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Full text of "Histoire ancienne de l'église"

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HISTOIRE  ANCIENNE 
DE  L'ÉGLISE 


L.  DUCHESNE 


HISTOIRE  ANCIENNE 


DE  L'EGLISE 


Tome   I. 

DEUXIÈME    ÉDITION 


PARIS 

Anciennte  Librairie  E.  THORIN  et  Fils 

ALBERT  FONTEMOING,   ÉDITEUR 

LIBRAIRE    DES   ÉCOLES   FRAKÇAISES    d'aTHÈNES   ET    DE    ROME 

DU   COLLÈGE    DE    FRANCE 

ET   DE   l'école   NORMALE    SUPÉRIEURE 

4,  rue  Le  Goff,  4 
1906 


lï^ï.  INSTITUTE  or  r^EDIAEVAL  STUD:£S 

10  ELMSLEY  PLACE 
TORONTO  6,  CANADA. 

DEC  1 7  1S31 


Roma.  —  Tip.  délia  Face  di  F.  Cuggiani  (06-260). 


M.  GASTON  BOISSIER 


PREFACE 


Au  temps  de  la  persécution  de  Dioclétien, 
alors  que  les  églises  étaient  détruites,  les  livres 
saints  brûlés,  les  chrétiens  proscrits  ou  con- 
traints d'apostasier,  un  d'entre  eux  travaillait 
tranquillement  à  compiler  la  première  histoire 
du  christianisme.  Ce  n'était  pas  un  esprit  su- 
périeur, mais  c'était  un  homme  patient,  labo- 
rieux, consciencieux.  Depuis  de  longues  années 
déjà,  il  rassemblait  des  matériaux  en  vue  du 
livre  qu'il  méditait.  Il  réussit  à  les  sauver  du 
naufrage  et  même  à  les  mettre  en  œuvre.  C'est 
ainsi  qu'Eusèbe  de  Césarée  devint  le  père  de 
l'histoire  ecclésiastique.  A  ceux  qui,  longtemps 
après  lui,  en  des  jours  sombres,  eux  aussi,  repren- 
nent son  dessein,  incombe  avant  tout  le  devoir 
de  rappeler  son  nom  et  ses  incomparables  ser- 
vices. S'il  n'avait  pas,  avec  une  diligence  sans 
égale,  fouillé  les  bibliothèques  palestiniennes 
où  le  docteur  Origène  et  l'évêque  Alexandre 
avaient  recueilli  toute  la  littérature  chrétienne 
des  temps  anciens,  nos  connaissances  sur  les 
trois  premiers  siècles  de  l'Eglise  se  réduiraient 

v.l 


X  PRÉFACE 

"systèmes  et  pour  celle  de  certaines  légendes. 
Je  crois  même  que,  s'il  fallait  choisir,  les  légen- 
des, où  il  y  a  au  moins  un  peu  de  poésie  et 
d'âme  populaire,  auraient  encore  ma  préférence. 

Donc  la  tâche  que  j'entreprends  ici,  tâche 
modeste,  d'exposition  et  de  vulgarisation,  peut 
se  justifier  par  les  progrès  de  la  recherche  éru- 
dite.  Cependant  si  j'ai  pris  la  plume,  c'est  que 
j'y  ai  été  exhorté  et  presque  contraint  par 
tant  de  personnes,  que  j'ai  dti,  pour  en  obtenir 
le  repos,  leur  donner  satisfaction  ^ 

Ces  personnes  ne  me  défendront  pas  contre 
les  critiques,  car  elles  ne  sont  pas,  pour  la 
plupart,  des  personnes  de  plume.  Mais  les  gens 
experts  et  sensés  verront  bien,  par  exemple, 
pourquoi  je  ne  me  suis  pas  encombré  de  dis- 
cussions et  de  bibliographie,  pourquoi  je  ne 
me  suis  pas  trop  attardé  aux  toutes  premières 
origines,  pourquoi,  sans  négliger  les  théologiens 
et  leur  activité,  je  ne  me  suis  pas  absorbé  dans 
la  contemplation  de  leurs  querelles.  Chaque 
chose  a  son  temps,  et  sa  place.  On  me  pardon- 
nera aussi  une  certaine  tendance  à  limiter 
ma  curiosité.  J'admire  beaucoup  les  personnes 
qui  veulent  tout  savoir,  et  je  rends  hommage 
à  l'ingéniosité  avec  laquelle  elles  savent  pro- 
longer,   par    des    hypothèses    séduisantes,    les 


'  Je  dois  avouer  que  j'ai  été  inspiré  aussi  par  le  désir  d'ar- 
rêter la  circulation  d'un  vieux  cahier  de  cours,  lithographie  de- 
puis bientôt  trente  ans,  qui  me  semble  avoir  trop  vécu  pour 
ma  gloire. 


PRÉFACE  XI 

perspectives  ouvertes  sur  témoignages  bien  vé- 
rifiés. Pour  mon  usage  personnel  je  préfère  les 
terrains  solides;  j'aime  mieux  aller  moins  loin 
et  marcher  avec  plus  de  sécurité,  non  plus 
sapere  quam  oportet  saperCy  sed  sapere  ad  so- 
hrietatem. 

Rome,  22  novembre  1905. 


Avis  sur  la  deuxième  édition 


L'accueil  fait  à  ce  livre  a  été  si  favorable  que,  deux  mois 
après  la  mise  en  vente  de  la  première  édition,  il  a  fallu  en 
préparer  une  deuxième.  Elle  est  exactement  semblable  à  la  pre- 
mière. En  trois  endroits  seulement  de  légers  changements  ont 
été  introduits:  p.  320,  on  a  dû  noter  la  découverte  du  texte 
grec  de  la  Chronique  d'Hippolyte;  p.  460,  on  a  tenu  compte 
de  renseignements  biographiques  fournis,  sur  Jules  Africain, 
par  un  papyrus  récemment  publié;  enfin,  p.  353,  note  2,  d'après 
l'avis  d'un  hébraïsant  exercé,  on  a  modifié  l'appréciation  d'abord 
émise  sur  une  différence  de  traduction  entre  les  Septante  et 
saint  Jérôme. 


CHAPITRE  I. 
L'empire  romain,  patrie  du  christianisme. 

La  Méditerranée  et  le  monde  antique.  —  L'empire  romain  et  ses  voisins. 

—  Le  peuple  jnif  et  la  religion  juive.  —  Les  provinces  romaines  et  l'orgjv 
jiisation  municipale.  —  Mœurs,  idées,  religion:  mystères,  cultes  orientaux. 

—  Préparation  évangélique. 

Au  moment  où  naquit  le  christianisme,  l'empire 
pacifique  de  Rome  s'étendait  sur  tous  les  pays  rive- 
rains de  la  Méditerranée.  Dans  l'ensemble  du  monde  il 
correspondait  à  peu  près  à  ce  qu'est  maintenant  l'Eu- 
rope ;  mais  il  était  plus  isolé.  Sans  parler  de  l'Amé- 
rique, encore  insoupçonnée,  les  grandes  agglomérations 
humaines  de  la  Chine,  de  l'Inde,  de  l'Afrique  intérieure, 
ignoraient  la  Méditerranée  comme  elles  étaient  ignorées 
d'elle.  Avec  ces  pays  presque  fabuleux  on  aurait  pu,  il 
est  vrai,  communiquer  par  le  Nil  ou  par  les  deux  golfes 
qui  flanquent  la  péninsule  arabique  et  s'ouvrent  sur  la 
mer  des  Indes  :  c'est  précisément  sur  ces  grands  chemins 
du  monde  que,  depuis  les  temps  les  plus  reculés,  prospé- 
rèrent les  empires  d'Egypte,  d'Assyrie,  de  Chaldée  et  de 
Susiane.  Mais,  malgré  leur  situation  géographique,  si  fa- 
vorable aux  relations  lointaines,  ces  états  semblent  avoir 
été  toujours  à  peu  près  fermés  du  côté  de  l'Orient.  C'est 
vers  la  Méditerranée  que  se  portait  leur  expansion  con- 

DccHESXE.  niit.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  1 


2  CHAPITRE   I. 

■  quérante  et  civilisatrice  :  c'est  aussi  de  ce  côté  qu'ils 
finirent  par  se  heurter  à  des  nations  plus  jeunes,  des- 
tinées à  arrêter  leur  développement,  à  fermer  leur  his- 
toire et  à  les  remplacer  dans  la  direction  politique  de 
l'Asie  occidentale. 

Au  YP  siècle  avant  notre  ère,  le  Nil  et  l'Euphrate 
se  trouvèrent  réunis  sous  la  domination  des  Perses,  race 
entreprenante,  dont  les  conquêtes  atteignirent  la  mer 
Egée  et  le  Danube,  en  même  temps  qu'elles  s'étendaient 
à  l'est  jusqu'à  l'Indus.  Deux  cents  ans  plus  tard,  Ale- 
xandre brisa  cet  empire  passager  et  mit  l'Orient  sous 
Tautorité  des  Grecs.  L'établissement  politique  par  lequel 
il  essaya  de  couronner  ses  magnifiques  aventures  n'eut^ 
sans  doute,  qu'une  durée  bien  éphémère.  Mais  la  con- 
quête macédoniemie  doit  être  considérée  surtout  comme 
Tavènement  de  l'hellénisme  en  Orient.  En  ces  pays  d'an- 
tique et  puissante  culture,  Alexandre  inaugura  un  ré- 
gime destiné  à  une  toute  autre  fortune  que  son  empire 
à  lui.  De  bonne  heure,  il  est  vrai,  l'Iran  reprit  son  indé- 
pendance et  vécut  à  part  des  royaumes  grecs,  entraî- 
nant avec  lui  ses  vieux  vassaux  du  Tigre  et  de  l'Eu- 
phrate. Mais  ni  les  rois  Parthes,  ni  leurs  successeurs 
Sassanides,  ne  parvinrent  à  reprendre,  en  face  de  l'Oc- 
cident, le  rôle  des  Assourbanipal  et  des  Darius.  Tout 
développement  de  ce  côté  leur  fut  interdit.  Sans  doute 
ils  virent  tomber  les  royaumes  grecs,  mais  les  légions 
romaines  s'installèrent  à  leur  place.  La  frontière  était 
désormais  gardée  pour  de  longs  siècles.  Maîtresse  de 
l'Italie,  victorieuse  à  Carthage  et  en  G-rèoe,  Eome  brisa 


l'empire   romain,    patrie   du   CHRISTIANI8MH  3 

en  64  la  royauté  des  Séleucides;  trente  ans  après  elle 
hérita  de  celle  des  Ptolémées,  La  Méditerranée  tout  en- 
tière, depuis  Antioche  jusqu'à  l'Espagne,  reconnaissait 
son  empire.  César  y  joignit  la  Gaule;  Auguste  porta 
sa  frontière  jusqu'au  Danube,  Claude  jusqu'à  l'Ecosse. 
Au  nord  le  monde  romain  ne  se  heurtait  qu'à  des  po- 
pulations barbares;  l'Océan  formait  sa  frontière  à  l'ouest, 
le  désert  au  sud.  Ce  n'est  qu'à  l'Orient,  du  côté  du  Tigre 
et  de  l'Arménie,  qu'il  confinait  à  un  autre  empire  ;  en- 
core le  contact  avec  les  Parthes  était-il  atténué  par 
l'interposition  d'une  ligne  de  petits  royaumes  tributaires, 
depuis  le  Pont-Euxin  jusqu'à  la  mer  E-ouge. 

C'est  dans  un  de  ces  petits  états,  la  Judée,  que  le 
christianisme  apparut.  Le  judaïsme,  qui  le   précéda  et 
le  prépara,  fut  d'abord  représenté,  en  ce  coin  de  la  Syrie 
méridionale,  par  la  vie  religieuse  d'un  petit  peuple  formé 
de  tribus  diverses,  rassemblé  en  un  royaume,  puis   en 
deux,  qui  ne  durèrent  pas  longtemps  et  tombèrent  sous 
les  coups  des  Assyriens  et  des  Chaldéens.  Au  moment 
de  la  dernière  catastrophe  (590),  cette  vie  religieuse,  pro- 
gressivement épurée  sous  l'influence  de  prophètes  ins- 
pirés, avait  pour  centre  le  sanctuaire  national  de  Jéru- 
salem. On  y  adorait  un  dieu  unique,  on  l'adorait  comme 
le  seul  vrai  Dieu  et  Seigneur,  auprès  duquel  toutes  les 
autres  prétendues  divinités  n'étaient  qu'idoles  et  démons. 
L'Israélite  le  connaissait  comme    auteur  et  maître  du 
monde;  il  se  savait  lié  à  lui  par  des  pactes  antiques  et 
spéciaux.  Jahvé;  le  Créateur,  était  son  dieu  à  lui,  comme 
il  était,  lui,  le  peuple  de  Jahvé.  De  là  un  sentiment  très 


4  CHAPITRE   I. 

"  haut  de  sa  dignité,  de  sa  race  et  de  sa  mission;  de  là 
une  confiance  inébranlable  en  ses  destinées  et  en  Celui 
qui  les  lui  avait  ménagées. 

Le  Temple  fut  détruit,  la  dynastie  supprimée,  le  peu- 
ple lui-même  dispersé  en  de  lointains  exils  ;  Israël  espéra 
quand  même  et  son  espérance  ne  fut  pas  déçue.  Les 
Perses  ruinèrent  l'empire  chaldéen,  prirent  et  pillèrent 
l'odieuse  Babylone,  et  finalement  permirent  aux  Juifs  de 
rebâtir  leur  sanctuaire,  de  se  grouper  autour,  et  même 
de  fortifier  Jérusalem.  De  l'indépendance  nationale  il 
fallut  faire  son  deuil;  on  se  consola  en  resserrant  de 
plus  en  plus  les  liens  qui  unissaient  les  fils  d'Israël  à 
Jahvé  et  en  Jahvé.  Les  souverains  de  Suse  accordaient 
une  large  autonomie  locale,  qui  fut  maintenue  après  eux 
par  les  Ptolémées  et  les  Séleucides,  jusqu'au  moment  où 
Antiochus  Epiphane  conçut  la  folle  pensée  d'helléniser 
le  peuple  de  Dieu.  La  défense  religieuse  aboutit  à  l'in- 
surrection. De  celle-ci,  quand  le  succès  l'eut  couronnée, 
sortit  un  état  autonome,  gouverné  par  les  grands  prê- 
tres asmonéens,  fils  des  héros  de  l'indépendance.  Peu  à 
peu  ces  prêtres  se  transformèrent  en  rois  de  Judée.  Ce 
régime  dura  près  de  cent  ans,  jusqu'à  l'arrivée  des  Ro- 
mains. Pompée,  qui  mit  fin  au  royaume  séleucide  et  prit 
Jérusalem  (63),  laissa  subsister,  en  somme,  cet  état  de 
choses.  Antoine  remplaça  (40)  les  derniers  asmonéens  par 
un  aventurier  du  pays,  Hérode,  celui  qu'on  appelle  Hé- 
rode  le  Grand.  C'est  par  son  nom  que  s'ouvre  l'Evan- 
gile. Quand  il  mourut  (750  de  Rome,  4  av.  J.-C.)  le 
royaume  assez  vaste  qu'on  lui  avait  attribué  fut  divisé 


l'empire  romain,  patrie  du  christianisme  5 

en  trois  parts  ;  celle  qui  comprenait  Jérusalem  échut  à 
son  fils  Archélaiis  :  il  la  garda  jusqu'en  l'an  6  de  notre 
ère."  Alors  il  fut  destitué  et  remplacé  par  des  procu- 
rateurs, dont  la  série,  sauf  un  intervalle  de  trois  ans 
(Hérode  Agrippa,  42-44),  se  prolongea  jusqu'à  la  grande 
insurrection  de  66. 

Au  moment  où  elle  éclata,  le  christianisme  était  déjà 
né  et  sa  propagande  avait  inauguré  ses  voies.  Elles  ne 
le  conduisirent  pas  d'abord  vers  l'Orient:  ce  n'est  que 
plus  tard  qu'on  le  voit  prendre  pied  dans  l'empire  parthe. 
Dès  ses  débuts  il  regarda  du  côté  du  monde  grec  et  de 
l'empire  romain. 

L'empire  romain,  malgré  les  scandales  dont  Eome 
était  le  théâtre,  assurait  la  paix,  la  sécurité,  la  liberté 
même,  en  ce  sens  qu'il  favorisait  volontiers  la  vie  des 
organisations  municipales.  Les  provinces,  gouvernées  les 
unes  par  des  proconsuls  annuels  au  nom  du  sénat,  les 
autres  par  des  légats  propréteurs  au  nom  du  prince,  pou- 
vaient être  considérées  comme  des  groujDes  de  circons- 
criptions communales  administrées  par  les  magistrats 
élus  de  la  ville  chef-lieu.  Dans  les  pays  où  le  régime 
municipal  n'avait  pas  été  introduit,  l'autonomie  était 
organisée  autrement.  Les  fonctionnaires,  -sauf  ceux  de 
l'impôt,  étaient  peu  nombreux;  la  justice,  sauf  —  et  en- 
core pas  partout  —  les  causes  criminelles,  restait  aux 
mains  des  magistrats  municipaux.  Cependant  les  per- 
sonnes qui  jouissaient  du  droit  de  cité  romaine  n'étaient 
justiciables  que  des  tribunaux  de  Rome.  Les  provinces 
frontières  étaient  les  seules  qui  eussent  des  troupes  im- 


CHAPITRE   I. 


périales  :  le  maintien  de  la  paix  intérieure  était  encore 
affaire  locale,  confiée  aux  autorités  des  villes.  Cette  orga- 
nisation libérale  n'entraînait  pas  de  désordres  graves  : 
des  précautions  avaient  été  prises  pour  que  le  pouvoir 
municipal  ne  sortît  pas  des  classes  aisées  :  les  masses 
populaires  n'avaient  aucune  influence  sur  le  gouverne- 
raent  communal. 

Sous  ce  régime  le  monde  prospérait,  la  civilisation 
grecque  et  romaine  conquérait  rapidement  les  pays  où 
jusque  là  avaient  régné  soit  des  mœurs  différentes,  soit 
la  barbarie.  Les  campagnes  conservaient  l'usage  des  an- 
ciens idiomes,  comme  le  celte,  le  punique,  l'ibère,  l'illy- 
rien,  le  syriaque,  l'égyptien  ;  dans  les  villes  on  ne  par- 
lait guère  que  le  grec  ou  le  latin.  Un  vaste  système  de 
routes  reliait  entre  elles  les  diverses  parties  de  l'empire  : 
la  poste  impériale  y  circulait,  en  même  temps  que  les 
voitures  des  particuliers.  La  ]\Iéditerranée  était  elle-même 
une  voie  immense,  sûre  et  rapide.  Aussi  les  relations^ 
devenues  faciles,  étaient-elles  fréquentes. 

Cependant  il  circulait  dans  ce  grand  corps  plus  de 
vie  matérielle  que  de  sève  intellectuelle.  Le  siècle  d'Au- 
guste était  passé  ;  l'éloquence  et  la  poésie  ne  jetaient 
plus  aucun  éclat  ;  les  grammairiens  avaient  succédé  aux 
grands  écrivains.  La  philosophie  elle-même  subissait  une 
éclipse.  Les  sectes  en  vues,  l'épicuréisme  et  le  stoïcisme, 
ne  se  préoccupaient  guère  de  métaphysique;  les  rares 
esprits  qui  méditaient  encore,  comme  Sénèque,  médi- 
taient sur  la  morale.  A  Eome,  quelques  nobles  caractères, 
les  Thraséas,  les  Helvidius  Prisons,  entretinrent  contre 


l'empire  romain,  patrie  du  christianisme  7 

la  tyrannie  des  Césars  et  des  Flaviens  la  protestation 
de  la  conscience  humaine,  en  même  temps  qu'une  demi- 
revendication  de  la  liberté  disparue.  Mais  ni  cette  géné- 
reuse opposition  ni  la  philosophie  spéculative  n'avaient 
d'action  appréciable  sur  le  populaire  de  E/Ome  ou  sur 
les  masses  provinciales. 

En  religion,  les  classes  supérieures  étaient  généra- 
lement sceptiques.  Des  anciens  cultes,  romains  ou  hellé- 
niques, il  ne  restait  guère  que  les  cérémonies  officielles. 
En  dehors  du  rite,  la  vieille  religion  de  E-ome  avait  été 
peu  de  chose.  Elle  s'adressait  à  des  dieux  abstraits, 
sans  forme,  sans  poésie,  quelquefois  sans  nom.  L'ima- 
gination grecque,  au  contraire,  avait  su  revêtir  de  for- 
mes brillantes  les  abstractions  du  naturalisme  primitif, 
en  avait  fait  des  hommes  transcendants  en  beauté,  en 
force  et  en  intelligence.  De  ces  séduisants  immortels 
les  poètes  chantaient  les  exploits  et  les  aventures;  mais 
nulle  théologie  sérieuse  ne  fut  déduite  de  leur  panthéon. 
La  philosophie,  il  est  vrai,  s'ingénia  à  donner  un  sens 
cosmogonique  aux  fables  religieuses;  mais  on  arriva 
ainsi  à  les  discréditer  beaucoup  plus  qu'à  les  expliquer. 
Détourné  de  l'Olympe  traditionnel,  l'instinct  religieux 
«e  porta  vers  les  mystères,  où  l'on  prétendait  doimer 
le  mot  des  énigmes  éternelles,  délivrer  l'âme  captive 
et  lui  assurer  le  bonheur  dans  une  autre  vie.  Mais 
les  initiations  grecques  n'attiraient  guère  le  peuple: 
quelques-unes,  où  la  morale  courait  trop  de  risques, 
avaient  été  déjà  ou  prohibées  ou  soumises  à  une  étroite 
surveillance. 


8  CHAPITRE  I. 

La  conquête  de  l'Orient  et  de  l'Egypte  introduisit 
d'autres  éléments  religieux.  Des  cultes  bruyants,  exci- 
tants, immoraux,  dont  les  cérémonies  admettaient  pêle- 
mêle  hommes  et  femmes,  riches  et  pauvres,  libres  et 
esclaves,  se  répandirent  de  toute  part.  L'Egypte  fournit 
ceux  d'Isis  et  de  Sérapis,  la  Syrie  ceux  d'Adonis  et 
d'Astarté,  la  Perse  celui  de  Mithra,  la  Phrygie  ceux 
de  Cybèle  et  de  Sabazius.  D'innombrables  associations 
se  fondèrent  partout  en  l'honneur  de  ces  divinités  nou- 
velles, et  leur  culte  ne  tarda  pas  à  donner  au  sentiment 
religieux  un  aliment  qu'il  ne  trouvait  plus  guère  dans 
les  cérémonies  officielles. 

Celles-ci,  d'ailleurs,  subissaient  une  transformation. 
Les  anciens  sanctuaires  nationaux  continuèrent  sans 
doute  à  être  desservis;  mais  une  divinité  nouvelle,  plus 
présente  et  plus  puissante,  s'installa  à  côté  des  anciennes 
et  leur  fit  une  redoutable  concurrence.  Je  veux  parler 
du  culte  de  Eome  et  d'Auguste  \  Ce  culte  fit  sa  pre- 
mière apparition,  en  province,  sous  l'empereur  Auguste, 
et  se  repandit  avec  une  extrême  rapidité.  Dans  chaque 
province  une  assemblée  de  délégués  des  cités  se  réu- 
nissait chaque  année  auprès  d'un  temple  consacré  à 
Rome  et  à  l'empereur.  Ces  délégués  élisaient  parmi  eux 
un  prêtre,  qui,  jusqu'à  l'année  suivante,  exerçait  le 
sacerdoce  de  ce  culte  au  nom  de  la  province,  sous  le 
titre  de  fiamen,  de  sacevdos,  d'àp/^iîps-j;  (grand-prêtre).  On 

^  Dans  cette  formule  le  nom  d'Auguste  ne  désigne  pas  l'em- 
pereur Octavien-Auguste  en  particulier,  mais  l'Auguste  vivant, 
l'empereur  en  fonctions. 


l'empire  romain,  patrie  du  christianisme  9 

célébrait  des  sacrifices,  et  surtout  des  jeux  publics,  avec 
la  plus  grande  h;olennité  ;  puis  l'assemblée  se  séparait, 
après  avoir  contrôlé  la  gestion  du  prêtre  sortant  de 
charge.  En  dehors  de  ces  cérémonies  d'un  caractère 
provincial,  le  culte  de  E-ome  et  d'Auguste  avait,  dans 
la  plupart  des  villes,  ses  temples  et  ses  prêtres  muni- 
cipaux, et,  de  plus,  ses  associations  religieuses.  Moulé 
sur  l'organisation  municipale  et  provinciale,  qu'il  ratta- 
chait par  une  sorte  de  lien  sacré  au  gouvernement  su- 
prême de  l'empire,  il  ne  tarda  pas  à  représenter  le  plus 
clair  de  la  religion  officielle. 

Tous  ces  cultes,  si  divers  d'origine  et  de  sens,  vi- 
vaient ensemble  sans  qu'aucun  d'eux  prétendit  exclure 
les  autres.  On  se  décidait  entre  eux  suivant  ses  goûts 
et  ses  commodités  :  en  général  on  admettait  qu'ils  pou- 
vaient tous  être  pratiqués,  suivant  les  circonstances.  Le 
christianisme  n'a  pas  trouvé  la  place  vide.  Il  lui  a  fallu 
extirper  des  âmes  qui  s'ouvraient  à  lui,  non  seulement 
l'attachement  particulier  à  tel  ou  tel  culte,  mais  encore 
une  certaine  sympathie  pour  tous  les  paganismes  qui  s'é- 
taient peu  à  peu  croisés  ou  superposés  dans  la  dévo- 
tion vulgaire. 

De  ce  qui  vient  d'être  dit  on  peut  conclure  que  la 
propagation  du  christianisme  a  trouvé  dans  la  situation 
de  l'empire  romain  à  la  fois  des  facilités  et  des  obsta- 
cles. Parmi  les  facilités  il  faut  mettre  au  premier  rang 
la  paix  universelle,  l'uniformité  de  langue  et  d'idées,  la 
rapidité  et  la  sûreté  des  communications.  La  philosophie, 
par  les  coups  qu'elle  avait  portés  aux  vieilles  légendes 


10  CHAPITRE   I. 

et  par  son  impuissance  à  créer  quelque  chose  qui  les 
-piit  remplacer,  peut  aussi  être  considérée  comme  un  utile 
auxiliaire  :  les  Pères  de  l'Eglise  parlent  du  paganisme 
comme  Lucien.  Enfin  les  religions  orientales,  en  donnant 
un  aliment  quelconque  au  sentiment  religieux,  l'ont  em- 
pêché de  mourir,  lui  ont  permis  d'attendre  la  renais- 
sance évangélique.  Mais  à  côté  des  facilités,  que  d'ob- 
stacles !  L'empire  romain  deviendra  bientôt  persécuteur  ; 
à  plusieurs  reprises  il  entreprendra  une  lutte  à  mort 
contre  le  christianisme.  L'esprit  raisonneur  de  la  philo- 
sophie grecque  s'emparera  des  éléments  doctrinaux  de 
l'enseignement  chrétien  :  il  en  fera  sortir  cent  hérésies 
diverses.  Quant  aux  cultes  populaires,  s'ils  conservaient 
d'une  ce^rtaine  façon  le  sentiment  religieux,  ce  n'est  pas 
d'eux  que  l'on  devait  attendre  un  secours  quelconque 
contre  ces  passions  égoïstes  et  honteuses  qui  forment 
toujours,  dans  les  nations  comme  dans  les  individus,  le 
plus  difficile  obstacle  à  l'œuvre  du  salut. 


CHAPITRE  II. 
La  primitive  église  à  Jérusalem. 

Le  jiTdaïsme  dans  l'empire  et  en  Palestine.  —  Les  disciples  de  Jésus: 
lenr  propagande,  lenr  organisation.  —  Sanl  de  Tarse.  —  Premières  conver- 
sions parmi  les  gentils  favorables  au  j^idaïsme. 

«  Le  salut  vient  des  Juifs  »  disait  Jésus  à  la  Sama- 
ritaine. Ce  mot  caractérise  l'aspect  extérieur  de  la  pro- 
pagande évangélique.  C'est  à  Jérusalem  qu'elle  a  son 
premier  point  de  départ;  c'est  en  passant  par  les  juiveries 
établies  un  peu  partout  dans  l'empire  qu'elle  atteint  les 
populations  païennes. 

Depuis  que  le  monde  avait  été  ouvert  par  Alexandre 
et  par  les  Romains,  le  judaïsme  avait  essaimé.  En  dehors 
de  la  Palestine,  son  berceau,  il  possédait,  depuis  l'exil, 
un  centre  important  à  Babylone.  Celui-ci,  pourtant,  est 
à  peu  près  négligeable  dans  Thistoire  du  christianisme 
primitif.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  colonie  juive 
d'Alexandrie,  qui  formait  environ  les  deux  cinquièmes 
de  la  population  de  cette  grande  ville.  De  là  sortirent, 
outre  l'exégèse  de  Philon,  le  livre  canonique  de  la  Sa- 
gesse et  plusieurs  apocryphes  importants.  Cependant, 
comme  l'évangélisation  de  l'Egypte  est  entourée  d'une 
obscurité  profonde,  il  n'y  a  pas  non  plus  à  s'arrêter 
sur  ce  point.  Dans  le  reste  de  l'empire,  les  principales 
villes  avaient  une  population  juive  plus  ou  moins  nom- 


12  CHAPITRE  II. 

breuse,  occupée  de  petit  commerce  et  protégée  par  des 
privilèges,  plusieurs  fois  renouvelés  depuis  les  premiers 
successeurs  d'Alexandre.  Les  enfants  d'Israël  se  réunis- 
saient dans  leurs  synagogues  pour  entendre  la  lecture 
et  l'explication  des  Livres  Saints,  prier  en  commmi  et 
traiter  les  affaires  spirituelles  ou  temporelles  de  la  con- 
grégation locale.  Leur  formation  religieuse  comportait 
d'abord  une  séparation  aussi  absolue  que  possible  d'avec 
les  païens,  puis  la  foi  au  Dieu  d'Israël,  les  espérances 
messianiques  et  l'observation  de  la  Loi,  mais  tempérée 
par  les  circonstances  et  dégagée  du  formalisme  étroit 
qui  régnait  à  Jérusalem. 

En  Palestine,  le  Temple,  sanctuaire  unique  du  culte 
de  Jabvé,  conservait  un  puissant  prestige.  La  hiérarchie 
sacerdotale,  dirigée  par  le  parti  aristocratique  des  Saddu- 
céens,  maintenait  avec  rigueur  les  prescriptions  rituelles. 
Mais  le  luxe,  la  dépravation,  l'indifférence  religieuse, 
qu'affichaient  les  chefs  du  sacerdoce,  leur  platitude  en 
face  des  autorités  romaines,  leur  mépris  pour  les  espé- 
rances messianiques  et  la  doctrine  de  la  résurrection, 
leur  avaient  enlevé  l'affection  du  peuple  et  jetaient,  aux 
yeux  de  quelques-uns,  une  certaine  déconsidération  sur 
le  Temple  lui-même.  Il  se  trouvait  des  gens  qui,  saisis 
de  dégoût,  fuyaient  le  sanctuaire  officiel  et  ses  desser- 
vants, pour  se  livrer,  loin  du  monde,  au  service  de  Dieu 
et  à  la  pratique  scrupuleuse  de  la  Loi.  Les  Esséniens 
représentent  ce  mouvement.  Ils  vivaient  groupés  en 
petites  communautés  sur  les  bords  de  la  mer  Morte, 
aux  environs  d'Engaddi. 


LA   PRIMITIVE   ÉGLISE   À  JÉRUSALEM  13 

Les  prêtres  sadducéens  furent  les  persécuteurs  de 
Jésus-Christ  et  de  ses  disciples.  Quant  aux  Esséniens, 
ils  vécurent  à  côté  du  christianisme  naissant,  et,  s'ils  se 
joignirent  à  lui,  ce  ne  fut  que  tardivement.  Les  Pha- 
risiens, si  souvent  stigmatisés  dans  l'Evangile  pour  leur 
hypocrisie,  leur  faux  zèle  et  leurs  observances  bizarres, 
ne  formaient  pas  une  secte  particulière  :  leur  nom  ser- 
vait à  désigner  en  général  les  gens  scrupuleux  pour  le 
culte  de  la  Loi,  et  non  seulement  de  la  Loi,  mais  de 
mille  pratiques  dont  ils  l'avaient  surchargée,  y  attribuant 
autant  de  valeur  qu'aux  préceptes  essentiels  de  la  mo- 
rale. Du  reste  ils  étaient  les  défenseurs  fidèjes  des  espé- 
rances messianiques  et  de  la  croyance  à  la  résurrection. 
Sous  leur  attachement  excessif  et  orgueilleux  aux  détails 
des  observances  ils  conservaient  mi  fond  sérieux  de  foi 
et  de  piété.  L'Evangile  fit  parmi  eux  de  nombreuses  et 
d'excellentes  recrues. 

Mais  comment  et  en  quelles  circonstances  commença, 
dans  ce  monde  religieux  de  Palestine,  le  mouvement  qui 
devait  aboutir  à  la  fondation  de  l'Eglise  ?  Tous  les  ren- 
seignements s'accordent  à  nous  indiquer,  comme  point  de 
départ,  un  groupe  de  personnes  qui  vivaient  à  Jérusalem 
dans  les  dernières  années  de  l'empereur  Tibère  (30-37j. 
Ces  premiers  fidèles  se  réclamaient  du  nom  et  de  la  doc- 
trine de  Jésus  de  Nazareth,  récemment  supplicié  par 
ordre  du  procurateur  Pilate,  à  l'instigation  des  autorités 
juives.  Bon  nombre  d'entre  eux  l'avaient  connu  vivant; 
tous  savaient  qu'il  était  mort  crucifié  :  tous  aussi  croyaient 
qu'il  était  ressuscité,  encore  qu'une  partie  seulement  d'en- 


14  CHAPITRE   II. 

tre  eux  eussent  joui  de  sa  présence  après  sa  résurrec- 
tion. Ils  le  considéraient  comme  le  Messie  promis  et 
attendu,  l'envoyé,  le  Fils  de  Dieu,  qui  devait  rétablir 
en  ce  inonde  le  règne  de  la  justice  et  donner  au  bien 
une  revanche  éclatante  sur  le  mal.  Il  avait  promis  de 
fonder  un  royaume,  le  royaume  de  Dieu,  dont  les  mé- 
chants seraient  exclus  et  dont  l'accès  était  assuré  à  tous 
ceux  qui  s'attacheraient  à  lui.  Son  supplice,  il  est  vrai, 
avait  retardé  l'accomplissement  de  la  promesse  ;  mais 
celle-ci  ne  tarderait  pas  à  se  réaliser.  On  en  avait  le 
gage  dans  le  triomphe  remporté  sur  la  mort  par  la  résur- 
rection du  Maître.  Celui-ci  était  présentement  assis  à  la 
droite  de  Dieu  son  Père,  d'où  il  allait  venir  manifester 
sa  gloire  et  fonder  son  royaume. 

En  l'attendant,  ses  fidèles  s'occupaient  à  répandre  la 
bonne  nouvelle,  l'Evangile,  et  à  former  ainsi  le  personnel 
des  élus.  Ils  vivaient  en  union  spirituelle  :  une  même 
foi,  une  même  attente,  les  tenaient  serrés  les  mis  contre 
les  autres.  Leurs  chefs  étaient  douze  hommes  qui,  les 
années  précédentes,  avaient  vécu  dans  l'entourage  intime 
de  Jésus,  avaient  reçu  de  lui  les  enseignements  qu'ils 
distribuaient  en  son  nom,  et  se  trouvaient  en  situation 
d'attester  ses  miracles.  Cette  intimité  avec  le  Maître  ne 
les  avait  pas,  à  la  vérité,  empêchés  de  l'abandoimer  au 
moment  critique,  et  ce  n'est  pas  sans  résistance  qu'ils 
avaient  admis  sa  résurrection.  Maintenant  leur  convic- 
tion était  au-dessus  de  toute  contradiction  et  de  toute 
épreuve.  On  ne  tarda  pas  à  le  constater. 


LA    PRIMITIVE   ÉGLISE  À  JÉRUSALEM  15 

Ce  premier  groupe  de  fidèles  demeurait  profondé- 
ment imbu  de  l'esprit  juif.  Entre  eux  et  les  juifs  pieux 
il  n*3^  avait  guère  de  dissidence  possible.  Tout  ce  que 
croyaient,  espéraient  ou  pratiquaient,  les  personnes  sin- 
cèrement religieuses  de  leur  nation,  ils  le  croj^aient 
aussi,  l'espéraient,  le  pratiquaient.  Comme  les  autres  ils 
allaient  au  Temple,  comme  les  autres  ils  se  soumettaient 
aux  observances  communes  du  mosaïsme.  Un  seul  point 
les  caractérisait:  le  Messie,  pour  eux,  n'appartenait  pas 
aux  indéterminations  de  l'avenir.  Ils  l'avaient  trouvé, 
car  il  était  venu  et  s'était  fait  connaître  :  ils  étaient  sûrs 
de  le  revoir  bientôt. 

Mais  s'il  n'y  avait  là  rien  qui  sortît  du  cercle  des 
idées  ou  préoccupations  juives,  on  ne  saurait  dire  qu'une 
telle  espérance,  avec  le  groupement  dont  elle  était  la 
raison  d'être,  pût  agréer  au  sacerdoce  juif,  pût  même 
lui  demeurer  indifférente.  Se  réclamer  de  Jésus,  et  sur- 
tout le  désigner  comme  l'espoir  d'Israël,  c'était  protester 
contre  l'exécution  d'un  personnage  que  les  chefs  de  la 
nation  avaient  jugé  dangereux,  coupable,  digne  de  mort. 
D'autre  part,  le  mouvement  populaire,  dont  les  manifes- 
tations avaient  si  fort  alarmé  le  grand-prêtre,  reprenait 
sous  une  autre  forme.  Au  lieu  d'acclamations  bruyantes 
on  se  trouvait  en  présence  d'une  prédication  discrète: 
mais  les  adhérents  solides  paraissaient  déjà  plus  nom- 
breux qu'au  temps  de  Jésus:  ils  se  multipliaient  chaque 
jour:  une  société  s'organisait  pour  les  encadrer.  Ils 
avaient  leurs  chefs,  et  c'étaient  précisément  les  amis  que 
Jésus  avait  recrutés  en  Galilée,  dès  la  première  heure. 


16  CHAPITRE   II. 

Dans  ces  conditions  il  était  difficile  que  les  auto- 
rités juives  ne  fissent  pas  la  vie  dure  aux  disciples  de 
Jésus.  C'est  en  effet  ce  qui  arriva,  comme  nous  le  voyons 
dans  les  récits  du  livre  des  Actes  ^  Les  apôtres,  arrêtés 
et  réprimandés,  faisaient  tête  aux  prohibitions,  suppor- 
taient verges  et  prison,  sans  se  laisser  intimider.  Les 
prêtres,  d'ailleurs,  ne  pouvaient  faire  tout  ce  qui  leur 
plaisait.  Le  procurateur,  apparemment,  ne  se  prêtait 
pas  volontiers  à  de  nouveaux  supplices.  Il  y  eut  un 
moment  plus  dur  à  passer.  Etienne,  l'un  des  premiers 
convertis,  auxiliaire  zélé  des  apôtres,  fut  accusé  de  blas- 
phème contre  le  lieu  saint  et  contre  la  loi  de  Moïse. 
A  en  juger  par  le  discours  que  le  livre  des  Actes  lui 
fait  tenir,  il  semble  bien  que  ses  propos  aient  eu  quel- 
que véhémence  spéciale.  Toujours  est-il  que  le  sanhé- 
drin, enhardi  peut-être  par  la  mollesse  du  procurateur, 
ou  profitant  d'un  moment  de  vacance  de  cet  emploi, 
prononça  contre  Etienne  une  sentence  de  mort  et  le  fit 
lapider  selon  les  formes  traditionnelles.  A  la  suite  de 
cet  événement,  des  mesures  rigoureuses  furent  prises 
contre  les  fidèles,  et  la  communauté,  effrayée,  se  dispersa 
pour  un  temps.  L'alarme,  cependant,  ne  fut  pas  bien 
longue,  et  1'  «  Eglise  » ,  comme  on  commençait  à  dire,  ne 
tarda  pas  à  se  reformer. 

Son  organisation  intérieure  ne  paraît  pas  avoir  été 
bien  compliquée.  On  y  entrait  par  le  baptême,  symbole 
de  l'adhésion  à  Jésus,  au  nom  de  qui  il  était  conféré, 

»  Cf.  Matth.  X,  16-24;  /  Thess.  II,  14. 


LA    PRI-MITIVE   ÉGLISE   À   JÉRUSALEM  17 

et  en  même  temps  de  la  conversion,  de  la  réforme  mo- 
rale, que  le  fidèle  s'imposait.  Un  repas  commun  et  quo- 
tidien éfait  le  signe  et  le  lien  de  la  vie  corporative.  On 
y  célébrait  FEucharistie,  mémorial  sensible  et  nwsté- 
rieux  du  Maître  invisible.  Dans  les  premiers  jours  le 
besoin  de  vivre  ensemble  fut  si  intense  que  l'on  alla 
jusqu'à  la  communauté  des  biens.  De  là  des  dévelop- 
pements administratifs:  les  apôtres  se  cli©isirent  sept 
auxiliaires  qui  devinrent  les  prototypes  des  diacres.  Un 
peu  plus  tard  on  voit  apparaître  une  dignité  intermé- 
diaire, un  conseil  d'anciens  {pre^bf/terl,  prêtres),  qui  as- 
sistent les  apôtres  dans  la  direction  générale  et  délibè- 
rent avec  eux. 

Bien  qu'elle  eût  pris  rapidement  un  développement 
assez  considérable,  cette  première  communauté  cliré- 
tiemie  dut  renoncer  de  bonne  heure  à  s'incorporer  Ten- 
fcemble  des  juifs  palestiniens.  Sa  propagai:!de  se  heurta, 
non  seulement  à  la  malveillance  des  autorités  religieuses, 
mais  aussi  à  la  résistance  de  l'opinion  générale.  Con- 
trariée à  Jérusalem,  elle  se  répandit  ailleurs,  moins, 
semble-t-il,  en  vertu  d'un  plan  préconçu  que  sous  l'ac- 
tion des  circonstances.  La  dispersion  qui  suivit  la  mort 
d'Etienne  transporta  au  loin  nombre  de  fidèles  enthou- 
siastes, qui  semèrent  la  «  bonne  nouvelle  »  par  toute  la 
Palestine  et  même  au  delà,  en  Phénicie,  en  Syrie,  jus- 
que dans  l'île  de  Chypre.  La  Galilée,  première  patrie 
de  l'Evangile,  devait  avoir  conservé  un  noyau  d'anciens 
disciples  :  il  y  en  avait  même  à  Damas,  dans  le  royaume 
d'Arabie.  C'est  à  ce  moment  et  dans  ces  circonstances 

DuCHESîfT:.  Hist.  anc.  de  VEyl.  -  T.  I.  2 


18  CHAPITRE   II. 

que  vint  à  l'Eglise  naissante  l'adhésion  la  moins  pré- 
vue, en  la  personne  de  Saul  de  Tarse,  ardent  et  savant 
zélateur  de  la  Loi,  jusqu'alors  persécuteur  fanatique  des- 
disciples  de  Jésus.  Converti  par  une  apparition  du  Sei- 
gneur sur  la  route  de  Jérusalem  à  Damas,  il  se  joignit 
d'abord  aux  fidèles  de  cette  dernière  ville,  puis  se  mit 
à  évangéliser  le  royaume  d'Arabie. 

Comme  toutes  les  recrues  de  cette  première  heure ^ 
Saul  était  un  juif  de  race,  imbu  de  l'esprit  exclusif  et 
dédaigneux  qui  animait  ses  congénères  et  réglait  leurs 
rapports  avec  les  gens  étrangers  à  leur  nation.  Dans- 
ce  petit  monde  il  allait  de  soi  que  le  royaume  de  Dieu 
était  pour  le  peuple  de  Dieu,  pour  cette  nation  privi- 
légiée que  Dieu  avait  comblée  de  tant  de  faveurs,  à  qui 
il  avait  fait  tant  de  promesses.  Mais  comme  le  peuple 
de. Dieu  semblait  peu  disposé,  dans  son  ensemble,  à  se 
ranger  parmi  les  fidèles  de  Jésus,  il  se  produisit  chez 
ceux-ci  une  certaine  tendance  à  élargir  les  bases  de 
leur  communauté.  Quelques-uns  d'entre  ceux  que  la 
persécution  avait  chassés  de  Jérusalem  s'adressèrent 
à  des  personnes  bien  disposées  pour  la  religion  juive 
et  la  pratiquant  d'une  certaine  façon,  comme  le  mi- 
nistre de  la  reine  d'Ethiopie  et  le  centurion  Corneille. 
Les  Samaritains  eux-mêmes  furent  atteints  par  la  pré- 
dication évangélique.  Le  livre  des  Actes  rapporte  à  ce 
propos  quelques  épisodes  choisis,  bien  propres  à  carac- 
tériser cette  situation.  On  sent  dans  ces  récits,  même 
quand  cela  n'est  pas  dit  expressément,  que  de  telles 
conversions  n'allaient  pas  sans  quelque  difficulté.  L'ad- 


LA    PRIMITIVE   ÉGLISE  À  JÉRUSALEM  1& 

mission  du  centurion  Corneille  et  de  son  groupe  sou- 
leva chez  les  fidèles  de  Jérusalem  des  objections  assez 
vives  pour  que  l'apôtre  Pierre  se  sentît  obligé  de  les 
écarter:  il  ne  le  fit  qu'en  se  couvrant  d'une  intervention 
divine. 

Les  événements  et  développements  rapportés  jus- 
qu'ici se  placent  entre  les  années  30  et  42:  c'est  à  peu 
près  tout  ce  qu'on  en  peut  dire,  au  point  de  vue  de 
la  chronologie,  laquelle,  faute  de  données  bien  sûres,  de- 
meure, pour  le  détail,  très  incertaine.  En  l'année  42  on 
revit  un  roi  juif  à  Jérusalem,  Hérode  Agrippa,  petit- 
fils  d'Hérode  le  Grand,  qui,  depuis  quelques  années  déjà, 
gouvernait  les  tétrarchies  de  Philippe  et  d'Hérode  Anti- 
pas  (TransJordanie  et  Galilée).  Installé  dans  la  ville  sainte 
par  la  grâce  de  l'empereur  Claude,  il  y  régna  trois  ans. 
Ce  fut  un  dur  moment  pour  la  communauté  chrétienne. 
Agrippa  avait  tout  intérêt  à  flatter  les  chefs  de  l'aris- 
tocratie sacerdotale:  il  se  mit  au  service  de  leurs  ran- 
cunes contre  les  disciples  de  Jésus.  Plusieurs  d'entre 
eux  en  pâtirent.  L'un  des  apôtres  les  plus  en  vue,  Jacques, 
fiis  de  Zébédée,  fut  décapité:  Pierre  fut  arrêté  aussi: 
le  même  sort  lui  était  réservé:  il  n'y  échappa  que  par 
miracle. 

Mais  Hérode  mourut  peu  après  (44):  le  régime  des 
procurateurs  fut  rétabli  et  les  fidèles  retrouvèrent  une 
sécurité  relative. 

Une  anciemie  tradition  rapporte  à  ce  temps  la  dis- 
persion des  douze  apôtres,  demeurés  jusque  là  dans 
la  communauté  de  Jérusalem.  Les  violences  d'Hérode, 


20  CHAPITRE   II. 

dirigées  surtout  contre  eux,  expliqueraient  assez  leur  dé- 
part. Toutefois  Pierre  se  trouvait  encore  à  Jérusalem 
quelques  années  après  ^ 

^  Sur  cette  tradition,  v.  Harnack,  Chronologie,  1. 1,  p.  243, 
et  Dobschùtz,  Texte  und  Uniers.,  t.  XI  ^,  p.  51.  M.  Harnack 
attache,  je  crois,  trop  d'importance  à  cette  tradition,  qui  semble 
dériver  de  quelque  écrit  apocryphe,  comme  le  Kérygme  de  Pierre. 


CHAPITRE  III. 
Antioche  et  les  missions  de  saint  Paul. 

Juifs  hellénistes.  —  Fondation  d'un  groupe  chrétien  à  Antioche.  —  Mis- 
sion de  Saul  et  de  Barnabe  dans  la  haute  Asie-Mineure.  —  Situation  des 
convertis  du  paganisme  :  conflits  intérieurs.  —  Saint  Paul  en  Macédoine,  en 
Grèce  et  à  Ephèse.  —  Son  i-etour  à  Jérusalem.  —  Sa  situation  en  face  des 
judéo-chrétiens.  —  Ses  lettres,  sa  captivité. 

Dans  le  milieu  chrétien  primitif,  les  éléments  les 
plus  traditionnels,  les  plus  conservateurs,  au  point  de 
vue  juif,  étaient  représentés  par  les  convertis  venus  du 
jadaïsme  palestinien,  dont  la  langue  était  l'araméen  et 
dont  l'esprit  ne  pouvait  être  que  fermé  aux  influences 
extérieures.  Mais  il  y  avait  aussi,  même  à  Jérusalem, 
des  juifs  venus  du  dehors,  des  juifs  de  race  et  de  reli- 
gion, mais  non  de  langue  et  de  patrie.  Ceux-ci  étaient 
originaires  des  colonies  juives  établies  depuis  longtemps 
dans  les  pays  grecs.  Ils  se  sentaient  de  leur  milieu,  si 
différent  de  la  ville  sainte.  En  dépit  de  leur  attachement 
à  la  tradition  nationale  et  aux  observances  religieuses  de 
leur  pays  d'origine,  ils  avaient  trop  de  points  de  contact 
avec  riiellénisme  j^our  n'être  pas  un  j^eu  ouverts  à  des 
idées  différentes  des  leurs.  Dès  les  premiers  jours,  un  cer- 
tain nombre  d'entre  eux,  résidant  à  Jérusalem,  s'étaient 
attachés  aux  apôtres.  Lorsque  la  persécution  eut  dis- 
persé pour  un  temps  la  communauté  hiérosolymite,  quel- 
ques-uns de  ces  convertis  portèrent  FEvangile  dans  les 


22  CHAPITRE   III. 

villes  de  la  côte  phénicienne,  dans  l'île  de  Chypre  et 
jusqu'à  Antioche.  Il  y  en  eut  même  —  ils  étaient  ori- 
ginaires de  Chypre  et  de  Cyrénaïque  —  qui  se  hasar- 
dèrent à  le  prêcher  aux  «  Grecs  »  d'Antioche,  c'est-à-dire 
à  des  personnes  qui,  si  bien  disposées  qu'elles  aient  pu 
être  à  l'égard  du  Dieu  d'Israël,  n'appartenaient  pourtant 
pas  au  peuple  circoncis.  Beaucoup  de  conversions  se 
produisirent,  et  ainsi  se  forma  le  noyau  de  ré:glise  d'An- 
tioche, qui  devint  promptement  comme  un  second  centre 
de  développement  chrétien  et  surtout  de  propagande 
évangélique. 

L'église  d'Antioche  fut  organisée  par  Barnabe,  fidèle 
d'origine  chypriote,  un  des  plus  anciens  et  des  plus  zélés 
parmi  les  disciples  de  la  première  heure.  La  commu- 
nauté de  Jérusalem,  émue  d'abord  de  cet  afflux  de  gen- 
tils, le  commissionna  pour  arranger  les  choses.  C'était 
un  heureux  choix.  Barnabe  avait  assez  de  largeur  d'esprit 
pour  comprendre  la  situation  et  l'avenir  du  nouveau 
groupe.  Il  s'associa  Saul,  le  persécuteur  converti,  qui, 
depuis  quelque  temps,  était  retourné  dans  son  pays  de 
Tarse.  Grâce  à  eux  le  nombre  des  croyants  s'augmenta 
très  rapidement.  C'est  à  Antioche  que  les  disciples  de 
Jésus  furent  d'abord  appelés  chrétiens  \  c'est-à-dire  gens 
du  Messie  ou  du  Christ. 

^  En  dehors  du  passage  des  Actes  (XI,  26)  où  se  trouve  si- 
gnalée l'apparition  de  ce  nom,  on  ne  le  rencontre  que  deux  fois 
dans  le  N.  T.  {Act.,  XXVI,  28;  I  Petr.,  IV,  16),  et  encore  comme 
une  dénomination  usitée  parmi  les  non-chrétiens.  Il  ne  figure 
pas  non  plus  dans  les  Pères  apostoliques,  sauf  chez  saint  Ignace, 
qui  était  d'Antioche  (ïïarnack,  Mission,  p.  295;. 


ANTIOCHE   ET   LES   MISSIONS   DE   SAINT    PAUL  23 

Là  s'organisa  la  première  mission  lointaine.  C'est 
encore  Saul  et  Barnabe  qui  en  furent  chargés.  Ils  se 
rendirent  d'abord  dans  l'île  de  Chypre  et  la  traversèrent 
tout  entière  de  Salamine  à  Paphos,  où  le  proconsul 
Sergius  Paulus,  frappé  de  leurs  miracles,  embrassa  la 
foi.  De  là  ils  passèrent  en  Asie-Mineure  et  séjournèrent 
longtemps  en  diverses  localités  de  Pamphylie,  de  Pisidie 
et  de  Lycaonie.  Ils  s'arrêtaient  dans  les  villes  où  il  y 
avait  des  colonies  juives,  se  rendaient  le  samedi  à  la 
synagogue  et  y  commençaient  leur  prédication.  Celle-ci 
n'avait  jamais,  auprès  des  vrais  juifs,  qu'un  succès  limité; 
mais  les  prosélytes,  «  les  gens  craignant  Dieu  » ,  c'est-à- 
dire  les  païens  plus  ou  moins  ralliés  au  monothéisme 
israélite,  l'écoutaient  plus  volontiers.  Il  y  eut  beaucoup 
de  conversions  parmi  eux  et  même  parmi  les  païens  pro- 
prement dits,  quand  la  prédication  apostolique,  évincée 
des  synagogues,  s'adressa  directement  à  eux.  Au  bout 
de  quatre  ou  cinq  ans,  les  missionnaires  reprirent  le 
chemin  d'Antioche:  les  villes  où  ils  avaient  séjourné 
avaient  toutes  une  petite  communauté  chrétienne,  séparée 
de  la  communauté  juive  et  organisée  sous  la  conduite 
d'  «  anciens  »    (pred)yterl,  prêtres),  installés  par  eux. 

Saul,  qui  s'appelait  maintenant  Paul,  et  son  compa- 
gnon Barnabe  furent  chaleureusement  accueillis  par  TE- 
giise.  Leurs  conversions  et  spécialement  les  succès  qu'ils 
avaient  obtenus  auprès  des  païens  ne  pouvaient  manquer 
d'intéresser  au  plus  haut  point.  Cependant  elles  soule- 
vaient avec  une  intensité  très  grande  un  problème  qui 
avait   dû   se   poser   déjà,  surtout  dans  la  communauté 


CHAPITRE   HT. 


d'Antioclie.  A  quelles  conditions  devait-on  admettre  ces- 
recrues,  faites  soit  directement  dans  le  paganisme,  soit 
parmi  les  prosélytes  du  judaïsme?  Devait-on  leur  imposer 
toutes  les  obligations  religieuses  qui  pesaient  sur  les  juifs 
de  race,  et  spécialement  les  soumettre  à  la  circoncision? 
Tel  n'était  pas  l'avis  de  tout  le  monde,  surtout  des  mis- 
sionnaires. Mais  la  solution  rigoriste  avait  aussi  des  par- 
tisans nombreux  et  influents.  Un  conflit  s'éleva  et  l'on 
se  décida  à  le  porter  devant  les  apôtres  et  les  «  anciens  » 
de  Jérusalem.  Une  députation  partit  d'Antioche  pour  la- 
ville  sainte  :  Paul  et  Barnabe  en  firent  partie.  Ils  eurent 
d'abord  à  lutter,  et  cela  se  conçoit  dans  un  tel  milieu ^ 
contre  une  opposition  très  décidée.  Cependant  les  autori- 
tés, surtout  Pierre,  Jean  et  Jacques,  «  frère  du  Seigneur  » , 
se  rangèrent  à  leur  avis  et  le  firent  prévaloir.  On  partit, 
semble-t-il,  de  cette  idée  que,  de  même  qu'il  y  avait  un 
peu  partout  des  prosélytes  à  côté  des  juifs  proprement 
dits  et  que  les  uns  et  les  autres  étaient  admis  aux  assem- 
blées des  s^magogues,  de  même  aussi  les  églises  cliré- 
tiemies  pouvaient  comporter  deux  classes  de  fidèles, 
identiques  au  point  de  vue  de  l'initiation  au  christianisme, 
mais  distinctes  au  point  de  vue  de  l'incorporation  au 
judaïsme.  Cette  soliition  fut  notifiée  à  l'église  crAntioche, 
par  une  lettre  que  lui  portèrent  Judas  Barsabba  et  Silas, 
deux  membres  de  celle  de  Jérusalem. 

Il  semblait  C|ue  tout  fût  arrangé.  On  en  était  loin- 
Battus  sur  le  principal,  les  juifs  de  stricte  observance 
se  rejetèrent  sur  le  détail.  Ils  n'avaient  pu  empêcher 
qu'on    prêchât    aux   païens  et  qu'on  les  admît  dans  la- 


AXTIOCHE   ET   LES    MISSIONS    DE    SAINT    PAUL  25 

communauté  :  ils  cherchèrent  à  leur  faire  assigner  une 
jDlace  à  part.  Un  des  points  sur  lesquels  sévissait  le  scru- 
pule juif,  c'était  la  question  des  repas.  Manger  avec  des 
païens,  des  incirconcis,  répugnait  extrêmement  aux  Israé- 
lites de  vieille  roche.  Ceci  était  très  grave  dans  la  cir- 
constance, car  le  principal  acte  religieux  de  la  commu- 
nauté chrétienne,  c'était  précisément  un  repas  commun. 
Du  moment  où  les  fidèles  du  lieu  ne  pouvaient  pas  man- 
ger ensemble,  c'en  était  fait  de  la  communion,  de  l'unité. 
De  cette  situation  ce  qui  serait  sorti,  c'eût  été,  non  pas  la 
fraternité  chrétienne,  mais  une  société  religieuse  à  deux 
étages,  comme  le  fut  plus  tard  la  secte  des  Manichéens. 

A  Jérusalem,  où  l'on  était  entre  juifs,  on  n'avait  pas 
le  sentiment  de  ce  danger.  Paul,  dont  le  regard  portait 
plus  loin,  se  désolait  de  voir,  même  à  Antioche,  les  cir- 
concis se  segréger  de  ceux  qui  ne  l'étaient  pas.  Pierre 
s'étant  transporté  dans  la  capitale  syrienne,  il  le  décida 
tout  d'abord  à  entrer  dans  ses  vues  et  à  prendre  part  aux 
mêmes  repas  que  les  chrétiens  incirconcis.  Mais  le  parti 
juif  avait  l'œil  sur  le  chef  des  apôtres.  On  vit  arriver  des 
gens  de  Jérusalem,  venus  de  la  part  de  Jacques  ou  le 
disant,  qui  le  firent  changer  d'attitude.  Son  exemple  en- 
traîna beaucou|)  de  défections  :  Barnabe  lui-même  se 
sépara  du  compagnon  de  ses  travaux  apostoliques.  Mais 
Paul  ne  s'abandonna  pas.  Il  résista  en  face  au  grand 
chef  des  fidèles  et  lui  reprocha,  en  termes  assez  durs, 
l'inconséquence  de  son  attitude. 

On  ne  saurait  dire  quelle  fut  l'issue  immédiate  et 
locale  de  ce  conflit.  Une  chose  est  certaine,  c'est  que  les 


26  CHAPITRE   III. 

idées  de  Paul  finirent  par  prévaloir  dans  l'organisation 
des  sociétés  chrétiennes.  Cela  était  inévitable.  Les  juifs 
convertis,  sauf  en  Palestine,  se  trouvaient  déjà  et  se 
trouvèrent  de  plus  en  plus,  dans  la  situation  de  mino- 
rité. L'expansion  clirétienne,  partie  d'eux,  s'opéra  en 
dehors  d'eux. 

A  procurer  ce  résultat  Paul  employa  le  reste  de  sa 
carrière.  Il  ne  tarda  pas  à  repartir  pour  l'Asie-Mineure, 
en  compagnie,  non  plus  de  Barnabe,  avec  lequel,  en 
raison  du  récent  conflit  et  pour  d'autres  motifs  \  il  se 
trouvait  un  peu  en  froid,  mais  de  Silas,  notable  chré- 
tien de  Jérusalem,  gagné  évidemment  à  sa  manière  de 
voir.  En  passant  par  la  Lycaonie,  il  s'adjoignit  un  auxi- 
liaire précieux,  Timothée,  né  d'un  père  «  hellène  »  et 
d'une  mère  juive.  Il  le  fit  circoncire,  car  il  savait  se 
plier  aux  circonstances  et  ne  voulait  pas  se  créer  des 
difficultés  inutiles.  Par  la  Phrygie  et  la  Galatie  il  attei- 
gnit le  port  de  Troas  en  Mysie  et  de  là  passa  en  Macé- 
doine; puis  il  séjourna  à  Philippes,  Thessalonique  et 
autres  lieux,  s'embarqua  pour  Athènes,  où  il  s'arrêta 
peu  de  temps,  et  s'établit  enfin  à  Corinthe  où  il  demeura 
dix-huit  mois  (53-54).  C'est  ce  qu'on  appelle  sa  seconde 
mission.  De  là  il  s'embarqua  pour  Ephèse,  ne  fit  qu'y 
toucher  et,  par  Césarée  de  Palestine,  revint  à  Antioche. 

Il  n'y  resta  pas  longtemps  et  repartit  bientôt  pour 
son  troisième  voyage.  Traversant  l'Asie-Mineure  de  l'est  à 
l'ouest,  il  arriva  à  Ephèse  où  il  se  fixa  pour  trois  ans(55-57). 

1  Act.,  XV,  36-S9. 


ANTIOCHE   ET   LES   MISSIONS   DE   SAINT   PAUL  2< 

Là  il  trouva  deux  vieux  chrétiens  de  E/Ome,  Aquilas  et 
Priscille,  qui  l'avaient  déjà  accueilli  à  Corintlie  au  cours 
•de  son  précédent  vo^^age.  Aquilas  et  sa  femme  ne  sem- 
blent pas  s'être  occupés  de  propagande.  Avant  l'arrivée 
de  Paul  ils  avaient  pourtant  eu  l'occasion  de  conférer 
avec  un  juif  alexandrin,  appelé  Apollo,  qui  prêcliait 
l'Evangile,  mais  ne  connaissait  d'autre  baptême  que 
celui  de  Jean,  Il  avait  fait  des  disciples,  qui,  entre  les 
mains  de  Paul,  formèrent  le  premier  noyau  de  l'église 
éphésienne.  Celle-ci  se  développa  par  l'effet  des  prédi- 
cations, à  la  synagogue  d'abord,  puis  ailleurs.  Xon  seu- 
lement Eplièse,  mais  beaucoup  d'autres  localités  de  la 
province  d'Asie  furent  alors  initiées  à  l'Evangile.  Enfin 
l'apôtre  se  décida  à  revenir  une  fois  encore  en  Syrie, 
mais  non  sans  avoir  revu  ses  chrétientés  de  Macédoine 
et  d'Achaïe.  Il  hiverna  (57-58)  à  Corinthe  et,  le  prin- 
temps suivant,  repassant  encore  par  la  Macédoine  et  la 
côte  d'Asie,  il  fit  décidément  voile  pour  la  Phénicie  et 
la  Palestine.  Vers  le  temps  de  la  Pentecôte  (58)  '  il  arri- 
vait à  Jérusalem. 

Paul  revenait  au  berceau  du  christianisme  après  de 
longues  amiées  employées  à  prêcher  l'Evangile  en  des 
pays  lointains,  où  personne  ne  l'avait  porté  avant  lui. 
Il  avait  semé  de  fondations  sérieuses  et  vivaces  la  plus 


*  Cette  date  a  été  fort  discutée.  M,  Harnack,  Chronologie  y 
t.  I,  p.  233  et  suiv.,  la  reporte  de  quatre  ou  cinq  ans  en  arrière. 
Je  ne  puis  accepter  ses  arguments,  auxquels,  du  reste,  ^I.  Scli tirer, 
Geach.  desjiidischen  Volkes,  3«  éd.,  t.  I,  p.  578,  a  suffisamment 
répondu. 


28  CHAPITRE   III. 

grande  partie  de  1" Asie-Mineure,  de  la  Macédoine  et  de 
rAcliaïe.  Les  grandes  villes  d'Ephèse.  de  Tliessalonique, 
de  Corintlie.  bien  d'antres  encore,  avaient,  grâce  à  lui, 
des  églises  remplies  de  foi,  d'ardeur,  de  charité.  Ce  que 
ces  résultats  lui  avaient  coûté,  on  peut  le  supposer,  et,  du 
reste,  il  en  dit  quelque  chose  dans  une  de  ses  lettres  \ 
où.  à  côté  des  désagréments  de  voj^age,  faim,  soif,  bri- 
gands, naufrages,  il  énumère  les  conséquences  de  ses 
conflits  avec  les  diverses  atitorités,  flagellations,  lapida- 
tions, bastonnades.  L'apôtre  était  déjà  doublé  d'un  mar- 
t^'r.  Xul  n'avait  tant  travaillé  et  tant  souffert  jDOur  la 
foi  commune.  A  l'église  mère  de  Jérusalem  il  apportait 
l'hommage  des  fondations  nouvelles  et,  en  signe  de  leur 
charité  respectueuse,  un  large  tribut  d'aumônes.  Cepen- 
dant il  se  sentait  très  peu  rassuré  sur  Tacctieil  qui  Tat- 
tendait,  et  ses  craintes,  comme  on  le  vit  bientôt,  n'étaient 
que  trop  fondées. 

L'esprit  étroit  auquel  les  tendances  universalistes  de 
Paul  s'étaient  heurtées,  dix  ans  auparavant,  pouvait  avoir 
eu  le  dessous  à  Antioche:  à  Jérusalem  il  en  allait  tout 
autrement.  Les  apôtres  avaient  depuis  longtemps  quitté 
la  ville  sainte.  Ce  qu'il  pouvait  y  avoir,  en  ini  tel  mi- 
lieu, d'esprits  ouverts  à  des  conceptions  un  peu  larges, 
parait  les  avoir  suivis,  s'être  transporté  à  Aiitioche  ou 
employé  dans  les  missions.  Restés  entre  eux,  les  vieux 
conservateurs  n'avaient  pu  que  renforcer  leurs  tendances. 
Ils  avaient  pour  chef  Jacques,  «  frère  du  Seigneur  » ,  qui 

^  II  Cor.,  XI,  XII. 


ANTIOCHE    ET   LES    MISSIONS    DE    SAINT    PAUL  29 

déjà,  du  temps  des  apôtres,  jouissait  d'une  grande  con- 
sidération et  gouvernait  avec  eux  l'église  locale.  C'était 
un  ITomnle  d'une  sainteté  reconnue,  d'une  piété  profonde, 
mais  très  attaché  aux  coutumes  juives  et  peu  disjDosé  à 
transiger  sur  leur  caractère  obligatoire.  Dans  son  entou- 
rage les  hardiesses  de  Paul  avaient  été  subies  plutôt 
qu'acceptées.  C'est  de  là  qu'étaient  sorties  les  inspirations 
qui  divisèrent  momentanément  la  chrétienté  d'Antioche 
et  mirent  Pierre  et  Paul  aux  prises.  De  là  aussi  par- 
tirent divers  émissaires  qui,  suivant  les  traces  de  Paul 
€n  Asie-Mineure  et  en  Grèce,  entreprirent  de  ramener 
au  judaïsme  strict  les  païens  ou  prosélytes  convertis  par 
lui,  de  leur  imposer  la  circoncision,  et,  pour  en  arriver 
là,  de  déconsidérer  personnellement  l'apôtre  des  gentils. 
Sur  ces  conflits  et  ces  crises,  le  livre  pacifique  des 
Actes  passe  très  rapidement.  Mais  à  la  date  à  laquelle 
nous  sommes  arrivés,  six  lettres  de  saint  Paul  étaient 
déjà  en  circulation.  Elles  nous  renseignent  avec  plus  de 
précision.  Dans  les  deux  épîtres  aux  Thessaloniciens, 
écrites  de  Corinthe  pendant  le  premier  séjour  que  Paul 
fit  en  cette  ville,  il  n'est  pas  encore  question  de  l'op- 
position judaisante.  L'apôtre  s'épanche  avec  des  disciples 
particulièrement  aimés  :  il  leur  rappelle  les  tribulations 
qu'ils  ont  eu  à  endurer  de  la  part  des  juifs  au  moment 
de  la  première  prédication  de  l'Evangile.  Ces  tribula- 
tions n'ont  pas  cessé.  Il  faut  savoir  les  supporter  avec 
douceur.  Paul  est  heureux  de  féliciter  ses  Thessaloni- 
ciens sur  leur  conduite  et  leur  attitude  :  il  est  fier  d'eux. 
Ils  sont  très  préoccupés  du  prochain  retour  du  Seigneur  : 


30  CHAPITRE   ni. 

l'apôtre    répond    à    leurs   questions    et    s'efforce  de  les 
calmer. 

A  cette  correspondance  idyllique  font  suite  les  épî- 
tres  aux  Corinthiens.  Elles  témoignent  l'une  et  l'autre 
d'une  sorte  de  brouille  survenue  entre  l'apôtre  et  ses 
néophytes.  Ceux-ci  lui  ont  donné,  par  leur  conduite,  plu- 
sieurs sujets  de  plainte;  mais  ce  qui  le  touche  davan- 
tage c'est  qu'il  s'est  formé  parmi  eux  diverses  écoles 
et  que  son  autorité  est  mise  en  question.  D'autres  mis- 
sionnaires ont  passé  par  Corinthe  après  lui.  Les  uns 
ont  fait  montre  d'un  enseignement  plus  élevé  que  celui 
de  Paul,  lequel  avait  dû  s'en  tenir  aux  éléments.  D'au- 
tres se  sont  présentés  avec  des  lettres  de  recommanda- 
tion, faisant  valoir  bien  haut  le  nom  et  l'autorité  des 
grands  apôtres,  auprès  desquels  Paul  n'était,  à  les  en- 
tendre, qu'un  missionnaire  de  second  ordre.  De  tout 
cela  il  est  résulté  des  divisions  :  il  y  a,  dans  l'église  de 
Corinthe,  un  parti  d'ApoUo,  un  parti  de  Paul  ;  d'autres  se 
réclament  de  Pierre,  d'autres  enfin  du  Christ  lui-même. 

Cependant  il  n'y  a  rien  dans  ces  lettres  d'où  l'on 
puisse  déduire  que  les  rivaux  de  l'apôtre  eussent  intro- 
duit à  Corinthe  des  tendances  judaïsantes.  La  façon 
dont  il  est  parlé  de  la  circoncision  et  des  idoloth}i:es  ^ 
supposerait  plutôt  que  Paul  se  sentait  parfaitement  à 
l'aise  de  ce  côté. 

Il  n'en  était  pas  de  même  en  Galatie.  Ce  pays,  évan- 
géKsé  par  saint  Paul  dès  sa  première  mission  et  qu'il 

1  /  Cor.,  VII,  17-24;  VIII-X. 


ANTIOCHE  ET   LES   MISSIONS   DE   SAINT   PAUL  31 

avait  visité  deux  fois  depuis,  contenait  plusieurs  chré- 
tientés qui  avaient  bien  des  raisons  de  le  considérer 
comme  leur  directeur  spécial.  Il  j  vint  des  prédicateurs 
judaïsants;  ceux-ci  leur  apprirent  que  Paul  était  un 
apôtre  sujet  à  caution  et  que  leur  salut  ne  serait  assuré 
que  par  la  circoncision.  Les  braves  Galates  se  laissè- 
rent endoctriner  et  circoncire.  A  cette  nouvelle  Paul 
S'empressa  de  leur  écrire  une  lettre  enflammée,  où  son 
indignation  pour  la  stupidité  de  ses  disciples  se  heurte^ 
dans  un  conflit  animé,  à  la  tendresse  paternelle  qu'il 
leur  a  conservée.  Paul  n'était  pas  d'un  caractère  endu- 
rant: les  judaïsants  sont  fort  malmenés  dans  la  lettre 
aux  Galates. 

Les  idées  qu'il  y  exprime  assez  tumultueusement^ 
à  cause  des  circonstances,  se  retrouvent  dans  les  déve- 
loppements calmes  de  l'épitre  aux  Romains  \  Celle-ci 
fut  écrite  à  Corinthe,  pendant  l'hiver  qui  précéda  le 
retour  à  Jérusalem. 

Gentils,  juifs,  tous  sont  pécheurs,  les  uns  sans  la 
Loi,  les  autres  avec  la  Loi.  Les  juifs  n'ont  d'autre  avance 
sur  les  gentils  que  leur  situation  de  gardiens  des  paroles 
de  Dieu.  Le  salut,  la  justification,  c'est-à-dire  la  récon- 
ciliation avec  Dieu,  ne  vient  que  de  la  foi.  C'est  le  régime 
inaugTiré  avec  Abraham. 

Le  péché  règne  depuis  Adam,  et,  par  le  péché,  la 
mort.  De  même,  par  Jésus-Christ,  nouvel  Adam,  la  grâce 
circule  et  vivifie.  La  loi  de  Moïse,  jadis  inefficace,  plutôt 

1  liom.,  I-XI. 


32  CHAPITRE  III. 

faite  pour  faire  pécher  les  gens  que  j)oiir  les  justifier, 
est  maintenant  abrogée  et  remplacé  par  la  loi  chrétienne, 
loi  de  liberté,  qui  consiste  dans  la  simple  obligation  de 
se  conformer  à  Jésus-Christ. 

Cette  théologie  écarte  en  bloc  tout  le  mosaïsme,  non 
seulement  son  obligation,  mais  même  son  utilité.  La  Loi 
ne  sert  à  rien  :  il  ne  sert  de  rien  d"être  juif.  Ici,  Paul 
se  place  brusquement  en  face  d'une  question  de  fait. 
Quelle  est  maintenant  la  situation  d'Israël?  L'ajDÔtre 
n'hésite  pas.  En  dépit  de  ses  sentiments  de  nationalité, 
encore  très  vifs,  il  déclare  que  le  rôle  d'Israël  est  fini, 
ou  plutôt  interrompu.  Dieu,  irrité  de  son  incrédulité, 
s'est  détourné  de  lui:  c'est  désormais  aux  gentils  que 
la  Promesse  s'adresse.  Israël  est  comme  une  branche 
détachée  de  l'olivier:  à  sa  place  est  greffée  la  gentilité. 
Cependant  un  temps  viendra  où  les  restes  du  peuple 
de  Dieu  auront  part  à  l'héritage. 

Ce  manifeste,  adressé  aux  chrétiens  de  Rome  et  com- 
mmiiqué  tout  aussitôt  à  d'autres  chrétientés,  devait  avoir 
précédé  l'apôtre  à  Jérusalem.  Aux  yeux  de  ses  adver- 
saires c'était  mie  déclaration  d'apostasie  \  La  Loi,  la 
circoncision,  la  vie  juive,  la  dignité  du  peuple  de  Dieu, 
tout  cela  il  le  répudiait.  On  se  figure  aisément  l'accueil 
qui  l'attendait  dans  la  viUe  sainte.  En  ce  moment  le  senti- 
ment national  était  très  excité.  Rapace  et  brutal,  le  gou- 
vernement des  procurateurs  aliénait  de  plus  en  plus  à 

^  C'est  le  terme  que  le  livre  des  Actes  met  dans  la  bouche 
des  judaïsants  de  Jérusalem:  à-scTa^iav  oioàa/.-:;  àrri  M^'j'jiu);. 
Act.,  XXI,  21. 


ANTIOCHE   ET   LES    MISSIONS    DE   SAIXT   PAUL  33 

l'empire  l'esprit  de  ces  populations  difficiles.  Le  sacer- 
doce officiel,  débordé  par  le  fanatisme  des  zélotes,  sen- 
tait son  autorité  défaillir  ;  l'émeute,  dominée  avec  peine, 
grondait  sans  cesse  autour  du  Temple  ;  l'insurrection 
s'annonçait.  Sans  doute  les  fidèles  de  Jésus,  absorbés 
par  leur  espérance  à  eux,  ne  se  sentaient  pas  entraînés 
à  ces  extrémités  :  mais,  dans  ce  milieu  d'exaspération 
farouche,  comment  auraient-ils  fait  pour  se  maintenir  en 
patience  ? 

Accueilli  par  des  amis,  Paul  se  présenta  chez  Jacques 
le  lendemain  de  son  arrivée.  Il  y  trouva  réuni  le  con- 
seil des  «  anciens  » ,  leur  raconta  ses  voyages  apostoliques, 
ses  fondations,  et  sans  doute  leur  remit  le  produit  de 
la  quête  qu'il  avait  faite  à  l'intention  de  l'église-mère. 
Quand  il  eut  fini,  on  commença  par  le  féliciter.  Puis  son 
attention  fut  attirée  sur  le  grand  nombre  des  juifs  con- 
vertis \  sur  leur  attachement  extrême  à  la  Loi  et  sur 
la  fâcheuse  réjDutation  dont  il  jouissait  auprès  d'eux. 
Pour  dissiper  ces  bruits  il  n'y  avait  qu'une  chose  à 
faire,  c'était  de  prouver,  par  une  démonstration  écla- 
tante, qu'il  avait  été  calomnié  et  qu'il  était  toujours  un 
fidèle  observateur  de  la  Loi. 

Paul,  qui  avait  pour  principe  de  se  faire  tout  à  tous, 
accepta  cette  solution.  Il  se  joignit  à  quatre  fidèles  qui 
avaient  fait  le  vœu  des  nazirs,  se  fit  raser  la  tête,  se 
soumit  en  leur  compagnie  aux  purifications  rituelles,  et 
commença  avec  eux,  dans  l'enceinte  du  Temple,  une  série 

DccHESNE.  Ilist.  anc.  de  VEyl.  -  T.  I.  3 


34  CHAPITRE  III. 

d'exercices  spéciaux:  leur  durée  était  de  sept  jours;  ils 
se  terminaient  par  un  sacrifice.  L'auteur  de  l'épître  aux 
Romains,  après  avoir,  d'un  ton  si  décidé,  pris  congé  de 
la  loi  de  Moïse,  la  sentait  de  nouveau  peser  sur  ses 
épaules  rebelles. 

L'épreuve  allait  se  terminer,  et  Dieu  sait  ce  qui  au- 
rait '  pu  arriver  quand  Paul  se  serait  retrouvé  en  face 
de  ceux  qui  la  lui  avaient  imposée,  lorsque  le  cours  des. 
événements  changea  soudain.  Si  Paul  était  mal  vu  des 
zélotes  chrétiens,  on  se  figure  quel  bien  lui  pouvaient  vou- 
loir les  zélotes  juifs.  Ceux-ci  l'aperçurent  dans  le  Temple 
et  déchaînèrent  une  émeute.  Il  allait  périr,  lorsque  le 
commandant  de  la  garnison  romaine  se  saisit  de  lui,  le 
défendit  contre  les  fanatiques,  et,  pour  plus  de  sûreté ^ 
l'expédia  à  Césarée,  au  procurateur  Félix.  Là,  il  fat 
accusé  dans  les  règles,  mais  sans  résultat,  par  les  chefs 
du  sacerdoce  Israélite.  Enfin,  comme  il  excipait  de  son 
titre  de  citoyen  romain  et  de  son  droit  d'être  jugé  par 
l'empereur,  on  l'expédia  à  Rome,  après  l'avoir  gardé 
deux  ans  à  Césarée. 

Ainsi  Paul  échappa  aux  luttes  intestines  pour  pren- 
dre la  situation  de  défenseur  de  la  foi  commune.  Comme 
Jésus,  il  était  dénoncé  aux  Romains  par  les  Juifs  ses 
compatriotes. 

Ceux-ci,  du  reste,  distribuaient  leur  haine  avec  im- 
partialité. Jacques  aussi,  Jacques  le  judaïsant,  le  chef 
de  l'église  judaïsante,  en  sentit  les  effets.  En  62,  le  grand 
prêtre  Hanan  le  jeune,  profitant  de  la  mort  du  procu- 
rateur Festus,  le  fit  comparaître,  avec  plusieurs  autres 


ANTIOCHE   ET  LES   MISSIONS   DE   SAINT   PAUL  35 

chrétiens,  devant  le  sanhédrin,  comme  violateur  de  la 
Loi,  et  rendit  contre  eux  une  sentence  de  lapidation,  qui 
fut  exécutée. 

Profitons  de  cet  instant  d'arrêt  forcé  dans  les  po- 
lémiques intérieures  pour  nous  rendre  compte  de  ce 
qu'étaient,  au  point  de  vue  des  masses  chrétiennes,  les 
rapports  entre  l'ancienne  tradition  hébraïque  et  le  dé- 
veloppement nouveau  introduit  par  FEvangile. 


CHAPITEE  IV. 
Le  chrétien  dans  l'âge  apostolique. 


La  tradition  religieuse  d'Israël.  —  La  loi  de  Moïse  et  la  foi  en  Jésus- 
Christ.  —  L'éducation  biblique.  —  La  fin  des  choses.  —  La  personiae  du 
Christ:  sa  divinité.  —  Jésus-Christ,  Fils  de  Dieu,  Sauveur.  —  La  vie  chré- 
tienne: renoncement  au  monde,  groupement  en  confréries  locales.  —  As- 
semblées religieuses  imitées  des  synagogues.  —  Eucharistie,  charismes.  — 
Organisation  des  églises  naissantes. 


