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HISTOIRE ANCIENNE
DE L'ÉGLISE
L. DUCHESNE
HISTOIRE ANCIENNE
DE L'EGLISE
Tome I.
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
Anciennte Librairie E. THORIN et Fils
ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR
LIBRAIRE DES ÉCOLES FRAKÇAISES d'aTHÈNES ET DE ROME
DU COLLÈGE DE FRANCE
ET DE l'école NORMALE SUPÉRIEURE
4, rue Le Goff, 4
1906
lï^ï. INSTITUTE or r^EDIAEVAL STUD:£S
10 ELMSLEY PLACE
TORONTO 6, CANADA.
DEC 1 7 1S31
Roma. — Tip. délia Face di F. Cuggiani (06-260).
M. GASTON BOISSIER
PREFACE
Au temps de la persécution de Dioclétien,
alors que les églises étaient détruites, les livres
saints brûlés, les chrétiens proscrits ou con-
traints d'apostasier, un d'entre eux travaillait
tranquillement à compiler la première histoire
du christianisme. Ce n'était pas un esprit su-
périeur, mais c'était un homme patient, labo-
rieux, consciencieux. Depuis de longues années
déjà, il rassemblait des matériaux en vue du
livre qu'il méditait. Il réussit à les sauver du
naufrage et même à les mettre en œuvre. C'est
ainsi qu'Eusèbe de Césarée devint le père de
l'histoire ecclésiastique. A ceux qui, longtemps
après lui, en des jours sombres, eux aussi, repren-
nent son dessein, incombe avant tout le devoir
de rappeler son nom et ses incomparables ser-
vices. S'il n'avait pas, avec une diligence sans
égale, fouillé les bibliothèques palestiniennes
où le docteur Origène et l'évêque Alexandre
avaient recueilli toute la littérature chrétienne
des temps anciens, nos connaissances sur les
trois premiers siècles de l'Eglise se réduiraient
v.l
X PRÉFACE
"systèmes et pour celle de certaines légendes.
Je crois même que, s'il fallait choisir, les légen-
des, où il y a au moins un peu de poésie et
d'âme populaire, auraient encore ma préférence.
Donc la tâche que j'entreprends ici, tâche
modeste, d'exposition et de vulgarisation, peut
se justifier par les progrès de la recherche éru-
dite. Cependant si j'ai pris la plume, c'est que
j'y ai été exhorté et presque contraint par
tant de personnes, que j'ai dti, pour en obtenir
le repos, leur donner satisfaction ^
Ces personnes ne me défendront pas contre
les critiques, car elles ne sont pas, pour la
plupart, des personnes de plume. Mais les gens
experts et sensés verront bien, par exemple,
pourquoi je ne me suis pas encombré de dis-
cussions et de bibliographie, pourquoi je ne
me suis pas trop attardé aux toutes premières
origines, pourquoi, sans négliger les théologiens
et leur activité, je ne me suis pas absorbé dans
la contemplation de leurs querelles. Chaque
chose a son temps, et sa place. On me pardon-
nera aussi une certaine tendance à limiter
ma curiosité. J'admire beaucoup les personnes
qui veulent tout savoir, et je rends hommage
à l'ingéniosité avec laquelle elles savent pro-
longer, par des hypothèses séduisantes, les
' Je dois avouer que j'ai été inspiré aussi par le désir d'ar-
rêter la circulation d'un vieux cahier de cours, lithographie de-
puis bientôt trente ans, qui me semble avoir trop vécu pour
ma gloire.
PRÉFACE XI
perspectives ouvertes sur témoignages bien vé-
rifiés. Pour mon usage personnel je préfère les
terrains solides; j'aime mieux aller moins loin
et marcher avec plus de sécurité, non plus
sapere quam oportet saperCy sed sapere ad so-
hrietatem.
Rome, 22 novembre 1905.
Avis sur la deuxième édition
L'accueil fait à ce livre a été si favorable que, deux mois
après la mise en vente de la première édition, il a fallu en
préparer une deuxième. Elle est exactement semblable à la pre-
mière. En trois endroits seulement de légers changements ont
été introduits: p. 320, on a dû noter la découverte du texte
grec de la Chronique d'Hippolyte; p. 460, on a tenu compte
de renseignements biographiques fournis, sur Jules Africain,
par un papyrus récemment publié; enfin, p. 353, note 2, d'après
l'avis d'un hébraïsant exercé, on a modifié l'appréciation d'abord
émise sur une différence de traduction entre les Septante et
saint Jérôme.
CHAPITRE I.
L'empire romain, patrie du christianisme.
La Méditerranée et le monde antique. — L'empire romain et ses voisins.
— Le peuple jnif et la religion juive. — Les provinces romaines et l'orgjv
jiisation municipale. — Mœurs, idées, religion: mystères, cultes orientaux.
— Préparation évangélique.
Au moment où naquit le christianisme, l'empire
pacifique de Rome s'étendait sur tous les pays rive-
rains de la Méditerranée. Dans l'ensemble du monde il
correspondait à peu près à ce qu'est maintenant l'Eu-
rope ; mais il était plus isolé. Sans parler de l'Amé-
rique, encore insoupçonnée, les grandes agglomérations
humaines de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique intérieure,
ignoraient la Méditerranée comme elles étaient ignorées
d'elle. Avec ces pays presque fabuleux on aurait pu, il
est vrai, communiquer par le Nil ou par les deux golfes
qui flanquent la péninsule arabique et s'ouvrent sur la
mer des Indes : c'est précisément sur ces grands chemins
du monde que, depuis les temps les plus reculés, prospé-
rèrent les empires d'Egypte, d'Assyrie, de Chaldée et de
Susiane. Mais, malgré leur situation géographique, si fa-
vorable aux relations lointaines, ces états semblent avoir
été toujours à peu près fermés du côté de l'Orient. C'est
vers la Méditerranée que se portait leur expansion con-
DccHESXE. niit. anc. de l'Egl. - T. I. 1
2 CHAPITRE I.
■ quérante et civilisatrice : c'est aussi de ce côté qu'ils
finirent par se heurter à des nations plus jeunes, des-
tinées à arrêter leur développement, à fermer leur his-
toire et à les remplacer dans la direction politique de
l'Asie occidentale.
Au YP siècle avant notre ère, le Nil et l'Euphrate
se trouvèrent réunis sous la domination des Perses, race
entreprenante, dont les conquêtes atteignirent la mer
Egée et le Danube, en même temps qu'elles s'étendaient
à l'est jusqu'à l'Indus. Deux cents ans plus tard, Ale-
xandre brisa cet empire passager et mit l'Orient sous
Tautorité des Grecs. L'établissement politique par lequel
il essaya de couronner ses magnifiques aventures n'eut^
sans doute, qu'une durée bien éphémère. Mais la con-
quête macédoniemie doit être considérée surtout comme
Tavènement de l'hellénisme en Orient. En ces pays d'an-
tique et puissante culture, Alexandre inaugura un ré-
gime destiné à une toute autre fortune que son empire
à lui. De bonne heure, il est vrai, l'Iran reprit son indé-
pendance et vécut à part des royaumes grecs, entraî-
nant avec lui ses vieux vassaux du Tigre et de l'Eu-
phrate. Mais ni les rois Parthes, ni leurs successeurs
Sassanides, ne parvinrent à reprendre, en face de l'Oc-
cident, le rôle des Assourbanipal et des Darius. Tout
développement de ce côté leur fut interdit. Sans doute
ils virent tomber les royaumes grecs, mais les légions
romaines s'installèrent à leur place. La frontière était
désormais gardée pour de longs siècles. Maîtresse de
l'Italie, victorieuse à Carthage et en G-rèoe, Eome brisa
l'empire romain, patrie du CHRISTIANI8MH 3
en 64 la royauté des Séleucides; trente ans après elle
hérita de celle des Ptolémées, La Méditerranée tout en-
tière, depuis Antioche jusqu'à l'Espagne, reconnaissait
son empire. César y joignit la Gaule; Auguste porta
sa frontière jusqu'au Danube, Claude jusqu'à l'Ecosse.
Au nord le monde romain ne se heurtait qu'à des po-
pulations barbares; l'Océan formait sa frontière à l'ouest,
le désert au sud. Ce n'est qu'à l'Orient, du côté du Tigre
et de l'Arménie, qu'il confinait à un autre empire ; en-
core le contact avec les Parthes était-il atténué par
l'interposition d'une ligne de petits royaumes tributaires,
depuis le Pont-Euxin jusqu'à la mer E-ouge.
C'est dans un de ces petits états, la Judée, que le
christianisme apparut. Le judaïsme, qui le précéda et
le prépara, fut d'abord représenté, en ce coin de la Syrie
méridionale, par la vie religieuse d'un petit peuple formé
de tribus diverses, rassemblé en un royaume, puis en
deux, qui ne durèrent pas longtemps et tombèrent sous
les coups des Assyriens et des Chaldéens. Au moment
de la dernière catastrophe (590), cette vie religieuse, pro-
gressivement épurée sous l'influence de prophètes ins-
pirés, avait pour centre le sanctuaire national de Jéru-
salem. On y adorait un dieu unique, on l'adorait comme
le seul vrai Dieu et Seigneur, auprès duquel toutes les
autres prétendues divinités n'étaient qu'idoles et démons.
L'Israélite le connaissait comme auteur et maître du
monde; il se savait lié à lui par des pactes antiques et
spéciaux. Jahvé; le Créateur, était son dieu à lui, comme
il était, lui, le peuple de Jahvé. De là un sentiment très
4 CHAPITRE I.
" haut de sa dignité, de sa race et de sa mission; de là
une confiance inébranlable en ses destinées et en Celui
qui les lui avait ménagées.
Le Temple fut détruit, la dynastie supprimée, le peu-
ple lui-même dispersé en de lointains exils ; Israël espéra
quand même et son espérance ne fut pas déçue. Les
Perses ruinèrent l'empire chaldéen, prirent et pillèrent
l'odieuse Babylone, et finalement permirent aux Juifs de
rebâtir leur sanctuaire, de se grouper autour, et même
de fortifier Jérusalem. De l'indépendance nationale il
fallut faire son deuil; on se consola en resserrant de
plus en plus les liens qui unissaient les fils d'Israël à
Jahvé et en Jahvé. Les souverains de Suse accordaient
une large autonomie locale, qui fut maintenue après eux
par les Ptolémées et les Séleucides, jusqu'au moment où
Antiochus Epiphane conçut la folle pensée d'helléniser
le peuple de Dieu. La défense religieuse aboutit à l'in-
surrection. De celle-ci, quand le succès l'eut couronnée,
sortit un état autonome, gouverné par les grands prê-
tres asmonéens, fils des héros de l'indépendance. Peu à
peu ces prêtres se transformèrent en rois de Judée. Ce
régime dura près de cent ans, jusqu'à l'arrivée des Ro-
mains. Pompée, qui mit fin au royaume séleucide et prit
Jérusalem (63), laissa subsister, en somme, cet état de
choses. Antoine remplaça (40) les derniers asmonéens par
un aventurier du pays, Hérode, celui qu'on appelle Hé-
rode le Grand. C'est par son nom que s'ouvre l'Evan-
gile. Quand il mourut (750 de Rome, 4 av. J.-C.) le
royaume assez vaste qu'on lui avait attribué fut divisé
l'empire romain, patrie du christianisme 5
en trois parts ; celle qui comprenait Jérusalem échut à
son fils Archélaiis : il la garda jusqu'en l'an 6 de notre
ère." Alors il fut destitué et remplacé par des procu-
rateurs, dont la série, sauf un intervalle de trois ans
(Hérode Agrippa, 42-44), se prolongea jusqu'à la grande
insurrection de 66.
Au moment où elle éclata, le christianisme était déjà
né et sa propagande avait inauguré ses voies. Elles ne
le conduisirent pas d'abord vers l'Orient: ce n'est que
plus tard qu'on le voit prendre pied dans l'empire parthe.
Dès ses débuts il regarda du côté du monde grec et de
l'empire romain.
L'empire romain, malgré les scandales dont Eome
était le théâtre, assurait la paix, la sécurité, la liberté
même, en ce sens qu'il favorisait volontiers la vie des
organisations municipales. Les provinces, gouvernées les
unes par des proconsuls annuels au nom du sénat, les
autres par des légats propréteurs au nom du prince, pou-
vaient être considérées comme des groujDes de circons-
criptions communales administrées par les magistrats
élus de la ville chef-lieu. Dans les pays où le régime
municipal n'avait pas été introduit, l'autonomie était
organisée autrement. Les fonctionnaires, -sauf ceux de
l'impôt, étaient peu nombreux; la justice, sauf — et en-
core pas partout — les causes criminelles, restait aux
mains des magistrats municipaux. Cependant les per-
sonnes qui jouissaient du droit de cité romaine n'étaient
justiciables que des tribunaux de Rome. Les provinces
frontières étaient les seules qui eussent des troupes im-
CHAPITRE I.
périales : le maintien de la paix intérieure était encore
affaire locale, confiée aux autorités des villes. Cette orga-
nisation libérale n'entraînait pas de désordres graves :
des précautions avaient été prises pour que le pouvoir
municipal ne sortît pas des classes aisées : les masses
populaires n'avaient aucune influence sur le gouverne-
raent communal.
Sous ce régime le monde prospérait, la civilisation
grecque et romaine conquérait rapidement les pays où
jusque là avaient régné soit des mœurs différentes, soit
la barbarie. Les campagnes conservaient l'usage des an-
ciens idiomes, comme le celte, le punique, l'ibère, l'illy-
rien, le syriaque, l'égyptien ; dans les villes on ne par-
lait guère que le grec ou le latin. Un vaste système de
routes reliait entre elles les diverses parties de l'empire :
la poste impériale y circulait, en même temps que les
voitures des particuliers. La ]\Iéditerranée était elle-même
une voie immense, sûre et rapide. Aussi les relations^
devenues faciles, étaient-elles fréquentes.
Cependant il circulait dans ce grand corps plus de
vie matérielle que de sève intellectuelle. Le siècle d'Au-
guste était passé ; l'éloquence et la poésie ne jetaient
plus aucun éclat ; les grammairiens avaient succédé aux
grands écrivains. La philosophie elle-même subissait une
éclipse. Les sectes en vues, l'épicuréisme et le stoïcisme,
ne se préoccupaient guère de métaphysique; les rares
esprits qui méditaient encore, comme Sénèque, médi-
taient sur la morale. A Eome, quelques nobles caractères,
les Thraséas, les Helvidius Prisons, entretinrent contre
l'empire romain, patrie du christianisme 7
la tyrannie des Césars et des Flaviens la protestation
de la conscience humaine, en même temps qu'une demi-
revendication de la liberté disparue. Mais ni cette géné-
reuse opposition ni la philosophie spéculative n'avaient
d'action appréciable sur le populaire de E/Ome ou sur
les masses provinciales.
En religion, les classes supérieures étaient généra-
lement sceptiques. Des anciens cultes, romains ou hellé-
niques, il ne restait guère que les cérémonies officielles.
En dehors du rite, la vieille religion de E-ome avait été
peu de chose. Elle s'adressait à des dieux abstraits,
sans forme, sans poésie, quelquefois sans nom. L'ima-
gination grecque, au contraire, avait su revêtir de for-
mes brillantes les abstractions du naturalisme primitif,
en avait fait des hommes transcendants en beauté, en
force et en intelligence. De ces séduisants immortels
les poètes chantaient les exploits et les aventures; mais
nulle théologie sérieuse ne fut déduite de leur panthéon.
La philosophie, il est vrai, s'ingénia à donner un sens
cosmogonique aux fables religieuses; mais on arriva
ainsi à les discréditer beaucoup plus qu'à les expliquer.
Détourné de l'Olympe traditionnel, l'instinct religieux
«e porta vers les mystères, où l'on prétendait doimer
le mot des énigmes éternelles, délivrer l'âme captive
et lui assurer le bonheur dans une autre vie. Mais
les initiations grecques n'attiraient guère le peuple:
quelques-unes, où la morale courait trop de risques,
avaient été déjà ou prohibées ou soumises à une étroite
surveillance.
8 CHAPITRE I.
La conquête de l'Orient et de l'Egypte introduisit
d'autres éléments religieux. Des cultes bruyants, exci-
tants, immoraux, dont les cérémonies admettaient pêle-
mêle hommes et femmes, riches et pauvres, libres et
esclaves, se répandirent de toute part. L'Egypte fournit
ceux d'Isis et de Sérapis, la Syrie ceux d'Adonis et
d'Astarté, la Perse celui de Mithra, la Phrygie ceux
de Cybèle et de Sabazius. D'innombrables associations
se fondèrent partout en l'honneur de ces divinités nou-
velles, et leur culte ne tarda pas à donner au sentiment
religieux un aliment qu'il ne trouvait plus guère dans
les cérémonies officielles.
Celles-ci, d'ailleurs, subissaient une transformation.
Les anciens sanctuaires nationaux continuèrent sans
doute à être desservis; mais une divinité nouvelle, plus
présente et plus puissante, s'installa à côté des anciennes
et leur fit une redoutable concurrence. Je veux parler
du culte de Eome et d'Auguste \ Ce culte fit sa pre-
mière apparition, en province, sous l'empereur Auguste,
et se repandit avec une extrême rapidité. Dans chaque
province une assemblée de délégués des cités se réu-
nissait chaque année auprès d'un temple consacré à
Rome et à l'empereur. Ces délégués élisaient parmi eux
un prêtre, qui, jusqu'à l'année suivante, exerçait le
sacerdoce de ce culte au nom de la province, sous le
titre de fiamen, de sacevdos, d'àp/^iîps-j; (grand-prêtre). On
^ Dans cette formule le nom d'Auguste ne désigne pas l'em-
pereur Octavien-Auguste en particulier, mais l'Auguste vivant,
l'empereur en fonctions.
l'empire romain, patrie du christianisme 9
célébrait des sacrifices, et surtout des jeux publics, avec
la plus grande h;olennité ; puis l'assemblée se séparait,
après avoir contrôlé la gestion du prêtre sortant de
charge. En dehors de ces cérémonies d'un caractère
provincial, le culte de E-ome et d'Auguste avait, dans
la plupart des villes, ses temples et ses prêtres muni-
cipaux, et, de plus, ses associations religieuses. Moulé
sur l'organisation municipale et provinciale, qu'il ratta-
chait par une sorte de lien sacré au gouvernement su-
prême de l'empire, il ne tarda pas à représenter le plus
clair de la religion officielle.
Tous ces cultes, si divers d'origine et de sens, vi-
vaient ensemble sans qu'aucun d'eux prétendit exclure
les autres. On se décidait entre eux suivant ses goûts
et ses commodités : en général on admettait qu'ils pou-
vaient tous être pratiqués, suivant les circonstances. Le
christianisme n'a pas trouvé la place vide. Il lui a fallu
extirper des âmes qui s'ouvraient à lui, non seulement
l'attachement particulier à tel ou tel culte, mais encore
une certaine sympathie pour tous les paganismes qui s'é-
taient peu à peu croisés ou superposés dans la dévo-
tion vulgaire.
De ce qui vient d'être dit on peut conclure que la
propagation du christianisme a trouvé dans la situation
de l'empire romain à la fois des facilités et des obsta-
cles. Parmi les facilités il faut mettre au premier rang
la paix universelle, l'uniformité de langue et d'idées, la
rapidité et la sûreté des communications. La philosophie,
par les coups qu'elle avait portés aux vieilles légendes
10 CHAPITRE I.
et par son impuissance à créer quelque chose qui les
-piit remplacer, peut aussi être considérée comme un utile
auxiliaire : les Pères de l'Eglise parlent du paganisme
comme Lucien. Enfin les religions orientales, en donnant
un aliment quelconque au sentiment religieux, l'ont em-
pêché de mourir, lui ont permis d'attendre la renais-
sance évangélique. Mais à côté des facilités, que d'ob-
stacles ! L'empire romain deviendra bientôt persécuteur ;
à plusieurs reprises il entreprendra une lutte à mort
contre le christianisme. L'esprit raisonneur de la philo-
sophie grecque s'emparera des éléments doctrinaux de
l'enseignement chrétien : il en fera sortir cent hérésies
diverses. Quant aux cultes populaires, s'ils conservaient
d'une ce^rtaine façon le sentiment religieux, ce n'est pas
d'eux que l'on devait attendre un secours quelconque
contre ces passions égoïstes et honteuses qui forment
toujours, dans les nations comme dans les individus, le
plus difficile obstacle à l'œuvre du salut.
CHAPITRE II.
La primitive église à Jérusalem.
Le jiTdaïsme dans l'empire et en Palestine. — Les disciples de Jésus:
lenr propagande, lenr organisation. — Sanl de Tarse. — Premières conver-
sions parmi les gentils favorables au j^idaïsme.
« Le salut vient des Juifs » disait Jésus à la Sama-
ritaine. Ce mot caractérise l'aspect extérieur de la pro-
pagande évangélique. C'est à Jérusalem qu'elle a son
premier point de départ; c'est en passant par les juiveries
établies un peu partout dans l'empire qu'elle atteint les
populations païennes.
Depuis que le monde avait été ouvert par Alexandre
et par les Romains, le judaïsme avait essaimé. En dehors
de la Palestine, son berceau, il possédait, depuis l'exil,
un centre important à Babylone. Celui-ci, pourtant, est
à peu près négligeable dans Thistoire du christianisme
primitif. Il n'en est pas de même de la colonie juive
d'Alexandrie, qui formait environ les deux cinquièmes
de la population de cette grande ville. De là sortirent,
outre l'exégèse de Philon, le livre canonique de la Sa-
gesse et plusieurs apocryphes importants. Cependant,
comme l'évangélisation de l'Egypte est entourée d'une
obscurité profonde, il n'y a pas non plus à s'arrêter
sur ce point. Dans le reste de l'empire, les principales
villes avaient une population juive plus ou moins nom-
12 CHAPITRE II.
breuse, occupée de petit commerce et protégée par des
privilèges, plusieurs fois renouvelés depuis les premiers
successeurs d'Alexandre. Les enfants d'Israël se réunis-
saient dans leurs synagogues pour entendre la lecture
et l'explication des Livres Saints, prier en commmi et
traiter les affaires spirituelles ou temporelles de la con-
grégation locale. Leur formation religieuse comportait
d'abord une séparation aussi absolue que possible d'avec
les païens, puis la foi au Dieu d'Israël, les espérances
messianiques et l'observation de la Loi, mais tempérée
par les circonstances et dégagée du formalisme étroit
qui régnait à Jérusalem.
En Palestine, le Temple, sanctuaire unique du culte
de Jabvé, conservait un puissant prestige. La hiérarchie
sacerdotale, dirigée par le parti aristocratique des Saddu-
céens, maintenait avec rigueur les prescriptions rituelles.
Mais le luxe, la dépravation, l'indifférence religieuse,
qu'affichaient les chefs du sacerdoce, leur platitude en
face des autorités romaines, leur mépris pour les espé-
rances messianiques et la doctrine de la résurrection,
leur avaient enlevé l'affection du peuple et jetaient, aux
yeux de quelques-uns, une certaine déconsidération sur
le Temple lui-même. Il se trouvait des gens qui, saisis
de dégoût, fuyaient le sanctuaire officiel et ses desser-
vants, pour se livrer, loin du monde, au service de Dieu
et à la pratique scrupuleuse de la Loi. Les Esséniens
représentent ce mouvement. Ils vivaient groupés en
petites communautés sur les bords de la mer Morte,
aux environs d'Engaddi.
LA PRIMITIVE ÉGLISE À JÉRUSALEM 13
Les prêtres sadducéens furent les persécuteurs de
Jésus-Christ et de ses disciples. Quant aux Esséniens,
ils vécurent à côté du christianisme naissant, et, s'ils se
joignirent à lui, ce ne fut que tardivement. Les Pha-
risiens, si souvent stigmatisés dans l'Evangile pour leur
hypocrisie, leur faux zèle et leurs observances bizarres,
ne formaient pas une secte particulière : leur nom ser-
vait à désigner en général les gens scrupuleux pour le
culte de la Loi, et non seulement de la Loi, mais de
mille pratiques dont ils l'avaient surchargée, y attribuant
autant de valeur qu'aux préceptes essentiels de la mo-
rale. Du reste ils étaient les défenseurs fidèjes des espé-
rances messianiques et de la croyance à la résurrection.
Sous leur attachement excessif et orgueilleux aux détails
des observances ils conservaient mi fond sérieux de foi
et de piété. L'Evangile fit parmi eux de nombreuses et
d'excellentes recrues.
Mais comment et en quelles circonstances commença,
dans ce monde religieux de Palestine, le mouvement qui
devait aboutir à la fondation de l'Eglise ? Tous les ren-
seignements s'accordent à nous indiquer, comme point de
départ, un groupe de personnes qui vivaient à Jérusalem
dans les dernières années de l'empereur Tibère (30-37j.
Ces premiers fidèles se réclamaient du nom et de la doc-
trine de Jésus de Nazareth, récemment supplicié par
ordre du procurateur Pilate, à l'instigation des autorités
juives. Bon nombre d'entre eux l'avaient connu vivant;
tous savaient qu'il était mort crucifié : tous aussi croyaient
qu'il était ressuscité, encore qu'une partie seulement d'en-
14 CHAPITRE II.
tre eux eussent joui de sa présence après sa résurrec-
tion. Ils le considéraient comme le Messie promis et
attendu, l'envoyé, le Fils de Dieu, qui devait rétablir
en ce inonde le règne de la justice et donner au bien
une revanche éclatante sur le mal. Il avait promis de
fonder un royaume, le royaume de Dieu, dont les mé-
chants seraient exclus et dont l'accès était assuré à tous
ceux qui s'attacheraient à lui. Son supplice, il est vrai,
avait retardé l'accomplissement de la promesse ; mais
celle-ci ne tarderait pas à se réaliser. On en avait le
gage dans le triomphe remporté sur la mort par la résur-
rection du Maître. Celui-ci était présentement assis à la
droite de Dieu son Père, d'où il allait venir manifester
sa gloire et fonder son royaume.
En l'attendant, ses fidèles s'occupaient à répandre la
bonne nouvelle, l'Evangile, et à former ainsi le personnel
des élus. Ils vivaient en union spirituelle : une même
foi, une même attente, les tenaient serrés les mis contre
les autres. Leurs chefs étaient douze hommes qui, les
années précédentes, avaient vécu dans l'entourage intime
de Jésus, avaient reçu de lui les enseignements qu'ils
distribuaient en son nom, et se trouvaient en situation
d'attester ses miracles. Cette intimité avec le Maître ne
les avait pas, à la vérité, empêchés de l'abandoimer au
moment critique, et ce n'est pas sans résistance qu'ils
avaient admis sa résurrection. Maintenant leur convic-
tion était au-dessus de toute contradiction et de toute
épreuve. On ne tarda pas à le constater.
LA PRIMITIVE ÉGLISE À JÉRUSALEM 15
Ce premier groupe de fidèles demeurait profondé-
ment imbu de l'esprit juif. Entre eux et les juifs pieux
il n*3^ avait guère de dissidence possible. Tout ce que
croyaient, espéraient ou pratiquaient, les personnes sin-
cèrement religieuses de leur nation, ils le croj^aient
aussi, l'espéraient, le pratiquaient. Comme les autres ils
allaient au Temple, comme les autres ils se soumettaient
aux observances communes du mosaïsme. Un seul point
les caractérisait: le Messie, pour eux, n'appartenait pas
aux indéterminations de l'avenir. Ils l'avaient trouvé,
car il était venu et s'était fait connaître : ils étaient sûrs
de le revoir bientôt.
Mais s'il n'y avait là rien qui sortît du cercle des
idées ou préoccupations juives, on ne saurait dire qu'une
telle espérance, avec le groupement dont elle était la
raison d'être, pût agréer au sacerdoce juif, pût même
lui demeurer indifférente. Se réclamer de Jésus, et sur-
tout le désigner comme l'espoir d'Israël, c'était protester
contre l'exécution d'un personnage que les chefs de la
nation avaient jugé dangereux, coupable, digne de mort.
D'autre part, le mouvement populaire, dont les manifes-
tations avaient si fort alarmé le grand-prêtre, reprenait
sous une autre forme. Au lieu d'acclamations bruyantes
on se trouvait en présence d'une prédication discrète:
mais les adhérents solides paraissaient déjà plus nom-
breux qu'au temps de Jésus: ils se multipliaient chaque
jour: une société s'organisait pour les encadrer. Ils
avaient leurs chefs, et c'étaient précisément les amis que
Jésus avait recrutés en Galilée, dès la première heure.
16 CHAPITRE II.
Dans ces conditions il était difficile que les auto-
rités juives ne fissent pas la vie dure aux disciples de
Jésus. C'est en effet ce qui arriva, comme nous le voyons
dans les récits du livre des Actes ^ Les apôtres, arrêtés
et réprimandés, faisaient tête aux prohibitions, suppor-
taient verges et prison, sans se laisser intimider. Les
prêtres, d'ailleurs, ne pouvaient faire tout ce qui leur
plaisait. Le procurateur, apparemment, ne se prêtait
pas volontiers à de nouveaux supplices. Il y eut un
moment plus dur à passer. Etienne, l'un des premiers
convertis, auxiliaire zélé des apôtres, fut accusé de blas-
phème contre le lieu saint et contre la loi de Moïse.
A en juger par le discours que le livre des Actes lui
fait tenir, il semble bien que ses propos aient eu quel-
que véhémence spéciale. Toujours est-il que le sanhé-
drin, enhardi peut-être par la mollesse du procurateur,
ou profitant d'un moment de vacance de cet emploi,
prononça contre Etienne une sentence de mort et le fit
lapider selon les formes traditionnelles. A la suite de
cet événement, des mesures rigoureuses furent prises
contre les fidèles, et la communauté, effrayée, se dispersa
pour un temps. L'alarme, cependant, ne fut pas bien
longue, et 1' « Eglise » , comme on commençait à dire, ne
tarda pas à se reformer.
Son organisation intérieure ne paraît pas avoir été
bien compliquée. On y entrait par le baptême, symbole
de l'adhésion à Jésus, au nom de qui il était conféré,
» Cf. Matth. X, 16-24; / Thess. II, 14.
LA PRI-MITIVE ÉGLISE À JÉRUSALEM 17
et en même temps de la conversion, de la réforme mo-
rale, que le fidèle s'imposait. Un repas commun et quo-
tidien éfait le signe et le lien de la vie corporative. On
y célébrait FEucharistie, mémorial sensible et nwsté-
rieux du Maître invisible. Dans les premiers jours le
besoin de vivre ensemble fut si intense que l'on alla
jusqu'à la communauté des biens. De là des dévelop-
pements administratifs: les apôtres se cli©isirent sept
auxiliaires qui devinrent les prototypes des diacres. Un
peu plus tard on voit apparaître une dignité intermé-
diaire, un conseil d'anciens {pre^bf/terl, prêtres), qui as-
sistent les apôtres dans la direction générale et délibè-
rent avec eux.
Bien qu'elle eût pris rapidement un développement
assez considérable, cette première communauté cliré-
tiemie dut renoncer de bonne heure à s'incorporer Ten-
fcemble des juifs palestiniens. Sa propagai:!de se heurta,
non seulement à la malveillance des autorités religieuses,
mais aussi à la résistance de l'opinion générale. Con-
trariée à Jérusalem, elle se répandit ailleurs, moins,
semble-t-il, en vertu d'un plan préconçu que sous l'ac-
tion des circonstances. La dispersion qui suivit la mort
d'Etienne transporta au loin nombre de fidèles enthou-
siastes, qui semèrent la « bonne nouvelle » par toute la
Palestine et même au delà, en Phénicie, en Syrie, jus-
que dans l'île de Chypre. La Galilée, première patrie
de l'Evangile, devait avoir conservé un noyau d'anciens
disciples : il y en avait même à Damas, dans le royaume
d'Arabie. C'est à ce moment et dans ces circonstances
DuCHESîfT:. Hist. anc. de VEyl. - T. I. 2
18 CHAPITRE II.
que vint à l'Eglise naissante l'adhésion la moins pré-
vue, en la personne de Saul de Tarse, ardent et savant
zélateur de la Loi, jusqu'alors persécuteur fanatique des-
disciples de Jésus. Converti par une apparition du Sei-
gneur sur la route de Jérusalem à Damas, il se joignit
d'abord aux fidèles de cette dernière ville, puis se mit
à évangéliser le royaume d'Arabie.
Comme toutes les recrues de cette première heure ^
Saul était un juif de race, imbu de l'esprit exclusif et
dédaigneux qui animait ses congénères et réglait leurs
rapports avec les gens étrangers à leur nation. Dans-
ce petit monde il allait de soi que le royaume de Dieu
était pour le peuple de Dieu, pour cette nation privi-
légiée que Dieu avait comblée de tant de faveurs, à qui
il avait fait tant de promesses. Mais comme le peuple
de. Dieu semblait peu disposé, dans son ensemble, à se
ranger parmi les fidèles de Jésus, il se produisit chez
ceux-ci une certaine tendance à élargir les bases de
leur communauté. Quelques-uns d'entre ceux que la
persécution avait chassés de Jérusalem s'adressèrent
à des personnes bien disposées pour la religion juive
et la pratiquant d'une certaine façon, comme le mi-
nistre de la reine d'Ethiopie et le centurion Corneille.
Les Samaritains eux-mêmes furent atteints par la pré-
dication évangélique. Le livre des Actes rapporte à ce
propos quelques épisodes choisis, bien propres à carac-
tériser cette situation. On sent dans ces récits, même
quand cela n'est pas dit expressément, que de telles
conversions n'allaient pas sans quelque difficulté. L'ad-
LA PRIMITIVE ÉGLISE À JÉRUSALEM 1&
mission du centurion Corneille et de son groupe sou-
leva chez les fidèles de Jérusalem des objections assez
vives pour que l'apôtre Pierre se sentît obligé de les
écarter: il ne le fit qu'en se couvrant d'une intervention
divine.
Les événements et développements rapportés jus-
qu'ici se placent entre les années 30 et 42: c'est à peu
près tout ce qu'on en peut dire, au point de vue de
la chronologie, laquelle, faute de données bien sûres, de-
meure, pour le détail, très incertaine. En l'année 42 on
revit un roi juif à Jérusalem, Hérode Agrippa, petit-
fils d'Hérode le Grand, qui, depuis quelques années déjà,
gouvernait les tétrarchies de Philippe et d'Hérode Anti-
pas (TransJordanie et Galilée). Installé dans la ville sainte
par la grâce de l'empereur Claude, il y régna trois ans.
Ce fut un dur moment pour la communauté chrétienne.
Agrippa avait tout intérêt à flatter les chefs de l'aris-
tocratie sacerdotale: il se mit au service de leurs ran-
cunes contre les disciples de Jésus. Plusieurs d'entre
eux en pâtirent. L'un des apôtres les plus en vue, Jacques,
fiis de Zébédée, fut décapité: Pierre fut arrêté aussi:
le même sort lui était réservé: il n'y échappa que par
miracle.
Mais Hérode mourut peu après (44): le régime des
procurateurs fut rétabli et les fidèles retrouvèrent une
sécurité relative.
Une anciemie tradition rapporte à ce temps la dis-
persion des douze apôtres, demeurés jusque là dans
la communauté de Jérusalem. Les violences d'Hérode,
20 CHAPITRE II.
dirigées surtout contre eux, expliqueraient assez leur dé-
part. Toutefois Pierre se trouvait encore à Jérusalem
quelques années après ^
^ Sur cette tradition, v. Harnack, Chronologie, 1. 1, p. 243,
et Dobschùtz, Texte und Uniers., t. XI ^, p. 51. M. Harnack
attache, je crois, trop d'importance à cette tradition, qui semble
dériver de quelque écrit apocryphe, comme le Kérygme de Pierre.
CHAPITRE III.
Antioche et les missions de saint Paul.
Juifs hellénistes. — Fondation d'un groupe chrétien à Antioche. — Mis-
sion de Saul et de Barnabe dans la haute Asie-Mineure. — Situation des
convertis du paganisme : conflits intérieurs. — Saint Paul en Macédoine, en
Grèce et à Ephèse. — Son i-etour à Jérusalem. — Sa situation en face des
judéo-chrétiens. — Ses lettres, sa captivité.
Dans le milieu chrétien primitif, les éléments les
plus traditionnels, les plus conservateurs, au point de
vue juif, étaient représentés par les convertis venus du
jadaïsme palestinien, dont la langue était l'araméen et
dont l'esprit ne pouvait être que fermé aux influences
extérieures. Mais il y avait aussi, même à Jérusalem,
des juifs venus du dehors, des juifs de race et de reli-
gion, mais non de langue et de patrie. Ceux-ci étaient
originaires des colonies juives établies depuis longtemps
dans les pays grecs. Ils se sentaient de leur milieu, si
différent de la ville sainte. En dépit de leur attachement
à la tradition nationale et aux observances religieuses de
leur pays d'origine, ils avaient trop de points de contact
avec riiellénisme j^our n'être pas un j^eu ouverts à des
idées différentes des leurs. Dès les premiers jours, un cer-
tain nombre d'entre eux, résidant à Jérusalem, s'étaient
attachés aux apôtres. Lorsque la persécution eut dis-
persé pour un temps la communauté hiérosolymite, quel-
ques-uns de ces convertis portèrent FEvangile dans les
22 CHAPITRE III.
villes de la côte phénicienne, dans l'île de Chypre et
jusqu'à Antioche. Il y en eut même — ils étaient ori-
ginaires de Chypre et de Cyrénaïque — qui se hasar-
dèrent à le prêcher aux « Grecs » d'Antioche, c'est-à-dire
à des personnes qui, si bien disposées qu'elles aient pu
être à l'égard du Dieu d'Israël, n'appartenaient pourtant
pas au peuple circoncis. Beaucoup de conversions se
produisirent, et ainsi se forma le noyau de ré:glise d'An-
tioche, qui devint promptement comme un second centre
de développement chrétien et surtout de propagande
évangélique.
L'église d'Antioche fut organisée par Barnabe, fidèle
d'origine chypriote, un des plus anciens et des plus zélés
parmi les disciples de la première heure. La commu-
nauté de Jérusalem, émue d'abord de cet afflux de gen-
tils, le commissionna pour arranger les choses. C'était
un heureux choix. Barnabe avait assez de largeur d'esprit
pour comprendre la situation et l'avenir du nouveau
groupe. Il s'associa Saul, le persécuteur converti, qui,
depuis quelque temps, était retourné dans son pays de
Tarse. Grâce à eux le nombre des croyants s'augmenta
très rapidement. C'est à Antioche que les disciples de
Jésus furent d'abord appelés chrétiens \ c'est-à-dire gens
du Messie ou du Christ.
^ En dehors du passage des Actes (XI, 26) où se trouve si-
gnalée l'apparition de ce nom, on ne le rencontre que deux fois
dans le N. T. {Act., XXVI, 28; I Petr., IV, 16), et encore comme
une dénomination usitée parmi les non-chrétiens. Il ne figure
pas non plus dans les Pères apostoliques, sauf chez saint Ignace,
qui était d'Antioche (ïïarnack, Mission, p. 295;.
ANTIOCHE ET LES MISSIONS DE SAINT PAUL 23
Là s'organisa la première mission lointaine. C'est
encore Saul et Barnabe qui en furent chargés. Ils se
rendirent d'abord dans l'île de Chypre et la traversèrent
tout entière de Salamine à Paphos, où le proconsul
Sergius Paulus, frappé de leurs miracles, embrassa la
foi. De là ils passèrent en Asie-Mineure et séjournèrent
longtemps en diverses localités de Pamphylie, de Pisidie
et de Lycaonie. Ils s'arrêtaient dans les villes où il y
avait des colonies juives, se rendaient le samedi à la
synagogue et y commençaient leur prédication. Celle-ci
n'avait jamais, auprès des vrais juifs, qu'un succès limité;
mais les prosélytes, « les gens craignant Dieu » , c'est-à-
dire les païens plus ou moins ralliés au monothéisme
israélite, l'écoutaient plus volontiers. Il y eut beaucoup
de conversions parmi eux et même parmi les païens pro-
prement dits, quand la prédication apostolique, évincée
des synagogues, s'adressa directement à eux. Au bout
de quatre ou cinq ans, les missionnaires reprirent le
chemin d'Antioche: les villes où ils avaient séjourné
avaient toutes une petite communauté chrétienne, séparée
de la communauté juive et organisée sous la conduite
d' « anciens » (pred)yterl, prêtres), installés par eux.
Saul, qui s'appelait maintenant Paul, et son compa-
gnon Barnabe furent chaleureusement accueillis par TE-
giise. Leurs conversions et spécialement les succès qu'ils
avaient obtenus auprès des païens ne pouvaient manquer
d'intéresser au plus haut point. Cependant elles soule-
vaient avec une intensité très grande un problème qui
avait dû se poser déjà, surtout dans la communauté
CHAPITRE HT.
d'Antioclie. A quelles conditions devait-on admettre ces-
recrues, faites soit directement dans le paganisme, soit
parmi les prosélytes du judaïsme? Devait-on leur imposer
toutes les obligations religieuses qui pesaient sur les juifs
de race, et spécialement les soumettre à la circoncision?
Tel n'était pas l'avis de tout le monde, surtout des mis-
sionnaires. Mais la solution rigoriste avait aussi des par-
tisans nombreux et influents. Un conflit s'éleva et l'on
se décida à le porter devant les apôtres et les « anciens »
de Jérusalem. Une députation partit d'Antioche pour la-
ville sainte : Paul et Barnabe en firent partie. Ils eurent
d'abord à lutter, et cela se conçoit dans un tel milieu ^
contre une opposition très décidée. Cependant les autori-
tés, surtout Pierre, Jean et Jacques, « frère du Seigneur » ,
se rangèrent à leur avis et le firent prévaloir. On partit,
semble-t-il, de cette idée que, de même qu'il y avait un
peu partout des prosélytes à côté des juifs proprement
dits et que les uns et les autres étaient admis aux assem-
blées des s^magogues, de même aussi les églises cliré-
tiemies pouvaient comporter deux classes de fidèles,
identiques au point de vue de l'initiation au christianisme,
mais distinctes au point de vue de l'incorporation au
judaïsme. Cette soliition fut notifiée à l'église crAntioche,
par une lettre que lui portèrent Judas Barsabba et Silas,
deux membres de celle de Jérusalem.
Il semblait C|ue tout fût arrangé. On en était loin-
Battus sur le principal, les juifs de stricte observance
se rejetèrent sur le détail. Ils n'avaient pu empêcher
qu'on prêchât aux païens et qu'on les admît dans la-
AXTIOCHE ET LES MISSIONS DE SAINT PAUL 25
communauté : ils cherchèrent à leur faire assigner une
jDlace à part. Un des points sur lesquels sévissait le scru-
pule juif, c'était la question des repas. Manger avec des
païens, des incirconcis, répugnait extrêmement aux Israé-
lites de vieille roche. Ceci était très grave dans la cir-
constance, car le principal acte religieux de la commu-
nauté chrétienne, c'était précisément un repas commun.
Du moment où les fidèles du lieu ne pouvaient pas man-
ger ensemble, c'en était fait de la communion, de l'unité.
De cette situation ce qui serait sorti, c'eût été, non pas la
fraternité chrétienne, mais une société religieuse à deux
étages, comme le fut plus tard la secte des Manichéens.
A Jérusalem, où l'on était entre juifs, on n'avait pas
le sentiment de ce danger. Paul, dont le regard portait
plus loin, se désolait de voir, même à Antioche, les cir-
concis se segréger de ceux qui ne l'étaient pas. Pierre
s'étant transporté dans la capitale syrienne, il le décida
tout d'abord à entrer dans ses vues et à prendre part aux
mêmes repas que les chrétiens incirconcis. Mais le parti
juif avait l'œil sur le chef des apôtres. On vit arriver des
gens de Jérusalem, venus de la part de Jacques ou le
disant, qui le firent changer d'attitude. Son exemple en-
traîna beaucou|) de défections : Barnabe lui-même se
sépara du compagnon de ses travaux apostoliques. Mais
Paul ne s'abandonna pas. Il résista en face au grand
chef des fidèles et lui reprocha, en termes assez durs,
l'inconséquence de son attitude.
On ne saurait dire quelle fut l'issue immédiate et
locale de ce conflit. Une chose est certaine, c'est que les
26 CHAPITRE III.
idées de Paul finirent par prévaloir dans l'organisation
des sociétés chrétiennes. Cela était inévitable. Les juifs
convertis, sauf en Palestine, se trouvaient déjà et se
trouvèrent de plus en plus, dans la situation de mino-
rité. L'expansion clirétienne, partie d'eux, s'opéra en
dehors d'eux.
A procurer ce résultat Paul employa le reste de sa
carrière. Il ne tarda pas à repartir pour l'Asie-Mineure,
en compagnie, non plus de Barnabe, avec lequel, en
raison du récent conflit et pour d'autres motifs \ il se
trouvait un peu en froid, mais de Silas, notable chré-
tien de Jérusalem, gagné évidemment à sa manière de
voir. En passant par la Lycaonie, il s'adjoignit un auxi-
liaire précieux, Timothée, né d'un père « hellène » et
d'une mère juive. Il le fit circoncire, car il savait se
plier aux circonstances et ne voulait pas se créer des
difficultés inutiles. Par la Phrygie et la Galatie il attei-
gnit le port de Troas en Mysie et de là passa en Macé-
doine; puis il séjourna à Philippes, Thessalonique et
autres lieux, s'embarqua pour Athènes, où il s'arrêta
peu de temps, et s'établit enfin à Corinthe où il demeura
dix-huit mois (53-54). C'est ce qu'on appelle sa seconde
mission. De là il s'embarqua pour Ephèse, ne fit qu'y
toucher et, par Césarée de Palestine, revint à Antioche.
Il n'y resta pas longtemps et repartit bientôt pour
son troisième voyage. Traversant l'Asie-Mineure de l'est à
l'ouest, il arriva à Ephèse où il se fixa pour trois ans(55-57).
1 Act., XV, 36-S9.
ANTIOCHE ET LES MISSIONS DE SAINT PAUL 2<
Là il trouva deux vieux chrétiens de E/Ome, Aquilas et
Priscille, qui l'avaient déjà accueilli à Corintlie au cours
•de son précédent vo^^age. Aquilas et sa femme ne sem-
blent pas s'être occupés de propagande. Avant l'arrivée
de Paul ils avaient pourtant eu l'occasion de conférer
avec un juif alexandrin, appelé Apollo, qui prêcliait
l'Evangile, mais ne connaissait d'autre baptême que
celui de Jean, Il avait fait des disciples, qui, entre les
mains de Paul, formèrent le premier noyau de l'église
éphésienne. Celle-ci se développa par l'effet des prédi-
cations, à la synagogue d'abord, puis ailleurs. Xon seu-
lement Eplièse, mais beaucoup d'autres localités de la
province d'Asie furent alors initiées à l'Evangile. Enfin
l'apôtre se décida à revenir une fois encore en Syrie,
mais non sans avoir revu ses chrétientés de Macédoine
et d'Achaïe. Il hiverna (57-58) à Corinthe et, le prin-
temps suivant, repassant encore par la Macédoine et la
côte d'Asie, il fit décidément voile pour la Phénicie et
la Palestine. Vers le temps de la Pentecôte (58) ' il arri-
vait à Jérusalem.
Paul revenait au berceau du christianisme après de
longues amiées employées à prêcher l'Evangile en des
pays lointains, où personne ne l'avait porté avant lui.
Il avait semé de fondations sérieuses et vivaces la plus
* Cette date a été fort discutée. M, Harnack, Chronologie y
t. I, p. 233 et suiv., la reporte de quatre ou cinq ans en arrière.
Je ne puis accepter ses arguments, auxquels, du reste, ^I. Scli tirer,
Geach. desjiidischen Volkes, 3« éd., t. I, p. 578, a suffisamment
répondu.
28 CHAPITRE III.
grande partie de 1" Asie-Mineure, de la Macédoine et de
rAcliaïe. Les grandes villes d'Ephèse. de Tliessalonique,
de Corintlie. bien d'antres encore, avaient, grâce à lui,
des églises remplies de foi, d'ardeur, de charité. Ce que
ces résultats lui avaient coûté, on peut le supposer, et, du
reste, il en dit quelque chose dans une de ses lettres \
où. à côté des désagréments de voj^age, faim, soif, bri-
gands, naufrages, il énumère les conséquences de ses
conflits avec les diverses atitorités, flagellations, lapida-
tions, bastonnades. L'apôtre était déjà doublé d'un mar-
t^'r. Xul n'avait tant travaillé et tant souffert jDOur la
foi commune. A l'église mère de Jérusalem il apportait
l'hommage des fondations nouvelles et, en signe de leur
charité respectueuse, un large tribut d'aumônes. Cepen-
dant il se sentait très peu rassuré sur Tacctieil qui Tat-
tendait, et ses craintes, comme on le vit bientôt, n'étaient
que trop fondées.
L'esprit étroit auquel les tendances universalistes de
Paul s'étaient heurtées, dix ans auparavant, pouvait avoir
eu le dessous à Antioche: à Jérusalem il en allait tout
autrement. Les apôtres avaient depuis longtemps quitté
la ville sainte. Ce qu'il pouvait y avoir, en ini tel mi-
lieu, d'esprits ouverts à des conceptions un peu larges,
parait les avoir suivis, s'être transporté à Aiitioche ou
employé dans les missions. Restés entre eux, les vieux
conservateurs n'avaient pu que renforcer leurs tendances.
Ils avaient pour chef Jacques, « frère du Seigneur » , qui
^ II Cor., XI, XII.
ANTIOCHE ET LES MISSIONS DE SAINT PAUL 29
déjà, du temps des apôtres, jouissait d'une grande con-
sidération et gouvernait avec eux l'église locale. C'était
un ITomnle d'une sainteté reconnue, d'une piété profonde,
mais très attaché aux coutumes juives et peu disjDosé à
transiger sur leur caractère obligatoire. Dans son entou-
rage les hardiesses de Paul avaient été subies plutôt
qu'acceptées. C'est de là qu'étaient sorties les inspirations
qui divisèrent momentanément la chrétienté d'Antioche
et mirent Pierre et Paul aux prises. De là aussi par-
tirent divers émissaires qui, suivant les traces de Paul
€n Asie-Mineure et en Grèce, entreprirent de ramener
au judaïsme strict les païens ou prosélytes convertis par
lui, de leur imposer la circoncision, et, pour en arriver
là, de déconsidérer personnellement l'apôtre des gentils.
Sur ces conflits et ces crises, le livre pacifique des
Actes passe très rapidement. Mais à la date à laquelle
nous sommes arrivés, six lettres de saint Paul étaient
déjà en circulation. Elles nous renseignent avec plus de
précision. Dans les deux épîtres aux Thessaloniciens,
écrites de Corinthe pendant le premier séjour que Paul
fit en cette ville, il n'est pas encore question de l'op-
position judaisante. L'apôtre s'épanche avec des disciples
particulièrement aimés : il leur rappelle les tribulations
qu'ils ont eu à endurer de la part des juifs au moment
de la première prédication de l'Evangile. Ces tribula-
tions n'ont pas cessé. Il faut savoir les supporter avec
douceur. Paul est heureux de féliciter ses Thessaloni-
ciens sur leur conduite et leur attitude : il est fier d'eux.
Ils sont très préoccupés du prochain retour du Seigneur :
30 CHAPITRE ni.
l'apôtre répond à leurs questions et s'efforce de les
calmer.
A cette correspondance idyllique font suite les épî-
tres aux Corinthiens. Elles témoignent l'une et l'autre
d'une sorte de brouille survenue entre l'apôtre et ses
néophytes. Ceux-ci lui ont donné, par leur conduite, plu-
sieurs sujets de plainte; mais ce qui le touche davan-
tage c'est qu'il s'est formé parmi eux diverses écoles
et que son autorité est mise en question. D'autres mis-
sionnaires ont passé par Corinthe après lui. Les uns
ont fait montre d'un enseignement plus élevé que celui
de Paul, lequel avait dû s'en tenir aux éléments. D'au-
tres se sont présentés avec des lettres de recommanda-
tion, faisant valoir bien haut le nom et l'autorité des
grands apôtres, auprès desquels Paul n'était, à les en-
tendre, qu'un missionnaire de second ordre. De tout
cela il est résulté des divisions : il y a, dans l'église de
Corinthe, un parti d'ApoUo, un parti de Paul ; d'autres se
réclament de Pierre, d'autres enfin du Christ lui-même.
Cependant il n'y a rien dans ces lettres d'où l'on
puisse déduire que les rivaux de l'apôtre eussent intro-
duit à Corinthe des tendances judaïsantes. La façon
dont il est parlé de la circoncision et des idoloth}i:es ^
supposerait plutôt que Paul se sentait parfaitement à
l'aise de ce côté.
Il n'en était pas de même en Galatie. Ce pays, évan-
géKsé par saint Paul dès sa première mission et qu'il
1 / Cor., VII, 17-24; VIII-X.
ANTIOCHE ET LES MISSIONS DE SAINT PAUL 31
avait visité deux fois depuis, contenait plusieurs chré-
tientés qui avaient bien des raisons de le considérer
comme leur directeur spécial. Il j vint des prédicateurs
judaïsants; ceux-ci leur apprirent que Paul était un
apôtre sujet à caution et que leur salut ne serait assuré
que par la circoncision. Les braves Galates se laissè-
rent endoctriner et circoncire. A cette nouvelle Paul
S'empressa de leur écrire une lettre enflammée, où son
indignation pour la stupidité de ses disciples se heurte^
dans un conflit animé, à la tendresse paternelle qu'il
leur a conservée. Paul n'était pas d'un caractère endu-
rant: les judaïsants sont fort malmenés dans la lettre
aux Galates.
Les idées qu'il y exprime assez tumultueusement^
à cause des circonstances, se retrouvent dans les déve-
loppements calmes de l'épitre aux Romains \ Celle-ci
fut écrite à Corinthe, pendant l'hiver qui précéda le
retour à Jérusalem.
Gentils, juifs, tous sont pécheurs, les uns sans la
Loi, les autres avec la Loi. Les juifs n'ont d'autre avance
sur les gentils que leur situation de gardiens des paroles
de Dieu. Le salut, la justification, c'est-à-dire la récon-
ciliation avec Dieu, ne vient que de la foi. C'est le régime
inaugTiré avec Abraham.
Le péché règne depuis Adam, et, par le péché, la
mort. De même, par Jésus-Christ, nouvel Adam, la grâce
circule et vivifie. La loi de Moïse, jadis inefficace, plutôt
1 liom., I-XI.
32 CHAPITRE III.
faite pour faire pécher les gens que j)oiir les justifier,
est maintenant abrogée et remplacé par la loi chrétienne,
loi de liberté, qui consiste dans la simple obligation de
se conformer à Jésus-Christ.
Cette théologie écarte en bloc tout le mosaïsme, non
seulement son obligation, mais même son utilité. La Loi
ne sert à rien : il ne sert de rien d"être juif. Ici, Paul
se place brusquement en face d'une question de fait.
Quelle est maintenant la situation d'Israël? L'ajDÔtre
n'hésite pas. En dépit de ses sentiments de nationalité,
encore très vifs, il déclare que le rôle d'Israël est fini,
ou plutôt interrompu. Dieu, irrité de son incrédulité,
s'est détourné de lui: c'est désormais aux gentils que
la Promesse s'adresse. Israël est comme une branche
détachée de l'olivier: à sa place est greffée la gentilité.
Cependant un temps viendra où les restes du peuple
de Dieu auront part à l'héritage.
Ce manifeste, adressé aux chrétiens de Rome et com-
mmiiqué tout aussitôt à d'autres chrétientés, devait avoir
précédé l'apôtre à Jérusalem. Aux yeux de ses adver-
saires c'était mie déclaration d'apostasie \ La Loi, la
circoncision, la vie juive, la dignité du peuple de Dieu,
tout cela il le répudiait. On se figure aisément l'accueil
qui l'attendait dans la viUe sainte. En ce moment le senti-
ment national était très excité. Rapace et brutal, le gou-
vernement des procurateurs aliénait de plus en plus à
^ C'est le terme que le livre des Actes met dans la bouche
des judaïsants de Jérusalem: à-scTa^iav oioàa/.-:; àrri M^'j'jiu);.
Act., XXI, 21.
ANTIOCHE ET LES MISSIONS DE SAIXT PAUL 33
l'empire l'esprit de ces populations difficiles. Le sacer-
doce officiel, débordé par le fanatisme des zélotes, sen-
tait son autorité défaillir ; l'émeute, dominée avec peine,
grondait sans cesse autour du Temple ; l'insurrection
s'annonçait. Sans doute les fidèles de Jésus, absorbés
par leur espérance à eux, ne se sentaient pas entraînés
à ces extrémités : mais, dans ce milieu d'exaspération
farouche, comment auraient-ils fait pour se maintenir en
patience ?
Accueilli par des amis, Paul se présenta chez Jacques
le lendemain de son arrivée. Il y trouva réuni le con-
seil des « anciens » , leur raconta ses voyages apostoliques,
ses fondations, et sans doute leur remit le produit de
la quête qu'il avait faite à l'intention de l'église-mère.
Quand il eut fini, on commença par le féliciter. Puis son
attention fut attirée sur le grand nombre des juifs con-
vertis \ sur leur attachement extrême à la Loi et sur
la fâcheuse réjDutation dont il jouissait auprès d'eux.
Pour dissiper ces bruits il n'y avait qu'une chose à
faire, c'était de prouver, par une démonstration écla-
tante, qu'il avait été calomnié et qu'il était toujours un
fidèle observateur de la Loi.
Paul, qui avait pour principe de se faire tout à tous,
accepta cette solution. Il se joignit à quatre fidèles qui
avaient fait le vœu des nazirs, se fit raser la tête, se
soumit en leur compagnie aux purifications rituelles, et
commença avec eux, dans l'enceinte du Temple, une série
DccHESNE. Ilist. anc. de VEyl. - T. I. 3
34 CHAPITRE III.
d'exercices spéciaux: leur durée était de sept jours; ils
se terminaient par un sacrifice. L'auteur de l'épître aux
Romains, après avoir, d'un ton si décidé, pris congé de
la loi de Moïse, la sentait de nouveau peser sur ses
épaules rebelles.
L'épreuve allait se terminer, et Dieu sait ce qui au-
rait ' pu arriver quand Paul se serait retrouvé en face
de ceux qui la lui avaient imposée, lorsque le cours des.
événements changea soudain. Si Paul était mal vu des
zélotes chrétiens, on se figure quel bien lui pouvaient vou-
loir les zélotes juifs. Ceux-ci l'aperçurent dans le Temple
et déchaînèrent une émeute. Il allait périr, lorsque le
commandant de la garnison romaine se saisit de lui, le
défendit contre les fanatiques, et, pour plus de sûreté ^
l'expédia à Césarée, au procurateur Félix. Là, il fat
accusé dans les règles, mais sans résultat, par les chefs
du sacerdoce Israélite. Enfin, comme il excipait de son
titre de citoyen romain et de son droit d'être jugé par
l'empereur, on l'expédia à Rome, après l'avoir gardé
deux ans à Césarée.
Ainsi Paul échappa aux luttes intestines pour pren-
dre la situation de défenseur de la foi commune. Comme
Jésus, il était dénoncé aux Romains par les Juifs ses
compatriotes.
Ceux-ci, du reste, distribuaient leur haine avec im-
partialité. Jacques aussi, Jacques le judaïsant, le chef
de l'église judaïsante, en sentit les effets. En 62, le grand
prêtre Hanan le jeune, profitant de la mort du procu-
rateur Festus, le fit comparaître, avec plusieurs autres
ANTIOCHE ET LES MISSIONS DE SAINT PAUL 35
chrétiens, devant le sanhédrin, comme violateur de la
Loi, et rendit contre eux une sentence de lapidation, qui
fut exécutée.
Profitons de cet instant d'arrêt forcé dans les po-
lémiques intérieures pour nous rendre compte de ce
qu'étaient, au point de vue des masses chrétiennes, les
rapports entre l'ancienne tradition hébraïque et le dé-
veloppement nouveau introduit par FEvangile.
CHAPITEE IV.
Le chrétien dans l'âge apostolique.
La tradition religieuse d'Israël. — La loi de Moïse et la foi en Jésus-
Christ. — L'éducation biblique. — La fin des choses. — La personiae du
Christ: sa divinité. — Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. — La vie chré-
tienne: renoncement au monde, groupement en confréries locales. — As-
semblées religieuses imitées des synagogues. — Eucharistie, charismes. —
Organisation des églises naissantes.
Qu'il vînt à la communauté des rangs du judaïsme
pur ou du sein du paganisme, l'adepte de la prédication
chrétienne y arrivait par un acte de foi en Jésus-Christ.
Il croyait que Jésus était le Messie attendu d'Israël,
qu'il était mort et ressuscité, suivant ce qui était mar-
qué d'avance dans les saintes écritures des Juifs ^ Sa
foi au Christ était comme enveloppée dans une foi plus
compréhensive, dont l'objet était la tradition religieuse
des Israélites, quelles que fussent d'ailleurs les restric-
tions ou interprétations que celle-ci pût subir de la part
de tel ou tel prédicateur. Le plus ardent disciple de
saint Paul, pourvu qu'il demeurât fidèle à la pensée
essentielle de son maître, ne pouvait avoir l'idée de
présenter le christianisme comme une religion tout-à-fait
nouvelle. Moïse pouvait être atténué, Abraham subsistait,
1 / Cor., .XV, 3 etc.
LE CHRÉTIEN DANS l'aGE APOSTOLIQUE 37
et avec lui toute une série de faits, de personnes, de
croyances, d'institutions, qui rattachaient l'Evangile à
l'histoire la plus ancienne, à l'origine même du monde,
à Dieu son créateur.
Ce long passé était représenté sous les yeux du nou-
veau disciple par une nation religieuse, très vivante en
son centre palestinien et dans ses colonies du monde
hellénisé. Il était représenté en outre par une littérature
sacrée, dont les dernières productions étaient des livres
contemporains. Considéré comme le dépôt des souvenirs
du vieil Israël, l'Ancien Testament s'étend, inclusive-
ment, jusqu'à Josèphe. C'est cet auteur qui a raconté,
pour le public de son temps, en fait surtout pour les
chrétiens, les catastrophes où s'abîma la nation juive.
Après lui, les juifs ressemblent plutôt à des chrétiens
dissidents et arriérés; avant lui c'est le contraire: les
chrétiens sont des juifs progressistes.
Quoiqu'il en soit d'ailleurs de ces rapports passa-
gers, il est sûr que le christianisme a ses racines dans
la tradition juive, que les premières crises de son his-
toire sont comparables à celle qui sépare un enfant de
sa mère, que l'histoire juive a toujours été considérée
par lui comme la préface de la sienne, comme sa préhis-
toire, que les livres sacrés d'Israël sont aussi ses livres
sacrés à lui, et même qu'il fut un temps où il n'en
connut pas d'autres.
Ainsi l'agrégation au christianisme doit être et était
réellement conçue comme une incorporation à un Israël
élargi, mais au fond identique à lui-même. Sur cette iden-
38 CHAPITRE IV.
titéy toutefois, les opinions divergèrent de bonne heure.
Les juifs du premier siècle étaient surtout préoccupés de
leur loi nationale, les chrétiens de leur chef et fonda-
teur. Ceux des judéo-chrétiens qui donnaient, entre les
deux, la prépondérance à la Loi et n'admettaient qu'à
titre exceptionnel la prédication aux gentils, furent bien-
tôt hors de la voie commune ; au 11^ siècle ils étaient
classés parmi les hérétiques. Ceux qui admirent une
participation des gentils aux bienfaits de l'Evangile,
tout en maintenant une certaine inégalité, furent vite
entraînés plus loin: et cela, moins par l'influence spé-
ciale de samt Paul que par le développement général
de la situation. Il fallut bien en venir à recomiaître
qu'il n'y a pas de parité, dans l'essence du christia-
nisme, entre Jésus-Christ et Moïse ; que le fondement
est Jésus et non le législateur du Sinaï, que c'est la
Foi qui sauve et non l'observation de la Loi. Telle est
en somme la situation dont témoignent — sauf pour
la Palestine — toutes les lettres de saint Paul, quand
elles nous montrent les premières chrétientés dans leur
état normal et non dans certains jours de conflit.
Que la pensée personnelle de Tapôtre ait été plus
loin, c'est ce qui n'est pas douteux. Mais il ne parait
pas avoir été suivi dans certaines de ses théories, par
exemple sur Teflicacité « tentatrice » de la Loi. On resta
un peu en deçà de sa pensée : la Loi fut conçue comme
une règle abrogée, mais qui n'avait pu avoir en son
temps que de bons effets; on lui reconnut même une
valeur d'ombre, destinée à faire ressortir la clarté nou-
LE CHRÉTIEN DANS l'AGE APOSTOLIQUE 3U
velle de l'Evangile, ou même de figure, de type impar-
fait, de premier essai.
Ce serait bien mal comprendre le chri-stianisme des
anciens gentils que de se le représenter comme char-
geant tête baissée contre la Loi, à la façon de saint Paul
dans l'épître aux Galates. La plupart des primitives re-
crues qui forment ce que l'on appelle les helléno-chrétiens
étaient des gens très frottés de judaïsme. Saint Paul lui-
même, il faut le répéter, est sans doute incomplètement
représenté par certains de ses propos ; on aura une im-
pression plus exacte de son attitude ordinaire en consi-
dérant ce que l'Eglise a retenu de lui qu'en s'attacliant
exclusivement à ce qu'elle en a ou laissé tomber, ou
interprété dans son sens à elle.
Ainsi la traditio». juive, l'Ancien Testament, a été
adoptée dans son ensemble par le christianisme. De ce
fait résultait pour les nouveaux fidèles un avantage très
important. La Bible leur donnait une histoire, et quelle
histoire! Avec elle on remontait bien au delà des tra-
ditions grecques, j'entends de celles qui demeuraient
sur le terrain du raisonnable et n'enchevêtraient pas
les hommes avec les dieux. Par delà les Macédoniens,
les Perses, les Juifs, eux-mêmes, en ta,nt qu'état, on
atteignait les plus anciennes régions de l'archéologie
égyptienne et chaldéenne. On remontait \ ce qui était
* Nous savons maintenant que les étapes de oe développe-
ment sont plus courtes dans la Bible qu'elles ne l'ont été en
réalité. Mais il s'agit ici de l'histoire telle que la percevaient les
anciens et non (Je celle qui s'allonge sans cesse devant nos yeux
par les découvertes de l'archéologie.
40 CHAPITRE IV.
infiniment plus important, à l'origine même des choses.
On voyait le monde sortir de la main créatrice du Dieu
suprême, le mal introduit par l'abus de la liberté; on
assistait à la première propagation de la race humaine^
à la fondation de ses premiers établissements.
En dehors de ces histoires grandioses, la Bible en
fournissait encore beaucoup d'autres, dont le charme et
l'utilité se révélèrent bientôt. Il suffit de jeter un coup
d'œil sur les monuments de l'art chrétien primitif pour
voir quelle impression féconde ressortait de récits comme
ceux de Job, de Jonas, de Daniel, de Susanne, des trois
jeunes hébreux dans la fournaise. Les livres prophéti-
ques donnaient le témoignage de l'attente du peuple
de Dieu: on y trouvait tous les traits du Messie et de
son royaume; ils justifiaient l'abandon des sacrifices et
autres rites mosaïques. Il n'est pas jusqu'aux livres gno-
miques d'où, à côté des maximes de commun et per-
pétuel usage, on ne tirât des données importantes sur
la Sagesse incréée. Quant au Psautier, il est à peine
besoin d'en parler; ces admirables prières ont toujours
été sur les lèvres des chrétiens; elles sont le fond de
leur liturgie.
Il va de soi qu'en acceptant, ou plutôt en conser-
vant, des livres si anciens et si divers, les primitives
communautés chrétiennes acceptaient ou conservaient
en même temps la façon dont on s'en servait avant
elles et autour d'elles. Soit à l'état de lectures publi-
ques, dans les assemblées religieuses, soit comme ali-
ment de l'édification ou comme ressource de contro-
LE CHRÉTIEN DANS l'AGE APOSTOLIQUE 41
verse, l'Ecriture-Sainte comportait toujours une inter-
prétation. De cette interprétation les procédés pouvaient
varier d'un milieu à l'autre et aussi d'un livre à l'autre:
au fond toutes les exégèses s'accordaient à donner aux
textes sacrés le sens susceptible d'une application pré-
sente, que ce sens fût ou non identique à celui qui en
avait été déduit lors de l'apparition de chacun d'eux.
Tous ces livres sont divins; les choses qu'ils nous disent
sont l'enseignement même de Dieu. Ce principe général,
souvent proclamé dans l'Eglise, c'est le fond même de
la religion des saintes Ecritures telle que la pratiquaient
les premiers chrétiens et telle que les juifs l'avaient pra-
tiquée avant eux.
Ce n'est pas seulement sur le passé que la tradition
d'Israël offrait des ressources à la pensée chrétienne;
elle l'orientait aussi vers l'avenir, vers la région des
espérances. Ici il ne faut pas faire trop de différences
entre les livres de l'Ancien Testament et ceux du Nou-
veau, entre les canoniques et les apocryphes. Tous ils
témoignent d'une même préoccupation: nous touchons
à la fin des choses; Dieu va avoir sa revanche; son
Messie va paraître ou reparaître. Malgré certains traits
épars qui nous montrent saint Paul affranchi par ins-
tants de cette obsession, il faut bien reconnaître qu'elle
a pesé sur l'esprit des premières générations chré-
tiennes.
De l'origine des choses ou de leur fin, la pensée des
fidèles était toujours ramenée sur le présent de leur état
religieux. Ils étaient chrétiens par Jésus-Christ, parce
42 CHAPITRE IV.
qu'un homme appelé Jésus, qu'ils n'avaient pas vu pour
la plupart, les avait appelés à lui. Cet homme était mort,
il était ressuscité; assis maintenant à la droite de Dieu,
il allait bientôt reparaître tout glorieux et livrer au
mal une bataille décisive. Qu'était-il? Quelle était l'ori-
gine de ce rôle de chef religieux, de représentant efficace
de Dieu, de juge de l'humanité entière ? Comme messie
juif, il avait une histoire en arrière; il avait été pré-
destiné par Dieu, pressenti, annoncé, décrit par les pro-
phètes. Un de ses titres les plus élevés était celui de
Fils de Dieu. Mais, sur ce point essentiel, il ne pouvait
être question de s'en tenir à la tradition juive. Elle
est manifestement dépassée par les affirmations de
saint Paul, de saint Jean, de l'auteur de l'épître aux
•Hébreux. Et ces affirmations elles-mêmes ne sont que
l'épanouissement de la croyance commune, encore indi-
gente en formules, mais profonde et résistante. Jésus,
bien qu'il appartienne par sa réalité d'homme à la caté-
gorie des créatures visibles, tient aussi, par le fond de
vson être, à la divinité. Comment, c'est ce qui s'éclaircira
peu à peu. Mais l'essentiel de cette croyance est dans
les âmes chrétiennes, . dès la première génération. Le
Nouveau Testament la révèle, depuis ses plus anciens
livres jusqu'aux plus récents. A la suite du Nouveau
Testament, les autres livres chrétiens du premier âge,
orthodoxes ou gnostiques, supposent tous cette croyance
fondamentale, universellement acceptée et solidement
ancrée dans la tradition.
LE CHRÉTIEN DANS L'aGE APOSTOLIQUE 43
Et ici il faut tenir grand compte de l'éducation
juive par laquelle avait passé la pensée chrétienne. Pour
des païens il y avait bien des façons d'être dieu ; les
anciens dieux de l'Olympe avaient eu des parents ; on
connaissait leurs généalogies ; quelques-uns n'étaient que
des héros divinisés. Les rois macédoniens, maures, et
bien d'autres, avaient été adorés ; les empereurs l'étaient
encore. Un dieu de plus ou de moins, pour une con-
science polythéiste, ce n'était pas une aifaire.
Il en était tout autrement pour une conscience formée
par les idées religieuses d'Israël. « Ecoute, Israël î ton
Dieu, le Dieu d'Israël, est un ». Ce Credo des juifs mo-
dernes comme des juifs antiques exprime ce qu'il y a
de plus profond et de plus apparent en même temps
dans leur religion. Admettre que Jésus-Christ et l'Esprit-
Saint sont Dieu, c'était admettre qu'ils participent à
l'essence même du Dieu unique, qu'ils lui sont respecti-
vement identiques, sans cependant être dépourvus de
certaines spéciaHtés.
Ceci, c'est la Trinité chrétienne, non sans doute à
l'état de formulation qu'elle atteindra plus tard et que
l'on opposera à des hérésies passagères, mais à l'état où
elle pénètre la conscience commune des chrétiens et
réclame l'adhésion de leur foi. Le commun des chrétiens,
au premier siècle, au temps même des apôtres, en est,
sur ceci, à peu près exactement au même point que le
commmi des chrétiens d'à présent. Les théologiens en
savent, ou du moins en disent, notablement plus long.
Mais il s'agit ici de religion et non d'école.
44 CHAPITRE IV.
Mais Jésus n'est pas seulement Messie et Fils de
Dieu, il est encore le Sauveur des hommes ^ S'il doit
accueillir ses fidèles dans le royaume des Cieux, c'est
qu'ils sont à lui ; et s'ils sont à lui, ce n'est pas seu-
lement parce qu'ils croient en lui et se sont agrégés à
l'Eglise, c'est parce qu'il les a rachetés d'une sorte
d'esclavage spirituel. Il est leur Rédempteur, et c'est par
sa mort sur la croix qu'il a conquis ses droits sur eux.
Il ne faut pas croire que cette idée, sur laquelle saint
Paul insiste si souvent et si fortement, soit un simple
produit de sa réflexion individuelle, ni même, ce qui
serait plus admissible, d'une inspiration spéciale. Du
moment où la société chrétienne se fut ouverte à des
païens et à des samaritains — et ce n'est pas à Paul
que ce mouvement a commencé — il fallut bien admet-
tre que l'essentiel, dans l'œuvre du salut, ce n'était pas
la Loi, mais la Foi ; que la qualité de disciple de Moïse
non seulement ne servait plus à rien si l'on n'était dis-
ciple de Jésus, mais qu'on pouvait s'en passer et qu'elle
n'offrait qu'un avantage secondaire. Que cette consé-
quence supportât la foi à la rédemption ou fût inspirée
par elle, il est sûr qu'entre les deux la distance n'était
pas grande. D'autre part saint Paul nous atteste ^ que,
se trouvant à Jérusalem après sa première mission, il
exposa aux chefs de l'Eglise, Pierre, Jacques, Jean, et
^ C'est la définition exprimée par la célèbre formule 'IraiO;
XpiTTÔç 0Î5λ ïti; SfoTTp, qui a donné l'anagramme IX0ÏI et le
symbole du poisson.
2 Gai., II, 1, 2.
LE CHRÉTIEN DANS l'aGE APOSTOLIQUE 45
autres, la doctrine qu'il enseignait aux païens, « afin,
dit-il, de ne pas courir en vain ». On se demande ce qu'il
leur aurait exposé s'il ne leur avait pas parlé d'un point
si grave et qui tenait tant de place dans ses prédica-
tions. Comme on ne lui fit pas d'objections, il faut ad-
mettre que l'efficacité rédemptrice de la mort du Sei-
gneur était dès lors chose reçue parmi les apôtres. Enfin,
quand Paul discute sur la valeur de la Loi avec des
adversaires judaïsants, quel est son argument principal ?
« Si c'est la Loi qui justifie, c'est donc pour rien que
le Christ est mort » \ De quelle grâce eût-il produit
un tel raisonnement si les judaïsants, n'avaient partagé
sa croyance à la Rédemption?
Ainsi l'éducation des premières générations chré-
tiennes comportait, avec une somme considérable d'élé-
ments empruntés à la tradition juive, des croyances tout
à fait spéciales, qui ne pouvaient manquer, en se dé-
veloppant, d'introduire une grande différence entre les
deux confessions.
Et ce qui se constate pour l'enseignement se révèle
tout aussi bien dans les institutions. Jetons un coup
d'œil sur l'organisation et la vie des sociétés chrétien-
nes, que la prédication des apôtres constituait un peu
partout dans le monde hellénisé. Les lettres de saint
Paul nous offrent ici des renseignements précieux.
L'adhésion au christianisme était une démarche de
très grave conséquence. Il fallait, sur bien des points, ^e
1 Gai., II, 21.
46 CHAPITRE IV.
séquestrer de la vie ordinaire. Les théâtres, par exemple^
et, en général, les jeux publics, écoles d'immoralité, figu-
raient au premier rang des pompes de Satan auxquelles
il fallait renoncer. H en était de même de la fornica-
tion, n va de soi que l'on rompait avec l'idolâtrie: mais
il n'était pas toujours aisé d'en éviter le contact: la
vie privée des anciens était si pénétrée de religion! Les
mariages, les naissances, les moissons, les semailles, l'inau-
guration et l'exercice des magistratures, les fêtes de fa-
mille, tout était prétexte à sacrifices avec libations, en-
cens, banquets. Sur ce dernier point, Paul admettait
quelques concessions. Il défendit sévèrement toute par-
ticipation aux festins sacrés célébrés dans l'enceinte des
temples : mais la circonstance qu'un morceau de viande
avait fait partie d'une victime n'était pas à ses yeux une
raison définitive de s'en abstenir, pourvu que persomie
n'en fut scandalisé. C'était se montrer plus facile qu'on
ne l'avait été, en 51, à Jérusalem, et que ne l'étaient
les S3rQagogues à l'égard de leurs prosélytes.
Séparés du paganisme, les fidèles devaient vivre
entre eux. Chaque église formait une société complète,
dont les membres demeuraient sans doute obligés par
les lois, fiscales ou autres, de la cité et de l'empire, mais
devaient éviter de porter leurs difîerends devant d'au-
tres juridictions que celle de la communauté. On se
mariait entre chrétiens. Le mariage antérieur à la con-
version, lorsqu'un seul des conjoints passait au christia-
nisme, n'était dissous que sur la demande de la partie
restée païenne. En dehors de ce cas, le divorce était
LE CHRÉTIEN DANS L'AGE APOSTOLIQUE 47
rigoureusement proscrit. La virginité absolue était louée
et même recommandée, vu l'imminence du dernier jour,
mais nullement imposée. Dans la vie ordinaire, le chré-
tien devait se montrer soumis aux autorités, et à ses
maîtres s'il était esclave ; l'oisiveté était flétrie : on in-
sistait fortement sur l'honnêteté, l'amabilité dans les
rapports, la gaîté qui procède d'un cœur pur, la cha-
rité, et particulièrement l'hospitalité.
La vie religieuse ressemblait beaucoup à celle des
synagogues. On se réunissait pour prier et poiu' lire
la sainte Ecriture, dans laquelle les beaux exemples des
justes étaient l'objet d'une attention particulière. Les
éléments spécifiquement chrétiens de ce culte primitif
étaient l'Eucharistie et les charismes, effusions extraor-
dinaires de l'Esprit-Saint. L'Eucharistie se célébrait le
soir, à la suite d'un repas frugal (agape) que l'on pre-
nait en commun. On reprodusait ainsi la Cène du Sei-
gneur au soir de sa passion. Quant aux manifestations
de l'Esprit-Saint, elle se produisaient sous des formes
diverses; tantôt c'étaient des guérisons ou autres actes
miraculeux, tantôt des visions (à-oîcaXutLîi;), tantôt une
illumination de l'esprit qui se traduisait en discours sur
les mystères de la foi ou sur les obligations de la con-
science (Aoyo; Y'^^Tîw;, ^^oyo; co-pia;, 7:i(7ti;). Les plus re-
marquables étaient la prophétie et la glossolalie. La pro-
phétie était le don de comiaître les choses cachées, notam-
ment les secrets des consciences ^ Ce don. tout-à-fait
» / Cor., XIV, 24, 25.
48 CHAPITRE IV.
temporaire, doit être distingué de la qualité de pro-
phète que possédèrent certains personnages des temps
apostoliques, comme Judas Barsabbas, Silas, Agabus \
et même de la génération suivante, comme les filles de
Philippe, Ammias, Quadratus et autres dont il sera ques-
tion plus tard. De même le don des langues qui per-
mit aux apôtres de se faire comprendre, le jour de la
Pentecôte, par des gens de nationalités diverses, n'a
rien de commun avec la glossolalie que saint Paul dé-
crit dans sa première épître aux Corinthiens. Ni le glos-
solale lui-même, ni les assistants, ne comprennent ce qu'il
dit; la communication ne peut s'établir entre eux, ou
plutôt entre les assistants et l'Esprit-Saint, que par l'in-
termédiaire d'un interprète inspiré. Cependant, en dehors
de toute interprétation, on peut déjà saisir, dans les
sons étranges que profère le glossolale, l'accent de la
prière, de la louange, de la reconnaissance.
Ces phénomènes surnaturels étaient bien propres à
frapper les esprits et à entretenir l'enthousiasme des
premières chrétientés. Cependant l'abus n'était pas loin
de l'usage; l'usage lui-même pouvait avoir ses inconvé-
nients, «'il n'était réglé avec sagesse. L'église de Co-
rinthe n'a encore que quatre ans et déjà saint Paul est
obligé d'intervenir pour discipliner l'inspiration de ses
fidèles. Même dans la célébration de l'Eucharistie des
abus se produisirent de bonne heure. On fut obligé de
simplifier le plus possible le repas qui en était comme
» Act., XI, 27, 28; XV, 22, 32; XXI, 10, 11.
LE CHRÉTIEN DANS l'AGE APOSTOLIQUE 49
le premier acte; plus tard on le sépara de la liturgie et
^nfin on la supprima plus ou moins complètement. L'ho-
mélie ecclésiastique suppléa aux manifestations primi-
tive du >.oYo; GO'^i'a;. Les visions, les prophéties, les
guérisons miraculeuses, n'étaient sans doute pas desti-
nées à disparaître tout à fait ; mais, comme elles n'étaient
guère compatibles avec la régularité du service litur-
gique, elles cessèrent bientôt de s'y produire.
Nous ne trouvons, dans les épîtres apostoliques,
aucun détail sur les rites de l'initiation chrétienne, qui
prirent pourtant d'assez bonne heure des formes arrê-
tées et significatives. Paul se reposait sur ses collabora-
teurs pour l'accomplissement de ces cérémonies \ Quel-
ques fidèles, non contents de se faire baptiser eux-mêmes,
cherchaient à se faire baptiser aussi pour leurs parents
ou amis défunts -.
Parmi les charismes, il faut remarquer ceux qui se
rapportent ^ aux services intérieurs des communautés.
Saint Paul parle de ceux des membres de l'association
qui travaillent pour elle, qui président, qui exhortent,
€t des devoirs que les fidèles ont envers eux: il men-
tionne le don de gouvernement, de dévouement \ Bien-
tôt apparaîtront les termes d'évêques, de diacres, de
prêtres. Mais, dans les commencements, l'autorité réelle
ou principale demeure tout naturellement entre les mains
• / Cor., I, U-17.
2 / Cor., XY, 29.
3 / Thess., Y, 12, 13.
* I Cor., XII. 28: ^-jêspvraît;, âvTt).r'|£i;.
DucHESXE. Hist. aiic. de VE(jl. - T. I.
50 CHAPITRE IV.
des missionnaires, des fondateurs. Us ont une toute autre
importance que ceux d'entre les néophytes par lesquels
ils se font assister sur place dans les détails de la vie
corporative.
Les réunions se tenaient dans des maisons particu-
lières, surtout dans ces grandes pièces de l'étage supé-
rieur, qui. de tout temps, ont été d'usage en Orient.
Les gens de ces pays excellent à se tasser dans un
petit espace. Les assemblées avaient lieu le soir et se
prolongeaient souvent dans la nuit. A côté du sabbat
juif, le dimanche fut. de très bonne heure, consacré au
service divin.
On s'est demandé souvent si les premières chrétienté.s
des pays grecs n'ont pas été organisées sur le modèle
des associations religieuses païemies. Il y a des analo-
gies, dans le recrutement, par exemple. Comme les
thiases. les éranes et les collèges religieux de tout genre,
les églises chrétieim.es admettent sans distinction les
étrangers, les esclaves, les femmes: l'initiation est en-
tourée d'un certain rituel, qui devint bientôt imposant :
on célèbre des repas sacrés. Mais ces analogies ne vont
pas bien loin. Quand même on ferait abstraction des
différences de croyance et de morale, et même des for-
mes du culte, qui. chez les païens, comporte toujours le
temple, l'idole, le sacrifice, il resterait encore im con-
traste radical dans la conception et la distribution de
l'autorité. Les chefs des associations païemies sont tou-
jours temporaires, généralement annuels, tandis que les
prêtres et les diacres chrétiens sont à ^-ie. Les pou-
LE CHRÉTIEN DANS l'AGE APOSTOLIQUE 51
voirs des premiers dérivent de la communauté qui les a
nommés et dont ils ne sont que les agents; les autres,
au contraire, parlent, agissent, gouvernent, au nom de
Dieu et des apôtres dont ils sont les auxiliaires et les
représentants.
Il suffit d'ailleurs d'un médiocre sens historique pour
comprendre que les premières églises, composées de gens
qui sortaient des synagogues, devaient tendre à se mo-
deler sur celles-ci, et que les apôtres missionnaires, qui
avaient vécu plus ou moins longtemps au milieu des
communautés chrétiennes de Jérusalem et d'Antioche,
portaient avec eux des habitudes, des traditions, déjà
précises. On n'avait nul besoin de demander à des insti-
tutions païennes le type d'une organisation qui existait
déjà. Du reste l'horreur profonde que l'on éprouvait
pour le paganisme s'opposait à toute imitation de ce
genre.
En somme, les chrétientés se sont constituées à peu
près de la même façon que les synagogues juives. Comme
celles-ci, elles ont été des sociétés religieuses, fondées
sur la communauté de foi et d'espérance, mais d'une
foi et d'une espérance qui ne connaissaient plus aucune
barrière de race et de nationalité. Comme les synago-
gues, elles ont cherché à supprimer tout contact dan-
gereux avec les institutions ou usages païens: elles ont
offert à leurs membres une vie sociale à la fois très
intense et très douce; un gouvernement à peu près
complet, comportant une caisse commune, des tribunaux
et des services charitables. Même au point de vue du
52 CHAPITRE IV.
culte proprement dit, la ressemblance est encore très
grande. A la synagogue, comme à l'église \ on prie, on
lit la Bible, on l'explique : à l'église on n'a de plus que
l'Eucharistie et les exercices d'inspiration. Dans ces pre-
miers temps, l'analogie va encore plus loin. De même
que les juifs de tous les pays se considèrent comme frères
en Abraham, Isaac et Jacob, de même les chrétientés
locales sentent très vivement leur fraternité en Jésus-
Christ. Des deux côtés on regarde vers Jérusalem, qftii
est encore, au moment où nous sommes, le cœur du
christianisme aussi bien que du judaïsme. Mais tandis
que les yeux des juifs sont tournés vers le Temple, centre
de leurs souvenirs, pôle de leurs espérances, les chré-
tiens songent aux lieux où fut plantée la croix de leur
Maître, où vivent encore les témoins de sa résurrection,
et d'où leur sont venus les chefs apostoliques sous la
parole desquels se forme en tous lieux le peuple de
l'alliance nouvelle.
^ Remarquez que ces deux mots signifient la même chose,
«l'assemblée», et qu'ils ont aussi été employés, l'un comme
l'autre, pour désigner les édifices où cette assemblée se réunissait.
CHAPITEE V.
Origines de l'église romaine.
La colonie juive de Rome. — Aqiiilas et Priscille. — L'épître anx Ro-
mains. — Paul à Rome. — Les phis anciens fidèles de l'église romaine. —
Pierre à Rome. — L'incendie de l'an 64 et la persécution de Néron.
Les princes juifs de la maison asmonéenne avaient
été de bonne heure en rapport avec les E-omains. De
là sans doute les premières origines de la communauté
juive de Rome. La prise de Jérusalem par Pompée (63)
lui donna un subit et important accroissement ^ Le
vainqueur jeta sur le marché romain une énorme quan-
tité de prisonniers de guerre. Achetés d'abord comme
esclaves, puis affranchis, ils ne tardèrent pas à consti-
tuer, dès le temps d'Auguste, et même auparavant, un
groupe considérable, localisé dans le Transtévère ^. Cette
colonie n'était pas protégée, au moins directement, par
des privilèges, comme ceux que les anciens rois macé-
doniens et les généraux romains avaient délivrés à tant
de juiveries de l'Orient hellénique ou hellénisé. Tibère
ne viola aucun engagement lorsqu'il les chassa de Rome
' Schûrer, Geschichte der j ildischen Volkes etc., 3« éd., t. III,
p. 28.
* Pliilon, Lej. ad Caium, 23.
54 CHAPITRE V.
en 19^; ils étaient alors assez nombreux pour que l'on
pût en envoyer quatre mille combattre les barbares de
Sardaigne. Cette mesure, dont le prétexte avait été un
fait de conversion par trop avantageux à la commu-
nauté juive, était due à l'inspiration de Séjan. Après
la chute de ce ministre (31) on se montra moins sévère.
Lorsque Philon vint à Rome plaider devant Caligula (40)
la cause des juifs d'Alexandrie, ceux de E-ome avaient
repris leur situation d'autrefois. L'année suivante (41),
ou peu après, Claude leur accorda un édit de tolérance ^ ;
mais plus tard il crut devoir prendre des mesures ré-
pressives.
C'est ici que, pour la première fois, l'Evangile se
manifeste dans l'histoire de la communauté juive de
E-ome. Les Actes des Apôtres et Suétone s'accordent
à dire que les juifs furent chassés de la capitale. D'a-
près Dion Cassius, l'expulsion totale ayant parti diffi-
cile à exécuter, la police se serait bornée à interdire
les réunions ^. Il y eut certainement des expulsions :
en 52, saint Paul trouva à Corinthe un juif, Aquilas, et
sa femme PrisciUe, qui s'y étaient transportés à la suite
de l'édit de Claude. Aquilas était du Pont: lui et sa
femme faisaient déjà profession de christianisme. Ce
détail concorde très bien avec ce que Suétone rapporte
^ Josèphe, Â7it., XYIII, 3, 5; Tacite, Ann., II, 85; Suétone,
Tiherius, 36.
* Josèphe, Ant., XIX, 5, 2.
^ Act., XVIII, 2; Suétone, Claudius, 25; Dion, LX, 6.
ORIGINES DE L'ÉGLISE ROMAINE 55
sur le motif de l'expulsion: ludaeos impulsore Chre.sto^
assidue himidtuantes Borna expidit. Il y avait donc eu
des troubles causés par la prédication de l'Evangile,
des troubles dont l'analogue nous est souvent offert
dans les récits des Actes, à Jérusalem, en Asie-Mineure,
à Thessalonique, à Bérée, à Corinthe, à Ephèse. D'a-
près les Actes, Aquilas et Priscille, lorsq'ils reçurent
saint Paul à Corinthe, étaient arrivés tout récemment
d'Italie; c'est donc en 51 ou 52 qu'il faut placer l'édit
de proscription et les troubles qui le motivèrent.
Ceci, c'est, dans l'histoire de l'église romaine, le
premier fait connu, la première date assignable. Autant
qu'il est possible d'en juger par comparaison, cette date
doit être assez rapprochée de la première prédication
de TEvangile dans le milieu romain: les récits des Ac-
tes nous montrent toujours, comme conséquence immé-
diate du premier apostolat, des troubles graves dans
les communautés juives. Quand saint Paul écrivit aux
E/Omains, en 58 au plus tard, il y avait déjà mi cer-
tain nombre d'années ^ que leur église existait et qu'il
désirait la visiter.
Par quelles mains la divine semence fut-elle jetée
dans cette terre où elle devait fructifier d'une manière
si prodigieuse? Nous l'ignorerons toujours. Des calculs
^ Confusion vulgaire de xp-ziaTî'; et de xoitto;. La populace
romaine désignait les chrétiens par le nom de Chrestiani (Xpr (jTta-
Nj.) : quos . . . vulgiis Chreniianos apj)dXahaf. Telle est, en eô'et,
la véritable leçon du célèbre texte de Tacite, Ann., XV, 44
(Harnack, Die Mission, p. 297).
2 'A-à t/.av(ov £T(ov [lîom., XV, 24).
'58 CHAPITRE V.
ses projets de voyage en Espagne. Lorsqu'il vint en
Italie (61), sous escorte et comme accusé devant le tri-
bunal impérial, il trouva des chrétiens à Pouzzoles, qui
lui firent bon accueil. Ceux de Rome se portèrent au
devant de lui sur la voie Appieime.
Aussitôt installé \ il se ménagea une entrevue avec
les juifs les plus considérables (toù; ovTa; t(ov 'lou^atojv
t::ojt&u:) de E-ome et se mit à leur parler de l'Evangile,
comme s'ils ne l'eussent point déjà connu. Le résultat
fut ce qu'on pouvait attendre : quelques adhésions nou-
velles, une résistance marquée de la part des chefs ^.
La captivité de Paul se prolongea deux ans. Un seul
-de ses écrits d'alors, l'épître aux Philippiens, nous ouvre
quelques perspectives sur ce qui se passait autour de
lui. Les gens de Jérusalem avaient enfin trouvé, eux
aussi, le chemin de Rome : l'évangile était annoncé non
seulement par des amis de l'apôtre, mais aussi par ses
ennemis. Lui-même faisait sensation dans le « prétoire » .
En somme, sa présence à Rome était plutôt avantageuse
à la propagation du christianisme ; les chrétiens se
montraient plutôt confiants qu'abattus. Ce bon résultat
atténuait ]30ur lui le chagrin de voir s'attacher à ses pas
^ D'après une variante ou glose très ancienne de Act.,
XXYin, 16, Paul aurait été remis, avec les autres prisonniers,
au commandant des Castra ])eregn?wrum. Ce quartier se trou-
vait sur le Cœlius, à l'est du temple de Claude, vers l'hôpital
militaire actuel. Paul obtint d'habiter en dehors du quartier,
extra castra. Cf. Sitzungsber. de l'acad. de Berlin, 1895, p. 491-503
{Harnack et Mommsen).
2 Act., XXVIII.
ORIGINES DE l'ÉGLTSE ROMAINE 59
une opposition judaïsante que ses chaînes elles-mêmes,
portées pour la foi commune, ne parvenaient pas à
désarmer.
Son procès finit par être jugé. Comme les procura-'
teurs Félix et Festus, comme le roi Agrippa II lui-même,
le tribunal impérial estima que Paul n'avait rien fait
qui méritât la mort et la prison.
Remis en liberté, il en profita, sans doute, pour aller
en Espagne, où les origines chrétiennes semblent bien
se rattacher à son apostolat ^ Il revit aussi ses chré-
tientés de la mer Egée ; de ce dernier voyage il nous
reste des traces importantes dans les lettres dites Pasto-
rales, à Tite et à Timothée.
De la primitive église romaine plusieurs membres
sont connus, par leurs noms tout au moins. Dès avant
de venir à E-ome, Paul y avait beaucoup d'amis ; à la
fin de son épître aux Romains il salue expressément
jusqu'à vingt-quatre personnes : Aquilas et Priscille, qu'il
avait rencontrés déjà à Corinthe et en Asie, où ils lui
avaient rendu de grands services, et qui étaient, à Rome,
le centre d'un petit groupe chrétien, d'une église do-
mestique ; Epénète, le plus ancien fidèle d'Asie : Marie,
qui avait beaucoup travaillé à Rome pour la foi : An-
dronic et Junie, apôtres de renom, venus au Christ
avant Paul lui-même ; Ampliatus, Urbain, Stachys, Apel-
les, Hérodion; Tr^^phaena, Tryphosa, Persis, trois bonnes
ouvrières de l'Evangile ; Rufus et sa mère ; Asyncritos,
1 / Clem., 5.
:58 CHAPITRE y.
ses projets de voyage en Espagne. Lorsqu'il vint en
Italie (61), sous escorte et comme accusé devant le tri-
bunal impérial, il trouva des chrétiens à Pouzzoles, qui
lui firent bon accueil. Ceux de E^ome se portèrent au
devant de lui sur la voie Appieime.
Aussitôt installé \ il se ménagea une entrevue avec
les juifs les plus considérables (tgù; ovra; twv 'lo'jSaiojv
TTpwTO'j;) de Eome et se mit à leur parler de l'Evangile,
comme s'ils ne l'eussent point déjà connu. Le résultat
fut ce qu'on pouvait attendre : quelques adhésions nou-
velles, une résistance marquée de la part des chefs ^.
La captivité de Paul se prolongea deux ans. Un seul
de ses écrits d'alors, l'épître aux Philippiens, nous ouvre
quelques perspectives sur ce qui se passait autour de
lui. Les gens de Jérusalem avaient enfin trouvé, eux
aussi, le chemin de Home ; l'évangile était annoncé non
seulement par des amis de l'apôtre, mais aussi par ses
emiemis. Lui-même faisait sensation dans le « prétoire » .
En somme, sa présence à E-ome était plutôt avantageuse
à la propagation du christianisme ; les chrétiens se
montraient plutôt confiants qu'abattus. Ce bon résultat
atténuait pour lui le chagrin de voir s'attacher à ses pas
^ D'après une variante ou glose très ancienne de Act.,
XXYin, 16, Paul aurait été remis, avec les autres prisonniers,
au commandant des Castra 2?ereyrinoriiin. Ce quartier se trou-
vait sur le Cœlius, à l'est du temple de Claude, vers l'hôpital
militaire actuel. Paul obtint d'habiter en dehors du quartier,
extra castra. Cf. Sitziuigsher. de l'acad. de Berlin, 1895, p. 491-503
(Harnack et Mommsen).
2 Act., XXVIII.
ORIGINES DE L'ÉCxLISE ROMAINE 59
une opposition judaïsante que ses chaînes elles-mêmes,
portées pour la foi commune, ne parv^enaient pas à
désarmer.
Son procès finit par être jugé. Comme les procura-
teurs Félix et Festus, comme le roi Agrippa II lui-même,
le tribmial impérial estima que Paul n'avait rien fait
qui méritât la mort et la prison.
E-emis en liberté, il en profita, sans doute, pour aller
en Espagne, où les origines chrétiennes semblent bien
se rattacher à son apostolat ^ Il revit aussi ses chré-
tientés de la mer Egée ; de ce dernier voyage il nous
reste des traces importantes dans les lettres dites Pasto-
rales, à Tite et à Timothée.
De la primitive église romaine plusieurs membres
sont connus, par leurs noms tout au moins. Dès avant
de venir à Rome, Paul y avait beaucoup d'amis ; à la
fin de son épître aux Homains il salue expressément
jusqu'à vingt-quatre personnes : Aquilas et Priscille, qu'il
avait rencontrés déjà à Corinthe et en Asie, où ils lui
avaient rendu de grands services, et qui étaient, à Rome,
le centre d'un petit groupe chrétien, d'une église do-
mestique : Epénète, le plus ancien fidèle d'Asie : Marie,
qui avait beaucoup travaillé à Rome pour la foi ; An-
dronic et Junie, apôtres de renom, venus au Christ
avant Paul lui-même ; Ampliatus, Urbain, Stachys, Apel-
les, Hérodion; Tryphaena, Tryphosa, Persis, trois bonnes
ouvrières de l'Evangile ; Rufus et sa mère ; Asyncritos,
1 I CUm., 5.
60 CHAPITRE V.
Phlégon, Hermès, Patrobas, Hermas, qui formaient aussi,
avec d'autres, un groupe spécial: Philologue, Julie,
Nérée, sa sœur, Olympas, et les leurs: enfin deux groupes
l'un de cliez Aristobule, l'autre de chez Narcisse. Ce
dernier nom est sans doute celui du célèbre affranchi
de Claude, comme Aristobule est celui d'un petit-fils
d'Hérode le Grand, qui vivait à Rome en très bons ter-
mes avec ce même empereur. L'expression dont se sert
saint Paul, « ceux d'entre les gens d'Aristobule, ... de
Narcisse » , donne lieu de croire à des groupes recrutés
dans la clientèle ou la domesticité de ces riches person-
nages ^ Ecrivant de Pome aux Philippiens, Paul leur
envoie entre autres le salut des fidèles de la maison
de César. Plus tard, la finale de la IP épître à Timothée
nous fournit les noms de quatre autres chrétiens de
Pome, Eubule, Pudens, Linus, Claudia.
Ce Linus doit être le même dont le nom figure en
tête de la liste épiscopale de Pome. Les noms de Pudens
et de Priscille sont entrés dans des compositions légen-
daires sans autorité. Cependant il y avait à Pome, dès
le IV^ siècle, une église de Pudens et une de Prisque
ou Priscille. Ce dernier nom était celui du plus ancien
cimetière de Pome, et ce cimetière conservait les tombes
d'an Pudens et d'une Priscille. On a retrouvé sur la
voie Ardéatine une crypte funéraire chrétienne, ornée
de peintures du temps des Antonins, sinon plus anciennes
encore, et portant le nom d'un Ampliatus ^.
^ Lightfoot, Philippians, p. 175.
2 De Rossi, BiUL, 1881, p. 57-74.
ORIGINES DE l'ÉGLISE ROMAINE 61
Vers le temps où saint Paul recouvrait sa liberté,
saint Pierre se transporta à Rome. Peut-être y était-il
venu auparavant : cela est possible, mais non démon-
trable. De son activité apostolique en ce milieu aucun
détail n'est connu. Les écrits, canoniques ou autres, qui
nous sont parvenus sous son nom, ne contiennent, à ce
sujet, aucun renseignement.
Mais le fait même de son séjour à Rome a porté de
telles conséquences et suscité de si graves controverses
qu'il vaut la peine de se rendre compte de son attestation.
Passé le milieu du second siècle nous trouvons sur
ce point une tradition précise et universelle. Il sufEt de
citer Denys de Corinthe pour la Grèce, Irénée pour la
Gaule, Clément et Origène pour Alexandrie, Tertullien
pour l'Afrique, Quant à Eome, Caïus y montre, vers
l'an 200, les tombeaux des apôtres \ Dès le IIP siècle on
voit les papes argumenter de leur qualité de successeurs
de saint Pierre: nulle part ce titre ne leur est contesté.
Pour toute la chrétienté, aussitôt que l'attention est éveil-
lée sur les souvenirs apostoliques et sur les droits qui
s'y rattachent, l'église de Eome est l'église de saintPierre :
c'est là qu'il est mort et qu'il a laissé son siège. Toutes
les controverses entre l'Orient et Rome laissent cette
position intacte, et cela est bien remarquable, pour un
fait si gros de conséquences.
^ Denj^s et Caïus dans Eus., II. 25: Clément, ibid., \J, 14;
Origène, ihid., III, 1; Irénée, Haer., III, 1, 3 (cf. Eus., V, 6,. 8);
Tertullien, Praescr., 36, Aclc. Marcion., IV, 5, Scorjj., 15, De
Baptismo, 4.
62 CHAPITRE V.
Mais on peut remonter beaucoup plus haut que le
déclin ou même le milieu du IP siècle. Dans sa lettre
aux Romains \ saint Ignace d'Antioche vise leurs tra-
ditions apostoliques et nous montre ainsi qu'elles étaient
déjà connues et acceptées en Asie et en S}Tie. Après
avoir adjuré les chrétiens de Rome de ne pas s'oppo-
ser à son martyre, il continue : « Ce n'est pas comme
» Pierre et Paul que je vous commande: eux étaient
» des apôtres, moi, je ne suis qu'un condamné » . Ces
paroles ne sont pas l'équivalent de l'assertion : « Pierre
est venu à Rome » : mais supposé qu'il y soit venu, Ignace
n'aurait pas parlé autrement: supposé qu'il n'y soit pas
venu, son raisonnement manque de base.
Du reste, il ne faut pas croire que la mort de saint
Pierre ait été chose obscure, rapidement oubliée dans
l'Eglise. Sans parler des traces que l'on a cru pouvoir
relever dans l'Apocah^pse et dans l'épître aux Hébreux^
le dernier chapitre du quatrième évangile ^ contient une
allusion fort claire au supplice de l'apôtre. Quel que
soit celui qui a tenu ici la plume, il est sûr qu'il vivait
au temps de Trajan ou bien peu après.
A Rome, naturellement, les souvenirs étaient encore
plus clairs. Saint Clément ^, dans son célèbre passage
^ Ign. ad Bom., 4.
2 Joh., XXI, 18, 19: «Je te le dis en vérité, quand tu étais
» jeune, tu mettais toi-même ta ceinture et tu allais où il te
» plaisait ; mais quand tu seras devenu vieux, tu étendras les
» bras, un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas » .
Il (Jésus) lui dit cela, signifiant de quelle mort il (Pierre) de-
vait glorifier Dieu.
3 / Clem., 5, 6.
ORIGINES DE l'ÉGLISE ROMAINE 63
sur la persécution de Néron, réunit les apôtres Pierre
et Paul avec les Danaïdes, les Dircés et autres victimes
immolées à propos de l'incendie. Tous ensemble ils sont
représentés comme formant un seul groupe (TJV/)Bpoi'76-/i);
ensemble il ont été pour les Romains, parmi eux, èv r.aîvy
un grand exemple de courage.
Il n'est pas jusqu'à saint Pierre lui-même qui ne do-
cumente son séjour à Rome. Sa lettre aux chrétiens-
d'Asie-Mineure ' se termine par un salut qu'il leur en-
voie au nom de l'église de Babylone (r, èv Bafi'jAwvi
(J^Jvty.\z■/.T•r\ c'est-à-dire de l'église de Rome. Ce symbo-
lisme est fort connu, ne serait-ce que par l'Apocalypse.
Pendant l'été de l'année 64, un incendie terrible
détruisit les principaux quartiers de Rome. Peut-être>
n'avait-il d'autre cause que le hasard: l'opinion, d'une
voix unanime, accusa Néron de l'avoir allumé, ou tout
au moins secondé. Pour détourner les soupçons, l'empe-
reur rejeta la faute sur les chrétiens. Un grand nombre-
furent arrêtés, jugés sommairement et exécutés. Néron
imagina de transformer leur supplice en spectacle: dans
ses jardins du Vatican il donna des fêtes de nuit, ou-
ïes malheureux, enduits de poix, dévorés par les flam-
mes, jetaient sur les exercices du cirque une lumière
sinistre. Tacite, de qui nous tenons ces détails, parle
^ / Pétri, V, 13. Quand même la lettre ne serait pas de
saint Pierre, ce serait toujours une pièce très ancienne ; son
auteur, en se servant du nom de l'apôtre, se serait bien gardé
de le faire écrire d'un endroit où il n'aurait pas fait un séjour
connu de tout le monde.
64 CHAPITRE V.
d'une multitude énorme, multitudo ingens. Il laisse bien
Toir que personne n'attribuait l'incendie aux chrétiens;
cependant ils étaient mal réputés: on les disait «enne-
mis du genre humain » , on racontait leurs désordres ;
il fallait que Néron fût bien détesté pour qu'on s'avisât,
comme on le fit, d'avoir pitié d'eux.
Ceci, c'est l'appréciation ^ de Tacite, qui étend ici
aux chrétiens l'injustice et le mépris dont il aime à
accabler les juifs. Reste le fait, les horribles scènes du
Vatican et le témoignage rendu à leur foi par une mul-
titude de fidèles, des deux sexes, car les femmes ne
furent point épargnées ^. L'apôtre Pierre paraît bien
avoir été compris dans ces lugubres exécutions : c'est
au Vatican, tout près du cirque de Néron, que se trou-
vait son tombeau, et la tradition sur le lieu de son sup-
plice, si haut qu'on peut remonter, nous conduit au
même endroit. C'est donc en 64 qu'il convient de pla-
cer son martyre ^. La même raison ne peut être allé-
guée pour saint Paul. Lui aussi trouva à Home le terme
sanglant de sa carrière. Mais rien ne prouve qu'il ait
été condamné à propos de l'incendie de Home. La tra-
dition, qui oublia bientôt la multitude des martyrs de
l'an 64, rapprocha les deux apôtres et voulut qu'ils fussent
morts non seulement la même année, mais le même jour.
1 Sur ce jugement, v. Boissier, Tacite, p. 146.
2 Ce sont les Danaïdes et les Dircés de saint Clément.
3 Eusèbe le met en 67 ou 68; cependant, comme il indique
en même temps la persécution de Néron, son attribution n'est
pas sans ambiguité. La persécution de Néron, c'est-à-dire les
supplices décrits par Tacite, commença à l'été de 64.
ORIGINES DE L'ÉGLISE ROMAINE G5
Quoiqu'il en soit, quand les débris de la commn-
nauté romaine purent se rejoindre et se réorganiser,
la jeune église se trouva consacrée par la haine de
Néron, le sang des martyrs et le souvenir des deux
plus grands apôtres. De leur vivant déjà elle était en
grand renom parmi les fidèles du Christ. Paul, qui mé-
nagea si peu ses Corinthiens et qui trouva tant de re-
proches à faire aux Galates et aux Asiatiques, n'eut
pour les Romains que des éloges. La lettre qu'il leur
écrivit et qui prit place en tête de son recueil épisto-
laire, est un hommage rendu à leurs vertus. Quant à
Pierre, le fait d'avoir été ses derniers disciples immé-
diats constitua pour les Romains une prérogative im-
portante. Au lendemain des scènes du Vatican commen-
çait (66) la catastrophe de Jérusalem. Les chrétiens de
la ville sainte n'échappèrent à la crise de leur nation
qu'en se dispersant. On parla encore quelque temps
d'une église de Jérusalem ; mais elle n'était plus à Jé-
rusalem ; son nom ne représentait qu'une série de grou-
pes éparpillés dans toute la Palestine, surtout à l'est
du Jourdain, isolés des autres communautés chrétiennes,
de plus en plus confinés dans leur parler sémitique et
leur légalisme intransigeant. Le christianisme perdait
son premier centre, juste au moment où l'église de
E-ome se trouvait mûre pour la succession. La capitale
de l'empire devint bientôt la métropole de tous les
chrétiens.
DucHESNE. ITist. cinc. de l'Egl. - T. I.
CHAPITEE YI.
Les premières hérésies.
La curiosité religieuse et la spéciûation chez les ijremiers chrétiens. —
Epîtres Rux Ephésiens et aux Colossiens. — Les semeurs de doctrines. —
Judaïsme transcendant. — La christologie de saint Paul. — L'hérésie dans
les Pastorales, dans l'Ai^ocalypse. — Nicolaïtes et Cérinthiens. — L'hérésie
dans les lettres de saint Ignace.
On Yoit par les premières épîtres de saint Paul avec
quelle liberté s'exerçait alors la propagande évangé-
lique. Les missionnaires allaient où l'Esprit les pous-
sait, tantôt en des pays où l'Evangile n'avait pas encore
été prêché, tantôt en des endroits où des communautés
chrétiennes existaient déjà. De ceci Paul s'abstenait : il
s'était fait une règle de ne point semer dans le champ
des autres: s'il fit un assez long séjour à Rome, ce fut
contre sa volonté. Mais tout le monde n'avait pas le
même scrupule. De là des conflits de personnes, d'au-
torités, même d'enseignements. La doctrine inculquée
d'abord était naturellement très simple; elle s'encadrait^
comme j'ai essaj^é de le montrer, dans l'éducation reli-
gieuse Israélite. Mais la ferveur des premiers chrétiens-
était trop intense pour demeurer inactive. Dans l'ordre
de la connaissance elle se traduisait par une incessante
avidité de savoir. Le retour du Christ, sa date, ses con-
ditions et conséquences, la forme, la durée et presque
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES G7
la topograpliie de son royaume, tout cela excitait au
plus haut degré la curiosité et produisait cette tension
d'esprit dont témoignent les lettres aux Thessaloniciens.
Quand on avait fini de disserter sur les obligations lé-
gales et sur les rapports entre le vieil Israël et la jeune
Eglise, la personne du fondateur faisait, de son côté,
travailler les esprits. Dans quelles conditions avait-il
préexisté à son apparition en ce monde? Comment le
classer dans le personnel céleste? En quels rapports
avait-il été, se trouvait-il présentement, avec les puis-
sances mystérieuses que la tradition biblique, dans une
certaine mesure, mais surtout les spéculations des écoles
juives interposaient entre notre monde et l'Etre infini-
ment parfait?
Sur ces points et sur bien d'autres il pouvait y avoir
lieu à des explications, qui venaient s'ajouter, se super-
poser au fond premier de l'évangélisation. C'est ce que
saint Paul appelle la surédification (è-oi/.o^oy//;), de la-
quelle procède une connaissance supérieure (à-r.'vojG-i;).
Il admet ce progrès dans l'instruction religieuse ; il y
travaille même très efficacement. Mais il ne se dissimule
pas qu'il y a plusieurs manières de développer l'ensei-
gnement premier, et que, sous prétexte de le compléter,
on peut fort bien le pervertir ^
C'est ce qui arriva dans ses chrétientés d'Asie: nous
en avons le témoignage dans les lettres qu'il leur écrivit
de sa captivité romaine. Je veux parler des épîtres aux
» / Cor., III, 11-16.
68 CHAPITRE VI.
Ephésiens et aux Colossiens. La première paraît avoir
été une sorte de circulaire, dont des exemplaires furent
adressés à diverses communautés. Elle ne présente aucun
trait local. Il n'en est pas de même de l'épître aux Co-
lossiens, dont les destinataires sont bien déterminés. Un
court billet s'y trouve joint, l'épître à Philémon.
Avec ces lettres nous sommes transporté à la lisière
entre le pays phrygien et les anciennes régions de Lydie
et de Carie. Hiérapolis, Laodicée, Colosses, trois villes
importantes, s'élevaient de ce côté, à peu de distance l'une
de l'autre, dans la vallée du Lycus. Paul n'avait pas évan-
gélisé en personne cette partie de la province d'Asie ;
cependant on le reconnaissait pour maître spirituel. Sans
doute il avait envoyé là quelqu'un de ses auxiliaires.
Dans sa captivité il reçut la visite d'Epaphras, l'un
des principaux chefs religieux de la région, qui le ren-
seigna sur la situation intérieure de ces communautés.
Paul se décida à écrire les deux lettres dont j'ai parlé
et dont je vais extraire les passages propres à rensei-
gner sur la crise doctrinale qui travaillait les esprits
des chrétiens asiatiques.
Coloss. I, 15-20: « Il (Jésus- Christ) est l'image de Dieu
» invisible, le premier-né de toute création, car par lui ^
» a été créé tout ce qui existe au ciel et sur la terre,
» les choses visibles et les choses invisibles, même les
» Trônes, les Dominations, les Principes, les Puissances ^,
1 'Ev aÙTw, sémitisme.
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES 69
» tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant tout
» et tout se tient ^ en lui. Il est la tête du corps, de
» l'Eglise. Il est le principe et le premier né des morts,
» afin qu'en tout il occupe le premier rang; car en lui
» il a plu (à Dieu) de faire habiter toute plénitude ^.
» (Dieu) a voulu réconcilier tous les êtres par le sang
» de sa croix, par lui-même, tout ce que la terre et le
» ciel renferment » .
Coloss. II : « Je veux que vous sachiez quelles an-
» goisses j'éprouve à votre sujet et au sujet de ceux
» de Laodicée et de tous ceux qui ne m'ont pas vu en
» personne. Je voudrais consoler vos cœurs, les fortifier
« dans l'amour et les doter de toutes les richesses de
» la pleine intelligence, les amener à une pénétration
» plus haute ^ du mystère de Dieu, c'est-à-dire du Christ,
» en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et
» de la science ^ Je vous dis ces choses afin que per-
» sonne ne vous de'tourne du vrai chemin par des paroles
» walencontreusement persuasives; car si je suis absent
» de corps, par mon esprit au moins je suis avec vous,
» me réjouissant de vous voir dans l'ordre et la solidité
» de votre foi au Christ. Comme vous avez reçu Jésus-
» Christ, ainsi demeurez en lui, enracinés, solidement
» bâtis, aÔermis dans la foi telle qu'on vous l'a enseignée^
» abondant en elle d'un cœur reconnaissant. Prenez
* TD.Tpuaa.
* Xccpia; y.ai 'yvcÔcjo);.
70 CHAPITRE \T.
» garde qu'on ne vous trompe avec de la pliilosophie et de
» vains mensonges dérivés de la tradition des hommes,
» conformes aux éléments du monde, non à Jésus-Christ,
» Car c'est en lui qu'habite corporellement toute la pléni-
» tude de la divinité: en lui vous jouissez de cette pléni-
» tude: il est la tête de tout Principe et de toute Puis-
» sance \: en lui vous avez été circoncis d'une circon-
» cision qui n'est pas de main d'homme; vous avez
» dépouillé votre chair corporelle par cette circoncision
» du Christ: vous avez été ensevelis avec lui dans le
» baptême : avec lui vous êtes ressuscites par la foi à la
» puissance de Dieu qui l'a ressuscité, lui, d'entre les
» morts. Tous étiez morts par vos péchés et votre incir-
» concision corporelle: il vous a vivifiés avec lui-même,
» vous remettant tous vos péchés. Il a effacé le décret
» de notre condamnation: il l'a supprimé en l'attachant
» à la croix: il a vaincu les Principes et les Puissances;
» il a montré hardiment leur faiblesse par son triomphe
» sur eux » .
« Que personne ne vous critique au sujet du manger
» et du boire, des fêtes, des néoménies. des ,sahbats. Tout
» cela c'est l'ombre de l'avenir: de cet avenir qui, devenu
» présent, appartient à Jésus-Christ. Que personne ne
» condamne vos efforts, ne vous abaisse ^ dans le cidte
» des anges, ne vous en impose par ses visions, enflés
» que sont ces gens-là par le vain orgueil de la chair.
^ 0î'Xwv iv TaTTcivocppoG'jvr -/.ai 9pra/,ëia twv à"^'^îXc«)Vj a ii^y.'/.Z't
Èa|3aTc'Jwv {]^ar. à [j.r, âopaîttN).
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES 71
» Ih ne se tiennent pas à la tête, à laquelle tout le corps
» est relié' et (jui en tire sa vie et sa croissance selon
» Dieu. Avec le Christ vous êtes morts aux éléments
» du monde. Pourquoi alors, comme si vous viviez dans
» le monde, venez-vous dogmatiser ainsi : Xe prenez pas,
» ne mangez pas, ne touchez même pas à ces choses dont
» l'usage souille, car il est abusif. Ce sont là des précejDtes
» et des enseignements humains, qui ont sans doute une
» apparence de raison dans leur système de superstition,
» d'abaissement de l'esprit et de sévérité envers la chair,
» mais -au fond rien d'honorable, rien qui ne tende à
» la satisfaction de la chair».
De ces textes on déduit que les adversaires combattus
par saint Paul cherchaient à introduire: 1^ des obser-
vances de fêtes, de néoménies, de sabbats: 2° des absti-
nences de certains aliments et des pratiques d'humi-
liation: 3" mi culte des anges. Peuj:-être était-il encore
question de la circoncision (II, 11), qui semble être visée
par le terme d'humiliation. Tout ceci a un aspect assez
judaïque, mais nous ne sommes plus dans la controverse
de l'épître aux Galates. Il ne s'agit plus de l'opposition
entre la Foi et la Loi, mais de rites spéciaux, coordonnés
à des doctrines particulières, que l'on songe à établir
au dessus du fondement de Ja prédication apostolique.
Derrière ces observances apparaît un dogmatisme spé-
cial, dont le trait prédominant est une importance exces-
sive donnée aux anges ^ Saint Paul n'entre pas dans le
^ Les Esséniens attribuaient une vertu particulière à la con-
naissance des noms des anges (Josèphe, Bell. Jiid., II, 8, l).j
72 CHAPITRE YI.
détail; il expose plutôt sa doctrine qu'il n'analyse celle
de ses adversaires. Mais l'insistance avec laquelle il
affirme que tout a été créé par et pour Jésus-Christ, qu'il
a la première place dans l'œuvre de la création et dans
celle de la rédemption, montre bien que les docteurs de
Colosses avaient cherché à diminuer le rôle du Sauveur
dans l'esprit des fidèles de Phrygie. Nous verrons plus
tard des systèmes hérétiques opposer les anges à Dieu,
leur attribuer la création du monde et la responsabilité
du mal, tant moral que physique. Ici les rapports de
Dieu et des anges sont tout différents. Les anges ne
sont pas les ennemis de Dieu, puisqu'on leur rend un
culte et qu'on a besoin d'eux pour compléter l'œuvre
du salut, laissée inachevée par le Christ. Cependant
ces intermédiaires entre Dieu et le monde, ces distin-
ctions d'aliments, ces abaissements de la chair,, sont
des traits qui permettent de rattacher aux gnoses judaï-
santes que nous verrons bientôt apparaître les fausses
ils pratiquaient aussi diverses abstinences. Quoique leur insti-
tution eût un caractère local, il y avait pourtant des Essé-
niens en dehors d'Engaddi, répandus dans les villes et vivant
au milieu des autres juifs, tout en maintenant leurs propres
observances. Le culte des anges reparut en Asie au IV® siècle,
et précisément aux environs du Lycms. Le fameux sanctuaire
de saint Michel à Khonae, près de l'ancienne Colosses (Bonnet,
Narratio de miractilo a Michaele Archangelo Chonis patrato;
cf. Bull, critique, 1890, p. 441) peut remonter à ce temps-là.
Le concile de Laodicée (can. 35) signale des coteries religieusse
qui tenaient des assemblées en l'honneur des anges et les in-
voquaient par leurs noms. En dehors des trois anges que men-
tionne la Bible, les juifs en connaissaient beaucoup d'autres,
Uriel, Jérémiel, etc.
LD.S PREMIÈRES HÉRÉSIES 73
doctrines que saint Paul dut extirper de l'église de
Colosses K
Telle est l'à-iYvojTi; inculquée par l'apôtre. Le pro-
grès dans la foi objective est le progrès de la conception
du Christ. On peut remarquer que les expressions eni-
ployées dans ces épîtres ne visent pas les rapports entre
le Christ et son Père céleste. Le mot de Verbe n'est
pas prononcé. Paul n'en a pas besoin, car il ne se préoc-
cupe que des rapports du Christ et des créatures. On
prétend l'abaisser au rang des anges: il le relève au
dessus de toute créature, et ce n'est pas seulement la
première place qu'il lui donne: il fait de lui la raison
d'être, la fin, l'auteur même de la création.
A cette haute conception du Christ se rattache la
théorie de l'Eglise ^. L'Eglise est l'ensemble des êtres
auxquels est appliquée l'œuvre du salut. Cette application
est faite par Dieu aux hommes de toute origine. Grecs,
Juifs, Barbares, Scythes, esclaves, hommes libres, et cela
par un don gratuit. L'Eglise ainsi recrutée tient tout
de Jésus-Christ : il en est la raison d'être, le principe
vital, la tête, le chef. Il est descendu du ciel pour la
constituer, en opérant sur la croix l'œuvre du salut ;
^ On prétend quelquefois que saint Paul a en vue ici des
hérésies gnostiques, parce qu'il parle d'éons et de plérôme. Mais
c'est Paul lui-même, non ses adversaires, qui emploie ces ter-
mes, et cela en des sens diiférents de oeux qu'ils auront chez
les Valentiniens. Ce sont les Gnostiques qui ont emprunté ces
mots à saint Paul, tout comme ils ont pris à saint Jean ceux
de Logos, Zoé, etc.
2 Ejyh., lY; cf. Col., III, 11.
74 CHAPITRE VI.
remonté au ciel, il opère en elle la propagation et la
perfection de son œuvre. Il a institué dans son sein les
différents degrés du ministère ecclésiastique, les apôtres,
les prophètes, les évangélistes, les pastours, les docteurs,
en vue de l'adaptation des saints à l'œuvre commune,
à l'édifice sacré qui est le corps du Christ. Sous l'effort
du Christ, transmis par ces instruments, nous croissons
tous dans une même foi, une même science (èTûtyvojgi;),
foi et science dont l'objet est toujours le Fils de IJieu,
et nous arrivons à l'accomplissement de notre vocation,
à cet âge d'homme qui est la possession du Christ dans
toute sa plénitude.
Ainsi, dans l'Eglise, toute vie doctrinale vient de
Jésus-Christ, tout progrès en science procède de lui
et tend à une connaissance plus parfaite de lui et de
ce plérôme, de cette plénitude divine qui habite en lui.
Toute la vie chrétienne va de lui à lui. Cette forte pensée
trouvera plus tard une image dans l'A et Vis) de saint
Jean.
Le danger qui menace cette croissance doctrinale, ce
sont les v^ains enseignements des faux docteurs, varia-
bles comme le vent et les hasards du jeu, procédant
de la malice humaine et conduisant artificieusement à
l'erreur les esprits encore mal assis dans la vraie foi ^
Paul laisse même entendre que ces systèmes étrangers
à l'enseignement traditiomiel aboutissent à la justifica-
tion de la corruption charnelle.
1 Eph., IV, 17-24.
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES iD
La suite des événements ne justifia que trop les
appréhensions de l'apôtre. Les documents dont nous
disposons pour apprécier ces premiers stades de l'hé-
résie nous transportent, il est vrai, assez loin du temps
où saint Paul écrivait aux Colossiens; ils sont du reste
plutôt polémiques que descriptifs. Mais il en résulte
clairement que, longtemps même avant l'apparition des
fameuses écoles gnostiques sous le règne d'Hadrien,
des enseignements analogues aux leurs s'insinuaient un
peu partout, divisant les fidèles, pervertissant l'Evan-
gile, et tendant à le transformer en une sorte de justi-
fication des faiblesses humaines.
Telle est la situation qui se révèle dans les lettres
dites Pastorales, dont deux, adressées à Timothée, sem-
blent viser une situation asiatique. Les prêcheurs d'hé-
résie n'y sont plus indéterminés, comme dans l'épître
aux Colossiens: leurs noms sont indiqués: Hyménée,
Philète, Alexandre. Ils se posent en docteurs de la loi
{^(jfj.o^i^oLG'/.y.'koi): leurs enseignements sont des fables ju-
daïques: ils s'adressent aux esprits faibles, curieux, tour-
mentés de la démangeaison d'apprendre, aux femmes
en particulier, les occupant de questions sottes autant
que subtiles, de mythes, de généalogies interminables.
Dans la pratique on inculque l'aversion pour le mariage
et pour certains aliments. Quant à la résurrection, elle
est déjà faite, c'est-à-dire qu'il n'y a qu'une résurrection
morale. En dehors du danger que la foi court dans les
entretiens avec ce^s prétendus docteurs, il y a là une
«ource de querelles où s'usent les liens de la charité.
76 CHAPITRE VI.
Les Pastorales nous représentent saint Paul afiligé
de constater tant d'ivraie dans sa moisson apostolique.
En d'autres documents des hérésies et de la sollicitude
qu'elles excitaient chez les chefs de l'Eglise, ce n'est
plus seulement la tristesse qui se révèle, c'est l'indi-
gnation: ainsi, dans la lettre de saint Jude, dans la
seconde épître de saint Pierre, dans l'Apocalypse de
saint Jean. Les hérétiques sont dénoncés comme des
théoriciens d'immoralité, qui mettent la grâce de Dieu^
l'Evangile, au service de la luxure; les plus terribles
châtiments leur sont réservés par la justice divine. Ici
encore il est question de mythes subtils, habilement
combinés: d'autres détails sont réprouvés, mais avec
plus d'énergie que de clarté.
Saint Jean aussi, dans les sept lettres par lesquelles
s'ouvre l'Apocalypse, se montre fort irrité. Dans les églises
d'Asie sévit une propagande à conséquences immorales.
Elle autorise la fornication et les viandes provenant des
sacrifices païens. L'enseignement sur lequel se greffe cette
morale relâchée n'est décrit nulle part : il est caractérisé
par un terme énergique: les profondeurs de Satan. Les
faux docteurs se disent apôtres et ne le sont pas, se
prétendent juifs et ne sont que la synagogue du démon.
Par deux fois ^ ils sont désignés : ce sont des Nicolaïtes.
Ce n'est sûrement pas avec de tels renseignements
que l'on peut se faire une idée des erreurs propagées
1 II, 6, 14.
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES 77
en Asie au temps de l'Apocalypse. Et la tradition n'ap-
porte ici aucune lumière. Saint Irénée ne connaît l'hé-
résie des Nicolaïtes ^ que par le texte de saint Jean;
il en résume les données par les mots indiscrète vivunt.
Clément d'Alexandrie en est au même point. Cependant
ces deux auteurs s'accordent à rattacher la secte nico-
laïte au diacre Nicolas, nommé dans les Actes des apôtres ^.
Ceci n'est rien moins que prouvé ^.
Les Nicolaïtes ne sont pas les seuls hérétiques qui
se soient rencontrés avec l'auteur de l'Apocalypse. Po-
lycarpe racontait que Jean, le disciple du Seigneur,
étant entré dans un bain, à Ephèse, y aperçut un cer-
tain Cérinthe et qu'il sortit aussitôt en disant : « Fuyons,
la maison pourrait s'écrouler, puisqu'elle abrite Cérinthe,
l'ennemi de la vérité » ^ Saint Irénée, qui nous a con-
J Irénée, I, 26; III, 11; Clément, Sirom., II, 118; III, 25, 26.
La description d'Hippolyte (Pseiido-Tert., 48; Epiph., 25, 26;
Philastr., 33; cf. Photius, cod. 232) se rapporte à un système
ophitique.
"^ Act., VI, 5; c'était un des Sept: xai NticoXasv TroocrX-jTov,
'AvTt3x-'a; pas d'autre détail. Clément atteste l'immoralité de la
secte, mais il disculpe Nicolas, sur le compte duquel il raconte
l'histoire suivante. Nicolas avait une femme dont il était extraor-
dinairement épris. Les apôtres le lui ayant reproché, il l'amena
dans l'assemblée et permit à qui voudrait de la prendre (-j^ry.ai).
Il vécut depuis dans son unique mariage, dont il eut un fils
d'une conduite exemplaire et des filles qui passèrent leur vie
dans la virginité. Sa maxime était qu'il fallait malmener la
chair (Trapay^p-^aôxi t*^ aap/.i). Matthieu en disait autant. Ces mots
avaient pour eux un sens ascétique, mais les sectaires les inter-
prétaient dans un sens pervers.
^ Harnack, Chronologie, p. 536, note.
••Irénée, Haer., III, 3; cf. Eusèbe, IV, 14.
78 CHAPITRE YT.
serve ce récit de Poljcarpe. domie ^ des détails sur la
doctrine de Cérinthe et saint Hippolj'te ^ ajoute quel-
ques traits à son exposé. On voit par ce qu'ils en di-
sent que Cérinthe était en somme un docteur juif, at-
taché au sabbat, à la circoncision et autres rites. Com.me
les Ebionites de Palestine, il enseignait que Jésus était
fils de Joseph et de Marie. Dieu (y; O-èp tz o/a y.rj^t^ziy.)
est trop au-dessus du monde pour pouvoir s'en occuper
autrement que jDar intermédiaire. C'est un ange qui a
créé l'univers, un autre qui a donné la Loi: celui-ci
est le dieu des juifs. Us sont l'un et l'autre tellement
au-dessous- de l'Etre suprême qu'ils n'en ont aucune
connaissance. Au baptême de Jésus une vertu divine,
le Christ (Irénée ) ou le Saint-Esprit (Hippolyte), procédant
du Dieu suj)rême, descendit sur lui et habita en lui
jusqu'à sa Passion, exclusivement ^.
Une vingtaine d'aimées après rApocah3)se, Ignace,
évêque d'Antioche, condamné à mort comme chrétien et
destiné à subir à Rome le supplice des bêtes féroces,
traversait rapidement la province d'Asie. Dans les let-
tres qu'il eut occasion d'écrire à certaines églises de ce
pays, il vise à son tour la situation doctrinale et prému-
nit les fidèles contre les hérésies que l'on semait chez eux.
1 Haer., I, 26.
'^ Représenté par Pseudo-Tert., 48; Epiph., 28; Pliilastr., 36.
Lies Philosophumena (^TI, 33 ne font que reproduire saint Irénée.
3 D'après Hippolyte, Cérinthe aurait enseigné que Jésus n'é-
tait pas encore ressuscité, mais qu'il ressusciterait avec les autre»
justes. Cette assertion invraisemblable est contredite par Irénée.
LES PREMIÈRES HÉRÉSIES 79
Ce qui le frappe avant tout, c'est la tendance aux
coteries et aux schismes. Il avait vu de ses yeux, à
Philadelphie, des réunions hérétiques.
« Quelques-uns ^ ont voulu me tromper selon la chair,
» mais l'Esprit ne s'égare pas, car il est de Dieu. H sait
» d'où il vient, où il va, et dévoile les choses cachées.
» Je criai au milieu de leurs discours, je criai à haute
» voix: Tenez-vous à l'évêque, au presbytère et aux
» diacres. — Certains d'entre eux supposèrent que je
» parlais ainsi parce que je connaissais leur séparation :
» mais, Celui pour qui je porte des chaînes en est té-
» moin, ce n'est pas la chair, ce n'est pas l'homme qui
» me l'avait appris. C'est l'Esprit, qui proclame cet ensei-
» gnement : Ne faites rien sans l'évêque : gardez votre
» chair comme le temple de Dieu: aimez l'union, fuyez
» les divisions, soyez les imitateurs de Jésus-Christ,
» comme il l'est de son Père ».
Les promoteurs de ces réunions étaient des prédi-
cateurs ambulants qui s'en allaient de ville en ville
semer leur ivraie. Ils ne réussissaient pas toujours. Ainsi,
sur la route de Philadelphie à Smyrne, Ignace s'était
rencontré avec des prédicateurs hétérodoxes qui venaient
d'Ephèse, où ils n'avaient eu aucun succès ^. Il est pro-
bable qu'Ignace connaissait ces hérétiques avant de venir
en Asie, et qu'il cherche à prémunir les églises de ce
pays contre un ennemi nouveau pour elles, mais auquel
il était lui-même accoutumé.
ï Philad., YII.
^ Eph., IX.
80 CHAPITRE yi.
La doctrine que l'on inculquait dans ces conciliabules
est qualifiée avant tout de judaïsme. Il ne s'agit plus,
bien entendu, du simple judaïsme légal, mais de spé-
culations où se combinent trois éléments : le mosaïsme
rituel, l'Evangile, et des rêveries étrangères à l'un et à
l'autre. Les rites juifs, après avoir été défendus pour
eux-mêmes et comme moyen de salut, servaient mainte-
nant de recommandation, d'appareil extérieur, pour des
systèmes religieux assez étranges. Ignace revient sou-
vent sur le sabbat, la circoncision et autres observances,
qu'il traite de surannées. Il insiste sur l'autorité du Tes-
tament nouveau et des Prophètes ; ceux-ci sont ratta-
chés à l'Evangile et opposés indirectement à la Loi.
La christologie des hérétiques, seule partie du sys-
tème qui soit clairement indiquée, est une christologie
docète : « Devenez ^ sourds quand on vous parle en
» dehors de Jésus-Christ, le descendant de David, le
» fils de Marie, qui est réellement né, qui a mangé, qui
» a bu, qui a été réellement persécuté sous Ponce Pi-
» late, réellement crucifié : qui est réellement mort, à la
» vue du ciel, de la terre, des enfers, qui est réellement
» ressuscité par la puissance de son Père ^ S'il a souf-
» fert en apparence, comme le prétendent certains athées,
» c'est-à-dire certains infidèles, qui ne vivent, eux, qu'en
» apparence, pourquoi donc suis-je enchaîné ? Pourquoi
» souhaité-je combattre les bêtes? Est-ce pour rien que
1 TralL, IX, X.
^ Remarquer l'analogie avec le symbole apostolique, dans
son deuxième article.
lp:s premières hérésies 81
y> je vais mourir? » Ces expressions ne s'appliquent pas
seulement à la réalité de la mort et de la résurrection
du Sauveur : elles embrassent toute la durée de sa vie
terrestre. Elles ne visent pas le docétisme impropre de
Cérinthe, mais un vrai docétisme, comme celui de Sa-
turnil et de Marcion, pour lesquels Jésus-Christ n'avait
jamais eu que l'apparence de la chair.
L'eschatologie (doctrine des fins dernières) n'est pas
indiquée ; mais l'insistance avec laquelle Ignace appuie
sur la résurrection réelle du Christ et sur l'espérance
de la résurrection individuelle porte à croire que les
hérétiques rejetaient aussi la foi à la résurrection de la
chair ^ Cette négation privait la morale du plus clair
de sa sanction. Le mot de l'épître aux Philadelphiens :
« Gardez votre chair comme le temple de Dieu » donne
à entendre que les dogmes nouveaux avaient des con-
séquences immorales. Cependant elles ne sont que fai-
blement indiquées. Ce n'est pas par leur inconduite,
c'est plutôt par leur esprit de coterie que les hérétiques
nouveaux mettent l'Eglise en danger.
La doctrine que saint Ignace oppose à cette prédi-
cation de contrebande est peu développée dans ses let-
tres. L'Ancien Testament était jadis un état religieux
justifié, mais imparfait: maintenant il est aboli. Le martyr
' Cf. Polycarpe, Philipp., VII: «Celui qui ne confesse pas
que Jésus-Christ est venu dans la chair, celui-là est un ante-
christ; celui qui n'accepte pas le témoignage de la croix, celui-
là est du diable ; celui qui falsifie les paroles du Seigneur dans
le sens de ses passions et dit qu'il n'y aura ni résurrection ni
jugement, celui-là est le premier-né de Satan » .
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. 6
82 CHAPITRE VI.
ne le transforme pas en allégories ^: il y voit la pré-
face de TEvangile. Sa christologie présente quelques
traits remarquables. Jésus-Christ est vraiment homme
et vraiment Dieu : « Notre Dieu ^, Jésus-Christ, a été
» conçu dans le sein de Marie suivant la dispensation
» divine, de la race de David et de l'Esprit Saint; il est
» né, il a été baptisé, afin que par la vertu de sa pas-
» sion l'eau fût purifiée » . Sa préexistence à l'Licarna-
tion est vigoureusement affirmée : « Il n'y a ^ qu'un
» médecin, en chair et en esprit, né et pas né {natiis
» et innatus, y^^^v'/itg; /.aî 7.yh^T^roi)^ Dieu dans la chair^
» vie véritable dans la mort, issu de Marie et de Dieu^
» d'abord passible et alors même impassible, Jésus-Christ,
» notre Seigneur » . Ignace connaît la doctrine du Verbe :
^> Il n'3' a qu'un Dieu, qui s'est manifesté par Jésus-
» Christ, son Fils, qui est son Verbe, proféré après le
» silence "*, qui a plu en tout à celui qui l'envoya » .
Cette prolation temporelle n'empêche pas Jésus-Christ
1 Comme Pseudo-Barnabe, par exemple.
^Eph., XVIII.
^ Eph., VII.
^ Magn., VIII. — Les anciennes 'éditions portaient: h Icnv
aOrs-j Aci'^'s; àtois;, où;c h.-b at-j'x; -pocX^or*. Saint Ignace semblait ré-
futer le valentinianisme, système où l'on trouve le Verbe sor-
tant, par intermédiaire, il est vrai, de Sigé (Silence), la com-
pagne de l'Abîme éternel. Il y avait là un argument contre
Tauthenticité de cette lettre et des autres. M. Th. Zahn a prouvé
iPF. aposi., t. II, p. 36) que les mots àfoio'; cù/- ne se lisent
pas dans les textes les plus autorisés. Ils représentent une cor-
rection faite en un temps où la TrpsîXs'ja'.; temporelle du Verbe
était abandonnée et condamnée par les théologiens orthodoxes.
Mais cette doctrine fut longtemps cultivée : on le verra plus loin.
LES PllHMlÈKES HÉRÉSIES 83
d'être au-dessus du temps, en dehors du temps, d'avoir
existé avant les siècles auprès du Père ^
Les hérésies, dans ces temps reculés, poussent sur
un fond juif, mosaïste. Les faux docteurs sont toujours
des docteurs de la Loi, attachés à la circoncision, au
sabbat et autres rites. Mais ils n'enseignent pas que la
Loi : il ne faut pas les confondre avec les bons scribes
de Jérusalem et leurs disciples pharisiens, absorbés par
le droit canonique et ses commentaires. Ce sont de
vrais théologiens, qui profitent largement de l'indiffé-
rence relative de leurs coreligionnaires à l'égard de tout
ce qui n'est pas le culte de la Loi, pour se livrer à
des fantaisies doctrinales. Encore ne s'en tiennent-ils
pas là. Un ascétisme bien caractérisé, célibat, alimenta-
tion végétarienne, abstinence du vin, se superpose chez
eux aux observances déjà bien minutieuses du mosaïsme.
Ceux d'entre eux qui ont accepté le christianisme com-
binent avec leurs « fables judaïques» les données nou-
velles introduites par l'Evangile et cherchent à les incul-
quer aux nouveaux convertis, en même temps que leurs
règles de vie austère. Ce sont en somme des gnostiques
judaïsants, qui préludent, dans les premières églises, à
l'invasion du gnosticisme philosophique.
^ 'Yrrip' y.otipiv, ây^pivo: i ad Polyc.^ III), Trpi auôvwv Trapà llarpi
(Magn., VI).
CHAPITEE VII
L'épiscopat.
La fraternité chrétienne menacée par l'hérésie. — Nécessité de la hié-
rarchie. — Situation à Jérvisalem et à Antioche. — Organisation des églises
au temps de saint Paul. — Le collège épiscopal, les diacres. — L'épiscopat
unitaire, sa tradition. — Apparent conflit entre l'épiscopat collégial et l'é-
piscopat monarchique.
La plupart des documents allégués jusqu'ici con-
cernent les églises de la province d'Asie: mais il est
aisé de croire que la situation était la même à peu
près partout. Elle était fort grave. Il ne s'agissait de
rien moins que de savoir si le christianisme resterait
fidèle à l'Evangile. La simple prédication des premiers
jours allait-elle être submergée par des ilôts de doctrines
étrangères? Cette religion si pure, héritée de ce qu'il
y avait de plus recommandable en Israël, cette morale
saine, cette piété confiante et calme, tout cela allait-il
être livré sans défense aux colporteurs de doctrines bi-
zarres et aux charlatans immoraux ? Car ils étaient nom-
breux et divers; ils couraient d'église en église sous les
dehors d'apôtres ou de prophètes, se réclamant de tra-
ditions juives, d'autorités évangéliques, faisant valoir
des considérations de philosophie abstruse, propres à
étourdir les ânies simples.
l'épiscopat 85
Comment les écarter? En ces premiers temps l'Eglise
ne disposait encore ni d'un canon bien défini de ses Ecri-
tures saintes, ni d'un symbole universellement reconnu,
ni même d'autorités ecclésiastiques bien assises, con-
fiantes en elles-mêmes et appuyées sur une tradition
solide. Dans les assemblées chrétiennes la parole était
aussi facile à obtenir que dans les s^-nagogues ; si les
discours prenaient une mauvaise tournure, il était sans
doute aisé aux présidents de l'assemblée d'arrêter l'ora-
teur. Mais s'il résistait, si la discussion s'engageait, que
répondre à des gens qui se réclamaient soit des grands
apôtres d'Orient, soit des docteurs de la Loi, soit même
et surtout du Saint-Esprit? On a vu quelle peine avait
saint Paul à régler l'inspiration de ses Corinthiens. Et
comment empêcher la propagande en dehors des réu-
nions communes, la formation de coteries où, même en
dehors de toute perversion doctrinale, se dissolvait l'u-
nion fraternelle des premiers jours?
Il n'}^ avait qu'un moyen de sortir de là ; c'était de
renforcer dans la communauté locale les organes d'unité
et de direction. Aussi n'est il pas étonnant que les plus
anciens documents sur l'hérésie soient aussi les plus
anciens témoignages sur le progrès de l'organisation
ecclésiastique. Les Pastorales insistent beaucoup sur le
choix des prêtres ou évêques, sur leurs devoirs, sur
leur compétence : c'est là aussi le thème presque unique
des lettres de saint Ignace. C'est donc le moment d'é-
tudier d'un peu plus près les origines du gouvernement
hiérarchique dans la société chrétienne.
86 CHAPITRE VIT.
Nous avons vu que la communauté primitive de Jé-
rusalem avait vécu d'abord sous la direction des douze
apôtres, présidés par saint Pierre. Un conseil d'anciens
{preshyteri, prêtres) et un collège de sept diacres com-
plétaient cette organisation. Plus tard, un « frère » du
Seigneur, Jacques, apparaît auprès des apôtres, parta-
geant leur autorité supérieure. Après leur dispersion
il les remplace à lui seul et prend le rôle de chef de
l'église locale. A sa mort (61) on lui donne un succes-
seur, lui aussi parent du Seigneur, Siméon, lequel vécut
jusqu'en 110 environ. Cette liiérarchie hiérosolymite
nous offre exactement les mêmes degrés qui seront plus
tard d'usage universel.
Sur la deuxième communauté, celle d'Antioche, nous
sommes moins renseignés. On voit d'abord à sa tête un
groupe de personnages apostoliques ou inspirés: puis
l'obscurité se fait et il faut attendre le temps de Trajan.
Alors l'église d'Antioche est gouvernée comme celle de
Jérusalem. Ignace, l'évêque, est le pendant de Siméon
de Jérusalem. Quelquefois ^ il s'intitule évêque non
d'Antioche, mais de Syrie, ce qui permet de conjectu-
rer qu'alors il n'y avait encore que deux églises di-
stinctes en ces contrées, celle de Jérusalem pour les
chrétiens judaïsants de Palestine et celle d'Antioche
pour les groupes hellénistes de Syrie. L'évêque syrien
est assisté, comme celui de Jérusalem, de prêtres et de
diacres. La tradition a conservé le nom d'un prédéces-
^ Rom., II; cf. Rom., IX, Magn., XIV, Trait. XIII.
l'épi SCO PAT 87
seur d'Igiiace, Evode. Par lui la liiérarcliie se reliait
au temps apostolique.
Dans ses missions, saint Paul ne put manijuer de
domier à ses chrétientés un commencement d'organi-
sation ecclésiastique, et c'est bien ainsi que l'auteur des
Actes présente les choses quand il montre * l'apôtre
instituant dans chaque ville des presbi/teri (prêtres). Ce-
pendant ces chefs locaux sont rarement mentionnés dans
ses lettres. Les plus anciennes parlent plutôt d'actes
exercés que de fonctions constituées ^, ou, s'il s'agit de
fonctions, celles de l'apostolat itinérant, œcuménique,
sont plus clairement visées que celles du gouvernement
local. C'est ainsi que Tépître aux Ephésiens ^ énumère
en même temps les apôtres, les prophètes, les évangé-
listes, les pasteurs et les docteurs: ces termes ne sont
pas tous techniques, et les trois premiers n'ont rien à
voir avec l'organisation locale de l'Eglise. Il ne faut
pas croire, du reste, que, dans ces groupes de néophytes,
les dignitaires pussent avoir, aux yeux des apôtres, un
relief bien prononcé. Tous étaient des convertis de
fraîche date, à peine dégrossis du paganism^e : les véri-
tables chefs étaient encore les ouvriers directs de l'évan-
gélisation.
Cependant le personnel hiérarchique existait déjà:
on le désignait même par les termes qui sont demeurés
1 XIV, 23.
* / TheSS., V, 12, 13: tîj; x.;-'.'î-^Ta; v» jy.Tv /.ai -piV^Ta ar/ij; 6y.'"*
h K'jpiw xat NCJtjîTs-jvTa; jy-î; ; / Cor., XII, 28: -j'jo = |;»raî'.;, à^TtÀryit:.
3 IV, 11: TJ'j; ;j.£v à-rrorTTîÀsu:, toj; oi Trps-jrra:, t:j; oi £-ja-ji=-
CHAPITRE VII.
en usage. Dans l'intitulé de sa lettre aux Philippiens,
écrite vers 63, saint Paul s'adresse « aux saints du Christ
qui sont à Philippes, avec les évêques et les diacres».
Quelques années auparavant, en se rendant à Jérusalem,
il avait convoqué les « prêtres » d'Ephèse et leur avait
recommandé la jeune église, où le Saint-Esprit les avait
constitués « évêques » ^ Ici apparaît déjà l'indistinctioii
des prêtres et des évêques et le gouvernement collégial
de l'Eglise. Comme celle de Philippes, l'église d'Ephèse
est dirigée par un groupe de personnages qui sont à
la fois prêtres et évêques.
Cette situation, ou, si l'on veut, cette façon de parler^
se maintint fort longtemps. Dans les épitres de saint
Pierre et de saint Jacques ^, l'église locale est dirigée
par des « prêtres » : dans les Pastorales, où le recrute-
ment et les devoirs des chefs d'église tiennent tant de
place, on les qualifie tantôt de prêtres, tantôt d'évêques.
La lettre de saint Clément (vers 97), très importante ici
puisqu'elle a été écrite à propos d'une querelle sur la
hiérarchie ecclésiastique, nous représente l'église locale
comme gouvernée par des évêques et des diacres. Il en
est de même dans la Doctrine des Apôtres récemment
publiée. C'est la terminologie de l'épître aux Philip-
piens. L'église de Philippes reçut, vers 115, mie lettre
de Polycarpe, évêque de Smyrne: il w^y est question
^ Act., XX. Le discours est évidemment de l'auteur des
Actes, pour les détails d'expression; mais on ne saurait con-
tester que saint Paul ait recommandé sa chrétienté d'Ephèse
aux prêtres ou évêques institués par lui.
* / Petr., Y, 1-5; Jacob., V, 14.
l'éi'isc()i»at 89
que de prêtres et de diacres \ Hermas ^ ne parle pas
autremenf pour l'église romaine de son temps; on peut
en dire autant de la //" Clementis, écrit romain ou co-
rinthien contemporain d'Hermas.
Avec ces derniers écrits nous atteignons à peu près
le milieu du II'' siècle.
On a beaucoup discuté sur ces textes et sur leur
désaccord apparent avec la tradition qui nous repré-
sente l'épiscopat unitaire comme remontant à l'origine
même de l'Eglise et comme représentant la succession
des apôtres dans l'ordre hiérarchique. Il me semble que
la tradition est moins intéressée qu'on ne le prétend
dans cette question, pourvu qu'on veuille bien la poser
simplement, sans esprit de chicane ou de système. Que
l'épiscopat représente la succession des apôtres, c'est
une idée qui correspond exactement à l'ensemble des
faits connus. Les premières chrétientés ont d'abord été
dirigées par les apôtres de divers ordres, auxquels
elles devaient leur fondation, ainsi que par d'autres
membres du personnel évangélisateur. Comme ce per-
sonnel était, de sa nature, itinérant et ubiquiste, les
fondateurs n'ont pas tardé à confier à quelques néo-
phytes, plus particulièrement instruits et recommanda-
bles, les fonctions stables nécessaires à la vie quotidienne
1 V, VI.
2 Vis., III, 5, 1 ; Sun., IX, 27. Il emploie aussi le terme d'é-
vêque, mais d'une manière générale, sans référence spéciale à
son éii'lise.
dO CHAPITRF. VII.
de la communauté : célébration de l'eucharistie, prédi-
cation, préparation au baptême, direction des assem-
blées, administration du temporel. Un peu plus tôt, un
peu plus tard, les missionnaires durent abandonner à
elles-mêmes ces jeunes commmiautés et leur direction
revint toute entière aux chefs sortis - de leur sein *.
Qu'elles eussent un seul évêque à leur tête, ou qu'elles
en eussent plusieurs, l'épiscopat recueillait la succession
apostolique. Que, par les apôtres qui l'avaient instituée,
cette hiérarchie remontât aux origines même de l'Eglise
et tirât ses pouvoirs de ceux à qui Jésus-Christ av^ait
confié son œuvre, c'est ce qui n'est pas moins clair.
Mais on peut aller plus loin et montrer que, si l'épis-
copat unitaire représente, à certains égards, un stade pos-
térieur de la hiérarchie, il n'est pas, autant qu'il paraît,
étranger aux institutions primitives.
D'abord celles-ci ne sauraient être mieux représen-
tées que par l'organisation de la mère-église de Jéru-
salem, qui av^ait été pourvue, dès la séparation des
apôtres, d'un gouvernement miitaire. Il y a aussi toute
raison de croire que ce gouvernement était traditiomiel
à Antioche, dès le commencement du n*" siècle, alors
que saint Ignace lui donne un tel éclat. Dans ses let-
tres, adressées à diverses églises d'Asie, Ignace recom-
mande, avec beaucoup d'instances, de s'attacher à l'é-
^ Il est possible, comme l'a pensé M. Harnack {Texte u. U.,
XV, fasc. 3) que les deux petites lettres // et /// Joh. nous
aient conservé trace de cette substitution et des conflits qu'elle
dut amener çà et là.
L ÉPISCOPAT , 91
vêque, chef de l'église locale, pour résister aux attaques
de l'hérésie. C'est précisément à cause de ce témoi-
gnage rendu à l'institution épiscopale que ses lettres
ont été si longtemps soupçonnées dans certains milieux.
Mais Ignace ne parle pas de l'épiscopat unitaire comme
d'une institution nouvelle ; s'il exhorte les fidèles d'Asie à
se tenir serrés autour de l'évêque, il ne leur parle pas avec
moins d'insistance des autres degrés de la hiérarchie.
Ses recommandations se ramènent à ceci: « Serrez-vous
autour de vos chefs spirituels! » La circonstance que
ces chefs sont distribués en une hiérarchie à trois degrés,
plutôt qu'à deux, est secondaire dans son raisonnement;
cette distribution est visée par lui comme un état de fait,
incontesté et traditionnel : il n'a pas à la recommander \
C'est aussi comme lui état de fait, incontesté et tia-
ditionnel, que l'épiscopat unitaire nous apparaît, vers
le milieu du IP siècle, dans les chrétientés occidentales,
à E/Ome, à Lyon, à Corinthe, à Athènes, en Crète, tout
comme dans les provinces situées plus à l'est. Xulle
part il n'3^ a trace d'une protestation contre un chan-
gement brusque et comme révolutionnaire, qui aurait
fait passer la direction des communautés du régime col-
légial au régime monarchique. Dès ce temps-là on pou-
vait, en certains endroits au moins, énumérer les évê-
^ Si l'on était plus au clair sur les « anges » des églises
d'Asie dont il est question au commencement de l'Apocalypse,
il serait peut-être permis d'affirmer que cette dénomination sym-
bolique vise les évêques de ces églises. Et il n'y aurait pas lieu
de s'en étonner, car entre l'Apocalypse et les lettres d'Ignace il
y a à peine vingt ans. Ce sens, toutefois, n'est pas certain.
92 CHAPITRE YII.
ques par lesquels le temps présent se reliait aux apôtres.
Hégésippe, qui fit un long voyage d'église en église,
recueillit en plusieurs endroits des listes épiscopales, ou
les établit lui-même, d'après les souvenirs et les docu-
ments indigènes. La succession des évêques de E-ome
nous est connue par saint Irénée ; celle d'Athènes par
saint Denys de Corinthe : la première se rattache aux
apôtres Pierre et Paul, l'autre à Denys l'Aréopagite.
A Rome la succession épiscopale était si bien connue,
si bien classée chronologiquement, qu'elle servait à dater
les événements. On disait des hérésies qu'elles avaient
paru sous Anicet, sous Pie, sous Hygin. Dans la querelle
à propos de la Pâque, Irénée datait de la même façon,
en remontant plus haut encore, jusqu'à Télesphore et
à Xyste I, c'est-à-dire jusqu'au temps de Trajan et de
saint Ignace \
^ L'impression qui se dégage de ces dates aurait un peu
moins de valeur — elle subsisterait pourtant — si l'on admet-
tait avec M. Harnack [Chronologie, t. I, p. 158 et suiv.) qu'elles
proviennent toutes d'une petite chronique épiscopale romaine,
du temps de Marc-Aurèle, à laquelle auraient puisé saint Irénée
et divers chronologistes ou hérésiologues postérieurs. Mais l'exis-
tence de ce Liber pontificalis primitif est loin d'être établie par
les arguments dont on l'appuie, et il serait bien imprudent de
raisonner en partant d'un document aussi hypothétique. Même
en acceptant comme ayant réellement existé le texte que M. Har-
nack a cru pouvoir reconstituer, il resterait à expliquer com-
ment, s'il n'y a point eu d'évêque (unitaire) à Rome avant
Anicet, on aurait pu, quelques années après celui-ci, le pré-
senter comme le successeur de toute une série d'évêques et faire
accepter cela tant au public local, à qui la petite chronique était
évidemment destinée, qu'à des personnes comme Hégésij)pe, Iré-
née, Tertullien, Hippolyte, bien placées pour être renseignées.
l'épiscopat 93
Que conclure de tout cela, sinon que l'épiscopat uni-
taire existait déjà, dans les pays situés à l'occident de
l'Asie, au temps où furent écrits des livres comme le
Pasteur d'Hermas, la 77" démentis, la Doctrine des Apô-
tres, l'épître de saint Clément, et que, par suite, les
témoignages donnés par ces vieux textes à l'épiscopat
collégial ne sont nullement exclusifs de l'épiscopat uni-
taire? Vers la fin du IP siècle, l'auteur du Canon de
Muratori disait, en parlant d'Hermas, que cet auteur
avait écrit tout récemment, sous l'épiscopat de son frère
Pie: niipen-ime, temporihws no-stri.s, sedente cafhefra (sic)
nrbfs JiOmae ecclesiae P'io episcopo frafre élus. Ainsi
Hermas ne semble connaître que l'épiscopat collégial:
et pourtant il écrit sous un évêque unitaire, qui est son
propre frère. Vers le temps de l'empereur Commode,
un docteur modaliste comparaît à diverses reprises de-
vant l'autorité ecclésiastique de Smyrne. Hippolyte, qui
raconte le fait \ emploie ici l'expression « les prêtres »
(ot TTpîT^uTîpoi). Il est pourtant bien sûr que Smyrne
avait alors un évêque.
Du reste l'épiscopat collégial, par lequel on a sûre-
ment commencé en plus d'un endroit, ne pouvait être
considéré comme une institution définitive: il dut se
transformer de très bonne heure. On ne gouverne avec
une commission que quand elle est présidée par un chef
qui la tient dans sa main, qui l'inspire, la dirige et agit
pour elle. Il est vraisemblable que les collèges épisco-
^ Adi'. Xoetinn, 1.
94 CHAPITRE VIT.
paux de ces très anciens temps comptaient mi peu plus^
à côté de leurs présidents, que les chanoines de nos
jours auprès de leur évêque. D'après certains souvenirs
lui peu confus que nous a transmis la tradition, ils au-
raient conservé assez longtemps le pouvoir d'ordination,
caractéristique actuelle de la dignité épiscopale. Les
prêtres d'Alexandrie pourvoyaient au remplacement de
leur évêque défunt, non seulement en élisant, mais aussi
en consacrant son successeur \ Cet état de choses re-
montait sans doute à un temps où l'Egypte n'avait
d'autre église que celle d'Alexandrie; il ne serait pas
étonnant que la même situation eût porté les mêmes
conséquences à Antioche, à Rome, à Lyon, partout où
les églises locales avaient un ressort extrêmement étendu.
Et l'on s'explique aussi l'usage de comprendre pré-
sident et conseillers dans une dénomination commune.
Nous disons le clergé, les prêtres, de la paroisse, bien
qu'il y ait entre le curé et ses vicaires une grande dif-
férence d'autorité. De même on pouvait, en parlant des
prêtres de Rome ou des évêques de Corinthe, réunir
dans une seule expression les deux degrés supérieurs de
la hiérarchie. Mais le progrès naturel des choses allait
à une concentration de l'autorité entre les mains d'un
seul : ce changement, si changement il y eut, était de
ceux qui se font tout seuls, insensiblement, sans révo-
lution. Le président du conseil épiscopal avait, à E-ome,
^ Voir les textes rassemblés par dom F. Cabrol dans son
Dictionnaire d'archéologie chrétienne, t. I, p. 1204. Cf. Canones
Hipjjolyti, c. 10.
l'épiscotat 95
à Alexandrie, à Antioclie et bien aillenrs, assez de relief
au milieu de ses collègues pour c^ue son souvenir se soit
conservé isolément et facilement. « L'église de Dieu (jui
habite Rome » pouvait avoir hérité collégialement de
l'autorité supérieure de ses fondateurs apostoliques; cette
autorité se concentrait dans le corps de ses prêtres-évê-
ques; l'un d'entre eux l'incarnait plus spécialement et
l'administrait. Entre ce président et Févêque unique des
siècles suivants il n'y a pas de diversité spécifique.
CHAPITEE YIII.
Le christianisme et la légalité,
Rapports avec l'autorité juive en Palestine. — La religion dans l'état
gréco-romain. — Situation spéciale du judaïsme et du christianisme. — Les
chrétiens confondus avec les juifs, puis distingués d'eiix par les magistrats
romains. — Prohibition du christianisme. — Procédure contre les chrétiens.
— Le rescrit de Trajan. — La raison d'Etat et la propagande évangélique.
La première autorité temporelle avec laquelle le chris-
tianisme eut à compter est celle des chefs de la na-
tion juive. A la mort d'Hérode le Grand (4 av. J.-C.) ses
états avaient été partagés entre ses trois iils, Philippe,
Hérode Antipas et Archélaùs. A Philippe étaient échus,
pour la plupart, les pays situés au delà du Jourdain
jusqu'à la frontière du royaume nabathéen; Antipas
avait eu le nord, Galilée, Décapole et Pérée; Archélaiis
le centre et le sud, Samarie, Judée, Idumée. Archélaiis
fut écarté de bonne heure (6 après J.-C.) et remplacé
par un procurateur romain. Philippe conserva sa tétrar-
chie, comme on disait, jusqu'à sa mort, arrivée en 34;
Antipas lui survécut, mais il finit par être destitué, lui
aussi (39). La principauté de Philippe, rattachée quel-
ques années (34-37) à la province de Syrie, fut donnée
par Caligula (37) à Hérode Agrippa, petit-fils du grand
Hérode, lequel hérita en 39 de la tétrarchie d' Antipas,
et finit (41) par se faire attribuer la province du pro-
LE CHRISTIANISME ET LA LÉ(iALlTÉ 97
curateur, avec Jérusalem et les pays voisins. Le royaume
d'Hérocle le Grand était reconstitué. Ces princes sont
tous mentionnés dans les premières pages de l'histoire
chrétienne, mais ils n'eurent en somme que peu de rap-
ports avec l'Eglise naissante. Hérode Antipas, celui qui
fit périr saint Jean-Baptiste, ne joue qu'un rôle secon-
daire dans la Passion. On ne voit pas que ni lui ni
son frère Philippe aient tracassé les disciples que l'Evan-
gile pouvait avoir dans leurs principautés respectives.
Agrippa lui-même ne se montra hostile que quand il
fut devenu roi de Jérusalem. Là était l'ennemi, le sa-
cerdoce juif, dont l'influence dominait absolument dans
le grand conseil national ou sanhédrin (cuvif^piov), ana-
logue aux sénats des cités grecques. Cette autorité, en
quelque sorte municipale, n'avait pas de compétence en
dehors de la province du procurateur. Dans les petits
royaumes juifs et, à plus forte raison, dans les pays
soumis à d'autres princes, comme Damas, son influence
ne pouvait être que d'ordre moral et religieux. Même
dans son ressort immédiat elle ne pouvait pas tout. Ainsi
le procurateur avait seul, en Judée, le lus gladii, et il
n'était pas toujours disposé à le mettre au service des
rancunes sacerdotales. C'est ce qui fait que les sentences
capitales aient été si peu nombreuses: après Jésus lui-
même, on ne cite que saint Etienne, Jacques fils de
Zébédée et Jacques « frère du Seigneur » , pour qui les
choses aient été poussées jusqu'au bout. Les prêtres se
rattrapaient sur les mesures de moindre sévérité, telles
que les verges et la prison.
DccHESNE. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. 7
08 CHAPITRE \^II.
Après la mort d'Agrippa I (44), son ro^'aume avait
été remis sous le régime des procurateurs. Cependant^
dès l'année 50, son fils Agrippa II, très en faveur auprès
de l'empereur Claude, obtenait, avec la petite princi-
pauté de Chalcis, dans l' Anti-Liban, le droit de surveil-
lance sur le Temple et la nomination du grand-prêtre ;
trois ans plus tard, il échangea sa principauté contre un
ro3'aume qui lui fut constitué au delà du Jourdain avec
l'ancienne tétrarchie de Philippe et une partie de celle
d'Antipas. Les chrétiens n'eurent pas à se plaindre de
lui. Il se montra plutôt bienveillant pour saint Paul
pendant son procès devant le jDrocurateur romain ; quand
saint Jacques « frère du Seigneur » eut été lapidé par sen-
tence du grand-prêtre Hanan le jeune, il s'en montra
fort irrité et n'hésita pas à destituer le pontife. Enfin
c'est dans ses états que la communauté chrétienne de
Jérusalem se retira au moment de l'insurrection. Ce
prince bienveillant vécut jusqu'à l'an 100.
Mais la situation du christianisme, sur ce théâtre
palestinien, est trop spéciale pour que l'on s'y arrête
longtemps. Portons nos yeux sur l'ensemble de l'empire
et voyons dans quelles conditions de sécurité extérieure
les communautés chrétiennes allaient s'3^ trouver.
Que ' l'homme ait des devoirs envers la divinité^
que le citoyen d'un état déterminé ait des devoirs en-
1 Mommsen, Beligionsfrevel nacli rômisclien Becht, dans
VHistorische Zeitschrifi , t. LXIV (1890), p. 421, et surtout lïô-
misches Sir a f redit (1899), p. 5G7 et suiv.
LE CHRISTIANISME ET LA LÉGALITÉ 99
ver»- les -dieux de sa patrie, c'était, dans l'antiquité, un
principe fondamental. Un romain doit un culte aux dieux
de Eome, un athénien à ceux d'Athènes, et ainsi de
suite. D'autre part, non seulement il est libre de toute
obligation à l'égard des dieux des autres états, mais il
lui est interdit de leur rendre un culte. La religion est
essentiellement nationale ; il est aussi incongru de s'af-
filier à un culte étranger que de prendre du service
dans une armée étrangère, ou de consacrer à un état
étranger une part quelconque de son activité politique.
Ce principe n'exclut pas l'exercice d'un culte étranger
sur le sol de la patrie, pourvu que ce culte soit exclu-
sivement pratiqué par les étrangers domiciliés (métèques,
incolae)^ qui, écartés du culte national de leur lieu d'habi-
tation, seraient privés de religion s'ils ne pouvaient
exercer celle de chez eux. Mais cette contiguïté locale
n'entraîne aucune fusion des religions, aucune atténua-
tion des barrières qui les séparent, aucun affaiblisse-
ment des devoirs des citoyens envers leurs dieux res-
pectifs.
La distinction des religions, connexe à la distinc-
tion des états, devait être entamée par la fusion de
ceux-ci. Le droit de cité romaine, en s'étendant aux
habitants, aux citoyens, de cités d'abord distinctes de
celle de Eome, devait avoir pour conséquence l'exten-
sion de la religion romaine elle-même. Les cultes locaux
ne pouvaient être abolis. Xi la Fortune de Préneste, ni
la Diane d'Aricie, ne pouvaient être considérées comme
déchues de leur divinité et de leur droit au culte, parce
100 CHAPITRE VIIT.
que les citoyens de Préneste et d'Aricie étaient devenus
des citoyens romains, obligés comme tels envers Vesta,
Jupiter Capitolin et autres dieux de la cité maîtresse.
De même que les dieux de Rome devinrent les dieux
des nouveaux citoyens, de même aussi les dieux des
nouveaux citoyens devinrent les dieux de Rome. Cette
fusion divine, devenue un principe de conduite politi-
que, porta bientôt de graves conséquences. L'annexion
de l'Italie méridionale à l'état romain introduisit dans
le panthéon de celui-ci toutes les divinités des diverses
tribus grecques, représentées sur la terre italique par
d'anciennes et illustres colonies.
Cette adlectlo in divorum ordinem, comme on pour-
rait l'appeler en style romain, n'avait pas lieu sans for-
malités. Nous savons encore comment on s'y prit pour
Apollon et pour Asclepios. En bien des cas, on paraît
avoir procédé par voie d'identification : Ares était con-
sidéré comme le même dieu que Mars, Aphrodite comme
identique à Vénus, et ainsi de suite.
Avec cette compilation religieuse on pouvait faire
face aux nécessités créées par les annexions en pays
grec et par la colonisation de l'Occident. C'était beau-
coup. Mais il restait, d'un côté comme de l'autre, des reli-
gions nationales qui ne rentraient ni dans le polythéisme
grec, ni dans les cadres religieux de l'Italie latine.
Les chefs de l'empire ne pouvaient avoir l'idée d'en-
lever leurs dieux à ces sujets lointains : on peut cons-
tater qu'ils s'en gardèrent avec soin. Tout ce qu'ils
firent à cet égard, ce fut de prohiber certains usages
LE CHRISTIANISME ET LA LÉGALITÉ 101
qui paraissaient contraires aux bonnes mœurs, comme
les sacrifices humains, la castration, la circoncision. En
ce qui regarde la religion celtique, Auguste alla plus
loin: il l'interdit aux citoyens romains.
On ne peut pas dire cependant que ces religions
exotiques se soient jamais fondues avec celle de l'em-
pire. Isis, Astarté, Mithra, demeurèrent, tout comme
Tentâtes et Odin, à l'état toléré, et ne parvinrent jamais
à l'état officiel. La religion celtique disparut à peu près,
grâce aux progrès de la civilisation romaine, plus pré-
cisément grâce à l'extension du droit latin ou romain.
On peut en dire autant des religions ibériques, mauri-
taniennes, illyriennes, qui se trouvèrent soumises aux
mêmes influences. Les religions orientales eurent la vie
plus dure : non seulement elles se maintinrent sur leurs
sols respectifs: elles se propagèrent fort loin dans le
monde grec, en Italie et bien au delà.
Au commencement cette propagande fut assez mal
accueillie. Un grec, et surtout un romain, quand il tenait
à ses traditions, hésitait à prendre part à ces cultes
exotiques: à la fin, l'empire devint si mêlé que les répu-
gnances cessèrent. Les Romains du plus haut rang fré-
quentèrent les temples orientaux, non seulement en
Orient, comme pèlerins, mais à Rome même, dans les
succursales établies au voisinage du Capitole.
Cette fusion pratique était facilitée par l'absence
d'exclusivisme de la part des religions étrangères. Un
dévot d'Isis n'avait pas l'idée qu'il pût être mal vu de
Jupiter Capitolin: au lY® siècle les sacerdoces romains
102 CHAPITRE VIII.
sont cumulés avec les sacerdoces orientaux par les repré-
sentants des plus vieilles familles de Rome. On pouvait
être membre du collège des pontifes et de celui des
augures sans que cela empêcliât de se faire tauroboliser
suivant le rite de Mitlira ou même de présider aux tau-
roboles.
Telle n'était pas la situation de la religion juive et
de la religion cbrétienne. L'une et l'autre elles profes-
saient un exclusivisme absolu, un exclusivisme fondé
sur tout autre chose que le sentiment patriotique, un
exclusivisme théorique. Le dieu d'Israël et des chrétiens
n'était pas le dieu d'un peuple déterminé, un dieu entre
d'autres dieux. C'était le Dieu unique, le Dieu de tout
le monde, le créateur de l'univers, le législateur et le
juge de l'humanité entière. Les autres dieux n'étaient
que de faux dieux, des hommes divinisés, des démons,
des idoles; ils ne comptaient pas. En dehors du sien,
tout culte était une impiété: les religions des cités, des
nations, de l'empire, n'étaient que de prétendues reli-
gions, des erreurs diaboliques contre lesquelles tout
homme avait le droit et le devoir de protester.
Ces dieux, ces cultes divers, groupés dans une répro-
bation commune du côté juif et chrétien, trouvaient,
dans cette réprobation même et dans la réaction col-
lective qu'elle suscitait, une certaine raison d'unité. Le
paganisme existait en face du monothéisme: il avait
une certaine conscience de lui-même, qui lui était donnée
précisément par l'hostilité dont il était l'objet.
LE CHRISTIANISME ET LA LÉGALITÉ 103
Et non seulement il avait conscience de l'ennemi
commun; il avait encore conscience de l'ami, du pro-
tecteur commun, l'Etat. Encore que le Panthéon fût à
plusieurs étages et que la déesse syrienne, par exemple,
ne fût pas aussi haut placée que Jupiter ou Apollon,
une certaine communion régnait entre les divers cultes.
Si tous les dieux n'étaient pas les dieux de la patrie,
aucun d'eux n'était conçu comme radicalement opposé
au groupe central, celui des dieux romains, renforcé
depuis l'Empire par deux personnages universellement
respectés, la déesse E-ome et le dieu Auguste. Ces der-
niers, représentés et comme incarnés sur terre en tous
les dépositaires du pouvoir central, offraient aux autres
un supplément de prestige qui ne contribuait pas peu
à préciser la notion officielle de la divinité. Qui n'était
pas de ce côté, était évidemment en dehors de la reli-
gion nationale, en tant que Tempire en avait une : c"é
talent des sans Dieu, des athées.
Tant que les juifs avaient eu une existence natio-
nale, leurs colonies en dehors du centre palestinien pou-
vaient être considérées comme se rattachant à ce centre,
leur culte comme un culte étranger, licite, et même
obligatoire pour les personnes de leur nationalité, en
quelque lieu qu'elles fussent établies. Les rois succes-
seurs d'Alexandre s'étaient montrés fort bienveillants
pour ces juiveries. Il les avaient non seulement tolérées,
mais protégées, mais encouragées. Lors de la conquête
romaine, les Juifs purent exhiber aux proconsuls des
chartes de privilège où leur existence était reconnue,
104 CHAPITRE VIII.
OÙ diverses facilités leur étaient spécialement accordées,
au point de vue de l'observation du sabbat, des ser-
ments, du service militaire. Les E-omains reconnurent
tout cela. Dans les localités où de tels privilèges fai-
saient défaut, et surtout à Rome, ils partaient en prin-
cipe des idées généralement admises sur les cultes étran-
gers et laissaient les juifs tranquilles. Cependant s'il
arrivait, et cela se vit assez souvent, que des juifs fus-
sent en même temps citoyens romains, la situation se
compliquait et des portes s'ouvraient à l'arbitraire. Au
premier siècle de notre ère, des juifs authentiques par-
vinrent, dans l'empire, à d'assez hautes dignités: d'au-
tres, bien autrement nombreux, furent, sous Tibère, enré-
gimentés dans l'armée de Sardaigne, armée malsaine,
ou expulsés d'Italie ^ Ceux-ci étaient, ou leurs parents
avaient été, d'anciens esclaves, que l'affranchissement
avait faits citoyens de Rome. Un autre cas pouvait se
poser, celui des recrues que le judaïsme faisait dans
le monde païen. Tant qu'il ne s'agissait que de l'adhésion
au monothéisme, de l'acceptation de la morale juive et
même de certaines observances, comme le sabbat ou
l'abstention de la chair de porc, il ne devait guère y avoir
de difficulté, surtout, bien entendu, pour les petites gens
et les personnes restées en dehors de la cité romaine.
^ Tacite, Ann., II, 85: Actum et de sacris Aegyptiis ludai-
cisque pellendis, factiimque Patrum consultum ut quattuor milia
lïbertini generis ea supearstitione infecta quis idonea aetas in in-
sulani Sardiniam veherentur coercendis illic latrociniis, et si ob
gravitatem caeli interissent, vile damnnm; ceteri cédèrent Italia
nisi certam ante diem profanes ritus exiiissent.
LE CHRISTIANISME ET LA LÉGALITÉ 105
Mais si le prosélytisme atteignait les classes supérieures,
les familles aristocratiques ; si la conversion était poussée
jusqu'à ses conséquences extrêmes, jusqu'à la circonci-
sion ou autres rites impliquant l'incorporation complète
à la société Israélite, alors on se trouvait dans le cas
d'une sorte d'abjuration de la cité romaine ; on était un
apostat, un traître,
Aussi les prosélytes proprement dits paraissent-ils
avoir été fort rares, même avant que, sous Hadrien, la
circoncision commençât d'être interdite ou que Sévère
n'édictât des lois fort dures contre la conversion au
judaïsme.
Théoriquement la destruction du sanctuaire de Jéru-
salem aurait dû entraîner la suppression ou la prohi-
bition du culte juif. Il n'en fut rien. Vespasien, en homme
pratique, vit bien qu'il y avait là plus qu'une question
de nationalité, que le judaïsme survivait à l'état juif et
même au Temple. Il se borna à diriger vers Jupiter
Capitolin le tribut du didrachme que les iils d'Israël
payaient autrefois à Jahvé et à son sanctuaire. Clients
involontaires du grand dieu romain, les juifs n'eurent
pas à se plaindre de lui, ou plutôt de l'état qui se ré-
clamait de son patronage. On leur laissa la liberté et
même les privilèges dont ils avaient joui antérieurement.
Ainsi le judaïsme continua d'être une religion autorisée
{religio Ucita). Le christianisme, au contraire, devint très
vite une religion proscrite (religio illicifa). et il le devint
dès que l'on se fut bien rendu compte de la différence
qui le séparait du judaïsme.
106 CHAPITRE VIII.
On n'y arriva pas tout de suite. Les gouverneurs
romains, gens positifs, n'entraient pas volontiers dans
les querelles de secte. Ils eurent quelque peine, ne s'y
appliquant guère, à distinguer les chrétiens d'avec les
juifs et à comprendre pourquoi les premiers étaient si
mal vus des autres. Les perplexités de Pilate se retrou-
v^èrent chez le proconsul d'i^chaïe Gallion, quand saint
Paul eut maille à partir avec les juifs de Corinthe, de
même que chez les procurateurs Félix et Festus, quand
il fut poursuivi devant eux par le grand-prêtre de Jéru-
salem. Dès avant ces événements, la police de Rome
ayant constaté que les juifs se disputaient outre mesure
à propos d'un certain Chrestus, avait mis les parties
d'accord en expulsant tout le monde.
Une telle incertitude ne pouvait durer. Les juifs ne
pouvaient admettre qu'une secte abhorrée profitât de
leurs privilèges, ni surtout qu'elle les compromît par
les excès de sa propagande. Ils ne purent manquer de
renseigner les autorités. Dès le temps de Trajan la pro-
fession du christianisme était interdite. Pline \ gouver-
neur de Bithj'iiie en 112, n'avait jamais, avant d'être re-
vêtu de ces fonctions, assisté à des procès de christia-
nisme (cognltloneb' de christlanls): mais il savait qu'on
en faisait et qu'ils aboutissaient à des pénalités graves.
Il a dû y avoir un moment où l'autorité supérieure, en
ce genre de choses, a défini que le fait d'être chrétien
était im fait punissable. Quel est au juste ce moment?
» Plin. Ep., X, 96.
LE CHRISTIANISME ET LA LÉCiALITÉ 107
Cela est bien difficile à savoir. Avant Trajan on compte
communément deux persécutions, celle de Néron et celle
de Domitien. Mais les faits que l'on rapporte à ces per-
sécutions, les supplices des chrétiens de E-ome, fausse-
ment chargés de l'incendie de l'année 64, et la mort
d'un certain nombre de personnes de rang élevé que
Domitien fit disparaître sous prétexte d'athéisme, sont
des faits un peu particuliers, qui s'expliqueraient aisé-
ment en dehors de toute prohibition officielle du chris-
tianisme. Us pourraient donc être antérieurs à la loi
prohibitive et il n'y a pas grand chose à en tirer dans
la question présente.
L'épître de saint Pierre adresse aux fidèles la recom-
mandation suivante: « Que personne d'entre vous ne
» souflPre {TzxGy^izoi) comme meurtrier ou comme voleur,
» ou comme malfaiteur, ou comme se mêlant de ce qui
» ne le regarde pas (àAAOTpiîTrtc/.oTro;): mais [s'il souffre]
» comme chrétien, qu'il n'en ait point de honte » \ Les
souffrances que vise ici l'apôtre sont les châtiments que
l'on peut encourir de la part des autorités préposées à la
répression des voleurs, des assassins, etc., c'est-à-dire de
la part des tribunaux réguliers. Il est naturel de croire
que ces paroles n'ont pas été écrites avant que ces tri-
bunaux n'aient commencé à instrumenter expressément
contre les chrétiens. Si la date de l'épître pouvait être
établie avec précision et certitude, elle fournirait, dans
la question présente, une indication de grande valeur.
^ / Petr., IV, 15.
108 CHAPITRE viir.
Les autorités supérieures de l'empire eurent, dans la
période qui nous occupe, plus d'une occasion de se rensei-
gner sur la situation des communautés chrétiennes par
rapport au judaïsme et aux lois en vigueur. Il est difficile
que le procès de saint Paul, par exemple, n'ait point at-
tiré leur attention sur de tels sujets. On peut en dire au-
tant de l'incendie de Rome et de la persécution soulevée
alors contre ceux que « le vulgaire appelait chrétiens » .
D'après un renseignement qui nous est parvenu, il
est vrai, sous une forme un peu tardive \ Titus aurait
fait la différence des deux religions, et, s'il se décida
à brûler le Temple de Jérusalem, c'était dans l'espoir
de les extirper l'une et l'autre. Domitien s'attacha à
augmenter le rendement de l'impôt du didrachme. Il
l'exigea, non seulement des juifs inscrits comme tels,
mais de ceux qui dissimulaient leur origine, et de ceux
qui sans être juifs de race, vivaient à la juive et s'abste-
naient de se faire inscrire. Cette opération, menée avec
une extrême sévérité, entraîna néoessairement des re-
cherches rigoureuses sur la situation confessionnelle des
juifs et des chrétiens. En dehors de ces faits connus,
on peut être sûr qu'il s'en produisit nombre d'autres,
^ C'est un passage de Sulpice Sévère, Chron., II, 30, que
l'on croit avoir été copié dans la partie perdue des Histoires de
Tacite. Au conseil de guerre qui eut lieu la veille de la prise
de Jérusalem, Titus fut d'avis de détruire le Temple, quo iile-
nius ludaeorum et Christianorum religio tôlier etur ; quippe has
religiones, licet contrarias sïbi, isdem tamen ah aiictoribits pro-
fectas: Christianos ex ludaeis extitisse; radiée suhlata stirpetn
facile perituram. Josèphe prête à Titus de tout autres dispo-
sitions.
LE CHRISTIANISME ET LA LÉdAMTÉ 100
qui purent appeler l'attention du législateur et le dé-
cider à prendre un parti.
Une fois proscrite, la profession du christianisme pou-
vait donner lieu à un procès engagé par un accusateur
privé devant le tribunal compétent; elle pouvait aussi
être signalée à l'attention du personnel policier et mettre
en miouvement les magistrats, à Rome le préfet, en
province les gouverneurs et leurs subalternes. Comme
l'affaire était capitale, c'est presque toujours ^ aux gou-
verneurs qu'elle aboutissait: c'est eux, en tout cas, qui
apparaissent invariablement dans les récits relatifs aux
martyrs.
On a cherché souvent, à la suite de Tertullien, à
quelle catégorie criminelle se ramenait le fait d'être chré-
tien. C'est là, je crois, une affaire de mots. La termi-
nologie juridique des Romains ne contenait aucune dési-
gnation correspondant à l'apostasie de la religion na-
tionale. L'expression crimen laesae Romanae reUglonisy
qui se rencontre une fois sous la plume de Tertullien,
caractériserait bien ce dont il s'agit, mais elle n'était
pas en usage. Le crimen laesae maiestatis, était, au con-
traire, bien défini par les lois. Au temps où nous sommes
et dans les conditions où le problème se posait, il n'y
avait pas loin de l'un à l'autre. Un accusateur qui au-
rait voulu procéder dans toutes les formes aurait peut-
^ Certaines villes avaient conservé la juridiction criminelle
complète. Leurs magistrats auront sans doute fait plus d'un
martyr; mais, sur ce point, les renseignements font défaut.
110 CHAPITRE VIII.
être pu intenter à un chrétien une action de lèse-majesté.
Je ne sais si le cas s'est jamais présenté K
Dans la pratique, les chrétiens étaient dénoncés, re-
cherchés, jugés, condamnés, comme chrétiens. L'opinion
publique pouvait les charger de toute espèce d'horreurs;
jamais on ne les voit condamner pour magie, infanticide,
inceste, sacrilège, lèse-majesté. Tertullien, qui, comme
tous les apologistes, s'est fort étendu sur ces calomnies
et leur absurdité, déclare expressément qu'elles n'en-
traient pour rien dans les motifs des sentences rendues:
« Vos sentences ne visent autre chose que l'aveu du
» chrétien; aucun crime n'est mentionné; le seul crime
» c'est le nom »^. Il cite la formule de ces sentences:
« Enfin, qu'est-ce que vous lisez sur vos tablettes ? Un
» tel, chrétien. — Pourquoi n'ajoutez-vous pas: et homi-
» cide ? » '"'.
Pline ignorait, dit-il, si l'on devait poursuivre le chré-
tien comme tel ou pour les crimes que ce nom supposait,
1 Le seul fait connu qui pourrait se rapporter à cette forme
de procédure, c'est celui dont parle Justin dans sa seconde Apo-
logie, c. 2. Une femme de Rome fut accusée de christianisme
par son mari. Celui-ci «déposa contre elle une accusation, disant
qu'elle était chrétienne »: /carr-yc/ptav TTî-irsirTat Xs-yw^ aÙT^v -/.piarta-
v/;v £tvai. Etait-ce vraiment une accusation devant une quaestio
criminelle, ou tout simplement une dénonciation à la police?
^ « Sententiae vestrae nihil nisi christianum confessum no-
tant; nullum criminis nomen extat, nisi nominis crimen est;
haec etenim est rêvera ratio totius odii adversus nos » [Ad na-
iiones, I, 3).
3 « Denique quid de tabella recitatis? Illum christianum.
Cur non et homicidam?» [ApoL, 2). Le juge était obligé de Lire
la sentence ; de là la mention des tablettes.
LE f'HUTSTlAXTSME ET LA LÉCJALITÉ 111
iwmen ipsutn si jiagitiis careaf^ an fia gifla cohaerentia
nomini. Dans sa réponse Trajan ne vise pas expressé-
ment ce doute; mais il laisse voir clairement que le
nom seul était poursuivi et c'est ce qui résulte aussi
de tous les documents, apologies, récits de martyre, etc.
Du reste, cette réponse impériale contient deux traits
bien propres à montrer que le crime de christianisme
n'était pas un crime comme les autres. Le magistrat,
dit l'empereur, ne doit pas rechercher les chrétiens, mais
se borner à les punir (évidemment de la peine capitale),
s'ils sont dénoncés et convaincus: Conquirendl non sunt;
6'i deferantur et argiiantur, piiniendi sunt. De plus s'ils
déclarent ne plus être chrétiens et le prouvent en sacri-
fiant aux dieux, il faut pardonner à leur repentir: ita
tamen ut qui negaverlt se clinstlanum esse idque re ipsa
manifestitm fecerit^id est stippUcando dils nostris, quamvis
suspectas in praeteritum veniani ex paenitentia impetret.
Si les chrétiens avaient été ce que la calomnie les ac-
cusait d'être, on ne voit pas pourquoi les crimes commis
par eux n'auraient pas été discutés et châtiés. Les juges
criminels n'ont pas à statuer sur les dispositions des
coupables au moment de l'audience, mais sur la réalité
des méfaits qui leur sont imputés. Tout aussi extraor-
dinaire est la recommandation de ne point rechercher:
conquirendl non sunt. S'il se fût agi de gens coupables
et dangereux, le devoir de la police eût été de se mettre
à leurs trousses.
Le rescrit de Trajan est un document précieux de
la situation fausse où se trouvait le gouvernement par
112 CHAPITRE VIII.
suite du progrès de la propagande chrétienne. Ses prin-
cipes et ses traditions, on l'a vu plus haut, lui faisaient
un devoir de l'arrêter. Néron et Domitien ont été de
mauvais empereurs: les violences dont les chrétiens,
avec bien d'autres, ont eu à souffrir sous leurs règnes,
engagent très nettement leur responsabilité personnelle
et se rattachent aux plus mauvais traits de leur carac-
tère. C'est avec raison que les polémistes chrétiens signa-
lent ces monstres comme ouvrant le cortège des persé-
cuteurs. Mais il n'en est pas moins vrai que la répres-
sion de la propagande chrétienne, répression qui paraît
avoir été décidée dans les conseils impériaux de ce
temps-là, s'inspirait et des principes traditionnels et des
nécessités de l'Etat ^
E/Cste pourtant à savoir si l'on n'avait pas manqué
de mesure en édictant la peine de mort pour le seul
fait d'être chrétien. De telles lois sont aisées à porter;
mais comment les appliquer ? Pline s'effraie du grand
nombre des personnes impliquées ; il y a des chrétiens
de tout âge, de toute condition: on en trouve dans les
villes, les bourgs, les campagnes. Les temples sont dé-
serts, les fêtes abandonnées, les sacrifices négligés, au
point que les victimes ne trouvent plus d'acheteurs. Et
ce qui est plus grave encore que le nombre des chré-
tiens, c'est leur innocence. Le gouverneur Ta vérifiée
^ La répression de l'hérésie par l'Etat, chose si longtemps
et si universellement admise, se fondait sur les mêmes prin-
cipes que les persécutions de l'empire romain contre le christia-
nisme naissant.
LE CHRISTIANISME ET LA LÉGALITÉ 113
lui-même, par divers moyens, y compris, bien entendu,
la question, à laquelle il a soumis deux diaconesses.
Leurs assemblées, leurs repas de corps, sont tout ce qu'il
y a de plus correct; les engagements qu'ils prennent
entre eux ne visent nullement des crimes à commettre,
mais précisément le contraire ; ils jurent de ne se rendre
jamais coupables de vol, de brigandage, d'adultère, de
manquement à la foi jurée, et ainsi de suite.
Dans ces conditions, comment un sage empereur
n'eût-il pas été embarrassé? On ne pouvait pourtant
pas dépeupler, par la main du bourreau, l'Italie et les
provinces, ni sévir avec tant de rigueur contre des gens
dont les fonctionnaires eux-mêmes signalaient la vertu.
De là des correctifs dans la pratique, de la réserve dans
les recherches, le pardon accordé aux apostats.
Après Trajan d'autres empereurs se montrèrent au
moins aussi portés que lui à modérer les conséquences
de la loi. Hadrien écrivit en ce sens à divers gouver-
neurs de provinces, en particulier au proconsul d'Asie
C. Minucius Fundanus^: nous avons encore ce dernier
document. L'apologiste Méliton ^ pouvait citer ces let-
tres à Marc-Aurèle, en même temps que d'autres, adres-
^ Eus., IV, 9. Eusèbs avait trouvé cette pièce, en latin, à
la suite de la première apologie de saint Justin. Il la traduisit
en grec. C'est ce texte qu'on lit maintenant dans les manuscrits
de Justin. On a supposé sans fondement que Rufin, au lieu de
retraduire ce document en latin, serait allé en demander le
texte original aux manuscrits de saint Justin. Ce serait bien
étonnant de la part d'un tel auteur.
2Eusèbe, H. E., lY, 26.
DccHEsxE. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. ^
114 CHAPITRE YlII.
sées par Antonin aux villes de Larissa, de Thessalonique^
d'Athènes, et à rassemblée (/.oivov) d'Acliaïe K
De tons ces documents, pour autant que nous les
connaissons, se dégage une préoccupation, non de bien-
veillance, mais de mesure. Il ne faut pas croire qu'il
en soit résulté, pour les chrétiens, une enviable tran-
quillité. Leurs écrits, sous ces bons empereurs, nous les
montrent vivant avec la perspective du martyre et se
familiarisant avec elle. Quelques faits précis et bien at-
testés s'encadrent tout naturellement dans ces lignes.
Les martyrs dont, par un heureux hasard, nous connais-
sons le nom ou l'histoire, n'ont nullement l'apparence
d'être des exceptions. C'est que la question ne se posait
pas seulement entre le gouvernement et les chrétiens.
Il j avait aussi les passions locales, les éclats d'opinion^
les émeutes, les pressions exercées sur l'esprit soit des
magistrats municipaux, soit même des gouverneurs de
province. C'est contre ces influences que réagissait, de
temps à autre, le bon sens de l'empereur. Mais il ne
réagissait pas toujours, et, même dans les cas où il inter-
venait, ce n"était pas sans tenir compte de ce qui demeu-
rait la légalité, de cette légalité qu'avait appuyée dès
l'origine et qu'appuyait encore la raison d'Etat.
^ Les rescrits d' Antonin le Pieux à l'assemblée d'Asie et
de Marc-Aurèle au sénat romain (affaire de la Légion fulmi-
nante) à propos des chrétiens, sont apocryphes. On les imprime
ordinairement à la suite des apologies de saint Justin. La pre-
mière en imposa à Eusèbe, qui la reproduisit (sous le nom de
Marc-Aurèle), H. E., IV, 13.
LE CHRISTIANISME ET LA LÉGALITÉ 115
En somme, si les empereurs du second siècle ne se
laissèrent pas entraîner à des mesures d'extermination,
il s'en faut de beaucoup qu'ils aient assuré aux chré-
tiens un régime de sécurité. S'ils s'abstinrent de prendre
l'attitude résolue des Dèce et des Dioclétien, c'est sans
doute par suite de l'indifférence dédaigneuse où les trou-
vaient ces conflits de sectes et de doctrines, peut-être
parce qu'ils se fiaient outre mesure à la résistance des
autres sectes ou de l'esprit philosophique. Au III* siècle,
alors que ces ressources eurent manifesté leur insuffi-
sance et que le danger chrétien se fut montré plus pres-
sant, on renforça l'action gouvernementale, mais par in-
tervalles seulement, sans esprit de suite. Il était trop
tard: l'Eglise échappa et ce fut l'empire qui fut vaincu.
CHAPITRE IX.
La fin du judéo-christianisme.
Mort de Jacques, frère du Seignenr. — L'insurrection de l'an 66: émi-
gration de l'église de Jérusalem. —La révolte de Bar-Kocheba: .Elia Capi-
tolina. — Les évêques judéo-chrétiens. — L'évangile selon les Hébreux. —
Eapports avec les autres chrétiens. — Hégésippe. — Les Ebionites. — Les
Elkasaïtes.
Pendant qu'à Rome, devant le tribunal imj)érial, se
débattait l'affaire de saint Paul, l'église judaïsante de Jé-
rusalem traversait, elle aussi, une crise des plus graves.
Le procurateur Festus étant venu à mourir, il fallut du
temps pour que son successeur Albinus parvînt en Pa-
lestine. De là un intervalle de confusion et d'anarchie.
Le grand-prêtre, à ce moment, était Hanan II, fils du
Hanan (Anne) de la Passion, et parent de l'Ananie dont
il est question dans l'histoire de saint Paul \ Comme
eux il exécrait les « Nazaréens » . Profitant avec empres-
sement des circonstances favorables, il s'attaqua à leur
chef local, Jacques, frère du Seigneur. Ce personnage
paraît avoir été universellement vénéré à Jérusalem, non
seulement des chrétiens, mais des juifs eux-mêmes. On
parla longtemps de ses austérités, de ses longues prières
dans le Temple. Le populaire l'appelait le Juste, le rem-
» Acf., XXIII, XXIV.
LA FIN DU JUDÉO-CHRISTIANISME 117
part du pe.uple (Obliam). Cela ne le défendit pas contre
les rancunes du haut sacerdoce. Hanan réunit le sanhé-
drin, fit comparaître Jacques et quelques autres et obtint
contre eux une sentence de mort. Jacques et ses com-
pagnons furent lapidés près du temple. On l'enterra au
même endroit : cent ans plus tard on y voyait encore
sa stèle funéraire ^
Hanan paya son audace. Des protestations furent
adressées au procurateur, qui arrivait d'Alexandrie, et
au roi Agrippa II, lequel destitua aussitôt le grand-prêtre.
On était à l'année 62. Quatre ans après, sous le pro-
curateur Gessius Florus, successeur d'Albinus, la révo-
lution, qui couvait depuis longtemps, éclata à Jérusalem.
A l'automne de 66, la garnison romaine fut massacrée
et l'insurrection s'étendit aussitôt à la Judée et aux pa^^s
voisins. Une tentative de Cestius Gallus, légat de Syrie,
pour reprendre la ville sainte, demeura infructueuse. L'an-
née suivante, Vespasien, chargé par Néron de réprimer
le mouvement, fit rentrer la Galilée dans l'obéissance.
Mais la mort de l'empereur (68) et les troubles qui la
suivirent arrêtèrent le progrès de la répression. Pendant
ce temps Jérusalem était en proie aux factions et subis-
sait le régime de la terreur. Le grand-prêtre Ananie et
tous les chefs de l'aristocratie sacerdotale furent mas-
sacrés par l'émeute ; des fanatiques et des brigands se
disputèrent la possession du Temple et des forteresses;
* Voir dans Eusèbe, H. E., II, 23, les récits de Josèphe et
d'Hégésippe sur ces événements. Cf. Josèphe, Ant., XX, 9, 1.
118 CHAPITRE TX.
partout l'anarchie, l'iiicendie et le massacre. Ce n'était
plus la cité sainte, c'était le vestibule de l'enfer.
Les chrétiens, à qui leurs chefs communiquèrent un
avertissement céleste \ se décidèrent à la quitter. Ils se
transportèrent à Pella, en Décapole, dans le royaume
d'Agrippa II. Pella était une ville hellénique, païenne ;
on s'en arrangea cependant. Longtemps après, d'autres
groupes judéo-chrétiens sont signalés ^ par Jules Afri-
cain (v. 230j à Kokhaba, dans le pays transjordanéen, et
à Nazareth en Galilée. Au IV*" siècle il y en avait un
à Bérée (Alep) dans le nord de la Syrie ^. On ne peut
dire à quel moment ils essaimèrent soit de la commu-
nauté de Jérusalem, soit de celle de Pella ^
La dispersion se maintint après la guerre. Il ne pou-
vait être question de revenir à Jérusalem, rasée jusqu'au
sol, si bien qu'à peine pouvait-on s'apercevoir qu'elle
avait été habitée. Pendant soixante ans il n'y eut là que
le camp de la dixième légion (leg. X Fretemis). L'em-
pereur Hadrien décida de fonder sur cet emplacement
une ville nouvelle, une ville païenne, bien entendu, avec
un temple qui devait s'élever dans l'enceinte de l'ancien
sanctuaire. Cette profanation, analogue à ceUe d'Antio-
Eusèbe, H. E., III, 5.
2 Eusèbe, H. E., I, 7, 14.
3Epiph., Haer., XXIX, 7.
* La Didascalie des Apôtres, composition du III« siècle plus
ou moins avancé, semble provenir d'un milieu sur lequel les
communautés juives et judéo-chrétiennes pouvaient avoir encore
quelque influence. Cf. Harnack, Chronologie, t. II, p. 495.
LA FIN DU JUDÉO-CHRISTIANISME IID
chus Epiphane, souleva les restes d'Israël. Le chef de
l'insurrection, Simon-bar-Kochéba, soutenu par le célèbre
rabbin Aquiba, se présenta aux juifs comme le Messie
toujours attendu. La légion de Jérusalem fut chassée de
son camp ; pendant quelque temps les juifs occupèrent
les ruines de leur ville sainte. Mais Jérusalem n'avait
plus d'importance militaire ; c'est dans une localité voi-
sine, à Béther, que les insurgés durent être forcés. On
y arriva, après trois ans (132-135) d'une guerre sanglante,
d'où la Palestine sortit ruinée et dépeuplée.
Les judéo-chrétiens ne pouvaient reconnaître Bar-
Kochéba comme le Messie d'Israël ; ils refusèrent de s'as-
socier à la révolte. Mal leur en prit, car les insurgés
les poursuivirent avec l'acharnement que l'on 23eut sup-
poser en de telles circonstances ^ La victoire des Ro-
mains rendit la paix à leurs communautés, qui conti-
nuèrent leur existence obscure. Les plans d'Hadrien fu-
rent mis à exécution. La colonie d'^Elia Capitolina s'éleva
sur l'emplacement de Jérusalem, avec ses édifices pro-
fanes, son théâtre, ses sanctuaires païens. Sur la colline
du Temple, Jupiter eut son Capitole et l'empereur sa
statue. On n'oublia pas les lieux saints des chrétiens:
im temple de Vénus fut installé sur le Calvaire. Le sé-
jour de la nouvelle ville fut interdit aux juifs, sons peine
de mort. Dans ces conditions les chrétiens judaïsants
ne pouvaient que s'en tenir éloignés. C'est ce qu'ils firent.
Dans le monde judéo-chrétien, l'autorité paraît être, restée
^ Justin, Apol. I, 31.
120 CHAPITRE IX.
très longtemps entre les mains des parents du Sauveur :
Jacques était « frère du Seigneur » ; Siméon, qui lui suc-
céda comme chef de l'église de Jérusalem et qui vécut
jusqu'au temps de Trajan, était aussi parent du Christ,
Deux fils d'un autre « frère du Seigneur » , Judas, fu-
rent signalés à la police de Domitien ; on leur fit faire
le voyage de E/Ome et l'empereur les interrogea lui-même.
Il se convainquit que des gens aussi chétifs ne pouvaient
être dangereux et que le royaume des cieux n'était pas
une menace pour l'empire romain. Les deux fils de Da-
vid furent renvoyés dans leur pays, où ils « présidèrent
aux églises » ^ L'évêque Siméon ne s'en tira pas à si bon
compte. Nous savons par Hégésippe qu'il fut martyrisé
sous Trajan, Atticus étant (v. 107) gouverneur de Pa-
lestine ^. Au temps de Jules Africain, en plein troisième
siècle, il y avait encore des Desposyni (gens du Seigneur),
que les cercles judéo-chrétiens tenaient en haute estime ■^.
Eusèbe ^ nous a conservé une liste des anciens évêques
de Jérusalem qu'il dit s'être succédé jusqu'à la révolte
des juifs sous Hadrien (132). Les deux premiers sont
Jacques et Siméon, avec lesquels on arrive à l'an 107 ;
il resterait treize évêques à répartir en vingt-cinq ans;
c'est beaucoup. Si l'on accepte la liste et la limite telles
que les donne Eusèbe, il sera naturel d'y voir des évê-
' Hégésippe, cité par Eusèbe, H. E., III, 20.
- Eusèbe, H. E., III, 32. La date de l'an 107 est celle de sa
Chronique.
3 Eusèbe, H. E., I, 7.
^ //. E., IX, 5.
LA FIN DU JUDÉO-CHRISTIANISME 121
ques, non seulement de Pella, mais de quelques autres
colonies de la communauté primitive de Jérusalem.
Un document plus intéressant, sur ces vieux chrétiens,
serait, si nous l'avions plus complet, l'évangile dont ils
se servaient. C'était, bien entendu, un évangile hébreu,
c'est-à-dire araméen. Il fut, d'assez bonne heure, traduit
en grec. C'est alors qu'il reçut la dénomination d'évan-
gile selon les Hébreux, zaO' 'K^:aio'j;. Saint Jérôme ^ en
parle souvent: il en connut le texte sémitique, qu'il iden-
tifie quelquefois avec l'original hébreu de saint Matthieu ^.
Ceci suppose qu'il j avait entre le saint Matthieu ca-
nonique et l'évangile « des Hébreux » une ressemblance
assez marquée. Les différences, cependant, à en juger
par les fragments conservés, étaient de quelque impor-
tance. Cet évangile ne paraît pas être moins ancien que
nos Synoptiques, dont il ne dépend en aucune façon: il
aura été rédigé dans le sein de la communauté de Pella ■"^.
C'est de Pella qu'était originaire Ariston, Fauteur
du dialogue de Papiscus et de Jason^, ouvrage de pro-
pagande, où l'on voyait (car il est perdu) un juif dis-
cuter avec un judéo-chrétien et se rendre à ses raisons.
' Saint Epiphane iHaer., XXIX, 0) en connaît l'existence,
mais il en parle comme quelqu'un qui ne l'avait pas vu.
- Saint Epiphane en fait autant. Depuis Papias il était
question d'un Matthieu hébreu, que personne n'avait vu et qu'il
était naturel d'identifier avec un texte comme celui des Naza-
réens.
3 Zahn, KanojifigeschîcJite, t. IT, p. 642 et suiv. ; Harnack,
Chronologie, t. I, p. 631 et suiv. Cf. Hilgenfeld, X.T. extra cano-
nem, fasc. IV, p. 15; et le mémoire de Handmann, dans les
Texte and Un t ers., 1888.
1
122 CHAPITRE IX.
Cet écrit parut peu après la révolte de Bar-Kochéba; il
fournit sur ce sujet quelques renseignements à Eusèbe ^
Cette église de Pella, même en y rattachant ses co-
lonies de Palestine et de Syrie, ne saurait être consi-
dérée comme représentant tout le judéo-christianisme.
La Diaspora comptait, un peu partout, et surtout dans
les grands centres, comme Alexandrie, des juifs con-
vertis au christianisme, mais qui ne se croyaient pas dis-
pensés de la Loi. Ils profitaient, jDOur être chrétiens, de
la grande tolérance doctrinale ' qui régnait au sein du
judaïsme, mais ils demeuraient juifs. Avec les autres
chrétiens, dont certes ils admettaient l'existence, leurs
rapports devaient être à peu près ceux que Pierre et
Barnabe avaient autorisés à Antioche, au grand scan-
dale de Paul. Justin^ connaît des chrétiens de ce type;
il pense qu'ils seront sauvés, pourvu qu'ils ne forcent
pas les fidèles venus d'ailleurs à suivre leur genre de
vie. Il sait pourtant que son sentiment n'est pas celui
de tout le monde et que certains n'acceptent pas la com-
munion des judéo-chrétiens.
Justin ne parle que des individus: il ne nous ren-
seigne pas sur la situation des communautés, ni sur leurs
1 //. E., IV, 6. Les textes sur Ariston de Pella sont réunis
dans Harnack, Alfchr. Litferafur, t. I, p. 1)2.
2 On en a une idée quand on se rappelle que l'on pouvait
penser comme Philon ou comme Aquiba, croire à la résurrection
des morts ou à l'anéantissement définitif, attendre le Messie
ou bafouer cette espérance, philosopher comme l'Ecclésiaste ou
comme la Sagesse de Salomon, etc.
3Dial., 47.
LA FIN DU JUDÉO-CHllISTIANISME 123
rapports avec les représentants de la grande Eglise. Hé-
gésippe, au déclin du IF siècle, est un peu plus précis.
Il nous montre « l'Eglise » , c'est-à-dire « l'église de Jé-
rusalem » , d'abord fidèle à la tradition, puis travaillée
par diverses hérésies, dont un certain Tliéboutis, par
dépit de n'être pas devenu évêque, donna le premier
spécimen. Selon lui ces hérésies se rattachaient aux di-
verses sectes juives, Esséniens, Galiléens, Hémérobap-
tistes, Masbothéens, Samaritains, Sadducéens, Pharisiens.
Cette énumération contient des termes assez dissembla-
bles, mais l'idée générale est juste et les faits la con-
firment. Comme le judaïsme dont elle était issue, l'église
judéo-chrétienne donnait à la pratique de la Loi une
importance hors ligne et ne se défendait pas assez contre
les spéculations doctrinales.
Hégésippe était judéo-chrétien; c'est l'impression
d'Eusèbe qui l'a lu tout entier, et cela parait bien ré-
sulter aussi de l'usage qu'il faisait de l'évangile des Hé-
breux, de son langage semé de mots hébraïques, enfin
de sa familiarité avec l'histoire de l'église de Jérusalem.
Celle-ci est évidemment pour lui une église orthodoxe
et vénérable. Cependant il ne se trouvait pas dépaysé
en des milieux comme ceux de Corinthe et de Home.
Il s'enquérait des successions épiscopales et de la façon
dont elles conservaient la tradition primitive. Selon lui,
tout s'y passait comme l'avaient enseigné la Loi, les
Prophètes et le Seigneur.
Les sentiments optimistes de Justin et d'Hégésippe
n'eurent point d'influence sur la tradition. L'opinion
124 CHAPITRE IX.
défavorable aux judéo-chrétiens prit le dessus avec saint
Iréiiée et Origène \ Pour ces auteurs, le judéo-christia-
nisme est une secte, la secte des Ebionites ou Ebio-
néens, 'E^iojvaioi. Ce terme, d' où l'on ne tarda pas à
déduire le nom d'un fondateur imaginaire, Ebion, si-
gnifie Pauvres. Les judéo-chrétiens de Syrie avaient été
dès l'origine, désignés par le nom de Nazaréens ^, qui
figure déjà ^ dans les Actes ; ce nom dérivait évidem-
ment de celui du Seigneur, Jésus de Nazareth. Il est
possible qu'ils se soient appelés ou qu'on les ait appe-
lés Ebion i m, sans aucune intention de dénigrement.
L'Evangile ne dit-il pas : « Bienheureux les pauvres ! » '*.
Plus tard, les controversistes de la grande Eglise, fiers
de leur christologie trascendante, rattachèrent à ce mot
l'idée de pauvreté doctrinale et en firent un sobriquet.
Origène a bien vu, ce qui a échappé à saint Irénée,
qu'il ne s'agit pas ici d'une hérésie proprement dite,
comme celles de Cérinthe ou de Carpocrate, mais de la
1 Irénée, Adv. haer., I, 26; III, 11, 15, 21; IV, 33; Y, 1. —
Origène, Adv. Celsum, II, 1; V, 61, 65; In Maith., XVI, 12. —
Tertullien, Praescr., 33, Ilippolyte (représenté par Fraescr., 48
etPhilastre, 37), les Philosojjhumena (VII, 34), dépendent d'Irénée
et n'ajoutent rien d'intéressant.
^ C'est le terme employé par saint Epiphane, notamment
dans le chapitre (XXIX) de son Panariinn qu'il consacre à
cette secte. L'appellation di'Ehionéens, s'applique chez lui à un
système hérétique spécial dont il sera bientôt question. Pour
désigner les judéo-chrétiens, saint Jérôme emploie couramment
le terme de Nazaréens; mais on voit que, pour lui, Ebionites et
Nazaréens c'est tout un.
^Act., XXIV, 5.
* Luc, VI, 20; Matth., V, 3.
LA FIN DU JUDÉO-CHRISTIANISME 125
survivance, à l'état arriéré, du judéo-christianisme des
premiers temps. Dans la description de saint Irénée, les
Ebionéens se caractérisent par leur fidélité aux obser-
vances mosaïques \ circoncision et autres; ils ont une
grande vénération pour Jérusalem et se tournent vers
elle pour faire leurs prières ; ils professent que le monde
a été créé par Dieu lui-même, ce qui les distingue des
gnostiques de toute catégorie. Ils s'attachent surtout à
la Loi; pour les Prophètes ils ont des explications sub-
tiles '. Voilà pour leur judaïsme. Quant à leur christia-
nisme, on remarque qu'ils ne se servent que d'un évan-
gile, celui de saint Matthieu ^, qu'ils rejettent les épîtres
de saint Paul, cet apôtre étant pour eux un apostat, et
qu'ils considèrent le Sauveur comme le fils de Joseph.
Sur ce point, cependant, il y avait des opinions diverses :
Origène atteste que la naissance miraculeuse était ad-
mise par les uns, rejetée par les autres.
Ainsi le confinement dans la Loi avait amené les ju-
déo-chrétiens à se séparer insensiblement de la grande
Eglise. En dépit de certaines attitudes individuelles et
de certaines opinions bienveillantes, cette séparation
était déjà manifeste au déclin du IP siècle.
Elle se traduisait même par des polémiques. Vers
la fin du IP siècle, un certain Symmaque, ébionéen,
^ Dans la description des Philosophumena il est dit que si
Jésus a reçu ce nom et celui de Christ de Dieu, c'est à cause
de sa fidélité à la Loi.
2 Quae autem sunt prophetica, curiosius exponere nituntur.
3 Confusion avec l'évangile des Hébreux.
126 CHAPITRE IX.
connu pour avoir exécuté une version grecque de l'An-
cien Testament, écrivit pour défendre contre les autres
chrétiens l'attitude spéciale de ses coreligionnaires ^
Ceux-ci étaient répandus un peu partout dans les
grandes juiveries. La version grecque de leur évangile
fut connue en Egypte de très bonne heure, dès le temps
de Trajan: le nom d' « Evangile selon les Hébreux »,
qu'on lui donna, fut sans doute imaginé pour le dis-
tinguer d'un autre évangile reçu dans le pays, 1' « Evan-
gile selon les Egyptiens » , en usage dans la communauté
chrétienne d'Alexandrie.
Beaucoup plus loin, dans les populations du sud de
l'Arabie, où le judaïsme avait fait déjà et ne cessa de
faire de nombreuses recrues, la prédication évangélique
s'était fait entendre sous sa forme judéo-chrétienne.
Pantène, qui visita ce pays vers le temps de Marc-Au-
rèle, y trouva l'évangile hébreu ^, que l'on disait avoir
^ Eiisèbe, H. E., "\^, 16, 17, par lequel nous savons qu'Ori-
gène tenait ces livres d'une dame appelée Juliana (de Césarée
en Cappadoce, cf. Pallade, H. Laus., 147) qui les avait reçus
en héritage de Symmaque lui-même. Divers auteurs latins du
IV® et du V« siècle connaissent des Symmachiens comme for-
mant une secte judéo-chrétienne (Yictorinus rhet., In Gai., I, 19 ;
II, 26; Philastrius, haer. 62; Ambrosiast., In Gai., prologue;
saint Augustin, Contra Faustum, XIX, 4. 17 ; Conira Cresconium^
I, 31). Au temps de saint Augustin elle ne comptait plus qu'un
très petit nombre d'adeptes. Saint Epiphane, De rnens. et pond.,
18-19, fait de Symmaque un samaritain converti au judaïsme.
Ce renseignement est isolé. Cf. Harnack, Chron., II, p. 164.
2 Eusèbe, qui nous rapporte le fait [H. E., V, 10), identifie,
selon l'usage, cet évangile hébreu avec l'original de saint Mat-
thieu.
LA FIN DU JUDÉO-CHRISTIANISME 127
été rapporté par Fapôtre Bartliélem}', premier mission-
naire de ces contrées lointaines.
Cependant, même avec cette diaspora, l'église judaï-
sante resta toujours j^eu nombreuse. Elle eut sans doute
à souffrir, sous Trajan et sous Hadrien, des calamités
qui s'abattirent alors sur la nation juive. Au temps
d'Origène elle faisait petite figure. Le grand exégète
écarte ^ l'idée que les 1440CX} élus d'Israël, dans l'Apo-
calypse, puissent représenter des judéo-chrétiens : ce
chiffre lui semble tro]D élevé. Comme Origène écrit après
deux siècles d'Evangile, son comput doit s'étendre à
cinq ou six générations. On voit qu'il n'a pas l'idée de
grandes multitudes.
Il y avait encore des Nazaréens au IV" siècle. Eusèbe,
saint Epiphane, saint Jérôme, celui-ci surtout, les ont
connus. C'est le plus souvent à propos de leur évangile
qu'il est question d'eux. Quand on parle de leur doc-
trine, l'appréciation n'est pas favorable ^. Ça et là on
distingue chez eux quelques traces de l'influence exercée
par la grande Eglise ou même de rapprochement avec
elle. La fusion s'opéra sans doute, mais par démarches
1 In Joh., I, 1.
^ « Quid dicani de Hebionitis qui christianos se simulant?
Usque hodie per totas Orientis sj'iiagogas inter Judaeos liaeresis
est quae dicitur Minaeorum et a Pharisaeis nunc usque dam-
natur, quos vulgo Nazaraeos nuncupant, qui credunt in Christum
lilium Dei natum de virgine Maria et eum dicunt esse qui sub
Pontio Pilato passus est et resurrexit, in quem et nos credimus.
Sed dum volunt et Judaei esse et Christiani, nec Judaei sunt
nec Christiani ». Saint Jérôme, Ep. ad August. 89. — Saint Epi-
phane les classe sans hésiter parmi les hérétiques {Haer., XXIX).
1
128 CHAPITRE IX.
individuelles. Aucune des communautés judéo-chrétien-
nes n'entra comme telle dans les cadres des patriarcats
orientaux.
Ainsi finit le judéo-cliristianisme, obscurément et
misérablement. L'Eglise, à mesure qu'elle s'était déve-
loppée dans le monde gréco-romain, avait laissé son ber-
ceau derrière elle. Elle avait dû s'émanciper du judéo-
christianisme, tout comme du judaïsme lui-même. A son
dernier voyage à Jérusalem, saint Paul avait eu à subir et
les brutalités des juifs et la malveillance des judaïsants ;
c'est auprès des Romains qu'il avait trouvé refuge et
protection relative. Cette situation est symbolique.
3Iais ce n'est pas seulement au judaïsme légaliste
que saint Paul avait eu affaire. Il avait aussi rencontré
sur son chemin un judaïsme raffiné, qui superposait aux
observances mosaïques des rites particuliers et des pra-
tiques d'ascétisme, en même temps qu'il complétait la
simple foi d'Israël par de hautes spéculations religieuses
ou philosophiques. Les Esséniens, sur le sol de la Pa-
lestine, Philon et les gens de son type dans la Disper-
sion, représentent des formes diverses de cette tendance
à perfectionner la tradition. Elle ne manqua pas de se
faire sentir dans les primitives communautés chrétiennes.
C'est à ce judaïsme sublime que se rattachaient les doc-
teurs que saint Paul combattit dans ses lettres aux Asia-
tiques et ceux que saint Ignace connut plus tard. Il
s'exprime, en particulier, dans la doctrine de Cérinthe.
Au second siècle, il semble que ce mouvement se soit
LA FIN DU JUDÉO-CHRISTIANISME 129
un peu apaisé ; à tout le moins cesse-t-il d'être percep-
tible dans le tapage des sectes gnostiques. Une centaine
d'années après Cérinthe et saint Ignace, il est de nou-
veau question d'une propagande judéo-chrétienne de ce
type ^ Au temps du pape Calliste (217-222) un certain
Alcibiade, venu d'Apamée en Syrie, la représentait à
Home. Il était porteur d'un livre mystérieux, commu-
niqué, dans le pays fabuleux des Sères, à un liomme
juste appelé Elkasaï, l'an 3 de Trajan (100) ^. Elkasaï
l'avait reçu d'un ange haut de trente lieues, appelé le
Fils de Dieu: près de lui figurait un être femelle, de
même dimension, le Saint-Esprit ^. La révélation n'est
qu'une prédication de pénitence, ou plutôt de purifica-
tion par le baptême incessamment renouvelé. L'initié
se plongeait dans l'eau en invoquant les sept témoins,
c'est-à-dire le Ciel, l'Eau, les Esprits saints, les Anges
de la prière, l'Huile, le Sel, la Terre. Cette cérémonie,
outre qu'elle purifiait du péché, guérissait aussi de la
rage et autres maladies. Il y avait des formules com-
posées de mots syriaques que l'on prononçait à rebours.
1 riùlosoph., IX, 13; cf. Origène (Eus., H. E., VI, 38) et Epi-
phane, Haer., XXX.
* Il n'est pas impossible qu'un tal livre ait existé et mémo
qu'il ait été écrit au temps de Trajan. Le fond de celui-ci était
une prédication de pénitence ; on ne voit pas pourquoi les Elka-
saïtes d'Alcibiade, s'ils l'avaient fabriqué eux-mêmes, seraient
allés chercher si loin un message de pénitence. En ce genre de
choses la promulgation est suivie de près par l'effet. Que l'on se
rappelle la prédication d'Hermas, à peu près contemporaine de
■celle d'Elkasaï. Cf. Harnack, Chronologie, II, p. 167, 537.
^ Le mot Esprit, dans les langues sémitiques, est du féminin.
DucHESXE. Ilist. anc. de VEyl. - T. I. 9
130 CHAPITRE IX.
Cette secte ne paraît pas avoir eu beaucoup de succèsi
en dehors de son pays d'origine, où elle se diversifia
sans doute, car saint Epipliane en connaît plusieurs va-
riétés, qu'il décrit sous les noms d'Osséens, d'Ebionéens^
de Sampséens. De son temps tout cela était confiné-
dans les 23ays situés à l'est de la Mer Morte et du Jour-
dain. De la famille d'Elkasaï il restait encore deux fem-
mes, Martlious et Marthana, que leurs coreligionnaires
tenaient en grande vénération.
Ces sectaires observaient les rites juifs, mais, sur le-
canon des Ecritures, ils avaient des idées spéciales. Les-
Prophètes étaient répudiés. De la Loi on écartait tout
ce qui a trait aux sacrifices. L'apôtre Paul était honni
et ses lettres rejetées. Le Nouveau Testament s'ouvrait
par un évangille dont saint Epiphane nous a conservé
quelques fragments. Ce texte se présentait comme ré-
digé, au nom des Douze apôtres, jDar saint Matthieu \ Il y
avait aussi des histoires sur les apôtres, contenues dans-
des livres spéciaux, comme les « Kérygmes de Pierre » ^
d'où dérivent les Clémentines ', et les « Ascensions de
^ Il faut bien se garder de confondre avec cette production
assez tardive, soit l'évangile des Hébreux dont il a été question
ci-dessus, soit surtout le très ancien recueil de Lojia dont parle
Papias et qui paraît être une des sources de notre évangile cano-
nique de saint Matthieu. Le nom de cet apôtre a été particuliè-
rement exploité par les fabricateurs d'apocryphes. Clément d'A-
lexandrie [Faedag., II, 1) se représente saint Matthieu comme un
végétarien de profession. Je ne sais où il a pris cela, mais cette-
circonstance était bien faite pour le recommander aux Elkasaïtes..
2 Les nouvelles études sur les Clémentines (Waitz, Die Pseii-
doldementinen, dans les Texie iind Unt., t. XXV, fasc. 4; cf. Har-
nack, Chronologie, II, p. 518 et suiv.j établissent ainsi qu'il suit
LA FIN DU JUDÉO-CHRISTIANISME 131
Jacques», citées par saint Epipliane. Dans ces divers
écrits l'ascétisme est fortement inculqué, surtout l'ali-
mentation végétarienne et l'horreur du vin. Même pour
l'Eucharistie, le vin était remplacé par de l'eau. La
christologie ressemblait à celle des Ebionites et de Cé-
rinthe: Jésus, fils de Joseph et de Marie \ est élevé à
l'état divin au moment de son baptême, par son union
avec l'éon Christ. Celui-ci était identifié par les uns
avec le Saint-Esprit, par d'autres avec Adam, par d'au-
tres enfin avec un ange supérieur, créé avant toutes
les autres créatures, qui se serait déjà incarné en Adam
et en divers autres personnages de l'Ancien Testament.
On ne nous dit pas quel était le rapport de ce Christ
avec l'ange appelé Fils de Dieu.
la généalogie de ces écrits. D'abord un livre intitulé Kérygmes
de Pierre, couiposé vers la fin du II« siècle ou le commencement
du ni® ; la lettre de Pierre à Jacques avec la protestation y
annexée (Migne, P. G., t. II, p. 25) en formait la préface. C'était
un livre judéo-chrétien, antipaulinien, dans des idées analogues
à celles d'Alcibiade. Vers le même temps un livre catholique,
antignostique, racontait les conflits de saint Pierre avec Simon,
considéré comme représentant général de toutes les hérésies. Ces
deux livres furent combinés, assez avant dans le III« siècle, en
un roman orthodoxe où. apparaît le personnage de Clément Ro-
main (llipiiosc risrpî'j); une lettre de celui-ci à saint Jacques {Ibid.,
p. 32) en formait la préface. De ce roman clémentin dérivent iso-
lément les deux rédactions connues sous le nom de Récognitions
et d'Homélies ; de celles-ci nous avons le texte grec, des Récogni-
tions une version latine, œuvre de Rufîn, et une version syriaque
incomplète. Ces deux rédactions sont orthodoxes aussi, mais seu-
lement au point de vue des anciennes controverses, car l'esprit
de l'école lucianiste ou arienne s'y révèle en maint endroit.
' Quelques-uns cependant, tout comme chez les Ebionites,
admettaient la naissance miraculeuse.
1
132 CHAPITRE IX.
Ces doctrines et ces pratiques n'ont^ en somme, rien
de bien nouveau. Ce sont les vieilles « fables judaïques »
du temps de saint Paul, que l'on essaie de rajeunir en
s'autorisant d'une révélation nouvelle et en s'aidant de
productions littéraires composées à cette fin.
CHAPITEE X.
Les livres chrétiens.
Epîtres de saint Paul. — Les Evangiles. — Disciples émigrés en Asie:
Philippe, Aristion, Jean. — Tradition sur l'apôtre Jean. — Les écrits johan-
niques. — La tradition orale et les évangiles Synoptiques. — Autres livres
canoniques. — Ecrits divers, Didaclié, épître de Barnabe, livres attribués à
saint Pierre. — Clément, Hermas et autres «Pères apostoliques».
A partir du moment où s'arrête le récit des Actes
jusque vers le milieu du deuxième siècle, les documents
de l'histoire chrétienne sont trop rares et trop difficiles
à classer, ou même à interpréter, pour qu'il soit pos-
sible d'en tirer une histoire suivie. Les traits princi-
paux ont été indiqués plus haut : succès croissant de
la propagande évangélique; accaparement par elle des
conquêtes faites ou préparées par la propagande juive ;
affermissement du caractère universaliste de la prédi-
cation nouvelle: séparation corrélative des groupes chré-
tiens d'avec les communautés Israélites; premières ap-
paritions de ces hardiesses d'opinion qui présagent les
hérésies de l'avenir: résistance de la tradition, qui s'ap-
puie partout sur la hiérarchie locale, renforcée et pré-
cisée dans ses attributions : dangers extérieurs venant
du défaut d'assiette légale.
Telles sont les généralités de la situation: elles dé-
rivent tout naturellement des conditions dans lesquelles
134 caAPiTiiE X.
le, christianisme se répandit et s'établit. Un autre fait,
d'ordre général et de très grande conséquence, doit être
maintenant examiné : c'est Tapparition d'une littérature
chrétienne.
Il a été déjà question des lettres de saint Paul,
qui sont, dans l'ensemble, les plus anciens documents
écrits du christianisme. Si l'on met à part les Pasto-
rale.'-;, qui, telles au moins que nous les avons, sont de
date un peu postérieure, elles se placent toutes entre
53 et 62. Bien qu'elles eussent été d'abord écrites pour
des groupes chrétiens assez éloignés les uns des autres,
il s'en fit de bonne heure un recueil. Clément et Po-
lycarpe paraissent l'avoir eu entre les mains.
Plus complexe est l'histoire des Evangiles, plus
obscure aussi. Je vais m'efforcer de résumer le peu
que l'on en peut savoir.
Les disciples de la première heure, on l'a vu plus
haut, n'étaient pas tous demeurés à Jérusalem. Bien
longtemps avant le siège, une certaine dispersion s'était
produite, soit par suite de persécutions locales, soit pour
les besoins de la propagande. Les apôtres étaient tous
partis, et avec eux beaucoup d'autres personnages im-
portants, comme ce Silas qui suivit saint Paul dans sa
seconde mission. La guerre de Judée dut accélérer cet
exode et transporter en pays lointain plus d'un témoin
des origines. Les émigrants étaient naturellement ceux
dont les idées étaient le plus larges, des gens qui n'a-
vaient pas peur de vivre loin de la Palestine, au milieu des
LES LIVRES CHRÉTIENS 135
païens. L'Asie en accueillit quelques-uns. De ce nombre
était Philippe l'évangéliste, l'un des Sept de Jérusalem.
A son dernier voyage (58) saint Paul l'avait trouvé à
Césarée, où il était établi, et avait reçu l'hospitalité chez
lui. Philippe avait alors quatre filles, vierges et pro-
phétesses ^ Cette famille se transporta en Phrygie, à
Hiérapolis, ville fameuse, comme son nom Tindicpierait
tout seul, par ses sanctuaires païens. Papias, évêque
d'Hiérapolis dans la première moitié du second siècle,
avait connu les prophétesses et recueilli leurs récits -.
Polycrate, évêque d'Ephèse vers la fin du même siècle,
rapporte que deux d'entre elles, demeurées vierges et
mortes à un âge avancé, étaient enterrées à Hiérapolis
avec leur père : une autre reposait à Ephèse ^. On voit
par ce qu'il en dit que Philippe d'Hiérapolis était déjà
•confondu, dans le pays d'Asie, avec l'apôtre du même
nom, l'un des Douze. Cette confusion s'accrédita. Outre
Philippe et ses filles, la tradition a retenu les noms
d'un certain Ariston, auquel un manuscrit récemment
signalé attribue la finale deutérocanonique '* de l'évan-
gile de saint Marc, et d'un Jean appelé par antiphrase
« l'Ancien » (-pîGpoTîco;). Tous deux avaient été « disci-
» Actes, XXI, 8, 9.
2 Eusébe, H. E., III, 39.
3 Clément d'Alexandrie {Strom., III, vi, 53; cf. Eusèbe, H. E.,
III, 30) dit que Vapôtre Philippe avait des filles et qu'il les
maria. Il est possible que ceci se rapporte à Philippe l'évan-
géliste, auquel cas il y aurait lieu de réduire à deux les ma-
riages dont parle Clément.
4 Marc, XVI, 9-20.
"136 CHAPITRE X.
pies du Seigneur » . Ils vécurent très vieux, de sorte
que Papias parvint encore, de leur vivant, à recueillir
certains de leurs discours.
Au dessus de ces souvenirs un peu effacés plane
l'image de l'apôtre Jean, fils de Zébédée, à qui la tradi-
tion attribue l'Apocatypse, le quatrième évangile et trois
lettres du recueil des Epîtres catholiques. La question
de savoir si c'est vraiment lui qui est l'auteur de tous
ces écrits est en ce moment fort débattue : on conteste
même qu'il ait jamais fait séjour en Asie. Sans préten-
dre entrer dans tous les détails de ces problèmes, il est
indispensable d'en indiquer ici les données principales.
L'Apocalypse est sûrement l'œuvre d'un prophète
Jean, qui s'}^ présente comme en possession d'une très
grande autorité sur les églises d'Asie et de Phrygie,
Son livre fut écrit dans la petite île de Patmos, où
l'auteur avait été relégué pour la foi. Il se qualifie de
diverses façons, sans prendre jamais le titre d'apôtre.
Au contraire, la façon dont il parle des « douze apôtres
de l'Agneau » ^ donnerait l'impression qu'il se distingue
de leur groupe révéré. Cependant le plus ancien auteur
qui parle de l'Apocalypse, saint Justin, l'attribue ^ sans
hésiter à Jean l'apôtre ; il en est de même des écrivains
postérieurs, sauf quelques exceptions qui semblent ins-
pirées par des préoccupations doctrinales plutôt que
par la conscience d'une tradition contraire. Saint Justin
séjourna longtemps à Ephèse, vers 135, une quarantaine
1 XXI, 14.
^ Dial., 81.
LES LIVRES CHRÉTIENS • 137
d'années environ après la date que l'on assigne com-
munément à l'Apocalypse.
Si la tradition dont il est le plus ancien représen-
tant est acceptée, le séjour de saint Jean en Asie ne
fait plus doute: mais il resterait encore à savoir si
l'Evangile peut lui être attribué, et c'est ce que peu
de critiques, dans l'état présent du débat, semblent
disposés à faire.
Ce n'est pas seulement le silence de TApocal^^pse
que l'on oppose à la tradition. C'est aussi celui de Pa-
pias, qui parle de saint Jean comme d'un apôtre quel-
conque et ne semble nullement savoir qu'il ait eu des
rapports spéciaux avec le pays d'Asie. C'est enfin celui de
saint Ignace, encore plus significatif, car Ignace, non seu-
lement ne dit pas un mot de saint Jean dans ses lettres
aux églises d'Asie, mais, quand il veut relever aux yeux
des Ephésiens leurs relations apostoliques, il mentionne
expressément et exclusivement saint Paul. Polycarpe,
dans sa lettre aux Philippiens, n'est pas moins silencieux.
A Rome, la tradition apostolique est autrement do-
cumentée. Elle a pour elle la F Pétri et la lettre de
saint Clément, deux documents du premier siècle. Ignace,
qui ne songe pas à alléguer l'apôtre Jean aux chrétiens
d'Eplièse, rappelle vivement à ceux de Rome leurs rap-
ports spéciaux avec Pierre et Paul.
Cependant, l'Apocalypse mise à part, je ne crois pas
qu'il y ait lieu de trop insister sur le silence d'Ignace
et de Polycarpe. On peut s'étonner que leurs lettres ne
disent rien de l'apôtre Jean. Mais parlent-elles davantage
138 CHAPITRE X.
de l'Apocalypse et de son auteur? Or celui-ci, qu'on le
regarde ou non comme identique au fils de Zébédée,
fut, en tout cas. une autorité religieuse de j)i'emier or-
dre pour les églises d'Asie. On s'attendrait à trouver
quelque allusion à sa personne, à ses visions, à ses lettres,
dans les exhortations qu'Ignace adressa, peu d'années
après sa mort, aux fidèles d'Eplièse, de Smyrne et au-
tres villes asiatiques. Et pourtant il n'en dit rien.
Mais il y a plus. En plein quatrième siècle, alors que
le séjour en Asie de saint Jean l'apôtre était chose univer-
sellement reçue, le biographe de saint Polycarpe trouve
moyen de raconter l'origine des églises de ce pays, depuis
saint Paul jusqu'à saint Pol^^carpe, et de décrire longue-
ment l'installation du célèbre évêque de Smyrne, sans
nommer une seule fois l'apôtre Jean. Et cela dans un
livre dont le héros avait été depuis longtemps présenté
par saint Irénée et par Eusèbe comme un disciple du
fils de Zébédée. N'est-ce pas un silence bien étomiant?
En conclura-t-on qu'au quatrième siècle les gens de
Smyrne ignoraient encore que saint Jean fût venu en
Asie?
Il n'y a donc pas tant à fonder sur le silence d'Ignace
et de Polycarpe. Celui de Papias n'est pas plus con-
cluant ^, car nous n'avons de lui qu'un petit nombre de
^ G-eorges le Moine iHamartolos) avait marqué, dans une pre-
mière rédaction de sa chronique, au règne de Nerva, que Papias,
au II® livre de ses Logia, rapportait que l'apôtre Jean avait été
mis à mort par les Juifs (cf. Marc, X, 39). Ce passage ne fut
pas maintenu par Georges dans l'édition définitive de sa chro-
nique; V. l'édition de Boor, coll. Teubner, t. II, p. 447.
LES LIVRES CHRÉTIENS 131)
phrases, et nul ne pourrait affirmer (ju'il ait eu, sur l'au-
teur de l'Apocalypse, des idées différentes de celles de
son contemporain Justin.
Reste le silence de l'Apocalypse elle-même. Mais est-
on vraiment bien veiui à argumenter rigoureusement des
qualités que prend ou ne prend pas l'auteur d'un livre
si extraordinaire? Ce n'est point comme apôtre qu'il
entend parler, comme témoin de l'histoire évangélique
et messager de la bonne nouvelle ; c'est comme organe
du Christ glorifié, vivant au ciel, gouvernant de là ses
iidèles et leur rappelant son prochain retour. Qu'avait-il
besoin, peut-on dire, de prendre une qualification sans
rapport avec le ministère qu'il exerçait par la publica-
tion de ses visions?
Il semble donc qu'entre les interprétations possibles
de ces divers silences, on en puisse trouver qui ne con-
tredisent pas une tradition très anciemiement attestée.
Dès lors le mieux est encore de se tenir à celle-ci, sans
dissimuler pourtant quil y en a de plus documentées.
Les personnes qui en font le sacrifice sont condui-
tes à considérer Jean l'Ancien, celui de Papias, comme
l'auteur de l'Apocalypse. Il est assez naturel de lui attri-
buer les deux petites épîtres de saint Jean, dont l'auteur
se désigne uniquement par la qualité d'ancien, et même
d'ancien par excellence, 6 TrpîT^ioTspo:, ce qui correspond
tout-à-fait à la description de Papias.
Quant à l'Evangile et à la première épître de saint
Jean, deux écrits très étroitement apparentés, ils n'ont
en eux-mêmes aucune attache asiatique. L'apôtre Jean
140 CHAPITRE X.
n'aurait jamais mis les pieds en Asie qu'il pourrait tout
aussi bien en être l'auteur. Mais je ne veux pas entrer
ici dans les questions soulevées à ce propos. Il me suf-
fira de rappeler que la trace de l'évangile a pu être re-
montée jusqu'aux écrits de Justin, de Papias, de Poly-
carpe et d'Ignace, et que Papias et Polycarpe ont connu
aussi la première des épîtres johanniques. Aussi peut-on
dire que tout cet ensemble d'écrits, apocalypse, évan-
gile, lettres, était connu en Asie dès les premières an-
nées du deuxième siècle. Cependant ces anciens témoi-
gnages sont encore muets sur l'auteur. La tradition, à
ce point de vue, ne commence qu'avec Tatien et saint
Irénée. Il faut dire qu'elle est, dès lors, très nette et
très décidée.
Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas eu d'opposi-
tion. L'évangile de saint Jean a dû être défendu ^,
comme son apocalypse, contre des objections et par des
raisonnements que les conflits actuels n'ont pas essen-
tiellement renouvelés. On discutera encore longtemps
sur son peu de ressemblance avec les autres évangiles,
sur la possibilité où se serait trouvé un familier du
Christ de se représenter ainsi son maître, de lui faire
^ L'opposition des «Aloges», au commencement du mou-
vement montaniste, est surtout à signaler. Il est singulier que
ces adversaires de la nouvelle prophétie, qui se tenaient pour
le reste sur la même ligne que l'église orthodoxe, aient eu l'idée
de contester l'authenticité des livres johanniques. L'origine de
ceux-ci ne devait pas être aussi claire, en certains cercles au
moins, que celle des épîtres de saint Paul. Sur les Aloges, v. le
ch. XV de cet ouvrage.
LES LIVRES CHRÉTIENS 141
tenir tels ou tels discours, sur l'invraisemblance du dé"
veloppement philosophique que suppose, chez un pê-
cheur palestinien, l'accointance avec l'idée philonienne
du Logos.
Mais le Logos est aussi dans l'Apocalypse, c'est-à-
dire dans le livre le moins alexandrin qui se puisse
imaginer. Le développement devant lequel on hésite
quand il s'agit de l'apôtre Jean, on est bien obligé de
l'admettre si l'on attribue l'Apocalypse à Jean l'Ancien,
sorti du même milieu que lui. Quant à ce qui est pos-
sible ou impossible en fait d'histoire évangélique, il est
bon de se rappeler que les évangiles synoptiques ont
aussi leurs divergences, qui ne sont pas toujours aisées
à réduire. Il nous est, du reste, très difficile de tracer
a priori les règles d'un genre aussi spécial. Il est sûr
que, pour le public de ces premiers temps, la concor-
dance des récits et l'exactitude du détail n'avaient pas
la même importance que pour nous. Nous n'avons pas
le droit d'ajouter nos convenances modernes à celles dont
les auteurs sacrés avaient à tenir compte ^
^ D'autres évangiles que les canoniques ont été rédigés pour
les chrétiens de ces temps reculés et se sont fait accepter, au
moins en certains cercles. On est fondé à s'en servir quand on
veut définir ce qu'il était possible ou impossible de proposer à
ce public. L'auteur de l'évangile de Pierre suppose existants
nos quatre Canoniques. Or il est invraisemblable à quel point
il s'est peu soucié de se mettre d'accord avec ses prédécesseurs.
La légende de Judas (v. ci-dessous), inconciliable avec les évan-
giles canoniques, n'en est pas moins admise par Papias. Je parle-
rai plus loin du rapport entre les Actes apocryphes de saint Paul
et les Actes des Apôtres.
142 CHAPITRE X.
Quoi qu'il en soit de ce débat,. et même si l'on con-
sentait à accepter certaines conclusions qui sont encore
à établir, il subsisterait toujours un fait important, c'est
qu'un Jean, « disciple du Seigneur» , émigré de Palestine^
vécut longtemps en Asie, et que les églises de ce pays-
le considéraient comme une autorité de premier ordre.
On acceptait sa direction, même ses remontrances^: on
révérait son grand âge, ses vertus, sa qualité de témoin
des origines. Sa vie se prolongea tellement que l'on
commençait à dire qu'il ne mourrait pas. Il mourut
pourtant, mais son souvenir demeura très vivace. Ceux
qui l'avaient connu s'en faisaient honneur et se plai-
saient à répéter ses propos. Saint Irénée parle, d'après
Papias, de preshyterl qui avaient vécu avec Jean, disciple
du Seigneur : il recueille leurs dires avec beaucoup de
respect. Polycarpe, que l'évêque de L3'on avait connu
dans son enfance, était du nombre de ces presbyterl. Le
tombeau de Jean, à Eplièse, était connu et respecté. La
légende, bien entendu, ne tarda pas à orner un tel sou-
venir. Dès la fin du IP siècle, l'évêque d'Eplièse Po-
lycrate qualifie Jean de prêtre, portant la lame d'or^
c'est-à-dire qu'il voit en lui un grand-prêtre juif. Clément
d'Alexandrie nous a conservé la belle histoire du vieil
apôtre courant à la recherche d'un enfant prodigue;
Tertullien sait déjà qu'il fut plongé à Eome dans une
chaudière d'huile bouillante : sa vie, ses miracles et sa
^ Il y avait cependant des oppositions isolées, comme on le
voit par III Joan.
LES LIVRES CHRÉTIENS 143
mort, ou plutôt sa m3'stérieuse dormition, furent célébrés
dans un des plus anciens romans apostoliques \
Les vieux docteurs d'Asie dont Papias et Irénée
nous ont conservé les propos sont les derniers repré-
sentants de la tradition orale. C'est évidemment sur
celle-ci que l'on avait vécu d'abord, alors que le Nouveau
Testament n'était pas encore formé, que les évangiles,
en particulier, ou n'étaient pas écrits, ou ne jouissaient
que d'une notoriété limitée. Une telle situation n'était
pas sans danger, car on sait avec quelle facilité s'altè-
rent les traditions quand l'écriture n'est pas venue les
préciser. Le dépôt confié à la mémoire des gens est
exposé à souffrir de leur imagination et aussi des en-
traînements de leur éloquence. On racontait autour
de Papias que le Seigneur avait vécu jusqu'à la vieil-
lesse {aetas senior) ^. que Judas, au lieu de se j)endre,
* Je n'admettrais pas facilement que ces souvenirs asiati-
ques, quelle que soit leur autorité, puissent être répartis entre
deux Jean, l'un disciple, l'autre apôtre, qui tous les deux au-
raient vécu en Asie. Papias distingue bien les deux Jean, mais
il ne les met pas tous les deux en rapport avec son pays. Le
Jean d'Asie est un apôtre ou un simple disciple : il faut choisir.
Si l'on s'écarte de l'opinion traditionnelle, il faut admettre que
Jean le disciple aura été confondu avec le fils de Zébédée,
comme Philippe le diacre a été confondu avec Philippe l'apôtre.
L'histoire des deux tombeaux, mise en avant, comme un on-dit,
parDenys d'Alexandrie (Eus., VIT, 25^, n'est pas confirmée par
la tradition monumentale d'Ephèse ; à Ephèse on n'a jamais
parlé que d'un seul sanctuaire et d'un seul Jean.
« Irénée, II, 22, 5. Cf. Patres Aposf., éd. Gebhart et Har-
nack, fasc. 2, p. 112. Ceci pourrait bien avoir été déduit de
l'évangile de Jean, TIII, 57.
144 CHAPITRE X.
comme il est dit dans l'Evangile, avait vu son corps
enfler dans de telles proportions qu'il ne pouvait plus
passer, même dans les rues carrossables : ses yeux dis-
paraissaient sous le gonflement des paupières ... ; il mou-
rait enfin, exhalant une telle odeur que la localité où
il résidait dut être abandonnée par ses habitants et
qu'elle sentait encore mauvais au temps du narrateur \
L'Apocalypse annonçait un règne de mille ans, pour les
saints, avant la résurrection générale. Cette donnée
fut cultivée avec quelque ampleur. Dans le ro^-aume de
mille ans on devait voir des vignes de dix mille branches :
de chaque branche sortiraient dix mille rameaux, dont
chacun porterait dix mille grappes, de dix mille grains
chacune : et de chaque grain on pourrait tirer vingt-cinq
métrètes de vin. Pour le blé les choses seraient à l'ave-
nant ^. Et ces prédictions étaient données comme des
propos tenus par le Christ en personne. Judas, incrédule
avant d'être traître, se permettait des objections et
demandait comment Dieu pourrait produire une telle
végétation. — « Ceux-là le sauront, répondait le Seigneur,
qui entreront dans le royaume » .
Il était temps que Ton acceptât les évangiles écrits
et que l'on s'en tînt à leurs récits. Sur la rédaction et la
^ Fragment recueilli par Apollinaire (d'Hiérapolis?), PP.
App., l. c, p. 94.
2 Irénée, Y, 33, 3 ; PP. App., l. c, p. 87. Ces propos expli-
quent le dédain des docteurs grecs du III« et du IV* siècle pour
le millenium. Au temps de Papias on était plus familier avec
de telles prédictions. On en trouve dans les livres apocryphes
d'Hénoch et de Baruch, ainsi que dans le Talmud.
LES LIVRES CHRÉTIENS 145
première apparition de ces textes vénérables ainsi que sur
l'accueil qui leur fut fait d'abord, nous ne sommes que
très imparfaitement renseignés. En dehors du fait gé-
néral, à savoir que les évangiles ont été donnés à l'Eglise
par les apôtres ou leurs disciples immédiats, les résultats
auxquels parvient la critique la plus informée, la plus
pénétrante, la plus hardie même, ont toujours quelque
chose de vague et de conjectural, qui ne comporte qu'un
assentiment défiant et provisoire. Dans la question qui
nous occupe, le plus ancien témoignage extrinsèque dont
on puisse faire état est un propos de Jean l'Ancien,
rapporté par Papias \ sur les évangiles de Marc et de
Matthieu : « Marc, interprète de Pierre, écrivit avec soin,
» mais sans ordre, ses souvenirs sur les discours et les
» actions du Christ. Il n'avait pas lui-même entendu le
y> Seigneur, ni ne l'avait accompagné ; c'est à Pierre qu'il
» s'était attaché. Celui-ci racontait selon les besoins de
» son enseignement, sans vouloir suivre Tordre des dis-
» cours du Seigneur. Aussi Marc ne mérite aucun re-
» proche pour avoir écrit selon qu'il se souvenait. Il
» n'avait qu'un soin : ne rien omeitre de ce qu'il avait
» entendu et ne rapporter rien que de véritable » . D'après
la même source, à ce qu'il semble, Papias disait : « Mat-
» thieu rédigea en hébreu les Logia (discours) ^ : chacun
» les interprétait comme il pouvait » . Il est regretta-
ble que nous ne sachions rien de ce que Jean l'Ancien
disait du troisième évangile. Ses appréciations apologé-
lEusèbe, H. E., III, 39.
^ Evideniment encadrés dans un texte narratif.
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. 10
"' ^."tf^igW^
146 CHAPITRE X.
tiques sur Marc semblent supposer des objections son
levées par quelqu'un contre cet évangile. Jean les écarte
mais il a l'idée que Marc ne représente pas la perfection
et qu'un récit dû à la plume, non plus d'un auditeu
des apôtres, mais d'un témoin direct, un récit comple
et surtout disposé dans un ordre plus rigoureux, pour
rait avoir quelque avantage sur le deuxième évangile
Cet idéal ne pouvait guère lui être offert par saint Mal
tliieu, chez lequel l'ordre des faits est sensiblement L
même que chez saint Marc et dont le texte grec ne lu
apparaissait pas comme bien fixé. Luc est exclu, comm<
n'ayant pas plus que Marc la qualité de disciple immé
diat. Reste Jean. N'y aurait-il pas ici une recomman
dation indirecte du quatrième évangile?
Ces considérations cadrent assez avec une idée qu
se fait jour deux ou trois générations plus tard, et d'aprè:
laquelle le quatrième évangéliste aurait plus ou moins
approuvé l'œuvre des trois autres, tout en cherchant
pour son compte, à les compléter par une expositior
conçue d'une manière différente.
En remontant au delà des entretiens de Jean l'An
cien nous entrons dans la région des conjectures.