Qu'il  vînt  à  la  communauté  des  rangs  du  judaïsme 
pur  ou  du  sein  du  paganisme,  l'adepte  de  la  prédication 
chrétienne  y  arrivait  par  un  acte  de  foi  en  Jésus-Christ. 

Il  croyait  que  Jésus  était  le  Messie  attendu  d'Israël, 
qu'il  était  mort  et  ressuscité,  suivant  ce  qui  était  mar- 
qué d'avance  dans  les  saintes  écritures  des  Juifs  ^  Sa 
foi  au  Christ  était  comme  enveloppée  dans  une  foi  plus 
compréhensive,  dont  l'objet  était  la  tradition  religieuse 
des  Israélites,  quelles  que  fussent  d'ailleurs  les  restric- 
tions ou  interprétations  que  celle-ci  pût  subir  de  la  part 
de  tel  ou  tel  prédicateur.  Le  plus  ardent  disciple  de 
saint  Paul,  pourvu  qu'il  demeurât  fidèle  à  la  pensée 
essentielle  de  son  maître,  ne  pouvait  avoir  l'idée  de 
présenter  le  christianisme  comme  une  religion  tout-à-fait 
nouvelle.  Moïse  pouvait  être  atténué,  Abraham  subsistait, 

1  /  Cor.,  .XV,  3  etc. 


LE   CHRÉTIEN   DANS    l'aGE   APOSTOLIQUE  37 

et  avec  lui  toute  une  série  de  faits,  de  personnes,  de 
croyances,  d'institutions,  qui  rattachaient  l'Evangile  à 
l'histoire  la  plus  ancienne,  à  l'origine  même  du  monde, 
à  Dieu  son  créateur. 

Ce  long  passé  était  représenté  sous  les  yeux  du  nou- 
veau disciple  par  une  nation  religieuse,  très  vivante  en 
son  centre  palestinien  et  dans  ses  colonies  du  monde 
hellénisé.  Il  était  représenté  en  outre  par  une  littérature 
sacrée,  dont  les  dernières  productions  étaient  des  livres 
contemporains.  Considéré  comme  le  dépôt  des  souvenirs 
du  vieil  Israël,  l'Ancien  Testament  s'étend,  inclusive- 
ment, jusqu'à  Josèphe.  C'est  cet  auteur  qui  a  raconté, 
pour  le  public  de  son  temps,  en  fait  surtout  pour  les 
chrétiens,  les  catastrophes  où  s'abîma  la  nation  juive. 
Après  lui,  les  juifs  ressemblent  plutôt  à  des  chrétiens 
dissidents  et  arriérés;  avant  lui  c'est  le  contraire:  les 
chrétiens  sont  des  juifs  progressistes. 

Quoiqu'il  en  soit  d'ailleurs  de  ces  rapports  passa- 
gers, il  est  sûr  que  le  christianisme  a  ses  racines  dans 
la  tradition  juive,  que  les  premières  crises  de  son  his- 
toire sont  comparables  à  celle  qui  sépare  un  enfant  de 
sa  mère,  que  l'histoire  juive  a  toujours  été  considérée 
par  lui  comme  la  préface  de  la  sienne,  comme  sa  préhis- 
toire, que  les  livres  sacrés  d'Israël  sont  aussi  ses  livres 
sacrés  à  lui,  et  même  qu'il  fut  un  temps  où  il  n'en 
connut  pas  d'autres. 

Ainsi  l'agrégation  au  christianisme  doit  être  et  était 
réellement  conçue  comme  une  incorporation  à  un  Israël 
élargi,  mais  au  fond  identique  à  lui-même.  Sur  cette  iden- 


38  CHAPITRE   IV. 

titéy  toutefois,  les  opinions  divergèrent  de  bonne  heure. 
Les  juifs  du  premier  siècle  étaient  surtout  préoccupés  de 
leur  loi  nationale,  les  chrétiens  de  leur  chef  et  fonda- 
teur. Ceux  des  judéo-chrétiens  qui  donnaient,  entre  les 
deux,  la  prépondérance  à  la  Loi  et  n'admettaient  qu'à 
titre  exceptionnel  la  prédication  aux  gentils,  furent  bien- 
tôt hors  de  la  voie  commune  ;  au  11^  siècle  ils  étaient 
classés  parmi  les  hérétiques.  Ceux  qui  admirent  une 
participation  des  gentils  aux  bienfaits  de  l'Evangile, 
tout  en  maintenant  une  certaine  inégalité,  furent  vite 
entraînés  plus  loin:  et  cela,  moins  par  l'influence  spé- 
ciale de  samt  Paul  que  par  le  développement  général 
de  la  situation.  Il  fallut  bien  en  venir  à  recomiaître 
qu'il  n'y  a  pas  de  parité,  dans  l'essence  du  christia- 
nisme, entre  Jésus-Christ  et  Moïse  ;  que  le  fondement 
est  Jésus  et  non  le  législateur  du  Sinaï,  que  c'est  la 
Foi  qui  sauve  et  non  l'observation  de  la  Loi.  Telle  est 
en  somme  la  situation  dont  témoignent  —  sauf  pour 
la  Palestine  —  toutes  les  lettres  de  saint  Paul,  quand 
elles  nous  montrent  les  premières  chrétientés  dans  leur 
état  normal  et  non  dans  certains  jours  de  conflit. 

Que  la  pensée  personnelle  de  Tapôtre  ait  été  plus 
loin,  c'est  ce  qui  n'est  pas  douteux.  Mais  il  ne  parait 
pas  avoir  été  suivi  dans  certaines  de  ses  théories,  par 
exemple  sur  Teflicacité  «  tentatrice  »  de  la  Loi.  On  resta 
un  peu  en  deçà  de  sa  pensée  :  la  Loi  fut  conçue  comme 
une  règle  abrogée,  mais  qui  n'avait  pu  avoir  en  son 
temps  que  de  bons  effets;  on  lui  reconnut  même  une 
valeur  d'ombre,  destinée  à  faire  ressortir  la  clarté  nou- 


LE   CHRÉTIEN   DANS    l'AGE   APOSTOLIQUE  3U 

velle  de  l'Evangile,  ou  même  de  figure,  de  type  impar- 
fait, de  premier  essai. 

Ce  serait  bien  mal  comprendre  le  chri-stianisme  des 
anciens  gentils  que  de  se  le  représenter  comme  char- 
geant tête  baissée  contre  la  Loi,  à  la  façon  de  saint  Paul 
dans  l'épître  aux  Galates.  La  plupart  des  primitives  re- 
crues qui  forment  ce  que  l'on  appelle  les  helléno-chrétiens 
étaient  des  gens  très  frottés  de  judaïsme.  Saint  Paul  lui- 
même,  il  faut  le  répéter,  est  sans  doute  incomplètement 
représenté  par  certains  de  ses  propos  ;  on  aura  une  im- 
pression plus  exacte  de  son  attitude  ordinaire  en  consi- 
dérant ce  que  l'Eglise  a  retenu  de  lui  qu'en  s'attacliant 
exclusivement  à  ce  qu'elle  en  a  ou  laissé  tomber,  ou 
interprété  dans  son  sens  à  elle. 

Ainsi  la  traditio».  juive,  l'Ancien  Testament,  a  été 
adoptée  dans  son  ensemble  par  le  christianisme.  De  ce 
fait  résultait  pour  les  nouveaux  fidèles  un  avantage  très 
important.  La  Bible  leur  donnait  une  histoire,  et  quelle 
histoire!  Avec  elle  on  remontait  bien  au  delà  des  tra- 
ditions grecques,  j'entends  de  celles  qui  demeuraient 
sur  le  terrain  du  raisonnable  et  n'enchevêtraient  pas 
les  hommes  avec  les  dieux.  Par  delà  les  Macédoniens, 
les  Perses,  les  Juifs,  eux-mêmes,  en  ta,nt  qu'état,  on 
atteignait  les  plus  anciennes  régions  de  l'archéologie 
égyptienne  et  chaldéenne.  On  remontait  \  ce  qui  était 

*  Nous  savons  maintenant  que  les  étapes  de  oe  développe- 
ment sont  plus  courtes  dans  la  Bible  qu'elles  ne  l'ont  été  en 
réalité.  Mais  il  s'agit  ici  de  l'histoire  telle  que  la  percevaient  les 
anciens  et  non  (Je  celle  qui  s'allonge  sans  cesse  devant  nos  yeux 
par  les  découvertes  de  l'archéologie. 


40  CHAPITRE   IV. 

infiniment  plus  important,  à  l'origine  même  des  choses. 
On  voyait  le  monde  sortir  de  la  main  créatrice  du  Dieu 
suprême,  le  mal  introduit  par  l'abus  de  la  liberté;  on 
assistait  à  la  première  propagation  de  la  race  humaine^ 
à  la  fondation  de  ses  premiers  établissements. 

En  dehors  de  ces  histoires  grandioses,  la  Bible  en 
fournissait  encore  beaucoup  d'autres,  dont  le  charme  et 
l'utilité  se  révélèrent  bientôt.  Il  suffit  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  les  monuments  de  l'art  chrétien  primitif  pour 
voir  quelle  impression  féconde  ressortait  de  récits  comme 
ceux  de  Job,  de  Jonas,  de  Daniel,  de  Susanne,  des  trois 
jeunes  hébreux  dans  la  fournaise.  Les  livres  prophéti- 
ques donnaient  le  témoignage  de  l'attente  du  peuple 
de  Dieu:  on  y  trouvait  tous  les  traits  du  Messie  et  de 
son  royaume;  ils  justifiaient  l'abandon  des  sacrifices  et 
autres  rites  mosaïques.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  livres  gno- 
miques  d'où,  à  côté  des  maximes  de  commun  et  per- 
pétuel usage,  on  ne  tirât  des  données  importantes  sur 
la  Sagesse  incréée.  Quant  au  Psautier,  il  est  à  peine 
besoin  d'en  parler;  ces  admirables  prières  ont  toujours 
été  sur  les  lèvres  des  chrétiens;  elles  sont  le  fond  de 
leur  liturgie. 

Il  va  de  soi  qu'en  acceptant,  ou  plutôt  en  conser- 
vant, des  livres  si  anciens  et  si  divers,  les  primitives 
communautés  chrétiennes  acceptaient  ou  conservaient 
en  même  temps  la  façon  dont  on  s'en  servait  avant 
elles  et  autour  d'elles.  Soit  à  l'état  de  lectures  publi- 
ques, dans  les  assemblées  religieuses,  soit  comme  ali- 
ment  de   l'édification   ou   comme  ressource  de  contro- 


LE   CHRÉTIEN    DANS    l'AGE   APOSTOLIQUE  41 

verse,  l'Ecriture-Sainte  comportait  toujours  une  inter- 
prétation. De  cette  interprétation  les  procédés  pouvaient 
varier  d'un  milieu  à  l'autre  et  aussi  d'un  livre  à  l'autre: 
au  fond  toutes  les  exégèses  s'accordaient  à  donner  aux 
textes  sacrés  le  sens  susceptible  d'une  application  pré- 
sente, que  ce  sens  fût  ou  non  identique  à  celui  qui  en 
avait  été  déduit  lors  de  l'apparition  de  chacun  d'eux. 
Tous  ces  livres  sont  divins;  les  choses  qu'ils  nous  disent 
sont  l'enseignement  même  de  Dieu.  Ce  principe  général, 
souvent  proclamé  dans  l'Eglise,  c'est  le  fond  même  de 
la  religion  des  saintes  Ecritures  telle  que  la  pratiquaient 
les  premiers  chrétiens  et  telle  que  les  juifs  l'avaient  pra- 
tiquée avant  eux. 

Ce  n'est  pas  seulement  sur  le  passé  que  la  tradition 
d'Israël  offrait  des  ressources  à  la  pensée  chrétienne; 
elle  l'orientait  aussi  vers  l'avenir,  vers  la  région  des 
espérances.  Ici  il  ne  faut  pas  faire  trop  de  différences 
entre  les  livres  de  l'Ancien  Testament  et  ceux  du  Nou- 
veau, entre  les  canoniques  et  les  apocryphes.  Tous  ils 
témoignent  d'une  même  préoccupation:  nous  touchons 
à  la  fin  des  choses;  Dieu  va  avoir  sa  revanche;  son 
Messie  va  paraître  ou  reparaître.  Malgré  certains  traits 
épars  qui  nous  montrent  saint  Paul  affranchi  par  ins- 
tants de  cette  obsession,  il  faut  bien  reconnaître  qu'elle 
a  pesé  sur  l'esprit  des  premières  générations  chré- 
tiennes. 

De  l'origine  des  choses  ou  de  leur  fin,  la  pensée  des 
fidèles  était  toujours  ramenée  sur  le  présent  de  leur  état 
religieux.  Ils  étaient  chrétiens  par  Jésus-Christ,  parce 


42  CHAPITRE    IV. 

qu'un  homme  appelé  Jésus,  qu'ils  n'avaient  pas  vu  pour 
la  plupart,  les  avait  appelés  à  lui.  Cet  homme  était  mort, 
il  était  ressuscité;  assis  maintenant  à  la  droite  de  Dieu, 
il  allait  bientôt  reparaître  tout  glorieux  et  livrer  au 
mal  une  bataille  décisive.  Qu'était-il?  Quelle  était  l'ori- 
gine de  ce  rôle  de  chef  religieux,  de  représentant  efficace 
de  Dieu,  de  juge  de  l'humanité  entière  ?  Comme  messie 
juif,  il  avait  une  histoire  en  arrière;  il  avait  été  pré- 
destiné par  Dieu,  pressenti,  annoncé,  décrit  par  les  pro- 
phètes. Un  de  ses  titres  les  plus  élevés  était  celui  de 
Fils  de  Dieu.  Mais,  sur  ce  point  essentiel,  il  ne  pouvait 
être  question  de  s'en  tenir  à  la  tradition  juive.  Elle 
est  manifestement  dépassée  par  les  affirmations  de 
saint  Paul,  de  saint  Jean,  de  l'auteur  de  l'épître  aux 
•Hébreux.  Et  ces  affirmations  elles-mêmes  ne  sont  que 
l'épanouissement  de  la  croyance  commune,  encore  indi- 
gente en  formules,  mais  profonde  et  résistante.  Jésus, 
bien  qu'il  appartienne  par  sa  réalité  d'homme  à  la  caté- 
gorie des  créatures  visibles,  tient  aussi,  par  le  fond  de 
vson  être,  à  la  divinité.  Comment,  c'est  ce  qui  s'éclaircira 
peu  à  peu.  Mais  l'essentiel  de  cette  croyance  est  dans 
les  âmes  chrétiennes, .  dès  la  première  génération.  Le 
Nouveau  Testament  la  révèle,  depuis  ses  plus  anciens 
livres  jusqu'aux  plus  récents.  A  la  suite  du  Nouveau 
Testament,  les  autres  livres  chrétiens  du  premier  âge, 
orthodoxes  ou  gnostiques,  supposent  tous  cette  croyance 
fondamentale,  universellement  acceptée  et  solidement 
ancrée  dans  la  tradition. 


LE    CHRÉTIEN    DANS   L'aGE   APOSTOLIQUE  43 

Et  ici  il  faut  tenir  grand  compte  de  l'éducation 
juive  par  laquelle  avait  passé  la  pensée  chrétienne.  Pour 
des  païens  il  y  avait  bien  des  façons  d'être  dieu  ;  les 
anciens  dieux  de  l'Olympe  avaient  eu  des  parents  ;  on 
connaissait  leurs  généalogies  ;  quelques-uns  n'étaient  que 
des  héros  divinisés.  Les  rois  macédoniens,  maures,  et 
bien  d'autres,  avaient  été  adorés  ;  les  empereurs  l'étaient 
encore.  Un  dieu  de  plus  ou  de  moins,  pour  une  con- 
science polythéiste,  ce  n'était  pas  une  aifaire. 

Il  en  était  tout  autrement  pour  une  conscience  formée 
par  les  idées  religieuses  d'Israël.  «  Ecoute,  Israël  î  ton 
Dieu,  le  Dieu  d'Israël,  est  un  ».  Ce  Credo  des  juifs  mo- 
dernes comme  des  juifs  antiques  exprime  ce  qu'il  y  a 
de  plus  profond  et  de  plus  apparent  en  même  temps 
dans  leur  religion.  Admettre  que  Jésus-Christ  et  l'Esprit- 
Saint  sont  Dieu,  c'était  admettre  qu'ils  participent  à 
l'essence  même  du  Dieu  unique,  qu'ils  lui  sont  respecti- 
vement identiques,  sans  cependant  être  dépourvus  de 
certaines  spéciaHtés. 

Ceci,  c'est  la  Trinité  chrétienne,  non  sans  doute  à 
l'état  de  formulation  qu'elle  atteindra  plus  tard  et  que 
l'on  opposera  à  des  hérésies  passagères,  mais  à  l'état  où 
elle  pénètre  la  conscience  commune  des  chrétiens  et 
réclame  l'adhésion  de  leur  foi.  Le  commun  des  chrétiens, 
au  premier  siècle,  au  temps  même  des  apôtres,  en  est, 
sur  ceci,  à  peu  près  exactement  au  même  point  que  le 
commmi  des  chrétiens  d'à  présent.  Les  théologiens  en 
savent,  ou  du  moins  en  disent,  notablement  plus  long. 
Mais  il  s'agit  ici  de  religion  et  non  d'école. 


44  CHAPITRE   IV. 

Mais  Jésus  n'est  pas  seulement  Messie  et  Fils  de 
Dieu,  il  est  encore  le  Sauveur  des  hommes  ^  S'il  doit 
accueillir  ses  fidèles  dans  le  royaume  des  Cieux,  c'est 
qu'ils  sont  à  lui  ;  et  s'ils  sont  à  lui,  ce  n'est  pas  seu- 
lement parce  qu'ils  croient  en  lui  et  se  sont  agrégés  à 
l'Eglise,  c'est  parce  qu'il  les  a  rachetés  d'une  sorte 
d'esclavage  spirituel.  Il  est  leur  Rédempteur,  et  c'est  par 
sa  mort  sur  la  croix  qu'il  a  conquis  ses  droits  sur  eux. 
Il  ne  faut  pas  croire  que  cette  idée,  sur  laquelle  saint 
Paul  insiste  si  souvent  et  si  fortement,  soit  un  simple 
produit  de  sa  réflexion  individuelle,  ni  même,  ce  qui 
serait  plus  admissible,  d'une  inspiration  spéciale.  Du 
moment  où  la  société  chrétienne  se  fut  ouverte  à  des 
païens  et  à  des  samaritains  —  et  ce  n'est  pas  à  Paul 
que  ce  mouvement  a  commencé  —  il  fallut  bien  admet- 
tre que  l'essentiel,  dans  l'œuvre  du  salut,  ce  n'était  pas 
la  Loi,  mais  la  Foi  ;  que  la  qualité  de  disciple  de  Moïse 
non  seulement  ne  servait  plus  à  rien  si  l'on  n'était  dis- 
ciple de  Jésus,  mais  qu'on  pouvait  s'en  passer  et  qu'elle 
n'offrait  qu'un  avantage  secondaire.  Que  cette  consé- 
quence supportât  la  foi  à  la  rédemption  ou  fût  inspirée 
par  elle,  il  est  sûr  qu'entre  les  deux  la  distance  n'était 
pas  grande.  D'autre  part  saint  Paul  nous  atteste  ^  que, 
se  trouvant  à  Jérusalem  après  sa  première  mission,  il 
exposa  aux  chefs  de  l'Eglise,  Pierre,  Jacques,  Jean,  et 


^  C'est  la  définition  exprimée  par  la  célèbre  formule  'IraiO; 
XpiTTÔç  0Î5λ  ïti;  SfoTTp,  qui  a  donné  l'anagramme  IX0ÏI  et  le 
symbole  du  poisson. 

2  Gai.,  II,  1,  2. 


LE   CHRÉTIEN    DANS    l'aGE    APOSTOLIQUE  45 

autres,  la  doctrine  qu'il  enseignait  aux  païens,  «  afin, 
dit-il,  de  ne  pas  courir  en  vain  ».  On  se  demande  ce  qu'il 
leur  aurait  exposé  s'il  ne  leur  avait  pas  parlé  d'un  point 
si  grave  et  qui  tenait  tant  de  place  dans  ses  prédica- 
tions. Comme  on  ne  lui  fit  pas  d'objections,  il  faut  ad- 
mettre que  l'efficacité  rédemptrice  de  la  mort  du  Sei- 
gneur était  dès  lors  chose  reçue  parmi  les  apôtres.  Enfin, 
quand  Paul  discute  sur  la  valeur  de  la  Loi  avec  des 
adversaires  judaïsants,  quel  est  son  argument  principal  ? 
«  Si  c'est  la  Loi  qui  justifie,  c'est  donc  pour  rien  que 
le  Christ  est  mort  »  \  De  quelle  grâce  eût-il  produit 
un  tel  raisonnement  si  les  judaïsants,  n'avaient  partagé 
sa  croyance  à  la  Rédemption? 

Ainsi  l'éducation  des  premières  générations  chré- 
tiennes comportait,  avec  une  somme  considérable  d'élé- 
ments empruntés  à  la  tradition  juive,  des  croyances  tout 
à  fait  spéciales,  qui  ne  pouvaient  manquer,  en  se  dé- 
veloppant, d'introduire  une  grande  différence  entre  les 
deux  confessions. 

Et  ce  qui  se  constate  pour  l'enseignement  se  révèle 
tout  aussi  bien  dans  les  institutions.  Jetons  un  coup 
d'œil  sur  l'organisation  et  la  vie  des  sociétés  chrétien- 
nes, que  la  prédication  des  apôtres  constituait  un  peu 
partout  dans  le  monde  hellénisé.  Les  lettres  de  saint 
Paul  nous  offrent  ici  des  renseignements  précieux. 

L'adhésion  au  christianisme  était  une  démarche  de 
très  grave  conséquence.  Il  fallait,  sur  bien  des  points,  ^e 

1  Gai.,  II,  21. 


46  CHAPITRE    IV. 

séquestrer  de  la  vie  ordinaire.  Les  théâtres,  par  exemple^ 
et,  en  général,  les  jeux  publics,  écoles  d'immoralité,  figu- 
raient au  premier  rang  des  pompes  de  Satan  auxquelles 
il  fallait  renoncer.  H  en  était  de  même  de  la  fornica- 
tion, n  va  de  soi  que  l'on  rompait  avec  l'idolâtrie:  mais 
il  n'était  pas  toujours  aisé  d'en  éviter  le  contact:  la 
vie  privée  des  anciens  était  si  pénétrée  de  religion!  Les 
mariages,  les  naissances,  les  moissons,  les  semailles,  l'inau- 
guration et  l'exercice  des  magistratures,  les  fêtes  de  fa- 
mille, tout  était  prétexte  à  sacrifices  avec  libations,  en- 
cens, banquets.  Sur  ce  dernier  point,  Paul  admettait 
quelques  concessions.  Il  défendit  sévèrement  toute  par- 
ticipation aux  festins  sacrés  célébrés  dans  l'enceinte  des 
temples  :  mais  la  circonstance  qu'un  morceau  de  viande 
avait  fait  partie  d'une  victime  n'était  pas  à  ses  yeux  une 
raison  définitive  de  s'en  abstenir,  pourvu  que  persomie 
n'en  fut  scandalisé.  C'était  se  montrer  plus  facile  qu'on 
ne  l'avait  été,  en  51,  à  Jérusalem,  et  que  ne  l'étaient 
les  S3rQagogues  à  l'égard  de  leurs  prosélytes. 

Séparés  du  paganisme,  les  fidèles  devaient  vivre 
entre  eux.  Chaque  église  formait  une  société  complète, 
dont  les  membres  demeuraient  sans  doute  obligés  par 
les  lois,  fiscales  ou  autres,  de  la  cité  et  de  l'empire,  mais 
devaient  éviter  de  porter  leurs  difîerends  devant  d'au- 
tres juridictions  que  celle  de  la  communauté.  On  se 
mariait  entre  chrétiens.  Le  mariage  antérieur  à  la  con- 
version, lorsqu'un  seul  des  conjoints  passait  au  christia- 
nisme, n'était  dissous  que  sur  la  demande  de  la  partie 
restée  païenne.   En  dehors   de  ce  cas,   le   divorce  était 


LE   CHRÉTIEN   DANS    L'AGE   APOSTOLIQUE  47 

rigoureusement  proscrit.  La  virginité  absolue  était  louée 
et  même  recommandée,  vu  l'imminence  du  dernier  jour, 
mais  nullement  imposée.  Dans  la  vie  ordinaire,  le  chré- 
tien devait  se  montrer  soumis  aux  autorités,  et  à  ses 
maîtres  s'il  était  esclave  ;  l'oisiveté  était  flétrie  :  on  in- 
sistait fortement  sur  l'honnêteté,  l'amabilité  dans  les 
rapports,  la  gaîté  qui  procède  d'un  cœur  pur,  la  cha- 
rité, et  particulièrement  l'hospitalité. 

La  vie  religieuse  ressemblait  beaucoup  à  celle  des 
synagogues.  On  se  réunissait  pour  prier  et  poiu'  lire 
la  sainte  Ecriture,  dans  laquelle  les  beaux  exemples  des 
justes  étaient  l'objet  d'une  attention  particulière.  Les 
éléments  spécifiquement  chrétiens  de  ce  culte  primitif 
étaient  l'Eucharistie  et  les  charismes,  effusions  extraor- 
dinaires de  l'Esprit-Saint.  L'Eucharistie  se  célébrait  le 
soir,  à  la  suite  d'un  repas  frugal  (agape)  que  l'on  pre- 
nait en  commun.  On  reprodusait  ainsi  la  Cène  du  Sei- 
gneur au  soir  de  sa  passion.  Quant  aux  manifestations 
de  l'Esprit-Saint,  elle  se  produisaient  sous  des  formes 
diverses;  tantôt  c'étaient  des  guérisons  ou  autres  actes 
miraculeux,  tantôt  des  visions  (à-oîcaXutLîi;),  tantôt  une 
illumination  de  l'esprit  qui  se  traduisait  en  discours  sur 
les  mystères  de  la  foi  ou  sur  les  obligations  de  la  con- 
science (Aoyo;  Y'^^Tîw;,  ^^oyo;  co-pia;,  7:i(7ti;).  Les  plus  re- 
marquables étaient  la  prophétie  et  la  glossolalie.  La  pro- 
phétie était  le  don  de  comiaître  les  choses  cachées,  notam- 
ment les  secrets    des    consciences  ^    Ce  don.  tout-à-fait 

»  /  Cor.,  XIV,  24,  25. 


48  CHAPITRE   IV. 

temporaire,  doit  être  distingué  de  la  qualité  de  pro- 
phète que  possédèrent  certains  personnages  des  temps 
apostoliques,  comme  Judas  Barsabbas,  Silas,  Agabus  \ 
et  même  de  la  génération  suivante,  comme  les  filles  de 
Philippe,  Ammias,  Quadratus  et  autres  dont  il  sera  ques- 
tion plus  tard.  De  même  le  don  des  langues  qui  per- 
mit aux  apôtres  de  se  faire  comprendre,  le  jour  de  la 
Pentecôte,  par  des  gens  de  nationalités  diverses,  n'a 
rien  de  commun  avec  la  glossolalie  que  saint  Paul  dé- 
crit dans  sa  première  épître  aux  Corinthiens.  Ni  le  glos- 
solale  lui-même,  ni  les  assistants,  ne  comprennent  ce  qu'il 
dit;  la  communication  ne  peut  s'établir  entre  eux,  ou 
plutôt  entre  les  assistants  et  l'Esprit-Saint,  que  par  l'in- 
termédiaire d'un  interprète  inspiré.  Cependant,  en  dehors 
de  toute  interprétation,  on  peut  déjà  saisir,  dans  les 
sons  étranges  que  profère  le  glossolale,  l'accent  de  la 
prière,  de  la  louange,  de  la  reconnaissance. 

Ces  phénomènes  surnaturels  étaient  bien  propres  à 
frapper  les  esprits  et  à  entretenir  l'enthousiasme  des 
premières  chrétientés.  Cependant  l'abus  n'était  pas  loin 
de  l'usage;  l'usage  lui-même  pouvait  avoir  ses  inconvé- 
nients, «'il  n'était  réglé  avec  sagesse.  L'église  de  Co- 
rinthe  n'a  encore  que  quatre  ans  et  déjà  saint  Paul  est 
obligé  d'intervenir  pour  discipliner  l'inspiration  de  ses 
fidèles.  Même  dans  la  célébration  de  l'Eucharistie  des 
abus  se  produisirent  de  bonne  heure.  On  fut  obligé  de 
simplifier  le  plus  possible  le  repas  qui  en  était  comme 

»  Act.,  XI,  27,  28;  XV,  22,  32;  XXI,  10,  11. 


LE    CHRÉTIEN   DANS    l'AGE    APOSTOLIQUE  49 

le  premier  acte;  plus  tard  on  le  sépara  de  la  liturgie  et 
^nfin  on  la  supprima  plus  ou  moins  complètement.  L'ho- 
mélie ecclésiastique  suppléa  aux  manifestations  primi- 
tive du  >.oYo;  GO'^i'a;.  Les  visions,  les  prophéties,  les 
guérisons  miraculeuses,  n'étaient  sans  doute  pas  desti- 
nées à  disparaître  tout  à  fait  ;  mais,  comme  elles  n'étaient 
guère  compatibles  avec  la  régularité  du  service  litur- 
gique, elles  cessèrent  bientôt  de  s'y  produire. 

Nous  ne  trouvons,  dans  les  épîtres  apostoliques, 
aucun  détail  sur  les  rites  de  l'initiation  chrétienne,  qui 
prirent  pourtant  d'assez  bonne  heure  des  formes  arrê- 
tées et  significatives.  Paul  se  reposait  sur  ses  collabora- 
teurs pour  l'accomplissement  de  ces  cérémonies  \  Quel- 
ques fidèles,  non  contents  de  se  faire  baptiser  eux-mêmes, 
cherchaient  à  se  faire  baptiser  aussi  pour  leurs  parents 
ou  amis  défunts  -. 

Parmi  les  charismes,  il  faut  remarquer  ceux  qui  se 
rapportent  ^  aux  services  intérieurs  des  communautés. 
Saint  Paul  parle  de  ceux  des  membres  de  l'association 
qui  travaillent  pour  elle,  qui  président,  qui  exhortent, 
€t  des  devoirs  que  les  fidèles  ont  envers  eux:  il  men- 
tionne le  don  de  gouvernement,  de  dévouement  \  Bien- 
tôt apparaîtront  les  termes  d'évêques,  de  diacres,  de 
prêtres.  Mais,  dans  les  commencements,  l'autorité  réelle 
ou  principale  demeure  tout  naturellement  entre  les  mains 


•  /  Cor.,  I,  U-17. 

2  /  Cor.,  XY,  29. 

3  /  Thess.,  Y,  12,  13. 

*  I  Cor.,   XII.  28:   ^-jêspvraît;,   âvTt).r'|£i;. 

DucHESXE.  Hist.  aiic.  de  VE(jl.  -  T.  I. 


50  CHAPITRE   IV. 

des  missionnaires,  des  fondateurs.  Us  ont  une  toute  autre 
importance  que  ceux  d'entre  les  néophytes  par  lesquels 
ils  se  font  assister  sur  place  dans  les  détails  de  la  vie 
corporative. 

Les  réunions  se  tenaient  dans  des  maisons  particu- 
lières, surtout  dans  ces  grandes  pièces  de  l'étage  supé- 
rieur, qui.  de  tout  temps,  ont  été  d'usage  en  Orient. 
Les  gens  de  ces  pays  excellent  à  se  tasser  dans  un 
petit  espace.  Les  assemblées  avaient  lieu  le  soir  et  se 
prolongeaient  souvent  dans  la  nuit.  A  côté  du  sabbat 
juif,  le  dimanche  fut.  de  très  bonne  heure,  consacré  au 
service  divin. 

On  s'est  demandé  souvent  si  les  premières  chrétienté.s 
des  pays  grecs  n'ont  pas  été  organisées  sur  le  modèle 
des  associations  religieuses  païemies.  Il  y  a  des  analo- 
gies, dans  le  recrutement,  par  exemple.  Comme  les 
thiases.  les  éranes  et  les  collèges  religieux  de  tout  genre, 
les  églises  chrétieim.es  admettent  sans  distinction  les 
étrangers,  les  esclaves,  les  femmes:  l'initiation  est  en- 
tourée d'un  certain  rituel,  qui  devint  bientôt  imposant  : 
on  célèbre  des  repas  sacrés.  Mais  ces  analogies  ne  vont 
pas  bien  loin.  Quand  même  on  ferait  abstraction  des 
différences  de  croyance  et  de  morale,  et  même  des  for- 
mes du  culte,  qui.  chez  les  païens,  comporte  toujours  le 
temple,  l'idole,  le  sacrifice,  il  resterait  encore  im  con- 
traste radical  dans  la  conception  et  la  distribution  de 
l'autorité.  Les  chefs  des  associations  païemies  sont  tou- 
jours temporaires,  généralement  annuels,  tandis  que  les 
prêtres   et  les   diacres   chrétiens   sont   à  ^-ie.   Les  pou- 


LE   CHRÉTIEN   DANS    l'AGE   APOSTOLIQUE  51 

voirs  des  premiers  dérivent  de  la  communauté  qui  les  a 
nommés  et  dont  ils  ne  sont  que  les  agents;  les  autres, 
au  contraire,  parlent,  agissent,  gouvernent,  au  nom  de 
Dieu  et  des  apôtres  dont  ils  sont  les  auxiliaires  et  les 
représentants. 

Il  suffit  d'ailleurs  d'un  médiocre  sens  historique  pour 
comprendre  que  les  premières  églises,  composées  de  gens 
qui  sortaient  des  synagogues,  devaient  tendre  à  se  mo- 
deler sur  celles-ci,  et  que  les  apôtres  missionnaires,  qui 
avaient  vécu  plus  ou  moins  longtemps  au  milieu  des 
communautés  chrétiennes  de  Jérusalem  et  d'Antioche, 
portaient  avec  eux  des  habitudes,  des  traditions,  déjà 
précises.  On  n'avait  nul  besoin  de  demander  à  des  insti- 
tutions païennes  le  type  d'une  organisation  qui  existait 
déjà.  Du  reste  l'horreur  profonde  que  l'on  éprouvait 
pour  le  paganisme  s'opposait  à  toute  imitation  de  ce 
genre. 

En  somme,  les  chrétientés  se  sont  constituées  à  peu 
près  de  la  même  façon  que  les  synagogues  juives.  Comme 
celles-ci,  elles  ont  été  des  sociétés  religieuses,  fondées 
sur  la  communauté  de  foi  et  d'espérance,  mais  d'une 
foi  et  d'une  espérance  qui  ne  connaissaient  plus  aucune 
barrière  de  race  et  de  nationalité.  Comme  les  synago- 
gues, elles  ont  cherché  à  supprimer  tout  contact  dan- 
gereux avec  les  institutions  ou  usages  païens:  elles  ont 
offert  à  leurs  membres  une  vie  sociale  à  la  fois  très 
intense  et  très  douce;  un  gouvernement  à  peu  près 
complet,  comportant  une  caisse  commune,  des  tribunaux 
et  des  services  charitables.  Même  au  point  de  vue  du 


52  CHAPITRE   IV. 

culte  proprement  dit,  la  ressemblance  est  encore  très 
grande.  A  la  synagogue,  comme  à  l'église  \  on  prie,  on 
lit  la  Bible,  on  l'explique  :  à  l'église  on  n'a  de  plus  que 
l'Eucharistie  et  les  exercices  d'inspiration.  Dans  ces  pre- 
miers temps,  l'analogie  va  encore  plus  loin.  De  même 
que  les  juifs  de  tous  les  pays  se  considèrent  comme  frères 
en  Abraham,  Isaac  et  Jacob,  de  même  les  chrétientés 
locales  sentent  très  vivement  leur  fraternité  en  Jésus- 
Christ.  Des  deux  côtés  on  regarde  vers  Jérusalem,  qftii 
est  encore,  au  moment  où  nous  sommes,  le  cœur  du 
christianisme  aussi  bien  que  du  judaïsme.  Mais  tandis 
que  les  yeux  des  juifs  sont  tournés  vers  le  Temple,  centre 
de  leurs  souvenirs,  pôle  de  leurs  espérances,  les  chré- 
tiens songent  aux  lieux  où  fut  plantée  la  croix  de  leur 
Maître,  où  vivent  encore  les  témoins  de  sa  résurrection, 
et  d'où  leur  sont  venus  les  chefs  apostoliques  sous  la 
parole  desquels  se  forme  en  tous  lieux  le  peuple  de 
l'alliance  nouvelle. 

^  Remarquez  que  ces  deux  mots  signifient  la  même  chose, 
«l'assemblée»,  et  qu'ils  ont  aussi  été  employés,  l'un  comme 
l'autre,  pour  désigner  les  édifices  où  cette  assemblée  se  réunissait. 


CHAPITEE  V. 
Origines  de  l'église  romaine. 


La  colonie  juive  de  Rome.  —  Aqiiilas  et  Priscille.  —  L'épître  anx  Ro- 
mains. —  Paul  à  Rome.  —  Les  phis  anciens  fidèles  de  l'église  romaine.  — 
Pierre  à  Rome.  —  L'incendie  de  l'an  64  et  la  persécution  de  Néron. 


Les  princes  juifs  de  la  maison  asmonéenne  avaient 
été  de  bonne  heure  en  rapport  avec  les  E-omains.  De 
là  sans  doute  les  premières  origines  de  la  communauté 
juive  de  Rome.  La  prise  de  Jérusalem  par  Pompée  (63) 
lui  donna  un  subit  et  important  accroissement  ^  Le 
vainqueur  jeta  sur  le  marché  romain  une  énorme  quan- 
tité de  prisonniers  de  guerre.  Achetés  d'abord  comme 
esclaves,  puis  affranchis,  ils  ne  tardèrent  pas  à  consti- 
tuer, dès  le  temps  d'Auguste,  et  même  auparavant,  un 
groupe  considérable,  localisé  dans  le  Transtévère  ^.  Cette 
colonie  n'était  pas  protégée,  au  moins  directement,  par 
des  privilèges,  comme  ceux  que  les  anciens  rois  macé- 
doniens et  les  généraux  romains  avaient  délivrés  à  tant 
de  juiveries  de  l'Orient  hellénique  ou  hellénisé.  Tibère 
ne  viola  aucun  engagement  lorsqu'il  les  chassa  de  Rome 

'  Schûrer,  Geschichte  der  j ildischen  Volkes  etc.,  3«  éd.,  t.  III, 
p.  28. 

*  Pliilon,  Lej.  ad  Caium,  23. 


54  CHAPITRE   V. 

en  19^;  ils  étaient  alors  assez  nombreux  pour  que  l'on 
pût  en  envoyer  quatre  mille  combattre  les  barbares  de 
Sardaigne.  Cette  mesure,  dont  le  prétexte  avait  été  un 
fait  de  conversion  par  trop  avantageux  à  la  commu- 
nauté juive,  était  due  à  l'inspiration  de  Séjan.  Après 
la  chute  de  ce  ministre  (31)  on  se  montra  moins  sévère. 
Lorsque  Philon  vint  à  Rome  plaider  devant  Caligula  (40) 
la  cause  des  juifs  d'Alexandrie,  ceux  de  E-ome  avaient 
repris  leur  situation  d'autrefois.  L'année  suivante  (41), 
ou  peu  après,  Claude  leur  accorda  un  édit  de  tolérance  ^  ; 
mais  plus  tard  il  crut  devoir  prendre  des  mesures  ré- 
pressives. 

C'est  ici  que,  pour  la  première  fois,  l'Evangile  se 
manifeste  dans  l'histoire  de  la  communauté  juive  de 
E-ome.  Les  Actes  des  Apôtres  et  Suétone  s'accordent 
à  dire  que  les  juifs  furent  chassés  de  la  capitale.  D'a- 
près Dion  Cassius,  l'expulsion  totale  ayant  parti  diffi- 
cile à  exécuter,  la  police  se  serait  bornée  à  interdire 
les  réunions  ^.  Il  y  eut  certainement  des  expulsions  : 
en  52,  saint  Paul  trouva  à  Corinthe  un  juif,  Aquilas,  et 
sa  femme  PrisciUe,  qui  s'y  étaient  transportés  à  la  suite 
de  l'édit  de  Claude.  Aquilas  était  du  Pont:  lui  et  sa 
femme  faisaient  déjà  profession  de  christianisme.  Ce 
détail  concorde  très  bien  avec  ce  que  Suétone  rapporte 


^  Josèphe,  Â7it.,  XYIII,  3,  5;  Tacite,  Ann.,  II,  85;  Suétone, 
Tiherius,  36. 

*  Josèphe,  Ant.,  XIX,  5,   2. 

^  Act.,  XVIII,  2;  Suétone,   Claudius,  25;  Dion,  LX,   6. 


ORIGINES   DE   L'ÉGLISE    ROMAINE  55 

sur  le  motif  de  l'expulsion:  ludaeos  impulsore  Chre.sto^ 
assidue  himidtuantes  Borna  expidit.  Il  y  avait  donc  eu 
des  troubles  causés  par  la  prédication  de  l'Evangile, 
des  troubles  dont  l'analogue  nous  est  souvent  offert 
dans  les  récits  des  Actes,  à  Jérusalem,  en  Asie-Mineure, 
à  Thessalonique,  à  Bérée,  à  Corinthe,  à  Ephèse.  D'a- 
près les  Actes,  Aquilas  et  Priscille,  lorsq'ils  reçurent 
saint  Paul  à  Corinthe,  étaient  arrivés  tout  récemment 
d'Italie;  c'est  donc  en  51  ou  52  qu'il  faut  placer  l'édit 
de  proscription  et  les  troubles  qui  le  motivèrent. 

Ceci,  c'est,  dans  l'histoire  de  l'église  romaine,  le 
premier  fait  connu,  la  première  date  assignable.  Autant 
qu'il  est  possible  d'en  juger  par  comparaison,  cette  date 
doit  être  assez  rapprochée  de  la  première  prédication 
de  TEvangile  dans  le  milieu  romain:  les  récits  des  Ac- 
tes nous  montrent  toujours,  comme  conséquence  immé- 
diate du  premier  apostolat,  des  troubles  graves  dans 
les  communautés  juives.  Quand  saint  Paul  écrivit  aux 
E/Omains,  en  58  au  plus  tard,  il  y  avait  déjà  mi  cer- 
tain nombre  d'années  ^  que  leur  église  existait  et  qu'il 
désirait  la  visiter. 

Par  quelles  mains  la  divine  semence  fut-elle  jetée 
dans  cette  terre  où  elle  devait  fructifier  d'une  manière 
si  prodigieuse?  Nous  l'ignorerons  toujours.  Des  calculs 

^  Confusion  vulgaire  de  xp-ziaTî';  et  de  xoitto;.  La  populace 
romaine  désignait  les  chrétiens  par  le  nom  de  Chrestiani  (Xpr  (jTta- 
Nj.)  :  quos . . .  vulgiis  Chreniianos  apj)dXahaf.  Telle  est,  en  eô'et, 
la  véritable  leçon  du  célèbre  texte  de  Tacite,  Ann.,  XV,  44 
(Harnack,  Die  Mission,  p.  297). 

2  'A-à  t/.av(ov  £T(ov  [lîom.,  XV,  24). 


'58  CHAPITRE   V. 

ses  projets  de  voyage  en  Espagne.  Lorsqu'il  vint  en 
Italie  (61),  sous  escorte  et  comme  accusé  devant  le  tri- 
bunal impérial,  il  trouva  des  chrétiens  à  Pouzzoles,  qui 
lui  firent  bon  accueil.  Ceux  de  Rome  se  portèrent  au 
devant  de  lui  sur  la  voie  Appieime. 

Aussitôt  installé  \  il  se  ménagea  une  entrevue  avec 
les  juifs  les  plus  considérables  (toù;  ovTa;  t(ov  'lou^atojv 
t::ojt&u:)  de  E-ome  et  se  mit  à  leur  parler  de  l'Evangile, 
comme  s'ils  ne  l'eussent  point  déjà  connu.  Le  résultat 
fut  ce  qu'on  pouvait  attendre  :  quelques  adhésions  nou- 
velles, une  résistance    marquée   de   la  part  des  chefs  ^. 

La  captivité  de  Paul  se  prolongea  deux  ans.  Un  seul 
-de  ses  écrits  d'alors,  l'épître  aux  Philippiens,  nous  ouvre 
quelques  perspectives  sur  ce  qui  se  passait  autour  de 
lui.  Les  gens  de  Jérusalem  avaient  enfin  trouvé,  eux 
aussi,  le  chemin  de  Rome  :  l'évangile  était  annoncé  non 
seulement  par  des  amis  de  l'apôtre,  mais  aussi  par  ses 
ennemis.  Lui-même  faisait  sensation  dans  le  «  prétoire  » . 
En  somme,  sa  présence  à  Rome  était  plutôt  avantageuse 
à  la  propagation  du  christianisme  ;  les  chrétiens  se 
montraient  plutôt  confiants  qu'abattus.  Ce  bon  résultat 
atténuait  ]30ur  lui  le  chagrin  de  voir  s'attacher  à  ses  pas 


^  D'après  une  variante  ou  glose  très  ancienne  de  Act., 
XXYin,  16,  Paul  aurait  été  remis,  avec  les  autres  prisonniers, 
au  commandant  des  Castra  ])eregn?wrum.  Ce  quartier  se  trou- 
vait sur  le  Cœlius,  à  l'est  du  temple  de  Claude,  vers  l'hôpital 
militaire  actuel.  Paul  obtint  d'habiter  en  dehors  du  quartier, 
extra  castra.  Cf.  Sitzungsber.  de  l'acad.  de  Berlin,  1895,  p.  491-503 
{Harnack  et  Mommsen). 

2  Act.,  XXVIII. 


ORIGINES   DE   l'ÉGLTSE   ROMAINE  59 

une  opposition  judaïsante  que  ses  chaînes  elles-mêmes, 
portées  pour  la  foi  commune,  ne  parvenaient  pas  à 
désarmer. 

Son  procès  finit  par  être  jugé.  Comme  les  procura-' 
teurs  Félix  et  Festus,  comme  le  roi  Agrippa  II  lui-même, 
le  tribunal  impérial  estima   que   Paul   n'avait  rien  fait 
qui  méritât  la  mort  et  la  prison. 

Remis  en  liberté,  il  en  profita,  sans  doute,  pour  aller 
en  Espagne,  où  les  origines  chrétiennes  semblent  bien 
se  rattacher  à  son  apostolat  ^  Il  revit  aussi  ses  chré- 
tientés de  la  mer  Egée  ;  de  ce  dernier  voyage  il  nous 
reste  des  traces  importantes  dans  les  lettres  dites  Pasto- 
rales, à  Tite  et  à  Timothée. 

De  la  primitive  église  romaine  plusieurs  membres 
sont  connus,  par  leurs  noms  tout  au  moins.  Dès  avant 
de  venir  à  E-ome,  Paul  y  avait  beaucoup  d'amis  ;  à  la 
fin  de  son  épître  aux  Romains  il  salue  expressément 
jusqu'à  vingt-quatre  personnes  :  Aquilas  et  Priscille,  qu'il 
avait  rencontrés  déjà  à  Corinthe  et  en  Asie,  où  ils  lui 
avaient  rendu  de  grands  services,  et  qui  étaient,  à  Rome, 
le  centre  d'un  petit  groupe  chrétien,  d'une  église  do- 
mestique ;  Epénète,  le  plus  ancien  fidèle  d'Asie  :  Marie, 
qui  avait  beaucoup  travaillé  à  Rome  pour  la  foi  :  An- 
dronic  et  Junie,  apôtres  de  renom,  venus  au  Christ 
avant  Paul  lui-même  ;  Ampliatus,  Urbain,  Stachys,  Apel- 
les,  Hérodion;  Tr^^phaena,  Tryphosa,  Persis,  trois  bonnes 
ouvrières  de  l'Evangile  ;  Rufus  et  sa  mère  ;  Asyncritos, 

1  /  Clem.,  5. 


:58  CHAPITRE  y. 

ses  projets  de  voyage  en  Espagne.  Lorsqu'il  vint  en 
Italie  (61),  sous  escorte  et  comme  accusé  devant  le  tri- 
bunal impérial,  il  trouva  des  chrétiens  à  Pouzzoles,  qui 
lui  firent  bon  accueil.  Ceux  de  E^ome  se  portèrent  au 
devant  de  lui  sur  la  voie  Appieime. 

Aussitôt  installé  \  il  se  ménagea  une  entrevue  avec 
les  juifs  les  plus  considérables  (tgù;  ovra;  twv  'lo'jSaiojv 
TTpwTO'j;)  de  Eome  et  se  mit  à  leur  parler  de  l'Evangile, 
comme  s'ils  ne  l'eussent  point  déjà  connu.  Le  résultat 
fut  ce  qu'on  pouvait  attendre  :  quelques  adhésions  nou- 
velles, une  résistance    marquée   de   la  part  des  chefs  ^. 

La  captivité  de  Paul  se  prolongea  deux  ans.  Un  seul 
de  ses  écrits  d'alors,  l'épître  aux  Philippiens,  nous  ouvre 
quelques  perspectives  sur  ce  qui  se  passait  autour  de 
lui.  Les  gens  de  Jérusalem  avaient  enfin  trouvé,  eux 
aussi,  le  chemin  de  Home  ;  l'évangile  était  annoncé  non 
seulement  par  des  amis  de  l'apôtre,  mais  aussi  par  ses 
emiemis.  Lui-même  faisait  sensation  dans  le  «  prétoire  » . 
En  somme,  sa  présence  à  E-ome  était  plutôt  avantageuse 
à  la  propagation  du  christianisme  ;  les  chrétiens  se 
montraient  plutôt  confiants  qu'abattus.  Ce  bon  résultat 
atténuait  pour  lui  le  chagrin  de  voir  s'attacher  à  ses  pas 


^  D'après  une  variante  ou  glose  très  ancienne  de  Act., 
XXYin,  16,  Paul  aurait  été  remis,  avec  les  autres  prisonniers, 
au  commandant  des  Castra  2?ereyrinoriiin.  Ce  quartier  se  trou- 
vait sur  le  Cœlius,  à  l'est  du  temple  de  Claude,  vers  l'hôpital 
militaire  actuel.  Paul  obtint  d'habiter  en  dehors  du  quartier, 
extra  castra.  Cf.  Sitziuigsher.  de  l'acad.  de  Berlin,  1895,  p. 491-503 
(Harnack  et  Mommsen). 

2  Act.,  XXVIII. 


ORIGINES   DE   L'ÉCxLISE    ROMAINE  59 

une  opposition  judaïsante  que  ses  chaînes  elles-mêmes, 
portées  pour  la  foi  commune,  ne  parv^enaient  pas  à 
désarmer. 

Son  procès  finit  par  être  jugé.  Comme  les  procura- 
teurs Félix  et  Festus,  comme  le  roi  Agrippa  II  lui-même, 
le  tribmial  impérial  estima  que  Paul  n'avait  rien  fait 
qui  méritât  la  mort  et  la  prison. 

E-emis  en  liberté,  il  en  profita,  sans  doute,  pour  aller 
en  Espagne,  où  les  origines  chrétiennes  semblent  bien 
se  rattacher  à  son  apostolat  ^  Il  revit  aussi  ses  chré- 
tientés de  la  mer  Egée  ;  de  ce  dernier  voyage  il  nous 
reste  des  traces  importantes  dans  les  lettres  dites  Pasto- 
rales, à  Tite  et  à  Timothée. 

De  la  primitive  église  romaine  plusieurs  membres 
sont  connus,  par  leurs  noms  tout  au  moins.  Dès  avant 
de  venir  à  Rome,  Paul  y  avait  beaucoup  d'amis  ;  à  la 
fin  de  son  épître  aux  Homains  il  salue  expressément 
jusqu'à  vingt-quatre  personnes  :  Aquilas  et  Priscille,  qu'il 
avait  rencontrés  déjà  à  Corinthe  et  en  Asie,  où  ils  lui 
avaient  rendu  de  grands  services,  et  qui  étaient,  à  Rome, 
le  centre  d'un  petit  groupe  chrétien,  d'une  église  do- 
mestique :  Epénète,  le  plus  ancien  fidèle  d'Asie  :  Marie, 
qui  avait  beaucoup  travaillé  à  Rome  pour  la  foi  ;  An- 
dronic  et  Junie,  apôtres  de  renom,  venus  au  Christ 
avant  Paul  lui-même  ;  Ampliatus,  Urbain,  Stachys,  Apel- 
les,  Hérodion;  Tryphaena,  Tryphosa,  Persis,  trois  bonnes 
ouvrières  de  l'Evangile  ;  Rufus  et  sa  mère  ;  Asyncritos, 

1  I  CUm.,  5. 


60  CHAPITRE   V. 

Phlégon,  Hermès,  Patrobas,  Hermas,  qui  formaient  aussi, 
avec  d'autres,  un  groupe  spécial:  Philologue,  Julie, 
Nérée,  sa  sœur,  Olympas,  et  les  leurs:  enfin  deux  groupes 
l'un  de  cliez  Aristobule,  l'autre  de  chez  Narcisse.  Ce 
dernier  nom  est  sans  doute  celui  du  célèbre  affranchi 
de  Claude,  comme  Aristobule  est  celui  d'un  petit-fils 
d'Hérode  le  Grand,  qui  vivait  à  Rome  en  très  bons  ter- 
mes avec  ce  même  empereur.  L'expression  dont  se  sert 
saint  Paul,  «  ceux  d'entre  les  gens  d'Aristobule, ...  de 
Narcisse  » ,  donne  lieu  de  croire  à  des  groupes  recrutés 
dans  la  clientèle  ou  la  domesticité  de  ces  riches  person- 
nages ^  Ecrivant  de  Pome  aux  Philippiens,  Paul  leur 
envoie  entre  autres  le  salut  des  fidèles  de  la  maison 
de  César.  Plus  tard,  la  finale  de  la  IP  épître  à  Timothée 
nous  fournit  les  noms  de  quatre  autres  chrétiens  de 
Pome,  Eubule,  Pudens,  Linus,  Claudia. 

Ce  Linus  doit  être  le  même  dont  le  nom  figure  en 
tête  de  la  liste  épiscopale  de  Pome.  Les  noms  de  Pudens 
et  de  Priscille  sont  entrés  dans  des  compositions  légen- 
daires sans  autorité.  Cependant  il  y  avait  à  Pome,  dès 
le  IV^  siècle,  une  église  de  Pudens  et  une  de  Prisque 
ou  Priscille.  Ce  dernier  nom  était  celui  du  plus  ancien 
cimetière  de  Pome,  et  ce  cimetière  conservait  les  tombes 
d'an  Pudens  et  d'une  Priscille.  On  a  retrouvé  sur  la 
voie  Ardéatine  une  crypte  funéraire  chrétienne,  ornée 
de  peintures  du  temps  des  Antonins,  sinon  plus  anciennes 
encore,  et  portant  le  nom  d'un  Ampliatus  ^. 

^  Lightfoot,  Philippians,  p.  175. 
2  De  Rossi,  BiUL,  1881,  p.  57-74. 


ORIGINES   DE   l'ÉGLISE   ROMAINE  61 

Vers  le  temps  où  saint  Paul  recouvrait  sa  liberté, 
saint  Pierre  se  transporta  à  Rome.  Peut-être  y  était-il 
venu  auparavant  :  cela  est  possible,  mais  non  démon- 
trable. De  son  activité  apostolique  en  ce  milieu  aucun 
détail  n'est  connu.  Les  écrits,  canoniques  ou  autres,  qui 
nous  sont  parvenus  sous  son  nom,  ne  contiennent,  à  ce 
sujet,  aucun  renseignement. 

Mais  le  fait  même  de  son  séjour  à  Rome  a  porté  de 
telles  conséquences  et  suscité  de  si  graves  controverses 
qu'il  vaut  la  peine  de  se  rendre  compte  de  son  attestation. 

Passé  le  milieu  du  second  siècle  nous  trouvons  sur 
ce  point  une  tradition  précise  et  universelle.  Il  sufEt  de 
citer  Denys  de  Corinthe  pour  la  Grèce,  Irénée  pour  la 
Gaule,  Clément  et  Origène  pour  Alexandrie,  Tertullien 
pour  l'Afrique,  Quant  à  Eome,  Caïus  y  montre,  vers 
l'an  200,  les  tombeaux  des  apôtres  \  Dès  le  IIP  siècle  on 
voit  les  papes  argumenter  de  leur  qualité  de  successeurs 
de  saint  Pierre:  nulle  part  ce  titre  ne  leur  est  contesté. 
Pour  toute  la  chrétienté,  aussitôt  que  l'attention  est  éveil- 
lée sur  les  souvenirs  apostoliques  et  sur  les  droits  qui 
s'y  rattachent,  l'église  de  Eome  est  l'église  de  saintPierre  : 
c'est  là  qu'il  est  mort  et  qu'il  a  laissé  son  siège.  Toutes 
les  controverses  entre  l'Orient  et  Rome  laissent  cette 
position  intacte,  et  cela  est  bien  remarquable,  pour  un 
fait  si  gros  de  conséquences. 


^  Denj^s  et  Caïus  dans  Eus.,  II.  25:  Clément,  ibid.,  \J,  14; 
Origène,  ihid.,  III,  1;  Irénée,  Haer.,  III,  1,  3  (cf.  Eus.,  V,  6,. 8); 
Tertullien,  Praescr.,  36,  Aclc.  Marcion.,  IV,  5,  Scorjj.,  15,  De 
Baptismo,  4. 


62  CHAPITRE   V. 

Mais  on  peut  remonter  beaucoup  plus  haut  que  le 
déclin  ou  même  le  milieu  du  IP  siècle.  Dans  sa  lettre 
aux  Romains  \  saint  Ignace  d'Antioche  vise  leurs  tra- 
ditions apostoliques  et  nous  montre  ainsi  qu'elles  étaient 
déjà  connues  et  acceptées  en  Asie  et  en  S}Tie.  Après 
avoir  adjuré  les  chrétiens  de  Rome  de  ne  pas  s'oppo- 
ser à  son  martyre,  il  continue  :  «  Ce  n'est  pas  comme 
»  Pierre  et  Paul  que  je  vous  commande:  eux  étaient 
»  des  apôtres,  moi,  je  ne  suis  qu'un  condamné  » .  Ces 
paroles  ne  sont  pas  l'équivalent  de  l'assertion  :  «  Pierre 
est  venu  à  Rome  »  :  mais  supposé  qu'il  y  soit  venu,  Ignace 
n'aurait  pas  parlé  autrement:  supposé  qu'il  n'y  soit  pas 
venu,  son  raisonnement  manque  de  base. 

Du  reste,  il  ne  faut  pas  croire  que  la  mort  de  saint 
Pierre  ait  été  chose  obscure,  rapidement  oubliée  dans 
l'Eglise.  Sans  parler  des  traces  que  l'on  a  cru  pouvoir 
relever  dans  l'Apocah^pse  et  dans  l'épître  aux  Hébreux^ 
le  dernier  chapitre  du  quatrième  évangile  ^  contient  une 
allusion  fort  claire  au  supplice  de  l'apôtre.  Quel  que 
soit  celui  qui  a  tenu  ici  la  plume,  il  est  sûr  qu'il  vivait 
au  temps  de  Trajan  ou  bien  peu  après. 

A  Rome,  naturellement,  les  souvenirs  étaient  encore 
plus  clairs.  Saint  Clément  ^,  dans  son  célèbre   passage 

^  Ign.  ad  Bom.,  4. 

2  Joh.,  XXI,  18,  19:  «Je  te  le  dis  en  vérité,  quand  tu  étais 
»  jeune,  tu  mettais  toi-même  ta  ceinture  et  tu  allais  où  il  te 
»  plaisait  ;  mais  quand  tu  seras  devenu  vieux,  tu  étendras  les 
»  bras,  un  autre  te  ceindra  et  te  mènera  où  tu  ne  voudrais  pas  » . 
Il  (Jésus)  lui  dit  cela,  signifiant  de  quelle  mort  il  (Pierre)  de- 
vait glorifier  Dieu. 

3  /  Clem.,  5,  6. 


ORIGINES    DE   l'ÉGLISE   ROMAINE  63 

sur  la  persécution  de  Néron,  réunit  les  apôtres  Pierre 
et  Paul  avec  les  Danaïdes,  les  Dircés  et  autres  victimes 
immolées  à  propos  de  l'incendie.  Tous  ensemble  ils  sont 
représentés  comme  formant  un  seul  groupe  (TJV/)Bpoi'76-/i); 
ensemble  il  ont  été  pour  les  Romains,  parmi  eux,  èv  r.aîvy 
un  grand  exemple  de  courage. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  saint  Pierre  lui-même  qui  ne  do- 
cumente son  séjour  à  Rome.  Sa  lettre  aux  chrétiens- 
d'Asie-Mineure  '  se  termine  par  un  salut  qu'il  leur  en- 
voie au  nom  de  l'église  de  Babylone  (r,  èv  Bafi'jAwvi 
(J^Jvty.\z■/.T•r\  c'est-à-dire  de  l'église  de  Rome.  Ce  symbo- 
lisme est  fort  connu,  ne  serait-ce  que  par  l'Apocalypse. 

Pendant  l'été  de  l'année  64,  un  incendie  terrible 
détruisit  les  principaux  quartiers  de  Rome.  Peut-être> 
n'avait-il  d'autre  cause  que  le  hasard:  l'opinion,  d'une 
voix  unanime,  accusa  Néron  de  l'avoir  allumé,  ou  tout 
au  moins  secondé.  Pour  détourner  les  soupçons,  l'empe- 
reur rejeta  la  faute  sur  les  chrétiens.  Un  grand  nombre- 
furent  arrêtés,  jugés  sommairement  et  exécutés.  Néron 
imagina  de  transformer  leur  supplice  en  spectacle:  dans 
ses  jardins  du  Vatican  il  donna  des  fêtes  de  nuit,  ou- 
ïes malheureux,  enduits  de  poix,  dévorés  par  les  flam- 
mes, jetaient  sur  les  exercices  du  cirque  une  lumière 
sinistre.  Tacite,  de  qui  nous  tenons    ces    détails,   parle 


^  /  Pétri,  V,  13.  Quand  même  la  lettre  ne  serait  pas  de 
saint  Pierre,  ce  serait  toujours  une  pièce  très  ancienne  ;  son 
auteur,  en  se  servant  du  nom  de  l'apôtre,  se  serait  bien  gardé 
de  le  faire  écrire  d'un  endroit  où  il  n'aurait  pas  fait  un  séjour 
connu  de  tout  le  monde. 


64  CHAPITRE   V. 

d'une  multitude  énorme,  multitudo  ingens.  Il  laisse  bien 
Toir  que  personne  n'attribuait  l'incendie  aux  chrétiens; 
cependant  ils  étaient  mal  réputés:  on  les  disait  «enne- 
mis du  genre  humain  » ,  on  racontait  leurs  désordres  ; 
il  fallait  que  Néron  fût  bien  détesté  pour  qu'on  s'avisât, 
comme  on  le  fit,  d'avoir  pitié  d'eux. 

Ceci,  c'est  l'appréciation  ^  de  Tacite,  qui  étend  ici 
aux  chrétiens  l'injustice  et  le  mépris  dont  il  aime  à 
accabler  les  juifs.  Reste  le  fait,  les  horribles  scènes  du 
Vatican  et  le  témoignage  rendu  à  leur  foi  par  une  mul- 
titude de  fidèles,  des  deux  sexes,  car  les  femmes  ne 
furent  point  épargnées  ^.  L'apôtre  Pierre  paraît  bien 
avoir  été  compris  dans  ces  lugubres  exécutions  :  c'est 
au  Vatican,  tout  près  du  cirque  de  Néron,  que  se  trou- 
vait son  tombeau,  et  la  tradition  sur  le  lieu  de  son  sup- 
plice, si  haut  qu'on  peut  remonter,  nous  conduit  au 
même  endroit.  C'est  donc  en  64  qu'il  convient  de  pla- 
cer son  martyre  ^.  La  même  raison  ne  peut  être  allé- 
guée pour  saint  Paul.  Lui  aussi  trouva  à  Home  le  terme 
sanglant  de  sa  carrière.  Mais  rien  ne  prouve  qu'il  ait 
été  condamné  à  propos  de  l'incendie  de  Home.  La  tra- 
dition, qui  oublia  bientôt  la  multitude  des  martyrs  de 
l'an  64,  rapprocha  les  deux  apôtres  et  voulut  qu'ils  fussent 
morts  non  seulement  la  même  année,  mais  le  même  jour. 

1  Sur  ce  jugement,   v.  Boissier,  Tacite,  p.  146. 

2  Ce  sont  les  Danaïdes  et  les  Dircés  de  saint  Clément. 

3  Eusèbe  le  met  en  67  ou  68;  cependant,  comme  il  indique 
en  même  temps  la  persécution  de  Néron,  son  attribution  n'est 
pas  sans  ambiguité.  La  persécution  de  Néron,  c'est-à-dire  les 
supplices  décrits  par  Tacite,  commença  à  l'été  de  64. 


ORIGINES    DE    L'ÉGLISE   ROMAINE  G5 

Quoiqu'il  en  soit,  quand  les  débris  de  la  commn- 
nauté  romaine  purent  se  rejoindre  et  se  réorganiser, 
la  jeune  église  se  trouva  consacrée  par  la  haine  de 
Néron,  le  sang  des  martyrs  et  le  souvenir  des  deux 
plus  grands  apôtres.  De  leur  vivant  déjà  elle  était  en 
grand  renom  parmi  les  fidèles  du  Christ.  Paul,  qui  mé- 
nagea si  peu  ses  Corinthiens  et  qui  trouva  tant  de  re- 
proches à  faire  aux  Galates  et  aux  Asiatiques,  n'eut 
pour  les  Romains  que  des  éloges.  La  lettre  qu'il  leur 
écrivit  et  qui  prit  place  en  tête  de  son  recueil  épisto- 
laire,  est  un  hommage  rendu  à  leurs  vertus.  Quant  à 
Pierre,  le  fait  d'avoir  été  ses  derniers  disciples  immé- 
diats constitua  pour  les  Romains  une  prérogative  im- 
portante. Au  lendemain  des  scènes  du  Vatican  commen- 
çait (66)  la  catastrophe  de  Jérusalem.  Les  chrétiens  de 
la  ville  sainte  n'échappèrent  à  la  crise  de  leur  nation 
qu'en  se  dispersant.  On  parla  encore  quelque  temps 
d'une  église  de  Jérusalem  ;  mais  elle  n'était  plus  à  Jé- 
rusalem ;  son  nom  ne  représentait  qu'une  série  de  grou- 
pes éparpillés  dans  toute  la  Palestine,  surtout  à  l'est 
du  Jourdain,  isolés  des  autres  communautés  chrétiennes, 
de  plus  en  plus  confinés  dans  leur  parler  sémitique  et 
leur  légalisme  intransigeant.  Le  christianisme  perdait 
son  premier  centre,  juste  au  moment  où  l'église  de 
E-ome  se  trouvait  mûre  pour  la  succession.  La  capitale 
de  l'empire  devint  bientôt  la  métropole  de  tous  les 
chrétiens. 


DucHESNE.  ITist.  cinc.  de  l'Egl.  -  T.  I. 


CHAPITEE  YI. 
Les  premières  hérésies. 


La  curiosité  religieuse  et  la  spéciûation  chez  les  ijremiers  chrétiens.  — 
Epîtres  Rux  Ephésiens  et  aux  Colossiens.  —  Les  semeurs  de  doctrines.  — 
Judaïsme  transcendant.  —  La  christologie  de  saint  Paul.  —  L'hérésie  dans 
les  Pastorales,  dans  l'Ai^ocalypse.  —  Nicolaïtes  et  Cérinthiens.  —  L'hérésie 
dans  les  lettres  de  saint  Ignace. 


On  Yoit  par  les  premières  épîtres  de  saint  Paul  avec 
quelle  liberté  s'exerçait  alors  la  propagande  évangé- 
lique.  Les  missionnaires  allaient  où  l'Esprit  les  pous- 
sait, tantôt  en  des  pays  où  l'Evangile  n'avait  pas  encore 
été  prêché,  tantôt  en  des  endroits  où  des  communautés 
chrétiennes  existaient  déjà.  De  ceci  Paul  s'abstenait  :  il 
s'était  fait  une  règle  de  ne  point  semer  dans  le  champ 
des  autres:  s'il  fit  un  assez  long  séjour  à  Rome,  ce  fut 
contre  sa  volonté.  Mais  tout  le  monde  n'avait  pas  le 
même  scrupule.  De  là  des  conflits  de  personnes,  d'au- 
torités, même  d'enseignements.  La  doctrine  inculquée 
d'abord  était  naturellement  très  simple;  elle  s'encadrait^ 
comme  j'ai  essaj^é  de  le  montrer,  dans  l'éducation  reli- 
gieuse Israélite.  Mais  la  ferveur  des  premiers  chrétiens- 
était  trop  intense  pour  demeurer  inactive.  Dans  l'ordre 
de  la  connaissance  elle  se  traduisait  par  une  incessante 
avidité  de  savoir.  Le  retour  du  Christ,  sa  date,  ses  con- 
ditions et  conséquences,  la  forme,  la  durée  et  presque 


LES    PREMIÈRES   HÉRÉSIES  G7 

la  topograpliie  de  son  royaume,  tout  cela  excitait  au 
plus  haut  degré  la  curiosité  et  produisait  cette  tension 
d'esprit  dont  témoignent  les  lettres  aux  Thessaloniciens. 
Quand  on  avait  fini  de  disserter  sur  les  obligations  lé- 
gales et  sur  les  rapports  entre  le  vieil  Israël  et  la  jeune 
Eglise,  la  personne  du  fondateur  faisait,  de  son  côté, 
travailler  les  esprits.  Dans  quelles  conditions  avait-il 
préexisté  à  son  apparition  en  ce  monde?  Comment  le 
classer  dans  le  personnel  céleste?  En  quels  rapports 
avait-il  été,  se  trouvait-il  présentement,  avec  les  puis- 
sances mystérieuses  que  la  tradition  biblique,  dans  une 
certaine  mesure,  mais  surtout  les  spéculations  des  écoles 
juives  interposaient  entre  notre  monde  et  l'Etre  infini- 
ment parfait? 

Sur  ces  points  et  sur  bien  d'autres  il  pouvait  y  avoir 
lieu  à  des  explications,  qui  venaient  s'ajouter,  se  super- 
poser au  fond  premier  de  l'évangélisation.  C'est  ce  que 
saint  Paul  appelle  la  surédification  (è-oi/.o^oy//;),  de  la- 
quelle procède  une  connaissance  supérieure  (à-r.'vojG-i;). 
Il  admet  ce  progrès  dans  l'instruction  religieuse  ;  il  y 
travaille  même  très  efficacement.  Mais  il  ne  se  dissimule 
pas  qu'il  y  a  plusieurs  manières  de  développer  l'ensei- 
gnement premier,  et  que,  sous  prétexte  de  le  compléter, 
on  peut  fort  bien  le  pervertir  ^ 

C'est  ce  qui  arriva  dans  ses  chrétientés  d'Asie:  nous 
en  avons  le  témoignage  dans  les  lettres  qu'il  leur  écrivit 
de  sa  captivité  romaine.  Je  veux  parler  des  épîtres  aux 

»  /  Cor.,  III,  11-16. 


68  CHAPITRE  VI. 

Ephésiens  et  aux  Colossiens.  La  première  paraît  avoir 
été  une  sorte  de  circulaire,  dont  des  exemplaires  furent 
adressés  à  diverses  communautés.  Elle  ne  présente  aucun 
trait  local.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'épître  aux  Co- 
lossiens, dont  les  destinataires  sont  bien  déterminés.  Un 
court  billet  s'y  trouve  joint,  l'épître  à  Philémon. 

Avec  ces  lettres  nous  sommes  transporté  à  la  lisière 
entre  le  pays  phrygien  et  les  anciennes  régions  de  Lydie 
et  de  Carie.  Hiérapolis,  Laodicée,  Colosses,  trois  villes 
importantes,  s'élevaient  de  ce  côté,  à  peu  de  distance  l'une 
de  l'autre,  dans  la  vallée  du  Lycus.  Paul  n'avait  pas  évan- 
gélisé  en  personne  cette  partie  de  la  province  d'Asie  ; 
cependant  on  le  reconnaissait  pour  maître  spirituel.  Sans 
doute  il  avait  envoyé  là  quelqu'un  de  ses  auxiliaires. 
Dans  sa  captivité  il  reçut  la  visite  d'Epaphras,  l'un 
des  principaux  chefs  religieux  de  la  région,  qui  le  ren- 
seigna sur  la  situation  intérieure  de  ces  communautés. 
Paul  se  décida  à  écrire  les  deux  lettres  dont  j'ai  parlé 
et  dont  je  vais  extraire  les  passages  propres  à  rensei- 
gner sur  la  crise  doctrinale  qui  travaillait  les  esprits 
des  chrétiens  asiatiques. 

Coloss.  I,  15-20:  «  Il  (Jésus- Christ)  est  l'image  de  Dieu 
»  invisible,  le  premier-né  de  toute  création,  car  par  lui  ^ 
»  a  été  créé  tout  ce  qui  existe  au  ciel  et  sur  la  terre, 
»  les  choses  visibles  et  les  choses  invisibles,  même  les 
»  Trônes,  les  Dominations,  les  Principes,  les  Puissances  ^, 


1  'Ev  aÙTw,  sémitisme. 


LES    PREMIÈRES   HÉRÉSIES  69 

»  tout  a  été  créé  par  lui  et  pour  lui.  Il  est  avant  tout 
»  et  tout  se  tient  ^  en  lui.  Il  est  la  tête  du  corps,  de 
»  l'Eglise.  Il  est  le  principe  et  le  premier  né  des  morts, 
»  afin  qu'en  tout  il  occupe  le  premier  rang;  car  en  lui 
»  il  a  plu  (à  Dieu)  de  faire  habiter  toute  plénitude  ^. 
»  (Dieu)  a  voulu  réconcilier  tous  les  êtres  par  le  sang 
»  de  sa  croix,  par  lui-même,  tout  ce  que  la  terre  et  le 
»  ciel  renferment  »  . 

Coloss.  II  :  «  Je  veux  que  vous  sachiez  quelles  an- 
»  goisses  j'éprouve  à  votre  sujet  et  au  sujet  de  ceux 
»  de  Laodicée  et  de  tous  ceux  qui  ne  m'ont  pas  vu  en 
»  personne.  Je  voudrais  consoler  vos  cœurs,  les  fortifier 
«  dans  l'amour  et  les  doter  de  toutes  les  richesses  de 
»  la  pleine  intelligence,  les  amener  à  une  pénétration 
»  plus  haute  ^  du  mystère  de  Dieu,  c'est-à-dire  du  Christ, 
»  en  qui  sont  cachés  tous  les  trésors  de  la  sagesse  et 
»  de  la  science  ^  Je  vous  dis  ces  choses  afin  que  per- 
»  sonne  ne  vous  de'tourne  du  vrai  chemin  par  des  paroles 
»  walencontreusement  persuasives;  car  si  je  suis  absent 
»  de  corps,  par  mon  esprit  au  moins  je  suis  avec  vous, 
»  me  réjouissant  de  vous  voir  dans  l'ordre  et  la  solidité 
»  de  votre  foi  au  Christ.  Comme  vous  avez  reçu  Jésus- 
»  Christ,  ainsi  demeurez  en  lui,  enracinés,  solidement 
»  bâtis,  aÔermis  dans  la  foi  telle  qu'on  vous  l'a  enseignée^ 
»  abondant   en   elle    d'un    cœur   reconnaissant.    Prenez 


*  TD.Tpuaa. 

*  Xccpia;   y.ai   'yvcÔcjo);. 


70  CHAPITRE    \T. 

»  garde  qu'on  ne  vous  trompe  avec  de  la  pliilosophie  et  de 
»  vains  mensonges  dérivés  de  la  tradition  des  hommes, 
»  conformes  aux  éléments  du  monde,  non  à  Jésus-Christ, 

»  Car  c'est  en  lui  qu'habite  corporellement  toute  la  pléni- 
»  tude  de  la  divinité:  en  lui  vous  jouissez  de  cette  pléni- 
»  tude:  il  est  la  tête  de  tout  Principe  et  de  toute  Puis- 
»  sance  \:  en  lui  vous  avez  été  circoncis  d'une  circon- 
»  cision  qui  n'est  pas  de  main  d'homme;  vous  avez 
»  dépouillé  votre  chair  corporelle  par  cette  circoncision 
»  du  Christ:  vous  avez  été  ensevelis  avec  lui  dans  le 
»  baptême  :  avec  lui  vous  êtes  ressuscites  par  la  foi  à  la 
»  puissance  de  Dieu  qui  l'a  ressuscité,  lui,  d'entre  les 
»  morts.  Tous  étiez  morts  par  vos  péchés  et  votre  incir- 
»  concision  corporelle:  il  vous  a  vivifiés  avec  lui-même, 
»  vous  remettant  tous  vos  péchés.  Il  a  effacé  le  décret 
»  de  notre  condamnation:  il  l'a  supprimé  en  l'attachant 
»  à  la  croix:  il  a  vaincu  les  Principes  et  les  Puissances; 
»  il  a  montré  hardiment  leur  faiblesse  par  son  triomphe 
»  sur  eux  » . 

«  Que  personne  ne  vous  critique  au  sujet  du  manger 
»  et  du  boire,  des  fêtes,  des  néoménies.  des  ,sahbats.  Tout 
»  cela  c'est  l'ombre  de  l'avenir:  de  cet  avenir  qui,  devenu 
»  présent,  appartient  à  Jésus-Christ.  Que  personne  ne 
»  condamne  vos  efforts,  ne  vous  abaisse  ^  dans  le  cidte 
»  des  anges,  ne  vous  en  impose  par  ses  visions,  enflés 
»  que  sont   ces  gens-là  par  le  vain  orgueil  de  la  chair. 

^  0î'Xwv    iv    TaTTcivocppoG'jvr    -/.ai    9pra/,ëia    twv     à"^'^îXc«)Vj    a    ii^y.'/.Z't 
Èa|3aTc'Jwv   {]^ar.    à   [j.r,   âopaîttN). 


LES    PREMIÈRES    HÉRÉSIES  71 

»  Ih  ne  se  tiennent  pas  à  la  tête,  à  laquelle  tout  le  corps 
»  est  relié'  et  (jui  en  tire  sa  vie  et  sa  croissance  selon 
»  Dieu.  Avec  le  Christ  vous  êtes  morts  aux  éléments 
»  du  monde.  Pourquoi  alors,  comme  si  vous  viviez  dans 
»  le  monde,  venez-vous  dogmatiser  ainsi  :  Xe  prenez  pas, 
»  ne  mangez  pas,  ne  touchez  même  pas  à  ces  choses  dont 
»  l'usage  souille,  car  il  est  abusif.  Ce  sont  là  des  précejDtes 
»  et  des  enseignements  humains,  qui  ont  sans  doute  une 
»  apparence  de  raison  dans  leur  système  de  superstition, 
»  d'abaissement  de  l'esprit  et  de  sévérité  envers  la  chair, 
»  mais  -au  fond  rien  d'honorable,  rien  qui  ne  tende  à 
»  la  satisfaction  de  la  chair». 

De  ces  textes  on  déduit  que  les  adversaires  combattus 
par  saint  Paul  cherchaient  à  introduire:  1^  des  obser- 
vances de  fêtes,  de  néoménies,  de  sabbats:  2°  des  absti- 
nences de  certains  aliments  et  des  pratiques  d'humi- 
liation: 3"  mi  culte  des  anges.  Peuj:-être  était-il  encore 
question  de  la  circoncision  (II,  11),  qui  semble  être  visée 
par  le  terme  d'humiliation.  Tout  ceci  a  un  aspect  assez 
judaïque,  mais  nous  ne  sommes  plus  dans  la  controverse 
de  l'épître  aux  Galates.  Il  ne  s'agit  plus  de  l'opposition 
entre  la  Foi  et  la  Loi,  mais  de  rites  spéciaux,  coordonnés 
à  des  doctrines  particulières,  que  l'on  songe  à  établir 
au  dessus  du  fondement  de  Ja  prédication  apostolique. 

Derrière  ces  observances  apparaît  un  dogmatisme  spé- 
cial, dont  le  trait  prédominant  est  une  importance  exces- 
sive donnée  aux  anges  ^  Saint  Paul  n'entre  pas  dans  le 

^  Les  Esséniens  attribuaient  une  vertu  particulière  à  la  con- 
naissance  des  noms   des  anges   (Josèphe,  Bell.  Jiid.,  II,  8,  l).j 


72  CHAPITRE   YI. 

détail;  il  expose  plutôt  sa  doctrine  qu'il  n'analyse  celle 
de  ses  adversaires.  Mais  l'insistance  avec  laquelle  il 
affirme  que  tout  a  été  créé  par  et  pour  Jésus-Christ,  qu'il 
a  la  première  place  dans  l'œuvre  de  la  création  et  dans 
celle  de  la  rédemption,  montre  bien  que  les  docteurs  de 
Colosses  avaient  cherché  à  diminuer  le  rôle  du  Sauveur 
dans  l'esprit  des  fidèles  de  Phrygie.  Nous  verrons  plus 
tard  des  systèmes  hérétiques  opposer  les  anges  à  Dieu, 
leur  attribuer  la  création  du  monde  et  la  responsabilité 
du  mal,  tant  moral  que  physique.  Ici  les  rapports  de 
Dieu  et  des  anges  sont  tout  différents.  Les  anges  ne 
sont  pas  les  ennemis  de  Dieu,  puisqu'on  leur  rend  un 
culte  et  qu'on  a  besoin  d'eux  pour  compléter  l'œuvre 
du  salut,  laissée  inachevée  par  le  Christ.  Cependant 
ces  intermédiaires  entre  Dieu  et  le  monde,  ces  distin- 
ctions d'aliments,  ces  abaissements  de  la  chair,,  sont 
des  traits  qui  permettent  de  rattacher  aux  gnoses  judaï- 
santes  que  nous  verrons  bientôt  apparaître  les  fausses 


ils  pratiquaient  aussi  diverses  abstinences.  Quoique  leur  insti- 
tution eût  un  caractère  local,  il  y  avait  pourtant  des  Essé- 
niens  en  dehors  d'Engaddi,  répandus  dans  les  villes  et  vivant 
au  milieu  des  autres  juifs,  tout  en  maintenant  leurs  propres 
observances.  Le  culte  des  anges  reparut  en  Asie  au  IV®  siècle, 
et  précisément  aux  environs  du  Lycms.  Le  fameux  sanctuaire 
de  saint  Michel  à  Khonae,  près  de  l'ancienne  Colosses  (Bonnet, 
Narratio  de  miractilo  a  Michaele  Archangelo  Chonis  patrato; 
cf.  Bull,  critique,  1890,  p.  441)  peut  remonter  à  ce  temps-là. 
Le  concile  de  Laodicée  (can.  35)  signale  des  coteries  religieusse 
qui  tenaient  des  assemblées  en  l'honneur  des  anges  et  les  in- 
voquaient par  leurs  noms.  En  dehors  des  trois  anges  que  men- 
tionne la  Bible,  les  juifs  en  connaissaient  beaucoup  d'autres, 
Uriel,  Jérémiel,  etc. 


LD.S    PREMIÈRES    HÉRÉSIES  73 

doctrines    que   saint  Paul   dut   extirper    de    l'église    de 
Colosses  K 

Telle  est  l'à-iYvojTi;  inculquée  par  l'apôtre.  Le  pro- 
grès dans  la  foi  objective  est  le  progrès  de  la  conception 
du  Christ.  On  peut  remarquer  que  les  expressions  eni- 
ployées  dans  ces  épîtres  ne  visent  pas  les  rapports  entre 
le  Christ  et  son  Père  céleste.  Le  mot  de  Verbe  n'est 
pas  prononcé.  Paul  n'en  a  pas  besoin,  car  il  ne  se  préoc- 
cupe que  des  rapports  du  Christ  et  des  créatures.  On 
prétend  l'abaisser  au  rang  des  anges:  il  le  relève  au 
dessus  de  toute  créature,  et  ce  n'est  pas  seulement  la 
première  place  qu'il  lui  donne:  il  fait  de  lui  la  raison 
d'être,  la  fin,  l'auteur  même  de  la  création. 

A  cette  haute  conception  du  Christ  se  rattache  la 
théorie  de  l'Eglise  ^.  L'Eglise  est  l'ensemble  des  êtres 
auxquels  est  appliquée  l'œuvre  du  salut.  Cette  application 
est  faite  par  Dieu  aux  hommes  de  toute  origine.  Grecs, 
Juifs,  Barbares,  Scythes,  esclaves,  hommes  libres,  et  cela 
par  un  don  gratuit.  L'Eglise  ainsi  recrutée  tient  tout 
de  Jésus-Christ  :  il  en  est  la  raison  d'être,  le  principe 
vital,  la  tête,  le  chef.  Il  est  descendu  du  ciel  pour  la 
constituer,  en  opérant    sur   la   croix  l'œuvre   du  salut  ; 


^  On  prétend  quelquefois  que  saint  Paul  a  en  vue  ici  des 
hérésies  gnostiques,  parce  qu'il  parle  d'éons  et  de  plérôme.  Mais 
c'est  Paul  lui-même,  non  ses  adversaires,  qui  emploie  ces  ter- 
mes, et  cela  en  des  sens  diiférents  de  oeux  qu'ils  auront  chez 
les  Valentiniens.  Ce  sont  les  Gnostiques  qui  ont  emprunté  ces 
mots  à  saint  Paul,  tout  comme  ils  ont  pris  à  saint  Jean  ceux 
de  Logos,  Zoé,  etc. 

2  Ejyh.,  lY;  cf.   Col.,  III,  11. 


74  CHAPITRE   VI. 

remonté  au  ciel,  il  opère  en  elle  la  propagation  et  la 
perfection  de  son  œuvre.  Il  a  institué  dans  son  sein  les 
différents  degrés  du  ministère  ecclésiastique,  les  apôtres, 
les  prophètes,  les  évangélistes,  les  pastours,  les  docteurs, 
en  vue  de  l'adaptation  des  saints  à  l'œuvre  commune, 
à  l'édifice  sacré  qui  est  le  corps  du  Christ.  Sous  l'effort 
du  Christ,  transmis  par  ces  instruments,  nous  croissons 
tous  dans  une  même  foi,  une  même  science  (èTûtyvojgi;), 
foi  et  science  dont  l'objet  est  toujours  le  Fils  de  IJieu, 
et  nous  arrivons  à  l'accomplissement  de  notre  vocation, 
à  cet  âge  d'homme  qui  est  la  possession  du  Christ  dans 
toute  sa  plénitude. 

Ainsi,  dans  l'Eglise,  toute  vie  doctrinale  vient  de 
Jésus-Christ,  tout  progrès  en  science  procède  de  lui 
et  tend  à  une  connaissance  plus  parfaite  de  lui  et  de 
ce  plérôme,  de  cette  plénitude  divine  qui  habite  en  lui. 
Toute  la  vie  chrétienne  va  de  lui  à  lui.  Cette  forte  pensée 
trouvera  plus  tard  une  image  dans  l'A  et  Vis)  de  saint 
Jean. 

Le  danger  qui  menace  cette  croissance  doctrinale,  ce 
sont  les  v^ains  enseignements  des  faux  docteurs,  varia- 
bles comme  le  vent  et  les  hasards  du  jeu,  procédant 
de  la  malice  humaine  et  conduisant  artificieusement  à 
l'erreur  les  esprits  encore  mal  assis  dans  la  vraie  foi  ^ 
Paul  laisse  même  entendre  que  ces  systèmes  étrangers 
à  l'enseignement  traditiomiel  aboutissent  à  la  justifica- 
tion de  la  corruption  charnelle. 

1  Eph.,  IV,  17-24. 


LES    PREMIÈRES    HÉRÉSIES  iD 

La  suite  des  événements  ne  justifia  que  trop  les 
appréhensions  de  l'apôtre.  Les  documents  dont  nous 
disposons  pour  apprécier  ces  premiers  stades  de  l'hé- 
résie nous  transportent,  il  est  vrai,  assez  loin  du  temps 
où  saint  Paul  écrivait  aux  Colossiens;  ils  sont  du  reste 
plutôt  polémiques  que  descriptifs.  Mais  il  en  résulte 
clairement  que,  longtemps  même  avant  l'apparition  des 
fameuses  écoles  gnostiques  sous  le  règne  d'Hadrien, 
des  enseignements  analogues  aux  leurs  s'insinuaient  un 
peu  partout,  divisant  les  fidèles,  pervertissant  l'Evan- 
gile, et  tendant  à  le  transformer  en  une  sorte  de  justi- 
fication des  faiblesses  humaines. 

Telle  est  la  situation  qui  se  révèle  dans  les  lettres 
dites  Pastorales,  dont  deux,  adressées  à  Timothée,  sem- 
blent viser  une  situation  asiatique.  Les  prêcheurs  d'hé- 
résie n'y  sont  plus  indéterminés,  comme  dans  l'épître 
aux  Colossiens:  leurs  noms  sont  indiqués:  Hyménée, 
Philète,  Alexandre.  Ils  se  posent  en  docteurs  de  la  loi 
{^(jfj.o^i^oLG'/.y.'koi):  leurs  enseignements  sont  des  fables  ju- 
daïques: ils  s'adressent  aux  esprits  faibles,  curieux,  tour- 
mentés de  la  démangeaison  d'apprendre,  aux  femmes 
en  particulier,  les  occupant  de  questions  sottes  autant 
que  subtiles,  de  mythes,  de  généalogies  interminables. 
Dans  la  pratique  on  inculque  l'aversion  pour  le  mariage 
et  pour  certains  aliments.  Quant  à  la  résurrection,  elle 
est  déjà  faite,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  a  qu'une  résurrection 
morale.  En  dehors  du  danger  que  la  foi  court  dans  les 
entretiens  avec  ce^s  prétendus  docteurs,  il  y  a  là  une 
«ource    de   querelles  où  s'usent  les  liens  de  la  charité. 


76  CHAPITRE   VI. 

Les  Pastorales  nous  représentent  saint  Paul  afiligé 
de  constater  tant  d'ivraie  dans  sa  moisson  apostolique. 
En  d'autres  documents  des  hérésies  et  de  la  sollicitude 
qu'elles  excitaient  chez  les  chefs  de  l'Eglise,  ce  n'est 
plus  seulement  la  tristesse  qui  se  révèle,  c'est  l'indi- 
gnation: ainsi,  dans  la  lettre  de  saint  Jude,  dans  la 
seconde  épître  de  saint  Pierre,  dans  l'Apocalypse  de 
saint  Jean.  Les  hérétiques  sont  dénoncés  comme  des 
théoriciens  d'immoralité,  qui  mettent  la  grâce  de  Dieu^ 
l'Evangile,  au  service  de  la  luxure;  les  plus  terribles 
châtiments  leur  sont  réservés  par  la  justice  divine.  Ici 
encore  il  est  question  de  mythes  subtils,  habilement 
combinés:  d'autres  détails  sont  réprouvés,  mais  avec 
plus  d'énergie  que  de  clarté. 

Saint  Jean  aussi,  dans  les  sept  lettres  par  lesquelles 
s'ouvre  l'Apocalypse,  se  montre  fort  irrité.  Dans  les  églises 
d'Asie  sévit  une  propagande  à  conséquences  immorales. 
Elle  autorise  la  fornication  et  les  viandes  provenant  des 
sacrifices  païens.  L'enseignement  sur  lequel  se  greffe  cette 
morale  relâchée  n'est  décrit  nulle  part  :  il  est  caractérisé 
par  un  terme  énergique:  les  profondeurs  de  Satan.  Les 
faux  docteurs  se  disent  apôtres  et  ne  le  sont  pas,  se 
prétendent  juifs  et  ne  sont  que  la  synagogue  du  démon. 
Par  deux  fois  ^  ils  sont  désignés  :  ce  sont  des  Nicolaïtes. 

Ce  n'est  sûrement  pas  avec  de  tels  renseignements 
que  l'on  peut  se  faire  une  idée  des  erreurs   propagées 

1  II,  6,  14. 


LES    PREMIÈRES   HÉRÉSIES  77 

en  Asie  au  temps  de  l'Apocalypse.  Et  la  tradition  n'ap- 
porte ici  aucune  lumière.  Saint  Irénée  ne  connaît  l'hé- 
résie des  Nicolaïtes  ^  que  par  le  texte  de  saint  Jean; 
il  en  résume  les  données  par  les  mots  indiscrète  vivunt. 
Clément  d'Alexandrie  en  est  au  même  point.  Cependant 
ces  deux  auteurs  s'accordent  à  rattacher  la  secte  nico- 
laïte  au  diacre  Nicolas,  nommé  dans  les  Actes  des  apôtres  ^. 
Ceci  n'est  rien  moins  que  prouvé  ^. 

Les  Nicolaïtes  ne  sont  pas  les  seuls  hérétiques  qui 
se  soient  rencontrés  avec  l'auteur  de  l'Apocalypse.  Po- 
lycarpe  racontait  que  Jean,  le  disciple  du  Seigneur, 
étant  entré  dans  un  bain,  à  Ephèse,  y  aperçut  un  cer- 
tain Cérinthe  et  qu'il  sortit  aussitôt  en  disant  :  «  Fuyons, 
la  maison  pourrait  s'écrouler,  puisqu'elle  abrite  Cérinthe, 
l'ennemi  de  la  vérité  »  ^   Saint  Irénée,  qui  nous  a  con- 


J  Irénée,  I,  26;  III,  11;  Clément,  Sirom.,  II,  118;  III,  25,  26. 
La  description  d'Hippolyte  (Pseiido-Tert.,  48;  Epiph.,  25,  26; 
Philastr.,  33;  cf.  Photius,  cod.  232)  se  rapporte  à  un  système 
ophitique. 

"^  Act.,  VI,  5;  c'était  un  des  Sept:  xai  NticoXasv  TroocrX-jTov, 
'AvTt3x-'a;  pas  d'autre  détail.  Clément  atteste  l'immoralité  de  la 
secte,  mais  il  disculpe  Nicolas,  sur  le  compte  duquel  il  raconte 
l'histoire  suivante.  Nicolas  avait  une  femme  dont  il  était  extraor- 
dinairement  épris.  Les  apôtres  le  lui  ayant  reproché,  il  l'amena 
dans  l'assemblée  et  permit  à  qui  voudrait  de  la  prendre  (-j^ry.ai). 
Il  vécut  depuis  dans  son  unique  mariage,  dont  il  eut  un  fils 
d'une  conduite  exemplaire  et  des  filles  qui  passèrent  leur  vie 
dans  la  virginité.  Sa  maxime  était  qu'il  fallait  malmener  la 
chair  (Trapay^p-^aôxi  t*^  aap/.i).  Matthieu  en  disait  autant.  Ces  mots 
avaient  pour  eux  un  sens  ascétique,  mais  les  sectaires  les  inter- 
prétaient dans  un  sens  pervers. 

^  Harnack,   Chronologie,  p.  536,  note. 

••Irénée,  Haer.,  III,  3;  cf.  Eusèbe,  IV,  14. 


78  CHAPITRE   YT. 

serve  ce  récit  de  Poljcarpe.  domie  ^  des  détails  sur  la 
doctrine  de  Cérinthe  et  saint  Hippolj'te  ^  ajoute  quel- 
ques traits  à  son  exposé.  On  voit  par  ce  qu'ils  en  di- 
sent que  Cérinthe  était  en  somme  un  docteur  juif,  at- 
taché au  sabbat,  à  la  circoncision  et  autres  rites.  Com.me 
les  Ebionites  de  Palestine,  il  enseignait  que  Jésus  était 
fils  de  Joseph  et  de  Marie.  Dieu  (y;  O-èp  tz  o/a  y.rj^t^ziy.) 
est  trop  au-dessus  du  monde  pour  pouvoir  s'en  occuper 
autrement  que  jDar  intermédiaire.  C'est  un  ange  qui  a 
créé  l'univers,  un  autre  qui  a  donné  la  Loi:  celui-ci 
est  le  dieu  des  juifs.  Us  sont  l'un  et  l'autre  tellement 
au-dessous-  de  l'Etre  suprême  qu'ils  n'en  ont  aucune 
connaissance.  Au  baptême  de  Jésus  une  vertu  divine, 
le  Christ  (Irénée )  ou  le  Saint-Esprit  (Hippolyte),  procédant 
du  Dieu  suj)rême,  descendit  sur  lui  et  habita  en  lui 
jusqu'à  sa  Passion,  exclusivement  ^. 

Une  vingtaine  d'aimées  après  rApocah3)se,  Ignace, 
évêque  d'Antioche,  condamné  à  mort  comme  chrétien  et 
destiné  à  subir  à  Rome  le  supplice  des  bêtes  féroces, 
traversait  rapidement  la  province  d'Asie.  Dans  les  let- 
tres qu'il  eut  occasion  d'écrire  à  certaines  églises  de  ce 
pays,  il  vise  à  son  tour  la  situation  doctrinale  et  prému- 
nit les  fidèles  contre  les  hérésies  que  l'on  semait  chez  eux. 

1  Haer.,  I,  26. 

'^  Représenté  par  Pseudo-Tert.,  48;  Epiph.,  28;  Pliilastr.,  36. 
Lies  Philosophumena  (^TI,  33   ne  font  que  reproduire  saint  Irénée. 

3  D'après  Hippolyte,  Cérinthe  aurait  enseigné  que  Jésus  n'é- 
tait pas  encore  ressuscité,  mais  qu'il  ressusciterait  avec  les  autre» 
justes.  Cette  assertion  invraisemblable  est  contredite  par  Irénée. 


LES    PREMIÈRES   HÉRÉSIES  79 

Ce  qui  le  frappe  avant  tout,  c'est  la  tendance  aux 
coteries  et  aux  schismes.  Il  avait  vu  de  ses  yeux,  à 
Philadelphie,  des  réunions  hérétiques. 

«  Quelques-uns  ^  ont  voulu  me  tromper  selon  la  chair, 
»  mais  l'Esprit  ne  s'égare  pas,  car  il  est  de  Dieu.  H  sait 
»  d'où  il  vient,  où  il  va,  et  dévoile  les  choses  cachées. 
»  Je  criai  au  milieu  de  leurs  discours,  je  criai  à  haute 
»  voix:  Tenez-vous  à  l'évêque,  au  presbytère  et  aux 
»  diacres.  —  Certains  d'entre  eux  supposèrent  que  je 
»  parlais  ainsi  parce  que  je  connaissais  leur  séparation  : 
»  mais,  Celui  pour  qui  je  porte  des  chaînes  en  est  té- 
»  moin,  ce  n'est  pas  la  chair,  ce  n'est  pas  l'homme  qui 
»  me  l'avait  appris.  C'est  l'Esprit,  qui  proclame  cet  ensei- 
»  gnement  :  Ne  faites  rien  sans  l'évêque  :  gardez  votre 
»  chair  comme  le  temple  de  Dieu:  aimez  l'union,  fuyez 
»  les  divisions,  soyez  les  imitateurs  de  Jésus-Christ, 
»  comme  il  l'est  de  son  Père  ». 

Les  promoteurs  de  ces  réunions  étaient  des  prédi- 
cateurs ambulants  qui  s'en  allaient  de  ville  en  ville 
semer  leur  ivraie.  Ils  ne  réussissaient  pas  toujours.  Ainsi, 
sur  la  route  de  Philadelphie  à  Smyrne,  Ignace  s'était 
rencontré  avec  des  prédicateurs  hétérodoxes  qui  venaient 
d'Ephèse,  où  ils  n'avaient  eu  aucun  succès  ^.  Il  est  pro- 
bable qu'Ignace  connaissait  ces  hérétiques  avant  de  venir 
en  Asie,  et  qu'il  cherche  à  prémunir  les  églises  de  ce 
pays  contre  un  ennemi  nouveau  pour  elles,  mais  auquel 
il  était  lui-même  accoutumé. 

ï  Philad.,  YII. 
^  Eph.,  IX. 


80  CHAPITRE   yi. 

La  doctrine  que  l'on  inculquait  dans  ces  conciliabules 
est  qualifiée  avant  tout  de  judaïsme.  Il  ne  s'agit  plus, 
bien  entendu,  du  simple  judaïsme  légal,  mais  de  spé- 
culations où  se  combinent  trois  éléments  :  le  mosaïsme 
rituel,  l'Evangile,  et  des  rêveries  étrangères  à  l'un  et  à 
l'autre.  Les  rites  juifs,  après  avoir  été  défendus  pour 
eux-mêmes  et  comme  moyen  de  salut,  servaient  mainte- 
nant de  recommandation,  d'appareil  extérieur,  pour  des 
systèmes  religieux  assez  étranges.  Ignace  revient  sou- 
vent sur  le  sabbat,  la  circoncision  et  autres  observances, 
qu'il  traite  de  surannées.  Il  insiste  sur  l'autorité  du  Tes- 
tament nouveau  et  des  Prophètes  ;  ceux-ci  sont  ratta- 
chés à  l'Evangile  et  opposés  indirectement  à  la  Loi. 

La  christologie  des  hérétiques,  seule  partie  du  sys- 
tème qui  soit  clairement  indiquée,  est  une  christologie 
docète  :  «  Devenez  ^  sourds  quand  on  vous  parle  en 
»  dehors  de  Jésus-Christ,  le  descendant  de  David,  le 
»  fils  de  Marie,  qui  est  réellement  né,  qui  a  mangé,  qui 
»  a  bu,  qui  a  été  réellement  persécuté  sous  Ponce  Pi- 
»  late,  réellement  crucifié  :  qui  est  réellement  mort,  à  la 
»  vue  du  ciel,  de  la  terre,  des  enfers,  qui  est  réellement 

»  ressuscité  par  la  puissance  de  son  Père  ^ S'il  a  souf- 

»  fert  en  apparence,  comme  le  prétendent  certains  athées, 
»  c'est-à-dire  certains  infidèles,  qui  ne  vivent,  eux,  qu'en 
»  apparence,  pourquoi  donc  suis-je  enchaîné  ?  Pourquoi 
»  souhaité-je  combattre  les  bêtes?  Est-ce  pour  rien  que 

1  TralL,  IX,  X. 

^  Remarquer  l'analogie  avec  le  symbole  apostolique,  dans 
son  deuxième  article. 


lp:s  premières  hérésies  81 

y>  je  vais  mourir?  »  Ces  expressions  ne  s'appliquent  pas 
seulement  à  la  réalité  de  la  mort  et  de  la  résurrection 
du  Sauveur  :  elles  embrassent  toute  la  durée  de  sa  vie 
terrestre.  Elles  ne  visent  pas  le  docétisme  impropre  de 
Cérinthe,  mais  un  vrai  docétisme,  comme  celui  de  Sa- 
turnil  et  de  Marcion,  pour  lesquels  Jésus-Christ  n'avait 
jamais  eu  que  l'apparence  de  la  chair. 

L'eschatologie  (doctrine  des  fins  dernières)  n'est  pas 
indiquée  ;  mais  l'insistance  avec  laquelle  Ignace  appuie 
sur  la  résurrection  réelle  du  Christ  et  sur  l'espérance 
de  la  résurrection  individuelle  porte  à  croire  que  les 
hérétiques  rejetaient  aussi  la  foi  à  la  résurrection  de  la 
chair  ^  Cette  négation  privait  la  morale  du  plus  clair 
de  sa  sanction.  Le  mot  de  l'épître  aux  Philadelphiens  : 
«  Gardez  votre  chair  comme  le  temple  de  Dieu  »  donne 
à  entendre  que  les  dogmes  nouveaux  avaient  des  con- 
séquences immorales.  Cependant  elles  ne  sont  que  fai- 
blement indiquées.  Ce  n'est  pas  par  leur  inconduite, 
c'est  plutôt  par  leur  esprit  de  coterie  que  les  hérétiques 
nouveaux  mettent  l'Eglise  en  danger. 

La  doctrine  que  saint  Ignace  oppose  à  cette  prédi- 
cation de  contrebande  est  peu  développée  dans  ses  let- 
tres. L'Ancien  Testament  était  jadis  un  état  religieux 
justifié,  mais  imparfait:  maintenant  il  est  aboli.  Le  martyr 

'  Cf.  Polycarpe,  Philipp.,  VII:  «Celui  qui  ne  confesse  pas 
que  Jésus-Christ  est  venu  dans  la  chair,  celui-là  est  un  ante- 
christ;  celui  qui  n'accepte  pas  le  témoignage  de  la  croix,  celui- 
là  est  du  diable  ;  celui  qui  falsifie  les  paroles  du  Seigneur  dans 
le  sens  de  ses  passions  et  dit  qu'il  n'y  aura  ni  résurrection  ni 
jugement,  celui-là  est  le  premier-né  de  Satan  » . 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  6 


82  CHAPITRE    VI. 

ne  le  transforme  pas  en  allégories  ^:  il  y  voit  la  pré- 
face de  TEvangile.  Sa  christologie  présente  quelques 
traits  remarquables.  Jésus-Christ  est  vraiment  homme 
et  vraiment  Dieu  :  «  Notre  Dieu  ^,  Jésus-Christ,  a  été 
»  conçu  dans  le  sein  de  Marie  suivant  la  dispensation 
»  divine,  de  la  race  de  David  et  de  l'Esprit  Saint;  il  est 
»  né,  il  a  été  baptisé,  afin  que  par  la  vertu  de  sa  pas- 
»  sion  l'eau  fût  purifiée  » .  Sa  préexistence  à  l'Licarna- 
tion  est  vigoureusement  affirmée  :  «  Il  n'y  a  ^  qu'un 
»  médecin,  en  chair  et  en  esprit,  né  et  pas  né  {natiis 
»  et  innatus,  y^^^v'/itg;  /.aî  7.yh^T^roi)^  Dieu  dans  la  chair^ 
»  vie  véritable  dans  la  mort,  issu  de  Marie  et  de  Dieu^ 
»  d'abord  passible  et  alors  même  impassible,  Jésus-Christ, 
»  notre  Seigneur  » .  Ignace  connaît  la  doctrine  du  Verbe  : 
^>  Il  n'3'  a  qu'un  Dieu,  qui  s'est  manifesté  par  Jésus- 
»  Christ,  son  Fils,  qui  est  son  Verbe,  proféré  après  le 
»  silence  "*,  qui  a  plu  en  tout  à  celui  qui  l'envoya  » . 
Cette  prolation  temporelle  n'empêche  pas  Jésus-Christ 

1  Comme  Pseudo-Barnabe,  par  exemple. 

^Eph.,  XVIII. 

^  Eph.,  VII. 

^  Magn.,  VIII.  —  Les  anciennes 'éditions  portaient:  h  Icnv 
aOrs-j  Aci'^'s;  àtois;,  où;c  h.-b  at-j'x;  -pocX^or*.  Saint  Ignace  semblait  ré- 
futer le  valentinianisme,  système  où  l'on  trouve  le  Verbe  sor- 
tant, par  intermédiaire,  il  est  vrai,  de  Sigé  (Silence),  la  com- 
pagne de  l'Abîme  éternel.  Il  y  avait  là  un  argument  contre 
Tauthenticité  de  cette  lettre  et  des  autres.  M.  Th.  Zahn  a  prouvé 
iPF.  aposi.,  t.  II,  p.  36)  que  les  mots  àfoio';  cù/-  ne  se  lisent 
pas  dans  les  textes  les  plus  autorisés.  Ils  représentent  une  cor- 
rection faite  en  un  temps  où  la  TrpsîXs'ja'.;  temporelle  du  Verbe 
était  abandonnée  et  condamnée  par  les  théologiens  orthodoxes. 
Mais  cette  doctrine  fut  longtemps  cultivée  :  on  le  verra  plus  loin. 


LES    PllHMlÈKES    HÉRÉSIES  83 

d'être  au-dessus  du  temps,  en  dehors  du   temps,  d'avoir 
existé  avant  les  siècles  auprès  du  Père  ^ 

Les  hérésies,  dans  ces  temps  reculés,  poussent  sur 
un  fond  juif,  mosaïste.  Les  faux  docteurs  sont  toujours 
des  docteurs  de  la  Loi,  attachés  à  la  circoncision,  au 
sabbat  et  autres  rites.  Mais  ils  n'enseignent  pas  que  la 
Loi  :  il  ne  faut  pas  les  confondre  avec  les  bons  scribes 
de  Jérusalem  et  leurs  disciples  pharisiens,  absorbés  par 
le  droit  canonique  et  ses  commentaires.  Ce  sont  de 
vrais  théologiens,  qui  profitent  largement  de  l'indiffé- 
rence relative  de  leurs  coreligionnaires  à  l'égard  de  tout 
ce  qui  n'est  pas  le  culte  de  la  Loi,  pour  se  livrer  à 
des  fantaisies  doctrinales.  Encore  ne  s'en  tiennent-ils 
pas  là.  Un  ascétisme  bien  caractérisé,  célibat,  alimenta- 
tion végétarienne,  abstinence  du  vin,  se  superpose  chez 
eux  aux  observances  déjà  bien  minutieuses  du  mosaïsme. 
Ceux  d'entre  eux  qui  ont  accepté  le  christianisme  com- 
binent avec  leurs  «  fables  judaïques»  les  données  nou- 
velles introduites  par  l'Evangile  et  cherchent  à  les  incul- 
quer aux  nouveaux  convertis,  en  même  temps  que  leurs 
règles  de  vie  austère.  Ce  sont  en  somme  des  gnostiques 
judaïsants,  qui  préludent,  dans  les  premières  églises,  à 
l'invasion  du  gnosticisme  philosophique. 

^  'Yrrip' y.otipiv,   ây^pivo:    i ad  Polyc.^   III),    Trpi    auôvwv   Trapà    llarpi 

(Magn.,  VI). 


CHAPITEE    VII 
L'épiscopat. 


La  fraternité  chrétienne  menacée  par  l'hérésie.  —  Nécessité  de  la  hié- 
rarchie. —  Situation  à  Jérvisalem  et  à  Antioche.  —  Organisation  des  églises 
au  temps  de  saint  Paul.  —  Le  collège  épiscopal,  les  diacres.  —  L'épiscopat 
unitaire,  sa  tradition.  —  Apparent  conflit  entre  l'épiscopat  collégial  et  l'é- 
piscopat monarchique. 


La  plupart  des  documents  allégués  jusqu'ici  con- 
cernent les  églises  de  la  province  d'Asie:  mais  il  est 
aisé  de  croire  que  la  situation  était  la  même  à  peu 
près  partout.  Elle  était  fort  grave.  Il  ne  s'agissait  de 
rien  moins  que  de  savoir  si  le  christianisme  resterait 
fidèle  à  l'Evangile.  La  simple  prédication  des  premiers 
jours  allait-elle  être  submergée  par  des  ilôts  de  doctrines 
étrangères?  Cette  religion  si  pure,  héritée  de  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  recommandable  en  Israël,  cette  morale 
saine,  cette  piété  confiante  et  calme,  tout  cela  allait-il 
être  livré  sans  défense  aux  colporteurs  de  doctrines  bi- 
zarres et  aux  charlatans  immoraux  ?  Car  ils  étaient  nom- 
breux et  divers;  ils  couraient  d'église  en  église  sous  les 
dehors  d'apôtres  ou  de  prophètes,  se  réclamant  de  tra- 
ditions juives,  d'autorités  évangéliques,  faisant  valoir 
des  considérations  de  philosophie  abstruse,  propres  à 
étourdir  les  ânies  simples. 


l'épiscopat  85 

Comment  les  écarter?  En  ces  premiers  temps  l'Eglise 
ne  disposait  encore  ni  d'un  canon  bien  défini  de  ses  Ecri- 
tures saintes,  ni  d'un  symbole  universellement  reconnu, 
ni  même  d'autorités  ecclésiastiques  bien  assises,  con- 
fiantes en  elles-mêmes  et  appuyées  sur  une  tradition 
solide.  Dans  les  assemblées  chrétiennes  la  parole  était 
aussi  facile  à  obtenir  que  dans  les  s^-nagogues  ;  si  les 
discours  prenaient  une  mauvaise  tournure,  il  était  sans 
doute  aisé  aux  présidents  de  l'assemblée  d'arrêter  l'ora- 
teur. Mais  s'il  résistait,  si  la  discussion  s'engageait,  que 
répondre  à  des  gens  qui  se  réclamaient  soit  des  grands 
apôtres  d'Orient,  soit  des  docteurs  de  la  Loi,  soit  même 
et  surtout  du  Saint-Esprit?  On  a  vu  quelle  peine  avait 
saint  Paul  à  régler  l'inspiration  de  ses  Corinthiens.  Et 
comment  empêcher  la  propagande  en  dehors  des  réu- 
nions communes,  la  formation  de  coteries  où,  même  en 
dehors  de  toute  perversion  doctrinale,  se  dissolvait  l'u- 
nion fraternelle  des  premiers  jours? 

Il  n'}^  avait  qu'un  moyen  de  sortir  de  là  ;  c'était  de 
renforcer  dans  la  communauté  locale  les  organes  d'unité 
et  de  direction.  Aussi  n'est  il  pas  étonnant  que  les  plus 
anciens  documents  sur  l'hérésie  soient  aussi  les  plus 
anciens  témoignages  sur  le  progrès  de  l'organisation 
ecclésiastique.  Les  Pastorales  insistent  beaucoup  sur  le 
choix  des  prêtres  ou  évêques,  sur  leurs  devoirs,  sur 
leur  compétence  :  c'est  là  aussi  le  thème  presque  unique 
des  lettres  de  saint  Ignace.  C'est  donc  le  moment  d'é- 
tudier d'un  peu  plus  près  les  origines  du  gouvernement 
hiérarchique  dans  la  société  chrétienne. 


86  CHAPITRE   VIT. 

Nous  avons  vu  que  la  communauté  primitive  de  Jé- 
rusalem avait  vécu  d'abord  sous  la  direction  des  douze 
apôtres,  présidés  par  saint  Pierre.  Un  conseil  d'anciens 
{preshyteri,  prêtres)  et  un  collège  de  sept  diacres  com- 
plétaient cette  organisation.  Plus  tard,  un  «  frère  »  du 
Seigneur,  Jacques,  apparaît  auprès  des  apôtres,  parta- 
geant leur  autorité  supérieure.  Après  leur  dispersion 
il  les  remplace  à  lui  seul  et  prend  le  rôle  de  chef  de 
l'église  locale.  A  sa  mort  (61)  on  lui  donne  un  succes- 
seur, lui  aussi  parent  du  Seigneur,  Siméon,  lequel  vécut 
jusqu'en  110  environ.  Cette  liiérarchie  hiérosolymite 
nous  offre  exactement  les  mêmes  degrés  qui  seront  plus 
tard  d'usage  universel. 

Sur  la  deuxième  communauté,  celle  d'Antioche,  nous 
sommes  moins  renseignés.  On  voit  d'abord  à  sa  tête  un 
groupe  de  personnages  apostoliques  ou  inspirés:  puis 
l'obscurité  se  fait  et  il  faut  attendre  le  temps  de  Trajan. 
Alors  l'église  d'Antioche  est  gouvernée  comme  celle  de 
Jérusalem.  Ignace,  l'évêque,  est  le  pendant  de  Siméon 
de  Jérusalem.  Quelquefois  ^  il  s'intitule  évêque  non 
d'Antioche,  mais  de  Syrie,  ce  qui  permet  de  conjectu- 
rer qu'alors  il  n'y  avait  encore  que  deux  églises  di- 
stinctes en  ces  contrées,  celle  de  Jérusalem  pour  les 
chrétiens  judaïsants  de  Palestine  et  celle  d'Antioche 
pour  les  groupes  hellénistes  de  Syrie.  L'évêque  syrien 
est  assisté,  comme  celui  de  Jérusalem,  de  prêtres  et  de 
diacres.  La  tradition  a  conservé  le  nom  d'un  prédéces- 

^  Rom.,  II;  cf.  Rom.,  IX,  Magn.,  XIV,   Trait.  XIII. 


l'épi  SCO  PAT  87 

seur    d'Igiiace,  Evode.    Par  lui  la  liiérarcliie  se  reliait 
au  temps  apostolique. 

Dans  ses  missions,  saint  Paul  ne  put  manijuer  de 
domier  à  ses  chrétientés  un  commencement  d'organi- 
sation ecclésiastique,  et  c'est  bien  ainsi  que  l'auteur  des 
Actes  présente  les  choses  quand  il  montre  *  l'apôtre 
instituant  dans  chaque  ville  des presbi/teri  (prêtres).  Ce- 
pendant ces  chefs  locaux  sont  rarement  mentionnés  dans 
ses  lettres.  Les  plus  anciennes  parlent  plutôt  d'actes 
exercés  que  de  fonctions  constituées  ^,  ou,  s'il  s'agit  de 
fonctions,  celles  de  l'apostolat  itinérant,  œcuménique, 
sont  plus  clairement  visées  que  celles  du  gouvernement 
local.  C'est  ainsi  que  Tépître  aux  Ephésiens  ^  énumère 
en  même  temps  les  apôtres,  les  prophètes,  les  évangé- 
listes,  les  pasteurs  et  les  docteurs:  ces  termes  ne  sont 
pas  tous  techniques,  et  les  trois  premiers  n'ont  rien  à 
voir  avec  l'organisation  locale  de  l'Eglise.  Il  ne  faut 
pas  croire,  du  reste,  que,  dans  ces  groupes  de  néophytes, 
les  dignitaires  pussent  avoir,  aux  yeux  des  apôtres,  un 
relief  bien  prononcé.  Tous  étaient  des  convertis  de 
fraîche  date,  à  peine  dégrossis  du  paganism^e  :  les  véri- 
tables chefs  étaient  encore  les  ouvriers  directs  de  l'évan- 
gélisation. 

Cependant  le  personnel  hiérarchique  existait  déjà: 
on  le  désignait  même  par  les  termes  qui  sont  demeurés 

1  XIV,  23. 

*  /  TheSS.,  V,  12,  13:  tîj;  x.;-'.'î-^Ta;  v»  jy.Tv  /.ai  -piV^Ta ar/ij;  6y.'"* 

h  K'jpiw  xat  NCJtjîTs-jvTa;  jy-î;  ;  /  Cor.,  XII,  28:  -j'jo  =  |;»raî'.;,  à^TtÀryit:. 

3  IV,   11:   TJ'j;   ;j.£v   à-rrorTTîÀsu:,   toj;   oi   Trps-jrra:,    t:j;    oi   £-ja-ji=- 


CHAPITRE    VII. 


en  usage.  Dans  l'intitulé  de  sa  lettre  aux  Philippiens, 
écrite  vers  63,  saint  Paul  s'adresse  «  aux  saints  du  Christ 
qui  sont  à  Philippes,  avec  les  évêques  et  les  diacres». 
Quelques  années  auparavant,  en  se  rendant  à  Jérusalem, 
il  avait  convoqué  les  «  prêtres  »  d'Ephèse  et  leur  avait 
recommandé  la  jeune  église,  où  le  Saint-Esprit  les  avait 
constitués  «  évêques  »  ^  Ici  apparaît  déjà  l'indistinctioii 
des  prêtres  et  des  évêques  et  le  gouvernement  collégial 
de  l'Eglise.  Comme  celle  de  Philippes,  l'église  d'Ephèse 
est  dirigée  par  un  groupe  de  personnages  qui  sont  à 
la  fois  prêtres  et  évêques. 

Cette  situation,  ou,  si  l'on  veut,  cette  façon  de  parler^ 
se  maintint  fort  longtemps.  Dans  les  épitres  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Jacques  ^,  l'église  locale  est  dirigée 
par  des  «  prêtres  »  :  dans  les  Pastorales,  où  le  recrute- 
ment et  les  devoirs  des  chefs  d'église  tiennent  tant  de 
place,  on  les  qualifie  tantôt  de  prêtres,  tantôt  d'évêques. 
La  lettre  de  saint  Clément  (vers  97),  très  importante  ici 
puisqu'elle  a  été  écrite  à  propos  d'une  querelle  sur  la 
hiérarchie  ecclésiastique,  nous  représente  l'église  locale 
comme  gouvernée  par  des  évêques  et  des  diacres.  Il  en 
est  de  même  dans  la  Doctrine  des  Apôtres  récemment 
publiée.  C'est  la  terminologie  de  l'épître  aux  Philip- 
piens.  L'église  de  Philippes  reçut,  vers  115,  mie  lettre 
de  Polycarpe,  évêque  de  Smyrne:  il  w^y   est    question 

^  Act.,  XX.  Le  discours  est  évidemment  de  l'auteur  des 
Actes,  pour  les  détails  d'expression;  mais  on  ne  saurait  con- 
tester que  saint  Paul  ait  recommandé  sa  chrétienté  d'Ephèse 
aux  prêtres  ou  évêques  institués  par  lui. 

*  /  Petr.,  Y,  1-5;  Jacob.,  V,  14. 


l'éi'isc()i»at  89 

que  de  prêtres  et  de  diacres  \  Hermas  ^  ne  parle  pas 
autremenf  pour  l'église  romaine  de  son  temps;  on  peut 
en  dire  autant  de  la  //"  Clementis,  écrit  romain  ou  co- 
rinthien contemporain  d'Hermas. 

Avec  ces  derniers  écrits  nous  atteignons  à  peu  près 
le  milieu  du  II''  siècle. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  ces  textes  et  sur  leur 
désaccord  apparent  avec  la  tradition  qui  nous  repré- 
sente l'épiscopat  unitaire  comme  remontant  à  l'origine 
même  de  l'Eglise  et  comme  représentant  la  succession 
des  apôtres  dans  l'ordre  hiérarchique.  Il  me  semble  que 
la  tradition  est  moins  intéressée  qu'on  ne  le  prétend 
dans  cette  question,  pourvu  qu'on  veuille  bien  la  poser 
simplement,  sans  esprit  de  chicane  ou  de  système.  Que 
l'épiscopat  représente  la  succession  des  apôtres,  c'est 
une  idée  qui  correspond  exactement  à  l'ensemble  des 
faits  connus.  Les  premières  chrétientés  ont  d'abord  été 
dirigées  par  les  apôtres  de  divers  ordres,  auxquels 
elles  devaient  leur  fondation,  ainsi  que  par  d'autres 
membres  du  personnel  évangélisateur.  Comme  ce  per- 
sonnel était,  de  sa  nature,  itinérant  et  ubiquiste,  les 
fondateurs  n'ont  pas  tardé  à  confier  à  quelques  néo- 
phytes, plus  particulièrement  instruits  et  recommanda- 
bles,  les  fonctions  stables  nécessaires  à  la  vie  quotidienne 


1  V,  VI. 

2  Vis.,  III,  5,  1  ;  Sun.,  IX,  27.  Il  emploie  aussi  le  terme  d'é- 
vêque,  mais  d'une  manière  générale,  sans  référence  spéciale  à 
son  éii'lise. 


dO  CHAPITRF.    VII. 

de  la  communauté  :  célébration  de  l'eucharistie,  prédi- 
cation, préparation  au  baptême,  direction  des  assem- 
blées, administration  du  temporel.  Un  peu  plus  tôt,  un 
peu  plus  tard,  les  missionnaires  durent  abandonner  à 
elles-mêmes  ces  jeunes  commmiautés  et  leur  direction 
revint  toute  entière  aux  chefs  sortis  -  de  leur  sein  *. 
Qu'elles  eussent  un  seul  évêque  à  leur  tête,  ou  qu'elles 
en  eussent  plusieurs,  l'épiscopat  recueillait  la  succession 
apostolique.  Que,  par  les  apôtres  qui  l'avaient  instituée, 
cette  hiérarchie  remontât  aux  origines  même  de  l'Eglise 
et  tirât  ses  pouvoirs  de  ceux  à  qui  Jésus-Christ  av^ait 
confié  son  œuvre,  c'est  ce  qui  n'est  pas  moins  clair. 

Mais  on  peut  aller  plus  loin  et  montrer  que,  si  l'épis- 
copat unitaire  représente,  à  certains  égards,  un  stade  pos- 
térieur de  la  hiérarchie,  il  n'est  pas,  autant  qu'il  paraît, 
étranger  aux  institutions  primitives. 

D'abord  celles-ci  ne  sauraient  être  mieux  représen- 
tées que  par  l'organisation  de  la  mère-église  de  Jéru- 
salem, qui  av^ait  été  pourvue,  dès  la  séparation  des 
apôtres,  d'un  gouvernement  miitaire.  Il  y  a  aussi  toute 
raison  de  croire  que  ce  gouvernement  était  traditiomiel 
à  Antioche,  dès  le  commencement  du  n*"  siècle,  alors 
que  saint  Ignace  lui  donne  un  tel  éclat.  Dans  ses  let- 
tres, adressées  à  diverses  églises  d'Asie,  Ignace  recom- 
mande, avec  beaucoup  d'instances,  de    s'attacher  à  l'é- 


^  Il  est  possible,  comme  l'a  pensé  M.  Harnack  {Texte  u.  U., 
XV,  fasc.  3)  que  les  deux  petites  lettres  //  et  ///  Joh.  nous 
aient  conservé  trace  de  cette  substitution  et  des  conflits  qu'elle 
dut  amener  çà  et  là. 


L  ÉPISCOPAT  ,  91 

vêque,  chef  de  l'église  locale,  pour  résister  aux  attaques 
de  l'hérésie.  C'est  précisément  à  cause  de  ce  témoi- 
gnage rendu  à  l'institution  épiscopale  que  ses  lettres 
ont  été  si  longtemps  soupçonnées  dans  certains  milieux. 
Mais  Ignace  ne  parle  pas  de  l'épiscopat  unitaire  comme 
d'une  institution  nouvelle  ;  s'il  exhorte  les  fidèles  d'Asie  à 
se  tenir  serrés  autour  de  l'évêque,  il  ne  leur  parle  pas  avec 
moins  d'insistance  des  autres  degrés  de  la  hiérarchie. 
Ses  recommandations  se  ramènent  à  ceci:  «  Serrez-vous 
autour  de  vos  chefs  spirituels!  »  La  circonstance  que 
ces  chefs  sont  distribués  en  une  hiérarchie  à  trois  degrés, 
plutôt  qu'à  deux,  est  secondaire  dans  son  raisonnement; 
cette  distribution  est  visée  par  lui  comme  un  état  de  fait, 
incontesté  et  traditionnel  :  il  n'a  pas  à  la  recommander  \ 
C'est  aussi  comme  lui  état  de  fait,  incontesté  et  tia- 
ditionnel,  que  l'épiscopat  unitaire  nous  apparaît,  vers 
le  milieu  du  IP  siècle,  dans  les  chrétientés  occidentales, 
à  E/Ome,  à  Lyon,  à  Corinthe,  à  Athènes,  en  Crète,  tout 
comme  dans  les  provinces  situées  plus  à  l'est.  Xulle 
part  il  n'3^  a  trace  d'une  protestation  contre  un  chan- 
gement brusque  et  comme  révolutionnaire,  qui  aurait 
fait  passer  la  direction  des  communautés  du  régime  col- 
légial au  régime  monarchique.  Dès  ce  temps-là  on  pou- 
vait, en  certains  endroits  au  moins,  énumérer  les  évê- 

^  Si  l'on  était  plus  au  clair  sur  les  «  anges  »  des  églises 
d'Asie  dont  il  est  question  au  commencement  de  l'Apocalypse, 
il  serait  peut-être  permis  d'affirmer  que  cette  dénomination  sym- 
bolique vise  les  évêques  de  ces  églises.  Et  il  n'y  aurait  pas  lieu 
de  s'en  étonner,  car  entre  l'Apocalypse  et  les  lettres  d'Ignace  il 
y  a  à  peine  vingt  ans.   Ce  sens,  toutefois,  n'est  pas  certain. 


92  CHAPITRE   YII. 

ques  par  lesquels  le  temps  présent  se  reliait  aux  apôtres. 
Hégésippe,  qui  fit  un  long  voyage  d'église  en  église, 
recueillit  en  plusieurs  endroits  des  listes  épiscopales,  ou 
les  établit  lui-même,  d'après  les  souvenirs  et  les  docu- 
ments indigènes.  La  succession  des  évêques  de  E-ome 
nous  est  connue  par  saint  Irénée  ;  celle  d'Athènes  par 
saint  Denys  de  Corinthe  :  la  première  se  rattache  aux 
apôtres  Pierre  et  Paul,  l'autre  à  Denys  l'Aréopagite. 
A  Rome  la  succession  épiscopale  était  si  bien  connue, 
si  bien  classée  chronologiquement,  qu'elle  servait  à  dater 
les  événements.  On  disait  des  hérésies  qu'elles  avaient 
paru  sous  Anicet,  sous  Pie,  sous  Hygin.  Dans  la  querelle 
à  propos  de  la  Pâque,  Irénée  datait  de  la  même  façon, 
en  remontant  plus  haut  encore,  jusqu'à  Télesphore  et 
à  Xyste  I,  c'est-à-dire  jusqu'au  temps  de  Trajan  et  de 
saint  Ignace  \ 

^  L'impression  qui  se  dégage  de  ces  dates  aurait  un  peu 
moins  de  valeur  —  elle  subsisterait  pourtant  —  si  l'on  admet- 
tait avec  M.  Harnack  [Chronologie,  t.  I,  p.  158  et  suiv.)  qu'elles 
proviennent  toutes  d'une  petite  chronique  épiscopale  romaine, 
du  temps  de  Marc-Aurèle,  à  laquelle  auraient  puisé  saint  Irénée 
et  divers  chronologistes  ou  hérésiologues  postérieurs.  Mais  l'exis- 
tence de  ce  Liber  pontificalis  primitif  est  loin  d'être  établie  par 
les  arguments  dont  on  l'appuie,  et  il  serait  bien  imprudent  de 
raisonner  en  partant  d'un  document  aussi  hypothétique.  Même 
en  acceptant  comme  ayant  réellement  existé  le  texte  que  M.  Har- 
nack a  cru  pouvoir  reconstituer,  il  resterait  à  expliquer  com- 
ment, s'il  n'y  a  point  eu  d'évêque  (unitaire)  à  Rome  avant 
Anicet,  on  aurait  pu,  quelques  années  après  celui-ci,  le  pré- 
senter comme  le  successeur  de  toute  une  série  d'évêques  et  faire 
accepter  cela  tant  au  public  local,  à  qui  la  petite  chronique  était 
évidemment  destinée,  qu'à  des  personnes  comme  Hégésij)pe,  Iré- 
née, Tertullien,  Hippolyte,  bien  placées  pour  être  renseignées. 


l'épiscopat  93 

Que  conclure  de  tout  cela,  sinon  que  l'épiscopat  uni- 
taire existait  déjà,  dans  les  pays  situés  à  l'occident  de 
l'Asie,  au  temps  où  furent  écrits  des  livres  comme  le 
Pasteur  d'Hermas,  la  77"  démentis,  la  Doctrine  des  Apô- 
tres, l'épître  de  saint  Clément,  et  que,  par  suite,  les 
témoignages  donnés  par  ces  vieux  textes  à  l'épiscopat 
collégial  ne  sont  nullement  exclusifs  de  l'épiscopat  uni- 
taire? Vers  la  fin  du  IP  siècle,  l'auteur  du  Canon  de 
Muratori  disait,  en  parlant  d'Hermas,  que  cet  auteur 
avait  écrit  tout  récemment,  sous  l'épiscopat  de  son  frère 
Pie:  niipen-ime,  temporihws  no-stri.s,  sedente  cafhefra  (sic) 
nrbfs  JiOmae  ecclesiae  P'io  episcopo  frafre  élus.  Ainsi 
Hermas  ne  semble  connaître  que  l'épiscopat  collégial: 
et  pourtant  il  écrit  sous  un  évêque  unitaire,  qui  est  son 
propre  frère.  Vers  le  temps  de  l'empereur  Commode, 
un  docteur  modaliste  comparaît  à  diverses  reprises  de- 
vant l'autorité  ecclésiastique  de  Smyrne.  Hippolyte,  qui 
raconte  le  fait  \  emploie  ici  l'expression  «  les  prêtres  » 
(ot  TTpîT^uTîpoi).  Il  est  pourtant  bien  sûr  que  Smyrne 
avait  alors  un  évêque. 

Du  reste  l'épiscopat  collégial,  par  lequel  on  a  sûre- 
ment commencé  en  plus  d'un  endroit,  ne  pouvait  être 
considéré  comme  une  institution  définitive:  il  dut  se 
transformer  de  très  bonne  heure.  On  ne  gouverne  avec 
une  commission  que  quand  elle  est  présidée  par  un  chef 
qui  la  tient  dans  sa  main,  qui  l'inspire,  la  dirige  et  agit 
pour  elle.  Il  est  vraisemblable  que  les  collèges  épisco- 

^  Adi'.  Xoetinn,  1. 


94  CHAPITRE   VIT. 

paux  de  ces  très  anciens  temps  comptaient  mi  peu  plus^ 
à  côté  de  leurs  présidents,  que  les  chanoines  de  nos 
jours  auprès  de  leur  évêque.  D'après  certains  souvenirs 
lui  peu  confus  que  nous  a  transmis  la  tradition,  ils  au- 
raient conservé  assez  longtemps  le  pouvoir  d'ordination, 
caractéristique  actuelle  de  la  dignité  épiscopale.  Les 
prêtres  d'Alexandrie  pourvoyaient  au  remplacement  de 
leur  évêque  défunt,  non  seulement  en  élisant,  mais  aussi 
en  consacrant  son  successeur  \  Cet  état  de  choses  re- 
montait sans  doute  à  un  temps  où  l'Egypte  n'avait 
d'autre  église  que  celle  d'Alexandrie;  il  ne  serait  pas 
étonnant  que  la  même  situation  eût  porté  les  mêmes 
conséquences  à  Antioche,  à  Rome,  à  Lyon,  partout  où 
les  églises  locales  avaient  un  ressort  extrêmement  étendu. 
Et  l'on  s'explique  aussi  l'usage  de  comprendre  pré- 
sident et  conseillers  dans  une  dénomination  commune. 
Nous  disons  le  clergé,  les  prêtres,  de  la  paroisse,  bien 
qu'il  y  ait  entre  le  curé  et  ses  vicaires  une  grande  dif- 
férence d'autorité.  De  même  on  pouvait,  en  parlant  des 
prêtres  de  Rome  ou  des  évêques  de  Corinthe,  réunir 
dans  une  seule  expression  les  deux  degrés  supérieurs  de 
la  hiérarchie.  Mais  le  progrès  naturel  des  choses  allait 
à  une  concentration  de  l'autorité  entre  les  mains  d'un 
seul  :  ce  changement,  si  changement  il  y  eut,  était  de 
ceux  qui  se  font  tout  seuls,  insensiblement,  sans  révo- 
lution. Le  président  du  conseil  épiscopal  avait,  à  E-ome, 

^  Voir  les  textes  rassemblés  par  dom  F.  Cabrol  dans  son 
Dictionnaire  d'archéologie  chrétienne,  t.  I,  p.  1204.  Cf.  Canones 
Hipjjolyti,  c.  10. 


l'épiscotat  95 

à  Alexandrie,  à  Antioclie  et  bien  aillenrs,  assez  de  relief 
au  milieu  de  ses  collègues  pour  c^ue  son  souvenir  se  soit 
conservé  isolément  et  facilement.  «  L'église  de  Dieu  (jui 
habite  Rome  »  pouvait  avoir  hérité  collégialement  de 
l'autorité  supérieure  de  ses  fondateurs  apostoliques;  cette 
autorité  se  concentrait  dans  le  corps  de  ses  prêtres-évê- 
ques;  l'un  d'entre  eux  l'incarnait  plus  spécialement  et 
l'administrait.  Entre  ce  président  et  Févêque  unique  des 
siècles  suivants  il  n'y  a  pas  de  diversité  spécifique. 


CHAPITEE  YIII. 
Le  christianisme  et  la  légalité, 


Rapports  avec  l'autorité  juive  en  Palestine.  —  La  religion  dans  l'état 
gréco-romain.  —  Situation  spéciale  du  judaïsme  et  du  christianisme.  —  Les 
chrétiens  confondus  avec  les  juifs,  puis  distingués  d'eiix  par  les  magistrats 
romains.  — Prohibition  du  christianisme.  — Procédure  contre  les  chrétiens. 
—  Le  rescrit  de  Trajan.  —  La  raison  d'Etat  et  la  propagande  évangélique. 


La  première  autorité  temporelle  avec  laquelle  le  chris- 
tianisme eut  à  compter  est  celle  des  chefs  de  la  na- 
tion juive.  A  la  mort  d'Hérode  le  Grand  (4  av.  J.-C.)  ses 
états  avaient  été  partagés  entre  ses  trois  iils,  Philippe, 
Hérode  Antipas  et  Archélaùs.  A  Philippe  étaient  échus, 
pour  la  plupart,  les  pays  situés  au  delà  du  Jourdain 
jusqu'à  la  frontière  du  royaume  nabathéen;  Antipas 
avait  eu  le  nord,  Galilée,  Décapole  et  Pérée;  Archélaiis 
le  centre  et  le  sud,  Samarie,  Judée,  Idumée.  Archélaiis 
fut  écarté  de  bonne  heure  (6  après  J.-C.)  et  remplacé 
par  un  procurateur  romain.  Philippe  conserva  sa  tétrar- 
chie,  comme  on  disait,  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  34; 
Antipas  lui  survécut,  mais  il  finit  par  être  destitué,  lui 
aussi  (39).  La  principauté  de  Philippe,  rattachée  quel- 
ques années  (34-37)  à  la  province  de  Syrie,  fut  donnée 
par  Caligula  (37)  à  Hérode  Agrippa,  petit-fils  du  grand 
Hérode,  lequel  hérita  en  39  de  la  tétrarchie  d' Antipas, 
et  finit  (41)  par  se  faire  attribuer  la  province  du  pro- 


LE   CHRISTIANISME    ET    LA    LÉ(iALlTÉ  97 

curateur,  avec  Jérusalem  et  les  pays  voisins.  Le  royaume 
d'Hérocle  le  Grand  était  reconstitué.  Ces  princes  sont 
tous  mentionnés  dans  les  premières  pages  de  l'histoire 
chrétienne,  mais  ils  n'eurent  en  somme  que  peu  de  rap- 
ports avec  l'Eglise  naissante.  Hérode  Antipas,  celui  qui 
fit  périr  saint  Jean-Baptiste,  ne  joue  qu'un  rôle  secon- 
daire dans  la  Passion.  On  ne  voit  pas  que  ni  lui  ni 
son  frère  Philippe  aient  tracassé  les  disciples  que  l'Evan- 
gile pouvait  avoir  dans  leurs  principautés  respectives. 
Agrippa  lui-même  ne  se  montra  hostile  que  quand  il 
fut  devenu  roi  de  Jérusalem.  Là  était  l'ennemi,  le  sa- 
cerdoce juif,  dont  l'influence  dominait  absolument  dans 
le  grand  conseil  national  ou  sanhédrin  (cuvif^piov),  ana- 
logue aux  sénats  des  cités  grecques.  Cette  autorité,  en 
quelque  sorte  municipale,  n'avait  pas  de  compétence  en 
dehors  de  la  province  du  procurateur.  Dans  les  petits 
royaumes  juifs  et,  à  plus  forte  raison,  dans  les  pays 
soumis  à  d'autres  princes,  comme  Damas,  son  influence 
ne  pouvait  être  que  d'ordre  moral  et  religieux.  Même 
dans  son  ressort  immédiat  elle  ne  pouvait  pas  tout.  Ainsi 
le  procurateur  avait  seul,  en  Judée,  le  lus  gladii,  et  il 
n'était  pas  toujours  disposé  à  le  mettre  au  service  des 
rancunes  sacerdotales.  C'est  ce  qui  fait  que  les  sentences 
capitales  aient  été  si  peu  nombreuses:  après  Jésus  lui- 
même,  on  ne  cite  que  saint  Etienne,  Jacques  fils  de 
Zébédée  et  Jacques  «  frère  du  Seigneur  » ,  pour  qui  les 
choses  aient  été  poussées  jusqu'au  bout.  Les  prêtres  se 
rattrapaient  sur  les  mesures  de  moindre  sévérité,  telles 
que  les  verges  et  la  prison. 

DccHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  7 


08  CHAPITRE   \^II. 

Après  la  mort  d'Agrippa  I  (44),  son  ro^'aume  avait 
été  remis  sous  le  régime  des  procurateurs.  Cependant^ 
dès  l'année  50,  son  fils  Agrippa  II,  très  en  faveur  auprès 
de  l'empereur  Claude,  obtenait,  avec  la  petite  princi- 
pauté de  Chalcis,  dans  l' Anti-Liban,  le  droit  de  surveil- 
lance sur  le  Temple  et  la  nomination  du  grand-prêtre  ; 
trois  ans  plus  tard,  il  échangea  sa  principauté  contre  un 
ro3'aume  qui  lui  fut  constitué  au  delà  du  Jourdain  avec 
l'ancienne  tétrarchie  de  Philippe  et  une  partie  de  celle 
d'Antipas.  Les  chrétiens  n'eurent  pas  à  se  plaindre  de 
lui.  Il  se  montra  plutôt  bienveillant  pour  saint  Paul 
pendant  son  procès  devant  le  jDrocurateur  romain  ;  quand 
saint  Jacques  «  frère  du  Seigneur  »  eut  été  lapidé  par  sen- 
tence du  grand-prêtre  Hanan  le  jeune,  il  s'en  montra 
fort  irrité  et  n'hésita  pas  à  destituer  le  pontife.  Enfin 
c'est  dans  ses  états  que  la  communauté  chrétienne  de 
Jérusalem  se  retira  au  moment  de  l'insurrection.  Ce 
prince  bienveillant  vécut  jusqu'à  l'an  100. 

Mais  la  situation  du  christianisme,  sur  ce  théâtre 
palestinien,  est  trop  spéciale  pour  que  l'on  s'y  arrête 
longtemps.  Portons  nos  yeux  sur  l'ensemble  de  l'empire 
et  voyons  dans  quelles  conditions  de  sécurité  extérieure 
les  communautés  chrétiennes  allaient  s'3^  trouver. 

Que  '  l'homme  ait  des  devoirs  envers  la  divinité^ 
que  le  citoyen  d'un  état  déterminé  ait  des  devoirs  en- 

1  Mommsen,  Beligionsfrevel  nacli  rômisclien  Becht,  dans 
VHistorische  Zeitschrifi ,  t.  LXIV  (1890),  p.  421,  et  surtout  lïô- 
misches  Sir  a  f redit  (1899),  p.  5G7  et  suiv. 


LE   CHRISTIANISME   ET   LA    LÉGALITÉ  99 

ver»-  les  -dieux  de  sa  patrie,  c'était,  dans  l'antiquité,  un 
principe  fondamental.  Un  romain  doit  un  culte  aux  dieux 
de  Eome,  un  athénien  à  ceux  d'Athènes,  et  ainsi  de 
suite.  D'autre  part,  non  seulement  il  est  libre  de  toute 
obligation  à  l'égard  des  dieux  des  autres  états,  mais  il 
lui  est  interdit  de  leur  rendre  un  culte.  La  religion  est 
essentiellement  nationale  ;  il  est  aussi  incongru  de  s'af- 
filier à  un  culte  étranger  que  de  prendre  du  service 
dans  une  armée  étrangère,  ou  de  consacrer  à  un  état 
étranger  une  part  quelconque  de  son  activité  politique. 

Ce  principe  n'exclut  pas  l'exercice  d'un  culte  étranger 
sur  le  sol  de  la  patrie,  pourvu  que  ce  culte  soit  exclu- 
sivement pratiqué  par  les  étrangers  domiciliés  (métèques, 
incolae)^  qui,  écartés  du  culte  national  de  leur  lieu  d'habi- 
tation, seraient  privés  de  religion  s'ils  ne  pouvaient 
exercer  celle  de  chez  eux.  Mais  cette  contiguïté  locale 
n'entraîne  aucune  fusion  des  religions,  aucune  atténua- 
tion des  barrières  qui  les  séparent,  aucun  affaiblisse- 
ment des  devoirs  des  citoyens  envers  leurs  dieux  res- 
pectifs. 

La  distinction  des  religions,  connexe  à  la  distinc- 
tion des  états,  devait  être  entamée  par  la  fusion  de 
ceux-ci.  Le  droit  de  cité  romaine,  en  s'étendant  aux 
habitants,  aux  citoyens,  de  cités  d'abord  distinctes  de 
celle  de  Eome,  devait  avoir  pour  conséquence  l'exten- 
sion de  la  religion  romaine  elle-même.  Les  cultes  locaux 
ne  pouvaient  être  abolis.  Xi  la  Fortune  de  Préneste,  ni 
la  Diane  d'Aricie,  ne  pouvaient  être  considérées  comme 
déchues  de  leur  divinité  et  de  leur  droit  au  culte,  parce 


100  CHAPITRE   VIIT. 

que  les  citoyens  de  Préneste  et  d'Aricie  étaient  devenus 
des  citoyens  romains,  obligés  comme  tels  envers  Vesta, 
Jupiter  Capitolin  et  autres  dieux  de  la  cité  maîtresse. 
De  même  que  les  dieux  de  Rome  devinrent  les  dieux 
des  nouveaux  citoyens,  de  même  aussi  les  dieux  des 
nouveaux  citoyens  devinrent  les  dieux  de  Rome.  Cette 
fusion  divine,  devenue  un  principe  de  conduite  politi- 
que, porta  bientôt  de  graves  conséquences.  L'annexion 
de  l'Italie  méridionale  à  l'état  romain  introduisit  dans 
le  panthéon  de  celui-ci  toutes  les  divinités  des  diverses 
tribus  grecques,  représentées  sur  la  terre  italique  par 
d'anciennes  et  illustres  colonies. 

Cette  adlectlo  in  divorum  ordinem,  comme  on  pour- 
rait l'appeler  en  style  romain,  n'avait  pas  lieu  sans  for- 
malités. Nous  savons  encore  comment  on  s'y  prit  pour 
Apollon  et  pour  Asclepios.  En  bien  des  cas,  on  paraît 
avoir  procédé  par  voie  d'identification  :  Ares  était  con- 
sidéré comme  le  même  dieu  que  Mars,  Aphrodite  comme 
identique  à  Vénus,  et  ainsi  de  suite. 

Avec  cette  compilation  religieuse  on  pouvait  faire 
face  aux  nécessités  créées  par  les  annexions  en  pays 
grec  et  par  la  colonisation  de  l'Occident.  C'était  beau- 
coup. Mais  il  restait,  d'un  côté  comme  de  l'autre,  des  reli- 
gions nationales  qui  ne  rentraient  ni  dans  le  polythéisme 
grec,  ni  dans  les  cadres  religieux  de  l'Italie  latine. 

Les  chefs  de  l'empire  ne  pouvaient  avoir  l'idée  d'en- 
lever leurs  dieux  à  ces  sujets  lointains  :  on  peut  cons- 
tater qu'ils  s'en  gardèrent  avec  soin.  Tout  ce  qu'ils 
firent  à  cet  égard,  ce  fut  de  prohiber   certains   usages 


LE   CHRISTIANISME   ET    LA    LÉGALITÉ  101 

qui  paraissaient  contraires  aux  bonnes  mœurs,  comme 
les  sacrifices  humains,  la  castration,  la  circoncision.  En 
ce  qui  regarde  la  religion  celtique,  Auguste  alla  plus 
loin:  il  l'interdit  aux  citoyens  romains. 

On  ne  peut  pas  dire  cependant  que  ces  religions 
exotiques  se  soient  jamais  fondues  avec  celle  de  l'em- 
pire. Isis,  Astarté,  Mithra,  demeurèrent,  tout  comme 
Tentâtes  et  Odin,  à  l'état  toléré,  et  ne  parvinrent  jamais 
à  l'état  officiel.  La  religion  celtique  disparut  à  peu  près, 
grâce  aux  progrès  de  la  civilisation  romaine,  plus  pré- 
cisément grâce  à  l'extension  du  droit  latin  ou  romain. 
On  peut  en  dire  autant  des  religions  ibériques,  mauri- 
taniennes, illyriennes,  qui  se  trouvèrent  soumises  aux 
mêmes  influences.  Les  religions  orientales  eurent  la  vie 
plus  dure  :  non  seulement  elles  se  maintinrent  sur  leurs 
sols  respectifs:  elles  se  propagèrent  fort  loin  dans  le 
monde  grec,  en  Italie  et  bien  au  delà. 

Au  commencement  cette  propagande  fut  assez  mal 
accueillie.  Un  grec,  et  surtout  un  romain,  quand  il  tenait 
à  ses  traditions,  hésitait  à  prendre  part  à  ces  cultes 
exotiques:  à  la  fin,  l'empire  devint  si  mêlé  que  les  répu- 
gnances cessèrent.  Les  Romains  du  plus  haut  rang  fré- 
quentèrent les  temples  orientaux,  non  seulement  en 
Orient,  comme  pèlerins,  mais  à  Rome  même,  dans  les 
succursales  établies  au  voisinage  du  Capitole. 

Cette  fusion  pratique  était  facilitée  par  l'absence 
d'exclusivisme  de  la  part  des  religions  étrangères.  Un 
dévot  d'Isis  n'avait  pas  l'idée  qu'il  pût  être  mal  vu  de 
Jupiter  Capitolin:  au  lY®  siècle  les  sacerdoces  romains 


102  CHAPITRE    VIII. 

sont  cumulés  avec  les  sacerdoces  orientaux  par  les  repré- 
sentants des  plus  vieilles  familles  de  Rome.  On  pouvait 
être  membre  du  collège  des  pontifes  et  de  celui  des 
augures  sans  que  cela  empêcliât  de  se  faire  tauroboliser 
suivant  le  rite  de  Mitlira  ou  même  de  présider  aux  tau- 
roboles. 

Telle  n'était  pas  la  situation  de  la  religion  juive  et 
de  la  religion  cbrétienne.  L'une  et  l'autre  elles  profes- 
saient un  exclusivisme  absolu,  un  exclusivisme  fondé 
sur  tout  autre  chose  que  le  sentiment  patriotique,  un 
exclusivisme  théorique.  Le  dieu  d'Israël  et  des  chrétiens 
n'était  pas  le  dieu  d'un  peuple  déterminé,  un  dieu  entre 
d'autres  dieux.  C'était  le  Dieu  unique,  le  Dieu  de  tout 
le  monde,  le  créateur  de  l'univers,  le  législateur  et  le 
juge  de  l'humanité  entière.  Les  autres  dieux  n'étaient 
que  de  faux  dieux,  des  hommes  divinisés,  des  démons, 
des  idoles;  ils  ne  comptaient  pas.  En  dehors  du  sien, 
tout  culte  était  une  impiété:  les  religions  des  cités,  des 
nations,  de  l'empire,  n'étaient  que  de  prétendues  reli- 
gions, des  erreurs  diaboliques  contre  lesquelles  tout 
homme  avait  le  droit  et  le  devoir  de  protester. 

Ces  dieux,  ces  cultes  divers,  groupés  dans  une  répro- 
bation commune  du  côté  juif  et  chrétien,  trouvaient, 
dans  cette  réprobation  même  et  dans  la  réaction  col- 
lective qu'elle  suscitait,  une  certaine  raison  d'unité.  Le 
paganisme  existait  en  face  du  monothéisme:  il  avait 
une  certaine  conscience  de  lui-même,  qui  lui  était  donnée 
précisément  par  l'hostilité  dont  il  était  l'objet. 


LE   CHRISTIANISME   ET    LA    LÉGALITÉ  103 

Et  non  seulement  il  avait  conscience  de  l'ennemi 
commun;  il  avait  encore  conscience  de  l'ami,  du  pro- 
tecteur commun,  l'Etat.  Encore  que  le  Panthéon  fût  à 
plusieurs  étages  et  que  la  déesse  syrienne,  par  exemple, 
ne  fût  pas  aussi  haut  placée  que  Jupiter  ou  Apollon, 
une  certaine  communion  régnait  entre  les  divers  cultes. 
Si  tous  les  dieux  n'étaient  pas  les  dieux  de  la  patrie, 
aucun  d'eux  n'était  conçu  comme  radicalement  opposé 
au  groupe  central,  celui  des  dieux  romains,  renforcé 
depuis  l'Empire  par  deux  personnages  universellement 
respectés,  la  déesse  E-ome  et  le  dieu  Auguste.  Ces  der- 
niers, représentés  et  comme  incarnés  sur  terre  en  tous 
les  dépositaires  du  pouvoir  central,  offraient  aux  autres 
un  supplément  de  prestige  qui  ne  contribuait  pas  peu 
à  préciser  la  notion  officielle  de  la  divinité.  Qui  n'était 
pas  de  ce  côté,  était  évidemment  en  dehors  de  la  reli- 
gion nationale,  en  tant  que  Tempire  en  avait  une  :  c"é 
talent  des  sans  Dieu,  des  athées. 

Tant  que  les  juifs  avaient  eu  une  existence  natio- 
nale, leurs  colonies  en  dehors  du  centre  palestinien  pou- 
vaient être  considérées  comme  se  rattachant  à  ce  centre, 
leur  culte  comme  un  culte  étranger,  licite,  et  même 
obligatoire  pour  les  personnes  de  leur  nationalité,  en 
quelque  lieu  qu'elles  fussent  établies.  Les  rois  succes- 
seurs d'Alexandre  s'étaient  montrés  fort  bienveillants 
pour  ces  juiveries.  Il  les  avaient  non  seulement  tolérées, 
mais  protégées,  mais  encouragées.  Lors  de  la  conquête 
romaine,  les  Juifs  purent  exhiber  aux  proconsuls  des 
chartes  de  privilège  où  leur    existence    était  reconnue, 


104  CHAPITRE   VIII. 

OÙ  diverses  facilités  leur  étaient  spécialement  accordées, 
au  point  de  vue  de  l'observation  du  sabbat,  des  ser- 
ments, du  service  militaire.  Les  E-omains  reconnurent 
tout  cela.  Dans  les  localités  où  de  tels  privilèges  fai- 
saient défaut,  et  surtout  à  Rome,  ils  partaient  en  prin- 
cipe des  idées  généralement  admises  sur  les  cultes  étran- 
gers et  laissaient  les  juifs  tranquilles.  Cependant  s'il 
arrivait,  et  cela  se  vit  assez  souvent,  que  des  juifs  fus- 
sent en  même  temps  citoyens  romains,  la  situation  se 
compliquait  et  des  portes  s'ouvraient  à  l'arbitraire.  Au 
premier  siècle  de  notre  ère,  des  juifs  authentiques  par- 
vinrent, dans  l'empire,  à  d'assez  hautes  dignités:  d'au- 
tres, bien  autrement  nombreux,  furent,  sous  Tibère,  enré- 
gimentés dans  l'armée  de  Sardaigne,  armée  malsaine, 
ou  expulsés  d'Italie  ^  Ceux-ci  étaient,  ou  leurs  parents 
avaient  été,  d'anciens  esclaves,  que  l'affranchissement 
avait  faits  citoyens  de  Rome.  Un  autre  cas  pouvait  se 
poser,  celui  des  recrues  que  le  judaïsme  faisait  dans 
le  monde  païen.  Tant  qu'il  ne  s'agissait  que  de  l'adhésion 
au  monothéisme,  de  l'acceptation  de  la  morale  juive  et 
même  de  certaines  observances,  comme  le  sabbat  ou 
l'abstention  de  la  chair  de  porc,  il  ne  devait  guère  y  avoir 
de  difficulté,  surtout,  bien  entendu,  pour  les  petites  gens 
et  les  personnes  restées  en  dehors  de  la  cité  romaine. 

^  Tacite,  Ann.,  II,  85:  Actum  et  de  sacris  Aegyptiis  ludai- 
cisque  pellendis,  factiimque  Patrum  consultum  ut  quattuor  milia 
lïbertini  generis  ea  supearstitione  infecta  quis  idonea  aetas  in  in- 
sulani  Sardiniam  veherentur  coercendis  illic  latrociniis,  et  si  ob 
gravitatem  caeli  interissent,  vile  damnnm;  ceteri  cédèrent  Italia 
nisi  certam   ante  diem  profanes  ritus  exiiissent. 


LE    CHRISTIANISME   ET    LA    LÉGALITÉ  105 

Mais  si  le  prosélytisme  atteignait  les  classes  supérieures, 
les  familles  aristocratiques  ;  si  la  conversion  était  poussée 
jusqu'à  ses  conséquences  extrêmes,  jusqu'à  la  circonci- 
sion ou  autres  rites  impliquant  l'incorporation  complète 
à  la  société  Israélite,  alors  on  se  trouvait  dans  le  cas 
d'une  sorte  d'abjuration  de  la  cité  romaine  ;  on  était  un 
apostat,  un  traître, 

Aussi  les  prosélytes  proprement  dits  paraissent-ils 
avoir  été  fort  rares,  même  avant  que,  sous  Hadrien,  la 
circoncision  commençât  d'être  interdite  ou  que  Sévère 
n'édictât  des  lois  fort  dures  contre  la  conversion  au 
judaïsme. 

Théoriquement  la  destruction  du  sanctuaire  de  Jéru- 
salem aurait  dû  entraîner  la  suppression  ou  la  prohi- 
bition du  culte  juif.  Il  n'en  fut  rien.  Vespasien,  en  homme 
pratique,  vit  bien  qu'il  y  avait  là  plus  qu'une  question 
de  nationalité,  que  le  judaïsme  survivait  à  l'état  juif  et 
même  au  Temple.  Il  se  borna  à  diriger  vers  Jupiter 
Capitolin  le  tribut  du  didrachme  que  les  iils  d'Israël 
payaient  autrefois  à  Jahvé  et  à  son  sanctuaire.  Clients 
involontaires  du  grand  dieu  romain,  les  juifs  n'eurent 
pas  à  se  plaindre  de  lui,  ou  plutôt  de  l'état  qui  se  ré- 
clamait de  son  patronage.  On  leur  laissa  la  liberté  et 
même  les  privilèges  dont  ils  avaient  joui  antérieurement. 
Ainsi  le  judaïsme  continua  d'être  une  religion  autorisée 
{religio  Ucita).  Le  christianisme,  au  contraire,  devint  très 
vite  une  religion  proscrite  (religio  illicifa).  et  il  le  devint 
dès  que  l'on  se  fut  bien  rendu  compte  de  la  différence 
qui  le  séparait  du  judaïsme. 


106  CHAPITRE   VIII. 

On  n'y  arriva  pas  tout  de  suite.  Les  gouverneurs 
romains,  gens  positifs,  n'entraient  pas  volontiers  dans 
les  querelles  de  secte.  Ils  eurent  quelque  peine,  ne  s'y 
appliquant  guère,  à  distinguer  les  chrétiens  d'avec  les 
juifs  et  à  comprendre  pourquoi  les  premiers  étaient  si 
mal  vus  des  autres.  Les  perplexités  de  Pilate  se  retrou- 
v^èrent  chez  le  proconsul  d'i^chaïe  Gallion,  quand  saint 
Paul  eut  maille  à  partir  avec  les  juifs  de  Corinthe,  de 
même  que  chez  les  procurateurs  Félix  et  Festus,  quand 
il  fut  poursuivi  devant  eux  par  le  grand-prêtre  de  Jéru- 
salem. Dès  avant  ces  événements,  la  police  de  Rome 
ayant  constaté  que  les  juifs  se  disputaient  outre  mesure 
à  propos  d'un  certain  Chrestus,  avait  mis  les  parties 
d'accord  en  expulsant  tout  le  monde. 

Une  telle  incertitude  ne  pouvait  durer.  Les  juifs  ne 
pouvaient  admettre  qu'une  secte  abhorrée  profitât  de 
leurs  privilèges,  ni  surtout  qu'elle  les  compromît  par 
les  excès  de  sa  propagande.  Ils  ne  purent  manquer  de 
renseigner  les  autorités.  Dès  le  temps  de  Trajan  la  pro- 
fession du  christianisme  était  interdite.  Pline  \  gouver- 
neur de  Bithj'iiie  en  112,  n'avait  jamais,  avant  d'être  re- 
vêtu de  ces  fonctions,  assisté  à  des  procès  de  christia- 
nisme (cognltloneb'  de  christlanls):  mais  il  savait  qu'on 
en  faisait  et  qu'ils  aboutissaient  à  des  pénalités  graves. 
Il  a  dû  y  avoir  un  moment  où  l'autorité  supérieure,  en 
ce  genre  de  choses,  a  défini  que  le  fait  d'être  chrétien 
était  im  fait  punissable.  Quel  est  au  juste  ce  moment? 

»  Plin.  Ep.,  X,  96. 


LE   CHRISTIANISME   ET    LA    LÉCiALITÉ  107 

Cela  est  bien  difficile  à  savoir.  Avant  Trajan  on  compte 
communément  deux  persécutions,  celle  de  Néron  et  celle 
de  Domitien.  Mais  les  faits  que  l'on  rapporte  à  ces  per- 
sécutions, les  supplices  des  chrétiens  de  E-ome,  fausse- 
ment chargés  de  l'incendie  de  l'année  64,  et  la  mort 
d'un  certain  nombre  de  personnes  de  rang  élevé  que 
Domitien  fit  disparaître  sous  prétexte  d'athéisme,  sont 
des  faits  un  peu  particuliers,  qui  s'expliqueraient  aisé- 
ment en  dehors  de  toute  prohibition  officielle  du  chris- 
tianisme. Us  pourraient  donc  être  antérieurs  à  la  loi 
prohibitive  et  il  n'y  a  pas  grand  chose  à  en  tirer  dans 
la  question  présente. 

L'épître  de  saint  Pierre  adresse  aux  fidèles  la  recom- 
mandation suivante:  «  Que  personne  d'entre  vous  ne 
»  souflPre  {TzxGy^izoi)  comme  meurtrier  ou  comme  voleur, 
»  ou  comme  malfaiteur,  ou  comme  se  mêlant  de  ce  qui 
»  ne  le  regarde  pas  (àAAOTpiîTrtc/.oTro;):  mais  [s'il  souffre] 
»  comme  chrétien,  qu'il  n'en  ait  point  de  honte  »  \  Les 
souffrances  que  vise  ici  l'apôtre  sont  les  châtiments  que 
l'on  peut  encourir  de  la  part  des  autorités  préposées  à  la 
répression  des  voleurs,  des  assassins,  etc.,  c'est-à-dire  de 
la  part  des  tribunaux  réguliers.  Il  est  naturel  de  croire 
que  ces  paroles  n'ont  pas  été  écrites  avant  que  ces  tri- 
bunaux n'aient  commencé  à  instrumenter  expressément 
contre  les  chrétiens.  Si  la  date  de  l'épître  pouvait  être 
établie  avec  précision  et  certitude,  elle  fournirait,  dans 
la  question  présente,  une  indication  de  grande  valeur. 

^  /  Petr.,  IV,  15. 


108  CHAPITRE  viir. 

Les  autorités  supérieures  de  l'empire  eurent,  dans  la 
période  qui  nous  occupe,  plus  d'une  occasion  de  se  rensei- 
gner sur  la  situation  des  communautés  chrétiennes  par 
rapport  au  judaïsme  et  aux  lois  en  vigueur.  Il  est  difficile 
que  le  procès  de  saint  Paul,  par  exemple,  n'ait  point  at- 
tiré leur  attention  sur  de  tels  sujets.  On  peut  en  dire  au- 
tant de  l'incendie  de  Rome  et  de  la  persécution  soulevée 
alors  contre  ceux  que  «  le  vulgaire  appelait  chrétiens  » . 