La prédication chrétienne ne se conçoit pas sans un
exposé quelconque de la vie du fondateur. Dès les pre-
miers jours les apôtres ont dû raconter leur maître, k
rappeler à ceux qui l'avaient connu, l'apprendre à cens
qui ne l'avaient jamais vu. De cet évangile oral, néces-
sairement divers, ont dû dériver de bonne heure de^
rédactions diverses, elles aussi, et incomplètes, qui, se
LES LIVRES CHRÉTIENS 147
combinant entre elles et se transmettant par des inter-
médiaires plus ou moins nombreux, ont abouti aux trois
textes que nous appelons Synoptiques, et à quelques
autres que l'Eglise n'a pas adoptés, mais qui sont aussi
très anciens. Ici je veux surtout parler de l'évangile
des Hébreux, et de l'évangile des Egyptiens. Le premier,
écrit en araméen, fut adopté par l'église judéo-chrétienne
de Palestine, puis, traduit en grec (x.aO' 'E^pa-'ou;), il
te répandit dans ses succursales, surtout en Eg^^pte.
Dans ce pays il se trouva en concurrence avec un autre
texte, employé par les chrétiens non judaïsants, l'évan-
gile des Egyptiens (y.aT' AlyuTZTtou;). Telles sont du moins
les conjectures les plus probables qui aient été jusqu'ici
produites sur l'origine et la destination de ces textes.
Il est possible que nos évangiles synoptiques aient
été, tout à l'origine, d'usage local, comme ceux des Hé-
breux et des Egyptiens. Mais les noms dont il se récla-
maient étaient de nature à les recommander partout.
Luc et Marc peuvent avoir été lus d'abord à Rome ou
à Corinthe, Matthieu quelque autre part : tous ils sor-
tirent bientôt de leur milieu d'origine. On a vu qu'ils
ne tardèrent pas à être coimus en Asie, pays où le qua-
trième évangile parait avoir été écrit. Une fois rassem-
blés, les textes évangéliques donnèrent lieu à des con-
frontations. Ecrits avec un souci très relatif de l'exac-
titude dans le détail et de la précision chronologique,
inspirés immédiatement par des préoccupations qui n'é-
taient pas toujours identiques, ils offraient des diversités
sur lesquelles l'attention ne pouvait manquer de s'arrê-
148 CHAPITRE X.
ter. De là des tentatives pour les compléter ou les cor-
riger les uns par les autres, ou même pour fondre leurs
récits en une sorte d'harmonie narrative. Les manus-
crits qui nous sont parvenus et aussi les citations des
anciens auteurs gardent trace de ces combinaisons, dont
quelques-unes remontent à une très haute antiquité. D'au-
tres, sans être attestées de cette façon, s'imposent par leur
vraisemblance. Ici, cependant, il est dangereux d'être
précis. Le mieux est de ne pas trop sonder des ténè-
bres où les yeux s'usent sans résultat bien appréciable.
Du reste, ce qui importe à l'histoire du développe-
ment chrétien, ce n'est pas ce qu'on pourrait appeler la
préhistoire des évangiles, c'est la suite de leur influence
sur la vie religieuse de l'Eglise.
Aux mêmes temps lointains qui virent naître les évan-
giles et à la génération postérieure remontent un cer-
tain nombre d'écrits qui, se réclamant soit des apôtres
proprement dits, soit d'autres personnages considérables,
parvinrent à une très haute considération. Plusieurs ont
la forme de lettres; tous sont des livres d'instruction
ou d'exhortation religieuse. Peut-être quelques-uns ont-
ils eu d'abord la forme d'homélies, prononcées dans une
assemblée chrétienne. On les lisait après ou avec les
saintes Ecritures, dans les réunions de culte. Quand on
songea à constituer une bible chrétienne, un Nouveau
Testament, plusieurs de ces écrits y trouvèrent place.
C'est ainsi que l'épître aux Hébreux, anonyme d'abord,
puis attribuée par les uns à Barnabe, par d'autres à
saint Paul, finit par être ajoutée, en supplément, au
LES LIVRES CHRÉTIENS 149
recueil paulinien. Un autre recueil se forma, celui des
Epîtres catholiques, c'est-à-dire adressées à l'ensemble
de l'Eglise ; il demeura assez longtemps ouvert ; on y
admettait, suivant les lieux, un plus ou moins grand
nombre d'épîtres. A la longue le chiffre de sept finit
par prévaloir. Ces sept lettres sont les trois épîtres
johanniques dont il a été question plus haut, les deux
de saint Pierre, celle de saint Jude, enfin celle de
saint Jacques.
Mais en dehors de ces compositions dans lesquelles
l'Eglise reconnut l'inspiration divine et qu'elle jugea
dignes de prendre place parmi ses écritures canoniques,
d'autres productions encore nous témoignent des sen-
timents de nos ancêtres dans la foi. Les apôtres, à me-
sure qu'ils diminuaient de nombre et surtout quand ils
eurent tous disparu, prirent dans le sentiment des fidèles
une importance de plus en plus grande. Il semble qu'eux
seuls eussent qualité pour parler à l'Eglise. Même après
leur mort ils continuèrent à instruire, à édifier. Un petit
livre très ancien, du temps de Trajan à tout le moins,
la Doctrine {li^y.yr,) des Apôtres, censé écrit par eux,
rassemble, sous une forme succincte, les prescriptions
de la morale générale avec des conseils sujr l'organi-
sation des communautés et la célébration du culte. C'est
le prototype vénérable de tous les recueils de Consti-
tutions ou de Canons apostoliques par lesquels s'ouvre
le droit ecclésiastique d'Orient et d'Occident. Sous le nom
de Barnabe circula longtemps une instruction d'abord
150
CHAPITRE X.
anonyme, qui, dans sa partie morale, est fort apparentée
à la Doctrine. La Doctrine et l'épître de Barnabe pa-
raissent bien dériver l'une et l'autre d'un texte antérieur,
dans lequel les règles de la morale étaient exprimées
par la description des Deux voies, celle du Bien et celle
du Mal. Mais le Pseudo-Barnabe ne s'occupe pas exclu-
sivement de la morale ; il a une doctrine ou plutôt une
polémique, l'antijudaïsme. Elle l'entraîne à de véritables
excès. Selon lui l'Ancien Testament n'a point été écrit
pour Israël, lequel, trompé par Satan, n'y a jamais rien
compris, mais uniquement pour les chrétiens. Cette thèse
extraordinaire est prouvée par l'Ecriture elle-même, sou-
mise ici à un allégorisme des plus intempérants.
Saint Pierre, en dehors de ses deux épîtres cano-
niques, patronnait encore d'autres écrits: la Prédication
(Ky;puYv-y.j de Pierre, l'Apocalypse de Pierre, l'Evan-
gile de Pierre. On n'en a conservé que des fragments.
Le premier de ces livres est le plus ancien. Ce qui
en reste donne l'idée d'exhortations dans le sens du
christianisme moyen, en dehors de toute préoccupation
de gauche ou de droite : à peine quelques traits carac-
téristiques, propres à confirmer ce que nous savons d'ail-
leurs de la haute antiquité du document. L'Apocalypse,
exploitant la donnée de la descente du Christ aux en-
fers, décrit, pour l'instruction des vivants, les supplices
que l'autre monde réserve aux coupables. Qaant à l'Evan-
gile, évidemment postérieur aux quatre textes canoni-
ques et cependant très ancien (110-130 environ), il pré-
sente des particularités hardies. L'histoire évangélique
LES LIVRES CHRÉTIENS 151
commençait, dans les cercles d'où il provient, à se vapo-
riser sous l'influence du docétisme. On racontait, en sui-
vant plus ou moins les cadres traditiomiels, mais en les
remplissant de récits altérés par l'imagination ou même
par certaines préoccupations théologiques.
Les livres décrits jusqu'ici ont tous été considérés,
au moins en certaines églises, comme des livres sacrés;
ils furent admis aux honneurs de la lecture publique
dans les assemblées chrétiennes.
Il en fut de même de l'épître adressée vers Tannée 97
par l'église de Rome à celle de Corinthe, et qui fut ré-
digée par l'évêque Clément. Une autre pièce, une ho-
mélie et non pas une lettre, une homélie prononcée on
ne sait où, à Rome, à Corinthe, ou même ailleurs, fut
jointe à la précédente dans les manuscrits, et profita
du patronage que le nom de Clément donnait à celle-ci.
On eut ainsi deux épîtres de saint Clément. Clément
passait, non sans raison, pour avoir été un disciple des
apôtres, un homme apostolique. Le prestige des apôtres
s'étendait jusqu'à lui. Un autre écrit romain, le Pasteur
d'Hermas, parvint, lui aussi, aux honneurs de la lecture
publique dans beaucoup d'églises. Celui-là se donnait clai-
rement comme inspiré. Il n'est pas jusqu'au roman de
saint Paul {Acta Pauli), composé assez tard dans le IF siè-
cle, qui n'ait été rangé çà et là parmi les livres sacrés.
D'autres écrits, tout aussi anciens, et même plus, que
les derniers nommés, n'atteignirent point aux mêmes hon-
neurs. Je veux parler surtout des sept lettres de saint
Ignace et de celle de saint Polycarpe, qui remontent
152
CHAPITRE X.
au temps de Trajan et à des personnages hautement
vénérés. On ipeiit en dire autant du livre perdu de Pa-
pias d'Hiérapolis, « Explications des discours du Sei-
gneur » .
Quelles qu'aient été leur publicité et leur autorité,
tous ces livres ont ceci de commun qu'ils ont été écrits
pour TEgiise. et qu'elle y a reconnu l'inspiration dont
elle procède elle-même. Ce sont des livres ésotériques,
des livres d'intérieur, propres à aifermir la foi et à en-
tretenir le sentiment chrétien. Il n'est pas étonnant que,
leur caractère étant le même, on ne se soit pas préoc-
cupé tout d'abord d'établir entre eux ces démarcations
précises d'où sortirent plus tard les divers canons du
Nouveau-Testament, et enfin le canon actuellement reçu
dans l'ensemble de la chrétienté. Le christianisme pos-
séda de très bonne heure, dès le déclin du premier
siècle, un certain nombre de livres bien à lui, qu'il
n'avait point hérités de la Synagogue, où sa tradition
spéciale se trouvait exprimée, avec ses titres principaux
et ses données fondamentales, où se révélaient déjà les
lignes essentielles de son développement doctrinal et de
ses institutions. C'est là un fait de la plus haute impor-
tance, et, quoiqu'il en soit de certaines controverses de
détail, un fait au dessus de toute contestation.
CHAPITRE XI.
La Gnose et le Marcionisme.
Les premières hérésies et les spéculations juives. — L'hostilité envers
le dieu d'Israël : Simon le Magicien et ses congénères. — Satnrnil d'Antioche,
— La gnose syrienne. — Les écoles gnostiqnes d'Alexandrie: Valentin, Ba-
silide, Carpocrate. — L'essence de la gnose. — L'exégèse gnostiqiie. — Le
Démiurge et l'Ancien Testament. — L'Evangile et la tradition. — Confréries
gnostiques. — Propagande à Rome. — Marcion. — Ses principes, son ensei-
gnement, ses églises. — Résistance du christiani.'^nie orthodoxe. — Littéra-
ture hérétique. — Polémique orthodoxe.
L'hérésie, nous l'avons vu, est contemporaine de
l'Evangile. Le champ du Père de famille est à peine
ensemencé, que l'ivraie s'y révèle à côté du bon grain.
De là, chez les directeurs des communautés primitives,
une préoccupation incessante qui s'exprime dans leurs
écrits, lettres de saint Paul, Pastorales, Apocalypse,
épîtres de saint Pierre, de saint Jude, de saint Ignace.
Autant que ces documents permettent d'apprécier les
doctrines combattues, on voit qu'elles se ramènent à
quelques points :
V La nature et la loi, mosaïque ou naturelle ^, sont
l'œuvre d'esprits inférieurs au Dieu-Père, Dieu suprême
et véritable ;
^ Il est assez étrange que personne n'ait eu l'idée de se
glisser entre la nature et la morale et de les rapporter à deux
principes différents. Cala tient à l'éducation biblique. Avec la
Bible il n'y a pas moyen de distinguer entre le Créateur et le
Léo-islateur.
154 CHAPITRE XI.
2° C'est en Jésus-Christ que ce Dieu sujDrême s'est
manifesté ;
3° Le vrai chrétien peut et doit s'affranchir des puis-
sances créatrices et législatrices pour se rapprocher du
Dieu-Pèr^..
Ces doctrines ne doivent pas être considérées comme
une simple déformation de l'enseignement apostolique.
Il y entre sûrement des éléments chrétiens : mais si l'on
fait abstraction de la place assignée à Jésus-Christ et
à son rôle, le reste se tient tout seul et s'explique aisé-
ment par l'évolution de la pensée juive sous l'excita-
tion de la curiosité philosophique des Grecs. Il suffit,
pour s'en rendre compte, de se rappeler les points es-
sentiels de la doctrine de Pliilon ' : Dieu, être infini,
au dessus, non seulement de toute imperfection, mais
de toute perfection ou même de toute qualification. En
dehors de lui et ne procédant pas de lui, la matière,
sur laquelle il agit par l'intermédiaire de puissances
multiples, dont le Verbe est la principale. Ces puissances ^
et le Verbe lui-même, sont présentées, tantôt comme
immanentes à Dieu, tantôt comme des hypostases dis-
tinctes; elles correspondent soit aux idées de Platon,
soit aux causes efficaces des Stoïciens, soit encore aux
anges de la Bible ou aux démons (fV.ty.ovs:) des Grecs.
Par elles le monde a été organisé avec l'élément ma-
tériel préexistant. Certaines d'entre elles se trouvent
^ Exposé clair et succinct dans Schûrer, Geschichte des JU-
dischen Volkes, II, p. 867.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 155
emprisonnées dans des corps humains \ et c'est de l'in-
cohérence entre leur nature divine et leur enveloppe
sensible que naît le conflit moral entre le devoir et le
vouloir. Triompher des influences que le corps exerce
sur l'esprit, tel est le but de la vie morale. Le prin-
cipal moyen est l'ascèse ; la science est utile aussi et
l'activité bien réglée, avec le secours de Dieu. iVinsi
Pâme se rapproche de Dieu ; dans l'autre vie elle le
rejoindra; même en ce monde, il peut lui être doimé
de le posséder momentanément par l'extase.
Ainsi, Dieu est loin du monde et ne l'atteint que
par des intermédiaires procédant de lui : certains élé-
ments divins vivent dans l'humanité, comme emprison-
nés dans la matière, dont ils cherchent à se dégager.
C'est le fond même du gnosticisme. Il n'y a qu'à intro-
duire la personne de Jésus et son action rédemptrice,
tendant à ramener vers Dieu les parcelles divines égarées
ici-bas : avec cette addition on obtient exactement les
doctrines combattues par les plus anciens écrivains chré-
tiens. Cependant, pour arriver à la gnose proprement
dite, il reste encore un pas à faire : l'antagonisme entre
Dieu et la matière doit être transporté dans le personnel
divin lui-même ; le créateur doit être présenté comme l'en-
nemi, plus ou moins déclaré, du Dieu suprême, et, dans
l'œuvre du salut, comme l'adversaire de la rédemption.
Pour en arriver là, il fallait rompre ouvertement
avec la tradition religieuse d'Israël. Ni Philon, si res-
^ Corps animés; Philon est trichotomiste.
156 CHAPITRE XI.
pectueux de sa religion, ni les docteurs de la Loi dont
les apôtres combattaient les « fables judaïques » , ne pou-
vaient avoir l'idée de ranger parmi les esprits mauvais
le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
1.° — Simon et la gnose vulgaire.
Mais on peut concevoir un milieu où l'éducation
biblique fût assez répandue pour servir de support à
la spéculation théologique, sans que cependant on y fût
embarrassé de scrupules à l'égard du dieu de Jérusalem.
Ce milieu n'est pas idéal : il a réellement existé : c'est
le monde des Samaritains. Aussi bien la tradition des
Pères de l'Eglise, quand ils exposent l'histoire des hé-
résies, concorde-t-elle à fixer leur point de départ à
Samarie et à indiquer Simon de Gitton \ dit le Ma-
gicien, comme leur premier auteur. Ceci, bien entendu,
doit être accepté avec quelque réserve. Ni Ebion, ni
Cérinthe ne peuvent être considérés comme des descen-
dants spirituels de Simon.
C'est donc à Samarie, la vieille rivale de Jérusalem,
que la gnose proprement dite fait sa première apparition
dans l'histoire chrétienne. Simon dogmatisait déjà en
ce pays, qui était le sien, quand Philippe ^ y vint porter
l'Evangile : « Il exerçait la magie et détournait le peuple
» de Samarie, prétendant être quelqu'un de grand ; petits
» et grands, tous s'attachaient à lui, disant : " Celui-ci
' Gitton était un bourg de la circonscription de Samarie.
2 Ad., VIII.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 157
» est la Puisance de Dieu, la Grande Puissance " ». Son
attitude était comme un décalque samaritain de celle
de Jésus en Galilée et en Judée. Suivant la tradition
des Actes., il se rallia au christianisme prêché par Phi-
lippe, puis par les apôtres Pierre et Jean, et reçut le
baptême. Emerveillé des effets de l'inspiration chez les
néophytes, il s'efforça d'obtenir que les apôtres lui con-
férassent, à prix d'argent, le pouvoir de faire de tels
miracles. Cette prétention fut écartée. Toutefois, à Sa-
marie, où il était sur son terrain, il lui fut donné de
prévaloir contre l'Esprit-Saint. Saint Justin, qui était
du même pays, rapporte ^ que, de son temps, presque
tous les Samaritains honoraient Simon comme un dieu,
comme le dieu suprême, supérieur à toutes les puis-
sances ^. En même temps que lui on adorait sa Pensée
("l'ivvoia), incarnée comme lui, en une femme appelée
Hélène. Saint Irénée donne plus de détails sur la doc-
trine simonienne. « Il y a, dit-il, une Puissance suprême,
stibUmlssima Vlrtusy laquelle a un correspondant féminin,
sa Pensée (swoiy.). Sortie de son Père, la Pensée créa
les anges, qui, à leur tour, créèrent le monde. Mais
comme ils ne voulaient pas paraître ce qu'ils étaient,
c'est-à-dire des créatures d'Ennoia, ils la retinrent, la
maîtrisèrent, l'enfermèrent dans un corps féminin, puis
la firent transmigrer de femme en femme. Elle passa
notamment dans le corps d'Hélène, épouse de Ménélas ;
enfin elle devint prostituée à Tyr. La Puissance suprême
1 ApoL, I, 26, 5G : Dial. 120.
158 CHAPITRE XI.
s'est manifestée aux Juifs comme Fils, en Jésus : à Sa-
marie comme Père, en Simon : dans les autres paySj
com.me Saint-Esprit ». L'intervention de Dieu dans le
monde est expliquée, d'abord par la nécessité de délivrer
Ennoia, puis par la mauvaise administration des anges.
Les prophètes ont été insjDirés par eux : il n'3^ a pas à
s'en occuper. Ceux qui croient en Simon peuvent, en
pratiquant la magie, triompher des esprits maîtres du
monde. Quant aux actions, elles sont indifférentes ; c'est
la faveur de Dieu qui sauve: la Loi, œuvre des anges^
n'est qu'un instrument de servitude. Irénée rapporte
encore que Simon et Hélène étaient, dans la secte ^
l'objet d'honneurs divins, qu'on leur élevait des statues,
où ils étaient figurés en Jupiter et en Minerve.
En ce qui regarde la christologie, Simon enseignait
que la Puissance suprême, pour n'être pas reconnue
pendant son vo^^age en ce monde, avait pris successive-
ment les apparences de différentes classes d'anges, puis
la forme humaine en Jésus. Ainsi, parmi les homnes-
il avait paru être homme, sans l'être en réalité; il s'était
donné en Judée le semblant de la souffrance, sans
souffrir véritablement.
Dans cet exposé il peut se faire que certains traits
correspondent à un développement de la doctrine après-
la première fondation de la secte. Mais l'ensemble se
rattache bien à ce que dit Justin et à ce que nous lisons
dans les Actes. Cette précccupation de la Bible, alors
même qu'on en méconnaît l'autorité, ce mélange d'idées
dualistes et de rites helléniques, cette pratique de la
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 159
magie, tout cela convient bien au milieu de Samarie,
terre bénie du syncrétisme religieux. La gnose, qui s'épa-
nouira plus complètement ailleurs, laisse déjà voir ici
ses données caractéristiques : le Dieu abstrait, le monde
œu^i'e d'êtres célestes inférieurs, la divinité^ partielle-
ment déchue dans l'humanité, la rédemption qui l'en
dégage. Il n'est pas jusqu'aux couples (syzygies) du sys-
tème valentinien dont on ne trouve ici, dans la suprême
Puissance et la première Pensée (Simon, Hélène), comme
une première esquisse.
Un trait notable c'est que l'initiateur de ce mou-
vement religieux se présente comme une incarnation
divine. Ceci est évidemment imité de l'Evangile.
De la secte de Simon, les anciens auteurs rappro-
chent celle d'un autre samaritain, Ménandre de Cappa-
rétée : il est aussi question d'un Dosithée, peut-être an-
térieur à Simon lui-même et au christianisme, et d'un
Cleobius \ Ménandre enseignait à Antioche. Tous ces
chefs de secte paraissent avoir fait comme Simon et
s'être attribué une origine divine. Leurs successeurs
furent plus modestes.
Un des premiers qui nous soient signalés est Sa-
turnil d'Antioche, qui fit parler de lui vers le temps de
Trajan '. Il enseignait un Dieu-Père, que nul ne peut
^ Hégésippe, dans Eusèbe, H. E., IV, 22; Irénée, l. c; Pseudo-
Tert. de Praescr., 40.
^ Nommé par Justin, Dial. 35, et Hégésippe, l. c. Ce qu'on
en sait est^représenté par Irénée, I, 24, que copient les autres
hérésiologues. Dans tous ces textes il figure entre le groupe de
Simon et les grands gnostiques du t^mps d'Hadrien.
160 CHAPITRE XI.
nommer ni connaître, créateur des anges, archanges,
puissances, etc. Le monde sensible est l'œuvre de sept
anges. Ils créèrent l'homme d'après une image brillante
venue du Dieu suprême, qui leur apparut en un mo-
ment fugitif: mais leur œuvre fut d'abord imparfaite.
L'homme primitif rampait à terre sans pouvoir se lever.
Dieu en eut pitié, parce qu'il y reconnaissait quelque
image de lui-même : il lui envoya une étincelle de vie
qui acheva de le constituer. A la mort, cette étincelle
se dégage et va rejoindre son principe divin.
Le dieu des Juifs est un des anges créateurs. C'est
d'après ceux-ci que les prophètes ont parlé, quelques-
uns même d'après Satan, leur ennemi. Ces anges créa-
teurs sont en révolte contre Dieu : c'est pour le vain-
cre, pour vaincre surtout le dieu des Juifs, que le Sau-
veur est venu. Le Sauveur émane du Dieu suprême ^ ;
il est sans naissance, incorporel. Outre la victoire sur
le dieu des Juifs et ses collègues, il a eu en vue le
salut des hommes, ou plutôt de ceux qui, dans leur
étincelle de vie, ont un élément divin et sont suscep-
tibles d'être sauvés ^.
Le mariage et la procréation des enfants étaient
considérés dans la secte comme des œuvres de Satan.
La plupart des Saturniliens s'abstenaient de manger des
^ Ceci est nécessité par le système, mais le document n'en
dit rien.
2 II y a ici quelque incohérence dans le résumé de saint Iré-
née. Il semble d'abord que tous les hommes aient une étincelle
de vie, un élément divin ; on voit ensuite cet avantage se res-
treindre à une catégorie de privilégiés.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 161
choses ayant eu vie, et cette abstinence leur valait, pa-
raît-il, un grand succès.
Ici encore, en dépit de l'hostilité contre le judaïsme,
nous avons la donnée biblique des anges. Mais il n'y a
point de syzygies célestes ; le fondateur de la secte ne
prétend pas à la divinité ; enfin la morale est ascétique.
Autant de traits qui distinguent la gnose de Saturnil
de celle de Simon. Son docétisme très marqué, son Sau-
veur qui n'a de l'humanité qu'une pure apparence, cor-
respond bien aux préoccupations que nous avons signa-
lées chez saint Ignace, d'Antioche lui aussi, et, comme
Saturnil, contemporain de Trajan.
Ces hérésies primitives ne paraissent pas avoir eu
beaucoup de succès en dehors de leur cercle originaire.
Saint Justin, par qui nous savons que les Samaritains du
temps d'Antonin le Pieux étaient presque tous disciples
de Simon, dit que cette secte n'avait ailleurs que très peu
d'adhérents \ Sur la foi d'une inscription mal comprise ^
il se figurait que Simon avait été, à E-ome, honoré d'une
statue par les autorités de l'Etat. Mais il est peu pro-
bable que le Magicien ait instrumenté si loin de son
pays. Tout ce qu'on raconte de son séjour à E-ome et
du conflit qu'il y aurait eu avec saint Pierre, est désor-
mais classé dans le domaine de la légende. Ménandre
avait promis à ses disciples qu'ils ne mourraient point.
^ Un siècle après Justin, Origène {Cels. I, 57) assure qu'il
ne devait plus y avoir trente Simoniens dans le monde entier.
^ Confusion célèbre du vieux dieu sabin Semo Saiicus, Dens
Fidlus, avec Simo sanctus Deiis.
Ddchesne. Hist. anc. de VEgl. - T. I. 11
162 - CHAPITRE XI.
Il y en avait encore quelques-uns au temps de saint
Justin.
En Syrie le succès spécial de Simon est loin de re-
présenter toute la fortune de la gnose. C'est en ce pays
que se produisit, soit par développement, soit par imi-
tation, cette extraordinaire pullulation de sectes que
saint Irénée rattache étroitement au simonisme et qu'il
compare à des champignons. Il les appelle d'un nom com-
mun, celui de Gnostiques, et en décrit quelques variée
tés \ C'est à cette catégorie de sectes que l'on donne
assez souvent la dénomination de sectes ojjhitlques {ooi;^
serpent), qui ne semble convenir qu'à certaines d'en-
tre elles, où le serpent biblique avait un rôle spécial.
Les noms des éons célestes, les combinaisons établies
entre les fantaisies métaphysiques et l'histoire biblique
varient plus ou moins d'un système à l'autre. Mais il y
a toujours au sommet des choses un être ineffable et une
pensée suprême (Ennoia, Barbelo, etc.) d'où procèdent
les ogdoades et les hebdomades; toujours aussi un éoii
(Prounicos, Sophia, etc.) à qui il arrive une infortune,
à la suite de laquelle certaines étincelles divines tom-
bent dans les régions inférieures. A cette catastrophe
divine se rattache la production du Démiurge, appelé
souvent laldabaoth. Le Démiurge ignore absolument le
inonde divin supérieur à lui : il se croit le seul et véri^
table Dieu, et l'affirme volontiers dans la Bible, inspi-
^ Haer. I, 29-31. Ni Justin ni Hégésippe ne font une caté-
gorie spéciale de ces hérétiques ; je pense qu'ils les rangent sous
l'appellation générale de Simoniens.
LA GNOSE ET LE MARCIOXISME 16B
rée par lui. Mais les étincelles divines doivent être dé-
gagées du monde inférieur. A cet effet l'éon Christ, l'un
des premiers du plérôme, vient s'unir momentanément
à l'homme Jésus et inaugurer en lui l'œuvre du salut.
2° — ValenUn, Basilide, Carpocrate.
Après sa première effervescence en pays syrien, la
gnose de Samarie ne tarda pas à trouver le chemin de
TEgypte. De ses diverses sectes quelques-unes prirent
racine en ce pays et s'y conservèrent au moins jusqu'au
quatrième siècle. Celse connaissait cette variété de « gnos-
tiques » ; il avait même lu leurs ouvrages \ Dans son
enfance, Origène passa quelque temps chez un docteur
d'Antioche, appelé Paul, très en vue parmi les héré-
tiques d'Alexandrie ^. C'est dans les manuscrits et les
papyrus coptes que nous commençons à retrouver des
fragments de leur littérature. Mais leur plus grande
fortune fut acquise indirectement par les gnoses beau-
coup plus célèbres auxquelles sont attachés les noms
des alexandrins Basilide, Valentin et Carpocrate.
C'est au temps de l'empereur Hadrien (117-138) que
les anciens auteurs rapportent l'apparition de ces hé-
résies ^. Le système de Yalentin, décrit en détail et ré-
ï Origène, Confra CeUum, Y, Gl, 62: VI, 24-28.
« Eus., H. E., \1, 2.
3 Dans sa Chronique, Eusèbe est plus précis. Il dit, à l'an-
née 134 : Basilides Jweresiarcha his ternporïbus appatmit. On ne
voit pas bien à quel événement spécial se rapporte cette date.
164 CHAPITRE XI.
futé par saint Irénée, est le mieux connu des trois et
c'est lui sans doute qui se répandit le plus. Je vais en
indiquer les lignes principales.
Au sommet des choses invisibles et ineffables se
trouve l'être premier, le Père, l'Abîme inengendré, avec
sa compagne Sigé (Silence). Le moment venu où il lui
plaît de produire, il féconde Sigé, qui lui donne un être
semblable à lui, l'Intellect (NoO;) ^, et en même temps
un terme femelle qui est à l'Intellect ce que Sigé est
à l'Abîme. Cette compagne de l'Intellect est la Vérité.
L'Abîme et Sigé, l'Intellect et la Vérité, forment les
quatre premiers éons, la première Tétrade. De l'Intel-
lect et de la Vérité naissent le Verbe et la Vie, de ceux-ci
l'Homme et l'Eglise. Ainsi se complète l'Ogdoade, réu-
nion des huit éons supérieurs.
Mais la génération des éons ne s'arrête pas là. Les
deux derniers couples donnent naissance l'un à cinq,
l'autre à six autres paires, ce qui fait en tout trente éons,
quinze mâles et quinze femelles, répartis en trois grou-
pes, l'Ogdoade, la Décade et la Dodécade. Ces trois
groupes constituent le Plérôme, la société parfaite des
êtres ineffables.
Jusqu'ici nous sommes encore dans les abstractions;
pour passer de là au monde sensible, il va falloir une
transition, et cette transition est un dérangement de
* Dans cette affaire, où le sexe des abstractions est de si
grande importance, la traduction offre des difficultés spéciales,
car il arrive souvent que les termes changent de genre en pas-
sant d'une langue à l'autre.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 1G5
l'harmonie des éons, un désordre, une sorte de péché
originel.
Au dernier rang de la Dodécade et du Plérôme tout
entier se trouve le couple formé par le Volontaire et
la Sagesse (0£)//iTb; /.at 2£ocp(a) '. La Sagesse est prise tout
à coup du désir de connaître le Père mystérieux, l'Abîme.
Mais ce principe de toutes choses n'est intelligible que
pour son Fils premier-né, l'Intellect. Le désir de la Sa-
gesse est donc un désir déréglé, une passion. Cette pas-
sion inassouvie est la perte de l'être qui l'a conçue. La
Sagesse se dissout et va se dissiper dans l'infini, lors-
qu'elle rencontre le Terme de toutes choses, l'opo;, sorte
de limite disposée par le Père autour du Plérôme. Ar-
rêtée par lui, elle revient à elle-même et reprend son
existence première. Mais sous l'empire de cette passion
elle a conçu: et comme l'éon mâle son compagnon n'est
pour rien dans sa conception, celle-ci est irrégulière : le
fruit qui en résulte est un être imparfait par essence.
Cet être, appelé dans la langue valentinienne Hacha-
moth ou Concupiscence de la Sagesse, est rejeté hors
du Plérôme.
Pour que dans celui-ci on ne voie plus reparaître
le désordre que la Sagesse un moment déréglée y a
introduit, la seconde paire d'éons, Litellect et Vérité,
1 Isota, en grec, signifie plutôt habileté que sagesse. Pour
celle-ci le mot propre serait plutôt acocapsa-r^r,, qui rend assez
bien l'idée de sagesse morale. Un homme as 95; est un homme
de ressources plutôt qu'un honnête homme, Ul3'sse plutôt qu'A-
ristide.
166 CHAPITRE XI.
produit mie seizième paire, le Christ et le Saint-Esprit \
ce dernier jouant, dans la syzygie, le rôle d'être femelle.
Ces deux nouveaux éons enseignent aux autres à res-
pecter les limites de leur nature et à ne pas chercher
à comprendre l'incompréhensible ^. Les éons se pénè-
trent de cette instruction, et ainsi l'unité du Plérôme
se trouve raffermie et son harmonie perfectionnée. C'est
alors que, dans un élan de reconnaissance pour le Père
suprêm.e, tous ensemble, unissant leur puissances et leurs
perfections, ils produisent le trente-troisième éon, Jésus,
le Sauveur.
Cependant Hachamoth, la Concupiscence de la Sa-
gesse, restait en dehors du divin Plérôme. Celui-ci lui
envoie successivement deux visiteurs. L'un, le Christ,
donne à cette espèce de matière aristotélicienne une
sorte de forme substantielle, avec mi embryon de con-
science. Elle prend le sentiment de son infériorité et subit
une série de passions, la tristesse, la crainte, le déses-
poir, l'ignorance. Le second visiteur, l'éon Jésus, sépare
d'elles ces passions. De cette seconde opération naissent
la substance inanimée (uAr///,) et la substance animée
{^^jyiy,r,)^ formées la première des passions d'Hachamoth,
la seconde de son retour à un état plus parfait, après
l'élimination des passions. Dans cet état amélioré elle
* Ici, comme dans le nom Hachamoth, nous rencontrons
l'orientalisme. Esprit, dans les langues sémitiques, est un mot
féminin.
'^ Sage leçon, que les gnostiques modernes devraient bien
accepter de leurs lointains ancêtres.
LA GNOSE ET LE MARCIOXLSME 107
est susceptible de concevoir. La seule \Tie des anges
qui escortent le Sauveur suffit à la rendre féconde : elle
-enfante ainsi la troisième substance, qui est la substance
spirituelle (-v^-j y. aT '//,-/; ).
Jusqu'ici, nous ne sommes encore que dans les pré-
liminaires du monde inférieur, du Kénôme, qui s'oppose
au Plérôme. Le monde concret est encore à faire: seu-
lement les trois substances, matérielle, psychique, pneu-
matique, dont il va se composer, sont déjà arrivées à
l'être. Le Créateur va enfin paraître. Il ne sera pas créa-
teur au sens propre du mot, puisque les éléments de son
œuvre existent avant lui. Lui-même, Hachamoth. ne peut le
tirer de la substance spirituelle (pneumatique) sur laquelle
elle n'exerce aucun empire : elle le tire de la substance ani-
mée (psychique). Ainsi produit, le Créateur ou Démiurge
domie à son tour la forme à tout ce qu'il y a d'êtres
animés (psychiques) ou matériels (hyliques). H est le père
des premiers, le créateur des autres, le roi des deux
catégories. Entre les êtres ainsi produits il faut distin-
guer les sept cieux, qui sont aussi sept anges, mais non
sept esprits purs (-vî-j^a-a). Le Démiurge opère à l'aveu-
gle : sans le savoir il s'emploie à reproduire le Plérôme
dans la sphère inférieure où il se meut. Hachamoth,
dans le Kénôme, correspond à l'Abîme, le Démiurge à
l'Litellect premier-né, les anges ou cieux aux autres éons.
Ignorant tout ce qui est au dessus de lui, le Démiurge
se croit seul auteur et seul maître de l'univers. C'est
lui qui a dit dans les Prophètes: « Je suis Dieu, il n'3"
en a pas d'autre que moi » . C'est lui qui a fait l'homme,
1
168 CHAPITRE XI.
mais seulement l'homme matériel et l'homme animal
(psychique). Un certain nombre d'hommes sont supé-
rieurs aux autres: ceux-là sont les pneumatiques ou
spirituels. Ils ne dérivent pas entièrement du Démiurge:
la substance spirituelle enfantée par Hachamoth s'est
infiltrée en eux; par cet élément supérieur ils consti-
tuent l'élite du genre humain \
Voici maintenant l'économie du salut. Des trois ca-
tégories d'hommes, les uns, les matériels, sont incapa-
bles de salut. Ils périront nécessairement avec la ma-
tière dont ils sont formés. Les spirituels (pneumatiques)
n'ont aucun besoin qu'on les sauve: ils sont élus par
nature. Entre les deux, les psychiques sont suscepti-
bles de salut, mais incapables d^j parvenir sans secours
d'en haut. C'est pour eux que se fait la Rédemption. Le
Rédempteur est formé de quatre éléments. Le premier,
sans être matériel, a l'apparence de la matière; cette ap-
parence suffit, la matière n'étant pas à sauver. Le second
est psychique, le troisième pneumatique, le quatrième di-
vin: c'est Jésus, le dernier éon. Ainsi ces trois derniers
éléments procèdent du Démiurge, d'Hachamoth et du
Plérôme. Cependant l'éon Jésus n'est descendu dans le
Rédempteur que lors de son baptême ; au moment de sa
comparution devant Pilate, il est remonté au Plérôme,
^ Il y a, si l'on peut ainsi parler, trois lieux: le Plérôme,
séjour des éons, l'Ogdoade, séjour d'Hachamotli-Sophia, l'Heb-
doniade, séjour du Démiurge; trois chefs: l'Abîme, Hachamoth,
le Démiurge; trois sortes d'êtres: les abstractions divines (éonsi,
les abstractions inférieures (matière, âme, esprit), le monde
concret.
LA GNOSE ET LE MAKCIONISME 169
emmenant avec lui l'élément pneumatique et laissant
souifrir l'élément psychique, revêtu de son apparence
matérielle.
Quand la puissance créatrice du Démiurge sera
épuisée, l'humanité prendra fin. Hachamoth, enfin trans-
formée en un éon céleste, obtiendra une place dans le
Plérôme et deviendra l'épouse de Jésus-Sauveur. Avec
elle entreront les hommes spirituels (pneumatiques); ils
épouseront les anges qui forment le cortège du Sauveur.
Le Démiurge prendra la place d'Hachamoth et montera
ainsi d'un degré dans l'échelle des êtres. Il sera suivi
par ceux des hommes psychiques qui auront atteint leur
fin; les autres, en même temps que les matériels, péri-
ront dans un embrasement général, qui détruira toute
la matière.
En langage vulgaire, ces trois catégories d'hommes
correspondent aux Valentiniens, aux chrétiens ordinaires
et aux non-chrétiens. Les premiers et les derniers sont
prédestinés irrévocablement, les uns à la vie éternelle,
les autres à l'anéantissement. Un Yalentinien n'a qu'à
se laisser vivre; ses actes, quels qu'ils soient, n'atteignent
pas la nature spirituelle de son être : l'esprit est indé-
pendant de la chair et n'est point responsable d'elle.
On voit d'ici les conséquences morales.
Valentin est un hérétique assez conciliant. Il accorde
sans doute à ses adeptes beaucoup de facilités en ce
monde et il leur réserve, dans l'autre, les avantages de
l'apothéose. Mais il admet que les gens de la grande
Eglise, les chrétiens du commun, puissent atteindre.
170
CHAPITRE XI.
moyennant la pratique de la vertu, à une assez confor-
table félicité. Le Démiurge lui-même, l'auteur respon-
sable de la création, tant critiquée dans les autres sectes,
se voit ménager une destinée fort honorable.
La gnose valentinienne est, d'un bout à l'autre, mie
gnose nuptiale. Depuis les plus abstraites origines des
êtres jusqu'à leurs fins dernières, ce ne sont que syzygies,
mariages et générations. En ceci, comme en ses consé-
quences morales, elle rappelle plutôt le système simo-
nien que celui de Saturnil. Basilide \ au contraire, se
rapproche de Saturnil en ce qu'il symbolise autrement
que par des rapports de sexe la longue évolution de
l'abstrait au concret. Ses éons, comme les anges de Sa-
turnil, sont célibataires. Mais la complication n'est pas
moins grande que chez Yalentin.
Du Père inengendré procède Nous, de Nous Logos,
de Logos Phronesis, de Phronesis Sophia et Dynamis,
qui produisent d'autres êtres appelés Vertus, Puissan-
ces, Anges. Ainsi se peuple le premier ciel. Il n'y a pas
moins de 365 cieux; celui que nous voyons est le der-
nier. Il est habité par les anges créateurs, dont le chef
est le dieu des Juifs. Celui-ci éleva la prétention d'as-
^ Dans cette description du système de Basilide je m'en rap-
porte à saint Irénée (I, 28), suivi par saint Hippolyte dans son
Syntag^na (Pseudo-Tert., Epiph. Haer. 24, Philastr. 32). Les Phi-
losophumena donnent une toute autre idée du système, mais
d'après des documents dont l'origine est devenue suspecte. Clé-
ment d'Alexandrie nous a conservé quelques traits intéressants,
mais seulement pour la partie morale.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 171
servir tous les peuples à la nation qu'il favorisait. De
là conflit entre lui et ses collègues. Pour rétablir la paix
et délivrer l'homme de la tyrannie des démiurges, le
Père suprême envoie ici-bas Nous, qui prend en Jésus
iine apparence d'humanité. Au moment de la Passion,
le E/édempteur change de forme avec Simon le Cyrénéen,
lequel est crucifié à sa place. Aussi n'y a-t-il pas lieu
d'honorer le crucifié, ni surtout de se laisser martyriser
pour son nom. Le salut consiste dans la comiaissance
du véritable état des choses, suivant renseignement ba-
silidien.
L'Ancien Testament est répudié, comme inspiré par
les créateurs. La magie, qui permet de maîtriser ces
êtres néfastes, était très en honneur^chez les Basilidiens.
Ils avaient des mots mystérieux; le plus connu est celui
d'Abraxas ou Ahra.saœ, dont les lettres additionnées sui-
vant leur valeur numérique (en grec) donnent le nom-
bre 365, celui des mondes supérieurs. La morale est tout
aussi déterministe que dans le système de Valentin. La
foi est affaire de nature, non de volonté. Les passions
ont une sorte de substantialité. On les appelait des ap-
pendices : ce sont des natures animales attachées à l'être
raisomiable, qui se trouve ainsi pourvu d" instincts hété-
roclites, ceux du loup, du singe, du lion, du bouc, et ainsi
de suite ^ Sans être atteinte en elle-même par les fautes
où l'entraînent ses passions, l'àme spirituelle en subit
^ Rapprocher ce trait des passions d'Hachamoth dans le sj's-
tème valentinieu.
172 CHAPITRE XI.
néanmoins les conséquences : tout péché doit être expié,
et l'est en effet par la souffrance, en cette vie ou en
une autre, car la métempsychose est admise.
Dans la pratique, il semble qu'à l'origine les Basili-
diens aient accepté les règles de la morale commune.
Clément d'Alexandrie ' atteste que Basilide et son fils
Isidore admettaient le mariage et repoussaient l'immo-
ralité : mais les Basilidiens de son temps n'étaient guère
fidèles, en ceci, aux préceptes du maître. A la fin du
second siècle, la secte avait une réputation d'immoralité
bien établie.
Comme celle de Yalentin, c'était surtout une école.
C'est aussi le cas de la gnose carpocratienne ^. Car-
pocrate était un alexandrin, comme Yalentin et Basilide.
Sa femme, appelée Alexandrie, était de l'île de Céphal-
lénie: il en eut un fils, Epiphane, enfant prodige, qui
mourut à dix-sept ans, auteur d'un livre « sur la Justice » .
Epiphane devint dieu à Céphallénie, comme Simon à
Samarie. Les insulaires lui élevèrent dans la ville de
Samé un temple et un musée, où l'on célébrait en son
honneur des sacrifices et des fêtes littéraires.
Carpocrate était un philosophe platonicien plus ou
moins frotté de christianisme gnostique. Il admettait
un dieu unique, duquel émane toute une hiérarchie
^ Strom., III, 1 et suiv.
2 Irénée, I, 25; les autres dérivent de lui, sauf Clément
d'Alexandrie, SiroTn., III, 2, qui a conservé des fragments im-
portants du llcO! Six.atoa'j^r; d'Epiphane.
LA GNOSP: et le MARCIONISME 173
d'anges. Le monde sensible est leur œuvre ^ Les âmes
humaines ont d'abord circulé dans l'entourage du Dieu-
Père; puis, tombées dans la matière, elles doivent en
être délivrées pour revenir à leur origine. Jésus, fils de
Joseph, né dans les mêmes conditions que les autres
hommes et engagé comme eux dans la métempsychose,
a pu, par réminiscence de ce qu'il avait connu dans
son existence première et avec le secours d'en haut,
triompher des maîtres du monde et remonter auprès
du Père. Tous peuvent, comme lui, à son exemple et
par les mêmes moyens, arriver à mépriser les créateurs
et à leur échapper. Ils peuvent y réussir aussi bien et
mieux que lui. Le programme de cette libération com-
porte le passage en tous les états de vie et l'accomplis-
sement de tous les actes.
S'il n'est pas rempli dans la vie présente, ce qui est
le cas général, il y a lieu à des transmigrations succes-
sives jusqu'à ce que le compte y soit. Les actes, d'ail-
leurs, sont indifférents de leur nature; l'opinion seule
les classe en bons et en mauvais. La « justice » enseignée
par Epiphane est essentiellement l'égalité dans la ré-
partition des biens. Ceux-ci, y compris les femmes,
sont à tout le monde, exactement comme la lumière
du jour.
On reconnaît à plusieurs de ces traits, l'influence de
Platon. Le mythe du Phèdre est greffé sur l'Evangile.
^ Dans l'exposé de saint Irénée il n'est pas dit que ces anges
se soient mis en révolte contre le Dieu-Père ; mais ce trait semble
exigé et saint Epiphane l'affirme.
174 CHAPITRE XT.
La magie était en très grand honneur chez les Car-
pocratiens. Leur culte avait des formes helléniques bien
caractérisées. On a déjà vu comment ils honoraient leurs
fondateurs. Us avaient aussi des images peintes ou sculp-
tées de Jésus-Christ, soi-disant reproduites d'un portrait
exécuté par ordre de Pilate : ils les couronnaient de fleurs,
avec celles de Pythagore, Platon, Aristote et autres,
sages.
Saint Irénée ne veut pas croire que ces sectaires
poussent leur morale à ses dernières conséquences et
qu'ils aillent jusqu'à se livrer à toutes les abominations
qu'elle autoriserait. Mais il constate la perversion de
leurs mœurs et le scandale qu'elle cause. H reproche aux
Carpocratiens de diffamer le christianisme, et leur de-
mande comment ils peuvent se réclamer de Jésus, qui^
dans son Evangile, enseigne une toute autre morale.
Les Carpocratiens avaient réponse à cela. Ils préten-
daient que Jésus avait eu des enseignements secrets, que
les disciples n'avaient confiés qu'à des personnes sûres.
3.° — Renseignement gnosiique.
Liutile d'aller plus loin dans la description des
systèmes gnostiques. On reconnaît aisément sous leur
diversité quelques idées communes et fondamentales.
1° Le Dieu créateur et législateur de l'Ancien Tes-
tament n'est pas le vrai Dieu. Au dessus de lui, à une
hauteur infinie, il y a le Dieu-Père, principe suprême
de tous les êtres.
LA GNOSE ET LE MARCIONLSME 175
2° Le Dieu de l'Ancien Testament ignore le vrai
Dieu, et le monde l'a ignoré avec lui avant l'apparition
de Jésus-Christ, lequel, lui, procède du Dieu véritable.
3° Entre le vrai Dieu et la création s'interpose une
série fort compliquée d'êtres divins d'origine ; dans cette
série, il se produit à un point ou à l'autre un désordre
qui en trouble l'harmonie. Le monde sensible, y compris
souvent son créateur, procède de cette faute originelle.
4° Il y a dans l'humanité des parties susceptibles de
rédemption, comme dérivant, d'une façon ou de l'autre,
du monde céleste supérieur au Démiurge. Jésus-Christ
est venu en ce monde pour les en dégager.
5** L'incarnation ne pouvant aboutir à une sérieuse
union entre la divinité et la matière maudite, l'histoire
évangélique s'explique par une union morale et transi-
toire entre un éon divin et la personne concrète de Jésus,
ou encore par l'évolution d'une simple apparence d'hu-
manité.
6" Il n'y a donc eu ni jDassion ni résurrection réelle
du Christ ; l'avenir des prédestinés ne comporte aucune
résurrection des corps.
7° Le divin égaré dans l'humanité, c'est-à-dire l'âme
prédestinée, n'est pas solidaire de la chair qui l'ojDprime.
Il faut s'efforcer d'annihiler la chair par l'ascèse (ten-
dance rigoriste) ou tout au moins ne pas croire que l'es-
prit soit responsable de ses faiblesses (tendance liberti-
niste).
De telles idées ne pouvaient évidemment se réclamer
de l'Ancien Testament. Celui-ci, du reste, était répudié
1
176 CHAPITRE XI.
universellement comme inspiré par le Créateur. La
grande Eglise tenait ferme à la Bible d'Israël et trou-
vait le moyen de concilier Jahvé avec le Père céleste.
Les gnostiques n'y parvenaient pas. On peut voir, par
la lettre de Ptolémée à Flora ', comment l'exégèse était
pratiquée dans les cercles valentiniens. La loi mosaïque
y est ramenée, en partant de certains textes évangéli-
ques, à trois autorités différentes : Moïse, les Anciens
d'Israël et Dieu. Dans ce qui est de Dieu, il faut dis-
tinguer entre les bons préceptes, ceux du Décalogue
ou de la morale naturelle, que le Sauveur n'est pas
venu abolir, mais accomplir; les préceptes mauvais,
comme celui du talion, abrogés par le Sauveur; enfin
ceux qui n'ont qu'une valeur d'ombre, de figure, comme
les lois cérémonielles. Mais il est clair que cette loi di-
vine, ainsi composée de bons et de mauvais préceptes,
ne peut être attribuée à l'être infiniment parfait, pas
plus, du reste, qu'à l'ennemi de tout bien. Elle est donc
l'œuvre d'un dieu intermédiaire, du Créateur. Flora, dit
le docteur en terminant, ne doit pas se troubler d'en-
tendre dire que le mauvais esprit et l'esprit moyen (le
Créateur) proviennent de l'Etre souverainement parfait.
« Vous l'apprendrez, Dieu aidant, en recevant la tradi-
» tion apostolique que nous aussi nous avons reçue par
» succession, avec l'usage de juger de toutes les doctrines
» d'après l'enseignement du Sauveur » .
^ Epiph. Haer. XXXIII, 3-7. Rééditée et commentée par
Harnack dans les Sitzungsbsrichte de l'académie de Berlin, 1902,
p. 507-541.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 177
Cette attitude exégé tique est, en somme, facile à
comprendre. Pour les penseurs religieux du IP siècle,
tout comme pour nous, la critique de la nature et de
la loi est une perpétuelle tentation. L'homme a le droit
de se plaindre de la brutalité des forces naturelles, et
de s'en plaindre non seulement pour lui, mais pour tous
les êtres vivants ; en d'autres termes il est naturelle-
ment porté, de son point de vue très circonscrit, à dé-
clarer que le monde est mal fait. De même la loi, éta-
blie pour des cas généraux, néglige et ne peut que né-
gliger mille circonstances particulières, ce qui, bien sou-
vent, la fait paraître absurde et injuste. Au dessus de
ce monde et de ses misères, le cœur de l'homme pres-
sent une infinie bonté, qui se manifeste dans l'amour
et non dans la simple justice. Supposez un Grec cul-
tivé dans cet état d'esprit et mettez-le en rapport avec
la Bible. L'Ancien Testament lui offrira le dieu terrible
qui crée sans doute, mais qui tout aussitôt punit sur la
race humaine tout entière la faute de son premier couple ;
qui se repent de l'avoir laissée se propager et la détruit,
sauf une famille, avec la plupart des animaux, inno-
cents assurément des fautes que l'on reproche aux hom-
mes; qui s'allie avec une peuplade d'aventuriers, la pro-
tège contre les autres nations, la lance en des expédi-
tions de conquête et de pillage, réclame sa part du bu-
tin et préside au massacre des vaincus ; qui la dote d'une
législation où, à côté de prescriptions équitables, il y
en a de bizarres et d'impraticables. Les juifs éclairés,
et les chrétiens avec eux, expliquaient ces traits fâcheux
PuCHESNE, Hist. anc. de VEgl. - T. I. 12
178 CHAPITRE XI.
par d'ingénieuses allégories. Nous ne pouvons en faire
autant; mais nous nous tirons tout de même en con-
testant l'objectivité de ces tares divines et en considé-
rant leur apparition dans les textes sacrés comme l'ex-
pression du dégrossissement progressif de l'idée de Dieu
chez les hommes d'autrefois. Mais cette explication n'é-
tait pas à la portée des anciens. Les penseurs gnosti-
ques s'abstinrent de demander à l'allégorisme ce qu'en
tiraient les orthodoxes. Comme ils avaient besoin de
quelqu'un pour endosser la responsabilité de la nature
et de la loi, ils en chargèrent le Dieu d'Israël. L'Evan-
gile, au contraire, où résonnait, à leur estimation, un
timbre tout différent, leur parut une révélation de la
bonté suprême et de la perfection absolue.
Cette distribution des rôles pouvait paraître ingé-
nieuse : mais elle ne faisait au fond que reculer la dif-
ficulté. Le Démiurge expliquait la Nature et la Loi.
Mais comment l'expliquer lui-même? Marcion, on le
verra, ne chercha guère à résoudre cette énigme. Les
autres n'y parvinrent qu'en intercalant entre le Dieu
suprême et le Démiurge toute ime série d'éons dans-
lesquels la perfection allait en s'atténuant à mesure qu'ils
s'éloignaient du premier être, si bien qu'un désordre
pouvait se produire et se produisait en effet chez eux :
solution arbitraire et incomplète, qui ne pouvait man-
quer de susciter les critiques les plus vives.
On voit pourquoi, dans ces systèmes, l'Evangile de
Jésus était le grand et, à vrai dire, le seul argument.
On le percevait par des textes écrits, au nombre des-
LA GNOSE ET LE MARCIOXISME 179
quels figurèrent de bonne heure nos quatre évangiles
canoniques \ et aussi par des traditions spéciales, soit
écrites, soit orales. Ces traditions prétendaient repro-
duire, non pas l'histoire évangélique connue de tous,
mais des entretiens secrets, le plus souvent postérieurs
à la Résurrection, dans lesquels le Sauveur expliquait
à ses apôtres, à Marie Madeleine et autres femmes de
son entourage, les plus profonds mystères de la gnose.
De là les évangiles de Thomas, de Philippe, de Judas,
les petites et grandes Questions de Marie, l'évangile de
la Perfection, etc. D'autres livres se réclamaient des
anciens justes, d'Elie, de Moïse, d'Abraham, d'Adam,
d'Eve, de Seth surtout, qui, dans certains cercles, avait
un rôle très important. Il y avait aussi, dans les sectes
comme dans la grande Eglise, des prophètes inspirés,
dont les paroles étaient recueillies et formaient mie autre
catégorie de livres sacrés ; ainsi les prophètes Martiades
et Marsanos chez les « Archontiques » .
Chez les Basilidiens, on s'appuyait sur la tradition d'un
certain Glaucias, soi-disant interprète de saint Pierre.
Il y avait aussi un évangile de Basilide, pour lequel
saint Matthieu et saint Luc avaient été mis à contri-
bution, et des prophètes, Barkabbas et Barkoph, dont
les livres furent commentés par Isidore, fils de Basi-
lide. Le chef de la secte avait lui-même écrit vingt-
quatre livres d'«Exégétiques » sur son évangile. Valentin,
lui aussi, se réclamait d'un disciple des apôtres, Théodas,
' Les Gnostiques ne citent jamais les Actes, ni, bien en-
tendu, l'Apocalypse.
180 CHAPITRE XI.
qui aurait eu saint Paul pour maître, et sa secte possé-
dait un « évangile de la Vérité » .
Telles étaient les autorités. L'enseignement se répan-
dait de proche en proche et aboutissait à la formation
de petits groupes d'initiés, qui, en général, s'efforçaient
d'abord de combiner leurs doctrines secrètes avec la vie
religieuse ordinaire des communautés chrétiennes. Mais
ils étaient vite reconnus et formaient alors des associa-
tions autonomes, où ils avaient toute liberté pour déve-
lopper leurs systèmes, graduer leurs initiations et célé-
brer leurs rites mystérieux. Le culte extérieur avait tou-
jours pour eux beaucoup d'importance. Parler aux sens,
exciter l'imagination, c'était un de leurs grands moyens.
Ils ne se refusaient pas l'emploi de termes exotiques,
de mots hébreux répétés ou prononcés à rebours et de
tout l'appareil des sortilèges. Avec cela ils agissaient sur
les esprits faibles ou inquiets, avides de science occulte,
d'initiations, de mystères, sur la clientèle de l'orphisme
et des cultes orientaux.
Les trois écoles de Valentin, de Basilide et de Car-
pocrate paraissent, les deux premières surtout, avoir
eu un grand succès dans leur pays d'origine. Clément
d'Alexandrie parle très souvent de Basilide et de Va-
lentin; il avait beaucoup étudié leurs livres. En dehors
de l'Egypte, la secte basilidienne n'eut pas autant de
vogue que celle de Valentin. Celui-ci se transporta de
bonne heure à Rome, où il fit un lo\ig séjour ^, sous
^ Iren. III, 4, 2: O'jaXîVTTvs: u.h -jàp rXOîv si; 'Ptùij.rn It^I 'T"j'r'5'J,
rty-'j-oLci <ji Irri Iliou x.aî TzoLpi'j.îvivi l'to; 'Avi/.rTcj. Tertullien [Praescr. 30).
LA GXOSE ET LE MAllCIONLSME 181
les évêques Hygin, Pie et Anicet. D'après ce qu'en dit
Tertullien, il y vécut d'abord parmi les fidèles, jusqu'au
moment où sa curiosité dangereuse et sa propagande
le firent exclure, d'abord provisoirement, puis définiti-
vement, de la communauté chrétienne K
Cet événement n'empêcha pas la secte de Valentin
de se répandre un peu partout. Au temps de Tertul-
lien le « collège » des Valentiniens était la plus en vo-
gue de toutes les associations hérétiques. La doctrine
du maître s'y maintenait, mais avec quelques bigarrures,
qui donnèrent lieu à diverses écoles. Les maîtres les
plus célèbres, Héracléon, Ptolémée, Marc, Théodote,
nous sont connus par saint Irénée et Clément d'Ale-
xandrie.
semble dire que Marcion et Yalentin furent quelque temps, à
Rome, orthodoxes et membres de l'Eglise, iii catholicae ])rimo
doctruiam credidisse apud ecclesiam lîomanensein sub ejnscojKitu
Eleutheri benedicti. Le nom d'Eleuthère est mis ici à la place
d'un autre. Il est, du reste, bien difficile de concilier ce ren-
seignement avec celui de saint Epiphane, qui présente Valentin
comme né en Egypte (il précise l'endroit), élevé à Alexandrie
dans la sagesse des Grecs, puis occupé à répandre son système,
en Egypte d'abord, puis à Rome, enfin en Chypre, où il se se-
rait tout-à-fait séparé de l'Eglise [Ilaer. XXXI, 2, 7).
' Ailleurs [Adv. Valent. 4) Tertullien attribue la perversion
de Valentin au dépit d'avoir échoué dans une candidature à
l'épiscopat: un confesseur lui aurait été préféré. On a vu dans
ce confesseur le martyr romain Télesphore et, par suite, rat-
taché l'histoire à Rome. Mais Irénée, par lequel nous savons
que Télesphore vioiico:; sy.ajSTyfr.asv, ne donne pas la moindre idée
qu'il ait échappé à la mort et se soit ainsi trouvé en situation
de bénéficier de la praerogatiua martyrii. Du reste il n'est nul-
lement sûr que cet épisode de la vie de Valentin doive être
placé à Rome plutôt qu'à Alexandrie.
182 CHAPITRE XI.
Carpocrate, lui aussi, ou du moins son hérésie, aborda
le théâtre romain. Sous le pape Anicet (v. 155) une
femme de cette secte, appelée Marcellina, vint à E-ome
et recruta beaucoup d'adhérents.
4.° — Marcion.
Pendant que les charlatans de Syrie propageaient
la gnose orientale, avec sa magie, ses éons aux noms
étranges et son clinquant sémitique; pendant que de raf-
finés docteurs habillaient ces drôleries en style philoso-
phique et les ajustaient au goût alexandrin ; pendant
que les uns et les autres n'aboutissaient qu'à fonder des
loges d'initiés, de haut ou de bas étage, il se trouva un
homme qui entreprit de dégager de tout ce fatras quel-
ques idées simples, en rapport avec les préoccupations
du commun des âmes, de fonder là-dessus une religion,
religion chrétienne mais nouvelle, antijuive et dualiste,
et de lui donner comme expression non plus une con-
frérie secrète, mais une église. Cet homme, c'est Marcion.
Marcion était de la ville de Sinope, port renommé
sur le Pont-Euxin. Son père était évêque ; lui-même
s'était enrichi dans la navigation. Il vint à Rome \ vers
' D'après un récit qui doit remonter à saint ïïippolyte
(Pseudo-Tert. 51; Epiph., Haer. XLII, 1) la raison de cet exode
aurait été que Marcion, ayant séduit une jeune fille, avait été
excommunié dans son paj^s. Ni saint Irénée, ni Tertullien, peu
tendres cependant pour Marcion, ne connaissent cette histo-
riette. Un renseignement encore moins sûr, un prologue ano-
nyme au quatrième évangile, le fait passer par Eplièse, où il
arrive du Pont avec une recommandation des fidèles de ce
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 183
l'année 140, et, dans les premiers temps, se mêla aux
fidèles de l'Eglise. Il fit même don à la communauté d'une
assez grosse somme, 200 sesterces (environ 40.000 fr.).
Cette largesse était peut-être destinée à lui conci-
lier l'opinion, que son langage commençait à inquiéter.
Le fait est que les chefs de l'Eglise lui demandèrent
des explications sur sa foi; il les leur donna sous forme
de lettre. Ce document fut souvent invoqué plus tard
par les polémistes orthodoxes.
Marcion était un disciple de saint Paul. L'antithèse
signalée par l'apôtre entre la Foi et la Loi, la Grâce
et la Justice, l'Ancien Testament et la Nouvelle Alliance,
était pour lui le fond de la religion. Paul s'était rési-
gné, avec tristesse, à se séparer de ses frères en Israël.
Chez Marcion cette séparation s'est transformée en un
antagonisme radical. Il y a, suivant lui, incompatibilité
absolue entre la révélation de Jésus-Christ et la tradition
"biblique. Il faut choisir entre l'amour infini, la bonté su-
prême, dont Jésus a été le messager, et la dure justice
qui se réclame du dieu d'Israël. Il ne faut pas, disait-il
aux prêtres romains, verser le vin nouveau dans les vieil-
les outres, ni coudre un morceau neuf sur un vêtement
trop usé. D'antithèse en antithèse, le fond de sa pensée se
révélait plus clairement. Le dieu des Juifs, de la Création
•et de la Loi, ne peut être identique au Père des miséri-
cordes, et dès lors il doit être conçu comme inférieur à lui.
pays, mais est bientôt démasqué et rapoussé par saint Jean
{Wordsworth, N. T. latine, sec. éd. s. Hieron., 1. 1, fasc. 4
j). 490; cf. Philastrius, 45).
184 CHAPITRE XI.
Ainsi Marcion arrivait au daalisme, tout comme les
Griiostiques, mais en partant de principes très différents.
Il ne s'embarrassait ni de métaphysique ni de cosmo-
logie: il ne cherchait pas à combler par une végéta-
tion d'éons la distance entre l'infini et le fini, ni à dé-
couvrir par quelle catastrophe arrivée dans la sphère
de l'idéal s'expliquait le désordre du monde sensible.
Le Rédempteur, à ses yeux, est une apparition du
Dieu véritable et bon. Il sauve les hommes par la ré-
vélation de Celui dont il procède et par l'œuvre de la
Croix. Cependant, comme il ne peut rien devoir au
Créateur, il n'a eu qu'une apparence d'humanité. En
l'an 15 de Tibère, il se rendit visible dans la synagogue
de Capharnaùm. Jésus n'a eu ni naissance, ni croissance^
pas même en apparence; l'apparence ne commence qu'à
la prédication et se poursuit dans le reste de l'histoire
évangélique, y compris la Passion.
Les hommes ne seront pas tous sauvés, mais seule-
ment une partie d'entre eux. Leur devoir est de vivre
dans la plus stricte ascèse, tant pour le boire et le man-
ger que pour les rapports sexuels ; le mariage est pros-
crit. Le baptême ne peut être accordé aux gens mariés
que s'ils se séparent.
Ces idées fondamentales de Marcion ne sont pas
toutes cohérentes. On ne voit pas bien comment il ex-
pliquait l'origine de son dieu juste, ni comment le sacri-
fice de la Croix pouvait avoir pour lui tant de valeur,
alors qu'il ne s'opérait que sur un fantôme. Marcion ne
se croyait pas obligé de tout expliquer, ni surtout d'of-
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 185
frir un système à la curiosité des raisonneurs. Son âme
religieuse s'arrangeait très bien du mystère. Mais il est
plus facile de médire de la théologie que de s'en passer.
Marcion eut personnellement des contacts avec les gnos-
tiques et ses idées s'en ressentirent. La tradition le met
en rapport, à E-ome même, avec un syrien, Cerdon
(r<£pSo)v), qui s'y trouvait dès avant lui. Il n'est pas
aisé de démêler, dans les renseignements qui nous sont
venus sur ce personnage, en quelle mesure il peut avoir
influé sur Marcion, ni à quel moment son école se fondit
dans la secte du grand novateur. C'est peut-être lui qui
décida Marcion à maudire non seulement la Loi mais
la Création elle-même et, conséquemment, à volatiliser
l'histoire évangélique en un docétisme absolu.
Quoiqu'il en soit, et à quelque date que se placent
ses rapports avec Cerdon, Marcion finit par se con-
vaincre que l'Eglise romaine ne le suivrait pas dans son
paulinisme extravagant. La rupture eut lieu en 144 ^
On rendit à Marcion la somme qu'il avait versée à la
caisse sociale, mais on garda sa profession de foi. Une
communauté marcionite s'organisa aussitôt à Rome et
ne tarda pas à prospérer. Ce fut l'origine d'un vaste
mouvement, qui, par une propagande active, se répandit
en très peu de temps dans la chrétienté tout entière.
L'enseignement de Marcion ne se réclamait ni de
traditions secrètes, ni d'inspirations prophétiques. Il ne
cherchait nullement à s'arranger avec l'Ancien Testa-
^ Date conservée dans la secte (Tert., Adv. Marc. I, 19;
cf. Harnack, Chronologie, t. I, p. 306).
186 CHAPITRE XI.
ment. Son exégèse était littéraliste, sans allégorisme au-
cun. De là résultait la répudiation complète de l'ancienne
Bible. De la nouvelle, ou plutôt de l'ensemble des écrits
apostoliques, saint Paul seul était conservé, avec le troi-
sième évangile. Encore le recueil des lettres de saint Paul
ne comprenait-il pas les Pastorales, et, dans les dix let-
tres admises, comme dans le texte de saint Luc, y avait-il
des coupures. Les apôtres galiléens étaient censés n'avoir
que très imparfaitement compris l'Evangile : ils avaient
eu le tort de considérer Jésus comme l'envoyé du Créa-
teur. Aussi le Seigneur avait-il suscité saint Paul pour
rectifier leur enseignement. Même dans les lettres de
Paul il y avait des endroits favorables au Créateur; ce
ne pouvaient être que des interpolations,
A ce Nouveau Testament ainsi réduit s'ajouta bientôt
le livre des Antithèses, œuvre du fondateur de la secte.
Ce n'était qu'un recueil d'oppositions entre l'Ancien Tes-
tament et l'Evangile, entre le Dieu bon et le Créateur.
Ces livres sacrés étaient communs à toutes les églises
marcionites, comme la vénération pour Marcion et la
pratique de sa morale rigoriste.
b.° — L'Eglise et la Gnose.
L'accueil fait à toutes ces doctrines par les commu-
nautés chrétiennes ne pouvait guère être favorable. La
solidarité des deux Testaments, la réalité de l'histoire
évangélique, l'autorité de la morale commune, étaient
choses trop solidement ancrées dans la tradition et dans
LA GNOSE ET LE MARCIONLSME 187
l'éducation religieuse pour qu'il fût aisé de les ébranler.
Oji ne voit pas qu'aucune église, dans son ensemble, se
«oit laissé séduire. Ce n'est pas que les chefs de secte
ne s'y essayassent. A Rome surtout, point particulière-
ment important, divers efforts furent tentés, dit-on, par
Talentin, Cerdon et Marcion, pour s'emparer de la di"
rection de l'Eglise. Vers la fin du II' siècle on rencontre
encore un gnostique, Florinus, parmi les prêtres romains
en exercice \ L'attitude d'Hermas est très intéressante.
Il insiste énergiquement sur la divinité du Créateur.
C'est le premier commandement du Pasteur : « Avant
» tout, crois que Dieu est un, qu'il a tout créé et orga-
» nisé, tout fait passer du néant à l'être et qu'il con-
» tient tout » . Tout aussi rigoureusement il proclame la
solidarité de l'àme dans les œuvres de la chair : « Prends
» bien garde de laisser entrer dans ton cœur la pensée
» que cette chair peut être corrompue et de l'aban-
» donner à quelque souillure. Si tu souilles ta chair, tu
» souilles en même temps l'Esprit-Saint. Si tu souilles
» l'Esprit-Saint, tu ne vivras pas » ^. Avec ces deux re-
commandations, Hermas met son monde en garde contre
le danger théologique et contre le danger moral, le dua-
lisme et le libertinisme. En d'autres endroits il esquisse
des portraits d'hérétiques, tant des prédicateurs d'hé-
résie que de leurs auditeurs,
' Irénée, dans Eusèbe, Y, 15, 20. Ses opinions connues, Flo-
rinus, naturellement, fut destitué.
* Cette idée est développée d'une manière encore plus expres-
sive dans la //« démentis.
188 CHAPITRE XI.
« Voilà, dit-il, ceux qui sèment des doctrines étran-
» gères, qui détournent de la voie les serviteurs de Dieu,
» surtout les pécheurs, ne les laissant pas se convertir et
» leur inculquant leur enseignement insensé. Il y a pour-
» tant lieu d'espérer qu'ils se convertiront, eux aussi.
» Tu vois que déjà beaucoup d'entre eux sont revenus
» depuis que tu leur as communiqué mes préceptes;
» d'autres encore se convertiront » . Après les maîtres,
les disciples : « Ce sont des fidèles ; ils ont la foi, mais
» sont difficiles à instruire, audacieux, se complaisant
» en eux-mêmes, cherchant à tout savoir et ne connais-
» sant rien du tout. Leur audace a fait que l'intelli-
» gence s'est obscurcie en eux. Une sotte imprudence
» les envahit. Ils se targuent d'une grande pénétration ;
» ils se transforment volontiers et d'eux-mêmes en maî-
» très de doctrine : mais ils n'ont pas le sens commun. . .
» C'est un grand fléau que l'audace et la vaine présomp-
» tion : plusieurs lui doivent leur perte. Il y en a qui, re-
» connaissant leur égarement, sont revenus à une foi sin-
» cère et se sont soumis à ceux qui ont vraiment l'intelli-
» gence. Les autres peuvent se convertir aussi, car ce ne
» sont pas de méchantes gens, mais plutôt des imbéciles » ^
Ceci a été écrit au moment où Valentin et autres
docteurs de renom propageaient leurs doctrines dans la
société chrétienne de Rome. Hermas, s'il s'agit d'eux,
s'est montré bien optimiste. Mais, qu'il ait eu en vue
les rêveries subtiles de Valentin, ou, ce qui est bien
ï Sim. V, 7; IX, 22.
LA (rNOSE ET LE MARCIONISME 189
possible, des gnoses plus vulgaires importées de Syrie
et d'Asie, il faut avouer que la théologie sublime des
Gnostiques avec ses plérômes, ses ogdoades, ses archon-
tes et tout son personnel d'éons célestes ne paraît pas
lui avoir fait beaucoup d'impression, et qu'il n'}' voit
même pas un danger bien sérieux. La simplicité de
l'esprit et la droiture du cœur lui semblent être ici des
défenses invincibles.
Il avait raison, pour le commun du monde. Mais,
comme on l'a dit plus haut, les rêveries philosophiques
avaient pourtant leur clientèle, et la pénitence prêchée
par Hermas était moins commode que la justification
gnostique. Aussi ne faut-il pas s'étonner que le langage
des chefs ecclésiastiques trahisse, en général, plus d'ap-
préhension et plus d'indignation que celui du brave pro-
phète. Celui-ci, du reste, ne paraît pas avoir connu Mar-
cion ; au moins peut-on dire qu'il n'a pas connu la grande
propagande de l'église marcionite, concurrence autre-
ment redoutable que les écoles des aventuriers de Syrie
et des docteurs alexandrins.
Saint Poly carpe et saint Justin nous donnent ici des
impressions moins optimistes. Le vieil évêque de Smyrne,
dont la vie se prolongea très longtemps, avait connu
Marcion avant que celui-ci ne fit le voyage de Rome.
Il le rencontra après sa rupture avec l'Eglise et Marcion
lui ayant demandé s'il le reconnaissait : « Je reconnais,
dit-il, le premier-né de Satan » K Justin ne se borna
1 Iren., Haer., III, 3.
190 CHAPITRE XI.
pas à comprendre Marcion parmi les hérétiqnes réfutés
dans son Syntagma ^ contre toutes les hérésies ; il lui
consacra un autre Syntagma, un traité spécial ^. Le pre-
mier de ces deux ouvrages était déjà publié quand
(v. 152) il écrivit sa première apologie, où il revient
à deux reprises sur l'hérésiarque : « Un certain Marcion,
» du Pont, qui enseigne encore, au moment présent, un
» autre dieu plus grand que le Créateur. Grâce à l'appiii
» des démons il a persuadé à nombre de personnes et
» en tout pays (/.arà Trav yavo; àvOpcoTTOjv) de blasphémer
» et de renier Dieu, l'auteur de cet univers... Bien des
» gens l'écoutent comme le seul qui possède la vérité^
» et se moquent de nous. Pourtant ils n'ont aucune
» preuve de ce qu'ils disent. Comme des agneaux em-
» portés par le loup, ils se laissent stupidement dévo-
» rer par ces doctrines athées et par les démons » . Le
ton de ces propos montre combien la blessure était cui-
sante, et quel avait été, dès ses premiers débuts, le
succès de Marcion.
Les Gnostiques ont beaucoup écrit. Cela était na-
turel, puisqu'ils se donnaient comme les initiateurs de
l'élite intellectuelle aux secrets d'une science supérieure.
Il n'est pas moins naturel que la défaite de ce parti
religieux ait entraîné la disparition de sa littérature.
Aussi, jusqu'à ces derniers temps, les livres gnostiques-
n'étaient-ils connus que par ce qu'en rapportent les au-
teurs orthodoxes. Des indications de titres, des citations
' Justin, Apol., I, 26.
2 Iren., Haer., IV, 6.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 191
éparses, des descriptions de systèmes évidemment tirées
des œuvres des sectaires, c'est tout ce qui nous est venu
par cette voie '. Il y a cependant une exception à si-
gnaler: la lettre citée plus haut, de Ptolémée à Flora,
conservée par saint Epiphane, où l'on voit comment l'en-
seignement gnostique se propageait en argumentant de
la tradition biblique et chrétienne.
Depuis quelque temps les manuscrits d'Egypte com-
mencent à nous rendre, en des versions coptes, les livres
mêmes des anciens hérétiques. Ceux que l'on a décou-
verts jusqu'ici proviennent, non des écoles alexandrines
de Basilide, Valentin et Carpocrate, mais des sectes d'ori-
gine syrienne, que saint Irénée décrit ^ sous le nom gé-
nérique de Gnostiques. Il a sûrement eu sous les yeux
l'un de ces écrits : le chapitre qu'il consacre aux Gnos-
tiques du type Barbelo (I, 29) n'en est qu'un extrait
assez incomplet ^.
1 M. Harnack a eu la patience de dresser nn catalogue
minutieux de tous ces renseignements bibliographiques, Die
Ueberlieferung und der Bestand der altchristlicheu Literatiir,
p. 144-231.
2 Haer., I, 29 et suiv.
^ Ce livre, qui paraît avoir porté le titre d'Evangile de Marie
ou d'Apocryphe de Jean, est contenu dans un ms. de papy-
rus, conservé actuellement à Berlin. Il y est suivi d'un autre
exposé sjnithétique intitulé « Sagesse de Jésus-Christ», et d'une
histoire de saint Pierre, d'inspiration gnostique, où figure pour
la première fois l'épisode de sa fille paralj^tique, guérie par lui,
puis rendue à son infirmité (Pétronille). Sur ces pièces, qui se-
ront publiées dans le t. II du recueil de M. Cari Schmidt (v. note
suiv.), on peut consulter, en attendant, les Sitzinigsb^richte de
l'Académie de Berlin, 1896, p. 839.
192 CHAPITRE XI.
D'autres ^, moins anciens, du IIF siècle plus ou tti'.i.:s
avancé, témoignent d'évolutions intéressantes accomplies
dans les mêmes sectes. On sait que, dans ce monde
étrange, deux tendances morales se révélèrent de bonne
heure, l'une plutôt ascétique, l'autre favorable aux plus
dégoûtantes aberrations. Les livres retrouvés s'inspirent
de la première et combattent fort nettement la seconde.
En face de cette littérature hérétique se développe
la polémique des auteurs orthodoxes. Les uns s'atta-
quaient à une secte en particulier : Valentin et Marcion,
celui-ci surtout, ont donné lieu à nombre de réfutations.
D'autres entreprenaient de dresser le catalogue des sectes
et se plaisaient à en étaler les bizarreries, en leur op-
^ Réunis par M. Cari Schmidt dans le recueil patristique
de l'Académie de Berlin. Sa publication est intitulée Koptisch-
Gnostische Schriften. Le second volume contiendra les textes
énumérés dans la note précédente; le premier (1905) reproduit
ceux qui figurent dans deux mss., VAskewlanus, en parchemin
[Drit. Mus. Add., 5114), et le Brucianus, en papyrus, conservé
à la Bodléienne d'Oxford. UAslcewianus contient une compi-
lation à laquelle on a donné improprement le nom de Pistis
Sophia. Selon M. Harnack, le plus clair de cette farrago serait
à identifier avec les « Petites questions de Marie » , mentionnées
[Haer., XXVI, 8) par saint Epiphane. Cependant les « Grandes
questions de Marie » , que saint Epiphane cite en même temps et
comme provenant du même milieu, appartenaient à la tendance
obscène, ce qui n'est pas le cas de la Pistis Sophia. Dans le
Brucianus, on trouve d'abord un ouvrage en deux livres, où
M. Schmidt reconnaît les deux livres de Jeu, allégués dans la
Pistis Sophia, puis un morceau d'exposition générale qui se rat-
tache sûrement au système des Séthiens ou Archontiques, décrits
par saint Epiphane, Haer. XXXIX et XL. Quoiqu'il en soit des
identifications proposées, il est sûr que les écrits contenus dans
ces deux mss. proviennent d'un même groupe hérétique.
LA GNOSE ET LE MARCIONISME 193
posant le sobre, universel et traditionnel enseignement
de l'Eglise authentique. Ce thème fut cultivé de très
bonne heure. Saint Justin avait déjà écrit contre toutes
les hérésies lorsqu'il publia son Apologie ^ : Hégésippe
traita aussi ce sujet, non dans un livre spécial, mais
dans ses « Mémoires » . Tout cela est à peu près perdu.
En revanche nous avons l'ouvrage de saint Irénée, livre
capital, où, bien qu'il soit dirigé spécialement contre la
secte valentinienne, on trouve une description des prin-
cipales hérésies jusqu'au temps (v. 185) où l'auteur écri-
vait. Après lui vint Hippolyte, qui dressa deux fois le
catalogue des sectes, sous deux formes et à deux mo-
ments de sa carrière. Son premier écrit, son « Syntagma
contre toutes les hérésies » , est maintenant perdu ; mais
il est possible de le reconstituer ^, grâce à la descrip-
tion qu'en donne Photius •'', et aux extraits qui s'en sont
conservés '*. Hippolyte, comme Irénée, du reste, ne s'en
tenait pas aux systèmes gnostiques ; sa description s'éten-
dait à d'autres hérésies ; la 32*^ et dernière était l'hé-
résie modaliste de Noët. Il descendit un peu plus bas
* ïûvTa-^'y.a x.aTà TZT.nÙn -^'••j'cvraî'vaiN aîpi'aîJjN (ApoL, I, 2G).
^ C'est ce qu'a fait R. A. Lipsius, Die QiieUeiikritik des Epi-
phcniios, Wieii, 18G5.
3 Cod. 121.
* Le catalogue d'hérésies imprimé à la suite du De Prsscrip-
tionibns de Tertullien n'est qu'un résumé du Syntagma d'Hip-
polyte ; ce petit écrit paraît être des environs de l'an 210.
Epiphane (v. 377) et Philastrius (v. 385), le premier surtout,
ont aussi très largement exploité le Syntagma. Enfin le cha-
pitre sur Noët, qui forme la fin de l'ouvrage, nous est parvenu
isolément.
DuciiESNE. nist. anc. de l'Egl. - T. I. 13
194
CHAPITRE XI.
dans son second ouvrage, « Eëfntation de toutes les hé-
résies», plus connu sous le titre àe PMloso])hiimena.
Dans la littérature des temps postérieurs, il faut faire
une place de premier rang au grand traité de saint EjdI-
phane, le Panarion, compilation fort critiquable à cer-
tains points de vue, mais dont les éléments ont été puisés
à des sources de grande valeur, le Sjmtagma d'Hippo-
lyte, celui de saint Irénée, nombre de livres hérétiques^
coimus, dépouillés ou cités par l'auteur, sans j^arler des
observations directes qu'il avait faites lui-même sur les
sectes survivantes. Les compositions de Philastrius de
Brescia, de saint Augustin, de Théodoret, n'ont auprès
de celle-ci qu'une valeur secondaire.
CHAPITEE Xn.
Propagande et apologie au II® siècle.
L'attrait cha clii'istianisme, de se* ci'oyances et de ses espérances, — Le
sjjectacle du martyre et de la fraternité chrétienne. — Imi)opularité des chré-
tiens. — Animosité des philosophes. — Celse et son «Discours véritable». —
L'ajjologie dn christianisme. — Apologies adressées anx empereurs: Quadra-
tus, Aristide, Justin, Méliton, Apollinaire, Miltiade, At'aénagore. — Marc-
Aurèle et les chrétiens. — Apologies adressées au public: Tatien.
En dépit des lois répressives, le christianisme ne
cessait pas de se répandre. Vers la fin du règne de
Marc-Aurèle, c'est-à-dire un siècle et demi envi-ron de-
puis les premières origines, on le trouve établi dans les
provinces les plus éloignées. Il y a des groupes chré-
tiens en Espagne, en Gaule, en Germanie, en Afrique, en
Egypte, jusqu'au delà de TEuphrate et de la frontière
romaine. L'Evangile avait commencé par les communau-
tés juives et leurs prosélytes;- mais il n'avait pas tardé
à s'adresser directement aux païens. Cette propagande,
rivale de celle des juifs, qu'elle absorba d'ailleurs assez
rapidement, se présentait avec les avantages de la reli-
gion d'Israël, augmentés encore par une plus grande
facilité d'adaptation. Au polythéisme grec, romain, égj^p-
tien, elle opposait la doctrine du Dieu unique et souve-
rain : à l'idolâtrie, le culte en esprit : aux sacrifices san-
glants, aux pompes officielles et tapageuses, des exer-
196 CHAPITRE XII.
cices religieux fort simples, prières, lectures, homélies,
repas communs ; au débordement des mœurs, que n'ar-
rêtaient guère les religions antiques, une morale sévère
soutenue par le contrôle de la vie d'association. Les
communes préoccupations sur l'origine des choses et sur
la destinée des hommes trouvaient satisfaction dans les
enseignements déduits de livres sacrés, antiques et vé-
nérables, bien plus autorisés que les fictions des poètes.
La doctrine des anges et celle des démons, celle-ci sur-
tout, permettait de résoudre nombre de questions sur
l'origine et la puissance des erreurs religieuses. Satan
et son personnel expliquaient le mal en général et les
maux en particulier, et ceci était une défense contre la
propagande concurrente du culte dualiste de Mithra.
Tout cela les juifs l'avaient fait valoir avant les chré-
tiens. Ceux-ci précisaient les choses en présentant à
l'amour, à la reconnaissance, à l'adoration des hommes
leur fondateur Jésus, Fils de Dieu, révélateur et sau-
veur, apparu dans l'humanité, siégeant actuellement au-
près du Dieu-Père pour reparaître bientôt comme juge
souverain et roi des élus. Vers lui, vers son histoire,
telle que la présentaient les nouveaux livres sacrés, vers
son apparition dans l'avenir, but constant de l'espé-
rance, tous les esprits étaient tendus. Mieux que cela:
à certains égards Jésus était présent. Il vivait par l'Eu-
charistie au milieu de ses fidèles et en eux. Et ceux-ci
possédaient encore, dans les merveilles des charismes, pro-
phéties, visions, extases, guérisons miraculeuses, comme
un second contact avec l'invisible divinité. De tout cela
PROPAGANDE ET APOLOOTE AU Il« SIÈCLE 197
résultait, dans les groupes chrétiens et dans les individus,
une tension religieuse, un enthousiasme, dont l'influence
doit être comptée au nombre des plus puissants moyens
de conversion. Les âmes subissaient l'attraction du divin.
Et il fallait que l'attraction fût bien forte, car en ces
temps-là le candidat au christianisme était, par le fait
même, candidat au martyre. Nul ne pouvait se dissi-
muler qu'en se faisant chrétien il se mettait en quelque
sorte hors la loi. On encourait des pénalités énormes,
généralement la mort, pour peu que la police eût l'œil
ouvert ou que l'on eût des voisins malveillants. Mais
le martyre lui-même était un attrait pour certaines âmes ;
pour le grand nombre, assurément, il était un argument
très fort. La constance du confesseur, la sérénité avec
laquelle il endurait la question et marchait au supplice,
l'assurance de son regard fixé sur les perspectives cé-
lestes, tout cela était nouveau, frappant et contagieux ^
Un autre attrait, plus ordinaire peut-être, mais non
moins fort, c'était celui de la fraternité, de la douce et
profonde charité qui unissait les membres de l'associa-
tion chrétienne. Entre eux les distinctions de rang, de
classes sociales, de races et de patries, ne se faisaient
guère sentir. L'effort général tendait à les détruire. Que
pouvait faire à Jésus que l'on fût patricien ou prolé-
taire, esclave ou libre, grec ou égyptien? On était tous
* Marc-Aurèle {Pensées, XI, 3) relève cette attitude, mais
sans l'approuver. Peut-être est-elle visée aussi dans un mot
d'Epictète (Arrien, Diss., TV, vu, 6), si les Galiléens dont il
parle en cet endroit sont vraiment des chrétiens.
198 CHAPITRE XII.
frères et l'on s'appelait ainsi; les réunions prenaient
souvent le nom d'agape (amour); on s'entre-aidait, sim-
plement, sans fracas ni hauteur. De communauté à com-
munauté c'était une perpétuelle circulation de. conseils,
•de renseignements, de secours matériels. Heureux d'ap-
partenir à 1' « église de Dieu » dans leur localité, les fidè-
les ne l'étaient pas moins de se sentir membres du grand
peuple de Dieu, de l'Eglise dans son ensemble, de l'E-
glise catholique, et destinés à devenir bientôt les citoyens
du royaume de Dieu. Tout cela était autrement chaud,
autrement vivant que les confréries païennes, associa-
tions funéraires ou religieuses, les seuls groupements que
l'on pût avoir l'idée de comparer à ceux des chrétiens.
De ceux-ci combien devaient dire: Que leur religion est
simple et pure ! Quelle confiance ils ont en leur Dieu
et en ses promesses! Comme ils s'entre-aiment! Comme
ils sont heureux entre eux! \
Toutefois la masse des gens échappait à l'attrait.
Beaucoup apercevaient à peine le christianisme, ou
même ne l'apercevaient pas du tout, car il s'en faut
qu'il se fût implanté partout. D'autres professaient pour
lui la plus profonde horreur. Outre qu'il s'agissait d'un
culte nouveau, ou, pour mieux dire, d'une façon de vivre
nouvelle, importée d'un pays barbare et propagée d'a-
bord par des représentants d'une race méprisée, il courait
^ Sur l'attrait du christianisme naissant, v. Harnack, Die
Mission luid Aushreitung des Christenthums in den ersten drei
Jahrhunderten, 1902, p. 72-209.
PROPAGANDE ET APOLOGIE AU Il« SIÈCLE l'JO
tsur le christianisme, sur les assemblées chrétiemies en
particulier, des bruits aussi horribles que fortement ac-
crédités. Les chrétiens étaient des athées, des impies;
ils n'avaient pas de dieu, ou plutôt ils adoraient un dieu
à tête d'àne. Dans leurs réunions, quand ils se sentaient
bien entre eux, ils se livraient à des débauches infâmes
et prenaient part à des festins d'anthropophages. Ces
sottises avaient cours partout et il y a lieu de croire
qu'elles furent mises en circulation de très bonne heure.
Le populaire y croyait, les mondains les répétaient; elles
trouvaient écho même auprès des gens sérieux et sages.
Ceux-ci, du reste, avaient d'autres griefs. Ils repro-
chaient aux chrétiens leur désintéressement des affaires
publiques, leur ségrégation, leur inertie, et comme leur
apostasie, non seulement de la religion romaine, mais de
la vie ordinaire et des communs devoirs de la société.
Il y a de tout cela dans les jugements de Tacite et de
Suétone. Pour Tacite le christianisme est une supersti-
tion exécrable; les chrétiens sont des gens odieux, cri-
minels, dignes des derniers châtiments. Suétone ^ aussi
parle d'une superstition pernicieuse.
Quant aux rhéteurs et aux philosophes, on n'a pas
idée à quel point le christianisme les agaçait. Ils y
voyaient une concurrence. La direction des âmes^ pour
laquelle, en ce temps de sages empereurs, ils croyaient
bonnement avoir vocation spéciale, ils la voyaient passer
aux mains d'obscurs prédicants, sans titres ni prébendes,
200 CHAPITRE XII.
sans lettres même. Cette nouvelle doctrine que des in-
connus, des gens de rien, insinuaient aux femmes, aux
enfants, aux esprits inquiets et timorés, faisait autre-
ment d'adeptes que les plus belles conférences des ora-
teurs officiels. Aussi ne lui épargnaient-ils pas leurs ma-
lédictions, soit de vive voix, comme ^ le cynique Cre-
scens auquel saint Justin eut affaire, soit par écrit,
comme Fronton, le précepteur de Marc-Aurèle, et sur-
tout le philosophe Celse. Fronton croyait aux festins
de Thyeste et les reprochait aux chrétiens *. Nous ne
connaissons que bien imparfaitement ses autres objec-
tions. Il n'en est pas de même du livre de Celse, intitulé
« Discours véritable » : il peut être reconstitué presque
entièrement d'après les citations d'Origène, qui le ré-
futa longtemps après sa publication ^.
Dans ce discours Celse s'attache à convertir les chré-
tiens en leur faisant honte de leur religion. Au moins
s'est-il donné la peine d'étudier son sujet. Il ne repro-
duit pas les calomnies populaires: il a lu la Bible et
beaucoup de livres écrits par les chrétiens. Il connaît
^ Je ne crois pas, bien que cela soit admis assez générale-
ment, que le rhéteur Aristide ait eu en vue les chrétiens dans les
objurgations par lesquelles se termine son discours irpi; ITXàT'uva
{or. 46}. Tout ce qu'il dit là se rapporte bien plutôt aux philo-
sophes plus ou moins cyniques, du type de Crescens, Pere-
grinus, etc. En un endroit (p. 402, Dindorf) il les assimile xa?; Iv
Tr ïlaXaiarivr. o'joai^iai, c'est-à-dire aux juifs de Palestine.
- Ocf avilis, 9, 31. Il est fort possible que Cécilien, l'interla-
cuteur païen du dialogue de Minucius Félix, se soit inspiré large-
ment du discours de Fronton ; mais le détail des festins est le seul
qui soit expressément cité de celui-ci.
3 Aube, Histoire des persécutions j II, p. 277.
PROPAGANDE ET APOLOGIE AU II* SIÈCLE 201
leurs divisions et fait très bien la diiïérence entre les
sectes gnostiques et « la grande Eglise » . Le christia-
nisme est d'adord réfuté en partant du judaïsme, dans
une sorte de prosopopée où l'on entend un juif argu-
menter contre Jésus-Christ. Celse intervient ensuite pour
son compte et malmène en bloc les deux religions juive
et chrétienne, revendiquant pour les idées religieuses et
philosophiques des Grecs une éclatante supériorité, cri-
tiquant l'histoire biblique, le fait de la résurrection du
Christ, affirmant que les apôtres et leurs successeurs ont
encore ajouté aux absurdités primitives. Cependant il
n'est pas toujours aveuglément injuste: certaines choses
lui agréent, notamment la morale évangélique et la doc-
trine du Logos. Il finit même par exhorter les chrétiens
à se départir de leur isolement religieux et politique,
à se rallier à la religion commune, pour le bien de l'Etat,
de la patrie romaine, que ces divisions affaiblissent. C'est
là, au fond, ce qui le préoccupe. Celse est un homme
du monde, un esprit cultivé, mais de tendances prati-
ques. La philosophie l'intéresse en général, comme tous
les gens bien élevés, mais il n'est le champion d'aucune
secte en particulier. Il défend la religion établie, non
par une conviction bien profonde, mais parce qu'un
homme comme il faut doit avoir une religion, bien en-
tendu la religion reçue, celle de l'Etat.
Le «Discours véritable » , publié vers la fin du règne de
Marc-Aurèle, ne paraît pas avoir fait beaucoup d'impres-
sion sur ceux auxquels il était adressé. Les écrivains chré-
tiens du IP siècle n'en parlent jamais. C'est par hasard
- 202 CHAPITRE XII.
qu'il tomba, vers 246, entre les mains d'Origène, lequel
n'avait jamais entendu parler ni du livre ni de l'auteur.
Celse, pourtant, n'est pas un inconnu. C'était un des
amis de Lucien, qui lui dédia son livre sur « Le faux pro-
phète » . Lucien, lui aussi, a parlé des chrétiens, mais à sa
façon légère, en passant. Ds lui ont fourni plusieurs traits
de la célèbre caricature intitulée « La mort de Peregri-
nus » . Mais on ne peut pas dire qu'il les ait combattus.
Il les a plutôt servis par ses plaisanteries sans fin contre
les dieux et les religions de son temps. Dans son « Faux
prophète » , il constate, sans amertume, qu'ils n'étaient
pas plus tendres que lui pour les imposteurs religieux.
Les chrétiens, de leur côté, avaient extrêmement à
cœur le bon renom de leur religion. Ils ne pouvaient
supporter que l'on calomniât leurs réunions. Il est vrai
que, contre de telles calomnies, la défense n'est guère
possible. La sottise humaine, qui les entretient, est inex-
pugnable. 'Ne voyons-nous pas de nos jours renaître à cha-
que instant et se dresser contre les juifs la stupide
accusation du meurtre rituel? Cependant il fallait protes-
ter. D'autre part il devenait naturel, sous de bons em-
pereurs, que l'on cherchât à s'expliquer avec l'autorité,
à lui faire comprendre que les fidèles du Christ ne mé-
ritaient pas d'être persécutés. Et puisque la haine contre
les chrétiens trouvait, sous la plume des rhéteurs et des
philosophes, une expression littéraire, ne convenait-il pas
que ceux des « frères » à qui Dieu avait départi les talents
opportuns en fissent usage pour la défense commune?
PROPAGANDE ET APOLOfilE AU 11^ SIÈCLE 203
De là les apologies, dont quelques-unes se sont con-
servées, d'autres ont laissé des traces plus ou moins
importantes.
Il faut noter d'abord celles qui furent adressées
aux empereurs. On commença dès le temps d'Hadrien
(117-138j. C'est à ce prince que fut présentée l'apologie
de Quadratus. Ce personnage semble bien être iden-
tique à un Quadratus qui vivait en Asie vers le même
temps, en grand renom de missionnaire et de prophète.
Son écrit, qu'on lisait encore au temps d'Eusèbe \ n'est
pas venu jusqu'à nous. Ce qui avait décidé Quadratus
à le composer, c'est, dit Eusèbe, que « de méchantes
gens cherchaient à tracasser les nôtres ». L'indication
est un peu vague, mais elle correspond assez bien à la
.situation que révèle, pour la province d'Asie, le rescrit
à Fundanus. Quadratus parlait dans son apologie de
personnes guéries ou ressuscitées par le Sauveur, qui
avaient continué à vivre jusqu'à son temps *.
A l'empereur Antonin (138-161) ^ furent adressées
les apologies d'Aristide et de Justin. Le premier était
lin philosophe d'Athènes. Son plaidoyer n'a été retrouvé
^ H. E., IV, 3; cf. sur le prophète Quadratus, III, 37, et Y, 17.
* Et: Tsù; y.asTs'pu; y^prryj;. Passage reproduit par Eusèbe, l. c.
Cela ne veut pas dire jusqu'au temps d'Hadrien. Papias, qui
semble avoir lu l'apologie de Quadratus {T. u. U., t. Y, p. 170),
en aura déduit l'assertion exorbitante i'co; 'Aôptavoy lî^wv. Quadra-
tus, qui écrivait entre 117 et 138, a fort bien pu considérer les
années 80-100 environ comme appartenant à son temps.
^ Il n'est pas aisé de choisir, pour Aristide, entre ces dates
extrêmes; toutefois il y a plus de vraisemblance en faveur des
dix premières années (138-147).
204 CHAPITRE XII.
que dans ces derniers temps ^ Il est fort simple. C'est
une comparaison entre les idées que se font de la di-
vinité les Barbares, les Grecs, les Juifs et les Chré-
tiens, comparaison tout à l'avantage de ces derniers,
cela va sans dire, avec un éloge de leurs mœurs et de
leur charité. On insinue qu'ils sont calomniés, mais sans
détail. Il n'y a non plus aucune protestation contre la
législation persécutrice. L'auteur se met tout de suite en
scène, racontant au prince l'impression que lui a faite
le spectacle du monde, les conclusions qu'il en a tirées
relativement à la nature de Dieu, au culte qu'on doit
lui rendre et à celui qui lui est rendu effectivement
dans les diverses catégories de l'humanité. Ces catégo-
ries rappellent celles de la « Prédication de Pierre » *.
Aristide, du reste, n'omet pas de renvoyer l'empereur,
pour plus ample informé, aux « livres des chrétiens » .
Justin est beaucoup mieux connu qu'Aristide. Ce-
pendant nous n'avons pas tous ses écrits, même apolo-
gétiques. Mais nous avons les apologies ou plutôt l'apo-
logie adressée par lui à l'empereur Antonin le Pieux,
vers l'année 152. Comme Aristide, Justin était philo-
^ The apology of Aristides (Rendel Harris et Armitage Ro-
binson), dans les Texts and Studies de Cambridge, t. I (1891).
Le début a d'abord été retrouvé en arménien ; puis le texte en-
tier dans un manuscrit syriaque du Sinaï; enfin l'original grec
a été reconnu dans une composition publiée depuis longtemps,
la légende de Barlaam et Josaphat (Boissonnade, Anecdota
graeca, t. IV, p. 239-255 = Migne, P. G., t. XCVI, p. 1108-1124:
'E-yw, paatXîu, TTpsvota 0j;u . . . ).
2 Ci-dessus, p. 150.
PROPAGANDE ET APOLOGIE AU Il« SIÈCLE 205
sophe, c'est-à-dire qu'il vivait en citoyen du monde, pro-
menant d'une ville à l'autre son manteau court et sa
parole indépendante. Originaire de Neapolis ^ en Pales-
tine, dans le pays samaritain, il traversa diverses écoles.
Les platoniciens le retinrent quelque temps; mais il ne
trouvait pas chez eux l'entier repos de son âme. Il eut
l'occasion d'assister à des scènes de martyre, qui l'ému-
rent profondément et l'amenèrent à réfléchir sur la va-
leur des convictions d'où pouvait résulter une telle cons-
tance. Dans ces dispositions d'esprit, il eut un entretien
avec un vieillard mystérieux et sa conversion ne se
fit pas attendre. Devenu chrétien, il ne changea rien
à son extérieur de philosophe ni à son genre de vie:
ils lui fournissaient des facilités pour entretenir le pu-
blic et lui exposer la doctrine évangélique, dont il se
fit tout aussitôt le propagateur et le défenseur. C'est
vers l'année 133 qu'il se fit chrétien, sans doute à
Ephèse, où il eut peu après (v. 135) une conférence
avec un savant juif appelé Tryphon. Il vint ensuite
à Rome, où il fit un long séjour. Il écrivit beaucoup,
et non seulement contre les ennemis du dehors ^, mais
^ Actuellement Nablous, près de l'emplacement de l'antique
Sichem.
* Eusèbe (IV, 18) parle de deux écrits «Aux Grecs», npi;
"ET.Xr.va;, dont l'un traitait entre autres de la nature des démons,
l'autre portait le titre spécial de «Réfutation», "KXe-j'xo;. Dans
un troisième, « Sur la monarchie de Dieu », il établissait l'unité
divine en se fondant à la fois sur les Ecritures et sur les livres
des Grecs. Un autre enfin posait diverses questions sur le sujet
de Pâme, indiquait les solutions des philosophes et promettait
pour plus tard celles de l'auteur.
206 CHAPITRE XII.
anssi contre les écoles hérétiques, alors dans leur plein,
épanouissement ^
Son apologie est adressée à l'empereur ~ Antonin Au-
guste, aux princes Marc-Aurèle et Lucius Yerus, au sénat
et au peuple romain : « Pour ceux que le genre humain
tout entier hait et persécute, Justin, fils de Priscus,
petit-fils de Bacchius, de Flavia Neapolis en Syrie Pa-
lestine, l'un d'entre eux, présente cette adresse et re-
quête ». Il proteste aussitôt (4-12) que les chrétiens ne
doivent pas être persécutés pour le nom qu'ils portent,
mais pour leurs crimes, s'i] en commettent. Il écarte
ensuite (13-67) les calomnies dont ils sont l'objet, et, après,
avoir montré ce qu'ils ne sont pas, il explique ce qu'ils-
sont en réalité. Ici il expose la morale des chrétiens,
décrit leurs assemblées et leurs mystères tant calomniés,
le baptême et l'eucharistie. Pourquoi, se demande-t-il
à plusieurs reprises, tant de haine, de calomnies, de
persécutions ? C'est, selon lui, la faute aux mauvais dé-
mions. C'est par eux qu'il explique, non seulement l'at-
titude hostile de l'opinion et du gouvernement, mais
encore la division introduite parmi les chrétiens eux-
mêmes du fait des hérétiques, des Simon, des Ménandre,
des Marcion. Dès avant le Christ, les mauvais démons
ont persécuté les anciens sages, inspirés par le Verbe
^ Un livre contre toutes les hérésies [ApoL, I, 26), un autre
contre Marcion (Irénée, lY, vi, 2), nous sont connus de nom.
Peut-être ne formaient-ils qu'un seul et même ouvrage.
2 Ce titre, mal conservé, a donné lieu à beaucoup de discus-
sions, que l'on trouvera indiquées ou résumées dans la Chrono-
logie de Harnack, p. 279 et suiv.
PROPAGANDE ET APOLOGIE AL' II« SIÈCLE 207
de Dieu (Aoyo; T-scy.aTi/.ô;), chrétiens, eux aussi, à cer-
tains égards, comme Heraclite et surtout Socrate. Celui-
ci, comme le Christ et les chrétiens, a été condamné à
mort sous inculpation d'athéisme et d'hostilité envers les
dieux officiels \
Tout cela est dit sans beaucoup d'ordre, rudement,
dans une langue incorrecte. Ainsi parlaient les philo-
sophes du temps. La critique aussi laisse beaucoup à
désirer. A propos de la légende des Septante, Justin
fait d'Hérode un contemporain de Ptolémée Philadelphe,
avec un anachronisme de deux cents ans. Il avait lu
dans l'île du Tibre une inscription dédicatoire en l'hon-
neur du dieu Semo Sancus: de là il déduisit que Simon le
Magicien, dont il était fort préoccupé, avait fait séjour à
B-ome et que l'Etat lui avait accordé des honneurs divins.
A son apologie Justin annexa le rescrit d'Hadrien
à Minucius Fundanus ^, dont il avait peut-être eu copie
pendant son séjour à Ephèse. Peu de temps après il
reprit la plume sous l'impression de trois condamnations
sommaires, prononcées par le préfet Urbicus contre des
chrétiens. C'est ce qu'on appelle sa seconde apologie ^.
^ Justin ne nomme jamais Epictète. Il est difficile qu'il n'en
ait point entendu parler, mais il aura pu ignorer les écrits qui
nous renseignent sur ce « saint » philosophe. On voudrait savoir
si son estime pour les anciens sages se serait étendue jusqu'à
celui-là. Des FeJisées de Marc-Aurèle il est clair qu'il n'a pu
avoir connaissance.
* Ci-dessus, p. 113.
3 Eusèbe iIV, 18) parle de deux apologies de Justin, adres-
sées l'une à Antonin, l'autre à Marc-Aurèle. Il aura sans doute
pris le supplément à l'Apologie unique pour une apologie dis-
1
208 CHAPITRE XII.
Il y interpelle directement l'opinion romaine, protestant
à nouveau contre des rigueurs injustifiables et répondant
à diverses objections.
Justin ne se bornait pas à écrire; il parlait volon-
tiers dans les endroits publics. En butte à la malveil-
lance des philosophes, il ne se gênait pas pour leur ré-
pondre, les traitant de goinfres et de menteurs. Un cy-
nique, appelé Crescens \ qui déblatérait volontiers contre
les chrétiens, eut spécialement affaire à lui. Il y eut
entre eux deux un débat public dont il fut dressé procès-
verbal. Crescens n'eut pas le dessus. Justin, dans sa
grande naïveté, aurait voulu faire lire aux empereurs
le compte-rendu de ce débat. Mais Crescens avait d'au-
tres armes, et Justin s'aperçut bientôt qu'il cherchait à
le faire condamner à mort, ce qui n'était pas bien dif-
ficile.
Après l'Apologie, Justin écrivit son Dialogue avec
Tryphon ^, dans lequel il reprit, en l'étendant sans doute,
la discussion qu'il avait eue à Ephèse, vingt ans aupa-
ravant, avec son adversaire juif. Cet ouvrage est d'un
haut intérêt pour l'histoire des controverses entre chré-
tiens et juifs et des origines de la théologie chrétienne ^.
tincte. En tout cas ce supplément ne peut être du temps de Marc-
Aurèle, car le préfet de Rome, Urbicus, qui s'y trouve mentionné,
est un préfet d'Antonin, antérieur à l'année 160.
^ Sur Crescens, v. ÂpoL, II, 3, 11 ; Tatien, Oratio, p. 157.
2 On ne sait où fut écrit le Dialogue, peut-être hors de Rome.
^ Pour compléter l'énumération des livres de Justin il faut
ajouter son Psaltes, mentionné par Eusèbe. On sait que nombre
d'apocryphes se réclament du philosophe martyr.
PROPAGANDE ET APOLOGIE AU II« SIÈCLE 209
Quelques années après, Marc-Aurèle se trouvant seul
empereur (169-177), deux apologies lui furent adressées
par des évêques d'x\sie, Méliton de Sardes et Apolli-
naire de Hiérapolis. La persécution était alors en recru-
descence dans leur province: les fonctionnaires avaient,
paraît-il, des ordres nouveaux et rigoureux. De l'apo-
logie de Méliton nous n'avons plus que des fragments
conservés par Eusèbe ^ L'évêque y développe cette idée
que le christianisme, né sous Auguste, est contempo-
rain de l'empire et de la paix romaine: que seuls les
mauvais princes, Néron et Domitien, ennemis du bien
public, ont été ses persécuteurs. En somme la nouvelle
religion porte bonheur à l'empire, et Méliton n'est pas
loin d'insinuer qu'une entente serait possible. C'était
beaucoup d'optimisme pour le temps où il écrivait. Mais
son idée était destinée à prospérer.
De l'apologie d'Apollinaire nous ne coimaissons rien,
à moins que le passage de cet auteur où Eusèbe^ trouva
mention de la Légion Fulminante, n'ait fait partie de
cet écrit. Une troisième apologie, elle aussi œuvre d'un
asiate, Miltiade, paraît être de ces temps-là ^.
Nous avons en revanche le texte entier d'une qua-
trième composition de ce genre, l'apologie d'Athéna-
gore ^, adressée aux empereurs Marc-Aurèle et Com-
mode (177-180j. Athénagore était, comme Aristide, un
I H. E., IV, 26, § 6-11.
2 V
O.
^ Eusèbe (V, 17) dit qu'elle était adressée -rrpô; tiù; /cs-Jiv.i/.sy;
âpxsvTa;.
^ Eusèbe n'en parle pas.
DucHESxE. Ilist. anc. de l'Egl. - T. I. U
«
210 CHAPITRE XII.
philosophe athénien. Il développe, en bon style et avec
plus d'ordre que Justin, le thème ordinaire des apologies.
Les chrétiens ne sont pas ce qu'on croit. Ds rejettent
sans doute l'idolâtrie et le polythéisme, mais les meil-
leurs philosophes n'en font-ils pas autant? Comme la
raison l'enseigne, ils proclament que Dieu est un, et leur
croyance monothéiste se combine très bien avec la doc-
trine du ^'erbe et de TEsprit-Saint. Les horreurs qu'on
leur impute sont d'abominables calomnies : au contraire,
leur morale est très pure, sévère même. Comment des-
gens qui pensent ainsi, qui vivent ainsi, peuvent-ils-
être envoyés au supplice?
C'est qu"en effet, pour les chrétiens, les temps de-
venaient très durs. Ce n'est pas pour rien que les apo-
logies se multiplient sous Marc-Aurèle. Le sage empe-
reur ne comprit rien au christianisme. Il n'admit pas
que de telles sectes valussent la peine d'être étudiées
ni que pour elles on fît fléchir la législation de l'em-
pire. Les chrétiens essayèrent vainement de se faire
écouter du philosophe: ils n'eurent affaire qu'à l'homme
d'état, d'autant plus dur qu'il était plus consciencieux.
Ajoutons que les calamités qui assombrirent ce règne
contribuaient beaucoup à déchaîner les haines popu-
laires, irritées depuis longtemps par les constants pro-
grès du christianisme. Méliton parle de décrets nouveaux
(/-y.'.vz rVjyy.'/Tx) qui faisaient beaucoup de victimes en
Asie: en Grèce aussi, au témoignage d'Athénagore, la
persécution était devenue intolérable. C'est en ce temps-
là, dans les dernières années de Marc-Aurèle, que les.
PROPAGANDE ET APOLOGIE AU Il« SIÈCLE 211
scènes célèbres de Lyon et de Cartilage (martyrs de
Scilli) inaugurent pour nous l'histoire du christianisme
en Gaule et en Afriij^ue.
Après Marc-Aurèle la tranquillité reparut. Son fils
Commode, l'un des plus mauvais empereurs que Rome
ait connus, eut au moins le bon esprit de ne pas mal-
mener les chrétiens.
Ce ne fut pas, pour ceux-ci. une raison d'interrompre
leurs publications apologétiques. L'opinion, bien plus
que le prince, leur était inclémente ; il importait de
l'éclairer pour la modifier. Les chrétiens le sentaient.
Il s'en faut que les apologies adressées aux empereurs
Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, représentent toute leur
défense. Une littérature entière de traités « Aux Grecs »
npb; "'KH'/iva;, nous est restée dans les textes ou dans
les énumérations bibliographiques. Justin, même en de-
hors de ses apologies, se distingua en ce genre \ Tatien,
un de ses disciples, grand voyageur comme lui, nous
a laissé un Discours aux Grecs. De l'évêque d'Antioche
Théophile il reste trois livres de même intention, adres-
sés à un certain Autolycus. Le traité d'Athénagore sur
la résurrection de la chair n'est qu'un appendice de son
apologie. Méliton, Miltiade, Apollinaire, s'exercèrent aussi
à cette tâche littéraire ^. D'autres livres, toujours sur le
^ Ci-dessiis, p. 205, n. 2.
^ Méliton, Ihpî oLKr.hî'.^; : Apollinaire, un ouvrage de même
titre, en deux livres; cinq livres -pi: "Eu.t.volç (son -îpî sOcîfjiia;
mentionné par Photius doit être la même chose que l'apologie) ;
Miltiade, Uob; "EXXrva; en deux livres Eusèbe, IV, 26, 27; Y, 17).
Tout cela est perdu.
212 CHAPITRE XII.
même sujet, nous sont parvenus sans nom d'auteur, ou
sous des noms supposés : ainsi l'épître à Diognète et
les trois livres « Discours aux Grecs » , « Exhortation aux
Grecs » (^^oyo; 7:apaiv£Ttxb; xpb; ''E»^7)va;), «De la Monar-
chie » \ qui circulent sous le nom de saint Justin.
De tout cela nous ne signalerons spécialement que
l'épître à Diognète, joli morceau de style, dont l'élé-
gance et le ton pacifique n'affaiblissent nullement la
chaleur persuasive, et le discours de Tatien, où se ré-
vèlent des qualités tout opposées. Au lieu d'appeler son
plaidoyer « Discours aux Grecs » , Tatien aurait pu l'in-
tituler «Invective contre les Grecs». C'est une œuvre
de mépris et de colère. Tatien, né en dehors de l'em-
pire, en pays de langue syriaque, a traversé les écoles
helléniques et s'est frotté de culture occidentale. Mais
ce monde, étranger pour lui, ne lui inspire ni respect,
ni affection. Bien loin de révérer les anciens sages,
comme Justin, et de trouver dans leurs écrits quelque
analogie avec ceux des prophètes, Tatien bafoue en
bloc tout l'hellénisme, cultes et doctrines, poètes et phi-
losophes. C'est le fondateur de l'apologétique virulente,
qui, pour convertir les gens, commence par les injurier.
Précurseur de Tertullien, il finit comme lui par se brouil-
^ Leurs titres concordent assez avec ceux de livres perdus
de Justin; mais il est sûr qu'ils ne sont pas de lui. Le «Dis-
cours aux Grecs » est un exposé des motifs qui ont amené l'au-
teur au christianisme. Un auteur du III« siècle, un certain Am-
broise, en fit un remaniement assez large, qui nous est parvenu
dans une version syriaque (Cureton, Spicil. syr., 1885); cf. Har-
nack dans les Sitzungsb, de Berlin, 189G, p. 627.
PROPAGANDE ET APOLOGIE AU II* SIÈCLE 213
1er avec l'Eglise. Mais ceci ne lui arriva que plus tard.
Au moment où fut écrit son Discours, Justin vivait
encore et il ne semble pas que la diversité de leurs
idées les ait amenés à se séparer.
Il est bien difficile de se rendre compte de l'effet
obtenu par toute cette littérature des apologistes. On
ne voit pas qu'ils aient arrêté l'application des lois ré-
pressives. Il est possible qu'ils aient çà et là modifié
l'impression des gens lettrés. Mais il ne faudrait pas
exagérer leur influence. Au fond, ce qui a permis à
l'Eglise de vivre sous des lois persécutrices, de triom-
pher de l'indifférence, du dédain et de la calomnie, ce
ne sont ni les raisons ni les discours, c'est la force inté-
rieure, révélée et rayonnant dans la vertu, dans la cha-
rité, dans l'ardente foi des chrétiens de l'âge héroïque.
C'est cela qui amenait à Jésus-Christ ; c'est par là que
les apologistes eux-mêmes avaient été pris ; c'est avec
cela que l'on a fait adorer des Romains un juif crucifié
et que l'on est parvenu à faire entrer en des têtes grecques
des dogmes comme celui de la résurrection.
CHAPITEE Xin.
L'Eglise romaine de Néron à Commode.
Les juifs de luxe et les mœurs juives. — Conversions aristocratiques.
— Les chrétiens de la faraille Flavia. — Clément et la lettre à l'église de
Corinthe. — Ignace à Rome. — Le Pasteur d'Hermas. — La pénitence. —
La christologie d'Hermas. — Les premiers papes. — Les hérétiques à Rome.
— Visites de Polycarpe et d'Hégésippe. — Les martyrs. — L'évêque Soter. —
Les écoles gnostiques au temijs de Marc-Aurèle. — Evolution du marcio-
nisme: Apelle. — La légion fulminante. — Le martyre d'Apollonius.
La chrétienté de Rome se reforma vite après la dure
épreuve de l'an 64. Ceux des fidèles qui échappèrent an
massacre virent bientôt la chute de Xéron, l'odieux per-
sécuteur (68). Deux ans plus tard, Jérusalem, révoltée
contre l'empire, succombait après un long siège ; le Tem-
ple était livré aux flammes, et Ton voyait bientôt ses
dépouilles portées en triomphe dans les rues de E-ome,
derrière le char des princes vainqueurs, Vespasien et
Titus.
La catastrophe d'Israël amena à Rome une énorme
quantité de prisonniers juifs. Ce n'était sûrement pas
de ces gens fanatisés que l'on pouvait attendre de bon-
nes dispositions pour la propagande chrétienne. Mais il
y avait tout un judaïsme rallié, et rallié dès avant la
fin de la guerre, dont les représentants, riches et in-
fluents, se tenaient volontiers dans l'entourage de la
l'église romaine de Néron à commode 215
maison régnante. Il restait des Hérodes ; Bérénice fut
longtemps en faveur auprès de Titus. Josèphe vivait dans
ce monde de gens distingués ; il y écrivait l'iiistoire de
sa nation, s'eiforçant de la rendre acceptable aux vain-
queurs. De tout cela résultait une sorte de rayonnement
du judaïsme, non, bien entendu, du judaïsme politique,
dont le compte définitif venait d'être réglé, mais du
judaïsme philosophique et religieux. En dépit de la ré-
cente insurrection et de sa répression, dont l'arc de Ti-
tus allait perpétuer le souvenir, il n'était pas de mauvais
ton de montrer quelques sympathies pour les juifs bien
en cour, d'honorer leur religion et même de la prati-
quer un peu. Comme au lendemain de sa conquête par
Pompée, la Judée vaincue s'imposait encore aux con-
quérants. Il est vrai que ce ne fut pas pour longtemps.
Après la disparition de la dynastie Flavienne, et même
dès la mort de Titus, les juifs de luxe, princes ou let-
trés, baissèrent dans la faveur impériale. Cependant
cette vogue passagère des mœurs juives ne put man-
quer de renforcer l'assaut que depuis longtemps, dans
la haute société romaine, le monothéisme religieux d'O-
rient donnait à la tradition des vieux cultes. Dès le
temps où nous sommes — quelques faits comius per-
mettent de s'en rendre compte — la propagande chi'é-
tienne se fa-isait sentir avec succès jusque dans les
gi^andes familles aristocratiques. Il ne s'agissait plus
seulement d'étrangers, de petites gens, de serviteurs ou
d'employés de la maison impériale: le christianisme en-
trait, dès ces lointaines origines, chez les Pomponii^
216 CHAPITRE XIII.
chez les Acilii, jusque dans la famille des Flavii, moins
e
illustre, mais régnante. Déjà sous Néron une grande
dame, Pomponia Graecina \ avait attiré l'attention par
sa vie sombre et retirée. Elle fut accusée de supersti-
tion étrangère: mais son mari A. Plautius, réclama le
droit de la juger, en qualité de chef de famille, et la
déclara innocente. Elle vécut jusque sous Domitien. Il
est bien probable qu'elle s'était faite chrétienne. M'. Aci-
lius Glabrio, consul en 91, et Flavius Clemens, cousin
germain de Domitien, consul en 95, étaient aussi, celui-ci
sûrement, l'autre très probablement, des membres de
l'église romaine. Le plus ancien lieu de sépulture qui
ait été à l'usage exclusif et collectif des chrétiens de
Rome, le cimetière de Priscille, fut installé dans une
villa des Acilii, sur la voie Salaria ^. Sur la voie Ar-
déatine, le cimetière de Domitille se développe en des
terrains qui appartinrent à Flavie Domitille, femme du
consul Clemens ^. Ainsi ce n'étaieut pas seulement des
adhésions platoniques: ces illustres recrues du christia-
nisme s'intéressaient aux nécessités pratiques de la com-
munauté et subvenaient à ses besoins.
Ils ne tardèrent pas a lui fournir aussi des martyrs.
Domitien, ce tyran sombre et soupçonneux, ne se borna
pas à persécuter les philosophes et les hommes politi-
^ Tacite, Ami., XIII, 32 ; inscriptions chrétiennes du III* siè-
cle mentionnant des Pomponii Jiassi et même un Pomponius
Graecimis (De Rossi, Borna soif., t. II, p. 281, 362).
2 De Rossi, Bull., 1889, 1890.
3 a I. L., t. VI, n. 1G24G; cf. 948 et 8942.
l'église romaine de Néron à commode 217
ques chez lesquels pouvait subsister quelque regret de
la liberté des anciens temps ou quelque attachement à
leur propre dignité. Censeur austère, gardien vigilant
des vieilles traditions de la vie romaine, il finit par
s'apercevoir qu'elles étaient compromises par l'envahis-
sement des mœurs juives et chrétiennes. Clemens et sa
femme Flavie Domitille « furent accusés d'athéisme, ac-
cusation qui faisait alors beaucoup de victimes parmi
les personnes attachées aux mœurs juives : pour les uns
c'était la mort, pour d'autres la perte de leurs biens » '.
Le consul fut exécuté l'année même de son consulat (95) ;
Flavie Domitille fut exilée dans l'ile de Pandataria : une
autre Flavie Domitille, leur nièce, fut internée dans l'île
Pontia ^. Cependant deux des fils de Clemens reçurent
de Domitien la qualité d'héritiers présompftfs. Il leur
avait donné les noms de Yespasien et de Domitien et
les faisait élever par le distingué rhéteur Quintilien,
' Dion Cassins, LXVII, 14 ; cf. Suétone, Domitien^ 15.
2 Eusèbe, dans sa Chronique, ad ann. Abr., 2110 (cf. H. E.,
III, 18), parle d'après un chronographe Bruttius, de cette autre
Flavie Domitille, fille d'une sœur du consul, qui aurait été exilée
dans l'île Pontia. Comme il ne mentionne pas l'exil du consul et
de sa femme, on pourrait être porté à craindre que cette Flavie
Domitille ne se confonde avec l'autre. Les deux îles, pourtant,
sont différentes, et saint Jérôme, qui avait visité Pontia, y avait
vu les chambres habitées par «la plus illustre des femmes», exi-
lée pour la foi sous Domitien. La légende des saints Nérée et
Achillée suppose que cette Domitille mourut et fut enterrée à
Terracine. Je crois que Tillemont [Hist. eccL, t. Il, p. 224),
De Rossi diiilL, 1875, p. 72-77) et Achelis (Texte iind Vut.,
t. XI', p. 49) ont raison de distinguer deux Flavies Domi-
tilles.
218 CHAPITRE XIIT.
lorsqu'il fut lui-même assassiné (96). Cet événement mit
un terme aux destinées impériales de la maison lla-
vienne. Cependant elle continua d'exister, et quelques-
uns de ses membres remplirent encore des fonctions
publiques. Le christianisme se maintint dans la descen-
dance du consul martyr. Celui-ci était fils du frère aîné
de Yespasien, Flavius Sabinus, qui périt en 69 dans le
conflit entre les partisans de son frère et ceux de Vitel-
lius. Préfet de Rome au temps de Néron, il avait dû être
témoin, en 64, de l'incendie de la ville et du massacre
des chrétiens. Peut-être quelque impression lui en était-
elle restée. Dans ses dernières années on remarquait sa
douceur, sa modération, son horreur des conflits san-
glants, ce qui le faisait taxer de lâcheté par les gens
ardents ^
Les chrétiens de la famille Flavia avaient leur sé-
pulture sur la voie Ardéatine. On y accédait par une
entrée monumentale qui a été retrouvée, ainsi qu'une
galerie spacieuse ornée de peintures fort anciennes. Là
sans doute furent déposés le consul martyr et les plus
anciens membres de la famille. Un peu plus loin on a
trouvé l'épitaphe grecque d'un FI. Sabinus et de sa
sœur Titiana, puis un fragment d'inscription où pour-
rait avoir été indiquée une sépulture collective des Flar
vii : sejmlcRYM ^«r/OEYM \
^ « Mitem viriim, abliorrere a sanguine et caedibus ; ... in
fine vitae alii segnem, multi moderatum et civium sanguinis
parcum credidere » (Tacite, Hist., III, 65, 75),
2 De Rossi, Bull., 1865, p. 33-47; 1874, p. 17; 1875, p. 64.
l'église R0.\LUXE de NÉRON À COMMODE 219
Ce que nous savons de ces illustres recrues nous
Tient d'auteurs profanes, commentés par les inscriptions
et autres monuments des catacombes \ Les renseigne-
ments littéraires de source chrétienne font complète-
ment défaut. En ces temps très anciens, la commu-
nauté chrétieime de Rome devait compter parmi ses
membres plus d'un témoin des origines; l'autorité de
ces compagnons ou disciples des apôtres primitifs y
«était évidemment aussi grande que l'était, en Asie, celle
des preshyten. C'était un appui pour la tradition, une
protection pour la liiérarchie naissante. On peut con-
jecturer aussi que certains livres du Nouveau Testament,
'Comme les évangiles de Marc et de Luc, les Actes des
Apôtres, la première épître de saint Pierre, Tépître aux
Hébreux, sont sortis du milieu romain, avant ou après
la prise de Jérusalem, et que la collection des lettres
•de saint Paul y fut constituée. Mais sur tout cela ^ il ne
subsiste aucun témoignage certain.
Avec la lettre de saint Clément nous sortons de
l'obscurité. Vers la fin du règne de Domitien, des trou-
bles s'étaient produits dans l'église de Corinthe. Un
parti de jeunes s'était formé contre les anciens de la
' La passion des saints Nérée et Acliillée, roman chrétien
du V® siècle, s'est emparée du personnage de Flavie Domitille
(celle de Pontia). Elle connaît aussi le consul Clément et l'é-
vèque homonyme. Mais il n'y a rien à en tirer pour l'histoire
proprement dite.
^ Sauf cependant la première épître de saint Pierre. Cf. ci-
dessus, p. 63.
220 CHAPITRE XIII.
communauté ; on avait écarté plusieurs membres du col-
lège presbytéral, « installés par les apôtres ou après eux
par d'autres hommes sages {kXkô^iixoi) avec le suffrage
de l'église entière » . Ces querelles avaient fait du bruit
au dehors et le bon renom des chrétiens en souffrait K
L'église de E^ome, instruite de ce qui se passait, jugea
de son devoir d'intervenir. A ce moment elle venait
d'être assaillie par des calamités soudaines et répétées.
Dès qu'elle en eut le loisir, elle députa à Corinthe trois
envoyés, Claudius Ephebus, Yalerius Bito et Fortuna-
tus, qui, depuis leur jeunesse jusqu'à l'âge avancé qu'ils
avaient atteint, avaient fait l'édification de l'église ro-
maine. Des chrétiens de si ancienne date avaient sans
doute connu les apôtres. Ils devaient témoigner à Co-
rinthe des sentiments et des désirs des E,omains. Ceux-ci,
du reste, leur avaient confié une lettre écrite au nom de
leur église ^ Nous savons qui l'avait rédigée. C'était
l'évêque Clément, celui que les listes épiscopales les
plus autorisées placent au troisième rang après les
apôtres.
Clément, identifié par Origène ^ avec le personnage
de même nom qui travailla avec saint Paul à l'évan-
gélisation de Philippes '^, était en tout cas, lui aussi,
d'âge à avoir vu les apôtres et conversé avec eux, comme
» / Clem., 1, 2, 44, 47.
2 «L'église de Dieu qui habite Rome à l'église de Dieu qui
habite Corinthe . . . » .
3 Iii Joh., I, 29. Identification peu sûre.
^ PhiL, IV, 3.
l'église romaine de Néron à commode 221
le rapporte saint Irénée ^ Il ne peut guère avoir appar-
tenu à la parenté du consul Flavius Clemens. Sans doute
il a beaucoup d'estime pour la « chose » romaine ; il parle
de nos princes, des soldats soumis à nos généraux: la
discipline militaire lui inspire une grande admiration.
Mais sa familiarité avec les saintes Ecritures, de l'Ancien
Testament et même du Nouveau (épîtres de saint Paul,
de saint Pierre, de saint Jacques, épître aux Hébreux),
donne plutôt l'idée d'une éducation juive. C'était peut-
être un affranchi de la famille Flavia. Quoiqu'il en soit,
sa lettre est un admirable témoignage de l'esprit sage
et positif qui animait, dès ces temps reculés, la piété
romaine. Il y décrit d'abord les inconvénients de la dis-
corde (3-6), puis il recommande l'obéissance à la volonté
de Dieu (7-12), montre la grandeur des récompenses
promises aux âmes simples et justes (13-26), la néces-
sité de l'ordre dans l'Eglise. Ici, des exemples sont em-
pruntés à la discipline des armées romaines et à la
hiérarchie sacerdotale de l'Ancien Testament (37-42).
Venant ensuite à l'alliance nouvelle, l'auteur montre
que le ministère ecclésiastique vient des apôtres et de
Jésus-Christ, que son autorité est légitime et doit être
obéie (42-47). Il engage les Corinthiens à se repentir,
à rentrer dans l'ordre et la paix, à accepter une cor-
rection salutaire: si la présence de certaines personnes
est un obstacle à la paix, qu'elles ne reculent pas de-
vant l'exil. Quant à l'Eglise, elle doit prier pour les
1 Haer., III, 3.
222 CHAPITRE XIII.
séditieux (48-58). Par une transition un peu brusque ^
l'exemple est aussitôt joint au conseil. Clément formule-
(59-61) une longue prière, qui n'a qu'un rapport loin-
tain avec les troubles de Corinthe. On peut y voir, non
sans doute la formule solennelle de la liturgie romaine
à la fin du premier siècle, mais un spécimen de la façon
dont les chefs des assemblées chrétiennes développaient
le thème de la prière eucharistique.
La lettre se termine par un rappel de l'exhortation
donnée et par des salutations. D'un bout à l'autre il y res-
pire un grand sentiment de foi simple et de sage piété.
Aucune de ces singularités qui étonnent parfois chez
les anciens auteurs. Rien que le christianisme commun^
exprimé avec le plus parfait bon sens. On ne remarque-
même aucune préoccupation à l'égard de dissidences
hérétiques. L'église romaine jouit en ce moment de la
paix intérieure la plus complète.
Il faut croire que la mission romaine eut le plus,
grand succès à Corinthe, car la lettre de Clément y fut
m.ise au nombre des livres qui se lisaient, avec les saintes.
Ecritures, dans les assemblées du dimanche. Telle est la
situation qu'elle avait, soixante-dix ans plus tard, au
temps de l'évêque Denys ^ C'est, du reste, par un des
plus anciens manuscrits de la Bible grecque que nous
l'avons d'abord connue ^. Peu d'années après qu'elle avait
i Eus., TV, 23, § 11.
2 Le ms. A, au British Muaeuin, du V« siècle. Un autre ins.,
du XP siècle, a été découvert depuis, ainsi qu'une version syria-
que et une version latine. Dans le ms. A il y a une grande lacune
vers la fin de la lettre.
l'église romaine de Néron à commode 223
été écrite, saint Polycarpe l'avait sous les 3'eux et s'en
servait comme des lettres apostoliques.
Vingt ans environ après les troubles de Corinthe et
la lettre de saint Clément, les Romains furent édifiés
par la présence et le martyre de saint Ignace d'Antio-
che. Sur cet événement nous ne sommes renseignés '
que par une lettre du martyr lui-même, écrite d'Asie
aux Romains. Le sujet en est extraordinaire. Le con-
fesseur de la foi, condamné aux bêtes et expédié de
Syrie jusqu'à Rome pour subir ce supplice, a lieu de
craindre que ses coreligionnaires romains ne lui fassent
manquer le but de son Y03^age. Il les exhorte, avec let>
plus grandes instances, à ne pas s'opposer à son mar-
tyre. Il paraît qu'ils pouvaient le sauver, bien qu'on ne
voie pas trop comment ^. « Laissez-moi être la proie des
bêtes; par elles j'atteindrai Dieu. Je suis le froment
de Dieu; que je sois moulu par les dents des bêtes
pour devenir le pain blanc du Christ. Flattez-les plutôt,
pour qu'elles soient mon tombeau, qu'elles ne laissent
rien de mon corps ; ainsi ma sépulture ne sera à charge
à personne Je ne vous commande pas comme Pierre
et Paul. Eux étaient apôtres: moi, je suis un con-
^ Il ne manque pas de passions de saint Ignace. Aucune d'el-
les n'a de valeur historique.
^ Il est bien invraisemblable qu'ils eussent pu obtenir sa
grâce ; à la rigueur ils pouvaient le faire échapper. Mais une
telle idée ne pouvait guère entrer dans la pensée des chefs, tout
au moins, qui, sur le martyre et ses avantages, devaient avoir
les mêmes idées qu'Ignace.
224 CHAPITRE XIII.
» damné. Ils étaient libres: jusqu'à cette heure je suis
» esclave; mais si je meurs, je deviens l'affranchi de
» Jésus-Christ; en lui je ressusciterai libre».
Cette lettre si touchante ne témoigne pas seulement
de la soif du martyre qui dévorait Ignace; on y voit
aussi queUe considération l'évêque d'Antioche professait
pour la grande église de E/Ome. Elle débute par un
salut, long et pompeux, où, plus encore que dans ses
autres lettres, il accumule les titres d'éloge : « L'église
» qui préside dans le lieu du pays romain^,... l'église
» qui préside à l'agape (ou à la charité) » . Ignace con-
çoit l'église de Rome comme la présidente, des autres
églises, évidemment, et de la fraternité chrétienne.
Il en obtint ce qu'il voulait, la liberté du martyre.
C'est sans doute au Colisée, récemment construit^, que
le « froment de Dieu » fut moulu par les bêtes féroces.
Mais elles ne furent pas seules à lui donner la sépul-
ture. Plusieurs de ses fidèles avaient fait le voyage de
Rome ^ pour assister à ses derniers moments; ils recueil-
lirent les débris de son corps et les transportèrent en
Syrie ^
^ y.Ti; Trpsx-àôr.Tat sv tottw ywpîcu 'Pwu.aîwv... •rpoî'.aÔTf/.svy; "zr.ç
2 II fut inauguré en 80.
3 Rom., 9.
^ Le tombeau de saint Ignace se trouvait dans un cimetière
hors la porte Daphné. Sous Théodose II (408-450) le temple de la
Fortune iTuxaTivj d'Antioche fut changé en église et placé sous
son vocable. Ses restes y furent solennellement transportés
(Evagr., H. E., I, 16).
L'ÉdLISE ROMAINE DE NÉRON À COMMODE 225
Les E/Omains aussi eurent un évêque martyr, Téles-
phore, qui périt sous Hadrien (v. 135) dans des circons-
tances glorieuses, dit saint Irénée ' : il ne nous en a
pas transmis le détail.
Les générations contemporaines de Clément, d'Ignace
et de Télespliore connurent aussi le prophète Hermas
et l'entendirent communiquer à l'église les visions et
instructions qu'il réunit plus tard dans le célèbre livre
du Pasteur.
Le livre d'Hermas, si extraordinaire d'aspect, nous
a conservé un spécimen précieux de ce qu'on jDourrait
appeler la littérature prophétique, de celle, bien entendu,
qui a pu émaner des prophètes du Nouveau Testament.
Il fut terminé, sous la forme où il nous a été conservé,
pendant que le frère de l'auteur, l'évêque Pie, siégeait
sur la chaire de Rome *, c'est-à-dire vers l'an 140. Mais
il avait traversé des rédactions successives. La plus
ancienne ^ doit remonter au temps de Trajan et à l'épis-
copat de Clément.
Hermas était un chrétien de Rome, affranchi de con-
dition, propriétaire rural, marié et père d'une famille
^ Haer., III, 3: S; Ivoi^aj; ly.apt'jîr.'îcv.
^ Canon de Muratori.
^ Vifiio IJ. J'adopte ici en gros les conclusions de Haniack,
ChronoL, p. 257 et suiv. Suivant lui la prophétie d'Hermas a
passé par les formes suivantes: 1^ Vis. II (le fond seulement;;
2"" Vis. I-III; 3** Vis. I-IV; 4° Vis. V, les Mandata et les huit
premières similitudes ; c'est le Pasteur proprement dit ; 5° Grou-
pement des quatre premières visions avec le Pasteur, addition
de la Sim. IX; 6'' Le même groupe, complété par la Si7n. X.
Duchesse. Hist. anc. de VEijl. • T. I. 15
226 CHAPITRE XIII.
qui ne lui domiait guère de satisfaction. Ses travaux
agricoles et ses ennuis domestiques ne l'absorbaient
pas au point qu'il n'eût toujours l'esprit tendu vers les
espérances chrétiennes et ne fût sans cesse préoccupé
tant de son salut que de celui des autres. C'était un
esprit simple, de culture fort limitée. Comme tous les
fidèles de son temps, il s'était assimilé, à un certain
degré, l'Ancien Testament et plusieurs écrits du Nou-
veau. Cependant le seul livre auquel il se réfère expres-
sément est un apocryphe K Excité intérieurement à com-
muniquer au dehors ses ^Ties sur la réforme morale, il
leur domia la forme de révélations. Dans la première
et la plus ancienne partie de son livre, les Visions, il
est en rapport avec une femme qui personnifie l'Eglise.
Dans les deux autres parties, les Préceptes (Mandata)
et les Paraboles (Slmilitudinesj, le révélateur est une
autre personne idéale, le Pasteur, d'où le livre a tiré
son titre définitif.
Que le Pasteur parle ou que ce soit l'Eglise, que la
pensée s'exprime directement ou qu'elle s'enveloppe de
formes s^miboliques, une seule et même préoccupation
reparaît sans cesse. Les fidèles, et l'auteur tout le pre-
mier, sont loin d'être ce qu'ils devraient être, ce qu'ils
ont promis d'être. Mais il y a un remède, la pénitence.
Hermas est chargé d'inculquer à la communauté chré-
tienne que Dieu pardonnera à ceux qui se repentiront.
Il prêche donc la pénitence après le baptême, comme
' Eldad et Modad, livre perdu.
l'église romaine de Néron à commode 227
les apôtres l'ont prêchée avec le baptême pour consé-
cration. C'est une seconde pénitence, une seconde faci-
lité accordée par Dieu avant le règlement de comptes
définitif.
L'intérêt du livre est beaucoup moins dans cette idée
fondamentale que dans les détails de son développement.
En suivant Hermas dans l'énumération des cas particu-
liers et dans la description des situations diverses où se
trouvent les pécheurs, nous pouvons nous faire une idée
de la yie intérieure de l'église romaine ^ dans la première
moitié du IF siècle.
En ce temps-là, au temps de Trajan et d'Hadrien,
la sécurité des communautés chrétiennes était fort pré-
caire. En dépit des rescrits indulgents émanés de ces
empereurs, les fidèles se vo^'aient sans cesse tracassés,
conduits devant les magistrats, mis en demeure de re-
noncer à leur religion. S'ils y consentaient, on les relâ-
chait aussitôt : sinon, c'était la mort.
En présence de cette alternative, plusieurs avaient
faibli et faiblissaient tous les jours. L'apostasie était
déjà un scandale assez commun. Il y avait des degrés
dans ce crime. Quelques-uns se bornaient à l'apostasie
simple, à laquelle les menait le souci de leurs intérêts
temporels. D'autres ajoutaient le blasphème au renie-
ment : ils n'avaient pas honte de maudire publiquement
^ On peut même dire « de l'Eglise en général », car il y a
en somme peu de traits particuliers, et la faveur avec laquelle
le livre fut accueilli partout suppose qu'il correspondait à l'état
commun des choses.
228 CHAPITRE XIII.
leur Dieu et leurs frères dans la foi. II s'en trouvait
même qui allaient jusqu'à trahir les autres et à les dé-
noncer. En revanche l'Eglise comptait avec orgueil de
nombreux martyrs. Tous n'étaient pas égaux en mérite.
Plusieurs avaient tremblé devant les supplices et hésité
dans leur confession, bien qu'au dernier moment ils
eussent écouté la voix de leur conscience et versé leur
sang pour la foi. Hermas distingue entre eux et des
martyrs plus généreux dont le cœur n'avait pas défailli
un seul instant. Tous cependant font partie de l'édifice
mystique qui représente l'Eglise de Dieu ; avant eux il
n'y a que les Apôtres. En dehors des martyrs propre-
ment dits, il signale aussi les confesseurs, qui avaient
souffert pour la foi, sans qu'on leur eût demandé le
témoignage du sang.
L'ensemble de la communauté chrétienne menait une
vie suffi-samment régulière. Cependant bien des imper-
fections et même des vices appelaient correction. L'esprit
de coterie entraînait des querelles, des médisances, des
rancunes. On s'attachait trop aux biens de ce monde.
Les relations d'affaires, les obligations de la société,
entraînaient pour beaucoup la fréquentation ordinaire
des païens, ce qui n'allait pas sans de graves dangers. On
oubliait la fraternité évangélique, on se tenait à l'écart
des réunions communes, on craignait de se mêler aux
petites gens qui, naturellement, formaient le fond des
assemblées chrétiennes. La foi en souffrait, on finissait
par n'être plus chrétien que de nom. Encore le sou-
venir du baptême se dissolvait-il peu à peu dans le
l'église romaine de nékon à commodS 229
commerce avec les profanes ; la moindre tentation em-
portait ces convictions affaiblies, et l'on arrivait à les
renier pour des motifs assez légers. On changeait de
religion, en dehors de toute persécution, par simple
attrait pour les ingénieux systèmes de philosophie aux-
quels on avait trop facilement ouvert l'oreille.
Même dans les rangs des fidèles plus affermis, il se
produisait des défaillances morales fort attristantes. La
chair était faible. Cependant ces faiblesses momentanées
étaient réparables : on pouvait les expier par la péni-
tence. Un danger plus grave, aux yeux d'Hermas, c'est
l'hésitation dans la foi {^i']^i>yjy.): il revient souvent sur
cet état de l'âme où elle semble divisée en deux, par-
tagée entre l'assentiment et la négation.
Le clergé lui-même n'était pas à l'abri de tout re-
proche. On voyait des diacres trahir les intérêts tempo-
rels dont ils avaient le soin, détourner à leur profit l'ar-
gent destiné aux veuves et aux orphelins ; il se trouvait
aussi des prêtres injustes dans les jugements, orgueil-
leux, négligents, ambitieux.
Le livre d'Hermas est un vaste examen de conscience
de l'église romaine. Il ne faut pas trop s'étonner d'y
trouver tant de révélations affligeantes : la nature de
l'ouvrage veut que le mal y tienne plus de place que
le bien, que l'exception soit plus souvent signalée que
la règle. Malgré cette circonstance défavorable, il est
aisé de voir qu'aux yeux d'Hermas le nombre des chré-
tiens édifiants surpassait celui des pécheurs de toute
catégorie. Ainsi, dans la Similitude VnP, l'état moral
230 CHAPITRE XIII.
des chrétiens est symbolisé j)ar une baguette de saule
que cKacun d'eux a reçue de l'ange du Seigneur et qui
lui est redemandée, après un certain délai. Les uns la
rendent desséchée^ fendillée, pourrie, moitié sècke et
moitié verte, aux deux tiers verte, et ainsi de suite.
Ces différents états de conservation correspondent aux
degrés divers de la défaillance morale. Or le plus grand
nombre rendent leur baguette aussi verte qu'ils l'ont reçue,
ce qui veut dire qu'ils sont demeurés fidèles aux pro-
messes de leur baptême.
De même, si Hermas insiste plus d'une fois sur les
discussions entre les prêtres et sur d'autres faiblesses
des chefs ecclésiastiques, il en coiuiait aussi qui sont
dignes de tout éloge; il vante leur charité, leur hospi-
talité : il leur assigne une place dans la compagnie des
Apôtres, aux premières assises de sa tour mystique.
En somme l'impression qui résulte de ce tableau^
c'est que l'Eglise, en ces temps très anciens, n'était pas
exclusivement composée de saints, mais qu'elle en con-
tenait mi très grand nombre, qu'ils y étaient même en
majorité.
Hermas ne parle jamais des juifs, rarement des
païens. Son livre est destiné exclusivement aux fidèles :
il n'a pas à s'occuper de ce qui se passe en dehors de
l'Eglise. On a vu plus haut son attitude à l'égard des
hérésies naissantes. Elles ne se présentent pas à lui sous
l'aspect de systèmes définis ni surtout de sectes orga-
nisées, en concurrence avec la communauté principale.
H ne corniÉÛt que quelques discoureurs qui vont et vien-
l'église romaine de Néron à commode 231
nent, semant des doctrines étrangères, sans cesse préoc-
cupés de savoir, et, au fond, ne sachant rien du tout.
Hermas qui, en toutes choses, s'inquiète surtout du côté
moral, leur reproche de détourner les pécheurs de la
pénitence. Il se demande aussi ce que deviendront ces
docteurs égarés. Il ne désespère pas de leur salut: quel-
ques-uns sont déjà revenus dans la bonne voie et se sont
même distingués par leurs vertus : d'autres reviendront,
au moins peut-on l'espérer.
La pénitence que prêche Hermas est un mo3'en d'ex-
jDier les fautes commises après le baptême. Certaines
personnes enseignaient qu'après le baptême il n'y avait
plus de rémission possible. Tel n'est pas son avis. On
peut, même après le baptême, obtenir le pardon de ses
péchés, même les plus graves; mais il est entendu qvte
cette seconde conversion doit être sérieuse, que l'on ne
saurait passer sa vie en des alternatives indéfinies de
fautes et de repentir ^ Hermas ne mentionne aucune
des formes extérieures de la pénitence, telles que nous
les trouvons en usage peu de temps après lui. Il ne parle
ni de confession, ni d'absolution. Quant aux œuvres d'ex-
piation, il les admet sans doute, mais en insistant beau-
coup sur leur inutilité au cas où elles ne seraient pas
accompagnées d'une conversion intérieure et sincère.
^ Mancl.j IV, 3; Sim., YIII, 6. Encore Hermas ji'est-il pas
très catégorique contre les récidifs : « Cet homme ne réussira pas,
il lui sera difficile de se sauver » . Si parfois il semble exclure
de la rémission certains pécheurs coupables d'énormes fautes,
on voit que ce sont ces pécheurs eux-mêmes qui s'écartent de
la pénitence.
232 CHAPITRE XIII.
Il constate l'usage des jeûnes publics, observés par
toute la communauté, les stations, comme on disait, et
fait la critique, non point de l'institution elle-même, ni
du jeûne en général, mais de la vaine confiance que
certains mettaient en ces pratiques. Le jeûne doit com-
porter, d'abord et avant tout, la correction morale, l'ob-
servation rigoureuse de la loi de Dieu, puis la pratique
de la charité. Les jours de jeûne on ne prendra que du
pain et de l'eau: l'économie sur la dépense habituelle
sera versée aux pauvres.
Avec sa simplicité d'esprit et son exclusive préoccu-
pation de la réforme morale, Hermas n'était pas homme
à cultiver la spéculation théologique. Cependant le Pas-
teur n'est pas sans soulever quelques difficultés sur ce
point.
Dans sa Similitude V il nous ouvre une perspective
sur la façon dont il entend l'économie de la Rédemp-
tion, de la Trinité et de l'Licarnation. L'occasion est sin-
gulière. Le prophète veut inculquer l'utilité des œuvres
de surérogation. Un tel sujet ne paraît pas devoir se
prêter à des développements métaphysiques. C'est ce-
pendant ce qui a lieu.
Le Pasteur propose d'abord une parabole. Un homme
possède un domaine et des serviteurs nombreux. Il
sépare une portion de ce domaine et y plante une
vigne; puis, choisissant un de ses serviteurs, il lui donne
la mission de l'échalasser. Le serviteur fait plus que sa
tâche: non seulement il échalasse: il arrache encore les
L'É(iLISE ROMAINE DE NÉRON À COMMODE 23B
mauvaises herbes. Le maître en est fort satisfait. Après
s'être consulté avec son fils et ses amis, il déclare que le
bon serviteur sera admis à partager son héritage avec son
fils. Celui-ci, ayant fait un festin, envoie des provisions
au bon serviteur, lequel les partage avec ses compa-
gnons de servitude et s'attire ainsi de nouveaux éloges.
Telle est la parabole. Voici l'explication. Le domaine
est le monde ; le maître est Dieu, créateur de toutes
choses ; la vigne est l'Eglise, la société des élus de tous
les temps : le fils du maître est le Saint-Esprit ^ ; le ser-
viteur est Jésus-Christ ; les amis et conseillers sont les
six anges supérieurs. Les œuvres accomplies par Jésus-
Christ sont symbolisées par les trois actions, la pose des
échalas, l'extirpation des mauvaises herbes, le partage
des provisions. Les échalas sont les anges inférieurs que
le Sauveur a préposés à la garde de l'Eglise: l'extir-
pation des mauvaises herbes est la Eédemption, qui
a déraciné le péché: le partage des provisions repré-
sente la prédication évangélique.
Dans cette explication on ne voit apparaître avant
l'Licarnation que deux personnes divines. Dieu et le
Saint-Esprit, dont les relations sont figurées par le rap-
port de père à fils. Il y a donc identification entre le
Saint-Esprit et le Verbe ^ le Christ préexistant. Cette
' Filins autem Sjnritiis sanctua est, porte la vieille version
latine ; ces mots choquants ont disparu du texte grec et de
l'autre version.
2 Hermas n'emploie jamais le terme de Verbe, pas plus du
reste que celui de Christ. Le nom de Jésus ne figure pas non
plus dans le Pasteur.
234 CHAPITRE VIII.
idée, du reste, reparaît un peu plus loin: « L'Esprit-Saint
» qui préexistait, qui a créé toute créature. Dieu l'a fait
» habiter dans une chair choisie par lui. Cette chair, dans
» laquelle habitait l'Esprit-Saint, a bien servi l'Esprit
» en toute pureté et en toute sainteté, sans jamais lui
» infliger la moindre souillure. Après qu'elle se fut ainsi
» bien et saintement conduite, qu'elle eut aidé l'Esprit
» et travaillé en tout avec lui, se montrant toujours forte
» et courageuse, Dieu l'a admise à participer avec l'Es-
» prit-Saint ... Il a donc consulté son fils et ses anges
» glorieux, afin que cette chair qui avait servi l'Esprit
» sans aucun reproche obtînt un lieu d'habitation et ne
» perdît pas le prix de son service. Il y a une récom-
» pense pour toute chair qui, le Saint-Esprit habitant en
» elle, sera trouvée sans souillure » .
En somme, la Trinité d'Hermas paraît se composer
de Dieu le Père, d'une seconde personne divine (Fils
de Dieu, Saint-Esprit), enfin du Sauveur, promu à la
divinité en récompense de ses mérites. Une telle con-
ception est, dans l'ordre de la spéculation théologique,
le pendant exact des récits bizarres que nous avons
rencontrés chez les vieux traditionnistes d'x4.sie. On est
étonné d'apprendre que des hommes comme Jean l'An-
cien et ses congénères aient pu raconter de telles fan-
taisies ; on ne l'est pas moins d'entendre le prophète ro-
main divaguer à ce point sur la théologie.
Cependant ce qu'il y a de critiquable dans ses con-
ceptions n'est pas à la surface de son texte. Ce qui
attire d'abord l'attention, ce sont les thèses sur l'utilité
l'église romaine de Néron à commode 235
des bonnes œuvres et sur la pureté morale. Ces tlièses
8ont appuyées sur l'exemple, toujours bien venu, du Sau-
veur. Au troisième plan seulement se dessinent des traits
qu'il ne nous est pas aisé de raccorder d'une façon satis-
faisante. Les anciens ne semblent pas les avoir remar-
qués. Le Pasteur fut accepté dans toute la chrétienté
du II** siècle comme un livre de grande autorité reli-
gieuse: on le lisait dans les assemblées avec les saintes
Ecritures, sans cependant le mettre au même rang. Peu
à peu son autorité diminua: les rigoristes, comme Ter-
tullien, lui reprochèrent sa compatissance pour les pé-
cheurs: les esprits cultivés se choquèrent de son style
bizarre et des étrangetés de ses visions ^ . Les Ariens
se réclamèrent de lui, à cause de sa célèbre affirmation
de l'unité divine ^. Mais ceci ne pouvait guère le com-
promettre, et nous voyons saint Athanase, après Clément
d'Alexandrie et Origène, continuer à le tenir en grande
estime et l'employer pour l'instruction morale des caté-
chumènes. Comme Clément, Hermas eut les honneurs de
la transcription dans les manuscrits de la Bible. On l'a
trouvé à la fin du célèbre codex /Sinaïticus.
^ Saint Jérôme {in Ilahacuc, I, 14) le malmène {liber ille
<iî)Ocryphus stulfitiae condemnancliiH) à propos de l'ange Thégri,
préposé par Hermas (Vis. IV, 2) aux bêtes féroces. Saint Am-
broise et saint Augustin n'en parlent jamais; Prosper d'Aqui-
taine objecta à Cassien, qui le citait, que c'était un livre sans
autorité (Adv. Coll., 13). D'après saint Jérôme [Devirisîll., 10) il
aurait été, de son temps, à peu près ignoré des Latins. Cependant
il en subsiste deux anciennes versions latines.
* Mand. 7. Cf. Athanase, De decr. Nie, 18; Ad Afros, 5.
236 CHAPITRE XIIT.
Le Pasteur fut, comme il a été dit plus haut, ter-
miné et publié définitivement au temps où l'évêque Pie,
frère d'Hermas, occupait «la chaire de la ville de Home ».
Pie était le neuvième « successeur » des apôtres. De ses
huit prédécesseurs, dont nous connaissons la suite par
saint Irénée, Clément seul est connu par sa lettre, Té-
lesphore par son martyre. De Lin et d'Anenclet, les
deux premiers sur la liste, on ne peut rien dire, sinon
que Lin est peut-être identique au personnage de même
nom que mentionne la seconde lettre à Timothée. Licon-
nus aussi sont les successeurs de Clément, Evariste, Ale-
xandre, Xyste. Après Télesphore vient Hygin, le pré-
décesseur de Pie. Pour classer chronologiquement ces
épiscopats, nous n'avons d'autre ressource qu'un cata-
logue dont la première rédaction peut remonter au temps
de l'empereur Commode et du pape Eleuthère, peut-être
un peu plus haut. Des chiffres y figuraient à côté de
chaque nom.
Leur total donne 125 ans. En remontant à partir
de 189, année où mourut Eleuthère, ces 125 ans nous
conduisent juste à l'année 64, date présumable du mar-
tyre de saint Pierre. Ainsi la chronologie des premiers
papes s'établirait ainsi qu'il suit :
Lin ... 12 ans, approximativement 65-76
Anenclet . 12 » ...... 77-88
Clément . . 9 » ...... 89-97
Evariste. . 8 » ...... 98-105
Alexandre . 10 » ...... 106-115
l'église romaine de Néron à commode
237
Hygin . .
4
Pie . . .
15
Anicet .
11
Soter . .
8
Eleuthère
15
Xyste . . 10 ans, approximativement llG-1'25
Télesphore 11 » ...... 12G-136
137-140
141-155
156-166
167-174
175-189
Mais ces chiffres d'années, en supposant qu'ils nous
aient été exactement transmis, doivent être considérés
comme des chiffres ronds, obtenus en négligeant les
fragments d'année soit en plus, soit en moins. Aussi ne
faut-il pas se tenir avec rigueur aux dates qui en res-
sortiraient. Au seul endroit où l'on dispose d'une véri-
fication précise, la table ci-dessus est en défaut. Saint
Polycarpe vint à Rome, au plus tard, en 154, et il y
fut reçu par le pape Anicet.
Quoi qu'il en soit de cette chronologie, la succession
épiscopale de Rome est un document de la plus haute
valeur. Il faut évidemment se représenter ces succes-
seurs des apôtres comme assistés, dans le gouvernement
de leur église, d'un collège de prêtres qui dirigeait avec
eux la communauté chrétienne, présidait à ses assem-
blées, jugeait les différends, s'occupait de former les
néophytes et de les instruire. Des diacres, des diaco-
nesses \ ici comme ailleurs, s'occupaient plus spéciale-
ment de l'administration et des œuvres d'assistance.
^ Voir l'épitaphe d'une diaconesse (veuve) Flavia Arcas
(De Rossi, Bull., 1886, p. 90; cf. mes Origines du culte chré-
tien, p. 342, 3« éd.).
238 CHAPITRE XIII.
Dans le langage courant, l'évêque n'émergeait pas tou-
jours avec beaucoup de relief de son collège d'assesseurs^
ni le clergé lui-même n'était toujours distingué de l'en-
semble de la communauté. La vie sociale étant très in-
tense, tout ce qui se faisait ou se passait se rapportait
au groupe entier plutôt qu'à ses chefs.
C'est vers la fin du règne d'Hadrien, au temps de
l'évêque Hygin, que l'on entend parler pour la première
fois d'hérésies importées à Eome. Yalentin d'Alexandrie,
Cerdon et Marcion vinrent s'y installer et cherchèrent^
non seulement à répandre leurs idées parmi les fidèles,
mais, suivant certains témoignages, à s'emparer de la
direction de l'église. Il est difficile que, dès avant ce
temps, Rome n'ait point vu débarquer d'Orient quel-
ques-uns de ces contrefacteurs religieux dont la Syrie et
l'Asie furent de bonne heure fécondes. Hermas paraît
en avoir connu. A en juger par ce qu'il en dit, leur
succès aurait été mince. Yalentin, avec sa philosophie
subtile, son exégèse et ses tendances accommodantes,
se fit mieux écouter et réussit à fonder une école. Il fit
un long séjour à Home, sous les successeurs d'Hygin,
Pie et Anicet. Marcion, arrivé vers le même temps que
lui, se maintint quelques années en relations avec l'E-
glise, non sans difiîculté toutefois, car il fut, à un mo-
ment, obligé de justifier de sa foi par la présentation
d'un document écrit. Mais une telle situation ne pou-
vait durer. En 144 la rupture eut lieu, et l'on vit se
former, en concurrence avec la grande église, une com-
l'église romaine de Néron à commode 239
munauténiatcionite. Elle eut d'abord beaucoup de succès. •
Le philosophe Justin, qui vivait à Rome en ce temps
et qui guerroyait de la plume et de la parole contre
les diverses hérésies en vogue, s'attaqua spécialement
à Marcion. Mais celui-ci se maintint. Il était encore à
Home, au temps d'Anicet, lorsque l'on y vit arriver (154)
le vénérable Polycarpe, évêque de Smyme. Son voyage
avait pour but de régler avec l'église romaine quelques
points litigieux, spécialement à propos des observances '
pascales, sur lesquelles Asiates et Romains n'étaient
pas d'accord. On peut juger si la pieuse curiosité des
fidèles fut excitée par la vue de cet illustre vieillard,
qui avait connu des témoins de l'Evangile et reçu les
enseignements des apôtres de l'Asie. Anicet l'accueillit
avec empressement et voulut qu'il présidât à sa place
aux assemblées liturgiques. Polycarpe, par sa seule per-
sonne, était une très forte expression de la tradition
chrétienne. Aussi fit-il sensation chez les dissidents:
beaucoup quittèrent les sectes pour revenir à la grande
église. Un jour il se rencontra avec Marcion, qu'il avait
vu autrefois en Asie. — «Me reconnais-tu? dit l'héré-
tique. — Oui, répondit Polycarpe, je reconnais le pre-
mier-né de Satan » . Anicet ne put accepter les idées de
Polycarpe sur l'observance pascale ; il ne réussit pas non
plus à le rallier aux usages romains. Mais ils ne se brouil-
lèrent pas pour cela, et les Asiates résidant à Rome
continuèrent, en dépit de cette légère divergence, à rece-
voir Teucharistie comme les membres de la commmiauté
locale. Cet état de choses durait depuis longtemps, de-
240 CHAPITRE XIIT.
puis l'épiscopat de Xyste ^ Enfin Polycarpe se sépara
amicalement des E/Omains et de leur évêque, lesquels,
peu de mois après, apprirent qu'il avait scellé par le
martyre sa longue et méritante carrière.
De tous côtés on affluait à E-ome. L'école carpocra-
tienne d'Alexandrie y envoya une doctoresse, Marcel-
line, qui fît beaucoup d'adeptes. Dans l'entourage de
Marcion on distinguait dès lors un de ses disciples,
Apelle, qui devait présider plus tard à une évolution
de la doctrine marcionite. Justin, toujours ardent à la
défense de la foi, se vit renforcé par un autre philo-
sophe, venu de la lointaine Assyrie, Tatien, qu.i l'aida
quelque temps à ferrailler contre les Cyniques. De Pa-
lestine arriva Hégésippe, voyageur curieux de doctrines
et de traditions. Il put raconter aux Romains bien des
choses intéressantes sur les vieux chrétiens de son pays ;
de son côté il reçut d'eux des renseignements non seu-
lement sur l'état présent de leur église, mais sur les
temps anciens, car il paraît bien avoir rapporté de Rome
une liste épiscopale ^, arrêtée à l'évêque Anicet : il la pro-
^ Irénée, Hasr., III, 3 (le grec dans Eus., IV, 4); lettre à
Victor, dans Eus., V, 24.
2 Eus., IV, 22. On connaît l'éternelle discussion sur le texte
ôiaos^y;'^ ÎTrs'.r.aàaxv y.s'y.P'? 'A'^tz-rTou : le mot oiaosy^rv devrait avoir été
substitué à un otarp i^rv primitif, et le sens serait : «je fis séjour
(à Rome) jusqu'à Anicet». C'est ainsi que Rufin a compris.
Mais Rufin comprend souvent de travers. D'autre part le y-ï/.?'?
'Avtx.r.Tsu est bien inexplicable. Il faudrait qu'IIégésippe eût dit
qu'il arriva à Rome Ittî lltiO ou iTzi.'Y-^îvnZ. Or il ne le dit pas
dans le contexte immédiat et il n'est pas aisé d'admettre qu'il
Pait dit plus haut. D'autre part, l'idée de liste épiscopale
^ l'église romaine de Néron à commode 241
longea lui-même jusqu'à Eleuthère, sous lequel il publia
ses souvenirs de voyage. Il l'avait connu à Rome, où
il était diacre d'Anicet.
Tel était le milieu chrétien de Rome au déclin du
règne d'Antonin. Le christianisme tout entier semblait
s'être concerté pour y députer ses figures les plus ca-
ractéristiques : Polycarpe, le patriarche d'Asie : Marcion,
le farouche sectaire du Pont ; Valentin, le grand maître
de la gnose alexandrine ; la doctoresse Marcelline ; Hé-
gésippe, le judéo-chrétien de Syrie : Justin et Tatien,
philosophes et apologistes. C'était comme un micro-
cosme, un résumé de tout le christianisme d'alors. A
les voir circuler librement, discuter, se quereller, ensei-
gner, prier, on ne se douterait guère que tous ces gens
sont des proscrits. Et pourtant il en est ainsi. Tous vi-
vent dans la préoccupation du martyre. Hermas et
Justin en parlent à chaque instant ; Marcion est au même
point ; Polycarpe et Justin vont mourir pour la foi. An-
tonin règne, il est vrai, et l'empire romain n'a jamais
eu de meilleur prince : mais le christianisme n'a pas cessé
d'être interdit, et les magistrats, à Rome comme ail-
leurs, continuent d'appliquer la loi. Le beau temple que
le bon empereur venait d'élever, au bas de la voie Sa-
€st favorisée par la suite du discours. « Et à Anicet succéda
Soter, à Soter Eleuthère » . Ceci semble indiquer que l'auteur,
à ce moment, songeait à une liste commençant aux origines,
cela va de soi, et arrêtée à l'évêque Anicet. Je reconnais tou-
tefois que l'expression ôiaôcy/ô È-s-.r.aâar.v n'est pas satisfaisante;
il doit s'être perdu quelque chose.
DucHESXE. Hist. anc. de VEgJ. - T. I. 16
242 CHAPITRE XIII.
y
crée, à Faustine, sa femme défunte, était alors dans-
tout l'éclat de ses marbres neufs. Il aura vu passer plus
d'un cortège de chrétiens venant des tribunaux du fo-
rum et marchant au supplice. Cependant, pour le temps
où nous sommes, les seuls noms de martyrs romains
qui se soient conservés sont ceux dont parle saint Justin
dans son Apologie \ Ptolémée, Lucius, et un troisième
dont il n'a pas marqué le nom, exécutés par sentence
du préfet Urbicus.
Justin lui-même était très menacé : Crescens, le phi-
losophe cynique si maltraité par lui, ne le perdait pas
de vue. C'est peut-être pour cela qu'il qviitta E,ome. Il
y revint au commencement du règne de Marc-Aurèle,.
et, cette fois, sans que Crescens paraisse y avoir aidé^
il fut victime de son zèle. On l'arrêta avec d'autres
chrétiens, dont quelques-uns étaient des néophytes con-
vertis par lui. Ils comparurent devant le préfet Rug-
ticus (163-167), qui, ayant constaté leur qualité de chré-
tiens, les fit flageller et décapiter. Les compagnons de
Justin étaient assez divers. Il y avait une femme ap-
pelée Charito, et cinq hommes : un cappadocien, Evel-
pistos, esclave impérial: un certain Hiérax, d'Iconium:
trois autres, Chariton, Paeon, Liberianus ^.
» II, 2.
* La passion de saint Justin et de ses compagnons nous a
été conservée dans la collection byzantine de Métaphraste. C'est
la seule pièce authentique de ce genre qui nous soit restée sur
les martyrs de Rome. Les histoires, fort nombreuses, que nous-
en avons, ne sont que des romans pieux, sans aucune autorité.
Ils contiennent sans doute des renseignements intéressants sur
l'église romaine de Néron à commode 24S
De toutes ces vieilles générations de l'église romaine
il nous reste un souvenir monumental des plus précieux ^
l'étage supérieur et primitif du cimetière de Priscille.
Leurs épitaphes s'y lisent encore : elles sont brèves, les
noms seulement, accompagnés quelquefois de l'acclama-
tion Fax tecum. Çà et là quelques peintures archaïques
décorent des chambres où de petits groupes ont pu se
réunir en assemblées funéraires. D'autres sépultures du
même âge se rencontrent au sud de Rome ; elles furent
plus tard englobées dans les nécropoles connues sous
les noms de Prétextât, Domitille, Calliste. Aucune pour-
tant n'a l'étendue et la régularité des galeries priscil-
liennes. Celles-ci nous représentent évidemment le pre-
mier cimetière collectif de l'église romaine.
Vers le temps où saint Justin périt pour la foi qu'il
avait si longtemps défendue, la direction de l'église ro-
maine passa des mains d'Anicet à celles de Soter. De
celui-ci nous ne savons qu'une chose, c'est qu'il écrivit,
comme son prédécesseur Clément, une lettre à Féglise
de Corinthe. L'occasion était bien différente. La lettre
les lieux de sépultures et l'état des sanctuaires an Y^ et an
VI« siècle, mais c'est tout. Il est impossible, en particulier, de
se fier à leur chronologie, aux noms d'empereurs et de préfets
qu'ils introduisent à tort et à travers. — Je dois aussi faire
observer que les calendriers romains les plus anciens (la série
commence au temps de Constantin) ne mejitionnent jamais les
martyrs du II*' siècle. Cela tient à ce que l'usage de célébrer
l'anniversaire des martyrs, et des défunts en général, ne s'in-
troduisit à Rome que dans le courant du LU* siècle. On le voit
très bien par les épitaphes : les plus anciennes ne marquent ja-
mais le jour de la mort.
244 CHAPITRE XIII.
de Soter accompagnait un envoi d'argent destiné à sou-
lager les pauvres et les confesseurs condamnés aux mi-
nes. Riche et charitable, l'église romaine faisait volon-
tiers part de ses ressources aux chrétientés moins à
l'aise. C'était déjà une tradition ; elle se maintint jus-
qu'aux dernières persécutions. La lettre de Soter ne
nous est pas parvenue ; nous ne la connaissons que par
la réponse qu'y fit Denys, évêque de Corinthe, dont
Eusèbe nous a conservé quelques fragments \
Autour de la grande Eglise l'hérésie continuait sa
propagande. La secte valentinienne s'organisait. Elle
avait à Rome deux maîtres renommés, disciples directs
de Yalentin, Héracléon et Ptolémée. Le premier mo-
difia un peu la genèse des éons. Dans le système pri-
mitif ceux-ci étaient toujours groupés par paires: Hé-
racléon introduisit la monarchie dans le Plérôme en
plaçant au sommet un être unique, sans correspondant
femelle, duquel procède le premier couple et, par suite,
tous les autres dérivent. C'était un écrivain fécond. Clé-
ment d'Alexandrie et Origène le citent souvent. Le plus
remarquable de ses écrits était un commentaire sur l'é-
vangile de saint Jean ^. Quant à Ptolémée, c'est à lui
et aux siens que s'attaqua saint Irénée : c'est sous la
^ H. E., IV, 23. M. Harnack croit pouvoir identifier la lettre
de Soter avec la 7/"^ démentis. Je ne saurais me ranger à son
opinion.
2 Les fragments d'Héracléon sont imprimés à la suite de
saint Irénée. Cf. l'édition de Brooke, dans les Texts and Studies
de Cambridge, t. I, fasc. 4.
l'église romaine de NÉRON À COMMODE 245
forme qu'il lui donna ou lui conserva que la gnose va-
lentinienne est le plus connue. Un certain Marc, depuis
longtemps combattu en Asie, parut aussi en Occident
vers le temps de Marc-Aurèle. D'autres noms encore se
rencontrent dans saint Irénée, saint Hippolyte et Ter-
tullien: Secundus, Alexandre, Colarbase, Théotime: on
ne sait à quelles modifications du système ils ont cor-
respondu, et vraiment il importerait peu de le savoir.
Ce n'est pas seulement sur la doctrine que l'on se
divisait; le rituel aussi était matière à divergences. Le
baptême ordinaire était bon pour les « psychiques » : pour
l'inauguration des « pneumatiques » , il fallait autre chose.
Les plus sensés le contestaient; ils disaient que la gnose
étant chose spirituelle, c'est par la seule connaissance
du mystère que devait s'effectuer la régénération de
l'initié. D'autres avaient imaginé d'introduire solennel-
lement le récipiendaire dans une chambre nuptiale; ce
rite était assez d'accord avec l'idée que l'on se faisait
du plérôme céleste. Mais la plupart préféraient une sorte
de décalque de l'initiation chrétienne, telle que la pra-
tiquait la grande Eglise. On baptisait donc dans l'eau,
en prononçant des formules comme: Au nom de Vin-
connaissable Père de toutes choses, de la Vérité mère de
tout, de CeJîd qui descendit en Jésus (l'éon Christj. On
employait aussi l'hébreu ^ : Au nom d' Hacha moth^ etc.
L'initié répondait: Je sîiis fortifié et racheté; j'ai racheté
mon âme, etc. Les assistants acclamaient: Paix à tous
^ Saint Irénée transcrit ces formules hébraïques, et même il
les traduit ; mais il ne faut pas trop se fier à ses traductions.
246 CHAPITRE XIII.
ceux sur qui ce nom repose! Il y avait ensuite des onctions
d'huile parfumée. Quelquefois on mêlait le baume à l'eau
et on réunissait ainsi les deux actes du sacrement. Cette
cérémonie portait le nom à'apolytrose ou rédemption. Il
y en avait une autre pour les mourants ou les défunts.
On leur communiquait les formules par lesquelles ils de-
vaient triompher, dans l'autre monde, des puissances in-
férieures et du Démiurge, et, abandonnant aux unes
leurs éléments matériels, à l'autre leur âme vitale ('i^'J/_'/,),
s'élever jusqu'aux régions supérieures réservées à l'àme
spirituelle (7:v20;xa) \
Marcion devait être mort à peu près vers le même
temps que Polycarpe et Justin. Le « très saint maître » ,
comme l'appelaient ses sectateurs '■^, demeura parmi eux
en grande vénération. Ils se le représentaient au ciel
avec le Christ et saint Paul : le Sauveur avait Paul à
sa droite, Marcion à sa gauche ^.
D'accord sur la vénération de leur fondateur, ils
étaient loin de s'entendre pour expliquer sa doctrine.
Celle-ci, on l'a vu, comportait quelques incohérences,
dont le maître ne s'était guère préoccupé. Après lui on
s'efîbrça de les résoudre \ Le marcionisme avait eu pour
point de départ l'opposition entre le Dieu bon et le
Dieu juste. Quand la métaphysique s'y glissa, elle n'eut
pas de peine à tirer de là deux principes essentiels et
^ Irénée, Haer., I. 21.
2 Tertullien, Praescr., 20.
3 Origène, In Luc, 25.
"iVoir le curieux texte de Rhodon, dans Eus., Y, 13.
L' ÉGLISE ROMAINE DE NÉROX À COMMODE 247
essentiellement contraires. C'est ce qu'enseignaient, sons
Marc-Aurèle, deux notabilités marcionites, Potitus et
Basilicus. Il y avait aussi l'école de Syneros et de Luca-
nus \ qui, dédoublant le dieu inférieur en un dieu juste
et un dieu mauvais, arrivaient ainsi à reconnaître trois
principes. Cette forme trinitaire du marcionisme finit par
avoir tant de succès qu'elle éclipsa le dualisme 2)riinitif.
Au IIP siècle et au IV^ les marcionites sont présentés
souvent comme des gens qui croient à trois dieux ^.
Mais au temps où nous sommes, le docteur le j)liiî^
en vue dans la secte était un certain Apelle, qui s'ef-
força de réduire le dualisme, avoué ou latent, et de re-
venir à l'unité de principe. Il avait d'abord vécu à Kome
auprès du maître, puis il s'était transporté ^ à Alexan-
drie, d'où il revint, longtemps après. Hhodon, qui le con-
nut personnellement, en trace un curieux portrait. C'était
un vieillard vénérable, de mœurs graves. Il avait avec
lui une illuminée appelée Pliilomène, dont il recueillit
les hallucinations dans son livre des EclalrcifisemenU ^.
^ Celui-ci n'est pas mentionné par Rhodon. Y. Pseudo-Tert.,
et Tertullien, De liesun\, 2; cf. Epiphane, Hae7\, 43.
^ Voir par exemple Denys de Rome, dans Athanase, De cher.
Nicoen.^ 2G.
3 Tertullien attribue ce départ à une brouille avec Marcion,
à propos d'une histoire de femme. Il dit aussi que Pliilomène
tourna mal. Dans ses extases elle se trouvait en communica-
tion avec un enfant qui était tantôt le Christ, tantôt saint Paul.
■* itaN-p(ô(jci;. Il écrivit aussi un livre intitulé «Syllogismes»,
on il combattait vivement Moïse et les Prophètes. Origène [in
Gen., II, 2) en a cité un fragment. D'autres sont reproduits dans
le De Paradiso de saint Ambroise. Cf. Tejcte und Uni., VP.
p. 111.
248 CHAPITRE XIII.
E-hodon, ayant trouvé l'occasion de discuter avec lui^
voulut le faire s'expliquer sur la manière dont il accor-
dait sa doctrine avec celle de Marcion. Mais Apelle,
bientôt las d'une dispute où il n'avait pas l'avantage^
lui dit « qu'il était inutile de chercher à résoudre toutes
» ces questions, qu'il valait mieux s'en tenir chacun à
» sa croyance, que tous ceux qui ont foi au Crucifié
» seront sauvés, pourvu que leur vie soit vertueuse. Quant
» à établir qu'il n'y a qu'un seul principe, il y renonçait
» volontiers, se contentant d'en être convaincu. D'ailleurs
» il n'y avait rien à tirer des prophètes, qui se contre-
» disent et mentent à l'envi » \
L'évolution d'Apelle excitait vivement l'intérêt de
E-hodon: « Il reconnaît, dit-il, un seul principe, exacte-
ment comme nous ». Il y a pourtant des différences. Nous
possédons, grâce à saint Epiphane ", une sorte d'exposé
du système d'Apelle, qui paraît bien être sorti de sa
plume: « Il y a un seul Dieu bon, un seul principe, une
» seule puissance ineffable. Ce Dieu unique, ce principe
» unique, ne s'inquiète en rien de ce qui se passe dans
» notre monde. Il fit (tizol-riGt) un autre Dieu, lequel en-
» suite créa toutes choses, le ciel, la terre et tout ce
» qui est dans le monde. Mais ce second dieu n'était
» pas bon (à-£^7) hi où/, zy^Oo:), et les choses faites par
» lui ne furent pas bien faites (àyaOto; EtoyscT^j-iva) ». Cela
ressemble beaucoup, au point de vue métaphysique, à
l'arianisme, mais avec la préoccupation marcionite de
« Eus., V, 13.
2 Hacr., XLIV, 2.
l'église romaine de xéuox à commode 249
la bonté comme attribut essentiel et incommunicable
de Dieu.
Apelle mitigea aussi le docétisme radical de Mar-
cion. Jésus-Christ ne fut plus un fantôme: il eut un
corps, non pas tiré d'une mère humaine, mais emprunté
directement aux quatre éléments. C'est avec ce corps
qu'il fut réellement crucifié et qu'il apparut à ses dis-
ciples après la résurrection. En remontant au ciel il en
restitua les éléments à la nature.
Pour le restç, Apelle continuait la tradition du
maître. En éliminant le docétisme, il supprimait une
des plus fortes objections. Quant à son système de faire
créer l'auteur du monde par le Dieu supérieur, il est
clair qu'il fallait ou en venir là, ou admettre franche-
ment, avec Potitus et Basilicus, deux principes coéter-
nels. C'est, à l'intérieur du marcionisme, la même situa-
tion qui se révéla, dans l'Eglise orthodoxe, par le conflit
entre l'arianisme et le consubstantialisme \ Apelle est
hérétique par rapport à Marcion, comme Arius par rap-
port à l'Eglise catholique.
Rhodon, l'adversaire d'Apelle, était un asiate établi
à Home depuis assez longtemps. Il y avait connu Tatien
et s'était fait son disciple; mais il ne l'avait suivi ni dans
ses voyages ultérieurs ni dans ses excentricités doctri-
^ Sur Apelle, voir surtout ce qu'en dit le contemporain Rhodon,
/. c. — Tertullien avait écrit un livre entier Adversus Apellaicos ; il
est perdu. Mais v. ^cZv. J/arc, III, 11; IV, 17; Praescr., G, 30, .34;
De carne Christi, 6, 8; De anima, 23, 36; v. aussi Hippolyte,
Si/nfatpna (Epiph., 43, Pseudo-Tert., 51, Philastr., 47); Philo-
sophiim., VII, 38.
1
250 CHAPITRE XIII.
nales. Eusèbe eut sous les yeux plusieurs écrits de lui.
Le plus important, dédié à un certain Callistion, était
dirigé contre les Marcionites, et c'est dans celui-là qu'il
eut l'occasion de décrire Apelle. Il écrivit aussi sur les
six jours ('K;7.7^[j.£pov).
C'est sous l'épiscopat de Soter que parvint à E.ome
l'étonnante nouvelle qu'une armée romaine, commandée
par l'empereur lui-même, avait été sauvée par les priè-
res d'une troupe de soldats chrétiens. Telle était du
moins la version qui circulait chez les fidèles. Le dan-
ger couru par l'armée est chose certaine. On sait éga-
lement que, dans leur détresse, les E-omains firent appel
à toutes les influences divines sur lesquelles pouvaient
agir les diverses religions pratiquées par les soldats.
Mais quand s'éleva au Champ de Mars la colonne com-
mémorative des victoires de Marc-Aurèle en Germanie,
c'est aux dieux officiels que l'on fit honneur du mira-
cle. On peut voir encore, dans ces bas-reliefs célèbres,
l'image du Jupiter phiviii."^, laissant pleuvoir de ses che-
veux, de ses bras, de toute sa personne, les torrents
salutaires qui permirent aux légions d'échapper à la soif
et à la défaite.
La colonne Antonine était encore en construction
lorsque, vers 175, le pape Soter fut remplacé par Eleu-
thère, l'ancien diacre d'Anicet. En dépit des services
rendus par la « Légion fulminante » , la persécution était
partout en recrudescence. Nous trouverons bientôt Eleu-
thère en rapport avec les martyrs de Lyon et leur en-
l'église romaine de Néron à commode 251
-vojé saint Irénée. On parlait beaucoup alors, en Gaule
et à Rome, des nouveaux prophètes de Plirygie. L'église
romaine fut sollicitée de prendre position dans cette
affaire ; nous verrons plus loin à quel parti elle se rangea.
Après la mort de Marc-Aurèle, son fils Commode,
associé depuis plus de trois ans à l'empire, demeura
seul maître du pouvoir. On sait qu'il n'eut guère à cœur
de se conformer aux maximes paternelles. C'est peut-
être pour cela qu'il laissa les chrétiens en paix. Du reste
ceux-ci avaient des influences dans son entourage : Mar-
•cia, sa favorite, était chrétienne. Dans le milieu où elle
vivait, sa conduite ne pouvait guère être en harmonie
avec l'idéal évangélique, mais elle faisait au moins son
possible pour neutraliser par la faveur impériale la ri-
gueur des lois de proscription. Son ancien tuteur, un
■eunuque appelé Hyacinthe, qui siégeait alors dans le
collège presbytéral, l'entretenait dans ces bonnes dispo-
sitions \
Marcia ne réussissait pas toujours. C'est sous le règne
de Commode que se place le martyre d'Apollonius, sa-
vant philosophe ^. Encore celui-ci parait-il avoir été traité
avec une bienveillance spéciale ^. Il fut jugé, non par
» Philosoph., IX, 12.
^ k-'i TTxio-ia x-at <û'.>.;G5'jia ['j=,j'"i^;-'-='"'5'', dit Eiisèbe ; saint Jé-
rôme {De viris ill., 42 : cf. 53, 70) l'éleva au rang de sénateur.
^ Le procès d'Apollonius figurait dans la collection d'an-
ciens marfyria formée par Eusèbe. Dans son histoire ecclésiasti-
que, il en donne un résumé i V, 21). Ces derniers temps on a publié
deux remaniements de cette pièce, l'un en arménien (Compte-
rendus de l'acad. de Bsriin, 1893, p. T28j, l'autre en grec iAnaL
J39l!and., t. XIV, p. 23G). A en juger par ces renseignements, le
252 CHAPITRE XIII.
le préfet de Home, mais par le préfet du prétoire Pe-
rennis ('180-185), au nom de l'empereur lui-même. Ce qui
s'est conservé des interrogatoires montre que Perennis
fit les plus grands efforts pour sauver l'accusé.
Quelques années plus tard, le pape Victor ayant suc-
cédé (190j à Eleuthère, Marcia obtint la grâce de tous
les confesseurs qui travaillaient en condamnés dans les
mines de Sardaigiie. Victor lui en avait donné la liste.
EUe confia les lettres de grâce au prêtre Hyacinthe, qui
fit le voyage de Sardaigne et revint avec les confes-
seurs libérés.
texte original n'était pas sans soulever des difficultés. Voir les
commentaires de Harnack (Compte-rendus de l'acad. de Berlin,
/. c), de Mommsen [ibid., 1891, p. 497), de K. J. Neumann [Der
rom. Staaf iind die allghneine Kirche, 1. 1, p. 79), de Geffcken (Xach-
Tichten de Gôttingen, phil. hist. cl., 1904, p. 262). — L'histoire
du délateur exécuté, bien que sa dénonciation soit le point de
départ d'un procès criminel, est d'une grande invraisemblance.
Ce détail, qui n'est rapporté que parEusèbe, peut provenir d'une
confusion : un accident arrivé au délateur a pu être transformé
en un châtiment légal.
CHAPITEE XIV.
Les églises au II® siècle.
Le christianisme en Italie et en Gaule. — Les martyrs de Lyon. — Iré-
née. — L'Evangile en Afrique: les martyrs de Scilli. — L'église d'Athènes.
— Penys de Corinthe et ses lettres. — Les églises d'Asie, de Phrygie, de
Bitliynie et de Thrace. — Martyre de Polycarpe. — Les évoques d'Asie: Mé-
liton et Apollinaire.
L'église de E;Ome, dont la vie intérieure fut si intense
dans ce premier siècle de son histoire, ne put manquer
d'être un centre de rayonnement chrétien. Connue au
loin, dès ses premières origines, par son autorité, son
enseignement, son zèle et sa charité, il est impossible
qu'elle n'ait pas fait sentir, et de bonne heure, son
action évangélisatrice dans les régions plus rapprochées
d'elle. Cependant nous ne savons rien des détails. Aucun
témoignage ne subsiste sur la fondation ou l'existence
d'un autre groupe chrétien ;en Italie pendant tout le
IV siècle \ Les plus anciennes églises du nord, Ravenne,
Milan, Aquilée, dont l'âge peut être mesuré avec quel-
* Quand saint Paul débarqua à Pouzzoles, en Gl, il y fut
reçu par un groupe de fidèles établis dans cette localité {AcL,
XXVIII, 14). Il est bien possible que ce groupe se soit maintenu
et se soit organisé en église unie à celle de Rome ; cependant
nous n'en savons rien.
254 CHAPITRE XIV.
que approximation, n'atteignent guère que le temps
des Sévère. On peut croire que dans le midi, dans la-
Campanie par exemple ou dans les environs de Rome^
des églises ont pu être fond^ées plus tôt ; mais ce n'est
là qu'une conjecture. Du reste, il faudrait encore savoir
à quel degré d'organisation ces groupes de fidèles en
étaient arrivés et jusqu'à quel point ils se distinguaient
de ce que l'on appelait l'église romaine. D'elle seule il
est question dans les anciens auteurs qui ont écrit en ces-
temps-là, ou qui, écrivant plus tard, ont eu à parler de
cette période.
En Gaule aussi et en Afrique, les origines sont enve-
loppées d'obscurité. Des conjectures, mais des conjec-
tures seulement, peuvent être faites sur l'existence, au
IP siècle, d'une colonie chrétienne à Marseille. Sous
Marc-Aurèle il y avait une église à Lyon et une autre à
Vienne. Un peu plus tard il est question, dans saint Iré-
née, d'églises établies dans les Germanies et dans les
pa^^s celtiques. Il y a donc lieu d'admettre, dès ces temps
reculés, une certaine diffusion du christianisme dans l'an-
cienne Gaule. L'église de Lyon était un centre de raison-
nement, une église-mère. Elle comptait un certain nom-
bre d'asiates et de phrygiens, jnais l'élément indigène
y était aussi représenté. Il y avait des notabilités lo-
cales, com.me Vettius Epagathus et le médecin ille-
xandre. L'évêque Pothin, vieillard nonagénaire, et le
prêtre ïrénée présidaient à la petite communauté. Une
grave épreuve s'abattit sur elle en 177. Les chrétiens.
LES ÉGLISES AU II® SIÈCLE 255
encore peti nombreux, étaient très mal vus. On croyait
ou Ton affectait de croire aux calomnies abominables
/ qui s'attachaient partout aux réunions des fidèles. On
'^usait de les loger ; on leur fermait les bains, on les
j / it du marché ; ils étaient hués, battus, maltraités
^ ' lie manières. Finalement les rumeurs malveillantes
.t assez de force pour que les autorités intervinssent,
magistrats municipaux et le tribun de la cohorte
tenait garnison à Lyon firent arrêter un certain
^^ibre de chrétiens et les soumirent à la question, eux
eurs esclaves, dont quelques-uns étaient païens. La
j. .part des chrétiens résistèrent, bien que les exécu-
teurs, excités par la multitude, eussent poussé la ques-
tion jusqu'aux extrêmes limites de la cruauté. Cepen-
dant il y eut des défaillances, une dizaine environ.
Mais ce qui fut particulièrement grave c'est que les
esclaves païens n'hésitèrent pas à attester la réalité des
infanticides et des scènes de débauche.
Le légat de Lyonnaise étant absent, ces procédures
d'instruction n'aboutissaient à aucune sentence. Déta-
chés tout pantelants des chevalets, les confesseurs étaient
jetés dans d'horibles cachots, sans soins ni nourriture.
Leurs frères demeurés libres s'efforçaient, en bravant
mille dangers, de leur porter secours. Plusieurs mou-
rurejit en prison, notamment l'évêque Pothin. Les apos-
tats n'avaient pas été séparés des autres. Touchés par
la charité que leur témoignaient les confesseurs et ré-
confortés par leur exemple, ils revinrent presque tous
sur leur faiblesse et professèrent de nouveau la foi.
256 CHAPITRE XIV.
Au retour du légat, quelques sentences furent pro-
noncées. Sanctus, le diacre de Vienne ^ ; Maturus, néo-
phyte d'un courage extraordinaire; une esclave, Blan-
dine, assez frêle de corps : un asiate, Attale de Pergame,
l'une des colonnes de l'église lyonnaise, furent condamnés
aux bêtes et envoyés à l' amphithéâtre. Sanctus et Ma-
turus, brûlés d'abord sur la chaise de fer rougie, puis
dévorés par les animaux féroces, conquirent les premiers
la palme des martyrs. Ce jour-là les bêtes ne voulurent
pas de Blandine; elle fut reconduite en prison, avec
Attale, que l'on découvrit être citoyen romain.
Le légat alors jugea bon de consulter l'empereur.
Marc-Aurèle répondit, comme on devait s'y attendre,
qu'il fallait renvoyer les apostats et faire exécuter les
autres. Une dernière audience fut tenue. A la grande
surprise du juge et de l'assistance, les apostats se trans-
formèrent en confesseurs : à peine quelques-uns demeu-
rèrent-ils dans le cas d'être mis en liberté.
C'était le moment de l'année où de toutes les cités
de la Gaule on affluait à Lyon pour les fêtes célébrées
à l'autel de Rome et d'Auguste, au confluent de la Saône
et du Rhône. Des jeux d'amphithéâtre figuraient tou-
jours parmi les réjouissances officielles. Le légat fit dé-
capiter ceux des chrétiens qui avaient le titre de citoyens
romains. Il en restait assez pour les bêtes féroces. At-
tale, en dépit de sa qualité, leur fut adjugé. Il passa à
la première représentation, en compagnie du médecin
1 Tôv G'.âx-ovsv à775 Bu'vvr,; Cette expression semble indiquer
que Sanctus était le chef du groupe chrétien de Vienne.
LES ÉGLISES AU II« SIÈCLE 257
phrygien Alexandre, arrêté à la dernière heure. D'autres
suivirent. Les derniers furent un enfant de quinze ans,
Ponticus, et l'admirable Blandine, qui, jusqu'au dernier
moment, soutint de son exemple et de sa parole le cou-
rage de ses compagnons. Les restes des martyrs furent
brûlés par les exécuteurs et les cendres jetées au Eliône.
Quand tout fut fini, on consigna le récit de ces
événements lugubres et glorieux dans une lettre qui
fut adressée aux frères d'Asie et de Phrygie au nom
des « serviteurs du Christ en résidence à Vienne et à
Lyon » \
Dans cette même pièce, l'église de Lyon domiait
son avis sur la question du montanisme. Quelques let-
tres écrites par les confesseurs, sur le même sujet, y
avaient été insérées. Plusieurs étaient adressées aussi
aux frères d'Asie et de Phrygie ; une autre, destinée à
l'évêque de Rome, Eleuthère, lui avait été portée par
le prêtre Irénée. Le salut final était ainsi conçu: « Salut
» en Dieu, de nouveau et toujours, père Eleuthère. Nous
» avons prié Irénée, notre frère et compagnon^, de vous
» porter ces lettres, et nous vous le recommandons comme
» un homme plein de zèle pour la cause du Christ. Si
^ Le fait que Vienne est nommée d'abord, s' il a une si-
gnification, ne peut être qu'une politesse des Lyonnais à l'égard
de leurs confrères de Vienne. L'événement est essentiellement
lyonnais. Les magistrats de la colonie lyonnaise ne pouvaient
bien évidemment instrumenter à Vienne ; le légat lui-même
n'y avait aucune juridiction. Sanctus, le diacre de Vienne, aura
été arrêté à Lyon ; aucun autre viennois n'est mentionné.
^ Tôv àôc).Cj)5v r.u.di y,aî /-stvcovo'v.
DucnESNE. Hist, anc. de VEgl. - T. I. 17
258 CHAPITRE XIV.
» nous pensions que le rang ajoute au mérite de quel-
» qu'un, nous vous l'aurions présenté d'abord comme prê-
» tre de l'église » ^
Cette commission avait momentanément éloigné Iré-
née. Après la catastrophe, il lui incomba, comme évêque^
de rallier les débris de la chrétienté lyonnaise. Dans
la paix qui suivit la persécution de Marc-Aurèle, il dut
se consacrer d'abord à ses travaux de pasteur et de
missionnaire. En ce pays de Gaule, de tels travaux
étaient rendus plus difficiles par la diversité des langues..
Le grec ne suffisait pas à Lyon, ville essentiellement
latine; en dehors, il fallait parler celte. D'autre part
la gnose se propageait en Gaule comme ailleurs. Pto-
lémée, de sa personne ou par écrit, y recrutait des adhé-
rents: l'asiate Marc, fort combattu chez lui, prenait
sa revanche sur les âmes simples et ferventes dont
se composaient les chrétientés de la vallée du Rhône.
Irénée entreprit ces hérétiques, avec bien d'autres, car
en ce genre de choses le travail foisonne, dans un grand
ouvrage dont il nous est parvenu de notables fragments-
grecs et une version latine au complet. Sa « E^éfutation
de la fausse science » ^ vit le jour vers l'année 185.
Dans les années suivantes nous le voyons mêlé aux
affaires religieuses de Home, auxquelles il s'intéressa
toujours beaucoup.
^ Ce ton ne laisse pas d'être un peu singulier. On pense
malgré soi aux confesseurs africains dont la présomption causa,
tant d'ennuis à saint Cyprien.
LES ÉGLISES AU 11^ SIÈCLE 259
En Afrique aussi, le voile qui couvre les origines
se lève sur des scènes de mart^^e. Il est naturel de
croire que le christianisme s'établit de bonne heure dans
la grande ville de Carthage et que de là il rayonna
vers l'intérieur du pays. De ce rayonnement témoigne
le fait que, sous le proconsul Yigellius Satuminus (180),
le premier qui soit intervenu avec quelque vigueur con-
tre les chrétiens, il s'en soit trouvé un certain nombre
dans la petite ville de Scilli, fort éloignée de la mé-
tropole. Douze d'entre eux, sept hommes et cinq fem-
mes, comparurent à Carthage devant le proconsul, le
17 juillet 180, et, sur leur refus de « revenir aux usages
romains » , ils furent tous condamnés à mort et exécutés.
Ce n'était pas la première fois que le sang chrétien
coulait en Afrique. Le titre de premier martyr était
attribué, au lY^ siècle, à un Namphamo, de Madaure
en Numidie. Des écrits de Tertullien on déduit qu'à la
fin du II*" siècle les chrétiens étaient fort nombreux à
Carthage et en province: mais il ne donne pas de dé-
tails: quatre localités seulement sont mentionnées par
lui, Uthina, Adrumète, Thysdrus et Lambèse. Des évê-
ques de Carthage ses contemporains il ne dit pas le
moindre mot.
Au delà de l'Adriatique la prédication chrétienne
avait touché, dès les temps apostoliques, certains points
de la côte, en Dalmatie ^ et en Epire : Nicopolis est men-
tionnée dans les épîtres de saint Paul ^. Epiphane, le
1 II Tim., IV, 10.
2 Tit., III, 12.
260 CHAPITRE XIV.
fils de l'hérésiarque Basilide, était de l'île de Céphalo-
nie ^ Sur le continent grec, l'église de Corinthe, fondée
par saint Paul et dont il a été question à propos de
saint Clément, conservait une situation très importante.
Hégésippe, au cours de son voyage à Rome, s'était en-
tretenu à Corinthe avec l'évêque Primus.
Le règne d'Antonin avait été dur pour les chrétiens
de ces contrées. Comme toujours et partout, l'opposition
qu'ils rencontraient venait moins des magistrats impé-
riaux que des autorités locales. Le zèle de celles-ci avait
été modéré par Antonin : Méliton, sous Marc-Aurèle, pou-
vait citer des rescrits du précédent empereur adressés,
soit à l'assemblée d'Achaïe^, soit aux municipalités d'Athè-
nes, de Larisse, de Thessalonique.
Denys, qui succéda à Primus sur le siège de Corinthe,
était un personnage très considéré. On le consultait de
tous les côtés et ses lettres se répandaient avec rapi-
dité ^. Un recueil en fut formé, peut-être de son vivant;
Eusèbe l'eut entre les mains et en fit, pour son histoire,
un dépouillement fort intéressant. Outre celle que re-
çurent les Romains \ il y en avait une à l'église de
Lacédémone, où il recommandait la saine doctrine, le
^ Ci-dessus, p. 172.
2 rTpi; Ttàvra; "EX>//)va;: c'est le x.stvov d'Achaïe, qui s'assem-
blait à Corinthe.
3 II y avait des personnes mal intentionnées qui les fal-
sifiaient pour couvrir de son patronage leurs opinions particu-
lières. Eusèbe désigne ces lettres par l'expression jcadîXt/cal xpè; Ta;
i/.'/.Xr.ai'x; ImaToXat, qui correspond sans doute à un titre. H. E.,
IV, 23.
^ Ci-dessus, p. 244.
LES ÉGLISES AU II« SIÈCLE 261
soin de la paix et de Tunité, et une antre à l'église
d'Athènes, qni venait de traverser nne crise presque
fatale. Les Athéniens, ayant perdu dans une persécu-
tion leur évêque Publius, s'étaient lassés de la foi
et de la vie chrétienne. Ils étaient presque retournés
au paganisme. Heureusement, le zèle de leur nouvel
évêque, Quadratus, les avait remis dans le bon che-
min. Dans cette lettre, Denys parlait aux Athéniens
de leur premier évêque, Denys l'Aréopagite, converti
par saint Paul.
La Crète possédait dès lors au moins deux églises,
celle de Gortyne et celle de Knossos. A celle de Gor-
tyne, dont l'évêque s'appelait Philippe, il adressait ses
félicitations pour le courage qu'elle avait montré, sans
doute pendant quelque persécution; il recommandait en
même temps de se défier des hérétiques. C'est peut-être
à l'instigation de Denys que Philippe écrivit contre les
Marcionites ^ Dans sa lettre aux Knossiens, Denys con-
seillait à leur évêque Pin3^tus de ne pas exagérer le
devoir de la continence et de tenir compte de la fai-
blesse humaine. Pinytus répondit, remerciant l'évêque
de Corinthe et le priant de recommencer, en ne crai-
gnant pas de s'élever au dessus des éléments et de dis-
tribuer aux Cretois un aliment plus substantiel. Denys
écrivit aussi à de plus lointaines églises, celles de Ni-
comédie et d'Amastris, ainsi qu'à une dame appelée
Chrysophora.
» Eus., lY, 25.
262
CHAPITRE XIV.
Ce recueil de lettres ne nous ouvre qu'un faible jour
sur les chrétientés de Grèce au déclin du second siècle.
Pour les pays plus au nord il n'y a aucun renseigne-
ment ^
De l'autre côté de la mer Egée, le christianisme avait,
comme "en Grèce, des racines anciennes et profondes. Au-
tour de l'église d'Ephèse, la principale des fondations
de saint Paul, on en voit de bonne heure se former
beaucoup d'autres. Celles d'Alexandria Troas, de Colos-
ses, de Laodicée, d'Hiérapolis, sont mentionnées dans ses
lettres. L'Apocalypse juarque en plus celles de Smyrne,
Pergame, Sardes, Philadelphie, Thyatires. Les églises de
Magnésie (du Méandre) et de Tralles apparaissent dans
les lettres de saint Ignace. Bien d'autres sans doute exis-
taient dès le commencement du IF siècle qui ne se ma-
nifestent que plus tard.
En arrière de l'Asie proprement dite, le plateau
phr^^gien comptait aussi des chrétientés nombreuses.
Pays essentiellement agricole, la Phrygie était habitée
par des gens de mœurs simples et douces; leurs cultes
indigènes, d'une antiquité fabuleuse, n'avaient pas subi
très profondément l'adaptation hellénique. Ils compor-
taient de grandes assemblées religieuses, près des sanc-
tuaires en renom, et des cérémonies à grand ramage,
excitantes, présidées par des prêtres exaltés, Galles et
' Depuis saint Paul jusqu'au lY® siècle, le seul document
que l'on ait sur les églises de Macédoine c'est l'éiDÎtre de saint Po-
lycarpe à l'église de Pliilippes, écrite au temps du passage de
saint Ignace, vers 115.
LES ÉGLISES AU II« SIÈCLE 263
Corybantes, dont les fureurs sacrées étaient célèbres
dans le monde entier.
Dès sa première mission, saint Paul avait fait séjour
à Antioclie de Pisidie et à Iconium, vers la limite sud-
est du pays phrygien. Un peu plus tard il l'avait tra-
versé à deux reprises, en allant de Syrie en Macé-
doine et en Asie. Soit qu'il y eût établi lui-même de
nouvelles chrétientés, soit que TEvangile y eût été porté
des églises les plus voisines, Iconium, Antioclie de Pi-
sidie, Hiérapolis, le fait est qu'à la fin du ir siècle le
pays était déjà presque à moitié chrétien.
En Bithynie aussi et sur la côte de la mer Noire, le
christianisme se répandit de très bomie heure. Le gou-
verneur Pline se plaignait à Trajan de cette contagion
superstitieuse « qui envahissait non seulement les villes,
mais les bourgs et les champs, faisait le vide autour
des temples et ruinait le commerce des victimes » . Le
père de Marcion était, vers ce temps-là ou peu après,
évêque à Sinope. Sous Marc-i^urèle nous entendons par-
ler des églises d'Amastris et de Nicomédie: Denys de
Corinthe, écrivant aux fidèles de Nicomédie, les encou-
rageait à résister à la propagande marcionite: à ceux
d'Amastris, dont Tévêque s'appelait Palmas, il expli-
quait certains textes des Ecritures, enseignait la véri-
table doctrine sur le mariage et la continence, et con-
seillait la bienveillance envers les pécheurs repentis et
les hérétiques touchés de la grâce. De ce foyer bithy-
nien le christianisme rayonna vers la Thrace. où nous
trouvons, vers le même temps, les deux églises voisines
264 CHAPITRE XIV.
de Debelte et d'Aiichiale \ dont il est question à propos
du montanisme,
Après saint Paul, leur premier apôtre, les chrétiens
de l'Asie proprement dite ne demeurèrent pas dépour-
vus de chefs illustres. Timothée paraît avoir eu quelque
temps la direction de ces églises. Comme on l'a vu plus
haut, elles accueillirent plusieurs des témoins de l'Evan-
gile chassés de leur pays par la guerre juive ou émi-
grés pour d'autres raisons. Ainsi leur furent apportées
les traditions de la primitive église de Jérusalem. Phi-
lippe le diacre et ses filles s'installèrent à Hiérapolis,
au seuil de la Phrygie : saint Jean paraît avoir résidé
plus spécialement à Ephèse. Sous Domitien il fut exilé
à Patmos, d'où il écrivit aux sept églises et leur com-
muniqua le livre de ses visions. Les sept lettres de
l'Apocalypse et les deux petites du recueil johannique
témoignent de son autorité sur les églises d'Asie et nous
le montrent sous cet aspect à la fois terrible et doux
qu'il a dans la tradition. Sous son nom parut, après sa
mort, le quatrième de nos évangiles canoniques et aussi
la première des épîtres johanniques. Ces écrits venaient
un peu tard, et la forme qu'y prenait le récit évangé-
lique ressemblait peu à celle à laquelle on était accou-
tumé déjà. Aussi ne passèrent-ils pas sans quelque op-
position. Mais la même inspiration qui avait porté l'E-
glise à accepter sans bénéfice d'inventaire l'Ancien Tes-
tament tout entier, y compris quelques appendices d'as-
^ Sur le golfe de Bourgaz.
LES ÉGLISES AU II* SIÈCLE 265
sez fraîche date, la décida a recevoir aussi l'évangile
de saint Jean et à lui faire place à côté des textes
déjà reçus. Le renfort doctrinal qu'elle tira de la « théo-
logie johannique » lui fut une compensation pour les
difficultés d'exégèse, alors en somme assez légères, aux-
quelles elle s'exposait en l'acceptant.
La persécution dont le vieil apôtre s'était ressenti
paraît avoir épargné ses derniers moments. Mais l'Asie
eut de bonne heure ses martyrs. L'Apocalypse relève
à Pergame un Antipas, égorgé près de la demeure de
Satan, c'est-à-dire du célèbre temple de Zeus Asclepios.
L'hérésie avait, dès le temps de saint Paul, travaillé
les chrétientés asiatiques; nous en avons suivi la trace
et dans l'Apocalypse et dans les lettres de saint Ignace.
Nous avons vu aussi que chacune des églises de ce pays
était dirigée, dès le temps de Trajan, par une hiérar-
chie à trois degrés, évêque, prêtres, diacres. L'un de ces
évêques, Polycarpe de Smyrne, nous est déjà connu.
Vers le même temps ou peu après, Papias, évêque d'Hié-
rapolis, consigna en un livre dont on ne saurait trop re-
gretter la perte, des traditions et des essais d'exégèse.
Autour des chefs d'église et en grande considération
parmi les fidèles vécurent longtemps de vieux chrétiens
de la première heure, qui racontaient beaucoup, et aussi
des prophètes et prophétesses dont l'inspiration était
très respectée, comme les filles de Philippe, Ammias de
Philadelphie, Quadratus l'apologiste.
Le fait que celui-ci était un écrivain et un écrivain
qui ne craignait pas de s'adresser même aux empereurs,
2GQ CHAPITRE XIV.
montre que le don de prophétie n'excluait pas l'acti-
vité littéraire dans les conditions communes. On cita
bientôt, parmi les prophètes, l'érudit évêque de Sardes,
Méliton.
Polycarpe- couronna par le martyre son long et fruc-
tueux épiscopat. Peu de temps après son retour de E/Ome
un vent de fanatisme s'éleva dans la ville de Smyrne.
On criait: « A bas les athées! » On réclamait Polycarpe.
Celui-ci ne se montrait pas à Smyrne ; il passait de ville
en ville, exhortant les fidèles et prédisant son prochain
martyre. Pendant ce temps, une douzaine de chrétiens,
dont un certain Germanicus, étaient jugés et livrés aux
bêtes. La persécution exaltait les proscrits; on en vit
quelques-uns, dont un phrj^gien appelé Quintus, s'offrir
d'eux-mêmes aux magistrats. Quintus avait trop présumé
de ses forces. Au dernier moment il faiblit. Cependant
Polycarpe était arrêté près de Smyrne et conduit à l'am-
phithéâtre, où le proconsul le fit comparaître dans sa
loge. Requis de crier: « A bas les athées! » il y consentit,
et proféra ces mots, dans un sens évidemment tout autre
que celui de la foule païenne : mais quand on l'invita à
maudire le Christ, il répondit : « Voilà quatre-vingt-six
» ans que je le sers; il ne m'a jamais fait de mal. C'est
» mon roi et mon sauveur, comment pourrais-je le mau-
» dire ? » Il fut brûlé vif ^
^ Les chrétiens de Smyrne envoyèrent à ceux de Philonie-
lium, bien loin au fond de l'Asie Mineure, le récit du martyre
de Polycarpe. Cette pièce est la plus ancienne de celles que l'on
appelle « Actes des martyrs » . Il faudrait, suivant M. Harnack
LES ÉGLISES AU II* SIÈCLE 2G7
Après lui, Mëliton fut la grande célébrité de l'Asie
chrétienne. Il ne nous reste que de menus fragments
de son œuvre littéraire, dont Eusèbe a dressé le cata-
logue ; elle était considérable. Outre ses traités apologéti-
ques, dont il a été question plus haut \ il écrivit sur
divers sujets philosophiques ou religieux, sur la nature
de l'homme, sur les sens, sur Tâme, le corps et l'intel-
ligence; sur la création et la génération du Christ, sur
le diable, sur l'apocalypse de Jean, sur la foi, sur le
baptême, sur le dimanche, sur l'Eglise, sur l'hospitalité,
sur la Pâque, sur les prophètes ", probablement à propos
du montanisme naissant. Nous avons encore la préface,
adressée à un certain Onésime, d'une sorte de florilège
('E/.>;OYai), formé par lui avec les textes de l'Ancien Tes-
{Texte iDid Uat., t. III, aiih fiiiem; cf. Chronologie, 1. 1, p. 362), rap-
porter au temps de Marc-Aurèle et de L. Verus (161-169) le mar-
tj're des saints Carpus, Papylus et Agathonicé, exécutés à Per-
game. La passion de ces saints (Harnack, T. u. U., t. c, p. 440)
€st de bonne note, mais, je crois, incomiDlète. A en juger par
l'unique manuscrit subsistant, le martyre d' Agathonicé serait un
véritable suicide, et pourtant il inspirerait aux spectateurs cette
réflexion: « Tristes jugements! Ordres injustes! ». Il est clair
qu' Agathonicé a passé en jugement, comme les deux autres, et
qu'une partie du texte s'est perdue à cet endroit. Les calendriers
du IV® siècle donnent à Carpus la qualité d'évêque (de Pergame ?)
€t à Papylus celle de diacre. On voit par la passion que Papylus
était citoyen de Thyatires. Interrogé s'il a des enfants, il répond
qu'il en a « selon Dieu » dans toutes les provinces et dans toutes
les villes. Je pense que ceci doit s'interpréter d'après Matth., XII,
48-50, plutôt que d'après l'idée d'une situation spéciale dans
l'évangélisation de l'Asie.
1 P. 209.
^ Y. au ch. suivant.
268
CHAPITRE XIV.
tament qui lui paraissaient se rapporter au Sauveur.
Avant d'entreprendre cet ouvrage, il avait cru devoir
faire le voyage de Palestine et s'enquérir sur les lieux
du véritable contenu de l'ancienne Bible. De là il rap-
porta une liste qui comprend tous les livres de l'An-
cien Testament conservés en hébreu, sauf celui d'Esther.
C'est à ces livres, exclusivement, qu'il emprunta ses ex-
traits, répartis en six tomes. Un dernier écrit de Mé-
liton était intitulé «La Clef»; on ne sait de quoi il y
était question ^
En dehors de cette littérature, Méliton laissa une
éclatante réputation de sainteté ^. L'épiscopat asiatique
comptait alors bien d'autres illustrations : Papirius, qui
avait remplacé Polycarpe à la tête de l'église de Smyrne ;
Sagaris, évêque de Laodicée, qui subit le martyre sous
le proconsul Sergius Paulus (v. 167): Thraséas, évêque
d'Euménie en Phrygie, qui fut martyrisé à Smyrne ;
Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, lettré et apologiste^
comme son collègue de Sardes ^. Saint Irénée, qui était
d'Asie et qui, dans son enfance, avait vu et entendu
Polycarpe, se souvenait d'anciens « prêtres » dont il ai-
mait à opposer les dires aux nouveautés des gnostiques.
L'un d'entre eux avait écrit contre Marc, disciple de
1 Le cardinal Pitra dépensa beaucoup de temps et de travail
à la recherche de cette Clef. Il crut l'avoir trouvée dans une
compilation latine de basse époque, qu'il publia avec un soin
extrême [Spic. Solesm., t. II et III).
(Lettre de Polycrate d'Ephèse, Eus., V, 24).
3 Ci-dessus, p. 209.
LES ÉGLISES AU II® SIÈCLE 269
Valentiii, une satire en vers iambiques, dont il nous reste
un fragment '.
On voit, par ces quelques souvenirs et ces débris
échappés à tant de naufrages, combien en Asie le chris-
tianisme était déjà vivant et agissant. Rome et l'Asie,
tels sont, au IV siècle, les deux grands centres chré-
tiens. E/ien d'important ne se passe en dehors de là.
Aucun événement ne se produit en Asie sans retentir
tout aussitôt à Rome, et réciproquement. Les commu-
nications par mer, accessibles à tout le monde, facili-
taient les relations. Polycarpe, Marcion, Justin, Tatien,
E/hodon, Irénée, Attale de Pergame, Alexandre le Phry-
gien, ces derniers établis tous les trois à Lyon, nous
offrent ici des exemples. On peut y joindre celui d'Aber-
cius, évêque d'Hiéropolis, au fond de la Phrygie, qui
vint à Rome, où il put voir la majesté impériale et
vivre au milieu du « peuple marqué d'un sceau illustre » ,
comme il appelle le peuple chrétien ^. Du reste les ques-
tions qui s'élevèrent bientôt à propos de la prophétie
montaniste, de la Pâque et du modalisme, vont donner
un relief encore plus grand à ce continuel échange de
rapports entre les vénérables églises d'Asie et la grande
métropole de l'Occident.
^ Iren., Haer., I, 15. Les fragments des presbyterl ont été
réunis dans les récentes éditions des Pères apostoliques.
^ Sur l'épitaphe d'Abercius je reste toujours fidèle aux idées
développées dans mon article L'épitaphe d'Abercius, publié en 1895
dans les Mélanges de l'Ecole française de Rome. t. XV, p. 154.
CHAPITEE XV.
Le Mo ntan is m e.
Montan et ses coprophétesses. — La Jémsalem céleste. — Répudiation
de la prophétie extatique. — Les saints de Pépuze. — Le montanisme jugé
à Lyon et à Rome. — TertuUien et Proculus. — Surs'ivance du montanisme
en Phrygie.
Le mouvement montaniste ' commença dans la Mysie
pkrygiemie. en un bourg appelé Ardabau ^, sous le pro-
consulat de Gratus. Montan. un néophyte qui, d'après,
certaines traditions, aurait été d'abord prêtre de C^^bèle^
se signala à l'attention par des extases et des transports,
au milieu desquels il tenait des discours étranges. A ces
moments sa personnalité paraissait l'abandonner : ce n'é-
tait plus lui qui parlait par sa bouche, mais un inspira-
teur divin. Deux femmes, Prisque (ou Priscille) et Maxi-
mille, présentèrent bientôt les mêmes phénomènes et se
joignirent à lui. De tout cela il fut mené grand bruit,
non seulement dans le canton perdu où se trouvait le
village d' Ardabau, mais dans toute la Phrygie et l'Asie
et jusqu'en Thrace. C'était, disaient les partisans des
^ Voir la note à la fin de ce chapitre.
* Localité non identifiée ; elle doit être cherchée dans la ré-
gion, encore peu explorée, qui s'étend à l'est de Balikesri, vers le
Makestos et le Rhvndakos.
LE MONTAXISME 271
nouveaux pi'ophètes, le Paraclet qui se révélait au monde.
D'autres refusaient leur adhésion et déclaraient qu'il
s'agissait tout bonnement de possession démoniaque.
Le Paraclet annonçait avec insistance le retour du
Christ et l'apparition de la Jérusalem céleste. Celle-ci
devait descendre du ciel, et, après s'être montrée dans
les nuages, se poser sur la terre en un point que l'on
indiquait. C'était une plaine située à l'autre bout de la
Phrj^gie, entre les deux petites villes de Pépuze et de
Tymion. Les trois prophètes s'y transportèrent, on ne
sait au juste ni quand, ni à quel propos; ils furent sui-
vis d'une foule innombrable. Certaines localités, entière-
ment gagnées au mouvement, se vidèrent de chrétiens ^
Dans l'attente fiévreuse du dernier jour, il ne pouvait
plus être question de patrie, de famille, de commodités
terrestres. Les mariages furent rompus ; on pratiqua la
communauté des biens et l'ascétisme le plus rigoureux.
La tension des esprits était maintenue par les discours
des extatiques : le Paraclet était en eux, on l'entendait,
on se réconfortait à ses exhortations.
' L'exode montaniste n'est pas un fait isolé. Hippolyte
{In Dan., IV, 18) parle d'un fait de ce genre arrivé de son
tenii)s. Ln évèque syrien emmena au désert, à la -rencontre
du Christ, une gi^ande foule de chrétiens, hommes, femmes et
enfants. Les malheureux finirent par être arrêtés comme bri-
gands. Un autre évêque, du Pont celui-là, avait prédit la fin
du monde dans l'année ; ses fidèles vendirent leurs bestiaux et
abandonnèrent leurs champs pour se préparer au grand jour.
Au III« siècle il est question en Cappadoce d'une prophétesse
qui mit toute une multitude sur le chemin de Jérusalem [Cypr.
ep., LXXV, 10).
272 CHAPITRE XV.
Cependant les jours, les mois, les années, se pas-
saient et la Jérusalem céleste se faisait toujours attendre.
De l'Eglise terrestre, après le premier moment d'entraî-
nement, il venait beaucoup de protestations. Sans doute
il n'y avait rien à dire contre l'orthodoxie des pro-
phètes : ils trouvaient même un appui dans les circons-
tances de temps et de milieu. L'évangile de saint Jean,
dans la force de sa récente popularité, éveillait la préoc-
cupation du Paraclet : TApocal^^se offrait d'imposantes
descriptions de la Jérusalem céleste et du règne de mille
ans. Celui-ci. peu de chrétiens, en Asie et même ailleurs,
l'écartaient de leurs perspectives sur la iiii des choses.
Le droit des prophètes à parler au peuple chrétien,
au nom de Dieu, était consacré par la tradition et par
l'usage.
On voit par la Didaché et par le Nouveau Testament
quelle place la prophétie avait tenu dans la vie des
communautés primitives. L'évêque de Sardes Méliton
passait pour avoir le don prophétique. Avant lui Qua-
dratus, Ammias, les filles de Philippe, en avaient été
favorisés. Ils étaient restés en grande célébrité. L'ascé-
tisme pratiqué par les montanistes ne dépassait pas les
limites admises, quoique non imposées, dans les autres
cercles chrétiens. Il ne s'inspirait d'aucune idée dua-
liste, comme celui des gnostiques et des marcionites :
ce qu'il pouvait avoir d'extrême se justifiait par la préoc-
cupation du dernier jour.
Cependant cette exaltation soudaine, ces exodes, ces
déterminations de temps et de lieu, introduisaient lui
LE MONTAXISME 273
trouble profond dans les chrétientés, dont beaucoup,
déjà vieilles de près ou plus d'un siècle, avaient pris
l'habitude de vivre en ce monde et de moins se préoc-
cuper de la fin des choses. On ne tarda pas à objecter
aux prophètes que leurs procédés étaient contraires à
tous les usages. Dans l'Ancien Testament et dans le
Nouveau, les prophètes n'avaient point parlé en état
d'extase. La communication qu'ils établissaient entre
Dieu et leur auditoire n'excluait pas l'exercice de leur
personnalité. Ils parlaient au nom de Dieu, mais c'étaient
eux qui parlaient. Avec Montan et ses prophétesses on
entendait directement le Paraclet, tout comme en cer-
tains sanctuaires païens on entendait directement les
dieux parlant par la bouche des pythonisses. « L'homme
est une lyre, disait la voix inspirée, et moi je suis l'archet
qui le fais vibrer. ... Je ne suis pas un ange, ni un en-
voj^é, je suis le Seigneur, le Tout-Puissant». Cela pa-
rut extraordinaire, excessif et blâmable.
Il est possible que Méliton se soit déjà occupé de
cette affaire dans ses livres sur la prophétie ', dont nous
n'avons que les titres. Apollinaire, évêque d'Hiérapolis,
intervint résolument contre les nouveaux prophètes ^.
L^n autre personnage, très en vue dans le monde chré-
tien d'Asie,. Miltiade, écrivit un traité pour établir « qu'un
prophète ne doit pas parler en extase ». Il lui fut ré-
* FTcfî TTsX'Tcîa; x.aî -poor.T'^v, ll-ol -rrpoor.Tîîa; (Eus., H. E.,
lY, 26).
2 Eus., H. E., IV, 27; Y, 16, 19.
DccHESXE. Hist. anc. de l'Eyl. - T. I. • IS
1
274 CHAPITRE XV. ^
pondu par ceux des montanistes qui faisaient œuvre de
plume \ Du reste, les catlioliques ne se bornèrent pas
à écrire: ils recoururent à de bien autres moyens. So-
tas, évêqne d'Anchiale en Tlirace, essaya d'exorciser
Priscille: deux évêques phrj^giens, Zotique de Comane
et Julien d'Apamée, se transportèrent à Pépuze et s'at-
taquèrent à Maximille. Mais ces tentatives échouèrent
par l'opposition des sectaires.
Le mouvement se propageait en Asie, jetant par-
tout la division dans les esprits. En maint endroit se
réunissaient des synodes où les titres des prophètes
étaient examinés et discutés. L'union ecclésiastique finit
par se rompre; les adversaires du Paraclet excommu-
nièrent ses sectateurs. Quelques-uns, entraînés par leur
zèle, ne craignirent pas de mettre en question l'auto-
rité des livres saints dont se réclamaient les monta-
nistes: ils rejetèrent en bloc tous les écrits de saint Jean,
l'Apocalypse comme l'Evangile. Telle est l'origine du
parti religieux que saint Epiphane combattit plus tard
sous le nom à^ Aloges ^.
lEus., //. E., Y, 17.
2 Les Aloges objectaient entre autres choses à l'Apocalypse
qu'il y était question d'une église de Thyatires, laquelle n'exis-
tait pas de leur temps. Saint Epiphane ( llaer., LI, BB) concède le
fait, mais seulement pour la fin du II*^ siècle et le commence-
ment du III^, et l'explique en disant que les chrétiens de Thya-
tires étaient tous passés au montanisme, qu'ils auraient aban-
donné plus tard. Mais la conversion au montanisme ne suffit
pas pour motiver l'assertion qu'il n'y avait pas d'église à Thya-
tires. 11 faut admettre que cette chrétienté avait disparu pen-
dant quelque temps, au cours du 11^ siècle.
LE MONTAXISME 2iO
Si Montai! n'avait pas réussi à conquérir les églises
d'Asie dans leur ensemble^ il était au moins parvenu
à les diviser profondément. La Jérusalem céleste n'ap-
parut point sur la terre ; en revanche le mouvement
aboutit à la fondation d'une Jérusalem terrestre. On
changea le nom de Pépuze, on l'appela la nouvelle Jé-
rusalem. Elle devint le lieu saint et comme la métro-
pole du Paraclet. La nécessité de faire vivre les mul-
titudes qui s'}' pressèrent aux premiers moments con-
duisit les sectaires à s'organiser. Auprès de Montan on
trouve de bonne heure d'autres personnages qui furent
avec lui et après lui de grandes autorités : un certain Alci-
biade \ Théodote, qualifié dans un de nos documents ^
de premier administrateur (îttitcotto:) de la prophétie^
Tliémison enfin, qui écrivit, pour la défendre et la ré-
pandre, une sorte d'encyclique l Celui-ci, disait-on, était
un confesseur de la foi. Les montanistes, en efiPet, ne
biaisaient pas sur le martyre ; ils énuméraient volontiers
leurs mérites en ce genre.
Tout cela était très discuté par les opposants. On
critiquait vivement l'organisation financière de la secte,
les collecteurs d'offrandes, les messagers salariés. On
prétendait que prophètes et prophétesses menaient une
vie agréable, élégante même, aux frais de leurs adeptes.
^ Eus. II. l'J., Vj § 3 : 'rri -'o-i /.atà .Al'.).Tiàor,v Xs-j'sy.îvwv aii-'J'.v l'il
t'iint évidemment corriger MiXtiior.v en 'A/.x-tptâorv). Cf. V, 3, § 4.
où la secte est désignée par l'expression: ol àaoi tîn INh^^raviN /.ai
WX/cip'.âSr.v /.ai OcSosto'/.
« Eus., IL E.. V, 1(5, § 14. 15.
^ Ihid., y, 10, § 17; Y, 18, § 5.
276 CHAPITKE XV.
« Jugeons-les sur leurs œuvres, disait-on. Est-ce qu'un
» prophète se lave, se farde, soigne sa toilette? Est-ce
» qu'il joue aux dés? Est-ce qu'il prête à intérêt? » ^ On
élevait des doutes sur la virginité de Priscille, qui, di-
sait-on, avait, tout comme sa compagne Maximille, aban-
donné son mari pour s'attacher à Montan. Thémison
était un faux confesseur : il avait acheté sa mise en li-
berté. Un autre confesseur, très honoré dans la secte,
un certain Alexandre, valait beaucoup moins encore.
S'il avait comparu devant les tribunaux, ce n'était pas
comme chrétien, mais comme brigand. La chose s'était
passée sous le proconsulat d'^^milius Frontinus ^; on pou-
vait s'en assurer dans les archives d'Ephèse.
Montan et Priscille moururent les premiers. Maxi-
mille demeura seule. L'opposition dont la secte était
l'objet la faisait beaucoup souffrir. Le Paraclet gémis-
sait en elle: «On me poursuit comme un loup. Je ne
suis pas loup, je suis Parole, Esprit et Puissance ». Elle
finit par mourir, après avoir annoncé des guerres et des
révolutions. Les gens malveillants prétendirent qu'elle
s'était pendue ; on racontait la même chose de Montan ;
quant à Théodote, on disait que, dans une extase, il
s'était élevé vers le ciel et qu'il s'était tué en tombant.
Ces commérages sont rapportés par l'Anonyme ^ d'Eu-
sèbe, mais il déclare expressément qu'on ne saurait s'y
fier. Il a bien raison. Ce n'est pas avec des historiet-
lEus., IL E., Y. 18, § 11.
2 Proconsulat de date indéterminée, comme celui de Gratus.
3 Sur cet auteur, v. p. 284.
LE MONTANISME 2(<
tes que Ton peut rendre compte d'une agitation reli-
gieuse aussi considérable que celle-ci. La mort des
prophètes ne Fapaisa pas. Treize ans après celle de
Maximille, la communauté chrétienne d'Ancj-re se divi-
sait sur la nouvelle prophétie. Il fallut, longtemps encore,
discuter et écrire contre les montanistes, et cela non
seulement en Asie-Mineure, mais à Antioche. à Alexan-
drie et dans les églises d'Occident. L'évêque d' Antioche
Sérapion les combattit dans une lettre adressée à Ca-
ricus et Pontius: il s'y trouvait plusieurs signatures
d'évêques avec leurs protestations contre les novateurs ^
Clément d'Alexandrie annonce, dans ses Sfromafes *. un
livre « sur la Prophétie » . où il se proposait de traiter
le même sujet. Mais c'est surtout en Occident qu'il im-
porte de suivre Thistoire du montanisme.
Dès l'année 177. au temps des martyrs de L^^on, la
nouvelle prophétie passionnait les esprits en Gaule et
à Pome. La jeune église de Lyon, qui comptait parmi
ses membres des asiates et des phrygiens, était en situa-
tion d'être avertie de ce qui se passait en Asie. A Pome
aussi la question se posa de bonne hernie, et. comme
en bien d'autres endroits, elle causa d'abord de gran-
des perplexités. Les confesseurs h'onnais écrivirent à ce
sujet, du fond de leur prison, « aux frères d'Asie et de
Phrygie et aussi à Eleuthère. évéque de Pome » . Ces let-
tres furent insérées dans le célèbre document sur les mar-
tyrs de Lyon, avec un jugement des « frères de Gaule »
1 Eus., H. E., y, 19.
« Sirom., IV, 13, 1>3 ; cf. I, 24. 15S: V, 13, 88; YH, 18, 108.
2^8 CHAPITRE XV.
sur l'esprit prophétique revendiqué par Montan, Alci-
biacle et Tliéodote. Eusèbe, qui a eu la pièce sous les
yeux, la qualifie de sage et de très orthodoxe; cependant
on sent à le lire qu'elle n'était pas absolument défavo-
rable au mouvement phrygien. Saint Irénée, qui porta
ces lettres à B/Ome, ne saurait être classé parmi les ad-
versaires du montanisme. On peut croire que les chré-
tiens de Lyon recommandaient plutôt la tolérance et
le maintien de la paix ecclésiastique. Nous ne pou-
vons mesurer l'effet que cette intervention put avoir
sur l'esprit d'Eleuthère, ni quel temps s'écoula jusqu'au
moment où l'église de Rome se décida. Il semble bien
qu'à E-ome aussi on jugeait qu'il n'y avait pas lieu de
s'entre-excommunier. Tertullien raconte que la décision
ne fut pas défavorable aux prophètes et que le pape
avait déjà expédié en ce sens des lettres pacifiques,
lorsqu'il arriva d'Asie un confesseur, appelé Praxeas,
qui lui apporta des renseignements nouveaux et réus-
sit à le détourner de sa première résolution ^
• Adv. Prax., 1 : « Nam idem (Praxeas) episcopum Romanum
agnoscentem iam prophetias Montani, Priscae, Maximillae, et
ex ea agnitione pacem ecclesiis Asiae et Phrygiae inferentem,
falsa de ipsis prophetis et ecclesiis eorum asseverando, praede-
cessorum eius auctoritates defendsndo, coegit et litteras pacis re-
vocare iam emissas et a proposito recipiendorum charismatum
concessare». — Le pape n'est pas nommé. Mais il est difficile
qu'il s'agisse d'un autre qu'Eleuthère. Cette attitude hési-
tante ne se concevrait pas plus tard, alors que les églises d'Asie
eurent pris nettement position contre le mouvement montaniste.
Il est, d'autre part, assez naturel que la décision de Rome ait
été prise vers le même temps- que celle des chrétiens de Gaule.
LE MONTAXISME 21d
Ainsi l'inspiration montaniste ne parvint pas à se
faire accepter à Rome. Il est possible que, pendant
quelque temps, on s'y soit borné à une certaine ré-
serve ^ Les querelles à propos de la Pâque étaient peu
propres à recommander auprès de Féglise romaine l'au-
torité de l'épiscopat asiatique. Cependant on finit par
prendre une attitude plus décidée. Dès les premières
années du troisième siècle, comme on le voit par la
Passion de sainte Perpétue et par la littérature de Ter-
tullien, il fallait choisir entre la communion de TEglise
et l'adhésion aux récentes prophéties.
Le mouvement fut donc enrayé, en Occident comme
en Asie. Cependant la propagande continua. Une fois
les prophètes morts, les objections soulevées contre leurs
extases durent aller en s'atténuant. Ce qu'il pouvait y
avoir d'excessif et de critiquable dans l'organisation
phrygienne et dans les assemblées dePépuze, avait moins
de relief en dehors de l'Asie. Ce que l'on saisissait le
mieux à distance, c'était la grande sévérité morale des
montanistes. Leurs jeûnes, leurs règles spéciales, n'a-
vaient rien que les ascètes orthodoxes ne pratiquas-
sent depuis longtemps. Quant aux visions, aux extases,
aux prophéties, on y était également accoutumé. En
bien des pays, les chrétiens de stricte observance, les
enthousiastes, les gens préoccupés du dernier avènement,
1 Tertullien ne dit nullement que le pape avec qui Praxeas
fut en rapport ait condamné la nouvelle prophétie; il <Ut seule-
ment qu'après l'avoir admise il revint sur son intention de la
reconnaître par acte public.
280 CHAPITRE XV.
se sentirent attirés par la nouvelle prophétie. Tertullien^
après avoir vécu longtemps dans ce qu'on pourrait ap-
peler l'état d'esprit montaniste, finit par se rallier ouver-
tement à Montan, Prisque et Maximille (v. 205). Il ne
pouvait le faire alors sans rompre avec l'Eglise catho-
lique. Cette considération ne l'arrêta pas. Les monta-
nistes d'Afrique le prirent pour chef et s'appelèrent
même Tertullianistes. Des écrits qu'il publia avant et
après sa séparation d'avec l'Eglise, ce n'est pas ici le
lieu de parler. On se bornera à dire que le plus impor-
tant de ses ouvrages montanistes, le traité sur l'extase^
De Extan, divisé en sept livres, ne s'est pas conservé.
Dans le septième livre il s'attachait à réfuter Apol-
lonius \ Les Tertullianistes durèrent jusqu'au temps de
saint Augustin, qui ramena à l'Eglise catholique leurs
derniers adhérents de Carthage ^.
Vers ce même temps le montanisme était représenté
à E-ome par un certain Proculus ou Proclus, pour qui
TertuUien professait une grande vénération. Saint Hip-
' Sur cet écrivain antimontaniste, v. p. 285.
^ Aug., Contra haei^eses, 86. C'est sans doute la dénomi-
nation, usuelle à Carthage, de Tertullianistes, qui a porté
saint Augustin à croire que les Tertullianistes étaient une
secte différente des montanistes et que TertuUien, après avoir
été d'abord montaniste, se serait séparé des Catapliryges pour
former une secte particulière. — Sous l'usurpateur Eugène
(392-394), une dame tertullianiste, Octaviana, venue d'Afrique
à Rome, réussit à installer son culte dans l'église des saints Pro-
cès et Martinien, sur la voie Aurélia {Praedesfinatits, c. 86). Il
résulte de ce fait que les montanistes n'avaient à Rome, en ce
temps là, aucun lieu de réunion.
LE MOXTAXISMK 281
polyte s'occupe des monta nistes, mais sans insister beau-
coup; il s'en prend à leurs jeûnes et surtout à leur
confiance en Montan et en ses prophétesses. Un autre
écrivain romain, Caïus, écrivit contre Proclus un dia-
logue dont nous avons quelques lignes '. Il ne semble
pas que la secte ait jeté de bien profondes racines dans
le sol romain, car après saint Hippolyte il n'en est plus
question.
En Phr/gie elle dura bien plus longtemps. La nou-
velle Jérusalem demeura en vénération. Là se trouvait
la communauté-mère. A l'exode en masse les pèlerinages
annuels s'étaient substitués de bonne heure. Il y avait
une grande fête, Pâques ou Pentecôte, qui commençait
par des jeûnes et offrait d'abord un appareil lugubre,
pour se terminer par de grandes réjouissances. Aux pro-
phètes et à leurs premiers lieutenants avait succédé une
organisation durable. La première place était occupée
par les patriarches, au dessous desquels venaient les
Kenons ^. Ces deux degrés paraissent avoir représenté
la direction générale du parti : la hiérarchie locale, évo-
que, prêtres, etc., leur était subordonnée. Les femmes
avaient joué un grand rôle à l'origine du mouvement;
elles conservèrent toujours, dans la secte, une situation
plus grande que dans l'Eglise. Celle-ci avait connu des
prophétesses, tout comme les montanistes ; elle avait
encore et elle eut longtemps des diaconesses. Au rap-
1 Eus., II, 25; III, 28; IH, 31; cf. VI, 20.
^ Cenonas à l'accusatif, dans saint Jérôme ; on en a déduit les
termes Ksivwvot ou 0\y.6n'j.i'..
282 CHAPITRE XV.
port de saint Epiphane ^ les montanistes auraient admis
les femmes au presbytérat et à Tépiscopat. Il raconte
aussi que, dans leurs cérémonies, on voyait souvent ap-
paraître sept vierges en vêtements blancs, tenant à la
main des torches allumées. Elles s'abandonnaient aux
enthousiasmes de l'extase, pleuraient sur les péchés du
monde et provoquaient l'assistance à fondre aussi en
larmes. De son temps la secte était connue sous divers
noms, Priscillianistes, Quintillianistes, Tascodrugites, Ar-
totyrites. Les deux premiers noms étaient dérivés de
ceux de notabilités montanistes. Celui de Tascodrugites
v^enait de deux mots phr^^giens dont le premier signi-
fiait l'index de la main, l'autre le nez. Certains sectai-
res, 2Darait-il, se mettaient le doigt dans le nez pendant
la j^i^ière. Quant à la dénomination d'Artotj^rites, elle
venait de ce que, dans leurs mystères, on se servait de
pain et de fromage. Tout ceci est peu sûr. A plus forte
raison doit-on se défier du bruit, évidemment calomnieux,
d'après lequel ils auraient pratiqué le rite de l'enfant
saigné par des piqûres ^.
Ce qui est mieux attesté c'est leur façon particu-
lière de déterminer la date de Pâques. Au milieu des
conflits entre les divers computs des orthodoxes, ils se
seraient décidés pour une date ûxe du calendrier julien,
le 6 avril ^.
1 Haer., XLIX.
^Ilaer., XL VIII, 14; XLIX, 2.
2 Sozomène, H. E., VU; IB.
LE MOXTANISME 283
Mais tous ces détails sur les montanistes des temps
postérieurs n'ont t^u'iui intérêt relatif. Ce qui importe,
c'est l'origine et le caractère du mouvement primitif,
ainsi que l'attitude de l'Eglise à son égard. Si intense
que fût encore, au déclin du II*' siècle, la préoccupation
du retour du Christ, si profond que fût le respect que
Ton avait alors pour l'esprit prophétique et ses diverses
manifestations, l'Eglise ne se laissa pas entraîner par
Montan en dehors de ses voies ; elle ne voulut exclure
ni le prophétisme en général, ni les espérances relatives
au dernier jour; mais elle maintint sa tradition contre
les aventures religieuses, et l'autorité de sa hiérarchie
contre les prétentions de l'inspiration privée.
Xote sur les sources de l'histoire du monfanisme
et sur sa chronologie.
1.° Sources. — C'est dans les écrits de Tertullien que l'on peut
au mieux se renseigner sur la doctrine des montanistes ; mais
TertuUien écrivit un demi-siècle environ après les premières ori-
gines ; un certain développement est donc à supposer. De plus
nous avons affaire, chez lui, à un montanisme importé de loin
€t adapté à des circonstances assez différentes de celles où il ap-
parut d'abord. — Quant aux origines en Phrygie, nous disposons
de deux écrits, ou plutôt de fragments de deux écrits, conservés
par Eusèbe, H. E., V, 16, 17. Tous deux sont antimontanistes.
Le premier, adressé à un certain Avircius Marcellus, qui s'iden-
tifie assez naturellement avec Abercius évèque d'Hiéropolis vers
la fin du 11^ siècle, était divisé en trois livres. Quand l'auteur
écrivait, il y avait treize ans passés que Maximille était morte ;
dans cet intervalle on n'avait eu à déplorer ni guerre ni persécu-
tion. Ces treize ans de paix sont bien difficiles à trouver. Le
mieux est, je crois, de les identifier avec le règne de Commode
(17 mars 180 - 31 déc. 192) prolongé au besoin des quelques mois
284 CHAPITRE XV.
pendant lesquels Pertinax et Didius Julianns occupèrent l'empire.
L'autre ouvrage, œuvre d'un certain Apollonius, avait paru qua-
rante ans après la première apparition de Montan. En se servant
de ces écrits on ne doit j)as oublier que ce sont des livres de polé-
mique et de polémique très ardente. — Saint Epiphane [Haer.,
XLVIII, 2 et suiv.) et Didyme, dans son traité sur la Trinité,
mettent en œuvre des écrits antimontanistes qui pourraient n'être
pas identiques à ceux-ci. — En fait de livres montanistes, nous
ne disposons que de quelques propos du «Paraclet», conservés
par Tertullien ou par les livres de polémique ci-dessus énumérés.
Il semble que la secte en ait possédé un recueil officiel, constitué
par un certain Astère Urbain (Eus., H. E., Y, 16, § 17). Ce qui
nous est resté des oracles montanistes a été réuni par M. Bon-
"vvetsch, à la fin (p. 197) de son livre sur le montanisme, Die Ge-
schichte des Montauismus, Erlangen, 1881, la meilleure monogra-
phie de ce mouvement religieux ^
2.° Chronologie. — Nos deux auteurs phrygiens connaissaient
exactement la date des commencements de Montan ; l'Anonyme
l'indique même avec précision : « sous le proconsulat de Gratus ».
Malheureusement nous ignorons encore à quelle année corres-
pond ce proconsul. La Chronique d'Eusèbe marque le début
du montanisme à l'année 172, saint Epiphane [Haer., XLVIII, 1)
à l'an 19 d'Antonin le Pieux, c'est-à-dire 156-7. Il n'est pas
facile de choisir entre ces deux dates. C'est seulement en 177
que le montanisme préoccupa les esprits dans le monde chré-
tien d'Occident. Suivant que l'on s'en rapportera à saint Epi-
phane ou à Eusèbe, il faudra admettre, pour ce mouvement,
une période d'incubation plus ou moins longue. D'après ce
qui vient d'être dit sur la date de l'Anonyme à Abercius Mar-
cellus, cet écrit serait de l'année 193 et Maximille serait morte
à peu près en même temps que l'empereur Marc-Aurèle, vers 180.
Les deux autres prophètes, Montan et Priscille, avaient disparu
avant elle. Tout débat serait tranché si quelque inscription venait
nous révéler la date exacte du proconsulat de Gratus. Malheu-
reusement les découvertes épigraphiques, d'où il est sorti tant de
précision sur la chronologie de proconsuls indifférents à l'histoire,
s'obstinent à ne nous rien apporter sur celui-ci.
' Cf. l'article Montanismus du m^me auteur dans rencyclopédie de
Haiick, t. XIII (1933), p. 417.
CHAPITEE XVI.
La question pascale.
La Pâqiie chez les chrétiens. — Ohservanees diverses. — Conflit entre
l'usage asiatique et l'usage romain. — Le pape Victor et saint Irénée. —
Abandon de Tusage asiatique.
Du système rituel des juifs l'Eglise dériva l'usage
de consacrer plus spécialement au service de Dieu un
des sept jours de la semaine. Laissant subsister pour
les judéo-chrétiens l'observance du sabbat, elle intro-
duisit de très bonne heure celle du dimanche, carac-
térisée beaucoup moins par la cessation du travail ma-
nuel que par des réunions de culte. Ces réunions étaient
au nombre de deux, la vigile, dans la nuit du samedi
au dimanche, et la liturgie, dans la matinée. A cette
observance s'était coordonnée celle des stations ou
jeûnes, fixée de très bonne heure au mercredi et
au vendredi K Quant aux fêtes et jeûnes du calen-
drier juif, il n'y avait aucune raison de les main-
tenir dans l'usage chrétien. On les laissa tomber en
désuétude. Toutefois l'un de ces jours sacrés, la fête
^ Le dimanche est mentionné dans les Actes des Apôtres
(XX, 7) à propos d'un fait de l'année 57. La « Didaché » et le
« Pasteur » d'Hermas parlent des stations.
286 CHAPITRE XI.
de Pâques ou des Azymes, ramenait chaque amiée la
pensée vers la Passion du Sauveur. On pouvait avoir
cessé de s'intéresser aux souvenirs qu'Israël avait rat-
tachés et rattachait encore à cet anniversaire: on ne
pouvait oublier que c'était en ces jours-là que le Sei-
gneur était mort pour le salut du monde. On conserva
donc la fête de Pâques, tout en éliminant, dans la cé-
lébration, les détails rituels de l'observance juive \
Cependant, comme on ne s'était pas concerté à
l'origine, il y eut bientôt diverses manières de solen-
niser la Pâque chrétienne. En Asie, on observait le 14
du premier mois juif, ou 14 nisan-; à Pome et un
peu partout, on n'observait pas précisément ce jour^
car on tenait à ce que la fête eût lieu le dimanche,
mais on s'en servait pour déterminer, entre les diman-
ches, celui que l'on consacrait à la solennité pascale.
Cette différence de jour se coordonna tout naturel-
lement avec une diversité dans la façon dont on com-
prenait la fête. Ce qui avait eu lieu le 14 nisan ou le
lendemain, suivant les évangélistes, c'était la mort du
Christ; ce qui avait eu lien le dimanche, c'était sa ré-
surrection. Aucun de ces deux grands faits ne pouvait
^ L'immolation de l'Agneau ne pouvait avoir lieu qu'au
Temple. En réalité la fête de Pâques était^ spéciale à Jérusa-
lem. Cependant, même en dehors de Jérusalem, il y avait, ce
jour là, dans les familles, un repas d'un caractère religieux.
2 II ne faut pas perdre de vue que le jour, cliez les anciens,
allait du soir au soir et non de minuit à minuit. L'agneau pas-
cal était immolé dans l'après-midi du 14. Le repas du soir était
déjà compris dans la journée du 15 l'fête des Azymesj.
LA QUESTION PASCALE 287
être négligé. L'observance dominicale eut aussitôt pour
corrélative la solennité du vendredi-saint. Le jeûne sta-
tional ordinaire fut, cette semaine-là, observée avec une
extrême rigueur : la tendance générale était de le pro-
longer jusqu'au matin du dimanche. Ainsi les chrétiens
gardaient le deuil de leur maître tout le temps que
celui-ci était resté au pouvoir de la mort.
En Asie, où l'on tenait à la coïncidence du 14, on
paraît être parti de cette idée que Jésus est le véri-
table agneau pascal. On substituait donc, le soir de ce
jour, le repas eucharistique au festin rituel des juifs.
A la vérité, d'après la tradition des évangiles synopti-
ques, le Seigneur avait été crucifié non le 14, mais le
15 seulement: on n'y regarda pas de si près et l'im-
molation du Calvaire fut raccordée^^ par une légère an-
ticipation, à son protot3^pe symbolique, l'immolation de
l'agneau pascal \ Du reste le quatrième évangile re-
média bientôt à cette discordance en transportant la
Passion du 15 au 14.
Comment, après cela, les Asiates s'arrangeaient-ils
pour fêter la Résurrection ? Lui consacraient-ils le surlen-
demain du 14 ou le dimanche suivant? En faisaient-ils
même une commémoration spéciale ? Nous n'en savons
rien. Tout ce que nous savons, c'est que le jeûne qui
précédait leur fête de Pâques — car eux aussi obser-
vaient un jeûne — prenait fin le 14.
^ Le symbole de l'agneau, pour désigner le Sauveur, est
extrêmement ancien {Act. YIII, 82: / Pefr. I, 19; Joh. I, 29, .36;
Apoc, passim).
•rs
288 CHAPITRE XVI.
On comprend que, d'une situation si peu réglée, des
querelles aient pu naître. C'est ce qui arriva, même
entre Asiates. L'église de Laodicée fut troublée, en
167, par une grave discussion à propos de l'obser-
vance pascale. C'est à ce propos que Méliton de Sardes
écrivit sur ce sujet \ Apollinaire d'Hiérapolis en fit au-
tant. Tous deux étaient attachés à l'observance du 14 ^,
à l'observance quarto dé cimane. On ne voit donc pas
bien sur quoi portait le débat de Laodicée ; ce qui est
sûr, c'est qu'Apollinaire défendait le 14 par l'évangile
de saint Jean, refusant d'admettre que le Seigneur eût
fait la Pâque la veille de sa mort ^. Etait-il en désac-
cord avec Méliton, et ce point était-il celui sur lequel
ils se divisaient? Nous n'en savons rien.
Mais le plus grand litige était celui qui devait, un
jour ou l'autre, s'ouvrir entre l'usage quartodéciman,
particulier aux Asiates, et l'usage dominical, presque
lEns., IV, 26.
2 Méliton est formellement cité j)ar Polycrate au nombre de
ses autorités. Il n'en est pas de même d'Apollinaire. Mais dans
les passages de lui que nous a conservés la Chronique pascale,
il emploie un langage tout-à-fait quartodéciman. Ilippolyte et
Clément d'Alexandrie [ibid.) disent: «Le Christ est la vraie
Pâque»; Apollinaire dit ; «Le I4 est la vraie Pâque». On sent
la nuance.
3 Texte conservé dans la Chronique jiascale (Migne, P. G.,
t. XCII, p. 80). Apollinaire reprochait à ses adversaires d'intro-
duire une discordance entre les évangiles. Il croyait sans doute
pouvoir ramener les Synoptiques à saint Jean. Je l'ai essayé
aussi, après bien d'autres. Mieux vaut reconnaître que, sur ce
point, nous ne sommes pas en mesure de concilier les évangé-
listes.
LA QUESTION PASCALE 289
universellement accepté. Le désaccord était très appa-
rent. Dès le temps de Trajan et d'Hadrien on en avait
conscience à Rome. Les Asiates y étaient dès lors en
grand nombre: les très anciens papes Xyste et Téles-
phore les voyaient chaque année célébrer la Pâque le
même jour que les juifs. Ils prétendaient que c'était la
bonne manière. On les laissait dire, et, tout en suivant
un autre usage, on ne se brouillait pas avec eux. Plus
tard, cette divergence parut valoir la peine qu'on s'ef-
forçât de la réduire. Polycarpe, dans son voyage à
E/Ome, essaya de convaincre le pape Anicet que l'usage
quartodéciman était le seul admissible. Il n'y parvint
pas. Anicet non plus ne put décider le vieux maître
à adopter le système romain. Cependant ils se séparè-
rent en termes pacifiques. Sous Soter, successeur d'A-
nicet, les rapports paraissent avoir été un peu plus ten-
dus. C'est vers ce temps que se produisirent les trou-
bles de Laodicée: la question se passionnait. Vers l'an-
née 190, Victor, second successeur de Soter, résolut d'en
finir. Il exposa ses vues aux évêques d'Asie et pria Po-
lycrate, évêque d'Eplièse, de les réunir pour en coii-
férer. Polycrate les réunit en effet. Mais il tinrent bon
pour leur ancien usage. L'évêque d'Eplièse répondit en
leur nom au pape Victor par une lettre singulièrement
énergique, où il énumère toutes les illustrations chré-
tiennes de l'Asie, à commencer par les apôtres Philippe
et Jean. Il était lui-même d'une famille fort ancienne-
ment consacrée à l'Eglise, car avant lui sept de ses pa-
rents avaient été évêques. Tous les saints, tous les évê-
DuciiESKE. Hist. anc. de VEijl. - T. I. 19
290 CHAPITRE x^^.
ques qu'il énumère avaient observé le quatorzième jour.