D'après  un  renseignement  qui  nous  est  parvenu,  il 
est  vrai,  sous  une  forme  un  peu  tardive  \  Titus  aurait 
fait  la  différence  des  deux  religions,  et,  s'il  se  décida 
à  brûler  le  Temple  de  Jérusalem,  c'était  dans  l'espoir 
de  les  extirper  l'une  et  l'autre.  Domitien  s'attacha  à 
augmenter  le  rendement  de  l'impôt  du  didrachme.  Il 
l'exigea,  non  seulement  des  juifs  inscrits  comme  tels, 
mais  de  ceux  qui  dissimulaient  leur  origine,  et  de  ceux 
qui  sans  être  juifs  de  race,  vivaient  à  la  juive  et  s'abste- 
naient de  se  faire  inscrire.  Cette  opération,  menée  avec 
une  extrême  sévérité,  entraîna  néoessairement  des  re- 
cherches rigoureuses  sur  la  situation  confessionnelle  des 
juifs  et  des  chrétiens.  En  dehors  de  ces  faits  connus, 
on  peut  être  sûr  qu'il  s'en  produisit  nombre  d'autres, 

^  C'est  un  passage  de  Sulpice  Sévère,  Chron.,  II,  30,  que 
l'on  croit  avoir  été  copié  dans  la  partie  perdue  des  Histoires  de 
Tacite.  Au  conseil  de  guerre  qui  eut  lieu  la  veille  de  la  prise 
de  Jérusalem,  Titus  fut  d'avis  de  détruire  le  Temple,  quo  iile- 
nius  ludaeorum  et  Christianorum  religio  tôlier etur ;  quippe  has 
religiones,  licet  contrarias  sïbi,  isdem  tamen  ah  aiictoribits  pro- 
fectas:  Christianos  ex  ludaeis  extitisse;  radiée  suhlata  stirpetn 
facile  perituram.  Josèphe  prête  à  Titus  de  tout  autres  dispo- 
sitions. 


LE   CHRISTIANISME   ET   LA    LÉdAMTÉ  100 

qui  purent  appeler    l'attention  du  législateur  et  le  dé- 
cider à  prendre  un  parti. 

Une  fois  proscrite,  la  profession  du  christianisme  pou- 
vait donner  lieu  à  un  procès  engagé  par  un  accusateur 
privé  devant  le  tribunal  compétent;  elle  pouvait  aussi 
être  signalée  à  l'attention  du  personnel  policier  et  mettre 
en  miouvement  les  magistrats,  à  Rome  le  préfet,  en 
province  les  gouverneurs  et  leurs  subalternes.  Comme 
l'affaire  était  capitale,  c'est  presque  toujours  ^  aux  gou- 
verneurs qu'elle  aboutissait:  c'est  eux,  en  tout  cas,  qui 
apparaissent  invariablement  dans  les  récits  relatifs  aux 
martyrs. 

On  a  cherché  souvent,  à  la  suite  de  Tertullien,  à 
quelle  catégorie  criminelle  se  ramenait  le  fait  d'être  chré- 
tien. C'est  là,  je  crois,  une  affaire  de  mots.  La  termi- 
nologie juridique  des  Romains  ne  contenait  aucune  dési- 
gnation correspondant  à  l'apostasie  de  la  religion  na- 
tionale. L'expression  crimen  laesae  Romanae  reUglonisy 
qui  se  rencontre  une  fois  sous  la  plume  de  Tertullien, 
caractériserait  bien  ce  dont  il  s'agit,  mais  elle  n'était 
pas  en  usage.  Le  crimen  laesae  maiestatis,  était,  au  con- 
traire, bien  défini  par  les  lois.  Au  temps  où  nous  sommes 
et  dans  les  conditions  où  le  problème  se  posait,  il  n'y 
avait  pas  loin  de  l'un  à  l'autre.  Un  accusateur  qui  au- 
rait voulu  procéder  dans  toutes  les  formes  aurait  peut- 

^  Certaines  villes  avaient  conservé  la  juridiction  criminelle 
complète.  Leurs  magistrats  auront  sans  doute  fait  plus  d'un 
martyr;  mais,  sur  ce  point,  les  renseignements  font  défaut. 


110  CHAPITRE   VIII. 

être  pu  intenter  à  un  chrétien  une  action  de  lèse-majesté. 
Je  ne  sais  si  le  cas  s'est  jamais  présenté  K 

Dans  la  pratique,  les  chrétiens  étaient  dénoncés,  re- 
cherchés, jugés,  condamnés,  comme  chrétiens.  L'opinion 
publique  pouvait  les  charger  de  toute  espèce  d'horreurs; 
jamais  on  ne  les  voit  condamner  pour  magie,  infanticide, 
inceste,  sacrilège,  lèse-majesté.  Tertullien,  qui,  comme 
tous  les  apologistes,  s'est  fort  étendu  sur  ces  calomnies 
et  leur  absurdité,  déclare  expressément  qu'elles  n'en- 
traient pour  rien  dans  les  motifs  des  sentences  rendues: 
«  Vos  sentences  ne  visent  autre  chose  que  l'aveu  du 
»  chrétien;  aucun  crime  n'est  mentionné;  le  seul  crime 
»  c'est  le  nom  »^.  Il  cite  la  formule  de  ces  sentences: 
«  Enfin,  qu'est-ce  que  vous  lisez  sur  vos  tablettes  ?  Un 
»  tel,  chrétien.  —  Pourquoi  n'ajoutez-vous  pas:  et  homi- 
»  cide  ?  »  '"'. 

Pline  ignorait,  dit-il,  si  l'on  devait  poursuivre  le  chré- 
tien comme  tel  ou  pour  les  crimes  que  ce  nom  supposait, 

1  Le  seul  fait  connu  qui  pourrait  se  rapporter  à  cette  forme 
de  procédure,  c'est  celui  dont  parle  Justin  dans  sa  seconde  Apo- 
logie, c.  2.  Une  femme  de  Rome  fut  accusée  de  christianisme 
par  son  mari.  Celui-ci  «déposa  contre  elle  une  accusation,  disant 
qu'elle  était  chrétienne  »: /carr-yc/ptav  TTî-irsirTat  Xs-yw^  aÙT^v -/.piarta- 
v/;v  £tvai.  Etait-ce  vraiment  une  accusation  devant  une  quaestio 
criminelle,   ou  tout  simplement  une  dénonciation  à  la  police? 

^  «  Sententiae  vestrae  nihil  nisi  christianum  confessum  no- 
tant; nullum  criminis  nomen  extat,  nisi  nominis  crimen  est; 
haec  etenim  est  rêvera  ratio  totius  odii  adversus  nos  »  [Ad  na- 
iiones,  I,  3). 

3  «  Denique  quid  de  tabella  recitatis?  Illum  christianum. 
Cur  non  et  homicidam?»  [ApoL,  2).  Le  juge  était  obligé  de  Lire 
la  sentence  ;  de  là  la  mention  des  tablettes. 


LE    f'HUTSTlAXTSME   ET   LA    LÉCJALITÉ  111 

iwmen  ipsutn  si  jiagitiis  careaf^  an  fia  gifla  cohaerentia 
nomini.  Dans  sa  réponse  Trajan  ne  vise  pas  expressé- 
ment ce  doute;  mais  il  laisse  voir  clairement  que  le 
nom  seul  était  poursuivi  et  c'est  ce  qui  résulte  aussi 
de  tous  les  documents,  apologies,  récits  de  martyre,  etc. 
Du  reste,  cette  réponse  impériale  contient  deux  traits 
bien  propres  à  montrer  que  le  crime  de  christianisme 
n'était  pas  un  crime  comme  les  autres.  Le  magistrat, 
dit  l'empereur,  ne  doit  pas  rechercher  les  chrétiens,  mais 
se  borner  à  les  punir  (évidemment  de  la  peine  capitale), 
s'ils  sont  dénoncés  et  convaincus:  Conquirendl  non  sunt; 
6'i  deferantur  et  argiiantur,  piiniendi  sunt.  De  plus  s'ils 
déclarent  ne  plus  être  chrétiens  et  le  prouvent  en  sacri- 
fiant aux  dieux,  il  faut  pardonner  à  leur  repentir:  ita 
tamen  ut  qui  negaverlt  se  clinstlanum  esse  idque  re  ipsa 
manifestitm  fecerit^id  est  stippUcando  dils  nostris,  quamvis 
suspectas  in  praeteritum  veniani  ex  paenitentia  impetret. 
Si  les  chrétiens  avaient  été  ce  que  la  calomnie  les  ac- 
cusait d'être,  on  ne  voit  pas  pourquoi  les  crimes  commis 
par  eux  n'auraient  pas  été  discutés  et  châtiés.  Les  juges 
criminels  n'ont  pas  à  statuer  sur  les  dispositions  des 
coupables  au  moment  de  l'audience,  mais  sur  la  réalité 
des  méfaits  qui  leur  sont  imputés.  Tout  aussi  extraor- 
dinaire est  la  recommandation  de  ne  point  rechercher: 
conquirendl  non  sunt.  S'il  se  fût  agi  de  gens  coupables 
et  dangereux,  le  devoir  de  la  police  eût  été  de  se  mettre 
à  leurs  trousses. 

Le  rescrit  de  Trajan  est  un  document  précieux  de 
la  situation  fausse  où  se  trouvait  le  gouvernement  par 


112  CHAPITRE   VIII. 

suite  du  progrès  de  la  propagande  chrétienne.  Ses  prin- 
cipes et  ses  traditions,  on  l'a  vu  plus  haut,  lui  faisaient 
un  devoir  de  l'arrêter.  Néron  et  Domitien  ont  été  de 
mauvais  empereurs:  les  violences  dont  les  chrétiens, 
avec  bien  d'autres,  ont  eu  à  souffrir  sous  leurs  règnes, 
engagent  très  nettement  leur  responsabilité  personnelle 
et  se  rattachent  aux  plus  mauvais  traits  de  leur  carac- 
tère. C'est  avec  raison  que  les  polémistes  chrétiens  signa- 
lent ces  monstres  comme  ouvrant  le  cortège  des  persé- 
cuteurs. Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  répres- 
sion de  la  propagande  chrétienne,  répression  qui  paraît 
avoir  été  décidée  dans  les  conseils  impériaux  de  ce 
temps-là,  s'inspirait  et  des  principes  traditionnels  et  des 
nécessités  de  l'Etat  ^ 

E/Cste  pourtant  à  savoir  si  l'on  n'avait  pas  manqué 
de  mesure  en  édictant  la  peine  de  mort  pour  le  seul 
fait  d'être  chrétien.  De  telles  lois  sont  aisées  à  porter; 
mais  comment  les  appliquer  ?  Pline  s'effraie  du  grand 
nombre  des  personnes  impliquées  ;  il  y  a  des  chrétiens 
de  tout  âge,  de  toute  condition:  on  en  trouve  dans  les 
villes,  les  bourgs,  les  campagnes.  Les  temples  sont  dé- 
serts, les  fêtes  abandonnées,  les  sacrifices  négligés,  au 
point  que  les  victimes  ne  trouvent  plus  d'acheteurs.  Et 
ce  qui  est  plus  grave  encore  que  le  nombre  des  chré- 
tiens, c'est    leur    innocence.  Le  gouverneur  Ta  vérifiée 


^  La  répression  de  l'hérésie  par  l'Etat,  chose  si  longtemps 
et  si  universellement  admise,  se  fondait  sur  les  mêmes  prin- 
cipes que  les  persécutions  de  l'empire  romain  contre  le  christia- 
nisme naissant. 


LE   CHRISTIANISME   ET   LA   LÉGALITÉ  113 

lui-même,  par  divers  moyens,  y  compris,  bien  entendu, 
la  question,  à  laquelle  il  a  soumis  deux  diaconesses. 
Leurs  assemblées,  leurs  repas  de  corps,  sont  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  correct;  les  engagements  qu'ils  prennent 
entre  eux  ne  visent  nullement  des  crimes  à  commettre, 
mais  précisément  le  contraire  ;  ils  jurent  de  ne  se  rendre 
jamais  coupables  de  vol,  de  brigandage,  d'adultère,  de 
manquement  à  la  foi  jurée,  et  ainsi  de  suite. 

Dans  ces  conditions,  comment  un  sage  empereur 
n'eût-il  pas  été  embarrassé?  On  ne  pouvait  pourtant 
pas  dépeupler,  par  la  main  du  bourreau,  l'Italie  et  les 
provinces,  ni  sévir  avec  tant  de  rigueur  contre  des  gens 
dont  les  fonctionnaires  eux-mêmes  signalaient  la  vertu. 
De  là  des  correctifs  dans  la  pratique,  de  la  réserve  dans 
les  recherches,  le  pardon  accordé  aux  apostats. 

Après  Trajan  d'autres  empereurs  se  montrèrent  au 
moins  aussi  portés  que  lui  à  modérer  les  conséquences 
de  la  loi.  Hadrien  écrivit  en  ce  sens  à  divers  gouver- 
neurs de  provinces,  en  particulier  au  proconsul  d'Asie 
C.  Minucius  Fundanus^:  nous  avons  encore  ce  dernier 
document.  L'apologiste  Méliton  ^  pouvait  citer  ces  let- 
tres à  Marc-Aurèle,  en  même  temps  que  d'autres,  adres- 


^  Eus.,  IV,  9.  Eusèbs  avait  trouvé  cette  pièce,  en  latin,  à 
la  suite  de  la  première  apologie  de  saint  Justin.  Il  la  traduisit 
en  grec.  C'est  ce  texte  qu'on  lit  maintenant  dans  les  manuscrits 
de  Justin.  On  a  supposé  sans  fondement  que  Rufin,  au  lieu  de 
retraduire  ce  document  en  latin,  serait  allé  en  demander  le 
texte  original  aux  manuscrits  de  saint  Justin.  Ce  serait  bien 
étonnant  de  la  part  d'un  tel  auteur. 

2Eusèbe,  H.  E.,  lY,  26. 

DccHEsxE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  ^ 


114  CHAPITRE   YlII. 

sées  par  Antonin  aux  villes  de  Larissa,  de  Thessalonique^ 
d'Athènes,  et  à  rassemblée  (/.oivov)  d'Acliaïe  K 

De  tons  ces  documents,  pour  autant  que  nous  les 
connaissons,  se  dégage  une  préoccupation,  non  de  bien- 
veillance, mais  de  mesure.  Il  ne  faut  pas  croire  qu'il 
en  soit  résulté,  pour  les  chrétiens,  une  enviable  tran- 
quillité. Leurs  écrits,  sous  ces  bons  empereurs,  nous  les 
montrent  vivant  avec  la  perspective  du  martyre  et  se 
familiarisant  avec  elle.  Quelques  faits  précis  et  bien  at- 
testés s'encadrent  tout  naturellement  dans  ces  lignes. 
Les  martyrs  dont,  par  un  heureux  hasard,  nous  connais- 
sons le  nom  ou  l'histoire,  n'ont  nullement  l'apparence 
d'être  des  exceptions.  C'est  que  la  question  ne  se  posait 
pas  seulement  entre  le  gouvernement  et  les  chrétiens. 
Il  j  avait  aussi  les  passions  locales,  les  éclats  d'opinion^ 
les  émeutes,  les  pressions  exercées  sur  l'esprit  soit  des 
magistrats  municipaux,  soit  même  des  gouverneurs  de 
province.  C'est  contre  ces  influences  que  réagissait,  de 
temps  à  autre,  le  bon  sens  de  l'empereur.  Mais  il  ne 
réagissait  pas  toujours,  et,  même  dans  les  cas  où  il  inter- 
venait, ce  n"était  pas  sans  tenir  compte  de  ce  qui  demeu- 
rait la  légalité,  de  cette  légalité  qu'avait  appuyée  dès 
l'origine  et  qu'appuyait  encore  la  raison  d'Etat. 


^  Les  rescrits  d' Antonin  le  Pieux  à  l'assemblée  d'Asie  et 
de  Marc-Aurèle  au  sénat  romain  (affaire  de  la  Légion  fulmi- 
nante) à  propos  des  chrétiens,  sont  apocryphes.  On  les  imprime 
ordinairement  à  la  suite  des  apologies  de  saint  Justin.  La  pre- 
mière en  imposa  à  Eusèbe,  qui  la  reproduisit  (sous  le  nom  de 
Marc-Aurèle),  H.  E.,  IV,  13. 


LE   CHRISTIANISME    ET    LA    LÉGALITÉ  115 

En  somme,  si  les  empereurs  du  second  siècle  ne  se 
laissèrent  pas  entraîner  à  des  mesures  d'extermination, 
il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'ils  aient  assuré  aux  chré- 
tiens un  régime  de  sécurité.  S'ils  s'abstinrent  de  prendre 
l'attitude  résolue  des  Dèce  et  des  Dioclétien,  c'est  sans 
doute  par  suite  de  l'indifférence  dédaigneuse  où  les  trou- 
vaient ces  conflits  de  sectes  et  de  doctrines,  peut-être 
parce  qu'ils  se  fiaient  outre  mesure  à  la  résistance  des 
autres  sectes  ou  de  l'esprit  philosophique.  Au  III*  siècle, 
alors  que  ces  ressources  eurent  manifesté  leur  insuffi- 
sance et  que  le  danger  chrétien  se  fut  montré  plus  pres- 
sant, on  renforça  l'action  gouvernementale,  mais  par  in- 
tervalles seulement,  sans  esprit  de  suite.  Il  était  trop 
tard:  l'Eglise  échappa  et  ce  fut  l'empire  qui  fut  vaincu. 


CHAPITRE  IX. 


La  fin  du  judéo-christianisme. 


Mort  de  Jacques,  frère  du  Seignenr.  —  L'insurrection  de  l'an  66:  émi- 
gration de  l'église  de  Jérusalem.  —La  révolte  de  Bar-Kocheba:  .Elia  Capi- 
tolina.  —  Les  évêques  judéo-chrétiens.  —  L'évangile  selon  les  Hébreux.  — 
Eapports  avec  les  autres  chrétiens.  —  Hégésippe.  —  Les  Ebionites.  —  Les 
Elkasaïtes. 


Pendant  qu'à  Rome,  devant  le  tribunal  imj)érial,  se 
débattait  l'affaire  de  saint  Paul,  l'église  judaïsante  de  Jé- 
rusalem traversait,  elle  aussi,  une  crise  des  plus  graves. 
Le  procurateur  Festus  étant  venu  à  mourir,  il  fallut  du 
temps  pour  que  son  successeur  Albinus  parvînt  en  Pa- 
lestine. De  là  un  intervalle  de  confusion  et  d'anarchie. 
Le  grand-prêtre,  à  ce  moment,  était  Hanan  II,  fils  du 
Hanan  (Anne)  de  la  Passion,  et  parent  de  l'Ananie  dont 
il  est  question  dans  l'histoire  de  saint  Paul  \  Comme 
eux  il  exécrait  les  «  Nazaréens  » .  Profitant  avec  empres- 
sement des  circonstances  favorables,  il  s'attaqua  à  leur 
chef  local,  Jacques,  frère  du  Seigneur.  Ce  personnage 
paraît  avoir  été  universellement  vénéré  à  Jérusalem,  non 
seulement  des  chrétiens,  mais  des  juifs  eux-mêmes.  On 
parla  longtemps  de  ses  austérités,  de  ses  longues  prières 
dans  le  Temple.  Le  populaire  l'appelait  le  Juste,  le  rem- 

»  Acf.,  XXIII,  XXIV. 


LA    FIN    DU   JUDÉO-CHRISTIANISME  117 

part  du  pe.uple  (Obliam).  Cela  ne  le  défendit  pas  contre 
les  rancunes  du  haut  sacerdoce.  Hanan  réunit  le  sanhé- 
drin, fit  comparaître  Jacques  et  quelques  autres  et  obtint 
contre  eux  une  sentence  de  mort.  Jacques  et  ses  com- 
pagnons furent  lapidés  près  du  temple.  On  l'enterra  au 
même  endroit  :  cent  ans  plus  tard  on  y  voyait  encore 
sa  stèle  funéraire  ^ 

Hanan  paya  son  audace.  Des  protestations  furent 
adressées  au  procurateur,  qui  arrivait  d'Alexandrie,  et 
au  roi  Agrippa  II,  lequel  destitua  aussitôt  le  grand-prêtre. 

On  était  à  l'année  62.  Quatre  ans  après,  sous  le  pro- 
curateur Gessius  Florus,  successeur  d'Albinus,  la  révo- 
lution, qui  couvait  depuis  longtemps,  éclata  à  Jérusalem. 
A  l'automne  de  66,  la  garnison  romaine  fut  massacrée 
et  l'insurrection  s'étendit  aussitôt  à  la  Judée  et  aux  pa^^s 
voisins.  Une  tentative  de  Cestius  Gallus,  légat  de  Syrie, 
pour  reprendre  la  ville  sainte,  demeura  infructueuse.  L'an- 
née suivante,  Vespasien,  chargé  par  Néron  de  réprimer 
le  mouvement,  fit  rentrer  la  Galilée  dans  l'obéissance. 
Mais  la  mort  de  l'empereur  (68)  et  les  troubles  qui  la 
suivirent  arrêtèrent  le  progrès  de  la  répression.  Pendant 
ce  temps  Jérusalem  était  en  proie  aux  factions  et  subis- 
sait le  régime  de  la  terreur.  Le  grand-prêtre  Ananie  et 
tous  les  chefs  de  l'aristocratie  sacerdotale  furent  mas- 
sacrés par  l'émeute  ;  des  fanatiques  et  des  brigands  se 
disputèrent  la  possession  du  Temple  et  des  forteresses; 


*  Voir  dans  Eusèbe,  H.  E.,  II,  23,  les  récits  de  Josèphe  et 
d'Hégésippe  sur  ces  événements.  Cf.  Josèphe,  Ant.,  XX,  9,  1. 


118  CHAPITRE   TX. 

partout  l'anarchie,  l'iiicendie  et  le  massacre.  Ce  n'était 
plus  la  cité  sainte,  c'était  le  vestibule  de  l'enfer. 

Les  chrétiens,  à  qui  leurs  chefs  communiquèrent  un 
avertissement  céleste  \  se  décidèrent  à  la  quitter.  Ils  se 
transportèrent  à  Pella,  en  Décapole,  dans  le  royaume 
d'Agrippa  II.  Pella  était  une  ville  hellénique,  païenne  ; 
on  s'en  arrangea  cependant.  Longtemps  après,  d'autres 
groupes  judéo-chrétiens  sont  signalés  ^  par  Jules  Afri- 
cain (v.  230j  à  Kokhaba,  dans  le  pays  transjordanéen,  et 
à  Nazareth  en  Galilée.  Au  IV*"  siècle  il  y  en  avait  un 
à  Bérée  (Alep)  dans  le  nord  de  la  Syrie  ^.  On  ne  peut 
dire  à  quel  moment  ils  essaimèrent  soit  de  la  commu- 
nauté de  Jérusalem,  soit  de  celle  de  Pella  ^ 

La  dispersion  se  maintint  après  la  guerre.  Il  ne  pou- 
vait être  question  de  revenir  à  Jérusalem,  rasée  jusqu'au 
sol,  si  bien  qu'à  peine  pouvait-on  s'apercevoir  qu'elle 
avait  été  habitée.  Pendant  soixante  ans  il  n'y  eut  là  que 
le  camp  de  la  dixième  légion  (leg.  X  Fretemis).  L'em- 
pereur Hadrien  décida  de  fonder  sur  cet  emplacement 
une  ville  nouvelle,  une  ville  païenne,  bien  entendu,  avec 
un  temple  qui  devait  s'élever  dans  l'enceinte  de  l'ancien 
sanctuaire.   Cette  profanation,  analogue  à  ceUe  d'Antio- 


Eusèbe,  H.  E.,  III,  5. 

2  Eusèbe,  H.  E.,  I,  7,  14. 

3Epiph.,  Haer.,  XXIX,  7. 

*  La  Didascalie  des  Apôtres,  composition  du  III«  siècle  plus 
ou  moins  avancé,  semble  provenir  d'un  milieu  sur  lequel  les 
communautés  juives  et  judéo-chrétiennes  pouvaient  avoir  encore 
quelque  influence.  Cf.  Harnack,    Chronologie,  t.  II,  p.  495. 


LA   FIN    DU  JUDÉO-CHRISTIANISME  IID 

chus  Epiphane,  souleva  les  restes  d'Israël.  Le  chef  de 
l'insurrection,  Simon-bar-Kochéba,  soutenu  par  le  célèbre 
rabbin  Aquiba,  se  présenta  aux  juifs  comme  le  Messie 
toujours  attendu.  La  légion  de  Jérusalem  fut  chassée  de 
son  camp  ;  pendant  quelque  temps  les  juifs  occupèrent 
les  ruines  de  leur  ville  sainte.  Mais  Jérusalem  n'avait 
plus  d'importance  militaire  ;  c'est  dans  une  localité  voi- 
sine, à  Béther,  que  les  insurgés  durent  être  forcés.  On 
y  arriva,  après  trois  ans  (132-135)  d'une  guerre  sanglante, 
d'où  la  Palestine  sortit  ruinée  et  dépeuplée. 

Les  judéo-chrétiens  ne  pouvaient  reconnaître  Bar- 
Kochéba  comme  le  Messie  d'Israël  ;  ils  refusèrent  de  s'as- 
socier à  la  révolte.  Mal  leur  en  prit,  car  les  insurgés 
les  poursuivirent  avec  l'acharnement  que  l'on  23eut  sup- 
poser en  de  telles  circonstances  ^  La  victoire  des  Ro- 
mains rendit  la  paix  à  leurs  communautés,  qui  conti- 
nuèrent leur  existence  obscure.  Les  plans  d'Hadrien  fu- 
rent mis  à  exécution.  La  colonie  d'^Elia  Capitolina  s'éleva 
sur  l'emplacement  de  Jérusalem,  avec  ses  édifices  pro- 
fanes, son  théâtre,  ses  sanctuaires  païens.  Sur  la  colline 
du  Temple,  Jupiter  eut  son  Capitole  et  l'empereur  sa 
statue.  On  n'oublia  pas  les  lieux  saints  des  chrétiens: 
im  temple  de  Vénus  fut  installé  sur  le  Calvaire.  Le  sé- 
jour de  la  nouvelle  ville  fut  interdit  aux  juifs,  sons  peine 
de  mort.  Dans  ces  conditions  les  chrétiens  judaïsants 
ne  pouvaient  que  s'en  tenir  éloignés.  C'est  ce  qu'ils  firent. 
Dans  le  monde  judéo-chrétien,  l'autorité  paraît  être,  restée 

^  Justin,  Apol.  I,  31. 


120  CHAPITRE   IX. 

très  longtemps  entre  les  mains  des  parents  du  Sauveur  : 
Jacques  était  «  frère  du  Seigneur  »  ;  Siméon,  qui  lui  suc- 
céda comme  chef  de  l'église  de  Jérusalem  et  qui  vécut 
jusqu'au  temps  de  Trajan,  était  aussi  parent  du  Christ, 
Deux  fils  d'un  autre  «  frère  du  Seigneur  » ,  Judas,  fu- 
rent signalés  à  la  police  de  Domitien  ;  on  leur  fit  faire 
le  voyage  de  E/Ome  et  l'empereur  les  interrogea  lui-même. 
Il  se  convainquit  que  des  gens  aussi  chétifs  ne  pouvaient 
être  dangereux  et  que  le  royaume  des  cieux  n'était  pas 
une  menace  pour  l'empire  romain.  Les  deux  fils  de  Da- 
vid furent  renvoyés  dans  leur  pays,  où  ils  «  présidèrent 
aux  églises  »  ^  L'évêque  Siméon  ne  s'en  tira  pas  à  si  bon 
compte.  Nous  savons  par  Hégésippe  qu'il  fut  martyrisé 
sous  Trajan,  Atticus  étant  (v.  107)  gouverneur  de  Pa- 
lestine ^.  Au  temps  de  Jules  Africain,  en  plein  troisième 
siècle,  il  y  avait  encore  des  Desposyni  (gens  du  Seigneur), 
que  les  cercles  judéo-chrétiens  tenaient  en  haute  estime  ■^. 
Eusèbe  ^  nous  a  conservé  une  liste  des  anciens  évêques 
de  Jérusalem  qu'il  dit  s'être  succédé  jusqu'à  la  révolte 
des  juifs  sous  Hadrien  (132).  Les  deux  premiers  sont 
Jacques  et  Siméon,  avec  lesquels  on  arrive  à  l'an  107  ; 
il  resterait  treize  évêques  à  répartir  en  vingt-cinq  ans; 
c'est  beaucoup.  Si  l'on  accepte  la  liste  et  la  limite  telles 
que  les  donne  Eusèbe,  il  sera  naturel  d'y  voir  des  évê- 


'  Hégésippe,   cité  par  Eusèbe,  H.  E.,  III,  20. 
-  Eusèbe,  H.  E.,  III,  32.  La  date  de  l'an  107  est  celle  de  sa 
Chronique. 

3  Eusèbe,  H.  E.,  I,  7. 
^  //.  E.,  IX,  5. 


LA   FIN    DU   JUDÉO-CHRISTIANISME  121 

ques,  non  seulement  de  Pella,  mais  de  quelques  autres 
colonies  de  la  communauté  primitive  de  Jérusalem. 

Un  document  plus  intéressant,  sur  ces  vieux  chrétiens, 
serait,  si  nous  l'avions  plus  complet,  l'évangile  dont  ils 
se  servaient.  C'était,  bien  entendu,  un  évangile  hébreu, 
c'est-à-dire  araméen.  Il  fut,  d'assez  bonne  heure,  traduit 
en  grec.  C'est  alors  qu'il  reçut  la  dénomination  d'évan- 
gile selon  les  Hébreux,  zaO'  'K^:aio'j;.  Saint  Jérôme  ^  en 
parle  souvent:  il  en  connut  le  texte  sémitique,  qu'il  iden- 
tifie quelquefois  avec  l'original  hébreu  de  saint  Matthieu  ^. 
Ceci  suppose  qu'il  j  avait  entre  le  saint  Matthieu  ca- 
nonique et  l'évangile  «  des  Hébreux  »  une  ressemblance 
assez  marquée.  Les  différences,  cependant,  à  en  juger 
par  les  fragments  conservés,  étaient  de  quelque  impor- 
tance. Cet  évangile  ne  paraît  pas  être  moins  ancien  que 
nos  Synoptiques,  dont  il  ne  dépend  en  aucune  façon:  il 
aura  été  rédigé  dans  le  sein  de  la  communauté  de  Pella  ■"^. 

C'est  de  Pella  qu'était  originaire  Ariston,  Fauteur 
du  dialogue  de  Papiscus  et  de  Jason^,  ouvrage  de  pro- 
pagande, où  l'on  voyait  (car  il  est  perdu)  un  juif  dis- 
cuter avec  un  judéo-chrétien  et  se  rendre  à  ses  raisons. 

'  Saint  Epiphane  iHaer.,  XXIX,  0)  en  connaît  l'existence, 
mais  il  en  parle  comme  quelqu'un  qui  ne  l'avait  pas  vu. 

-  Saint  Epiphane  en  fait  autant.  Depuis  Papias  il  était 
question  d'un  Matthieu  hébreu,  que  personne  n'avait  vu  et  qu'il 
était  naturel  d'identifier  avec  un  texte  comme  celui  des  Naza- 
réens. 

3  Zahn,  KanojifigeschîcJite,  t.  IT,  p.  642  et  suiv.  ;  Harnack, 
Chronologie,  t.  I,  p.  631  et  suiv.  Cf.  Hilgenfeld,  X.T.  extra  cano- 
nem,  fasc.  IV,  p.  15;  et  le  mémoire  de  Handmann,  dans  les 
Texte  and  Un t ers.,  1888. 


1 


122  CHAPITRE   IX. 

Cet  écrit  parut  peu  après  la  révolte  de  Bar-Kochéba;  il 
fournit  sur  ce  sujet  quelques  renseignements  à  Eusèbe  ^ 

Cette  église  de  Pella,  même  en  y  rattachant  ses  co- 
lonies de  Palestine  et  de  Syrie,  ne  saurait  être  consi- 
dérée comme  représentant  tout  le  judéo-christianisme. 
La  Diaspora  comptait,  un  peu  partout,  et  surtout  dans 
les  grands  centres,  comme  Alexandrie,  des  juifs  con- 
vertis au  christianisme,  mais  qui  ne  se  croyaient  pas  dis- 
pensés de  la  Loi.  Ils  profitaient,  jDOur  être  chrétiens,  de 
la  grande  tolérance  doctrinale  '  qui  régnait  au  sein  du 
judaïsme,  mais  ils  demeuraient  juifs.  Avec  les  autres 
chrétiens,  dont  certes  ils  admettaient  l'existence,  leurs 
rapports  devaient  être  à  peu  près  ceux  que  Pierre  et 
Barnabe  avaient  autorisés  à  Antioche,  au  grand  scan- 
dale de  Paul.  Justin^  connaît  des  chrétiens  de  ce  type; 
il  pense  qu'ils  seront  sauvés,  pourvu  qu'ils  ne  forcent 
pas  les  fidèles  venus  d'ailleurs  à  suivre  leur  genre  de 
vie.  Il  sait  pourtant  que  son  sentiment  n'est  pas  celui 
de  tout  le  monde  et  que  certains  n'acceptent  pas  la  com- 
munion des  judéo-chrétiens. 

Justin  ne  parle  que  des  individus:  il  ne  nous  ren- 
seigne pas  sur  la  situation  des  communautés,  ni  sur  leurs 


1  //.  E.,  IV,  6.  Les  textes  sur  Ariston  de  Pella  sont  réunis 
dans  Harnack,  Alfchr.  Litferafur,  t.  I,  p.  1)2. 

2  On  en  a  une  idée  quand  on  se  rappelle  que  l'on  pouvait 
penser  comme  Philon  ou  comme  Aquiba,  croire  à  la  résurrection 
des  morts  ou  à  l'anéantissement  définitif,  attendre  le  Messie 
ou  bafouer  cette  espérance,  philosopher  comme  l'Ecclésiaste  ou 
comme  la  Sagesse  de  Salomon,  etc. 

3Dial.,  47. 


LA   FIN    DU   JUDÉO-CHllISTIANISME  123 

rapports  avec  les  représentants  de  la  grande  Eglise.  Hé- 
gésippe,  au  déclin  du  IF  siècle,  est  un  peu  plus  précis. 
Il  nous  montre  «  l'Eglise  » ,  c'est-à-dire  «  l'église  de  Jé- 
rusalem » ,  d'abord  fidèle  à  la  tradition,  puis  travaillée 
par  diverses  hérésies,  dont  un  certain  Tliéboutis,  par 
dépit  de  n'être  pas  devenu  évêque,  donna  le  premier 
spécimen.  Selon  lui  ces  hérésies  se  rattachaient  aux  di- 
verses sectes  juives,  Esséniens,  Galiléens,  Hémérobap- 
tistes,  Masbothéens,  Samaritains,  Sadducéens,  Pharisiens. 
Cette  énumération  contient  des  termes  assez  dissembla- 
bles, mais  l'idée  générale  est  juste  et  les  faits  la  con- 
firment. Comme  le  judaïsme  dont  elle  était  issue,  l'église 
judéo-chrétienne  donnait  à  la  pratique  de  la  Loi  une 
importance  hors  ligne  et  ne  se  défendait  pas  assez  contre 
les  spéculations  doctrinales. 

Hégésippe  était  judéo-chrétien;  c'est  l'impression 
d'Eusèbe  qui  l'a  lu  tout  entier,  et  cela  parait  bien  ré- 
sulter aussi  de  l'usage  qu'il  faisait  de  l'évangile  des  Hé- 
breux, de  son  langage  semé  de  mots  hébraïques,  enfin 
de  sa  familiarité  avec  l'histoire  de  l'église  de  Jérusalem. 

Celle-ci  est  évidemment  pour  lui  une  église  orthodoxe 
et  vénérable.  Cependant  il  ne  se  trouvait  pas  dépaysé 
en  des  milieux  comme  ceux  de  Corinthe  et  de  Home. 
Il  s'enquérait  des  successions  épiscopales  et  de  la  façon 
dont  elles  conservaient  la  tradition  primitive.  Selon  lui, 
tout  s'y  passait  comme  l'avaient  enseigné  la  Loi,  les 
Prophètes  et  le  Seigneur. 

Les  sentiments  optimistes  de  Justin  et  d'Hégésippe 
n'eurent  point  d'influence    sur   la    tradition.    L'opinion 


124  CHAPITRE   IX. 

défavorable  aux  judéo-chrétiens  prit  le  dessus  avec  saint 
Iréiiée  et  Origène  \  Pour  ces  auteurs,  le  judéo-christia- 
nisme est  une  secte,  la  secte  des  Ebionites  ou  Ebio- 
néens,  'E^iojvaioi.  Ce  terme,  d' où  l'on  ne  tarda  pas  à 
déduire  le  nom  d'un  fondateur  imaginaire,  Ebion,  si- 
gnifie Pauvres.  Les  judéo-chrétiens  de  Syrie  avaient  été 
dès  l'origine,  désignés  par  le  nom  de  Nazaréens  ^,  qui 
figure  déjà  ^  dans  les  Actes  ;  ce  nom  dérivait  évidem- 
ment de  celui  du  Seigneur,  Jésus  de  Nazareth.  Il  est 
possible  qu'ils  se  soient  appelés  ou  qu'on  les  ait  appe- 
lés Ebion i m,  sans  aucune  intention  de  dénigrement. 
L'Evangile  ne  dit-il  pas  :  «  Bienheureux  les  pauvres  !  »  '*. 
Plus  tard,  les  controversistes  de  la  grande  Eglise,  fiers 
de  leur  christologie  trascendante,  rattachèrent  à  ce  mot 
l'idée  de  pauvreté  doctrinale  et  en  firent  un  sobriquet. 
Origène  a  bien  vu,  ce  qui  a  échappé  à  saint  Irénée, 
qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  hérésie  proprement  dite, 
comme  celles  de  Cérinthe  ou  de  Carpocrate,  mais  de  la 

1  Irénée,  Adv.  haer.,  I,  26;  III,  11,  15,  21;  IV,  33;  Y,  1.  — 
Origène,  Adv.  Celsum,  II,  1;  V,  61,  65;  In  Maith.,  XVI,  12.  — 
Tertullien,  Praescr.,  33,  Ilippolyte  (représenté  par  Fraescr.,  48 
etPhilastre,  37),  les Philosojjhumena  (VII,  34),  dépendent  d'Irénée 
et  n'ajoutent  rien  d'intéressant. 

^  C'est  le  terme  employé  par  saint  Epiphane,  notamment 
dans  le  chapitre  (XXIX)  de  son  Panariinn  qu'il  consacre  à 
cette  secte.  L'appellation  di'Ehionéens,  s'applique  chez  lui  à  un 
système  hérétique  spécial  dont  il  sera  bientôt  question.  Pour 
désigner  les  judéo-chrétiens,  saint  Jérôme  emploie  couramment 
le  terme  de  Nazaréens;  mais  on  voit  que,  pour  lui,  Ebionites  et 
Nazaréens  c'est  tout  un. 

^Act.,   XXIV,  5. 

*  Luc,  VI,  20;  Matth.,  V,  3. 


LA   FIN   DU   JUDÉO-CHRISTIANISME  125 

survivance,  à  l'état  arriéré,  du  judéo-christianisme  des 
premiers  temps.  Dans  la  description  de  saint  Irénée,  les 
Ebionéens  se  caractérisent  par  leur  fidélité  aux  obser- 
vances mosaïques  \  circoncision  et  autres;  ils  ont  une 
grande  vénération  pour  Jérusalem  et  se  tournent  vers 
elle  pour  faire  leurs  prières  ;  ils  professent  que  le  monde 
a  été  créé  par  Dieu  lui-même,  ce  qui  les  distingue  des 
gnostiques  de  toute  catégorie.  Ils  s'attachent  surtout  à 
la  Loi;  pour  les  Prophètes  ils  ont  des  explications  sub- 
tiles '.  Voilà  pour  leur  judaïsme.  Quant  à  leur  christia- 
nisme, on  remarque  qu'ils  ne  se  servent  que  d'un  évan- 
gile, celui  de  saint  Matthieu  ^,  qu'ils  rejettent  les  épîtres 
de  saint  Paul,  cet  apôtre  étant  pour  eux  un  apostat,  et 
qu'ils  considèrent  le  Sauveur  comme  le  fils  de  Joseph. 
Sur  ce  point,  cependant,  il  y  avait  des  opinions  diverses  : 
Origène  atteste  que  la  naissance  miraculeuse  était  ad- 
mise par  les  uns,  rejetée  par  les  autres. 

Ainsi  le  confinement  dans  la  Loi  avait  amené  les  ju- 
déo-chrétiens à  se  séparer  insensiblement  de  la  grande 
Eglise.  En  dépit  de  certaines  attitudes  individuelles  et 
de  certaines  opinions  bienveillantes,  cette  séparation 
était  déjà  manifeste  au  déclin  du  IP  siècle. 

Elle  se  traduisait  même  par  des  polémiques.  Vers 
la  fin   du  IP  siècle,   un   certain   Symmaque,   ébionéen, 


^  Dans  la  description  des  Philosophumena  il  est  dit  que  si 
Jésus  a  reçu  ce  nom  et  celui  de  Christ  de  Dieu,  c'est  à  cause 
de  sa  fidélité  à  la  Loi. 

2  Quae  autem  sunt  prophetica,  curiosius  exponere  nituntur. 

3  Confusion  avec  l'évangile  des  Hébreux. 


126  CHAPITRE   IX. 

connu  pour  avoir  exécuté  une  version  grecque  de  l'An- 
cien Testament,  écrivit  pour  défendre  contre  les  autres 
chrétiens  l'attitude  spéciale  de  ses  coreligionnaires  ^ 

Ceux-ci  étaient  répandus  un  peu  partout  dans  les 
grandes  juiveries.  La  version  grecque  de  leur  évangile 
fut  connue  en  Egypte  de  très  bonne  heure,  dès  le  temps 
de  Trajan:  le  nom  d'  «  Evangile  selon  les  Hébreux  », 
qu'on  lui  donna,  fut  sans  doute  imaginé  pour  le  dis- 
tinguer d'un  autre  évangile  reçu  dans  le  pays,  1'  «  Evan- 
gile selon  les  Egyptiens  » ,  en  usage  dans  la  communauté 
chrétienne  d'Alexandrie. 

Beaucoup  plus  loin,  dans  les  populations  du  sud  de 
l'Arabie,  où  le  judaïsme  avait  fait  déjà  et  ne  cessa  de 
faire  de  nombreuses  recrues,  la  prédication  évangélique 
s'était  fait  entendre  sous  sa  forme  judéo-chrétienne. 
Pantène,  qui  visita  ce  pays  vers  le  temps  de  Marc-Au- 
rèle,  y  trouva  l'évangile  hébreu  ^,  que  l'on  disait  avoir 


^  Eiisèbe,  H.  E.,  "\^,  16,  17,  par  lequel  nous  savons  qu'Ori- 
gène  tenait  ces  livres  d'une  dame  appelée  Juliana  (de  Césarée 
en  Cappadoce,  cf.  Pallade,  H.  Laus.,  147)  qui  les  avait  reçus 
en  héritage  de  Symmaque  lui-même.  Divers  auteurs  latins  du 
IV®  et  du  V«  siècle  connaissent  des  Symmachiens  comme  for- 
mant une  secte  judéo-chrétienne  (Yictorinus  rhet.,  In  Gai.,  I,  19  ; 
II,  26;  Philastrius,  haer.  62;  Ambrosiast.,  In  Gai.,  prologue; 
saint  Augustin,  Contra  Faustum,  XIX,  4. 17  ;  Conira  Cresconium^ 
I,  31).  Au  temps  de  saint  Augustin  elle  ne  comptait  plus  qu'un 
très  petit  nombre  d'adeptes.  Saint  Epiphane,  De  rnens.  et  pond., 
18-19,  fait  de  Symmaque  un  samaritain  converti  au  judaïsme. 
Ce  renseignement  est  isolé.  Cf.  Harnack,  Chron.,  II,  p.  164. 

2  Eusèbe,  qui  nous  rapporte  le  fait  [H.  E.,  V,  10),  identifie, 
selon  l'usage,  cet  évangile  hébreu  avec  l'original  de  saint  Mat- 
thieu. 


LA   FIN    DU   JUDÉO-CHRISTIANISME  127 

été  rapporté  par  Fapôtre  Bartliélem}',  premier  mission- 
naire de  ces  contrées  lointaines. 

Cependant,  même  avec  cette  diaspora,  l'église  judaï- 
sante  resta  toujours  j^eu  nombreuse.  Elle  eut  sans  doute 
à  souffrir,  sous  Trajan  et  sous  Hadrien,  des  calamités 
qui  s'abattirent  alors  sur  la  nation  juive.  Au  temps 
d'Origène  elle  faisait  petite  figure.  Le  grand  exégète 
écarte  ^  l'idée  que  les  1440CX}  élus  d'Israël,  dans  l'Apo- 
calypse, puissent  représenter  des  judéo-chrétiens  :  ce 
chiffre  lui  semble  tro]D  élevé.  Comme  Origène  écrit  après 
deux  siècles  d'Evangile,  son  comput  doit  s'étendre  à 
cinq  ou  six  générations.  On  voit  qu'il  n'a  pas  l'idée  de 
grandes  multitudes. 

Il  y  avait  encore  des  Nazaréens  au  IV"  siècle.  Eusèbe, 
saint  Epiphane,  saint  Jérôme,  celui-ci  surtout,  les  ont 
connus.  C'est  le  plus  souvent  à  propos  de  leur  évangile 
qu'il  est  question  d'eux.  Quand  on  parle  de  leur  doc- 
trine, l'appréciation  n'est  pas  favorable  ^.  Ça  et  là  on 
distingue  chez  eux  quelques  traces  de  l'influence  exercée 
par  la  grande  Eglise  ou  même  de  rapprochement  avec 
elle.  La  fusion  s'opéra  sans  doute,  mais  par  démarches 

1  In  Joh.,  I,  1. 

^  «  Quid  dicani  de  Hebionitis  qui  christianos  se  simulant? 
Usque  hodie  per  totas  Orientis  sj'iiagogas  inter  Judaeos  liaeresis 
est  quae  dicitur  Minaeorum  et  a  Pharisaeis  nunc  usque  dam- 
natur,  quos  vulgo  Nazaraeos  nuncupant,  qui  credunt  in  Christum 
lilium  Dei  natum  de  virgine  Maria  et  eum  dicunt  esse  qui  sub 
Pontio  Pilato  passus  est  et  resurrexit,  in  quem  et  nos  credimus. 
Sed  dum  volunt  et  Judaei  esse  et  Christiani,  nec  Judaei  sunt 
nec  Christiani  ».  Saint  Jérôme,  Ep.  ad  August.  89.  —  Saint  Epi- 
phane les  classe  sans  hésiter  parmi  les  hérétiques  {Haer.,  XXIX). 


1 


128  CHAPITRE    IX. 

individuelles.  Aucune  des  communautés  judéo-chrétien- 
nes n'entra  comme  telle  dans  les  cadres  des  patriarcats 
orientaux. 

Ainsi  finit  le  judéo-cliristianisme,  obscurément  et 
misérablement.  L'Eglise,  à  mesure  qu'elle  s'était  déve- 
loppée dans  le  monde  gréco-romain,  avait  laissé  son  ber- 
ceau derrière  elle.  Elle  avait  dû  s'émanciper  du  judéo- 
christianisme,  tout  comme  du  judaïsme  lui-même.  A  son 
dernier  voyage  à  Jérusalem,  saint  Paul  avait  eu  à  subir  et 
les  brutalités  des  juifs  et  la  malveillance  des  judaïsants  ; 
c'est  auprès  des  Romains  qu'il  avait  trouvé  refuge  et 
protection  relative.  Cette  situation  est  symbolique. 

3Iais  ce  n'est  pas  seulement  au  judaïsme  légaliste 
que  saint  Paul  avait  eu  affaire.  Il  avait  aussi  rencontré 
sur  son  chemin  un  judaïsme  raffiné,  qui  superposait  aux 
observances  mosaïques  des  rites  particuliers  et  des  pra- 
tiques d'ascétisme,  en  même  temps  qu'il  complétait  la 
simple  foi  d'Israël  par  de  hautes  spéculations  religieuses 
ou  philosophiques.  Les  Esséniens,  sur  le  sol  de  la  Pa- 
lestine, Philon  et  les  gens  de  son  type  dans  la  Disper- 
sion, représentent  des  formes  diverses  de  cette  tendance 
à  perfectionner  la  tradition.  Elle  ne  manqua  pas  de  se 
faire  sentir  dans  les  primitives  communautés  chrétiennes. 
C'est  à  ce  judaïsme  sublime  que  se  rattachaient  les  doc- 
teurs que  saint  Paul  combattit  dans  ses  lettres  aux  Asia- 
tiques et  ceux  que  saint  Ignace  connut  plus  tard.  Il 
s'exprime,  en  particulier,  dans  la  doctrine  de  Cérinthe. 
Au  second  siècle,  il  semble  que  ce  mouvement  se  soit 


LA   FIN    DU   JUDÉO-CHRISTIANISME  129 

un  peu  apaisé  ;  à  tout  le  moins  cesse-t-il  d'être  percep- 
tible dans  le  tapage  des  sectes  gnostiques.  Une  centaine 
d'années  après  Cérinthe  et  saint  Ignace,  il  est  de  nou- 
veau question  d'une  propagande  judéo-chrétienne  de  ce 
type  ^  Au  temps  du  pape  Calliste  (217-222)  un  certain 
Alcibiade,  venu  d'Apamée  en  Syrie,  la  représentait  à 
Home.  Il  était  porteur  d'un  livre  mystérieux,  commu- 
niqué, dans  le  pays  fabuleux  des  Sères,  à  un  liomme 
juste  appelé  Elkasaï,  l'an  3  de  Trajan  (100)  ^.  Elkasaï 
l'avait  reçu  d'un  ange  haut  de  trente  lieues,  appelé  le 
Fils  de  Dieu:  près  de  lui  figurait  un  être  femelle,  de 
même  dimension,  le  Saint-Esprit  ^.  La  révélation  n'est 
qu'une  prédication  de  pénitence,  ou  plutôt  de  purifica- 
tion par  le  baptême  incessamment  renouvelé.  L'initié 
se  plongeait  dans  l'eau  en  invoquant  les  sept  témoins, 
c'est-à-dire  le  Ciel,  l'Eau,  les  Esprits  saints,  les  Anges 
de  la  prière,  l'Huile,  le  Sel,  la  Terre.  Cette  cérémonie, 
outre  qu'elle  purifiait  du  péché,  guérissait  aussi  de  la 
rage  et  autres  maladies.  Il  y  avait  des  formules  com- 
posées de  mots  syriaques  que  l'on  prononçait  à  rebours. 

1  riùlosoph.,  IX,  13;  cf.  Origène  (Eus.,  H.  E.,  VI,  38)  et  Epi- 
phane,  Haer.,  XXX. 

*  Il  n'est  pas  impossible  qu'un  tal  livre  ait  existé  et  mémo 
qu'il  ait  été  écrit  au  temps  de  Trajan.  Le  fond  de  celui-ci  était 
une  prédication  de  pénitence  ;  on  ne  voit  pas  pourquoi  les  Elka- 
saïtes  d'Alcibiade,  s'ils  l'avaient  fabriqué  eux-mêmes,  seraient 
allés  chercher  si  loin  un  message  de  pénitence.  En  ce  genre  de 
choses  la  promulgation  est  suivie  de  près  par  l'effet.  Que  l'on  se 
rappelle  la  prédication  d'Hermas,  à  peu  près  contemporaine  de 
■celle  d'Elkasaï.  Cf.  Harnack,  Chronologie,  II,  p.  167,  537. 

^  Le  mot  Esprit,  dans  les  langues  sémitiques,  est  du  féminin. 

DucHESXE.  Ilist.  anc.  de  VEyl.  -  T.  I.  9 


130  CHAPITRE    IX. 

Cette  secte  ne  paraît  pas  avoir  eu  beaucoup  de  succèsi 
en  dehors  de  son  pays  d'origine,  où  elle  se  diversifia 
sans  doute,  car  saint  Epipliane  en  connaît  plusieurs  va- 
riétés, qu'il  décrit  sous  les  noms  d'Osséens,  d'Ebionéens^ 
de  Sampséens.  De  son  temps  tout  cela  était  confiné- 
dans  les  23ays  situés  à  l'est  de  la  Mer  Morte  et  du  Jour- 
dain. De  la  famille  d'Elkasaï  il  restait  encore  deux  fem- 
mes, Martlious  et  Marthana,  que  leurs  coreligionnaires 
tenaient  en  grande  vénération. 

Ces  sectaires  observaient  les  rites  juifs,  mais,  sur  le- 
canon  des  Ecritures,  ils  avaient  des  idées  spéciales.  Les- 
Prophètes  étaient  répudiés.  De  la  Loi  on  écartait  tout 
ce  qui  a  trait  aux  sacrifices.  L'apôtre  Paul  était  honni 
et  ses  lettres  rejetées.  Le  Nouveau  Testament  s'ouvrait 
par  un  évangille  dont  saint  Epiphane  nous  a  conservé 
quelques  fragments.  Ce  texte  se  présentait  comme  ré- 
digé, au  nom  des  Douze  apôtres,  jDar  saint  Matthieu  \  Il  y 
avait  aussi  des  histoires  sur  les  apôtres,  contenues  dans- 
des  livres  spéciaux,  comme  les  «  Kérygmes  de  Pierre  »  ^ 
d'où  dérivent  les  Clémentines  ',  et  les    «  Ascensions  de 

^  Il  faut  bien  se  garder  de  confondre  avec  cette  production 
assez  tardive,  soit  l'évangile  des  Hébreux  dont  il  a  été  question 
ci-dessus,  soit  surtout  le  très  ancien  recueil  de  Lojia  dont  parle 
Papias  et  qui  paraît  être  une  des  sources  de  notre  évangile  cano- 
nique de  saint  Matthieu.  Le  nom  de  cet  apôtre  a  été  particuliè- 
rement exploité  par  les  fabricateurs  d'apocryphes.  Clément  d'A- 
lexandrie [Faedag.,  II,  1)  se  représente  saint  Matthieu  comme  un 
végétarien  de  profession.  Je  ne  sais  où  il  a  pris  cela,  mais  cette- 
circonstance  était  bien  faite  pour  le  recommander  aux  Elkasaïtes.. 

2  Les  nouvelles  études  sur  les  Clémentines  (Waitz,  Die  Pseii- 
doldementinen,  dans  les  Texie  iind  Unt.,  t.  XXV,  fasc.  4;  cf.  Har- 
nack,  Chronologie,  II,  p.  518  et  suiv.j  établissent  ainsi  qu'il  suit 


LA   FIN   DU   JUDÉO-CHRISTIANISME  131 

Jacques»,  citées  par  saint  Epipliane.  Dans  ces  divers 
écrits  l'ascétisme  est  fortement  inculqué,  surtout  l'ali- 
mentation végétarienne  et  l'horreur  du  vin.  Même  pour 
l'Eucharistie,  le  vin  était  remplacé  par  de  l'eau.  La 
christologie  ressemblait  à  celle  des  Ebionites  et  de  Cé- 
rinthe:  Jésus,  fils  de  Joseph  et  de  Marie  \  est  élevé  à 
l'état  divin  au  moment  de  son  baptême,  par  son  union 
avec  l'éon  Christ.  Celui-ci  était  identifié  par  les  uns 
avec  le  Saint-Esprit,  par  d'autres  avec  Adam,  par  d'au- 
tres enfin  avec  un  ange  supérieur,  créé  avant  toutes 
les  autres  créatures,  qui  se  serait  déjà  incarné  en  Adam 
et  en  divers  autres  personnages  de  l'Ancien  Testament. 
On  ne  nous  dit  pas  quel  était  le  rapport  de  ce  Christ 
avec  l'ange  appelé  Fils  de  Dieu. 

la  généalogie  de  ces  écrits.  D'abord  un  livre  intitulé  Kérygmes 
de  Pierre,  couiposé  vers  la  fin  du  II«  siècle  ou  le  commencement 
du  ni®  ;  la  lettre  de  Pierre  à  Jacques  avec  la  protestation  y 
annexée  (Migne,  P.  G.,  t.  II,  p.  25)  en  formait  la  préface.  C'était 
un  livre  judéo-chrétien,  antipaulinien,  dans  des  idées  analogues 
à  celles  d'Alcibiade.  Vers  le  même  temps  un  livre  catholique, 
antignostique,  racontait  les  conflits  de  saint  Pierre  avec  Simon, 
considéré  comme  représentant  général  de  toutes  les  hérésies.  Ces 
deux  livres  furent  combinés,  assez  avant  dans  le  III«  siècle,  en 
un  roman  orthodoxe  où.  apparaît  le  personnage  de  Clément  Ro- 
main (llipiiosc  risrpî'j);  une  lettre  de  celui-ci  à  saint  Jacques  {Ibid., 
p.  32)  en  formait  la  préface.  De  ce  roman  clémentin  dérivent  iso- 
lément les  deux  rédactions  connues  sous  le  nom  de  Récognitions 
et  d'Homélies  ;  de  celles-ci  nous  avons  le  texte  grec,  des  Récogni- 
tions une  version  latine,  œuvre  de  Rufîn,  et  une  version  syriaque 
incomplète.  Ces  deux  rédactions  sont  orthodoxes  aussi,  mais  seu- 
lement au  point  de  vue  des  anciennes  controverses,  car  l'esprit 
de  l'école  lucianiste  ou  arienne  s'y  révèle  en  maint  endroit. 

'  Quelques-uns  cependant,  tout  comme  chez  les  Ebionites, 
admettaient  la  naissance  miraculeuse. 


1 


132  CHAPITRE   IX. 

Ces  doctrines  et  ces  pratiques  n'ont^  en  somme,  rien 
de  bien  nouveau.  Ce  sont  les  vieilles  «  fables  judaïques  » 
du  temps  de  saint  Paul,  que  l'on  essaie  de  rajeunir  en 
s'autorisant  d'une  révélation  nouvelle  et  en  s'aidant  de 
productions  littéraires  composées  à  cette  fin. 


CHAPITEE  X. 
Les  livres  chrétiens. 


Epîtres  de  saint  Paul.  —  Les  Evangiles.  — Disciples  émigrés  en  Asie: 
Philippe,  Aristion,  Jean.  —  Tradition  sur  l'apôtre  Jean.  —  Les  écrits  johan- 
niques.  —  La  tradition  orale  et  les  évangiles  Synoptiques.  — Autres  livres 
canoniques.  —  Ecrits  divers,  Didaclié,  épître  de  Barnabe,  livres  attribués  à 
saint  Pierre.  —  Clément,  Hermas  et  autres  «Pères  apostoliques». 


A  partir  du  moment  où  s'arrête  le  récit  des  Actes 
jusque  vers  le  milieu  du  deuxième  siècle,  les  documents 
de  l'histoire  chrétienne  sont  trop  rares  et  trop  difficiles 
à  classer,  ou  même  à  interpréter,  pour  qu'il  soit  pos- 
sible d'en  tirer  une  histoire  suivie.  Les  traits  princi- 
paux ont  été  indiqués  plus  haut  :  succès  croissant  de 
la  propagande  évangélique;  accaparement  par  elle  des 
conquêtes  faites  ou  préparées  par  la  propagande  juive  ; 
affermissement  du  caractère  universaliste  de  la  prédi- 
cation nouvelle:  séparation  corrélative  des  groupes  chré- 
tiens d'avec  les  communautés  Israélites;  premières  ap- 
paritions de  ces  hardiesses  d'opinion  qui  présagent  les 
hérésies  de  l'avenir:  résistance  de  la  tradition,  qui  s'ap- 
puie partout  sur  la  hiérarchie  locale,  renforcée  et  pré- 
cisée dans  ses  attributions  :  dangers  extérieurs  venant 
du  défaut  d'assiette  légale. 

Telles  sont  les  généralités  de  la  situation:  elles  dé- 
rivent tout  naturellement  des  conditions  dans  lesquelles 


134  caAPiTiiE  X. 

le, christianisme  se  répandit  et  s'établit.  Un  autre  fait, 
d'ordre  général  et  de  très  grande  conséquence,  doit  être 
maintenant  examiné  :  c'est  Tapparition  d'une  littérature 
chrétienne. 

Il  a  été  déjà  question  des  lettres  de  saint  Paul, 
qui  sont,  dans  l'ensemble,  les  plus  anciens  documents 
écrits  du  christianisme.  Si  l'on  met  à  part  les  Pasto- 
rale.'-;, qui,  telles  au  moins  que  nous  les  avons,  sont  de 
date  un  peu  postérieure,  elles  se  placent  toutes  entre 
53  et  62.  Bien  qu'elles  eussent  été  d'abord  écrites  pour 
des  groupes  chrétiens  assez  éloignés  les  uns  des  autres, 
il  s'en  fit  de  bonne  heure  un  recueil.  Clément  et  Po- 
lycarpe  paraissent  l'avoir  eu  entre  les  mains. 

Plus  complexe  est  l'histoire  des  Evangiles,  plus 
obscure  aussi.  Je  vais  m'efforcer  de  résumer  le  peu 
que  l'on  en  peut  savoir. 

Les  disciples  de  la  première  heure,  on  l'a  vu  plus 
haut,  n'étaient  pas  tous  demeurés  à  Jérusalem.  Bien 
longtemps  avant  le  siège,  une  certaine  dispersion  s'était 
produite,  soit  par  suite  de  persécutions  locales,  soit  pour 
les  besoins  de  la  propagande.  Les  apôtres  étaient  tous 
partis,  et  avec  eux  beaucoup  d'autres  personnages  im- 
portants, comme  ce  Silas  qui  suivit  saint  Paul  dans  sa 
seconde  mission.  La  guerre  de  Judée  dut  accélérer  cet 
exode  et  transporter  en  pays  lointain  plus  d'un  témoin 
des  origines.  Les  émigrants  étaient  naturellement  ceux 
dont  les  idées  étaient  le  plus  larges,  des  gens  qui  n'a- 
vaient pas  peur  de  vivre  loin  de  la  Palestine,  au  milieu  des 


LES    LIVRES   CHRÉTIENS  135 

païens.  L'Asie  en  accueillit  quelques-uns.  De  ce  nombre 
était  Philippe  l'évangéliste,  l'un  des  Sept  de  Jérusalem. 
A  son  dernier  voyage  (58)  saint  Paul  l'avait  trouvé  à 
Césarée,  où  il  était  établi,  et  avait  reçu  l'hospitalité  chez 
lui.  Philippe  avait  alors  quatre  filles,  vierges  et  pro- 
phétesses  ^  Cette  famille  se  transporta  en  Phrygie,  à 
Hiérapolis,  ville  fameuse,  comme  son  nom  Tindicpierait 
tout  seul,  par  ses  sanctuaires  païens.  Papias,  évêque 
d'Hiérapolis  dans  la  première  moitié  du  second  siècle, 
avait  connu  les  prophétesses  et  recueilli  leurs  récits  -. 
Polycrate,  évêque  d'Ephèse  vers  la  fin  du  même  siècle, 
rapporte  que  deux  d'entre  elles,  demeurées  vierges  et 
mortes  à  un  âge  avancé,  étaient  enterrées  à  Hiérapolis 
avec  leur  père  :  une  autre  reposait  à  Ephèse  ^.  On  voit 
par  ce  qu'il  en  dit  que  Philippe  d'Hiérapolis  était  déjà 
•confondu,  dans  le  pays  d'Asie,  avec  l'apôtre  du  même 
nom,  l'un  des  Douze.  Cette  confusion  s'accrédita.  Outre 
Philippe  et  ses  filles,  la  tradition  a  retenu  les  noms 
d'un  certain  Ariston,  auquel  un  manuscrit  récemment 
signalé  attribue  la  finale  deutérocanonique  '*  de  l'évan- 
gile de  saint  Marc,  et  d'un  Jean  appelé  par  antiphrase 
«  l'Ancien  »   (-pîGpoTîco;).  Tous  deux  avaient  été  «  disci- 


»  Actes,  XXI,  8,  9. 

2  Eusébe,  H.  E.,  III,  39. 

3  Clément  d'Alexandrie  {Strom.,  III,  vi,  53;  cf.  Eusèbe,  H.  E., 
III,  30)  dit  que  Vapôtre  Philippe  avait  des  filles  et  qu'il  les 
maria.  Il  est  possible  que  ceci  se  rapporte  à  Philippe  l'évan- 
géliste, auquel  cas  il  y  aurait  lieu  de  réduire  à  deux  les  ma- 
riages dont  parle  Clément. 

4  Marc,  XVI,  9-20. 


"136  CHAPITRE   X. 

pies  du  Seigneur  » .  Ils  vécurent  très  vieux,  de  sorte 
que  Papias  parvint  encore,  de  leur  vivant,  à  recueillir 
certains  de  leurs  discours. 

Au  dessus  de  ces  souvenirs  un  peu  effacés  plane 
l'image  de  l'apôtre  Jean,  fils  de  Zébédée,  à  qui  la  tradi- 
tion attribue  l'Apocatypse,  le  quatrième  évangile  et  trois 
lettres  du  recueil  des  Epîtres  catholiques.  La  question 
de  savoir  si  c'est  vraiment  lui  qui  est  l'auteur  de  tous 
ces  écrits  est  en  ce  moment  fort  débattue  :  on  conteste 
même  qu'il  ait  jamais  fait  séjour  en  Asie.  Sans  préten- 
dre entrer  dans  tous  les  détails  de  ces  problèmes,  il  est 
indispensable  d'en  indiquer  ici  les  données  principales. 

L'Apocalypse  est  sûrement  l'œuvre  d'un  prophète 
Jean,  qui  s'}^  présente  comme  en  possession  d'une  très 
grande  autorité  sur  les  églises  d'Asie  et  de  Phrygie, 
Son  livre  fut  écrit  dans  la  petite  île  de  Patmos,  où 
l'auteur  avait  été  relégué  pour  la  foi.  Il  se  qualifie  de 
diverses  façons,  sans  prendre  jamais  le  titre  d'apôtre. 
Au  contraire,  la  façon  dont  il  parle  des  «  douze  apôtres 
de  l'Agneau  »  ^  donnerait  l'impression  qu'il  se  distingue 
de  leur  groupe  révéré.  Cependant  le  plus  ancien  auteur 
qui  parle  de  l'Apocalypse,  saint  Justin,  l'attribue  ^  sans 
hésiter  à  Jean  l'apôtre  ;  il  en  est  de  même  des  écrivains 
postérieurs,  sauf  quelques  exceptions  qui  semblent  ins- 
pirées par  des  préoccupations  doctrinales  plutôt  que 
par  la  conscience  d'une  tradition  contraire.  Saint  Justin 
séjourna  longtemps  à  Ephèse,  vers  135,  une  quarantaine 

1  XXI,  14. 
^  Dial.,  81. 


LES    LIVRES    CHRÉTIENS  •  137 

d'années  environ  après  la  date    que  l'on   assigne   com- 
munément à  l'Apocalypse. 

Si  la  tradition  dont  il  est  le  plus  ancien  représen- 
tant est  acceptée,  le  séjour  de  saint  Jean  en  Asie  ne 
fait  plus  doute:  mais  il  resterait  encore  à  savoir  si 
l'Evangile  peut  lui  être  attribué,  et  c'est  ce  que  peu 
de  critiques,  dans  l'état  présent  du  débat,  semblent 
disposés  à  faire. 

Ce  n'est  pas  seulement  le  silence  de  TApocal^^pse 
que  l'on  oppose  à  la  tradition.  C'est  aussi  celui  de  Pa- 
pias,  qui  parle  de  saint  Jean  comme  d'un  apôtre  quel- 
conque et  ne  semble  nullement  savoir  qu'il  ait  eu  des 
rapports  spéciaux  avec  le  pays  d'Asie.  C'est  enfin  celui  de 
saint  Ignace,  encore  plus  significatif,  car  Ignace,  non  seu- 
lement ne  dit  pas  un  mot  de  saint  Jean  dans  ses  lettres 
aux  églises  d'Asie,  mais,  quand  il  veut  relever  aux  yeux 
des  Ephésiens  leurs  relations  apostoliques,  il  mentionne 
expressément  et  exclusivement  saint  Paul.  Polycarpe, 
dans  sa  lettre  aux  Philippiens,  n'est  pas  moins  silencieux. 

A  Rome,  la  tradition  apostolique  est  autrement  do- 
cumentée. Elle  a  pour  elle  la  F  Pétri  et  la  lettre  de 
saint  Clément,  deux  documents  du  premier  siècle.  Ignace, 
qui  ne  songe  pas  à  alléguer  l'apôtre  Jean  aux  chrétiens 
d'Eplièse,  rappelle  vivement  à  ceux  de  Rome  leurs  rap- 
ports spéciaux  avec  Pierre  et  Paul. 

Cependant,  l'Apocalypse  mise  à  part,  je  ne  crois  pas 
qu'il  y  ait  lieu  de  trop  insister  sur  le  silence  d'Ignace 
et  de  Polycarpe.  On  peut  s'étonner  que  leurs  lettres  ne 
disent  rien  de  l'apôtre  Jean.  Mais  parlent-elles  davantage 


138  CHAPITRE    X. 

de  l'Apocalypse  et  de  son  auteur?  Or  celui-ci,  qu'on  le 
regarde  ou  non  comme  identique  au  fils  de  Zébédée, 
fut,  en  tout  cas.  une  autorité  religieuse  de  j)i'emier  or- 
dre pour  les  églises  d'Asie.  On  s'attendrait  à  trouver 
quelque  allusion  à  sa  personne,  à  ses  visions,  à  ses  lettres, 
dans  les  exhortations  qu'Ignace  adressa,  peu  d'années 
après  sa  mort,  aux  fidèles  d'Eplièse,  de  Smyrne  et  au- 
tres villes  asiatiques.  Et  pourtant  il  n'en  dit  rien. 

Mais  il  y  a  plus.  En  plein  quatrième  siècle,  alors  que 
le  séjour  en  Asie  de  saint  Jean  l'apôtre  était  chose  univer- 
sellement reçue,  le  biographe  de  saint  Polycarpe  trouve 
moyen  de  raconter  l'origine  des  églises  de  ce  pays,  depuis 
saint  Paul  jusqu'à  saint  Pol^^carpe,  et  de  décrire  longue- 
ment l'installation  du  célèbre  évêque  de  Smyrne,  sans 
nommer  une  seule  fois  l'apôtre  Jean.  Et  cela  dans  un 
livre  dont  le  héros  avait  été  depuis  longtemps  présenté 
par  saint  Irénée  et  par  Eusèbe  comme  un  disciple  du 
fils  de  Zébédée.  N'est-ce  pas  un  silence  bien  étomiant? 
En  conclura-t-on  qu'au  quatrième  siècle  les  gens  de 
Smyrne  ignoraient  encore  que  saint  Jean  fût  venu  en 
Asie? 

Il  n'y  a  donc  pas  tant  à  fonder  sur  le  silence  d'Ignace 
et  de  Polycarpe.  Celui  de  Papias  n'est  pas  plus  con- 
cluant ^,  car  nous  n'avons  de  lui  qu'un  petit  nombre  de 

^  G-eorges  le  Moine  iHamartolos)  avait  marqué,  dans  une  pre- 
mière rédaction  de  sa  chronique,  au  règne  de  Nerva,  que  Papias, 
au  II®  livre  de  ses  Logia,  rapportait  que  l'apôtre  Jean  avait  été 
mis  à  mort  par  les  Juifs  (cf.  Marc,  X,  39).  Ce  passage  ne  fut 
pas  maintenu  par  Georges  dans  l'édition  définitive  de  sa  chro- 
nique; V.  l'édition  de  Boor,  coll.  Teubner,  t.  II,  p.  447. 


LES    LIVRES    CHRÉTIENS  131) 

phrases,  et  nul  ne  pourrait  affirmer  (ju'il  ait  eu,  sur  l'au- 
teur de  l'Apocalypse,  des  idées  différentes  de  celles  de 
son  contemporain  Justin. 

Reste  le  silence  de  l'Apocalypse  elle-même.  Mais  est- 
on  vraiment  bien  veiui  à  argumenter  rigoureusement  des 
qualités  que  prend  ou  ne  prend  pas  l'auteur  d'un  livre 
si  extraordinaire?  Ce  n'est  point  comme  apôtre  qu'il 
entend  parler,  comme  témoin  de  l'histoire  évangélique 
et  messager  de  la  bonne  nouvelle  ;  c'est  comme  organe 
du  Christ  glorifié,  vivant  au  ciel,  gouvernant  de  là  ses 
iidèles  et  leur  rappelant  son  prochain  retour.  Qu'avait-il 
besoin,  peut-on  dire,  de  prendre  une  qualification  sans 
rapport  avec  le  ministère  qu'il  exerçait  par  la  publica- 
tion de  ses  visions? 

Il  semble  donc  qu'entre  les  interprétations  possibles 
de  ces  divers  silences,  on  en  puisse  trouver  qui  ne  con- 
tredisent pas  une  tradition  très  anciemiement  attestée. 
Dès  lors  le  mieux  est  encore  de  se  tenir  à  celle-ci,  sans 
dissimuler  pourtant  quil  y  en  a  de  plus  documentées. 

Les  personnes  qui  en  font  le  sacrifice  sont  condui- 
tes à  considérer  Jean  l'Ancien,  celui  de  Papias,  comme 
l'auteur  de  l'Apocalypse.  Il  est  assez  naturel  de  lui  attri- 
buer les  deux  petites  épîtres  de  saint  Jean,  dont  l'auteur 
se  désigne  uniquement  par  la  qualité  d'ancien,  et  même 
d'ancien  par  excellence,  6  TrpîT^ioTspo:,  ce  qui  correspond 
tout-à-fait  à  la  description  de  Papias. 

Quant  à  l'Evangile  et  à  la  première  épître  de  saint 
Jean,  deux  écrits  très  étroitement  apparentés,  ils  n'ont 
en  eux-mêmes  aucune  attache  asiatique.  L'apôtre  Jean 


140  CHAPITRE   X. 

n'aurait  jamais  mis  les  pieds  en  Asie  qu'il  pourrait  tout 
aussi  bien  en  être  l'auteur.  Mais  je  ne  veux  pas  entrer 
ici  dans  les  questions  soulevées  à  ce  propos.  Il  me  suf- 
fira de  rappeler  que  la  trace  de  l'évangile  a  pu  être  re- 
montée jusqu'aux  écrits  de  Justin,  de  Papias,  de  Poly- 
carpe  et  d'Ignace,  et  que  Papias  et  Polycarpe  ont  connu 
aussi  la  première  des  épîtres  johanniques.  Aussi  peut-on 
dire  que  tout  cet  ensemble  d'écrits,  apocalypse,  évan- 
gile, lettres,  était  connu  en  Asie  dès  les  premières  an- 
nées du  deuxième  siècle.  Cependant  ces  anciens  témoi- 
gnages sont  encore  muets  sur  l'auteur.  La  tradition,  à 
ce  point  de  vue,  ne  commence  qu'avec  Tatien  et  saint 
Irénée.  Il  faut  dire  qu'elle  est,  dès  lors,  très  nette  et 
très  décidée. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  ait  pas  eu  d'opposi- 
tion. L'évangile  de  saint  Jean  a  dû  être  défendu  ^, 
comme  son  apocalypse,  contre  des  objections  et  par  des 
raisonnements  que  les  conflits  actuels  n'ont  pas  essen- 
tiellement renouvelés.  On  discutera  encore  longtemps 
sur  son  peu  de  ressemblance  avec  les  autres  évangiles, 
sur  la  possibilité  où  se  serait  trouvé  un  familier  du 
Christ  de  se  représenter  ainsi  son  maître,  de  lui  faire 


^  L'opposition  des  «Aloges»,  au  commencement  du  mou- 
vement montaniste,  est  surtout  à  signaler.  Il  est  singulier  que 
ces  adversaires  de  la  nouvelle  prophétie,  qui  se  tenaient  pour 
le  reste  sur  la  même  ligne  que  l'église  orthodoxe,  aient  eu  l'idée 
de  contester  l'authenticité  des  livres  johanniques.  L'origine  de 
ceux-ci  ne  devait  pas  être  aussi  claire,  en  certains  cercles  au 
moins,  que  celle  des  épîtres  de  saint  Paul.  Sur  les  Aloges,  v.  le 
ch.  XV  de  cet  ouvrage. 


LES   LIVRES   CHRÉTIENS  141 

tenir  tels  ou  tels  discours,  sur  l'invraisemblance  du  dé" 
veloppement  philosophique  que  suppose,  chez  un  pê- 
cheur palestinien,  l'accointance  avec  l'idée  philonienne 
du  Logos. 

Mais  le  Logos  est  aussi  dans  l'Apocalypse,  c'est-à- 
dire  dans  le  livre  le  moins  alexandrin  qui  se  puisse 
imaginer.  Le  développement  devant  lequel  on  hésite 
quand  il  s'agit  de  l'apôtre  Jean,  on  est  bien  obligé  de 
l'admettre  si  l'on  attribue  l'Apocalypse  à  Jean  l'Ancien, 
sorti  du  même  milieu  que  lui.  Quant  à  ce  qui  est  pos- 
sible ou  impossible  en  fait  d'histoire  évangélique,  il  est 
bon  de  se  rappeler  que  les  évangiles  synoptiques  ont 
aussi  leurs  divergences,  qui  ne  sont  pas  toujours  aisées 
à  réduire.  Il  nous  est,  du  reste,  très  difficile  de  tracer 
a  priori  les  règles  d'un  genre  aussi  spécial.  Il  est  sûr 
que,  pour  le  public  de  ces  premiers  temps,  la  concor- 
dance des  récits  et  l'exactitude  du  détail  n'avaient  pas 
la  même  importance  que  pour  nous.  Nous  n'avons  pas 
le  droit  d'ajouter  nos  convenances  modernes  à  celles  dont 
les  auteurs  sacrés  avaient  à  tenir  compte  ^ 

^  D'autres  évangiles  que  les  canoniques  ont  été  rédigés  pour 
les  chrétiens  de  ces  temps  reculés  et  se  sont  fait  accepter,  au 
moins  en  certains  cercles.  On  est  fondé  à  s'en  servir  quand  on 
veut  définir  ce  qu'il  était  possible  ou  impossible  de  proposer  à 
ce  public.  L'auteur  de  l'évangile  de  Pierre  suppose  existants 
nos  quatre  Canoniques.  Or  il  est  invraisemblable  à  quel  point 
il  s'est  peu  soucié  de  se  mettre  d'accord  avec  ses  prédécesseurs. 
La  légende  de  Judas  (v.  ci-dessous),  inconciliable  avec  les  évan- 
giles canoniques,  n'en  est  pas  moins  admise  par  Papias.  Je  parle- 
rai plus  loin  du  rapport  entre  les  Actes  apocryphes  de  saint  Paul 
et  les  Actes  des  Apôtres. 


142  CHAPITRE   X. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  débat,. et  même  si  l'on  con- 
sentait à  accepter  certaines  conclusions  qui  sont  encore 
à  établir,  il  subsisterait  toujours  un  fait  important,  c'est 
qu'un  Jean,  «  disciple  du  Seigneur» ,  émigré  de  Palestine^ 
vécut  longtemps  en  Asie,  et  que  les  églises  de  ce  pays- 
le  considéraient  comme  une  autorité  de  premier  ordre. 
On  acceptait  sa  direction,  même  ses  remontrances^:  on 
révérait  son  grand  âge,  ses  vertus,  sa  qualité  de  témoin 
des  origines.  Sa  vie  se  prolongea  tellement  que  l'on 
commençait  à  dire  qu'il  ne  mourrait  pas.  Il  mourut 
pourtant,  mais  son  souvenir  demeura  très  vivace.  Ceux 
qui  l'avaient  connu  s'en  faisaient  honneur  et  se  plai- 
saient à  répéter  ses  propos.  Saint  Irénée  parle,  d'après 
Papias,  de  preshyterl  qui  avaient  vécu  avec  Jean,  disciple 
du  Seigneur  :  il  recueille  leurs  dires  avec  beaucoup  de 
respect.  Polycarpe,  que  l'évêque  de  L3'on  avait  connu 
dans  son  enfance,  était  du  nombre  de  ces  presbyterl.  Le 
tombeau  de  Jean,  à  Eplièse,  était  connu  et  respecté.  La 
légende,  bien  entendu,  ne  tarda  pas  à  orner  un  tel  sou- 
venir. Dès  la  fin  du  IP  siècle,  l'évêque  d'Eplièse  Po- 
lycrate  qualifie  Jean  de  prêtre,  portant  la  lame  d'or^ 
c'est-à-dire  qu'il  voit  en  lui  un  grand-prêtre  juif.  Clément 
d'Alexandrie  nous  a  conservé  la  belle  histoire  du  vieil 
apôtre  courant  à  la  recherche  d'un  enfant  prodigue; 
Tertullien  sait  déjà  qu'il  fut  plongé  à  Eome  dans  une 
chaudière  d'huile  bouillante  :  sa  vie,  ses  miracles  et  sa 


^  Il  y  avait  cependant  des  oppositions  isolées,  comme  on  le 
voit  par  III  Joan. 


LES   LIVRES   CHRÉTIENS  143 

mort,  ou  plutôt  sa  m3'stérieuse  dormition,  furent  célébrés 
dans  un  des  plus  anciens  romans  apostoliques  \ 

Les  vieux  docteurs  d'Asie  dont  Papias  et  Irénée 
nous  ont  conservé  les  propos  sont  les  derniers  repré- 
sentants de  la  tradition  orale.  C'est  évidemment  sur 
celle-ci  que  l'on  avait  vécu  d'abord,  alors  que  le  Nouveau 
Testament  n'était  pas  encore  formé,  que  les  évangiles, 
en  particulier,  ou  n'étaient  pas  écrits,  ou  ne  jouissaient 
que  d'une  notoriété  limitée.  Une  telle  situation  n'était 
pas  sans  danger,  car  on  sait  avec  quelle  facilité  s'altè- 
rent les  traditions  quand  l'écriture  n'est  pas  venue  les 
préciser.  Le  dépôt  confié  à  la  mémoire  des  gens  est 
exposé  à  souffrir  de  leur  imagination  et  aussi  des  en- 
traînements de  leur  éloquence.  On  racontait  autour 
de  Papias  que  le  Seigneur  avait  vécu  jusqu'à  la  vieil- 
lesse {aetas  senior)  ^.  que  Judas,  au  lieu  de  se  j)endre, 


*  Je  n'admettrais  pas  facilement  que  ces  souvenirs  asiati- 
ques, quelle  que  soit  leur  autorité,  puissent  être  répartis  entre 
deux  Jean,  l'un  disciple,  l'autre  apôtre,  qui  tous  les  deux  au- 
raient vécu  en  Asie.  Papias  distingue  bien  les  deux  Jean,  mais 
il  ne  les  met  pas  tous  les  deux  en  rapport  avec  son  pays.  Le 
Jean  d'Asie  est  un  apôtre  ou  un  simple  disciple  :  il  faut  choisir. 
Si  l'on  s'écarte  de  l'opinion  traditionnelle,  il  faut  admettre  que 
Jean  le  disciple  aura  été  confondu  avec  le  fils  de  Zébédée, 
comme  Philippe  le  diacre  a  été  confondu  avec  Philippe  l'apôtre. 
L'histoire  des  deux  tombeaux,  mise  en  avant,  comme  un  on-dit, 
parDenys  d'Alexandrie  (Eus.,  VIT,  25^,  n'est  pas  confirmée  par 
la  tradition  monumentale  d'Ephèse  ;  à  Ephèse  on  n'a  jamais 
parlé  que  d'un  seul  sanctuaire  et  d'un  seul  Jean. 