Il se déclare décidé à l'observer, lui aussi, « sans se
» laisser effrayer par les menaces, car il est écrit: Mieux
» vaut obéir à Dieu qu'aux hommes » .
Cependant il devint manifeste que les Asiates étaient
seuls de leur avis. D'autres assemblées d'évêques se réu-
nirent à propos de cette affaire. Toutes leurs lettres sy-
nodales, dont Eusèbe dépouilla le recueil, étaient favo-
rables à l'usage dominical. Au concile de Palestine pri-
rent part les évêques Théophile de Césarée, Narcisse
de Jérusalem, Cassius de Tyr, Clarus de Ptolémaïs et
plusieurs autres. Ils déclarèrent qu'ils avaient coutume
de s'entendre avec l'église d'Alexandrie sur la détermi-
nation du jour de Pâques. Les évêques d'Osroène opi-
nèrent dans le même sens. Leur usage ne pouvait être
différent de celui d'Antioche, qui ne nous est pas at-
testé directement. Ceux du Pont présidés par leur doyen,
Palmas, évêque d'Amastris, Bacch3de, évêque de Corin-
the, Irénée au nom des chrétientés de Gaule auxquelles
il présidait, exprimèrent les mêmes sentiments.
Fort de tant d'adhésions, Victor alla plus loin. Il
entreprit de briser la résistance des Asiates en les sé-
parant de la communion de l'Eglise. Mais les lettres
qu'il envoya en ce sens ne furent pas accueillies aussi
favorablement que son appel à la tradition. Irénée in-
tervint et beaucoup d'autres évêques avec lui. Tout en
donnant raison, pour le fond, à l'église romaine, ils n'ad-
mirent pas que, sur une question aussi menue, de vé-
nérables églises, fondées par les apôtres, fussent trai-
LA QUESTION PASCALE 291
tées comme des foyers d'hérésie et rejetées de la famille
chrétiemie.
On peut croire que Victor revint sur ses mesures
sévères. Mais une chose est certaine : c'est que, dans l'en-
semble, les églises d'Asie finirent par adopter l'usage
romain. Au quatrième siècle, et nommément au concile
de Xicée, il ne fut plus question de cette affaire. Il 3'
avait alors des Quartodécimans : mais c'était, même en
Asie, une petite secte, tout-à-fait en dehors des églises
catholiques '. A Itome il y eut, sur le moment, quelque
résistance, évidemment parmi les Asiates établis. Un cer-
tain Blastus organisa une sorte de schisme. Irénée, qui
le connaissait, lui écrivit à ce sujet ^. Mais cette oppo-
sition ne dura guère ^.
^ Voir, sur ceci, mon mémoire La question de la Pâque
au concile de Xicée, dans la Hevue des questions historiques,
juillet 1880.
2 llcpî Gxl^y.aTo; (Eus., V, 15, 20); cf. Pseudo-Tert., 53.
3 Dans les Philosophumena, écrits une quarantaine d'années
plus tard, les Quartodécimans sont indiqués comme des indi-
vidus isolés: Ttvi; o'.Xovîix.oi 77;^ o'Ja'.v, loiwTai tt.v -N'vwcn, u.a/^iy.cÔT-s:'.
Tiv TP5-5V (YIII, 18).
CHAPITRE XYII.
Les conflits romains. — Hippolyte.
Les empereiTrs : Commode, Sévère. — Le pape Zéphyrin et le diacre Cal-
liste. — Hippolyte. — La cliristologie adoiîtianiste : les Théodotiens. — Les
Aloges romains et les Montanistes: Gains. — La théologie dn Logos. — L'é-
cole modaliste: Praxéas, Xoët, Epigone, Cléomène, Sa'oellins. — Perplexités
de Zéphyrin. — Condamnation de Sahellins. — Schisme d'Hippolyte : les
PJiilosophioiiena. — La doctrine de Calliste, son gonvernement. — L' oeuvre
littéraire d'Hipiiolyte, sa mort, son souvenir. — L'église romaine après Hip-
polyte. — Le pape Fabien et le prêtre Xovatlen.
Depuis Nerva et Trajan les empereurs se succédaient
par adoption et gouvernaient avec sagesse. La tendresse
paternelle de Marc-Aurèle fit revivre le système de l'hé-
rédité naturelle : ce fut un grand malheur pour l'empire.
Avec son fils Commode, Rome vit refieurir la tyrannie
folle des Caligula et des Néron. Le souverain absorbé
par l'amphithéâtre, où la canaille applaudissait ses ta-
lents de gladiateur: les gens de bien avilis par la ter-
reur, décimés par la proscription; la garde prétorienne
devenue le principal instrument de règne : tel fut le ré-
gime que l'empereur philosophe se trouva avoir préparé
en associant son fils à l'empire. Cela dura treize ans.
Le 31 décembre 192, Marcia, la femme morganatique,
ayant remarqué son nom sur la liste des personnes à
tuer la nuit prochaine, prit les devants et mit fin à
LES CONFLITS ROMAINS — HIPPOLYTB 293
l'orgie. On fit acclamer aux prétoriens un vieil officier,
Pertinax, dont la sévérité ne tarda pas à les dégoûter,
si bien qu'ils le massacrèrent. Deux sénateurs alors se
présentèrent à eux, comme candidats à la succession.
Le plus offrant, Didius Julianus, fut choisi et imposé
par la garde au sénat et au peuple romain. Cette trans-
mission du pouvoir par la garnison de E-ome n'agréa pas
aux armées des frontières. Leurs généraux, Sévère, Niger,
Albinus, furent par elles portés à l'empire. Sévère, qui
commandait en Pannonie, arriva le premier à Rome et
s'y installa. Puis, après s'être d'abord entendu avec Al-
binus, chef de l'armée de Bretagne et déjà acclamé en
Gaule, il entreprit Niger, son compétiteur d'Orient, et
le vainquit. Se retournant ensuite contre i^lbinus, il s'en
débarrassa également et demeura seul maître de l'em-
pire, maître sévère de fait comme de nom. L'ordre se
rétablit, les frontières furent défendues, les Parthes re-
virent chez eux les armées romaines, qui poussèrent cette
fois jusqu'au golfe Persique.
Sévère fut dur aux chrétiens, comme à tout le monde.
C'est contre ses rigueurs que protesta TertuUien, dans
ses divers écrits de l'année 197, Ad martyre-s, Ad Na-
tloneSf Apologeticiis. Il renforça même la législation per-
sécutrice et, par un édit spécial, interdit les conversions.
Mais nous reviendrons sur ce point.
Le pape Victor mourut sous ce règne, en 198 ou 199.
Il fut remplacé par Zéphyrin. Avec celui-ci l'histoire de
l'église romaine entre dans une période un peu moins
obscure. C'était un homme simple et sans lettres. A peine
2M CHAPITRE XVII.
installé, il fit venir d* Antiiun, où il vivait dans une sorte
de retraite, un personnage appelé Calliste, se l'associa
dans le gouvernement du clergé et lui confia en parti-
culier l'administration du cimetière. « Le cimetière» avait
été jusque là dans la villa des Acilii, sur la voie Salaria.
Calliste le transporta sur la voie Appienne, près de la-
quelle se trouvaient déjà plusieurs sépultures familiales
fort anciennes, désignées par les nom? de Prétextât, de
Domitille et de Luciiie. A partir du III^ siècle, ces sé-
pultures de famille devinrent le noyau de nécropoles
fort étendues; les papes y eurent une chambre funé-
raire spéciale. Sans que l'on cessât d'enterrer à Priscille
ni d'ouvrir ailleurs des sépultures nouvelles, le nouveau
cimetière prit mi relief spécial. Le nom de Calliste y
fut attaché, bien que, seul de tous les papes du ITT siècle,
il n'}- eût point reçu la sépulture.
Calhste avait fait beaucoup parler de lui sous les
papes précédents. Hippolyte, son ennemi acharné, nous
raconte qu'il fut d'abord esclave d'un certain Carpophore,
chrétien de la maison de César ^ ; son maître lui avait
confié des fonds pour une banque qu'il tenait dans le
quartier de la Piscine publique ^. Calliste fit de mauvaises
affaires et, poui' échapper à la colère de Carpophore, il
chercha à s'enfuir. Déjà il s'embarquait à Porto, lorsqu'il
vit arriver son maître: il se jeta à l'eau, fut repêché, pris
^ Sans doute M. Aurelius Carpophorus, C. I. L., YI, 13040 ;
cf. De Rossi, Bull., 1866, p. 3.
^ Cette piscine publique fut remplacée peu après par les
thermes de Caracalla.
LES CONFLITS ROMAINS — ÎIIPPOLYTE 295
et mis au pétrin. Assailli par les créanciers de son es-
clave, parmi lesquels il y avait nombre de chrétiens,
Oarpophore le relâcha. Calliste se faisait fort de trouver
de l'argent. Il avait en effet des débiteurs parmi les
juifs. Il alla les trouver à la synagogue. Un grand ta-
page s'ensuivit. Les juifs prétendirent avoir été troublés
dans leurs cérémonies et traînèrent leur créancier de-
vant le préfet de Rome Fuscianus, l'accusant d'injures
et dénonçant sa qualité de chrétien. Malgré les instances
de Carpophore, son esclave fut condamné, comme chré-
tien, aux mines de Sardaigne.
Ceci se passait sous l'épiscopat d'Eleuthère \ Quel-
que temps après, les confesseurs de Sardaigne furent
libérés, comme il a été dit plus haut, par l'intervention
de Marcia ^. Calliste ne figurait pas parmi ceux dont
la liste avait été communiquée à Marcia par le pape
Victor. Cependant le prêtre Hyacinthe, envoyé par ce-
lui-ci en Sardaigne, obtint du procurateur qu^on le li-
bérât avec les autres. Il revint donc à Rome; mais,
après ce qui s'était passé, il y avait trop de gens qui
le voyaient d'un mauvais œil. Victor l'expédia à Antium
et lui fit mie pension mensuelle. C'est de cette situation
de confesseur pensionné qu'il passa au conseil de Zé-
phyrin, sans doute en qualité de diacre. Dans cette re-
traite de huit à dix ans il eut peut-être le loisir de cul-
tiver son esprit. Cependant il semble être resté toujours
1 Fuscianus fut préfet depuis 185 ou 186 jusqu'au printemps
de 189.
^ Ci-dessus, p. 252.
296 CHAPITRE XVII.
un homme d'action et de gouvernement, plutôt qu'un
théologien bien exercé.
Les théologiens ne manquaient pas à Rome. Le corps
presbytéral en comptait un de premier ordre, Hippolyte,
disciple de saint Irénée. Les querelles qu'il eut plus tard
avec ses chefs et surtout le fait qu'il écrivit toujours
en grec, alors que, peu après lui, cette langue cessa
d'être parlée à Rome, ont concouru à faire tomber dans
l'oubli la plupart de ses œuvres. Mais les recherches de
l'érudition contemporaine les ramènent peu à peu au
jour et l'on peut dès maintenant constater que le grand
écrivain romain n'a guère à envier à la gloire littéraire
d'Origène, son collègue d'Alexandrie. Origène le connut
personnellement. Dans un voyage à E,ome, au temps de
Zéphyrin, il assista un jour à une homélie d 'Hippolyte
et celui-ci trouva moyen d'introduire dans son discours
une mention de l'illustre alexandrin \
Rome, du reste, n'avait pas cessé d'être le rendez-
vous favori des penseurs chrétiens et des aventuriers
religieux. Ils continuaient d'y affluer, comme au temps
d'Hadrien et d'Antonin, entretenant autour de l'église
ou même dans son sein une perpétuelle agitation. De
là des conflits intéressants, précurseurs de ceux qui
agitèrent si gravement le quatrième siècle et les sui-
vants.
Les premiers chrétiens, nous l'avons assez dit, étaient
tous d'accord sur la divinité de Jésus-Christ. Ils chan-
' Hieron., De viris ilL, 61.
LES CONFLITS ROMAINS — IIIl'POLVTE 297
tent, dit Pline, des hymnes au Christ honoré comme
dieu, quasi deo. « Mes frères, dit l'auteur de l'homélie
pseudoclémentine, nous devons penser de Jésus-Christ
comme de Dieu». Mais comment était-il Dieu? * Com-
ment sa divinité se conciliait-elle avec le strict mono-
théisme que l'on professait d'accord avec Israël? Ici
commençaient les divergences. Si l'on néglige les Gnos-
tiques, très explicites sur la divinité du Sauveur, mais
en désaccord avec les autres chrétiens sur la notion de
Dieu, les idées en circulation peuvent se ramener à deux
types principaux: le premier, Jésus est Dieu parce qu'il
est le Fils de Dieu incarné : l'autre, Jésus est Dieu parce
que Dieu l'a adopté pour Fils et élevé au rang divin.
La première explication est proposée explicitement par
saint Paul et saint Jean, qui tous deux enseignent sans
ambages la préexistence du Fils de Dieu à son incar-
nation dans le temps. Saint Paul n'a pas employé, pour
désigner le Christ préexistant, le terme de Logos. C'est
dans les écrits de saint Jean qu'il apparaît, et, comme
ces écrits, notablement postérieurs à ceux de saint Paul
et aux premières prédications chrétiennes, mirent quelque
temps à s'accréditer, il y a lieu, dans les commence-
ments, de distinguer entre la doctrine, fondamentale et
commune, du Christ préexistant et l'aspect particulier
qui lui vient du terme spécial de Logos. Les apologistes,
à partir de saint Justin, firent beaucoup valoir la notion
du Logos; mais c'était une notion philosophique, et les
^ Aï? fy.3c; cppsvîTv -spi 'Iy.ciù XpiaTsu w; T7ioi Ossti ill^' Clem., 1).
298 CHAPITRE XVIT.
déductions que Ton en pouvait tirer étaient destinées à
passer le plus souvent au dessus de la tête des simples
croyants.
Ceux-ci — défalcation faite des ébionites de Pales-
tine, qui s'obstinaient à considérer Jésus comme un
grand prophète et ne voyaient dgms son titre de Fils
de Dieu qu'un attribut messianique — ou s'abstenaient
d'alambiquer leur croyance à la divinité du Sauveur
(c'était sûrement le plus grand nombre), ou se l'expli-
quaient par une des deux notions ci-dessus indiquées,
l'incarnation et l'adoption. Hermas tient, semble-t-il, un
langage adoptianiste. Il a bien l'idée d'une personne
divine distincte de Dieu le Père d'une certaine façon;
c'est pour lui le Fils de Dieu ou le Saint-Esprit. Avec
cette personne divine le Sauveur est, pendant sa vie
mortelle, en rapports permanents, mais non pas tels
qu'ils correspondent à ce qu'on appela plus tard l'u-
nion hypostatique. Son œuvre terminée, il est admis,
en récompense de ses mérites, aux honneurs de l'a-
pothéose.
Pour ces idées Hermas n'a pas soutenu thèse. Xous
les voyons transparaître dans un coin de son livre, à
propos de choses aussi propres que possible à en dé-
tourner l'attention. Mais le fait qu'un homme dans la
situation d "Hermas a pu avoir en tête une telle expli-
cation, et cela dans la plus parfaite bonne foi, n'en est
pas moins remarquable. On va voir, du reste, qu'il se
relie à d'autres manifestations du même s^^stème.
LES CONFLITS ROMAINS — HlI'l'OLYTE 299
Sous le pape Victor on vit arriver à Rome un riche
chrétien de Byzance appelé Théodote '. On Fappellait
Théodote le corroyeur, parce qu'il avait acquis sa for-
tune dans cette industrie. C'était un homme fort instruit.
Il se mit à dogmatiser. Suivant lui, Jésus était un homme
comme les autres, sauf pourtant sa naissance miraculeuse.
Il avait grandi dans les conditions ordinaires, manifes-
tant une très haute sainteté. A son baptême, sur les
Lords du, Jourdain, le Christ, autrement dit le Saint-
Esprit, était descendu sur lui sous la forme d'une co-
lombe : il avait reçu ainsi le pouvoir de faire des mi-
racles. Mais il n'était pas devenu dieu pour cela. C'est
seulement après sa résurrection que cette qualité lui
était reconnue, et encore par une partie seulement des
Théodotiens.
Victor n'hésita pas à condamner de telles doctrines.
Théodote fut excommunié •. Il persista, et ses adhé-
rents se trouvèrent assez nombreux pour qu'il leur vint
l'idée de s'organiser en église. Un second Théodote,
^ Sur les deux Théodote et leur secte nous sommes ren-
seignés par divers ouvrages de saint Hippolyte: 1° Sij)itaynia
Pseudo-Tert., 53; Epiph., LIV, LV ; Philastr., 50;) cf. Coufra
Xoptfim/d- 2° rhUosophiimeiia, VII, 35; X, 23; 3** Le Petit Lahij-
rhithe (Eus., H. E., V, 28)-
^ Hippolyte raconte que Théodote avait apostasie à Byzance
€t que ses doctrines furent produites comme excuse de sa faute.
Il n'avait pas, disait-il, renié Dieu : il n'avait renié qu'un homme.
<J'est une historiette, et peu croyable, car enfin, même en se pla-
çant au point de vue de Théodote, il aurait renié le Sauveur et
Seigneur de tous les chrétiens, et son cas fût demeuré d'une
gravité extrême.
300 CHAPITRE XVII.
banquier de son état, et un certain Asclépiodote, tous
deux disciples du byzantin, trouvèrent un confesseur
romain appelé Natalis, qui consentit, moyennant traite-
ment, à faire les fonctions d'évêque dans la nouvelle
secte. Celui-ci ne persévéra pas. Il avait des visions où
le Seigneur le réprimandait sévèrement. Comme il fai-
sait la sourde oreille, « les saints anges » lui administrè-
rent de nuit une correction énergique, si bien que, le
jour venu, il alla se jeter aux pieds du pape Zéphyrin,
du clergé et des fidèles, demandant miséricorde. On finit
par le prendre en pitié : il fut admis à la communion.
C'est seulement un peu plus tard (v. 230?) qu'apparaît
un autre docteur de cette secte, un certain Artémon ou
Artémas, qui semble avoir vécu longtemps et joué un
certain rôle.
Ceci est de l'histoire extérieure. La doctrine doit
être examinée de plus près. D'après le sommaire qui
en a été donné \ on voit que les Théodotiens admet-
taient auprès de Dieu une puissance divine appelée
Christ ou Saint-Esprit. Il en est de même dans les expli-
cations d'Hermas ^. Un trait particulier, que saint Hip-
polyte relève dans la doctrine de Théodote le banquier^
c'est le culte de Melchisédech. Melchisédech était iden-
tifié par lui avec le Fils de Dieu, le Saint-Esprit. Cette
idée, suggérée par une mauvaise interprétation de l'é-
pître aux Hébreux, se retrouve en dehors de la secte
^ D'après les Philosophumena.
2 Sauf que, chez Hermas, le terme de Christ n'est pas em-
ployé, mais seulement celui de Fils de Dieu.
LES CONFLITS ROMAINS — HIITOLYTE BOi
théodotienna et bien longtemps après elle '. Combinée
avec le système du Christ devenu dieu par adoption,
elle devait aboutir à donner à celui-ci un rang infé-
rieur à Melchisédech. Le Fils de Dieu, en effet, ne peut
qu'être supérieur au bon serviteur dont il a dirigé les
actes et décidé l'avancement. Aussi est-ce à lui que le
sacrifice était offert. « Le Christ a été choisi pour nous
» appeler de nos voies diverses à cette connaissance :
» il a été oint et élu par Dieu parce qu'il nous a dé-
» tournés des idoles en nous montrant la vraie voie » ^.
C'est tout-à-fait l'œuvre du Sauveur dans la parabole
d'Hermas.
Aussi n'est-on pas trop surpris quand on voit cette
école se chercher des ancêtres dans les générations pré-
cédentes. On prétendait, dans la secte, être fidèle à l'an-
cienne tradition, conservée à Home jusqu'à Victor, et
qui ne s'était altérée que sous Zéphyrin. Ceci était déjà
inexact, puisque c'est précisément Victor qui condamna
les théodotiens. D'autre part, nombre d'écrivains an-
ciens, comme Justin, Miltiade, Tatien, Clément, L^énée,
Méliton, avaient affirmé la divinité du Christ, le pré-
sentant comme étant à la fois Dieu et homme. Nombre
de psaumes et de cantiques composés depuis l'origine
par les fidèles exprimaient la même croyance ^. Cela est
* Saint Epiphane l'atteste lui-même {Haer., LV, 5, 7) ; de son
temps, l'auteur des Qnaestiones Veteris et Xovi Testamenii, qui
écrivait à Rome, en était au même point (P. />., t. XXXV,
p. 2329).
«Epipli., LV, 8.
^ «Petit Labyrinthe», dans Eus., V, 28.
302 CHAPITRE XVII.
vrai. Mais les écrits allégués ou bien témoignaient de
la simple croyance à la divinité du Christ, ou l'expli-
quaient par la théorie du Logos en s'inspirant de
saint Jean. Cela n'exclut pas que d'autres idées ne
fussent acceptées, çà et là, obscurément et sans insis-
tance. Il ne faut pas oublier que, si insuffisante qu'elle
nous paraisse, la théologie théodotienne trouva des adhé-
rents jusqu'à la fin du IV^ siècle, et que saint Augustin \
à la veille de sa conversion, croyait encore, et très
sincèrement, qu'elle représentait le christianisme or-
thodoxe.
Un trait particulier de cette école, ce sont ses ac-
cointances avec la philosophie positive. Aristote j était
très honoré, Théophraste aussi, avec Euclide et Galien.
On y cultivait le syllogisme, on en abusait même, en
l'appliquant indûment à la Bible. La critique biblique^
traitée dans un esprit terre à terre, foncièrement hos-
tile à tout allégorisme, aboutissait souvent à des re-
touches et à des mutilations des textes sacrés. Les Théo-
dotiens paraissent avoir eu le même canon que l'Eglise;
ils n'excluaient pas, comme les Aloges, les écrits de
saint Jean, bien qu'il fût malaisé de les concilier avec
leur doctrine. Mais leurs exemplaires des Livres Saints
ne ressemblaient guère aux textes reçus; ils différaient
même beaucoup entre eux. On citait ceux d'Asclépiade,
de Théodote, d'Hermophile, d'Apollonide, ces derniers
en désaccord les uns avec les autres.
1 Conf., yil, 19.
LES CONFLITS ROMAINS — HIPPOLYTE 303
Le « Petit Labyi'inthe », qui nous a conservé ces
renseignements, est le seul ouvrage où ces travaux de
critique biblique aient laissé trace. Il était dirigé ex-
pressément contre Artémas ', et de graves indices por-
tent à croire qu'il fut écrit par Hippol3^te, vers la fin
de sa vie. Ce n'était pas pour la première fois que le
grand docteur romain s'attaquait aux Théodotiens. Il
leur avait déjà consacré des notes spéciales dans son
Syntagma d'abord, puis dans les PhilosopJiiimena.
Les iUoges aussi eurent affaire à lui. On a vu plus
haut comment ce parti s'était formé en Asie lors de la
première apparition des prophètes montanistes, alors
que les écrits de saint Jean étaient encore d'assez fraî-
che date pour qu'il ne fût pas trop insensé d'en con-
tester l'autorité, Cette opposition visait surtout l'usage
ou l'abus que les enthousiastes de Phrygie faisaient du
Paraclet, des visions et des prophéties. On ne voit pas
qu'elle ait eu des conséquences dans le domaine de la
christologie. Saint Irénée l'avait repoussée. Hippol^^te
crut devoir la combattre. Il le fit dans un livre inti-
tulé « Pour l'évangile de Jean et l'apocalypse » , dont
^ Les fragments contre Artémas, cités par Eusèbe sans nom
d'auteur et que Théodoret (Haeref. fab., II, 5) dit avoir appar-
tenu à un livré intitulé « Petit Labyrinthe », paraissent bien être
d'IIippolyte. Photius (cod. 48) lui attribue île confondant avec
Caiusi un livre « Contre l'hérésie d'Artémas ». Du reste le titre
« Petit Labyrinthe » suppose un Grand Labyrinthe, et cette ex-
pression a servi à désigner les « Philosophumena » , comme on
le voit par le texte même de cet ouvrage (X, 5).
1
304 CHAPITRE XVII.
une bonne partie doit être entrée dans le chapitre que
saint Epiphane consacre aux Aloges \ Ces adversaires
acharnés des Montanistes les avaient peut-être suivis à
E/Ome, où, en ce moment, les disciples du Paraclet fai-
saient parler d'eux. Ceux-ci avaient plusieurs chefs, qui
ne s'entendaient pas toujours, un certain Eschine et Pro-
culus ou Proclus ^, ce dernier très vénéré de Tertul-
lien ^. Proclus écrivit pour faire valoir la nouvelle pro-
phétie. Il lui fut répondu par un chrétien ■* de E^ome
appelé Caius, lequel eut occasion d'invoquer contre son
adversaire les tombeaux du Vatican et de la voie d'Ostie,
qui consacraient le souvenir des apôtres Pierre et Paul.
Le livre de Caius avait la forme d'un dialogue. Il con-
tenait une très vive critique de l'Apocalypse, que l'au-
teur attribuait à Cérinthe, tout comme les Aloges ^. Hip-
polyte ne crut pas devoir laisser passer une telle asser-
tion. Il écrivit contre Caius des Cajjlta, dont certains
fragments ont été récemment signalés ^.
^ Haer,, LV.
2 Pseudo-Tert., 52, 53; cf. Philosoph., VIII, 19.
^ Adv. Valent., 5. — Sur Proclus v. Eus., II, 25; III, 31;
VI, 20.
^ Photius (cod. 48) le qualifie de prêtre; mais ceci peut ré-
sulter de la confusion qu'il fait entre Caius et Hippolyte.
^ Il ne semble pas que Caius ait étendu ses critiques au qua-
trième évangile. Eusèbe (VI, 20), fort attentif à ses références
bibliques, n'aurait pas laissé passer une telle attitude sans ob-
servation .
^ Sur Caius, v. Eus., III, 28; VI, 20. L'évêque nestorien
Ebed Jesu (XIV« siècle), donne un catalogue des écrits d'Hip-
polyte, dans lequel les « Chapitres contre Gaius » sont marqués
comme distincts du traité « Pour l'évangile de Jean et l'apo-
LES CONFLITS ROMAINS — HIPPOLYTE 305
Mais déjà, dans ces premières années de l'épiscopat
de Zéphyrin, son activité se dépensait en une bien autre
controverse. Les Théodotiens, rejetés de l'Eglise, con-
tinuaient à faire bruit au dehors : dans le sein même
de la communauté chrétienne un grand débat passion-
nait les esprits cultivés ou même sans culture.
11 s'agissait de s'entendre sur ce qu'était au juste
la divinité incarnée en Jésus-Christ. Partant de la don-
née johannique « le Verbe s'est fait chair » , nombre d'é-
crivains, et surtout les apologistes, s'étaient mis à cul-
tiver la théorie philonienne du Logos. Outre qu'ils y
trouvaient un moyen de faire concorder leur propre
foi avec leur éducation philosophique, ils avaient là un
point de contact avec les auditeurs ou lecteurs instruits
devant lesquels ils défendaient le christianisme. Celse
lui-même approuve la doctrine du Logos. Mais qu'é-
tait-ce au juste que le Logos ? Au fond, et quelles que
fussent les formes dans lesquelles se moulait leur pen-
sée, le Logos, pour eux, c'était Dieu s'extériorisant, agis-
sant au dehors de lui, se laissant ou se faisant con-
naître. Dieu est ineffable, abstrait, inconnaissable : entre
lui et le monde il faut un intermédiaire. Cet intermé-
diaire ne peut être que divin : le Verbe procède de
Dieu. A lui doit être rapportée toute l'action extérieure
calypse» (Assemani, Bïbl. Or., t. III', p. 15). M. Gwynn a signalé
récemment des fragments de ces « Chapitres » dans un commen-
taire inédit de Denys Bar Salibi sur l'Apocalypse (v. Texte nnd
Uni., t. VI, p. 122 et suiv.).
DuCHESNE. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. 20
806 CHAPITRE XVII.
de Dieu, et d'abord la création, puis les manifestations
divines ( théophanies) dans l'Ancien Testament, enfin l'in-
carnation.
Quel est maintenant le rapport entre le Verbe, Dieu
accessible, et le Père, Dieu inaccessible? C'est ici le
point délicat. Le Verbe est de Dieu, de l'essence du
Père, £■/. T-?;; toO IlaTpô; oÙGta;, comme dira plus tard,
et dans le même sens, le symbole de Nicée. Cependant
il est autre par rapport à lui. C'est un autre dieu, dit
crûment saint Justin. Ni ce terme excessif ni les autres
que l'indigence du langage théologique amènent sous
la plume de ces anciens auteurs ne doivent pourtant
être pris dans un- sens qui dépasse ce que nous enten-
dons par la distinction des personnes. Ce qu'il y a de
critiquable en cette théorie, c'est plutôt que la distinc-
tion personnelle n'est pas conçue comme étemelle, comme
une nécessité de la vie intime de Dieu. Ces chrétiens
platonisants n'avaient besoin du Verbe que pour expli-
quer les choses contingentes. Logiquement antérieur à
la Création, le Verbe l'était aussi chronologiquement :
rien de plus. Le terme grec de Logos, avec son double
sens de Raison et de Parole, suggérait un arrangement.
Comme Raison divine, le Verbe avait toujours existé
au sein de Dieu ; comme Parole il en était sorti, d'une
certaine manière, à un moment déterminé. Cette idée
s'exprimait plus clairement par les termes de Verbe im-
manent (Adyo; evStaOsTo;) et de Verbe proféré (Aoyo;
77pooopi/c6;), que l'on rencontre quelquefois.
LES CONFLITS KOMAINS — TIIPPOLYTE 307
Comme tous les accommodements entre la religion
et la philosophie, celui-ci avait ses inconvénients. Il s'ins-
pire, essentiellement et avant tout, d'une préoccupation
cosmologique étrangère à la tradition chrétienne, cul-
tivée plutôt soit par les platoniciens proprement dits,
soit par les penseurs de l'école de Philon, soit aussi et
surtout par les gnostiques de toute catégorie. L'unité
du principe divin, la Monarchie, comme on disait, n'y
était sauvée que par une sorte de distribution (oî/covo(7.iz),
organisée, comme les plérômes, pour combler la distance
entre l'Infini et le fini. C'est la personne du Verbe qui
jouait ici, à elle seule, le rôle confié ailleurs à toute une
série d'éons, d'archontes, de démiurges. Une fois atteint
le monde fini, la Création, il n'y avait plus de difiî-
cultés. Le Logos créateur se répandait dans ses œuvres,
surtout dans l'humanité, pourvoyait aux besoins de
celle-ci en fait de sagesse, se révélait dans la bonne phi-
losophie des Grecs et dans les prophètes d'Israël, enfin
donnait en Jésus ses suprêmes enseignements. La théorie
n'allait pas plus loin. C'est à la seule tradition ecclé-
siastique qu'il fallait s'adresser pour parler de ce qui
est le fond et l'originalité du christianisme, le salut par
Jésus-Christ.
Ces défauts et ces lacunes expliquent le peu d'en-
thousiasme que la théologie du Logos excita, non seu-
lement dans les masses chrétiemies, mais même chez des
personnes comme saint Irénée, chez lesquelles la tradition
religieuse était absolument prépondérante. Dieu créa-
teur; Jésus, Fils de Dieu, Sauveur: tels sont les pôles
1
308 CHAPITRE XVII.
entre lesquels se meut la pensée du grand évêque de
Lyon. Ce n'est pas qu'il ignore les explications répan-
dues autour de lui: mais ce n'est point elles qui diri-
gent ses réflexions. Irénée n'était pas un chef d'école,
mais un chef d'église. Il est naturel que d'autres pas-
teurs aient été dans les mêmes dispositions d'esprit, et
ceci nous ramène à E^ome, au moment où le conflit va
se produire entre la théologie du Logos et les résistances
de l'autorité religieuse.
Ce conflit, toutefois, ne s'ouvrit pas directement.
La théologie du Logos eut d'abord affaire à une oppo-
sition d'école, à une autre théologie. De bonne heure,
en Asie, il se trouva des gens qui ne voulurent point
entendre parler d'un intermédiaire entre Dieu et le
monde, surtout dans l'œuvre de la rédemption, et dé-
clarèrent qu'ils ne connaissaient qu'un Dieu, celui qui
s'était incarné en Jésus-Christ. Les appellations de Père
et de Fils ne correspondaient, suivant eux, qu'à des
aspects divers, à des rôles passagers \ nullement à des
réalités divines. C'est ce que nous appelons le moda-
lisme. Les théoriciens du Logos, qui platonisaient si
manifestement, reprochaient à leurs adversaires de s'ins-
pirer d'Heraclite et de Zenon. En réalité les modalistes
avaient surtout à cœur de défendre la divinité du Sau-
veur, et cette préoccupation leur valut d'abord des sym-
pathies. Malheureusement ils s'y prenaient mal et durent
être abandonnés.
^ E-approclier les idées analogues que saint Justin combat
dans son Dialogue avec Tryphon, c. 128.
LES CONFLITS ROMAINS — HIPPOLYTE 309
Déjà, SOUS le pape Eleuthère, cette doctrine avait
trouvé le chemin de Rome. C'est alors, en effet, qu'un
confesseur d'x\sie, appelé Praxéas, s'y présenta. L'église
romaine, saisie de l'affaire de Montan et de sa prophétie,
hésitait encore à condamner et se montrait plutôt dé-
cidée à ne pas réprouver, lorsque Praxéas apporta des
renseignements tels que le vent changea et que Ton
se décida contre les Phrygiens. Praxéas était modaliste.
Il répandit ses idées, ce qui faisait dire à Tertullien
qu'il avait accompli à Rome deux œuvres diaboliques,
chassé le Paraclet et crucifié le Père. Ce dernier trait
servit, en effet, de très bonne heure, à ridiculiser la
nouvelle doctrine. Il en exprimait assez bien luie des
conséquences les plus contraires à l'Ecriture. Les mo-
dalistes furent appelés Patripassiens. Les doctrines de
Praxéas se répandirent aussi à Carthage, favorisées, dit
Tertullien, par la simplicité des gens. Mais elles trou-
vèrent un contradicteur, lui sans doute. Il les dénonça
aux autorités de l'église et Praxéas fut obligé, non seu-
lement de promettre qu'il s'amenderait, mais encore de
signer une pièce en garantie de sa correction ^ Le si-
lence se fit.
A Smyrne, vers le même temps, un certain Xoët,
dont le nom donna lieu, lui aussi, à beaucoup de plai-
santeries *, comparaissait, pour un enseignement analogue,
devant « les prêtres » de Smyrne, qui lui en firent des
reproches. Il compliquait, sa situation en se faisant ap-
^ Tertullien, Adv. Pra.r., 1.
2 iNsr.To; signifie intelligible, mais àvoV.To; veut dire insensé.
310 CHAPITRE xvn.
peler lui, Moïse, et son frère, Aaron, étrangeté derrière
laquelle pouvaient se dissimuler d'excessives prétentions.
Il parvint, la première fois, à se défendre. Mais comm.e
il persistait à dogmatiser et qu'un groupe de disciples
se formait autour de lui, il fut de nouveau cité devant
le collège presbytéral. Cette fois il fut plus net et dé-
clara, propos significatif, qu'après tout il ne faisait aucun
mal en enseignant une doctrine qui rehaussait la gloire
de Jésus-Christ : « Je ne connais qu'un Dieu ; ce n'est
» pas un autre que lui qui est né, qui a souffert, qui
» est mort ». Il fut excommunié ^
Ainsi les idées modalistes avaient déjà subi deux
condamnations, à Carthage et à Sm^^rne, lorsque, pour
la seconde fois, elles tentèrent la fortune à Rome. Un
disciple de Noët, appelé Epigone, vint s'y établir et
ouvrit une école, à la tête de laquelle il fut bientôt
remplacé par un certain Cléomène, auquel, un peu plus
tard, succéda Sabellius. Il y avait déjà à E^ome une
école théodotienne, qui s'était même transformée en
église. Les nouveaux docteurs se montraient très op-
posés aux théodotiens. On peut croire qu'après les échecs
subis en Afrique et en Asie ils eurent l'esprit d'atté-
nuer ce que leur langage pouvait avoir de plus cho-
quant. Aussi furent-ils d'abord bien vus de la masse
des fidèles, qui n'y entendait pas malice, et même de l'é-
vêque Zéphyrin, peu versé dans les raffinements de la
théologie, soucieux avant tout, comme c'était son de-
^ Hippolyte, Contra Noëtum, 1 (cf. Epipli., Haer., LVII);
Philosoph., IX, 7.
LES CONFLITS ROMAINS — HIPPOLYTE 311
Toir, de la paix ecclésiastique. Il laissa traïK^iiilles les
maîtres et leur école. Ceux-ci faisaient valoir avant tout
le terme de monarcliie, qui revenait à peu près à celui
•de consubstantialité, plus tard en usage, et servait à
exprimer le monothéisme dans toute sa rigueur. On
ne parlait plus que de monarchie. Les gnostiques, on
l'a vu, avaient introduit ce régime dans leur plérôme ;
sous la direction d'Apelle le marcionisme avait évolué
dans le même sens. Le populaire orthodoxe entrait vo-
lontiers dans ce mouvement : on le trouvait toujours prêt
à défendre la sainte monarchie. Il n'est pas jusqu'aux
montanistes qui ne s'enrôlassent sous cette bannière ;
un certain nombre d'entre eux, conduits par Eschine
«e rallièrent à la théologie modaliste. D'autres, toutefois,
Proclus en tête, observèrent une attitude différente.
L'ennemi commun, c'était la théologie du Logos \
défendue à Rome par Hippolyte, en Afrique ])2iv Ter-
tullien. Les orthodoxes lui reprochaient surtout d'intro-
duire deux dieux. Il fallait, en effet, une certaine éduca-
tion philosophique, et même une certaine bonne volonté,
pour ne pas voir dans le Logos, tel qu'ils le présen-
taient, un second dieu, distinct du vrai, inférieur à lui.
Mais comment éviter ce Charybde sans tomber sur le
* On peut s'étonner que des gens qlii admettaient le qua-
trième évangile aient eu tant de répugnance pour un système
qui s'y rattachait si étroitement. Ils avaient réponse à cela:
« Vous êtes étranges en donnant au Fils le nom de Verbe. Jean
:>^ le dit sans doute, mais il est coutumier de l'allégorie ». Hipp.,
Contra Xoët., 15.
J
312
CHAPITRE XXII.
Scylla du patripassianisme ? Le bon Zéphyrin finit par
ne plus savoir auquel aller. Il disait volontiers, tout
comme Noët et son monde : « Moi, je ne connais qu'un
» seul Dieu, Jésus-Christ, et, en dehors de lui, aucun
» autre qui soit mort et qui ait souffert ». Mais il ajou-
tait : « Ce n'est pas le Père qui est mort, c'est le Fils » .
C'était reproduire les termes à concilier, les données
traditionnelles de l'unité divine, de l'incarnation et de
la distinction entre le Père et le Fils. Zéphyrin était
dans son rôle en maintenant la tradition; mais il n'en
résolvait pas les énigmes.
Hippolyte, qui prônait une solution, et ne réussissait
pas à la faire accepter de son évêque, allait s'exaspé-
rant de plus en plus. Derrière Zéphyrin, sa colère visait
son conseiller Calliste. Aussi quand Zéphyrin fut mort
et que Calliste eut été élu pour le remplacer, il n'hésita
plus, cria au scandale et se sépara de l'Eglise avec un
certain nombre d'adhérents. Cette grave démarche fit
beaucoup de bruit. Calliste ne voulut pas laisser dire
qu'on se séparait de lui parce qu'il patronnait de mau-
vaises doctrines: il condamna Sabellius pour hérésie \
Mais il n'admit pas pour autant qu'Hippolyte lui im-
posât sa théologie. Le docteur demeura dans la triste
situation de chef d'église dissidente, et s'y maintint même
sous les successeurs de Calliste, Urbain et Pontien.
Sa rancune s'exhala dans le livre que nous appelons,
par suite d'une erreur, les Philosopluimena. C'est une
LES CONFLITS IlOMALNS — HTPPOLVTE 313
réfutation dç tous les systèmes doctrinaux en désac-
cord avec l'orthodoxie chrétienne, celle-ci étant, bien
entendu, ramenée au point de vue de Fauteur. La ma-
tière est répartie en neuf livres d'exposition, suivis
d'une récapitulation qui forme un dixième livre. Les
quatre premiers sont consacrés aux philosophies ou my-
thologies des Grecs et des Barbares. Puis viennent les
diverses sectes gnostiques et autres hérésies chrétiennes
jusqu'à Noët et Calliste, après lesquels il n'y a plus que
les Elkasaïtes ^ et les Juifs. Ce n'était pas la première
fois qu'Hippotyte s'attaquait aux hérésies. Vingt ans au
moins auparavant il en avait dressé un catalogue, com
mençant à Dosithée ^ et aboutissant à Noët, trente-
deuxième de la série. Cet ouvrage, appelé ^yntagma,
est perdu, mais il a passé presque entièrement dans la
compilation de saint Epiphane '^ Hippolyte y exposait
les divers systèmes et les réfutait ensuite, d'après
saint Irénée, en discutant leurs raisons et leur exégèse.
Le procédé suivi dans les Philosoplmmena est tout dif-
férent. Il consiste à assimiler chaque théologie hérétique
à un système philosophique ou païen préalablement ré-
futé ou bafoué, car l'auteur a l'invective facile. Hippo-
lyte n'avait jamais brillé par sa douceur, mais du ^^yn-
tagma au Labyrinthe son caractère s'était encore aigri.
' Ci-dessus, p. 129.
" Ci-dessus, p. 159.
^ On le retrouve aussi dans le livre de Philastre contre les
hérésies et dans l'appendice au livre des Prescriptions de Ter-
tullien [Praescr., 45-53). La finale s'est conservée isolément, sous
forme d'homélie contre Noët.
1
'314 CHAPITRE XVII.
De Calliste surtout il ne peut parler sans fureur. Aussi
ne faut-il pas se fier à ce qu'il en dit. Il ne suffit
pas d'écarter ses interprétations haineuses : les faits
eux-mêmes, tels qu'il les rapporte, ne sauraient être ad-
mis sans réserves \
C'est ainsi qu'il est difficile d'attribuer à Calliste
Texposé doctrinal qu'Hippolyte nous domie comme re-
présentant son enseignement. « Il n'y a qu'un seul es-
» prit divin, qui est appelé de noms divers, Logos,
» Père, Fils. Ce dernier s'applique à l'incarnation. A
» proprement parler, le Fils, c'est l'être apparent,
» l'homme. Divinisé par l'incarnation, il est identifié
» avec le Père : ainsi le Père et le Fils sont un seul
» Dieu, une seule persoinie et non deux. Ainsi le Père
» a compati au Fils, car il ne faut pas dire que le Père
» a souffert » .
Tertullien -, lui aussi, a connu cette doctrine de la
« compassion » , mais il ne l'attribue point à CaUiste,
et son livre contre Praxéas est peut-être antérieur à
'Des réserves d'un autre genre sont suggérées par l'étude
des documents produits par le seul livre des Fhilosophumena à
propos de certaines sectes, documents qui semblent trahir une
même origine et peut-être la main d'un faussaire. Ainsi, ce qui
est dit des Xaassséniens, des Pérates, des Sétliiens, de Justin le
gnostique, et ce qui est ajouté à la tradition antérieure sur Si-
mon, Basilide, les Docètes, semble bien devoir être mis provi-
soirement en quarantaine. V. Salmon, dans Hermathena, 1885,
p. 389: Stâlielin, dans Texte und Uni., t. Yl^.
^ Adv. Praxeam, 27: « Obducti distinctione Patris et Filii
quam manente coniunctione disponimus .... aliter ad suam ni-
hilominus sententiam interpretari conantur ut aeque in una per-
sona utrumque distinguant Patrem et Filium, dicentes Filium.
LES CONFLITS ROMAINS — HIPPOLYTE 315
l'épiscopat de celui-ci. Il paraît bien que nous avons là
une sorte d'évolution de la doctrine modaliste. Le pa-
tripassianisme un peu crû des premiers temps aura paru
menacé par l'attitude de Zéphyrin et de Calliste ; on
aura jugé utile de l'amender.
Mais l'amendement est bien léger, et l'on ne com-
prend pas comment Calliste aurait pu le prendre à son
compte, après avoir condamné Sabellius. Les polémistes
ont toujours une tendance à dénaturer les opinions
qu'ils combattent et à compromettre leurs adversaires
en de fâcheuses accointances doctrinales. Il est du reste
possible que la défiance qu'inspirait la théologie du Lo-
gos, la crainte du dithéisme \ la préoccupation prépondé-
rante de l'unité divine, combinées avec l'imperfection
du langage technique, aient abouti quelquefois, dans le
camp orthodoxe, à des conceptions mal venues et sur-
tout à des expressions critiquables.
En dépit des assertions passionnées d'Hippolyte,
deux choses sont certaines, et par son propre témoi-
gnage, la première c'est que CaUiste condamna Sabel-
carnem esse, id est hominem, ici est Jesum ; Patrem autem spi-
rituui, id est Deum, id est Christum. Et qui unum eumdemqne
contendiint Patrein et Filiuin iaui incipiunt dividere illos potins
quam un are.
.... 29 : « Nec compassus est Pater Filio ; sic enim directam.
blasphemiani in Patrem veriti, diminui eam hoc modo sperant,
concedentes iam Patrem et Filium duos esse, si Filius quideni
patitur, Pater vero compatitur. Stulti et in hoc, Quid est enim
compati quam cum alio pati ? »
^ Hippolyte [Philofioph. IX, 11) se plaint d'avoir été traité
de dithéiste par Calliste: h-rxi/AXii fax; ôtS-'su;.
1
316 CHAPITRE XVII.
lins, la seconde c'est qu'il ne condamna point Hippo-
lyte. Celui-ci se segrégea lui-même. Quelque défiance
qu'elle inspirât, la théologie qu'il représentait échappa
à une réprobation formelle. Dans la génération suivante
elle était ouvertement professée par le prêtre romain
Novatien. Elle eut des adhérents jusque très avant dans
le lY* siècle. Mais ni Novatien ni les représentants plus
tardifs de cette théorie n'étaient dans le vrai courant
traditionnel, celui qui devait aboutir à l'orthodoxie ni-
céenne. Celle-ci n'est point sortie de la théologie du
Logos, cultivée par les apologistes et après eux par
Hippolyte et Tertullien, mais de la simple et religieuse
tradition des premiers temps, défendue plutôt qu'expli-
quée par saint Irénée, formulée tellement quellement
par les papes Zéphyrin et Calliste, et qui va bientôt
rencontrer, dans la personne de leur successeur Denys,
un interprète à la hauteur de la situation.
Ce n'est pas seulement à propos de sa doctrine que
Calliste fut vilipendé par Hippolyte. L'antipape entreprit
aussi, et avec non moins d'acrimonie, son gouvernement
ecclésiastique. Calliste, à l'en croire, déclarait qu'il remet-
tait les péchés à tout le monde; il accueillait avec em-
pressement tous ceux que les sectes rejetaient de leur
sein; il ne permettait pas de déposer les évêques pré-
varicateurs: il admettait les bigames dans le clergé et
laissait les clercs se marier; il tolérait aussi les ma-
riages secrets entre des matrones et des hommes de
condition inférieure. Dans ces accusations il n'est pas
LES CONFLITS ROMAINS — IIIPPOLYTE 317
toujours aisé de faire la part entre les assertions fausses
et les interprétations malveillantes de faits véritables \
Sur le premier point le témoignage d'Hippolyte est con-
firmé en partie par Tertullien, qui publia son livre De Pu-
dicitia pour protester contre une déclaration solennelle du
pape, Calliste évidemment, relativement à l'absolution,
non de tous les pécheurs, comme le dit Hippolyte, mais
d'une certaine catégorie de pécheurs. Depuis quelque
temps il était admis dans l'Eglise que l'excommunica-
tion des apostats, des homicides et des adultères était
perpétuelle. Calliste relâcha cette sévérité en ce qui re-
garde les adultères et pécheurs assimilés : « J'apprends,
» dit Tertullien, qu'un édit vient d'être promulgué : c'est
» un décret péremptoire. Le grand pontife, c'est-à-dire
» l'évêque des évêques, a parlé. Moi, dit-il, je remets les
» péchés d'adultère et de fornication à quiconque en aura
» fait pénitence » . Suit une invective des plus mordantes.
Les rigoristes de toutes les écoles, les Montanistes et
les Hippolj^tiens, étaient fort scandalisés. Ce n'est pas
à dire qu'ils eussent raison. Du reste, en stipulant que
les pécheurs repentants auraient à passer par la péni-
tence, Calliste ne leur faisait pas des conditions bien
attrayantes. On en peut juger par Tertullien lui-même.
Voici la description ou plutôt la caricature qu'il fait
de la réconciliation des pénitents : « Tu introduis, dit-il,
» en apostrophant le pape, tu introduis dans l'église
» l'adultère pénitent, qui vient supplier l'assemblée des
» Sur ceci, v. De Rossi, Bull., 18G6, p. 23-33, 65-67.
318 CHAPITRE XVII.
» frères. Le voilà vêtu d'iui cilice, couvert de cendre^
» dans un appareil lugubre et propre à exciter l'épou-
» vante. Il se prosterne au milieu de l'assistance, de-
» vant les veuves, devant les prêtres : il saisit la frange
» de leurs habits, il baise la trace de leurs pas, il les-
» prend par les genoux. Pendant ce temps-là tu liaran-
» gTies le peuple, tu excites la pitié publique sur le
» triste sort du suppliant. Bon pasteur, benoît pape, tu
» racontes la parabole de la brebis perdue pour qu'on
» te ramène ta bique égarée: tu promets que désormais-
» elle ne s'écliappera plus ».
Hippolyte, heureusement pour sa réputation, écrivit
autre chose que des pamphlets. Son œuvre exégé tique
est considérable. Elle s'étend à toute la série des Ecri-
tures saintes, depuis la Genèse jusqu'à TApocalypse. Il
lui arrive rarement de commenter des livres entiers,
comme il l'a fait pour la prophétie de Daniel. En de-
hors de ses traités exégétiques, il écrivit aussi sur l'An-
téchrist, sur l'origine du mal, sur la substance de l'uni-
vers, sur la résurrection: ce dernier livre était dédié
à l'impératrice Mammée. On a vu avec quelle ardeur
il s'est attaqué aux hérétiques en général, à ceux de
son temps en particulier ; il combattit les Marcionites-
dans un livre spécial. Il paraît bien s'être occu]Dé de
règles ecclésiastiques : son nom est réclamé par diverses
compilations postérieures qui, à un degré ou à l'autre^
doivent procéder de lui. La question pascale attira aussi
son attention. Il en traita les généralités dans son livre
sur la Pâque. Puis il entreprit d'affranchir les chrétiens
LES CONFLITS ROMAINS — HTPPOLYTE 319
des calculs juifs en dressant lui-même des tables pascales
fondées sur le cycle de huit ans. Ce cycle était impar-
fait : le nouveau compnt fut bientôt en désaccord avec
la réalité astronomi(jue et dut être négligé. Mais, sur
le moment, la découverte fut jugée merveilleuse. Une
statue avait été élevée à Hippolyte par les gens de sa
secte. Nous l'avons encore ^ : le docteur y est représenté
assis sur une chaire, dont les côtés sont occupés par
les fameuses tables. Un peu en arrière a été tracé un
catalogue de sa littérature. A en juger par le point de
départ du cycle, ce monument est de l'année 222, celle
où mourut Calliste -.
Le dernier ouvrage d'Hippolyte paraît avoir été le
livre des Chroniques^ dont il nous reste des fragments
ou des adaptations en diverses langues, car il fut très
lu. Hippolyte le continua jusqu'à la dernière année (235)
^ Trouvée au XVI* siècle près de son tombeau ; elle est
maintenant au musée du Latran. La tête est moderne.
2 Calliste était, au temps de Constantin, rangé parmi les
papes martyrs. Son anniversaire est marqué au 14 octobre dans
la table pliilocalienne des Depositiones martyrum, de 336, comme
ceux de Pontien, Fabien, Cornélius et Xyste II. Deux de ceux-ci
furent exécutés (Fabien et Xyste II) ; les deux autres mouru-
rent en exil. De Calliste on ne sait rien de semblable; sa mort
tombe sous le règne d'Alexandre Sévère, sous lequel il est peu
probable qu'il y ait eu des martyrs. Dans ces conditions on a
cherché un lien entre l'histoire de son exil en Sardaigne, telle
que la raconte Hippolyte, et le culte qui lui fut rendu après sa
mort. Mais ceci est impossible. La mort de Calliste arriva
trente-trois ans au moins après sa confession et plus de trente
ans après son retour d'exil. Or nous voyons, par les tables phi-
localiennes, que Lucius, qui fut exilé, qui revint d'exil et mou-
rut aussitôt, ne fut pas rangé parmi les papes martyrs. Ainsi
^
320 CHAPITRE XVII.
d'Alexandre Sévère. Il contenait, entre autres choses,
des descriptions géographiques intéressantes \
Quelques-uns de ces écrits sont antérieurs au schisme :
mais un bon nombre et notamment les travaux de com-
put et de chronologie appartiennent au temps où Hip-
polyte prétendait à la qualité de chef de l'église ro-
maine, en opposition avec les papes légitimes, Calliste,
Urbain, Pontien. La persécution régla ce différend.
Après les années tranquilles d'Alexandre Sévère, l'avè-
nement de Maximin le Thrace ramena les mauvais
jours. Les membres du clergé étaient spécialement visés
par les rigueurs nouvelles. A Rome on arrêta les chefs
des deux partis, Pontien, l'évêque légitime, et Hippo-
lyte, l'antipape. Ils furent condamnés aux mines de Sar-
daigne. Rapprochés dans les misères du bagne, les deux
un exil d'où l'on revenait ne suffisait pas pour être qualifié de
niart^^r. Dans ce conflit des témoignages, on pourrait admettre,
comme solution hypothétique, l'idée que Calliste ait péri dans
quelque bagarre entre chrétiens et païens, en dehors de tout
procès régulier. Son souvenir était localisé à Rome, dès la pre-
mière moitié du IY« siècle, en deux, endroits: dans le Trans-
tévère, où le pape Jules éleva une basilique (S. Maria in Tras-
tevere) iiixta Ccdlistum, et sur la voie Aurélienne, où se trou-
vait son tombeau. Il est étrange qu'on l'ait enterré là, si loin
du cimetière administré par lui, qui porta toujours son nom et
qui reçut les restes mortels de tous ses collègues du troisième
siècle. Le tumulte populaire par lequel on expliquerait sa mort
expliquerait aussi, si l'on acceptait la tradition de la légende,
qui place le fait au Transtévère, pourquoi on l'aurait enterré
sur la voie Aurélienne. C'était la plus voisine du lieu où il
aurait été mis à mort.
^ On a cru longtemps qu'il s'y trouvait un catalogue des
papes. La découverte du texte grec oblige d'abandonner cette
idée (A. Bauer, Texte u. Unt., t. XXIX [1905], p. 156i.
LES CONFLITS ROMAINS — IIIPI'OLYTE 321
confesseurs .finirent par se réconcilier. Hippolyte, à ses
derniers moments, exhorta lui-même ses adhérents à se
joindre aux autres fidèles. Son schisme ne lui survécut
pas. Quand l'Eglise eut recouvré la paix, on ramena
son corps à Rome avec celui de Pontien, mort aussi
dans l'île malsaine. Ils furent déposés le même jour, le
13 août, l'un au cimetière de Calliste, parmi les autres
papes, l'autre dans une crypte de la voie Tiburtine. On
laissa ses amis y placer aussi sa statue ^ Le culte rendu
au martyr finit par atténuer le souvenir de son schisme.
Damase, qui vivait un siècle après Hippolyte, le con-
naissait comme martyr ; il avait aussi entendu dire qu'il
était revenu à l'Eglise après s'être compromis dans un
schisme: mais comme il n'avait de ce schisme qu'une
notion très vague, il T identifia avec celui de Xo va-
tien '^.
La littérature d'Hippolyte, qui aurait pu défendre
son souvenir, disparut bientôt de l'horizon romain. A la
génération suivante, le clergé de Rome parle et écrit
en latin. En Orient, la qualité d'évêque de Rome, qu'Hip-
polyte avait prise dans les titres de ses ouvrages, em-
barrassa bientôt les gens instruits, qui ne trouvaient pas
son nom dans les catalogues épiscopaux. Eusèbe ne sait
^ Hippolyte avait peut-être eu sa demeure en cet endroit.
^ Prudence, Peristeph., XI, tire ses renseignements de
l'inscription damasienne Hippolf/fus fertiir (Ihm, n° 37), mais
il confond le martyr de la voie Tiburtine avec un autre martyr
Hippolyte, surnommé Nonnus, honoré le 22 août à Porto, et
embellit leur commune histoire avec des traits empruntés à la
légende d'Hippolyte, fils de Thésée.
DocHESNE. Hht. anc. de l'Egl. - T. I. 21
322 CHAPITRE XVII.
OÙ il avait été évêque : et ce qui est plus fort, saint
Jérôme et Rufin en sont au même point ^ Le pape
Gélase (v. 495) par une singulière distraction, lui assigne
le siège de Bostra ^. D'autres ^, moins au courant de
l'histoire des papes, acceptèrent le titre d'évêque de
Rome sans s'offenser de la difficulté qu'il soulevait. Plus
tard enfin ^, un autre martyr Hippolyte, enterré à Porto,
ayant été connu par une légende spéciale, on arrangea
les choses en admettant qu'Hippolyte, auteur des livres^
avait été évêque au Port de Rome.
A E/Ome même, Hippolyte conservait au moins, dans-
les usages du culte et dans l'histoire, la qualité de prêtre
romain. C'est ainsi qu'il est qualifié par le Liber ])on-
tlpcalis. C'est avec des attributs en rapport avec cette
situation qu'il fut représenté, vers la fin du VI* siècle,,
dans une mosaïque de la basilique Saint-Laurent. Mais
déjà circulait un étrange roman de la persécution de
Dèce, dont les épisodes vont de Babylone à Rome et
mettent en scène des martyrs fort divers, les uns ro-
mains les autres persans, les uns authentiques les autres
imaginaires. Hippolyte a un rôle dans ces récits. Il y
remplit les fonctions de vicaire du préfet de Rome et
se trouve chargé, en cette qualité, de garder saint Lau-
ï Eus., YI, 20, 22; Hier., De viris, CA ; Rufin, H. E., VI, 16.
2 Tliiel, Epp. Rom. rontif.^ p. 545. Il semble, du reste, que
Gélase dépend ici d'un document grec. Voir le travail deM.L. Sal-
tet sur les sources de VEranistes de Tliéodoret, publié dans la
Hevue d'histoire ecclésiastique de Louvain, 1905, p. 51G et suiv.
^ Apollinaire (Mai, ScrijA. Vet., t. I, p. 178).
^ Déjà dans la Chronique pascale iv. 640).
LES CONFLITS ROMAINS — HirPOLYTE 323
rent prisoHnier: puis il se convertit et meurt martyr
avec sa nourrice Concordia et dix-huit autres person-
nes. Singulière transformation ! ^
Maximin fut renversé en 236 et tué l'année suivante.
Ses édits ne purent être appliqués longtemps ; l'église
romaine retrouva la paix dont elle jouissait depuis Ca-
racalla. Antéros, qui avait été élu à la place de Pontien
exilé, ne le remplaça que peu de semaines. Fabien lui
succéda et siégea jusqu'à la persécution de Dèce. On
signale des constructions élevées par lui dans les cime-
tières de Rome et aussi le fait qu'il répartit les régions
urbaines entre les sept diacres ^. C'est sans doute le
commencement des régions ecclésiastiques, cadres offi-
ciels du clergé et de l'administration religieuse, qui se
maintinrent à Rome pendant de longs siècles. Il eut à
intervenir au dehors dans une grosse affaire africaine,
la déposition de Privât, évêque de Lambèse : Origène
lui adressa un mémoire où il se justifiait contre les ac-
cusations dont sa doctrine était l'objet ^. La science théo-
logique continuait d'être cultivée à Rome. A la place
d'Hippolyte on y pouvait entendre un nouveau docteur,
Novatien, dont il nous reste quelques écrits.
^ C'est avec cette histoire qu'Hippolyte figure encore au
bréviaire romain et au martyrologe.
* Catalogue libérien: Hic regiones divisU diaconibus et mul-
ias fabricGH per cymiteria fieri iussit. Sur son élection miracu-
leuse, V, Eus., y, 29.
3 Sur ces deux affaires, v. plus loin, cli. XIX et XX.
1
o:^4 caïkmvB xrn.
Ils siomt lêdigês en latm: nous rs^otinniies arrives an
momeiit où Fêg^ise romaine change de langoe, on le
latin y est snbstiniê an grée \ Le principal est nn traité
de la Trinité^ consaciê à la lêintation des gncusiiqnes,
des thêodotiens et des sabellifms. Le cadre est :ft]»nTiiî
par FespoisiticHi dn svmbole^ dans ses trois prineipanx
articles : « Je eroîs en Dien le Pèie tont-puissaunt ... et
en Jêsns-duist scoi Ffls nni^^ne. .. et an Saint-£<pnt > .
L'antenr témoigne d^one profonde connaissance de l'ïLeri-
tnre : son raisonnem^at est serre, son exposition claire.
ses conceptions assez précises. Tenn après tant de con-
troTTersistesv il a profité de leurs traTanx. Anssi sa tliéorir
de la Trinité % tont en maintenant le svstâine oeteidental
du double état du Logos, est-elle phis exacte et phi>
con^ète que ©e que l'on trouTe chez ses prédéc^sseui^ • .
Hais XoTatien n'est pas seulement un théologien : e^esi
aussi un rhéteur consommé, qui soigne et omernsote son
strie, distribue son snj<^t axée art et sait reposer son
lecteur des questicms de textes en lui offrant çà et là dr
beaux développements oratoires.
' CependuaiL ^-.-- c^Hàtalpilesorigî]la!fr^ ".— :••':■- :.:.:. .irrrriT
d'étiré rédigée en grec. On n cellcâ >à"A:i:-r;ts- FàDier:. LiiciTi<»
Ghaios [{^ âSMSV Celle de CMmeUns. qui eà^t; en laitm. ptznait étirr
postàrienie lan Ht* sàèele,
* Ce tenne ne lignr^ noUe psÉrt dans le î«e3Li^ àe XoTAtifr^.
' NottCT cependant qœ cette tliêcwie a êtè pins tairi côxl>i-
dêiêe oQinnie iSort peu ort]M»d<oxe. Amobe le jeune iDiÀlcigne
d^'Amobe et de Sên^ôon. 1, U ; Higne, P, 1^. t. UIL p. i^ .
pour deamm- un ^^pècùnofc de In doctrine des Ariens, copie ks
prindipaJi^ plrnses du denùer «diatfàtre de XoTatien. sans citer
l'nuteur. Inen enitendn.
LES CONFLITS UO^L^INS -- IlllM'OLVTE 325
Comme -Hippolyte, il était prêtre de l'église romaine.
Peut-être exerçait-il des fonctions semblables à celles
des catéchistes d'Alexandrie et des prêtres-docteurs d'A-
frique; ceux-ci, outre l'instruction des catéchumènes,
avaient aussi la direction des jeunes lecteurs \ L'élé-
vation de Novatien à la dignité presbytérale avait souf-
fert (![uelque difiîculté. Le clergé ne l'aimait guère. Son
talent lui avait sans doute fait des ennemis. On sut rap-
peler au moment opportun qu'il n'avait pas été baptisé
selon les règles ordinaires, mais pendant une maladie
et avec les formes sommaires usitées en pareil cas. Ce-
pendant, soit que la majorité lui fût, en somme, favo-
rable, soit que l'évêque Fabien vît un intérêt spécial à
l'introduction d'un homme aussi distingue' dans son col-
lège presbytéral, on passa par dessus les objections. Dans
les circonstances ordinaires, Novatien pouvait, en effet,
rendre de grands services ; mais son talent oratoire
et son érudition, très admirés en certains cercles, lui
donnaient un peu de gloriole. Ce n'était pas une tête
fort solide; la persécution qui s'approchait, et surtout
les crises ecclésiastiques dont elle fut la cause, révélè-
rent ce qui lui manquait du côté du caractère '^,
» Cyprien, ep. XXIX.
* Lettre de Cornélius à Fabius d'Antioche (Eus., VI, 4î3).
CHAPITRE XYIII.
L'Ecole chrétienne d'Alexandrie.
L'Egypte aux mains des Grecs et des Romains. — Origines chrétien-
nes. — Le didascalée d'Alexandrie: Pantène. — Clément et ses écrits: la
gnose chrétienne. — Origène, ses débuts, son enseignement à Alexandrie.
— Rupture avec l'évêque Démétrius : Origène à Césarée. — Son activité lit-
téraire, sa fin. — Les écrits d'Origène. — La synthèse doctrinale dn Pei'i
Arclion.
Au temps où les Homains la prirent, il y avait plu-
sieurs milliers d'années que l'Egypte semait son blé dans
le limon du Nil et le moissonnait au printemps, sous
les ardeurs d'un implacable soleil. Sa longue et mono-
tone histoire est celle d'un peuple très gouverné. Aux
anciennes dynasties indigènes succédèrent les fonction-
naires perses, à ceux-ci les rois macédoniens, puis les
vice-rois romains: l'instrument politique changea de
main, jamais de forme ni d'efficacité.
Longtemps avant Alexandre, la ville de Milet avait
un comptoir à Naucratis, sur la branche occidentale du
Nil; mais l'hellénisme égyptien ne commence qu'à la
conquête macédonienne. C'est un hellénisme à part,
essentiellement militaire et monarchique, lettré cepen-
dant, mais surtout commerçant. Alexandrie en fut le
sanctuaire. Fondée par le héros lui-même, dépositaire
de son tombeau, elle devint la résidence des rois issus
l'école chrétienne d'alexandrie 327
de son compagnon d'armes, Ptolémée, fils de Lagus.
Xie Musée d'Alexandrie, grand établissement d'étude et
d'enseignement, organisé sur le modèle des associations
grecques, devint bientôt le point de ralliement de tout
ce qu'il y avait par le monde de philosophes, de pen-
seurs, de poètes, d'artistes et de mathématiciens. Le port,
abrité par l'île de Pharos, ouvrit au commerce universel
les trésors de l'Egypte, qui jusqu'alors avait été un pays
fermé, une sorte de Chine. De là rayonnait sur l'inté-
rieur l'essaim des grecs négociants, aventuriers et fonc-
tionnaires. Ils s'établirent un jDeu partout, se mêlèrent
à la population et finirent par donner naissance à une
catégorie de métis égypto-helléniques, qui formaient
nuance entre Thellénisme pur et le vieux fond ég}3)tien.
Bien entendu celui-ci ne laissa pas de réagir sur les
vainqueurs. De toutes ces influences il résulta une po-
pulation fort mêlée, active, industrieuse, dure à la peine,
docile en général, à condition qu'on la menât ron-
dement.
Le 1*''" août de l'an 30 avant notre ère, Alexandrie
tomba aux mains d'Octave \ La vieille Egypte devint
alors une province romaine, ou. pour parler plus exac-
tement, un domaine impérial, administré directement
par les gens de César, au bénéfice de sa caisse privée.
^ Une fête officielle fut instituée pour célébrer cet événe-
ment; elle se continue, dans le calendrier chrétien, par la fête
du l*"* août, dédiée aux Macchabées et à saint Pierre ès-liens. —
Sur l'Egypte romaine, v. Lumbroso, L'Egitto al tempo cJei Greci
•e dei Romani, Rome, 1882.
328 CHAPITRE XVIII.
Un préfet, simple chevalier romain, le représentait sur
les lieux: deux ou trois fonctionnaires, comme le juge
d'iUexandrie et le président du Musée, étaient nommés
par l'empereur: le préfet se chargeait du reste. C'était
lui, en particulier, qui officiait dans les cérémonies re-
ligieuses à la place du Pharaon K
Partout ailleurs les Romains avaient favorisé ou même
provoqué le développement des institutions municipales.
En Egypte, où ils ne trouvèrent pas une cité organisée,
avec ses élections, son conseil, ses magistrats, ils lais-
sèrent les choses en l'état. Alexandrie elle-même était
une foule administrée, et non point un corps de citoyens.
C'est seulement sous Septime-Sévère qu'elle eut un con-
seil ou sénat, mais sans magistrats : il en fut de même
de Ptolémaïs, dans la Haute-Egypte. La seule exception
fut Antinoé, organisée en cité par l'empereur Hadrien.
Le reste du pays était réparti en nomes, circonscrip-
tions qui remontaient aux plus lointaines origines. Les
Egyptiens proprement dits furent tenus à l'écart de la
société romaine. Ils ne pouvaient devenir citoyens ro-
mains sans avoir été d'abord naturalisés alexandrins, ce
qui n'était pas très facile. Même après Septime-Sévère
1 II commandait aussi l'armée. En Egypte les chefs des lé-
gions n'étaient pas, comme ailleurs, des légats de rang séna-
torial, que l'on n'aurait pu subordonner à un simple chevalier,
comme était le préfet d'Egypte, mais des ^^r<7^/*ecfi castrorum.
Auguste avait interdit le séjour en Egypte aux sénateurs et aux
chevaliers les plus importants. On craignait, pour ces grands
personnages, les tentations d'un milieu trop favorable aux com-
pétiteurs.
l'école chrétienne T)'alî:xandrie 329
et Caracalla,' les Egyptiens continuèrent à former clans
l'empire une caste inférieure, qui ne fut jamais bien
réhabilitée. La langue nationale, l'égyptien ou copte, se
maintint dans les campagnes, les petites villes et même
parmi les petites gens des grandes cités: on en distin-
guait plusieurs dialectes.
En religion les légendes grecques étaient peu de
chose; tout au plus avaient-elles fourni quelques motifs
d'ornementation aux vieux cultes nationaux, trop soli-
dement établis sur le sol égyptien pour céder aux dieux
étrangers. Dans Alexandrie elle-même, le temple im-
mense de Sérapis dominait du haut de sa colline arti-
ficielle toute l'agitation du commerce grec. Les dieux
du Nil s'assujettissaient les vainqueurs. Les Ptolémées
durent se faire leurs grands prêtres et accepter l'héritage
religieux des Pharaons.
Il y avait pourtant une protestation. Israël était re-
venu en Egypte: il formait à Alexandrie une commu-
nauté importante, qui atteignit le tiers de la population
totale. On ne le traitait pas en ennemi, tant s'en faut.
Les juifs avaient leur chef ou ethnarque, et leur con-
seil national; ils jouissaient d'une entière liberté pour
leurs pratiques religieuses. Toutefois, au milieu de ce
monde étranger, ils finirent par oublier leur langue et
il fallut leur traduire les Ecritures saintes. Le voisi-
nage du Musée les attira vers la littérature. Sous cette
influence naquit l'exégèse de Philon, où la vieille religion
du peuple de Dieu courait quelque risque de se dis-
soudre en rêveries philosophiques. C'est aussi d'Ale-
330 CHAPITRE XVIll.
xandrie que l'on vit sortir toute cette littérature de pro-
pagande juive et monothéiste, où de prétendues sibylles
et des poètes apocryphes s'escriment à l'envi contre les
dieux, les temples et les sacrifices.
Les origines du christianisme en Egypte sont fort
obscures. Il n'est jamais question de ce pays dans le
Nouveau Testament; aucun personnage alexandrin n'y
figure, sauf ApoUos, qui joue un rôle assez effacé, au
temps de saint Paul, comme missionnaire itinérant, non
dans son pays d'origine, mais en Asie et en Grèce \
Dans la primitive littérature chrétienne, l'évangile selon
les Egyptiens est le seul livre qui paraisse provenir de
ce pays. Valentin, Basilide, Carpocrate, sont les pre-
miers chrétiens. d'Egypte dont les noms se révèlent à
l'histoire ^. C'est d'Alexandrie que vint à Home, sous
le pape Anicet, la doctoresse Marcelline. C'est là que
s'enfuit Apelle après sa brouille avec Marcion ; c'est
de là qu'il revint avec sa somnambule Philomène. Mais
il ne faut pas croire que ces manifestations hérétiques
* Il est possible, mais nullement établi, que certaines lettres
apostoliques, l'épître aux Hébreux et celle de Barnabe, par
exemple, aient quelque rapport avec la chrétienté alexandrine.
Les fameux Thérapeutes, décrits dans le livre de la Vie con-
templative que l'on a attribué, à tort ou à raison, à Philon, n'ont
rien à voir avec le christianisme primitif. Sur ce livre, dont
l'énigme est encore à résoudre, v. Schiirer, Gesch. des jûdischen
Volkes, 4» éd.. t. III, p. 535.
^ Saint Justin [ApoL, I, 29) parle d'un jeune chrétien
d'Alexandrie qui vivait au temps du préfet d'Egypte Félix : v. ci-
dessous, p. 342.
l'école chrétienne D'ALEXANDRIE 331
représentent tout le christianisme alexandrin. Ces écoles,
précisément parce qu'elles ne sont que des écoles, sup-
posent une église, « la grande Eglise » , comme dit Celse ;
ces aberrations, précisément parce qu'elles portent des
noms d'auteurs, témoignent de l'existence de la tradi-
tion orthodoxe. Celle-ci s'appuyait, en Eg^^pte comme
-ailleurs, sur l'organisation épiscopale. Jules Africain put
insérer dans sa Chronique, publiée en 221, les noms de
<lix évêques antérieurs à celui qui siégeait de son temps,
Démétrius V Celui-ci avait commencé en 189 environ.
Avant lui le chronologiste range Anianus, Abilius, Cerdo,
Primus, Justus, Eumenes, Marcus, Celadion, Agrip-
pinus, Julianus. Des chiffres d'années étaient joints à
ces noms. Il n'y a aucun intérêt à les rapporter, car,
en admettant comme bien établi le cadre chronologique
<pii s'en déduirait, on n'aurait aucun événement à y
insérer ^ Une tradition, qu'Eusèbe ^ constate au com-
mencement du IV^ siècle et qu'il reproduit sans l'affir-
mer, disait que l'évangéliste Marc avait le premier prê-
ché l'Evangile en Egypte et fondé des églises à Alexan-
drie. On montrait à l'est de la ville, au lieu appelé Bou-
colia, un sanctuaire où reposait le corps de l'apôtre avec
ceux des évêques ses successeurs ^
^ Sur ceci, v. Harnack, Chronologie, t. I. p. 202. La liste de
-Jules Africain se déduit des indications d'Eusèbe.
* La somme de ces chiffres est 128 ans : elle part donc de
Tannée Gl environ.
3n, 16.
^ Acta S. Pétri Alex, i Migne, P. G., t. XVIII, p. 461 ; cf. Lum-
broso, L'EyHto al tempo dei Greci e dei JRomani, p. 185 1.
332 CHAPITRE XVIII.
Même au temps de l'évêque Démétrius, dont le long
épiscopat correspond à ceux des papes Victor, Zéphy-
rin, Calliste, Urbain, l'histoire de l'église alexandrine
demeure assez obscure. Ce qui apparaît, c'est la célèbre
école.
Nous avons déjà rencontré à Rome beaucoup d'é-
coles d'exégèse transcendante et de théologie. Plusieurs
d'entre elles eurent des difficultés avec l'Eglise, qui se
vit obligée de les condamner. Mais ce ne fut pas tou-
jours le cas, et, même quand il y eut brouille, l'école
ne fut pas condamnée comme école, mais comme or-
gane d'une propagande fâcheuse. En d'autres termes,
l'Eglise ne réprouva pas la théologie, mais seulement
la mauvaise théologie.
Si de telles institutions ont pu vivre à E-ome, dans
un milieu plutôt positif, que devait-il en être à Alexan-
drie, dans cette grande métropole de la science et de
la littérature, à l'ombre du Musée, ce grand sanctuaire
de la sapience hellénique, à portée de la célèbre Biblio-
thèque, en face des antiques écoles juives, où vivait en-
core le souvenir de Philon, et des nouveaux didasca-
lées gnostiques, où brillaient les Basilide et les Carpo-
crate? Le christianisme, qui recrutait tant d'adeptes
parmi les gens cultivés, ne pouvait manquer de faire
Si Marc l'évangéliste est identique au Jean Marc nommé dans
les Actes des apôtres et dans les épîtres de saint Paul et de
saint Pierre, la tradition alexandrine se heurte à une objection
très grave, car Denys d'Alexandrie (Eus., VII, 25) rappelle l'his-
toire de ce personnage sans laisser voir la moindre idée d'un
rapport spécial avec la métropole égyptienne.
l'école CHRÉTIEXXE D'ALEXANDRIE 33B
quelque chose pour eux et de se plier, dans une cer-
taine mesure, à leurs habitudes d'esprit. Nous n'avons
pourtant aucune raison de croire qu'il l'ait fait très vo-
lontiers. Le didascalée orthodoxe, tel qu'il se révèle à
nous au temps de l'empereur Commode, n'a nullement
l'air d'avoir été fondé par un des anciens évêques. S'il
finit par devenir une institution de l'église alexandrine,
et par s'adapter à l'instruction des catéchumènes, il pa-
raît bien être né d'efforts privés, tout comme ses ana-
logues romains.
Il ne faut pas oublier que la population d'Alexan-
drie était, dans son immense majorité, industrielle et
commerçante, et que le Musée rayonnait plutôt sur l'en-
semble de l'hellénisme que sur le milieu qui l'entourait
immédiatement. La masse des chrétiens, même à Alexan-
drie, ne pouvait avoir, en fait de spéculation, que des
besoins fort limités. Le didascalée n'a jamais pu inté-
resser qu'un nombre plus ou moins restreint d'esprits
cultivés. Les autres semblent lui avoir témoigné plus
de défiance que d'admiration. C'était la tendance géné-
rale. La culture hellénique était déjà suspecte en elle-
même. En s'en inspirant pour interpréter la tradition
chrétienne, les Gnostiques étaient arrivés à des résul-
tats lamentables ^, dont les chrétiens d'Alexandrie avaient
une très spéciale expérience. Ceci soit dit pour bien
délimiter l'importance réelle de cette célèbre école théo-
logique.
* Sur ceci v. de Faye, Clément cV Alexandrie, p. 126 et suiv.
Cf. Strom., I, 1, 18, 19,"^ 43, 99; YI, 80, 89, 93, etc.
334 CHAPITRE XVIII.
Ses premiers docteurs sont demeurés inconnus. La
plus ancien dont le souvenir se soit conservé, Pantène^
était un stoïcien converti, originaire de Sicile ^ E. alla^
dit-on, prêcher la foi aux « Indiens » , chez lesquels il
aurait trouvé un évangile en langue hébraïque, apporté
là par l'apôtre Barthélémy ^. Revenu à Alexandrie, il
prit la direction de l'école et compta parmi ses disci-
ples Clément, son futur successeur, et Alexandre, qui
devait plus tard gouverner les églises de Cappadoce et
de Jérusalem. Il ne s'est rien conservé de lui. Bien
qu'Eusèbe parle de ses écrits, il ne paraît pas qu'ils-
aient été livrés à la publicité ^.
Il n'en est pas de même de ceux de Clément, son
successeur, dont il nous reste assez pour nous donner
une idée de ce que pouvait être, dans les vingt der-
nières années du second siècle, l'enseignement du di-
dascalée alexandrin.
T. Flavius Clemens, comme son nom l'indique, des-
cendait probablement de quelque affranchi du consul
chrétien son homonymie. Il fut d'abord païen \ Une fois.
^ Sur Pantène, v. Eusèbe, H. E., V, 10, 11 (cf. Clément^
^irom., I, 11); VI, 13, 14, 19.
2 Eusèbe, H. E., V, 10, n'est pas bien sûr de tout cela.
Et; 'Ivûcù; ÈXÔetv li^z-za:, evOa Xs'-j-o; vjpzh aÙTOv.Xes mots Inde, In-
diens étaient alors assez vagues ; ils pouvaient désigner tout
aussi bien le Yémen actuel ou l'Abyssinie que l'Indoustan. Ct".
ci-dessus, p. 126.
3 Eus., H. E., V, 10; cf. Clément, Strom., I, 1, 11 et suiv. ;
Eclog., 27.
^Eus., Praep., II, 2, 14.
l'école chrétienne d'alexandrie 335
converti, il s'attacha successivement à divers maîtres,
qu'il énumère, sans les nommer, dans un passage de
ses Stromafe.s' ' : un grec d'Ionie, un autre de la Grande-
Grèce, un troisième de Célésyrie (d'Antioche ?), un ég}'p-
tien, un assyrien (Tatien?), un palestinien, converti du
judaïsme. Enfin il rencontra Pantène en Egj^pte et trouva
près de lui le repos de son esprit.
Le didascalée d'Alexandrie était bien le milieu qu'il
cherchait et qui lui convenait. Là on ne maudissait point
la sagesse des anciens Grecs: on ne la traitait même
pas de chose indifférente. On trouvait en elle, comme
saint Justin l'avait fait déjà, une sorte d'irradiation de
ce même Logos divin que le christianisme adorait en
Jésus-Christ. La science religieuse, entendue avec cette
largeur d'esprit, y était cultivée, non seulement comme
instrument d'apologétique, mais comme moj^en de per-
fectionnement individuel. C'était une gnose orthodoxe:
elle ne se faisait point d'affaires avec le Créateur: elle
ne s'égarait ni dans les folles rêveries du Plérôme, ni
dans les virtuosités d'une ascèse impraticable; mais,
tout comme l'autre, eUe assurait à ses adeptes une si-
tuation privilégiée dans l'ensemble des fidèles. Un chré-
tien gnostique avait, dans sa vie religieuse, des élé-
ments que le commmi des fidèles ne possédait point.
Il ne faisait pas son salut comme tout le monde: il
savait plus que les autres: son idéal moral était plus
élevé que le leur.
' Strom., I, 1. 11.
336 CHAPITRE XVIII.
Cette doctrine supérieure se légitimait par une tra-
dition spéciale, tout comme celles de Valentin et de
Basilide. « Le Seigneur, après sa résurrection, avait
» confié la gnose à Jacpues le Juste, à Jean et à Pierre,
» qui l'avaient communiquée aux autres apôtres et ceux-ci
» aux Soixante-dix, dont était Barnabe » *. Par Pantène
elle atteignit Clément. On ne sait à quel moment celui-ci
remplaça son maître à la direction de l'Ecole. Il était
déjà connu comme écrivain avant le temps du pape
Victor, c'est-à-dire, en somme, vers le temps où Irénée
terminait son grand ouvrage ^ C'est peut-être à cette
première période que se rapporte son Protreptique, actuel-
lement conservé, peut-être aussi les huit livres des Hy-
poty poses ^ dont nous n'avons que des fragments. De ce
dernier ouvrage Eusèbe ^ ne parle qu'avec réserve et
se borne à énumérer les livres saints, authentiques ou
contestés, qui s'y trouvaient cités. Photius ^ en donne
une analyse plus franche, mais fort compromettante.
Clément enseignait l'éternité de la matière; il faisait
du Fils une créature ^; il croyait à la métempsycose
et à plusieurs mondes antérieurs à la création de l'homme.
L'histoire d'Adam et d'Eve était traitée d'une manière
honteuse et impie (aî'j/pfo; Tt v.y.l y.xjéoii). Selon Clé-
^ Passage du YIl^ livre des Hypotyposes de Clément, cité
par Eusèbe, H. E., II, 1.
2 Eus., V, 28, §4.
3 H. E., VI, 14.
4 Cod. 109.
s Sur ce point, le témoignage de Photius est confirmé par
Rufin (Jérôme, Apoi. adv. lïbr. linfini, II, 17).
l'école chrétienne D'ALEXANDRIE 337
ment, le Verbe n'avait pris de la chair que l'apparence.
Du reste, il admettait deux ou trois Verbes, comme le
montre la phrase suivante: « Le Fils aussi est appelé
Verbe, du même nom que le Verbe du Père: mais ce
n'est pas lui qui s'est fait chair: ce n'est pas non plus
le Verbe du Père, mais luie puissance de Dieu, une
sorte de dérivation de son Verbe, qui, devenue intelli-
gence (voO; Y£vôf7,£vo:), habite dans le cœur des hommes » .
Ces doctrines, qui provoquaient la réprobation de
Photius, peuvent avoir eu moins de relief qu'il ne leur
en donne, éparses qu'elles étaient au milieu de commen-
taires exégétiques. Le fait est que les débuts théolo-
giques de Clément ne l'empêchèrent pas d'être agrégé
au corps presbytéral d'Alexandrie. Cette union person-
nelle entre l'église et l'école profita sensiblement à celle-
ci. Les autres livres de Clément ne donnent pas lieu
aux mêmes objections que les Hypot^-poses. Les prin-
cipaux sont les Stromates et le Pédagogue. Dans le
premier l'enseignement est surtout théorique: l'autre a
plutôt pour but la formation morale du disciple. Les
Stromates comprennent sept livi'es entiers, dont les
quatre premiers sont antérieurs à la rédaction du Pé-
dagogue. Après avoir terminé ce dernier ouvrage. Clé-
ment se remit aux Stromates, qu'il n'eut pas le temps
d'achever ^
^ Le huitième livre ou ce que, depuis Eusèbe, on appelle
ainsi, n'est qu'un recueil d'extraits tirés des philosophes pro-
fanes; il devait probablement servir, avec les «Abrégés de Théo-
dote», et les «Extraits des Prophètes», à la continuation de
l'ouvrage.
DucHESxx. Hist. anc. de VEgl. - T. I. ^
1
838 CHAPITRE XVIII.
Clément était extrêmement érudit. Il possédait à
fond toute la littérature biblique et chrétienne, authen-
tique et apocryphe, et non seulement la littérature ortho-
doxe, mais encore les productions gnostiques. Il n'est
pas moins informé sur les œuvres des poètes et des
philosophes païens. Ses citations, car il cite beaucoup \
ont conservé nombre de fragments de livres perdus.
Ce n'est pas un esprit synthétique. Il court souvent
d'un sujet à l'autre et donne beaucoup à faire à qui
recherche dans ses œu^Tes un dessein médité et surtout
un plan réalisé. Au début de son Pédagogue il semble
s'ouvrir à ce sujet et disting-ue entre les trois fonctions-
que le Yerbe remplit par son organe: il convertit (llpo-
TC£TTTiy.6;), il éduque (riatSayori'ô;, formation morale), il
instruit (lu^a(7/,a>.ix.o:, formation intellectuelle). Si les-
Stromates, comme cela est probable, correspondent à
cette troisième fonction, c'est que le gnostique chrétien^
tel que le concevait Clément, n'avait guère besoin de
synthèse. L'ouvrage est tout en digressions, en propos-
détachés. Et cela est d'autant plus étonnant que les-
écoles rivales, celles de Yalentin et de Basilide, se dis-
tinguaient au contraire par la forme synthétique de leur
enseignement. Origène devait combler cette lacune.
Clément ne finit pas sa carrière à Alexandrie. La
persécution s'abattit sur l'Egypte en 202; comme elle
visait spécialement les catéchumènes, elle dut avoir des
^ Il est possible qu'elles ne soient pas toujours de première
main et qu'il ait puisé à des f orilèges.
l'école chkétienne d'alexandrie 339
conséquences lâcheuses pour l'institution à laquelle il
présidait. Les deux premiers livres de ses Stromates,
écrits en ce moment, contiennent plus d'une allusion à
cette crise. Finalement il fut obligé de s'éloigner. On
le retrouve peu après à Césarée de Cappadoce, près de
l'évêque Alexandre, qui avait suivi ses leçons après celles
de Pantène. Là aussi la persécution sévissait cruellement ;
Alexandre fut jeté en prison : Clément prit à sa place
la direction de l'église, raffermit les fidèles et provoqua
des conversions nouvelles. Ce témoignage lui est donné
en 211 ou 212 par Alexandre lui-même, dans une lettre ^
qu'il écrivit à l'église d'Antioche et que Clément se
chargea de porter à destination. Il était connu des fidè-
les d'Antioche. Dans une autre lettre ^, écrite vers 215
et adressée à Origène, Alexandre parle de lui comme
d'un mort.
Outre ses livres de pédagogie théologique. Clément
en avait écrit d'autres, d'ordre moins spéculatif, comme
le fameux discours sur le salut des riches, que nous avons
à peu près en entier, et ses homélies sur le jeûne et sur
la médisance. Il prit part aux controverses qui s'élevè-
rent de son temps à propos de la Pâque. Son livre sur
ce sujet ^ était en rapport avec un ouvrage analogue
de Méliton: un autre, dédié à son ami Alexandre, semble,
* Conservée en partie par Eusèbe, H. E., TI, 11. Clément y
est l'objet de grands éloges: o'.à K).r;-'.cVTc; tsù y.a/.apis-j 77p-o[^j-
Tî'po'j, àvopô; svap-Tû'j /-ai osx.ty.s-j.
2 Eus., //. E., Yl, U.
3 Eus., H. E., TV, 26; V, LS.
340 CHAPITRE XVIII.
à en juger par son titre, « Canon ecclésiastique, contre
les Judaïsants » , se rattacher au même ordre d'idées,
Les bizarreries théologiques ne sont pas ce qu'il y a
de plus critiquable dans l'œuvre de Clément. On peut lui
faire à lui, comme à Origène et sans doute comme à leurs
prédécesseurs, une objection fondamentale, c'est qu'ils
donnent à la science, la science religieuse, bien entendu,
une valeur excessive. Le fidèle gnostique, c'est-à-dire
théologien, est, dans leur esprit, religieusement supérieur
au fidèle tout court. Cette conception est, à la vérité,
très différente de la distinction hérétique entre psy-
chiques et pneumatiques, distinction fondée sur la nature
même des âmes. Comme celle-ci, cependant, elle se rat-
tache à la philosophie platonicienne, d'après laquelle la
science, au lieu d'augmenter la responsabilité de l'homme,
ajoute à sa moralité. Le didascalée d'Alexandrie avait la
prétention de former des chrétiens non seulement plus
instruits, mais meilleurs que les autres. Ceci était diffi-
cile à concilier avec les principes généraux de l'orga-
nisation ecclésiastique. L'Eglise locale finit par le sentir
et peu à peu s'incorpora, en en modifiant l'esprit, tant
en ceci que sur d'autres points, une institution qui aurait
pu mettre en question l'unité nécessaire.
On ne sait au juste si Clément était né à Athènes
ou à Alexandrie. Origène ^ son nom l'indiquerait tout
1 II dérive de celui d'Horus, divinité égyptienne. — Sur la
biographie d'Origène, v. surtout le livre VI de l'Histoire ecclé-
l'école chrétienne d'Alexandrie 341
seul, est un fils de la terre égyptienne. Ses parents
étaient chrétiens et de condition honorable : il eut pour
premier maître son père Léonide. Dès sa plus tendre
enfance l'enthousiasme le possède et le dévore ; tout
l'exalte, la science, le martyre, l'ascétisme. Léonide, vic-
time d'une dénonciation, est condamné comme chré-
tien (202-3). Son fils, faute de pouvoir mourir avec lui,
l'exhorte à confesser la foi. Privé des biens paternels,
sur lesquels s'est abattue une sentence de confiscation,
il trouve le moyen de vivre et de soutenir la famille
nombreuse dont il est devenu le chef à dix-sept ans.
L'école des catéchèses vient d'être dispersée par la per-
sécution ; mais l'exemple des martyrs convertit des païens
honnêtes, qui vont se grouper autour de cet enfant, cé-
lèbre déjà par sa science autant que par sa foi. L'évê-
que Démétrius l'accepte comme catéchiste. Mais l'édit
de Sévère fait de nouvelles victimes dans l'école à peine
reformée. Le docteur adolescent conduit ses disciples ^
au martyre ; d'autres se forment autour de lui ; rien n'ar-
rête son zèle; il finit par attirer sur sa, personne toute
la rage des païens fanatiques.
siastiqne d'Eusèbe, en tenant compte de la tendance apologé-
tique de l'historien. Il avait pu consulter des personnes qui
s'étaient trouvées en rapport avec Origène ; la bibliothèque de
Césarée contenait toutes les œuvres du maître ; quant à ses let-
tres, c'est Eusèbe lui-même qui en fit le recueil (YI, 36) ; elles
lui ont fourni beaucoup de détails biographiques.
^ Plutarque, frère d'Héraclas, Serenus, Héraclide, Héron,
un autre Serenus, une femme Héraïs, Basilide, Potamienne,
Marcella. Eus., VI, 4, 5.
1
342 CHAPITRE XVIII.
Viennent des jours plus calmes ; à la bravoure qu'il
a déployée sous le feu de la persécution succède l'eni-
vrement de Tascèse. Par sa vie mortifiée, Origène est
un précurseur des Antoine et des ffilarion. Il ne tient
pas à lui que le cliristianisme orthodoxe le cède en ascé-
tisme aux philosophes les plus durs à leur chair, aux
gnostiques et aux montanistes les plus acharnés contre
elle. Il va même plus loin, trop loin. Au temps de samt
Justin \ un jeune chrétien d'Alexandrie, pour démentir
les calomnies qui diffamaient les mœurs chrétiennes,
avait demandé au préfet d"Eg3^pte l'autorisation de faire
le sacrifice de sa virilité. Origène ne demande pas la
permission : il la prend, prétendant ainsi couper court
aux soupçons que ses fonctions de catéchiste pouvaient
soulever chez les ennemis du nom chrétien.
Instruit de ce sacrifice plus généreux que raison-
nable, révêque Démétrius maintient pourtant Origène
à la tête de son école. Le jeune docteur devient bientôt
la gloire d'Alexandrie. Tout en distribuant son ensei-
gnement à des disciples chaque jour plus nombreux, il
ne cesse pas de s'instruire lui-même. Justin, Tatien,
Clément, étaient passés du paganisme au christianisme:
leur formation avait été d'abord philosophique, puis re-
ligieuse. Origène suivit Tordre inverse. Elevé dans les
principes de la foi chrétieinie, il n'emprunta d'abord au
monde profane que les éléments des sciences indiffé-
rentes, de la grammaire surtout. Ce n'est que plus tard ^,
» Jpol., I, 29.
2 Eus., VI, 19.
l'école chrétienne d'Alexandrie 343
à mesure qn'il sentit le besoin de connaître les doctrines
qu'il avait à combattre, qu'il se mit à étudier les di-
verses philosophies helléniques et les livres des héré-
tiques. Il suivit alors les leçons d'Ammonius Sacctas, en
compagnie d'un de ses . disciples plus âgé que lui, Hé-
raclas, qui l'avait précédé de cinq ans dans cette école \
En même temps qu'il donnait carrière, dans toutes les
directions scientifiques, à son puissant esprit, il cher-
chait à vérifier la tradition, à discerner quel était au
juste l'enseignement authentique de l'Eglise. C'est, il
me semble, dans cette préoccupation qu'il fit, vers 212,
le voyage de E-ome, « désireux, disait-il, de voir cette
très ancienne église » ^ De même cet exégète si hardi
dans ses interprétations de la Bible sentit plus que
personne le besoin d'en fixer le texte par des recher-
ches critiques. Il apprit l'hébreu et chercha de tous côtés
des versions différentes de celle des Septante, qui ser-
vissent à contrôler celle-ci. Ses voyages étaient d'utiles
occasions pour de telles recherches. On le trouve sans
1 Porphyre, dans Eus., YI, 19, § 5, 13. Ammonius Saccas
est considéré comme le premier maître de l'école néoplatoni-
cienne. Il n'a rien écrit. Porphyre [l. c.) dit qu'élevé dans le
christianisme, il abandonna sa religion pour se faire païen. Ce
renseignement n'est pas très sûr, car, au même endroit, Por-
phyre attribue à Origène contre toute vérité, l'évolution con-
traire. Eusèbe, lui, a confondu ici le philosophe Ammonius Sac-
cas avec un autre Ammonius, auteur de quelques livres, notam-
ment d'un traité « sur l'accord de Moïse et de Jésus », peut-être
aussi d'une harmonie des évangiles qu'Eusèbe cite dans sa lettre
à Carpianus.
2 Eus., ^a, 14.
344 CHAPITRE XVIIT.
cesse sur les clieniins, à Rome, en Grèce, à Nicopolis
d'Epire, à Nicomédie, à Antioclie, en Palestine, en Ara-
bie. Héraclas, déjà associé par lui à son enseignement,
prenait en son absence la direction de l'école. Ce n'était
pas toujours la curiosité seule qui mettait le docteur
en mouvement. Sa renommée de savant chrétien le fai-
sait appeler auprès des grands personnages soucieux de
se renseigner sur le christianisme. C'est ainsi que le
légat d'Arabie le fit demander par exprès, et que,
vers 218, la princesse Mammée, mère du futur empe-
reur Alexandre Sévère, l'envoya chercher d' Antioclie
avec une escorte de cavaliers.
Quelque temps avant ce voyage, lors du sac d'Alexan-
drie par les troupes de Caracalla, Origène avait été obligé
de s'enfuir; il se réfugia en Palestine, auprès des évêques
Théoctiste de Césarée et Alexandre d'-^lia. Ces pré-
lats, amis de la science et fiers de montrer à leurs fidè-
les le célèbre catéchiste d'Alexandrie, le décidèrent à
parler dans leurs églises, non plus seulement aux caté-
chumènes, mais aux fidèles eux-mêmes; Démétrius pro-
testa vivement contre ce qu'il considérait comme une
irrégularité et réclama son fils spirituel. Les évêques
palestiniens s'excusèrent en citant des précédents \
Quinze ans se passèrent encore. L'évêque d'Alexan-
drie, fier de ses succès et du renom de son école, le
' Evelpius, autorisé à prêcher par l'évêque de Laranda,
Néon ; Paulin, par celui d'Iconium, Gelse ; Théodose, par At-
ticus de Synnada. Ces personnages ne sont pas autrement
connus (Eus., VI, 10).
l'école chrétienne d' ALEXANDRIE 345
laissait enseigner à sa guise et ne songeait nullement
à lui interdire ces hardiesses de pensée qui, vers le
temps où nous sommes, commencèrent à se révéler dans
ses premiers ouvrages, surtout dans le fameux livre des
Principes ^ Un ami aussi riche que dévoué, Ambroise,
mettait à sa disposition tout un personnel de sténogra-
phes et de copistes. Les commentaires du maître jouis-
saient ainsi, en dehors même de l'école, de la plus large
publicité.
Cette situation fut troublée par sa rupture avec l'é-
vêque. Origène, appelé en Achaïe pour combattre cer-
taines hérésies, fut ordonné prêtre à son passage en
Palestine, par ses amis les évêques d'^Elia et de Cé-
sarée. Démétrius s'était abstenu de lui conférer cette
dignité. En laissant Origène dans la condition laïque,
il le confinait dans l'enseignement extérieur, celui des
catéchumènes, et lui interdisait toute prédication à l'é-
glise. Il n'en avait pas usé de même avec Héraclas, qui
avait été admis dans le corps presbytéral, sans avoir à
renoncer à ses études philosophiques, ni même à déposer
le manteau de philosophe ". Peut-être l'usage d'Alexan-
drie était-il déjà contraire à l'ordination des eunuques ^.
Eusèbe insinue et saint Jérôme déclare que le prélat
s'inspirait uniquement d'une jalousie mesquine. Cela est
^Origène, dans Eus., VI, 19.
^ Cent ans après, le concile de Nicée, où l'évêque d'Alexan-
drie eut une grande influence, ouvre la série de ses canons par
une disposition en ce sens.
346 CHAPITRE XVITl.
possible. Les évêques palestiniens auxquels Démétrius
défendait de laisser prêcher Origène parce qu'il n'était
pas prêtre, voulurent sans doute éliminer ce prétexte.
Ils n'avaient pas, au sujet des eunuques, les mêmes
principes que leur collègue d'Alexandrie. Ils ne firent
non plus aucune difficulté d'ordonner un fidèle d'une
autre église K Quoi qu'il en soit, Démétrius réclama très
énergiquement, mais sans faire valoir d'autre objection
que la mutilation volontaire. Origène, après une tour-
née en Achaïe, en Asie-Mineure et en Syrie, revint en
Egypte et essaya de reprendre la direction de son école.
Mais l'évêque a^j opposa. Deux conciles réunis consé-
cutivement déclarèrent qu'il cesserait d'enseigner, qu'il
quitterait Alexandrie, enfiji qu'il serait déposé de la prê-
trise. Ces sentences furent communiquées aux autres
évêques et ratifiées sans discussion par un grand nombre
d'entre eux. Il semble qu'on les ait reçues à Rome, comme
plus tard on reçut une sentence semblable, portée contre
Arius \
' Dès le couimencemeiit du IV® siècle il est reconnu dans
tous les conciles que nul n'a le droit d'ordonner les clercs d'un^
autre église ; plus tard cette prohibition fut étendue aux laï-
ques. Origène, malgré l'importance des services qu'il rendait à
l'église d'Alexandrie, n'était encore que laïque.
^ Eusèbe (VI, 23) renvoie ici au 11'^ livre de son apologie
d'Origène, ouvrage perdu. Photius l'cod. 118), qui en a sauvé
quelques traits, semble y avoir lu qu 'Eusèbe et Pamphile ne
faisaient intervenir dans la condamnation d'Origène d'autres
évêques que ceux d'Egypte. Saint Jérôme iRufin, ApoL, II, 20)
paraît avoir eu vent d'une adhésion épiscopale plus large:
Damnatur a Dem>efrio episcopo ; e.rceptis ralaestinae et Arabiae
et Fhoenices afque Achaiae sacerdotibus in damuatlonem eius
l'école chrétienne d'alexaxdrie 347
En Palestine, au contraire, en Cappadoce et jusqu'en
Achaïe, la considération d'Origène était assez forte pour
résister à ce coup. Il trouva asile et protection auprès
des évêques palestiniens, s'installa à Césarée et con-
tinua sur ce nouveau terrain son enseignement d'école,
ses publications et ses prédications devant les fidèles.
Sa personne seule avait été repoussée d'Alexandrie.
Sa doctrine y demeura, interprétée par son ancien col-
laborateur, Héraclas. Peu après le départ d'Origène,
Démétrius mourut : Héraclas lui succéda. Il semble que
son amitié pour Origène se fut affaiblie dans les der-
niers temps, et que, devenu évêque, il ait maintenu à
son égard l'attitude de son prédécesseur ^ Le maître
demeura en Palestine, et l'un de ses disciples, Denys,
prit la direction des catéchèses. Malgré l'incontestable
valeur de ce nouveau maître, l'école d'Alexandrie n'était
plus à Alexandrie. C'est à Césarée que l'on voyait affluer
les plus illustres disciples, comme Grégoire, le futur
coHH^iitit orbùi; Borna ij)sa contra hune cogit sénat nm ; non
])r(tpter dogmatum novitatem nac pr opter haeresim, ut nunc ad-
vcrsHS eum rahidi canes simulant, sed quia gloriam elfKju^ntiae
eius et scientiae ferre non poterant, et illo dicente onines niuii
j)utabantur.
' Je ne vais pas plus loin, malgré Harnack, Chronot., t. II,
p. 25 (cf. Ueberlief., p. 332) et Bardenhever, Gesch., t. II, p. 80.
Le texte de Photius, sur lequel on se fonde, dérive de quelque
légende malveillante comme il y en eut tant sur Origène. Voir
ce texte dans Dollinger, Hippolgt unil Kallist, p. 2o4, et dans
Harnack, Ueb?rlief., p. 332 (cf. Migne, P. G., t. CIV, p. 1229).
Avant qu'il n'eût été amélioré par Dollinger, Tillemont avait
déjà débrouillé très clairement les traditions sur ce point [Hist,
eccL, t. III, p. 769).
1
348 CHAPITRE XII.
Thaumaturge, et son frère Athénodore. C'est à Césarée
qu'arrivaient à Origène les lettres des plus illustres pré-
lats d'Orient, comme Firmilien, évêque de Césarée en
Cappadoce. C'est là qu'il entreprit les plus considéra-
bles de ses pubblications, notamment ses fameuses édi-
tions des Hexaples et des Octaples. C'est là encore
qu'on venait le cherclier pour résoudre les difficultés
doctrinales, réfuter les hérétiques et argumenter contre
les évêques qui s'écartaient de l'enseignement tradi-
tionnel. Sa science, sa dialectique, son éloquence, étaient
invincibles. A tout cela, du reste, s'ajoutait le charme
de la sainteté la plus douce et le prestige d'un ascé-
tisme éclatant. Sa gloire était universelle; ses écrits,
ses lettres, se répandaient dans tout l'Orient et jusqu'à
Rome, où pourtant on ne le lisait guère, car on com-
mençait à désapprendre le grec. En même temps qu'il
édifiait l'Eglise par sa vertu et illustrait la foi par son
enseignement, il la défendait contre tous ses ennemis:
hérétiques, juifs, païens, il faisait face à tout. C'est à
cette dernière période de sa vie qu'appartient son fa-
meux traité contre Celse. Une gloire lui manquait en-
core, celle des confesseurs de la foi. Déjà, en 235, la
persécution de Maximin l'avait forcé de quitter la Pa-
lestine et de se réfugier en Cappadoce. Deux de ses
amis, Ambroise et le prêtre Protoctète, de Césarée, fu-
rent jetés en prison. Il reprit alors la plume avec la-
quelle, encore enfant, il avait encouragé son père à
mourir pour la foi, et adressa aux deux confesseurs son
« Exhortation au martyre » . La tempête passa : mais,
l'école chrétienne d' ALEXANDRIE 349
quinze ans après, la persécution de Dèce le trouva et
le saisit à son poste de maître chrétien. On le mit à
la question; il fut jeté en prison, chargé de chaînes,
soumis à la torture de l'écartement des jambes. On le
menaça du feu, on le fit passer par d'autres supplices.
Hien ne put vaincre sa constance. Pourtant, moins heu-
reux que son ami Alexandre, qui mourut en prison,
Origène atteignit vivant le terme de la persécution. Il
survécut deux ou trois ans, pendant lesquels il eut le
temps de s'associer aux mesures miséricordieuses prises
par les grands évêques du temps, Corneille, Cyprien,
Denys, envers les fidèles qui avaient défailli dans les
mauvais jours ^ Son ami Ambroise mourut avant lui.
Une des dernières lettres qu'il reçut lui vint de son
ancien disciple Denys, maintenant évêque d'i^lexandrie :
elle traitait du martyre '. Il mourut enfin, couronné de
toutes les gloires auxquelles un chrétien peut aspirer
en ce monde et pauvre jusqu'à son dernier jour. C'est
à Tyr qu'il rendit à Dieu sa belle âme : son tombeau
y fut longtemps visité.
Je n'ai pas dit vénéré. En ce temps-là leB honneurs
de l'anniversaire solennellement fêté n'étaient encore dé-
cernés qu'aux martyrs, et, en un certain sens, aux évê-
ques. Il n'eut pas de légende: si grande qu'elle ait été,
son activité scientifique a dit peu de chose au popu-
laire. D'ailleurs son œuvre doctrinale fut bientôt dis-
cutée; les luttes qui s'engagèrent autour de sa mé-
1 Eus., YI, 39.
2 Eus., VI, 4G.
350
CHAPITRE XVIII.
moire n'étaient pas propres à lui donner une auréole.
Il trouva des défenseurs excessifs et maladroits, plus
souvent des ennemis : peu de noms ont été plus mau-
dits que le sien. Mais il est facile à l'historien de dis-
cerner les passions, les unes avouables, les autres inexcu-
sables, qui ont excité contre lui les Démétrius, les Mé-
thode, les Epiphane, les Jérôme, les Théophile, les Jus-
tinien. Bien que nous n'ayons pas, à beaucoup près,
toutes ses œuvres, il en reste assez pour le juger, pour
apprécier en particulier le rapport entre ses idées et
la doctrine reçue de son temps, et surtout pour se con-
vaincre de l'absolue pureté de ses intentions.
Son œuvre littéraire est immense. Pour la plus
grande part elle est consacrée à la Bible. Il faut men-
tionner tout d'abord le célèbre recueil des Hexaples^
où figuraient en colonnes parallèles le texte hébreu en
lettres hébraïques et en lettres grecques, les versions-
des Septante, d'Aquila, de Symmaque et de Théodo-
tion, ainsi que diverses traductions partielles. Ce livre
monumental existait encore à Césarée au temps d'Eu-
sèbe: il 'est douteux qu'il se soit conservé jusqu.'au
temps de saint Epiphane et de saint Jérôme. On en
fit une transcription, qui comprenait seulement les
quatre versions grecques (Tétraples). Origène avait éta-
bli aussi une recension des Septante où des obèles signa-
laient les passages qui manquaient à l'hébreu, et des
astérisques encadraient certains suppléments empruntés
à la version de Théodotion, quand l'hébreu semblait plus
l'école chrétienne d'alï:xanduie 351
complet que les Septante. A ces travaux critiques fait
suite, logiquement sinon chronologiquement, une masse
énorme de commentaires, différents de forme (scliolies,
homélies, traités ou tÔ'xol), mais embrassant tous les
livres de l'Ancien et du Xouveau Testament.
En dehors de ces travaux bibliques, Origène laissa
d'autres ouvrages sur des sujets particuliers, ses traités
de la prière et de la résurrection, son exhortation au
martyre, dix livres de Stromates et ses deux œuvres
les plus célèbres, la réfutation de Celse et le traité des
Principes, UzqI ôtzyorK Une centaine de lettres avaient
été réunies par Eusèbe et formaient un important sup-
plément à cette littérature. Deux d'entre elles étaient
adressées à l'empereur Philippe et à sa femme Otacilia
Severa.
Saint Epiphane évalue à six mille volumes la pro-
duction littéraire d'Origène. Ce chiffre énorme n'est pas
invraisemblable, si l'on tient compte des usages de la
librairie antique et de la faible étendue des rouleaux
{vohimina, Toy-oO sur lesquels on transcrivait. Quoiqu'il
en soit, une partie seulement de cette grande œuvre
s'est conservée jusqu'à nous. Les anathèmes qui s'abat-
tirent bientôt sur elle détournèrent les transcripteurs,
surtout les transcripteurs grecs. Les Latins furent plus
cléments. Grâce à eux nous avons encore le traité des
Pr/»c«2^ev, œuvre fondamentale, sur laquelle on peut ju-
ger la s^'nthèse théologique d'Origène. Encore ne nous
en reste-t-il qu'une version retouchée en plus d'un en-
droit. Pufin, le traducteur, nous en prévient dans sa
B52 CHAPITRE XVIII.
préface. Saint Jérôme en avait fait une autre, plus
exacte; malheureusement, de cette version, comme du
texte original, il ne subsiste plus que des fragments.
L'idée même d'une synthèse est caractéristique. De-
puis saint Justin, pour ne pas dire depuis saint Jean,
on avait souvent cherché dans la philosophie, dans ses
conceptions et dans sa langue, le mo^^en d'expliquer la
tradition chrétienne. Mais ce n'étaient là que des ef-
forts partiels. On développait en langage philosophique
les points que l'on entendait faire valoir ou défendre;
pour le reste on s'en tenait à la tradition. Justin et
les autres apologistes, plus tard Irénée, Hippolyte et
Tertullien, en sont ici au même point. Leur théologie,
comme telle, demeure toujours partielle, fragmentaire.
La synthèse doctrinale était représentée par le symbole,
où, depuis Dieu tout-puissant jusqu'à la résurrection de
la chair, les fidèles trouvaient en raccourci tout ce qu'ils
avaient à croire et à espérer. En dehors de cette formule,
simple et populaire, il n'y avait que les systèmes gnos-
tiques, complets eux aussi, depuis l'Abîme ineffable jus-
qu'au retour à Dieu des âmes prédestinées. Clément avait
philosophé sur le christianisme sans que des nécessités de
controverse eussent attiré sa pensée sur des points par-
ticuliers, mais aussi sans éprouver le besoin de grouper
les éléments de la doctrine en un système harmonique.
C'est Origène qui, le premier parmi les penseurs chré-
tiens, eut l'idée d'une synthèse théologique et la réa-
lisa. Je vais en donner un résumé, d'après le traité des
Principes.
l'école chrétienne d'alexandrie 353
Dieu est essentiellement simple, immuable et bon.
En vertu de sa bonté il se manifeste et se communique,
en vertu de son immutabilité il se manifeste et se com-
munique éternellement. Pour cela, comme il est impos-
sible d'admettre des rapports directs entre l'essentielle
simplicité et la pluralité contingente, Dieu doit d'abord ^
se mettre lui-même dans un état susceptible de telles
relations. De là la production du Verbe, personne dis-
tincte, divinité dérivée, 626;, non ô 0£6: ni surtout aj-
TÔOîo;. Origène ne recule pas devant le terme « second
Dieu » . Le Verbe, engendré de la substance du Père,
lui est coéternel et consubstantiel. Cependant, outre qu'il
procède du Père, le Verbe d' Origène a encore une autre
infériorité, c'est qu'il contient l'archétype des choses
■finies, de la pluralité. A ce point de vue il rentre dans
la catégorie du créé, il est créature, /.Tt'juLa, comme dit
la Bible \
Ici encore, comme chez les apologistes, la produc-
ction du Verbe est nécessitée par la création. Les créa-
tures n'existeraient pas, que le Verbe n'aurait aucune
raison d'être. Mais — et ici Origène est conséquent —
la bonté essentielle de Dieu exige qu'il y ait toujours
des créatures, de sorte que le Verbe est nécessaire et
éternel.
^ Ordre logique; la chronologie n'a rien à voir ici.
^ Prov., VIII, 22, suivant le grec: '0 Kûpio; i/.Ttas ;-».£ hz/hi
ûo<Ù» xjT&u. S. Jérôme traduit: Domi)ius jjossed if ?ne. Ailleurs^ Gen.
XIV, il rencontre deux fois le même verbe (qânâ), au parti-
cipe présent (qôné) ; la première fois (v. 19) il le rend par qui
creavif, la seconde (v. 22) par j^ossessor.
Duchesse. Ilist. anc. de VEgl. - T. I. 23
854 CHAPITRE XVIII.
Dans ce système, toujours comme dans celui des apo-
logistes, on ne voit pas quelle place peut occuper une
troisième personne divine. La théorie proposée n'a nul
besoin du Saint-Esprit. Origène Tadmet pourtant, comme
tous ses prédécesseurs orthodoxes, car il est fourni par
la tradition \ et cela avec une telle évidence qu'il est
impossible de biaiser. Le Saint-Esprit complète donc la
Trinité, ou plutôt la hiérarchie des personnes divines,
hiérarchie dont les degrés se caractérisent relativement
aux créatures en ce que le Père agit (indirectement) sur
tous les êtres, le Yerbe sur les êtres raisonnables ou
esprits, l'Esprit-Saint sur les êtres raisonnables et saints.
Tel est le monde divin, constitué par les trois per-
sonnes « immuables » : au dessous vient le monde des
esprits inférieurs, sujets au changement. Ils ont été
créés libres, et, tout aussitôt, ont abusé de leur liberté ^^
de telle sorte qu'une réjDression et une correction est
devenue nécessaire. A cet effet est créé le monde sen-
sible. Les corjDS sont destinés à fournir aux esprits une
sorte d'épreuve ]3uriiicatrice. Suivant la gravité de leur
faute, les esprits sont pourvus d'un corps subtil (anges),,
pesant (hommes) ou difforme (démons). Ainsi la création
^ Cepedant la tradition ne lui semblait pas décider si l'Es-
prit-Saint était devenu ou non i^;vrr.-:b^ r, à-j'-'vr.To;), ni s'il était
ou non Fils de Dieu (I, li. Cf. ci-dessus, p. 233.
2 Cette conception du péché originel, commis en dehors du
monde sensible, diffère notablement de celle de l'Eglise. Elle
se rapprocherait plutôt de celle de Yalentin. Cepedant, selon
Valentin, la faute primordiale est attribuable à un être divin,,
ce qui n'est pas le cas ici.
l'école chrétienne d'Alexandrie 355
des corp8 est corrélative à celle des esprits; il n'y a pa^'
de matière incréée.
L'union des corps et des esprits fournit à ceux-ci une
occasion de lutte et de mérite. Dans cette lutte où leur
liberté demeure intacte, les hommes sont aidés par les
anges, contrariés par les démons. Mais le conflit pren-
dra fin ^ ; le mal n'est pas étemel ; la purification s'é-
tendra même aux démons.
Ici se place la théorie de la rédemption. Le Verbe,
s'intéressant à l'épreuve soutenue par les âmes humaines,
leur a envoj^é des aides, esprits d'élite, qui ont pris un
corps : ce sont les Prophètes : il a même fait de tout
un peuple un instrument de salut : enfin, tous ces inter-
médiaires étant demeurés inefficaces, il est venu lui-même.
Une âme absolument pure ^ a pris corps : il s'est uni à
cette âme, laquelle conserve sa liberté, et demeure sus-
ceptible de mérite ou de démérite. De ià une crois-
sance du Christ extérieur. Le salut, c'est, pour Je chré-
tien ordinaire, l'œuvre de la croix, le sacrifice, rançon
de la dette, émancipation de la servitude du démon :
pour le chrétien gnostiqiie, c'est un enseignement d'ordre
supérieur. Ni pour Fuii ni pour l'autre ce n'est le Verbe
fait chair, divinisant la nature humaine par une intime
communion. Devant le chrétien du. commun le Christ
d'Origène écarte des obstacles : au chrétien gnostique il
offre modèle et lumière : mais c'est tout.
' Fin relative, bien-entendu, et qui ne concerne que les
êtres en particulier, car le roulement des choses est éternel.
° Exception au péché universel.
356 CHAPITRE XVITI.
La fin des choses n'est que relative, les choses de-
vant toujours exister et le roulement recommencer. La
vie terminée, ce qui reste à expier l'est d'une autre façon,
par un feu immatériel et purificateur. Après quoi l'es-
prit créé prend son état définitif. E-evêtu d'un corps
glorieux, qui n'a rien à voir avec les formes humaines,
il est désormais déterminé au l^ien. La matière aban-
donnée par les uns sert ensuite pour d'autres, et cela
dans un éternel recommencement.
Tel est le système. La méthode suivie pour le cons-
truire est exposée au début du livre des Principes. Ori-
gène commence par dresser l'inventaire des points clai-
rem.ent admis par l'Eglise : il sépare avec soin ce qu'il
trouve dans la prédication officielle de ce qui n'est qu'o-
pinion particulière ou croyance vague. Il s'en faut que
l'enseignement authentique lui donne la clef de tous les
problèmes: c'est cependant sur lui qu'il entend fonder
sa synthèse : « Yoilà les éléments, les fondements dont
» il faut se servir si l'on veut, suivant le précepte « Eclai-
» rez-vous de la lumière de la science » , former un en-
» semble doctrinal et comme un corps rationnellement
» disposé. On aura recours à des déductions claires et
» incontestables ; on empruntera à la Sainte Ecriture ce
» qu'on y trouve directement et ce qu'on en peut dé-
» duire par voie de conséquence : puis, de tous ces ensei-
» gnements on formera un seul et même corps ».
On ne saurait imaginer une méthode plus louable.
Malheureusement il est sous-entendu que l'Ecriture sera
traitée par l'exégèse allégorique, qui permet de trouver
l'école chrétienne d'alexaxdrie 357
n'importe- quelle doctrine en n'importe quel texte; c'est
la porte ouverte au sens privé, aux hardiesses de la
pensée, aux spéculations de la philosophie ambiante.
Ainsi Origène est arrivé à construire un système où le
christianisme pouvait difficilement se reconnaître, une
sorte de compromis entre l'Evangile et la gnose, une
théologie où la tradition est plutôt côtoyée qu'incor-
porée, où même les éléments qui satisfont d'abord, si
on les considère à part, deviennent inquiétants dès qu'on
tient compté de leur voisinage.
Après la mort de son auteur, la doctrine d' Origène
souleva beaucoup de critiques, mais plutôt sur des points
particuliers que pour l'ensemble: on ne cite personne
qui se soit attaqué au système comme tel. Encore cette
opposition tarda-t-elle à se produire. Le Uept àp/wv n'est
pas un des derniers ouvrages de son auteur, loin de là.
Il l'écrivit à Alexandrie, avant ses démêles avec l'évê-
que Démétrius. Celui-ci ne s'en effaroucha pas ; il ne doit
pas, du reste, avoir été très difficile en fait de doctrines,
car c'est de son temps déjà que Clément avait publié ses
Hypotyposes. Quand il entra en conflit avec Origène et
le dénonça à l'Eglise entière, il ne lui reprocha que sa
mutilation volontaire et son ordination par des évêques
étrangers. Héraclas, ami et collaborateur d' Origène au
moment où celui-ci publiait le Flsp-l à:px_cov, ne protesta
ni alors ni quand il fut devenu évêque d'Alexandrie.
Denys, qui gouverna l'église après Héraclas, était lui-
même disciple d' Origène: jusqu'à la fin il se maintint
en bons termes avec lui. On sait en cruelle vénération
358 CHAPITRE XVIII.
le tenaient les évêques de Palestine, d'Arabie, de Plié-
nicie, de Cappadoce, d'Achaïe. A Rome on accepta les
sentences de l'évêque Démétrius, qui n'avaient, on l'a vu,
aucun considérant doctrinal, et d'abord on s'en tint là.
Sur la fin, cependant, des rumeurs fâcheuses s'élevèrent
et parvinrent au pape Fabien. Origène se crut obligé
de lui écrire, ainsi qu'à d'autres évêques, « sur son ortho-
doxie » . Il se plaignait beaucoup des gens qui falsifiaient
ses écrits et même de l'indiscrétion d'Ambroise \ toujours
empressé à publier les productions de son ami, sans lui
donner le temps de les revoir ^. D faudrait être bien
optimiste pour accepter cette explication les yeux fermés.
Cependant il demeure certain, non seulement qu' Origène
est mort dans la communion de l'Eglise, mais que sa
doctrine, quelque étonnement qu'elle ait pu causer ici
ou là, ne fut jamais, de son vivant, l'objet d'une répro-
bation officielle.
1 Eusèbe, H. E., VI, 36. Cf. Jérôme, ep. LXXXIV, 10 et
Rufin, in Hier., I, 44. Voici ce que dit saint Jérôme : Ipae Ori-
genes in epistola quam scrihit ad Fabianum, Romanae iirhis epis-
copum paenitentiam agit cur talia scripserit et causas temeritatis
in Amhrosium refert quod secreto édita in puhlicum protulerit. —
Si saint Jérôme avait alors eu le moindre vent d'une condam-
nation doctrinale prononcée à Rome contre Origène vivant, on
peut être sur qu'il s'en fût fait un argument dans sa querelle
avec Rufin.
^ V. note précédente ; v. aussi la lettre d' Origène à ses
amis d'Alexandrie, dans Rufin, De adidter. librornm Origenis,
Migne, P. G., t. XVII, p. 624.
CHAPITEE XIX.
L'Eglise et l'Etat au III® siècle.
La persécntiou par édits spéciaux. — Septime-Sévère interdit les con-
■versions. — Le syncrétisme religieiix : Jnlia Domna, Elagabal, Alexandre
Sévère. — Edit de Maximin contre le clergé. — Pei'séciitions de Dèce, de
<jrallu8, de Valéi-ien. — La propriété ecclésiastique.
Les dernières années de Marc-Aurèle sont marquées
dans l'histoire chrétienne en traits sanglants. La persé-
cution, comme tant d'autres choses, se relâcha sous Com-
mode, non cependant en ce sens que la jDrohibition du
christianisme ait été abolie alors: mais, le gouvernement
central s'abstenant d'insister et se montrant même assez
tolérant à Rome, les autorités provinciales avaient plus
de facilité pour être, suivant leur gré et les circonstan-
ces, ou sévères ou complaisantes. En Asie, le proconsul
Arrius Antoninus (184-5) se distingua par son zèle à
poursuivre les chrétiens. Un jour qu'il instrumentait con-
tre eux, tous les fidèles de la ville se présentèrent en
masse devant son tribunal. Il en fit exécuter quelques-
uns et dit aux autres : « Mais, malheureux, si vous te-
» nez tant à mourir, il y a des cordes et des précipi-
» ces». Situation caractéristique, où se révèle bien le
conflit entre la rigueur de la loi et la difficulté de l'ap-
360 CHAPITRE XIX.
pliquer. A Eome, en dépit de l'affaire d'ApoUoDius, on
était assez tranquille. Il en était de même en Afrique.
TertuUien signale, en ce temps-là, des proconsuls bien-
veillants \
Ces fluctuations de la justice romaine et le système
des condamnations individuelles n'étaient guère propres
à entraver sérieusement les progrès du christianisme.
Le danger politique, dont Celse s'était préoccupé si vi-
vement, finit par exciter les empereurs à prendre des
mesures plus efficaces. Pendant tout le IP siècle la per-
sécution n'avait eu d'autre base légale que la prohibi-
tion dont nous avons plus haut recherché l'origine. On
va maintenant, sans révoquer cette prohibition générale,
porter des édits nouveaux, spécifiant les catégories de
chrétiens à poursuivre, la procédure, les pénalités, les
confiscations, les mesures de police. Leur application
ne sera plus abandonnée au zèle des gouverneurs; ceux-
ci devront se mettre en campagne et suivre de point
en point le plan de répression tracé par la chancellerie
impériale. De là des persécutions beaucoup plus violen-
tes que celles d'autrefois, mais, en revanche, d'assez
courte durée: les changements d'empereurs et même,
dans certains cas, l'insuccès des mesures de rigueur
amèneront assez vite le retrait des édits.
1 Ad Scap., 4 : « Cincins Severus, qui Thysdri ipse dédit reme-
diiim quomodo responderent christiani ut dimitti possent ; Ves-
pronius Candidus, qui christianum quasi tumultuosum civibus
suis satisfacere dimisit » .
l'église et l'état au iii« siècle 361
1.° — Le fomj>s des Sévère.
Septime-Sévère est le premier empereur qui ait porté
un édit de ce genre. Personnellement il était loin d'être
défavorable aux chrétiens. Sa maison en était remplie.
Son fils Caracalla fut élevé. par une nourrice chrétienne *.
Cette circonstance n'empêchait pas les gouverneurs de
sévir. L'Apologétique de Tertulien, ses deux livres Ad
Xatlones, en 197, sa requête au proconsul Scapula, en
211, sont des protestations contre les rigueurs des ma-
gistrats de Sévère. Ce ne sont cependant pas des do-
cuments sur la persécution spéciale à laquelle le nom
de cet empereur doit rester attaché. Ce que Sévère es-
saya, ce fut d'arrêter le prosélytisme chrétien. L'édit
qu'il rendit à cet effet fut publié vers l'année 200, pen-
dant son séjour en Syrie. Spartien le rapporte en ter-
mes laconiques, mais clairs : « Il interdit, sous des peines
graves, de faire des juifs et des chrétiens » ^. Il y avait
longtemps que la circoncision de personnes étrangères
à la nationalité juive était rigoureusement interdite ; la
même prohibition fut appliquée au baptême chrétien.
Elle ne paraît pas l'avoir été longtemps: en tout cas
les écrivains chrétiens ne distinguent pas les victimes
de cet édit d'avec celles de la persécution ordinaire.
Cependant il est remarquable que l'école catéchétique
ï Tert., ad Scap., 4.
2 ludaeos fieri suh gravi jyoena vetuit ; idem etiam de chris-
tiania sanxit. Spartien, Sévère, 17 (t. I, p. 137, Peterj.
3<32 CHAPITRE XTX.
d'Alexandrie fut désorganisée juste à ce moment et que
Clément, son chef, se vit obligé de quitter l'Egypte.
Cette école était, en Egypte, le plus apparent organe
de la propagande chrétienne: ses membres, maîtres et
disciples, tombaient évidemment sous le coup de l'édit.
Origène. ayant tenté de la reconstituer, se vit poursuivi;
et, sil ne périt pas lui-même, plusieurs de ses disci-
ples, nouvellement convertis, furent arrêtés et exécutés.
On était à l'année 202. C'est alors que périrent à Car-
tilage les célèbres martyrs Perpétue, Félicité, Saturus,
et leurs compagnons, tous néophytes ou catéchumènes.
Pendant que l'empereur Sévère ^ instrumentait ainsi
suivant les vieux procédés romains, sa maison devenait
le centre d"mi mouvement intellectuel d'où pouvait sor-
tir pour le christianisme une sorte de concurrence re-
ligieuse. Avant son élévation à l'empire. Sévère était
allé chercher femme dans une vieille famille sacerdo-
tale de Syrie, attachée à la desservance du temple d'El-
Gabal, à Emèse. Julia Domna, fille du grand-prêtre Bas-
sianus, était une personne de forte volonté, d'esprit
distingué et de grande culttire. Devenue impératrice,
elle fut bientôt entourée de totit ce que l'empire comp-
tait de beaux-esprits. En ce temps là les beaux-esprits
n'étaient plus, comme jadis, portés à plaisanter les dieux.
Ils devenaient religieux. Le mysticisme philosophique
ne se formulait pas encore dans le système néoplato-
^ Sur l'état des esjDrits en ce temps là, au point de vue
philosophique et religieux, v. Jean Réville, Tm religion à Borne
sous les Sévères, 1886, p. 190 et suiv.
l'église et l'état au 11I« SIÈLC'E 363
nicien ; mais, il avait, un peu partout, une tendance à
hiérarchiser le panthéon reçu de façon à le concilier
avec une certaine unité divine ; en morale, il prônait
volontiers l'ascèse pythagoricienne. En somme, il cher-
chait sa voie. Julia Domna lui aidait à la trouver. Une
femme d'esprit aussi pratique, qui eût volontiers gou-
verné l'Etat si on l'avait laissée faire, ne pouvait négliger
la situation religieuse. Elle y intéressa ses académiciens.
En dépit des édits anciens et nouveaux, les progrès du
christianisme devenaient chaque jour plus menaçants.
Les vieux cultes ne lui opposaient qu'une résistance en
ordre dispersé. N'était-il pas possible de les grouper
autour de quelque idée, de quelque symbole, et de leur
donner ainsi une sorte d'unité? Les dieux des divers
temples, des diverses nations, ne pouvaient-ils pas être
conçus comme les représentants d'un dieu suprême, au-
teur du monde, qu'il dirige par leur intermédiaire et
<lont ils ne sont que des manifestations partielles? De
ce dieu suprême, le symbole le plus naturel en même
temps que le plus magnifique, c'est le soleil, qui verse
partout la lumière et la chaleur. Elevée près des autels
d"un dieu sémitique, initiée à toutes les mythologies ou
philosophies de la Grèce, entourée au Palatin d'un aréo-
page de penseurs venus des quatre coins de l'empire,
la belle impératrice était elle-même la vivante person-
nification de cet esprit nouveau, la grande prêtresse
idéale du syncrétisme religieux.
Elle avait trop de sens pour assumer elle-même le
rôle de révélateur. Il fut dévolu à un j)ersonnage assez
364 CHAPITRE XIX.
mystérieux, Apollonius de Tyane, que l'on savait avoir
vécu au temps des Césars et des Flaviens. Il avait laissé,
en Asie-Mineure et autre part, la réputation d'un ascète
pythagoricien, prédicateur ambulant et thaumaturge,
d'autres disent sorcier. Un des lettrés de l'impératrice,
Philostrate, fut chargé d'écrire sa vie; Julia Domna avait
par devers elle des mémoires, peu authentiques, d'un
certain Damis, soi-disant compagnon d'Apollonius. Elle
les confia à Philostrate. Sur ce canevas il broda large-
ment, empruntant à droite et à gauche et prenant, jusque
dans les évangiles chrétiens, les traits les plus propres
à relever l'importance et les vertus du héros: son amour
pour ses semblables, sa grande pitié des misères humai-
nes, sa profonde religion, qui s'adressait à tous les dieux
en général, mais surtout au Soleil divin.
Le livre fit fortune, beaucoup plus que le système.
Dans les milieux hostiles au christianisme on aperçut
bientôt quel parti pouvait en être tiré, sinon pour le
syncrétisme païen, au moins contre la propagande chré-
tienne. Acceptée comme vraie, la légende d'Apollonius
permit d'opposer à l'Evangile une belle vie, pure, pieuse,
dévouée, pleine de miracles et de bienfaits. Porphyre,
Hiéroclès, Julien, ne manquèrent pas de s'en prévaloir.
L'influence de Julia Domna se maintint après la mort
de Sévère (211), tant que dura le règne de Caracalla.
Quand son fils eut été assassiné (217), l'impératrice se
laissa mourir plutôt que de s'incliner devant les meur-
triers. Sa sœur Julia Mœsa, tout aussi ambitieuse qu'elle,
intervint alors et donna à la dynastie sévérienne une
l'église et l'état au m'-' siècle 365
continuation- inattendue, en maintenant au pouvoir la
famille des grands prêtres d'Emèse. Elle avait deux fil-
les, Sohémias et Mammée, pourvues chacune d'un fils
en bas-âge. On fit croire aux soldats de l'armée d'Orient,
très attachés à Caracalla, que le fils de Sohémias était
né des amours adultères de leur empereur et de cette
princesse. L'enfant — il n'avait que treize ans — était
déjà titulaire du pontificat d'Emèse. Macrin, substitué
d'abord à Caracalla, fut bientôt évincé et le jeune prê-
tre devint empereur romain. Nous le connaissons sous
le nom de son dieu Elagabal, qu'il transporta à Eome
et dont il fut toujours le serviteur fanatique. Comme
sa grand' tante Domna, le nouvel empereur était syn-
crétiste, mais à sa façon. C'est autour de son dieu que
devait s'organiser l'Olympe. Il commença par le marier
à la. Junon Céleste de Carthage. Baal, émigré en Oc-
cident, y retrouvait Astoreth. Il y retrouva aussi son
culte syrien, avec ses rites obscènes et ses frénésies
sacrées. L'empereur en personne conduisait cette orgie
religieuse, et prenait plaisir à y compromettre ce qui
restait de la vieille dignité romaine. Enfin les préto-
riens se lassèrent du grand-prêtre et de ses processions
lubriques. Il fut jeté au Tibre et remplacé par le fils
de Mammée, le doux et vertueux Alexandre. Le dieu
d'Emèse, la déesse de Carthage, et beaucoup d'autres
divinités venues de loin pour les noces célestes, furent
renvoyés à leurs temples. Alexandre, lui aussi, avait une
propension vers le syncrétisme religieux. Dans sa cha-
pelle domestique, sa piété, bien plus large que celle de
^6G CHAPITRE XIX.
Jnlia Domiia, honorait à la fois Abraham et Orphée,
Jésus-Christ et Apollonius de Tyane. Sa mère Mammée
fat en rapport avec Origène et Hippolyte \ Il est pos-
sible qu'Alexandre ait eu, lui aussi, quelque accoin tance
avec ces docteurs. Il faillit élever un temple à Jésus-
Christ et l'admettre officiellement au nombre des dieux.
Ses conseillers l'arrêtèrent. En revanche ils ne l'empê-
chèrent pas de tolérer ouvertement l'existence des com-
munautés chrétiennes, de faire l'éloge de leur morale
et de leur organisation, enfin de prendre à l'occasion
leur défense contre des revendications injustes ^.
Ce règne tranquille dura treize ans. Alexandre fut
assassiné le 19 mars 235 par des soldats révoltés, qr.i
jetèrent la pourpre sur les éjDaules de Maximin, soldat
grossier et fanatique. Une réaction violente commença
aussitôt. Les chrétiens, favorisés par le défunt empereur^
furent l'objet d'un édit spécial, dont Eusèbe nous ap-
prend qu'il ne visait que les chefs des églises ; Origène
atteste que les édifices religieux furent brûlés ^. C'est
alors que ses amis Ambroise, qui était diacre ^, et Pro-
toctète, prêtre de Césarée en Palestine, furent arrêtés^
et qu'il leur écrivit son Exliortation au martyre. Lui-
même fut obligé de se cacher. Tous les trois, pourtant,
ils sur\'écurent à la persécution. Elle fut très vive en
Cappadoce, où le légat ne se borna pas à poursuivre
1 Ci-dessus, p. 318, 244.
^ I^Rm^vide, Alexander, 22, 29, 43, 45, 49, 51.
3 Eus., Yl, 28; Origène, In Matth., 28.
"* Saint Jérôme, De vi?'is, 56.
l'égltse et l'état au iii« siècle 367
les membres du clergé et sévit indistinctement contre
tous les fidèles ^ A Rome l'évêque Pontien et Hippo-
lyte, chef d'une communauté dissidente, furent arrêtés
et exilés en Sardaigne, où ils ne tardèrent pas à mourir *.
A Antioclie, à Alexandrie, à Jérusalem, à Césarée de
Oappadoce, les évêques échappèrent aux recherches, car
on ne signale aucune vacance de ces sièges au temps
de Maximin. On peut en dire autant de l'évêque de
Cartilage : aucun des prédécesseurs de saint Cyprien
n'avait été martyr. En somme les édits de Maximin pa-
raissent avoir été assez peu exécutés de son vivant: ils
ne reçurent aucune application après sa mort. Gordien III
(238-243) et Philippe (243-249) laissèrent en paix les chré-
tiens. Philippe était chrétien lui-même, on le disait, du
moins ^, mais seulement en son particulier, car ses mon-
naies et ce que l'on connaît de ses actes n'indiquent au-
cune différence extérieure, au point de vue religieux,
entre lui et les autres empereurs.
2.° — La persécution de Dèce (250-251).
Proclamé empereur, en septembre 249, Dèce se vit
presque aussitôt en présence d'une double tâche : re-
pousser l'invasion des Goths et réformer les mœurs. La
première lui était imposée par les événements; s'il n'y
réussit pas, il trouva au moins, en s'y essayant, une
/ ^ Firmilien, ap. Ctjpr.^ ep. LXXV, 10.
2 Cot. lib.
3 Denys d'Alexandrie, dans Eus., YII, 10.
368 CHAPITRE XIX.
mort honorable. Quant à la seconde, il se l'était pres-
crite lui-même, sans mesurer ni ses forces ni les obsta-
cles. Il rétablit la charge de censeur, la confia au sé-
nateur Yalérien, et lui donna commission de réformer
tous les abus, au palais, au sénat, dans les administra-
tions, enfin partout. C'est à ces idées de réforme géné-
rale que se rattache sa résolution d'extirper radicalement
la religion chrétienne. Dèce vit dans le christianisme le
plus actif dissolvant des mœurs romaines : il se figura
qu'il en viendrait à bout par des mesures de rigueur
sérieusement appliquées. Il était bien tard pour mener
à bien une telle entreprise -.
L'édit de persécution, à en juger par son applica-
tion, car nous n'en avons plus le texte, obligeait tous
les chrétiens et toutes les personnes soupçonnées de
l'être à faire un acte d'adhésion au culte païen, sacri-
fice, libation, participation aux repas sacrés. Dans chaque
ville, dans chaque bourg même, une commission était
^ Sur cette persécution v. 1° Cyprien, Ej)., 1-56; De la2)Sis;
2^ Denys d'Alexandrie, lettres à Fabius d'Antioche (Eus., VI,
41, 42), à Domitius et Didyme (Eus., VII, 11, 20), à Germanus
(Eus., VI, 40). — Parmi les passiones 7nartyrum qui se réclament
de la persécution de Dèce, la passion de Pionius est la seule qui
se puisse citer avec confiance (texte grec dans Gebliardt, Acta
martyrum selecta, p. 96) ; celle de Carpus (ci-dessus, p. 266, n. 1)
est peut-être, elle aussi, de ce temps. Quant à celles de saint
Achatius (Antioche de Pisidie), de saint Maxime, des saints
Pierre, André, Paul, Dionysia (Lampsaquej, de saint Conon (Ma-
gydos), de saint Nestor (Sidé), des saints Tryplion et Respicius
(Nicée), des saints Lucien et Marcien (Bithyniej, de saint Sa-
turnin (Toulouse), ce sont des textes trop postérieurs aux évé-
nements pour être facilement utilisables.
l'écilisb et l'état au m® siècle 369
chargée de présider à ces formalités : elle délivrait, à
ceux qui consentaient à s'y soumettre, des certificats
de sacrifice ^ Ceux qui s'y refusaient devaient être con-
traints par les fonctionnaires de l'administration et par
les municipalités. Naturellement les évêques et le clergé,
avec les autres notabilités chrétiennes, étaient recher-
chés tout d'abord. Les confesseurs, jetés en prison, s'y
voyaient tourmentés par la faim, la soif et autres sup-
plices lents, jusqu'à ce qu'ils se décidassent à l'apostasie.
De temps en temps des condamnations capitales, des
exécutions, montraient jusqu'où l'on était résolu d'aller.
Le bûcher, supplice destructeur du corps, était assez
souvent employé. On le considérait comme propre à
déconcerter les espérances de résurrection. Quiconque
se dérobait par la fuite avait ses biens confisqués.
Ces mesures, vigoureusement appliquées, parurent
d'abord avoir obtenu un plein succès. Les masses chré-
tiennes eurent, devant la persécution, une tenue déplo-
rable. « La défaillance fut universelle » , dit Denys d'A-
lexandrie : « un grand nombre de personnages en vue se
» présentèrent d'eux-mêmes: les fonctionnaires se lais-
» sèrent conduire par leurs subordonnés ou par leurs
Quelques-uns de ces certificats nous ont été rendus, en
original, par les papyrus égyptiens. Trois ont été trouvés dans
le voisinage d'Arsinoé ; le quatrième provient d'Oxyrliynque.
(Compte-rendus de l'Académie de Berlin, 1893, p. 1007 : de
l'Académie de Vienne, 1894, p. 3; Atti del II Congresso di ar-
cheol. crist., Rome, 1902, p. 398; G-renfell et Hunt, 0,ri/rhj/n-
chus papyri, t. IV, Londres, 1904). Cf. Harnack, Thcol. Liferafur-
zeitung, 1894, p. 38, 162; P. Franchi, Niiovo Bull, di archeol.
crist., 1895, p. 68, et Mlscellanea di st. e cuit, ceci., 1904, p. 3.
DuCHESXE. Hht. a ne. de VEgl. - T. I. 24
;370 CHAPITRE XIX.
» collègues. Appelés par leurs noms et invités à sacri-
» fier, ils s'avançaient, la plupart livides et tremblants^
» comme s'ils se fussent présentés non pas pour sacrifier^
» mais pour être sacrifiés eux-mêmes. La multitude assem-
» blée à ce spectacle les tournait en dérision; tout le
» monde voyait que c'étaient des lâches, aussi timides-
» devant le sacrifice que devant la mort. Il y en eut
» qui montrèrent plus d'assurance : ils couraient aux
» autels, protestant qu'ils n'avaient jamais été chré-
» tiens. C'est de ceux-là que le Seigneur a dit qu'ils.
» auraient de la peine à se sauver. Quant aux petites-
» gens, ils se mirent à la suite des autres ou s'enfui-
» rent. Un certain nombre furent arrêtés. Parmi ceux-ci
» il y en eut qui persévérèrent jusqu'à se laisser mettre
» aux fers et en prison, quelques-uns même pendant un
» temps assez long ; mais avant de passer devant le tri-
» bunal ils abjuraient. D'autres ne furent vaincus que
» par la torture » .
Les choses se passèrent à Cartilage et à Eome de la
même façon qu'à Alexandrie. A Smyrne l'évêque Eu-
daemon abjura avec un grand nombre de ses fidèles.
Il y eut en revanche des martyrs et surtout des con-
fesseurs. A Eome, le pape Fabien, arrêté dès les pre-
miers joursj fut supplicié le 20 janvier 250. Les prêtres
Moïse et Maxime, les diacres Enfin et Nicostrate, furent
jetés en prison, où ils demeurèrent plus d'un an; Moïse
y mourut vers la fin de l'année. A Toulouse l'évêque
Saturnin fut exécuté. A Smyrne, le prêtre Pionius, sur-
pris au momeait où il célébrait, avec quelques fidèles,
i/ÉGLiSE ET l'État at iir siècle B71
l'anniversaire de saint Polycarpe, subit le supplice du
feu. En même temps que lui fut brûlé un prêtre mar-
cionite, appelé Métrodore. Pione. qui se rencontra sur
le bûcher avec un marcionite, avait trouvé un monta-
niste, Eutychianus, dans sa prison. L'édit ne distinguait
pas entre la grande Eglise et les dissidents. A Antioche
et à Jérusalem, les évêques Babylas et Alexandre furent
aussi incarcérés et moururent en prison. Origène. in-
carcéré aussi et à peu près écartelé, échappa sur le
moment à la mort : mais il survécut peu, affaibli sans
doute par les soufPrances qu'il avait endurées.
En beaucoup d'endroits les évêques réussirent à
s'échapper. C'est ce -que firent saint Cyprien à Carthage
et saint Grégoire à Néocésarée. Il en fut de même, sans
doute, à Césarée de Cappadoce et en bien d'autres en-
droits pour lesquels les renseignements font défaut.
Denys d'Alexandrie, arrêté au moment où il quittait la
ville, fut enlevé à son escorte par des paysans amis, qui
le transportèrent en lieu sûr.
De leurs retraites, les évêques qui s'étaient cachés
continuaient à diriger leurs églises : ils restaient en com-
munication avec les membres du clergé, qui, sous le feu
même de la persécution, continuaient à remplir les fonc-
tions de leur ministère, et avec les fidèles hardis qui
ne laissaient pas chômer les œuvres de la charité chré-
tienne. La correspondance de saint Cyprien est très in-
téressante à ce point de vue. On peut y voir comment,
à Rome et à Carthage, une communauté chrétienne par-
venait à vivre sous le régime de la terreur.
372 CHAPITRE XIX.
A Rome la situation était si grave qu'il fut impos-
sible de donner un successeur à Fabien. Le siège épis-
copal resta quinze mois vacant.
Une année se passa dans ces angoisses. Les confes-
seurs, entassés dans les prisons, mouraient lentement.
De temps à autre quelques-uns montaient sur les bû-
chers, étaient jetés aux bêtes ou avaient la tête tran-
chée. L'Eglise enregistrait avec joie ces nobles exem-
ples. On enterrait les martyrs, on visitait les prisonniers,
on secourait les fugitifs, on soutenait le courage des
gens exposés, et déjà on s'occupait de consoler et de
réconcilier les apostats pénitents.
Vers la fin de l'année 250 la persécution se ralen-
tit. Au printemps suivant la sécurité revint. Les évo-
ques reparaissaient; on reprenait les réunions. En no-
vembre 251, Dèce périt devant Tennemi, près du Da-
nube. Le danger sembla disparu. Saint Cyprien put
réunir un concile à Carthage et l'église de Rome se
donna un évêque.
Cependant la tranquillité dura peu. Le successeur
de Dèce, Trebonianus Gallus, rendit un nouvel édit par
lequel les chrétiens étaient encore une fois obligés à sa-
crifier. L^ne peste terrible ravageait alors l'empire. Elle
paraît avoir été l'occasion de cette seconde persécution,
sur laquelle il ne reste que quelques allusions dans les
lettres de saint Cyprien et de saint Denys d'Alexandrie ^
^ Cyprien, Ep. LIX, 6; Denys, lettre à Hermammon (Eus.,
VII, 1) ; c'est alors que Cyprien écrivit son traité ad Deme-
trianum.
l'église et l'état au iii« siècle 373
Le nouveau pape, Cornélius, fut arrêté ; mais ses fidè-
les se portèrent en foule au tribunal, proclamant leur
foi et se déclarant prêts à mourir pour la conserver \
Cornélius fut simplement interné à Centumcellae (Ci-
vitavecchia), où il mourut quelques mois après (juin 253).
Lucius, élu à sa place, fut exilé, lui aussi, aussitôt après
son ordination: mais son éloignement dura peu. Rap-
pelé, soit par Gallus lui-même, soit par Emilien, son
successeur éphémère, il reprit, vers le commencement
de 254, la direction de son église, mais pour quelques
semaines seulement, car il mourut le 4 mars. Emilien
avait été déjà renversé par Valérien, qui rendit la paix à
l'Eglise et se montra d'abord très favorable aux chré-
tiens.
On put alors apprécier les résultats de la persécu-
tion. Gallus l'avait ranimée pour satisfaire les passions
populaires, soulevées par des calamités de tout genre,
peste, lamine, invasion des barbares. Mais à l'origine
c'est la raison d'Etat qui avait dicté à Dèce ses édits
sanglants. Dèce et la raison d'Etat étaient vaincus. Sans
doute, pendant quelque temps, la vie du christianisme
avait paru suspendue. Des fonctionnaires optimistes du-
rent écrire alors des rapports triomphants. Un nombre
immense d'apostasies avaient été obtenues et inscrites
sur les registres. La plupart des chrétiens connus comme
tels étaient munis d'un certificat de sacrifice. Quelques
entêtés, soumis au régime de la prison, finiraient à la
^ Cyprien, op. cit.
374 CHAPITRE XIX.
longue par se soumettre aux formalités prescrites. Mais
on oubliait une foule de gens qui avaient réussi à dis-
simuler leur qualité de chrétiens ou à dépister les re-
cherches de la police. Si tant d'évêques, de prêtres, de
diacres, étaient parvenus à se cacher et même à exercer
leur ministère aux moments les plus critiques, c'est que
la police ne pouvait ou ne voulait pas tout voir. La
persécution finie, il resta un très grand nombre de fidè-
les qui, n'ayant pas été mis en demeure de sacrifier,
n'étaient ni apostats ni confesseurs. Le succès de l'édit,
complet en apparence, se trouvait être en réalité fort
restreint.
De plus, ces mêmes apostats qui avaient sacrifié ou
reçu des certificats de sacrifice, n'étaient pas pour cela
ralliés à la religion de l'empire ni détachés du chris-
tianisme. En règle avec l'autorité, ils ne l'étaient pas
avec leur conscience. Bien avant que la tranquillité ne
fût revenue, les prêtres, les évêques, les virent arriver,
pleins de larmes et de repentir, demandant pardon et
sollicitant leur réintégration dans la société des fidèles.
L'empereur avait réussi à faire commettre beaucoup de
lâchetés, mais non pas à diminuer le nombre des chré-
tiens. Cette épreuve eut même pour effet de fortifier
les courages. Les fidèles de Rome s'associèrent en masse,
sous Gallus, à la confession de leur évêque: ils n'en
avaient pas fait autant pour Fabien, au début de la per-
sécution. L'opinion publique elle-même, celle des mas-
ses païennes, si parfois elle réclamait des rigueurs con-
tre les chrétiens, tendait cependant à s'apaiser. Les
l'église et l'état au iti« siècle 375
vieilles calomnies tombaient chaque jour, à mesure que
la multiplication des fidèles rapprochait, enchevêtrait
davantage les deux sociétés et permettait de se mieux
connaître. Il n'y avait que dans les temps de calamités
publiques que l'on entendait encore retentir le cri des
foules : « Aux lions les chrétiens ! » Les scènes de mar-
tyre, qui exaltaient l'enthousiasme des fidèles et trou-
blaient la conscience des apostats, arrachaient parfois
des protestations aux païens eux-mêmes \ En somme,
depuis le III*^ siècle, les empereurs qui laissèrent les
chrétiens tranquilles paraissent avoir été d'accord avec
le sentiment public, beaucoup plus que ceux qui les per-
sécutèrent.
3.° — La persécution de Valérien.
Saint Denys d'Alexandrie nous a laissé un tableau de
la paix dont jouit l'Eglise dans les premières années {2bé-
257) du règne de Valérien. Jamais la tranquillité n'avait
été plus profonde ni les chrétiens mieux traités, pas même
tsous le règne de leur coreligionnaire Philippe. Ils étaient
en si grand nombre dans l'entourage immédiat de l'empe-
reur que sa maison formait comme « une église de Dieu » .
Denys attribue le changement d'attitude de Valérien à
rinfluence d'un de ses ministres, Macrien, qu'il appelle
a.u figuré le chef des magiciens de l'Egypte, et qui pa-
' « Cruelle sentence, ordres injustes », murmurent les païens
à la vue du supplice de saint Carpus et de ses compagnons.
"376 CHAPITRE XIX.
raît en effet avoir été un païen fanatique, adonné à la
magie, et comme tel ennemi acharné des chrétiens.
L'empire ne se relevait pas de ses malheurs. Toutes
les frontières étaient assaillies; le Rhin, le Danube, li-
vraient passage aux Francs, aux Alamans et autres peu-
ples pillards de la Germanie. Les Goths, voisins de
la mer Noire, se faisaient pirates, écumaient les côtes,
ravageaient l'Asie Mineure et se montraient jusque
dans la mer Egée. A l'est de l'empire, les Perses se
rendaient maîtres de l'Arménie et de la Mésopota-
mie. Il n'est pas jusqu'aux tribus du Sahara qui ne se
missent en mouvement contre les postes de la Numidie.
Valérien, honnête, mais faible, perdit la tête au point
de s'abandonner aux conseils fanatiques et de recom-
mencer contre les chrétiens cette guerre qui avait si mal
réussi à Dèce.
Ce fut, encore une fois, une guerre implacable '. Il
ne s'agissait plus d'arrêter les progrès de l'Eglise, mais
de la détruire. On espéra d'abord y arriver par des
moyens relativement modérés, sans effusion de sang.
^ Sur la persécution de Valérien v. 1° Denys d'Alexandrie,
lettres à Hermammon (Eus. VII, 10) et à Germanus (VII, 11);
dans cette dernière il reproduit le procès-verbal de sa compa-
rution devant le j^réfet d'Egypte, en 257 (remarquer que la let-
tre à Domitien et Didyme qu'Eusèbe donne ensuite, se rapporte
à la persécution de Dèce, non à celle de Valérien) ; — 2^ Cy-
prien, Ep. LXXVI-LXXIX; — .3° Passion de saint Cyprien; —
4° Vie de saint Cyprien par son diacre Pontius ; — 5° Passions des
saints Fructueux, évêque de Tarragone, et de ses compagnons,
des saints Marien et Jacques, des saints Montanus, Lucius etc.,
— G° Eusèbe, VII, 12.
l'église et l'état au iii« siècle 377
Puis, les pcemières mesures ayant été jugées inefficaces,
on eut recours aux exécutions. De là deux édits, dont les
dispositions se sont assez bien conservées. Le premier
parut au mois d'août 257, le second un an après. Le
premier ^ ne concernait directement que le haut clergé,
évêques, prêtres, diacres. Il leur était enjoint de sacri-
fier aux dieux de l'empire, sans qu'il leur fût interdit
d'honorer le leur, pourvu qu'ils l'honorassent en leur
particulier, en dehors de toute réunion de culte. C'était
le syncrétisme religieux étendu au Dieu des chrétiens et
imposé par l'autorité publique. En cas de refus, le ma-
gistrat devait prononcer une sentence d'exil.
Nous savons par de bons documents comment les
choses se passèrent à Alexandrie et à Carthage. Les
deux évêques, mandés devant le gouverneur, subirent
un interrogatoire identique, et, sur leur refus de recon-
naître la religion romaine, furent internés dans des lo-
calités déterminées. Cyprien comparut seul. Denys était
* Comparution de saint Cyprien devant le proconsul d'Afri-
que Aspasius Paternus, le 30 août 257. Le proconsul dit à l'évê-
que : Qui Bomanam religionem non coliint debere Romanas cae-
remoHias recognoscere . . . No)i solum de epUcopis verum efiom
de presbi/feris mihl scribere d'ignatl mint (Valerianus et Gallie-
nus impp.)... rraeceperiint etiam ne in cdiqnïbua locis concilia-
hula fiant nec coemeferia ingredianfur. Si qins itaque hoc tam
saliibre praece2)fi(m non observaverit, cajnfejylecfefHr. Dans le pro-
cès-verbal relatif à saint Denys d'Alexandrie, le préfet d'Egypte
énumère les mêmes dispositions, presque dans les mêmes ter-
mes ; voir surtout ce qui se rapporte aux réunions : Oùûaaw; ôâ
i^t<TTai 'jy.Tv s'jTî àXXsi; Ttaèv r, a<x>6o'yj; rstcTaOa'. r al; ^à x.aXoûacva
■/.oi'j.r-T.pix flaiviOLi. De ce dernier document il résulte que l'édit
était appliqué aux diacres.
378 CHAPITRE XIX.
accompagné d'un prêtre, de trois diacres et d'un cer-
tain Marcellus, venu de Eome, sans doute un prêtre ou
un diacre romain. En Numidie, le légat impérial pro-
nonça une peine plus grave et condamna aux mine« un
certain nombre d'évêques, de prêtres et de diacres; des
iidèles figuraient avec eux ^ Peut-être avaient-ils enfreint
la défense de tenir des assemblées.
Le second édit, rendu l'année suivante en Orient,
où la guerre contre les Perses avait appelé l'empereur,
fut adressé par lui au sénat, avec des instructions pour
les gouverneurs des provinces. Nous en avons l'analyse
dans r avant-demi ère lettre de saint Cyprien -. Outre le
clergé, il visait aussi les laïques de certaines conditions.
Les évêques, prêtres et diaores, devaient être exécutés
sur le champ : les sénateurs et chevaliers, dégradés et
privés de leurs biens, puis, s'ils persistaient, décapités.
Les matrones étaient soumises à la confiscation et à
l'exil. Les césariens, c'est-à-dire les employés du domaine
impérial, qui formaient un personnel immense répandu
dans tout l'empire, devaient être dépouillés de leurs
biens, enchaînés et enrégimentés dans les exploitations
serviles (mines, fermes, etc.).
La teneur de cet édit fut apportée de E-ome à saint Cy-
prien. Au moment où ses messagers quittèrent la capitale,
^ Cyprien, Ep. LXXVI-LXXIX. — Ces confesseurs étaient
disséminés par groupes dans le m-^talliun de Sigus, à quelques
lieues au S.E de Cirta, en Numidie. Les évêques avaient tous
assisté au concile de Carthage, en 256.
2Ep. LXXX.
l'église et l'état au iii« siècle 379
le pape Xyste II et quatre de ses diacres avaient été exé-
cutés dans le cimetière (G août). Deux autres, Félicissime
et Agapit, le suivirent de près; enfin le dernier sur-
vivant du collège diaconal, saint Laurent, fut brûlé le
10 août. A Cartilage, Cyprien comparut une seconde
fois devant le proconsul, qui, sur son refus de sacrifier,
lui fit trancher la tête. En Espagne, Tévêque de Tar-
ragone Fructuosus fut brûlé vif l'année suivante, avec
«es deux diacres Eulogius et Augurius. Les deux pas-
sions des saints Jacques et Marien pour la Numidie,
des saints Montan, Lucius et autres pour la province
proconsulaire, nous montrent que la persécution sévis-
sait encore en 259 dans les provinces africaines. A côté
de membres du clergé on y trouve des martyrs qui
étaient de simples fidèles et des gens de condition
commmie. Ceux-ci furent sans doute victimes de la dé-
fense de tenir des réunions ; cette défense était à peine
de mort K
Les documents font défaut pour les provinces orien-
tales. Denys fut tiré de son exil et rapproché d'Alexan-
drie; cependant, quoiqu'il ait eu beaucoup à souffrir, il
ne fut pas exécuté. A Césarée de Palestine le clergé
parvint aussi à échapper. Eusèbe ^ ne peut citer que
• Sur les martyrs de la Massa Candida, près d'Utique, v. le
mémoire de M. Pio Franchi de' Cavalieri dans les Sfiidi e Testi
de la bibliothèque vaticane, fasc. 9, p. 39 et suiv. Du même au-
teur, dans le même recueil, fasc. 3, un travail important sur
les deux passions de Montan et de Marien.
2 H. E., YII. 12.
382 CHAPITRE XIX.
argent, une caisse de société. Un siècle après Trajan^
il est déjà question d'immeubles, d'églises, de cimetières.
Ces biens devaient être possédés sous le nom d'un pro-
priétaire individuel; mais cette situation offrait peu de
garanties. Un changement dans la volonté de ce pro-
priétaire ou de ses héritiers, son apostasie, son passage
à une secte hérétique, et la jouissance de l'Eglise était
mise en question. S'il s'agissait d'un lieu de sépulture^
l'affectation funéraire ne pouvait être changée ; mais^
par exemple, un héritier mal disposé pouvait introduire
dans une sépulture chrétienne des morts hérétiques ou
païens appartenant à sa famille K II était donc désirable
que l'on trouvât un autre mode de posséder.
On V parvint. Au commencement du IV^ siècle, les-
églises avaient non seulement des lieux de culte et de
sépulture, qu'elles possédaient corporativement, mais en-
core d'autres biens fonds qui appartenaient à la com-
munauté entière et non pas à tel ou tel de ses mem-
bres. L'édit de Milan les vise en termes exprès \ On
1 II était impossible de les exclure par une disposition comme
celle que vise la formule ad religionem pertinentes meam,
employée p£ir un défunt pour désigner ceux des membres de
sa lamille qui auront place dans son tombeau. Le christianisme,
étant reli{/io iUlcita, ne pouvait invoquer la protection des lois.
(De Rossi, Bull., 186b, p. 54, 92).
2 Christiani non ea loca ianium ad quae convenire aolehant
sed eiiam alla habnisse noscunfitr ad iiis corporis eorum, id
est ecclesiarum, non hominum singnlorum pertinentia . Lactance,
De mort, peraec, 48; Eusèbe, X, 5 (édit de Maximin), La basi-
lique Saint-Laurent, à Rome, possédait, dès le temps de Cons-
tantin, un fonds de terre quod fiscuH occupaverat tempore per-
,seci(tioui.s [Liber pontif., t. I, p. 182).
l'église et l'état au m" siècle 383
verra bientcvt qu'en 272 l'empereur Aurélien intervint
à Antioche entre la communauté catholique et un parti
dissident qui lui disputait la maison épiscopale ^ Après
la persécution de Valérien, Denys d'Alexandrie et d'au-
tres évêques furent invités à se présenter aux agents
du fisc et à se faire remettre les lieux religieux mis
sous séquestre. Ainsi, quand, en 257, on avait saisi les
églises et les cimetières, c'était bien comme propriétés
ecclésiastiques et non pas seulement comme propriétés
affectées à l'usage ecclésiastique. Cet état de choses
peut être constaté plus anciennement encore. Sous
Alexandre Sévère, un débat s'étant élevé entre des ca-
baretiers et le corps des chrétiens de Rome, à propos de
la possession d'un immeuble autrefois domanial, l'affaire
fut portée devant le prince, qui la trancha en faveur
des chrétiens '. Peut-être est-ce lui qui les autorisa à pos-
séder. Le Chnstlano.s es.se pa-ssus e.s-t de Lampride (c. 22)
semble bien se rapporter à l'existence corporative des
chrétiens, car leur sécurité personnelle n'avait guère été
menacée sous les prédécesseurs immédiats d'Alexandre.
Les églises qui, au rapport d'Origène, furent détruites
par ordre de Maximin (235), appartenaient vraisembla-
» Eus., VII, 30.
^ Lampride, Alex. Ser., 49: dim CTirisficnn qiiemdam locxnn
qui pub/iciis fuerat occiipaHuent, contra popinarii dicerent sibi
etim deberi, rescripfiit meliiis esse ut quemadmodiimcumqne illic
Deiis colatur qiiam poplnariis dedatiir. — L'affectation religieuse
montre bien qu'il s'agit d'un lieu de culte, appartenant à la
communauté chrétienne, et non d'une propriété privée, appar-
tenant à des chrétiens quelconques.
382 CHAPITRE XIX.
argent, une caisse de société. Un siècle après Trajan^
il est déjà question d'immeubles, d'églises-, de cimetières.
Ces biens devaient être possédés sous le nom d'un pro-
priétaire individuel ; mais cette situation offrait peu de
garanties. Un changement dans la volonté de ce pro-
priétaire ou de ses héritiers, son apostasie, son passage
à une secte hérétique, et la jouissance de l'Eglise était
mise en question. S'il s'agissait d'un lieu de sépulture^
l'affectation funéraire ne pouvait être changée ; mais^
]Dar exemple, un héritier mal disposé pouvait introduire
dans une sépulture chrétienne des morts hérétiques ou
païens appartenant à sa famille ^ Il était donc désirable
que Ton trouvât un autre mode de posséder.
On y parvint. Au commencement du IV^ siècle, les-
églises avaient non seulement des lieux de culte et de
sépulture, qu'elles possédaient corporativement, mais en-
core d'autres biens fonds qui appartenaient à la com-
munauté entière et non pas à tel ou tel de ses mem-
bres. L'édit de Milan les vise en termes exprès ^. On
^ Il était impossible de les exclure par une disposition comme
celle que vise la formule ad religioxem pertinentes meam,
employée par un défunt pour désigner ceux des membres de
sa famille qui auront place dans son tombeau. Le christianisme,
étant reliyio iUicita, ne pouvait invoquer la protection des lois^
(De Rossi, JJiilL, 186b, p. 54, 92).
2 Chriatiani non ea loca icmiinn ad qiiae convenire .\olebanf
sed etiani alla habnisse noscuntur ad lus corporis eorum, id
est ecdesiariim, non hominnm singnloriim pertineniia. Lactance,
De mort, persec, 48; Eusèbe, X, 5 (édit de Maximin). La basi-
lique Saint-Laurent, à Rome, possédait, dès le temps de Cons-
tantin, un fonds de terre quod fisc us occupaverat tempore per~
^ecutionis [Liber pontif., t. I, p. 182).
l'église et l'état au 111" SIÈCLE 383
verra bientôt qu'en 272 l'empereur Aurélien intervint
à Antioche entre la communauté catholique et un parti
dissident qui lui disputait la maison épiscopale ^ Après
la persécution de Valérien, Denys d'Alexandrie et d'au-
tres évêques furent invités à se présenter aux agents
du fisc et à se faire remettre les lieux religieux mis
sous séquestre. Ainsi, quand, en 257, on avait saisi les
églises et les cimetières, c'était bien comme propriétés
ecclésiastiques et non pas seidement comme propriétés
affectées à l'usage ecclésiastique. Cet état de choses
peut être constaté plus anciennement encore. Sous
Alexandre Sévère, un débat s'étant élevé entre des ca-
baretiers et le corps des chrétiens de Home, à propos de
la possession d'un immeuble autrefois domanial, l'affaire
fut portée devant le prince, qui la trancha en faveur
des chrétiens '. Peut-être est-ce lui qui les autorisa à pos-
séder. Le ChvisUanos esm passu.s est de Lampride (c. 22)
semble bien se rapporter à l'existence corporative des
chrétiens, car leur sécurité personnelle n'avait guère été
menacée sous les prédécesseurs immédiats d'Alexandre.
Les églises qui, au rapport d'Origène, furent détruites
par ordre de Maximin (235), appartenaient vraisembla-
» Eus., YII, 30.
^ Lampride, Alex. Sec, 49: Ciim Christiain qiiomdam locmn
qui 2)i(f^ficus fuerat occupassent, contra popinarii dicerent sibi
enni deheri, rescripsit melius esse ut quemadmodumcnmque illic
Deus colatur qiiam j)opinarus dedatur. — L'affectation religieuse
montre bien qu'il s'agit d'un lieu de culte, appartenant à la
communauté chrétienne, et non d'une propriété privée, appar-
tenant à des chrétiens quelconques.
384 CHAPITRE XIX.
blement aux communautés chrétiennes. On ne peut guère
douter qu'il n'en soit ainsi de ce cimetière à l'adminis-
tration duquel Calliste fut préposé (198) par le pape
Zéphyrin, et des areae sepultiirarum de Carthage qui,
au temps de TertuUien, étaient connues comme appar-
tenant aux chrétiens ^
Ainsi la propriété ecclésiastique existait au III® siè-
cle et vraisemblablement dès le commencement de ce
siècle. Sous quelle disposition de loi ou sous quelle
fiction légale était-elle parvenue à s'abriter? On a songé '^
à la législation sur les collèges funéraires, législation
assez accommodante, dont l'empereur Septime Sévère
avait favorisé l'application. Il était permis aux petites
gens de se grouper en vue de se procurer une sépul-
ture convenable ; ces associations pouvaient recueillir
des cotisations mensuelles, posséder, tenir des réunions
de caractère religieux : elles étaient représentées par un
actor ou S3'ndic, qualifié pour agir en leur nom. Les
inscriptions attestent qu'elles pullulèrent dans tout l'em-
pire. Pourquoi les groupes chrétiens n'auraient-ils pas
été admis à jouir de ces facilités? Pourquoi, eux qui
avaient un tel soin de leurs sépultures, n'auraient-ils pas
présenté leurs communautés comme des collèges funé-
raires, les plaçant ainsi à l'abri de la loi?
Pourquoi? Pour plusieurs raisons. D'abord ces col-
lèges leur inspiraient une répulsion profonde. Tertul-
^ Ad Scap., 3.
2 De Rossi, lioma soft., 1. 1, p. 101 ; t. II, p. viii ; Jiull. 1864,
p. 57; 1865, p. 90.
l'église et l'état au IIl^ SIÈCLE 385
lien, qui nous a laissé une comparaison célèbre ^ entre
les collèges païens et les associations chrétiennes, insiste
avec sa vigueur habituelle sur les traits qui les distin-
guent. Un évêque d'Espagne, qui s'était risqué à faire
partie d'un collège et à faire enterrer ses enfants par
cette association, fut, pour ce fait, l'objet de sentences
ecclésiastiques'. De plus la loi sur les collèges funé-
raires supposait, comme condition essentielle, que l'on
ne contreviendrait pas au sénatus-consulte qui prohibait
les associations illicites.
Or quelle association était plus illicite que celle des
chrétiens ? Il eût donc fallu que la police ignorât qu'il
s'agissait de l'église chrétiemie. Ceci surtout eût été
difficile. Les collèges funéraires étaient des associations
peu nombreuses, de quelques douzaines de personnes.
Une église de grande ville, comme celles de Rome, de
Carthage, d'Alexandrie, pouvait compter aisément, au
milieu du IIP siècle, de trente à quarante mille fidèles.
Il eût été malaisé de déguiser en collège funéraire une
multitude aussi considérable ^.
Il me semble plus naturel de croire que si, depuis
la mort de Marc-Aurèle, les communautés chrétiennes
ont joui de longs intervalles de paix, si elles ont réussi
ï Apoi., 39.
2 Cyprien, ep. LXVII, 6.
3 En dehors des raisons de convenance, on a cru relever
quelques indices de l'usage que l'église romaine aurait fait de
la législation sur les collèges funéraires ; ils sont extrêmement
faibles et de signification très douteuse.
DuciiESNE. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. 25
■ 386 CHAPITRE XIX.
à posséder des immeubles apparents et considérables,
c'est qu'on les a tolérées ou même reconnues, sans-
aucune fiction légale, comme églises, comme sociétés^
religieuses. Tertullien crie très haut que l'association
chrétienne est une association religieuse: Corpus su-
mus de conscientia religionis etc. Il n'avait du reste
pas besoin de le dire : tout le monde le savait. Pour
les païens de son temps l'idée de chrétien était insépa-
rable de l'idée de membre d'une société religieuse. Les^
réunions de culte, le lien religieux qui unit tous les fidè-
les, sont les premières choses qui aient été aperçues et
calomniées. Dès lors tolérer les chrétiens, c'était tolé-
rer le corps des chrétiens ; persécuter les chrétiens,,
c'était persécuter l'être collectif qu'ils formaient néces-
sairement. Cet être collectif, qui ne cessait de grandir
et de se fortifier, pouvait paraître dangereux pour la
sécurité de l'empire : alors on cherchait à l'exterminer.
Mais il pouvait aussi paraître inoffensif. Commode, les-
empereurs syriens, Gallien, même Yalérien, Aurélien et
Dioclétien, au commencement de leurs règnes, n'en ont
pas senti le péril. On pouvait enfin reculer devant l'ex-
termination de tant de gens et devant la dissolution
d'une société que tant de rigueurs n'avaient pu enta-
mer. Quelques empereurs allèrent plus loin. Quand Gal-
lien écrivait aux évêques de se faire rendre leurs églises,
quand Aurélien faisait évincer Paul de Samosate de
l'église d'Antioche, les chrétiens étaient sans doute bien
tentés de se croire autorisés, comme individus et comme
corporation.
l'église et l'état au iii« siècle 387
En somme, les empereurs du IIP siècle ont tous eu
à l'égard de l'Eglise une attitude fort tranchée; ou bien
ils l'ont persécutée ouvertement, ou bien ils l'ont tolérée.
En aucun cas ils ne l'ont ignorée. Ses lieux de réunion,
ses cimetières, les noms et domiciles de ses chefs étaient
connus des magistrats municipaux et de l'administra-
tion. S'il arrivait un édit de persécution, ils savaient où
trouver l'évêque, le faisaient arrêter, mettaient saisie
sur les lieux de culte et les biens de l'église. L'édit ré-
voqué, c'est encore à l'évêque que l'on s'adressait pour
rendre les biens confisqués. De fictions légales, de col-
lèges funéraires, de titres mystérieux, les documents ne
donnent ni témoignage ni soupçon. Tout se passe entre
le gouvernement et le corps des chrétiens. Le christia-
nisme n'avait pas cessé d'être prohibé en théorie: nul
rescrit impérial ne lui avait reconnu la qualité de re-
Vigio llcita, ni déclaré que les communautés chrétiennes
étaient des associations autorisées. Les barrières léga-
les existaient toujours. Mais il devenait de plus en plus
impossible de les prendre au sérieux. La vigne du Sei-
gneur les débordait de tous côtés par sa prodigieuse
végétation.
CHAPITEE XX.
L'Afrique chrétienne et l'église Romaine
au milieu du 111® siècle — Cyprien.
Populations indigènes du nord de l'Afrique. — Colonisation phénicienne :
Carthage. — Colonisation et administration romaine. — Origines chrétien-
nes. — Tertullien. — Cyprien, évêque de Carthage. — Sa retraite pendant
la persécution de Dèce. — Attitude factieuse des confesseurs et des apostats.
— Rapports avec Rome. — Schisme de Novatien. — Le pape Cornélius. —
Schisme de Félicissime à Carthage. — Le pape Etienne. — Son conflit avec
l'église africaine à i^ropos du baptême des hérétiques. — Martyre de Cyprien.
1.® — Les i^rovinces africaines.
L'Afrique des anciens s'étend, comme une grande
île, entre le désert et la mer, depuis les Syrtes jusqu'à
l'Océan. Les premiers habitants que nous lui connais-
sons appartenaient à une race assez semblable à celles
de l'Europe. Des noms divers, Maziques, Maures, Nu-
mides, Gétules, désignaient, dans l'antiquité, certains
groupes de leurs tribus ; à leur ensemble nous appli-
quons maintenant les dénominations de race berbère ou
kabyle. Jamais elles ne furent rassemblées en un état
unique ; il est même assez rare qu'elles aient vécu long-
temps en groupements partiels un peu considérables.
Le régime des tribus, encore en vigueur dans tout ce
pays et surtout dans sa partie occidentale, leur convient
i/akrique chrétienne 389
plus que tout autre. Mais il les défend mal contre l'en-
vahisseur : aussi sont-ils voués à la colonisation de l'é-
tranger.
Les premiers colonisateurs furent les Phéniciens.
Carthage, fondée pour être la reine des mers occidenta-
les, devint aussi la métropole du continent africain.
Ses comptoirs s'échelonnaient tout le long du littoral; à
l'intérieur aussi elle essaima, dans la fertile vallée du
Bagradas et même plus loin, dans les régions producti-
ves qui portèrent plus tard les noms de Byzacène et
de Numidie. Tout ce pays était couvert de villes et de
villages où régnaient les mœurs, les institutions, la lan-
gue de Chanaan. En arrière de cette zone colonisée et
assimilée, le pays berbère s'ouvrait à l'influence politi-
que des Carthaginois et surtout à leur commerce.
Le conflit avec Rome vint mettre un terme à cette
expansion. Après la deuxième guerre punique, Carthage,
exclue de la mer, ne conserva plus sur le continent afri-
cain qu'un domaine fort limité, correspondant à peu près
à la région de l'intérieur où l'on parlait phénicien. Au
delà s'étendaient les royaumes de Numidie et de Mau-
ritanie. Ceux-ci survécurent à la catastrophe définitive
(146 av. J. C): Massinissa avait aidé les vainqueurs. Les
Romains détruisirent Carthage et gardèrent pour eux
son territoire; mais tout d'abord ils n'en firent rien. La
colonisation latine ne commença qu'un siècle plus tard,
lorsque César (44 av. J. C.) ressuscita l'antique rivale
de Rome, annexa le royaume de Numidie et forma, de
cette nouvelle Afrique (Afrlca nova) et de la province
390
CHAPITRE XX.
déjà existante (Afrlca vêtus), une seule et même province.
Des colonies d'émigrés latins s'établirent, tant sur l'em-
placement de Carthage que dans quelques villes du
littoral, ou même de l'intérieur. Les municipalités phé-
niciennes furent organisées à la façon romaine : les
duumvirs succédèrent aux suffètes, les dieux de Rome
aux anciennes divinités chananéennes, la langue latine
à la langue punique. Puis^ au delà du pays déjà colo-
nisé par les Carthaginois, on gagna sur la région ber-
bère, où s'élevèrent peu à peu de nombreuses cités la-
tmes.
D s'en faut pourtant que l'assimilation ait été com-
plète. Le phénicien se maintint longtemps dans les cam-
pagnes, comme le celte en Gaule et le copte en Egypte.
Il finit par être supplanté, mais très tard, et probable-
ment pas avant les Arabes, qui Tabolirent avec le latin
lui-même. La langue berbère, elle, se défendit ; elle
s'est même conservée, à travers tant de changements,
jusqu'à nos jours. C'était celle des états indigènes de
Numidie et de Mauritanie, qui durèrent plus longtemps
que l'état punique: c'était celle des Gétules et des au-
tres populations indépendantes qui avoisinaient le pays
romain: c'était celle enfin qui se maintenait, avec tou-
tes les institutions berbères, en nombre d'ilôts autono-
mes, épars à l'intérieur des provinces et gouvernés, soit
par des chefs nationaux, soit par des administrateurs
romains.
Pour tenir en respect des populations si éloignées
encore des mœurs romaines, une armée était indispensa-
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE 391
"ble. Le proconsul, quoique relevant du sénat, avait, par
exception, une légion sous ses ordres. Des conflits sor-
tirent de là. Pour les faire cesser, il fut décidé, en Tan 37,
que la province proconsulaire serait séparée de la Xu-
midie et que celle-ci serait administrée par le légat de la
légion. La première commençait à l'ouest d'HijDpone
(Bône) et s'étendait jusqu'à la Tripolitaine ; l'autre tou-
€liait la mer entre l'Ampsaga (Oued-el-Kebir) et le ter-
ritoire d'Hippone, puis s'étendait en éventail vers le sud,
faisant largement face aux tribus du désert. Le quartier-
général fut installé au pied de l'Aurès, d'abord à Thé-
veste, puis à Lambèse.
A l'ouest de l'Ampsaga commençait le royaume de
Mauritanie, qui dura jusqu'en 40. Il fut alors annexé,
«t l'on en fit deux provinces, la Mauritanie Césarienne
et la Mauritanie Tingitane, qui tiraient leurs noms de
leurs capitales, Césarée (Cherchell) et Tingi (Tanger}.
Dans ces pays la colonisation, commencée trop tard, ne
réussit pas, tant s'en faut, au même degré que dans les pro-
vinces de l'est. Les postes romains n'allaient pas si loin
au sud : les montagnes du littoral restèrent aux mains
de peuplades indépendantes. En Tingitane surtout on
ne comptait qu'un très petit nombre de villes, presque
toutes sur la côte de l'Atlantique. L'intérieur ne devint
pas plus latin qu'il n'était devenu phénicien. La pro-
vince de Bétique, en Espagne, était sans cesse menacée
par les pirates du Rif, sur qui les autorités romaines
avaient alors aussi peu d'action que n'en ont mainte-
nant les autorités marocaines.
392 CHAPITRE XX.
Les E-omains faisaient une grande différence entre
le pays mauritanien et les provinces orientales. Une bar-
rière de douanes les séparait; en Mauritanie on se ser-
vait, pour compter les années, non point des fastes con-
sulaires de Home, mais d'une ère provinciale. Les gou-
verneurs étaient de simples procurateurs, comme dans
les districts peu civilisés des Alpes.
2.® — Origines chrétiennes. — TertuUien.
H ne s'est conservé, sur la fondation de l'église de Car-
thage et des autres églises africaines, aucun souvenir,
même légendaire '.De quelque pays que lui soient venus
ses premiers apôtres, la chrétienté de Carthage s'orienta
de bonne heure sur celle de Rome. C'est avec elle que
ses relations étaient le plus fréquentes. On s'y intéres-
sait extrêmement a tout ce qui se passait à Rome :
aucun mouvement d'idées, aucun fait d'ordre discipli-
naire, rituel, littéraire, ne se produisait à Rome sans
retentir aussitôt à Carthage. La littérature de TertuUien
en témoigne souvent ; il en est de même de celle de
saint Cyprien, et en général de tous les documents de
l'église africaine, tant que dura son histoire.
De Carthage, d'où rayonnaient toutes les importa-
tions, le christianisme se répandit assez rapidement dans
le pays colonisé. Il est même possible qu'il ait fait au
Les textes rassemblés par M. Monceaux {Hist. litt. de
l'Afrique chrétienne, t. I, p. 5) ne représentent pas des légendes
nées dans le pays, mais seulement des combinaisons byzantines
de basse époque, sans aucune racine dans la tradition locale.
i/afrique chrétienne 393
delà quelques conquêtes \ En général, cependant, la pro-
pagande chrétienne ne sortit guère des cadres de Tassi-
milation latine. Encore que l'Evangile ait été prêché en
punique et en berbère, le christianisme demeura tou-
jours, en ces pays, une religion latine. La Bible ne fut
pas traduite dans les idiomes du pays, comme elle le
fut en syriaque, en copte, en arménien, en gothique.
Du reste, qui écrivait en berbère ou en punique? La
littérature, chrétienne ou païenne, est entièrement latine.
On n'a jamais entendu dire que la liturgie ait été cé-
lébrée en une autre langue que le latin ^. S'il y eut des
exceptions, elles seraient en faveur du grec et non point
des langues indigènes.
C'était là une faiblesse. On le vit bien aux mauvais
jours des invasions arabes. Le christianisme, trop étroi-
tement lié aux institutions latines, ne parvint pas à leur
survivre.
Le plus ancien souvenir chrétien d'Afrique n'est pas
relatif à Carthage, mais à Scilli, ville de la Numidie
proconsulaire ■"^. C'est dans cette localité qu'avaient été
^ TertulUen, Âdv. ludaeos, I, donne comme gagnées au
Christ Getulorum variefafes et Maiirorinn multi fines. Mais il
y a lieu de se défier de ses exagérations.
^ Ceci ne s'applique pas à la prédication ; au temps de
saint Augustin on prêchait encore en punique. La connaissance
de cette langue était indispensable pour exercer le ministère
ecclésiastique en certaines localités.
^ La Numidie proconsulaire est cette partie de l'ancien
royaume Numide ou Africa nova qui fut annexée au ressort du
proconsul lors de la division de la province entre le proconsul et
le légat. — Scilli n'a pas encore été identifié.
394 CHAriTRE XX.
arrêtés les martyrs que le proconsul Yigellius Satur-
iiinus jugea à Cartilage en 180. Ce magistrat est le
premier qui ait, en Afrique, instrumenté contre les chré-
tiens ^ Il eut des continuateurs. Le règne de Sévère,
prince africain, ne fut pas un temps de paix pour les
chrétiens de son pays. Tertullien écrivit alors, à plusieurs
reprises, pour les défendre. Le 7 mars 203, Carthage
fut témoin du martyre de deux jeunes femmes de Thu-
burbo minus, Perpétue et Félicité, qui périrent avec
tout un groupe de leurs compatriotes, tous néophytes
ou catéchumènes. Le récit de leui' captivité et de leur
martyre, presque entièrement écrit par Perpétue elle-
même, est un des joyaux de l'ancienne littérature chré-
lienne. Celui qui nous Ta conservé, en Tencadrant de
quelques réflexions, paraît avoir été dans le même état
d'esprit que Tertullien à 1" égard des visions et des jDro-
phéties. C'est peut-être lui.
Au temps de Sévère et de Caracalla, Tertullien était
le persomiage le jAns en vue de l'église de Carthage.
Pils d'un centurion de la cohorte proconsulaire, il vécut
d'abord dans le paganisme, cultiva les lettres et le droit ^,
passa quelque temps à Rome. Après sa conversion il
se fixa à Carthage, où l'on ne tarda pas à l'élever aux
fonctions presbytérales. Dès l'année 197 on le trouve la
^ Tertullien, Ad Scap., 3, raconte qu'il devint aveugle.
^ Il n'est pas absolument impossible que ce soit lui le ju-
risconsulte Tertullien dont quelques fragments sont conservés
dans le Digeste: I, 3, 27; XXIX, 1, 23; XL\T:II, 2, 28; XLIX,
17, 4.
l'ai IlIQUE CHRÉTIENNE 395
2Dlume à la main, exhortant les martyrs, défendant la
religion devant l'opinion païenne et contre les rigueurs
du proconsul. Dès ses premiers écrits se révèle cette
rhétorique ardente, cette verve intarissable, cette con-
naissance profonde de son temps, cette familiarité avec
les faits anciens et. les livres qui les rapportent, cet
esprit ergoteur et agressif, qui caractérisent toute sa
littérature. Il continua vingt ans, disputant contre les
païens, les magistrats, les juifs, les hérétiques, Marcion
surtout, se mêlant à toutes les querelles doctrinales,
intervenant dans tous les cas de conscience, et les dé-
cidant toujours dans le même esprit intransigeant. Tou-
jours batailleur, toujours exaspéré, il finit par n'avoir
pas assez de ses adversaires du dehors : il s'en prit à
ceux qxii, dans l'Eglise, ne partageaient pas sa dureté
et son intolérance. Dans cet état d'esprit la propagande
montaniste le conquit tout naturellement. Sous l'égide
du Paraclet, il put déblatérer à son aise contre les veufs
qui se remariaient, contre les chrétiens qui se faisaient
soldats, artistes, fonctionnaires, contre ceux qui ne voi-
laient pas leurs filles ou qui ne s'imposaient pas assez
de macérations, contre les évêques qui prétendaient ré-
concilier avec l' Eglise les pécheurs pénitents. Sans
doute il dut payer cette liberté de langage par l'accep-
tation, assez humiliante pour un tel homme, des révé-
lations importées de Phrygie. Mais il trouva le moyen
de s'en arranger. Impétueuse et imagée, son éloquence
inspirait facilement les femmes extatiques en qui parlait
396 CHAPITRE XX.
le Paraclet. Dans sa secte il fut le maître : le Monta-
nisme, en Afrique, s'appela le TertuUianisme ^
Au dessous de ces orages, la grande église de Car-
tilage et ses succursales africaines continuaient à vivre du
christianisme commun. Son histoire demeure inconnue :
ce n'est sûrement pas par Tertullien qu'on en pourrait
ressaisir le détail. Dans ses écrits certains il ne nomme
aucun évêque. La passion de Perpétue parle d'un évê-
que Optatus et d'un Aspasius, prêtre-docteur, qui ne
s'entendaient pas entre eux et ne parvenaient pas à
maintenir leurs ouailles en repos. Cet Optât est peut-
être un évêque de Carthage ^. Après lui, nous rencon-
trons un Agrippinus, sous lequel un grand concile afri-
cain décida que le baptême conféré par les hérétiques
n'avait pas de valeur. Ce concile était une nouveauté.
Au temps de Tertullien l'habitude de tenir des réunions
d'évêques ne s'était pas encore introduite en Afrique ^.
Elle s'y implanta peu après lui, et c'est même en Afri-
que que l'institution des synodes acquit le plus de con-
sistance.
Un événement qui dut avoir un grand retentissement
dans toute l'Afrique chrétienne ^ c'est la condamnation
de Privatus, évêque de Lambèse. Cette ville, quartier-
général de la légion et résidence ordinaire du légat,.
^ V. ci-dessus, p. 280.
2 II est généralement considéré comme tel ; mais on doit
admettre la possibilité que ce soit l'évêque de Thuburbo minus.
^ De jejwi., 13. Ce livre a été écrit vers l'année 220; c'est-
un des derniers écrits de Tertullien.
^ Cyprien, Ej). 69.
l'afuique chrétienne 397
était, après Carthage, la plus importante de ces contrées.
Toutefois les chrétiens ne paraissent pas y avoir été
en très grand nombre. Privatus fut condamné pour
hérésie par un concile de quatre-vingt-dix évêques. Le
chiffre est intéressant ; il nous montre combien le chris-
tianisme était déjà répandu dans les provinces africaines.
Donat, évêque de Carthage, et le pape Fabien écrivi-
rent contre Privât des lettres fort sévères. Si nous les
avions, nous saurions au juste dans quelle hérésie s'était
fourvoyé l'évêque de Lambèse. L'intervention de Fa-
bien et de Donat fixe entre 236 et 248 la date de cette
affaire.
Donat fut remplacé, en 249, par saint Cyprien, dont
les œuvres jettent, pendant une dizaine d'années, une très
grande lumière sur l'église d'Afrique et sur ses relations
avec celle de Rome.
3.° — Saint Cyprien et la persécution de Dkce.
Caecilius Cyprianus ^ était, avant sa conversion, un
homme du meilleur monde africain. Riche ou du moins
fort à l'aise, très distingué d'éducation, rhéteur expert
et maître d'éloquence, avocat recherché, il comptait de
nombreux amis dans Télite de la société. Rien ne fai-
sait prévoir qu'il pût un jour se joindre aux chrétiens
et devenir un de leurs chefs. Pourtant, dans la gravité
* Il s'appelait aussi Thasciiis.
398 CHAPITRE XX.
de sa vie, son âme s'ouvrait aux perspectives sérieuses.
La grâce le toucha; un prêtre vénérable, Cécilien, l'aida
à faire les premiers pas : il demanda le baptême, le reçut
(v. 246) et s'émerveilla aussitôt du grand changement
qui s'ensuivit en lui-même. De ces joies de la conver-
sion nous avons le tableau dans son livre Ad Donatum,
le plus ancien de ses écrits.
C'était une conversion comjDlète. C^^prien renonça
au monde, à sa fortune, qu'il distribua en grande par-
tie aux pauvres, et même aux lettres profanes. Tertul-
lien et saint Jérôme ont beau maudire poètes, orateurs
et philosophes ; ils continuent de les lire et de les citer,
Cyprien, une fois chrétien, ne connut plus d'autre litté-
rature que l'Ecriture sainte. Il ne tarda pas à la possé-
der à fond. Nous avons de lui deux recueils de textes
bibliques, classés par ordre de matières, pour la contro-
verse avec les juifs, pour la justification des règles de
la vie chrétienne, pour inculquer la résistance au paga-
nisme jusqu'à l'effusion du sang ^ Ces extraits, comme
tous ses écrits du reste, témoignent de sa grande fami-
liarité avec les livres sacrés de l'Ancien et du Nouveau
Testament.
Peu après sa conversion il fut agrégé au corps pres-
bytéral : puis, le siège épiscopal de Carthage étant de-
venu vacant, il y fut porté par une élection presque
unanime. Quelques prêtres, cependant, firent opposition
au néophyte, et, en dépit des efforts qu'il fit plus tard
^ Testimonia ad Quiriniim I-III; ad Fortiinatiiin.
L'AFKI(^>rE C'IIIÎÉTIEXXE 39i>
pour se les .concilier, observ^èrent toujours à son égard
une attitude assez malveillante.
Il n'était évêque que depuis un an environ, lorsque la
persécution de Dèce vint s'abattre sur l'Eglise. On estima
autour de lui, et il jugea lui-même, que, connu comme il
l'était à Cartilage, il serait immanquablement arrêté et
que, dans une crise aussi violente, la conservation de l'é-
vêque importait plus que son martyre. Il quitta la ville
et trouva au dehors une retraite sûre, où il put échapper
aux recherches de la police, tout en se maintenant en.
communication avec ses fidèles et surtout avec les mem-
bres du clergé qui avaient pu demeurer parmi eux.
La situation était fort grave. Dans la longue paix
qui avait précédé la persécvition, les chrétiens d'Afrique
s'étaient singulièrement aifadis. Du haut de sa sévérité
intransigeante, Tertullien avait fort malmené les « psy-
chiques » . Cyprien, qui part de principes moins exces-
sifs, n'est guère plus content de ses Africains. Il nous
les montre attachés aux biens de la terre, âpres au gain,
durs, haineux, indociles aux exhortations de, leurs chefs,
prompts à se mêler au monde païen par des mariages
mixtes. Les femmes se fardent, les prêtres sont à peine
religieux, les diacres à peine honnêtes : on voit des évê-
qmes qui acceptent des places dans l'administration finan-
cière, et qui, pour en remplir les devoirs, négligent leur
ministère : pendant que leurs pauvres meurent de faim,
ils soignent leur fortune personnelle, fréquentent les
marchés publics, ne reculent ni devant la fraude ni
devant l'usure.
400 CHAPITRE XX.
De tels chrétiens, dirigés par de tels prêtres, on ne
pouvait attendre un grand héroïsme. Devant la persé-
cution leur attitude fut lamentable. La plupart cédèrent
aux premières menaces, non pas même de mort, mais de
confiscation. Dans les premiers jours les magistrats de
Carthage et les préposés spéciaux furent débordés par
la foule des apostats qui réclamaient des certificats de
sacrifice (UbeUi). Il y eut des défections jusque dans le
clergé. Cependant une bonne partie des prêtres et des
diacres parvint à se soustraire aux recherches ; il en fut
de même d'un assez grand nombre de fidèles ; quelques
confesseurs furent jetés en prison.
La retraite de l'évêque ne fut pas, on le pense bien,
approuvée de tout le monde. A Rome, en particulier,
où l'on n'avait pas une idée nette de la situation de
Cyprien à Carthage et des dangers spéciaux qu'il y
pouvait courir, il s'éleva des critiques assez vives. Très
peu de temps après la mort de Fabien, on y vit arriver
un sous-diacre de Carthage, Crementius : les prêtres lui
remirent deux lettres : l'une, adressée à Cyprien, lui
annonçait le martyre de son collègue ; l'autre, écrite
d'après les nouvelles apportées de Carthage par Cre-
mentius, ne portait ni adresse, ni signatures ; mais le
texte indiquait assez qu'elle était destinée au clergé de
Carthage. Toutes les deux furent remises, en même
temps, à Cyprien. La seconde l'étonna fort. Les rédac-
teurs parlaient au clergé de Carthage comme s'il n'avait
plus été sous le gouvernement de son évêque : « Nous
» avons appris, disait-on, que le saint pape Cyprien s'est
l'afiuque chrétienne 401
» retiré. On- nous dit qu'il a bien fait, étant un person-
» nage en vue (persona insignis) » . Cette raison ne sem-
blait pas suffisante aux prêtres romains, car ils commen-
taient aussitôt la parabole où le bon Pasteur qui meurt
pour ses brebis (Fabien) est comparé au mercenaire
(Cyprien) qui les abandonne à l'approche du loup. Un
peu plus loin, en parlant des chrétiens qui avaient apos-
tasie à E-ome, on attribuait la chute d'une partie d'entre
eux à ce qu'ils étaient des personnages en vue fquod
essent ûhsignes personae). Cette circonstance donnait au
terme insignis persona un sens fâcheux, et le ton de la
lettre n'était pas de nature à atténuer cette impression.
Le clergé de E-ome insistait beaucoup sur son propre
éloge et sur le zèle avec lequel il remplissait les devoirs
que la persécution lui imposait. Il se proposait comme
exemple au clergé de Carthage et ne lui ménageait pas
des conseils, dont la forme, à tout le moins, pouvait
paraître un peu dure.
Cyprien devait être blessé : il le fut en effet. Il écrivit
aussitôt à Rome (ep. 9), accusant réception de la lettre
par laquelle on lui avait notifié le martyre de Fabien
et félicitant l'église romaine de la gloire qui rejaillis-
sait sur elle. Quant aux instructions données au clergé
de Carthage, il fit semblant de n'en pas connaître les
auteurs, ou plutôt de douter qu'elles eussent été réel-
lement écrites par les prêtres de Rome. « J'ai lu, dit-il,
» une autre lettre, sans adresse ni signature. L'écriture,
» le contenu, le papier lui-même m'ont un peu étonné.
» Peut-être y a-t-on retranché ou changé quelque chose.
Ddchesne. Hist, anc. de VEç/l. - T. I. 26
402 CHAPITRE XX.
» Je vous la renvoie telle quelle afin que vous voyiez
» si c'est bien celle que vous avez remise au sous-diacre^
» Crementius » .
Nous n'avons plus la réponse que fit le clergé de-
Rome à la lettre de Cyprien ; mais nous voyons qu'en
la recevant il put constater que de faux rapports avaient
été faits à Rome contre lui. Il sentit le besoin de se
justifier. A cet effet il envo\^a à Home une collection
de treize lettres écrites par lui aux prêtres, aux diacres^
aux confesseurs et à diverses personnes de son église^.
Ces documents étaient propres à montrer qu'il n'avait
nullement abandonné ses devoirs de pasteur. En même
temps il donnait les motifs de sa retraite. Le clergé et
les confesseurs de Rome, qui avaient continué jusque-
là de correspondre directement avec le clergé de Car-
tilage, mieux instruits maintenant de la situation, fini-
rent par approuver la conduite de Cj^prien. Ils chan-
gèrent aussi de rédacteur pour leur correspondance. A la
plume précipitée et peu correcte qui avait écrit la pre-
mière lettre, on substitua celle de l'éloquent Novatien.
Ce changement, qui put coûter à Cyprien quelques
sacrifices d'amour-propre, lui valut un appui bien pré-
cieux. Déjà, dans les dernières lettres de la collection
qu'il avait envoyée à Rome, on voit se révéler les dif-
ficultés d'une situation étrange, créée à Carthage par
l'alliance inattendue des confesseurs et des apostats.
Parmi les premiers, beaucoup étaient des gens simples^
1 £p. 5, 6, 7, 10-19.
L'AFUIQrE CHRÉTIENNE 40B
grossiers raême, quelques-uns d'une moralité un peu som-
maire. Il y en avait qui avaient confessé la foi et vaincu
la torture plutôt par fanfaronnade que par la conviction
d'une piété réfléchie. La considération universelle dont
jouissaient les martyrs, les honneurs qu'on leur rendait
après leur mort, la vénération extrême, la sollicitude,
les soins matériels, dont on entourait les confesseurs
emprisonnés, tout cela était fait pour tourner des têtes
peu solides. Ces braves gens avaient une tendance à se
croire fort au dessus des autres chrétiens, à se consi-
dérer comme de grandes autorités religieuses, à se poser
au besoin en rivaux des chefs spirituels régulièrement
institués. La situation s'aggravait à Carthage de ce fait
que l'évêque était absent et en fuite. Les raisons qui
lui avaient imposé de se cacher échappaient facilement
au populaire : celui-ci réservait son enthousiasme pour
les vaillants qui avaient subi le chevalet, les verges, les
atrocités de la prison, et n'attendaient plus qu'une der-
nière sentence pour aller au ciel régner avec le Christ.
De tels sentiments étaient très répandus, non seu-
lement parmi les fidèles qui n'avaient pas failli (sfanters),
mais aussi et surtout parmi les lajm, c'est-à-dire ceux
qui, à un degré ou à un autre, s'étaient compromis en
obéissant à l'édit. Ceux-ci, se trouvant ou se croyant
désormais à l'abri des rigueurs, cherchaient à rentrer
dans la communion de l'Eglise. Mais cela n'allait pas
sans difficulté. L'apostasie était un cas de pénitence per-
pétuelle. Sans doute les coupables étaient trop nombreux
pour qu'un adoucissement des anciennes règles ne fût
404 CHAPITRE XX.
pas considéré comme nécessaire : mais ce n'était pas au
milieu de la persécution qu'on pouvait délibérer sur une
mesure aussi grave, apprécier la diversité des cas et
proportionner la sévérité de la réparation à la culpabi-
lité de chacun. Il était donc admis en principe, à Car-
tilage et à Rome, que l'on attendrait, pour régler la
situation des apostats, que les évêques pussent reprendre
la direction immédiate de leurs églises, conférer entre
eux et donner à leurs décisions l'autorité et l'uniformité
convenables. Jusque là les lapsi devaient faire pénitence
et s'abstenir des saints mystères \
Ce délai sembla trop long aux intéressés. Autour
d'eux, d'ailleurs, on voyait s'agiter cinq prêtres qui
avaient déjà fait de l'opposition à Cyprien au moment de
son élection et depuis; c'est eux sans doute qui l'avaient
calomnié à E^ome. Ils se mirent à recevoir les lapsi à
la communion et à célébrer chez eux ou pour eux le
saint sacrifice. La seule formalité qu'ils exigeassent était
un billet de recommandation délivré par quelque con-
fesseur sur le point de subir le martyre. C'était en effet
l'usage que les recommandations des martyrs fussent
prises en considération par les évêques et servissent à
abréger pour les pécheurs le temps de la pénitence ca-
nonique. Mais il n'était pas dans l'ordre que cette in-
dulgence fût appliquée directement par les martyrs ni
^ Dans les premiers mois, Cyprien avait exclu les apostats
indigents de l'assistance ecclésiastique. C'était assez naturel.
Toutefois l'exemple de l'église romaine, plus miséricordieuse en
ceci, le décida à se montrer plus large.
l'afrtque chrétienne 405
surtout qu'on en usât avec une libéralité sans limites.
Les confesseurs, surtout un certain Lucien, qui se disait
mandataire d'un martyr appelé Paul, déjà exécuté, dis-
tribuaient sans compter les billets d'indulgence. Pour la
forme ils renvoyaient les lapsl devant l'évêque: mais
leurs recommandations étaient impératives. On sent, à
les lire, que ces braves gens s'appuyaient sur l'opinion,
et qu'il n'était pas aisé de leur refuser quelque chose.
Cyprien, quand il leur écrivait, s'ingéniait à se montrer
respectueux et caressant, tout en cherchant à leur faire
accepter de bons conseils et à sauvegarder sa propre
autorité.
Mais, en dépit de sa bonne volonté, de sa condes-
cendance, de son humilité, il ne pouvait les satisfaire
toujours. Leurs billets concernaient souvent des famil-
les entières, des groupes considérables et indéfinis, Com-
municet ille ciim suis, écrivait-on à l'évêque. Le cum suis
était aussi large que le communicet était peu poli. Cy-
prien fit des objections. On lui répondit par un bil-
let où les confesseurs passaient l'éponge sur toutes
les apostasies de l'Afrique. L'évêque de Carthage était
chargé de l'exécution dans son église et requis de faire
parvenir aux autres évêques cette étrange décision du
nouveau pouvoir ecclésiastique.
La situation se tendait. Sans doute l'évêque avait pour
lui les gens sages du clergé et du peuple : quelques-uns
des confesseurs désapprouvaient la conduite de Lucien
et ses orgueilleuses distributions d'indulgences. Mais les
gens sages sont toujours en minorité, surtout dans les
406 CHAPITRE XX.
moments de crise. Cyprien sentit le besoin de s'appuyer
sur l'autorité de l'église romaine et en particulier de
ses confesseurs, dont quelques-uns, comme les prêtres
Moïse et Maxime, étaient depuis de longs mois en prison.
On lui écrivit des lettres où sa conduite était hautement
approuvée. En même temps il saisissait toutes les oc-
casions de montrer son respect pour les martyrs : il in-
troduisait dans son clergé quelques-uns des confesseurs
les plus méritants, choisis naturellement parmi ceux qui
ne s'étaient point compromis dans l'affaire des indul-
gences.
Mais l'opposition ne désarmait pas; au contraire, elle
s'organisait. Les cinq prêtres rebelles étaient toujours à
sa tête. On distinguait parmi eux un certain Novatus.
Un laïque riche et influent, Félicissime, appuyait éner-
giquement cette coterie. Vers la fin de l'année 250, Cy-
prien ayant envoyé à Carthage une commission d'évê-
ques et de prêtres pour préparer son retour et distribuer
ses aumônes, Félicissime fit tout son possible pour que
leur mission échouât et pour que l'on méconnût l'auto-
rité de l'évêque. Cyprien se défendit. Ses représentants
à Carthage prononcèrent, par son ordre, une sentence
d'excommunication contre Félicissime et ses principaux
adhérents. Les prêtres rebelles s'étaient mis d'eux-mêmes
en dehors de la communion de l'évêque. L"un d'eux,
Novatus, partit pour Rome, afin d'assurer aux opposants
de Carthage le concours du pape que l'on ne pouvait
manquer d'élire bientôt, la persécution ayant commencé
à s'apaiser.
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE 407
Après Pâques, c'est-à-dire au mois d'avril 251, Cy-
prien put rentrer dans son église troublée. Deux ins-
tructions pastorales \ sur la situation des lapsi et sur
le schisme, furent adressées par lui à son peuple en fer-
mentation.
Il convoqua, comme il l'avait annoncé depuis long-
temps, une assemblée des évêques africains, pour régler,
avec plus d'autorité, les questions pendantes.
4.° — Le schisme de Xovatien.
Pendant ce temps-là Xovatus s'occupait à diviser
l'église romaine. A Rome, comme à Carthage, les con-
fesseurs étaient hautement considérés. Ceux surtout qui
étaient encore en prison se voyaient entourés d'homma-
ges et consultés comme des oracles. Novatus commença
par se mettre en rapport avec Novatien, qu'il séduisit
facilement; puis il essaya de gagner les confesseurs. Il
n'y réussit pas d'abord. Moïse resta fidèle à Cyprien
■et déclara qu'il n'entrerait point en communion avec la
coterie des cinq prêtres de Carthage. Mais après sa
mort, qui arriva en janvier ou en février 251, ses com-
pagnons de captivité se laissèrent séduire et joignirent
leur influence à celles que No valus et Novatien grou-
paient autour d'eux. Ce dont il s'agissait, c'était de faire
•élire un pape qui ne reconnaîtrait pas Cyprien comme
légitime évêque de Carthage et qui protégerait le com-
^ De Lapsis, De Ecclesiae unitate.
403 CHAPITRE XX.
pétiteur qu'on lui préparait. De principes dogmatiques
ou disciplinaires on n'en avait pas encore; mais on en-
tendait exploiter, à E^ome comme en Afrique, le prestige
des confesseurs. Le futur successeur de saint Pierre de-
vait être le pape des confesseurs, comme à Carthage le
parti anticyprianiste se proclamait le parti des confes-
seurs.
Ces calculs furent déçus. L'élection eut lieu vers la
mi-mars : les ennemis de C^^prien ne parvinrent pas à
empêcher le choix d'un candidat étranger à leurs vues,
le prêtre Cornélius. Ils s'empressèrent de l'attaquer vio-
lemment, lui imputant, entre autres crimes, d'avoir reçu
un certificat de sacrifice et d'avoir communiqué avec
des apostats déclarés. Par les soins de Novatus une pro-
testation motivée arriva à Carthage en même temps que
la notification de l'ordination de Cornélius. Elle était
rédigée au nom d'un prêtre de E/Ome, de Novatien pro-
bablement. Cyprien et les évêques africains qui com-
mençaient à se réunir autour de lui jugèrent qu'il y avait
lieu de se renseigner exactement: ils attendirent les pro-
cès-verbaux officiels de l'élection et dépêchèrent même
deux évêques à Rome. Pendant ces délais \ le parti op-
^ Il faut en effet distinguer deux temps dans la compéti-
tion de Novatien. D'abord on proteste contre Cornélius et son
élection, mais sans en faire une autre. Saint Cyprien distingue
très bien ces deux phases et les deux ambassades que les scliis-
matiques envoyèrent successivement à Carthage. Ep. XLV, 1 :
Diversae partis ohstinata et inflexibilis j)^^vi<^ci<^i(^ t^on tcnitum
rodicis et mafj^is sinum adque complexum recusavit, sed etiam
gliscente et in pelas recrudescente dlscordla eplscojyum slbl constl-
l'afuique chkétienxe 409
posé à Cornélius élisait un autre évêque, Novatien lui-
même \ et faisait diligence pour le faire reconnaître dans
toute l'Eglise. A cette nouvelle et sur des renseignements
qui lui furent envoyés de Rome, Cyprien reconnut offi-
ciellement Cornélius.
Ainsi le schisme novatien, qui devait donner lieu à
une secte importante, ne s'est pas fait d'abord sur une
question de doctrine, mais sur une question de person-
nes. Novatien n'avait pas de principes spéciaux sur la
pénitence. Novatus, par ses antécédents à Carthage, de-
vait être favorable plutôt que contraire à la mitigation
de la discipline. Pendant les controverses de l'année
tuit ... c. 3. Cum ad me talia adversum te et conpresbyteri tecum
coiisidextis scripta venianent. Ici, il s'agit de la première lettre con-
tre Cornélius, expédiée par Novatien encore prêtre. Cyprien note
(Ep. LV, 8) que Cornélius est devenu évêque alors que la place
de Fabien, c'est-à-dire de Pierre, était vacante, tandis que de
Novatien on n'en pouvait dire autant.
^ Cornélius, dans une de ses lettres à Fabius d'Antioclie
(Eus., VI, 43), dit que Novatien envoya chercher dans un coin
de l'Italie trois évèques, gens simples et sans culture (à-yp;ix-vj;
itai àTrXs'j-TâTO'j;) qui lui conférèrent l'ordination après boire. L'un
d'eux demanda pardon à Cornélius, qui l'admit à la communion
laïque ; les deux autres lurent aussitôt pourvus de successeurs.
Pour les détails de ce genre, je n'ai déjà fait (ci-dessus, p. 325)
et je ne fais ici qu'un usage discret de cette lettre à Fabius, où
Novatien est malmené avec cette ardeur dont les anciens usaient
volontiers dans leurs invectives. Le rédacteur de cette pièce dé-
passe évidemment toute mesure, par exemple lorsqu'il attribue
la conversion de Novatien au diable, lorsqu'il doute de la va-
lidité de son baptême, lorsqu'il tourne en ridicule sa science
théologique. Plusieurs des traits lancés contre l'importun com-
pétiteur atteindraient aisément le pape Fabien (c'est lui sans
doute qui éleva Novatien au sacerdoce) et les chefs de l'église
romaine pendà^it la persécution de Dèce.
410 CHAPITRE XX.
précédente, c'est Novatien qui avait rédigé les lettres
du clergé et des confesseurs romains, ces lettres, qui,
nous dit saint Cyprien \ « furent envoyées dans le monde
» entier et portées à la comiaissance de toutes les églises
» et de tous les fidèles ». Or, dans ces lettres, deux points
étaient réglés: d'abord que les Zaj;,s'i devaient être admis
à la pénitence, la durée et les conditions de celle-ci
étant renvoyées à l'examen des évêques, qui décide-
raient aussitôt la paix rétablie : ensuite que ceux des
faillis qui seraient en danger de mort pourraient être
réconciliés ^. Pendant la persécution, Novatien avait
réussi à échapper aux recherches, mais sans faire preuve
d'un héroïsme extraordinaire ^. On ne pouvait donc pré-
voir qu'il se ferait le champion de la sévérité. Mais une
fois le schisme organisé, il était inévitable qu'on n'a-
doptât dans la grande question du moment une attitude
et des principes opposés à ceux de Cornélius.
Le concile de Carthage, enfin réuni, vers le milieu
de mai, sous la présidence de Cyprien, décida que tous
les lajjsi sans distinction, pourvu qu'ils fussent repen-
tants, seraient admis à la pénitence et réconciliés au
moins au moment de la mort; que, selon la gravité des
cas, la pénitence serait plus ou moins longue ; que les
évêques, prêtres et autres clercs pourraient être admis à
la pénitence, comme les autres, mais non pas réintégrés
dans leurs fonctions. Ces décisions furent transmises à
1 Ep. LV, 5.
2 Ep. XXX, 8.
3 Eus., yi, 43, § 16..
l' AFRIQUE CHRÉTIENNE 411
Home. Cornélius, comme la plupart des membres du
clergé romain, était dans les mêmes sentiments que les
évêques d'Afrique. Cependant il voulut donner toute l'au-
torité possible au règlement d'une aôaire à laquelle tant
de gens étaient intéressés: à cet effet, il convoqua de
son côté à un grand concile tous les évêques d'Italie.
C'est alors que les positions se dessinèrent et que
le parti de Novatien devint le parti de la discipline ri-
goureuse. Point de réconciliation entre l'Eglise et les
déserteurs, anathème perpétuel aux idolâtres ! Tel fut le
mot d'ordre de la nouvelle secte. On ne prétendait pas
empêcher les apostats de faire pénitence : on les y en-
gageait même fortement, mais en leur enlevant tout es-
poir de rentrer dans la fraternité chrétienne, fût-ce à
leur dernier soupir. Ce traitement avait été autrefois
appliqué aux adultères aussi bien qu'aux apostats ; mais
depuis longtemps on ne le maintenait plus que pour
ces derniers. Novatien et ses adhérents protestèrent qu'il
fallait s'en tenir là et ne pas faire aux apostats la con-
cession que l'on avait faite au.x adultères. Ce fut là tout
le novatianisme primitif. Une fois séparée de l'Eglise,
la secte ne manqua pas de greifer des particularités
nouvelles sur cette première dissidence. A son début
elle se borna à protester contre l'adoucissement d'une me-
sure disciplinaire qui, adoptée et appliquée en des temps
où l'apostasie ne se produisait que sous forme de cas
isolés \ ne pouvait être maintenue en présence des dé-
^ Telle continua d'être la discipline, en temps ordinaire : le
concile d'Elvire en témoigne fort clairement, à la fin du III* siècle.
412 CHAPITRE XX.
faillaiices innombrables qu'avait provoquées une persé-
cution universelle et extraordinairement rigoureuse.
Cette position théorique avait de grands avantages.
C'est elle qui explique le succès relatif du nouveau
schisme. La considération personnelle de Novatien et
l'activité prodigieuse avec laquelle ses adhérents, No-
vatus en particulier, s'appliquèrent à discréditer Corné-
lius, y contribuèrent aussi beaucoup. Le concile de Rome
se réunit. On y vit soixante évêques, sans compter les
prêtres et les diacres, tant ceux de E.ome que ceux qui
accompagnaient ou représentaient leurs évêques. Les let-
tres du concile de Carthage furent lues devant cette as-
semblée. Elles proclamaient le principe de la réintégration
des lapsi et invitaient les évêques italiens à condam-
ner l'auteur du nouveau schisme. Ce vœu fut satisfait : No-
vatien et ses adhérents furent chassés de l'Eglise et la
discipline du concile d'Afrique fut solennellement ap-
prouvée. Ces décisions furent consignées dans une lettre
synodale à laquelle furent apposées les signatures des
évêques présents avec les adhésions des absents.
Fort de cette double manifestation de l'épiscopat
d'Italie et d'Afrique, Cornélius se hâta d'expédier par-
tout des exemplaires des documents synodaux avec des
renseignements sur Novatien et son schisme. En Afrique
Cyprien l'appuyait énergiquement : il n'y eut qu'un petit
nombre d'hésitations, très isolées ^ Cependant on envoya
à Carthage un évêque, Evariste, qui avait été l'un des
^ Yoir surtout la lettre à Antonianus (ep. LV).
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE 413
consécrateurs de Novatien, un diacre romain, Nicostrate,
confesseur de la dernière persécution, et divers autres
personnages, qui réussirent à organiser une petite église
novatienne dans la métropole de l'Afrique, avec un cer-
tain Maxime pour évêque. Des succès analogues furent
sans doute obtenus sur quelques points. En Gaule, Mar-
cien, évêque d'Arles, accepta la communion de Nova-
tien et appliqua ses principes sur les apostats. C'est la
seule défection sérieuse qui soit constatée en Occident.
En Orient les choses allèrent beaucoup plus loin.
Les idées de Novatien trouvèrent accueil en divers en-
droits de r Asie-Mineure. L'évêque d'Antioche, Fabius,
les patronnait ouvertement. Cependant, comme il ne sié-
gea que peu de temps et que ses collègues de Syrie,
de Cappadoce et de Cilicie, étaient d'un autre avis, le
mouvement fut enrayé d'assez bonne heure. Il avait du
reste contre lui l'autorité, considérable à tous égards, de
l'évêque d'Alexandrie, Denys. Celui-ci était dans les mê-
mes idées que Cornélius et Cyprien. Dès le temps de
la persécution, il avait ordonné de réconcilier les lapsl
à leur lit de mort ; aussitôt que la paix avait semblé
renaître, il avait envoyé dans toute l'Egypte une sorte
de tarif pénitentiel où les différents cas étaient distin-
gués et soumis à des pénalités graduées. Les lettres de
Novatien ne lui firent aucun effet ; il y répondit très fran-
chement, quoique très doucement, suivant sa coutume,
en déclarant au compétiteur de Cornélius que ce qu'il
avait de mieux à faire, c'était d'abandonner son pré-
tendu épiscopat. Il s'employa aussi avec beaucoup de
414 CHAPITRE XX.
zèle à ramener les confesseurs romains qui s'étaient
égarés dans le schisme. C'était là une affaire très im-
portante. Cyprien s'y appliqua de son côté avec la même
ardeur. Ces deux grands évêques, dont la situation et
la carrière ont tant de traits de ressemblance, observè-
rent ici, sans se concerter, une attitude identique. Ils-
réussirent. Les confesseurs de Rome, touchés de la grâce^
se séparèrent presque tous de Novatien ; ils revinrent k
l'Eglise, où Cornélius et les siens leur firent le meilleur
accueil. On réintégra même dans leurs dignités ecclésias-
tiques ceux qui en avaient été revêtus. Ce fait enlevait
à Novatien le plus clair de son prestige aux yeux des-
populations chrétiennes. Cornélius et ses deux alliés^
Denys et Cyprien, ne manquèrent pas de donner le plus-
grand retentissement à une conversion si opportune.
Les lettres écrites à ce propos ne sont pas les seules-
œuvres de plume qui aient été dirigées contre Novatien.
Nous avons encore, sous le titre Âd Xovatianum, une
sorte d'homélie où il est pris assez vivement' à partie.
Elle paraît bien avoir été écrite à B/Ome ^
La petite église se maintint cependant; un certain
nombre de fidèles « fermes dans l'Evangile » * demeura
groupé autour de Novatien. Celui-ci, outre ses écrits de
propagande, multipliait les instructions à ses disciples.
Nous avons des spécimens de cette littérature dans son
^ M. Harnack y voit l'œuvre de Xyste II ( Texte u. U., t. XIII, 1 ;
cf. t. XX, 3, p. 116; ChronoL, t. II, p. 387).
'^ Novatianus j^lebi in Evangelio perstanti salutem, titre du
De cïbis.
L'AFRKil'E CIIUÉTIENXE 415
De cihis hidakis, très probablement aussi dans le De
xpectacidis et le De hono imclkitiae. Ces compositions et
quelques autres ^ pour lesquelles on a pu revendiquer la
même provenance, nous sont parvenues sous le couvert
de saint Cyprien. Saint Jérôme en connaissait bien d'au-
tres ^. Les trois dont j'ai marqué les titres ont cela de
commun qu'ils ont été écrits en un temps de persécu-
tion, sous Gallus ou sous Valérien, alors que Novatien
était séparé de ses disciples. D'après une tradition con-
servée dans sa secte ^, il aurait figuré parmi les victi-
mes de la persécution de Valérien.
A Carthage, la coterie de l'indulgence, qui, depuis
de longs mois, exploitait contre Cyprien la vanité des
confesseurs et l'empressement indiscret des Japsi, dut être
bien surprise du pli que les choses avaient pris à Rome.
Novat, passant d'un extrême à l'autre, organisait, avec
les confesseurs romains, un parti de sévérité intransi-
* Adversus Iiidaeos, De laucJp martyrii, Quod idola dit non
sint.
2 De Pascha, De sahhato, De circiimcùione, De sacerdoie, De
oratione, De iuntanlia, De Attalo.
3 Socrate, H. E. IV, 28; Enloge, évêqne d'Alexandrie à la
fin du VP siècle, a eu sous les yeux une « passion » de Nova-
tien, composition fabuleuse et sans valeur. Un martyr Nova-
tien est marqué au 29 juin dans le martyrologe hiéronymien ; je
pense que c'est le même qui figure déjà au 27, en tête d'une
liste d'apparence africaine. Il serait bien invraisemblable que
le fondateur du schisme ait été marqué dans les calendriers de
la grande église. Le calendrier romain qui fait partie de la com-
pilation pseudohiéronymienne a été arrêté vers 422, peu après
que les dernières églises novatiennes de Rome eussent été fer-
mées.
416 CHAPITRE XX.
géante. D'autre part, le concile de 251, par sa miséri-
corde à l'égard des libellatiqiies et autres lapsi moins
compromis, avait enlevé aux fauteurs du schisme une
bonne partie de leurs clients. Félicissime essaya pour-
tant de se maintenir. Il se fit ordonner diacre, c'est-à-
dire trésorier, de la contre-église que l'on allait fonder.
On battit toute l'Afrique pour recruter des adhérents,
surtout dans l'épiscopat, en vue d'opposer un concile à
celui de Cyprien, de le déposer lui-même et de procla-
mer la discipline commode qui était le but ou le pré-
texte de toute cette intrigue.
Le succès fut médiocre. On avait annoncé vingt-cinq
évêques : cinq seulement se présentèrent, dont trois apos-
tats et deux hérétiques. L'un de ces derniers était ce
même Privât de Lambèse qui avait été déposé quelques
années auparavant dans un grand concile. En même
temps qu'eux plus de quarante évêques arrivaient à Car-
tilage pour le concile (le second après la persécution)
que l'on avait coutume de tenir en mai. Ce concile s'as-
sembla le 15 mai 252. Privât chercha à s'y faire admet-
tre pour plaider sa cause et obtenir sa réhabilitation:
ce fut en vain. Le concile, ayant égard à la persécu-
tion que le nouvel empereur Gallus déchaînait en ce
moment sur l'Eglise, accorda la communion aux lapsi de
toute catégorie qui jusqu'alors avaient fait consciencieu-
sement pénitence. Cette disposition diminuait encore les
raisons d'être de l'opposition. Cependant elle n'attei-
gnait pas les partisans de Félicissime, qui, depuis plus
d'un an, formaient schisme et n'observaient aucune sorte
L'AFRIQUE CKRÉTIEXXE 417
de pénitence. Aussi ne laissèrent-ils pas de tenir mi petit
concile contre le grand. Ils y prononcèrent^ une sentence
de déposition contre Cyprien et lui ordonnèrent un suc-
cesseur, dans la personne de Fortunatus, un des cinq
prêtres dissidents. Cyprien ne s'en émut guère. Il avait
pour lui tout répiscopat d'x4.frique et toute la popula-
tion chrétienne de Carthage, sauf un petit noyau d'intri-
gants, auxquels on donnait volontiers, du nom de leur
chef, le sobriquet d^Tnfelicissimi.
Félicissime, cependant, partit pour Eome avec quel-
ques-uns des siens ; ils s'efforcèrent de faire recomiaître
le nouvel évêque Fortunat. Le pape Cornélius les écarta
de l'église : mais, comme ils faisaient tapage contre Cy-
prien et menaçaient de publier des lettres de Fortunat,
pleines d'infamies contre lui, Cornélius prit peur et con-
sentit à recevoir ces documents. Cette concession, dont
nous ne saisissons pas bien les modalités, irrita fort l'évê-
que de Carthage, lequel n'était pourtant pas homme à
s'irriter sans raison.
C'était un second nuage qui s'élevait entre deux évê-
ques dont l'union est pourtant restée célèbre. Au com-
mencement de son épiscopat, Cornélius avait été blessé
du retard que Cyprien avait mis à proclamer son ordi-
nation et des précautions qu'il avait cru devoir prendre
pour la vérifier ^ : Cyprien, à son tour, fut singulièrement
étonné de la timidité de son collègue et des doutes qu'il
semblait autoriser contre ses droits à occuper le siège
» Ep. XL Y, XL VIII.
DcciiESXE. Iliat. anc. de VE(jl. - T. I. 27
418 CHAPITRE XX.
de Carthage. H se plaignit à Cornélius avec autant d'élo-
quence que de franchise ' . On était alors à l'été de Tan-
née 252. La persécution de G-allus. qui s'annonçait déjà^
allait changer le tour des préoccupations de Cj^rien à
l'égard de l'évêque de Rome. Aussitôt qu'il le sut exilé^
il s'empressa de lui écrire une lettre de félicitations *.
Lui-même il put, cette fois, demeurer au milieu de ses.
fidèles, en dépit du peuple fanatique de Carthage, qui,,
à chaque instant, réclamait sa tête. L'année suivante,.
Cornélius étant mort en exil, Lucius fat élu à sa place
par l'église de Rome. Lui aussi, il fut exilé, mais peu
de temps. La tranquillité revint : Lucius rentra à Rome.
Cyprien. qui l'avait félicité de sa confession, lui écrivit
encore pour s'associer, avec l'épiscopat africain, à la joie
des fidèles de Rome ^ .
Ces lettres, comme, du reste, toute la correspondance
de saint Cyprien, témoignent de l'union entre les deux
sièges de Rome et de Carthage, de leurs fréquentes re-
lations et du respect particulier des Africains pour l'église
de Rome, « l'église principale ^princi palis), d'où procède
l'unité sacerdotale » ^ . Sous le pape Etienne, successeur
de Lucius, ces rapports devinrent moins aimables: ils.
traversèrent même une crise assez délicate.
1 Ep. LIX.
2 Ep. LX.
3 Ep. LXI.
4 Ep. LIX, 14.
l'afrique chrétienne 41i)
5.° — I Ji <iii(>r<'llc h(ij)f/s)ii(t/{'.
Lucius mounit le 5 mars 254. Etienne, qui le rem-
plaça, paraît avoir ('té, dès le principe, peu sympatliirjne
à l'évèque de Carthage. Ils ne tardèrent pas à se trou-
ver en conflit, et cela d'abord à propos d'afïaires (jui
ne concernaient ni l'Italie, ni l'Afrique.
Pendant la persécution, deux prélats espagnols, Basi-
lide et Martial, évêques l'un d'Emerita (Mérida), l'autre
de Legio et Asturica (Léon et Astorga) avaient demandé
ou accepté un certificat de sacrifice. Pour ce fait et pour
diverses autres fautes ils avaient été déposés de l'épis-
copat et on leur avait ordonné des successeurs, Sabinus
et Félix. ]ls ne se résignèrent pas. Basilide partit pour
Rome, réussit à convaincre le pape Etienne (jue les ao
cusations portées contre lui man([uaient de fondement,
et se fit rétablir dans sa dignité. Peu satisfaits de ce
revirement, leurs fidèles et surtout leurs successeurs pri-
rent le parti de s'adresser au concile d'Afrique. Celui-ci
était devenu une iiistilnlion régulière. Nous voyons, par
les lettres de saint Cyprien, que, sauf les temps de per-
sécution, il s'assemblait au moins une fois par an, au
printemps, et quelquefois à l'automne. Ces grandes as-
semblées périodiques contribuaient beaucoup au main-
tien et à l'uniformité de la discipline. Elles étaient célè-
bres en dehors de l'Afrique, et la réputation de Tliomme
illustre et sage (pii en était l'àme ajoutait encore à leur
considération. C'est à l'automne de '254 que le concile
420 CHAPITRE XX.
fut saisi de la requête des Espagnols. Il procéda exac-
tement comme avait fait le pape: c'est-à-dire qu'il n'en-
tendit qu'une des parties et lui donna gain de cause.
Basilide et Martial furent déclarés indignes de l'épis-
copat. Il ne nous est guère possible, sur des enquêtes
aussi incomplètes, de décider qui avait tort ou raison ^
Mais, ce qui est clair, c'est que la lettre du concile d'Afri-
que ^ par laquelle les églises d'Emerita et de Legio-As-
turica reçurent communication de la sentence, contraire
à celle du pape Etienne, n'était pas faite pour plaire à
celui-ci.
Peu après cet événement, Cyprien reçut coup sur
coup deux lettres de l'évêque de Lyon, Faustin, qui lui
dénonçait l'attitude schismatique de Marcien, son collè-
gue d'Arles. Marcien était en communion avec Nova-
tien: il appliquait rigoureusement ses principes sur la
réconciliation des lapsi. Faustin et d'autres évêques de
Gaule s'étaient adressés en vain au pape Etienne pour
obtenir la cessation du scandale. En désespoir de cause,
ils invoquaient le secours de l'évêque de Carthage.
Etienne paraît avoir usé d'une certaine modération à
l'égard des Novatiens ; on disait qu'il ne faisait aucune
difficulté, contrairement à la discipline établie, de con-
server leur rang aux prêtres ou diacres schismatique s
qui revenaient à Tunité ^. Cyprien lui écrivit une lettre
^ Les évêques d'Espagne étaient partagés : Basilide et Mar-
tial étaient reconnus par quelques-uns d'entre eux. Ceux-ci sont
fort malmenés par le concile africain. (Ep. LXYII, 3).
2 Ep. LXYII.
3 Ep. LXXII.
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE 421
fort pressante '. Selon lui le pape avait le devoir d'in-
tervenir en Gaule, d'écrire aux évêques de ce pays et
aux fidèles d'Arles pour qu'ils fissent en sorte d'écarter
Marcien et de lui donner un successeur. L'évêque de
Carthage semble ici se constituer le champion de la dis-
cipline proclamée par Cornélius et Lucius et de la tra-
dition de ces papes, mise en oubli par leur successeur.
Le ton de sa lettre indique vraiment peu d'estime pour
celui-ci. Etienne, qu'il méritât ou non ces reproches, ne
pouvait guère être satisfait de recevoir une telle leçon.
C'est sur ces entrefaites qu'éclata la querelle à propos
du baptême des hérétiques.
A quelles conditions les hérétiques qui abandon-
naient leurs sectes pour passer à l'Eglise catholique pou-
vaient-ils être admis dans celle-ci? Cette question pa-
rait s'être posée avec quelque insistance vers la fin du
11^ siècle, alors que les sectes pullulaient partout et que
certaines d'entre elles commençaient à décliner. Deux
cas pouvaient se présenter. L'hérétique converti pouvait
avoir été initié au christianisme dans la grande Eglise
ou dans la secte elle-même. Dans le premier cas, son
initiation était sûrement valable, mais il avait commis
une faute grave en abandonnant l'Eglise, et celle-ci était
en droit de lui imposer une expiation pénitentielle ana-
logue à celle des pécheurs ordinaires. C'est ce que Ton
faisait partout. L'autre espèce était différente. L'Eglise
catholique pouvait-elle reconnaître comme valable l'ini-
» Ep. LXVIII.
422 CHAPITRE XX.
tiation accomplie par des sectaires, chrétiens de profes-
sion, mais en révolte contre Tautorité, séparés de la com-
munauté des fidèles, attachés à des doctrines flétries?
En admettant que les bizarreries de leurs rites et de leurs
formules en laissassent subsister l'identité essentielle avec
ceux de TEglise, leffet ne pouvait-il pas en être per-
verti par le sens que leur attachaient ceux qui s'en ser-
vaient? Cette question, assez délicate, ne fut point Tobjet
d'une entente préalable: aussi vit-on bientôt paraître des
solutions diverses. Elles peuvent se ramener à deux. En
certains endroits, on rejeta absolument toute initiation
célébrée en dehors de l'Eglise légitime. A Rome et en
Egypte on introduisit une distinction. L'initiation chré-
tienne comprenait deux actes, le baptême et ce que nous
appelions la confirmation. Par le premier on était pu-
rifié de ses péchés, par le second on recevait le Saint-
Esprit. Dans le rituel de ce second acte, un relief spé-
cial était donné à tnie imposition des mains, accom-
pagnée d'une invocation à l'Esprit septiforme. L'usage
de Rome était de ne pas renouveler le baptême célébré
par les hérétiques : mais, comme on considérait que l'E-
glise seule, l'Eglise légitime, est en situation d'invoquer
efficacement l'Esprit-Saint, l'hérétique converti se vo3'ait
imposer les mains, comme pour la pénitence, en réalité
pour qu'il reçût le Saint-Esprit.
A Carthage la répudiation totale s'autorisait d'mie
tradition assez longue. TertuLlien, dans son traité du
baptême, l'inculque expressément. Vers 220, elle avait
été sanctionnée par im grand concile des évêques d'Afri-
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE 423
•que et de Numidie, réuni par Agrippinus. En Asie-Mi-
neure, des conciles tenus à Iconium, à Synnada et en
divers autres endroits avaient établi ^ la même règle.
Elle était également observée à Antioclie et dans la S^^rie
du nord ^. La Palestine, sur ce point, comme sur l'ob-
servance pascale, suivait l'usage alexandrin ^.
Toutefois ces délimitations ne sauraient être consi-
dérées comme tout-à-fait rigoureuses. La centralisation
était encore si peu avancée que, même en Afrique, il
y avait des dissidences. En 255 "* le concile de Carthage
fut saisi d'une consultation signée de dix-huit évêques
numides qui avaient conçu des doutes sur la légitimité
de l'usage dominant. Peut-être ces évêques s'étaient-ils
émus de la divergence disciplinaire qui, sur ce point,
séparait les églises de Eome et d'Afrique. Quoiqu'il en
soit, le concile jugea que Tusage africain devait être
maintenu comme le seul légitime. Il répondit en ce senu
aux évêques numides, en leur donnant les motifs de sa
' Cyprien, ep. LXXY, 7 (lettre de Firmilien); Denys d'Ale-
xandrie dans Eus., VII, 7.
^ C'est ce qui résulte de la Didascalie et des Constitutions
apostoliques.
^ On peut le déduire de l'attitude d'Eusèbe en cette affaire.
Pour lui « l'usage ancien » est que l'on ne renouvelle pas le ■
baptême, mais seulement l'imposition des mains; Cyprien lui
fait l'effet d'un novateur,
^ Les lettres du recueil de Cyprien qui ont rapport à cette
affaire sont les lettres LXIX-LXXV. Toutefois la lettre LXIX
^ul Magnum est encore en dehors de la question principale. Cy-
prien y traite le cas particulier des Novatiens, qu'il assimile
aux autres héréjtiques, et il expose sa doctrine sur le baptême
clinical.
424 CHAPITRE XX.
décision ^ Peu après, Cyprien lui-même écrivit à un évê-
que mauritanien, appelé Quintus, pour répondre à des
demandes analogues ^. Déjà, dans cette lettre, on voit
poindre un antagonisme spécial contre le pape Etienne,
sans que celui-ci soit nommé. Au concile suivant, à l'au-
tomne 255 ou au printemps 256, Cyprien jugea oppor-
tun de couper court à toutes les objections que l'on sou-
levait en Afrique et de transformer en explications ou-
vertes la controverse indirecte et sourde qui divisait ses
collègues. Il écrivit à Etienne ^, en son nom et au nom
de l'assemblée, et lui transmit, avec la lettre du précé-
dent concile, celle qu'il avait lui-même expédiée à Quin-
tus. Il entendait, non seulement établir son droit à ob-
server l'usage ancien de son église, mais présenter cet
usage comme le seul admissible, et, par suite, y rallier
l'église romaine elle-même.
Le concile de Carthage avait pris, en dehors de la
question du baptême, une décision relative aux prêtres
et aux diacres tombés dans le schisme ou ordonnés dans
les sectes. Il les condamnait à rester dans la condition
laïque. Etienne avait-il montré sur ce point une condes-
cendance particulière? Nous n'en savons rien. Dans la
suite de l'affaire il n'est question que du baptême.
Pendant que les délégués du concile se rendaient à
Rome, Cyprien, consulté par un évêque appelé Jubaïen
sur la valeur de quelques objections venues d'Italie, lui
1 Ep. LXX.
2 Ep. LXXI.
3 Ep. LXXII.
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE 425
répondit par une longue exposition de sa doctrine ^
Cette lettre est le morceau théorique le plus important
dans toute cette controverse.
A E/Ome, où, depuis plus d'un an, on était morigéné
à tout propos par le concile d'Afrique, les représentants
de celui-ci furent accueillis assez froidement. La lettre
qu'ils apportaient n'avait rien d'aimable. « Nous savons,
» y était-il dit, que certaines personnes ne veulent ja-
» mais abandonner les idées dont elles sont imbues et
» ne changent pas facilement d'avis; que tout en main-
» tenant avec leurs collègues les liens de la paix et de la
» concorde, elles persistent dans leurs propres usages.
» Nous non plus, nous n'entendons violenter personne,
» ni faire la loi aux autres. Chacun des chefs d'église
» est libre de conduire son administration comme il l'en-
» tend, sauf à en rendre compte au Seigneur » ^. Dans
cette tension des esprits, des paroles regrettables furent
prononcées. On traita Cyprien de faux christ, de faux
prophète, de mauvais ouvrier. Les légats ne furent pas
admis à voir le pape ; on interdit même aux fidèles de
les recevoir ^. Aux prétentions de Cyprien, Etienne ré-
1 Ep. LXXIII.
* Il n'est pas aisé de concilier cette permission avec la ré-
probation absolue dont Cyprien poursuit l'usage contraire au
sien.
3 Ep. LXXV, 25. Firmilien répète ici ce que lui a raconté
le diacre Rogatianus, lequel étant parti de Carthage aussitôt
après le concile du l^'' septembre 256 n'a pu connaître, en fait
de propos romains, que ceux qui avaient été tenus avant cette
assemblée.
426 CHAPITRE XX.
pondit pas une décision fort grave. Non seulement il
ne se laissa pas détourner de son usage et il ne cessa
pas de le considérer comme le seul légitime, mais il
signifia aux évêques d'Afrique qu'ils eussent à s'y con-
former, autrement il romprait tout rapport avec eux.
La même sommation fut adressée en Orient.
La lettre d"Etienne parvint à Carthage dans le cou-
rant de l'été. En attendant la prochaine rémiion du
concile, indiquée pour le l*""" septembre, Cyprien écrivit
à Pompeius, évêque en Tripolitaine, une lettre^ où il
parle de la réponse d'Etienne et s'en plaint amèrement.
Au jour dit, quatre-vingt-sept évêques de toutes les pro-
vinces africaines s'assemblèrent à Carthage, sous la pré-
sidence de Cyprien^. On y lut la correspondance entre
Cyprien et Jubaïen. Le président invita ensuite tous
les membres de l'assemblée à émettre chacun son avis:
« Ce faisant, dit-il, nous n'entendons juger personne, ni
» séparer de la communion ceux qui pensent autrement.
» Aucun de nous ne se pose en évêque des évêques ni
» ne recourt à une terreur tyrannique pour contraindre
» ses collègues à l'adhésion. Tout évêque, dans la plé-
» nitude de sa liberté et de son autorité, conserve le
» droit de penser par lui-même ^ : il n'est pas plus jus-
» ticiable d'un autre que qualifié pour juger les autres » .
1 Ep. LXXIV.
2 Le procès-verbal est conservé. C'est le plus ancien docu-
ment de ce genre. Les évêques se disent réunis ex provincia
Africa Numidia Mauritania.
3 C'était sans doute l'avis de Privât de Lambèse ; ce qui
n'avait pas empêché le concile d'Afrique de le déposer.
L'AFRIQUE CH11ÉTII':NNE 427
L'un après l'autre les quatre-vingt-sept évêques formu-
lèrent un vote contre le baptême des hérétiques. D'E-
tiemie et de sa lettre il ne fut fait aucune mention.
L'EgKse d'Afrique prenait ainsi une position de ré-
isistance passive. Elle ne niait pas la nécessité de se
conformer en matière doctrinale à la première des
églises, à l'église principale [pi-bicipcdisj dont le pape
était le chef et le représentant. Elle ne contestait pas
même l'autorité particulière et supérieure qui résul-
tait pour lui du lieu de son siège et de sa qualité de
successeur de saint Pierre. Mais elle croj'ait que, dans
l'espèce, on faisait une mauvaise application de cette
autorité en cherchant à imposer aux autres un usage inad-
missible. Comme sanction de ce jugement elle n'allait pas
jusqu'à rompre les rapports avec Rome, en tant que cela
dépendait d'elle. Elle se contentait de faire une déclara-
tion solennelle de sa décision. Après la manifestation du
concile, Etienne, s'il exécutait ses menaces, devait s'abs-
tenir désormais d'envoyer à Carthage ses clercs et ses
messagers : peut-être les clercs ou même les fidèles d'Afri-
que ne seraient-ils plus admis, s'ils venaient à Rome,
à prendre part aux réunions liturgiques et aux secours
distribués au nom de l'église. Les églises africaines, au
contraire, devaient continuer à faire bon accueil aux
Romains de passage en Afrique, et même à correspon-
dre avec le clergé de Rome, autant qu'elles pouvaient
être tentées de le faire, en sachant que leurs lettres cou-
raient grand risque de n'être pas lues.
428 CHAPITRE XX.
Cette situation, si elle avait duré, n'aurait pas tardé
à paraître intolérable. Le jour du concile on n'en mesu-
rait peut-être pas encore les inconvénients. Quoiqu'il en
soit, pour donner plus d'éclat à la manifestation que
l'on venait de faire et pour s'encourager à la résistance
par l'exemple d'autrui, on chercha tout aussitôt à nouer
des relations avec les églises d'Asie-Mineure et d'Orient
qui, observant le même usage, se trouvaient engagées
dans la même controverse avec le pape. Un diacre, E;0-
gatianus, fit voile pour la côte de Cilicie et passa en
Cappadoce, auprès de Firmilien, le célèbre évêque de
Césarée, qui, d'accord avec ses collègues de l'Asie-Mi-
neure orientale, professait, sur la question du baptême,
les mêmes principes que Cyprien. Comme lui, c'était un
homme hautement recommandable par ses vertus, sa
science, son expérience et son zèle. La lettre qu'il re-
mit à Hogatianus \ et que celui-ci s'empressa de rappor-
ter à Carthage, est conçue en termes fort durs pour le
pape Etienne, sans cependant que son autorité y soit
plus contestée que dans les documents africains.
L'hiver se passa ainsi, dans une sorte d'état de blocus
entre E-ome et les églises d'Afrique et d'Orient. Puis
le printemps revint: la fête de Pâques fut célébrée, sans
que rien, à notre connaissance, eût modifié cette triste
situation.
Elle se dénoua par la mort d'Etienne, arrivée le
2 août de cette année 257. Ses successeurs, tout en
1 Ep. LXXy.
l' AFRIQUE CHRÉTIENNE 429
maintenant l'usage de leur église et en cherchant à le
faire prévaloir dans la mesure du possible, ne crurent
pas devoir être aussi rigoureux envers les dissidents.
Denys d'Alexandrie, Flrénée de ce nouveau Victor, ap-
pliquait dans son église la même règle qu'Etienne; mais
il n'était nullement disposé à le suivre dans ses sévé-
rités ni à observer l'excommunication prononcée contre
la moitié de l'Eglise pour une divergence de cette na-
ture. Il avait déjà écrit dans ce sens à Etienne lui-même ^
et à deux savants prêtres de Rome, Denys et Philémon,
qui, naturellement, étaient du même avis que leur évê-
que. Après la mort d'Etienne, les dispositions du presby-
terium romain se modifièrent. Le nouveau pape Xyste II
et ses collègues le laissèrent voir assez clairement. De-
nys d'Alexandrie, en leur écrivant, ne se croit pas obligé
de déguiser ses sentiments sur la gravité de la démar-
che tentée par le pape défunt, sur la nécessité de main-
tenir la paix et de respecter les décisions d'assemblées
conciliaires nombreuses et imposantes ^.
Ce langage contribua beaucoup à affermir l'union,
déjà rétablie par le seul fait du changement de pape.
Xyste et Cyprien renouèrent les relations interrompues
entre Home et l'Afrique ■\ La correspondance fut re-
prise aussi avec Eirmilien. Le successeur de Xyste,
1 Eus., VII, 2, 5.
2 Eus., VII, 5-9.
3 Pontius, vie de saint Cyprien, c. 14: « Jam de Xysto, bono
et pacifîco sacerdote ac propterea beatissimo martyre nuntios
acceperat » .
430 CHAPITRE XX.
Denys, vint au secours de l'église cappadocienne, affli-
gée par rinvasion des Perses (25i)). Avec l'aumône de
la charité romaine, il lui envoya des paroles de paix^
Heureux temps, où la charité était si vive et les res-
sentiments si courts !
Toutefois, l'union ne se rétablit pas aux dépens de
l'usage incriminé par le pape Etienne. Saint Basile, au
ly^ siècle, appliquait encore les mêmes principes que
rirmilien; on faisait de même en Syrie. Les Africains
aussi gardèrent leur coutume et n'y renoncèrent qu'au
concile d'x4.rles (314), sous l'empereur Constantin.
La mort d'Etienne était à peine connue à Carthage
que la persécution y éclatait. Le 30 août 257, Cyprien
fut arrêté par ordre du proconsul et interné à Curubis,
Un an après, le 13 septembre 258, on vint l'y chercher
pour mie deuxième comparution. L'audience eut lieu
le lendemain. Le proconsul lui dit: « Tu es Thascius
Cyprianus? » — « Je le suis » , répondit l'évêque. — « Tu
es le pape des sacrilèges?^ — Je le suis. — Les très
saints empereurs ordonnent que tu fasses les cérémo-
nies. — Je n'en ferai rien. — Pense à toi. — Fais ce
qui t'est prescrit: le cas est assez clair pour qu'il n'y
ait pas besoin de longs conseils » .
Le proconsul, qui n'avait pas souvent de tels cri-
minels à juger, délibéra pourtant avec ses assesseurs.
Puis,* d'une voix mal assurée, il résuma les griefs de
^ Saint Basile, ep. 70.
2 Tu papam te sacrilegae mentis hominïbus praehuistif
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE 481
TEtat contre le pontife chrétien et termina en lisant
sur ses tablettes : « Thascius Cyprianus est à châtier par
le glaive » .
Les chrétiens de Carthage, accourus dès la nuit pré-
cédente, se pressaient en foule autour du tribunal. Us
accompagnèrent leur évêque au lieu du supplice. Cj-
prien mourut simplement, dignement, comme il avait
vécu. En dépit des circonstances, ses fidèles lui firent
des funérailles triomphales ^ .
Après la persécution de Talérien et jusqu'à celle de
Dioclétien, c'est-à-dire, en gros, pendant les quarante
dernières années du IIF siècle, l'histoire de l'Eglise en
Occident se dérobe entièrement à nos regards. Par Eu-
sèbe et aussi par une chronique romaine, nous connais-
sons la suite des papes de ce temps-là et le temps qu'il
siégèrent. Denys, successeur de Xyste II, a laissé sa
trace dans l'histoire des controverses orientales : mais
nous ne savons rien de son activité à Rome et en pays
latin. A plus forte raison en est-il de même de ses suc-
cesseurs Félix, Eutychien, Gains, sur lesquels les docu-
ments orientaux eux-mêmes sont tout-à-fait muets. Deux
successeurs de saint Cyprien, Carpophore et Lucien ^ ,
nous sont connus par leurs noms, mais seulement par
leurs noms. D'autres noms d'évêques peuvent être re-
levés dans les catalogues de quelques autres églises,
^ Les Acfa jyrocoiisularia de saint Cyprien sont une des meil-
leures pièces que nous ayons sur les martyrs.
^ Optât, De schism. Donatistarum, I, 19.
432 CHAPITRE XX.
Hien par ailleurs sur le reste de l'Afrique et de l'Italie,
sur les provinces illyriennes et danubiennes, sur la Gaule,
la Bretagne et l'Espagne. En ce dernier pays cependant,
il se tint, tout à la veille de la dernière persécution
(v. 300), une grande assemblée conciliaire, dont les dé-
crets permettent de jeter un coup d'œil sur la situa-
tion et les institutions de l'Eglise en ce temps-là. Nous
en parlerons plus loin.
CHAPITEE XXI.
L'Orient chrétien jusqu'à Dèce.
Lca haute Asie-Miueure et son bellénisation. — Propagande apostolique.
- Les églises de Bithynie, de Pont, de Cappadoce. — Alexandre et Firmi-
lien, évêqnes de Césarée. — Grégoire le Thaumaturge. — Antioche après
saint Ignace. — Les évoques Théophile et Sérapion. — Edesse et ses rois chré-
tiens. — Bardesane. — La Syrie du sud. — Eglises de Césarée en Palestine
et de Jérusalem. — Jules Africain. — Bérylle, évéque de Bostra.