«  Irénée,  II,  22,  5.  Cf.  Patres  Aposf.,  éd.  Gebhart  et  Har- 
nack,  fasc.  2,  p.  112.  Ceci  pourrait  bien  avoir  été  déduit  de 
l'évangile  de  Jean,  TIII,  57. 


144  CHAPITRE   X. 

comme  il  est  dit  dans  l'Evangile,  avait  vu  son  corps 
enfler  dans  de  telles  proportions  qu'il  ne  pouvait  plus 
passer,  même  dans  les  rues  carrossables  :  ses  yeux  dis- 
paraissaient sous  le  gonflement  des  paupières ...  ;  il  mou- 
rait enfin,  exhalant  une  telle  odeur  que  la  localité  où 
il  résidait  dut  être  abandonnée  par  ses  habitants  et 
qu'elle  sentait  encore  mauvais  au  temps  du  narrateur  \ 
L'Apocalypse  annonçait  un  règne  de  mille  ans,  pour  les 
saints,  avant  la  résurrection  générale.  Cette  donnée 
fut  cultivée  avec  quelque  ampleur.  Dans  le  ro^-aume  de 
mille  ans  on  devait  voir  des  vignes  de  dix  mille  branches  : 
de  chaque  branche  sortiraient  dix  mille  rameaux,  dont 
chacun  porterait  dix  mille  grappes,  de  dix  mille  grains 
chacune  :  et  de  chaque  grain  on  pourrait  tirer  vingt-cinq 
métrètes  de  vin.  Pour  le  blé  les  choses  seraient  à  l'ave- 
nant ^.  Et  ces  prédictions  étaient  données  comme  des 
propos  tenus  par  le  Christ  en  personne.  Judas,  incrédule 
avant  d'être  traître,  se  permettait  des  objections  et 
demandait  comment  Dieu  pourrait  produire  une  telle 
végétation.  —  «  Ceux-là  le  sauront,  répondait  le  Seigneur, 
qui  entreront  dans  le  royaume  » . 

Il  était  temps  que  Ton  acceptât  les  évangiles  écrits 
et  que  l'on  s'en  tînt  à  leurs  récits.  Sur  la  rédaction  et  la 

^  Fragment  recueilli  par  Apollinaire  (d'Hiérapolis?),  PP. 
App.,  l.  c,  p.  94. 

2  Irénée,  Y,  33,  3  ;  PP.  App.,  l.  c,  p.  87.  Ces  propos  expli- 
quent le  dédain  des  docteurs  grecs  du  III«  et  du  IV*  siècle  pour 
le  millenium.  Au  temps  de  Papias  on  était  plus  familier  avec 
de  telles  prédictions.  On  en  trouve  dans  les  livres  apocryphes 
d'Hénoch  et  de  Baruch,  ainsi  que  dans  le  Talmud. 


LES   LIVRES   CHRÉTIENS  145 

première  apparition  de  ces  textes  vénérables  ainsi  que  sur 
l'accueil  qui  leur  fut  fait  d'abord,  nous  ne  sommes  que 
très  imparfaitement  renseignés.  En  dehors  du  fait  gé- 
néral, à  savoir  que  les  évangiles  ont  été  donnés  à  l'Eglise 
par  les  apôtres  ou  leurs  disciples  immédiats,  les  résultats 
auxquels  parvient  la  critique  la  plus  informée,  la  plus 
pénétrante,  la  plus  hardie  même,  ont  toujours  quelque 
chose  de  vague  et  de  conjectural,  qui  ne  comporte  qu'un 
assentiment  défiant  et  provisoire.  Dans  la  question  qui 
nous  occupe,  le  plus  ancien  témoignage  extrinsèque  dont 
on  puisse  faire  état  est  un  propos  de  Jean  l'Ancien, 
rapporté  par  Papias  \  sur  les  évangiles  de  Marc  et  de 
Matthieu  :  «  Marc,  interprète  de  Pierre,  écrivit  avec  soin, 
»  mais  sans  ordre,  ses  souvenirs  sur  les  discours  et  les 
»  actions  du  Christ.  Il  n'avait  pas  lui-même  entendu  le 
y>  Seigneur,  ni  ne  l'avait  accompagné  ;  c'est  à  Pierre  qu'il 
»  s'était  attaché.  Celui-ci  racontait  selon  les  besoins  de 
»  son  enseignement,  sans  vouloir  suivre  Tordre  des  dis- 
»  cours  du  Seigneur.  Aussi  Marc  ne  mérite  aucun  re- 
»  proche  pour  avoir  écrit  selon  qu'il  se  souvenait.  Il 
»  n'avait  qu'un  soin  :  ne  rien  omeitre  de  ce  qu'il  avait 
»  entendu  et  ne  rapporter  rien  que  de  véritable  »  .  D'après 
la  même  source,  à  ce  qu'il  semble,  Papias  disait  :  «  Mat- 
»  thieu  rédigea  en  hébreu  les  Logia  (discours)  ^  :  chacun 
»  les  interprétait  comme  il  pouvait  » .  Il  est  regretta- 
ble que  nous  ne  sachions  rien  de  ce  que  Jean  l'Ancien 
disait  du  troisième  évangile.  Ses  appréciations  apologé- 

lEusèbe,  H.  E.,  III,  39. 

^  Evideniment  encadrés  dans  un  texte  narratif. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  10 


"'  ^."tf^igW^ 


146  CHAPITRE   X. 

tiques  sur  Marc  semblent  supposer  des  objections  son 
levées  par  quelqu'un  contre  cet  évangile.  Jean  les  écarte 
mais  il  a  l'idée  que  Marc  ne  représente  pas  la  perfection 
et  qu'un  récit  dû  à  la  plume,  non  plus  d'un  auditeu 
des  apôtres,  mais  d'un  témoin  direct,  un  récit  comple 
et  surtout  disposé  dans  un  ordre  plus  rigoureux,  pour 
rait  avoir  quelque  avantage  sur  le  deuxième  évangile 
Cet  idéal  ne  pouvait  guère  lui  être  offert  par  saint  Mal 
tliieu,  chez  lequel  l'ordre  des  faits  est  sensiblement  L 
même  que  chez  saint  Marc  et  dont  le  texte  grec  ne  lu 
apparaissait  pas  comme  bien  fixé.  Luc  est  exclu,  comm< 
n'ayant  pas  plus  que  Marc  la  qualité  de  disciple  immé 
diat.  Reste  Jean.  N'y  aurait-il  pas  ici  une  recomman 
dation  indirecte  du  quatrième  évangile? 

Ces  considérations  cadrent  assez  avec  une  idée  qu 
se  fait  jour  deux  ou  trois  générations  plus  tard,  et  d'aprè: 
laquelle  le  quatrième  évangéliste  aurait  plus  ou  moins 
approuvé  l'œuvre  des  trois  autres,  tout  en  cherchant 
pour  son  compte,  à  les  compléter  par  une  expositior 
conçue  d'une  manière  différente. 

En  remontant  au  delà  des  entretiens  de  Jean  l'An 
cien  nous  entrons  dans  la  région  des  conjectures. 

La  prédication  chrétienne  ne  se  conçoit  pas  sans  un 
exposé  quelconque  de  la  vie  du  fondateur.  Dès  les  pre- 
miers jours  les  apôtres  ont  dû  raconter  leur  maître,  k 
rappeler  à  ceux  qui  l'avaient  connu,  l'apprendre  à  cens 
qui  ne  l'avaient  jamais  vu.  De  cet  évangile  oral,  néces- 
sairement divers,  ont  dû  dériver  de  bonne  heure  de^ 
rédactions  diverses,  elles  aussi,  et  incomplètes,  qui,  se 


LES    LIVRES   CHRÉTIENS  147 

combinant  entre  elles  et  se  transmettant  par  des  inter- 
médiaires plus  ou  moins  nombreux,  ont  abouti  aux  trois 
textes  que  nous  appelons  Synoptiques,  et  à  quelques 
autres  que  l'Eglise  n'a  pas  adoptés,  mais  qui  sont  aussi 
très  anciens.  Ici  je  veux  surtout  parler  de  l'évangile 
des  Hébreux,  et  de  l'évangile  des  Egyptiens.  Le  premier, 
écrit  en  araméen,  fut  adopté  par  l'église  judéo-chrétienne 
de  Palestine,  puis,  traduit  en  grec  (x.aO'  'E^pa-'ou;),  il 
te  répandit  dans  ses  succursales,  surtout  en  Eg^^pte. 
Dans  ce  pays  il  se  trouva  en  concurrence  avec  un  autre 
texte,  employé  par  les  chrétiens  non  judaïsants,  l'évan- 
gile des  Egyptiens  (y.aT'  AlyuTZTtou;).  Telles  sont  du  moins 
les  conjectures  les  plus  probables  qui  aient  été  jusqu'ici 
produites  sur  l'origine  et  la  destination  de  ces  textes. 
Il  est  possible  que  nos  évangiles  synoptiques  aient 
été,  tout  à  l'origine,  d'usage  local,  comme  ceux  des  Hé- 
breux et  des  Egyptiens.  Mais  les  noms  dont  il  se  récla- 
maient étaient  de  nature  à  les  recommander  partout. 
Luc  et  Marc  peuvent  avoir  été  lus  d'abord  à  Rome  ou 
à  Corinthe,  Matthieu  quelque  autre  part  :  tous  ils  sor- 
tirent bientôt  de  leur  milieu  d'origine.  On  a  vu  qu'ils 
ne  tardèrent  pas  à  être  coimus  en  Asie,  pays  où  le  qua- 
trième évangile  parait  avoir  été  écrit.  Une  fois  rassem- 
blés, les  textes  évangéliques  donnèrent  lieu  à  des  con- 
frontations. Ecrits  avec  un  souci  très  relatif  de  l'exac- 
titude dans  le  détail  et  de  la  précision  chronologique, 
inspirés  immédiatement  par  des  préoccupations  qui  n'é- 
taient pas  toujours  identiques,  ils  offraient  des  diversités 
sur  lesquelles  l'attention  ne  pouvait  manquer  de  s'arrê- 


148  CHAPITRE   X. 

ter.  De  là  des  tentatives  pour  les  compléter  ou  les  cor- 
riger les  uns  par  les  autres,  ou  même  pour  fondre  leurs 
récits  en  une  sorte  d'harmonie  narrative.  Les  manus- 
crits qui  nous  sont  parvenus  et  aussi  les  citations  des 
anciens  auteurs  gardent  trace  de  ces  combinaisons,  dont 
quelques-unes  remontent  à  une  très  haute  antiquité.  D'au- 
tres, sans  être  attestées  de  cette  façon,  s'imposent  par  leur 
vraisemblance.  Ici,  cependant,  il  est  dangereux  d'être 
précis.  Le  mieux  est  de  ne  pas  trop  sonder  des  ténè- 
bres où  les  yeux  s'usent  sans  résultat  bien  appréciable. 
Du  reste,  ce  qui  importe  à  l'histoire  du  développe- 
ment chrétien,  ce  n'est  pas  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
préhistoire  des  évangiles,  c'est  la  suite  de  leur  influence 
sur  la  vie  religieuse  de  l'Eglise. 

Aux  mêmes  temps  lointains  qui  virent  naître  les  évan- 
giles et  à  la  génération  postérieure  remontent  un  cer- 
tain nombre  d'écrits  qui,  se  réclamant  soit  des  apôtres 
proprement  dits,  soit  d'autres  personnages  considérables, 
parvinrent  à  une  très  haute  considération.  Plusieurs  ont 
la  forme  de  lettres;  tous  sont  des  livres  d'instruction 
ou  d'exhortation  religieuse.  Peut-être  quelques-uns  ont- 
ils  eu  d'abord  la  forme  d'homélies,  prononcées  dans  une 
assemblée  chrétienne.  On  les  lisait  après  ou  avec  les 
saintes  Ecritures,  dans  les  réunions  de  culte.  Quand  on 
songea  à  constituer  une  bible  chrétienne,  un  Nouveau 
Testament,  plusieurs  de  ces  écrits  y  trouvèrent  place. 
C'est  ainsi  que  l'épître  aux  Hébreux,  anonyme  d'abord, 
puis  attribuée  par  les  uns  à  Barnabe,  par  d'autres  à 
saint  Paul,   finit   par   être   ajoutée,    en   supplément,  au 


LES   LIVRES   CHRÉTIENS  149 

recueil  paulinien.  Un  autre  recueil  se  forma,  celui  des 
Epîtres  catholiques,  c'est-à-dire  adressées  à  l'ensemble 
de  l'Eglise  ;  il  demeura  assez  longtemps  ouvert  ;  on  y 
admettait,  suivant  les  lieux,  un  plus  ou  moins  grand 
nombre  d'épîtres.  A  la  longue  le  chiffre  de  sept  finit 
par  prévaloir.  Ces  sept  lettres  sont  les  trois  épîtres 
johanniques  dont  il  a  été  question  plus  haut,  les  deux 
de  saint  Pierre,  celle  de  saint  Jude,  enfin  celle  de 
saint  Jacques. 

Mais  en  dehors  de  ces  compositions  dans  lesquelles 
l'Eglise  reconnut  l'inspiration  divine  et  qu'elle  jugea 
dignes  de  prendre  place  parmi  ses  écritures  canoniques, 
d'autres  productions  encore  nous  témoignent  des  sen- 
timents de  nos  ancêtres  dans  la  foi.  Les  apôtres,  à  me- 
sure qu'ils  diminuaient  de  nombre  et  surtout  quand  ils 
eurent  tous  disparu,  prirent  dans  le  sentiment  des  fidèles 
une  importance  de  plus  en  plus  grande.  Il  semble  qu'eux 
seuls  eussent  qualité  pour  parler  à  l'Eglise.  Même  après 
leur  mort  ils  continuèrent  à  instruire,  à  édifier.  Un  petit 
livre  très  ancien,  du  temps  de  Trajan  à  tout  le  moins, 
la  Doctrine  {li^y.yr,)  des  Apôtres,  censé  écrit  par  eux, 
rassemble,  sous  une  forme  succincte,  les  prescriptions 
de  la  morale  générale  avec  des  conseils  sujr  l'organi- 
sation des  communautés  et  la  célébration  du  culte.  C'est 
le  prototype  vénérable  de  tous  les  recueils  de  Consti- 
tutions ou  de  Canons  apostoliques  par  lesquels  s'ouvre 
le  droit  ecclésiastique  d'Orient  et  d'Occident.  Sous  le  nom 
de  Barnabe  circula  longtemps  une  instruction  d'abord 


150 


CHAPITRE   X. 


anonyme,  qui,  dans  sa  partie  morale,  est  fort  apparentée 
à  la  Doctrine.  La  Doctrine  et  l'épître  de  Barnabe  pa- 
raissent bien  dériver  l'une  et  l'autre  d'un  texte  antérieur, 
dans  lequel  les  règles  de  la  morale  étaient  exprimées 
par  la  description  des  Deux  voies,  celle  du  Bien  et  celle 
du  Mal.  Mais  le  Pseudo-Barnabe  ne  s'occupe  pas  exclu- 
sivement de  la  morale  ;  il  a  une  doctrine  ou  plutôt  une 
polémique,  l'antijudaïsme.  Elle  l'entraîne  à  de  véritables 
excès.  Selon  lui  l'Ancien  Testament  n'a  point  été  écrit 
pour  Israël,  lequel,  trompé  par  Satan,  n'y  a  jamais  rien 
compris,  mais  uniquement  pour  les  chrétiens.  Cette  thèse 
extraordinaire  est  prouvée  par  l'Ecriture  elle-même,  sou- 
mise ici  à  un  allégorisme  des  plus  intempérants. 

Saint  Pierre,  en  dehors  de  ses  deux  épîtres  cano- 
niques, patronnait  encore  d'autres  écrits:  la  Prédication 
(Ky;puYv-y.j  de  Pierre,  l'Apocalypse  de  Pierre,  l'Evan- 
gile de  Pierre.  On  n'en  a  conservé  que  des  fragments. 
Le  premier  de  ces  livres  est  le  plus  ancien.  Ce  qui 
en  reste  donne  l'idée  d'exhortations  dans  le  sens  du 
christianisme  moyen,  en  dehors  de  toute  préoccupation 
de  gauche  ou  de  droite  :  à  peine  quelques  traits  carac- 
téristiques, propres  à  confirmer  ce  que  nous  savons  d'ail- 
leurs de  la  haute  antiquité  du  document.  L'Apocalypse, 
exploitant  la  donnée  de  la  descente  du  Christ  aux  en- 
fers, décrit,  pour  l'instruction  des  vivants,  les  supplices 
que  l'autre  monde  réserve  aux  coupables.  Qaant  à  l'Evan- 
gile, évidemment  postérieur  aux  quatre  textes  canoni- 
ques et  cependant  très  ancien  (110-130  environ),  il  pré- 
sente des  particularités  hardies.  L'histoire  évangélique 


LES    LIVRES   CHRÉTIENS  151 

commençait,  dans  les  cercles  d'où  il  provient,  à  se  vapo- 
riser sous  l'influence  du  docétisme.  On  racontait,  en  sui- 
vant plus  ou  moins  les  cadres  traditiomiels,  mais  en  les 
remplissant  de  récits  altérés  par  l'imagination  ou  même 
par  certaines  préoccupations  théologiques. 

Les  livres  décrits  jusqu'ici  ont  tous  été  considérés, 
au  moins  en  certaines  églises,  comme  des  livres  sacrés; 
ils  furent  admis  aux  honneurs  de  la  lecture  publique 
dans  les  assemblées  chrétiennes. 

Il  en  fut  de  même  de  l'épître  adressée  vers  Tannée  97 
par  l'église  de  Rome  à  celle  de  Corinthe,  et  qui  fut  ré- 
digée par  l'évêque  Clément.  Une  autre  pièce,  une  ho- 
mélie et  non  pas  une  lettre,  une  homélie  prononcée  on 
ne  sait  où,  à  Rome,  à  Corinthe,  ou  même  ailleurs,  fut 
jointe  à  la  précédente  dans  les  manuscrits,  et  profita 
du  patronage  que  le  nom  de  Clément  donnait  à  celle-ci. 
On  eut  ainsi  deux  épîtres  de  saint  Clément.  Clément 
passait,  non  sans  raison,  pour  avoir  été  un  disciple  des 
apôtres,  un  homme  apostolique.  Le  prestige  des  apôtres 
s'étendait  jusqu'à  lui.  Un  autre  écrit  romain,  le  Pasteur 
d'Hermas,  parvint,  lui  aussi,  aux  honneurs  de  la  lecture 
publique  dans  beaucoup  d'églises.  Celui-là  se  donnait  clai- 
rement comme  inspiré.  Il  n'est  pas  jusqu'au  roman  de 
saint  Paul  {Acta  Pauli),  composé  assez  tard  dans  le  IF  siè- 
cle, qui  n'ait  été  rangé  çà  et  là  parmi  les  livres  sacrés. 

D'autres  écrits,  tout  aussi  anciens,  et  même  plus,  que 
les  derniers  nommés,  n'atteignirent  point  aux  mêmes  hon- 
neurs. Je  veux  parler  surtout  des  sept  lettres  de  saint 
Ignace  et  de   celle   de   saint  Polycarpe,  qui   remontent 


152 


CHAPITRE   X. 


au  temps  de  Trajan  et  à  des  personnages  hautement 
vénérés.  On  ipeiit  en  dire  autant  du  livre  perdu  de  Pa- 
pias  d'Hiérapolis,  «  Explications  des  discours  du  Sei- 
gneur » . 

Quelles  qu'aient  été  leur  publicité  et  leur  autorité, 
tous  ces  livres  ont  ceci  de  commun  qu'ils  ont  été  écrits 
pour  TEgiise.  et  qu'elle  y  a  reconnu  l'inspiration  dont 
elle  procède  elle-même.  Ce  sont  des  livres  ésotériques, 
des  livres  d'intérieur,  propres  à  aifermir  la  foi  et  à  en- 
tretenir le  sentiment  chrétien.  Il  n'est  pas  étonnant  que, 
leur  caractère  étant  le  même,  on  ne  se  soit  pas  préoc- 
cupé tout  d'abord  d'établir  entre  eux  ces  démarcations 
précises  d'où  sortirent  plus  tard  les  divers  canons  du 
Nouveau-Testament,  et  enfin  le  canon  actuellement  reçu 
dans  l'ensemble  de  la  chrétienté.  Le  christianisme  pos- 
séda de  très  bonne  heure,  dès  le  déclin  du  premier 
siècle,  un  certain  nombre  de  livres  bien  à  lui,  qu'il 
n'avait  point  hérités  de  la  Synagogue,  où  sa  tradition 
spéciale  se  trouvait  exprimée,  avec  ses  titres  principaux 
et  ses  données  fondamentales,  où  se  révélaient  déjà  les 
lignes  essentielles  de  son  développement  doctrinal  et  de 
ses  institutions.  C'est  là  un  fait  de  la  plus  haute  impor- 
tance, et,  quoiqu'il  en  soit  de  certaines  controverses  de 
détail,  un  fait  au  dessus  de  toute  contestation. 


CHAPITRE  XI. 
La  Gnose  et  le  Marcionisme. 

Les  premières  hérésies  et  les  spéculations  juives.  —  L'hostilité  envers 
le  dieu  d'Israël  :  Simon  le  Magicien  et  ses  congénères.  — Satnrnil  d'Antioche, 
—  La  gnose  syrienne.  —  Les  écoles  gnostiqnes  d'Alexandrie:  Valentin,  Ba- 
silide,  Carpocrate.  —  L'essence  de  la  gnose.  —  L'exégèse  gnostiqiie.  —  Le 
Démiurge  et  l'Ancien  Testament.  —  L'Evangile  et  la  tradition.  —  Confréries 
gnostiques.  —  Propagande  à  Rome.  —  Marcion.  —  Ses  principes,  son  ensei- 
gnement, ses  églises.  —  Résistance  du  christiani.'^nie  orthodoxe.  —  Littéra- 
ture hérétique.  —  Polémique  orthodoxe. 

L'hérésie,  nous  l'avons  vu,  est  contemporaine  de 
l'Evangile.  Le  champ  du  Père  de  famille  est  à  peine 
ensemencé,  que  l'ivraie  s'y  révèle  à  côté  du  bon  grain. 
De  là,  chez  les  directeurs  des  communautés  primitives, 
une  préoccupation  incessante  qui  s'exprime  dans  leurs 
écrits,  lettres  de  saint  Paul,  Pastorales,  Apocalypse, 
épîtres  de  saint  Pierre,  de  saint  Jude,  de  saint  Ignace. 
Autant  que  ces  documents  permettent  d'apprécier  les 
doctrines  combattues,  on  voit  qu'elles  se  ramènent  à 
quelques  points  : 

V  La  nature  et  la  loi,  mosaïque  ou  naturelle  ^,  sont 
l'œuvre  d'esprits  inférieurs  au  Dieu-Père,  Dieu  suprême 
et  véritable  ; 

^  Il  est  assez  étrange  que  personne  n'ait  eu  l'idée  de  se 
glisser  entre  la  nature  et  la  morale  et  de  les  rapporter  à  deux 
principes  différents.  Cala  tient  à  l'éducation  biblique.  Avec  la 
Bible  il  n'y  a  pas  moyen  de  distinguer  entre  le  Créateur  et  le 
Léo-islateur. 


154  CHAPITRE    XI. 

2°  C'est  en  Jésus-Christ  que  ce  Dieu  sujDrême  s'est 
manifesté  ; 

3°  Le  vrai  chrétien  peut  et  doit  s'affranchir  des  puis- 
sances créatrices  et  législatrices  pour  se  rapprocher  du 
Dieu-Pèr^.. 

Ces  doctrines  ne  doivent  pas  être  considérées  comme 
une  simple  déformation  de  l'enseignement  apostolique. 
Il  y  entre  sûrement  des  éléments  chrétiens  :  mais  si  l'on 
fait  abstraction  de  la  place  assignée  à  Jésus-Christ  et 
à  son  rôle,  le  reste  se  tient  tout  seul  et  s'explique  aisé- 
ment par  l'évolution  de  la  pensée  juive  sous  l'excita- 
tion de  la  curiosité  philosophique  des  Grecs.  Il  suffit, 
pour  s'en  rendre  compte,  de  se  rappeler  les  points  es- 
sentiels de  la  doctrine  de  Pliilon  '  :  Dieu,  être  infini, 
au  dessus,  non  seulement  de  toute  imperfection,  mais 
de  toute  perfection  ou  même  de  toute  qualification.  En 
dehors  de  lui  et  ne  procédant  pas  de  lui,  la  matière, 
sur  laquelle  il  agit  par  l'intermédiaire  de  puissances 
multiples,  dont  le  Verbe  est  la  principale.  Ces  puissances ^ 
et  le  Verbe  lui-même,  sont  présentées,  tantôt  comme 
immanentes  à  Dieu,  tantôt  comme  des  hypostases  dis- 
tinctes; elles  correspondent  soit  aux  idées  de  Platon, 
soit  aux  causes  efficaces  des  Stoïciens,  soit  encore  aux 
anges  de  la  Bible  ou  aux  démons  (fV.ty.ovs:)  des  Grecs. 
Par  elles  le  monde  a  été  organisé  avec  l'élément  ma- 
tériel préexistant.    Certaines    d'entre   elles    se  trouvent 


^  Exposé  clair  et  succinct  dans  Schûrer,  Geschichte  des  JU- 
dischen  Volkes,  II,  p.  867. 


LA   GNOSE  ET    LE    MARCIONISME  155 

emprisonnées  dans  des  corps  humains  \  et  c'est  de  l'in- 
cohérence entre  leur  nature  divine  et  leur  enveloppe 
sensible  que  naît  le  conflit  moral  entre  le  devoir  et  le 
vouloir.  Triompher  des  influences  que  le  corps  exerce 
sur  l'esprit,  tel  est  le  but  de  la  vie  morale.  Le  prin- 
cipal moyen  est  l'ascèse  ;  la  science  est  utile  aussi  et 
l'activité  bien  réglée,  avec  le  secours  de  Dieu.  iVinsi 
Pâme  se  rapproche  de  Dieu  ;  dans  l'autre  vie  elle  le 
rejoindra;  même  en  ce  monde,  il  peut  lui  être  doimé 
de  le  posséder  momentanément  par  l'extase. 

Ainsi,  Dieu  est  loin  du  monde  et  ne  l'atteint  que 
par  des  intermédiaires  procédant  de  lui  :  certains  élé- 
ments divins  vivent  dans  l'humanité,  comme  emprison- 
nés dans  la  matière,  dont   ils   cherchent  à  se  dégager. 

C'est  le  fond  même  du  gnosticisme.  Il  n'y  a  qu'à  intro- 
duire la  personne  de  Jésus  et  son  action  rédemptrice, 
tendant  à  ramener  vers  Dieu  les  parcelles  divines  égarées 
ici-bas  :  avec  cette  addition  on  obtient  exactement  les 
doctrines  combattues  par  les  plus  anciens  écrivains  chré- 
tiens. Cependant,  pour  arriver  à  la  gnose  proprement 
dite,  il  reste  encore  un  pas  à  faire  :  l'antagonisme  entre 
Dieu  et  la  matière  doit  être  transporté  dans  le  personnel 
divin  lui-même  ;  le  créateur  doit  être  présenté  comme  l'en- 
nemi, plus  ou  moins  déclaré,  du  Dieu  suprême,  et,  dans 
l'œuvre  du  salut,  comme  l'adversaire  de  la  rédemption. 

Pour  en  arriver  là,  il  fallait  rompre  ouvertement 
avec  la  tradition  religieuse  d'Israël.  Ni  Philon,  si  res- 

^  Corps  animés;  Philon  est  trichotomiste. 


156  CHAPITRE    XI. 

pectueux  de  sa  religion,  ni  les  docteurs  de  la  Loi  dont 
les  apôtres  combattaient  les  «  fables  judaïques  » ,  ne  pou- 
vaient avoir  l'idée  de  ranger  parmi  les  esprits  mauvais 
le  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob. 

1.°  —  Simon  et  la  gnose  vulgaire. 

Mais  on  peut  concevoir  un  milieu  où  l'éducation 
biblique  fût  assez  répandue  pour  servir  de  support  à 
la  spéculation  théologique,  sans  que  cependant  on  y  fût 
embarrassé  de  scrupules  à  l'égard  du  dieu  de  Jérusalem. 
Ce  milieu  n'est  pas  idéal  :  il  a  réellement  existé  :  c'est 
le  monde  des  Samaritains.  Aussi  bien  la  tradition  des 
Pères  de  l'Eglise,  quand  ils  exposent  l'histoire  des  hé- 
résies, concorde-t-elle  à  fixer  leur  point  de  départ  à 
Samarie  et  à  indiquer  Simon  de  Gitton  \  dit  le  Ma- 
gicien, comme  leur  premier  auteur.  Ceci,  bien  entendu, 
doit  être  accepté  avec  quelque  réserve.  Ni  Ebion,  ni 
Cérinthe  ne  peuvent  être  considérés  comme  des  descen- 
dants spirituels  de  Simon. 

C'est  donc  à  Samarie,  la  vieille  rivale  de  Jérusalem, 
que  la  gnose  proprement  dite  fait  sa  première  apparition 
dans  l'histoire  chrétienne.  Simon  dogmatisait  déjà  en 
ce  pays,  qui  était  le  sien,  quand  Philippe  ^  y  vint  porter 
l'Evangile  :  «  Il  exerçait  la  magie  et  détournait  le  peuple 
»  de  Samarie,  prétendant  être  quelqu'un  de  grand  ;  petits 
»  et  grands,  tous  s'attachaient  à  lui,   disant  :  "  Celui-ci 

'  Gitton  était  un  bourg  de  la  circonscription  de  Samarie. 
2  Ad.,  VIII. 


LA    GNOSE   ET   LE   MARCIONISME  157 

»  est  la  Puisance  de  Dieu,  la  Grande  Puissance  "  ».  Son 
attitude  était  comme  un  décalque  samaritain  de  celle 
de  Jésus  en  Galilée  et  en  Judée.  Suivant  la  tradition 
des  Actes.,  il  se  rallia  au  christianisme  prêché  par  Phi- 
lippe, puis  par  les  apôtres  Pierre  et  Jean,  et  reçut  le 
baptême.  Emerveillé  des  effets  de  l'inspiration  chez  les 
néophytes,  il  s'efforça  d'obtenir  que  les  apôtres  lui  con- 
férassent, à  prix  d'argent,  le  pouvoir  de  faire  de  tels 
miracles.  Cette  prétention  fut  écartée.  Toutefois,  à  Sa- 
marie,  où  il  était  sur  son  terrain,  il  lui  fut  donné  de 
prévaloir  contre  l'Esprit-Saint.  Saint  Justin,  qui  était 
du  même  pays,  rapporte  ^  que,  de  son  temps,  presque 
tous  les  Samaritains  honoraient  Simon  comme  un  dieu, 
comme  le  dieu  suprême,  supérieur  à  toutes  les  puis- 
sances ^.  En  même  temps  que  lui  on  adorait  sa  Pensée 
("l'ivvoia),  incarnée  comme  lui,  en  une  femme  appelée 
Hélène.  Saint  Irénée  donne  plus  de  détails  sur  la  doc- 
trine simonienne.  «  Il  y  a,  dit-il,  une  Puissance  suprême, 
stibUmlssima  Vlrtusy  laquelle  a  un  correspondant  féminin, 
sa  Pensée  (swoiy.).  Sortie  de  son  Père,  la  Pensée  créa 
les  anges,  qui,  à  leur  tour,  créèrent  le  monde.  Mais 
comme  ils  ne  voulaient  pas  paraître  ce  qu'ils  étaient, 
c'est-à-dire  des  créatures  d'Ennoia,  ils  la  retinrent,  la 
maîtrisèrent,  l'enfermèrent  dans  un  corps  féminin,  puis 
la  firent  transmigrer  de  femme  en  femme.  Elle  passa 
notamment  dans  le  corps  d'Hélène,  épouse  de  Ménélas  ; 
enfin  elle  devint  prostituée  à  Tyr.  La  Puissance  suprême 

1  ApoL,  I,  26,  5G  :  Dial.  120. 


158  CHAPITRE   XI. 

s'est  manifestée  aux  Juifs  comme  Fils,  en  Jésus  :  à  Sa- 
marie  comme  Père,  en  Simon  :  dans  les  autres  paySj 
com.me  Saint-Esprit  ».  L'intervention  de  Dieu  dans  le 
monde  est  expliquée,  d'abord  par  la  nécessité  de  délivrer 
Ennoia,  puis  par  la  mauvaise  administration  des  anges. 
Les  prophètes  ont  été  insjDirés  par  eux  :  il  n'3^  a  pas  à 
s'en  occuper.  Ceux  qui  croient  en  Simon  peuvent,  en 
pratiquant  la  magie,  triompher  des  esprits  maîtres  du 
monde.  Quant  aux  actions,  elles  sont  indifférentes  ;  c'est 
la  faveur  de  Dieu  qui  sauve:  la  Loi,  œuvre  des  anges^ 
n'est  qu'un  instrument  de  servitude.  Irénée  rapporte 
encore  que  Simon  et  Hélène  étaient,  dans  la  secte ^ 
l'objet  d'honneurs  divins,  qu'on  leur  élevait  des  statues, 
où  ils  étaient  figurés  en  Jupiter  et  en  Minerve. 

En  ce  qui  regarde  la  christologie,  Simon  enseignait 
que  la  Puissance  suprême,  pour  n'être  pas  reconnue 
pendant  son  vo^^age  en  ce  monde,  avait  pris  successive- 
ment les  apparences  de  différentes  classes  d'anges,  puis 
la  forme  humaine  en  Jésus.  Ainsi,  parmi  les  homnes- 
il  avait  paru  être  homme,  sans  l'être  en  réalité;  il  s'était 
donné  en  Judée  le  semblant  de  la  souffrance,  sans 
souffrir  véritablement. 

Dans  cet  exposé  il  peut  se  faire  que  certains  traits 
correspondent  à  un  développement  de  la  doctrine  après- 
la  première  fondation  de  la  secte.  Mais  l'ensemble  se 
rattache  bien  à  ce  que  dit  Justin  et  à  ce  que  nous  lisons 
dans  les  Actes.  Cette  précccupation  de  la  Bible,  alors 
même  qu'on  en  méconnaît  l'autorité,  ce  mélange  d'idées 
dualistes  et  de  rites  helléniques,  cette    pratique    de    la 


LA    GNOSE   ET   LE    MARCIONISME  159 

magie,  tout  cela  convient  bien  au  milieu  de  Samarie, 
terre  bénie  du  syncrétisme  religieux.  La  gnose,  qui  s'épa- 
nouira plus  complètement  ailleurs,  laisse  déjà  voir  ici 
ses  données  caractéristiques  :  le  Dieu  abstrait,  le  monde 
œu^i'e  d'êtres  célestes  inférieurs,  la  divinité^  partielle- 
ment déchue  dans  l'humanité,  la  rédemption  qui  l'en 
dégage.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  couples  (syzygies)  du  sys- 
tème valentinien  dont  on  ne  trouve  ici,  dans  la  suprême 
Puissance  et  la  première  Pensée  (Simon,  Hélène),  comme 
une  première  esquisse. 

Un  trait  notable  c'est  que  l'initiateur  de  ce  mou- 
vement religieux  se  présente  comme  une  incarnation 
divine.   Ceci  est  évidemment  imité  de  l'Evangile. 

De  la  secte  de  Simon,  les  anciens  auteurs  rappro- 
chent celle  d'un  autre  samaritain,  Ménandre  de  Cappa- 
rétée  :  il  est  aussi  question  d'un  Dosithée,  peut-être  an- 
térieur à  Simon  lui-même  et  au  christianisme,  et  d'un 
Cleobius  \  Ménandre  enseignait  à  Antioche.  Tous  ces 
chefs  de  secte  paraissent  avoir  fait  comme  Simon  et 
s'être  attribué  une  origine  divine.  Leurs  successeurs 
furent  plus  modestes. 

Un  des  premiers  qui  nous  soient  signalés  est  Sa- 
turnil  d'Antioche,  qui  fit  parler  de  lui  vers  le  temps  de 
Trajan  '.  Il  enseignait  un  Dieu-Père,  que   nul   ne   peut 

^  Hégésippe,  dans  Eusèbe,  H.  E.,  IV,  22;  Irénée,  l.  c;  Pseudo- 
Tert.  de  Praescr.,  40. 

^  Nommé  par  Justin,  Dial.  35,  et  Hégésippe,  l.  c.  Ce  qu'on 
en  sait  est^représenté  par  Irénée,  I,  24,  que  copient  les  autres 
hérésiologues.  Dans  tous  ces  textes  il  figure  entre  le  groupe  de 
Simon  et  les  grands  gnostiques  du  t^mps  d'Hadrien. 


160  CHAPITRE  XI. 

nommer  ni  connaître,  créateur  des  anges,  archanges, 
puissances,  etc.  Le  monde  sensible  est  l'œuvre  de  sept 
anges.  Ils  créèrent  l'homme  d'après  une  image  brillante 
venue  du  Dieu  suprême,  qui  leur  apparut  en  un  mo- 
ment fugitif:  mais  leur  œuvre  fut  d'abord  imparfaite. 
L'homme  primitif  rampait  à  terre  sans  pouvoir  se  lever. 
Dieu  en  eut  pitié,  parce  qu'il  y  reconnaissait  quelque 
image  de  lui-même  :  il  lui  envoya  une  étincelle  de  vie 
qui  acheva  de  le  constituer.  A  la  mort,  cette  étincelle 
se  dégage  et  va  rejoindre  son  principe  divin. 

Le  dieu  des  Juifs  est  un  des  anges  créateurs.  C'est 
d'après  ceux-ci  que  les  prophètes  ont  parlé,  quelques- 
uns  même  d'après  Satan,  leur  ennemi.  Ces  anges  créa- 
teurs sont  en  révolte  contre  Dieu  :  c'est  pour  le  vain- 
cre, pour  vaincre  surtout  le  dieu  des  Juifs,  que  le  Sau- 
veur est  venu.  Le  Sauveur  émane  du  Dieu  suprême  ^  ; 
il  est  sans  naissance,  incorporel.  Outre  la  victoire  sur 
le  dieu  des  Juifs  et  ses  collègues,  il  a  eu  en  vue  le 
salut  des  hommes,  ou  plutôt  de  ceux  qui,  dans  leur 
étincelle  de  vie,  ont  un  élément  divin  et  sont  suscep- 
tibles d'être  sauvés  ^. 

Le  mariage  et  la  procréation  des  enfants  étaient 
considérés  dans  la  secte  comme  des  œuvres  de  Satan. 
La  plupart  des  Saturniliens  s'abstenaient  de  manger  des 

^  Ceci  est  nécessité  par  le  système,  mais  le  document  n'en 
dit  rien. 

2  II  y  a  ici  quelque  incohérence  dans  le  résumé  de  saint  Iré- 
née.  Il  semble  d'abord  que  tous  les  hommes  aient  une  étincelle 
de  vie,  un  élément  divin  ;  on  voit  ensuite  cet  avantage  se  res- 
treindre à  une  catégorie  de  privilégiés. 


LA   GNOSE  ET   LE   MARCIONISME  161 

choses  ayant  eu  vie,  et  cette  abstinence  leur  valait,  pa- 
raît-il, un  grand  succès. 

Ici  encore,  en  dépit  de  l'hostilité  contre  le  judaïsme, 
nous  avons  la  donnée  biblique  des  anges.  Mais  il  n'y  a 
point  de  syzygies  célestes  ;  le  fondateur  de  la  secte  ne 
prétend  pas  à  la  divinité  ;  enfin  la  morale  est  ascétique. 
Autant  de  traits  qui  distinguent  la  gnose  de  Saturnil 
de  celle  de  Simon.  Son  docétisme  très  marqué,  son  Sau- 
veur qui  n'a  de  l'humanité  qu'une  pure  apparence,  cor- 
respond bien  aux  préoccupations  que  nous  avons  signa- 
lées chez  saint  Ignace,  d'Antioche  lui  aussi,  et,  comme 
Saturnil,  contemporain  de  Trajan. 

Ces  hérésies  primitives  ne  paraissent  pas  avoir  eu 
beaucoup  de  succès  en  dehors  de  leur  cercle  originaire. 
Saint  Justin,  par  qui  nous  savons  que  les  Samaritains  du 
temps  d'Antonin  le  Pieux  étaient  presque  tous  disciples 
de  Simon,  dit  que  cette  secte  n'avait  ailleurs  que  très  peu 
d'adhérents  \  Sur  la  foi  d'une  inscription  mal  comprise  ^ 
il  se  figurait  que  Simon  avait  été,  à  E-ome,  honoré  d'une 
statue  par  les  autorités  de  l'Etat.  Mais  il  est  peu  pro- 
bable que  le  Magicien  ait  instrumenté  si  loin  de  son 
pays.  Tout  ce  qu'on  raconte  de  son  séjour  à  E-ome  et 
du  conflit  qu'il  y  aurait  eu  avec  saint  Pierre,  est  désor- 
mais classé  dans  le  domaine  de  la  légende.  Ménandre 
avait  promis  à  ses  disciples  qu'ils  ne  mourraient  point. 

^  Un  siècle  après  Justin,  Origène  {Cels.  I,  57)  assure  qu'il 
ne  devait  plus  y  avoir  trente  Simoniens  dans  le  monde  entier. 

^  Confusion  célèbre  du  vieux  dieu  sabin  Semo  Saiicus,  Dens 
Fidlus,  avec  Simo  sanctus  Deiis. 

Ddchesne.  Hist.  anc.  de  VEgl.  -  T.  I.  11 


162  -  CHAPITRE  XI. 

Il  y  en   avait   encore  quelques-uns  au   temps    de    saint 
Justin. 

En  Syrie  le  succès  spécial  de  Simon  est  loin  de  re- 
présenter toute  la  fortune  de  la  gnose.  C'est  en  ce  pays 
que  se  produisit,  soit  par  développement,  soit  par  imi- 
tation,   cette    extraordinaire    pullulation    de  sectes    que 
saint  Irénée  rattache  étroitement  au  simonisme  et  qu'il 
compare  à  des  champignons.  Il  les  appelle  d'un  nom  com- 
mun, celui  de  Gnostiques,  et  en  décrit  quelques  variée 
tés  \  C'est  à  cette  catégorie  de  sectes  que    l'on  donne 
assez  souvent  la  dénomination  de  sectes  ojjhitlques  {ooi;^ 
serpent),   qui  ne   semble    convenir   qu'à   certaines  d'en- 
tre elles,  où  le  serpent  biblique    avait   un  rôle  spécial. 
Les  noms  des  éons  célestes,   les   combinaisons   établies 
entre  les  fantaisies  métaphysiques  et  l'histoire  biblique 
varient  plus  ou  moins  d'un  système  à  l'autre.  Mais  il  y 
a  toujours  au  sommet  des  choses  un  être  ineffable  et  une 
pensée  suprême  (Ennoia,  Barbelo,  etc.)  d'où  procèdent 
les  ogdoades  et  les  hebdomades;  toujours  aussi  un  éoii 
(Prounicos,  Sophia,  etc.)  à  qui  il  arrive  une  infortune, 
à  la  suite  de  laquelle  certaines  étincelles   divines  tom- 
bent dans  les  régions   inférieures.   A  cette  catastrophe 
divine  se  rattache  la  production  du  Démiurge,  appelé 
souvent  laldabaoth.  Le  Démiurge  ignore  absolument  le 
inonde  divin  supérieur  à  lui  :  il  se  croit  le  seul  et  véri^ 
table  Dieu,  et  l'affirme  volontiers  dans  la  Bible,  inspi- 

^  Haer.  I,  29-31.  Ni  Justin  ni  Hégésippe  ne  font  une  caté- 
gorie spéciale  de  ces  hérétiques  ;  je  pense  qu'ils  les  rangent  sous 
l'appellation  générale  de  Simoniens. 


LA    GNOSE   ET   LE   MARCIOXISME  16B 

rée  par  lui.  Mais  les  étincelles  divines  doivent  être  dé- 
gagées du  monde  inférieur.  A  cet  effet  l'éon  Christ,  l'un 
des  premiers  du  plérôme,  vient  s'unir  momentanément 
à  l'homme  Jésus  et  inaugurer  en  lui  l'œuvre  du  salut. 

2°  —   ValenUn,  Basilide,   Carpocrate. 

Après  sa  première  effervescence  en  pays  syrien,  la 
gnose  de  Samarie  ne  tarda  pas  à  trouver  le  chemin  de 
TEgypte.  De  ses  diverses  sectes  quelques-unes  prirent 
racine  en  ce  pays  et  s'y  conservèrent  au  moins  jusqu'au 
quatrième  siècle.  Celse  connaissait  cette  variété  de  «  gnos- 
tiques  »  ;  il  avait  même  lu  leurs  ouvrages  \  Dans  son 
enfance,  Origène  passa  quelque  temps  chez  un  docteur 
d'Antioche,  appelé  Paul,  très  en  vue  parmi  les  héré- 
tiques d'Alexandrie  ^.  C'est  dans  les  manuscrits  et  les 
papyrus  coptes  que  nous  commençons  à  retrouver  des 
fragments  de  leur  littérature.  Mais  leur  plus  grande 
fortune  fut  acquise  indirectement  par  les  gnoses  beau- 
coup plus  célèbres  auxquelles  sont  attachés  les  noms 
des  alexandrins  Basilide,  Valentin  et  Carpocrate. 

C'est  au  temps  de  l'empereur  Hadrien  (117-138)  que 
les  anciens  auteurs  rapportent  l'apparition  de  ces  hé- 
résies ^.  Le  système  de  Yalentin,  décrit  en  détail  et  ré- 


ï  Origène,   Confra  CeUum,  Y,  Gl,  62:  VI,  24-28. 

«  Eus.,  H.  E.,  \1,  2. 

3  Dans  sa  Chronique,  Eusèbe  est  plus  précis.  Il  dit,  à  l'an- 
née 134  :  Basilides  Jweresiarcha  his  ternporïbus  appatmit.  On  ne 
voit  pas  bien  à  quel  événement  spécial  se  rapporte  cette  date. 


164  CHAPITRE   XI. 

futé  par  saint  Irénée,  est  le  mieux  connu  des  trois  et 
c'est  lui  sans  doute  qui  se  répandit  le  plus.  Je  vais  en 
indiquer  les  lignes  principales. 

Au  sommet  des  choses  invisibles  et  ineffables  se 
trouve  l'être  premier,  le  Père,  l'Abîme  inengendré,  avec 
sa  compagne  Sigé  (Silence).  Le  moment  venu  où  il  lui 
plaît  de  produire,  il  féconde  Sigé,  qui  lui  donne  un  être 
semblable  à  lui,  l'Intellect  (NoO;)  ^,  et  en  même  temps 
un  terme  femelle  qui  est  à  l'Intellect  ce  que  Sigé  est 
à  l'Abîme.  Cette  compagne  de  l'Intellect  est  la  Vérité. 
L'Abîme  et  Sigé,  l'Intellect  et  la  Vérité,  forment  les 
quatre  premiers  éons,  la  première  Tétrade.  De  l'Intel- 
lect et  de  la  Vérité  naissent  le  Verbe  et  la  Vie,  de  ceux-ci 
l'Homme  et  l'Eglise.  Ainsi  se  complète  l'Ogdoade,  réu- 
nion des  huit  éons  supérieurs. 

Mais  la  génération  des  éons  ne  s'arrête  pas  là.  Les 
deux  derniers  couples  donnent  naissance  l'un  à  cinq, 
l'autre  à  six  autres  paires,  ce  qui  fait  en  tout  trente  éons, 
quinze  mâles  et  quinze  femelles,  répartis  en  trois  grou- 
pes, l'Ogdoade,  la  Décade  et  la  Dodécade.  Ces  trois 
groupes  constituent  le  Plérôme,  la  société  parfaite  des 
êtres  ineffables. 

Jusqu'ici  nous  sommes  encore  dans  les  abstractions; 
pour  passer  de  là  au  monde  sensible,  il  va  falloir  une 
transition,  et  cette  transition    est   un    dérangement   de 

*  Dans  cette  affaire,  où  le  sexe  des  abstractions  est  de  si 
grande  importance,  la  traduction  offre  des  difficultés  spéciales, 
car  il  arrive  souvent  que  les  termes  changent  de  genre  en  pas- 
sant d'une  langue  à  l'autre. 


LA   GNOSE  ET   LE  MARCIONISME  1G5 

l'harmonie  des  éons,  un  désordre,  une  sorte  de  péché 
originel. 

Au  dernier  rang  de  la  Dodécade  et  du  Plérôme  tout 
entier  se  trouve  le  couple  formé  par  le  Volontaire  et 
la  Sagesse  (0£)//iTb;  /.at  2£ocp(a)  '.  La  Sagesse  est  prise  tout 
à  coup  du  désir  de  connaître  le  Père  mystérieux,  l'Abîme. 
Mais  ce  principe  de  toutes  choses  n'est  intelligible  que 
pour  son  Fils  premier-né,  l'Intellect.  Le  désir  de  la  Sa- 
gesse est  donc  un  désir  déréglé,  une  passion.  Cette  pas- 
sion inassouvie  est  la  perte  de  l'être  qui  l'a  conçue.  La 
Sagesse  se  dissout  et  va  se  dissiper  dans  l'infini,  lors- 
qu'elle rencontre  le  Terme  de  toutes  choses,  l'opo;,  sorte 
de  limite  disposée  par  le  Père  autour  du  Plérôme.  Ar- 
rêtée par  lui,  elle  revient  à  elle-même  et  reprend  son 
existence  première.  Mais  sous  l'empire  de  cette  passion 
elle  a  conçu:  et  comme  l'éon  mâle  son  compagnon  n'est 
pour  rien  dans  sa  conception,  celle-ci  est  irrégulière  :  le 
fruit  qui  en  résulte  est  un  être  imparfait  par  essence. 
Cet  être,  appelé  dans  la  langue  valentinienne  Hacha- 
moth  ou  Concupiscence  de  la  Sagesse,  est  rejeté  hors 
du  Plérôme. 

Pour  que  dans  celui-ci  on  ne  voie  plus  reparaître 
le  désordre  que  la  Sagesse  un  moment  déréglée  y  a 
introduit,  la  seconde  paire   d'éons,  Litellect  et  Vérité, 


1  Isota,  en  grec,  signifie  plutôt  habileté  que  sagesse.  Pour 
celle-ci  le  mot  propre  serait  plutôt  acocapsa-r^r,,  qui  rend  assez 
bien  l'idée  de  sagesse  morale.  Un  homme  as 95;  est  un  homme 
de  ressources  plutôt  qu'un  honnête  homme,  Ul3'sse  plutôt  qu'A- 
ristide. 


166  CHAPITRE    XI. 

produit  mie  seizième  paire,  le  Christ  et  le  Saint-Esprit  \ 
ce  dernier  jouant,  dans  la  syzygie,  le  rôle  d'être  femelle. 
Ces  deux  nouveaux  éons  enseignent  aux  autres  à  res- 
pecter les  limites  de  leur  nature  et  à  ne  pas  chercher 
à  comprendre  l'incompréhensible  ^.  Les  éons  se  pénè- 
trent de  cette  instruction,  et  ainsi  l'unité  du  Plérôme 
se  trouve  raffermie  et  son  harmonie  perfectionnée.  C'est 
alors  que,  dans  un  élan  de  reconnaissance  pour  le  Père 
suprêm.e,  tous  ensemble,  unissant  leur  puissances  et  leurs 
perfections,  ils  produisent  le  trente-troisième  éon,  Jésus, 
le  Sauveur. 

Cependant  Hachamoth,  la  Concupiscence  de  la  Sa- 
gesse, restait  en  dehors  du  divin  Plérôme.  Celui-ci  lui 
envoie  successivement  deux  visiteurs.  L'un,  le  Christ, 
donne  à  cette  espèce  de  matière  aristotélicienne  une 
sorte  de  forme  substantielle,  avec  mi  embryon  de  con- 
science. Elle  prend  le  sentiment  de  son  infériorité  et  subit 
une  série  de  passions,  la  tristesse,  la  crainte,  le  déses- 
poir, l'ignorance.  Le  second  visiteur,  l'éon  Jésus,  sépare 
d'elles  ces  passions.  De  cette  seconde  opération  naissent 
la  substance  inanimée  (uAr///,)  et  la  substance  animée 
{^^jyiy,r,)^  formées  la  première  des  passions  d'Hachamoth, 
la  seconde  de  son  retour  à  un  état  plus  parfait,  après 
l'élimination  des  passions.  Dans  cet  état  amélioré   elle 


*  Ici,  comme  dans  le  nom  Hachamoth,  nous  rencontrons 
l'orientalisme.  Esprit,  dans  les  langues  sémitiques,  est  un  mot 
féminin. 

'^  Sage  leçon,  que  les  gnostiques  modernes  devraient  bien 
accepter  de  leurs  lointains  ancêtres. 


LA   GNOSE   ET   LE    MARCIOXLSME  107 

est  susceptible  de  concevoir.  La  seule  \Tie  des  anges 
qui  escortent  le  Sauveur  suffit  à  la  rendre  féconde  :  elle 
-enfante  ainsi  la  troisième  substance,  qui  est  la  substance 
spirituelle  (-v^-j  y.  aT '//,-/;  ). 

Jusqu'ici,  nous  ne  sommes  encore  que  dans  les  pré- 
liminaires du  monde  inférieur,  du  Kénôme,  qui  s'oppose 
au  Plérôme.  Le  monde  concret  est  encore  à  faire:  seu- 
lement les  trois  substances,  matérielle,  psychique,  pneu- 
matique, dont  il  va  se  composer,  sont  déjà  arrivées  à 
l'être.  Le  Créateur  va  enfin  paraître.  Il  ne  sera  pas  créa- 
teur au  sens  propre  du  mot,  puisque  les  éléments  de  son 
œuvre  existent  avant  lui.  Lui-même,  Hachamoth.  ne  peut  le 
tirer  de  la  substance  spirituelle  (pneumatique)  sur  laquelle 
elle  n'exerce  aucun  empire  :  elle  le  tire  de  la  substance  ani- 
mée (psychique).  Ainsi  produit,  le  Créateur  ou  Démiurge 
domie  à  son  tour  la  forme  à  tout  ce  qu'il  y  a  d'êtres 
animés  (psychiques)  ou  matériels  (hyliques).  H  est  le  père 
des  premiers,  le  créateur  des  autres,  le  roi  des  deux 
catégories.  Entre  les  êtres  ainsi  produits  il  faut  distin- 
guer les  sept  cieux,  qui  sont  aussi  sept  anges,  mais  non 
sept  esprits  purs  (-vî-j^a-a).  Le  Démiurge  opère  à  l'aveu- 
gle :  sans  le  savoir  il  s'emploie  à  reproduire  le  Plérôme 
dans  la  sphère  inférieure  où  il  se  meut.  Hachamoth, 
dans  le  Kénôme,  correspond  à  l'Abîme,  le  Démiurge  à 
l'Litellect  premier-né,  les  anges  ou  cieux  aux  autres  éons. 
Ignorant  tout  ce  qui  est  au  dessus  de  lui,  le  Démiurge 
se  croit  seul  auteur  et  seul  maître  de  l'univers.  C'est 
lui  qui  a  dit  dans  les  Prophètes:  «  Je  suis  Dieu,  il  n'3" 
en  a  pas  d'autre  que  moi  » .  C'est  lui  qui  a  fait  l'homme, 


1 


168  CHAPITRE   XI. 

mais  seulement  l'homme  matériel  et  l'homme  animal 
(psychique).  Un  certain  nombre  d'hommes  sont  supé- 
rieurs aux  autres:  ceux-là  sont  les  pneumatiques  ou 
spirituels.  Ils  ne  dérivent  pas  entièrement  du  Démiurge: 
la  substance  spirituelle  enfantée  par  Hachamoth  s'est 
infiltrée  en  eux;  par  cet  élément  supérieur  ils  consti- 
tuent l'élite  du  genre  humain  \ 

Voici  maintenant  l'économie  du  salut.  Des  trois  ca- 
tégories d'hommes,  les  uns,  les  matériels,  sont  incapa- 
bles de  salut.  Ils  périront  nécessairement  avec  la  ma- 
tière dont  ils  sont  formés.  Les  spirituels  (pneumatiques) 
n'ont  aucun  besoin  qu'on  les  sauve:  ils  sont  élus  par 
nature.  Entre  les  deux,  les  psychiques  sont  suscepti- 
bles de  salut,  mais  incapables  d^j  parvenir  sans  secours 
d'en  haut.  C'est  pour  eux  que  se  fait  la  Rédemption.  Le 
Rédempteur  est  formé  de  quatre  éléments.  Le  premier, 
sans  être  matériel,  a  l'apparence  de  la  matière;  cette  ap- 
parence suffit,  la  matière  n'étant  pas  à  sauver.  Le  second 
est  psychique,  le  troisième  pneumatique,  le  quatrième  di- 
vin: c'est  Jésus,  le  dernier  éon.  Ainsi  ces  trois  derniers 
éléments  procèdent  du  Démiurge,  d'Hachamoth  et  du 
Plérôme.  Cependant  l'éon  Jésus  n'est  descendu  dans  le 
Rédempteur  que  lors  de  son  baptême  ;  au  moment  de  sa 
comparution  devant  Pilate,  il  est  remonté  au  Plérôme, 

^  Il  y  a,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  trois  lieux:  le  Plérôme, 
séjour  des  éons,  l'Ogdoade,  séjour  d'Hachamotli-Sophia,  l'Heb- 
doniade,  séjour  du  Démiurge;  trois  chefs:  l'Abîme,  Hachamoth, 
le  Démiurge;  trois  sortes  d'êtres:  les  abstractions  divines  (éonsi, 
les  abstractions  inférieures  (matière,  âme,  esprit),  le  monde 
concret. 


LA    GNOSE   ET    LE    MAKCIONISME  169 

emmenant  avec  lui  l'élément  pneumatique  et  laissant 
souifrir  l'élément  psychique,  revêtu  de  son  apparence 
matérielle. 

Quand  la  puissance  créatrice  du  Démiurge  sera 
épuisée,  l'humanité  prendra  fin.  Hachamoth,  enfin  trans- 
formée en  un  éon  céleste,  obtiendra  une  place  dans  le 
Plérôme  et  deviendra  l'épouse  de  Jésus-Sauveur.  Avec 
elle  entreront  les  hommes  spirituels  (pneumatiques);  ils 
épouseront  les  anges  qui  forment  le  cortège  du  Sauveur. 
Le  Démiurge  prendra  la  place  d'Hachamoth  et  montera 
ainsi  d'un  degré  dans  l'échelle  des  êtres.  Il  sera  suivi 
par  ceux  des  hommes  psychiques  qui  auront  atteint  leur 
fin;  les  autres,  en  même  temps  que  les  matériels,  péri- 
ront dans  un  embrasement  général,  qui  détruira  toute 
la  matière. 

En  langage  vulgaire,  ces  trois  catégories  d'hommes 
correspondent  aux  Valentiniens,  aux  chrétiens  ordinaires 
et  aux  non-chrétiens.  Les  premiers  et  les  derniers  sont 
prédestinés  irrévocablement,  les  uns  à  la  vie  éternelle, 
les  autres  à  l'anéantissement.  Un  Yalentinien  n'a  qu'à 
se  laisser  vivre;  ses  actes,  quels  qu'ils  soient,  n'atteignent 
pas  la  nature  spirituelle  de  son  être  :  l'esprit  est  indé- 
pendant de  la  chair  et  n'est  point  responsable  d'elle. 
On  voit  d'ici  les  conséquences  morales. 

Valentin  est  un  hérétique  assez  conciliant.  Il  accorde 
sans  doute  à  ses  adeptes  beaucoup  de  facilités  en  ce 
monde  et  il  leur  réserve,  dans  l'autre,  les  avantages  de 
l'apothéose.  Mais  il  admet  que  les  gens  de  la  grande 
Eglise,    les    chrétiens   du   commun,   puissent   atteindre. 


170 


CHAPITRE    XI. 


moyennant  la  pratique  de  la  vertu,  à  une  assez  confor- 
table félicité.  Le  Démiurge  lui-même,  l'auteur  respon- 
sable de  la  création,  tant  critiquée  dans  les  autres  sectes, 
se  voit  ménager  une  destinée  fort  honorable. 

La  gnose  valentinienne  est,  d'un  bout  à  l'autre,  mie 
gnose  nuptiale.  Depuis  les  plus  abstraites  origines  des 
êtres  jusqu'à  leurs  fins  dernières,  ce  ne  sont  que  syzygies, 
mariages  et  générations.  En  ceci,  comme  en  ses  consé- 
quences morales,  elle  rappelle  plutôt  le  système  simo- 
nien  que  celui  de  Saturnil.  Basilide  \  au  contraire,  se 
rapproche  de  Saturnil  en  ce  qu'il  symbolise  autrement 
que  par  des  rapports  de  sexe  la  longue  évolution  de 
l'abstrait  au  concret.  Ses  éons,  comme  les  anges  de  Sa- 
turnil, sont  célibataires.  Mais  la  complication  n'est  pas 
moins  grande  que  chez  Yalentin. 

Du  Père  inengendré  procède  Nous,  de  Nous  Logos, 
de  Logos  Phronesis,  de  Phronesis  Sophia  et  Dynamis, 
qui  produisent  d'autres  êtres  appelés  Vertus,  Puissan- 
ces, Anges.  Ainsi  se  peuple  le  premier  ciel.  Il  n'y  a  pas 
moins  de  365  cieux;  celui  que  nous  voyons  est  le  der- 
nier. Il  est  habité  par  les  anges  créateurs,  dont  le  chef 
est  le  dieu  des  Juifs.  Celui-ci  éleva  la  prétention  d'as- 


^  Dans  cette  description  du  système  de  Basilide  je  m'en  rap- 
porte à  saint  Irénée  (I,  28),  suivi  par  saint  Hippolyte  dans  son 
Syntag^na  (Pseudo-Tert.,  Epiph.  Haer.  24,  Philastr.  32).  Les  Phi- 
losophumena  donnent  une  toute  autre  idée  du  système,  mais 
d'après  des  documents  dont  l'origine  est  devenue  suspecte.  Clé- 
ment d'Alexandrie  nous  a  conservé  quelques  traits  intéressants, 
mais  seulement  pour  la  partie  morale. 


LA   GNOSE   ET    LE   MARCIONISME  171 

servir  tous  les  peuples  à  la  nation  qu'il  favorisait.  De 
là  conflit  entre  lui  et  ses  collègues.  Pour  rétablir  la  paix 
et  délivrer  l'homme  de  la  tyrannie  des  démiurges,  le 
Père  suprême  envoie  ici-bas  Nous,  qui  prend  en  Jésus 
iine  apparence  d'humanité.  Au  moment  de  la  Passion, 
le  E/édempteur  change  de  forme  avec  Simon  le  Cyrénéen, 
lequel  est  crucifié  à  sa  place.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  lieu 
d'honorer  le  crucifié,  ni  surtout  de  se  laisser  martyriser 
pour  son  nom.  Le  salut  consiste  dans  la  comiaissance 
du  véritable  état  des  choses,  suivant  renseignement  ba- 
silidien. 

L'Ancien  Testament  est  répudié,  comme  inspiré  par 
les  créateurs.  La  magie,  qui  permet  de  maîtriser  ces 
êtres  néfastes,  était  très  en  honneur^chez  les  Basilidiens. 
Ils  avaient  des  mots  mystérieux;  le  plus  connu  est  celui 
d'Abraxas  ou  Ahra.saœ,  dont  les  lettres  additionnées  sui- 
vant leur  valeur  numérique  (en  grec)  donnent  le  nom- 
bre 365,  celui  des  mondes  supérieurs.  La  morale  est  tout 
aussi  déterministe  que  dans  le  système  de  Valentin.  La 
foi  est  affaire  de  nature,  non  de  volonté.  Les  passions 
ont  une  sorte  de  substantialité.  On  les  appelait  des  ap- 
pendices :  ce  sont  des  natures  animales  attachées  à  l'être 
raisomiable,  qui  se  trouve  ainsi  pourvu  d" instincts  hété- 
roclites, ceux  du  loup,  du  singe,  du  lion,  du  bouc,  et  ainsi 
de  suite  ^  Sans  être  atteinte  en  elle-même  par  les  fautes 
où  l'entraînent  ses  passions,  l'àme  spirituelle  en    subit 


^  Rapprocher  ce  trait  des  passions  d'Hachamoth  dans  le  sj's- 
tème  valentinieu. 


172  CHAPITRE  XI. 

néanmoins  les  conséquences  :  tout  péché  doit  être  expié, 
et  l'est  en  effet  par  la  souffrance,  en  cette  vie  ou  en 
une  autre,  car  la  métempsychose  est  admise. 

Dans  la  pratique,  il  semble  qu'à  l'origine  les  Basili- 
diens  aient  accepté  les  règles  de  la  morale  commune. 
Clément  d'Alexandrie  '  atteste  que  Basilide  et  son  fils 
Isidore  admettaient  le  mariage  et  repoussaient  l'immo- 
ralité :  mais  les  Basilidiens  de  son  temps  n'étaient  guère 
fidèles,  en  ceci,  aux  préceptes  du  maître.  A  la  fin  du 
second  siècle,  la  secte  avait  une  réputation  d'immoralité 
bien  établie. 

Comme  celle  de  Yalentin,  c'était  surtout  une  école. 

C'est  aussi  le  cas  de  la  gnose  carpocratienne  ^.  Car- 
pocrate  était  un  alexandrin,  comme  Yalentin  et  Basilide. 
Sa  femme,  appelée  Alexandrie,  était  de  l'île  de  Céphal- 
lénie:  il  en  eut  un  fils,  Epiphane,  enfant  prodige,  qui 
mourut  à  dix-sept  ans,  auteur  d'un  livre  «  sur  la  Justice  »  . 
Epiphane  devint  dieu  à  Céphallénie,  comme  Simon  à 
Samarie.  Les  insulaires  lui  élevèrent  dans  la  ville  de 
Samé  un  temple  et  un  musée,  où  l'on  célébrait  en  son 
honneur  des  sacrifices  et  des  fêtes  littéraires. 

Carpocrate  était  un  philosophe  platonicien  plus  ou 
moins  frotté  de  christianisme  gnostique.  Il  admettait 
un    dieu    unique,  duquel    émane  toute    une    hiérarchie 


^  Strom.,  III,  1  et  suiv. 

2  Irénée,  I,  25;  les  autres  dérivent  de  lui,  sauf  Clément 
d'Alexandrie,  SiroTn.,  III,  2,  qui  a  conservé  des  fragments  im- 
portants du   llcO!  Six.atoa'j^r;  d'Epiphane. 


LA   GNOSP:   et    le    MARCIONISME  173 

d'anges.  Le  monde  sensible  est  leur  œuvre  ^  Les  âmes 
humaines  ont  d'abord  circulé  dans  l'entourage  du  Dieu- 
Père;  puis,  tombées  dans  la  matière,  elles  doivent  en 
être  délivrées  pour  revenir  à  leur  origine.  Jésus,  fils  de 
Joseph,  né  dans  les  mêmes  conditions  que  les  autres 
hommes  et  engagé  comme  eux  dans  la  métempsychose, 
a  pu,  par  réminiscence  de  ce  qu'il  avait  connu  dans 
son  existence  première  et  avec  le  secours  d'en  haut, 
triompher  des  maîtres  du  monde  et  remonter  auprès 
du  Père.  Tous  peuvent,  comme  lui,  à  son  exemple  et 
par  les  mêmes  moyens,  arriver  à  mépriser  les  créateurs 
et  à  leur  échapper.  Ils  peuvent  y  réussir  aussi  bien  et 
mieux  que  lui.  Le  programme  de  cette  libération  com- 
porte le  passage  en  tous  les  états  de  vie  et  l'accomplis- 
sement de  tous  les  actes. 

S'il  n'est  pas  rempli  dans  la  vie  présente,  ce  qui  est 
le  cas  général,  il  y  a  lieu  à  des  transmigrations  succes- 
sives jusqu'à  ce  que  le  compte  y  soit.  Les  actes,  d'ail- 
leurs, sont  indifférents  de  leur  nature;  l'opinion  seule 
les  classe  en  bons  et  en  mauvais.  La  «  justice  »  enseignée 
par  Epiphane  est  essentiellement  l'égalité  dans  la  ré- 
partition des  biens.  Ceux-ci,  y  compris  les  femmes, 
sont  à  tout  le  monde,  exactement  comme  la  lumière 
du  jour. 

On  reconnaît  à  plusieurs  de  ces  traits,  l'influence  de 
Platon.  Le  mythe  du  Phèdre  est  greffé  sur  l'Evangile. 

^  Dans  l'exposé  de  saint  Irénée  il  n'est  pas  dit  que  ces  anges 
se  soient  mis  en  révolte  contre  le  Dieu-Père  ;  mais  ce  trait  semble 
exigé  et  saint  Epiphane  l'affirme. 


174  CHAPITRE   XT. 

La  magie  était  en  très  grand  honneur  chez  les  Car- 
pocratiens.  Leur  culte  avait  des  formes  helléniques  bien 
caractérisées.  On  a  déjà  vu  comment  ils  honoraient  leurs 
fondateurs.  Us  avaient  aussi  des  images  peintes  ou  sculp- 
tées de  Jésus-Christ,  soi-disant  reproduites  d'un  portrait 
exécuté  par  ordre  de  Pilate  :  ils  les  couronnaient  de  fleurs, 
avec  celles  de  Pythagore,  Platon,  Aristote  et  autres, 
sages. 

Saint  Irénée  ne  veut  pas  croire  que  ces  sectaires 
poussent  leur  morale  à  ses  dernières  conséquences  et 
qu'ils  aillent  jusqu'à  se  livrer  à  toutes  les  abominations 
qu'elle  autoriserait.  Mais  il  constate  la  perversion  de 
leurs  mœurs  et  le  scandale  qu'elle  cause.  H  reproche  aux 
Carpocratiens  de  diffamer  le  christianisme,  et  leur  de- 
mande comment  ils  peuvent  se  réclamer  de  Jésus,  qui^ 
dans  son  Evangile,  enseigne  une  toute  autre  morale. 

Les  Carpocratiens  avaient  réponse  à  cela.  Ils  préten- 
daient que  Jésus  avait  eu  des  enseignements  secrets,  que 
les  disciples  n'avaient  confiés  qu'à  des  personnes  sûres. 

3.°  —  Renseignement  gnosiique. 

Liutile  d'aller  plus  loin  dans  la  description  des 
systèmes  gnostiques.  On  reconnaît  aisément  sous  leur 
diversité  quelques  idées  communes  et  fondamentales. 

1°  Le  Dieu  créateur  et  législateur  de  l'Ancien  Tes- 
tament n'est  pas  le  vrai  Dieu.  Au  dessus  de  lui,  à  une 
hauteur  infinie,  il  y  a  le  Dieu-Père,  principe  suprême 
de  tous  les  êtres. 


LA    GNOSE   ET   LE   MARCIONLSME  175 

2°  Le  Dieu  de  l'Ancien  Testament  ignore  le  vrai 
Dieu,  et  le  monde  l'a  ignoré  avec  lui  avant  l'apparition 
de  Jésus-Christ,  lequel,  lui,  procède  du  Dieu  véritable. 

3°  Entre  le  vrai  Dieu  et  la  création  s'interpose  une 
série  fort  compliquée  d'êtres  divins  d'origine  ;  dans  cette 
série,  il  se  produit  à  un  point  ou  à  l'autre  un  désordre 
qui  en  trouble  l'harmonie.  Le  monde  sensible,  y  compris 
souvent  son  créateur,  procède  de  cette  faute  originelle. 

4°  Il  y  a  dans  l'humanité  des  parties  susceptibles  de 
rédemption,  comme  dérivant,  d'une  façon  ou  de  l'autre, 
du  monde  céleste  supérieur  au  Démiurge.  Jésus-Christ 
est  venu  en  ce  monde  pour  les  en  dégager. 

5**  L'incarnation  ne  pouvant  aboutir  à  une  sérieuse 
union  entre  la  divinité  et  la  matière  maudite,  l'histoire 
évangélique  s'explique  par  une  union  morale  et  transi- 
toire entre  un  éon  divin  et  la  personne  concrète  de  Jésus, 
ou  encore  par  l'évolution  d'une  simple  apparence  d'hu- 
manité. 

6"  Il  n'y  a  donc  eu  ni  jDassion  ni  résurrection  réelle 
du  Christ  ;  l'avenir  des  prédestinés  ne  comporte  aucune 
résurrection  des  corps. 

7°  Le  divin  égaré  dans  l'humanité,  c'est-à-dire  l'âme 
prédestinée,  n'est  pas  solidaire  de  la  chair  qui  l'ojDprime. 
Il  faut  s'efforcer  d'annihiler  la  chair  par  l'ascèse  (ten- 
dance rigoriste)  ou  tout  au  moins  ne  pas  croire  que  l'es- 
prit soit  responsable  de  ses  faiblesses  (tendance  liberti- 
niste). 

De  telles  idées  ne  pouvaient  évidemment  se  réclamer 
de  l'Ancien  Testament.  Celui-ci,  du  reste,  était  répudié 


1 


176  CHAPITRE   XI. 

universellement  comme  inspiré  par  le  Créateur.  La 
grande  Eglise  tenait  ferme  à  la  Bible  d'Israël  et  trou- 
vait le  moyen  de  concilier  Jahvé  avec  le  Père  céleste. 
Les  gnostiques  n'y  parvenaient  pas.  On  peut  voir,  par 
la  lettre  de  Ptolémée  à  Flora  ',  comment  l'exégèse  était 
pratiquée  dans  les  cercles  valentiniens.  La  loi  mosaïque 
y  est  ramenée,  en  partant  de  certains  textes  évangéli- 
ques,  à  trois  autorités  différentes  :  Moïse,  les  Anciens 
d'Israël  et  Dieu.  Dans  ce  qui  est  de  Dieu,  il  faut  dis- 
tinguer entre  les  bons  préceptes,  ceux  du  Décalogue 
ou  de  la  morale  naturelle,  que  le  Sauveur  n'est  pas 
venu  abolir,  mais  accomplir;  les  préceptes  mauvais, 
comme  celui  du  talion,  abrogés  par  le  Sauveur;  enfin 
ceux  qui  n'ont  qu'une  valeur  d'ombre,  de  figure,  comme 
les  lois  cérémonielles.  Mais  il  est  clair  que  cette  loi  di- 
vine, ainsi  composée  de  bons  et  de  mauvais  préceptes, 
ne  peut  être  attribuée  à  l'être  infiniment  parfait,  pas 
plus,  du  reste,  qu'à  l'ennemi  de  tout  bien.  Elle  est  donc 
l'œuvre  d'un  dieu  intermédiaire,  du  Créateur.  Flora,  dit 
le  docteur  en  terminant,  ne  doit  pas  se  troubler  d'en- 
tendre dire  que  le  mauvais  esprit  et  l'esprit  moyen  (le 
Créateur)  proviennent  de  l'Etre  souverainement  parfait. 
«  Vous  l'apprendrez,  Dieu  aidant,  en  recevant  la  tradi- 
»  tion  apostolique  que  nous  aussi  nous  avons  reçue  par 
»  succession,  avec  l'usage  de  juger  de  toutes  les  doctrines 
»  d'après  l'enseignement  du  Sauveur  » . 

^  Epiph.  Haer.  XXXIII,  3-7.  Rééditée  et  commentée  par 
Harnack  dans  les  Sitzungsbsrichte  de  l'académie  de  Berlin,  1902, 
p.  507-541. 


LA   GNOSE   ET  LE  MARCIONISME  177 

Cette  attitude  exégé tique  est,  en  somme,  facile  à 
comprendre.  Pour  les  penseurs  religieux  du  IP  siècle, 
tout  comme  pour  nous,  la  critique  de  la  nature  et  de 
la  loi  est  une  perpétuelle  tentation.  L'homme  a  le  droit 
de  se  plaindre  de  la  brutalité  des  forces  naturelles,  et 
de  s'en  plaindre  non  seulement  pour  lui,  mais  pour  tous 
les  êtres  vivants  ;  en  d'autres  termes  il  est  naturelle- 
ment porté,  de  son  point  de  vue  très  circonscrit,  à  dé- 
clarer que  le  monde  est  mal  fait.  De  même  la  loi,  éta- 
blie pour  des  cas  généraux,  néglige  et  ne  peut  que  né- 
gliger mille  circonstances  particulières,  ce  qui,  bien  sou- 
vent, la  fait  paraître  absurde  et  injuste.  Au  dessus  de 
ce  monde  et  de  ses  misères,  le  cœur  de  l'homme  pres- 
sent une  infinie  bonté,  qui  se  manifeste  dans  l'amour 
et  non  dans  la  simple  justice.  Supposez  un  Grec  cul- 
tivé dans  cet  état  d'esprit  et  mettez-le  en  rapport  avec 
la  Bible.  L'Ancien  Testament  lui  offrira  le  dieu  terrible 
qui  crée  sans  doute,  mais  qui  tout  aussitôt  punit  sur  la 
race  humaine  tout  entière  la  faute  de  son  premier  couple  ; 
qui  se  repent  de  l'avoir  laissée  se  propager  et  la  détruit, 
sauf  une  famille,  avec  la  plupart  des  animaux,  inno- 
cents assurément  des  fautes  que  l'on  reproche  aux  hom- 
mes; qui  s'allie  avec  une  peuplade  d'aventuriers,  la  pro- 
tège contre  les  autres  nations,  la  lance  en  des  expédi- 
tions de  conquête  et  de  pillage,  réclame  sa  part  du  bu- 
tin et  préside  au  massacre  des  vaincus  ;  qui  la  dote  d'une 
législation  où,  à  côté  de  prescriptions  équitables,  il  y 
en  a  de  bizarres  et  d'impraticables.  Les  juifs  éclairés, 
et  les  chrétiens  avec  eux,  expliquaient  ces  traits  fâcheux 

PuCHESNE,  Hist.  anc.  de  VEgl.  -  T.  I.  12 


178  CHAPITRE    XI. 

par  d'ingénieuses  allégories.  Nous  ne  pouvons  en  faire 
autant;  mais  nous  nous  tirons  tout  de  même  en  con- 
testant l'objectivité  de  ces  tares  divines  et  en  considé- 
rant leur  apparition  dans  les  textes  sacrés  comme  l'ex- 
pression du  dégrossissement  progressif  de  l'idée  de  Dieu 
chez  les  hommes  d'autrefois.  Mais  cette  explication  n'é- 
tait pas  à  la  portée  des  anciens.  Les  penseurs  gnosti- 
ques  s'abstinrent  de  demander  à  l'allégorisme  ce  qu'en 
tiraient  les  orthodoxes.  Comme  ils  avaient  besoin  de 
quelqu'un  pour  endosser  la  responsabilité  de  la  nature 
et  de  la  loi,  ils  en  chargèrent  le  Dieu  d'Israël.  L'Evan- 
gile, au  contraire,  où  résonnait,  à  leur  estimation,  un 
timbre  tout  différent,  leur  parut  une  révélation  de  la 
bonté  suprême  et  de  la  perfection  absolue. 

Cette  distribution  des  rôles  pouvait  paraître  ingé- 
nieuse :  mais  elle  ne  faisait  au  fond  que  reculer  la  dif- 
ficulté. Le  Démiurge  expliquait  la  Nature  et  la  Loi. 
Mais  comment  l'expliquer  lui-même?  Marcion,  on  le 
verra,  ne  chercha  guère  à  résoudre  cette  énigme.  Les 
autres  n'y  parvinrent  qu'en  intercalant  entre  le  Dieu 
suprême  et  le  Démiurge  toute  ime  série  d'éons  dans- 
lesquels  la  perfection  allait  en  s'atténuant  à  mesure  qu'ils 
s'éloignaient  du  premier  être,  si  bien  qu'un  désordre 
pouvait  se  produire  et  se  produisait  en  effet  chez  eux  : 
solution  arbitraire  et  incomplète,  qui  ne  pouvait  man- 
quer de  susciter  les  critiques  les  plus  vives. 

On  voit  pourquoi,  dans  ces  systèmes,  l'Evangile  de 
Jésus  était  le  grand  et,  à  vrai  dire,  le  seul  argument. 
On  le  percevait  par  des  textes  écrits,  au  nombre   des- 


LA   GNOSE   ET   LE   MARCIOXISME  179 

quels  figurèrent  de  bonne  heure  nos  quatre  évangiles 
canoniques  \  et  aussi  par  des  traditions  spéciales,  soit 
écrites,  soit  orales.  Ces  traditions  prétendaient  repro- 
duire, non  pas  l'histoire  évangélique  connue  de  tous, 
mais  des  entretiens  secrets,  le  plus  souvent  postérieurs 
à  la  Résurrection,  dans  lesquels  le  Sauveur  expliquait 
à  ses  apôtres,  à  Marie  Madeleine  et  autres  femmes  de 
son  entourage,  les  plus  profonds  mystères  de  la  gnose. 
De  là  les  évangiles  de  Thomas,  de  Philippe,  de  Judas, 
les  petites  et  grandes  Questions  de  Marie,  l'évangile  de 
la  Perfection,  etc.  D'autres  livres  se  réclamaient  des 
anciens  justes,  d'Elie,  de  Moïse,  d'Abraham,  d'Adam, 
d'Eve,  de  Seth  surtout,  qui,  dans  certains  cercles,  avait 
un  rôle  très  important.  Il  y  avait  aussi,  dans  les  sectes 
comme  dans  la  grande  Eglise,  des  prophètes  inspirés, 
dont  les  paroles  étaient  recueillies  et  formaient  mie  autre 
catégorie  de  livres  sacrés  ;  ainsi  les  prophètes  Martiades 
et  Marsanos  chez  les  «  Archontiques  » . 