1.'' — La haute Asie-Mineure.
En dehors de la province d'Asie, qui regarde la mer
Egée, l'Asie-Mineure comprenait encore, au nord, la
Bithynie, puis les hautes terres du Pont, qui s'étendent
le long de la mer Noire jusqu'au massif arménien ; au
sud, la Lycie, la Pamphylie, la Cilicie haute et basse,
qui bordent la mer de Chypre d'un littoral sinueux, al-
terné de plaines et de montagnes ; à l'intérieur enfin,
autour du steppe central et de son grand lac salé, la
Galatie et la Cappadoce, celle-ci dominée par le som-
met isolé du mont Argée et par les chaînes du Taurus
et de l'Anti-Taurus.
Au moment où commence l'histoire chrétienne, la
plupart de ces pays étaient à peine hellénisés ou même
ne l'étaient pas du tout. Bien avant Alexandre, les gran-
DucHESNE. Ilist. anc. de VEijL - T. I. 28
434 CHAPITRE XXI.
des cités grecques avaient fondé quelques comptoirs sur
les côtes, notamment sur celles du Pont-Euxin. Ces éta-
blissements se développèrent après la conquête macé-
donienne, et d'autres cités s'organisèrent peu à peu dans-
l'intérieur. De là Thellénisme put rayonner à l'aise vers
les principautés demeurées barbares, vers le Pont, la
Cappadoce et le petit état celte fondé au IIP siècle entre-
la Phrygie et le Pont par quelques bandes d'aventuriers-
gaulois. Mais il fallut du temps pour que les mœurs,,
les religions, les institutions, les idiomes de ces peuples-
barbares ou autrement civilisés que les Grecs et les Ro-
mains, se laissassent remplacer ou assimiler. Au temps-
de saint Jérôme on parlait encore celte aux environs-
d'Ancyre, tout comme dans les campagnes de Trêves:
les dieux des vieux sanctuaires du Pont et de la Cap-
padoce avaient encore leur aspect exotique lorsque le
christianisme les supplanta. C'est seulement au qua-
trième siècle que les Cappadociens arrivèrent à la lit-
térature.
Les Romains, une fois maîtres du pays, en laissè-
rent d'abord une grande partie à des princes indigènes ;
ce n'est que peu à peu et assez lentement que toute
l'Asie-Mineure fut soumise au régime provincial. A par-
tir de Trajan il y eut cinq provinces : au nord celle de
Bitliynie-Pont ; au sud celles de Lycie-Pampliylie et de
Cilicie : à l'intérieur celles de Galatie et de Cappadoce.
On était encore loin de cette assiette, quand saint
Paul, vers l'année 45^ commença d'évangéliser les jui-
veries et même les populations païennes de Cilicie^
l'ortent chrétiek jusqu'à dèce 436
de Pamphylie, de Pisidie et de Lycaonie. Il est possi-
ble que, dans ses voyages ultérieurs, il ait fondé quel-
ques communautés dans la Galatie proprement dite '.
La première épître de saint Pierre suppose une prédi-
cation plus étendue : elle est adressée aux élus disper-
sés dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l'Asie et
la Bithynie. Un demi-siècle plus tard, les chrétiens étaient
fort nombreux dans la province de Bithynie-Pont, qui
s'étendait encore jusqu'au delà de l'Halys et comprenait
l'importante échelle d'Amisos (Samsoun). C'est de cette
ville que Pline, gouverneur de la province, adressa à
l'empereur Trajan ce fameux rapport où il se plaint
de ce que la propagande chrétienne ait envahi non seu-
lement les villes, mais les bourgs et les localités de
campagne, faisant le vide autour des temples et pro-
duisant la baisse sur les prix des victimes. Yers ce même
temps Marcion, jeune encore, vivait à Sinope auprès de
l'évêque son père. Sous Marc-Aurèle le faux prophète Ale-
xandre fonda dans la ville d'Abonotique (Inéboli) le culte
de Glycon, le dieu serpent, et son imposture, en dépit
de Lucien et de ses pamphlets, atteignit bientôt un suc-
cès énorme. On voit, par ce qu'en dit le satirique, que
les chrétiens étaient très nombreux dans cette partie
^ La Pisidie et la Lycaonie faisaient alors partie de la pro-
vince de Galatie. Il n'est pas sûr que les Galates à qui fut
adressée la célèbre épître aient été des Galates proprement dits,
des habitants de l'ancien territoire celte. Rien n'empêche que
cette dénomination ne désigne tout simplement les chrétientés
de Lystres, Iconium, Antioche de Pisidie, etc., organisées par
saint Paul au cours de sa première mission.
436 CHAPITRE XXT.
du Pont. Alexandre les redoutait fort et les joignait aux
épicuriens dans ses malédictions contre les profanes.
Denys de Corinthe écrivit aux fidèles de Nicomédie,
agités, comme tant d'autres, par la propagande marcio-
nite. Il répondit aussi à une consultation que deux chré-
tiens d'Amastris, Bacchylide et Elpiste, lui avaient fait
parvenir. Sa réponse était adressée « à l'église d'Amas-
tris avec celles du Pont » \ Il y traitait des sujets d'or-
dre pratique, du mariage, de la continence, de la ré-
conciliation des pécheurs et des hérétiques. L'évêque
d'Amastris est nommé dans la lettre : il s'appelait Pal-
mas. Nous le retrouvons, vers 190, dans l'affaire de la
Pâque. Les évêques du Pont adressèrent à ce propos
au pape Victor une lettre où Palmas d'Amastris était
nommé le premier, comme le plus ancien ^.
L'histoire d'Alexandre d'Abonotique est déjà propre
à montrer combien il était aisé, en ces pays peu cultivés,
^ Tr l>C/4).r,GÎa ■:r. Trasiix^oûar, "AaacTp'.v ày-a -raî; xaTà FIo'vtûv. Eus.,
H. E., IV, 23.
2 Eus., H. E., Y, 23. — En ce temps-là, comme on le voit
par Ptolémée, une partie notable du Pont avait été détachée
de la province de Bithynie-Pont et rattachée à celle de Galatie.
Amastris était, vers l'est, la dernière cité du Pont bithynien.
Dans la province de Bithynie-Pont il y avait alors, pour le culte
de Rome et d'Auguste, deux groupements des cités, deux y.oivâ,
Pun pour la jDartie bithj-nienne, l'autre pour la partie pontique;
le premier avait son centre à Nicomédie, l'autre à Amastris.
Nicomédie devint une métropole ecclésiastique; il n'en fut pas
de même d'Amastris. C'est à tort (Harnack. Die Mission, p. 473)
que, du texte ci-dessus d'Eusèbe, on déduit qu'elle avait cette
situation au IP siècle ; la préséance de Palmas est expliquée
non par le lieu de son siège, mais par sa qualité de doyen d'âge
ou d'ordination.
l'orient chrétien jusqu'à dèce 437
d'agiter les esprits simples et de les porter aux excès
religieux. La propagande montaniste y trouva bon ac-
cueil. Un moment l'église d'Ancyre se montra hésitante.
Les évêques eux-mêmes avaient des visions et faisaient
concurrence aux prophètes. On en cite ^ un qui, après
avoir souvent prophétisé devant son peuple, finit par
l'avertir que dans un an on verrait le «jour du Sei-
gneur ». Les pauvres gens le crurent, cessèrent leurs
travaux, vendirent leurs biens et ne pensèrent plus à
marier leurs filles. Grand désarroi, comme on pense,
quand l'échéance annoncée se fut passée sans amener
le jugement général.
Un peu plus tard, au milieu des terreurs causées par
des tremblements de terre et des persécutions, on vit
apparaître en Cappadoce une prophétesse indigène qui
déclara que les commotions du sol étaient un avertisse-
ment divin, qu'il fallait quitter la Cappadoce, pays dé-
sormais maudit, et émigrer en masse vers Jérusalem.
Elle était chargée de conduire cet exode ; elle avait
même le pouvoir de produire des tremblements de terre
pour décider les hésitants. Ces folies trouvèrent large
créance : on vit des caravanes s'organiser au milieu de
l'hiver: la prophétesse marchait en tête, nu-pieds, suivie
de ses fidèles, parmi lesquels il y avait un prêtre et
un diacre de Césarée. Mais c'est elle-même qui présidait
aux fonctions liturgiques, qui baptisait et consacrait
' Hippolyte, in Danielem, p. 232 Bonwetscli. Le siège de
l'évêque n'est pas indiqué. Hippolyte dit seulement que la chose
s'est passée dans le Pont.
438 CHAPITRE XXI.
rEucharistie. Cette émule de Maximille finit par rencon-
trer mi exorciste courageux, qui, plus lieureux que les
évoques phrygiens, parvint à démasquer l'imposture.
Ces chrétientés, tout comme celles de l'Asie propre-
ment dite, eurent à souffrir soit de l'application des lois
prohibitives du christianisme, soit de persécutions lo-
cales. Les détails sont peu connus. Tertullien cepen-
dant ^ parle d'un légat de Cappadoce, L. Claudius Her-
minianus, dont la femme s'était convertie et qui s'en
vengea en déployant beaucoup de rigueur contre les
hdèles. Atteint d'une maladie contagieuse et déjà aban-
donné de ses gens : « Cachons cela, disait-il, de peur que
les chrétiens ne chantent victoire » . Le mal faisant des
progrès, le remords le prit tout-à-fait : il en vint à re-
gretter les apostasies qu'il avait extorquées et mourut
presque chrétien. Ce légat est vraisemblablement du
temps de Sévère. On en connaît un autre, Serenianus,
du temps de Maximin, dont les rigueurs déterminèrent
beaucoup de chrétiens à quitter la Cappadoce ^. C'est
de son temps que se produisit l'exode dirigé par la
prophétesse.
En ces contrées les villes étaient fort peu nombreu-
ses. La plus importante, Césarée de Cappadoce, était
le quartier- général de l'armée qui veillait sur l'Arménie
vassale et sur les débouchés du Caucase. Lisigniiiante
sous les anciens rois — elle portait alors le nom de Ma-
za3a — elle devint peu à peu l'une des plus grandes
^ Ad Scaj)., 3.
2 Firmilien, dans Cjpr. oj?., LXXV, 10.
l'orient chrétien jusqu'à dèce 439
<îités de l'empire. Dans l'histoire chrétienne elle n'ap-
paraît que vers l'an 200. Elle avait alors pour évêque
Alexandre, homme instruit, formé au didascalée d'Ale-
xandrie par Pantène et Clément. Jeté en prison sous Sep-
time Sévère, il y demeura fort longtemps; Clément, chassé
d'Alexandrie par la persécution, le suppléa avec succès.
Alexandre finit par recouvrer sa liberté; mais le séjour
à Césarée paraît lui avoir été rendu difficile '. Il se trans-
porta en Palestine et finit par se fixer à Jérusalem, dans
des circonstances qui seront rapportées plus loin.
A la génération suivante, le siège de Césarée était
occupé par Firmilien, homme de naissance distinguée
et, comme son prédécesseur, fort ami des docteurs ale-
xandrins. Il était déjà évêque en 232 quand Origène,
contraint de quitter Alexandrie, vint se fixer en Pales-
tine. Firmilien l'invita à venir s'établir en Cappadoce
«pour le bien des églises», et il y a lieu de croire
qu'Origène séjourna, en effet, à Césarée, et assez long-
temps, pendant la j)ei'sécution de Maximin^. Firmilien
le vit aussi en Palestine. C'est vers ce temps-là que
deux jeunes gens du Pont, deux frères, Théodore et
Athénodore, issus d'une des plus nobles familles de leur
^ Eusèbe dit qu'il avait fait le voyage de Jérusalem pour
prier et pour visiter les Lieux-Saints. Cette explication est sû-
rement insuffisante. Alexandre, après la persécution, avait autre
•chose à faire que des pèlerinages. La facilité avec laquelle il
.accepta de rester à Jérusalem, et cela comme évêque, semble
bien indiqr.e.* qu'il lui était impossible de rentrer en Cappadoce.
2 Eus., VI, 27; s. JérôniB, De viris, 54; Palladius, i/is^.
Ijaus. 147 (64, éd. Butler).
440
CHAPITRE XXI.
pays, passèrent au christianisme, sous l'influence de Fir
milieu, semble-t-il, mais surtout d'Origène. Elevés d'une
façon distinguée, et déjà initiés à la connaissance du
latin, ils se proposaient de s'en servir pour étudier le
droit romain à la célèbre école de Béryte, lorsque, leur
beau-frère ayant été nommé assesseur du gouverneur
de Palestine, ils suivirent leur sœur jusqu'à sa nouvelle
résidence. Là ils rencontrèrent Origène, dont Firmilien
doit leur avoir procuré la connaissance. Il réussit à les
tourner vers les études philosophiques et bientôt à les
convertir tout-à-fait. Pendant cinq ans (v. 240) ils sui-
virent son enseignement : puis ils reprirent le chemin
du Pont. Toutefois, avant de partir, Théodore, qui s'ap-
pelait aussi Grégoire, crut devoir témoigner de sa re-
connaissance envers le maître illustre par un discours pu-
blic, prononcé devant lui: nous en avons encore le texte.
Les affaires privées et municipales qui le rappelaient
dans son pays ne l'empêchèrent pas de cultiver sa vie
religieuse en une sorte de retraite. Il restait en corres-
pondance avec Origène ^ C'est ainsi qu'il vivait, lors-
que l'évêque d'Amasia, Phédime, le chargea de la mis-
sion de ISFéocésarée. Amasia était une ville considérable,
de cette partie du Pont que l'on appelait Pont Gala-
tique. Néocésarée, située beaucoup plus à l'est, dans
le Pont Polémoniaque ''^, ne comptait qu'un très petit
ï Nous avons encore une lettre d'Origène à Grégoire, insé-
rée dans le cli. 13 de la Philocalie.
2 Le Pont Galatique et le Pont Polémoniaque faisaient
partie au IP et au III® siècle, de la province de Cappadoce.
l'oiitent chrétien jusqu'à dèce 441
nombre de chrétiens K Athénodore, frère de Grégoire,
fut pourvu, lui aussi, d'un évêché, et dans les mêmes
conditions. Tout était à faire en ces régions écartées.
Grégoire se mit à l'œuvre, évangélisa les villes et les
campagnes, sachant se mettre, lui le grand seigneur
et l'homme de haute culture, à la portée des plus hum-
bles paysans. Il s'efforça même de les déranger le moins
possible dans leurs habitudes religieuse», leur laissant
les fêtes, les processions, les banquets sacrés, auxquels
ils étaient accoutumés, et se contentant d'adapter ces
formes extérieures au culte de Dieu et des martyrs. Les
gens de Comana, ville peu éloignée de Néocésarée, ayant
désiré avoir un évêque à eux, s'adressèrent à lui; il
consacra leur premier pasteur, Alexandre ^.
Par ces détails, exceptionnellement conservés, nous
avons un faible jour sur l'état des esprits et sur le pro-
grès de l'Evangile dans les régions orientales de l'Asie-
Mineure. Les églises organisées étaient assez nombreu-
ses: elles sentirent de bonne heure le besoin de se con-
certer. Dès la fin du IL siècle, les réunions d'évêques
ou conciles étaient fréquentes en Grèce et en Asie.
Au IIP siècle cet usage s'implanta en Cappadoce et dans
les régions voisines ; on tenait chaque année des con-
ciles où se réglaient les affaires les plus graves, surtout
les cas pénitentiels. Des circonstances extraordinaires
^ Au siècle suivant on racontait que Grégoire avait trouvé
dix-sept chrétiens à Néocésarée et qu'il n'y laissa, à sa mort,
que dix-sept païens.
^ Saint Alexandre le charbonnier.
442
CHAPITRE XXI.
donnaient lien à des réunions plus considérables. C'est
ainsi que, dans les premiers temps de l'épiscopat de
rirmilien, il se tint un grand concile à Iconium, où as-
sistèrent les évêques de Cappadoce, de Gralatie, de Cilicie,
et d'autres provinces encore. C'est là que l'on décida
que les hérétiques convertis devaient être rebaptisés.
Un autre concile, tenu vers le même temps à Synnada,
dans la Phryrgie orientale, prit une détermination sem-
blable \
La persécution de Dèce s'abattit sur ces contrées
comme sur toutes les provinces de l'empire. Nous n'avons
guère de détails, sinon que Grégoire, comme Cyprien
de Carthage, se déroba par la fuite aux recherches des
magistrats. Une partie de ses fidèles en fit autant. Une
épreuve plus grave, ce furent les incursions des barbares,
Borades ^ et Goths, qui, après le désastre de Dèce (251),
désolèrent ces pays sans défense. L'invasion, maîtresse du
bas Danube, débordait en Asie-Mineure par les détroits
et s'étendait jusqu'à Ephèse et jusqu'à la Cappadoce.
D'autres barbares arrivaient par mer, s'emparaient de
Trébizonde et désolaient le pays voisin. Quand ils fu-
rent partis, ils laissèrent derrière eux beaucoup de rui-
nes et aussi de multiples cas de conscience, que saint
Grégoire eut à trancher ^. Les chrétiens du Pont qu'ils
^ Cf. ci-dessus, p. 423.
^ Les Bipâûî; de Grégoire {Ep. eau., 5) sont sans doute iden-
tiques aux Bjpavîî de Zosims, Hist., nova, I, 27, 31, 34.
^ C'est le sujet de sa célèbre épître canonique, un des plus
anciens documents de la casuistique.
l'orient cfirétien jusqu'à dèce 443
avaient emraenés en captivité, puis relâoliés, avaient
«crupule d'avoir mangé chez eux des choses profanes.
Grégoire n'en avait cure, d'autant plus que ces barba-
res, assurait-on, n'avaient point sacrifié aux idoles et
qu'ainsi leurs repas ne pouvaient avoir eu un caractère
religieux. Des femmes honnêtes avaient subi des vio-
lences : il les console de son mieux et les rassure. D'autres
n'avaient pas attendu les barbares pour avoir des aven-
tures : il est pour elles plus rigoureux. Plus d'un chré-
tien s'était compensé de ses pertes en s'appropriant des
objets volés par les Goths, et même des captifs emme-
nés par eux: Grégoire estime que de telles gens sont
capables d'attirer le feu du ciel sur la contrée. Il y avait
pire encore : on avait vu des fidèles se mettre au ser-
vice des barbares, leur montrer le chemin, leur indiquer
les maisons à piller, s'enrôler même parmi eux et s'as-
socier à leurs méfaits, oubliant, dit l'évêque patriote,
leur qualité de Pontiques et de chrétiens.
Ces détails peu édifiants donnent lieu de croire que
les conversions si rapidement obtenues par Grégoire
étaient encore un peu superficielles.
Ce saint évêque laissa une impression profonde. Ses
miracles sont célèbres ; ils lui valurent les surnoms de
Grand et de Thaumaturge. L'église de Néocésarée con-
servait au ly^ siècle un symbole qu'elle tenait de lui;
il lui avait été révélé, à la demande de Marie, mère
du Seigneur, par saint Jean l'évangéliste. Telle est, du
moins, la tradition recueillie par Grégoire de Nysse,
panégyriste du Thaumaturge. A n'en juger que sur les
444 CHAPITRE XXI.
textes, le symbole de Xéocésarée trahirait plutôt l'ins-
piration d'Origène. Il paraît bien, du reste, que, malgré
ses miracles et ses occupations pastorales, Grégoire fit
toujours honneur à l'éducation philosophique qu'il tenait
du grand alexandrin. Certains ouvrages qu'on lui attri-
bue, non sans fondement, en dehors de ceux dont il a
été déjà question, témoignent de préoccupations d'ordre
spéculatif ^
2.° — Antioche.
Depuis le commencement du second siècle la Syrie
formait trois provinces : la S^^rie proprement dite, au
nord; la Syrie Palestine, ancien royaume d'Hérode ; en-
^ Les écrits certains de saint Grégoire le Thaumaturge sont:
V le Panégyrique d'Origène; 2° PéjDÎtre canonique, adressée à
un !-sw-aT5; -cxTra;, sans doute un évêque de son voisinage,
qui l'avait consulté: 3*' le Symbole; 4*^ la Paraphrase de l'Ec-
clésiaste. Moins assurés sont les traités à Théopompe sur l'im-
passibilité et la passibilité de Dieu, à Tatien sur l'âme, à Phi-
lagrius ou Evagrius sur la consubstantialité. Le premier de ces
ouvrages n'existe qu'en syriaque (Ryssel, Greg. Thaiim., 1880,
p. 73 [version allemande]); le troisième figure parmi les œuvres
des ss. Grégoire de Nazianze et de ISTysse [P. G., t. XXXVII,
p. 383; t. XL VI, p. 1101). Les autres écrits qui circulent sous
son nom sont apocryphes, notamment le Karà ;-'-3po; -iaTi;, qui
est une oeuvre apollinariste. — Sur sa biographie, outre ses
œuvres, v. Eus,, VI. 30; VII, 14, 28, 30. Son panégyrique par
saint Grégoire de Nj'sse et les quelques détails que fournit
saint Basile représentent des traditions recueillies dans le Pont
environ un siècle après la mort du saint, soit par les auteurs
eux-mêmes, soit par Macrine, leur grand-mère, qui avait habité
le Pont peu de temps après la mort de Grégoire et l'avait peut-
être vu lui-même.
l'orient chrétien jusqu'à dèce 445
fin, à l'est et au sud de celle-ci, l'Arabie, qui corres-
pondait au royaume nabathéen, annexé à l'empire en 105 :
elle comprenait Bostra et Pétra, ainsi que la presqu'île
du Sinaï.
Antioche, l'ancienne capitale des Séleucides, main-
tenant chef-lieu de la province du nord et quartier-gé-
néral de l'armée d'Orient, demeurait pour tous ces pays
une métropole morale. C'était une très grande ville. Par
sa population (700.000 liab.) et son commerce elle n'était
guère inférieure à Alexandrie. Elle la dépassait par son
importance militaire. L'hellénisme y était plus homo-
gène, plus organisé. Elle jouissait de son autonomie
municipale. Athènes avait ses souvenirs, Tarse des éco-
les célèbres : Antioche était, au fond, la plus grande ville
grecque, celle où l'esprit grec, malgré l'influence dis-
solvante du milieu oriental, était encore le plus puis-
sant. On y était très frondeur. Les empereurs ne l'ai-
maient pas ; elle corrompait leurs généraux, les trans-
formait aisément en compétiteurs. C'est là que régnèrent
Avidius Cassius, sous Marc-Aurèle, et Pescennius Niger,
le rival de Septime Sévère. La victoire de Sévère fut
suivie de représailles très dures. La province de Syrie
fut démembrée ; on en détacha la Phénicie, qui forma
une quatrième province : on essaya même d'abolir la
municipalité d'Antioche et de faire de cette grande ville
un bourg dépendant de Laodicée. Mais cette fantaisie
dura peu. On avait beau faire: Antioche était toujours
au point précis où l'Euphrate se rapproche le plus de
la Méditerranée, et par suite au centre naturel de la dé-
4M CHAPITRE 131.
fense sur la firontière orientale. Elle peconvra bientôt
ses priTTlège» et continua d'être la reine de l'Orient.
Jusqu'au temps de Julien, sa situation ne diminua pas.
Xous avons tu qu'elle avait été, après Jérusalem,,
la première métropole du christianisme. Dans la géné-
ration qui suivit celle des apôtres, elle eut pour évê-
ques Evode et Ignace, le célèbre martyr. C'est le temps
où les hérétiques Ménandre et Satumil y semaient
rivraie gnostique. Depuis Hadrien on perd entièrement
de vue Fégjise d'Antioche. La liste épiscopale, trans-
mise à Eusèbe par Jules Africain, porte ici les noms^
obscurs pour nous, de Héron. Cornélius, Héros. Après
eux vient Théophile, qui paraît avoir siégé dans les der-
niers temps de Marc-Aurèle et sous Commode. Il nous
est connu par ses ouvrages. Le seul qui se soit conservé
est un traité en trois livres, adressé à un certain Auto-
lycu» et contenant une apologie du christianisme contre
les objections des païens ^ Précédemment il avait écrit
contre Marcion et contre Hermogène. Celui-ci était un
peintre frotté de philosophie et encore à demi-païen.
C'est le même que Tertullien réftite dans son livre ad~
ter^ws Hermogenem : on peut croire, eu égard à ses-
' Comme il y cite 'HL 27 1 nn livre de Chryseros où était
marr4aée la mort de Marc-Aarèle 1 180), il a du l'écrire soos le
lègue de Commode, en 181 au plus tôt. Sur le« ouvrages de
Théophile, v. Eus., IV, 24 et saint Jérôme, Dt rirûs, 25. Aux
ouvrages connus d'Eusèbe, saint Jérôme ajoute, avec une nuance
de doute, des commentaires sur le livre des Proverbes et une
sorte d'harmonie des évangiles, analogue au Diatessaron de
Tatien.
l'oiiip:nt c;iniÉTTEN jusqu'à dèce 447
habitudes de composition, qu'il y a fait entrer en
grande partie celui de Théophile, en l'assaisonnant d'in-
vectives nouvelles \ Les écrits de l'évêque d'x4.ntioche
étaient très appréciés; en Occident on les lut de bonne
heure. Dès avant Tertullien, Iréiiée et Hippolyte en
avaient fait leur profit. Théophile publia aussi de
petits ouvrages catéchétiques. Cette activité littéraire
convenait bien à l'évêque de la grande métropole de
l'Orient. Le clergé d'Antioche fut toujours très cultivé;
la catéchèse devait avoir, en ce milieu, un développe-
ment analogue à celui qu'elle atteignit à Alexandrie.
Dans ses livres à Autolycus, Théophile cite ^ un ouvrage
antérieur, r.zol Jttoouov, qui paraît avoir été une sorte
de chronique depuis l'origine du monde. En ce genre
de composition, cultivé quarante ou cinquante années-
plus tard par Jules Africain et Hippolyte, il aurait ainsi
le mérite de la priorité.
Après lui l'église d'Antioche fut dirigée par Maximin,
dont on ne sait absolument rien, puis par Sérapion, qui
est plus connu. Son épiscopat correspond à peu près,
au règne de Septime Sévère. C'est de son temps que
Pescennius Niger fut vaincu et Antioche si durement
traitée. Sérapion prit part à la controverse contre lesMon-
tanistes^: c'est dans cet ordre d'idées qui'il écrivit sa
^ Il y cite l'Apocalypse (22, 34), comme Eusèbe le remar-
que de Théophile; le Verbe y est appelé Sophia, comme dans
les livres à Autolycus, etc.
2 II, 28, 30, 31 ; III, 19.
^ Ci-dessus, p. 277.
448 CHAPITRE XXI.
lettre à Pontius et Caricus. Elle faisait partie d'un re-
cueil de lettres analogue à ceux d'Ignace et de Denys
de Corinthe. Eusèbe, qui avait ce recueil sous les yeux \
nous donne un curieux extrait d'une épitre adressée à
l'église de Ithossos en Cilicie, sur la côte syrienne du
golfe d'Issus. Il y est question de l'évangile de Pierre.
Voici ce qu'en disait Sérapion :
« Nous, mes frères, nous recevons comme le Christ
» lui-même et Pierre et les autres apôtres ; quant aux
» ouvrages qu'on met faussement sous leurs noms, l'expé-
» rience nous apprend à les repousser, car nous avons
» conscience de ne les avoir pas reçus par tradition.
» Lorsque je me suis trouvé au milieu de vous, je sup-
» posais que vous étiez tous dans la rectitude de la foi ;
» aussi, sans examiner l'évangile dit de Pierre qu'ils' me
» présentaient, je dis que si l'interdiction de le lire était le
» seul motif pour lequel je vous voyais déconcertés, on
» pouvait en faire la lecture. Mais maintenant j'ai ap-
» pris que mes paroles ont été un prétexte à ces personnes
» pour s'engager dans l'hérésie; aussi aurai-je soin d'aller
» vous voir bientôt. Attendez-moi donc».
On voit par ce récit et par ce qui suit que des héré-
tiques, dont le plus en vue était un certain Marcianus,
avaient commencé par introduire à Hhossos l'évangile
apocryphe en question, et qu'une fois cet évangile admis
» Eus., VI, 12.
2 Ici et dans la phrase suivante, Sérapion parle d'un groupe
de personnes qu'il avait dû désigner dans le commencement,
maintenant perdu, de sa lettre.
l'orient chrétien jusqu'à dèce 449
à la lecture publique avec la tolérance de l'évêque d'An-
tioclie, ils s'en autorisaient pour documenter leurs doc-
trines. Sérapion voulut tirer la chose au clair et lire
l'évangile de Pierre \ Il fut obligé d'en emprunter un
exemplaire aux Docètes, hérétiques déjà combattus par
saint Ignace et qui peuvent avoir quelque rapport avec
les sectes de Saturnil et de Marcion. Le docétisme aura
toujours une grande vogue à Antioche*. De cette lec-
ture Sérapion déduisit que l'évangile de Pierre était,
pour l'ensemble, orthodoxe, mais qu'il contenait des
étrangetés inspirées précisément par le docétisme. C'est
bieri l'impression que l'on ressent en lisant le fragment
de cet évangile que les papyrus d'Egypte ont rendu,
il y a peu d'années, à la lumière^,
Après Sérapion, C[ui mourut vers l'année 211, l'église
d'xAiitioche élut pour évêque un confesseur appelé Asclé-
piade. C'est à cette occasion qu'Alexandre, évêque de
Césarée en Cappadoce, confesseur lui-même et incarcéré,
écrivit de sa prison aux fidèles d'Antioche une lettre
' Il aurait peut-être dii commencer par là, avant d'en a-.i-
toriser la lecture.
^ Au IV® siècle, le dialogue d'Adamantins et la rédaction
interpolée des lettres de saint Ignace insistent beaucoup contre
cette doctrine.
3 Publié pour la première fois (1892) par M. Bouriaut, dans
le tome IX, fasc. 1. des Mémoires de la mission archéologique
française au Caire; cf. Harnack, Texte it. C, t. IX. — Origè.ie
{in Miiith., X, 11) parle aussi de l'évangile de Pierre, où il était
dit que les frères de Jésus étaient des lils de Joseph et d'une
première femme. Le fragment Bouriant correspond à la tin du
texte, à l'histoire de la Passion et de la Résurrection.
Duchesnt:. Ilist. anc. de VEijL - T. I. 2d
450 CHAPITRE XXI.
qui leur fut portée par Clément cV Alexandrie ^ : elle con-
tenait de grands éloges du nouvel évêque. C'est tout ce
qu'on sait d' Asclépiade ; sur son épiscopat, comme sur
les suivants, ceux de Pliiletus et de Zebinus, nous n'avons^
aucun renseignement ^. Après eux vient Babylas, qui
siégea jusqu'à la persécution de Dèce: il en a été ques-
tion à ce propos ^.
3.° — Edesse.
La ville d'Edesse, située au delà de l'Euphrate, dans-
la haute Mésopotamie, devint, vers la fin du IP siècle
avant J. C, la capitale d'un petit royaume indépendant
des Séleucides et gouverné par une dynastie indigène.
Ces princes s'appelaient presque tous Abgar ou Manou.
Ballottés entre Tinfluence partlie et celle de Rome, mais
plutôt attirés dans l'orbite romaine, ils parvinrent à
maintenir leur autonomie jusqu'au ECP siècle. L'organi-
sation, par Sévère, 'd'une province de Mésopotamie, avec
capitale à Xisibe, les isola du royaume parthe et pré-
j)ara l'annexion complète.
Ce petit royaume d'Osroène était, malgré le nom
macédonien de sa capitale, tout-à-fait en dehors de l'hel-
lénisme. On y parlait syriaque. Les juifs étaient très-
1 Eus., VI, 11.
^ Saint Jérôme {De viris, 64: cf. Chronique, 01. 251, 4) parle
d'un prêtre d'Antioclie appelé G-eminus, qui aurait vécu sous.
l'évèque Zebinus et laissé quelques écrits.
^ Ci-dessus, p. 371; cf. p. 464.
l'orient chrétien jusqu'à dèce 45i
nombreux de ce côté. Vers le temps de l'Evangile,
Izate, roi d'Adiabène (ancienne Assyrie), embrassa le ju-
daïsme avec sa mère Hélène. Vers le commencement
du n^ siècle un changement politique amena sur le trône
d'Edesse une branche de la dynastie des Abgars qui se
rattachait à la descendance d'Izate. Deux ou trois gé-
nérations plus tard, Abgar IX Bar-Manou (179-214) se
convertit au christianisme ; son fils Manou, qui lui suc-
céda, fut chrétien lui aussi. Jules Africain était en
rapports d'amitié avec ces princes. Manou ne régua
pas longtemps; Caracalla (216) le détrôna et l'envoya
prisonnier à Rome. Ce ne fut pas la fin du royaume
d'Osroène ; on trouve encore des Abgars jusqu'au temps
de Gordien III.
La conversion du roi'exerça naturellement une grande
influence sur le développement du christianisme dans
les pays euphratésiens. Déjà au temps de la controverse
pascale (v. 190) il y avait plusieurs évêques en Osroène \
A Edesse, l'église chrétiemie était un édifice bien ap-
parent: une inondation l'ayant détruite, en 201, elle est
mentionnée dans le récit de la catastrophe, tel que le
conserve la chronique locale ^.
La religion à laquelle le christianisme succédait était
un de ces cultes, si répandus en Orient, où la divinité
se dédouble en deux formes, mâle et femelle. On peut
s'en faire une idée par la description que donne ^ Lucien
1 Eusèbe, V, 23; cf. ci-dessus, p. 2U0.
« Ed. Hallier, Terfe u. U., t. IX, 1, p. 86.
^ De Dca Syria.
452 CHAPITRE XXI.
du temple de Maboug ou Hiérapolis. Une des œuvres
pieuses était la castration sacrée. Abgar, une fois con-
verti, interdit sévèrement cette pratique.
A Edesse, comme en tant d'autres lieux, l'histoire
des origines chrétiennes a été remplacée par leur lé-
gende. On s'y prit de bonne heure. Dès la fin du IIP siè-
cle il circulait des écrits \ censés tirés des archives du
royaume, où la conversion du roi était rattachée au
Sauveur lui-même. Abgar, malade, est informé des mi-
racles de Jésus; il lui écrit et l'invite à venir à Edesse.
Jésus s'excuse, mais il prononce une parole prophétique
sur Edesse, disant qu'elle ne sera jamais prise par les
ennemis, et promet au roi qu'il lui enverra bientôt quel-
qu'un. Après la Passion, l'apôtre Thomas envoie en effet
un disciple appelé Addaï ('Addée ou Thaddéei, qui con-
vertit le roi, le baptise et le guérit. Le royaume tout
entier embrasse la foi. L'église d'Edesse a pour pre-
miers évêques Addaï lui-même, puis ses deux disciples
et collaborateurs, Aggaï et Palout. Sous l' épiscopat
d'Aggaï, un changement de prince amène luie persé-
cution. Aggaï est tué; Palout, son successeur, n'ayant
personne pour le consacrer, va demander l'imposition
des mains à Sérapion, évêque d'Antioche, lequel l'avait
lui-même reçue de Zéphyrin, évêque de Pome.
Il est inutile de relever les difficultés historiques
et chronologiques dont fourmille ce récit. On a trans-
porté aux temps apostoliques, avec le fait capital, la
^ Lipsiiis, Die Edessenische Abgarsage (1880) ; Tixeront, Les
origines de L'église d'Edesse (1888).
l/ORlEXT CHRÉTIEN JUSQU'À DÈCE 453
conversion du royaume, diverses personnes ou circon-
stances qui n'ont eu de réalité qu'au déclin du IP siè-
cle. L'apôtre Thomas passait, dès le temps d'Origène \
pour avoir porté l'évangile chez les Parthes. A Edesse
on croyait, au IV^ siècle, avoir son tombeau, et cette
croyance était consacrée par une basilique où les pèle-
rins affluaient.
Mais la grande célébrité d'Edesse. au temps des rois
chrétiens, c'était Bardesane. Xé en 154 ". il vécut dans
l'intimité de ses princes, et. si Jules Africain ^ ne l'a
pas confondu avec un homon^^me, il aurait été comme
eux un grand chasseur. Ce que nous savons * de sa lit-
térature nous révèle un philosophe brillant et quelque-
fois sensé, un érudit curieux, un poète charmeur. Ses
croyances traversèrent d'assez grandes variations. Les
éons lattirèrent quelque temps, comme tant d'autres-
esprits distingués. Parvenu à une foi plus correcte, il
garda toujoui's des traces de son passage a travers la
gnose. Le marcionisme. répandu au delà de l'Euphrate
par mi certain Prépon. trouva en lui un adversaire. Il
écrivit aussi contre le plérôme valentinien et autres hé-
résies du temps. Ses œuvres, si nous en avions autre
^ Eus., III, 1: cf. Becogn. Clem., IX, 29. Voir plus loin,
cil. XXV. ce qui est dit des Acta T/wmae.
- Date conservée dans la Chronique d'Edesse, qui indique
même le jour, 11 juillet (éd. citée, p. 90).
3 Kc«7t;'.. dans Thévenot, Mafhem. réfères, p. 275.
* Sur Bardesane, v. Phihsoph.. Yl, 35 : ^TI. 31 : Eus.. IV, 30 ;
Epiph., Haer., 56 et les hymnes de saint Ephrem, surtout 1-G
et 50-50
454 CHAPITRE XXI.
chose que de menus fragments, seraient les plus anciens
monuments de la littérature syriaque. Des cent-cinquante
hymnes qu'on lui attribue, quelques bribes seulement
ont survécu dans les cantiques que leur opposa saint
Ephrem. C'est avec beaucoup de doute que l'on peut
prononcer son nom à propos d'une apologie syriaque
adressée à Septime Sévère et placée faussement sous le
nom de Méliton ^ . Le livre intitulé « Les lois des pays » ^,
un dialogue où Bardesane figure comme interlocuteur,
n'est sûrement pas de lui, mais de quelque disciple:
peut-être même n'a-t-il pas été écrit d'abord en syriaque.
Cependant la question du destin et de l'influence des
astres, qui s'y trouve débattue, l'avait été aussi par Bar-
desane lui-même dans un traité « Du destin » (-îcî zvj.y.z-
aiv/):), adressé à un certain Antonin ' et dirigé contre
un astrologue appelé Abidas.
Pour exposer ses idées, Bardesane employait volon-
tiers la forme du dialogue. C'est, dans la littérature
araméenne, à la fois un Platon et un Pindare "*. Ceux
qui l'ont lu lui reprochent surtout un certain détermi-
nisme astrologique et des idées docètes.
^ Otto, Coiyus Apolog., t. IX, 423.
^ Cureton, Spic. syrlacum; trad. française dans Naii, Bar-
desane raatrologue, le Livre des lois des pat/s, Paris, 1899. —
Eusèbe, Fraej). ev., YI, 9, 10 en a conservé deux fragments, qui
se retrouvent aussi dans les Recogn. Clem., IX, 19, etc. Cf. Nau,
Une biographie inédite de Bardesane Vastrologne, Paris, 1897.
^ L'empereur Caracalla?
* C'est peut-être lui l'auteur des Actes de saint Thomas,
écrit de ce temps, ou au moins des hymnes, de saveur un peu
gnostique, qui s'y trouvent insérées.
l'orient chrétiex jusqu'à dèce 455
E faillit être martyr. Saint Epiphane rapporte qn'A-
pollouius, familier, c'est-à-dire sans doute fonctionnaire,
d'Antonin (Caracola • le somma de renoncer au christia-
nisme et qu'il s'y reiiisa. Ceci pourrait se rattacher atix
mouvements politiques qui se produisirent dans la prin-
cipauté d'Edesse quand Caracalla détrôna le roi Mancu
et incorpora le pays a la province romaine. Les rela-.
tions de Bardesane civec le souverain déchu ne pouvaient,
sous le nouveau régime, que lui créer des difficultés.
Cela ne l'empêcha pas d'écrire contre la persécution et
ses partisans. On le considérait presque comme un con-
fesseur.
Cependant sa gloire ne demeura pas sans mélange.
IRapprochés désormais des églises de l'empire, où l'or-
thodoxie se précisait peu à peu, les Edesséniens s'ef-
fi*ayèrent de certains écarts du poète national. Ses dis-
ciples, sans doute, comme il est d'usage, le dépassèrent
et le compromirent. H y eut des Bardesanites et les
Bardesanites fiirent des hérétiques. Ils traitaient les
"ithodoxes dePaloutiens.ce qtd semble un souvenir d'une
>cission arrivée au temps de l'évèque Palout. L'autetir
de ÏAdiimantiu.9y au IT* siècle, leur attribue im doc-é-
tisme bien tranché: ils niaient que le diable eût été
créé par Dieu et que la chair pût ressusciter. Saint
Ephreni représente les Bardesanites comme des héré-
tiques très discrets, habiles à dissinitiler leurs erreurs
sous tm lanfira^re orthodoxe.
Dans les autres ptys syriens, les villes étaient grec-
ques, officiellement au moins, car dans les couches in-
456 CHAPITRE XXT.
férieures de la population on y parlait, comme dans les
campagnes, les divers dialectes de la langue araméenne.
Les églises de ces provinces sont essentiellement des
églises de langue grecque. Il n'en était pas de même
à Edesse: tout le monde y parlait syriaque; c'était la
langue de la liturgie et de la prédication. Cette circons-
tance, jointe à celle du voisinage, qualifiait la capitale
de l'Osroène pour les œuvres de propagande dans les
provinces occidentales de l'empire parthe, où le syria-
que était aussi la langue courante. C'est en effet d'Edesse
que se réclament les plus acceptables parmi les légen-
des relatives à l'évangélisation de ce pays. On ne peut
guère douter non plus qu'Edesse ait été pour quelque
chose dans l'introduction du christianisme en Arménie.
4.° — La Syrie méridionale.
Le christianisme ne paraît pas s'être répandu dans
son pays d'origine aussi rapidement que dans la Syrie
du nord et dans l'Asie-Mineure. Le Liban, les hautes
vallées de l'Oronte et du Jourdain, les plateaux en ar-
rière^ vers le grand désert syrien, étaient encore très
peu hellénisés au moment des premières prédications
apostoliques. Sauf dans les villes grecques ou grécisées
de la côte et dans quelques agglomérations analogues
à l'intérieur, on ne parlait encore, en ces contrées, que
les langues de Chanaan et d'Aram. Le Liban était plein
de temples antiques et de sources sacrées, d'une mytho-
logie fort antérieure à la conquête d'Alexandre. Autour
1. 'orient chrétien JUSQl'À DÈCE 457
(lu lac de Tibériade, dans la plaine de Saron, dans le
pays transjordanéen, d'importantes communautés con-
servaient la tradition et les mœurs juives. Les Samari-
tains n'avaient pas disparu. Sur la lisière du désert, les
bédouins nomades se rapprochaient ou reculaient sui-
vant la force de la frontière. Cependant la civilisation
hellénique était en progrès constant. Au IP siècle, toutes
les principautés de l'intérieur avaient disparu les unes
après les autres; les postes romains, échelonnés de l'Eu-
phrate à la mer Rouge, n'avaient derrière eux qu'une
terre provinciale, qui se couvrait de villes, de routes, de
monuments. La vie municipale, la langue grecque, toutes
les formes de l'unité romaine, s'introduisaient rapidement.
Les dieux eux-mêmes s'hellénisaient. Baal, étonné, frater-
nisait avec Jupiter. L'Aphrodite grecque se retrouvait
dans les Astoreths: celle-ci, au moins, revenait à son
origine.
Tout ce progrès était, en somme, favorable au chris-
tianisme. Les judéo-chrétiens, de plus en plus confinés,
ne comptaient pas beaucoup. C'est des grandes villes du
littoral, Césarée,Tyr, Béryte, que les missions chrétiennes
rayonnaient vers le haut pays, suivant pas à pas les con-
quêtes de la civilisation romaine. Au temps d'Hadrien
la position de Jérusalem, que l'Eglise de la circoncision
avait dû abandonner, fut reprise par l'Eglise de la gen-
tilité. Césarée, Ptolémaïs, Tyr et beaucoup d'autres villes
avaient des chrétientés importantes. Celles-ci, toutefois,
ne se manifestent pas à l'histoire avant le temps de la
controverse pascale (v. 190), à propos de laquelle il se
'458 CHAPITRE XXI.
tint, comme partout, un concile en Palestine '. Les évê-
ques Théophile de Césarée et Narcisse d'vElia (Jérusa-
lem) s'y rencontrèrent avec Cassius de Tj^r, Clarus de
Ptolémaïs et quelques autres. Tyr et Ptolémaïs appar-
tenaient à la j)roYince de Syrie (Si/ria Coele), tandis que
Césarée et Jérusalem étaient dans celle de Palestine.
Le groupement épiscopal ne suivait donc pas encore la
distribution provinciale des cités. Du reste, nous voyons,
]3ar la lettre synodale des évêques de Phénicie et de
Palestine, qu'il y avait entre eux et l'évêque d'Alexan-
drie une correspondance régulière au sujet de la date
pascale. Ces pays eurent toujours, au fond, plus de re-
lations ecclésiastiques avec l'Egypte qu'avec la métro-
pole de l'Orient.
Eusèbe, qui a toute sa vie habité Césarée, qui a
dépouillé les archives et les bibliothèques de cette ville
et de Jérusalem, ne trahit aucune connaissance de l'his-
toire de son église pour les temps antérieurs à Théo-
phile. Il est mieux renseigné sur Jérusalem. De son temps
la tradition orale avait conservé, et ]Deut-être un ^qm
embelli, la figure du vieil évêque Narcisse ^. Des listes
épiscopales, que l'historien ne parvient pas à débrouil-
ler nettement ^, lui donnaient quatorze prédécesseurs
grecs, sans parler de quinze évêques circoncis dont la série
commençait à saint Jacques. C'est beaucoup. Narcisse
fut éhi sous le règne de Commode, au temps où Eleu-
1 Eus., V, 23, 25.
2 Eus., y, 12, 22, 23, 25; YI, 8-11.
3 Eus., IV, 5; V, 12.
l'ukient chrétiex jusqu'à déce 459
thère siégeait à Rome, c'est-à-dire mie cinquantaine d'an-
nées après la fondation d'^Elia Capitolina \ Eusèbe qua-
lifie de ppayj^io'. (de courte vie) les prédécesseurs de
Narcisse. Il ne suivit pas leur exemple, car il atteignit
l'âge d'environ cent-vingt ans. Malgré le renom de sa
sainteté et de ses miracles, il fut en butte à d'ineptes
calomnies, si bien que, cédant à l'attrait de la vie ascé-
ti([ue, il s'enfuit dans quelque désert. Ses fidèles, après
l'avoir cherché longtemps, se décidèrent à lui donner
lin successeur, puis un second, puis un troisième, qui
semblent avoir repris la tradition des prédécesseurs
[i:7./u3ioi. Enfin Narcisse reparut. Ce fut une grande
joie. Mais le vieillard était trop affaibli par l'âge pour
suffire aux exigences de ses fonctions. Dieu lui vint en
aide et lui envoya Alexandre, le saint et savant évê-
que de Cappadoce. Alexandre gouverna l'église de Jé-
rusalem comme auxiliaire du vénérable Narcisse, et lui
succéda tout-à-fait quand il eut terminé sa longue car-
rière. Sous son épiscopat, qui dura jusqu'à la persécu-
tion de Dèce, la science ecclésiastique fleurit à ^Elia
Capitolina. Il y fonda une bibliothèque, . dont Eusèbe
sut exploiter les richesses.
Ce n'est pas seulement à ^Elia et autour du savant
ëvaque Alexandre que l'on voyait fleurir la science chré-
^ C'est le point de départ indiqué par Eusèbe. En suppo-
sant qu'une communauté chrétienne se soit formée après le siège,
autour du camp de la légion, et que cette communauté ait eu
des évêques, on allongerait un peu l'intervalle, mais le pro-
blème subsisterait encore.
460 CHAPITRE XXT.
tienne. Césarée, où Origène avait fait antérieurement
quelques apparitions, était devenue, depuis l'année 231,
la siège de son enseignement : les pèlerins de la gnose
orthodoxe y affluaient de tout le monde hellénique : les
sténographes, les libraires, s'exerçaient à recueillir et à
publier les discours du grand théologien : ses éditions
de la Bible, ses commentaires, ses œuvres diverses, se
classaient en volumes nombreux et formaient le fond
d'une bibliothèque qui resta longtemps célèbre. Non
loin de là, à Xicopolis, l'ancienne Emmaûs, habitait le
célèbre Jules Africain fSex. JuUiis Afncamis), qui, né à
^Elia, avait fini par se fixer en Palestine, après une
vie un peu errante. Soldat de profession, il avait fait
campagne contre les Parthes dans l'armée de Septime
Sévère : grand amateur de chasse, il avait couru les fo-
rêts en compagnie des princes chrétiens d'Edesse. C'était
un homme fort curieux d'antiquités: au cours de ses
voyages il vit les restes de l'arche de Noé à Apamée
de Plnygie : à Edesse, la tente de Jacob, à Sichem le
térébinthe du même patriarche. Il visita aussi Alexan-
drie et l'école catéchétique, en mi moment où Héraclas
y remplaçait Origène absent. Ce fut en ce pays qu'il
se procura un exemplaire des livres hermétiques, au-
quel il attachait beaucoup de prix. De retour en Pa-
lestine, il s'occu]3a des affaires municipales de Nicopolis
et se chargea même de conduire à Rome une députa-
tion de ses concitoyens qui avaient à solliciter pour
leur ville les faveurs d'Elagabal. Il s'y trouvait encore
au temps d'Alexandre Sévère, pour lequel il construisit
l'ouient chrétien jusqu'à dècb 461
une bibliothèque auprès du Panthéon \ Il vécut au
moins jusque vers l'année 240.
L'œuvre littéraire de Jules Africain est assez mé-
langée. Il composa d'abord une Chronographie en cinq
livres, où les événements de l'histoire profane étaient
rangés suivant le synchronisme de l'histoire biblique. Ce
fut la première tentative de chronologie universelle.
Déjà d'autres savants chrétiens, comme Justin, Tatien,
Théophile d'Antioche, Clément d'Alexandrie, avaient
cherché à démontrer que les origines du peuple de Dieu
sont bien antérieures à celles des autres nations : Jules
Africain donna un corps à cette idée. Son livre ]Dermit
de vérifier pour chaque siècle et même pour chaque
année le rapport de dates entre l'histoire sacrée et l'his-
toire profane. Eusèbe profita beaucoup de ce travail, qui,
malheureusement, s'est perdu dans sa forme originale. Les
années étaient comptées à partir de la Création : pour la
dernière partie. Africain s'était servi des olympiades
comme échelle chronologique. La période écoulée depuis
la venue du Christ était traitée très brièvement. C'est là
pourtant qu'Eusèbe trouva les listes épiscopales de Home,
d'Alexandrie et d'Antioche, les deux premières accom-
pagnées de chiffres, dont il s'est aidé pour sa Chronique
et son Histoire. La Chronographie s'arrêtait à Tan IV
d'Elagabal (221). Suivant Jules Africain, le monde de-
vait durer 6000 ans. Trois mille ans s'étaient écoulés
^ Ce détail et celui de la patrie de Jules Africain nous ont
été révélés par le papyrus 412 d'Oxyrhynque (Grenfell et Hunt,
The Oxyrhyncus popyri, t. III, p. 39).
462 CHAPITRE XXI.
depuis la Création jusqu'à Phaleg, le patriarche qui di-
vise le temps aussi bien que les peuples \ 2500 ans de
Plialeg à Jésus-Christ. Le monde n'en avait donc plus
que pour quatre siècles environ. C'est aussi le système
d'Hippolyte. La durée des temps est considérée comme
une grande semaine dont chaque jour dure mille ans. On
déduisait cette idée d'un texte fort connu ^.
Après sa Chronographie, Jules Africain publia une
sorte d'encyclopédie intitulée Cestes (Kîttol), dédiée à
l'empereur Alexandre Sévère. Mille observations et re-
cettes diverses y sont rassemblées. C'est un livre bien
étrange. L'auteur croit à la magie ; il abuse de ses lec-
tures dans les livres hermétiques et autres analogues.
Sa lettre à Origène (v. 240), sur l'authenticité de l'his-
toire de Susanne, et sa lettre à Aristide, sur la conci-
liation des généalogies évangéliques, appartiennent à un
ordre d'idées plus en rapport avec sa qualité de chrétien.
En Arabie aussi, dans cette province lointaine, com-
me perdue entre le Jourdain et le désert, le christia-
nisme, déjà florissant, se révèle à nous par des mani-
festations d'ordre intellectuel. Aux premiers temps de
Caracalla (v. 214), Origène visita ce pays pour la pre-
m.ière fois, en des circonstances bien extraordinaires.
Le légat impérial l'avait fait mander par lettres adres-
sées au préfet d'Egypte et à l'évêque d'Alexandrie. Ce
haut fonctionnaire s'intéressait apparemment à la théo-
^ Phaleg, en hébreu, signifie division.
2 Fs. LXXXIV, 4.
l'ouiext ciirétiex jusqu'à dèce 4G;3
logie dirétiBime et désirait s'en entretenir avec son plus
illustre représentant. Un peu plus tard l'évêque de Bos-
tra, Bérylle, se fit connaître par ses livres et ses lettres \
Lui aussi était un théologien exercé ; mais ses opinions
n'étaient pas très correctes. D'après le peu qu'en rap-
porte Eusèbe, on voit qu'elles se rattachaient à la chris-
tologie modaliste, plutôt sans doute au système de Sa-
bellius qu'à celui de Théodote ^. Ces erreurs avaient déjà
été condamnées à Rome. En Arabie aussi, elles soule-
vèrent une opposition très vive. Bér^dle eut à soutenir
des discussions répétées tant avec les autres évêques du
pays qu'avec des personnages venus du dehors. Origène
y intervint. Après de longs entretiens privés, il engagea
avec Bérylle une discussion publique, où il parvint à
tirer au clair les erreurs un peu subtiles de Tévêque^
et, ce qui fait beaucoup d'honneur à ses procédés de
polémique, à les lui faire reconnaître et à le ramener
. dans le droit chemin. De toutes ces réunions, conci-
liaires et autres, il fut dressé des procès-verbaux. Cette
affaire se place sous le règne de Gordien III (238-244).
Sous celui de Philippe (244-249), et plutôt dans
les dernières années de cet empereur, Origène revint
pour la troisième fois en Arabie. Il s'agissait encore
d'erreurs à redresser; un conflit s'était élevé entre la
doctrine de la résurrection et celle de l'immortalité de
1 Eus., YI, 20, 33.
* Eus., VI, 33: tv' aojTria /.ai xuotiv r.ijori X=V'3iv To).y,fov y.y;
f>.ta;. u.r,cJÏ [J.r.'t 6 = 0Tr. ta loia'< I/^îi'', à).).' sa—oX'.rî'jsy.îvr.v aOrw ij.ô^irri Tr.v
464 CHAPITRE XXI.
l'âme. Certaines personnes s'en tenaient à la première
et rejetaient l'autre. On tint concile : Origène parla, et ,
cette fois encore, il eut la satisfaction de convaincre les
dissidents.
L'empereur de ce temps-là, Philippe, était lui-même,
ainsi que sa femme Otacilia Severa, originaire de la
province d'Arabie. Tous deux avaient été élevés dans
le christianisme. Eux aussi furent en rapports avec Ori-
gène, qui leur écrivit à l'un et à l'autre. Philippe était
un chrétien fort médiocre. Un jour de Pâques, se trou-
vant à Antioche, il se présenta à l'église: l'évêque Ba-
bylas refusa de l'admettre avant qu'il n'eût passé par
la pénitence. Philippe accepta ces conditions ^
^ Eus., VI, 34. — Eusèbe ne donne pas le nom de l'évêque,
ni le lieu de la scène ; mais la tradition d' Antioche, constatée
dès 350 (Léonce d'Antioche, dans le Chron. Pasch., p. 270Dindorf)
et représentée plus tard par saint Jean Chrysostome et par d'au-
tres, permet de suppléer à son silence.
CHAPITEE XXII.
Paul de Samosate.
Le novatianisme à Antioche. — Révolutions d'Orient: les Sassanides,
les princes de Palmyre. — Paul de Samosate, évêque d''Autioehe : sa con-
duite, sa doctrine. — Conciles d'Orient. — Conflit poiir la possession de
l'église d' Antioche ; jugement d'Aurélien.
Babylas d'Antioche et Alexandre de Jérusalem fu-
rent, en Orient, les plus illustres victimes de la persé-
cution de Dèce. Quand l'orage fut passé, la question
-des apostats se posa en ces contrées comme en Occi-
<lent. On a déjà parlé du retentissement que le schisme
romain de Xovatien obtint dans les provinces orien-
tales. Les principes rigoristes, affichés par Xovatien, y
trouvèrent beaucoup de partisans. Le nouvel évêque
d'Antioche, Fabius \ successeur du martyr Babylas, fit
difficulté de reconnaître le pape Cornélius, et son op-
j)Osition ne fut pas isolée. C'est à propos de cette af-
faire que l'on voit, pour la première fois, s'établir entre
les évêques de Syrie et de la haute Asie-Mineure une
sorte de concert, qui se maintiendra et portera bientôt
les plus graves conséquences. Les évêques de Tarse
(Helenus), de Césarée de Cappadoce (Firmiliem et de
« Eus., VI, 43, 44, 4G.
DcCHESXE. Hht. anc. de VEgl. - T. I. 30
4G6 CHAPITRE XXII.
Césarée de Palestine Théoctiste) invitèrent leur collè-
gue Denys d'Alexandrie à se joindre au concile qu'ils-
allaient tenir à Antioche. La situation était fort grave^
car les promoteurs de la réunion professaient des idées
opposées à celles de Fabius. Den3^s n'avait guère envie
d'intervenir personnellement dans un conflit aussi aigu.
Il se borna à soutenir par ses lettres les partisans de
la tolérance; c'est ainsi qu'il écrivit aux fidèles de Lao-
dicée de S^^rie, dont l'évêque s'appelait Tliél3'midrès, et
à ceux d'Arménie \ qui avaient pour évêque un certain
Merouzanès. Du reste l'affaire se dénoua plus aisément
qu'on ne Teût prévu. Fabius mourut et son successeur
Demetrianus abandonna le parti de Xovatien; à Lao-
dicée aussi, ThéhTnidrès, qui semble avoir suivi Fabius,
fut remplacé par' un autre évêque, Héliodore. On ne
sait au juste si le concile se réunit. Ce qui est plus
important c'est que la paix s'établit : Denys d'Alexan-
drie put bientôt annoncer au pape Etienne que, depuis-
la Bithynie et le Pont jusqu'à l'Arabie et à la Palestine,,
toutes les églises étaient désormais d'accord.
Ce rapport optimiste ne doit pas nous dissimuler le
fait que, dans l'Asie-Mineure au moins, il existait au
quatrième siècle un grand nombre de communautés no-
vatiennes ou Cathares, et que les conciles orientaux, à
commencer par celui de Xicée, et même le gouverne-
ment impérial s'en préoccupèrent souvent. Cet état de
^ TiT; /.arà 'Asy.cvîav, dit Eiisèbe. Il ne peut être question ici
que de l'Arménie romaine ou Arménie mineure, alors rattachée
à la province de Cap2)adoce.
PAUl. DE SAMOSATE 46^4
choses, qui .ne peut guère s'expliquer par une propa-
gande ultérieure, suppose que runion des pasteurs, cer-
tifiée par Févêque d'Alexandrie, ne correspondait qu'iin-
parÊdtement à la c-onsistance du troupeau, et que la liqui-
dation des troubles soulevés par la persécution de Dèce
donna lieu à bien des schismes locaux.
Le pape Etienne, a qui Denys d'Alexandrie écrivait^
:£ullit Itû-même. par ses- rigueurs inconsidérées, intro-
duire une division beaucoup plus grave. Les évêques
de la haute Asie-Mineure n'observaient pas. dans la récon-
ciliation des hérétiques, le même rituel que l'église ro-
maine. Etienne qui n'hésita pas. potir cette dissidence,
à séparer l'église d'Afrique de sa communion^ se montra
tout aussi intransigeant à l'égard des évêques de Ciliciey
de Galatie. de Cappadoce et des provinces voianes. Fir-
milien ne se laissa pas intimider : il s'associa énergique-
ment à la résistance de Cyprien: la lettre qu'il écrivit
à celui-ci était même atissi peu propre que possible à
faire espérer tm dénouement pacifique. Cependant ce
onflit dangeretLS s'arrangea, et comme le préc-édent.
par un simple changement de personnes. Xyste IL suc-
cesseur d'Etienne, se départit de son attitude altière et
les relations furent reprises.
H était temps. D'affreuses calamités allaient s'abattre
sur ces malheureux pays d'Orient. Valérien avait changé
de sentiments à l'égard des chrétiens : les chefe des égli-
ses, quand la police avait réussi à les saisir, attendaient
-Q prison des mesures plus rigoureuses encore. Mais la
persécution n'était pas le pire fléau. L'empire lui-même^
468 CHAPITRE XXII.
l'empire persécuteur, chancelait sur ses bases. Les fron-
tières s'ouvraient partout aux insultes des barbares; la
piraterie de la Mer Noire jetait des bandes de Gotlis
sur les côtes du Pont et leurs ravages s'étendaient jusque
dans l'intérieur. A l'Orient, la guerre, sans cesse renais-
sante à propos de la possession de la Mésopotamie et
du protectorat de l'Arménie, prenait un caractère bien
plus menaçant que par le passé. La d^aïastie parthe
venait d'être remplacée à Ctésiphon par une dynastie
nouvelle, celle des Sassaliides, originaire de la Perse
proprement dite. Le mouvement qui la portait s'inspi-
rait d'un enthousiasme nouveau pour la tradition na-
tionale de l'Iran et pour ses institutions religieuses.
Déjà, sous le premier souverain, Ardaschir (224-241),
il avait fallu lutter pour conserver la Mésopotamie: à
peine réussit-on à en garder les places fortes. Sapor T"",
successeur d'Ardaschir, se rendit maître de l'Arménie
(253). E^ien n'empêchait plus les cavaliers perses de se
précipiter sur la Cappadoce et la Syrie. Il n'y manquè-
rent pas. L'empereur Valérien se transporta en Orient
et les repoussa au delà de l'Euphrate: mais, comme il
se portait au secours d'Edesse assiégée, il fut fait pri
sonnier par les Perses et mourut bientôt en captivité.
Son fils Gallien lui succéda à Home; en Orient la
disparition de l'empereur désorganisa la défense. Les
Perses pouvaient tout sur la Syrie et l'Asie-Mineure.
Antioche tomba entre leurs mains par surprise; elle fut
piUée et brûlée ; ses habitants, en très grand nombre,
furent emmenés captifs. On en forma une colonie au
PAUL DE SAMOSATE 469
fond de la Siisiane '. Le même sort échut à Tarse et
à Césarée de Cappadoce. Il n'y avait plus d'armée ro-
maine. A la longue, cette énorme razzia se termina
comme se terminent les opérations de ce genre. Les
vainqueurs sentirent le besoin de rentrer chez eux pour
jouir du butin conquis; leur retraite fut contrariée par
des bandes de partisans, qu'attirait l'opulence de leurs
convois.
Dans ce désordre, un officier romain, Macrien, pro-
clama ses deux fils empereurs, sans s'inquiéter de Gai-
lien. Mais les intérêts de celui-ci étaient soutenus par
le prince de Palmyre, Odenath, qui, bientôt débarrassé
des prétendants, entreprit les Perses vainqueurs, réta-
blit la frontière, se posa en représentant de l'empereur
Gallien et se fit reconnaître comme tel dans tout l'Orient.
A sa mort, en 2G7, sa femme Zénobie, comme tutrice
de son jeune fils Vaballath, garda en main la même
autorité, sous laquelle elle parvint, non sans effort, à
ranger jusqu'à l'Egypte. Du côté de l'Asie-Mineure elle
s'étendait toujours. Chalcédoine était entre ses mains
et déjà elle allait s'emparer de Byzance, lorsqu'Auré-
lien, devenu empereur (270), entreprit de mettre un terme
à cette lieutenance envahissante. Alexandrie fut reprise
dès 270, par le général Probus, à la suite d'un siège
très dur et d'une guerre de rues où cette grande ville
' Selon certaines légendes, peu autorisées, l'évêque d'An-
tioche Démétrien aurait été au nombre des captifs déportés
en Susiane. Ceux-ci furent employés à construire la grande
digue de Souster.
470
CHAPITP^E XXII.
périt presque entièrement. Il fallut plus de temps à Au-
rélien pour triompher de l'énergique palmyrénienne. Peu
à peu, cependant, il parvint à la repousser derrière le
Taurus, à la battre près d'Antioche, enfin (272) à la
forcer dans Palmyre, son refuge du désert. Zénobie,
prisoimière, fut réservée pour le triomjDhe, et l'Orient
reprit son régime ordinaire.
Quand Aurélien se fut réinstallé dans Antioche, une
des questions qu'il eut à régler, question sûrement inat-
tendue, ce fut de savoir qui était l'évêque des chrétiens
de cette ville. Deux prétendants se disputaient non seu-
lement cette qualité, mais la possession de la maison
épiscopale. Cette histoire \ très importante à divers
égards, doit être reprise de plus haut. A Tévêque Démé-
trien, peu après le désastre d'Antioche, on avait donné
pour successeur un certain Paul, originaire de Samosate.
Sorti d'une famille très humble, ce personnage, habile
et disert, n'avait pas tardé à tirer parti de ses fonctions
ecolésiastiques pour se créer une fortune enviable. Avant
ou après son élévation à l'épiscopat il se fit donner la
charge de receveur des finances, aux appointements
de 200.000 sesterces (procurator ducenarius). La reine
Zénobie l'avait en grande estime. C'était, même au point
de vue séculier, un des plus gros personnages d'Antioche.
On s'en apercevait dans la rue, quand il passait, la dé-
marche altière, l'air préoccupé, entouré d'une escorte
nombreuse. Il s'en souvenait trop à l'église, où il cédait
ï Eus., YII, 27-30.
PAUL DE SAMOSATE 471
à la tendance lamentable de substituer le culte de l'é-
vêque à celui de la divinité, soignant son trône et ses
abords, se laissant applaudir et même célébrer par des
chœurs de chanteuses. Sa vie privée n'était pas sans
reproche : il abusait des sublntroductae. Cependant comme
il se montrait fort indulgent pour les faiblesses de son
clergé, on lui aurait passé sa mondanité s'il ne s'était
mis à dogmatiser. C'est la théologie qui le perdit. Soit
pour complaire à Zénobie, qui aimait beaucoup les juifs
€t le judaïsme, soit en suivant ses propres inspirations,
il en vint à enseigner aux gens d'Antioche une doctrine
semblable à celle de Théodote et d'Artémas, celle du
Christ devenu Dieu progressivement et par adoption.
Les ennemis qu'il avait autour de lui protestèrent au-
près des évêques les plus considérables de l'Orient. Ils
furent entendus. A plusieurs reprises on vit se réunir
à Antioche des conciles que Paul n'avait point convo-
qués. L'âme de ce mouvement épiscopal était toujours
Firmilien, le célèbre évêque de Cappadoce. Grégoire
de Néocésarée et son frère Athénodore l'accompagnaient
iiux conciles, auxquels prenaient aussi part les évêques
de Tarse, d'Iconium, de Césarée en Palestine, d'^Elia,
de Bostra et bien d'autres. Denys d'Alexandrie avait
été prié de se joindre à eux et de se transporter à An-
tioche. Il s'excusa sur son âge et sa santé, mais il écrivit
à l'église d'Antioche, et non point à l'évêque, ce qui
^tait déjà grave, en donnant son opinion sur la situation.
Celle-ci n'était pas aisée à débrouiller ; Firmilien et
ses collègues firent deux fois le voyage d'Antioche sans
472
CHAPITRE XXIT.
résultat pratique. Paul, esprit subtil et ergoteur distin-
gué, trouvait toujours quelque échappatoire ; le priait-ori
de s'amender, il faisait les plus belles promesses, et
s'en tenait là. Une troisième réunion, tenue en 267 012
268, aboutit enfin. Maxime, le successeur de Denys, n'y
assista pas ; Firmilien non plus, car il mourut en se ren-
dant au concile. Mais on y vit un grand nombre (7(>
ou 80) d'évêques d'Asie-Mineure et de Syrie, sans par-
ler des prêtres et des diacres. Cette fois on recourut,
aux lumières d'un prêtre fort savant, appelé Malchion^
qui cumulait avec ses fonctions ecclésiastiques celle de
directeur de l'école « hellénique » d'Antioche \ Malchioix
entama avec son évêque une discussion en règle, de-
vant le concile et aussi devant un personnel de sténo-
graphes. Il fut assez heureux pour fixer la pensée fort
ondoyante de son adversaire et pour l'amener à s'ex-
pliquer nettement. La doctrine qu'il déclara professer
fut reconnue inadmissible. Le concile prononça une sen-
tence de déposition, remplaça Paul par Domnus, fils de=
l'ancien évêque Démétrien, et écrivit aux év^uesdeRome^
et d'Alexandrie, Denys et Maxime, les priant de ne plus-
correspondre avec le prélat déposé, mais seulement avec
Domnus. Quant à Paul, il pourra, ajoutait-on, corres-
pondre avec Artémas ^ et les siens.
^ ï^; zùyt It' 'AvTi5/^;ia; 'l']X/.r/n/-wv 7ra'.Oî*j7rp(;ov oiatpt^r; TrpsîiTwç
(Eus., YII, 29).
^ Ceci donnerait lieu de croire qu'Artémas vivait encore à.
Rome. Cf. ci-dessus, p. 300, 303.
PAUL DE SAMOSATB 473
Paul refusa de déférer à ces sentences ecclésias-
tiques. Fort d'une popularité d'assez mauvais aloi, de
sa situation officielle, du parti qu'il avait dans le clergé
et surtout de la protection de Zénobie, il continua à
se considérer comme évêque et à se maintenir dans la
maison épiscopale. C'est en cet état que la querelle fut
portée devant Aurélien. L'empereur jugea que le véri-
table évêque devait être celui que reconnaissaient ceux
d'Italie et de Rome. C'était décider contre Paul. Il fut
évincé.
La dispute entre Paul et Malcliion se conserva long-
temps. On la citait encore au VP siècle. Actuellement
il n'en reste que des fragments, qui ne sont pas tous
d'une authenticité bien sûre. Cela est d'autant plus
regrettable que, de la lettre synodale adressée à Denys
et Maxime, Eusèbe n'a reproduit que la partie afférente
aux mœurs de Paul et à son caractère, supprimant tout
ce qui concernait la discussion de ses doctrines. Un point
toutefois est établi par des témoignages du IV^ siècle,
c'est que le terme 6|xoo'j(7io; fconsubstantiel), qui fit tant de
bruit au temps de Constantin, fut expressément répudié
par le concile, sans doute à cause du sens modaliste dont
il était susceptible \ Il résulte aussi des fragments con-
servés que Paul, en maintenant contre la théologie du
' C'est l'explication de saint Hilaire (De synodis, 81, 8G),
et de saint Basile (ep. 52); saint Athanase {De syn., 43) en
donne une autre, assez subtile. Quelques années auparavant,
le pape Denys avait reproché à Denys d'Alexandrie son hési-
tation à se servir de ce terme. Il est clair qu'on n'y attachait
pas partout le même sens.
474 CHAPITRE XXIT.
Logos les objections de ses anciens adversaires, avait
profité, dans une large mesure, du progrès général de
la science religieuse. On lui reproche d'avoir aboli le
chant des anciennes hymnes et mal parlé des anciens
docteurs, sans doute parce que les uns et les autres
rendaient témoignage au Verbe personnel. Mais il avait
affiné ses conceptions et son exégèse dans le commerce
clés maîtres qu'il critiquait. Et c'est bien ce qui embar-
rassait ses juges : disciples d'Origène, ils retrouvaient
sur les lèvres de Paul la langue qu'avait parlée leur
maître. Mais ce n'était que la langue. Paul se souciait
fort peu de la trinité cosmologique des origénistes :
celle qu'il admettait était une trinité de noms; quant
à la personnalité du Christ, il ne se mettait pas en peine
de la chercher en dehors de son être humain et histo-
rique. Sur ces deux points, et quelque critiquables que
pussent être les systèmes proposés par ses adversaires,
il se trouvait sûrement en désaccord avec la tradition.
CHAPITEE XXni.
Denys d'Alexandrie.
Deuys, évêque d'Alexandrie. — Ses aventures i^eudant la persécution.
de Dèce. — Son attitude dans la question des apostats et dans celle des
hérétiques. — Son exil sous Valérien. — Crises alexandrines. — Les mil-
lénaristes d'Egypte : Nepos. — Le sabellianisme en Cyrénaïque. — Affaire
des deux Denys. — Eusèbe et Anatole de Laodicée.
L'histoire du christianisine à Alexandrie et en Egypte,
si obscure au 11^ siècle, continue de l'être dans la période
suivante, jusqu'à la veille de la persécution de Dèce. Des
ëvêques Démétrius (189-231) et Héraclas (231-247) on
ne sait que ce qui se rapporte à l'histoire d'Origène ^
Héraclas parait avoir maintenu, en somme, l'attitude de
«on prédécesseur contre Fillustre maître, qui demeura
éloigné d'iVlexandrie. Denys (247-264), qui le remplaça
8ur le siège épiscopal après lui avoir succédé à la tête
de l'école, est mieux connu que ses prédécesseurs. Il
laissa, comme saint Cyprien, une collection de lettres,
actuellement perdue, mais dont Eusèbe nous a laissé
de longs extraits et des analyses. Son épiscopat cor-
1 Ci-dessus, ch. XVIII. La tradition locale ne tarda pas à em-
brouiller cette histoire, attribuant aux doctrines d'Origène son
conflit avec l'évêque d'Alexandrie et donnant à Héraclas le rôle
qui fut tenu par Démétrius.
476 CHAPITRE XXIII.
respond à une période très agitée pour l'Eglise dans
son ensemble et particulièrement critique pour Alexan-
drie. A peine était-il installé qu'une émeute sauvage
éclata dans la grande ville. L'inspirateur du mouvement
lui donna d'abord un caractère religieux; le populaire
s'enflamma tout-à-coup d'un zèle farouche pour ses dieux
menacés. L'autorité locale, débordée ou complice, laissa
faire. Les chrétiens furent pourchassés, maltraités, leurs
maisons mises au pillage. Plusieurs, sommés d'apostasier.
refusèrent et furent lapidés, brûlés ou précipités du haut
des toits; beaucoup prirent la fuite. Au bout d'un cer-
tain temps, l'émeute, sans se calmer, prit une autre di-
rection et la guerre civile ensanglanta les rues d'Alexan-
drie. Sur ces entrefaites arriva la nouvelle de l'avène-
ment de l'empereur Dèce, et bientôt après l'édit de per-
sécution fut affiché.
Le préfet Sabinus ne perdit pas de temps ; un « fru-
mentaire » fut aussitôt dépêché pour arrêter l'évêque.
On le chercha sans succès autre part que chez lui, d'où
il n'avait pas encore bougé. Au bout de quatre jours
il partit avec sa famille et d'autres chrétiens. La police
parvint toutefois à le reprendre et l'on arrêta avec lui
quelques membres de son clergé, Caïus, Fauste, Pierre
et Paul. Pamené sous escorte à Alexandrie, il se trou-
vait le même soir au village de Taposiris, lorsqu'il fut
délivré dans des circonstances assez pittoresques \ Son
fils Timothée n'était pas avec lui au moment de son
^ Lettres de Denys dans Eus., YI, 40; YII, 11.
DENYS D'ALEXANDRIE 477
arrestation.' Quand il rentra, il trouva la maison vide ;
apprenant ce qui s'était passé, il s'enfuyait, lorsqu'il
rencontra un paysan auquel il fit part de son chagrin.
Le paysan se rendait justement à une noce. Il se hâta,
raconta le fait aux gens de la noce ; ceux-ci, en vrais
égyptiens qu'ils étaient, enchantés de jouer un tour à
la police, se précipitèrent vers Taposiris, en poussant
des cris formidables. Le centurion et ses hommes eurent
peur et s'enfuirent; l'évêque lui-même, qui prenait ses
libérateurs pour des brigands, n'était pas rassuré. Il leur
faisait déjà le sacrifice de ses vêtements, lorqu'ils par-
vinrent à lui faire comprendre qu'ils venaient pour le
sauver et non pour le dépouiller. Ce fut alors une au-
tre scène. Denys, qui croyait déjà tenir la couronne
du martyre, ne consentait pas à se la laisser arra-
cher. Il protestait qu'on le laissât, ou qu'on lui tran-
chât la tête pour la porter au préfet. Mais les braves
paysans ne voulurent rien entendre ; ils saisirent l'évê-
que par les pieds et par les bras, le chargèrent sur leurs
épaules et disparurent avec lui. Ses clercs furent dé-
livrés par la même occasion. Quelques jours après ils
étaient installés dans un coin perdu de la Libye, à
trois journées de Paraelonium.
Là fut, pendant de longs mois, le gouvernement de
réglise d'Alexandrie. Le premier moment passé, ceux
des prêtres et des diacres qui avaient le moins de chan-
ces d'être reconnus, rentrèrent en ville. On cite parmi
eux le prêtre Maxime, qui succéda plus tard à Denys,
et les diacres Eusèbe et Fauste, qui devaient fournir
478 CHAPITRE XXIII.
encore une longue et fructueuse carrière. Quand la per-
sécution se ralentit, Denys revint lui-même à Alexandrie.
Alors se posa pour lui, comme pour tant d'autres^
la question des apostats. En Egypte, comme ailleurs, il
j eut conflit entre les deux tendances, rigoriste et misé-
ricordieuse. Denys appartenait à celle-ci. Il fut assez
heureux pour n'avoir pas à lutter contre une opposition
de ses confesseurs, tous favorables à l'indulgence. Les
apostats furent donc admis de nouveau, non toutefois-
sans passer par une expiation : 1' évêque en distribua
la rigueur selon la gravité des fautes. Ces principes-
furent appliqués par lui à Alexandrie : il les recommanda
aux autres chrétientés d'Egypte et les défendit avec
zèle contre les rigoristes de Ecorne et d'Antioche. Le
pape Cornélius, qui observait la même attitude, fut sou-
tenu vigoureusement contre Novatien par son collègue
d'Alexandrie. Aux fidèles de E-ome, aux confesseurs, à
Novatien lui-même, il écrivit des lettres pressantes. A
Antioche aussi, l'évêque Fabius se voyait adjuré par
Denys de ne pas céder aux conseils sévères : il en était
de même de l'évêque de Laodicée, voisin d'Antioche^
et des fidèles de l'Arménie mineure ^
La persécution de Gallus * vint traverser cette re-
naissance : elle ne dura pas très longtemps : la paix re-
fleurit sous Yalérien (août 253). Peu après éclata la que-
relle baptismale, à laquelle Denys prit une large part,
maintenant, avec le pape Etienne, l'usage de ne point
1 Lettres citées ou analysées dans Eus., YI, 41-4G.
2 Eus., VII, 1, 10.
DENYS D'ALEXANDRIE 479
rebaptiser les hérétiques, mais se refusant à rompre^
pour cette différence, avec les églises qui procédaient
autrement *. Cette querelle s'apaisait, quand le faible
Valérien, cédant aux conseils fanatiques de son ministre
Macrien, déclara de nouveau la guerre au christianisme.
Den^^s ^ comparut devant le préfet Emilien, entouré de
plusieurs membres du clergé; il nous a conservé, dans
une de ses lettres ^, le procès-verbal de cette comparu-
tion, à la suite de laquelle il fut exilé en un lieu appelé
Kephro, où il n'y avait que des païens. L'évêque se fit
missionnaire, et, en dépit des mauvais traitements par
lesquels on l'accueillit d'abord, il parvint à recruter des-
fidèles en ce pays perdu. Au bout de quelque temps on
le transféra à Kolloutliion, dans la Maréote. Il se trou-
vait ainsi plus rapproché d'Alexandrie. Comment il
échappa à l'édit de 258, qui ordonnait l'exécution des
évêques, c'est ce que nous ignorons. Il y avait en Egypte
des gens qui lui reprochaient de n'avoir pas péri dans
les persécutions, où pourtant il avait été fort ballotté.
Un évêque appelé Germain fit là dessus tant de tapage
que Denys crut devoir se défendre, en racontant ses-
épreuves \
La liste en est longue : mais Denys n'était pas au
bout. Rentré à Alexandrie, sans doute dès la nouvelle
• Epîtres baptismales, dans Eus., VU, 2-d. Cf. ci-dessus,
p. 422, 429.
^ Cf. ci-dessus, p. 377.
^ A Gerinanus, Eus., YII, 11.
^ Fragments de cette apologie dans Eus., VI, 40; VII, 11.
480 CHAPITRE XXIU.
de la catastrophe de Yalérien, il ne tarda pa» à voir
s'allumer la guerre civile. Les uns tenaient pour Gai-
lien : les autres acclamaient les fils de Macrien. La ville
était partagée en deux camps bien retranchés, entre
lesquels les communications étaient impossibles. La prin-
cipale rue les séparait. Il n'y passait plus personne ;
elle évoquait à l'esprit lïmage du désert de l'Exode,
tout comme les eaux du port, teintes du sang des coni-
battants, rappelaient le souvenir de la mer Rouge. Le
blocus intérieur empêchait l'évêque de communiquer
avec ses fidèles: il était obligé de leur écrire, tout comme
s'il eût été de nouveau en exil. Encore était-il malaisé
de. faire passer même une lettre. On communiquait plus
aisément d'un bout à l'autre de l'empire que d'un quar-
tier à l'autre d'Alexandrie ^
La ville finit par rentrer tout entière sous l'autorité
de Gallien ^. En attendant de nouvelles convulsions po-
litiques ^, elle fut dévastée par une peste terrible, où
périt une grande partie de sa population. Les chrétiens
se distinguèrent alors par leur zèle à soigner les ma-
lades et à ensevelir les morts *. La paix religieuse, au
moins, était complète. Gallien avait lui-même écrit à
Den^^s et à divers autres évêques pour leur annoncer
1 Eus., YII, 21.
2 Sans doute en 262, après la mort de Macrien et de ses
deux fils.
3 II est question dans l'Histoire Auguste de divers « tyrans »
d'Egypte ; Emilien, Firmus, Saturninus ; mais leur existence
est contestable. Cf. Mommsen, Iiom. Gesdi., t. III, p. 571, n. 1.
4 Eus., VII, 22.
DENYS D'ALEXAXDRIE 481
qu'il avait ordonné de rendre les lieux religieux et les
cimetières. Aussi l'évêque était-il fort partisan de ce
prince, qui n'a guère excité l'enthousiasme. Dans une
de ses lettres, écrite en 262, il marque avec quel plaisir
on va célébrer la dixième année de l'empereur saint et
pieux, alors que tant de persécuteurs ont disparu si
rapidement \
Dans son épiscopat si agité, Denys avait trouvé le
temps et l'occasion de s'occuper de questions théolo-
giques et d'y déployer le grand savoir qu'il avait acquis
à l'école d'Origène et accru dans la direction du di-
dascalée. Celui-ci, je l'ai déjà dit, était plutôt fait pour
une élite intellectuelle que pour le commun des esprits.
Même parmi les gens qui lisaient, il y en avait qui
n'acceptaient ni les profondeurs de la gnose origéniste,
ni même les subtilités de l'exégèse allégorique. Leur
grand homme était un évêque appelé Nepos, qui com-
posa un livre intitulé : « Réfutation des allégoristes » ,
dont ses partisans faisaient autant de cas que de l'E-
vangile. Il y traitait spécialement du règne de mille ans,
tel qu'il est décrit dans l'Apocalypse, et s'attachait à
prouver que ce règne n'est nullement une allégorie et
qu'il doit avoir lieu réellement. Denys, inquiet du bruit
que l'on faisait à ce propos et des divisions qui en ré-
sultaient parmi les chrétiens, se transporta dans le nome
d'Arsinoé, foyer du mouvement, et réunit les prêtres et
les docteurs {()'.^xGyAlo'j;) des divers villages. On ap-
1 Eus., YII, 22, 23.
Duchesse. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. 31
482 CHAPITRE XXIII.
porta le livre de Nepos; on le discuta pendant trois
jours, du matin jusqu'au soir, avec beaucoup de calme
et de sincérité, si bien que l'évêque d'Alexandrie par-
vint à convaincre tout le monde, y compris le chef des
millénaristes, un certain Korakion. Toutefois Den^^s ne
se borna pas à cette réfutation orale : il publia sur ce
sujet deux livres intitulés : « Sur les Promesses » ^ Eu-
sèbe en a extrait, entre autres, un long passage sur
l'auteur de l'Apocalypse. C'est un morceau de fine cri-
tique. Suivant Denys, l'Apocalypse ne peut être du même
auteur que le quatrième évangile : c'est l'œuvre d'un autre
Jean que le célèbre apôtre.
Nepos, l'adversaire des allégoristes, était déjà mort au
moment où Denys eut à s'occuper de son livre. Il était
vraisemblablement évêque d'Arsinoé. Denys, qui l'avait
connu personnellement, fait le plus grand cas de sa piété ^
de son zèle, de sa science des Ecritures et même de ses
talents poétiques. Il avait composé nombre d'hymnes-
que les fidèles chantaient avec beaucoup d'édification -.
Il est possible que cette histoire doive être placée
dans les premières années du règne de Valérien (254-
256). Un peu plus tard Denys eut à s'occuper de con-
troverses d'une tout autre nature.
Fort loin à l'ouest de l'Egypte, entre le désert de
Marmarique et la Grande Syrte, s'étend un plateau élevé
et fertile. Depuis des temps très reculés, l'hellénisme s'y
épanouissait autour de Cyrène, la brillante cité dorienne.
2 Eus., YII. 24, 25.
DENYS d'alexaxdrie 483
Sous l'empire romain, la Cyrénaïque formait, avec la Crète,
une province bien distincte de celle d'Egypte. On y comp-
tait cinq villes, Cyrène, Ptolémaïs, Bérénice, Sozusa(Apol-
lonia) et Arsinoé (Teuchira) \ dont le groupe est souvent
désigné par le nom dePentapole. Il y eut de bonne heure,
de ce côté, des juiveries très importantes ^, qui se révol-
tèrent au temps de Trajan et périrent, en grande par-
tie, dans la répression. Ce pays a son nom dans l'his-
toire évangélique. C'est un juif de Cyrène qui aida le
Sauveur à porter sa croix ^. D'autres assistèrent à la
Pentecôte: il s'en trouvait parmi les adversaires de
saint Etienne. Plusieurs se convertirent : de leur nombre
était ce Lucius de Cyrène qui prit part à la fondation
de régiise d'Antioché \ Dans le pays même, l'Evangile
doit avoir pénétré de très bonne heure. Au temps où
nous sommes, chacune ^ des cinq villes semble avoir eu
son évêque.
Ces églises avaient dès lors des rapports spéciaux
avec le siège d'Alexandrie. Denys correspondait sou-
' Ne pas confondre cette Arsinoé avec celle dont il vient
d'être question, à propos de Nepos.
^ Jason de Cyrène, écrivain juif du IP siècle avant J. C,
fut l'auteur d'une histoire dont le second livre des Macchabées
nous conserve un résumé.
3 Maffh., XXYII, 32; Marc, XY, 21; Luc, XXIII, 26.
4 Act., II, 10; VI, 9; XI, 20; XIII, 1.
^ Eusèbe (VII, 26) donne les noms des correspondants de
Denys dans l'affaire du sabellianisme. Il y eix a quatre: Am-
mon, évêque de Bérénice, Télesphore, Euphranor et Euporos.
Si ces trois derniers sont des évêques, comme ..il semble bien,
cela fera quatre évêques, cinq en y ajoutant Basilide, évêque
Twv /.arà -x-i \\î'i':y--J,vi TTotf ii/.iwv, cité un peu plus bas.
484 CHAPITRE XXIII.
vent avec elles ' et se considérait comme responsable
de ce qui s'y passait, surtout de ce qui s'y enseignait.
Dès avant la persécution de Valérien son attention avait
été attirée de ce côté par les querelles que la propa-
gande sabellienne soulevait à Ptolémaïs. Il est peu pro-
bable que Sabellius ait jamais mis les pieds en Cyré-
naïque; mais on pouvait y avoir introduit ses écrits,
et d'ailleurs les idées représentées par luiàE-ome avaient
déjà fait éclat en Asie, à Carthage et bien ailleurs. Leur
succès, en Cyrénaïque, était très grand : certains évêques
favorisaient la doctrine monarchiste: dans les églises il
n'était plus question du Verbe Fils de Dieu et distinct du
Père. La Trinité n'était qu'une affaire de mots: les ter-
mes de Père, de Fils, de Saint-Esprit, ne désignaient
autre chose que les trois aspects successifs de la divine
monade, dans la Création, la E^édemption, la Sanctifi-
cation. On employait souvent le mot uto-âTojp (Fils-Père),
très propre à exprimer l'identité des personnes divines.
L'évangile dit des Egyptiens favorisait apparemment
ces conceptions: les monarchistes en faisaient le plus
grand cas 2.
' Eusèbe (/. c.) indique plusieurs lettres écrites à Basilide,
évêque de Pentapoie ; l'une d'elles, qui répond à une consulta-
tion sur des cas de conscience, s'est conservée dans le droit ca-
nonique byzantin; dans une autre il parlait d'un commentaire
qu'il avait écrit sur l'Ecclésiaste. A l'évêque Euphranor il avait
dédié un livre « sur les tentations » .
2 Cette description du système repose sur ce qu'en dit saint
Epiphane, Haer., 57 ; les citations de Denys dans Eusèbe, YII, 6
(cf. 26), et saint Athanase, De sent. Dionysii, sont loin d'être
aussi précises.
DENYS D'ALEXANDRIE 485
Malgré rappui qu'ils trouvèrent dans l'épiscopat
local, ces enseignements soulevèrent une vive opposition.
Les deux parties s'entendirent pour porter l'affaire de-
vant l'évêque d'Alexandrie. Denys vit arriver des dé-
légués portant des écritures et s'offrant à disputer.
Les modalistes étaient bien ingénus s' ils s'imagi-
naient trouver gain de cause auprès d'un disciple d'Ori-
gène. L'évêque d'Alexandrie n'eut garde de les écouter;
il écrivit tout de suite en Pentapole pour détourner ceux
qui s'engageaient dans une voie fâcheuse, et, l'occasion
s'en étant présentée, il avertit le pape Xyste II, en lui
communiquant sa lettre aux Cyrénéens ^ Ceux-ci ne se
laissèrent pas convaincre. Interrompue sans doute par
la persécution de Yalérien, la controverse reprit aux
premiers jours de tranquillité. Denys revint à la charge
et écrivit en Pentapole lettres sur lettres. Dans l'une
d'elles ^, adressée à Ammonius et Euphranor, il paraît
bien avoir dépassé la mesure et opposé aux hérétiques
non seulement la tradition commune de l'Eglise, mais
encore les conceptions spéciales de l'école origéniste.
Les adversaires que celle-ci comptait à Alexandrie trou-
vèrent l'occasion bonne. Sans prendre la peine d'inter-
roger leur évêque et de lui demander des explications, ils
* Eus., YII, 6. Au ch. 26 il énumère quatre lettres contre
Sabellius: à Ammon, évêque de Bérénice, à Télesphore, à Eu-
phranor, à Ammon et Euporos.
^ Je crois cette lettre, dont saint Atlianase parle beaucoup,
différente de celles qu'énumère Eusèbe. A la rigueur, pourtant,
on pourrait l'identifier avec la lettre à Ammon et Euporos.
486 CHAPITRE XXIII.
s'en allèrent à Rome le dénoncer au pape Denys, qui
réunit un synode, examina l'affaire et découvrit, dans
la lettre incriminée, diverses incongruités doctrinales,
notamment l'emploi du terme « créature » en parlant du
Fils de Dieu, la conception d'une trinité à trois hypos-
tases tellement distinctes qu'on pouvait y voir trois
dieux, enfin une répugnance marquée pour le terme
d'oaoo'jCLo; (consijbstantiel) ^
L'évêque de Home, en son nom. et au nom du con-
cile, envoj^a à Alexandrie une lettre ^ très imposante,
où il condamnait à nouveau les erreurs sabelliennes ;
puis, passant aux procédés de réfutation que l'on em-
ployait contre elles, il critiquait, sans nommer personne,
ceux qui parlent, comme les marcionites, de trois liy-
postases séparées, ou qui présentent le Fils de Dieu
comme une créature. En vain s' autorisent-ils du livre
des Proverbes, où la Sagesse dit d'elle-même : « Le
Seigneur m'a créée ». Ce texte doit être expliqué au-
trement ^.
Par une lettre séparée *^ Denys fut invité à s'expli-
quer. Il le fit et envoya au jDape son homonyme une
justification en quatre livres intitulés « Réfutation et
^ Athanase, De sent. Dion., c. 5. Il est bon de noter que
saint Athanase parle de cette affaire plutôt en polémiste qu'en
historien. Sa chronologie est très en défaut. Il se figure que
les deux Denys ont vécu très longtemps avant ('Éy.-pia'isv ttoXu)
le concile qui condamna Paul de Samosate {De syn., 43).
2 Athanase, De decretis Nie. syn., c. 26.
2 Cf. ci-dessus, p. 353, n. 2.
^ Athanase, De sent. Dion., c. 13.
I)ENY8 D'ALEXANDRIE 487
Apologie » \ qui, apparemment, donna satisfaction aux
scrupules romains.
De cette controverse, qui ne paraît pas avoir beau-
coup ému les contemporains, il fut mené grand ramage
au IV® siècle. Les Ariens se réclamaient de Denys d'Ale-
xandrie ; Athanase, son successeur, tenait beaucoup à
leur enlever ce patronage. Il écrivit à ce sujet tout un
traité « Sur l'opinion de Denys » . Il explique beaucoup
la lettre incriminée, mais il ne la cite guère: l'opinion
de son prédécesseur, il la trouve plutôt dans son « Apo-
logie » écrite après coup, et c'est par le second docu-
ment qu'il interprète le premier. Saint Basile -, lui aussi,
les lut tous les deux: son impression fut très défavo-
rable. N'ayant point mission spéciale pour défendre la
mémoire des anciens évêques d'Alexandrie, il n'hésita
pas à voir en Denys un précurseur de l'arianisme le
plus aigu. La différence de langage entre les deux écrits
ne lui échappe nullement, mais il la rejette sur l'incon-
stance de l'auteur. Cependant il n'incrimine pas ses in-
tentions.
Ni les explications optimistes de saint Athanase, ni
les sévérités de saint Basile ne correspondent exacte-
ment à la réalité des choses. Denys était un disciple
d'Origène : c'est avec le système origéniste qu'il faisait
la guerre aux modalistes. Or ce système avait deux
faces. Suivant que Ton considérait les rapports du Verbe
1 Eus., YII, 2G; cf. Athan., De synodis, 44; De décret is
Nie, 25, et De sent. Dion., passim.
2 Ep. 41.
488 CHAPITRE XXIII.
avec le monde contingent ou avec Dieu, il apparaissait
comme distinct de Dieu et comme tenant par quelque
côté à la catégorie du créé, ou bien comme coétemel
à Dieu et procédant de la substance divine. Aux mo-
dalistes on pouvait opposer la première face : la seconde
était propre à calmer ceux que scandalisait l'excessive
distinction des hypostases et leur hiérarchie. Il n'y avait
pas d'incohérence à passer d'une face à l'autre : dans le
système tout se tenait; l'orthodoxie, sur le point en ques-
tion, était sauvée par la juxtaposition de certaines données
complémentaires. Mais le sj'stème était affaire d'école:
il ne faisait pas partie de l'enseignement de l'Eglise;
on peut même dire que celle-ci l'ignorait. Quand des
hommes de gouvernement, comme le pape Denys, en
rencontraient des fragments isolés, ils ne se mettaient
point en peine de les replacer dans la synthèse et de
les juger avec elle ou d'après elle: ils les appréciaient
à part, d'après l'enseignement commun, non de l'Ecole,
mais de l'Eglise. De là des accidents comme le conflit
des deux Denys.
Tout à la fin de sa carrière, l'illustre évêque d'A-
lexandrie fut, comme il a été dit plus haut, invité au
premier concile qui se réunit à Antioche pour juger
Paul de Samosate. Il n'était plus en état de faire ce
long voyage; mais il intervint par ses lettres. C'est
peut-être pour le représenter qu'Eusèbe, diacre d'Ale-
xandrie, se rendit à l'un des premiers conciles. Eusèbe
était un homme hautement considéré pour sa belle con-
duite pendant la persécution de Dèce. Rentré de bonne
DEXVS D'ALEXANDRIE 489
heure en ville, il avait joué un rôle important dans la
direction du troupeau persécuté. Sous Valérien il con-
fessa la foi devant le préfet Emilien, avec son évêque,
dont il partagea l'exil. Dans l'une des guerres qui dé-
solaient Alexandrie, sans doute dans celle que décrit la
lettre de Denys à Hiérax, il fut appelé à rendre de
grands services. Les insurgés étaient retranchés dans
le quartier du Bruchion. Parmi leurs chefs figurait un
chrétien appelé Anatole, grand mathématicien. Quand
il vit le blé manquer, il imagina de s'adresser au diacre
Eusèbe, resté dans la partie de la ville qui n'était pas
assiégée, et de l'envoyer demander au général romain
qu'il laissât passer les transfuges du Bruchion. Eusèbe
jouissait d'une grande considération, même dans le
monde oificiel : sa demande fut accueillie. Cela fait,
Anatole réunit le sénat insurgé, et, après avoir vaine-
ment essayé de lui faire accepter une capitulation, le
décida à laisser sortir les bouches inutiles. Il en sortit
beaucoup, les Romains ne s'étant pas montrés regar-
dants sur Tàge et le sexe des évadés. Ceux-ci furent ac-
cueillis par Eusèbe, qui pourvut à leurs premiers be-
soins. Par la suite Eusèbe partit pour le concile d'An-
tioche. Il ne revint pas à Alexandrie. Les fidèles de
Laodicée le retinrent à son retour, et, comme ils avaient
perdu leur évêque, ils le lui donnèrent pour successeur.
Anatole, compromis sans doute dans la récente in-
surrection, crut devoir quitter Alexandrie, où il était
pourtant très avantageusement connu. Il excellait en
toutes les sciences, arithmétique, géométrie, astronomie,
490 CHAPITRE XXIII.
physique, dialectique, rhétorique. Ses compatriotes n'a-
vaient trouvé personne de plus capable que lui pour
diriger leur école de philosophie aristotélicienne. A Cé-
sarée de Palestine, il trouva grand accueil auprès de l'é-
vêque Théotecne, qui lui conféra l'ordination épiscopale
et le désigna pour lui succéder. Mais Anatole s'étant
rendu au dernier concile d'Antioche (268), il lui arriva
la même aventure qu'à son compatriote Eusèbe. Celui-ci
venait de mourir; les gens de Laodicée se saisirent
d'Anatole, déjà ordonné évêque, et le gardèrent.
CHAPITEE XXIV.
La théologie en Orient
après Origène et Paul de Samosate.
Les docteiiis alexandrins : Théognoste, Pieriiis, Achillas. — L'évêqiie
Pierre, adversaire d'Origène. — Travaiix de Painphile et Eusèbe, à Césarée
de Palestine. — Méthode, évêque d'Olymiie. — Lucien d'Antioche et les ori-
gines de l'arianisme.
Den^'S cU Alexandrie eut pour successeur le prêtre
Maxime, qui, après s'être fort distingué pendant la per-
sécution de Dèce, avait confessé la foi et souffert l'exil
pendant celle de Yalérien. C'est de son temps qu'eut
lieu la condamnation définitive de Paul de Samosate :
il en reçut l'avis officiel. A part cela, on ne sait rien
de lui. Tliéonas \ qui lui succéda en 282, n'est pas mieux
connu. Il siégea, lui aussi, dix-huit ans, jusqu.'en l'an-
née 3CK3. Alors commença Tépiscopat de Pierre, qui vit
la persécution de Dioclétien et en fut une des plus il-
lustres victimes.
L'école se maintenait auprès de l'église et demeu-
rait fidèle aux doctrines d'Origène. Théognoste ^, qui
paraît en avoir eu la direction après Denys, refit le
^ La lettre de Théonas au grand chambellan Lucien est un
faux moderne ; v. Batiffol, BiiU. critique, t. \H^ p. 155.
2 Ni Eusèbe, ni saint Jérôme ne parlent de Théognoste.
492 CHAPITRE XXIV.
Péri Archon sous le titre à' Hy pot y poses, déjà employé
par Clément. Photius nous a laissé une analyse ^ de cet
ouvrage. Il était divisé en sept livres: on voit par la
description de Photius et par ses appréciations que tout
y était conforme à l'enseignement origéniste. Saint Atha-
nase et saint Grégoire de Nysse nous en ont transmis
quelques fragments. Ils l'apprécient diversement. Saint
Athanase lui emprunte des propos orthodoxes ^ ; saint
Grégoire de Nysse le trouve bien favorable aux ariens ^.
Pierius '*. qui vint après Théognoste. faisait partie
du collège presbytéral. Comme Origène, il cultivait à
la fois la science et la pauvreté. C'était un ascète cé-
lèbre et un prédicateur distingué. C'est même par ses
sermons, plutôt que par son enseignement d'école ^, qu'il
fut connu des écrivains postérieurs. Son principal ou-
vrage était un recueil d'homélies exégétiques, pronon-
cées pendant la nuit de Pâques. Photius, qui le lut,
relève « l'archaïsme » de ses formules et regrette qu'il
ait si mal parlé du Saint-Esprit. Quelque fondé que
». Cod. 282.
2 Ep. 4 ad Serap., c. 11 ; De Decretis Sic, c. 25. Etienne
Gobar (Photius, cod. 232) est un peu scandalisé de ces citations.
3 Adv. Eunonium, Migne, P. G., t. XLY, p. 661. Un frag-
ment de Théognoste a été retrouvé à Venise par M. Fr. Diekamp
et publié par lui dans le Theol. Quart cUschrift de Tubingue,
1902, p. 483: cf. Harnack dans Texte n. U., t. XXIY, fasc. 3.
* Sur Pierius, v. Eus., YII, 32; saint Jérôme, De viris, 76;
cf. ep. 49, 70; in Matth., XXIV, 36; Photius, cod. 118, 119,
et les extraits de Philippe de Sidé, publiés par C. de Boor {Texte
n. U., t. V, fasc. 2).
5 Philippe de Sidé et Photius le qualifient de chef du didas-
calée. Xi Eusèbe ni saint Jérôme ne lui attribuent ces fonctions.
LA THÉOLOGIE EN ORIENT 493
puisse être ce jugement, Pierius fut en grande renommée
parmi ses contemporains : on l'appelait le second Origène
(Or f gènes mnior). Il vécut longtemps, jusqu'à la grande
persécution, et même au delà. Son plus illustre disciple,
Pampliile de Césarée en Palestine, périt alors pour la
foi (309) : il voulut écrire sa vie. Lui-même, d'après cer-
taines traditions, serait mort martyr avec son frère Isi-
dore. Cependant saint Jérôme rapporte qu'il se retira
à E/Ome et j demeura jusqu'à sa mort ^
Dans les dernières années avant la persécution, l'é-
cole avait à sa tête un autre docteur, Achillas, revêtu,
lui aussi, de la dignité presbyte raie. Il devint même
évêque, comme Héraclas et Denys, après le martyr
Pierre. Eusèbe relève beaucoup sa vertu, son austérité ;
mais il ne dit rien de sa doctrine, qui serait intéres-
sante à connaître, car nous arrivons à un moment
où la théologie origéniste va subir de rudes assauts.
L'évêque Pierre écrivit, sur l'âme ' et sur la résurrec-
1 Théodore, avocat-poète d'Alexandrie, cité au V^ siècle par
Philippe de Sidé {Te^i'fe u. U., t. V, fasc. 2, p. 171 ; cf. Photius,
II. ce.) disait que Pierius et son frère Isidore furent martyrs et
qu'ils avaient un grand temple (><aii [jJ^in-o-i) à Alexandrie. Il est
sûr qu'il y avait à Alexandrie une église de Pierius (Epiphane,
Haer., LXIX,2). Peut-être a-t-on confondu deux Pierius distincts.
* Procope de Gaza, In Gènes., III, 21 (Migne, P. G.,
t. LXXXVIII, p. 221) ; Léonce de Byzance (Mai, Script, vet., t.\r[I,
p. 85) et Justinien {Ep. ad Menam, P. G., t. LXXXVI, p. 961)
citent un livre de Pierre t:i^: toj u.r.oi TTOili-âp/^îiv t7;v yu/_y,v ii.rZi
à'j.y.p-r,a'xa%'i tsuto si; crwaa ^Xr^rr^at, où la préexistence des âmes
et leur déchéance antécédente à leur union avec les corps sont
traitées de conceptions païennes (sXXT.n/.r; 'v'.XsGocûia;) et étran-
gères à la piété chrétienne.
494 CHAPITRE XXIV.
tion ^, des livres où plusieurs points essentiels du sys-
tème étaient battus en brèche.
La haute culture religieuse dont le didascalée d'Ale-
xandrie était le principal organe ne pouvait, je l'ai déjà
dit, intéresser qu'une élite. Encore que l'illustre école
fût généralement dirigée par des prêtres de l'église et
que plusieurs de ses chefs eussent été portés par l'élec-
tion aux honneurs de l'épiscopat, les masses chrétien-
nes demeuraient en dehors de son influence. La propa-
gation de l'Evangile dans l'intérieur de l'Egypte, très
rapide au IIP siècle, amena au christianisme des popula-
tions d'un hellénisme faible, ou même nul ^, chez lesquelles
il était difficile d'acclimater de hautes conceptions philo-
sophiques. D'autre part, les doctrines de l'école, synthé-
tisées par Origène, avaient quelque chose d'inquiétant,
même pour les chrétiens cultivés, gnostiques, auxquels-
elle faisait pourtant un sort si distingué. On pouvait^
même si l'on avait reçu une brillante éducation philoso-
phique, estimer que cet avantage n'a qu'une valeur reli-
gieuse très indirecte et que le salut ne se fait pas par la
théologie. Du reste, l'histoire d'Anatole le prouverait au
besoin, le platonisme, ancien ou nouveau, sur lequel vivait
le didascalée, n'était pas la seule philosophie qui fût cul-
^ Sept fragments du traité sur la résurrection se sont con-
servés en syriaque; v. Pitra-Martin, Anal., t. IV, p. 189 et 426,
en écartant le premier (II A) qui provient d'un autre livre de
Pierre, sur la Divinité (Trîpî sss'tt.to:), cité au concile d'Ephèse,
et dont quelques fragments ont été tirés aussi des mss. sj^'ria-
ques par P. Martin (/. c, p. 187, 425).
2 Les versions coptes de la Bible sont de ce temps-là.
LA THÉOLOCJIE EX ORIENT 495
tivée à Alexandrie. On pouvait aussi, et le cas devait être
fréquent, développer son instruction religieuse dans les
cadres traditionnels, sans regarder à chaque instant du
côté de Yalentin et de Basilide. L'exégèse allégorique
ne ralliait pas tous les suffrages. On a vu qu'un évê-
que, Nepos, la combattit ouvertement. Or sans elle, com-
ment accorder les systèmes avec la Bible ? Les fidèles
d'Alexandrie qui dénoncèrent à E,ome certains propos de
leur évêque Denj^s ne devaient pas être des gens de rien.
C'est ce monde, intelligent et cultivé, mais plus sou-
cieux de la religion que de la théologie, qui arriva, avec
Pierre, à la direction de l'église d'Alexandrie : c'est lui
qui sera bientôt représenté, à la même place, par les
évêques Alexandre et Athanase.
En Palestine la tradition origéniste se maintenait à
Césarée. Un riche chrétien de Béryte, Pamphile, après
avoir renoncé à la situation que sa fortune et sa nais-
sance pouvaient lui faire dans son pays natal, s'était
voué aux études religieuses. Il vint à Alexandrie, où Pie-
rius lui aida à se développer dans l'ascèse et la théo-
logie : puis il se fixa à Césarée, où il fut admis dans
le collège presbytéral. Sa grande occupation était de
transcrire et de corriger les manuscrits de la Bible : il
copia aussi ceux d'Origène et dressa le catalogue de ses
œuvres, ainsi que des autres livres de la bibliothèque
laissée à Césarée par le grand docteur. Près de lui tra-
vaillait un jeune chrétien, intelligent et laborieux, ap-
pelé Eusèbe. Celui-ci, pendant les quinze ou vingt ans
496 CHAPITRE XXIV.
qui précédèrent la persécution, s'occupa avec une pa
tience incroyable à dépouiller les bibliothèques de Cé-
sarée, d'^lia et d'ailleurs, en vue de grands ouvrages
d'apologétique et d'histoire dont il méditait le dessein.
Eusèbe n'avait pu connaître Origène : Pamphile l'avait
peut-être vu dans son enfance. Ils en étaient également
enthousiastes. Aux premières attaques contre les idées
de leur maître, ils se trouvèrent prêts à la défense.
Pamphile écrivit une Apologie en cinq livres, auxquels
Eusèbe en ajouta un sixième.
Les adversaires étaient déjà légion. Sans parler des
modalistes du type de Bérylle ou de celui de Paul de
Samosate, l'orthodoxie en fournissait de plusieurs gen-
res. Un des plus distingués fut Méthode, évêque de la
petite ville d'Olympe en Lycie. C'était, pour le temps, un
fin lettré, lecteur assidu de Platon, dont il imitait volon-
tiers les dialogues. Nous avons de lui un Banquet, rémi-
niscence de celui du philosophe athénien : mais ici les in-
terlocuteurs sont des vierges et c'est la virginité, non l'a-
mour, que l'on y célèbre. Ses traités sur le libre-arbitre, la
vie et l'acte raisonnable, la résurrection, les créatures {r.zzi
ysvTiTwv), la lèpre, la sangsue, la distinction des aliments,
perdus dans l'ensemble de leur texte original, nous sont
connus soit par des fragments grecs, soit par une tra-
duction slavonne \ D'autres enfin ont entièrement dis-
paru, ou peu s'en faut, comme ses livres sur la pytho-
^ Bonwetscli, Methoduis von Olipnpns, 1891. Photius avait
fait de longs extraits de Méthode, Cad. 234-237.
LA THÉOLOGIE EN ORIENT 49 (
nisse, sur les martyrs, contre Porphyre. Cette littéra-
ture variée, qui s'étend de l'exégèse à l'apologie, de la
métaphysique à la morale, donne l'idée d'un esprit ou-
vert dans bien des directions. Plusieurs des dialogues,
notamment ceux sur la résurrection et sur les créatu-
res, contenaient une polémique très vive contre les idées
d'Origène. Aussi Eusèbe s'est-il abstenu de mentionner
Méthode dans son histoire ecclésiastique. Il fallut bien
parler de lui dans V Apologie. Au rapport de saint Jé-
rôme *, Eusèbe y rappelait à Méthode qu'il avait eu
jadis d'autres sentiments pour le grand docteur ^. Il est
à croire que l'évêque d'Olympe persistait à admirer le
génie d'Origène, tout en critiquant ses écarts.
Lui-même, par un retour assez fréquent, donna lieu
à des appréciations sévères. Photius ^, non sans raison,
trouve que le Banquet contient des expressions peu cor-
rectes; il va même, par charité, jusqu'à supposer que
des interpolations, ariennes et autres, ont pu se produire.
Cela n'est guère probable ; mais Méthode écrivait avant
que les débats théologiques du IV et du V*" siècle n'eus-
sent précisé le langage et même les notions théologi-
ques. En dépit de ses bizarreries, son nom demeura
respecté. On lui sut gré d'avoir malmené Origène et
' Apol. I adv. lib. Uiif., c. 11.
^ Socrate aussi, H. E., YI, 13, dit que, dans son dialogue
intitulé Xénon, Méthode parlait d'Origène avec admiration. Il
est possible que ce dialogue soit identique à celui sur les Créa-
tures (Photius, cod. 235), où figure en effet un interlocuteur
appelé Xénon.
3 Cod. 237.
Duchesse. Hist. anc. de VE(jJ. - T. I. 32
498 CHAPITRE XXTV.
relevé la virginité. Sa carrière, du reste, se termina par
le martvre.
A Antioche, la déposition de Paul de Samosate n'a-
vait pas fait évanouir toutes les difficultés. Domnus, le
successeur que lui avait donné le concile, paraît avoir
siégé peu de temps: il en fut de même de Timée, qui
vint après lui. L'épiscopat de Cyrille s'étendit^ au con-
traire sur plus de vingt années, jusqu'à la veille de la per-
sécution. On ne sait rien du gouvernement de ces évo-
ques, si ce n'est qu'ils tinrent rigueur aux partisans de
Paul, ce qui est bien naturel. Ceux-ci s'étaient organisés
en une petite église, qui fit parler d'elle jusqu'au temps
du concile de Mcée. Mais l'opposition était représentée
aussi par une école, celle du prêtre Lucien.
Lucien ^ était un très savant homme : on vanta bien-
tôt ^ ses travaux sur le texte de l'Ancien Testament,
qu'il corrigea d'après l'hébreu, car il possédait cette
langue ; sa recension fut adoptée par la plupart des égli-
1 D'après sa légende, qui montre elle-même quelque hési-
tation sur ce point (w; 6 cspt aOroo >>o"j'o;;, Lucien serait né à
Samosate, de parents distingués; dans sa première jeunesse il
aurait suivi à Edesse les leçons d'un exégète célèbre, appelé
Macaire. Tout cela est bien douteux. Le narrateur paraît s'être
plus inspiré du souvenir de Lucien le satirique et de la célé-
brité des écoles d'Edesse au V« siècle que d'une tradition sé-
rieuse. Il a, du reste, écrit assez tardivement, car il dépend de
Philostorge. Sur ceci v. Pio Franchi de' Cavalieri dans les Studi
e doc. di storia e diritto, 1897, p. 110 et suiv. ; cf. Nuovo BulL
di archeol. crist., 1904, p. 37.
2 Saint Jérôme, Praef. in Evi\, in Paralip., ep. 106.
LA THÉOLOGIE EN ORIENT 499
ses de Syrie et d'Asie Mineure. Il s'occupa aussi du
Nouveau Testament.
Son exégèse différait fort de celle d'Origène. A An-
tioche le sens allégorique n'était pas de mise ; on affec-
tait de s'en tenir au sens littéral. Quant à la théologie
de cette école, on en jugera par ce fait, bien établi, que
Lucien est l'inventeur de la doctrine qui, sous le nom
d'arianisme, fera bientôt tant de bruit. Autour de lui
se groupaient, dès le temps où nous sommes, les futurs
coryphées de cette hérésie, Arius lui-même, Eusèbe, le
futur évêque de Ni comédie. Maris, Théognis et bien
d'autres. Il avait fallu abandonner les idées de Paul et
admettre la préexistence personnelle du Christ, autre-
ment dit l'incarnation du Verbe. Mais on n'avait cédé
que le moins possible. Le Yerbe, dans le nouveau sys-
tème, est un être céleste, antérieur à toutes les créatures
visibles et invisibles; c'est même lui qui les a créées.
Mais il n'est pas éternel; il a été créé par Dieu pour
être l'instrument de la création subséquente. Antérieu-
rement, il n'existait pas: il a été tiré du néant.
Cette théorie, on ne peut le nier, simplifiait gran-
dement le problème de la procession du Yerbe, pro-
blème ardu, auquel, depuis deux siècles, on avait donné
les solutions les plus diverses, sans réussir à en faire
prévaloir aucune. Mais la simplification était obtenue
par le sacrifice de l'une des données essentielles, celle
de l'absolue divinité du Christ. Cette donnée, fournie
par la! tradition, cultivée par la piété, consacrée parle
culte, scellée par le sang des martyrs, était la pierre
500 CHAPITRE XXIV.
angulaire de renseignement chrétien. Ni Origène, ni
Hippolyte, ni Justin, ni tant d'autres orthodoxes, sans
parler des Gnostiques, n'avaient cru pouvoir la négli-
ger. On nxesura bientôt sa force de résistance.
Pour le moment, comme le sj'stème restait dans
l'Ecole, comme il marquait en somme un progrès sur
les conceptions répudiées aux derniers conciles et qu'on
s'étudiait à l'habiller d'un style orthodoxe, il ne paraît
pas avoir suscité d'émotion. C'est à Alexandrie qu'il
fera éclat, et cela longtemps après la mort de son auteur.
H semble bien que Ijucien ait été atteint par la con-
damnation de Paul. Les évêques Domnus, Timée et
même Cyrille dans les premiers temps, le maintinrent
en dehors de leur communion ^ Cyrille pourtant, ju-
geant acceptables les satisfactions qu'on lui présenta,
rendit au docteur et la communion et sa situation pres-
bytérale ". C'est comme prêtre d'Antioche que Lucien
fut arrêté en 312 et martyrisé.
Car ils le furent tous, ou peu s'en faut, tous les
chefs de ces écoles si diverses. L'évêque Pierre d'Ale-
xandrie, Pamphile, Méthode, Lucien lui-même, tous don-
nèrent à la foi commune le témoignage du sang; tous
(Lettre d'Alexandre d'Alex., Théodoret, H. E., I, 4, c. 9).
2 Arius, Eiisèbe et les autres disciples de Lucien n'auraient
pu être promus aux dignités ecclésiastiques en tant d'endroits
s'ils eussent été connus comme disciples d'une école proscrite
par les évêques d'Antioche. Leurs rapports avec Lucien doivent
être postérieurs à l'évolution de celui-ci, et, comme ils se pla-
cent sûrement avant la persécution, ils tombent sous l'épiscopat
de Cyrille, lequel mourut en 301 ou 302.
LA THÉOLOGIE EN ORIENT 501
jouissent maintenant dans l'Eglise des honneurs qu'elle
rend à ses martyrs. Cela ne veut pas dire que leurs doc-
trines aient été d'une égale correction, ni que leurs di-
vergences importassent médiocrement au christianisme.
Mais cela signifie au moins que, quelle que fût leur
théologie, ils se montrèrent, dans la grande épreuve,
des hommes de cœur et des chrétiens convaincus.
CHAPITRE
Les mœurs chrétiennes.
La préparation an baptême: le oatechiiniénat. — Le symljole des Apôtres.
— Le canon da Nouveau Testament. — Les romans apostoliques. — L'en-
cratisme. — L'as-îâtisme orthodoxe. — La discii^line i^énitentielle. — Pro-
grès de l'esprit mondain. — Le concile d'Elvire.
Ces conflits tliéologiques eurent sans doute quelque
retentissement en certains cercles: ils laissèrent dans
la littérature ecclésiastique des traces importantes, que
nous aurions moins de peine à faire revivre si les que-
relles des siècles suivants ne les avaient pas effacées
d'assez bonne lieure. Cependant on ne saurait dire que
les masses chrétiennes s'y soient longtemps intéressées.
L'événement le mieux fait pour éveiller leur attention,
la destitution de l'évêque d'Antioche, n'avait, tout bien
considéré, qu'une portée locale. Après la défaite de Paul
de Samosate les choses reprirent bien vite leur cours
ordinaire.
C'est sur ce cours ordinaire des choses qu'il con-
vient de réfléchir, au moment où nous voici arrivés,
c'e.it-à-dire à la veille de la dernière grands persécu-
tion et du triomphe ofliciel du christianisme. Jetons
donc un regard sur l'ensemble de la société chrétienne
du III*' siècle ; rendons-nous compte de son recrutement,
LES MŒURS CHRÉTIENNES 503
de sa vie morale et religieuse, de son organisation et
de son gouvernement.
Tertullien dit dans son Apologétique (c. 17) qu'on ne
naît pas chrétien, qu'on le devient : finnt, non nascuntur
chrldlani. Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre.
Dès le temps de Septime Sévère nombre de chrétiens
l'étaient de naissance, en ce sens que, nés de parents chré-
tiens, ils avaient reçu le baptême dès leur plus tendre
enfance et contracté^ sans en avoir la moindre connais-
sance, des engagements fort graves au point de vue de
la croyance et de la morale. L'Eglise n'hésitait pas de-
vant cette situation, sûre qu'elle était de sa foi et de ses
espérances, convaincue que l'éducation familiale rempla-
cerait, même avantageusement, pour le néophyte au ber-
ceau, la probation qu'elle imposait aux recrues adultes.
Celles-ci, en effet, n'étaient pas admises sans épreuve.
C'est ce qu'on appellait le catéchuménat, institution que
Ton constate un peu partout dès le déclin du IF siècle.
Les convertis qui venaient au christianisme à Tàge de
raison n'étaient pas agrégés de suite au corps des fidè-
les. L'initiation ne leur était accordée qu'au bout d'un
certain temps, pendant lequel ils s'instruisaient de ce
qu'était au juste le christianisme, de ses enseignements,
des obligations diverses qu'ils allaient contracter. Et
non seulement ils s'instruisaient, mais ils commençaient
à pratiquer la vie chrétienne. Ils essayaient ainsi leurs
forces. De son côté, l'Eglise avait l'œil sur eux et ju-
geait si elle pouvait raisonnablement compter sur leur
persévérance. Lss catéchumènes étaient considérés déjà
504 CHAPITRE XXV.
comme des chrétiens; ils en prenaient le titre et, en temps
de persécution, ils partageaient les risques des fidèles.
Dans les assemblées chrétiennes on les admettait aux
chants, aux lectures, à certaines prières, non toutefois à
la célébration du mystère eucharistique et de quelques
autres, comme ceux de l'initiation et de l'ordination.
Quand la préparation était jugée suffisante, les ca-
téchumènes étaient admis à demander le baptême. Ils
le faisaient généralement. Toutefois ils n'étaient pas obli-
gés de le recevoir immédiatement, et certaines person-
nes différaient les engagements définitifs.
Le rituel de l'initiation comportait, dès l'âge apos-
tolique, deux actes principaux, le bain ou baptême d'eau
et l'imposition des mains. Le premier avait pour vertu
spéciale de remettre les péchés: c'était le symbole de
la purification de l'âme par la conversion et l'adhésion
à Jésus : le second était le rite de la sanctification par
la descente de l'Esprit-Saint dans l'âme du néophyte.
Avec le temps d'autres cérémonies s'introduisirent. Ter-
tuUien parle ^ non seulement du baptême et de l'impo-
sition des mains, mais encore de l'onction, de la con-
signation ou imposition du signe de la croix, enfin d'un
breuvage de lait et de miel que l'on présentait aux nou-
veaux initiés ^. Comme il ajoute que toutes ces cérémo-
nies étaient pratiquées par les Marcionites, force est
^ De resiirrecf., S ; adn. Marc, I, 14 ; III, 22.
2 Cette dernière cérémonie a disparu de l'usage; l'onction
et la consignation forment, avec l'imposition des mains, le rituel
spécial de la « confirmation ».
LES MŒURS CHRÉTIENNES 505
d'admettre, qu'elles remontent au moins à la première
moitié du II* siècle.
La célébration du baptême était toujours précédée
d'une préparation spéciale ; elle avait lieu généralement
à Pâques ; les semaines précédentes étaient employées
à terminer l'instruction des candidats, qui, dès lors,
n'étaient plus considérés comme de simples catéchumè-
nes; on les appelait compétentes en latin, owti^ôj/îvoi
en grec. On leur apprenait et on leur commentait la
règle de foi, ou symbole.
Au moment de recevoir le baptême ils devaient re-
noncer publiquement, devant l'assemblée chrétienne, à
Satan, à ses pompes, à ses œuvres, c'est-à-dire en somme,
au paganisme ^, à son culte et aux mœurs faciles. Puis
ils déclaraient adhérer à Jésus-Christ, et, en sigiie d'ad-
hésion, ils récitaient la profession de foi.
La formule du symbole était encore, dans toute l'E-
glise, celle qu'on appelle le symbole apostolique. Le
texte usité de nos jours ne diffère que très peu de celui
qui était déjà traditionnel à Rome au commencement
du IIF siècle :
« Je crois en Dieu, Père tout-puissant*; et en Jésus-
» Christ son Fils unique, notre Seigneur, né ^ du Saint-
^ Cette renonciation ne se comprend que pour les néophytes
venant du paganisme. Il est clair que les convertis du judaïsme
n'avaient pas à renoncer à Satan. Les formules ont été établies
pour d'autres que pour eux.
^ Le texte actuel ajoute ici : « Créateur du ciel et de la terre » .