Chez  les  Basilidiens,  on  s'appuyait  sur  la  tradition  d'un 
certain  Glaucias,  soi-disant  interprète  de  saint  Pierre. 
Il  y  avait  aussi  un  évangile  de  Basilide,  pour  lequel 
saint  Matthieu  et  saint  Luc  avaient  été  mis  à  contri- 
bution, et  des  prophètes,  Barkabbas  et  Barkoph,  dont 
les  livres  furent  commentés  par  Isidore,  fils  de  Basi- 
lide. Le  chef  de  la  secte  avait  lui-même  écrit  vingt- 
quatre  livres  d'«Exégétiques  »  sur  son  évangile.  Valentin, 
lui  aussi,  se  réclamait  d'un  disciple  des  apôtres,  Théodas, 

'  Les  Gnostiques  ne  citent  jamais  les  Actes,  ni,  bien  en- 
tendu, l'Apocalypse. 


180  CHAPITRE   XI. 

qui  aurait  eu  saint  Paul  pour  maître,  et  sa  secte  possé- 
dait un  «  évangile  de  la  Vérité  » . 

Telles  étaient  les  autorités.  L'enseignement  se  répan- 
dait de  proche  en  proche  et  aboutissait  à  la  formation 
de  petits  groupes  d'initiés,  qui,  en  général,  s'efforçaient 
d'abord  de  combiner  leurs  doctrines  secrètes  avec  la  vie 
religieuse  ordinaire  des  communautés  chrétiennes.  Mais 
ils  étaient  vite  reconnus  et  formaient  alors  des  associa- 
tions autonomes,  où  ils  avaient  toute  liberté  pour  déve- 
lopper leurs  systèmes,  graduer  leurs  initiations  et  célé- 
brer leurs  rites  mystérieux.  Le  culte  extérieur  avait  tou- 
jours pour  eux  beaucoup  d'importance.  Parler  aux  sens, 
exciter  l'imagination,  c'était  un  de  leurs  grands  moyens. 
Ils  ne  se  refusaient  pas  l'emploi  de  termes  exotiques, 
de  mots  hébreux  répétés  ou  prononcés  à  rebours  et  de 
tout  l'appareil  des  sortilèges.  Avec  cela  ils  agissaient  sur 
les  esprits  faibles  ou  inquiets,  avides  de  science  occulte, 
d'initiations,  de  mystères,  sur  la  clientèle  de  l'orphisme 
et  des  cultes  orientaux. 

Les  trois  écoles  de  Valentin,  de  Basilide  et  de  Car- 
pocrate  paraissent,  les  deux  premières  surtout,  avoir 
eu  un  grand  succès  dans  leur  pays  d'origine.  Clément 
d'Alexandrie  parle  très  souvent  de  Basilide  et  de  Va- 
lentin; il  avait  beaucoup  étudié  leurs  livres.  En  dehors 
de  l'Egypte,  la  secte  basilidienne  n'eut  pas  autant  de 
vogue  que  celle  de  Valentin.  Celui-ci  se  transporta  de 
bonne  heure  à  Rome,  où  il  fit  un  lo\ig   séjour  ^,  sous 

^  Iren.  III,  4,  2:  O'jaXîVTTvs:   u.h  -jàp  rXOîv  si;  'Ptùij.rn  It^I  'T"j'r'5'J, 
rty-'j-oLci  <ji  Irri  Iliou  x.aî  TzoLpi'j.îvivi  l'to;  'Avi/.rTcj.  Tertullien  [Praescr.  30). 


LA   GXOSE   ET    LE    MAllCIONLSME  181 

les  évêques  Hygin,  Pie  et  Anicet.  D'après  ce  qu'en  dit 
Tertullien,  il  y  vécut  d'abord  parmi  les  fidèles,  jusqu'au 
moment  où  sa  curiosité  dangereuse  et  sa  propagande 
le  firent  exclure,  d'abord  provisoirement,  puis  définiti- 
vement, de  la  communauté  chrétienne  K 

Cet  événement  n'empêcha  pas  la  secte  de  Valentin 
de  se  répandre  un  peu  partout.  Au  temps  de  Tertul- 
lien  le  «  collège  »  des  Valentiniens  était  la  plus  en  vo- 
gue de  toutes  les  associations  hérétiques.  La  doctrine 
du  maître  s'y  maintenait,  mais  avec  quelques  bigarrures, 
qui  donnèrent  lieu  à  diverses  écoles.  Les  maîtres  les 
plus  célèbres,  Héracléon,  Ptolémée,  Marc,  Théodote, 
nous  sont  connus  par  saint  Irénée  et  Clément  d'Ale- 
xandrie. 

semble  dire  que  Marcion  et  Yalentin  furent  quelque  temps,  à 
Rome,  orthodoxes  et  membres  de  l'Eglise,  iii  catholicae  ])rimo 
doctruiam  credidisse  apud  ecclesiam  lîomanensein  sub  ejnscojKitu 
Eleutheri  benedicti.  Le  nom  d'Eleuthère  est  mis  ici  à  la  place 
d'un  autre.  Il  est,  du  reste,  bien  difficile  de  concilier  ce  ren- 
seignement avec  celui  de  saint  Epiphane,  qui  présente  Valentin 
comme  né  en  Egypte  (il  précise  l'endroit),  élevé  à  Alexandrie 
dans  la  sagesse  des  Grecs,  puis  occupé  à  répandre  son  système, 
en  Egypte  d'abord,  puis  à  Rome,  enfin  en  Chypre,  où  il  se  se- 
rait tout-à-fait  séparé  de  l'Eglise  [Ilaer.  XXXI,  2,  7). 

'  Ailleurs  [Adv.  Valent.  4)  Tertullien  attribue  la  perversion 
de  Valentin  au  dépit  d'avoir  échoué  dans  une  candidature  à 
l'épiscopat:  un  confesseur  lui  aurait  été  préféré.  On  a  vu  dans 
ce  confesseur  le  martyr  romain  Télesphore  et,  par  suite,  rat- 
taché l'histoire  à  Rome.  Mais  Irénée,  par  lequel  nous  savons 
que  Télesphore  vioiico:;  sy.ajSTyfr.asv,  ne  donne  pas  la  moindre  idée 
qu'il  ait  échappé  à  la  mort  et  se  soit  ainsi  trouvé  en  situation 
de  bénéficier  de  la  praerogatiua  martyrii.  Du  reste  il  n'est  nul- 
lement sûr  que  cet  épisode  de  la  vie  de  Valentin  doive  être 
placé  à  Rome  plutôt  qu'à  Alexandrie. 


182  CHAPITRE    XI. 

Carpocrate,  lui  aussi,  ou  du  moins  son  hérésie,  aborda 
le  théâtre  romain.  Sous  le  pape  Anicet  (v.  155)  une 
femme  de  cette  secte,  appelée  Marcellina,  vint  à  E-ome 
et  recruta  beaucoup  d'adhérents. 

4.°  —  Marcion. 

Pendant  que  les  charlatans  de  Syrie  propageaient 
la  gnose  orientale,  avec  sa  magie,  ses  éons  aux  noms 
étranges  et  son  clinquant  sémitique;  pendant  que  de  raf- 
finés docteurs  habillaient  ces  drôleries  en  style  philoso- 
phique et  les  ajustaient  au  goût  alexandrin  ;  pendant 
que  les  uns  et  les  autres  n'aboutissaient  qu'à  fonder  des 
loges  d'initiés,  de  haut  ou  de  bas  étage,  il  se  trouva  un 
homme  qui  entreprit  de  dégager  de  tout  ce  fatras  quel- 
ques idées  simples,  en  rapport  avec  les  préoccupations 
du  commun  des  âmes,  de  fonder  là-dessus  une  religion, 
religion  chrétienne  mais  nouvelle,  antijuive  et  dualiste, 
et  de  lui  donner  comme  expression  non  plus  une  con- 
frérie secrète,  mais  une  église.  Cet  homme,  c'est  Marcion. 

Marcion  était  de  la  ville  de  Sinope,  port  renommé 

sur  le   Pont-Euxin.    Son    père    était    évêque  ;    lui-même 

s'était  enrichi  dans  la  navigation.  Il  vint  à  Rome  \  vers 

'  D'après  un  récit  qui  doit  remonter  à  saint  ïïippolyte 
(Pseudo-Tert.  51;  Epiph.,  Haer.  XLII,  1)  la  raison  de  cet  exode 
aurait  été  que  Marcion,  ayant  séduit  une  jeune  fille,  avait  été 
excommunié  dans  son  paj^s.  Ni  saint  Irénée,  ni  Tertullien,  peu 
tendres  cependant  pour  Marcion,  ne  connaissent  cette  histo- 
riette. Un  renseignement  encore  moins  sûr,  un  prologue  ano- 
nyme au  quatrième  évangile,  le  fait  passer  par  Eplièse,  où  il 
arrive   du   Pont    avec   une    recommandation   des   fidèles   de   ce 


LA   GNOSE   ET   LE    MARCIONISME  183 

l'année  140,  et,  dans  les  premiers  temps,  se  mêla  aux 
fidèles  de  l'Eglise.  Il  fit  même  don  à  la  communauté  d'une 
assez  grosse  somme,  200  sesterces  (environ  40.000  fr.). 

Cette  largesse  était  peut-être  destinée  à  lui  conci- 
lier l'opinion,  que  son  langage  commençait  à  inquiéter. 
Le  fait  est  que  les  chefs  de  l'Eglise  lui  demandèrent 
des  explications  sur  sa  foi;  il  les  leur  donna  sous  forme 
de  lettre.  Ce  document  fut  souvent  invoqué  plus  tard 
par  les  polémistes  orthodoxes. 

Marcion  était  un  disciple  de  saint  Paul.  L'antithèse 
signalée  par  l'apôtre  entre  la  Foi  et  la  Loi,  la  Grâce 
et  la  Justice,  l'Ancien  Testament  et  la  Nouvelle  Alliance, 
était  pour  lui  le  fond  de  la  religion.  Paul  s'était  rési- 
gné, avec  tristesse,  à  se  séparer  de  ses  frères  en  Israël. 
Chez  Marcion  cette  séparation  s'est  transformée  en  un 
antagonisme  radical.  Il  y  a,  suivant  lui,  incompatibilité 
absolue  entre  la  révélation  de  Jésus-Christ  et  la  tradition 
"biblique.  Il  faut  choisir  entre  l'amour  infini,  la  bonté  su- 
prême, dont  Jésus  a  été  le  messager,  et  la  dure  justice 
qui  se  réclame  du  dieu  d'Israël.  Il  ne  faut  pas,  disait-il 
aux  prêtres  romains,  verser  le  vin  nouveau  dans  les  vieil- 
les outres,  ni  coudre  un  morceau  neuf  sur  un  vêtement 
trop  usé.  D'antithèse  en  antithèse,  le  fond  de  sa  pensée  se 
révélait  plus  clairement.  Le  dieu  des  Juifs,  de  la  Création 
•et  de  la  Loi,  ne  peut  être  identique  au  Père  des  miséri- 
cordes, et  dès  lors  il  doit  être  conçu  comme  inférieur  à  lui. 

pays,   mais  est  bientôt  démasqué   et   rapoussé   par   saint   Jean 
{Wordsworth,  N.  T.  latine,  sec.  éd.  s.  Hieron.,  1. 1,  fasc.  4 
j).  490;  cf.  Philastrius,  45). 


184  CHAPITRE    XI. 

Ainsi  Marcion  arrivait  au  daalisme,  tout  comme  les 
Griiostiques,  mais  en  partant  de  principes  très  différents. 
Il  ne  s'embarrassait  ni  de  métaphysique  ni  de  cosmo- 
logie: il  ne  cherchait  pas  à  combler  par  une  végéta- 
tion d'éons  la  distance  entre  l'infini  et  le  fini,  ni  à  dé- 
couvrir par  quelle  catastrophe  arrivée  dans  la  sphère 
de  l'idéal  s'expliquait  le  désordre   du  monde   sensible. 

Le  Rédempteur,  à  ses  yeux,  est  une  apparition  du 
Dieu  véritable  et  bon.  Il  sauve  les  hommes  par  la  ré- 
vélation de  Celui  dont  il  procède  et  par  l'œuvre  de  la 
Croix.  Cependant,  comme  il  ne  peut  rien  devoir  au 
Créateur,  il  n'a  eu  qu'une  apparence  d'humanité.  En 
l'an  15  de  Tibère,  il  se  rendit  visible  dans  la  synagogue 
de  Capharnaùm.  Jésus  n'a  eu  ni  naissance,  ni  croissance^ 
pas  même  en  apparence;  l'apparence  ne  commence  qu'à 
la  prédication  et  se  poursuit  dans  le  reste  de  l'histoire 
évangélique,  y  compris  la  Passion. 

Les  hommes  ne  seront  pas  tous  sauvés,  mais  seule- 
ment une  partie  d'entre  eux.  Leur  devoir  est  de  vivre 
dans  la  plus  stricte  ascèse,  tant  pour  le  boire  et  le  man- 
ger que  pour  les  rapports  sexuels  ;  le  mariage  est  pros- 
crit. Le  baptême  ne  peut  être  accordé  aux  gens  mariés 
que  s'ils  se  séparent. 

Ces  idées  fondamentales  de  Marcion  ne  sont  pas 
toutes  cohérentes.  On  ne  voit  pas  bien  comment  il  ex- 
pliquait l'origine  de  son  dieu  juste,  ni  comment  le  sacri- 
fice de  la  Croix  pouvait  avoir  pour  lui  tant  de  valeur, 
alors  qu'il  ne  s'opérait  que  sur  un  fantôme.  Marcion  ne 
se  croyait  pas  obligé  de  tout  expliquer,  ni  surtout  d'of- 


LA   GNOSE  ET   LE   MARCIONISME  185 

frir  un  système  à  la  curiosité  des  raisonneurs.  Son  âme 
religieuse  s'arrangeait  très  bien  du  mystère.  Mais  il  est 
plus  facile  de  médire  de  la  théologie  que  de  s'en  passer. 
Marcion  eut  personnellement  des  contacts  avec  les  gnos- 
tiques  et  ses  idées  s'en  ressentirent.  La  tradition  le  met 
en  rapport,  à  E-ome  même,  avec  un  syrien,  Cerdon 
(r<£pSo)v),  qui  s'y  trouvait  dès  avant  lui.  Il  n'est  pas 
aisé  de  démêler,  dans  les  renseignements  qui  nous  sont 
venus  sur  ce  personnage,  en  quelle  mesure  il  peut  avoir 
influé  sur  Marcion,  ni  à  quel  moment  son  école  se  fondit 
dans  la  secte  du  grand  novateur.  C'est  peut-être  lui  qui 
décida  Marcion  à  maudire  non  seulement  la  Loi  mais 
la  Création  elle-même  et,  conséquemment,  à  volatiliser 
l'histoire  évangélique  en  un  docétisme  absolu. 

Quoiqu'il  en  soit,  et  à  quelque  date  que  se  placent 
ses  rapports  avec  Cerdon,  Marcion  finit  par  se  con- 
vaincre que  l'Eglise  romaine  ne  le  suivrait  pas  dans  son 
paulinisme  extravagant.  La  rupture  eut  lieu  en  144  ^ 
On  rendit  à  Marcion  la  somme  qu'il  avait  versée  à  la 
caisse  sociale,  mais  on  garda  sa  profession  de  foi.  Une 
communauté  marcionite  s'organisa  aussitôt  à  Rome  et 
ne  tarda  pas  à  prospérer.  Ce  fut  l'origine  d'un  vaste 
mouvement,  qui,  par  une  propagande  active,  se  répandit 
en  très  peu  de  temps  dans  la  chrétienté    tout  entière. 

L'enseignement  de  Marcion  ne  se  réclamait  ni  de 
traditions  secrètes,  ni  d'inspirations  prophétiques.  Il  ne 
cherchait  nullement  à  s'arranger    avec   l'Ancien  Testa- 

^  Date  conservée  dans  la  secte  (Tert.,  Adv.  Marc.  I,  19; 
cf.  Harnack,   Chronologie,  t.  I,  p.  306). 


186  CHAPITRE   XI. 

ment.  Son  exégèse  était  littéraliste,  sans  allégorisme  au- 
cun. De  là  résultait  la  répudiation  complète  de  l'ancienne 
Bible.  De  la  nouvelle,  ou  plutôt  de  l'ensemble  des  écrits 
apostoliques,  saint  Paul  seul  était  conservé,  avec  le  troi- 
sième évangile.  Encore  le  recueil  des  lettres  de  saint  Paul 
ne  comprenait-il  pas  les  Pastorales,  et,  dans  les  dix  let- 
tres admises,  comme  dans  le  texte  de  saint  Luc,  y  avait-il 
des  coupures.  Les  apôtres  galiléens  étaient  censés  n'avoir 
que  très  imparfaitement  compris  l'Evangile  :  ils  avaient 
eu  le  tort  de  considérer  Jésus  comme  l'envoyé  du  Créa- 
teur. Aussi  le  Seigneur  avait-il  suscité  saint  Paul  pour 
rectifier  leur  enseignement.  Même  dans  les  lettres  de 
Paul  il  y  avait  des  endroits  favorables  au  Créateur;  ce 
ne  pouvaient  être  que  des  interpolations, 

A  ce  Nouveau  Testament  ainsi  réduit  s'ajouta  bientôt 
le  livre  des  Antithèses,  œuvre  du  fondateur  de  la  secte. 
Ce  n'était  qu'un  recueil  d'oppositions  entre  l'Ancien  Tes- 
tament et  l'Evangile,  entre  le  Dieu  bon  et  le  Créateur. 
Ces  livres  sacrés  étaient  communs  à  toutes  les  églises 
marcionites,  comme  la  vénération  pour  Marcion  et  la 
pratique  de  sa  morale  rigoriste. 

b.°  —  L'Eglise  et  la  Gnose. 

L'accueil  fait  à  toutes  ces  doctrines  par  les  commu- 
nautés chrétiennes  ne  pouvait  guère  être  favorable.  La 
solidarité  des  deux  Testaments,  la  réalité  de  l'histoire 
évangélique,  l'autorité  de  la  morale  commune,  étaient 
choses  trop  solidement  ancrées  dans  la  tradition  et  dans 


LA    GNOSE   ET   LE   MARCIONLSME  187 

l'éducation  religieuse  pour  qu'il  fût  aisé  de  les  ébranler. 
Oji  ne  voit  pas  qu'aucune  église,  dans  son  ensemble,  se 
«oit  laissé  séduire.  Ce  n'est  pas  que  les  chefs  de  secte 
ne  s'y  essayassent.  A  Rome  surtout,  point  particulière- 
ment important,  divers  efforts  furent  tentés,  dit-on,  par 
Talentin,  Cerdon  et  Marcion,  pour  s'emparer  de  la  di" 
rection  de  l'Eglise.  Vers  la  fin  du  II'  siècle  on  rencontre 
encore  un  gnostique,  Florinus,  parmi  les  prêtres  romains 
en  exercice  \  L'attitude  d'Hermas  est  très  intéressante. 
Il  insiste  énergiquement  sur  la  divinité  du  Créateur. 
C'est  le  premier  commandement  du  Pasteur  :  «  Avant 
»  tout,  crois  que  Dieu  est  un,  qu'il  a  tout  créé  et  orga- 
»  nisé,  tout  fait  passer  du  néant  à  l'être  et  qu'il  con- 
»  tient  tout  » .  Tout  aussi  rigoureusement  il  proclame  la 
solidarité  de  l'àme  dans  les  œuvres  de  la  chair  :  «  Prends 
»  bien  garde  de  laisser  entrer  dans  ton  cœur  la  pensée 
»  que  cette  chair  peut  être  corrompue  et  de  l'aban- 
»  donner  à  quelque  souillure.  Si  tu  souilles  ta  chair,  tu 
»  souilles  en  même  temps  l'Esprit-Saint.  Si  tu  souilles 
»  l'Esprit-Saint,  tu  ne  vivras  pas  »  ^.  Avec  ces  deux  re- 
commandations, Hermas  met  son  monde  en  garde  contre 
le  danger  théologique  et  contre  le  danger  moral,  le  dua- 
lisme et  le  libertinisme.  En  d'autres  endroits  il  esquisse 
des  portraits  d'hérétiques,  tant  des  prédicateurs  d'hé- 
résie que  de  leurs  auditeurs, 

'  Irénée,  dans  Eusèbe,  Y,  15,  20.  Ses  opinions  connues,  Flo- 
rinus, naturellement,  fut  destitué. 

*  Cette  idée  est  développée  d'une  manière  encore  plus  expres- 
sive dans  la  //«  démentis. 


188  CHAPITRE   XI. 

«  Voilà,  dit-il,  ceux  qui  sèment  des  doctrines  étran- 
»  gères,  qui  détournent  de  la  voie  les  serviteurs  de  Dieu, 
»  surtout  les  pécheurs,  ne  les  laissant  pas  se  convertir  et 
»  leur  inculquant  leur  enseignement  insensé.  Il  y  a  pour- 
»  tant  lieu  d'espérer  qu'ils  se  convertiront,  eux  aussi. 
»  Tu  vois  que  déjà  beaucoup  d'entre  eux  sont  revenus 
»  depuis  que  tu  leur  as  communiqué  mes  préceptes; 
»  d'autres  encore  se  convertiront  » .  Après  les  maîtres, 
les  disciples  :  «  Ce  sont  des  fidèles  ;  ils  ont  la  foi,  mais 
»  sont  difficiles  à  instruire,  audacieux,  se  complaisant 
»  en  eux-mêmes,  cherchant  à  tout  savoir  et  ne  connais- 
»  sant  rien  du  tout.  Leur  audace  a  fait  que  l'intelli- 
»  gence  s'est  obscurcie  en  eux.  Une  sotte  imprudence 
»  les  envahit.  Ils  se  targuent  d'une  grande  pénétration  ; 
»  ils  se  transforment  volontiers  et  d'eux-mêmes  en  maî- 
»  très  de  doctrine  :  mais  ils  n'ont  pas  le  sens  commun. . . 
»  C'est  un  grand  fléau  que  l'audace  et  la  vaine  présomp- 
»  tion  :  plusieurs  lui  doivent  leur  perte.  Il  y  en  a  qui,  re- 
»  connaissant  leur  égarement,  sont  revenus  à  une  foi  sin- 
»  cère  et  se  sont  soumis  à  ceux  qui  ont  vraiment  l'intelli- 
»  gence.  Les  autres  peuvent  se  convertir  aussi,  car  ce  ne 
»  sont  pas  de  méchantes  gens,  mais  plutôt  des  imbéciles  »  ^ 

Ceci  a  été  écrit  au  moment  où  Valentin  et  autres 
docteurs  de  renom  propageaient  leurs  doctrines  dans  la 
société  chrétienne  de  Rome.  Hermas,  s'il  s'agit  d'eux, 
s'est  montré  bien  optimiste.  Mais,  qu'il  ait  eu  en  vue 
les  rêveries    subtiles    de  Valentin,  ou,   ce   qui   est  bien 

ï  Sim.  V,  7;  IX,  22. 


LA    (rNOSE   ET   LE   MARCIONISME  189 

possible,  des  gnoses  plus  vulgaires  importées  de  Syrie 
et  d'Asie,  il  faut  avouer  que  la  théologie  sublime  des 
Gnostiques  avec  ses  plérômes,  ses  ogdoades,  ses  archon- 
tes et  tout  son  personnel  d'éons  célestes  ne  paraît  pas 
lui  avoir  fait  beaucoup  d'impression,  et  qu'il  n'}'  voit 
même  pas  un  danger  bien  sérieux.  La  simplicité  de 
l'esprit  et  la  droiture  du  cœur  lui  semblent  être  ici  des 
défenses  invincibles. 

Il  avait  raison,  pour  le  commun  du  monde.  Mais, 
comme  on  l'a  dit  plus  haut,  les  rêveries  philosophiques 
avaient  pourtant  leur  clientèle,  et  la  pénitence  prêchée 
par  Hermas  était  moins  commode  que  la  justification 
gnostique.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  que  le  langage 
des  chefs  ecclésiastiques  trahisse,  en  général,  plus  d'ap- 
préhension et  plus  d'indignation  que  celui  du  brave  pro- 
phète. Celui-ci,  du  reste,  ne  paraît  pas  avoir  connu  Mar- 
cion  ;  au  moins  peut-on  dire  qu'il  n'a  pas  connu  la  grande 
propagande  de  l'église  marcionite,  concurrence  autre- 
ment redoutable  que  les  écoles  des  aventuriers  de  Syrie 
et  des  docteurs  alexandrins. 

Saint  Poly carpe  et  saint  Justin  nous  donnent  ici  des 
impressions  moins  optimistes.  Le  vieil  évêque  de  Smyrne, 
dont  la  vie  se  prolongea  très  longtemps,  avait  connu 
Marcion  avant  que  celui-ci  ne  fit  le  voyage  de  Rome. 
Il  le  rencontra  après  sa  rupture  avec  l'Eglise  et  Marcion 
lui  ayant  demandé  s'il  le  reconnaissait  :  «  Je  reconnais, 
dit-il,  le    premier-né  de   Satan  »  K  Justin    ne    se    borna 

1  Iren.,  Haer.,  III,  3. 


190  CHAPITRE   XI. 

pas  à  comprendre  Marcion  parmi  les  hérétiqnes  réfutés 
dans  son  Syntagma  ^  contre  toutes  les  hérésies  ;  il  lui 
consacra  un  autre  Syntagma,  un  traité  spécial  ^.  Le  pre- 
mier de  ces  deux  ouvrages  était  déjà  publié  quand 
(v.  152)  il  écrivit  sa  première  apologie,  où  il  revient 
à  deux  reprises  sur  l'hérésiarque  :  «  Un  certain  Marcion, 
»  du  Pont,  qui  enseigne  encore,  au  moment  présent,  un 
»  autre  dieu  plus  grand  que  le  Créateur.  Grâce  à  l'appiii 
»  des  démons  il  a  persuadé  à  nombre  de  personnes  et 
»  en  tout  pays  (/.arà  Trav  yavo;  àvOpcoTTOjv)  de  blasphémer 
»  et  de  renier  Dieu,  l'auteur  de  cet  univers...  Bien  des 
»  gens  l'écoutent  comme  le  seul  qui  possède  la  vérité^ 
»  et  se  moquent  de  nous.  Pourtant  ils  n'ont  aucune 
»  preuve  de  ce  qu'ils  disent.  Comme  des  agneaux  em- 
»  portés  par  le  loup,  ils  se  laissent  stupidement  dévo- 
»  rer  par  ces  doctrines  athées  et  par  les  démons  » .  Le 
ton  de  ces  propos  montre  combien  la  blessure  était  cui- 
sante, et  quel  avait  été,  dès  ses  premiers  débuts,  le 
succès  de  Marcion. 

Les  Gnostiques  ont  beaucoup  écrit.  Cela  était  na- 
turel, puisqu'ils  se  donnaient  comme  les  initiateurs  de 
l'élite  intellectuelle  aux  secrets  d'une  science  supérieure. 
Il  n'est  pas  moins  naturel  que  la  défaite  de  ce  parti 
religieux  ait  entraîné  la  disparition  de  sa  littérature. 
Aussi,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  les  livres  gnostiques- 
n'étaient-ils  connus  que  par  ce  qu'en  rapportent  les  au- 
teurs orthodoxes.  Des  indications  de  titres,  des  citations 

'  Justin,  Apol.,  I,  26. 
2  Iren.,  Haer.,  IV,  6. 


LA    GNOSE   ET   LE   MARCIONISME  191 

éparses,  des  descriptions  de  systèmes  évidemment  tirées 
des  œuvres  des  sectaires,  c'est  tout  ce  qui  nous  est  venu 
par  cette  voie  '.  Il  y  a  cependant  une  exception  à  si- 
gnaler: la  lettre  citée  plus  haut,  de  Ptolémée  à  Flora, 
conservée  par  saint  Epiphane,  où  l'on  voit  comment  l'en- 
seignement gnostique  se  propageait  en  argumentant  de 
la  tradition  biblique  et  chrétienne. 

Depuis  quelque  temps  les  manuscrits  d'Egypte  com- 
mencent à  nous  rendre,  en  des  versions  coptes,  les  livres 
mêmes  des  anciens  hérétiques.  Ceux  que  l'on  a  décou- 
verts jusqu'ici  proviennent,  non  des  écoles  alexandrines 
de  Basilide,  Valentin  et  Carpocrate,  mais  des  sectes  d'ori- 
gine syrienne,  que  saint  Irénée  décrit  ^  sous  le  nom  gé- 
nérique de  Gnostiques.  Il  a  sûrement  eu  sous  les  yeux 
l'un  de  ces  écrits  :  le  chapitre  qu'il  consacre  aux  Gnos- 
tiques du  type  Barbelo  (I,  29)  n'en  est  qu'un  extrait 
assez  incomplet  ^. 


1  M.  Harnack  a  eu  la  patience  de  dresser  nn  catalogue 
minutieux  de  tous  ces  renseignements  bibliographiques,  Die 
Ueberlieferung  und  der  Bestand  der  altchristlicheu  Literatiir, 
p.  144-231. 

2  Haer.,  I,  29  et  suiv. 

^  Ce  livre,  qui  paraît  avoir  porté  le  titre  d'Evangile  de  Marie 
ou  d'Apocryphe  de  Jean,  est  contenu  dans  un  ms.  de  papy- 
rus, conservé  actuellement  à  Berlin.  Il  y  est  suivi  d'un  autre 
exposé  sjnithétique  intitulé  «  Sagesse  de  Jésus-Christ»,  et  d'une 
histoire  de  saint  Pierre,  d'inspiration  gnostique,  où  figure  pour 
la  première  fois  l'épisode  de  sa  fille  paralj^tique,  guérie  par  lui, 
puis  rendue  à  son  infirmité  (Pétronille).  Sur  ces  pièces,  qui  se- 
ront publiées  dans  le  t.  II  du  recueil  de  M.  Cari  Schmidt  (v.  note 
suiv.),  on  peut  consulter,  en  attendant,  les  Sitzinigsb^richte  de 
l'Académie  de  Berlin,  1896,  p.  839. 


192  CHAPITRE   XI. 

D'autres  ^,  moins  anciens,  du  IIF  siècle  plus  ou  tti'.i.:s 
avancé,  témoignent  d'évolutions  intéressantes  accomplies 
dans  les  mêmes  sectes.  On  sait  que,  dans  ce  monde 
étrange,  deux  tendances  morales  se  révélèrent  de  bonne 
heure,  l'une  plutôt  ascétique,  l'autre  favorable  aux  plus 
dégoûtantes  aberrations.  Les  livres  retrouvés  s'inspirent 
de  la  première  et  combattent  fort  nettement  la  seconde. 

En  face  de  cette  littérature  hérétique  se  développe 
la  polémique  des  auteurs  orthodoxes.  Les  uns  s'atta- 
quaient à  une  secte  en  particulier  :  Valentin  et  Marcion, 
celui-ci  surtout,  ont  donné  lieu  à  nombre  de  réfutations. 
D'autres  entreprenaient  de  dresser  le  catalogue  des  sectes 
et  se  plaisaient  à  en  étaler  les  bizarreries,  en  leur  op- 

^  Réunis  par  M.  Cari  Schmidt  dans  le  recueil  patristique 
de  l'Académie  de  Berlin.  Sa  publication  est  intitulée  Koptisch- 
Gnostische  Schriften.  Le  second  volume  contiendra  les  textes 
énumérés  dans  la  note  précédente;  le  premier  (1905)  reproduit 
ceux  qui  figurent  dans  deux  mss.,  VAskewlanus,  en  parchemin 
[Drit.  Mus.  Add.,  5114),  et  le  Brucianus,  en  papyrus,  conservé 
à  la  Bodléienne  d'Oxford.  UAslcewianus  contient  une  compi- 
lation à  laquelle  on  a  donné  improprement  le  nom  de  Pistis 
Sophia.  Selon  M.  Harnack,  le  plus  clair  de  cette  farrago  serait 
à  identifier  avec  les  «  Petites  questions  de  Marie  » ,  mentionnées 
[Haer.,  XXVI,  8)  par  saint  Epiphane.  Cependant  les  «  Grandes 
questions  de  Marie  » ,  que  saint  Epiphane  cite  en  même  temps  et 
comme  provenant  du  même  milieu,  appartenaient  à  la  tendance 
obscène,  ce  qui  n'est  pas  le  cas  de  la  Pistis  Sophia.  Dans  le 
Brucianus,  on  trouve  d'abord  un  ouvrage  en  deux  livres,  où 
M.  Schmidt  reconnaît  les  deux  livres  de  Jeu,  allégués  dans  la 
Pistis  Sophia,  puis  un  morceau  d'exposition  générale  qui  se  rat- 
tache sûrement  au  système  des  Séthiens  ou  Archontiques,  décrits 
par  saint  Epiphane,  Haer.  XXXIX  et  XL.  Quoiqu'il  en  soit  des 
identifications  proposées,  il  est  sûr  que  les  écrits  contenus  dans 
ces  deux  mss.  proviennent  d'un  même  groupe  hérétique. 


LA   GNOSE  ET   LE   MARCIONISME  193 

posant  le  sobre,  universel  et  traditionnel  enseignement 
de  l'Eglise  authentique.  Ce  thème  fut  cultivé  de  très 
bonne  heure.  Saint  Justin  avait  déjà  écrit  contre  toutes 
les  hérésies  lorsqu'il  publia  son  Apologie  ^  :  Hégésippe 
traita  aussi  ce  sujet,  non  dans  un  livre  spécial,  mais 
dans  ses  «  Mémoires  » .  Tout  cela  est  à  peu  près  perdu. 
En  revanche  nous  avons  l'ouvrage  de  saint  Irénée,  livre 
capital,  où,  bien  qu'il  soit  dirigé  spécialement  contre  la 
secte  valentinienne,  on  trouve  une  description  des  prin- 
cipales hérésies  jusqu'au  temps  (v.  185)  où  l'auteur  écri- 
vait. Après  lui  vint  Hippolyte,  qui  dressa  deux  fois  le 
catalogue  des  sectes,  sous  deux  formes  et  à  deux  mo- 
ments de  sa  carrière.  Son  premier  écrit,  son  «  Syntagma 
contre  toutes  les  hérésies  » ,  est  maintenant  perdu  ;  mais 
il  est  possible  de  le  reconstituer  ^,  grâce  à  la  descrip- 
tion qu'en  donne  Photius  •'',  et  aux  extraits  qui  s'en  sont 
conservés  '*.  Hippolyte,  comme  Irénée,  du  reste,  ne  s'en 
tenait  pas  aux  systèmes  gnostiques  ;  sa  description  s'éten- 
dait à  d'autres  hérésies  ;  la  32*^  et  dernière  était  l'hé- 
résie modaliste  de  Noët.  Il  descendit  un  peu  plus  bas 

*  ïûvTa-^'y.a   x.aTà  TZT.nÙn   -^'••j'cvraî'vaiN    aîpi'aîJjN  (ApoL,  I,  2G). 

^  C'est  ce  qu'a  fait  R.  A.  Lipsius,  Die  QiieUeiikritik  des  Epi- 
phcniios,  Wieii,  18G5. 
3  Cod.  121. 

*  Le  catalogue  d'hérésies  imprimé  à  la  suite  du  De  Prsscrip- 
tionibns  de  Tertullien  n'est  qu'un  résumé  du  Syntagma  d'Hip- 
polyte  ;  ce  petit  écrit  paraît  être  des  environs  de  l'an  210. 
Epiphane  (v.  377)  et  Philastrius  (v.  385),  le  premier  surtout, 
ont  aussi  très  largement  exploité  le  Syntagma.  Enfin  le  cha- 
pitre sur  Noët,  qui  forme  la  fin  de  l'ouvrage,  nous  est  parvenu 
isolément. 

DuciiESNE.  nist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  13 


194 


CHAPITRE   XI. 


dans  son  second  ouvrage,  «  Eëfntation  de  toutes  les  hé- 
résies», plus  connu  sous  le  titre  àe  PMloso])hiimena. 

Dans  la  littérature  des  temps  postérieurs,  il  faut  faire 
une  place  de  premier  rang  au  grand  traité  de  saint  EjdI- 
phane,  le  Panarion,  compilation  fort  critiquable  à  cer- 
tains points  de  vue,  mais  dont  les  éléments  ont  été  puisés 
à  des  sources  de  grande  valeur,  le  Sjmtagma  d'Hippo- 
lyte,  celui  de  saint  Irénée,  nombre  de  livres  hérétiques^ 
coimus,  dépouillés  ou  cités  par  l'auteur,  sans  j^arler  des 
observations  directes  qu'il  avait  faites  lui-même  sur  les 
sectes  survivantes.  Les  compositions  de  Philastrius  de 
Brescia,  de  saint  Augustin,  de  Théodoret,  n'ont  auprès 
de  celle-ci  qu'une  valeur  secondaire. 


CHAPITEE  Xn. 
Propagande  et  apologie  au  II®  siècle. 


L'attrait  cha  clii'istianisme,  de  se*  ci'oyances  et  de  ses  espérances,  —  Le 
sjjectacle  du  martyre  et  de  la  fraternité  chrétienne.  —  Imi)opularité  des  chré- 
tiens. —  Animosité  des  philosophes.  —  Celse  et  son  «Discours  véritable».  — 
L'ajjologie  dn  christianisme.  —  Apologies  adressées  anx  empereurs:  Quadra- 
tus,  Aristide,  Justin,  Méliton,  Apollinaire,  Miltiade,  At'aénagore.  —  Marc- 
Aurèle  et  les  chrétiens.  —  Apologies  adressées  au  public:  Tatien. 


En  dépit  des  lois  répressives,  le  christianisme  ne 
cessait  pas  de  se  répandre.  Vers  la  fin  du  règne  de 
Marc-Aurèle,  c'est-à-dire  un  siècle  et  demi  envi-ron  de- 
puis les  premières  origines,  on  le  trouve  établi  dans  les 
provinces  les  plus  éloignées.  Il  y  a  des  groupes  chré- 
tiens en  Espagne,  en  Gaule,  en  Germanie,  en  Afrique,  en 
Egypte,  jusqu'au  delà  de  TEuphrate  et  de  la  frontière 
romaine.  L'Evangile  avait  commencé  par  les  communau- 
tés juives  et  leurs  prosélytes;-  mais  il  n'avait  pas  tardé 
à  s'adresser  directement  aux  païens.  Cette  propagande, 
rivale  de  celle  des  juifs,  qu'elle  absorba  d'ailleurs  assez 
rapidement,  se  présentait  avec  les  avantages  de  la  reli- 
gion d'Israël,  augmentés  encore  par  une  plus  grande 
facilité  d'adaptation.  Au  polythéisme  grec,  romain,  égj^p- 
tien,  elle  opposait  la  doctrine  du  Dieu  unique  et  souve- 
rain :  à  l'idolâtrie,  le  culte  en  esprit  :  aux  sacrifices  san- 
glants, aux  pompes  officielles  et  tapageuses,  des    exer- 


196  CHAPITRE  XII. 

cices  religieux  fort  simples,  prières,  lectures,  homélies, 
repas  communs  ;  au  débordement  des  mœurs,  que  n'ar- 
rêtaient guère  les  religions  antiques,  une  morale  sévère 
soutenue  par  le  contrôle  de  la  vie  d'association.  Les 
communes  préoccupations  sur  l'origine  des  choses  et  sur 
la  destinée  des  hommes  trouvaient  satisfaction  dans  les 
enseignements  déduits  de  livres  sacrés,  antiques  et  vé- 
nérables, bien  plus  autorisés  que  les  fictions  des  poètes. 
La  doctrine  des  anges  et  celle  des  démons,  celle-ci  sur- 
tout, permettait  de  résoudre  nombre  de  questions  sur 
l'origine  et  la  puissance  des  erreurs  religieuses.  Satan 
et  son  personnel  expliquaient  le  mal  en  général  et  les 
maux  en  particulier,  et  ceci  était  une  défense  contre  la 
propagande  concurrente  du  culte  dualiste  de  Mithra. 

Tout  cela  les  juifs  l'avaient  fait  valoir  avant  les  chré- 
tiens. Ceux-ci  précisaient  les  choses  en  présentant  à 
l'amour,  à  la  reconnaissance,  à  l'adoration  des  hommes 
leur  fondateur  Jésus,  Fils  de  Dieu,  révélateur  et  sau- 
veur, apparu  dans  l'humanité,  siégeant  actuellement  au- 
près du  Dieu-Père  pour  reparaître  bientôt  comme  juge 
souverain  et  roi  des  élus.  Vers  lui,  vers  son  histoire, 
telle  que  la  présentaient  les  nouveaux  livres  sacrés,  vers 
son  apparition  dans  l'avenir,  but  constant  de  l'espé- 
rance, tous  les  esprits  étaient  tendus.  Mieux  que  cela: 
à  certains  égards  Jésus  était  présent.  Il  vivait  par  l'Eu- 
charistie au  milieu  de  ses  fidèles  et  en  eux.  Et  ceux-ci 
possédaient  encore,  dans  les  merveilles  des  charismes,  pro- 
phéties, visions,  extases,  guérisons  miraculeuses,  comme 
un  second  contact  avec  l'invisible  divinité.  De  tout  cela 


PROPAGANDE   ET   APOLOOTE   AU   Il«   SIÈCLE  197 

résultait,  dans  les  groupes  chrétiens  et  dans  les  individus, 
une  tension  religieuse,  un  enthousiasme,  dont  l'influence 
doit  être  comptée  au  nombre  des  plus  puissants  moyens 
de  conversion.  Les  âmes  subissaient  l'attraction  du  divin. 

Et  il  fallait  que  l'attraction  fût  bien  forte,  car  en  ces 
temps-là  le  candidat  au  christianisme  était,  par  le  fait 
même,  candidat  au  martyre.  Nul  ne  pouvait  se  dissi- 
muler qu'en  se  faisant  chrétien  il  se  mettait  en  quelque 
sorte  hors  la  loi.  On  encourait  des  pénalités  énormes, 
généralement  la  mort,  pour  peu  que  la  police  eût  l'œil 
ouvert  ou  que  l'on  eût  des  voisins  malveillants.  Mais 
le  martyre  lui-même  était  un  attrait  pour  certaines  âmes  ; 
pour  le  grand  nombre,  assurément,  il  était  un  argument 
très  fort.  La  constance  du  confesseur,  la  sérénité  avec 
laquelle  il  endurait  la  question  et  marchait  au  supplice, 
l'assurance  de  son  regard  fixé  sur  les  perspectives  cé- 
lestes, tout  cela  était  nouveau,  frappant  et  contagieux  ^ 

Un  autre  attrait,  plus  ordinaire  peut-être,  mais  non 
moins  fort,  c'était  celui  de  la  fraternité,  de  la  douce  et 
profonde  charité  qui  unissait  les  membres  de  l'associa- 
tion chrétienne.  Entre  eux  les  distinctions  de  rang,  de 
classes  sociales,  de  races  et  de  patries,  ne  se  faisaient 
guère  sentir.  L'effort  général  tendait  à  les  détruire.  Que 
pouvait  faire  à  Jésus  que  l'on  fût  patricien  ou  prolé- 
taire, esclave  ou  libre,  grec  ou  égyptien?  On  était  tous 

*  Marc-Aurèle  {Pensées,  XI,  3)  relève  cette  attitude,  mais 
sans  l'approuver.  Peut-être  est-elle  visée  aussi  dans  un  mot 
d'Epictète  (Arrien,  Diss.,  TV,  vu,  6),  si  les  Galiléens  dont  il 
parle  en  cet  endroit  sont  vraiment  des  chrétiens. 


198  CHAPITRE   XII. 

frères  et  l'on  s'appelait  ainsi;  les  réunions  prenaient 
souvent  le  nom  d'agape  (amour);  on  s'entre-aidait,  sim- 
plement, sans  fracas  ni  hauteur.  De  communauté  à  com- 
munauté c'était  une  perpétuelle  circulation  de. conseils, 
•de  renseignements,  de  secours  matériels.  Heureux  d'ap- 
partenir à  1'  «  église  de  Dieu  »  dans  leur  localité,  les  fidè- 
les ne  l'étaient  pas  moins  de  se  sentir  membres  du  grand 
peuple  de  Dieu,  de  l'Eglise  dans  son  ensemble,  de  l'E- 
glise catholique,  et  destinés  à  devenir  bientôt  les  citoyens 
du  royaume  de  Dieu.  Tout  cela  était  autrement  chaud, 
autrement  vivant  que  les  confréries  païennes,  associa- 
tions funéraires  ou  religieuses,  les  seuls  groupements  que 
l'on  pût  avoir  l'idée  de  comparer  à  ceux  des  chrétiens. 
De  ceux-ci  combien  devaient  dire:  Que  leur  religion  est 
simple  et  pure  !  Quelle  confiance  ils  ont  en  leur  Dieu 
et  en  ses  promesses!  Comme  ils  s'entre-aiment!  Comme 
ils  sont  heureux  entre  eux!  \ 

Toutefois  la  masse  des  gens  échappait  à  l'attrait. 
Beaucoup  apercevaient  à  peine  le  christianisme,  ou 
même  ne  l'apercevaient  pas  du  tout,  car  il  s'en  faut 
qu'il  se  fût  implanté  partout.  D'autres  professaient  pour 
lui  la  plus  profonde  horreur.  Outre  qu'il  s'agissait  d'un 
culte  nouveau,  ou,  pour  mieux  dire,  d'une  façon  de  vivre 
nouvelle,  importée  d'un  pays  barbare  et  propagée  d'a- 
bord par  des  représentants  d'une  race  méprisée,  il  courait 

^  Sur  l'attrait  du  christianisme  naissant,  v.  Harnack,  Die 
Mission  luid  Aushreitung  des  Christenthums  in  den  ersten  drei 
Jahrhunderten,  1902,  p.  72-209. 


PROPAGANDE   ET   APOLOGIE   AU    Il«    SIÈCLE  l'JO 

tsur  le  christianisme,  sur  les  assemblées  chrétiemies  en 
particulier,  des  bruits  aussi  horribles  que  fortement  ac- 
crédités. Les  chrétiens  étaient  des  athées,  des  impies; 
ils  n'avaient  pas  de  dieu,  ou  plutôt  ils  adoraient  un  dieu 
à  tête  d'àne.  Dans  leurs  réunions,  quand  ils  se  sentaient 
bien  entre  eux,  ils  se  livraient  à  des  débauches  infâmes 
et  prenaient  part  à  des  festins  d'anthropophages.  Ces 
sottises  avaient  cours  partout  et  il  y  a  lieu  de  croire 
qu'elles  furent  mises  en  circulation  de  très  bonne  heure. 
Le  populaire  y  croyait,  les  mondains  les  répétaient;  elles 
trouvaient  écho  même  auprès  des  gens  sérieux  et  sages. 
Ceux-ci,  du  reste,  avaient  d'autres  griefs.  Ils  repro- 
chaient aux  chrétiens  leur  désintéressement  des  affaires 
publiques,  leur  ségrégation,  leur  inertie,  et  comme  leur 
apostasie,  non  seulement  de  la  religion  romaine,  mais  de 
la  vie  ordinaire  et  des  communs  devoirs  de  la  société. 
Il  y  a  de  tout  cela  dans  les  jugements  de  Tacite  et  de 
Suétone.  Pour  Tacite  le  christianisme  est  une  supersti- 
tion exécrable;  les  chrétiens  sont  des  gens  odieux,  cri- 
minels, dignes  des  derniers  châtiments.  Suétone  ^  aussi 
parle  d'une  superstition  pernicieuse. 

Quant  aux  rhéteurs  et  aux  philosophes,  on  n'a  pas 
idée  à  quel  point  le  christianisme  les  agaçait.  Ils  y 
voyaient  une  concurrence.  La  direction  des  âmes^  pour 
laquelle,  en  ce  temps  de  sages  empereurs,  ils  croyaient 
bonnement  avoir  vocation  spéciale,  ils  la  voyaient  passer 
aux  mains  d'obscurs  prédicants,  sans  titres  ni  prébendes, 


200  CHAPITRE    XII. 

sans  lettres  même.  Cette  nouvelle  doctrine  que  des  in- 
connus, des  gens  de  rien,  insinuaient  aux  femmes,  aux 
enfants,  aux  esprits  inquiets  et  timorés,  faisait  autre- 
ment d'adeptes  que  les  plus  belles  conférences  des  ora- 
teurs officiels.  Aussi  ne  lui  épargnaient-ils  pas  leurs  ma- 
lédictions, soit  de  vive  voix,  comme  ^  le  cynique  Cre- 
scens  auquel  saint  Justin  eut  affaire,  soit  par  écrit, 
comme  Fronton,  le  précepteur  de  Marc-Aurèle,  et  sur- 
tout le  philosophe  Celse.  Fronton  croyait  aux  festins 
de  Thyeste  et  les  reprochait  aux  chrétiens  *.  Nous  ne 
connaissons  que  bien  imparfaitement  ses  autres  objec- 
tions. Il  n'en  est  pas  de  même  du  livre  de  Celse,  intitulé 
«  Discours  véritable  »  :  il  peut  être  reconstitué  presque 
entièrement  d'après  les  citations  d'Origène,  qui  le  ré- 
futa longtemps  après  sa  publication  ^. 

Dans  ce  discours  Celse  s'attache  à  convertir  les  chré- 
tiens en  leur  faisant  honte  de  leur  religion.  Au  moins 
s'est-il  donné  la  peine  d'étudier  son  sujet.  Il  ne  repro- 
duit pas  les  calomnies  populaires:  il  a  lu  la  Bible  et 
beaucoup  de  livres  écrits  par  les  chrétiens.  Il  connaît 

^  Je  ne  crois  pas,  bien  que  cela  soit  admis  assez  générale- 
ment, que  le  rhéteur  Aristide  ait  eu  en  vue  les  chrétiens  dans  les 
objurgations  par  lesquelles  se  termine  son  discours  irpi;  ITXàT'uva 
{or.  46}.  Tout  ce  qu'il  dit  là  se  rapporte  bien  plutôt  aux  philo- 
sophes plus  ou  moins  cyniques,  du  type  de  Crescens,  Pere- 
grinus,  etc.  En  un  endroit  (p.  402,  Dindorf)  il  les  assimile  xa?;  Iv 
Tr  ïlaXaiarivr.  o'joai^iai,  c'est-à-dire  aux  juifs  de  Palestine. 

-  Ocf avilis,  9,  31.  Il  est  fort  possible  que  Cécilien,  l'interla- 
cuteur  païen  du  dialogue  de  Minucius  Félix,  se  soit  inspiré  large- 
ment du  discours  de  Fronton  ;  mais  le  détail  des  festins  est  le  seul 
qui  soit  expressément  cité  de  celui-ci. 

3  Aube,  Histoire  des  persécutions j  II,  p.  277. 


PROPAGANDE   ET   APOLOGIE   AU   II*    SIÈCLE  201 

leurs  divisions  et  fait  très  bien  la  diiïérence   entre  les 
sectes   gnostiques    et   «  la  grande  Eglise  » .  Le    christia- 
nisme est  d'adord  réfuté  en  partant  du  judaïsme,  dans 
une  sorte  de  prosopopée  où  l'on  entend  un  juif  argu- 
menter contre  Jésus-Christ.  Celse  intervient  ensuite  pour 
son  compte  et  malmène  en  bloc  les  deux  religions  juive 
et  chrétienne,  revendiquant  pour  les  idées  religieuses  et 
philosophiques  des  Grecs  une  éclatante  supériorité,  cri- 
tiquant l'histoire  biblique,  le  fait  de  la  résurrection  du 
Christ,  affirmant  que  les  apôtres  et  leurs  successeurs  ont 
encore  ajouté  aux    absurdités   primitives.  Cependant  il 
n'est  pas  toujours  aveuglément  injuste:  certaines  choses 
lui  agréent,  notamment  la  morale  évangélique  et  la  doc- 
trine du  Logos.  Il  finit  même  par  exhorter  les  chrétiens 
à  se  départir  de  leur  isolement  religieux   et   politique, 
à  se  rallier  à  la  religion  commune,  pour  le  bien  de  l'Etat, 
de  la  patrie  romaine,  que  ces  divisions  affaiblissent.  C'est 
là,  au  fond,  ce  qui  le  préoccupe.  Celse  est  un  homme 
du  monde,  un  esprit  cultivé,  mais  de  tendances  prati- 
ques. La  philosophie  l'intéresse  en  général,  comme  tous 
les  gens  bien  élevés,  mais  il  n'est  le  champion  d'aucune 
secte  en  particulier.  Il  défend  la   religion   établie,    non 
par   une    conviction   bien   profonde,  mais   parce    qu'un 
homme  comme  il  faut  doit  avoir  une  religion,  bien  en- 
tendu la  religion  reçue,  celle  de  l'Etat. 

Le  «Discours  véritable  » ,  publié  vers  la  fin  du  règne  de 
Marc-Aurèle,  ne  paraît  pas  avoir  fait  beaucoup  d'impres- 
sion sur  ceux  auxquels  il  était  adressé.  Les  écrivains  chré- 
tiens du  IP  siècle  n'en  parlent  jamais.  C'est  par   hasard 


-    202  CHAPITRE   XII. 

qu'il  tomba,  vers  246,  entre  les  mains  d'Origène,  lequel 
n'avait  jamais  entendu  parler  ni  du  livre  ni  de  l'auteur. 
Celse,  pourtant,  n'est  pas  un  inconnu.  C'était  un  des 
amis  de  Lucien,  qui  lui  dédia  son  livre  sur  «  Le  faux  pro- 
phète »  .  Lucien,  lui  aussi,  a  parlé  des  chrétiens,  mais  à  sa 
façon  légère,  en  passant.  Ds  lui  ont  fourni  plusieurs  traits 
de  la  célèbre  caricature  intitulée  «  La  mort  de  Peregri- 
nus  » .  Mais  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  les  ait  combattus. 
Il  les  a  plutôt  servis  par  ses  plaisanteries  sans  fin  contre 
les  dieux  et  les  religions  de  son  temps.  Dans  son  «  Faux 
prophète  » ,  il  constate,  sans  amertume,  qu'ils  n'étaient 
pas  plus  tendres  que  lui  pour  les  imposteurs  religieux. 

Les  chrétiens,  de  leur  côté,  avaient  extrêmement  à 
cœur  le  bon  renom  de  leur  religion.  Ils  ne  pouvaient 
supporter  que  l'on  calomniât  leurs  réunions.  Il  est  vrai 
que,  contre  de  telles  calomnies,  la  défense  n'est  guère 
possible.  La  sottise  humaine,  qui  les  entretient,  est  inex- 
pugnable. 'Ne  voyons-nous  pas  de  nos  jours  renaître  à  cha- 
que instant  et  se  dresser  contre  les  juifs  la  stupide 
accusation  du  meurtre  rituel?  Cependant  il  fallait  protes- 
ter. D'autre  part  il  devenait  naturel,  sous  de  bons  em- 
pereurs, que  l'on  cherchât  à  s'expliquer  avec  l'autorité, 
à  lui  faire  comprendre  que  les  fidèles  du  Christ  ne  mé- 
ritaient pas  d'être  persécutés.  Et  puisque  la  haine  contre 
les  chrétiens  trouvait,  sous  la  plume  des  rhéteurs  et  des 
philosophes,  une  expression  littéraire,  ne  convenait-il  pas 
que  ceux  des  «  frères  »  à  qui  Dieu  avait  départi  les  talents 
opportuns  en  fissent  usage  pour  la  défense  commune? 


PROPAGANDE   ET   APOLOfilE    AU    11^    SIÈCLE  203 

De  là  les  apologies,  dont  quelques-unes  se  sont  con- 
servées, d'autres  ont  laissé  des  traces  plus  ou  moins 
importantes. 

Il  faut  noter  d'abord  celles  qui  furent  adressées 
aux  empereurs.  On  commença  dès  le  temps  d'Hadrien 
(117-138j.  C'est  à  ce  prince  que  fut  présentée  l'apologie 
de  Quadratus.  Ce  personnage  semble  bien  être  iden- 
tique à  un  Quadratus  qui  vivait  en  Asie  vers  le  même 
temps,  en  grand  renom  de  missionnaire  et  de  prophète. 
Son  écrit,  qu'on  lisait  encore  au  temps  d'Eusèbe  \  n'est 
pas  venu  jusqu'à  nous.  Ce  qui  avait  décidé  Quadratus 
à  le  composer,  c'est,  dit  Eusèbe,  que  «  de  méchantes 
gens  cherchaient  à  tracasser  les  nôtres  ».  L'indication 
est  un  peu  vague,  mais  elle  correspond  assez  bien  à  la 
.situation  que  révèle,  pour  la  province  d'Asie,  le  rescrit 
à  Fundanus.  Quadratus  parlait  dans  son  apologie  de 
personnes  guéries  ou  ressuscitées  par  le  Sauveur,  qui 
avaient  continué  à  vivre  jusqu'à  son  temps  *. 

A  l'empereur  Antonin  (138-161)  ^  furent  adressées 
les  apologies  d'Aristide  et  de  Justin.  Le  premier  était 
lin  philosophe  d'Athènes.  Son  plaidoyer  n'a  été  retrouvé 

^  H.  E.,  IV,  3;  cf.  sur  le  prophète  Quadratus,  III,  37,  et  Y,  17. 

*  Et:  Tsù;  y.asTs'pu;  y^prryj;.  Passage  reproduit  par  Eusèbe,  l.  c. 
Cela  ne  veut  pas  dire  jusqu'au  temps  d'Hadrien.  Papias,  qui 
semble  avoir  lu  l'apologie  de  Quadratus  {T.  u.  U.,  t.  Y,  p.  170), 
en  aura  déduit  l'assertion  exorbitante  i'co;  'Aôptavoy  lî^wv.  Quadra- 
tus, qui  écrivait  entre  117  et  138,  a  fort  bien  pu  considérer  les 
années  80-100  environ  comme  appartenant  à  son  temps. 

^  Il  n'est  pas  aisé  de  choisir,  pour  Aristide,  entre  ces  dates 
extrêmes;  toutefois  il  y  a  plus  de  vraisemblance  en  faveur  des 
dix  premières  années  (138-147). 


204  CHAPITRE   XII. 

que  dans  ces  derniers  temps  ^  Il  est  fort  simple.  C'est 
une  comparaison  entre  les  idées  que  se  font  de  la  di- 
vinité les  Barbares,  les  Grecs,  les  Juifs  et  les  Chré- 
tiens, comparaison  tout  à  l'avantage  de  ces  derniers, 
cela  va  sans  dire,  avec  un  éloge  de  leurs  mœurs  et  de 
leur  charité.  On  insinue  qu'ils  sont  calomniés,  mais  sans 
détail.  Il  n'y  a  non  plus  aucune  protestation  contre  la 
législation  persécutrice.  L'auteur  se  met  tout  de  suite  en 
scène,  racontant  au  prince  l'impression  que  lui  a  faite 
le  spectacle  du  monde,  les  conclusions  qu'il  en  a  tirées 
relativement  à  la  nature  de  Dieu,  au  culte  qu'on  doit 
lui  rendre  et  à  celui  qui  lui  est  rendu  effectivement 
dans  les  diverses  catégories  de  l'humanité.  Ces  catégo- 
ries rappellent  celles  de  la  «  Prédication  de  Pierre  »  *. 
Aristide,  du  reste,  n'omet  pas  de  renvoyer  l'empereur, 
pour  plus  ample  informé,  aux  «  livres  des  chrétiens  » . 
Justin  est  beaucoup  mieux  connu  qu'Aristide.  Ce- 
pendant nous  n'avons  pas  tous  ses  écrits,  même  apolo- 
gétiques. Mais  nous  avons  les  apologies  ou  plutôt  l'apo- 
logie adressée  par  lui  à  l'empereur  Antonin  le  Pieux, 
vers  l'année  152.  Comme  Aristide,   Justin  était  philo- 


^  The  apology  of  Aristides  (Rendel  Harris  et  Armitage  Ro- 
binson),  dans  les  Texts  and  Studies  de  Cambridge,  t.  I  (1891). 
Le  début  a  d'abord  été  retrouvé  en  arménien  ;  puis  le  texte  en- 
tier dans  un  manuscrit  syriaque  du  Sinaï;  enfin  l'original  grec 
a  été  reconnu  dans  une  composition  publiée  depuis  longtemps, 
la  légende  de  Barlaam  et  Josaphat  (Boissonnade,  Anecdota 
graeca,  t.  IV,  p.  239-255  =  Migne,  P.  G.,  t.  XCVI,  p.  1108-1124: 
'E-yw,   paatXîu,  TTpsvota  0j;u  .  .  .  ). 

2  Ci-dessus,  p.  150. 


PROPAGANDE   ET   APOLOGIE   AU   Il«    SIÈCLE  205 

sophe,  c'est-à-dire  qu'il  vivait  en  citoyen  du  monde,  pro- 
menant d'une  ville  à  l'autre  son  manteau  court  et  sa 
parole  indépendante.  Originaire  de  Neapolis  ^  en  Pales- 
tine, dans  le  pays  samaritain,  il  traversa  diverses  écoles. 
Les  platoniciens  le  retinrent  quelque  temps;  mais  il  ne 
trouvait  pas  chez  eux  l'entier  repos  de  son  âme.  Il  eut 
l'occasion  d'assister  à  des  scènes  de  martyre,  qui  l'ému- 
rent profondément  et  l'amenèrent  à  réfléchir  sur  la  va- 
leur des  convictions  d'où  pouvait  résulter  une  telle  cons- 
tance. Dans  ces  dispositions  d'esprit,  il  eut  un  entretien 
avec  un  vieillard  mystérieux  et  sa  conversion  ne  se 
fit  pas  attendre.  Devenu  chrétien,  il  ne  changea  rien 
à  son  extérieur  de  philosophe  ni  à  son  genre  de  vie: 
ils  lui  fournissaient  des  facilités  pour  entretenir  le  pu- 
blic et  lui  exposer  la  doctrine  évangélique,  dont  il  se 
fit  tout  aussitôt  le  propagateur  et  le  défenseur.  C'est 
vers  l'année  133  qu'il  se  fit  chrétien,  sans  doute  à 
Ephèse,  où  il  eut  peu  après  (v.  135)  une  conférence 
avec  un  savant  juif  appelé  Tryphon.  Il  vint  ensuite 
à  Rome,  où  il  fit  un  long  séjour.  Il  écrivit  beaucoup, 
et  non  seulement  contre  les  ennemis  du  dehors  ^,  mais 

^  Actuellement  Nablous,  près  de  l'emplacement  de  l'antique 
Sichem. 

*  Eusèbe  (IV,  18)  parle  de  deux  écrits  «Aux  Grecs»,  npi; 
"ET.Xr.va;,  dont  l'un  traitait  entre  autres  de  la  nature  des  démons, 
l'autre  portait  le  titre  spécial  de  «Réfutation»,  "KXe-j'xo;.  Dans 
un  troisième,  «  Sur  la  monarchie  de  Dieu  »,  il  établissait  l'unité 
divine  en  se  fondant  à  la  fois  sur  les  Ecritures  et  sur  les  livres 
des  Grecs.  Un  autre  enfin  posait  diverses  questions  sur  le  sujet 
de  Pâme,  indiquait  les  solutions  des  philosophes  et  promettait 
pour  plus  tard  celles  de  l'auteur. 


206  CHAPITRE   XII. 

anssi  contre  les  écoles  hérétiques,  alors  dans  leur  plein, 
épanouissement  ^ 

Son  apologie  est  adressée  à  l'empereur  ~  Antonin  Au- 
guste, aux  princes  Marc-Aurèle  et  Lucius  Yerus,  au  sénat 
et  au  peuple  romain  :  «  Pour  ceux  que  le  genre  humain 
tout  entier  hait  et  persécute,  Justin,  fils  de  Priscus, 
petit-fils  de  Bacchius,  de  Flavia  Neapolis  en  Syrie  Pa- 
lestine, l'un  d'entre  eux,  présente  cette  adresse  et  re- 
quête ».  Il  proteste  aussitôt  (4-12)  que  les  chrétiens  ne 
doivent  pas  être  persécutés  pour  le  nom  qu'ils  portent, 
mais  pour  leurs  crimes,  s'i]  en  commettent.  Il  écarte 
ensuite  (13-67)  les  calomnies  dont  ils  sont  l'objet,  et,  après, 
avoir  montré  ce  qu'ils  ne  sont  pas,  il  explique  ce  qu'ils- 
sont  en  réalité.  Ici  il  expose  la  morale  des  chrétiens, 
décrit  leurs  assemblées  et  leurs  mystères  tant  calomniés, 
le  baptême  et  l'eucharistie.  Pourquoi,  se  demande-t-il 
à  plusieurs  reprises,  tant  de  haine,  de  calomnies,  de 
persécutions  ?  C'est,  selon  lui,  la  faute  aux  mauvais  dé- 
mions.  C'est  par  eux  qu'il  explique,  non  seulement  l'at- 
titude hostile  de  l'opinion  et  du  gouvernement,  mais 
encore  la  division  introduite  parmi  les  chrétiens  eux- 
mêmes  du  fait  des  hérétiques,  des  Simon,  des  Ménandre, 
des  Marcion.  Dès  avant  le  Christ,  les  mauvais  démons 
ont  persécuté  les  anciens  sages,   inspirés  par  le  Verbe 

^  Un  livre  contre  toutes  les  hérésies  [ApoL,  I,  26),  un  autre 
contre  Marcion  (Irénée,  lY,  vi,  2),  nous  sont  connus  de  nom. 
Peut-être  ne  formaient-ils  qu'un  seul  et  même  ouvrage. 

2  Ce  titre,  mal  conservé,  a  donné  lieu  à  beaucoup  de  discus- 
sions, que  l'on  trouvera  indiquées  ou  résumées  dans  la  Chrono- 
logie de  Harnack,  p.  279  et  suiv. 


PROPAGANDE  ET   APOLOGIE    AL'    II«    SIÈCLE  207 

de  Dieu  (Aoyo;  T-scy.aTi/.ô;),  chrétiens,  eux  aussi,  à  cer- 
tains égards,  comme  Heraclite  et  surtout  Socrate.  Celui- 
ci,  comme  le  Christ  et  les  chrétiens,  a  été  condamné  à 
mort  sous  inculpation  d'athéisme  et  d'hostilité  envers  les 
dieux  officiels  \ 

Tout  cela  est  dit  sans  beaucoup  d'ordre,  rudement, 
dans  une  langue  incorrecte.  Ainsi  parlaient  les  philo- 
sophes du  temps.  La  critique  aussi  laisse  beaucoup  à 
désirer.  A  propos  de  la  légende  des  Septante,  Justin 
fait  d'Hérode  un  contemporain  de  Ptolémée  Philadelphe, 
avec  un  anachronisme  de  deux  cents  ans.  Il  avait  lu 
dans  l'île  du  Tibre  une  inscription  dédicatoire  en  l'hon- 
neur du  dieu  Semo  Sancus:  de  là  il  déduisit  que  Simon  le 
Magicien,  dont  il  était  fort  préoccupé,  avait  fait  séjour  à 
B-ome  et  que  l'Etat  lui  avait  accordé  des  honneurs  divins. 

A  son  apologie  Justin  annexa  le  rescrit  d'Hadrien 
à  Minucius  Fundanus  ^,  dont  il  avait  peut-être  eu  copie 
pendant  son  séjour  à  Ephèse.  Peu  de  temps  après  il 
reprit  la  plume  sous  l'impression  de  trois  condamnations 
sommaires,  prononcées  par  le  préfet  Urbicus  contre  des 
chrétiens.  C'est  ce  qu'on  appelle  sa  seconde  apologie  ^. 

^  Justin  ne  nomme  jamais  Epictète.  Il  est  difficile  qu'il  n'en 
ait  point  entendu  parler,  mais  il  aura  pu  ignorer  les  écrits  qui 
nous  renseignent  sur  ce  «  saint  »  philosophe.  On  voudrait  savoir 
si  son  estime  pour  les  anciens  sages  se  serait  étendue  jusqu'à 
celui-là.  Des  FeJisées  de  Marc-Aurèle  il  est  clair  qu'il  n'a  pu 
avoir  connaissance. 

*  Ci-dessus,  p.  113. 

3  Eusèbe  iIV,  18)  parle  de  deux  apologies  de  Justin,  adres- 
sées l'une  à  Antonin,  l'autre  à  Marc-Aurèle.  Il  aura  sans  doute 
pris  le  supplément  à  l'Apologie   unique  pour  une  apologie  dis- 


1 


208  CHAPITRE   XII. 

Il  y  interpelle  directement  l'opinion  romaine,  protestant 
à  nouveau  contre  des  rigueurs  injustifiables  et  répondant 
à  diverses  objections. 

Justin  ne  se  bornait  pas  à  écrire;  il  parlait  volon- 
tiers dans  les  endroits  publics.  En  butte  à  la  malveil- 
lance des  philosophes,  il  ne  se  gênait  pas  pour  leur  ré- 
pondre, les  traitant  de  goinfres  et  de  menteurs.  Un  cy- 
nique, appelé  Crescens  \  qui  déblatérait  volontiers  contre 
les  chrétiens,  eut  spécialement  affaire  à  lui.  Il  y  eut 
entre  eux  deux  un  débat  public  dont  il  fut  dressé  procès- 
verbal.  Crescens  n'eut  pas  le  dessus.  Justin,  dans  sa 
grande  naïveté,  aurait  voulu  faire  lire  aux  empereurs 
le  compte-rendu  de  ce  débat.  Mais  Crescens  avait  d'au- 
tres armes,  et  Justin  s'aperçut  bientôt  qu'il  cherchait  à 
le  faire  condamner  à  mort,  ce  qui  n'était  pas  bien  dif- 
ficile. 

Après  l'Apologie,  Justin  écrivit  son  Dialogue  avec 
Tryphon  ^,  dans  lequel  il  reprit,  en  l'étendant  sans  doute, 
la  discussion  qu'il  avait  eue  à  Ephèse,  vingt  ans  aupa- 
ravant, avec  son  adversaire  juif.  Cet  ouvrage  est  d'un 
haut  intérêt  pour  l'histoire  des  controverses  entre  chré- 
tiens et  juifs  et  des  origines  de  la  théologie  chrétienne  ^. 


tincte.  En  tout  cas  ce  supplément  ne  peut  être  du  temps  de  Marc- 
Aurèle,  car  le  préfet  de  Rome,  Urbicus,  qui  s'y  trouve  mentionné, 
est  un  préfet  d'Antonin,  antérieur  à  l'année  160. 

^  Sur  Crescens,  v.  ÂpoL,  II,  3,  11  ;  Tatien,  Oratio,  p.  157. 

2  On  ne  sait  où  fut  écrit  le  Dialogue,  peut-être  hors  de  Rome. 

^  Pour  compléter  l'énumération  des  livres  de  Justin  il  faut 
ajouter  son  Psaltes,  mentionné  par  Eusèbe.  On  sait  que  nombre 
d'apocryphes  se  réclament  du  philosophe  martyr. 


PROPAGANDE   ET   APOLOGIE   AU   II«    SIÈCLE  209 

Quelques  années  après,  Marc-Aurèle  se  trouvant  seul 
empereur  (169-177),  deux  apologies  lui  furent  adressées 
par  des  évêques  d'x\sie,  Méliton  de  Sardes  et  Apolli- 
naire de  Hiérapolis.  La  persécution  était  alors  en  recru- 
descence dans  leur  province:  les  fonctionnaires  avaient, 
paraît-il,  des  ordres  nouveaux  et  rigoureux.  De  l'apo- 
logie de  Méliton  nous  n'avons  plus  que  des  fragments 
conservés  par  Eusèbe  ^  L'évêque  y  développe  cette  idée 
que  le  christianisme,  né  sous  Auguste,  est  contempo- 
rain de  l'empire  et  de  la  paix  romaine:  que  seuls  les 
mauvais  princes,  Néron  et  Domitien,  ennemis  du  bien 
public,  ont  été  ses  persécuteurs.  En  somme  la  nouvelle 
religion  porte  bonheur  à  l'empire,  et  Méliton  n'est  pas 
loin  d'insinuer  qu'une  entente  serait  possible.  C'était 
beaucoup  d'optimisme  pour  le  temps  où  il  écrivait.  Mais 
son  idée  était  destinée  à  prospérer. 

De  l'apologie  d'Apollinaire  nous  ne  coimaissons  rien, 
à  moins  que  le  passage  de  cet  auteur  où  Eusèbe^  trouva 
mention  de  la  Légion  Fulminante,  n'ait  fait  partie  de 
cet  écrit.  Une  troisième  apologie,  elle  aussi  œuvre  d'un 
asiate,  Miltiade,  paraît  être  de  ces  temps-là  ^. 

Nous  avons  en  revanche  le  texte  entier  d'une  qua- 
trième composition  de  ce  genre,  l'apologie  d'Athéna- 
gore  ^,  adressée  aux  empereurs  Marc-Aurèle  et  Com- 
mode (177-180j.  Athénagore  était,  comme  Aristide,   un 

I  H.  E.,  IV,  26,  §  6-11. 


2  V 


O. 


^  Eusèbe  (V,  17)  dit  qu'elle  était  adressée  -rrpô;  tiù;  /cs-Jiv.i/.sy; 
âpxsvTa;. 

^  Eusèbe  n'en  parle  pas. 

DucHESxE.  Ilist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  U 


« 


210  CHAPITRE    XII. 

philosophe  athénien.  Il  développe,  en  bon  style  et  avec 
plus  d'ordre  que  Justin,  le  thème  ordinaire  des  apologies. 
Les  chrétiens  ne  sont  pas  ce  qu'on  croit.  Ds  rejettent 
sans  doute  l'idolâtrie  et  le  polythéisme,  mais  les  meil- 
leurs philosophes  n'en  font-ils  pas  autant?  Comme  la 
raison  l'enseigne,  ils  proclament  que  Dieu  est  un,  et  leur 
croyance  monothéiste  se  combine  très  bien  avec  la  doc- 
trine du  ^'erbe  et  de  TEsprit-Saint.  Les  horreurs  qu'on 
leur  impute  sont  d'abominables  calomnies  :  au  contraire, 
leur  morale  est  très  pure,  sévère  même.  Comment  des- 
gens qui  pensent  ainsi,  qui  vivent  ainsi,  peuvent-ils- 
être  envoyés  au  supplice? 

C'est  qu"en  effet,  pour  les  chrétiens,  les  temps  de- 
venaient très  durs.  Ce  n'est  pas  pour  rien  que  les  apo- 
logies se  multiplient  sous  Marc-Aurèle.  Le  sage  empe- 
reur ne  comprit  rien  au  christianisme.  Il  n'admit  pas 
que  de  telles  sectes  valussent  la  peine  d'être  étudiées 
ni  que  pour  elles  on  fît  fléchir  la  législation  de  l'em- 
pire. Les  chrétiens  essayèrent  vainement  de  se  faire 
écouter  du  philosophe:  ils  n'eurent  affaire  qu'à  l'homme 
d'état,  d'autant  plus  dur  qu'il  était  plus  consciencieux. 
Ajoutons  que  les  calamités  qui  assombrirent  ce  règne 
contribuaient  beaucoup  à  déchaîner  les  haines  popu- 
laires, irritées  depuis  longtemps  par  les  constants  pro- 
grès du  christianisme.  Méliton  parle  de  décrets  nouveaux 
(/-y.'.vz  rVjyy.'/Tx)  qui  faisaient  beaucoup  de  victimes  en 
Asie:  en  Grèce  aussi,  au  témoignage  d'Athénagore,  la 
persécution  était  devenue  intolérable.  C'est  en  ce  temps- 
là,  dans  les  dernières  années  de  Marc-Aurèle,   que   les. 


PROPAGANDE    ET   APOLOGIE   AU   Il«    SIÈCLE  211 

scènes  célèbres  de  Lyon  et  de  Cartilage  (martyrs  de 
Scilli)  inaugurent  pour  nous  l'histoire  du  christianisme 
en  Gaule  et  en  Afriij^ue. 

Après  Marc-Aurèle  la  tranquillité  reparut.  Son  fils 
Commode,  l'un  des  plus  mauvais  empereurs  que  Rome 
ait  connus,  eut  au  moins  le  bon  esprit  de  ne  pas  mal- 
mener les  chrétiens. 

Ce  ne  fut  pas,  pour  ceux-ci.  une  raison  d'interrompre 
leurs  publications  apologétiques.  L'opinion,  bien  plus 
que  le  prince,  leur  était  inclémente  ;  il  importait  de 
l'éclairer  pour  la  modifier.  Les  chrétiens  le  sentaient. 
Il  s'en  faut  que  les  apologies  adressées  aux  empereurs 
Hadrien,  Antonin,  Marc-Aurèle,  représentent  toute  leur 
défense.  Une  littérature  entière  de  traités  «  Aux  Grecs  » 
npb;  "'KH'/iva;,  nous  est  restée  dans  les  textes  ou  dans 
les  énumérations  bibliographiques.  Justin,  même  en  de- 
hors de  ses  apologies,  se  distingua  en  ce  genre  \  Tatien, 
un  de  ses  disciples,  grand  voyageur  comme  lui,  nous 
a  laissé  un  Discours  aux  Grecs.  De  l'évêque  d'Antioche 
Théophile  il  reste  trois  livres  de  même  intention,  adres- 
sés à  un  certain  Autolycus.  Le  traité  d'Athénagore  sur 
la  résurrection  de  la  chair  n'est  qu'un  appendice  de  son 
apologie.  Méliton,  Miltiade,  Apollinaire,  s'exercèrent  aussi 
à  cette  tâche  littéraire  ^.  D'autres  livres,  toujours  sur  le 

^  Ci-dessiis,  p.  205,  n.  2. 

^  Méliton,  Ihpî  oLKr.hî'.^;  :  Apollinaire,  un  ouvrage  de  même 
titre,  en  deux  livres;  cinq  livres  -pi:  "Eu.t.volç  (son  -îpî  sOcîfjiia; 
mentionné  par  Photius  doit  être  la  même  chose  que  l'apologie)  ; 
Miltiade,  Uob;  "EXXrva;  en  deux  livres  Eusèbe,  IV,  26,  27;  Y,  17). 
Tout  cela  est  perdu. 


212  CHAPITRE   XII. 

même  sujet,  nous  sont  parvenus  sans  nom  d'auteur,  ou 
sous  des  noms  supposés  :  ainsi  l'épître  à  Diognète  et 
les  trois  livres  «  Discours  aux  Grecs  » ,  «  Exhortation  aux 
Grecs  »  (^^oyo;  7:apaiv£Ttxb;  xpb; ''E»^7)va;),  «De  la  Monar- 
chie »  \  qui  circulent  sous  le  nom  de  saint  Justin. 

De  tout  cela  nous  ne  signalerons  spécialement  que 
l'épître  à  Diognète,  joli  morceau  de  style,  dont  l'élé- 
gance et  le  ton  pacifique  n'affaiblissent  nullement  la 
chaleur  persuasive,  et  le  discours  de  Tatien,  où  se  ré- 
vèlent des  qualités  tout  opposées.  Au  lieu  d'appeler  son 
plaidoyer  «  Discours  aux  Grecs  » ,  Tatien  aurait  pu  l'in- 
tituler «Invective  contre  les  Grecs».  C'est  une  œuvre 
de  mépris  et  de  colère.  Tatien,  né  en  dehors  de  l'em- 
pire, en  pays  de  langue  syriaque,  a  traversé  les  écoles 
helléniques  et  s'est  frotté  de  culture  occidentale.  Mais 
ce  monde,  étranger  pour  lui,  ne  lui  inspire  ni  respect, 
ni  affection.  Bien  loin  de  révérer  les  anciens  sages, 
comme  Justin,  et  de  trouver  dans  leurs  écrits  quelque 
analogie  avec  ceux  des  prophètes,  Tatien  bafoue  en 
bloc  tout  l'hellénisme,  cultes  et  doctrines,  poètes  et  phi- 
losophes. C'est  le  fondateur  de  l'apologétique  virulente, 
qui,  pour  convertir  les  gens,  commence  par  les  injurier. 
Précurseur  de  Tertullien,  il  finit  comme  lui  par  se  brouil- 

^  Leurs  titres  concordent  assez  avec  ceux  de  livres  perdus 
de  Justin;  mais  il  est  sûr  qu'ils  ne  sont  pas  de  lui.  Le  «Dis- 
cours aux  Grecs  »  est  un  exposé  des  motifs  qui  ont  amené  l'au- 
teur au  christianisme.  Un  auteur  du  III«  siècle,  un  certain  Am- 
broise,  en  fit  un  remaniement  assez  large,  qui  nous  est  parvenu 
dans  une  version  syriaque  (Cureton,  Spicil.  syr.,  1885);  cf.  Har- 
nack  dans  les  Sitzungsb,  de  Berlin,  189G,  p.  627. 


PROPAGANDE   ET   APOLOGIE   AU   II*   SIÈCLE  213 

1er  avec  l'Eglise.  Mais  ceci  ne  lui  arriva  que  plus  tard. 
Au  moment  où  fut  écrit  son  Discours,  Justin  vivait 
encore  et  il  ne  semble  pas  que  la  diversité  de  leurs 
idées  les  ait  amenés  à  se  séparer. 

Il  est  bien  difficile  de  se  rendre  compte  de  l'effet 
obtenu  par  toute  cette  littérature  des  apologistes.  On 
ne  voit  pas  qu'ils  aient  arrêté  l'application  des  lois  ré- 
pressives. Il  est  possible  qu'ils  aient  çà  et  là  modifié 
l'impression  des  gens  lettrés.  Mais  il  ne  faudrait  pas 
exagérer  leur  influence.  Au  fond,  ce  qui  a  permis  à 
l'Eglise  de  vivre  sous  des  lois  persécutrices,  de  triom- 
pher de  l'indifférence,  du  dédain  et  de  la  calomnie,  ce 
ne  sont  ni  les  raisons  ni  les  discours,  c'est  la  force  inté- 
rieure, révélée  et  rayonnant  dans  la  vertu,  dans  la  cha- 
rité, dans  l'ardente  foi  des  chrétiens  de  l'âge  héroïque. 
C'est  cela  qui  amenait  à  Jésus-Christ  ;  c'est  par  là  que 
les  apologistes  eux-mêmes  avaient  été  pris  ;  c'est  avec 
cela  que  l'on  a  fait  adorer  des  Romains  un  juif  crucifié 
et  que  l'on  est  parvenu  à  faire  entrer  en  des  têtes  grecques 
des  dogmes  comme  celui  de  la  résurrection. 


CHAPITEE  Xin. 
L'Eglise  romaine  de  Néron  à  Commode. 


Les  juifs  de  luxe  et  les  mœurs  juives.  —  Conversions  aristocratiques. 

—  Les  chrétiens  de  la  faraille  Flavia.  —  Clément  et  la  lettre  à  l'église  de 
Corinthe.  —  Ignace  à  Rome.  —  Le  Pasteur  d'Hermas.  —  La  pénitence.  — 
La  christologie  d'Hermas.  —  Les  premiers  papes.  —  Les  hérétiques  à  Rome. 

—  Visites  de  Polycarpe  et  d'Hégésippe.  —  Les  martyrs.  —  L'évêque  Soter.  — 
Les  écoles  gnostiques  au  temijs  de  Marc-Aurèle.  —  Evolution  du  marcio- 
nisme:  Apelle.  —  La  légion  fulminante.  —  Le  martyre  d'Apollonius. 


La  chrétienté  de  Rome  se  reforma  vite  après  la  dure 
épreuve  de  l'an  64.  Ceux  des  fidèles  qui  échappèrent  an 
massacre  virent  bientôt  la  chute  de  Xéron,  l'odieux  per- 
sécuteur (68).  Deux  ans  plus  tard,  Jérusalem,  révoltée 
contre  l'empire,  succombait  après  un  long  siège  ;  le  Tem- 
ple était  livré  aux  flammes,  et  Ton  voyait  bientôt  ses 
dépouilles  portées  en  triomphe  dans  les  rues  de  E-ome, 
derrière  le  char  des  princes  vainqueurs,  Vespasien  et 
Titus. 

La  catastrophe  d'Israël  amena  à  Rome  une  énorme 
quantité  de  prisonniers  juifs.  Ce  n'était  sûrement  pas 
de  ces  gens  fanatisés  que  l'on  pouvait  attendre  de  bon- 
nes dispositions  pour  la  propagande  chrétienne.  Mais  il 
y  avait  tout  un  judaïsme  rallié,  et  rallié  dès  avant  la 
fin  de  la  guerre,  dont  les  représentants,  riches  et  in- 
fluents, se  tenaient  volontiers   dans   l'entourage    de   la 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  215 

maison  régnante.  Il  restait  des  Hérodes  ;  Bérénice  fut 
longtemps  en  faveur  auprès  de  Titus.  Josèphe  vivait  dans 
ce  monde  de  gens  distingués  ;  il  y  écrivait  l'iiistoire  de 
sa  nation,  s'eiforçant  de  la  rendre  acceptable  aux  vain- 
queurs. De  tout  cela  résultait  une  sorte  de  rayonnement 
du  judaïsme,  non,  bien  entendu,  du  judaïsme  politique, 
dont  le  compte  définitif  venait  d'être  réglé,  mais  du 
judaïsme  philosophique  et  religieux.  En  dépit  de  la  ré- 
cente insurrection  et  de  sa  répression,  dont  l'arc  de  Ti- 
tus allait  perpétuer  le  souvenir,  il  n'était  pas  de  mauvais 
ton  de  montrer  quelques  sympathies  pour  les  juifs  bien 
en  cour,  d'honorer  leur  religion  et  même  de  la  prati- 
quer un  peu.  Comme  au  lendemain  de  sa  conquête  par 
Pompée,  la  Judée  vaincue  s'imposait  encore  aux  con- 
quérants. Il  est  vrai  que  ce  ne  fut  pas  pour  longtemps. 
Après  la  disparition  de  la  dynastie  Flavienne,  et  même 
dès  la  mort  de  Titus,  les  juifs  de  luxe,  princes  ou  let- 
trés, baissèrent  dans  la  faveur  impériale.  Cependant 
cette  vogue  passagère  des  mœurs  juives  ne  put  man- 
quer de  renforcer  l'assaut  que  depuis  longtemps,  dans 
la  haute  société  romaine,  le  monothéisme  religieux  d'O- 
rient donnait  à  la  tradition  des  vieux  cultes.  Dès  le 
temps  où  nous  sommes  —  quelques  faits  comius  per- 
mettent de  s'en  rendre  compte  —  la  propagande  chi'é- 
tienne  se  fa-isait  sentir  avec  succès  jusque  dans  les 
gi^andes  familles  aristocratiques.  Il  ne  s'agissait  plus 
seulement  d'étrangers,  de  petites  gens,  de  serviteurs  ou 
d'employés  de  la  maison  impériale:  le  christianisme  en- 
trait, dès  ces    lointaines    origines,  chez   les    Pomponii^ 


216  CHAPITRE    XIII. 

chez  les  Acilii,  jusque  dans  la  famille  des  Flavii,  moins 

e 

illustre,  mais  régnante.  Déjà  sous  Néron  une  grande 
dame,  Pomponia  Graecina  \  avait  attiré  l'attention  par 
sa  vie  sombre  et  retirée.  Elle  fut  accusée  de  supersti- 
tion étrangère:  mais  son  mari  A.  Plautius,  réclama  le 
droit  de  la  juger,  en  qualité  de  chef  de  famille,  et  la 
déclara  innocente.  Elle  vécut  jusque  sous  Domitien.  Il 
est  bien  probable  qu'elle  s'était  faite  chrétienne.  M'.  Aci- 
lius  Glabrio,  consul  en  91,  et  Flavius  Clemens,  cousin 
germain  de  Domitien,  consul  en  95,  étaient  aussi,  celui-ci 
sûrement,  l'autre  très  probablement,  des  membres  de 
l'église  romaine.  Le  plus  ancien  lieu  de  sépulture  qui 
ait  été  à  l'usage  exclusif  et  collectif  des  chrétiens  de 
Rome,  le  cimetière  de  Priscille,  fut  installé  dans  une 
villa  des  Acilii,  sur  la  voie  Salaria  ^.  Sur  la  voie  Ar- 
déatine,  le  cimetière  de  Domitille  se  développe  en  des 
terrains  qui  appartinrent  à  Flavie  Domitille,  femme  du 
consul  Clemens  ^.  Ainsi  ce  n'étaieut  pas  seulement  des 
adhésions  platoniques:  ces  illustres  recrues  du  christia- 
nisme s'intéressaient  aux  nécessités  pratiques  de  la  com- 
munauté et  subvenaient  à  ses  besoins. 

Ils  ne  tardèrent  pas  a  lui  fournir  aussi  des  martyrs. 
Domitien,  ce  tyran  sombre  et  soupçonneux,  ne  se  borna 
pas  à  persécuter  les  philosophes   et  les  hommes  politi- 


^  Tacite,  Ami.,  XIII,  32  ;  inscriptions  chrétiennes  du  III*  siè- 
cle mentionnant  des  Pomponii  Jiassi  et  même  un  Pomponius 
Graecimis  (De  Rossi,  Borna  soif.,  t.  II,  p.  281,  362). 

2  De  Rossi,  Bull.,  1889,  1890. 

3  a  I.  L.,  t.  VI,  n.   1G24G;  cf.  948  et  8942. 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  217 

ques  chez  lesquels  pouvait  subsister  quelque  regret  de 
la  liberté  des  anciens  temps  ou  quelque  attachement  à 
leur  propre  dignité.  Censeur  austère,  gardien  vigilant 
des  vieilles  traditions  de  la  vie  romaine,  il  finit  par 
s'apercevoir  qu'elles  étaient  compromises  par  l'envahis- 
sement des  mœurs  juives  et  chrétiennes.  Clemens  et  sa 
femme  Flavie  Domitille  «  furent  accusés  d'athéisme,  ac- 
cusation qui  faisait  alors  beaucoup  de  victimes  parmi 
les  personnes  attachées  aux  mœurs  juives  :  pour  les  uns 
c'était  la  mort,  pour  d'autres  la  perte  de  leurs  biens  »  '. 
Le  consul  fut  exécuté  l'année  même  de  son  consulat  (95)  ; 
Flavie  Domitille  fut  exilée  dans  l'ile  de  Pandataria  :  une 
autre  Flavie  Domitille,  leur  nièce,  fut  internée  dans  l'île 
Pontia  ^.  Cependant  deux  des  fils  de  Clemens  reçurent 
de  Domitien  la  qualité  d'héritiers  présompftfs.  Il  leur 
avait  donné  les  noms  de  Yespasien  et  de  Domitien  et 
les  faisait    élever    par  le  distingué    rhéteur   Quintilien, 


'  Dion  Cassins,  LXVII,   14  ;  cf.  Suétone,  Domitien^   15. 

2  Eusèbe,  dans  sa  Chronique,  ad  ann.  Abr.,  2110  (cf.  H.  E., 
III,  18),  parle  d'après  un  chronographe  Bruttius,  de  cette  autre 
Flavie  Domitille,  fille  d'une  sœur  du  consul,  qui  aurait  été  exilée 
dans  l'île  Pontia.  Comme  il  ne  mentionne  pas  l'exil  du  consul  et 
de  sa  femme,  on  pourrait  être  porté  à  craindre  que  cette  Flavie 
Domitille  ne  se  confonde  avec  l'autre.  Les  deux  îles,  pourtant, 
sont  différentes,  et  saint  Jérôme,  qui  avait  visité  Pontia,  y  avait 
vu  les  chambres  habitées  par  «la  plus  illustre  des  femmes»,  exi- 
lée pour  la  foi  sous  Domitien.  La  légende  des  saints  Nérée  et 
Achillée  suppose  que  cette  Domitille  mourut  et  fut  enterrée  à 
Terracine.  Je  crois  que  Tillemont  [Hist.  eccL,  t.  Il,  p.  224), 
De  Rossi  diiilL,  1875,  p.  72-77)  et  Achelis  (Texte  iind  Vut., 
t.  XI',  p.  49)  ont  raison  de  distinguer  deux  Flavies  Domi- 
tilles. 


218  CHAPITRE    XIIT. 

lorsqu'il  fut  lui-même  assassiné  (96).  Cet  événement  mit 
un  terme  aux  destinées  impériales  de  la  maison  lla- 
vienne.  Cependant  elle  continua  d'exister,  et  quelques- 
uns  de  ses  membres  remplirent  encore  des  fonctions 
publiques.  Le  christianisme  se  maintint  dans  la  descen- 
dance du  consul  martyr.  Celui-ci  était  fils  du  frère  aîné 
de  Yespasien,  Flavius  Sabinus,  qui  périt  en  69  dans  le 
conflit  entre  les  partisans  de  son  frère  et  ceux  de  Vitel- 
lius.  Préfet  de  Rome  au  temps  de  Néron,  il  avait  dû  être 
témoin,  en  64,  de  l'incendie  de  la  ville  et  du  massacre 
des  chrétiens.  Peut-être  quelque  impression  lui  en  était- 
elle  restée.  Dans  ses  dernières  années  on  remarquait  sa 
douceur,  sa  modération,  son  horreur  des  conflits  san- 
glants,  ce  qui  le  faisait  taxer  de  lâcheté  par  les  gens 
ardents  ^ 

Les  chrétiens  de  la  famille  Flavia  avaient  leur  sé- 
pulture sur  la  voie  Ardéatine.  On  y  accédait  par  une 
entrée  monumentale  qui  a  été  retrouvée,  ainsi  qu'une 
galerie  spacieuse  ornée  de  peintures  fort  anciennes.  Là 
sans  doute  furent  déposés  le  consul  martyr  et  les  plus 
anciens  membres  de  la  famille.  Un  peu  plus  loin  on  a 
trouvé  l'épitaphe  grecque  d'un  FI.  Sabinus  et  de  sa 
sœur  Titiana,  puis  un  fragment  d'inscription  où  pour- 
rait avoir  été  indiquée  une  sépulture  collective  des  Flar 
vii  :  sejmlcRYM  ^«r/OEYM  \ 

^  «  Mitem  viriim,  abliorrere  a  sanguine  et  caedibus  ; ...  in 
fine  vitae  alii  segnem,  multi  moderatum  et  civium  sanguinis 
parcum  credidere  »   (Tacite,  Hist.,  III,  65,  75), 

2  De  Rossi,  Bull.,  1865,  p.  33-47;  1874,  p.  17;  1875,  p.  64. 


l'église   R0.\LUXE  de   NÉRON   À   COMMODE  219 

Ce  que  nous  savons  de  ces  illustres  recrues  nous 
Tient  d'auteurs  profanes,  commentés  par  les  inscriptions 
et  autres  monuments  des  catacombes  \  Les  renseigne- 
ments littéraires  de  source  chrétienne  font  complète- 
ment défaut.  En  ces  temps  très  anciens,  la  commu- 
nauté chrétieime  de  Rome  devait  compter  parmi  ses 
membres  plus  d'un  témoin  des  origines;  l'autorité  de 
ces  compagnons  ou  disciples  des  apôtres  primitifs  y 
«était  évidemment  aussi  grande  que  l'était,  en  Asie,  celle 
des  preshyten.  C'était  un  appui  pour  la  tradition,  une 
protection  pour  la  liiérarchie  naissante.  On  peut  con- 
jecturer aussi  que  certains  livres  du  Nouveau  Testament, 
'Comme  les  évangiles  de  Marc  et  de  Luc,  les  Actes  des 
Apôtres,  la  première  épître  de  saint  Pierre,  Tépître  aux 
Hébreux,  sont  sortis  du  milieu  romain,  avant  ou  après 
la  prise  de  Jérusalem,  et  que  la  collection  des  lettres 
•de  saint  Paul  y  fut  constituée.  Mais  sur  tout  cela  ^  il  ne 
subsiste  aucun  témoignage  certain. 

Avec  la  lettre  de  saint  Clément  nous  sortons  de 
l'obscurité.  Vers  la  fin  du  règne  de  Domitien,  des  trou- 
bles s'étaient  produits  dans  l'église  de  Corinthe.  Un 
parti  de  jeunes  s'était   formé   contre  les  anciens  de  la 

'  La  passion  des  saints  Nérée  et  Acliillée,  roman  chrétien 
du  V®  siècle,  s'est  emparée  du  personnage  de  Flavie  Domitille 
(celle  de  Pontia).  Elle  connaît  aussi  le  consul  Clément  et  l'é- 
vèque  homonyme.  Mais  il  n'y  a  rien  à  en  tirer  pour  l'histoire 
proprement  dite. 

^  Sauf  cependant  la  première  épître  de  saint  Pierre.  Cf.  ci- 
dessus,  p.  63. 


220  CHAPITRE   XIII. 

communauté  ;  on  avait  écarté  plusieurs  membres  du  col- 
lège presbytéral,  «  installés  par  les  apôtres  ou  après  eux 
par  d'autres  hommes  sages  {kXkô^iixoi)  avec  le  suffrage 
de  l'église  entière  » .  Ces  querelles  avaient  fait  du  bruit 
au  dehors  et  le  bon  renom  des  chrétiens  en  souffrait  K 
L'église  de  E^ome,  instruite  de  ce  qui  se  passait,  jugea 
de  son  devoir  d'intervenir.  A  ce  moment  elle  venait 
d'être  assaillie  par  des  calamités  soudaines  et  répétées. 
Dès  qu'elle  en  eut  le  loisir,  elle  députa  à  Corinthe  trois 
envoyés,  Claudius  Ephebus,  Yalerius  Bito  et  Fortuna- 
tus,  qui,  depuis  leur  jeunesse  jusqu'à  l'âge  avancé  qu'ils 
avaient  atteint,  avaient  fait  l'édification  de  l'église  ro- 
maine. Des  chrétiens  de  si  ancienne  date  avaient  sans 
doute  connu  les  apôtres.  Ils  devaient  témoigner  à  Co- 
rinthe des  sentiments  et  des  désirs  des  E,omains.  Ceux-ci, 
du  reste,  leur  avaient  confié  une  lettre  écrite  au  nom  de 
leur  église  ^  Nous  savons  qui  l'avait  rédigée.  C'était 
l'évêque  Clément,  celui  que  les  listes  épiscopales  les 
plus  autorisées  placent  au  troisième  rang  après  les 
apôtres. 

Clément,  identifié  par  Origène  ^  avec  le  personnage 
de  même  nom  qui  travailla  avec  saint  Paul  à  l'évan- 
gélisation  de  Philippes  '^,  était  en  tout  cas,  lui  aussi, 
d'âge  à  avoir  vu  les  apôtres  et  conversé  avec  eux,  comme 


»  /  Clem.,  1,  2,  44,  47. 

2  «L'église  de  Dieu  qui  habite  Rome  à  l'église  de  Dieu  qui 
habite  Corinthe  .  .  .  » . 

3  Iii  Joh.,  I,  29.  Identification  peu  sûre. 
^  PhiL,  IV,  3. 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  221 

le  rapporte  saint  Irénée  ^  Il  ne  peut  guère  avoir  appar- 
tenu à  la  parenté  du  consul  Flavius  Clemens.  Sans  doute 
il  a  beaucoup  d'estime  pour  la  «  chose  »  romaine  ;  il  parle 
de  nos  princes,  des  soldats  soumis  à  nos  généraux:  la 
discipline  militaire  lui  inspire  une  grande  admiration. 
Mais  sa  familiarité  avec  les  saintes  Ecritures,  de  l'Ancien 
Testament  et  même  du  Nouveau  (épîtres  de  saint  Paul, 
de  saint  Pierre,  de  saint  Jacques,  épître  aux  Hébreux), 
donne  plutôt  l'idée  d'une  éducation  juive.  C'était  peut- 
être  un  affranchi  de  la  famille  Flavia.  Quoiqu'il  en  soit, 
sa  lettre  est  un  admirable  témoignage  de  l'esprit  sage 
et  positif  qui  animait,  dès  ces  temps  reculés,  la  piété 
romaine.  Il  y  décrit  d'abord  les  inconvénients  de  la  dis- 
corde (3-6),  puis  il  recommande  l'obéissance  à  la  volonté 
de  Dieu  (7-12),  montre  la  grandeur  des  récompenses 
promises  aux  âmes  simples  et  justes  (13-26),  la  néces- 
sité de  l'ordre  dans  l'Eglise.  Ici,  des  exemples  sont  em- 
pruntés à  la  discipline  des  armées  romaines  et  à  la 
hiérarchie  sacerdotale  de  l'Ancien  Testament  (37-42). 
Venant  ensuite  à  l'alliance  nouvelle,  l'auteur  montre 
que  le  ministère  ecclésiastique  vient  des  apôtres  et  de 
Jésus-Christ,  que  son  autorité  est  légitime  et  doit  être 
obéie  (42-47).  Il  engage  les  Corinthiens  à  se  repentir, 
à  rentrer  dans  l'ordre  et  la  paix,  à  accepter  une  cor- 
rection salutaire:  si  la  présence  de  certaines  personnes 
est  un  obstacle  à  la  paix,  qu'elles  ne  reculent  pas  de- 
vant l'exil.  Quant   à  l'Eglise,  elle   doit  prier  pour  les 

1  Haer.,  III,  3. 


222  CHAPITRE   XIII. 

séditieux  (48-58).  Par  une  transition  un  peu  brusque ^ 
l'exemple  est  aussitôt  joint  au  conseil.  Clément  formule- 
(59-61)  une  longue  prière,  qui  n'a  qu'un  rapport  loin- 
tain avec  les  troubles  de  Corinthe.  On  peut  y  voir,  non 
sans  doute  la  formule  solennelle  de  la  liturgie  romaine 
à  la  fin  du  premier  siècle,  mais  un  spécimen  de  la  façon 
dont  les  chefs  des  assemblées  chrétiennes  développaient 
le  thème  de  la  prière  eucharistique. 

La  lettre  se  termine  par  un  rappel  de  l'exhortation 
donnée  et  par  des  salutations.  D'un  bout  à  l'autre  il  y  res- 
pire un  grand  sentiment  de  foi  simple  et  de  sage  piété. 
Aucune  de  ces  singularités  qui  étonnent  parfois  chez 
les  anciens  auteurs.  Rien  que  le  christianisme  commun^ 
exprimé  avec  le  plus  parfait  bon  sens.  On  ne  remarque- 
même  aucune  préoccupation  à  l'égard  de  dissidences 
hérétiques.  L'église  romaine  jouit  en  ce  moment  de  la 
paix  intérieure  la  plus  complète. 

Il  faut  croire  que  la  mission  romaine  eut  le  plus, 
grand  succès  à  Corinthe,  car  la  lettre  de  Clément  y  fut 
m.ise  au  nombre  des  livres  qui  se  lisaient,  avec  les  saintes. 
Ecritures,  dans  les  assemblées  du  dimanche.  Telle  est  la 
situation  qu'elle  avait,  soixante-dix  ans  plus  tard,  au 
temps  de  l'évêque  Denys  ^  C'est,  du  reste,  par  un  des 
plus  anciens  manuscrits  de  la  Bible  grecque  que  nous 
l'avons  d'abord  connue  ^.  Peu  d'années  après  qu'elle  avait 

i  Eus.,  TV,  23,  §  11. 

2  Le  ms.  A,  au  British  Muaeuin,  du  V«  siècle.  Un  autre  ins., 
du  XP  siècle,  a  été  découvert  depuis,  ainsi  qu'une  version  syria- 
que et  une  version  latine.  Dans  le  ms.  A  il  y  a  une  grande  lacune 
vers  la  fin  de  la  lettre. 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  223 

été  écrite,  saint  Polycarpe  l'avait  sous  les  3'eux  et  s'en 
servait  comme  des  lettres  apostoliques. 

Vingt  ans  environ  après  les  troubles  de  Corinthe  et 
la  lettre  de  saint  Clément,  les  Romains  furent  édifiés 
par  la  présence  et  le  martyre  de  saint  Ignace  d'Antio- 
che.  Sur  cet  événement  nous  ne  sommes  renseignés  ' 
que  par  une  lettre  du  martyr  lui-même,  écrite  d'Asie 
aux  Romains.  Le  sujet  en  est  extraordinaire.  Le  con- 
fesseur de  la  foi,  condamné  aux  bêtes  et  expédié  de 
Syrie  jusqu'à  Rome  pour  subir  ce  supplice,  a  lieu  de 
craindre  que  ses  coreligionnaires  romains  ne  lui  fassent 
manquer  le  but  de  son  Y03^age.  Il  les  exhorte,  avec  let> 
plus  grandes  instances,  à  ne  pas  s'opposer  à  son  mar- 
tyre. Il  paraît  qu'ils  pouvaient  le  sauver,  bien  qu'on  ne 
voie  pas  trop  comment  ^.  «  Laissez-moi  être  la  proie  des 
bêtes;  par  elles  j'atteindrai  Dieu.  Je  suis  le  froment 
de  Dieu;  que  je  sois  moulu  par  les  dents  des  bêtes 
pour  devenir  le  pain  blanc  du  Christ.  Flattez-les  plutôt, 
pour  qu'elles  soient  mon  tombeau,  qu'elles  ne  laissent 
rien  de  mon  corps  ;  ainsi  ma  sépulture  ne  sera  à  charge 

à  personne Je  ne  vous  commande  pas  comme  Pierre 

et    Paul.    Eux    étaient    apôtres:    moi,  je  suis  un  con- 

^  Il  ne  manque  pas  de  passions  de  saint  Ignace.  Aucune  d'el- 
les n'a  de  valeur  historique. 

^  Il  est  bien  invraisemblable  qu'ils  eussent  pu  obtenir  sa 
grâce  ;  à  la  rigueur  ils  pouvaient  le  faire  échapper.  Mais  une 
telle  idée  ne  pouvait  guère  entrer  dans  la  pensée  des  chefs,  tout 
au  moins,  qui,  sur  le  martyre  et  ses  avantages,  devaient  avoir 
les  mêmes  idées  qu'Ignace. 


224  CHAPITRE   XIII. 

»  damné.  Ils  étaient  libres:  jusqu'à  cette  heure  je  suis 
»  esclave;  mais  si  je  meurs,  je  deviens  l'affranchi  de 
»  Jésus-Christ;  en  lui  je  ressusciterai  libre». 

Cette  lettre  si  touchante  ne  témoigne  pas  seulement 
de  la  soif  du  martyre  qui  dévorait  Ignace;  on  y  voit 
aussi  queUe  considération  l'évêque  d'Antioche  professait 
pour  la  grande  église  de  E/Ome.  Elle  débute  par  un 
salut,  long  et  pompeux,  où,  plus  encore  que  dans  ses 
autres  lettres,  il  accumule  les  titres  d'éloge  :  «  L'église 
»  qui  préside  dans  le  lieu  du  pays  romain^,...  l'église 
»  qui  préside  à  l'agape  (ou  à  la  charité)  » .  Ignace  con- 
çoit l'église  de  Rome  comme  la  présidente,  des  autres 
églises,  évidemment,  et  de  la  fraternité  chrétienne. 

Il  en  obtint  ce  qu'il  voulait,  la  liberté  du  martyre. 
C'est  sans  doute  au  Colisée,  récemment  construit^,  que 
le  «  froment  de  Dieu  »  fut  moulu  par  les  bêtes  féroces. 
Mais  elles  ne  furent  pas  seules  à  lui  donner  la  sépul- 
ture. Plusieurs  de  ses  fidèles  avaient  fait  le  voyage  de 
Rome  ^  pour  assister  à  ses  derniers  moments;  ils  recueil- 
lirent les  débris  de  son  corps  et  les  transportèrent  en 
Syrie  ^ 

^  y.Ti;    Trpsx-àôr.Tat    sv    tottw    ywpîcu    'Pwu.aîwv...    •rpoî'.aÔTf/.svy;    "zr.ç 

2  II  fut  inauguré  en  80. 

3  Rom.,  9. 

^  Le  tombeau  de  saint  Ignace  se  trouvait  dans  un  cimetière 
hors  la  porte  Daphné.  Sous  Théodose  II  (408-450)  le  temple  de  la 
Fortune  iTuxaTivj  d'Antioche  fut  changé  en  église  et  placé  sous 
son  vocable.  Ses  restes  y  furent  solennellement  transportés 
(Evagr.,  H.  E.,  I,  16). 


L'ÉdLISE   ROMAINE    DE   NÉRON    À   COMMODE  225 

Les  E/Omains  aussi  eurent  un  évêque  martyr,  Téles- 
phore,  qui  périt  sous  Hadrien  (v.  135)  dans  des  circons- 
tances glorieuses,  dit  saint  Irénée  '  :  il  ne  nous  en  a 
pas  transmis  le  détail. 

Les  générations  contemporaines  de  Clément,  d'Ignace 
et  de  Télespliore  connurent  aussi  le  prophète  Hermas 
et  l'entendirent  communiquer  à  l'église  les  visions  et 
instructions  qu'il  réunit  plus  tard  dans  le  célèbre  livre 
du  Pasteur. 

Le  livre  d'Hermas,  si  extraordinaire  d'aspect,  nous 
a  conservé  un  spécimen  précieux  de  ce  qu'on  jDourrait 
appeler  la  littérature  prophétique,  de  celle,  bien  entendu, 
qui  a  pu  émaner  des  prophètes  du  Nouveau  Testament. 
Il  fut  terminé,  sous  la  forme  où  il  nous  a  été  conservé, 
pendant  que  le  frère  de  l'auteur,  l'évêque  Pie,  siégeait 
sur  la  chaire  de  Rome  *,  c'est-à-dire  vers  l'an  140.  Mais 
il  avait  traversé  des  rédactions  successives.  La  plus 
ancienne  ^  doit  remonter  au  temps  de  Trajan  et  à  l'épis- 
copat  de  Clément. 

Hermas  était  un  chrétien  de  Rome,  affranchi  de  con- 
dition, propriétaire    rural,  marié  et  père   d'une  famille 

^  Haer.,  III,  3:   S;  Ivoi^aj;  ly.apt'jîr.'îcv. 

^  Canon  de  Muratori. 

^  Vifiio  IJ.  J'adopte  ici  en  gros  les  conclusions  de  Haniack, 
ChronoL,  p.  257  et  suiv.  Suivant  lui  la  prophétie  d'Hermas  a 
passé  par  les  formes  suivantes:  1^  Vis.  II  (le  fond  seulement;; 
2""  Vis.  I-III;  3**  Vis.  I-IV;  4°  Vis.  V,  les  Mandata  et  les  huit 
premières  similitudes  ;  c'est  le  Pasteur  proprement  dit  ;  5°  Grou- 
pement des  quatre  premières  visions  avec  le  Pasteur,  addition 
de  la  Sim.  IX;  6''  Le  même  groupe,    complété  par  la  Si7n.  X. 

Duchesse.  Hist.  anc.  de  VEijl.  •  T.  I.  15 


226  CHAPITRE    XIII. 

qui  ne  lui  domiait  guère  de  satisfaction.  Ses  travaux 
agricoles  et  ses  ennuis  domestiques  ne  l'absorbaient 
pas  au  point  qu'il  n'eût  toujours  l'esprit  tendu  vers  les 
espérances  chrétiennes  et  ne  fût  sans  cesse  préoccupé 
tant  de  son  salut  que  de  celui  des  autres.  C'était  un 
esprit  simple,  de  culture  fort  limitée.  Comme  tous  les 
fidèles  de  son  temps,  il  s'était  assimilé,  à  un  certain 
degré,  l'Ancien  Testament  et  plusieurs  écrits  du  Nou- 
veau. Cependant  le  seul  livre  auquel  il  se  réfère  expres- 
sément est  un  apocryphe  K  Excité  intérieurement  à  com- 
muniquer au  dehors  ses  ^Ties  sur  la  réforme  morale,  il 
leur  domia  la  forme  de  révélations.  Dans  la  première 
et  la  plus  ancienne  partie  de  son  livre,  les  Visions,  il 
est  en  rapport  avec  une  femme  qui  personnifie  l'Eglise. 
Dans  les  deux  autres  parties,  les  Préceptes  (Mandata) 
et  les  Paraboles  (Slmilitudinesj,  le  révélateur  est  une 
autre  personne  idéale,  le  Pasteur,  d'où  le  livre  a  tiré 
son  titre  définitif. 

Que  le  Pasteur  parle  ou  que  ce  soit  l'Eglise,  que  la 
pensée  s'exprime  directement  ou  qu'elle  s'enveloppe  de 
formes  s^miboliques,  une  seule  et  même  préoccupation 
reparaît  sans  cesse.  Les  fidèles,  et  l'auteur  tout  le  pre- 
mier, sont  loin  d'être  ce  qu'ils  devraient  être,  ce  qu'ils 
ont  promis  d'être.  Mais  il  y  a  un  remède,  la  pénitence. 
Hermas  est  chargé  d'inculquer  à  la  communauté  chré- 
tienne que  Dieu  pardonnera  à  ceux  qui  se  repentiront. 
Il  prêche  donc  la  pénitence   après  le  baptême,  comme 

'  Eldad  et  Modad,  livre  perdu. 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  227 

les  apôtres  l'ont  prêchée  avec  le  baptême  pour  consé- 
cration. C'est  une  seconde  pénitence,  une  seconde  faci- 
lité accordée  par  Dieu  avant  le  règlement  de  comptes 
définitif. 

L'intérêt  du  livre  est  beaucoup  moins  dans  cette  idée 
fondamentale  que  dans  les  détails  de  son  développement. 
En  suivant  Hermas  dans  l'énumération  des  cas  particu- 
liers et  dans  la  description  des  situations  diverses  où  se 
trouvent  les  pécheurs,  nous  pouvons  nous  faire  une  idée 
de  la  yie  intérieure  de  l'église  romaine  ^  dans  la  première 
moitié  du  IF  siècle. 

En  ce  temps-là,  au  temps  de  Trajan  et  d'Hadrien, 
la  sécurité  des  communautés  chrétiennes  était  fort  pré- 
caire. En  dépit  des  rescrits  indulgents  émanés  de  ces 
empereurs,  les  fidèles  se  vo^'aient  sans  cesse  tracassés, 
conduits  devant  les  magistrats,  mis  en  demeure  de  re- 
noncer à  leur  religion.  S'ils  y  consentaient,  on  les  relâ- 
chait aussitôt  :  sinon,  c'était  la  mort. 

En  présence  de  cette  alternative,  plusieurs  avaient 
faibli  et  faiblissaient  tous  les  jours.  L'apostasie  était 
déjà  un  scandale  assez  commun.  Il  y  avait  des  degrés 
dans  ce  crime.  Quelques-uns  se  bornaient  à  l'apostasie 
simple,  à  laquelle  les  menait  le  souci  de  leurs  intérêts 
temporels.  D'autres  ajoutaient  le  blasphème  au  renie- 
ment :  ils  n'avaient  pas  honte  de  maudire  publiquement 


^  On  peut  même  dire  «  de  l'Eglise  en  général  »,  car  il  y  a 
en  somme  peu  de  traits  particuliers,  et  la  faveur  avec  laquelle 
le  livre  fut  accueilli  partout  suppose  qu'il  correspondait  à  l'état 
commun  des  choses. 


228  CHAPITRE    XIII. 

leur  Dieu  et  leurs  frères  dans  la  foi.  II  s'en  trouvait 
même  qui  allaient  jusqu'à  trahir  les  autres  et  à  les  dé- 
noncer. En  revanche  l'Eglise  comptait  avec  orgueil  de 
nombreux  martyrs.  Tous  n'étaient  pas  égaux  en  mérite. 
Plusieurs  avaient  tremblé  devant  les  supplices  et  hésité 
dans  leur  confession,  bien  qu'au  dernier  moment  ils 
eussent  écouté  la  voix  de  leur  conscience  et  versé  leur 
sang  pour  la  foi.  Hermas  distingue  entre  eux  et  des 
martyrs  plus  généreux  dont  le  cœur  n'avait  pas  défailli 
un  seul  instant.  Tous  cependant  font  partie  de  l'édifice 
mystique  qui  représente  l'Eglise  de  Dieu  ;  avant  eux  il 
n'y  a  que  les  Apôtres.  En  dehors  des  martyrs  propre- 
ment dits,  il  signale  aussi  les  confesseurs,  qui  avaient 
souffert  pour  la  foi,  sans  qu'on  leur  eût  demandé  le 
témoignage  du  sang. 

L'ensemble  de  la  communauté  chrétienne  menait  une 
vie  suffi-samment  régulière.  Cependant  bien  des  imper- 
fections et  même  des  vices  appelaient  correction.  L'esprit 
de  coterie  entraînait  des  querelles,  des  médisances,  des 
rancunes.  On  s'attachait  trop  aux  biens  de  ce  monde. 
Les  relations  d'affaires,  les  obligations  de  la  société, 
entraînaient  pour  beaucoup  la  fréquentation  ordinaire 
des  païens,  ce  qui  n'allait  pas  sans  de  graves  dangers.  On 
oubliait  la  fraternité  évangélique,  on  se  tenait  à  l'écart 
des  réunions  communes,  on  craignait  de  se  mêler  aux 
petites  gens  qui,  naturellement,  formaient  le  fond  des 
assemblées  chrétiennes.  La  foi  en  souffrait,  on  finissait 
par  n'être  plus  chrétien  que  de  nom.  Encore  le  sou- 
venir du  baptême    se   dissolvait-il  peu   à   peu    dans  le 


l'église  romaine  de  nékon  à  commodS  229 

commerce  avec  les  profanes  ;  la  moindre  tentation  em- 
portait ces  convictions  affaiblies,  et  l'on  arrivait  à  les 
renier  pour  des  motifs  assez  légers.  On  changeait  de 
religion,  en  dehors  de  toute  persécution,  par  simple 
attrait  pour  les  ingénieux  systèmes  de  philosophie  aux- 
quels on  avait  trop  facilement  ouvert  l'oreille. 

Même  dans  les  rangs  des  fidèles  plus  affermis,  il  se 
produisait  des  défaillances  morales  fort  attristantes.  La 
chair  était  faible.  Cependant  ces  faiblesses  momentanées 
étaient  réparables  :  on  pouvait  les  expier  par  la  péni- 
tence. Un  danger  plus  grave,  aux  yeux  d'Hermas,  c'est 
l'hésitation  dans  la  foi  {^i']^i>yjy.):  il  revient  souvent  sur 
cet  état  de  l'âme  où  elle  semble  divisée  en  deux,  par- 
tagée entre  l'assentiment  et  la  négation. 

Le  clergé  lui-même  n'était  pas  à  l'abri  de  tout  re- 
proche. On  voyait  des  diacres  trahir  les  intérêts  tempo- 
rels dont  ils  avaient  le  soin,  détourner  à  leur  profit  l'ar- 
gent destiné  aux  veuves  et  aux  orphelins  ;  il  se  trouvait 
aussi  des  prêtres  injustes  dans  les  jugements,  orgueil- 
leux, négligents,  ambitieux. 

Le  livre  d'Hermas  est  un  vaste  examen  de  conscience 
de  l'église  romaine.  Il  ne  faut  pas  trop  s'étonner  d'y 
trouver  tant  de  révélations  affligeantes  :  la  nature  de 
l'ouvrage  veut  que  le  mal  y  tienne  plus  de  place  que 
le  bien,  que  l'exception  soit  plus  souvent  signalée  que 
la  règle.  Malgré  cette  circonstance  défavorable,  il  est 
aisé  de  voir  qu'aux  yeux  d'Hermas  le  nombre  des  chré- 
tiens édifiants  surpassait  celui  des  pécheurs  de  toute 
catégorie.  Ainsi,  dans  la  Similitude  VnP,  l'état  moral 


230  CHAPITRE   XIII. 

des  chrétiens  est  symbolisé  j)ar  une  baguette  de  saule 
que  cKacun  d'eux  a  reçue  de  l'ange  du  Seigneur  et  qui 
lui  est  redemandée,  après  un  certain  délai.  Les  uns  la 
rendent  desséchée^  fendillée,  pourrie,  moitié  sècke  et 
moitié  verte,  aux  deux  tiers  verte,  et  ainsi  de  suite. 
Ces  différents  états  de  conservation  correspondent  aux 
degrés  divers  de  la  défaillance  morale.  Or  le  plus  grand 
nombre  rendent  leur  baguette  aussi  verte  qu'ils  l'ont  reçue, 
ce  qui  veut  dire  qu'ils  sont  demeurés  fidèles  aux  pro- 
messes de  leur  baptême. 

De  même,  si  Hermas  insiste  plus  d'une  fois  sur  les 
discussions  entre  les  prêtres  et  sur  d'autres  faiblesses 
des  chefs  ecclésiastiques,  il  en  coiuiait  aussi  qui  sont 
dignes  de  tout  éloge;  il  vante  leur  charité,  leur  hospi- 
talité :  il  leur  assigne  une  place  dans  la  compagnie  des 
Apôtres,  aux  premières  assises  de  sa  tour  mystique. 

En  somme  l'impression  qui  résulte  de  ce  tableau^ 
c'est  que  l'Eglise,  en  ces  temps  très  anciens,  n'était  pas 
exclusivement  composée  de  saints,  mais  qu'elle  en  con- 
tenait mi  très  grand  nombre,  qu'ils  y  étaient  même  en 
majorité. 

Hermas  ne  parle  jamais  des  juifs,  rarement  des 
païens.  Son  livre  est  destiné  exclusivement  aux  fidèles  : 
il  n'a  pas  à  s'occuper  de  ce  qui  se  passe  en  dehors  de 
l'Eglise.  On  a  vu  plus  haut  son  attitude  à  l'égard  des 
hérésies  naissantes.  Elles  ne  se  présentent  pas  à  lui  sous 
l'aspect  de  systèmes  définis  ni  surtout  de  sectes  orga- 
nisées, en  concurrence  avec  la  communauté  principale. 
H  ne  corniÉÛt  que  quelques  discoureurs  qui  vont  et  vien- 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  231 

nent,  semant  des  doctrines  étrangères,  sans  cesse  préoc- 
cupés de  savoir,  et,  au  fond,  ne  sachant  rien  du  tout. 
Hermas  qui,  en  toutes  choses,  s'inquiète  surtout  du  côté 
moral,  leur  reproche  de  détourner  les  pécheurs  de  la 
pénitence.  Il  se  demande  aussi  ce  que  deviendront  ces 
docteurs  égarés.  Il  ne  désespère  pas  de  leur  salut:  quel- 
ques-uns sont  déjà  revenus  dans  la  bonne  voie  et  se  sont 
même  distingués  par  leurs  vertus  :  d'autres  reviendront, 
au  moins  peut-on  l'espérer. 

La  pénitence  que  prêche  Hermas  est  un  mo3'en  d'ex- 
jDier  les  fautes  commises  après  le  baptême.  Certaines 
personnes  enseignaient  qu'après  le  baptême  il  n'y  avait 
plus  de  rémission  possible.  Tel  n'est  pas  son  avis.  On 
peut,  même  après  le  baptême,  obtenir  le  pardon  de  ses 
péchés,  même  les  plus  graves;  mais  il  est  entendu  qvte 
cette  seconde  conversion  doit  être  sérieuse,  que  l'on  ne 
saurait  passer  sa  vie  en  des  alternatives  indéfinies  de 
fautes  et  de  repentir  ^  Hermas  ne  mentionne  aucune 
des  formes  extérieures  de  la  pénitence,  telles  que  nous 
les  trouvons  en  usage  peu  de  temps  après  lui.  Il  ne  parle 
ni  de  confession,  ni  d'absolution.  Quant  aux  œuvres  d'ex- 
piation, il  les  admet  sans  doute,  mais  en  insistant  beau- 
coup sur  leur  inutilité  au  cas  où  elles  ne  seraient  pas 
accompagnées  d'une  conversion  intérieure  et  sincère. 

^  Mancl.j  IV,  3;  Sim.,  YIII,  6.  Encore  Hermas  ji'est-il  pas 
très  catégorique  contre  les  récidifs  :  «  Cet  homme  ne  réussira  pas, 
il  lui  sera  difficile  de  se  sauver  » .  Si  parfois  il  semble  exclure 
de  la  rémission  certains  pécheurs  coupables  d'énormes  fautes, 
on  voit  que  ce  sont  ces  pécheurs  eux-mêmes  qui  s'écartent  de 
la  pénitence. 


232  CHAPITRE   XIII. 

Il  constate  l'usage  des  jeûnes  publics,  observés  par 
toute  la  communauté,  les  stations,  comme  on  disait,  et 
fait  la  critique,  non  point  de  l'institution  elle-même,  ni 
du  jeûne  en  général,  mais  de  la  vaine  confiance  que 
certains  mettaient  en  ces  pratiques.  Le  jeûne  doit  com- 
porter, d'abord  et  avant  tout,  la  correction  morale,  l'ob- 
servation rigoureuse  de  la  loi  de  Dieu,  puis  la  pratique 
de  la  charité.  Les  jours  de  jeûne  on  ne  prendra  que  du 
pain  et  de  l'eau:  l'économie  sur  la  dépense  habituelle 
sera  versée  aux  pauvres. 

Avec  sa  simplicité  d'esprit  et  son  exclusive  préoccu- 
pation de  la  réforme  morale,  Hermas  n'était  pas  homme 
à  cultiver  la  spéculation  théologique.  Cependant  le  Pas- 
teur n'est  pas  sans  soulever  quelques  difficultés  sur  ce 
point. 

Dans  sa  Similitude  V  il  nous  ouvre  une  perspective 
sur  la  façon  dont  il  entend  l'économie  de  la  Rédemp- 
tion, de  la  Trinité  et  de  l'Licarnation.  L'occasion  est  sin- 
gulière. Le  prophète  veut  inculquer  l'utilité  des  œuvres 
de  surérogation.  Un  tel  sujet  ne  paraît  pas  devoir  se 
prêter  à  des  développements  métaphysiques.  C'est  ce- 
pendant ce  qui  a  lieu. 

Le  Pasteur  propose  d'abord  une  parabole.  Un  homme 
possède  un  domaine  et  des  serviteurs  nombreux.  Il 
sépare  une  portion  de  ce  domaine  et  y  plante  une 
vigne;  puis,  choisissant  un  de  ses  serviteurs,  il  lui  donne 
la  mission  de  l'échalasser.  Le  serviteur  fait  plus  que  sa 
tâche:  non  seulement  il  échalasse:  il  arrache  encore  les 


L'É(iLISE    ROMAINE   DE   NÉRON   À   COMMODE  23B 

mauvaises  herbes.  Le  maître  en  est  fort  satisfait.  Après 
s'être  consulté  avec  son  fils  et  ses  amis,  il  déclare  que  le 
bon  serviteur  sera  admis  à  partager  son  héritage  avec  son 
fils.  Celui-ci,  ayant  fait  un  festin,  envoie  des  provisions 
au  bon  serviteur,  lequel  les  partage  avec  ses  compa- 
gnons de  servitude  et  s'attire  ainsi  de  nouveaux  éloges. 

Telle  est  la  parabole.  Voici  l'explication.  Le  domaine 
est  le  monde  ;  le  maître  est  Dieu,  créateur  de  toutes 
choses  ;  la  vigne  est  l'Eglise,  la  société  des  élus  de  tous 
les  temps  :  le  fils  du  maître  est  le  Saint-Esprit  ^  ;  le  ser- 
viteur est  Jésus-Christ  ;  les  amis  et  conseillers  sont  les 
six  anges  supérieurs.  Les  œuvres  accomplies  par  Jésus- 
Christ  sont  symbolisées  par  les  trois  actions,  la  pose  des 
échalas,  l'extirpation  des  mauvaises  herbes,  le  partage 
des  provisions.  Les  échalas  sont  les  anges  inférieurs  que 
le  Sauveur  a  préposés  à  la  garde  de  l'Eglise:  l'extir- 
pation des  mauvaises  herbes  est  la  Eédemption,  qui 
a  déraciné  le  péché:  le  partage  des  provisions  repré- 
sente la  prédication  évangélique. 

Dans  cette  explication  on  ne  voit  apparaître  avant 
l'Licarnation  que  deux  personnes  divines.  Dieu  et  le 
Saint-Esprit,  dont  les  relations  sont  figurées  par  le  rap- 
port de  père  à  fils.  Il  y  a  donc  identification  entre  le 
Saint-Esprit  et  le  Verbe  ^  le  Christ    préexistant.  Cette 

'  Filins  autem  Sjnritiis  sanctua  est,  porte  la  vieille  version 
latine  ;  ces  mots  choquants  ont  disparu  du  texte  grec  et  de 
l'autre  version. 

2  Hermas  n'emploie  jamais  le  terme  de  Verbe,  pas  plus  du 
reste  que  celui  de  Christ.  Le  nom  de  Jésus  ne  figure  pas  non 
plus  dans  le  Pasteur. 


234  CHAPITRE   VIII. 

idée,  du  reste,  reparaît  un  peu  plus  loin:  «  L'Esprit-Saint 
»  qui  préexistait,  qui  a  créé  toute  créature.  Dieu  l'a  fait 
»  habiter  dans  une  chair  choisie  par  lui.  Cette  chair,  dans 
»  laquelle  habitait  l'Esprit-Saint,  a  bien  servi  l'Esprit 
»  en  toute  pureté  et  en  toute  sainteté,  sans  jamais  lui 
»  infliger  la  moindre  souillure.  Après  qu'elle  se  fut  ainsi 
»  bien  et  saintement  conduite,  qu'elle  eut  aidé  l'Esprit 
»  et  travaillé  en  tout  avec  lui,  se  montrant  toujours  forte 
»  et  courageuse,  Dieu  l'a  admise  à  participer  avec  l'Es- 
»  prit-Saint ...  Il  a  donc  consulté  son  fils  et  ses  anges 
»  glorieux,  afin  que  cette  chair  qui  avait  servi  l'Esprit 
»  sans  aucun  reproche  obtînt  un  lieu  d'habitation  et  ne 
»  perdît  pas  le  prix  de  son  service.  Il  y  a  une  récom- 
»  pense  pour  toute  chair  qui,  le  Saint-Esprit  habitant  en 
»  elle,  sera  trouvée  sans  souillure  » . 

En  somme,  la  Trinité  d'Hermas  paraît  se  composer 
de  Dieu  le  Père,  d'une  seconde  personne  divine  (Fils 
de  Dieu,  Saint-Esprit),  enfin  du  Sauveur,  promu  à  la 
divinité  en  récompense  de  ses  mérites.  Une  telle  con- 
ception est,  dans  l'ordre  de  la  spéculation  théologique, 
le  pendant  exact  des  récits  bizarres  que  nous  avons 
rencontrés  chez  les  vieux  traditionnistes  d'x4.sie.  On  est 
étonné  d'apprendre  que  des  hommes  comme  Jean  l'An- 
cien et  ses  congénères  aient  pu  raconter  de  telles  fan- 
taisies ;  on  ne  l'est  pas  moins  d'entendre  le  prophète  ro- 
main divaguer  à  ce  point  sur  la  théologie. 

Cependant  ce  qu'il  y  a  de  critiquable  dans  ses  con- 
ceptions n'est  pas  à  la  surface  de  son  texte.  Ce  qui 
attire  d'abord  l'attention,  ce  sont  les  thèses  sur  l'utilité 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  235 

des  bonnes  œuvres  et  sur  la  pureté  morale.  Ces  tlièses 
8ont  appuyées  sur  l'exemple,  toujours  bien  venu,  du  Sau- 
veur. Au  troisième  plan  seulement  se  dessinent  des  traits 
qu'il  ne  nous  est  pas  aisé  de  raccorder  d'une  façon  satis- 
faisante. Les  anciens  ne  semblent  pas  les  avoir  remar- 
qués. Le  Pasteur  fut  accepté  dans  toute  la  chrétienté 
du  II**  siècle  comme  un  livre  de  grande  autorité  reli- 
gieuse: on  le  lisait  dans  les  assemblées  avec  les  saintes 
Ecritures,  sans  cependant  le  mettre  au  même  rang.  Peu 
à  peu  son  autorité  diminua:  les  rigoristes,  comme  Ter- 
tullien,  lui  reprochèrent  sa  compatissance  pour  les  pé- 
cheurs: les  esprits  cultivés  se  choquèrent  de  son  style 
bizarre  et  des  étrangetés  de  ses  visions  ^ .  Les  Ariens 
se  réclamèrent  de  lui,  à  cause  de  sa  célèbre  affirmation 
de  l'unité  divine  ^.  Mais  ceci  ne  pouvait  guère  le  com- 
promettre, et  nous  voyons  saint  Athanase,  après  Clément 
d'Alexandrie  et  Origène,  continuer  à  le  tenir  en  grande 
estime  et  l'employer  pour  l'instruction  morale  des  caté- 
chumènes. Comme  Clément,  Hermas  eut  les  honneurs  de 
la  transcription  dans  les  manuscrits  de  la  Bible.  On  l'a 
trouvé  à  la  fin  du  célèbre  codex  /Sinaïticus. 


^  Saint  Jérôme  {in  Ilahacuc,  I,  14)  le  malmène  {liber  ille 
<iî)Ocryphus  stulfitiae  condemnancliiH)  à  propos  de  l'ange  Thégri, 
préposé  par  Hermas  (Vis.  IV,  2)  aux  bêtes  féroces.  Saint  Am- 
broise  et  saint  Augustin  n'en  parlent  jamais;  Prosper  d'Aqui- 
taine objecta  à  Cassien,  qui  le  citait,  que  c'était  un  livre  sans 
autorité  (Adv.  Coll.,  13).  D'après  saint  Jérôme  [Devirisîll.,  10)  il 
aurait  été,  de  son  temps,  à  peu  près  ignoré  des  Latins.  Cependant 
il  en  subsiste  deux  anciennes  versions  latines. 

*  Mand.  7.  Cf.  Athanase,  De  decr.  Nie,  18;  Ad  Afros,  5. 


236  CHAPITRE   XIIT. 

Le  Pasteur  fut,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  ter- 
miné et  publié  définitivement  au  temps  où  l'évêque  Pie, 
frère  d'Hermas,  occupait  «la  chaire  de  la  ville  de  Home  ». 
Pie  était  le  neuvième  «  successeur  »  des  apôtres.  De  ses 
huit  prédécesseurs,  dont  nous  connaissons  la  suite  par 
saint  Irénée,  Clément  seul  est  connu  par  sa  lettre,  Té- 
lesphore  par  son  martyre.  De  Lin  et  d'Anenclet,  les 
deux  premiers  sur  la  liste,  on  ne  peut  rien  dire,  sinon 
que  Lin  est  peut-être  identique  au  personnage  de  même 
nom  que  mentionne  la  seconde  lettre  à  Timothée.  Licon- 
nus  aussi  sont  les  successeurs  de  Clément,  Evariste,  Ale- 
xandre, Xyste.  Après  Télesphore  vient  Hygin,  le  pré- 
décesseur de  Pie.  Pour  classer  chronologiquement  ces 
épiscopats,  nous  n'avons  d'autre  ressource  qu'un  cata- 
logue dont  la  première  rédaction  peut  remonter  au  temps 
de  l'empereur  Commode  et  du  pape  Eleuthère,  peut-être 
un  peu  plus  haut.  Des  chiffres  y  figuraient  à  côté  de 
chaque  nom. 

Leur  total  donne  125  ans.  En  remontant  à  partir 
de  189,  année  où  mourut  Eleuthère,  ces  125  ans  nous 
conduisent  juste  à  l'année  64,  date  présumable  du  mar- 
tyre de  saint  Pierre.  Ainsi  la  chronologie  des  premiers 
papes  s'établirait  ainsi  qu'il  suit  : 

Lin      ...  12  ans,  approximativement  65-76 

Anenclet      .  12  »  ......        77-88 

Clément  .     .  9  »  ......        89-97 

Evariste.     .  8  »  ......      98-105 

Alexandre    .  10  »  ......    106-115 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode 


237 


Hygin .     . 

4 

Pie  .     .     . 

15 

Anicet . 

11 

Soter   .     . 

8 

Eleuthère 

15 

Xyste  .     .     10  ans,  approximativement  llG-1'25 
Télesphore    11     »        ......        12G-136 

137-140 
141-155 
156-166 
167-174 
175-189 

Mais  ces  chiffres  d'années,  en  supposant  qu'ils  nous 
aient  été  exactement  transmis,  doivent  être  considérés 
comme  des  chiffres  ronds,  obtenus  en  négligeant  les 
fragments  d'année  soit  en  plus,  soit  en  moins.  Aussi  ne 
faut-il  pas  se  tenir  avec  rigueur  aux  dates  qui  en  res- 
sortiraient.  Au  seul  endroit  où  l'on  dispose  d'une  véri- 
fication précise,  la  table  ci-dessus  est  en  défaut.  Saint 
Polycarpe  vint  à  Rome,  au  plus  tard,  en  154,  et  il  y 
fut  reçu  par  le  pape  Anicet. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  chronologie,  la  succession 
épiscopale  de  Rome  est  un  document  de  la  plus  haute 
valeur.  Il  faut  évidemment  se  représenter  ces  succes- 
seurs des  apôtres  comme  assistés,  dans  le  gouvernement 
de  leur  église,  d'un  collège  de  prêtres  qui  dirigeait  avec 
eux  la  communauté  chrétienne,  présidait  à  ses  assem- 
blées, jugeait  les  différends,  s'occupait  de  former  les 
néophytes  et  de  les  instruire.  Des  diacres,  des  diaco- 
nesses \  ici  comme  ailleurs,  s'occupaient  plus  spéciale- 
ment  de    l'administration    et    des   œuvres   d'assistance. 

^  Voir  l'épitaphe  d'une  diaconesse  (veuve)  Flavia  Arcas 
(De  Rossi,  Bull.,  1886,  p.  90;  cf.  mes  Origines  du  culte  chré- 
tien, p.  342,  3«  éd.). 


238  CHAPITRE    XIII. 

Dans  le  langage  courant,  l'évêque  n'émergeait  pas  tou- 
jours avec  beaucoup  de  relief  de  son  collège  d'assesseurs^ 
ni  le  clergé  lui-même  n'était  toujours  distingué  de  l'en- 
semble de  la  communauté.  La  vie  sociale  étant  très  in- 
tense, tout  ce  qui  se  faisait  ou  se  passait  se  rapportait 
au  groupe  entier  plutôt  qu'à  ses  chefs. 

C'est  vers  la  fin  du  règne  d'Hadrien,  au  temps  de 
l'évêque  Hygin,  que  l'on  entend  parler  pour  la  première 
fois  d'hérésies  importées  à  Eome.  Yalentin  d'Alexandrie, 
Cerdon  et  Marcion  vinrent  s'y  installer  et  cherchèrent^ 
non  seulement  à  répandre  leurs  idées  parmi  les  fidèles, 
mais,  suivant  certains  témoignages,  à  s'emparer  de  la 
direction  de  l'église.  Il  est  difficile  que,  dès  avant  ce 
temps,  Rome  n'ait  point  vu  débarquer  d'Orient  quel- 
ques-uns de  ces  contrefacteurs  religieux  dont  la  Syrie  et 
l'Asie  furent  de  bonne  heure  fécondes.  Hermas  paraît 
en  avoir  connu.  A  en  juger  par  ce  qu'il  en  dit,  leur 
succès  aurait  été  mince.  Yalentin,  avec  sa  philosophie 
subtile,  son  exégèse  et  ses  tendances  accommodantes, 
se  fit  mieux  écouter  et  réussit  à  fonder  une  école.  Il  fit 
un  long  séjour  à  Home,  sous  les  successeurs  d'Hygin, 
Pie  et  Anicet.  Marcion,  arrivé  vers  le  même  temps  que 
lui,  se  maintint  quelques  années  en  relations  avec  l'E- 
glise, non  sans  difiîculté  toutefois,  car  il  fut,  à  un  mo- 
ment, obligé  de  justifier  de  sa  foi  par  la  présentation 
d'un  document  écrit.  Mais  une  telle  situation  ne  pou- 
vait durer.  En  144  la  rupture  eut  lieu,  et  l'on  vit  se 
former,  en  concurrence  avec  la  grande  église,  une  com- 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  239 

munauténiatcionite.  Elle  eut  d'abord  beaucoup  de  succès.  • 
Le  philosophe  Justin,  qui  vivait  à  Rome  en  ce  temps 
et  qui  guerroyait  de  la  plume  et  de  la  parole  contre 
les  diverses  hérésies  en  vogue,  s'attaqua  spécialement 
à  Marcion.  Mais  celui-ci  se  maintint.  Il  était  encore  à 
Home,  au  temps  d'Anicet,  lorsque  l'on  y  vit  arriver  (154) 
le  vénérable  Polycarpe,  évêque  de  Smyme.  Son  voyage 
avait  pour  but  de  régler  avec  l'église  romaine  quelques 
points  litigieux,  spécialement  à  propos  des  observances  ' 
pascales,  sur  lesquelles  Asiates  et  Romains  n'étaient 
pas  d'accord.  On  peut  juger  si  la  pieuse  curiosité  des 
fidèles  fut  excitée  par  la  vue  de  cet  illustre  vieillard, 
qui  avait  connu  des  témoins  de  l'Evangile  et  reçu  les 
enseignements  des  apôtres  de  l'Asie.  Anicet  l'accueillit 
avec  empressement  et  voulut  qu'il  présidât  à  sa  place 
aux  assemblées  liturgiques.  Polycarpe,  par  sa  seule  per- 
sonne, était  une  très  forte  expression  de  la  tradition 
chrétienne.  Aussi  fit-il  sensation  chez  les  dissidents: 
beaucoup  quittèrent  les  sectes  pour  revenir  à  la  grande 
église.  Un  jour  il  se  rencontra  avec  Marcion,  qu'il  avait 
vu  autrefois  en  Asie. —  «Me  reconnais-tu?  dit  l'héré- 
tique. —  Oui,  répondit  Polycarpe,  je  reconnais  le  pre- 
mier-né de  Satan  » .  Anicet  ne  put  accepter  les  idées  de 
Polycarpe  sur  l'observance  pascale  ;  il  ne  réussit  pas  non 
plus  à  le  rallier  aux  usages  romains.  Mais  ils  ne  se  brouil- 
lèrent pas  pour  cela,  et  les  Asiates  résidant  à  Rome 
continuèrent,  en  dépit  de  cette  légère  divergence,  à  rece- 
voir Teucharistie  comme  les  membres  de  la  commmiauté 
locale.  Cet  état  de  choses  durait  depuis  longtemps,  de- 


240  CHAPITRE    XIIT. 

puis  l'épiscopat  de  Xyste  ^  Enfin  Polycarpe  se  sépara 
amicalement  des  E/Omains  et  de  leur  évêque,  lesquels, 
peu  de  mois  après,  apprirent  qu'il  avait  scellé  par  le 
martyre  sa  longue  et  méritante  carrière. 

De  tous  côtés  on  affluait  à  E-ome.  L'école  carpocra- 
tienne  d'Alexandrie  y  envoya  une  doctoresse,  Marcel- 
line,  qui  fît  beaucoup  d'adeptes.  Dans  l'entourage  de 
Marcion  on  distinguait  dès  lors  un  de  ses  disciples, 
Apelle,  qui  devait  présider  plus  tard  à  une  évolution 
de  la  doctrine  marcionite.  Justin,  toujours  ardent  à  la 
défense  de  la  foi,  se  vit  renforcé  par  un  autre  philo- 
sophe, venu  de  la  lointaine  Assyrie,  Tatien,  qu.i  l'aida 
quelque  temps  à  ferrailler  contre  les  Cyniques.  De  Pa- 
lestine arriva  Hégésippe,  voyageur  curieux  de  doctrines 
et  de  traditions.  Il  put  raconter  aux  Romains  bien  des 
choses  intéressantes  sur  les  vieux  chrétiens  de  son  pays  ; 
de  son  côté  il  reçut  d'eux  des  renseignements  non  seu- 
lement sur  l'état  présent  de  leur  église,  mais  sur  les 
temps  anciens,  car  il  paraît  bien  avoir  rapporté  de  Rome 
une  liste  épiscopale  ^,  arrêtée  à  l'évêque  Anicet  :  il  la  pro- 

^  Irénée,  Hasr.,  III,  3  (le  grec  dans  Eus.,  IV,  4);  lettre  à 
Victor,  dans  Eus.,  V,  24. 

2  Eus.,  IV,  22.  On  connaît  l'éternelle  discussion  sur  le  texte 
ôiaos^y;'^  ÎTrs'.r.aàaxv  y.s'y.P'?  'A'^tz-rTou  :  le  mot  oiaosy^rv  devrait  avoir  été 
substitué  à  un  otarp i^rv  primitif,  et  le  sens  serait  :  «je  fis  séjour 
(à  Rome)  jusqu'à  Anicet».  C'est  ainsi  que  Rufin  a  compris. 
Mais  Rufin  comprend  souvent  de  travers.  D'autre  part  le  y-ï/.?'? 
'Avtx.r.Tsu  est  bien  inexplicable.  Il  faudrait  qu'IIégésippe  eût  dit 
qu'il  arriva  à  Rome  Ittî  lltiO  ou  iTzi.'Y-^îvnZ.  Or  il  ne  le  dit  pas 
dans  le  contexte  immédiat  et  il  n'est  pas  aisé  d'admettre  qu'il 
Pait    dit    plus    haut.    D'autre   part,    l'idée    de    liste    épiscopale 


^      l'église  romaine  de  Néron  à  commode  241 

longea  lui-même  jusqu'à  Eleuthère,  sous  lequel  il  publia 
ses  souvenirs  de  voyage.  Il  l'avait  connu  à  Rome,  où 
il  était  diacre  d'Anicet. 

Tel  était  le  milieu  chrétien  de  Rome  au  déclin  du 
règne  d'Antonin.  Le  christianisme  tout  entier  semblait 
s'être  concerté  pour  y  députer  ses  figures  les  plus  ca- 
ractéristiques :  Polycarpe,  le  patriarche  d'Asie  :  Marcion, 
le  farouche  sectaire  du  Pont  ;  Valentin,  le  grand  maître 
de  la  gnose  alexandrine  ;  la  doctoresse  Marcelline  ;  Hé- 
gésippe,  le  judéo-chrétien  de  Syrie  :  Justin  et  Tatien, 
philosophes  et  apologistes.  C'était  comme  un  micro- 
cosme, un  résumé  de  tout  le  christianisme  d'alors.  A 
les  voir  circuler  librement,  discuter,  se  quereller,  ensei- 
gner, prier,  on  ne  se  douterait  guère  que  tous  ces  gens 
sont  des  proscrits.  Et  pourtant  il  en  est  ainsi.  Tous  vi- 
vent dans  la  préoccupation  du  martyre.  Hermas  et 
Justin  en  parlent  à  chaque  instant  ;  Marcion  est  au  même 
point  ;  Polycarpe  et  Justin  vont  mourir  pour  la  foi.  An- 
tonin  règne,  il  est  vrai,  et  l'empire  romain  n'a  jamais 
eu  de  meilleur  prince  :  mais  le  christianisme  n'a  pas  cessé 
d'être  interdit,  et  les  magistrats,  à  Rome  comme  ail- 
leurs, continuent  d'appliquer  la  loi.  Le  beau  temple  que 
le  bon  empereur  venait  d'élever,  au  bas  de  la  voie  Sa- 

€st  favorisée  par  la  suite  du  discours.  «  Et  à  Anicet  succéda 
Soter,  à  Soter  Eleuthère  » .  Ceci  semble  indiquer  que  l'auteur, 
à  ce  moment,  songeait  à  une  liste  commençant  aux  origines, 
cela  va  de  soi,  et  arrêtée  à  l'évêque  Anicet.  Je  reconnais  tou- 
tefois que  l'expression  ôiaôcy/ô  È-s-.r.aâar.v  n'est  pas  satisfaisante; 
il  doit  s'être  perdu  quelque  chose. 

DucHESXE.  Hist.  anc.  de  VEgJ.  -  T.  I.  16 


242  CHAPITRE    XIII. 

y 

crée,  à  Faustine,  sa  femme  défunte,  était  alors  dans- 
tout  l'éclat  de  ses  marbres  neufs.  Il  aura  vu  passer  plus 
d'un  cortège  de  chrétiens  venant  des  tribunaux  du  fo- 
rum et  marchant  au  supplice.  Cependant,  pour  le  temps 
où  nous  sommes,  les  seuls  noms  de  martyrs  romains 
qui  se  soient  conservés  sont  ceux  dont  parle  saint  Justin 
dans  son  Apologie  \  Ptolémée,  Lucius,  et  un  troisième 
dont  il  n'a  pas  marqué  le  nom,  exécutés  par  sentence 
du  préfet  Urbicus. 

Justin  lui-même  était  très  menacé  :  Crescens,  le  phi- 
losophe cynique  si  maltraité  par  lui,  ne  le  perdait  pas 
de  vue.  C'est  peut-être  pour  cela  qu'il  qviitta  E,ome.  Il 
y  revint  au  commencement  du  règne  de  Marc-Aurèle,. 
et,  cette  fois,  sans  que  Crescens  paraisse  y  avoir  aidé^ 
il  fut  victime  de  son  zèle.  On  l'arrêta  avec  d'autres 
chrétiens,  dont  quelques-uns  étaient  des  néophytes  con- 
vertis par  lui.  Ils  comparurent  devant  le  préfet  Rug- 
ticus  (163-167),  qui,  ayant  constaté  leur  qualité  de  chré- 
tiens, les  fit  flageller  et  décapiter.  Les  compagnons  de 
Justin  étaient  assez  divers.  Il  y  avait  une  femme  ap- 
pelée Charito,  et  cinq  hommes  :  un  cappadocien,  Evel- 
pistos,  esclave  impérial:  un  certain  Hiérax,  d'Iconium: 
trois  autres,  Chariton,  Paeon,  Liberianus  ^. 

»  II,  2. 

*  La  passion  de  saint  Justin  et  de  ses  compagnons  nous  a 
été  conservée  dans  la  collection  byzantine  de  Métaphraste.  C'est 
la  seule  pièce  authentique  de  ce  genre  qui  nous  soit  restée  sur 
les  martyrs  de  Rome.  Les  histoires,  fort  nombreuses,  que  nous- 
en  avons,  ne  sont  que  des  romans  pieux,  sans  aucune  autorité. 
Ils  contiennent  sans  doute  des  renseignements  intéressants  sur 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  24S 

De  toutes  ces  vieilles  générations  de  l'église  romaine 
il  nous  reste  un  souvenir  monumental  des  plus  précieux ^ 
l'étage  supérieur  et  primitif  du  cimetière  de  Priscille. 
Leurs  épitaphes  s'y  lisent  encore  :  elles  sont  brèves,  les 
noms  seulement,  accompagnés  quelquefois  de  l'acclama- 
tion Fax  tecum.  Çà  et  là  quelques  peintures  archaïques 
décorent  des  chambres  où  de  petits  groupes  ont  pu  se 
réunir  en  assemblées  funéraires.  D'autres  sépultures  du 
même  âge  se  rencontrent  au  sud  de  Rome  ;  elles  furent 
plus  tard  englobées  dans  les  nécropoles  connues  sous 
les  noms  de  Prétextât,  Domitille,  Calliste.  Aucune  pour- 
tant n'a  l'étendue  et  la  régularité  des  galeries  priscil- 
liennes.  Celles-ci  nous  représentent  évidemment  le  pre- 
mier cimetière  collectif  de  l'église  romaine. 

Vers  le  temps  où  saint  Justin  périt  pour  la  foi  qu'il 
avait  si  longtemps  défendue,  la  direction  de  l'église  ro- 
maine passa  des  mains  d'Anicet  à  celles  de  Soter.  De 
celui-ci  nous  ne  savons  qu'une  chose,  c'est  qu'il  écrivit, 
comme  son  prédécesseur  Clément,  une  lettre  à  Féglise 
de  Corinthe.  L'occasion  était  bien  différente.  La  lettre 


les  lieux  de  sépultures  et  l'état  des  sanctuaires  an  Y^  et  an 
VI«  siècle,  mais  c'est  tout.  Il  est  impossible,  en  particulier,  de 
se  fier  à  leur  chronologie,  aux  noms  d'empereurs  et  de  préfets 
qu'ils  introduisent  à  tort  et  à  travers.  —  Je  dois  aussi  faire 
observer  que  les  calendriers  romains  les  plus  anciens  (la  série 
commence  au  temps  de  Constantin)  ne  mejitionnent  jamais  les 
martyrs  du  II*'  siècle.  Cela  tient  à  ce  que  l'usage  de  célébrer 
l'anniversaire  des  martyrs,  et  des  défunts  en  général,  ne  s'in- 
troduisit à  Rome  que  dans  le  courant  du  LU*  siècle.  On  le  voit 
très  bien  par  les  épitaphes  :  les  plus  anciennes  ne  marquent  ja- 
mais le  jour  de  la  mort. 


244  CHAPITRE   XIII. 

de  Soter  accompagnait  un  envoi  d'argent  destiné  à  sou- 
lager les  pauvres  et  les  confesseurs  condamnés  aux  mi- 
nes. Riche  et  charitable,  l'église  romaine  faisait  volon- 
tiers part  de  ses  ressources  aux  chrétientés  moins  à 
l'aise.  C'était  déjà  une  tradition  ;  elle  se  maintint  jus- 
qu'aux dernières  persécutions.  La  lettre  de  Soter  ne 
nous  est  pas  parvenue  ;  nous  ne  la  connaissons  que  par 
la  réponse  qu'y  fit  Denys,  évêque  de  Corinthe,  dont 
Eusèbe  nous  a  conservé  quelques  fragments  \ 

Autour  de  la  grande  Eglise  l'hérésie  continuait  sa 
propagande.  La  secte  valentinienne  s'organisait.  Elle 
avait  à  Rome  deux  maîtres  renommés,  disciples  directs 
de  Yalentin,  Héracléon  et  Ptolémée.  Le  premier  mo- 
difia un  peu  la  genèse  des  éons.  Dans  le  système  pri- 
mitif ceux-ci  étaient  toujours  groupés  par  paires:  Hé- 
racléon introduisit  la  monarchie  dans  le  Plérôme  en 
plaçant  au  sommet  un  être  unique,  sans  correspondant 
femelle,  duquel  procède  le  premier  couple  et,  par  suite, 
tous  les  autres  dérivent.  C'était  un  écrivain  fécond.  Clé- 
ment d'Alexandrie  et  Origène  le  citent  souvent.  Le  plus 
remarquable  de  ses  écrits  était  un  commentaire  sur  l'é- 
vangile de  saint  Jean  ^.  Quant  à  Ptolémée,  c'est  à  lui 
et  aux  siens  que    s'attaqua   saint  Irénée  :   c'est  sous  la 

^  H.  E.,  IV,  23.  M.  Harnack  croit  pouvoir  identifier  la  lettre 
de  Soter  avec  la  7/"^  démentis.  Je  ne  saurais  me  ranger  à  son 
opinion. 

2  Les  fragments  d'Héracléon  sont  imprimés  à  la  suite  de 
saint  Irénée.  Cf.  l'édition  de  Brooke,  dans  les  Texts  and  Studies 
de  Cambridge,  t.  I,  fasc.  4. 


l'église   romaine   de   NÉRON   À   COMMODE  245 

forme  qu'il  lui  donna  ou  lui  conserva  que  la  gnose  va- 
lentinienne  est  le  plus  connue.  Un  certain  Marc,  depuis 
longtemps  combattu  en  Asie,  parut  aussi   en  Occident 
vers  le  temps  de  Marc-Aurèle.  D'autres  noms  encore  se 
rencontrent  dans  saint  Irénée,  saint  Hippolyte   et  Ter- 
tullien:  Secundus,  Alexandre,  Colarbase,  Théotime:  on 
ne  sait  à  quelles  modifications  du  système  ils  ont  cor- 
respondu, et  vraiment  il  importerait  peu  de  le  savoir. 
Ce  n'est  pas  seulement  sur  la  doctrine  que  l'on  se 
divisait;  le  rituel  aussi  était  matière  à  divergences.  Le 
baptême  ordinaire  était  bon  pour  les  «  psychiques  »  :  pour 
l'inauguration  des  «  pneumatiques  »  ,  il  fallait  autre  chose. 
Les  plus  sensés  le  contestaient;  ils  disaient  que  la  gnose 
étant  chose  spirituelle,  c'est  par  la  seule   connaissance 
du    mystère   que   devait   s'effectuer  la  régénération  de 
l'initié.  D'autres  avaient  imaginé  d'introduire  solennel- 
lement le  récipiendaire  dans  une  chambre  nuptiale;  ce 
rite  était  assez  d'accord  avec  l'idée  que  l'on  se  faisait 
du  plérôme  céleste.  Mais  la  plupart  préféraient  une  sorte 
de  décalque  de  l'initiation  chrétienne,  telle  que  la  pra- 
tiquait la  grande  Eglise.  On  baptisait  donc  dans  l'eau, 
en  prononçant   des  formules   comme:  Au  nom  de  Vin- 
connaissable  Père  de  toutes  choses,  de  la   Vérité  mère  de 
tout,  de   CeJîd  qui  descendit  en  Jésus  (l'éon  Christj.   On 
employait   aussi  l'hébreu  ^  :  Au  nom  d' Hacha moth^  etc. 
L'initié  répondait:  Je  sîiis  fortifié  et  racheté;  j'ai  racheté 
mon  âme,  etc.  Les  assistants  acclamaient:  Paix  à  tous 

^  Saint  Irénée  transcrit  ces  formules  hébraïques,  et  même  il 
les  traduit  ;  mais  il  ne  faut  pas  trop  se  fier  à  ses  traductions. 


246  CHAPITRE   XIII. 

ceux  sur  qui  ce  nom  repose!  Il  y  avait  ensuite  des  onctions 
d'huile  parfumée.  Quelquefois  on  mêlait  le  baume  à  l'eau 
et  on  réunissait  ainsi  les  deux  actes  du  sacrement.  Cette 
cérémonie  portait  le  nom  à'apolytrose  ou  rédemption.  Il 
y  en  avait  une  autre  pour  les  mourants  ou  les  défunts. 
On  leur  communiquait  les  formules  par  lesquelles  ils  de- 
vaient triompher,  dans  l'autre  monde,  des  puissances  in- 
férieures et  du  Démiurge,  et,  abandonnant  aux  unes 
leurs  éléments  matériels,  à  l'autre  leur  âme  vitale  ('i^'J/_'/,), 
s'élever  jusqu'aux  régions  supérieures  réservées  à  l'àme 
spirituelle  (7:v20;xa)  \ 

Marcion  devait  être  mort  à  peu  près  vers  le  même 
temps  que  Polycarpe  et  Justin.  Le  «  très  saint  maître  » , 
comme  l'appelaient  ses  sectateurs  '■^,  demeura  parmi  eux 
en  grande  vénération.  Ils  se  le  représentaient  au  ciel 
avec  le  Christ  et  saint  Paul  :  le  Sauveur  avait  Paul  à 
sa  droite,  Marcion  à  sa  gauche  ^. 

D'accord  sur  la  vénération  de  leur  fondateur,  ils 
étaient  loin  de  s'entendre  pour  expliquer  sa  doctrine. 
Celle-ci,  on  l'a  vu,  comportait  quelques  incohérences, 
dont  le  maître  ne  s'était  guère  préoccupé.  Après  lui  on 
s'efîbrça  de  les  résoudre  \  Le  marcionisme  avait  eu  pour 
point  de  départ  l'opposition  entre  le  Dieu  bon  et  le 
Dieu  juste.  Quand  la  métaphysique  s'y  glissa,  elle  n'eut 
pas  de  peine  à  tirer  de  là  deux  principes  essentiels  et 

^  Irénée,  Haer.,  I.  21. 

2  Tertullien,  Praescr.,  20. 

3  Origène,  In  Luc,  25. 

"iVoir  le  curieux  texte  de  Rhodon,  dans  Eus.,  Y,  13. 


L' ÉGLISE    ROMAINE    DE   NÉROX    À    COMMODE  247 

essentiellement  contraires.  C'est  ce  qu'enseignaient,  sons 
Marc-Aurèle,  deux  notabilités  marcionites,  Potitus  et 
Basilicus.  Il  y  avait  aussi  l'école  de  Syneros  et  de  Luca- 
nus  \  qui,  dédoublant  le  dieu  inférieur  en  un  dieu  juste 
et  un  dieu  mauvais,  arrivaient  ainsi  à  reconnaître  trois 
principes.  Cette  forme  trinitaire  du  marcionisme  finit  par 
avoir  tant  de  succès  qu'elle  éclipsa  le  dualisme  2)riinitif. 
Au  IIP  siècle  et  au  IV^  les  marcionites  sont  présentés 
souvent  comme  des  gens  qui  croient  à  trois  dieux  ^. 

Mais  au  temps  où  nous  sommes,  le  docteur  le  j)liiî^ 
en  vue  dans  la  secte  était  un  certain  Apelle,  qui  s'ef- 
força de  réduire  le  dualisme,  avoué  ou  latent,  et  de  re- 
venir à  l'unité  de  principe.  Il  avait  d'abord  vécu  à  Kome 
auprès  du  maître,  puis  il  s'était  transporté  ^  à  Alexan- 
drie, d'où  il  revint,  longtemps  après.  Hhodon,  qui  le  con- 
nut personnellement,  en  trace  un  curieux  portrait.  C'était 
un  vieillard  vénérable,  de  mœurs  graves.  Il  avait  avec 
lui  une  illuminée  appelée  Pliilomène,  dont  il  recueillit 
les  hallucinations  dans  son  livre  des  EclalrcifisemenU  ^. 

^  Celui-ci  n'est  pas  mentionné  par  Rhodon.  Y.  Pseudo-Tert., 
et  Tertullien,  De  liesun\,  2;  cf.  Epiphane,  Hae7\,  43. 

^  Voir  par  exemple  Denys  de  Rome,  dans  Athanase,  De  cher. 
Nicoen.^  2G. 

3  Tertullien  attribue  ce  départ  à  une  brouille  avec  Marcion, 
à  propos  d'une  histoire  de  femme.  Il  dit  aussi  que  Pliilomène 
tourna  mal.  Dans  ses  extases  elle  se  trouvait  en  communica- 
tion avec  un  enfant  qui  était  tantôt  le  Christ,  tantôt  saint  Paul. 

■*  itaN-p(ô(jci;.  Il  écrivit  aussi  un  livre  intitulé  «Syllogismes», 
on  il  combattait  vivement  Moïse  et  les  Prophètes.  Origène  [in 
Gen.,  II,  2)  en  a  cité  un  fragment.  D'autres  sont  reproduits  dans 
le  De  Paradiso  de  saint  Ambroise.  Cf.  Tejcte  und  Uni.,  VP. 
p.  111. 