^ « Conçu du Saint-Esprit, né de la vierge Marie ; qui a souf-
fert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli».
■506 CHAPITRE XXV.
» Esprit et de la vierge Marie, crucifié sous Ponce Pi
» late et enseveli ^, ressuscité des morts le troisième
» jour, monté aux cieux, assis à la droite du Père, d'où
» il viendra juger les vivants et les morts: et au Saint-
» Esprit, à la sainte Eglise ^, à la rémission des péchés,
» à la résurrection de la chair » ^.
TertuUien connaît déjà ce texte, qui, durant le III^ siè-
cle, passa d'église en église et finit par s'imposer par-
tout. Il est caractérisé par sa distribution en trois arti-
cles, correspondant aux trois termes divins de la formule
baptismale, par un court résumé de l'histoire évangé-
lique, annexé au second article, et par la mention, au
troisième, de l'Eglise, du baptême (rémission des péchés)
et de la résurrection. Il y a bien des raisons de croire
que ce symbole romain a été constitué longtemps avant
le moment où il est attesté.
Le premier article n'offre aucune trace de préoccu-
pation à l'endroit des hérésies gnostiques: Dieu y est
qualifié sinijDlement de tout-puissant, sans que l'on ait
jugé nécessaire de marquer son identité avec le Créa-
teur. Il semble bien qu'il en eût été autrement si l'au-
torité religieuse d'où procède cette formule avait eu le
péril gnostique sur son horizon. Aussi ne doit-on pas
hésiter à remonter jusqu'à la première moitié du II*" siè-
cle. Plus tôt, il y a eu sûrement des résumés succincts
^ « Descendu aux enfers » , add.
2 « Catholique », add.
3 « A la vie éternelle » , add.
LES MŒURS CHRÉTIENNES 507
de la prédication chrétienne ; on en trouve la trace dans
les lettres de saint Ignace et dans les Pastorales ; mais
il n'est pas prouvé qu'ils fussent aussi complets que
notre vieille formule romaine, ni distribués de la même
façon qu'elle K
Formulée dans cette synthèse brève, simple, intelli-
gible à tous, la croyance chrétienne était alimentée et
documentée par un enseignement perpétuel, dont la
forme principale était la lecture de la Bible, accom-
pagnée de commentaires homilétiques. L'usage du sens
spirituel permettait d'adapter à l'éducation des fidèles
nombre de textes de l'Ancien Testament qui ne s'y prê-
taient guère autrement. Au commencement on ne sem-
ble pas s'être préoccupé de délimiter la littérature bi-
blique. On se servait des livres en usage dans les sy-
nagogues, sans trop remarquer que les synagogues n'a-
vaient pas toutes la même bibliothèque sacrée. De là des
variétés et des incertitudes. Elles augmentèrent bientôt
quand les écrits du Nouveau Testament vinrent s'ad-
joindre à l'anciemie Bible. Les détaiLs de cette bigar-
rure échappent à l'investigation. De bonne heure il se
fit des éliminations; c'est ainsi que le nombre des évan-
giles canoniques fut fixé à quatre, celui des épîtres pau-
liniennes à treize. Un canon d'ensemble, une liste des
livres reçus par l'Eglise comme sacrés et canoniques,
-apparaît pour la première fois à Rome, vers la fin du
• Sur ceci, v. Harnack, Chronologie, t. I, p. 524, et les ou-
vrages qu'il cite et résume.
508 CHAPITRE XXV.
IF siècle. C'est ce qu'on appelle le canon de Muratori.
A vrai dire, ce texte un peu énigmatique, dont il ne
nous reste que la fin et dont on se demande encore s'il
a été écrit d'abord en grec ou en latin, ne saurait être
considéré comme un document officiel, engageant la res-
ponsabilité de l'église romaine. Au moins témoigne-t-il
des certitudes acquises et des incertitudes subsistantes,
à Rome, au moment où il a été écrit. On y admettait
les quatre évangiles, treize épîtres de saint Paul, les
Actes des apôtres^ les épîtres de saint Jude et de saint
Jean, deux apocalypses, celle de Jean et celle de Pierre.
Contre celle-ci, cependant, il y avait une opposition
marquée. Le Pasteur est mentionné,- mais écarté comme
trop récent. Son auteur ne pouvait être rangé ni parmi
les prophètes ^, ni parmi les apôtres ; il avait écrit au
temps, encore voisin (nuperrime, temporïbtis nostrls), où
son frère Pie occupait la chaire épiscopale de Rome.
D'autres écrits, comme les épîtres de saint Paul aux
Laodicéens et aux Alexandrins, sont rangés au nombre
des productions hérétiques et résolument écartés ^.
Que les livres des hérétiques ne fussent pas admis
à la lecture dans les assemblées chrétiennes, cela allait
de soi. Mais entre ces productions réprouvées et les
' Ce mot est pris ici an sens de prophètes de l'Ancien Tes-
tament.
^ L'épître de saint Jacques n'est pas mentionnée, non plus
que celles de saint Pierre ; mais le texte n'est pas sûr; il pourrait
bien se faire que cette lacune, vraiment exorbitante, surtout en
ce qui regarde la /" Pétri, ne fût pas primitive.
LES MŒURS CHRÉTIENNES 509
saintes Ecritures, il y avait une marge considérable, où
se rangeaient des compositions moins nettement défi-
nies, les unes d'inspiration correcte, mais d'authenticité
douteuse ou de faible autorité, les autres où l'on pou-
vait relever des tendances inquiétantes, encore que peu
accentuées. Ici et là, grâce à la simplicité des gens, des
livres singuliers ou même suspects étaient tolérés, même
dans les réunions de culte. Ailleurs on en bornait l'usage
à la lecture privée. La curiosité du petit monde chré-
tien faisait trop aisément accueil à des évangiles ^ non
officiels, et surtout à de pieux romans qu'on lui présen-
tait comme l'histoire des apôtres. De ces romans, le
plus ancien paraît être celui qui s'intitule « Actes de
Paul. » . C'était assurément le plus inattendu, car la vé-
ritable histoire de saint Paul était bien connue par le
livre canonique des Actes. Cité par Hippolyte et Ter-
tullien, classé par Origène et Eusèbe parmi les appen-
dices du Nouveau Testament, ce livre extraordinaire
trouva place dans certains exemplaires de la Bible.
Même après que les Manichéens et les Priscillianistes
l'eussent compromis par leur enthousiasme, il échappa,
au moins partiellement, à la proscription. Il est main-
tenant établi que la jolie histoire de Paul et de Thècle
en était un épisode; c'est à lui que l'on doit rattacher
la correspondance apocryphe de saint Paul avec les Co-
' Evangiles des Hébreux, des Egyptiens, de saint Pierre ;
V. ci-dessus, p. 121, 147, 448, 484. Les Gnostiques avaient des
évangiles de Thomas, de Philippe, de Mathias, etc.
510 CHAPITRE XXV.
rinthiens, ainsi que le récit du martyre de l'apôtre et
la célèbre légende du lait qui s'échappa de sa tête coupée.
Ces fragments faisaient partie d'un vaste ensemble ^ où
les aventures, les prédications et surtout les miracles
de saint Paul étaient décrits à peu près dans le cadre
des Actes des apôtres et presque avec le même person-
nel, mais traités avec une invraisemblable liberté. On
a peine à comprendre que ce récit ait pu être proposé
à des personnes qui avaient en tête celui de saint Luc.
L'auteur abuse beaucoup du miracle : mais c'est surtout la
doctrine qui est caractéristique. Elle n'a rien de commun
avec la gnose, qui est expressément répudiée et com-
battue. Mais la continence y est inculquée avec une viva-
cité étrangère à la prédication commune. Il semble qu'elle
constitue l'essentiel du christianisme. « Bienheureux, dit
» saint Paul, ceux qui gardent leur chair pure, parce
» qu'ils deviendront des temples de Dieu. Bienheureux
» les continents (iyzaaTîr:), parce que Dieu leur parlera.
» Bienheureux ceux qui renoncent au monde . . . Bien-
^ Outre les fragments, que je viens d'énumérer et quelques-
uns moins étendus que l'on connaissait déjà, nous avons main-
tenant une version copte de l'ensemble, reconstituée avec une
patiente sagacité par M. Cari Schmidt, à l'aide de fragments
(2000 environ) d'un manuscrit de papyrus que possède la biblio-
thèque de Heidelberg. Ces fragments, malheureusement, sont
loin de représenter l'intégralité du texte. M. C. Schmidt les a
classés et restitués autant que faire se peut, les a pourvus d'une
traduction en allemand et accompagnés de commentaires où sont
traitées toutes les questions qui y sont relatives, C. Schmidt,
Acfa Pduli, Leipzig, 1904.
LES MŒURS CHRÉTIENNES 511
» heureux x.'eux (|ui, ayant femme, sont comme s'ils n'en
» avaient pas . . . Bienheureux les corps des vierges, etc. » .
Ces principes sont perpétuellement appuyés par le récit.
On fait campagne pour une morale spéciale, plus sévère
que celle de l'Evangile.
Les « Actes de Paul » furent composés par un prê-
tre d'Asie, vers le temps de Marc-Aurèle. Tertullien rap-
porte que les autorités religieuses du pays goûtèrent
peu cet écrit singulier et que l'auteur, bien qu'il se dé-
fendît en prétextant son zèle pour l'apôtre Paul, fut
déposé de sa situation presbj^térale. Le livre ne fut pas
supprimé pour autant : mais on est heureux de savoir
que l'Eglise ne se reconnut pas dans cette histoire har-
die et dans cette morale exagérée.
Encore moins est-elle représentée par d'autres romans
apostoliques presque aussi anciens que les « Actes de
Paul » , mais beaucoup moins inoffensifs. Je veux parler
des Actes de Jean, de Pierre, d'André et de Thomas \
qui paraissent avoir été en circulation dès les premiè-
^ Pour le texte de ces écrits il faut se reporter à l'édition
de Lipsius et Bonnet, Âcfa aposfolorum apocri/pha, qui les com-
prend tous. Le recueil de même titre, publié en 1851 par Ti-
schendorf, est bien dépassé par cette nouvelle édition. On en peut
dire autant des Acfa Thomae et des Acta Andreae cuin lauda-
tioiie contexta, publiés en 1883 et 1895 par M. Bonnet. Aux
fragments des « Actes de Pierre » publiés dans le t. I par Lipsius
d'après des mss. latins et grecs, il faut ajouter un fragment
copte récemment (1903) édité par C. Sclimidt, dans le T. u. U.,
t. XXIV : Die alten Petmsakten . — Pour la bibliographie, v. Bar-
denhever, Gesch. der altcJuHsf lichen Literatur, 1. 1, p. 414 et suiy.
512 CHAPITRE XXV.
res années du IIP siècle \ Les trois ou tout au moins
les deux premiers sont étroitement apparentés ; certains
critiques les attribuent au même auteur, un certain Leu-
cius ou Leucius Charinus, qui, selon d'autres, n'aurait
composé que les Actes de Jean. Ce dernier livre est
sûrement hérétique, d'un docétisme très accentué, avec
références à l'Ogdoade, à la Dodécade et au Plérôme.
Certains récits sont d'une liberté qui va jusqu'à l'in-
convenance. Les Actes de Pierre soulèvent moins d'ob-
jections ; le docétisme y est beaucoup moins apparent.
Il en était de même, autant qu'on en peut juger par quel-
ques fragments, dans les « Actes d'André » . Ces écrits
ont en commun une tendance ascétique très marquée,
l'horreur du mariage et du vin. Si saint Pierre et saint
André sont mis à mort, c'est parce qu'ils ont inculqué
aux femmes mariées l'éloignement du lit conjugal. Le
vin est proscrit jusque dans l'Eucharistie ; elle n'est
célébrée qu'avec du pain et de l'eau.
Les Actes de Jean, Pierre et André ont été rédi-
gés en grec ; on y a exploité diverses traditions locales
d'Asie, de E-ome, d'ailleurs encore. Saint André, avec
saint Pierre et saint Mathias, évangélise les bords de
la mer Noire ; ses aventures, très fantastiques, se termi-
nent par le martyre, à Patras. L'histoire de saint Jean
a, pour dernier épisode, la « Métastase » , ou l'on voit
le vieil apôtre descendre dans le tombeau sans mourir
tout-à-fait. Celle de saint Pierre développe la donnée,
ï Origène les connaissait; v. Eiisèbe, H. E., III, 1.
LES MŒURS CHRÉTIENNES 513
déjà reçue- dans certains cercles, du conflit romain entre
saint Pierre et Simon le magicien * et celle de la cru-
cifixion de l'apôtre, la tête en bas *.
Avec les « Actes de Thomas » nous sortons du monde
grec. C'est dans l'Inde que l'apôtre porte l'Evangile ;
c'est à Edesse et en syriaque que sa légende a été écrite.
En dépit de cette différence d'origine, l'inspiration est
à peu près la même que celles des autres romans aposto-
liques. L'ascétisme y est présenté comme l'essence même
de la religion. La gnose se révèle çà et là, surtout en
certaines hymnes moins corrigées que le reste dans les
rédactions qui se sont conservées. C'est tout-à-fait ce
que l'on peut attendre du milieu bardesanite, d'où cette
histoire étrange paraît bien être sortie.
Ces apocryphes ne nous sont parvenus qu'en frag-
ments. Leurs textes primitifs n'auraient pu être tolérés.
Ils furent d'ailleurs compromis, au W siècle et au V,
par l'usage qu'en firent Manichéens et Priscillianistes.
On les remania, en supprimant les traits les plus cho-
quants, mais en conservant les aventures merveilleuses,
auxquelles le populaire persistait à s'intéresser. De là
^ Il ne faut pas voir là une attaque contre la gnose, en la
personne de son ancêtre classique. Dans les Actes de Pierre,
Simon n'est représenté que comme un magicien, adversaire du
Clirist et des apôtres, sans qu'aucune doctrine spéciale soit placée
S3US son patronage.
' Le martyre de saint Pierre fut, par la suite, détaché du
corps du récit, développé, pourvu d'attaches topograj)liiques et
mis sous le nom de Linus, le premier successeur de l'apôtre.
Le même nom s'attacha, plus tard encore, à la passion de saint
Paul, détachée des Acta Pauli.
DuCHESNE. Hist. anc. de l'Egl. - T. I. m
514 CHAPITRE XXV.
des rédactions à peu près orthodoxes, auxquelles s'ali-
menta pour des siècles Thagiograpliie des apôtres.
En quelque proportion que Thérésie gnostique soit^
en ces écrits, combinée avec l'orthodoxie, une chose est
sûre, c'est qu'ils ont tous une même tendance, la ten-
dance encratite, opposée aux rapports sexuels, même
dans le mariage, et à l'usage des aliments forts, la viande
et surtout le vin. Il ne s'agit pas ici de renoncements
individuels, mais de règle générale: tout chrétien doit
être ascète, continent, encratite. Ce programme n'était
pas nouveau. On l'affichait déjà au temps des apôtres:
la première épître à Timothée le condamne énergique-
ment K Dès ce temps-là sans doute il se rattachait à des-
idées suspectes sur le Créateur et la Création. Au IP siè-
cle ces idées s'expriment dans les diverses formes de
la gnose et dans l'enseignement marcionite. Ce ne fut
pas, loin de là, une recommandation pour l'ascèse, mais-
plutôt une raison de la soupçonner, même quand elle
pouvait paraître inoffensive. Il y avait peut-être des
encratites qui s'en tenaient à leurs observances; mais
il est rare qu'on parle d'eux sans qu'il ne se révèle quel-
que accointance fâcheuse. Saint Denys de Corinthe ^ pa-
raît avoir été fort préoccupé de cette tendance. Saint
Irénée ^ rattache les Encratites à Saturnil, à Marcion,
et surtout à Tatien, qui leur aurait appris à contester
• / Tim., lY, 1-6.
2 Ci-dessus, p. 261, 436.
3 Ilaer., I, 28.
LES MŒURS CHRÉTIENNES 515
le salut d'Adam et à croire aux éons. Clément d'Ale-
xandrie cite ^ comme une de leurs autorités lui certain
Julius Cassianus, auteur d'un traité Tûîpî éyxpaTSta; -/i tzzzI
£»jvou/îa;. Ce Cassien était un docteur en docétisme,
tout comme Saturnil et Marcion. Hippolyte, cependant,
a connu des Encratites qui^ « sur Dieu et le Christ, pen-
saient comme l'Eglise » ; il ne les rattache pas à Tatien ^.
On n'entend pas dire que les Encratites aient formé
des communautés organisées. Il y avait sans doute de
petits groupes, où l'on pouvait célébrer ou recevoir l'Eu-
charistie selon le rituel de la secte. Le plus souvent on
se mêlait aux autres chrétiens, orthodoxes ou même
gnostiques. Un des martyrs de Lyon, Alcibiade, semble
bien avoir donné quelque temps dans l'encra tisme. Il
s'agit en somme moins d'une doctrine que d'une obser-
vance, à laquelle on pouvait s'attacher avec plus ou moins
de rigueur et pour des raisons diverses. C'est sans doute
à r influence encra ti te qu'il faut rattacher la coutume,
constatée au IIP siècle en quelques endroits, de con-
sacrer l'Eucharistie avec du pain et de l'eau seulement.
Saint Cyprien fut obligé de la combattre en Afrique ^.
La passion du martyr Pionius, de Smyrne (250), nous
le représente comme attaché à cet usage.
Au IV^ siècle il y avait encore des Encratites. Saint
Epiphane * en signale dans les grandes villes, comme
1 Sfrom., in, 91.
2 Philos., VIII, 20.
3 Ep. LXIII.
^ Haer., 46, 47, 01.
516 CHAPITRE XXV.
E-ome et Antioche, et surtout en Asie-Mineure, aux
abords du massif isaurien, dans les provinces de Cilicie,
d'Isaurie, de Pamph^die, de Pisidie, et dans la Phrygie
brûlée. Certains d'entre eux, connus sous le nom d'Apos-
toliques ou d'Apotactites, ajoutaient à l'observance pri-
mitive la pratique de la pauvreté volontaire. Tous avaient
en grande considération les actes apocryphes des Apô-
tres et autres productions analogues.
Bien qu'elle proscrivît l'encratisme doctrinal, c'est-
à-dire la répudiation par principe de certains aliments
et des rapports sexuels, l'Eglise admettait des exer-
cices de mortification, le jeûne, par exemple, pratique
héritée d'Israël. Il y eut de très bonne heure deux
jours de « station» par semaine, le mercredi et le
vendredi. Hermas les connaît déjà ; ils sont marqués
dans la Doctrine des Apôtres. Ces jours-là le repas
se prenait plus tard et l'alimentation était plus sé-
vère. A Pâques aussi on observait un jeûne, celui-là
fort rigoureux. D'abord limité à un jour ou deux, il
finit par s'étendre à toute la semaine qui précédait
la grande fête. En certaines circonstances les évêques
invitaient leurs fidèles à observer des jeûnes extraor-
dinaires. Tout cela, c'étaient des observances publiques;
en leur particulier les fidèles jeûnaient quand et comme
ils l'entendaient.
Une autre forme de l'ascèse, c'était la pratique de
la continence. Elle n'était, bien entendu, imposée à per-
LES MŒURS CHRÉTIENNES 617
sonne. De bonne heure, cependant, elle fut adoptée,
comme observance libre et surérogatoire, par des hom-
mes ou des femmes, dont la détermination était notoire.
On faisait profession de virginité. En certains cas, comme
en celui d'Origène, la mesure fut dépassée; mais ces
exagérations étaient répudiées par le sentiment général.
Les continents des deux sexes ne se segrégeaient pas
du monde. Ils vivaient dans leurs familles et partageaient
la vie commune de l'association chrétienne. Les monas-
tères sont d'un autre temps. Cependant il était impos-
sible qu'il n'y eût pas quelques rapports spéciaux entre
personnes attachées au même idéal de vie pratique. Les
continents se connaissaient, même de ville à ville, d'é-
glise à église. Ils se fréquentaient entre eux, avec une
certaine préférence. De là naquirent quelques abus. On
vit des vierges vivant, pour une raison ou pour une autre,
en dehors de leurs familles, s'associer un protecteur de
même profession, mais de sexe différent, et soulever
ainsi les protestations des chefs ecclésiastiques ^
En dehors de ces abus, le sacrifice que comporte
une telle profession était hautement considéré dans la
société chrétienne et au dehors. Les vierges chrétiennes
étaient l'honneur de l'Eglise.
* Sur ce sujet, outre le Banquet des vierges de Méthode,
V. les épîtres pseudo-clémentmes ad Virgities (des deux sexes).
Ces pièces, dont on n'a plus qu'une version syriaque, parais-
sent avoir formé d'abord un seul et même document. Il est pos-
sible que le nom de Clément n'y ait été attaché que lors de sa
distribution en deux lettres. Le lieu d'origine paraît être la Syrie ;
la date, le III^ siècle assez avancé. Cf. Cyprien, Ep. IV.
518 CHAPITRE XXV.
Mais cet ascétisme orthodoxe et facultatif n'était le
fait que d'une élite. Au commun des chrétiens la mo-
rale commune offrait déjà des difficultés assez grandes.
Les engagements résultant de l'éducation religieuse ou
d'une libre vocation n'étaient pas toujours tenus. Ce
n'est pas à une situation exceptionnelle que correspon-
dait la prédication de pénitence dont le Pasteur d'Her-
mas nous offre très anciennement une expression si ori-
ginale. Plus on allait, plus les chrétiens étaient nom-
breux. Les actes de vertu se multipliaient, les péchés
aussi. De là des nécessités de plus en plus pressantes
et diverses. La casuistique se développa, et l'institution
pénitentielle, qui n'avait d'abord montré que ses traits
les plus essentiels, ne tarda pas à se préciser.
Elle se fondait sur ce principe très simple qu'une
société a le droit d'exclure ceux de ses membres qui man-
quent gravement aux statuts. Le fidèle qui contrevenait
aux engagements du baptême était rejeté de la commu-
nauté chrétienne, excommunié. Au cas où l'excommunié
était touché de repentir et décidé à changer de conduite,
il pouvait solliciter sa réadmission, et, si sa conversion
présentait des garanties suffisantes, on le reprenait,
mais non pas en qualité de membre régulier de la
communauté : il était classé parmi les pénitents, dans
une catégorie spéciale, analogue à celle des catéchumè-
nes. Comme ceux-ci, les pénitents ne pouvaient assister
qu'aux préliminaires du service divin. Comme eux, ils
LES MŒURS CHRÉTIENNES 519
«étaient l'objet d'une surveillance étroite, destinée à vé-
rifier l'efficacité de leur repentir. De plus ils étaient
soumis à un régime d'expiation, proportionné à la gra-
vité de leurs fautes. Il pouvait arriver, si ces fautes
n'étaient pas d'extrême gravité, qu'on les réconciliât
tout-à-fait au bout d'un temps plus ou moins long \ Ils
reprenaient alors leur place d'autrefois parmi les autres
fidèles. Mais il y avait des cas généralement compris
sous les dénominations d'homicide, d'adultère et d'apos-
tasie, où l'expiation durait jusqu'à la mort. On a vu
plus haut que le pape Calliste fit fléchir cette règle
sévère et admit que les pénitents coupables de fautes
charnelles pussent être réconciliés avant leurs derniers
moments. L'opposition des rigoristes s'exprima, il est
ATai, dans les écrits d'Hippolyte et de Tertullien : mais,
dans la pratique, on s'inspira partout des idées romaines.
Avec l'homicide volontaire et surtout avec l'apostasie
•on se montra moins facile. Au lendemain des persécu-
tions, alors que les défaillances s'étaient produites en
très grand nombre, on accepta comme circonstances at-
ténuantes les tourments de la question, l'exil, la perte
•des biens, la prison, la peur elle-même, et on liquida
par une pénitence rapide une situation qui, autrement,
eût été fort compliquée. Cependant l'ancienne règle fut
maintenue pour ceux qui, en dehors de tout motif d'ex-
^ En certains pays, comme on le voit par l'épître « cano-
nique » de saint Grégoire le Thaumaturge et autres documents
orientaux, il y avait une sorte de classification des pénitents;
on distinguait les Ecoutants (à>tp;wy.£v;t), les Prosternés (û-o-
■TriTTTSvTc;), les Assistants (a-JCTàvTî;).
520 CHAPITRE XXV.
cuse, se rendaient coupables du péché d'idolâtrie, sur-
tout dans sa forme la plus caractérisée, le sacrifice.
Car ce n'était pas seulement en temps de persécu-
tion que l'on était exposé à se compromettre avec le
paganisme. Quand les magistrats laissaient les fidèles
tranquilles, ceux-ci n'en avaient pas moins à vivre dans
un milieu attaché aux anciennes formes religieuses. Les
relations de famille, de voisinage, de commerce, pou-
vaient entraîner à des concessions fâcheuses '. Certaines
professions étaient pleines de périls, par exemple celles
de soldat, de maître d'école, de peintre, de sculpteur.
Plus on allait et plus se miultipliaient les contacts entre
le monde et la société chrétienne. L'opinion devenait
de moins en moins défiante, surtout après de longs in-
tervalles de tranquillité, qui rassuraient les fidèles sur
les dispositions de l'Etat et les païens sur les dangers
du christianisme. Peu de situations étaient considérées
comme incompatibles avec le christianisme, même avec
la qualité de prêtre ou d'évêque. Saint Cyprien ^ con-
naissait des évêques, et en assez grand nombre {plunmi\
qui acceptaient des gérances dans l'administration des
domaines, couraient les foires, exerçaient l'usure ^, pro-
cédaient à des évictions. On a vu que Paul de Samo-
sate cumulait les fonctions d'évêque d'Antioche avec
une haute situation dans les finances publiques; son
^ Le concile d'Elvire, c. 57, parle de dames chrétiennes qui
prêtaient des vêtements pour décorer les processions païennes.
^ De lapsis, 6.
^ Des désordres semblables sont condamnés dans les canons
19 et 20 du concile d'Elvire.
LES MŒl'RS CHRÉTIENNES 521
adversaire, Malchion, était directeur de l'école « hellé-
nique » à Antioche, chose bien extraordinaire pour un
prêtre en fonctions. Le mathématicien Anatole, chef de
l'école aristotélicienne d'Alexandrie, fut élevé à l'épis-
copat. Vers la fin du III" siècle, le directeur de la ma-
nufacture impériale de pourpre, établie à Tyr, était un
prêtre d'Antioche. La maison impériale, depuis Néron
jusqu'à Dioclétien, compta toujours beaucoup de chré-
tiens. A la longue on en vint à accepter non seulement
des gérances financières, mais des magistratures muni-
cipales ou même provinciales. Que dis-je? On vit des
fidèles du Christ devenir flamines, c'est-à-dire prêtres
païens. Le gouvernement, dans les derniers temps, se
montrait si complaisant que, pour les titulaires chrétiens
de ces fonctions, il faisait fléchir les obligations reli-
gieuses qu'elles comportaient. On pouvait être grand-
prêtre de E-ome et d'Auguste sans offrir de sacrifice à
ces divinités officielles '.
Cette tolérance touche vraiment à l'absurde, de quel-
que côté qu'on l'envisage. L'Etat ou les municipalités
qui admettaient des flamines chrétiens, avec dispense
de sacrifice, se mettaient en contradiction avec l'essence
de cette institution de culte. Autant aurait valu l'abolir
elle-même. Quant aux chrétiens qui consentaient à re-
vêtir ces sacerdoces, ce devaient être des chrétiens de
^ Il y avait, parmi les chrétiens, des gens de théâtre, des
gladiateurs, jusqu'à des filles de joie et des lenones. Je n'ai pas
besoin de dire que de telles professions n'étaient pas tolérées
par les autorités ecclésiastiques.
522 CHAPITRE XXY.
bien large observance. Au concile d'Elvire leur situation
fut l'objet de critiques, mais de critiques fort douces
au fond, malgré leur apparente sévérité. On se borna
à mettre en relief certaines espèces, à réprouver cer-
tains cas plus graves. Peut-être aurait-il mieux valu con-
damner en bloc et sans rémission cette énorme déro-
gation aux principes chrétiens les plus élémentaires.
Mais sans doute il était déjà trojD tard, à la fin du
III^ siècle, pour se montrer si rigoureux.
Ce concile d"Elvire, qui, avec certaines pages de l'his-
toire ecclésiastique d'Eusèbe, nous permet d'apprécier
l'état moral de la société chrétienne à la veille des der-
nières persécutions, est, en dehors même de cela, un
document du plus haut intérêt ^ L'histoire ecclésiastique
d'Espagne, si Ton met à part de vagues traditions sur
la jDrédication de saint Paul ^, n'est guère représentée,
pour la période des origines, que par quelques faits
isolés, relatifs au temps des persécutions de Dèce et
de Yalérien. Il en a été question plus haut. Au concile
d'Elvire (lUihenis, Grenade; l'église espagnole se révèle
avec une tout autre ampleur. Outre une vingtaine d'é-
vêques ^, un bon nombre d'églises y étaient représen-
^ Sur ce sujet, voir mon mémoire Le concile cVElvire et les
fiamines chrétiens, dans les Mélanges Eenier (1887), p. lb\) et suiv.
2 Quant aux légendes sur celle de saint Jacques, je m'en
suis expliqué dans un mémoire intitulé Saint Jacques en Galice,
publié dans les Annales^ du Midi, t. XII (1900) p. 145.
^ Ceux de Legio (-Astiunca),' de Saragosse, di'Emerita, Osso-
nova (Faro), d'Evora, d'^4cci {Guaidix), Castido, Mentesa, Urci,
Tolède, Salaria, Eliocroca ; de Cordoue, Séville, Tucci, Ipagrum,
llliberris, Malaga.
LES MŒURS CHRÉTIENNES 523
tées par des prêtres. Tous les noms conservés ne sont
pas identifiables, mais ils suffisent, par leur nombre, à
témoigner de l'extension qu'avait alors le christianisme
en Espagne, surtout dans les régions méridionales.
Il prouve également que, si, dans ces chrétientés ibé-
riques, la mondanité avait fait de lamentables progrès,
les chefs de l'Eglise n'avaient pas perdu de vue l'idéal
antique et qu'ils ne craignaient pas de recourir aux
pénalités les plus sévères pour défendre la morale évan-
gélique. Sur les quatre-vingt-un canons dont se compose
l'ordonnance des Pères d'Elvire, dix-sept se terminent
par la sévère formule: nec in fînem dandam esse com-
munionem. Ceci ne doit pas être interprété en ce sens
que l'épiscopat espagnol vouât à la damnation les cou-
pables visés par cette disposition, ni même que l'Eglise
les exclût tout-à-fait de son sein : elle les admettait dans
la condition inférieure qui était celle des pénitents. Mais
^lie refusait d'user à leur égard de ses pouvoirs de ré-
mission extérieure et complète, s'en rapportant à Dieu
du soin d'agréer leur repentir.
CHAPITRE XXVI.
La société chrétienne.
Eglises mères, églises filiales. — Premières métropoles ecclésiastiques.
— Développement de la hiérarchie. — Le siège social de l'église locale. —
L'Eucharistie et l'agape. — Catégories de fidèles : les confesseurs et les vier-
ges. — Origines du célibat clérical. — Les règles ecclésiastiques et les re-
cueils « ai)ostoliques ». — L'évêque et l'épiscopat. — L'autorité universelle
de l'Eglise romaine.
Les chrétiens étaient groupés, comme les juifs l'a-
vaient été avant eux et l'étaient encore, en communau-
tés locales, sous la direction d'une hiérarchie dont les
degrés principaux, évêques, prêtres, diacres, remon-
taient, on l'a vu, jusqu'aux temps apostoliques. Ces com-
munautés locales, ces églises, étaient essentiellement
unies entre elles : elles se concevaient comme les mem-
bres d'un même corps, comprenant l'ensemble des fidè-
les du Christ et formant l'Eglise, non plus locale, mais
universelle, l'Eglise catholique.
Où commençait, où finissait l'église locale ? Sur quels
principes se déterminait son étendue ? Il est moins aisé
qu'on ne pense de donner ici une réponse qui satisfasse
à tous les cas. En général, quand une église s'était or-
ganisée dans un chef-lieu de cité, son ressort s'identi-
fiait avec le territoire de cette cité. Cependant il n'en
était pas de même partout. Les chrétiens de Vienne, par
LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE 525
exemple, semblent bien avoir été d'abord très étroite-
ment groupés avec ceux de Lyon. En Espagne, au milieu
du nP siècle, un même évêque gouvernait les fidèles
de Léon (Legio) et d'Astorga (Astiwka), et l'indivision
se maintint pendant de longs siècles. La province de
Scythie, qui comptait un assez grand nombre de villes,
n'eut jamais d'autre évêque que celui de Tomi. Dans
la partie de la Thrace qui avoisine le Bosphore et forma,
au temps de Dioclétien, la province d'Europe, il n'y
avait encore, en 431, que quatre évêques, à chacun des-
quels ressortissait la population chrétienne de deux cités.
L'église d'Alexandrie fut, jusqu'au commencement du
IIF siècle, la seule église épiscopale d'Egypte: certains
indices donnent lieu de croire que Rome avait la même
situation en Italie et L^^on dans la Gaule celtique. Cela
ne veut pas dire, assurément, que tous les chrétiens
d'Eg3^pte, d'Italie et de la Gaule celtique fussent con-
centrés à Alexandrie, à Rome et à Lyon. Ils étaient
disséminés un peu partout dans le pays, en groupes qui
n'arrivèrent que progressivement à l'autonomie et à
l'organisation complète. Même alors, on conçoit aisément
que les églises filiales n'aient pu se placer, vis-à-vis de
l'église-mère, sur un pied d'égalité parfaite. La dépen-
dance s'exprima diversement, suivant les lieux. En cer-
tains endroits on s'abstint de donner à la fondation
nouvelle une organisation aussi complète que celle de
r église-mère. L'évêque de celle-ci continuait d'être son
évêque ; il la dirigeait par l'intermédiaire d'un prêtre
spécial ou même d'un diacre. Ailleurs, en des pays
526 CHAPITRE XXYJ.
OÙ. les villes étant rares, les églises succursales se
trouvaient dans des bourgs et autres localités de cam-
pagne, leurs chefs prirent le nom de chorévêques. Au
concile d'Elvire on voit figurer des prêtres de localités
urbaines, qui, ce semble, n'eurent jamais d'évêques. De
même, dans les conciles grecs du lY^ siècle, on ren-
contre souvent des chorévêques, venus généralement
de Syrie ou des provinces orientales d'Asie-Mineure.
Là même où, sans distinction de grandes et de petites-
cités, toutes les églises locales furent pourvues de la
hiérarchie complète, dans la Basse-Italie, par exemple,
en Afrique et en Eg3'pte, leurs évêques furent toujours-
plus ou moins subordonnés à ceux de l'église princi-
pale, d'où elles avaient essaimé.
De ces relations naquirent tout naturellement des
organisations non plus seulement locales, mais en quel-
que sorte provinciales ^ Ce dernier terme, cependant, ne
doit pas être pris au pied de la lettre. Avant Dioclé-
tien on ne trouve nulle part, surtout en Occident, le
moindre indice qui décèle la préoccupation de reproduire^
dans le groujDement des églises, la distribution de l'em-
pire en provinces. L'évêque de Carthage, ou du moins
son concile, a pour ressort tout l'ensemble des pro-
vinces africaines. Proconsulaire, Numidie, Mauritanies.
L'Italie relève tout entière du siège romain: celui
d'Alexandrie est un centre ecclésiastique commun à
^ Sur ceci, v. mes Origines du culte chrétien, 3® éd., p. IB
et suiv.
LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE 527
l'Egypte et à la Cyrénaïque, bien que ces deux pays
ne dépendent pas, au civil, des mêmes administrateurs.
Ici les rapports ne sont nullement déterminés par les
groupements administratifs, mais par les circonstances
de l'évangélisation, qui relèvent elles-mêmes des condi-
tions géographiques. En d'autres endroits, où les égli-
ses se trouvaient, au point de vue des origines, à peu
près sur le même pied, les évêques se groupaient quel-
quefois autour de leur doyen, d'âge ou de fonctions.
Dès le temps de Marc-Aurèle, l'évêque d'Amastris, Pal-
mas, présidait à ce titre l'épiscopat d'une partie de la
province de Bith^^iie-Pont. Dans les provinces africai-
nes, cet usage se maintint fort longtemps. On n'y vit
jamais, sauf en Proconsulaire, l'autorité métropolitaine
attribuée à l'évêque du chef-lieu administratif.
Ce dernier système, au contraire, fut adopté pres-
que partout dans la partie grecque de Tempire, mais
seulement après que Dioclétien, vers la tin du IIF siècle,
eut remanié les circonscriptions provinciales. Dans cha-
cune des nouvelles provinces, l'évêque du chef-lieu fut
considéré comme le centre du groupement épiscopal et
ce groupement fut défini par les limites mêmes de la
province. C'était une innovation. Le concile de Nicée
la consacra, il est vrai : mais il dut admettre certaines
exceptions, jqui correspondaient à la tradition antérieure.
En Occident, le nouveau régime ne s'installa pas sans
résistance, surtout en Italie et en Afrique, où les vieil-
les métropoles de Rome et de Carthage durent être
respectées.
528 CHAPITRE XXVI.
Mais revenons à Téglise locale. La hiérarchie pri-
mitive n'avait pas tardé à se compliquer. Aux ancien-
nes fonctions de l'évêque, du prêtre et du diacre, d'au-
tres étaient venues s'ajouter. Ici, des diversités ne pou-
vaient manquer de se produire. A Rome, au milieu du
in^ siècle, il y avait ^ quarante-six prêtres, sept diacres,
autant de sous-diacres, quarante-deux acolytes, cin-
quante-deux clercs inférieurs, exorcistes, lecteurs, por-
tiers *. La population chrétienne de la ville était répar-
tie en sept régions. Le nombre de ces régions paraît
avoir été coordonné à celui des diacres ^, des sous-dia-
cres et des acolytes : chaque région avait un diacre, un
sous-diacre et six acolytes. Ce personnel s'employait à
des fonctions d'assistance et d'administration. Plus de
quinze cents pauvres étaient à la charge de la commu-
nauté. Quant aux exorcistes, lecteurs, portiers, leur mi-
nistère avait plutôt rapport au culte proprement dit et
à la préparation au baptême.
Le centre de l'administration ecclésiastique, le siège
social de la communauté romaine, paraît être demeuré
suburbain pendant tout le IIP siècle. On peut conjec-
turer que, lorsque Constantin l'installa au Latran, il s'y
transporta de la voie Appienne, domicile qui semble
avoir succédé lui-même à l'établissement primitif de la
ï Lettre de Cornélius, Eus., YI, 43.
^ Les mêmes degrés, sauf celui de portier, sont attestés vers le
même temps, à Carthage, par la correspondance de saint Cyprien.
3 En d'autres églises on rencontre aussi le nombre de sept
pour les diacres. C'était sans doute un souvenir des sept « dia-
cres» de Jérusalem (Conc. de Néocésarée, can. 15").
LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE 529
voie Salaria. En ville, cependant, il y avait déjà un
certain nombre d'établissements chrétiens '. Il en était
de même à Alexandrie, où les prêtres paraissent avoir
été attachés d'assez bonne heure à des églises déter-
minées et avoir eu plus d'autonomie qu'à Rome.
En dehors des grandes villes il n'y avait, le plus
souvent, que deux établissements, le cimetière et la
maison ecclésiastique. Le cimetière était le lieu de sé-
pulture, privatif, destiné aux seuls membres de la com-
munauté. Quant à la maison ecclésiastique, elle servait
de résidence à l'évêque, et lui fournissait un local pour
son administration: on y recevait les fidèles en voyage,
souvent aussi les malades. C'est là que se tenaient les
assemblées religieuses, dans une grande salle, précédée
d'une cour à portiques. Au fond, dans une abside, sié-
geait l'évêque, entouré du collège presbytéral. Une table
ou autel servait à la célébration de l'Eucharistie, une
estrade (ambonj aux lectures, qui tenaient alors une si
grande place dans ces réunions.
L'Eucharistie était toujours l'acte religieux par
excellence. A l'origine on la célébrait à la fin d'un re-
pas de corporation. C'est ce que nous appelons l'agape.
Au deuxième siècle ^ l'agape était déjà séparée de l'Eu-
* Cela résulte des documents sur les saisies d'églises en 303.
Il est, du reste, impossible de préciser. Quelques-unes des égli-
ses presbytérales du IV® siècle ont des légendes qui en repor-
tent très haut les premières origines. Vraisemblables en gros, ces
légendes n'offrent aucune garantie pour le détail des choses.
^ Voir la célèbre description de l'agape dans Tertullien,
Apolog., 39.
Duchesse. Hist. anc. de VEyl. - T. I. 31
530 CHAPITRE XXVI.
charistie. Elle avait lieu le soir, tandis que l'Eucha-
ristie se célébrait dans les assemblées du rnatin. Les^
repas de corps, quelque frugalité qui pût y présider,
n'étaient praticables qu'en groupes restreints. Quand les-
églises furent devenues des assemblées nombreuses, il
eût été difficile d'organiser de tels banquets et d'y
assurer le bon ordre. L'agape fut maintenue, mais- m.oins
comme expression exacte d'une réelle vie comînune que
comme souvenir du passé et aussi comme œuvre d'as-
sistance. Il n'y alla bientôt plus que les pauvres et le
clergé; encore celui-ci y prenait-il part plutôt par fonc-
tion que par attrait. La périodicité n'était pas la même
que pour la liturgie ordinaire. L'agape devint de plus-
en plus rare et finit par tomber en désuétude ^
Dans l'ensemble de la communauté, le clergé for-
mait une catégorie déjà bien tranchée. Il n'y en avait
guère d'autres, sauf les catéchumènes, qui n'avaient pas
encore la qualité d'initiés, et les pénitents, qui l'avaient
perdue. Cependant les confesseurs et les continents vo-
lontaires acquirent bientôt une position spéciale. On a
vu avec quel sans-gêne les confesseurs de Lyon et d'A-
frique traitaient leurs supérieurs religieux. Le fait de
n'avoir pas renié le Christ et d'avoir souffert pour la
foi leur constituait des titres à l'assistance, aux fonc-
tions ecclésiastiques, et surtout à la considération pu-
^ Les agapes ou repas funèbres sont tout autre chose. On
doit y voir un usage funéraire antérieur au christianisme, que
l'Eglise laissa subsister tant qu'il ne dégénéra pas en abus.
Même alors il ne fut pas aisé de l'extirper.
LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE 531
bliqiie. Ils en abusèrent \ Les continents, les vierges sur-
tout, n'avaient pas une moindre idée de leurs mérites.
L'opinion les soutenait. A l'église on leur assignait des
places spéciales. Les éloges dont leur profession était
l'objet, dans les discours et dans les livres, parvinrent
bien à se maintenir sur le terrain de l'orthodoxie : on
ne s'inspira plus d'idées dualistes et l'on s'abstint de
toute critique à l'égard de la création. Cependant la
comparaison inévitable entre la profession virginale et
l'état de mariage aboutissait trop aisément à discréditer
celui-ci. Les personnes les mieux intentionnées étaient
exposées, en cette matière, à dépasser les limites.
Une telle situation n'était pas sans danger pour le
bon ordre ecclésiastique. A force d'être célébrés par les
autres et de se célébrer eux-mêmes, les confesseurs et
les vierges tendaient à constituer dans la société chré-
tienne une aristocratie, qui pouvait être tentée de con-
tester à la hiérarchie ses droits au gouvernement de
l'Eglise ^. Nous verrons plus tard comment se développa
et se dénoua cette situation. Dès avant le IV^ siècle
elle avait déjà porté une conséquence importante, l'ap-
parition du célibat ecclésiastique. De bonne heure l'o-
pinion chrétienne éleva, sur ce point, des exigences plus
ou moins étroites, et le clergé sentit qu'il devait y dé-
férer, sous peine de compromettre son influence. Du
^ Outre les faits déjà cités, v. le canon 25 du concile d'Elvire.
^ Saint Ignace d'Antioche, Ad Polyc, 5, recommande déjà
aux continents de ne pas tirer vanité de leur profession et sur-
tout de ne pas prétendre en savoir plus long que les évèques.
532 CHAPITRE XXVI.
moment, en effet, où l'on admettait que l'état de con-
tinence représente un idéal plus parfait que l'état de
mariage, comment n'aurait-on pas demandé au clergé
de se recruter et de se maintenir dans la catégorie la
plus parfaite?
A Rome, au temps de Calliste et d'Hippolyte, les
rigoristes interdisaient le mariage aux membres du
clergé \ sous peine de déposition. Le concile d'Elvire
(c. 33) va plus loin : il défend à tous les clercs d'user
du mariage contracté avant l'ordination. Cette loi était
appliquée à Rome au déclin du IV® siècle, mais seule-
ment pour les évêques, prêtres et diacres. On ne sau-
rait dire quel était au juste l'usage officiel antérieure-
ment à la persécution de Dioclétien. En Orient aussi,
on n'arriva que progressivement à la discipline actuel-
lement et depuis longtemps en vigueur. Pour le temps
où nous sommes, les documents ne laissent voir aucune
discipline uniformément établie. En certains endroits ^
on souhaite que l'évêque ou ne soit pas marié ou vive
fraternellement avec sa femme, et que les prêtres aussi
observent quelque discrétion en ce genre de rapports.
Ailleurs ^ on semble répugner à l'ordination des céli-
bataires. Enfin il y a des endroits '' où l'on n'a même
pas l'idée que les clercs soient, au point de vue du ma-
riage, dans une autre situation que les fidèles ordinaires.
1 Va Ti; Iv y.Xrpui «v -^-xu.'Ar, [niilosophuin., IX, 12).
^ Canons ecclésiastiques des saints apôtres.
3 Canons d'Hippolyte.
* Didascalie des Apôtres.
LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE 533
Ces diversités montrent bien que nous sommes encore
aux origines de l'institution.
Peu à peu la discipline se fixait. Les habitudes, ou
reçues des premiers fondateurs, ou introduites peu à
peu, à la demande des circonstances, prenaient à la
longue, dans chaque église, le caractère d'usages con-
sacrés, de règles ecclésiastiques. La coutume des grandes
églises, des églises mères, dont la tradition était plus
longue et l'expérience plus diverse, s'imposait à l'imi-
tation des communautés filiales ou moins importantes.
Ces grandes églises, à la vérité, ne semblent guère avoir
eu soin de se concerter: ' cependant il ne résulta pas
de ce fait un trop grand défaut d'uniformité. Grâce à
la fréquence des rapports, grâce aussi à ce que le déve-
loppement partait de principes identiques et s'opérait
à peu près dans les mêmes conditions, une discipline
sensiblement uniforme s'établit partout.
L'autorité ecclésiastique ne se pressa pas de la co-
difier. Au concile de Nicée et longtemps après, il est
question de règles, de canons: ces termes ne peuvent
guère signifier autre chose que la tradition communé-
ment acceptée, sans égard à une formulation déterminée.
Cependant, dès avant le IV' siècle, on voit apparaître
de petits livres où se trouvent rassemblées et clas-
sées, avec les préceptes généraux de la morale chré-
tienne, un certain nombre de règles sur la hiérarchie^
le culte, la discipline. Ces petits codes, anonymes pour
^ De là des accidents comme la querelle pascale et le con-
flit à propos du baptême des hérétiques.
5'34 CHAPITRE XXVI.
nous, se produisaient le plus souvent sous le patronage
des apôtres. Xous avons rencontré déjà, en ce genre,
le très ancien livre intitulé Doctrine (Ai^a/Ti) des apô-
tres. Au IIP siècle, vraisemblablement, appartiennent
les Canons ecclésiastiques des saints apôtres ^, la Didas-
calie fZey apôtres ^, les Canons d'Hippolyte ^. Cette der-
nière compilation parait avoir eu des attaches romaines :
^ Cette compilation se présente sous divers titres : « Pré-
ceptes par Clément » i Aiara-^'aî al ocà KXry.svrs;), « Canons ecclé-
siastiques des saints apôtres », Diiae Viae vil Iiidiciiim secun-
clum Fetriim. On en a encore le texte grec original, souvent
publié. Y. en particulier Hilgenfeld, Xoviim Testamentiim extra
canonem receptiwi, fasc. 4.
^ La Didascalie n'a d'abord été connue que dans une ver-
sion syriaque, publiée en 1855 par P. de Lagarde (alias P. Bôt-
ticlier). Des fragments d'une version latine ont été récemment
découverts à Vérone, par Hauler, qui en a commencé la publi-
cation: Didascaliae apostolorum fragmenta Verouensia lati)ia,
Leipzig, 1900. Version française du syriaque, publiée par F. Nau,
X? Canoniste contemporain, 1901-2. Version allemande, avec
commentaires, par Aclielis et Flemming, dans les Texte u. U.,
t. XXV (1904). — La Didascalie des apôtres forma par la suite
le noyau d'une compilation analogue, les Constitutions aposto-
liques, dont les six premiers livres n'en sont qu'un remanie-
ment très amplifié.
3 Sur les Canones Hijjpolyti, v. l'édition d'Achelis dans les
Texte u. U., t.Yl (1891); j'en ai joint une reproduction aux
dernières éditions de mes Origines du culte chrétien. Le grec
primitif est perdu; nous n'en avons qu'une version arabe, la-
quelle n'en dérive que par l'intermédiaire d'une recension copte.
C'est sur l'arabe qu'a été faite la traduction latine. Dans son
important travail Die Apostoli.^chen Konstitutionen, Rottenburg,
1891, M. Punk, dont les patients travaux et la haute compé-
tence en C3 genre de choses sont connue de tout le monde,
abaisse beaucoup trop, à mon avis, la date des Canons d'Hip-
polyte; il les reporte au T® siècle.
LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE 535
les Canons ecclésiastiques semblent originaires d'Egypte;
quant à la Didascalie, elle nous transporte dans les ré-
gions syriennes. Il faut se garder de considérer ces re-
cueils comme l'expression absolument exacte de la disci-
pline réellement observée. Celle-ci, telle que les auteurs
l'avaient sous les yeux, y entre assurément pour beau-
coup; cependant rien ne nous garantit qu'on ne l'ait
pas complétée çà et là, d'après des sentiments et des
désirs privés. Ces petits livres donnaient une expression
à cette idée, universellement répandue, que tout ce que
l'Eglise possédait de bonnes traditions et d'institutions
utiles, elle le tenait des Apôtres. Ce même sentiment
se rencontre, sous d'autres formes, chez tous les écri-
vains chrétiens qui se trouvent amenés à réfléchir sur
la constitution de l'Eglise. Au IIF siècle on n'enten-
dait plus guère parler d'inspirés, de prophètes, de doc-
teurs itinérants. Depuis l'échec du montanisme et de la
gnose, la hiérarchie était décidément tout. C'est par les
évêques que l'on se rattachait aux Apôtres; c'est eux
qui détenaient la tradition et l'autorité ; eux seuls étaient
qualifiés pour interpréter la doctrine et potir diriger la
société des fidèles.
Cette situation s'exprimait aisément dans la hiérar-
chie locale. Régulièrement installé, par l'élection des
siens et l'initiation sacerdotale qu'il recevait soit de
l'église-mère, soit des évoques voisins, l'évêque était le
chef indiscutable de son église. Les fidèles n'avaient
qu'à le suivre pour être sûrs de marcher dans la bonne
voie.
536 CHAPITRE XXVI.
Mais, comme au dessus de l'église locale il y avait
l'église universelle, de même au dessus de l'évêque il
y avait l'épiscopat. On mit du temps à trouver une
expression réalisable de cette idée. Ce n'est pas avant
Constantin que l'Eglise connut le concile œcuménique,
institution qui, il faut le dire, n'a jamais été d'un fonc-
tionnement aisé et ne parvint pas à prendre place parmi
les organes réguliers de la vie ecclésiastique.
L'épiscopat, c'était, pour les nécessités courantes, le
groupe des évêques voisins, ou l'évêque supérieur, quand
il y en avait un dans le pays. Ainsi, pour les élections
et consécrations d'évêques, c'était aux chefs des églises
les plus rapprochées que l'on avait recours; s'il s'agis-
sait de l'Italie ou de l'Egypte, c'était à l'évêque de Rome
ou à celui d'Alexandrie. En certains pays, des conciles
régulièrement tenus rassemblaient chaque année, ou
même deux fois par an, les évêques d'une vaste con-
trée. Ainsi réuni, l'épiscopat régional réglait les dissenti-
ments, légiférait pour les cas nouveaux, et, au besoin,
prenait des mesures disciplinaires contre ceux de ses
membres qui s'écartaient du devoir.
Au dessus de cette organisation provinciale il n'y
avait plus, à vrai dire, que le sentiment très vif de
l'unité chrétienne et l'autorité spéciale de l'Eglise ro-
maine.
Celle-ci était plus sentie que définie ; sentie d'abord
par les Romains eux-mêmes, qui, depuis saint Clément,
n'hésitèrent jamais sur leurs devoirs envers l'ensemble
de la chrétienté ; sentie aussi par les autres, pour au-
LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE 537
tant que cette impression n'était pas contrariée par quel-
que préoccupation de circonstance. Dans l'exercice de
son autorité morale, exercice que nul ne pouvait avoir
déterminé, l'Eglise romaine était amenée, tantôt à favori-
ser les gens, tantôt à les contrarier. Tant qu'elle ne les
contrariait pas, ils ne trouvaient pas d'expressions assez
fortes pour traduire l'enthousiasme, le respect, qu'elle leur
inspirait, l'obéissance même à laquelle ils se croyaient
tenus envers elle. En cas de conflit, comme cela se vit,
par exemple, aux temps des papes Victor et Etienne,
les prérogatives du siège de Pierre perdaient un peu
de leur évidence. Mais, dans le cours ordinaire des cho-
S3S, la grande communauté chrétienne de la métropole
du monde, fondée à l'origine même de l'Eglise, consa-
crée par le séjour et le martyre des apôtres Pierre et
Paul, conservait son antique situation de centre com-
mun du christianisme, et, si l'on peut s'exprimer ainsi,
de siège social de l'Evangile. La pieuse curiosité des
iidèles et des pasteurs était sans cesse tendue vers elle.
On s'inquiétait partout de ce qu'on y faisait, de ce qu'on
y enseignait ; au besoin on allait la visiter. Les initia-
teurs de mouvements religieux cherchaient à s'y faire
agréer, à s'emparer même de son autorité œcuménique
en s'insinuant parmi ses chefs. Sa charité, alimentée
par une fortune déjà considérable, atteignait, en temps
de persécution ou de calamités ordinaires, les provin-
ces les plus lointaines, comme la Cappadoce et l'Arabie.
Son œil s'ouvrait sur les querelles doctrinales qui agi-
taient les autres pays. Elle savait demander compte à
538 CHAPITRE XXVI.
Origène des excentricités de son exégèse et rappeler à
l'orthodoxie le puissant primat d'Egypte. Sa situation
était tellement claire que les païens en avaient pleine
conscience. Entre deux prétendants au siège d'Antioche,
l'empereur Aurélien voit tout de suite que le bon, c'est
celui que légitime la communion de l'évêque de Rome.
Cependant, et encore une fois, ces rapports ne sont
pas assez définis. Le jour, assez prochain, où des for-
ces centrifuges se manifesteront, il y aura lieu de re-
gretter que l'organisation de l'Eglise universelle n'ait
pas été poussée aussi loin que celle de l'église locale.
L'unité en souffrira.
CHAPITEE XXVn.
La résistance au christianisme
à la fin du III® siècle.
D' cadence générale des cultes païens. — La religion de Mitlira. — La
3f(i(/h(i Mater et les tauroboles. — Aurélien et le culte du Soleil. — Le néo-
platonisme : Plotin. — Porphyre et son livre contre les chrétiens. — Mâni et
le manichéisme. — Fin des sectes gnostiques. — Le judaïsme rabbinique.
Le IIP siècle fat, pour le monde romain, un temps
de crise, en religion comme en autres choses. Après la
longue paix et la brillante prospérité des Antonins,
l'empire avait connu de nouveau les guerres civiles, les
princes fous ou éphémères, les assassinats politiques,
les révolutions faites dans les camps. Pour comble de
mallieur, la frontière cédait de tous côtés, les provin-
ces étaient envahies, les barbares d'Orient et du Kord
se répandaient partout. Si parfois quelque main ferme
intervenait pour rétablir Tordre, ce n'était jamais pour
longtemps. A chaque halte on sentait la décadence, la
déperdition des forces, la dislocation générale de l'édi-
fice romain. De la terre attristée les regards s'élevaient
vers le ciel, car on ne songeait plus à plaisanter les
dieux, et les philosophes eux-mêmes étaient devenus re-
ligieux. Mais le ciel était plein d'énigmes. Les vieilles
divinités grecques et romaines ne vivaient plus que dans
540 CHAPITRE XXVTI.
les livres de mythologie ; leur culte, de plus en plus né-
gligé, tombait en désuétude, sauf, bien entendu, dans
les campagnes, toujours tenaces. La religion de Rome
et d'Auguste n'avait de sérieux que les divertissements
publics dont elle était le prétexte. Les dieux d'Orient
tenaient encore. Isis et Sérapis n'étaient pas sans ado-
rateurs. Il y en avait . davantage aux autels des dieux
syriens : le Jupiter de Doliché en Commagène, la déesse
Syrienne d'Hiérapolis, le fameux dieu d'Emèse, celui
d'Héliopolis fBaalbeck), maintenaient leur popularité.
Toutefois le plus couru des cultes exotiques était celui
du dieu persan Mithra. Il faut s'y arrêter un moment.
1". — Le culte de Mithra^.
Le grand dieu national des Perses était le dieu du
ciel, Ahura-Mazda (Ormuzd), avec lequel on adorait Mi-
thra, dieu de la lumière, Anahita, déesse de la terre,
et diverses autres divinités. Des sacrifices, des liba-
tions, des prières devant un feu perpétuellement entre-
tenu, formaient la liturgie de cette religion, fort simple
avant qu'elle n'eût subi la réforme zoroastrienne et qu'on
ne l'eût compliquée du rituel minutieux dont témoigne
l'Avesta.
En s'étendant vers l'Occident, l'empire perse la pro-
pagea. Une de ses premières étapes la porta à Baby-
' L'ouvrage capital sur le culte de Mithra est celui de
M. Franz Cumont, Textes et monuments figurés relatifs au culte
de Mithra, 2 vol. in 4°, Bruxelles, 1896-1899.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 541
lone, où le culte des astres et la pratique de la magie
étaient choses de longue tradition. Là elle se chargea
d'éléments étrangers, qu'elle assimila tant bien que mal :
puis elle passa dans les régions orientales de l'Asie-Mi-
neure, Arménie, Pont, Cappadoce et Cilicie, Sans y sup-
planter entièrement les cultes antérieurs, elle y jeta
cependant des racines assez profondes. Au déclin du
IV^ siècle, il y avait peu de quartiers, en Cappadoce,
où l'on ne rencontrât des mages, avec leurs rites étran-
-ges et leurs feux sacrés. Saint Basile l'atteste ^ : plus
tard encore, Théodore de Mopsueste crut devoir les ac-
cabler d'un traité en forme *.
Si Mithridate, qui réunit en sa main les forces mi-
litaires de ces pays, était parvenu à prévaloir contre
Rome, il est à croire que la religion persane, ou tout
au moins le culte du dieu dont il portait le nom, eût
poussé sa propagande très loin vers l'Occident. Il n'en
fut pas ainsi. Cependant Ormuzd et Mithra conservè-
rent leur situation dans les contrées où ils avaient déjà
pris pied. Ces contrées, les Romains les laissèrent long-
temps aux mains de princes indigènes, sans chercher
à y introduire d'autres institutions politiques ou reli-
gieuses. A la longue, toutefois, l'assimilation s'opéra.
Vers la fin du premier siècle de notre ère, l'Asie-Mi-
neure fut annexée jusqu'à l'Euphrate. Le régime pro-
vincial y fut introduit. Le pays s'ouvrit aux fonction-
naires et l'armée s'y installa.
1 Ep. 258, ad Epiph.
* riîpî T^; h rhpdôi u,a-^t/.r;, analysé par Photius, cot7. 81.
542 CHAriTRE XXVII.
C'est à partir de ce moment que nous voyons com-
mencer, dans l'empire romain, la diffusion du mazdéisme,
sous la forme que nous appelons le culte de Mithra.
Nombre de soldats étaient tirés du Pont et de la Cap-
padoce, ou bien y faisaient de longs séjours. Le com-
merce des esclaves jetait dans tout l'empire^ et notam-
ment à Rome, beaucoup d'indigènes de ces pays, qui
souvent faisaient carrière dans les diverses administra-
tions. Sous ces influences, la religion de Mithra se ré-
pandit, avec une rapidité surprenante, tout le long de
la frontière romaine, des bouches du Danube à celles
du Rhin et jusque dans la lointaine Bretagne. En Es-
pagne aussi et en Afrique, autour des légions campées
en ces provinces, elle fat connue de très bomie heure^
de même qu'à Rome et en certaines parties de l'Italie,
Toutefois la G-rèce, d'un côté et de l'autre de la mer
Egée, défendit ses dieux contre la concurrence médi-
que. Il en fut de même de la Syrie et de l'Egypte.
Ls culte mithriaque se pratiquait par confréries et se
célébrait en des grottes souterraines, au fond desquel-
les était disposé le groupe sculpté de Mithra tuant le
taureau. Le dieu, en costume persan, se détache sur le
fond d'une caverne creusée dans la roche vive, iigtire
du firmament d'où sort la lumière céleste \ H tient sous
lui un taureau et l'égorgé, sacrifice idéal auquel la lé-
gende rattachait la création du monde. Ces myst^ères
et bien d'autres étaient révélés graduellement aux ini-
' De là la formule courante ôti; i/- Trirpaç.
LA IlÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 543
tiés, répartis en sept classes, dont chacune avait un
nom. On distinguait les Corbeaux, les Occultes (crijj)hii),
les Soldats, les Lions, les Perses, les Courriers du so-
leil, les Père-s. Le chef des Pères s'appelait Pater Pa-
trtim. On ne passait pas d'une classe à l'autre sans être
l'objet de cérémonies bizarres, assez semblables aux ri-
tes de nos francs-maçons.
A en juger par les dimensions de leurs sanctuaires^
les initiés ne devaient pas être nombreux dans chacun
de leurs groupes. Mais il y avait beaucoup de groupes :
à E,ome on connaît une soixantaine de chapelles mi-
thriaques. Ce culte, sans doute à cause de sa popularité
chez les militaires, était très bien vu des empereurs.
Au IIP siècle, alors que le gouvernement impérial tendait
de plus en plus à reprendre, pour le fond et pour la forme,
la tradition des monarchie» absolutistes de l'Orient, tou-
tes les modes persanes s'acclimataient à la cour, et la
mode religieuse tout comme les autres. Du reste Mithra
était accommodant ; sa religion n'excluait nullement les
autres cultes.
H n'est pas possible, vu l'indigence des documents^
de définir exactement en quoi le mithriacisme importé
d'A^sie-Mineure différait de la primitive religion perse,
qui elle-même est peu connue, ou du zoroastrisme tel
que l'Avesta nous le révèle. Déjà modifié à Babylone,
il n'avait pas manqué de sentir l'influence du poly-
théisme hellénique. Beaucoup d'identifications s'étaient
opérées: Ormuzd se reconnaissait en Zeus, dieu du ciel
comme lui; Anahita parentait de très près tantôt avec
544 CHAPITRE XXVII.
Vénus, tantôt avec Cybèle ; de même les autres dieux '.
Mithra lui-même trouvait sa personnification ou sa re-
présentation dans le Soleil divinisé, et cela l'avantagea
fort lorsque, sous diverses influences, le culte du Soleil
prit, au cours du IIP siècle, une importance de premier
ordre.
Une combinaison non moins fructueuse fut celle qui
s'établit entre le mithriacisme et le vieux culte officiel
de la Magna Mater. Dans les sanctuaires mithriaques
il n'y avait pas place pour les femmes. La religion de
Mithra était une religion d'hommes, une religion guer-
rière, où l'on était comme organisés sous le comman-
dement du dieu, pour une lutte perpétuelle contre les
esprits du mal. Les cérémonies de la déesse phrygienne
pouvaient être fréquentées par les femmes. C'est grâce
à cela que celles-ci purent s'associer à la religion persane.
Au culte de Cybèle se rattache le rite affreux du
taurobole. Celui qui s'y soumettait descendait dans une
fosse recouverte d'une claire-voie, sur laquelle on im-
molait un taureau. Le sang de la victime ruisselait tout
chaud sur la tête et le corps de l'initié, lequel était
par là purifié de ses souillures morales.
De telles alliances pouvaient recommander le maz-
déisme aux personnes attachées aux rites grossiers des
paganismes orientaux; elles le compromettaient sûre-
ment aux yeux des gens que dégoûtaient ces horreurs
^ Il n'est pas jusqu'à Saturne, prédécesseur et père de Zeus,
qui n'eût son équivalent en Zervan, le temps personnifié, dont
le panthéon iranien paraît s'être augmenté à Babylone.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 545
religieuses et qui s'orientaient plus ou moins consciem-
ment vers le culte pur et le monothéisme. En soi, ce-
pendant, quand l'attention se portait sur certains élé-
ments de sa théologie, sur sa morale, ses rites, sa doc-
trine des fins dernières, la religion de Mithra offrait
avec le christianisme des ressemblances singulières. Les
chrétiens les apercevaient ^ Médiateur entre le monde
et la divinité suprême, créateur et, en un certain sens,
rédempteur de l'humanité, fauteur de tout bien moral,
adversaire militant des puissances mauvaises, Mithra
n'est pas sans offrir quelques analogies avec le Logos
créateur et ami des hommes. Pour les sectateurs de Mi-
thra, comme pour les disciples du Christ, l'âme est im-
mortelle et le corps doit ressusciter. Etroitement unis
par un lien religieux, les mithriastes entrent dans leur
confrérie par un rite baptismal ; d'autres cérémonies
ressemblent beaucoup à la confirmation et à la com-
munion. D'un côté comme de 1' autre on observe le di-
manche, jour du Soleil. Le 25 décembre, natale Solis
invictl, était jour de fête pour les mithriastes^: il le
devint pour les chrétiens. Mithra avait des ascètes^
de l'nn et de l'autre sexe, tout comme l'Eglise chré-
tienne.
Mais Mithra n'avait pas l'équivalent de la Bible, ni
de Jésus-Christ. L'Avesta ne lui appartient pas ; Mithra,
^ Voir surtout Justin, Apol., I, Q(y^ et Tertullien, De baj)-
tismo, 5; de Corona, 15; Praescr., 40.
^ Toutefois le Sol mvicfus n'était pas spécial aux mithriastes ;
d'autres confréries religieuses le vénéraient aussi.
DucHESKE. Hist. anc. de l'Ecjl. - T. I. 35
546 CHAPITRE XXVII.
dieu mythique, personnification de l'un des éléments-
du monde sensible, n'a pas pied sur terre. L'exégèse la
plus subtile n'en peut tirer plus qu'elle ne tire des dieux
grecs, d'Apollon, de Zeus et des autres. Sans doute il
a derrière lui Ormuzd, et son panthéon peut être ra-
mené à la monarchie. Mais ceci ne le distingue guère
du panthéon grec. Sans parler des juifs et des chrétiens,,
qui avaient d'autres raisons de ne pas l'accepter, les
païens eux-mêmes devaient se dire que, dieux pour
dieux, autant valait s'en tenir à ceux des ancêtres et
ne pas se compromettre avec ceux des barbares et des-
ennemis de l'empire. C'est ce que firent les Grecs, les.
Egyptiens, les Syriens. Dans les confins militaires du
E-hin, du Danube, de l'Atlas, la propagande mithriaque
eut sans doute un très grand succès au 11^ siècle de
notre ère; mais c'est qu'elle n'y trouvait guère de résis-
tance religieuse. Quand les missions chrétiennes s'éten-
dirent de ces côtés, le mazdéisme ne tarda pas à baisser.
A Eome, Mithra et Cj^bèle se maintinrent jusqu'à la der-
nière heure. C'est eux qui soutinrent les assauts suprê-
mes du christianisme vainqueur. En 390, on taurobo-
lisait encore au Vatican, à la porte de la basilique de
Saint-Pierre.
Le culte de Mithra est en somme un culte solaire :
il a cela de commun avec les cultes syriens. Ensemble
ils représentaient à peu près tout ce qui, dans le pan-
théon vulgaire, avait encore un peu de vie. C'est sans
doute à cause de cela que l'impératrice Julia Domna.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 547
et ses lettrés s'étaient mis à propager, directement ou
indirectement, la religion du Soleil, considéré comme
le symbole le plus naturel de la divinité.
Cette idée fut reprise par l'empereur Aurélien, aus-
sitôt qu'il lui eut été donné de pacifier l'empire à l'in-
térieur et de lui reconstituer une frontière. Il n'essaya
pas, bien entendu, de fermer les temples de Jupiter et
de Vesta; mais il installa à côté d'eux un sanctuaire
nouveau, celui du Soleil, dont les constructions magni-
fiques s'élevèrent bientôt sur le Champ de Mars, à l'est
de la voie Flaminienne : un collège de pontifes en eut la
desservance, avec les mêmes privilèges que l'antique
corporation des Pontifes de Yesta. L'empereur entendait
apparemment laisser mourir de vieillesse les divinités
qu'avaient adorées Numa et les Tarquins, et donner
en revanche une expression officielle à l'élan religieux
qui semblait porter les gens vers la divinité suprême,
symbolisée par le grand luminaire du ciel. Espérait-il
arrêter ainsi l'envahissement du christianisme? Tout
porte à le croire, car le fondateur du temple du Soleil
ne tarda pas à persécuter l'Eglise, et, si la mort ne
l'eût arrêté, le nouveau dieu aurait fait des victimes.
Après lui le culte du Soleil se maintint officielle-
ment; mais il ne semble -psis avoir eu beaucoup d'action
sur la marche des choses.
548 CHAPITRE XXVII.
2.® — Le Xéoplatonisme.
Un effort autrement sérieux nous est représenté par
le néoplatonisme.
Au temps des empereurs Sévères, l'initiateur de ce
mouvement, Ammonius Saccas, enseignait à Alexandrie.
A ses leçons se pressait un public restreint, mais fort
divers. On y pouvait rencontrer des chrétiens, comme
Héraclas et Origène. Longin, le célèbre rhéteur, figura
aussi dans cette école, avec un autre Origène et un
certain Herennius : mais le plus célèbre des disciples
d'Ammonius, ce fut Plotin. Originaire de L^^copolis,
dans la Haute-Egypte, Plotin commença à suivre Am-
monius vers le temps (232) où Origène venait de quitter
Alexandrie pour s'établir en Palestine. Après la mort
du maître (v. 243), il prit part à l'expédition que l'em-
pereur Gordien préparait contre les Perses, désireux qu'il
était de s'initier à la sagesse de ce peuple et des Indiens.
L'entreprise échoua: Plotin, revenu d'Orient, alla se
fixer à Rome, où il ne tarda pas à grouper des disciples
autour de lui. On cite un toscan, Gentilianus Amelius :
un palestinien, Paulinus : un poète, Zotique : un médecin,
Zethos, originaire d'Arabie, et Castricius, qui possé-
daient près de Minturnes des terres où le maître passait
l'été; enfin le célèbre Porphyre, tyrien de naissance,
qui fut son biographe et son éditeur. Les sénateurs
venaient l'écouter ; l'empereur Gallien lui-même et sa
femme Salonine figurèrent parfois dans son auditoire.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 549
Ils lui avaient promis de favoriser en Campanie l'éta-
blissement d'une colonie qui vivrait suivant les règles
du platonisme. Ce projet ne se réalisa pas. Plotin mourut
en 270; c'était un philosophe pratiquant, austère, dé-
daigneux du monde et de la littérature. Ses disciples
l'honoraient comme un saint. Ses leçons avaient le plus
souvent la forme de causeries; toute recherche de forme
en était exclue, et, lorsqu'il se mit, sur le tard (v. 263), à
écrire, il ne s'inquiéta guère du style ni de l'ortho-
graphe. Du reste il n'écrivit que des morceaux détachés.
Porphyre, un des derniers venus de son école, fut chargé
par lui de les rassembler et de les publier. C'est ce qu'on
appelle les Ennéades \ A ce recueil Porphyre donna
comme préface une vie de son maître.
On y voit, entre autres choses, que l'école de Plotin
fut parfois fréquentée par des chrétiens, surtout par des
Gnostiques. Sa philosophie était trop religieuse, dans le
sens « hellénique » , pour que des chrétiens orthodoxes et
bien intentionnés fussent à leur place chez lui. Avec les
Gnostiques, le contact était plus large ; on voisinait par la
théologie transcendante. Les Gnostiques de Plotin ne sem-
blent pas avoir été des Valentiniens ni des Basilidiens^
mais plutôt des représentants de quelque système syrien,
lointains rejetons de Simon et de Saturnil ^. Leurs chefs
s'appelaient Adelphius et Aquilinus.
' Il y avait 54 traités ; Porphyre les groupa neuf par neuf
et en fit les six livres des Ennéades.
2 Sur ceci v. le mémoire de M. Cari Schmidt, Plotins Stel-
luiig zum Gnosticismus und kirchlichen Christenthum, dans les
Texte u. U., t. XX"*. — C'est un des maîtres les plus honorés
550 CHAPITRE xxyii.
Comme les Gnostiques, Amm.onms et Plotin avaient
une sjaitlièse, et celle-ci, bien qu'enseignée d'abord avea
un certain mystère, ne tarda pas à jouir d'une vogue
considérable. Grâce au néoplatonisme, l'iiellénisme eut
enfin une théologie. Il y entra sans doute beaucoup
d'éléments anciens : Pythagore, Zenon, Aristote et Platon,
Platon surtout, étaient considérés dans l'école comme
des ancêtres. Leurs livres formaient une sorte de Bible,
un texte sacré, un thème à commentaires. Philon, bien
qu'on ne se soit pas réclamé de lui, doit avoir eu quelque
part dans la formation du nouveau sj^stème. Le fait est
qu'il a, avec celui du vieux maître juif, des ressemblances
très caractérisées.
Il y a trois termes divins, procédant l'un de l'autre,
allant de l'abstrait au concret, du simple au composé,
de la perfection absolue aux divers degrés de l'imper-
fection. Au fond de tout est l'Etre en soi, sans déter-
minations ni propriétés, ineffable, inaccessible à la con-
naissance. Tout ce qu'il y a d'être dans les autres vient
de lui : de cette façon tous les autres êtres sont lui et
lui est tout l'être de chaque être. Au second degré vient
l'Intelligence (voîi;), qui est aussi l'Intelligible, image
de l'Etre suprême, susceptible d'être connue, mais d'une
absolue simplicité. C'est le prototype de tous les autres
êtres. Vient ensuite l'Ame ('y'J///i), qui procède de l'In-
dans l'école néoplatonicienne, le pj^tliagoricien Numenius, qui
a présenté Platon comme un « Moïse attique » ; Amelius, le dis-
ciple de Plotin, citait avec éloge le prologue de l'évangile de
saint Jean (Eusèbe, Fraep. ev., IX, 6; XI, 18, 19).
LA RÉSISTANX'E AU CHllISTIAXIS.ME 551
telligenca comme celle-ci de l'Etre en soi. L'Ame anime
le monde ; elle est donc capable de diversité ; elle com-
prend les âmes particulières. Le monde sensible procède
d'elle; une partie des âmes y sont engagées dans des
corps individuels. Malheureusement l'harmonie ne règne
pas entre les éléments du monde et l'âme n'est pas
maîtresse du corps. De là le désordre des choses.
L'être, qui, en se concrétisant et en se diversifiant,
est devenu de plus en plus imparfait, doit être ramené
à la perfection. Cet effort de retour commence par la
vertu: d'abord la vertu commune, civique (t.oIiz-^'ay,)^
qui orne l'âme, mais ne suffit pas à la délivrer: puis
l'ascèse, vertu purifiante, qui la ramène au bien. Ainsi
purifiée, l'âme peut atteindre la sphère de TLitelligence
(vo'j;), par l'exercice de sa raison. Quant à l'Etre en soi,
la raison ne l'atteignant pas, on ne peut être en rapport
avec lui que par l'extase. Celle-ci peut être iDréparée :
quand elle se produit, on perçoit Dieu. Mais cela est
rare. Pendant les six ans que Porphyre fut auprès de
lui, Plotin n'arriva que quatre fois à cette communion
immédiate avec la divinité. Porphyre lui-même n'y par-
vint qu'une fois dans toute sa vie.
Un souffle religieux traverse tout ce système: mais
on ne voit pas d'abord comment il peut s'harmoniser
avec le polythéisme et le culte hellénique. Plotin, qui,
pour son compte, s'en tenait à la religion de sa philo-
sophie, trouva moyen d'arranger les choses. Le vrai
Dieu, le seul vrai Dieu, demeure toujours l'Etre en soi ;
mais Xoîis est déjà un second dieu: les idées (Xoyoi)
552 CHAPITRE XXVII.
qu'il comprend sont aussi des êtres divins ; il en est de
même des astres, et ainsi de suite. En somme, pour le
populaire, le vieux panthéon subsiste; seulement on a
bâti au dessus un ou deux étages. L'exégèse symbolique
s'étend à la m^^tliologie, au culte, aux idoles, à la divi-
nation et jusqu'à la magie.
Cette partie inférieure, ces compromissions avec les
idées et les pratiques du vieux culte, devaient être
développées après Plotin. Jamblique, au commencement
du IV^ siècle, transforma le système en une sorte de
discipline théurgique. C'est en cet état qu'il atteignit
Julien.
Dans l'ensemble, le néoplatonisme représente le der-
nier effort de la philosophie grecque pour expliquer le
mystère du monde, et cet effort est profondément reli-
gieux, tant en raison de la mystique qui fait le fond
du système que par son adaptation à la religion tradi-
tionnelle. Ce que Philon avait été trois siècles aupara-
vant pour le judaïsme, Plotin le fut pour l'hellénisme.
Philon avait montré qu'on pouvait être en même temps
juif et philosophe; Plotin amena au mj^sticisme la vieille
philosophie grecque ; il la convertit en quelque sorte à
la religion, en même temps qu'il permettait à celle-ci de
faire figure devant les penseurs.
Ceux-ci firent large accueil à la nouvelle s^Tithèse.
A bien des gens elle dut faire l'effet d'une utile con-
currence au christianisme. Mais cette gnose païenne était
plus faite pour couper l'herbe sous le pied aux giioses
chrétiennes que pour menacer sérieusement le christia-
LA KÉSISTAN'CE AU CHRISTIANISME 553
nisme orthodoxe. Le dieu de Plotin était trop loin de
l'homme et de trop difficile accès ; les écrits des philo-
sophes anciens et nouveaux ne valaient pas l'Histoire
sainte comme instrument de propagande; les vies de
Plotin, qui se multiplièrent, ne pouvaient être compa-
rées aux Evangiles. Le platonisme demeura chose de
luxe. L'Eglise ne s'en préoccupa guère. Elle continua
à charger contre le paganisme des idoles et des sacri-
fices, sans s'inquiéter de ce qu'il pouvait y avoir de
philosophie derrière. Du reste, tout n'était pas à rejeter
dans les idées de Plotin: les penseurs chrétiens, au
IV® siècle et depuis, en tirèrent souvent profit. Si la
nouvelle philosophie aida Julien, peu affermi dans ses
convictions, à sortir du christianisme, elle rendit à saint
Augustin le service contraire. Par lui et par le faux
Denys l'Aréopagite elle pénétra largement dans la théo-
logie du moyen-âge.
Mais revenons aux origines. Dès avant la mort de
Plotin, Porphyre s'était retiré à Lilybée, en Sicile,
pour y soigner sa santé. C'est là qu'il constitua les
Ennéades, là aussi qu'il écrivit ses quinze livres contre
les chrétiens, l'ouvrage le plus important que l'anti-
quité ait opposé au christianisme. Celui-ci, depuis Celse,
avait fait beaucoup de chemin, à tous les points de vue,
et spécialement au point de vue de la philosophie. Il
avait produit Origène. Porphyre avait connu le grand
docteur chrétien; il n'ignorait pas ses écrits. Il savait
aussi que le Pen Archon ne représentait qu'imparfaite-
ment la doctrine ecclésiastique. Les dogmes de la créa-
554 ' CHAPITRE XXVII.
tion et de la fiii des choses, de l'incarnation et de la
résurrection, tels qu'ils étaient entendus dans la grande
Eglise, ne cadraient guère avec le panthéisme de la nou-
v^elle école. D'autre part les livres sacrés, l'Ancien et
le Nouveau Testament, étaient toujours là pour offrir
des prises à l'esprit grec et à sa critique. A la demande
du maître. Porphyre s'était déjà exercé contre cer-
tains livres de visions soi-disant de Zoroastre, dont les
Gnostiques faisaient état dans leurs discussions. Main-
tenant c'est aux livres des chrétiens qu'il s'attaqua. De
sa polémique nous n'avons que des fragments. Supprimé
par les empereurs chrétiens, l'ouvrage de Porphyre a
disparu; et, chose étrange, nous avons perdu même les
réfutations qu'on lui opposa, celles de Méthode, d'Eu-
sèbe, d'Apollinaire et de Philostorge. Quelques pages,
cependant, se sont conservées dans V Apocritiqiie de Ma-
carius Magnes, soit que cet auteur les ait tirées direc-
tement de Porphyre, soit qu'elles lui soient parvenues
par l'intermédiaire d'un plagiaire. Le peu qui reste suffit
à donner une idée de la critique serrée, impitoyable,
du disciple de Plotin. Il ne désapprouve pas tout. Il ne
s'en prend pas au Christ, pour lequel il a, au contraire,
beaucoup de considération \ mais aux évangélistes et
surtout à saint Paul pour lequel il professe une anti-
pathie spéciale. Il discerne bien en quoi le christianisme
pourrait s'accorder avec la sapience hellénique, par
exemple sur la question de l'unité divine, la monar-
* Eusèbe, Dem. evang., III, 7; cf. Aug., De civ. Dei, XIX, 23.
LA RÉSISTANTE AU CHRISTIANISME 555
cliie de Dieu, l'assimilation des anges à des divinités
inférieures, l'usage des temples et des églises.
Le livre de Porphyre eut un grand retentissement.
Il fallut le réfuter sans retard. C'est à quoi s'employè-
rent Méthode, l'évêque lettré d'Olympe en Lycie, et le
laborieux Eusèbe de Césarée. Mais ils n'arrêtèrent pas
le succès du livre, et, tant qu'il y eut des païens de
lettres, on s'en fit fort contre le christianisme \
La carrière de Porphyre se prolongea, féconde en
productions philosophico-religieuses, jusqu'à l'année 304.
Les chrétiens, ses adversaires, étaient alors traités en
ennemis par le gouvernement, et combattus avec d'au-
tres armes que les siennes.
3.® — Le Manichéisme.
En cette fin du IIP siècle, toutes les vieilles puis-
sances religieuses semblaient conjurées contre le succès,
toujours croissant, du christianisme. Autour de Mithra,
du Soleil et de Cybèle, tout ce que l'Asie romaine avait
produit de cultes et de mystères se ralliait en faisceau ;
Phellénisme étayait l'une par l'autre sa mythologie et
^ Porphyre laissa, après tout, un souvenir assez imposant,
même chez les écrivains ecclésiastiques. Ceux-ci ne l'aimaient
guère, et ils avaient leurs raisons pour cela. Saint Jérôme lui
a décerné toutes les injures dont sa verve pouvait disposer, et
ce n'est pas peu dire: impudent, fou, sycophante, calomniateur,
chien enragé, etc. Saint Augustin en parle [De civ. Dei, XIX,
22, 23) en un tout autre style. L'Introduction [Isagoge] de Por-
phyre aux catégories d'Aristote était, au moyen-âge, un manuel
classique.
556 CHAPITRE XXVII.
sa philosopliie. Comme si ce n'était pas assez, une re-
ligion nouvelle arriva de Perse. Avant de mourir tout-
à-fait, la vieille Bab^done poussa encore, dans sa décré-
pitude, un rejeton et un rejeton puissant, le Mani-
chéisme ^
Mâni -, l'initiateur de ce mouvement, naquit près de
Ctésiplion, la résidence d'hiver des rois Parthes, en 215-6.
^ Sur les origines du manichéisme et sur ses doctrines la
meilleure source est le Fihrist, ouvrage arabe d'Aboulfarage,
terminé à Bagdad en 988 (éd. de Flûgel. Leipzig, 1871); on y
trouve nombre d'emprunts aux livres manichéens du premier
âge. D'autres écrivains arabes ou j)ersans, postérieurs à celui-
là, ont été renseignés de la même façon. Aphraate (hom. 2) et
saint Ephrem ont parlé du manichéisme : mais l'auteur syria-
que le plus important est Théodore Bar-Choni (IX« siècle) qui,
lui aussi, reproduit des textes manichéens originaux. Voir son
livre, intitulé Eskolion, dans Pognon, Inscriptions mandaïtes,
Paris, 1899. — Eusèbe {H. E., VIT, 31) ne dit qu'un mot du
manichéisme. Les auteurs postérieurs, grecs et latins, dépendent
presque toujours des Actes d'Archélaûs, dialogue fictif, composé
vers 320 en syriaque, par quelque clerc d'Edesse, puis traduit
en grec et du grec en latin. Les ouvrages antimanichéens de
saint Augustin ont une valeur spéciale; l'auteur avait appartenu
pendant neuf ans à la secte manichéenne, il est vrai dans la
catégorie des auditeurs ou catéchumènes, à qui on ne confiait
pas tous les secrets; cependant il est renseigné sur beaucoup
de choses. Encore faut-il tenir compte de ce que le manichéisme
africain, à la fin du IV« siècle, devait s'être assimilé bien des
éléments chrétiens, étrangers à sa constitution première. Les
meilleurs livres d'exposition sont ceux de Flûgel, Mani, seine
Lehre und seine Schriften (1862) : Kessler, Unfersuchungen zur
Genesis des monichaeische Heligionssy stems (1876), et son arti-
cle Mani dans l'encj^clopédie de Hauck.
2 La forme grecque est Mâ'<r; ; en latin on dit aussi Ma-
nichaeus: c'est la forme employée par saint Augustin. La res-
semblance de Mdtvr; avec aavct;, fou, a naturellement été ex-
ploitée par les controversistes.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 557
Son père, Fâtak-Bâbak, était originaire d'Ecbatane en
Médie (Hamadan); sa mère appartenait à la famille, alors
régnante, des Arsacides. Fâtak (llaTix.'.o;) se convertit
de bonne heure aux idées religieuses des Moghtasilas,
secte baptiste du bas Euphrate, apparentée aux Man-
daïtes actuels, et s'en alla vivre parmi eux, emmenant
avec lui son fils. Celui-ci aurait eu, dès l'âge de douze
ans, la révélation de sa doctrine, qu'il ne manifesta
toutefois que bien plus tard. Ses premières prédications
eurent lieu à la résidence royale, en 242, au milieu des
fêtes du couronnement de Sapor I.
Mâni se présenta nettement comme un envoyé du
vrai Dieu, chargé d'une mission auprès des hommes,
comme Bouddha l'avait été dans l'Inde, Zoroastre en
Perse et Jésus en Occident. Le succès fut médiocre. Le
clergé- mazdéen ne voulut point entendre parler d'une
réforme qui menaçait la religion zoroastrienne. Quant
au roi Sapor, il témoigna de telles dispositions que Mâni
fut obligé de s'exiler. Pendant bien des années il vécut
en dehors de l'empire perse, dans les pays au nord et
à l'est. Soit par lui, soit par ses disciples, sa religion
se propagea rapidement dans le Khorassan, le Touran
(Turkestan), la Chine et l'Lide: même à l'intérieur de
la Perse elle trouva beaucoup d'adhérents.
Revenu à Ctésiphon, après trente ans d'exil, il con-
quit à sa doctrine Pérôz, frère de Sapor, qui lui mé-
nagea une entrevue avec le souverain. Sapor lui pro-
mit de tolérer ses communautés et lui fit même espé-
rer son adhésion. Mais, sous l'influence des prêtres du
558 CHAPITRE XXVII.
feu, une réaction se produisit. Mâni fut emprisonné.
Délivré à la mort de Sapor (272), il demeura en liberté
pendant le règne fort court d'Hormizd. Le roi Bahrâm
le fit arrêter de nouveau. Le prophète fut crucifié à
Grundesapour, près de Suse, en 276-7. Son corps fut
écorclié, et sa peau. remjDlie de paille, fut accrochée à
l'une des portes de la ville, qui conserva longtemps le
nom de porte Mâni. Les Manichéens furent dès lors en
butte à de cruelles persécutions.
La fin tragique du fondateur n'arrêta pas les pro-
grès de la nouvelle religion. C'est à partir de ce mo-
ment qu'on la voit se répandre vers l'ouest et envahir
l'empire romain. Dans sa Chronique, Eusèbe rattache
à la quatrième année de Probus (279-80) les débuts de
Manès, ce qui doit s'entendre de la propagande mani-
chéenne à l'occident de la Perse \
En terre romaine le manichéisme se chargea bien-
tôt d'éléments nouveaux, propres à le rattacher au chris-
tianisme, très puissant en Syrie et dans les provinces
voisines. Eusèbe sait déjà que les Manichéens présen-
taient leur prophète comme le Paraclet promis dans
l'Evangile et qu'ils lui associaient un groupe de douze
apôtres. Mais ce sont là des détails secondaires. Le
manichéisme n'est nullement une hérésie chrétienne, une
dérivation irrégulière de l'Evangile; c'est vraiment une
religion nouvelle. Et ce n'est pas mie religion natio-
' Dans son Histoire ecclésiastique, YII, 31, il constate que
le manichéisme, venu de Perse, était déjà fort répandu ; se rap-
peler qu'il écrivait dans les premières années du TV^ siècle.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 550
nale: elle se dressa contre le culte officiel de l'état perse,
le zoroastrisme ou mazdéisme, avant d'aller détourner
de leurs croyances les bouddhistes de l'Inde et les chré-
tiens de l'empire romain. C'est une religion à préten-
tions universalistes. Voici ce qu'elle enseignait ^ :
Il y a deux choses essentielles et essentiellement op-
posées, la Lumière et les Ténèbres. On les conçoit comme
deux royaumes. Dans le premier règiie le Dieu suprême,
de qui rayonnent dix ou douze vertus, l'Amour, la Foi,
la Sagesse, la Bonté, etc. Ce royaume a un ciel et une
terre, lumineux l'un et l'autre. Au dessous est le do-
maine des Ténèbres, sans Dieu ni ciel, mais avec une
terre. Là habite Satan avec ses démons, qui lui forment
cortège, comme les éons lumineux au Dieu de lumière.
Les deux royaumes se touchent par un côté, et c'est
par là qu'ils se font la guerre. Satan parvient un jour
à envahir la terre lumineuse. Dieu alors engendre avec
l'Esprit de sa droite (syzygie) un être nou.veau, l'Homme
primitif, et le lance contre Satan. Celui-ci triomphe un
moment. Dieu vient à la rescousse avec ses anges et
répare l'échec de l'Homme primitif. Satan est chassé.
Mais l'Homme primitif a été quelque temps entre ses
mains; il lui a dérobé des parcelles lumineuses. De là
un mélange des éléments lumineux et ténébreux, et ce
mélange commence à se propager par la génération.
^ Je De donne ici que les traits principaux. La mythologie
du manichéisme est aussi compliquée d'aventures que celle des
Babyloniens primitifs, avec laquelle elle a des éléments com-
muns.
560 CHAPITRE XXVII.
L'Homme primitif arrête les progrès du mal, mais ce
qui est fait est lait.
Avec les éléments complexes déjà formés, Dieu fait
le monde actuel, mélangé de bien et de mal. Il com-
prend une série de ciels, gouvernés par des anges (ou
éons) de lumière. Le soleil et la lune y sont les êtres
les moins en ténèbres. Dans le premier habite l'Homme
primitif, dans l'autre, sa syzygie, la Mère de Lumière.
Si le monde est l'œuvre de Dieu, opérant, il est vrai,
sur des éléments imparfaits, l'homme, lui, est une créa-
ture de Satan et de ses acolytes. Satan a mis en Adam,
l'auteur de la race, tout ce qu'il a pu dérober d'élé-
ments lumineux : Eve est composée de même, mais avec
beaucoup moins de ces parcelles ; c'est la tentatrice,
l'instrument de perdition. Caïn et Abel sont les fruits
de son commerce avec Satan lui-même : Seth est le vrai
fils du premier couple humain. Il est bientôt en butte
à la haine de sa mère, dont toutefois les projets per-
fides sont déjoués. Eve, Caïn et Abel tombent au pou-
voir de l'enfer : Adam et Seth, au contraire, sont trans-
portés, après leur mort, dans le royaume lumineux.
Ainsi l'humanité est en proie à la lutte des deux
éléments, inégalement combinés dans les deux sexes.
La lumière captive ^ tend à se dégager. Les démons
cherchent à la retenir, par les passions, l'erreur, les
fausses religions, notamment celle de Moïse et des Pro-
phètes, tandis que les esprits lumineux favorisent son
^ C'est elle que les Manichéens d'Occident appelaient Jésus
X>atïbilis.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 561
émancipation. De celle-ci la première condition est la
connaissance du véritable état des choses C'est pour
cela que sont venus les envoyés de Dieu, Noé, Abraham,
Zoroastre, Bouddha. Jésus. Par Jésus cependant, il faut
entendre ici un Jésus impassible (Jésus impatihilis), un
éon céleste, qui, dès le premier moment vint au secours
d'Adam et lui aida à lutter contre Eve et Satan, et
non le Jésus historique, lequel n'est qu'un faux messie
juif, inspiré par le diable. Des envoyés divins, Mâni
est le dernier et le meilleur.
A mesure que les éléments lumineux se dégagent de
l'humanité, ils se rendent par le zodiaque et la lune
jusque dans le Soleil. De là après une dernière purifi-
cation, ils atteignent le royaume lumineux lui-même.
Les corps, et avec eux les âmes des non élus, demeurent
dans le royaume des ténèbres. Le monde finira quand
toute la lumière dégageable sera revenue à sa source.
D'une telle anthropologie, il ressort que l'on est bon
ou mauvais par nature, suivant la proportion d'éléments
lumineux ou ténébreux que l'on contient. La seule mo-
rale qui se déduise de là est un ascétisme rigoureux.
Le but de la vie est d'empêcher la déperdition des élé-
ments lumineux que l'on peut avoir en soi, d'en faci-
liter le dégagement, et de proqurer l'anéantissement ou
l'exténuation des autres. La guerre est déclarée au monde
sensible. Le disciple de Mâni est marqué de trois sceaux,
ceux de la bouohe, de la main, du sein. Le premier interdit
les paroles impures, l'alimentation animale et l'usage du
vin. Quant aux végétaux il est permis de les manger,
Duchesse. Eist. anc. de VEgl. - T. I. 36
562 CHAPITRE XXVII.
mais non de les tuer; aussi convient-il de faire cueillir
par d'autres les fruits, les herbes, qui doivent servir au
repas. Le sceau de la main interdit le contact des objets
impurs, celui du sein les rapports sexuels, même dans le
mariage. H y a beaucoup de jeûnes, en moyenne un jour
sur quatre, le dimanche toujours. On doit prier quatre
fois par jour, en se tournant vers le soleil, la lune ou l'é-
toile polaire.
Une telle ascèse est évidemment au dessus des forces
communes; aussi n'est-elle pratiquée que par un petit
nombre, par les Elus, qui sont, en somme, les seuls
vrais manichéens. Le commun peuple, les auditeurs,
peuvent vivre comme tout le monde. Les élus contri-
buent à leur salut; eux, ils se chargent de l'entretien
des élus. Dans la société manichéenne les élus ont la
place des moines, des confesseurs, des saints. Au dessus
d'eux cependant il y a une hiérarchie : des prêtres, des
évêques au nombre de soixante-douze, enfin douze doc-
teurs. L'un de ceux-ci est leur chef et comme le pape
du manichéisme. Il devait résider, et résida souvent en
fait, à Babylone.
Le culte était très simple; il ne comportait guère
que des prières et des chants. Il y avait une fête au
mois de mars, la fête du Bêma, commémoration de la
mort de Mâni. On dressait un trône, richement orné,
élevé sur cinq marches qui symbolisaient les cinq degrés
de la hiérarchie, auditeurs, élus, prêtres, évêques, doc-
teurs. Personne ne s'y asseyait, mais chacun venait se
prosterner devant.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 563
Dans cet ensemble de doctrines et de pratiques il
est entré sûrement des éléments bien divers, et leurs
combinaisons ne sont pas toutes originales. Ce n'est pas
pour rien que Mâni et son père avaient si longtemps
vécu chez les Moghtasilas. Le livre sacré de leurs des-
cendants \ des Mandaïtes actuels, permet de constater
que, dans la doctrine de ces baptistes, une certaine fu-
sion s'était opérée entre les vieilles légendes babylo-
niennes et les données bibliques. Un christianisme à
formes étranges, rappelant celui des sectes ophitiques
et surtout l'elkasaïsme ^, aura poussé au cours du IP siè-
cle dans les détritus de la vieille civilisation chaldéenne.
Les juifs étaient fort nombreux en ces contrées. Mâni,
comme les Mandaïtes, enseigne le dualisme radical, es-
sentiel, éternel ^. Dans ses personnages célestes, plus
d'un trait rappelle les dieux et les héros babyloniens, Ea,
Mardouk, Gilgamès, etc. La préoccupation de la lumière
peut venir de la religion iranienne. La Bible a fourni
beaucoup de noms. A la différence des sectes gnosti-
ques, qui donnent toujours un rôle supérieur à Jésus,
Mâni n'a nul souci de l'Evangile. C'est lui qui est le
révélateur et le docteur.
^ Le Trésor (Ginza) ou Grand Livre (Sidrâ rahbâ) ou Livre
d'Adam, éd. Peterinann, Berlin, 1867. Sur les Mandaïtes, v. sur-
tout l'article de Kessler dans l'Encyclopédie de Hauck.
2 Mâni ne semble pas avoir bien connu le christianisme or-
thodoxe. Remarquer le rôle éminent qu'il donne au patriarche
Seth. Ce trait lui est commun avec les gnostiques du type
ophitique.
^ Dans la religion persane, Ahriman n'est, comme notre
Satan, qu'une créature dégénérée. Ormuzd est le seul vrai Dieu,
5G4 CHAPITRE XXVII.
Il laissa divers écrits, supprimés depuis par les au-
torités chrétiennes, mazdéennes et musulmanes. Le Fih-
rist en énumère sept principaux : les Secrets, les Géants^
les Préceptes aux auditeurs, le Schâpourakân, le Vivi-
fiant, la Pragmateia, l'Evangile. Celui-ci était écrit en
persan (pehlvi ), les autres en araméen. Quelques-uns sont
cités par les controversistes chrétiens, surtout par l'au-
teur des Actes d'Archélaûs et par saint Augustin. Un des
ouvrages d'Augustin est consacré à la réfutation de
VEpistola Fundamentl, identique avec les « Préceptes
aux auditeurs » . L' « Evangile » n'avait de commun que
le titre avec les livres chrétiens de cette dénomination.
Outre ces traités, un grand nombre de lettres, soit de
Mâni lui-même, soit de ses premiers successeurs, avaient
été recueillies ^
Kous n'avons pas à suivre ici les progrès de la nou-
velle secte, ni vers l'Orient, où sa propagande se pour-
suivit, en dépit des persécutions, jusqu'au temps de l'in-
vasion mongole, ni même vers l'Occident, où, se renou-
velant à diverses reprises, proscrite par l'Etat comme par
l'Eglise, elle continua pendant dix siècles à les troubler
tous les deux. Ce qu'il importe de noter en ce moment^
c'est l'accueil prodigieux que rencontra, sur le sol de
l'empire romain, cette religion importée de chez l'ennemi
héréditaire. Trente ans après la mort de Mâni, Eusèbe
est tout ému de son succès. Vers le même temps (296)
1 Fabriciiis, Bïbl. gr., t. VII^, p. 311, en a ressemblé les
fragments connus.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 565
l'empereur Dioclétien édictait ^ les peines les plus sé-
vères contre les Manichéens: le feu pour les chefs: la
mort pour les autres, sauf les Tionestiores, que l'on de-
vait envoyer aux mines de Phaeno ou de Proconnèse ;
la confiscation pour tous. Enfin les livres devaient être
brûlés.
Ainsi persécutée, la secte manichéenne fut contrainte
de dissimuler son existence et de prendre les allures
d'une société secrète. Quand le christianisme fut devenu
la religion dominante de l'empire, les Manichéens feigni-
rent d'être chrétiens et chrétiens orthodoxes, adoptant le
langage et les pratiques de la grande Eglise et les com-
binant tant bien que mal avec leurs observances.
Il semble que le manichéisme, en se propageant si
rapidement vers l'Occident, aurait dû drainer tout ce
qui restait des hérésies gnostiques du 11^ siècle. Ap-
parenté par son dualisme et par sa morale, peut-être
même par certains liens historiques, avec les vieilles
gnoses syriennes, il était fait pour en recueillir la suc-
cession. Cependant l'absorption ne fut pas si complète
qu'il ne restât encore, au déclin du lY^ siècle, surtout en
Egypte, beaucoup de petits groupes où l'on persistait
à se nourrir des doctrines ophitiques et à déchiffrer les
grimoires affreux dont la Pistis Sopliia nous a conservé
' Cad. Gregor., lY, 4. La constitution est adressée à Julien,
proconsul d'Afrique, et datée d'Alexandrie, où Dioclétien n'a
séjourné qu'en 296 et 302. Cette dernière date est, je crois,
moins probable que l'autre.
566 CHAPITRE XXVII.
un spécimen. Ces gens-là, malgré tout, étaient chrétiens.
Jésus demeurait pour eux le Maître et le Sauveur; on
ne les décidait pas facilement à ne voir en lui qu'un
émissaire du diable. Les Bardesanites et les Marcionites,
plus sérieux et moins éloignés de l'orthodoxie, firent
tête, eux aussi ; ils se maintinrent longtemps en Syrie
et en Mésopotamie. Au IV* siècle il y avait encore beau-
coup de Bardesanites à Edesse ; au siècle suivant l'é-
vêque de Cyr, Théodoret, trouvait à convertir, dans son
seul diocèse, jusqu'à dix mille marcionites. C'est à l'E-
glise orthodoxe, beaucoup plus qu'à la religion de Mâni,
que se rallièrent les derniers tenants du gnosticisme.
4.° — La judaïsme.
Quant aux juifs ^, leur opposition, déclarée depuis les
origines, devenait de plus en plus irréductible. A la
longue ils se relevèrent des catastrophes qui, depuis
Néron jusqu'à Hadrien, s'étaient abattues sur leur nation.
Les massacres dont ils payèrent, à la fin du règne de
Trajan, leurs révoltes en Egypte, à Cyrène, en Chypre
et en Mésopotamie, avaient sans doute diminué, en
ces pays, l'importance de leurs communautés. Il en fut
de même en Judée, après la guerre de Vespasien et
surtout après la défaite de Bar-Kochéba (135). Les
juifs durent quitter le pays; il ne leur fut plus permis
d'approcher des ruines de Jérusalem et de la colonie
' Sur ceci, v. le livre déjà cité de Schûrer, Geschichfe des
jUdischen Volkes, 4« éd., t. I, p. 113-138 et 642-704.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 567
d'^lia qui s'élevait sur l'emplacement de la cité sainte.
D'autres colonies s'organisèrent en Judée et en Samarie,
Neapolis, Emmaûs (plus tard Nicopolis), Diospolis, Eleu-
theropolis. La terre de Juda et d'Ephraïm passait dé-
finitivement des fils de Jacob aux enfants d' Edom \
Les « restes d'Israël » se rassemblèrent à F ouest
de la Judée à Jamnia (Jabné), localité de la côte phi-
listine, au sud de Joppé. Parmi leurs chefs on cite
alors Johanan-ben-Sakkaï et Gamaliel le jeune. On par-
vint, grâce à la tolérance des gouverneurs, à s'orga-
niser tant bien que mal. L'aristocratie sadducéenne
avait péri dans Tinsurrection ; ses faibles débris s'étaient
réfugiés au loin, surtout dans les contrées mésopota-
miennes, où il y avait encore des princes juifs ou ju-
daïsants. Le temple était détruit; ce qui restait de prêtres
et de lévites disparut bientôt par extinction. Il ne resta
plus que les Pharisiens et les Scribes ou docteurs de
la Loi. A ces derniers échut la direction, qui ne pouvait
plus être politique, mais simplement religieuse. Le san-
hédrin (T'jvî^piov), jadis le principal organe de la vie
politique, ne pouvait être reconstitué. Il j eut tout de
même un conseil, auquel on donnait quelquefois l'ancien
titre; et ce conseil eut un président qui, à la longue,
prit de l'importance et fut plus ou moins officiellement
reconnu sous le nom de patriarche. Comme dans toutes
les autres colonies juives, les chefs eurent la juridiction
civile sur leurs ressortissants. Quant à la juridiction
^ Au temps où nous sommes, le nom. d'Edom servait aux juifs,
par une sorte de calembour, à désigner Rome et les Romains.
508 CHAPITRE XXVII.
Griminelle, ils Tusurpèrent quelquefois. Cette organisa-
tion était soutenue par les offrandes des juifs de tous
les pays. Des personnages qualifiés diapôtres allaient
les recueillir, et, en même temps, procédaient à une
sorte d'inspection.
La vie religieuse devint très fermée. Le temps des
juifs libéraux, en coquetterie avec Tliellénisme et avec
le gouvernement, est passé et bien passé. On ne tient plus
à se faire bien voir des autres peuples ni surtout à
recruter des prosélytes. En ceci on laisse le champ
libre aux « Nazaréens » . On se replie sur soi-même ; on
s'absorbe dans la contemplation de la Loi ; on met sa
joie à l'observer dans toutes ses minuties. Sans doute
il y a des points où il n'est plus possible de l'observer;
mais qui sait si le culte aboli ne se rétablira pas un
jour, si le Temple ne ressuscitera pas de ses ruines? ^ En
attendant, il reste assez de prescriptions réalisables pour
que la fidélité ait un objet précis et la vie religieuse
Tin aliment quotidien.
La Loi était tout. L'enthousiasme qu'elle inspirait,
les canonistes le traduisaient en commentaires. Le tra-
vail des Scribes continua dans l'exil. Lydda (Diospolis),
non loin de Jamnia, devint le siège d'une école rabbi-
nique très importante. Vers le milieu du IF siècle elle
fut remplacée par celle de Tibériade.
^ Les apocalypses de Baruch et cl'Esdras, écrites dans la
génération qui suivit la catastrophe, promettaient à bref délai
la restauration d'Israël. Sur ces livres, v. Schiirar, op. cit., t. III,
.p. 223 et suiv.
LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME 5G0
C^est à Tibériade que se transporta aussi le conseil
national avec son chef. C'est là qu'au IIP et au lY* siècle
résident les patriarches juifs. La Galilée, à ce moment,
était de nouveau remplie de juiveries florissantes: on cite
celles de Capharnaum, Sepphoris, Diocésarée, Tibériade,
Nazareth: tout le pays de l'Evangile était couvert de sy-
nagogues, dont on voit encore les ruines \ C'est là que l'on
forma les premiers recueils de commentaires sur la Loi.
Le plus ancien qui se soit conservé, la Mischna, est de la
fln du II* siècle: il ne comprend pas moins de deux mille
sentences ou réponses des rabbins les plus célèbres,
depuis Johanan^ben-Sakkai jusqu'à Judas le Saint, con-
temporain de Marc Aurèle et de Commode. Judas est
considéré comme l'auteur de la Mischna ^. Ce recueil
de jurisprudence ne tarda pas à prendre une grande
autorité. Il devint, comme la Loi elle-même, un thème
à discussions, et donna lieu à deux recueils de commen-
taires : l'un, formé en Galilée assez avant dans le IV siècle,
s'appelle le Talmud de Jérusalem : l'autre, sorti au siècle
suivant des écoles juives du royaume de Perse, est
connu sous le nom de Talmud de Babylone ".
^ Sur ce milieu, v. les curieuses histoires rapportées par
saint Epiphane, Haer., 30.
^ Un recueil un peu postérieur, la Tosephta, n'est pas par-
venu à l'autorité canonique dont jouit la Mischna parmi les
juifs.
^ Dans les Talmucls il y a lieu de distinguer entre la Mischna,
■qui leur est commune et qui forme le texte, d'une part; et,
«d'autre part, la Gemara, qui représente le commentaire et dif-
fère d'un Talmud à l'autre.
570 CHAPITRE XXVII.
En dehors du centre palestinien, loin des autorités
religieuses qui avaient succédé au sacerdoce aboli, la
Diaspora continuait à s'étendre, sans faire de prosély-
tisme, uniquement par le mouvement des naissances.
Sur ce point même, il y eut, à un certain moment,
des difficultés assez graves. La circoncision fut inter-
dite par Hadrien. Il était impossible que les Juifs se
résignassent à observer une telle prohibition. Leur ré-
pugnance se traduisit par de nouvelles émeutes, si bien
qu'Antonin révoqua l'interdiction et se borna à défen-
dre de circoncire d'autres personnes que les enfants
juifs, défense qui fut renouvelée par Sévère.
Ainsi la loi elle-même favorisait le confinement des
juifs. Comme du reste elle continuait de les tolérer, ils
se répandirent de plus en plus, s'occupant dans les bas
emplois et dans le petit commerce. Au IV siècle il y
en avait partout. Les évêques se préoccupaient de leurs
rapports avec les chrétiens, un peu enclins parfois à pren-
dre part à leurs fêtes et à suivre leurs usages ^
Les écrivains continuaient à discuter contre eux^
comme l'avaient fait jadis Ariston et saint Justin. C'est
toujours la même controverse. Les chrétiens veulent
prouver l'Evangile par l'Ancien Testament et s'irritent
quand les juifs n'acceptent pas leurs interprétations
symboliques ou même contestent leurs citations.
^ Le concile d'Elvire, vers 300, interdit aux chrétiens de
manger avec les juifs et de faire bénir par eux les récoltes
(c. 49, 50;.
LA RÉSISTANCE AT CHRISTIANISME 571
Il y arvait eu jadis un judaïsme de langue grecque,
capable de suivre de telles discussions. C'est pour lui
qu'avait été faite la version des Septante. Au IP siècle,
discréditée par Tusage qu'en faisaient les chrétiens, elle
fut abandonnée pour des traductions plus littérales. Celle
de Théodotion représente une revision des Septante d'a-
près l'hébreu reçu alors en Palestine ; celle d'Aquila est
une version entièrement nouvelle, d'une minutie exces-
sive et rebutante. Les polémistes pouvaient ainsi op-
poser version à version. A la longue, cependant, l'hel-
lénisme fut éliminé tout à fait: les juifs abandonnèrent
Aquila et Théodotion tout comme ils avaient délaissé
les Septante. Dans leur service religieux ils s'en tinrent
au texte hébraïque.
Paganismes anciens ou nouveaux, exotiques ou indi-
gènes, philosophies mystiques, religions fraîchement éclo-
ses, judaïsme d'arrière-saison, autant de forces qui, au dé-
clin du m*' siècle, tenaient contre le christianisme. Il y
en avait encore une, plus redoutable en apparence, mais
d'hostilité intermittente, celle de l'Etat romain. Le des-
tin de celle-ci était d'être vaincue et de passer au ser-
vice de l'Evangile vainqueur. Toutefois ce changement
ne s'accomplit pas sans une lutte terrible que nous avons
maintenant à étudier.
TABLE DES MATIERES
PAG.
Préface vu
Chapitre I. — L'empire romain, patrie du christianisme. 1
La Méditerranée et le monde antique. — L'emi>ire romain et
ses voisins. — Le peuple juif et la religion juive. — Les pro-
vinces romaines et l'organisation municipale. — Mœurs, idées,
religion : mystères, cultes orientaux. — Préparation évangélique.
Chapitre IL — La primitive église à Jérusalem 11
Le jvidaïsme dans l'empire et en Palestine. — Les disciples de
Jésus: leur propagande, leur organisation. — Saul de Tarse. —
Premières conversions parmi les gentils favorables au judaïsme.
Chapitre III. — Antioche et les missions de saint Paul . 21
Juifs hellénistes. — Fondation d'un groupe chrétien à An-
tioche. — Mission de Saul et de Barnabe dans la haute Asie-
Mineiire. — Situation des convertis du paganisme: conflits in-
térieurs. — Saint Paul en Macédoine, en Grèce et à Ephèse. —
Son retour à Jérusalem. — Sa situation en face des judéo-chré-
tiens. — Ses lettres, sa captivité.
Chapitre IV. — Le chrétien dans l'âge apostolique .... 36
La tradition religieuse d'Israël. — La loi de Moïse et la foi
en .Jésus-Christ. — L'éducation biblique. — La fin des choses.
— La personne du Christ: sa divinité. — Jésus-Christ, Fils de
Dieu, Sauveur. — La vie chrétienne : renoncement au monde,
groupement en confréries locales. — Assemblées religieuses
imitées des synagogues. — Eucharistie, charismes. — Organi-
sation des églises naissantes.
Chapitre V. — Origines de l'église romaine 53
La colonie juive de Rome. — Aquilas et Priscille. — L'épître
aux Romains. — Paul à Rome. — Les plus anciens fidèles de
l'église romaine. — Pierre à Rome. — L'incendie de l'an 64 et
la persécution de Néron.
574 TABLE DES MATIÈRES
PAG.
Chapitre VI. — Les premières hérésies 66
La curiosité religieuse et la spéciilation chez les premiers
chrétiens. — Epîtres aux Ephésiens et aux Colossiens. — Les
semeurs de doctiines. — Judaïsme transcendant. — La christo-
logie de saint Paul. — L'hérésie dans les Pastorales, dans l'A-
pocalypse. — Nicolaïtes et Cérinthiens. — L'hérésie dans les
lettres de saint Ignace.
Chapitre VII, — L'épiscopat 84
La fraternité chrétienne menacée par l'hérésie. — Nécessité
de la hiérarchie. — Situation à Jérusalem et à Antioche. — Or-
ganisation des églises au temps de saint Paul. — Le collège
épiscopal, les diacres. — L'épiscopat unitaire, sa tradition. —
Apparent conflit entre l'éj)iscopat collégial et l'épiscopat mo-
narchique.
CHAPITRE VIII. — Le christianisme et la légalité 98
Eapports avec l'autorité jviive en Palestine. — La religion
dans l'état gréco-romain. — Situation spéciale du judaïsme et
dix christianisme. — Les chrétiens confondus avec les juifs, puis
distingués d'eux par les magistrats romains. — Prohibition du
christianisme. — Procédure contre les chrétiens. — Le rescrit
de Trajan. — La raison d'Etat et la propagande évangélique.
Chapitre IX. — La fin du judéo-christianisme 116
Mort de Jacques, frère du Seigneur. — L'insurrection de
l'an 66: émigration de l' église de Jérusalem. — La révolte de
Bar-Kocheba: ^Elia Capitolina. — Les évêques judéo-chrétiens.
— L'évangile selon les Hébreux. — Rapports avec les autres
chrétiens. — Hégcsippe. — Les Ebionites. - - Les Elkasaïtes.
Chapitre X. — Les livres chrétiens 133
Epîtres de saint Paul. — Les Evangiles. — Disciples émigrés
en Asie: Philiiipe, Aristion, Jean. — Tradition sur l'apôtre Jean.
— Les écrits johanniqiTes. — La tradition orale et les évangiles
Synoptiques. — Autres livres canoniques. — Ecrits divers, Di-
daché, épître de Barnabe, livres attribués à saint Pierre. — Clé-
ment, Hermas et autres «Pères apostoliqiies ».
Chapitre XI. — La Gnose et le Marcionisme 153
Les premières hérésies et les spéculations juives. — L'hosti-
lité envers le dieu d'Israël: Simon le Magicien et ses congénères.
— Saturnil d' Antioche. — La gnose syrienne. — Les écoles gnos-
tiques d'Alexandrie: Valentin, Basilide, Carpocrate. — L'essence
de la gnose. — L'exégèse gnostique. — Le Démiurge et l'Ancien
Testament. — L'Evangile et la tradition. — Confréries gnosti-
ques. — Propagande à Rome. — Marcion. — Ses principes, son
enseignement, ses églises. — Résistance du christianisme ortho-
doxe. — Littérature hérétique. — Polémique orthodoxe.
TABLE DES MATIÈRES 575
PAO.
Chapitre XII. — Propagande et apologie au II* siècle . . 195
L'attrait du christianisme, de ses croyances et de ses espé-
rances. — Le spectacle du martyre et de la fraternité chrétienne.
— Impopularité des chrétiens. — Animosité des philosophes. —
Celse et son « Discours vérital)le ». — L'apologie du christianisme.
— Apologies adressées aux empei-eurs : Quadratus, Aristide,
Justin, Méliton, Apollinaire, Miltiade, Athénagore. — Marc-Au-
rèle et les chrétiens. — Apologies adressées au public: Tatien.
Chapitre XIII. — L'église romaine de Néron à Commode. 214
Les juifs de luxe et les mœurs juives. — Conversions aristo-
cratiques. — Les chrétiens de la famille Flavia. — Clément et
la lettre à l'église de Corinthe. — Ignace à Rome. — Le Pasteur
d'Hermas. — La pénitence. — La christologie d'Hermas. — Les
premiers papes. — Les hérétiques à Rome. — Visites de Polycarpe
et d'Hégésippe. — Les martyrs. — L'évêque Soter. — Les écoles
gnostiques au temps de Marc-Aurèle. — Evoliition du marcio-
nisme: Apelle. — La légion fulminante. — Le martyre d'A-
pollonius.
Chapitre XIV. — Les églises au II« siècle 253
Le christianisme en Italie et en Gaule. — Les martyrs de
Lyon. — Irénée. — L'Evangile en Afrique : les martyrs de Scilli.
— L'église d'Athènes. — Denys de Corinthe et ses lettres. —
Les églises d'Asie, de Phrygie, de Bithynie et de Thrace. —
Martyre de Polycarpe. — Les évêques d'Asie: Méliton et Apol-
linaire.
Chapitre XV. — Le Montanisme 270
Montan et ses coprophétesses. — La Jérusalem céleste. —
Répudiation de la prophétie extatique. — Les saints de Pépuze.
— Le montanisme jugé à Lyon et à Rome. — Tertullien et Pro-
culus. — Survivance du montanisme en Phrygie.
Chapitre XVI. — La question pascale 285
La Pâque chez- les chrétiens. — Observances diverses. —
Conflit entre l'usage asiatique et l'usage romain. — Le pape
Victor et saint Irénée. — Abandon de l'usage asiatique.
Chapitre XVII. — Les conflits romains. — Hippolyte . . 292
Les empereurs : Commode, Sévère. — Le pape Zéphyrin et le
diacre Calliste. — Hippolyte. — La christologie adoptianiste:
les Théodotiens. — Les Aloges romains et les Montanistes : Caius.
— La théologie du Logos. — L'école modaliste: Praxéas, Noët,
Epigone, Cléomène, Sabellius. — Perplexités de Zéphyi'in. —
Condamnation de Sabellius. — Schisme d'Hippolyte : les Philo-
sophumena. — La doctrine de Calliste, son gouvernement. —
L'œuvre littéraire d'Hippolyte, sa mort, son souvenir. — L'église
romaine après Hippolyte. — Le pape Fabien et le prêtre No-
vatien.
576 TABLE DES MATIÈRES
PAG.
Chapitre XYIII. — L'école chrétienne d'Alexandrie . . . 32Ô
L'Egypte aux mains des Grecs et des Romains. — Origines
chrétiennes. — Le didascalée d'Alexandrie : Pantène. — Clément
et ses écrits : la gnose chrétienne. — Origène, ses débuts, son
enseignement à Alexandrie. — Rupture avec l'évêque Démétrius:
Origène à Césarée. — Son activité littéraire, sa fin. — Les
écrits d'Origène. — La synthèse doctrinale du Péri Archon.
Chapitre XIX. — L'Eglise et l'Etat au III^ siècle .... 359
La perséciition par édits sj^éciaûx. — Septime-Sévère in-
terdit les conversions. — Le syncrétisme religieux: Julia Domna,
Elagal)al, Alexandre Sévère. — Edit de Maximin contre le
clergé. — Persécutions de Dèce, de Gallus, de Yalérien. — La
propriété ecclésiastiqiie.
Chapitre XX. — L'Afrique chrétienne et l'église romaine
au milieu du III** siècle — Cyprien 388
Populations indigènes du nord de l'Afrique. — Colonisation
phénicienne : Carthage. — Colonisation et administration ro-
maine. — Origines chrétiennes. — TertuUien. — Cyprien, évêque
de Carthage. — Sa retraite pendant la persécution de Dèce. —
Attitude factieuse des confesseurs et des apostats. — Rapports
avec Rome. — Sçliisme de Novatien. — Le pape Cornelitis. —
Schisme de Félicissime à Carthage. — Le pape Etienne. — Son
conflit avec l'église africaine à propos du hai^tênae des hérétiques.
— Martyre de Cyprien.
Chapitre XXI. — L'Orient chrétien jusqu'à Dèce 4B5
La haute Asie-Mineure et son hellénisation. — Propagande
apostoliqxie. - Les églises de Bithynie, de Pont, de Cappadoce.
— Alexandre et Firmilien, évêques de Césarée. — Grégoire le
Thaiimaturge. — Antioche après saint Ignace. — Les évêques
Théophile et Sérapion. — Edesse et ses rois chrétiens. — Bar-
desane. — La Syrie du sud. — Eglises de Césarée en Palestine
et de Jérusalem. — Jules Africain. — Bérylle, évêque de Bostra.
Chapitre XXIT. — Paul de Samosate 465
Le novatianisme à Antioche. — Révolutions d'Orient: les
Sassanides, les princes de Palmyre. — Paul de Samosat»^ éxê^iua
d' Antioche : sa conduite, sa doctrine. — Conciles d'Orient. —
Conflit pour la possession de l'église d' Antioche : jugement
d'Aurélien.
Chapitre XXIII. — Denys d'Alexandrie 475
Denys, évêque d'Alexandrie. — Ses aventures pendant la
persécution de Dèce. — Son attitude dans la question des apos-
tats et dans celle des hérétiques.- — Son exil sous Valérien.
— Crises alexandrines. — Les millénaristes d'Egypte : Nepos. —
Le sahellianisme en Cyrénaïque. — Affaire des deux Denys. —
Eusèbe et Anatole de Laodicée.
TABLE DES MATIÈRES 577
PAO.
Chapitre XXIV. — La théologie en Orient après Origène
et Paul de Samosate 491
Les docteurs alexandriiis : Théognoste, Pierius, Achillas. —
L'évêqiie Pierre, adversaire d'Origène. — Travaux de Pamphile
et Exisèbe, à Césarée de Palestine. — Méthode, évêqiie d'O-
lympe. — Lucien d'Antioche et les origines de l'arianisme.
Chapitre XXV. — Les mœurs chrétiennes 502
La préparation au baptême : le catéchuménat. — Lo symbole
des Apôtres. — Le canon du Nouveau Testament. — Les romans
apostoliques. — L'encratisme. — L'ascétisme orthodoxe. — La
discipline pénitentielle. — Progrès de l'esprit mondain. — Le
concile d'Elvire.
Chapitre XXVI. — La société chrétienne 524
Eglises mères, églises filiales. — Premières métropoles ec-
clésiastiques. — Développement de la hiérarchie. — Le siège
social de l'église locale. — L'Eucharistie et l'agape. — Caté-
gories de fidèles : les confesseurs et les vierges. — Origines du
célibat clérical. — Les règles ecclésiastiques et les recueils « apos-
toliques». — L'évêque et l'épiscopat. — L'autorité universelle
de l'église romaine.
Chapitre XXVII. — La résistance au christianisme à la
fin du Ille siècle 531>
Décadence générale des cultes i^aïens. — La religion de
Mithra. — La Ma(/)ta Mater et les tauroboles. — Aurélien et le
culte du Soleil. — Le néo-platonisme : Plotin. — Porphyre et
son livre contre les chrétiens. — Mâni et le manichéisme. —
Fin des sectes gnostiques. — Le judaïsme rabbinique.
REIMPRIMATUR
Fr. Albertus Lepidi O. P., S. P. A. Mag.
REIMPRIMATUR
JosEPHUs Ceppetelli, Patr. Const.
Vicesgerens.