248  CHAPITRE    XIII. 

E-hodon,  ayant  trouvé  l'occasion  de  discuter  avec  lui^ 
voulut  le  faire  s'expliquer  sur  la  manière  dont  il  accor- 
dait sa  doctrine  avec  celle  de  Marcion.  Mais  Apelle, 
bientôt  las  d'une  dispute  où  il  n'avait  pas  l'avantage^ 
lui  dit  «  qu'il  était  inutile  de  chercher  à  résoudre  toutes 
»  ces  questions,  qu'il  valait  mieux  s'en  tenir  chacun  à 
»  sa  croyance,  que  tous  ceux  qui  ont  foi  au  Crucifié 
»  seront  sauvés,  pourvu  que  leur  vie  soit  vertueuse.  Quant 
»  à  établir  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  principe,  il  y  renonçait 
»  volontiers,  se  contentant  d'en  être  convaincu.  D'ailleurs 
»  il  n'y  avait  rien  à  tirer  des  prophètes,  qui  se  contre- 
»  disent  et  mentent  à  l'envi  »  \ 

L'évolution  d'Apelle  excitait  vivement  l'intérêt  de 
E-hodon:  «  Il  reconnaît,  dit-il,  un  seul  principe,  exacte- 
ment comme  nous  ».  Il  y  a  pourtant  des  différences.  Nous 
possédons,  grâce  à  saint  Epiphane  ",  une  sorte  d'exposé 
du  système  d'Apelle,  qui  paraît  bien  être  sorti  de  sa 
plume:  «  Il  y  a  un  seul  Dieu  bon,  un  seul  principe,  une 
»  seule  puissance  ineffable.  Ce  Dieu  unique,  ce  principe 
»  unique,  ne  s'inquiète  en  rien  de  ce  qui  se  passe  dans 
»  notre  monde.  Il  fit  (tizol-riGt)  un  autre  Dieu,  lequel  en- 
»  suite  créa  toutes  choses,  le  ciel,  la  terre  et  tout  ce 
»  qui  est  dans  le  monde.  Mais  ce  second  dieu  n'était 
»  pas  bon  (à-£^7)  hi  où/,  zy^Oo:),  et  les  choses  faites  par 
»  lui  ne  furent  pas  bien  faites  (àyaOto;  EtoyscT^j-iva)  ».  Cela 
ressemble  beaucoup,  au  point  de  vue  métaphysique,  à 
l'arianisme,  mais  avec  la  préoccupation  marcionite   de 

«  Eus.,  V,  13. 

2  Hacr.,  XLIV,  2. 


l'église  romaine  de  xéuox  à  commode  249 

la  bonté  comme  attribut  essentiel  et  incommunicable 
de  Dieu. 

Apelle  mitigea  aussi  le  docétisme  radical  de  Mar- 
cion.  Jésus-Christ  ne  fut  plus  un  fantôme:  il  eut  un 
corps,  non  pas  tiré  d'une  mère  humaine,  mais  emprunté 
directement  aux  quatre  éléments.  C'est  avec  ce  corps 
qu'il  fut  réellement  crucifié  et  qu'il  apparut  à  ses  dis- 
ciples après  la  résurrection.  En  remontant  au  ciel  il  en 
restitua  les  éléments  à  la  nature. 

Pour  le  restç,  Apelle  continuait  la  tradition  du 
maître.  En  éliminant  le  docétisme,  il  supprimait  une 
des  plus  fortes  objections.  Quant  à  son  système  de  faire 
créer  l'auteur  du  monde  par  le  Dieu  supérieur,  il  est 
clair  qu'il  fallait  ou  en  venir  là,  ou  admettre  franche- 
ment, avec  Potitus  et  Basilicus,  deux  principes  coéter- 
nels.  C'est,  à  l'intérieur  du  marcionisme,  la  même  situa- 
tion qui  se  révéla,  dans  l'Eglise  orthodoxe,  par  le  conflit 
entre  l'arianisme  et  le  consubstantialisme  \  Apelle  est 
hérétique  par  rapport  à  Marcion,  comme  Arius  par  rap- 
port à  l'Eglise  catholique. 

Rhodon,  l'adversaire  d'Apelle,  était  un  asiate  établi 
à  Home  depuis  assez  longtemps.  Il  y  avait  connu  Tatien 
et  s'était  fait  son  disciple;  mais  il  ne  l'avait  suivi  ni  dans 
ses  voyages  ultérieurs  ni  dans  ses  excentricités  doctri- 

^  Sur  Apelle,  voir  surtout  ce  qu'en  dit  le  contemporain  Rhodon, 
/.  c.  — Tertullien  avait  écrit  un  livre  entier  Adversus  Apellaicos  ;  il 
est  perdu.  Mais  v.  ^cZv.  J/arc,  III,  11;  IV,  17;  Praescr.,  G,  30,  .34; 
De  carne  Christi,  6,  8;  De  anima,  23,  36;  v.  aussi  Hippolyte, 
Si/nfatpna  (Epiph.,  43,  Pseudo-Tert.,  51,  Philastr.,  47);  Philo- 
sophiim.,  VII,  38. 


1 


250  CHAPITRE    XIII. 

nales.  Eusèbe  eut  sous  les  yeux  plusieurs  écrits  de  lui. 
Le  plus  important,  dédié  à  un  certain  Callistion,  était 
dirigé  contre  les  Marcionites,  et  c'est  dans  celui-là  qu'il 
eut  l'occasion  de  décrire  Apelle.  Il  écrivit  aussi  sur  les 
six  jours  ('K;7.7^[j.£pov). 

C'est  sous  l'épiscopat  de  Soter  que  parvint  à  E.ome 
l'étonnante  nouvelle  qu'une  armée  romaine,  commandée 
par  l'empereur  lui-même,  avait  été  sauvée  par  les  priè- 
res d'une  troupe  de  soldats  chrétiens.  Telle  était  du 
moins  la  version  qui  circulait  chez  les  fidèles.  Le  dan- 
ger couru  par  l'armée  est  chose  certaine.  On  sait  éga- 
lement que,  dans  leur  détresse,  les  E-omains  firent  appel 
à  toutes  les  influences  divines  sur  lesquelles  pouvaient 
agir  les  diverses  religions  pratiquées  par  les  soldats. 
Mais  quand  s'éleva  au  Champ  de  Mars  la  colonne  com- 
mémorative  des  victoires  de  Marc-Aurèle  en  Germanie, 
c'est  aux  dieux  officiels  que  l'on  fit  honneur  du  mira- 
cle. On  peut  voir  encore,  dans  ces  bas-reliefs  célèbres, 
l'image  du  Jupiter  phiviii."^,  laissant  pleuvoir  de  ses  che- 
veux, de  ses  bras,  de  toute  sa  personne,  les  torrents 
salutaires  qui  permirent  aux  légions  d'échapper  à  la  soif 
et  à  la  défaite. 

La  colonne  Antonine  était  encore  en  construction 
lorsque,  vers  175,  le  pape  Soter  fut  remplacé  par  Eleu- 
thère,  l'ancien  diacre  d'Anicet.  En  dépit  des  services 
rendus  par  la  «  Légion  fulminante  » ,  la  persécution  était 
partout  en  recrudescence.  Nous  trouverons  bientôt  Eleu- 
thère  en  rapport  avec  les  martyrs  de  Lyon  et  leur  en- 


l'église  romaine  de  Néron  à  commode  251 

-vojé  saint  Irénée.  On  parlait  beaucoup  alors,  en  Gaule 
et  à  Rome,  des  nouveaux  prophètes  de  Plirygie.  L'église 
romaine  fut  sollicitée  de  prendre  position  dans  cette 
affaire  ;  nous  verrons  plus  loin  à  quel  parti  elle  se  rangea. 

Après  la  mort  de  Marc-Aurèle,  son  fils  Commode, 
associé  depuis  plus  de  trois  ans  à  l'empire,  demeura 
seul  maître  du  pouvoir.  On  sait  qu'il  n'eut  guère  à  cœur 
de  se  conformer  aux  maximes  paternelles.  C'est  peut- 
être  pour  cela  qu'il  laissa  les  chrétiens  en  paix.  Du  reste 
ceux-ci  avaient  des  influences  dans  son  entourage  :  Mar- 
•cia,  sa  favorite,  était  chrétienne.  Dans  le  milieu  où  elle 
vivait,  sa  conduite  ne  pouvait  guère  être  en  harmonie 
avec  l'idéal  évangélique,  mais  elle  faisait  au  moins  son 
possible  pour  neutraliser  par  la  faveur  impériale  la  ri- 
gueur des  lois  de  proscription.  Son  ancien  tuteur,  un 
■eunuque  appelé  Hyacinthe,  qui  siégeait  alors  dans  le 
collège  presbytéral,  l'entretenait  dans  ces  bonnes  dispo- 
sitions \ 

Marcia  ne  réussissait  pas  toujours.  C'est  sous  le  règne 
de  Commode  que  se  place  le  martyre  d'Apollonius,  sa- 
vant philosophe  ^.  Encore  celui-ci  parait-il  avoir  été  traité 
avec  une  bienveillance  spéciale  ^.  Il  fut  jugé,  non   par 

»  Philosoph.,  IX,  12. 

^  k-'i  TTxio-ia  x-at  <û'.>.;G5'jia  ['j=,j'"i^;-'-='"'5'',  dit  Eiisèbe  ;  saint  Jé- 
rôme {De  viris  ill.,  42  :  cf.  53,  70)  l'éleva  au  rang  de  sénateur. 

^  Le  procès  d'Apollonius  figurait  dans  la  collection  d'an- 
ciens marfyria  formée  par  Eusèbe.  Dans  son  histoire  ecclésiasti- 
que, il  en  donne  un  résumé  i  V,  21).  Ces  derniers  temps  on  a  publié 
deux  remaniements  de  cette  pièce,  l'un  en  arménien  (Compte- 
rendus  de  l'acad.  de  Bsriin,  1893,  p.  T28j,  l'autre  en  grec  iAnaL 
J39l!and.,  t.  XIV,  p.  23G).  A  en  juger  par  ces  renseignements,  le 


252  CHAPITRE   XIII. 

le  préfet  de  Home,  mais  par  le  préfet  du  prétoire  Pe- 
rennis  ('180-185),  au  nom  de  l'empereur  lui-même.  Ce  qui 
s'est  conservé  des  interrogatoires  montre  que  Perennis 
fit  les  plus  grands  efforts  pour  sauver  l'accusé. 

Quelques  années  plus  tard,  le  pape  Victor  ayant  suc- 
cédé (190j  à  Eleuthère,  Marcia  obtint  la  grâce  de  tous 
les  confesseurs  qui  travaillaient  en  condamnés  dans  les 
mines  de  Sardaigiie.  Victor  lui  en  avait  donné  la  liste. 
EUe  confia  les  lettres  de  grâce  au  prêtre  Hyacinthe,  qui 
fit  le  voyage  de  Sardaigne  et  revint  avec  les  confes- 
seurs libérés. 

texte  original  n'était  pas  sans  soulever  des  difficultés.  Voir  les 
commentaires  de  Harnack  (Compte-rendus  de  l'acad.  de  Berlin, 
/.  c),  de  Mommsen  [ibid.,  1891,  p.  497),  de  K.  J.  Neumann  [Der 
rom.  Staaf  iind  die  allghneine Kirche,  1. 1,  p.  79),  de  Geffcken (Xach- 
Tichten  de  Gôttingen,  phil.  hist.  cl.,  1904,  p.  262).  —  L'histoire 
du  délateur  exécuté,  bien  que  sa  dénonciation  soit  le  point  de 
départ  d'un  procès  criminel,  est  d'une  grande  invraisemblance. 
Ce  détail,  qui  n'est  rapporté  que  parEusèbe,  peut  provenir  d'une 
confusion  :  un  accident  arrivé  au  délateur  a  pu  être  transformé 
en  un   châtiment  légal. 


CHAPITEE  XIV. 
Les  églises  au  II®  siècle. 


Le  christianisme  en  Italie  et  en  Gaule.  —  Les  martyrs  de  Lyon.  —  Iré- 
née.  — L'Evangile  en  Afrique:  les  martyrs  de  Scilli.  —  L'église  d'Athènes. 
—  Penys  de  Corinthe  et  ses  lettres.  —  Les  églises  d'Asie,  de  Phrygie,  de 
Bitliynie  et  de  Thrace.  —  Martyre  de  Polycarpe.  —  Les  évoques  d'Asie:  Mé- 
liton  et  Apollinaire. 


L'église  de  E;Ome,  dont  la  vie  intérieure  fut  si  intense 
dans  ce  premier  siècle  de  son  histoire,  ne  put  manquer 
d'être  un  centre  de  rayonnement  chrétien.  Connue  au 
loin,  dès  ses  premières  origines,  par  son  autorité,  son 
enseignement,  son  zèle  et  sa  charité,  il  est  impossible 
qu'elle  n'ait  pas  fait  sentir,  et  de  bonne  heure,  son 
action  évangélisatrice  dans  les  régions  plus  rapprochées 
d'elle.  Cependant  nous  ne  savons  rien  des  détails.  Aucun 
témoignage  ne  subsiste  sur  la  fondation  ou  l'existence 
d'un  autre  groupe  chrétien  ;en  Italie  pendant  tout  le 
IV  siècle  \  Les  plus  anciennes  églises  du  nord,  Ravenne, 
Milan,  Aquilée,  dont  l'âge  peut  être  mesuré  avec  quel- 

*  Quand  saint  Paul  débarqua  à  Pouzzoles,  en  Gl,  il  y  fut 
reçu  par  un  groupe  de  fidèles  établis  dans  cette  localité  {AcL, 
XXVIII,  14).  Il  est  bien  possible  que  ce  groupe  se  soit  maintenu 
et  se  soit  organisé  en  église  unie  à  celle  de  Rome  ;  cependant 
nous  n'en  savons  rien. 


254  CHAPITRE   XIV. 

que  approximation,  n'atteignent  guère  que  le  temps 
des  Sévère.  On  peut  croire  que  dans  le  midi,  dans  la- 
Campanie  par  exemple  ou  dans  les  environs  de  Rome^ 
des  églises  ont  pu  être  fond^ées  plus  tôt  ;  mais  ce  n'est 
là  qu'une  conjecture.  Du  reste,  il  faudrait  encore  savoir 
à  quel  degré  d'organisation  ces  groupes  de  fidèles  en 
étaient  arrivés  et  jusqu'à  quel  point  ils  se  distinguaient 
de  ce  que  l'on  appelait  l'église  romaine.  D'elle  seule  il 
est  question  dans  les  anciens  auteurs  qui  ont  écrit  en  ces- 
temps-là,  ou  qui,  écrivant  plus  tard,  ont  eu  à  parler  de 
cette  période. 

En  Gaule  aussi  et  en  Afrique,  les  origines  sont  enve- 
loppées d'obscurité.  Des  conjectures,  mais  des  conjec- 
tures seulement,  peuvent  être  faites  sur  l'existence,  au 
IP  siècle,  d'une  colonie  chrétienne  à  Marseille.  Sous 
Marc-Aurèle  il  y  avait  une  église  à  Lyon  et  une  autre  à 
Vienne.  Un  peu  plus  tard  il  est  question,  dans  saint  Iré- 
née,  d'églises  établies  dans  les  Germanies  et  dans  les 
pa^^s  celtiques.  Il  y  a  donc  lieu  d'admettre,  dès  ces  temps 
reculés,  une  certaine  diffusion  du  christianisme  dans  l'an- 
cienne Gaule.  L'église  de  Lyon  était  un  centre  de  raison- 
nement, une  église-mère.  Elle  comptait  un  certain  nom- 
bre d'asiates  et  de  phrygiens,  jnais  l'élément  indigène 
y  était  aussi  représenté.  Il  y  avait  des  notabilités  lo- 
cales, com.me  Vettius  Epagathus  et  le  médecin  ille- 
xandre.  L'évêque  Pothin,  vieillard  nonagénaire,  et  le 
prêtre  ïrénée  présidaient  à  la  petite  communauté.  Une 
grave  épreuve  s'abattit  sur  elle  en  177.  Les  chrétiens. 


LES    ÉGLISES    AU   II®   SIÈCLE  255 

encore  peti  nombreux,  étaient  très  mal  vus.  On  croyait 
ou  Ton  affectait  de  croire  aux    calomnies    abominables 
/     qui  s'attachaient  partout  aux  réunions  des   fidèles.  On 
'^usait  de  les  loger  ;  on  leur  fermait  les  bains,  on  les 
j       /    it  du  marché  ;  ils  étaient  hués,  battus,  maltraités 
^      '    lie  manières.  Finalement  les  rumeurs  malveillantes 
.t  assez  de  force  pour  que  les  autorités  intervinssent, 
magistrats  municipaux  et  le  tribun  de  la    cohorte 
tenait   garnison  à  Lyon   firent   arrêter   un    certain 
^^ibre  de  chrétiens  et  les  soumirent  à  la  question,  eux 
eurs  esclaves,  dont  quelques-uns  étaient  païens.  La 
j.    .part  des  chrétiens   résistèrent,  bien    que    les   exécu- 
teurs, excités  par  la  multitude,  eussent  poussé  la  ques- 
tion   jusqu'aux   extrêmes  limites  de  la  cruauté.  Cepen- 
dant  il   y  eut    des    défaillances,    une    dizaine    environ. 
Mais  ce  qui  fut   particulièrement   grave    c'est   que   les 
esclaves  païens  n'hésitèrent  pas  à  attester  la  réalité  des 
infanticides  et  des  scènes  de  débauche. 

Le  légat  de  Lyonnaise  étant  absent,  ces  procédures 
d'instruction  n'aboutissaient  à  aucune  sentence.  Déta- 
chés tout  pantelants  des  chevalets,  les  confesseurs  étaient 
jetés  dans  d'horibles  cachots,  sans  soins  ni  nourriture. 
Leurs  frères  demeurés  libres  s'efforçaient,  en  bravant 
mille  dangers,  de  leur  porter  secours.  Plusieurs  mou- 
rurejit  en  prison,  notamment  l'évêque  Pothin.  Les  apos- 
tats n'avaient  pas  été  séparés  des  autres.  Touchés  par 
la  charité  que  leur  témoignaient  les  confesseurs  et  ré- 
confortés par  leur  exemple,  ils  revinrent  presque  tous 
sur  leur  faiblesse  et  professèrent  de  nouveau  la  foi. 


256  CHAPITRE   XIV. 

Au  retour  du  légat,  quelques  sentences  furent  pro- 
noncées. Sanctus,  le  diacre  de  Vienne  ^  ;  Maturus,  néo- 
phyte d'un  courage  extraordinaire;  une  esclave,  Blan- 
dine,  assez  frêle  de  corps  :  un  asiate,  Attale  de  Pergame, 
l'une  des  colonnes  de  l'église  lyonnaise,  furent  condamnés 
aux  bêtes  et  envoyés  à  l' amphithéâtre.  Sanctus  et  Ma- 
turus,  brûlés  d'abord  sur  la  chaise  de  fer  rougie,  puis 
dévorés  par  les  animaux  féroces,  conquirent  les  premiers 
la  palme  des  martyrs.  Ce  jour-là  les  bêtes  ne  voulurent 
pas  de  Blandine;  elle  fut  reconduite  en  prison,  avec 
Attale,  que  l'on  découvrit  être  citoyen  romain. 

Le  légat  alors  jugea  bon  de  consulter  l'empereur. 
Marc-Aurèle  répondit,  comme  on  devait  s'y  attendre, 
qu'il  fallait  renvoyer  les  apostats  et  faire  exécuter  les 
autres.  Une  dernière  audience  fut  tenue.  A  la  grande 
surprise  du  juge  et  de  l'assistance,  les  apostats  se  trans- 
formèrent en  confesseurs  :  à  peine  quelques-uns  demeu- 
rèrent-ils dans  le  cas  d'être  mis  en  liberté. 

C'était  le  moment  de  l'année  où  de  toutes  les  cités 
de  la  Gaule  on  affluait  à  Lyon  pour  les  fêtes  célébrées 
à  l'autel  de  Rome  et  d'Auguste,  au  confluent  de  la  Saône 
et  du  Rhône.  Des  jeux  d'amphithéâtre  figuraient  tou- 
jours parmi  les  réjouissances  officielles.  Le  légat  fit  dé- 
capiter ceux  des  chrétiens  qui  avaient  le  titre  de  citoyens 
romains.  Il  en  restait  assez  pour  les  bêtes  féroces.  At- 
tale, en  dépit  de  sa  qualité,  leur  fut  adjugé.  Il  passa  à 
la  première  représentation,  en  compagnie  du    médecin 

1  Tôv   G'.âx-ovsv   à775  Bu'vvr,;   Cette   expression    semble   indiquer 
que  Sanctus  était  le  chef  du  groupe  chrétien  de  Vienne. 


LES    ÉGLISES   AU   II«    SIÈCLE  257 

phrygien  Alexandre,  arrêté  à  la  dernière  heure.  D'autres 
suivirent.  Les  derniers  furent  un  enfant  de  quinze  ans, 
Ponticus,  et  l'admirable  Blandine,  qui,  jusqu'au  dernier 
moment,  soutint  de  son  exemple  et  de  sa  parole  le  cou- 
rage de  ses  compagnons.  Les  restes  des  martyrs  furent 
brûlés  par  les  exécuteurs  et  les  cendres  jetées  au  Eliône. 

Quand  tout  fut  fini,  on  consigna  le  récit  de  ces 
événements  lugubres  et  glorieux  dans  une  lettre  qui 
fut  adressée  aux  frères  d'Asie  et  de  Phrygie  au  nom 
des  «  serviteurs  du  Christ  en  résidence  à  Vienne  et  à 
Lyon  »  \ 

Dans  cette  même  pièce,  l'église  de  Lyon  domiait 
son  avis  sur  la  question  du  montanisme.  Quelques  let- 
tres écrites  par  les  confesseurs,  sur  le  même  sujet,  y 
avaient  été  insérées.  Plusieurs  étaient  adressées  aussi 
aux  frères  d'Asie  et  de  Phrygie  ;  une  autre,  destinée  à 
l'évêque  de  Rome,  Eleuthère,  lui  avait  été  portée  par 
le  prêtre  Irénée.  Le  salut  final  était  ainsi  conçu:  «  Salut 
»  en  Dieu,  de  nouveau  et  toujours,  père  Eleuthère.  Nous 
»  avons  prié  Irénée,  notre  frère  et  compagnon^,  de  vous 
»  porter  ces  lettres,  et  nous  vous  le  recommandons  comme 
»  un  homme  plein  de  zèle  pour  la  cause  du  Christ.  Si 

^  Le  fait  que  Vienne  est  nommée  d'abord,  s' il  a  une  si- 
gnification, ne  peut  être  qu'une  politesse  des  Lyonnais  à  l'égard 
de  leurs  confrères  de  Vienne.  L'événement  est  essentiellement 
lyonnais.  Les  magistrats  de  la  colonie  lyonnaise  ne  pouvaient 
bien  évidemment  instrumenter  à  Vienne  ;  le  légat  lui-même 
n'y  avait  aucune  juridiction.  Sanctus,  le  diacre  de  Vienne,  aura 
été  arrêté  à  Lyon  ;  aucun  autre  viennois  n'est  mentionné. 

^  Tôv   àôc).Cj)5v  r.u.di   y,aî   /-stvcovo'v. 

DucnESNE.  Hist,  anc.  de  VEgl.  -  T.  I.  17 


258  CHAPITRE   XIV. 

»  nous  pensions  que  le  rang  ajoute  au  mérite  de  quel- 
»  qu'un,  nous  vous  l'aurions  présenté  d'abord  comme  prê- 
»  tre  de  l'église  »  ^ 

Cette  commission  avait  momentanément  éloigné  Iré- 
née.  Après  la  catastrophe,  il  lui  incomba,  comme  évêque^ 
de  rallier  les  débris  de  la  chrétienté  lyonnaise.  Dans 
la  paix  qui  suivit  la  persécution  de  Marc-Aurèle,  il  dut 
se  consacrer  d'abord  à  ses  travaux  de  pasteur  et  de 
missionnaire.  En  ce  pays  de  Gaule,  de  tels  travaux 
étaient  rendus  plus  difficiles  par  la  diversité  des  langues.. 
Le  grec  ne  suffisait  pas  à  Lyon,  ville  essentiellement 
latine;  en  dehors,  il  fallait  parler  celte.  D'autre  part 
la  gnose  se  propageait  en  Gaule  comme  ailleurs.  Pto- 
lémée,  de  sa  personne  ou  par  écrit,  y  recrutait  des  adhé- 
rents: l'asiate  Marc,  fort  combattu  chez  lui,  prenait 
sa  revanche  sur  les  âmes  simples  et  ferventes  dont 
se  composaient  les  chrétientés  de  la  vallée  du  Rhône. 
Irénée  entreprit  ces  hérétiques,  avec  bien  d'autres,  car 
en  ce  genre  de  choses  le  travail  foisonne,  dans  un  grand 
ouvrage  dont  il  nous  est  parvenu  de  notables  fragments- 
grecs  et  une  version  latine  au  complet.  Sa  «  E^éfutation 
de  la  fausse  science  »  ^  vit  le  jour  vers  l'année  185. 
Dans  les  années  suivantes  nous  le  voyons  mêlé  aux 
affaires  religieuses  de  Home,  auxquelles  il  s'intéressa 
toujours  beaucoup. 

^  Ce  ton  ne  laisse  pas  d'être  un  peu  singulier.  On  pense 
malgré  soi  aux  confesseurs  africains  dont  la  présomption  causa, 
tant  d'ennuis  à  saint  Cyprien. 


LES    ÉGLISES   AU   11^   SIÈCLE  259 

En  Afrique  aussi,  le  voile  qui  couvre  les  origines 
se  lève  sur  des  scènes  de  mart^^e.  Il  est  naturel  de 
croire  que  le  christianisme  s'établit  de  bonne  heure  dans 
la  grande  ville  de  Carthage  et  que  de  là  il  rayonna 
vers  l'intérieur  du  pays.  De  ce  rayonnement  témoigne 
le  fait  que,  sous  le  proconsul  Yigellius  Satuminus  (180), 
le  premier  qui  soit  intervenu  avec  quelque  vigueur  con- 
tre les  chrétiens,  il  s'en  soit  trouvé  un  certain  nombre 
dans  la  petite  ville  de  Scilli,  fort  éloignée  de  la  mé- 
tropole. Douze  d'entre  eux,  sept  hommes  et  cinq  fem- 
mes, comparurent  à  Carthage  devant  le  proconsul,  le 
17  juillet  180,  et,  sur  leur  refus  de  «  revenir  aux  usages 
romains  » ,  ils  furent  tous  condamnés  à  mort  et  exécutés. 
Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  le  sang  chrétien 
coulait  en  Afrique.  Le  titre  de  premier  martyr  était 
attribué,  au  lY^  siècle,  à  un  Namphamo,  de  Madaure 
en  Numidie.  Des  écrits  de  Tertullien  on  déduit  qu'à  la 
fin  du  II*"  siècle  les  chrétiens  étaient  fort  nombreux  à 
Carthage  et  en  province:  mais  il  ne  donne  pas  de  dé- 
tails: quatre  localités  seulement  sont  mentionnées  par 
lui,  Uthina,  Adrumète,  Thysdrus  et  Lambèse.  Des  évê- 
ques  de  Carthage  ses  contemporains  il  ne  dit  pas  le 
moindre  mot. 

Au  delà  de  l'Adriatique  la  prédication  chrétienne 
avait  touché,  dès  les  temps  apostoliques,  certains  points 
de  la  côte,  en  Dalmatie  ^  et  en  Epire  :  Nicopolis  est  men- 
tionnée dans  les  épîtres   de    saint  Paul  ^.  Epiphane,  le 

1  II  Tim.,  IV,  10. 

2  Tit.,  III,  12. 


260  CHAPITRE   XIV. 

fils  de  l'hérésiarque  Basilide,  était  de  l'île  de  Céphalo- 
nie  ^  Sur  le  continent  grec,  l'église  de  Corinthe,  fondée 
par  saint  Paul  et  dont  il  a  été  question  à  propos  de 
saint  Clément,  conservait  une  situation  très  importante. 
Hégésippe,  au  cours  de  son  voyage  à  Rome,  s'était  en- 
tretenu à  Corinthe  avec  l'évêque  Primus. 

Le  règne  d'Antonin  avait  été  dur  pour  les  chrétiens 
de  ces  contrées.  Comme  toujours  et  partout,  l'opposition 
qu'ils  rencontraient  venait  moins  des  magistrats  impé- 
riaux que  des  autorités  locales.  Le  zèle  de  celles-ci  avait 
été  modéré  par  Antonin  :  Méliton,  sous  Marc-Aurèle,  pou- 
vait citer  des  rescrits  du  précédent  empereur  adressés, 
soit  à  l'assemblée  d'Achaïe^,  soit  aux  municipalités  d'Athè- 
nes, de  Larisse,  de  Thessalonique. 

Denys,  qui  succéda  à  Primus  sur  le  siège  de  Corinthe, 
était  un  personnage  très  considéré.  On  le  consultait  de 
tous  les  côtés  et  ses  lettres  se  répandaient  avec  rapi- 
dité ^.  Un  recueil  en  fut  formé,  peut-être  de  son  vivant; 
Eusèbe  l'eut  entre  les  mains  et  en  fit,  pour  son  histoire, 
un  dépouillement  fort  intéressant.  Outre  celle  que  re- 
çurent les  Romains  \  il  y  en  avait  une  à  l'église  de 
Lacédémone,  où  il  recommandait  la  saine   doctrine,  le 

^  Ci-dessus,  p.  172. 

2  rTpi;  Ttàvra;  "EX>//)va;:  c'est  le  x.stvov  d'Achaïe,  qui  s'assem- 
blait à  Corinthe. 

3  II  y  avait  des  personnes  mal  intentionnées  qui  les  fal- 
sifiaient pour  couvrir  de  son  patronage  leurs  opinions  particu- 
lières. Eusèbe  désigne  ces  lettres  par  l'expression  jcadîXt/cal  xpè;  Ta; 
i/.'/.Xr.ai'x;  ImaToXat,  qui  correspond  sans  doute  à  un  titre.  H.  E., 
IV,  23. 

^  Ci-dessus,  p.  244. 


LES   ÉGLISES   AU   II«    SIÈCLE  261 

soin  de  la  paix  et  de  Tunité,  et  une  antre  à  l'église 
d'Athènes,  qni  venait  de  traverser  nne  crise  presque 
fatale.  Les  Athéniens,  ayant  perdu  dans  une  persécu- 
tion leur  évêque  Publius,  s'étaient  lassés  de  la  foi 
et  de  la  vie  chrétienne.  Ils  étaient  presque  retournés 
au  paganisme.  Heureusement,  le  zèle  de  leur  nouvel 
évêque,  Quadratus,  les  avait  remis  dans  le  bon  che- 
min. Dans  cette  lettre,  Denys  parlait  aux  Athéniens 
de  leur  premier  évêque,  Denys  l'Aréopagite,  converti 
par  saint  Paul. 

La  Crète  possédait  dès  lors  au  moins  deux  églises, 
celle  de  Gortyne  et  celle  de  Knossos.  A  celle  de  Gor- 
tyne,  dont  l'évêque  s'appelait  Philippe,  il  adressait  ses 
félicitations  pour  le  courage  qu'elle  avait  montré,  sans 
doute  pendant  quelque  persécution;  il  recommandait  en 
même  temps  de  se  défier  des  hérétiques.  C'est  peut-être 
à  l'instigation  de  Denys  que  Philippe  écrivit  contre  les 
Marcionites  ^  Dans  sa  lettre  aux  Knossiens,  Denys  con- 
seillait à  leur  évêque  Pin3^tus  de  ne  pas  exagérer  le 
devoir  de  la  continence  et  de  tenir  compte  de  la  fai- 
blesse humaine.  Pinytus  répondit,  remerciant  l'évêque 
de  Corinthe  et  le  priant  de  recommencer,  en  ne  crai- 
gnant pas  de  s'élever  au  dessus  des  éléments  et  de  dis- 
tribuer aux  Cretois  un  aliment  plus  substantiel.  Denys 
écrivit  aussi  à  de  plus  lointaines  églises,  celles  de  Ni- 
comédie  et  d'Amastris,  ainsi  qu'à  une  dame  appelée 
Chrysophora. 

»  Eus.,  lY,  25. 


262 


CHAPITRE  XIV. 


Ce  recueil  de  lettres  ne  nous  ouvre  qu'un  faible  jour 
sur  les  chrétientés  de  Grèce  au  déclin  du  second  siècle. 
Pour  les  pays  plus  au  nord  il  n'y  a  aucun  renseigne- 
ment ^ 

De  l'autre  côté  de  la  mer  Egée,  le  christianisme  avait, 
comme  "en  Grèce,  des  racines  anciennes  et  profondes.  Au- 
tour de  l'église  d'Ephèse,  la  principale  des  fondations 
de  saint  Paul,  on  en  voit  de  bonne  heure  se  former 
beaucoup  d'autres.  Celles  d'Alexandria  Troas,  de  Colos- 
ses, de  Laodicée,  d'Hiérapolis,  sont  mentionnées  dans  ses 
lettres.  L'Apocalypse  juarque  en  plus  celles  de  Smyrne, 
Pergame,  Sardes,  Philadelphie,  Thyatires.  Les  églises  de 
Magnésie  (du  Méandre)  et  de  Tralles  apparaissent  dans 
les  lettres  de  saint  Ignace.  Bien  d'autres  sans  doute  exis- 
taient dès  le  commencement  du  IF  siècle  qui  ne  se  ma- 
nifestent que  plus  tard. 

En  arrière  de  l'Asie  proprement  dite,  le  plateau 
phr^^gien  comptait  aussi  des  chrétientés  nombreuses. 
Pays  essentiellement  agricole,  la  Phrygie  était  habitée 
par  des  gens  de  mœurs  simples  et  douces;  leurs  cultes 
indigènes,  d'une  antiquité  fabuleuse,  n'avaient  pas  subi 
très  profondément  l'adaptation  hellénique.  Ils  compor- 
taient de  grandes  assemblées  religieuses,  près  des  sanc- 
tuaires en  renom,  et  des  cérémonies  à  grand  ramage, 
excitantes,  présidées  par  des  prêtres  exaltés,  Galles  et 


'  Depuis  saint  Paul  jusqu'au  lY®  siècle,  le  seul  document 
que  l'on  ait  sur  les  églises  de  Macédoine  c'est  l'éiDÎtre  de  saint  Po- 
lycarpe  à  l'église  de  Pliilippes,  écrite  au  temps  du  passage  de 
saint  Ignace,  vers  115. 


LES   ÉGLISES    AU   II«    SIÈCLE  263 

Corybantes,  dont  les  fureurs  sacrées  étaient  célèbres 
dans  le  monde  entier. 

Dès  sa  première  mission,  saint  Paul  avait  fait  séjour 
à  Antioclie  de  Pisidie  et  à  Iconium,  vers  la  limite  sud- 
est  du  pays  phrygien.  Un  peu  plus  tard  il  l'avait  tra- 
versé à  deux  reprises,  en  allant  de  Syrie  en  Macé- 
doine et  en  Asie.  Soit  qu'il  y  eût  établi  lui-même  de 
nouvelles  chrétientés,  soit  que  TEvangile  y  eût  été  porté 
des  églises  les  plus  voisines,  Iconium,  Antioclie  de  Pi- 
sidie, Hiérapolis,  le  fait  est  qu'à  la  fin  du  ir  siècle  le 
pays  était  déjà  presque  à  moitié  chrétien. 

En  Bithynie  aussi  et  sur  la  côte  de  la  mer  Noire,  le 
christianisme  se  répandit  de  très  bomie  heure.  Le  gou- 
verneur Pline  se  plaignait  à  Trajan  de  cette  contagion 
superstitieuse  «  qui  envahissait  non  seulement  les  villes, 
mais  les  bourgs  et  les  champs,  faisait  le  vide  autour 
des  temples  et  ruinait  le  commerce  des  victimes  » .  Le 
père  de  Marcion  était,  vers  ce  temps-là  ou  peu  après, 
évêque  à  Sinope.  Sous  Marc-i^urèle  nous  entendons  par- 
ler des  églises  d'Amastris  et  de  Nicomédie:  Denys  de 
Corinthe,  écrivant  aux  fidèles  de  Nicomédie,  les  encou- 
rageait à  résister  à  la  propagande  marcionite:  à  ceux 
d'Amastris,  dont  Tévêque  s'appelait  Palmas,  il  expli- 
quait certains  textes  des  Ecritures,  enseignait  la  véri- 
table doctrine  sur  le  mariage  et  la  continence,  et  con- 
seillait la  bienveillance  envers  les  pécheurs  repentis  et 
les  hérétiques  touchés  de  la  grâce.  De  ce  foyer  bithy- 
nien  le  christianisme  rayonna  vers  la  Thrace.  où  nous 
trouvons,  vers  le  même  temps,  les  deux  églises  voisines 


264  CHAPITRE   XIV. 

de  Debelte  et  d'Aiichiale  \  dont  il  est  question  à  propos 
du  montanisme, 

Après  saint  Paul,  leur  premier  apôtre,  les  chrétiens 
de  l'Asie  proprement  dite  ne  demeurèrent  pas  dépour- 
vus de  chefs  illustres.  Timothée  paraît  avoir  eu  quelque 
temps  la  direction  de  ces  églises.  Comme  on  l'a  vu  plus 
haut,  elles  accueillirent  plusieurs  des  témoins  de  l'Evan- 
gile chassés  de  leur  pays  par  la  guerre  juive  ou  émi- 
grés pour  d'autres  raisons.  Ainsi  leur  furent  apportées 
les  traditions  de  la  primitive  église  de  Jérusalem.  Phi- 
lippe le  diacre  et  ses  filles    s'installèrent  à  Hiérapolis, 
au  seuil  de  la  Phrygie  :  saint  Jean  paraît  avoir  résidé 
plus  spécialement  à  Ephèse.   Sous  Domitien  il  fut  exilé 
à  Patmos,  d'où  il  écrivit  aux  sept  églises  et  leur  com- 
muniqua le  livre  de  ses  visions.    Les    sept    lettres    de 
l'Apocalypse  et  les  deux  petites  du  recueil  johannique 
témoignent  de  son  autorité  sur  les  églises  d'Asie  et  nous 
le  montrent  sous  cet   aspect  à  la  fois  terrible  et  doux 
qu'il  a  dans  la  tradition.  Sous  son  nom  parut,  après  sa 
mort,  le  quatrième  de  nos  évangiles  canoniques  et  aussi 
la  première  des  épîtres  johanniques.  Ces  écrits  venaient 
un  peu  tard,  et  la  forme  qu'y  prenait  le  récit  évangé- 
lique  ressemblait  peu  à  celle  à  laquelle  on  était  accou- 
tumé déjà.  Aussi  ne  passèrent-ils  pas  sans  quelque  op- 
position. Mais  la  même  inspiration  qui  avait  porté  l'E- 
glise à  accepter  sans  bénéfice  d'inventaire  l'Ancien  Tes- 
tament tout  entier,  y  compris  quelques  appendices  d'as- 

^  Sur  le  golfe  de  Bourgaz. 


LES   ÉGLISES   AU   II*   SIÈCLE  265 

sez  fraîche  date,  la  décida  a  recevoir  aussi  l'évangile 
de  saint  Jean  et  à  lui  faire  place  à  côté  des  textes 
déjà  reçus.  Le  renfort  doctrinal  qu'elle  tira  de  la  «  théo- 
logie johannique  »  lui  fut  une  compensation  pour  les 
difficultés  d'exégèse,  alors  en  somme  assez  légères,  aux- 
quelles elle  s'exposait  en  l'acceptant. 

La  persécution  dont  le  vieil  apôtre  s'était  ressenti 
paraît  avoir  épargné  ses  derniers  moments.  Mais  l'Asie 
eut  de  bonne  heure  ses  martyrs.  L'Apocalypse  relève 
à  Pergame  un  Antipas,  égorgé  près  de  la  demeure  de 
Satan,  c'est-à-dire  du  célèbre  temple  de  Zeus  Asclepios. 

L'hérésie  avait,  dès  le  temps  de  saint  Paul,  travaillé 
les  chrétientés  asiatiques;  nous  en  avons  suivi  la  trace 
et  dans  l'Apocalypse  et  dans  les  lettres  de  saint  Ignace. 
Nous  avons  vu  aussi  que  chacune  des  églises  de  ce  pays 
était  dirigée,  dès  le  temps  de  Trajan,  par  une  hiérar- 
chie à  trois  degrés,  évêque,  prêtres,  diacres.  L'un  de  ces 
évêques,  Polycarpe  de  Smyrne,  nous  est  déjà  connu. 
Vers  le  même  temps  ou  peu  après,  Papias,  évêque  d'Hié- 
rapolis,  consigna  en  un  livre  dont  on  ne  saurait  trop  re- 
gretter la  perte,  des  traditions  et  des  essais  d'exégèse. 
Autour  des  chefs  d'église  et  en  grande  considération 
parmi  les  fidèles  vécurent  longtemps  de  vieux  chrétiens 
de  la  première  heure,  qui  racontaient  beaucoup,  et  aussi 
des  prophètes  et  prophétesses  dont  l'inspiration  était 
très  respectée,  comme  les  filles  de  Philippe,  Ammias  de 
Philadelphie,  Quadratus  l'apologiste. 

Le  fait  que  celui-ci  était  un  écrivain  et  un  écrivain 
qui  ne  craignait  pas  de  s'adresser  même  aux  empereurs, 


2GQ  CHAPITRE   XIV. 

montre  que  le  don  de  prophétie  n'excluait  pas  l'acti- 
vité littéraire  dans  les  conditions  communes.  On  cita 
bientôt,  parmi  les  prophètes,  l'érudit  évêque  de  Sardes, 
Méliton. 

Polycarpe-  couronna  par  le  martyre  son  long  et  fruc- 
tueux épiscopat.  Peu  de  temps  après  son  retour  de  E/Ome 
un  vent  de  fanatisme  s'éleva  dans  la  ville  de  Smyrne. 
On  criait:  «  A  bas  les  athées!  »  On  réclamait  Polycarpe. 
Celui-ci  ne  se  montrait  pas  à  Smyrne  ;  il  passait  de  ville 
en  ville,  exhortant  les  fidèles  et  prédisant  son  prochain 
martyre.  Pendant  ce  temps,  une  douzaine  de  chrétiens, 
dont  un  certain  Germanicus,  étaient  jugés  et  livrés  aux 
bêtes.  La  persécution  exaltait  les  proscrits;  on  en  vit 
quelques-uns,  dont  un  phrj^gien  appelé  Quintus,  s'offrir 
d'eux-mêmes  aux  magistrats.  Quintus  avait  trop  présumé 
de  ses  forces.  Au  dernier  moment  il  faiblit.  Cependant 
Polycarpe  était  arrêté  près  de  Smyrne  et  conduit  à  l'am- 
phithéâtre, où  le  proconsul  le  fit  comparaître  dans  sa 
loge.  Requis  de  crier:  «  A  bas  les  athées!  »  il  y  consentit, 
et  proféra  ces  mots,  dans  un  sens  évidemment  tout  autre 
que  celui  de  la  foule  païenne  :  mais  quand  on  l'invita  à 
maudire  le  Christ,  il  répondit  :  «  Voilà  quatre-vingt-six 
»  ans  que  je  le  sers;  il  ne  m'a  jamais  fait  de  mal.  C'est 
»  mon  roi  et  mon  sauveur,  comment  pourrais-je  le  mau- 
»  dire  ?  »   Il  fut  brûlé  vif  ^ 


^  Les  chrétiens  de  Smyrne  envoyèrent  à  ceux  de  Philonie- 
lium,  bien  loin  au  fond  de  l'Asie  Mineure,  le  récit  du  martyre 
de  Polycarpe.  Cette  pièce  est  la  plus  ancienne  de  celles  que  l'on 
appelle   «  Actes  des  martyrs  » .  Il  faudrait,  suivant  M.  Harnack 


LES   ÉGLISES   AU   II*   SIÈCLE  2G7 

Après  lui,  Mëliton  fut  la  grande  célébrité  de  l'Asie 
chrétienne.  Il  ne  nous  reste  que  de  menus  fragments 
de  son  œuvre  littéraire,  dont  Eusèbe  a  dressé  le  cata- 
logue ;  elle  était  considérable.  Outre  ses  traités  apologéti- 
ques, dont  il  a  été  question  plus  haut  \  il  écrivit  sur 
divers  sujets  philosophiques  ou  religieux,  sur  la  nature 
de  l'homme,  sur  les  sens,  sur  Tâme,  le  corps  et  l'intel- 
ligence; sur  la  création  et  la  génération  du  Christ,  sur 
le  diable,  sur  l'apocalypse  de  Jean,  sur  la  foi,  sur  le 
baptême,  sur  le  dimanche,  sur  l'Eglise,  sur  l'hospitalité, 
sur  la  Pâque,  sur  les  prophètes  ",  probablement  à  propos 
du  montanisme  naissant.  Nous  avons  encore  la  préface, 
adressée  à  un  certain  Onésime,  d'une  sorte  de  florilège 
('E/.>;OYai),  formé  par  lui  avec  les  textes  de  l'Ancien  Tes- 


{Texte  iDid  Uat.,  t.  III,  aiih  fiiiem;  cf.  Chronologie,  1. 1,  p.  362),  rap- 
porter au  temps  de  Marc-Aurèle  et  de  L.  Verus  (161-169)  le  mar- 
tj're  des  saints  Carpus,  Papylus  et  Agathonicé,  exécutés  à  Per- 
game.  La  passion  de  ces  saints  (Harnack,  T.  u.  U.,  t.  c,  p.  440) 
€st  de  bonne  note,  mais,  je  crois,  incomiDlète.  A  en  juger  par 
l'unique  manuscrit  subsistant,  le  martyre  d' Agathonicé  serait  un 
véritable  suicide,  et  pourtant  il  inspirerait  aux  spectateurs  cette 
réflexion:  «  Tristes  jugements!  Ordres  injustes!  ».  Il  est  clair 
qu' Agathonicé  a  passé  en  jugement,  comme  les  deux  autres,  et 
qu'une  partie  du  texte  s'est  perdue  à  cet  endroit.  Les  calendriers 
du  IV®  siècle  donnent  à  Carpus  la  qualité  d'évêque  (de  Pergame  ?) 
€t  à  Papylus  celle  de  diacre.  On  voit  par  la  passion  que  Papylus 
était  citoyen  de  Thyatires.  Interrogé  s'il  a  des  enfants,  il  répond 
qu'il  en  a  «  selon  Dieu  »  dans  toutes  les  provinces  et  dans  toutes 
les  villes.  Je  pense  que  ceci  doit  s'interpréter  d'après  Matth.,  XII, 
48-50,  plutôt  que  d'après  l'idée  d'une  situation  spéciale  dans 
l'évangélisation  de  l'Asie. 

1  P.  209. 

^  Y.  au  ch.  suivant. 


268 


CHAPITRE   XIV. 


tament  qui  lui  paraissaient  se  rapporter  au  Sauveur. 
Avant  d'entreprendre  cet  ouvrage,  il  avait  cru  devoir 
faire  le  voyage  de  Palestine  et  s'enquérir  sur  les  lieux 
du  véritable  contenu  de  l'ancienne  Bible.  De  là  il  rap- 
porta une  liste  qui  comprend  tous  les  livres  de  l'An- 
cien Testament  conservés  en  hébreu,  sauf  celui  d'Esther. 
C'est  à  ces  livres,  exclusivement,  qu'il  emprunta  ses  ex- 
traits, répartis  en  six  tomes.  Un  dernier  écrit  de  Mé- 
liton  était  intitulé  «La  Clef»;  on  ne  sait  de  quoi  il  y 
était  question  ^ 

En  dehors  de  cette  littérature,  Méliton  laissa  une 
éclatante  réputation  de  sainteté  ^.  L'épiscopat  asiatique 
comptait  alors  bien  d'autres  illustrations  :  Papirius,  qui 
avait  remplacé  Polycarpe  à  la  tête  de  l'église  de  Smyrne  ; 
Sagaris,  évêque  de  Laodicée,  qui  subit  le  martyre  sous 
le  proconsul  Sergius  Paulus  (v.  167):  Thraséas,  évêque 
d'Euménie  en  Phrygie,  qui  fut  martyrisé  à  Smyrne  ; 
Apollinaire,  évêque  d'Hiérapolis,  lettré  et  apologiste^ 
comme  son  collègue  de  Sardes  ^.  Saint  Irénée,  qui  était 
d'Asie  et  qui,  dans  son  enfance,  avait  vu  et  entendu 
Polycarpe,  se  souvenait  d'anciens  «  prêtres  »  dont  il  ai- 
mait à  opposer  les  dires  aux  nouveautés  des  gnostiques. 
L'un  d'entre  eux  avait  écrit    contre   Marc,  disciple  de 


1  Le  cardinal  Pitra  dépensa  beaucoup  de  temps  et  de  travail 
à  la  recherche  de  cette  Clef.  Il  crut  l'avoir  trouvée  dans  une 
compilation  latine  de  basse  époque,  qu'il  publia  avec  un  soin 
extrême  [Spic.  Solesm.,  t.  II  et  III). 

(Lettre  de  Polycrate  d'Ephèse,  Eus.,  V,  24). 
3  Ci-dessus,  p.  209. 


LES    ÉGLISES   AU    II®   SIÈCLE  269 

Valentiii,  une  satire  en  vers  iambiques,  dont  il  nous  reste 
un  fragment  '. 

On  voit,  par  ces  quelques  souvenirs  et  ces  débris 
échappés  à  tant  de  naufrages,  combien  en  Asie  le  chris- 
tianisme était  déjà  vivant  et  agissant.  Rome  et  l'Asie, 
tels  sont,  au  IV  siècle,  les  deux  grands  centres  chré- 
tiens. E/ien  d'important  ne  se  passe  en  dehors  de  là. 
Aucun  événement  ne  se  produit  en  Asie  sans  retentir 
tout  aussitôt  à  Rome,  et  réciproquement.  Les  commu- 
nications par  mer,  accessibles  à  tout  le  monde,  facili- 
taient les  relations.  Polycarpe,  Marcion,  Justin,  Tatien, 
E/hodon,  Irénée,  Attale  de  Pergame,  Alexandre  le  Phry- 
gien, ces  derniers  établis  tous  les  trois  à  Lyon,  nous 
offrent  ici  des  exemples.  On  peut  y  joindre  celui  d'Aber- 
cius,  évêque  d'Hiéropolis,  au  fond  de  la  Phrygie,  qui 
vint  à  Rome,  où  il  put  voir  la  majesté  impériale  et 
vivre  au  milieu  du  «  peuple  marqué  d'un  sceau  illustre  » , 
comme  il  appelle  le  peuple  chrétien  ^.  Du  reste  les  ques- 
tions qui  s'élevèrent  bientôt  à  propos  de  la  prophétie 
montaniste,  de  la  Pâque  et  du  modalisme,  vont  donner 
un  relief  encore  plus  grand  à  ce  continuel  échange  de 
rapports  entre  les  vénérables  églises  d'Asie  et  la  grande 
métropole  de  l'Occident. 

^  Iren.,  Haer.,  I,  15.  Les  fragments  des  presbyterl  ont  été 
réunis  dans  les  récentes  éditions  des  Pères  apostoliques. 

^  Sur  l'épitaphe  d'Abercius  je  reste  toujours  fidèle  aux  idées 
développées  dans  mon  article  L'épitaphe  d'Abercius,  publié  en  1895 
dans  les  Mélanges  de  l'Ecole  française  de  Rome.  t.  XV,  p.  154. 


CHAPITEE  XV. 
Le    Mo  ntan  is  m  e. 


Montan  et  ses  coprophétesses.  —  La  Jémsalem  céleste.  —  Répudiation 
de  la  prophétie  extatique.  —  Les  saints  de  Pépuze.  —  Le  montanisme  jugé 
à  Lyon  et  à  Rome.  —  TertuUien  et  Proculus.  —  Surs'ivance  du  montanisme 
en  Phrygie. 


Le  mouvement  montaniste  '  commença  dans  la  Mysie 
pkrygiemie.  en  un  bourg  appelé  Ardabau  ^,  sous  le  pro- 
consulat de  Gratus.  Montan.  un  néophyte  qui,  d'après, 
certaines  traditions,  aurait  été  d'abord  prêtre  de  C^^bèle^ 
se  signala  à  l'attention  par  des  extases  et  des  transports, 
au  milieu  desquels  il  tenait  des  discours  étranges.  A  ces 
moments  sa  personnalité  paraissait  l'abandonner  :  ce  n'é- 
tait plus  lui  qui  parlait  par  sa  bouche,  mais  un  inspira- 
teur divin.  Deux  femmes,  Prisque  (ou  Priscille)  et  Maxi- 
mille, présentèrent  bientôt  les  mêmes  phénomènes  et  se 
joignirent  à  lui.  De  tout  cela  il  fut  mené  grand  bruit, 
non  seulement  dans  le  canton  perdu  où  se  trouvait  le 
village  d' Ardabau,  mais  dans  toute  la  Phrygie  et  l'Asie 
et  jusqu'en  Thrace.    C'était,   disaient   les  partisans  des 


^  Voir  la  note  à  la  fin  de  ce  chapitre. 

*  Localité  non  identifiée  ;  elle  doit  être  cherchée  dans  la  ré- 
gion, encore  peu  explorée,  qui  s'étend  à  l'est  de  Balikesri,  vers  le 
Makestos  et  le  Rhvndakos. 


LE   MONTAXISME  271 

nouveaux  pi'ophètes,  le  Paraclet  qui  se  révélait  au  monde. 
D'autres  refusaient  leur  adhésion  et  déclaraient  qu'il 
s'agissait  tout  bonnement  de  possession  démoniaque. 

Le  Paraclet  annonçait  avec  insistance  le  retour  du 
Christ  et  l'apparition  de  la  Jérusalem  céleste.  Celle-ci 
devait  descendre  du  ciel,  et,  après  s'être  montrée  dans 
les  nuages,  se  poser  sur  la  terre  en  un  point  que  l'on 
indiquait.  C'était  une  plaine  située  à  l'autre  bout  de  la 
Phrj^gie,  entre  les  deux  petites  villes  de  Pépuze  et  de 
Tymion.  Les  trois  prophètes  s'y  transportèrent,  on  ne 
sait  au  juste  ni  quand,  ni  à  quel  propos;  ils  furent  sui- 
vis d'une  foule  innombrable.  Certaines  localités,  entière- 
ment gagnées  au  mouvement,  se  vidèrent  de  chrétiens  ^ 
Dans  l'attente  fiévreuse  du  dernier  jour,  il  ne  pouvait 
plus  être  question  de  patrie,  de  famille,  de  commodités 
terrestres.  Les  mariages  furent  rompus  ;  on  pratiqua  la 
communauté  des  biens  et  l'ascétisme  le  plus  rigoureux. 
La  tension  des  esprits  était  maintenue  par  les  discours 
des  extatiques  :  le  Paraclet  était  en  eux,  on  l'entendait, 
on  se  réconfortait  à  ses  exhortations. 


'  L'exode  montaniste  n'est  pas  un  fait  isolé.  Hippolyte 
{In  Dan.,  IV,  18)  parle  d'un  fait  de  ce  genre  arrivé  de  son 
tenii)s.  Ln  évèque  syrien  emmena  au  désert,  à  la  -rencontre 
du  Christ,  une  gi^ande  foule  de  chrétiens,  hommes,  femmes  et 
enfants.  Les  malheureux  finirent  par  être  arrêtés  comme  bri- 
gands. Un  autre  évêque,  du  Pont  celui-là,  avait  prédit  la  fin 
du  monde  dans  l'année  ;  ses  fidèles  vendirent  leurs  bestiaux  et 
abandonnèrent  leurs  champs  pour  se  préparer  au  grand  jour. 
Au  III«  siècle  il  est  question  en  Cappadoce  d'une  prophétesse 
qui  mit  toute  une  multitude  sur  le  chemin  de  Jérusalem  [Cypr. 
ep.,  LXXV,  10). 


272  CHAPITRE   XV. 

Cependant  les  jours,  les  mois,  les  années,  se  pas- 
saient et  la  Jérusalem  céleste  se  faisait  toujours  attendre. 
De  l'Eglise  terrestre,  après  le  premier  moment  d'entraî- 
nement, il  venait  beaucoup  de  protestations.  Sans  doute 
il  n'y  avait  rien  à  dire  contre  l'orthodoxie  des  pro- 
phètes :  ils  trouvaient  même  un  appui  dans  les  circons- 
tances de  temps  et  de  milieu.  L'évangile  de  saint  Jean, 
dans  la  force  de  sa  récente  popularité,  éveillait  la  préoc- 
cupation du  Paraclet  :  TApocal^^se  offrait  d'imposantes 
descriptions  de  la  Jérusalem  céleste  et  du  règne  de  mille 
ans.  Celui-ci.  peu  de  chrétiens,  en  Asie  et  même  ailleurs, 
l'écartaient  de  leurs  perspectives  sur  la  iiii  des  choses. 
Le  droit  des  prophètes  à  parler  au  peuple  chrétien, 
au  nom  de  Dieu,  était  consacré  par  la  tradition  et  par 
l'usage. 

On  voit  par  la  Didaché  et  par  le  Nouveau  Testament 
quelle  place  la  prophétie  avait  tenu  dans  la  vie  des 
communautés  primitives.  L'évêque  de  Sardes  Méliton 
passait  pour  avoir  le  don  prophétique.  Avant  lui  Qua- 
dratus,  Ammias,  les  filles  de  Philippe,  en  avaient  été 
favorisés.  Ils  étaient  restés  en  grande  célébrité.  L'ascé- 
tisme pratiqué  par  les  montanistes  ne  dépassait  pas  les 
limites  admises,  quoique  non  imposées,  dans  les  autres 
cercles  chrétiens.  Il  ne  s'inspirait  d'aucune  idée  dua- 
liste, comme  celui  des  gnostiques  et  des  marcionites  : 
ce  qu'il  pouvait  avoir  d'extrême  se  justifiait  par  la  préoc- 
cupation du  dernier  jour. 

Cependant  cette  exaltation  soudaine,  ces  exodes,  ces 
déterminations  de  temps    et    de  lieu,  introduisaient  lui 


LE    MONTAXISME  273 

trouble  profond  dans  les  chrétientés,  dont  beaucoup, 
déjà  vieilles  de  près  ou  plus  d'un  siècle,  avaient  pris 
l'habitude  de  vivre  en  ce  monde  et  de  moins  se  préoc- 
cuper de  la  fin  des  choses.  On  ne  tarda  pas  à  objecter 
aux  prophètes  que  leurs  procédés  étaient  contraires  à 
tous  les  usages.  Dans  l'Ancien  Testament  et  dans  le 
Nouveau,  les  prophètes  n'avaient  point  parlé  en  état 
d'extase.  La  communication  qu'ils  établissaient  entre 
Dieu  et  leur  auditoire  n'excluait  pas  l'exercice  de  leur 
personnalité.  Ils  parlaient  au  nom  de  Dieu,  mais  c'étaient 
eux  qui  parlaient.  Avec  Montan  et  ses  prophétesses  on 
entendait  directement  le  Paraclet,  tout  comme  en  cer- 
tains sanctuaires  païens  on  entendait  directement  les 
dieux  parlant  par  la  bouche  des  pythonisses.  «  L'homme 
est  une  lyre,  disait  la  voix  inspirée,  et  moi  je  suis  l'archet 
qui  le  fais  vibrer. ...  Je  ne  suis  pas  un  ange,  ni  un  en- 
voj^é,  je  suis  le  Seigneur,  le  Tout-Puissant».  Cela  pa- 
rut extraordinaire,  excessif  et  blâmable. 

Il  est  possible  que  Méliton  se  soit  déjà  occupé  de 
cette  affaire  dans  ses  livres  sur  la  prophétie  ',  dont  nous 
n'avons  que  les  titres.  Apollinaire,  évêque  d'Hiérapolis, 
intervint  résolument  contre  les  nouveaux  prophètes  ^. 
L^n  autre  personnage,  très  en  vue  dans  le  monde  chré- 
tien d'Asie,.  Miltiade,  écrivit  un  traité  pour  établir  «  qu'un 
prophète  ne  doit  pas  parler  en  extase  ».  Il  lui  fut  ré- 

*  FTcfî  TTsX'Tcîa;  x.aî  -poor.T'^v,  ll-ol  -rrpoor.Tîîa;  (Eus.,  H.  E., 
lY,  26). 

2  Eus.,  H.  E.,  IV,  27;  Y,  16,  19. 

DccHESXE.  Hist.  anc.  de  l'Eyl.  -  T.  I.      •  IS 


1 


274  CHAPITRE    XV.  ^ 

pondu  par  ceux  des  montanistes  qui  faisaient  œuvre  de 
plume  \  Du  reste,  les  catlioliques  ne  se  bornèrent  pas 
à  écrire:  ils  recoururent  à  de  bien  autres  moyens.  So- 
tas,  évêqne  d'Anchiale  en  Tlirace,  essaya  d'exorciser 
Priscille:  deux  évêques  phrj^giens,  Zotique  de  Comane 
et  Julien  d'Apamée,  se  transportèrent  à  Pépuze  et  s'at- 
taquèrent à  Maximille.  Mais  ces  tentatives  échouèrent 
par  l'opposition  des  sectaires. 

Le  mouvement  se  propageait  en  Asie,  jetant  par- 
tout la  division  dans  les  esprits.  En  maint  endroit  se 
réunissaient  des  synodes  où  les  titres  des  prophètes 
étaient  examinés  et  discutés.  L'union  ecclésiastique  finit 
par  se  rompre;  les  adversaires  du  Paraclet  excommu- 
nièrent ses  sectateurs.  Quelques-uns,  entraînés  par  leur 
zèle,  ne  craignirent  pas  de  mettre  en  question  l'auto- 
rité des  livres  saints  dont  se  réclamaient  les  monta- 
nistes: ils  rejetèrent  en  bloc  tous  les  écrits  de  saint  Jean, 
l'Apocalypse  comme  l'Evangile.  Telle  est  l'origine  du 
parti  religieux  que  saint  Epiphane  combattit  plus  tard 
sous  le  nom  à^  Aloges  ^. 


lEus.,  //.  E.,  Y,  17. 

2  Les  Aloges  objectaient  entre  autres  choses  à  l'Apocalypse 
qu'il  y  était  question  d'une  église  de  Thyatires,  laquelle  n'exis- 
tait pas  de  leur  temps.  Saint  Epiphane  (  llaer.,  LI,  BB)  concède  le 
fait,  mais  seulement  pour  la  fin  du  II*^  siècle  et  le  commence- 
ment du  III^,  et  l'explique  en  disant  que  les  chrétiens  de  Thya- 
tires étaient  tous  passés  au  montanisme,  qu'ils  auraient  aban- 
donné plus  tard.  Mais  la  conversion  au  montanisme  ne  suffit 
pas  pour  motiver  l'assertion  qu'il  n'y  avait  pas  d'église  à  Thya- 
tires. 11  faut  admettre  que  cette  chrétienté  avait  disparu  pen- 
dant quelque  temps,  au  cours  du  11^  siècle. 


LE    MONTAXISME  2iO 

Si  Montai!  n'avait  pas  réussi  à  conquérir  les  églises 
d'Asie  dans  leur  ensemble^  il  était  au  moins  parvenu 
à  les  diviser  profondément.  La  Jérusalem  céleste  n'ap- 
parut point  sur  la  terre  ;  en  revanche  le  mouvement 
aboutit  à  la  fondation  d'une  Jérusalem  terrestre.  On 
changea  le  nom  de  Pépuze,  on  l'appela  la  nouvelle  Jé- 
rusalem. Elle  devint  le  lieu  saint  et  comme  la  métro- 
pole du  Paraclet.  La  nécessité  de  faire  vivre  les  mul- 
titudes qui  s'}'  pressèrent  aux  premiers  moments  con- 
duisit les  sectaires  à  s'organiser.  Auprès  de  Montan  on 
trouve  de  bonne  heure  d'autres  personnages  qui  furent 
avec  lui  et  après  lui  de  grandes  autorités  :  un  certain  Alci- 
biade  \  Théodote,  qualifié  dans  un  de  nos  documents  ^ 
de  premier  administrateur  (îttitcotto:)  de  la  prophétie^ 
Tliémison  enfin,  qui  écrivit,  pour  la  défendre  et  la  ré- 
pandre, une  sorte  d'encyclique  l  Celui-ci,  disait-on,  était 
un  confesseur  de  la  foi.  Les  montanistes,  en  efiPet,  ne 
biaisaient  pas  sur  le  martyre  ;  ils  énuméraient  volontiers 
leurs  mérites  en  ce  genre. 

Tout  cela  était  très  discuté  par  les  opposants.  On 
critiquait  vivement  l'organisation  financière  de  la  secte, 
les  collecteurs  d'offrandes,  les  messagers  salariés.  On 
prétendait  que  prophètes  et  prophétesses  menaient  une 
vie  agréable,  élégante  même,  aux  frais  de  leurs  adeptes. 

^  Eus.  II.  l'J.,  Vj  §  3  :  'rri  -'o-i  /.atà  .Al'.).Tiàor,v  Xs-j'sy.îvwv  aii-'J'.v  l'il 
t'iint  évidemment  corriger  MiXtiior.v  en  'A/.x-tptâorv).  Cf.  V,  3,  §  4. 
où  la  secte  est  désignée  par  l'expression:  ol  àaoi  tîn  INh^^raviN  /.ai 
WX/cip'.âSr.v  /.ai  OcSosto'/. 

«  Eus.,  IL  E..  V,  1(5,  §  14.   15. 

^  Ihid.,  y,  10,  §  17;  Y,   18,  §  5. 


276  CHAPITKE   XV. 

«  Jugeons-les  sur  leurs  œuvres,  disait-on.  Est-ce  qu'un 
»  prophète  se  lave,  se  farde,  soigne  sa  toilette?  Est-ce 
»  qu'il  joue  aux  dés?  Est-ce  qu'il  prête  à  intérêt?  »  ^  On 
élevait  des  doutes  sur  la  virginité  de  Priscille,  qui,  di- 
sait-on, avait,  tout  comme  sa  compagne  Maximille,  aban- 
donné son  mari  pour  s'attacher  à  Montan.  Thémison 
était  un  faux  confesseur  :  il  avait  acheté  sa  mise  en  li- 
berté. Un  autre  confesseur,  très  honoré  dans  la  secte, 
un  certain  Alexandre,  valait  beaucoup  moins  encore. 
S'il  avait  comparu  devant  les  tribunaux,  ce  n'était  pas 
comme  chrétien,  mais  comme  brigand.  La  chose  s'était 
passée  sous  le  proconsulat  d'^^milius  Frontinus  ^;  on  pou- 
vait s'en  assurer  dans  les  archives  d'Ephèse. 

Montan  et  Priscille  moururent  les  premiers.  Maxi- 
mille demeura  seule.  L'opposition  dont  la  secte  était 
l'objet  la  faisait  beaucoup  souffrir.  Le  Paraclet  gémis- 
sait en  elle:  «On  me  poursuit  comme  un  loup.  Je  ne 
suis  pas  loup,  je  suis  Parole,  Esprit  et  Puissance  ».  Elle 
finit  par  mourir,  après  avoir  annoncé  des  guerres  et  des 
révolutions.  Les  gens  malveillants  prétendirent  qu'elle 
s'était  pendue  ;  on  racontait  la  même  chose  de  Montan  ; 
quant  à  Théodote,  on  disait  que,  dans  une  extase,  il 
s'était  élevé  vers  le  ciel  et  qu'il  s'était  tué  en  tombant. 
Ces  commérages  sont  rapportés  par  l'Anonyme  ^  d'Eu- 
sèbe,  mais  il  déclare  expressément  qu'on  ne  saurait  s'y 
fier.  Il  a  bien  raison.  Ce  n'est  pas  avec  des   historiet- 

lEus.,  IL  E.,  Y.  18,  §  11. 

2  Proconsulat  de  date  indéterminée,  comme  celui  de  Gratus. 

3  Sur  cet  auteur,  v.  p.  284. 


LE    MONTANISME  2(< 


tes  que  Ton  peut  rendre  compte  d'une  agitation  reli- 
gieuse aussi  considérable  que  celle-ci.  La  mort  des 
prophètes  ne  Fapaisa  pas.  Treize  ans  après  celle  de 
Maximille,  la  communauté  chrétienne  d'Ancj-re  se  divi- 
sait sur  la  nouvelle  prophétie.  Il  fallut,  longtemps  encore, 
discuter  et  écrire  contre  les  montanistes,  et  cela  non 
seulement  en  Asie-Mineure,  mais  à  Antioche.  à  Alexan- 
drie et  dans  les  églises  d'Occident.  L'évêque  d' Antioche 
Sérapion  les  combattit  dans  une  lettre  adressée  à  Ca- 
ricus  et  Pontius:  il  s'y  trouvait  plusieurs  signatures 
d'évêques  avec  leurs  protestations  contre  les  novateurs  ^ 
Clément  d'Alexandrie  annonce,  dans  ses  Sfromafes  *.  un 
livre  «  sur  la  Prophétie  » .  où  il  se  proposait  de  traiter 
le  même  sujet.  Mais  c'est  surtout  en  Occident  qu'il  im- 
porte de  suivre  Thistoire  du  montanisme. 

Dès  l'année  177.  au  temps  des  martyrs  de  L^^on,  la 
nouvelle  prophétie  passionnait  les  esprits  en  Gaule  et 
à  Pome.  La  jeune  église  de  Lyon,  qui  comptait  parmi 
ses  membres  des  asiates  et  des  phrygiens,  était  en  situa- 
tion d'être  avertie  de  ce  qui  se  passait  en  Asie.  A  Pome 
aussi  la  question  se  posa  de  bonne  hernie,  et.  comme 
en  bien  d'autres  endroits,  elle  causa  d'abord  de  gran- 
des perplexités.  Les  confesseurs  h'onnais  écrivirent  à  ce 
sujet,  du  fond  de  leur  prison,  «  aux  frères  d'Asie  et  de 
Phrygie  et  aussi  à  Eleuthère.  évéque  de  Pome  » .  Ces  let- 
tres furent  insérées  dans  le  célèbre  document  sur  les  mar- 
tyrs de  Lyon,  avec  un  jugement  des  «  frères  de  Gaule  » 

1  Eus.,  H.  E.,  y,  19. 

«  Sirom.,  IV,  13,  1>3  ;  cf.  I,  24.  15S:  V,  13,  88;  YH,  18,  108. 


2^8  CHAPITRE   XV. 

sur  l'esprit  prophétique  revendiqué  par  Montan,  Alci- 
biacle  et  Tliéodote.  Eusèbe,  qui  a  eu  la  pièce  sous  les 
yeux,  la  qualifie  de  sage  et  de  très  orthodoxe;  cependant 
on  sent  à  le  lire  qu'elle  n'était  pas  absolument  défavo- 
rable au  mouvement  phrygien.  Saint  Irénée,  qui  porta 
ces  lettres  à  B/Ome,  ne  saurait  être  classé  parmi  les  ad- 
versaires du  montanisme.  On  peut  croire  que  les  chré- 
tiens de  Lyon  recommandaient  plutôt  la  tolérance  et 
le  maintien  de  la  paix  ecclésiastique.  Nous  ne  pou- 
vons mesurer  l'effet  que  cette  intervention  put  avoir 
sur  l'esprit  d'Eleuthère,  ni  quel  temps  s'écoula  jusqu'au 
moment  où  l'église  de  Rome  se  décida.  Il  semble  bien 
qu'à  E-ome  aussi  on  jugeait  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de 
s'entre-excommunier.  Tertullien  raconte  que  la  décision 
ne  fut  pas  défavorable  aux  prophètes  et  que  le  pape 
avait  déjà  expédié  en  ce  sens  des  lettres  pacifiques, 
lorsqu'il  arriva  d'Asie  un  confesseur,  appelé  Praxeas, 
qui  lui  apporta  des  renseignements  nouveaux  et  réus- 
sit à  le  détourner  de  sa  première  résolution  ^ 


•  Adv.  Prax.,  1  :  «  Nam  idem  (Praxeas)  episcopum  Romanum 
agnoscentem  iam  prophetias  Montani,  Priscae,  Maximillae,  et 
ex  ea  agnitione  pacem  ecclesiis  Asiae  et  Phrygiae  inferentem, 
falsa  de  ipsis  prophetis  et  ecclesiis  eorum  asseverando,  praede- 
cessorum  eius  auctoritates  defendsndo,  coegit  et  litteras  pacis  re- 
vocare  iam  emissas  et  a  proposito  recipiendorum  charismatum 
concessare». —  Le  pape  n'est  pas  nommé.  Mais  il  est  difficile 
qu'il  s'agisse  d'un  autre  qu'Eleuthère.  Cette  attitude  hési- 
tante ne  se  concevrait  pas  plus  tard,  alors  que  les  églises  d'Asie 
eurent  pris  nettement  position  contre  le  mouvement  montaniste. 
Il  est,  d'autre  part,  assez  naturel  que  la  décision  de  Rome  ait 
été  prise  vers  le  même  temps-  que  celle  des  chrétiens  de  Gaule. 


LE    MONTAXISME  21d 

Ainsi  l'inspiration  montaniste  ne  parvint  pas  à  se 
faire  accepter  à  Rome.  Il  est  possible  que,  pendant 
quelque  temps,  on  s'y  soit  borné  à  une  certaine  ré- 
serve ^  Les  querelles  à  propos  de  la  Pâque  étaient  peu 
propres  à  recommander  auprès  de  Féglise  romaine  l'au- 
torité de  l'épiscopat  asiatique.  Cependant  on  finit  par 
prendre  une  attitude  plus  décidée.  Dès  les  premières 
années  du  troisième  siècle,  comme  on  le  voit  par  la 
Passion  de  sainte  Perpétue  et  par  la  littérature  de  Ter- 
tullien,  il  fallait  choisir  entre  la  communion  de  TEglise 
et  l'adhésion  aux  récentes  prophéties. 

Le  mouvement  fut  donc  enrayé,  en  Occident  comme 
en  Asie.  Cependant  la  propagande  continua.  Une  fois 
les  prophètes  morts,  les  objections  soulevées  contre  leurs 
extases  durent  aller  en  s'atténuant.  Ce  qu'il  pouvait  y 
avoir  d'excessif  et  de  critiquable  dans  l'organisation 
phrygienne  et  dans  les  assemblées  dePépuze,  avait  moins 
de  relief  en  dehors  de  l'Asie.  Ce  que  l'on  saisissait  le 
mieux  à  distance,  c'était  la  grande  sévérité  morale  des 
montanistes.  Leurs  jeûnes,  leurs  règles  spéciales,  n'a- 
vaient rien  que  les  ascètes  orthodoxes  ne  pratiquas- 
sent depuis  longtemps.  Quant  aux  visions,  aux  extases, 
aux  prophéties,  on  y  était  également  accoutumé.  En 
bien  des  pays,  les  chrétiens  de  stricte  observance,  les 
enthousiastes,  les  gens  préoccupés  du  dernier  avènement, 

1  Tertullien  ne  dit  nullement  que  le  pape  avec  qui  Praxeas 
fut  en  rapport  ait  condamné  la  nouvelle  prophétie;  il  <Ut  seule- 
ment qu'après  l'avoir  admise  il  revint  sur  son  intention  de  la 
reconnaître  par  acte  public. 


280  CHAPITRE    XV. 

se  sentirent  attirés  par  la  nouvelle  prophétie.  Tertullien^ 
après  avoir  vécu  longtemps  dans  ce  qu'on  pourrait  ap- 
peler l'état  d'esprit  montaniste,  finit  par  se  rallier  ouver- 
tement à  Montan,  Prisque  et  Maximille  (v.  205).  Il  ne 
pouvait  le  faire  alors  sans  rompre  avec  l'Eglise  catho- 
lique. Cette  considération  ne  l'arrêta  pas.  Les  monta- 
nistes  d'Afrique  le  prirent  pour  chef  et  s'appelèrent 
même  Tertullianistes.  Des  écrits  qu'il  publia  avant  et 
après  sa  séparation  d'avec  l'Eglise,  ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  parler.  On  se  bornera  à  dire  que  le  plus  impor- 
tant de  ses  ouvrages  montanistes,  le  traité  sur  l'extase^ 
De  Extan,  divisé  en  sept  livres,  ne  s'est  pas  conservé. 
Dans  le  septième  livre  il  s'attachait  à  réfuter  Apol- 
lonius \  Les  Tertullianistes  durèrent  jusqu'au  temps  de 
saint  Augustin,  qui  ramena  à  l'Eglise  catholique  leurs 
derniers  adhérents  de  Carthage  ^. 

Vers  ce  même  temps  le  montanisme  était  représenté 
à  E-ome  par  un  certain  Proculus  ou  Proclus,  pour  qui 
TertuUien  professait  une  grande  vénération.  Saint  Hip- 


'  Sur  cet  écrivain  antimontaniste,  v.  p.  285. 

^  Aug.,  Contra  haei^eses,  86.  C'est  sans  doute  la  dénomi- 
nation, usuelle  à  Carthage,  de  Tertullianistes,  qui  a  porté 
saint  Augustin  à  croire  que  les  Tertullianistes  étaient  une 
secte  différente  des  montanistes  et  que  TertuUien,  après  avoir 
été  d'abord  montaniste,  se  serait  séparé  des  Catapliryges  pour 
former  une  secte  particulière.  —  Sous  l'usurpateur  Eugène 
(392-394),  une  dame  tertullianiste,  Octaviana,  venue  d'Afrique 
à  Rome,  réussit  à  installer  son  culte  dans  l'église  des  saints  Pro- 
cès et  Martinien,  sur  la  voie  Aurélia  {Praedesfinatits,  c.  86).  Il 
résulte  de  ce  fait  que  les  montanistes  n'avaient  à  Rome,  en  ce 
temps  là,   aucun  lieu   de  réunion. 


LE    MOXTAXISMK  281 

polyte  s'occupe  des  monta nistes,  mais  sans  insister  beau- 
coup; il  s'en  prend  à  leurs  jeûnes  et  surtout  à  leur 
confiance  en  Montan  et  en  ses  prophétesses.  Un  autre 
écrivain  romain,  Caïus,  écrivit  contre  Proclus  un  dia- 
logue dont  nous  avons  quelques  lignes  '.  Il  ne  semble 
pas  que  la  secte  ait  jeté  de  bien  profondes  racines  dans 
le  sol  romain,  car  après  saint  Hippolyte  il  n'en  est  plus 
question. 

En  Phr/gie  elle  dura  bien  plus  longtemps.  La  nou- 
velle Jérusalem  demeura  en  vénération.  Là  se  trouvait 
la  communauté-mère.  A  l'exode  en  masse  les  pèlerinages 
annuels  s'étaient  substitués  de  bonne  heure.  Il  y  avait 
une  grande  fête,  Pâques  ou  Pentecôte,  qui  commençait 
par  des  jeûnes  et  offrait  d'abord  un  appareil  lugubre, 
pour  se  terminer  par  de  grandes  réjouissances.  Aux  pro- 
phètes et  à  leurs  premiers  lieutenants  avait  succédé  une 
organisation  durable.  La  première  place  était  occupée 
par  les  patriarches,  au  dessous  desquels  venaient  les 
Kenons  ^.  Ces  deux  degrés  paraissent  avoir  représenté 
la  direction  générale  du  parti  :  la  hiérarchie  locale,  évo- 
que, prêtres,  etc.,  leur  était  subordonnée.  Les  femmes 
avaient  joué  un  grand  rôle  à  l'origine  du  mouvement; 
elles  conservèrent  toujours,  dans  la  secte,  une  situation 
plus  grande  que  dans  l'Eglise.  Celle-ci  avait  connu  des 
prophétesses,  tout  comme  les  montanistes  ;  elle  avait 
encore  et  elle  eut  longtemps  des  diaconesses.  Au  rap- 

1  Eus.,  II,  25;  III,  28;  IH,  31;  cf.  VI,  20. 
^  Cenonas  à  l'accusatif,  dans  saint  Jérôme  ;  on  en  a  déduit  les 
termes  Ksivwvot  ou  0\y.6n'j.i'.. 


282  CHAPITRE   XV. 

port  de  saint  Epiphane  ^  les  montanistes  auraient  admis 
les  femmes  au  presbytérat  et  à  Tépiscopat.  Il  raconte 
aussi  que,  dans  leurs  cérémonies,  on  voyait  souvent  ap- 
paraître sept  vierges  en  vêtements  blancs,  tenant  à  la 
main  des  torches  allumées.  Elles  s'abandonnaient  aux 
enthousiasmes  de  l'extase,  pleuraient  sur  les  péchés  du 
monde  et  provoquaient  l'assistance  à  fondre  aussi  en 
larmes.  De  son  temps  la  secte  était  connue  sous  divers 
noms,  Priscillianistes,  Quintillianistes,  Tascodrugites,  Ar- 
totyrites.  Les  deux  premiers  noms  étaient  dérivés  de 
ceux  de  notabilités  montanistes.  Celui  de  Tascodrugites 
v^enait  de  deux  mots  phr^^giens  dont  le  premier  signi- 
fiait l'index  de  la  main,  l'autre  le  nez.  Certains  sectai- 
res, 2Darait-il,  se  mettaient  le  doigt  dans  le  nez  pendant 
la  j^i^ière.  Quant  à  la  dénomination  d'Artotj^rites,  elle 
venait  de  ce  que,  dans  leurs  mystères,  on  se  servait  de 
pain  et  de  fromage.  Tout  ceci  est  peu  sûr.  A  plus  forte 
raison  doit-on  se  défier  du  bruit,  évidemment  calomnieux, 
d'après  lequel  ils  auraient  pratiqué  le  rite  de  l'enfant 
saigné  par  des  piqûres  ^. 

Ce  qui  est  mieux  attesté  c'est  leur  façon  particu- 
lière de  déterminer  la  date  de  Pâques.  Au  milieu  des 
conflits  entre  les  divers  computs  des  orthodoxes,  ils  se 
seraient  décidés  pour  une  date  ûxe  du  calendrier  julien, 
le  6  avril  ^. 


1  Haer.,  XLIX. 

^Ilaer.,  XL VIII,  14;  XLIX,  2. 

2  Sozomène,  H.  E.,  VU;   IB. 


LE    MOXTANISME  283 

Mais  tous  ces  détails  sur  les  montanistes  des  temps 
postérieurs  n'ont  t^u'iui  intérêt  relatif.  Ce  qui  importe, 
c'est  l'origine  et  le  caractère  du  mouvement  primitif, 
ainsi  que  l'attitude  de  l'Eglise  à  son  égard.  Si  intense 
que  fût  encore,  au  déclin  du  II*'  siècle,  la  préoccupation 
du  retour  du  Christ,  si  profond  que  fût  le  respect  que 
Ton  avait  alors  pour  l'esprit  prophétique  et  ses  diverses 
manifestations,  l'Eglise  ne  se  laissa  pas  entraîner  par 
Montan  en  dehors  de  ses  voies  ;  elle  ne  voulut  exclure 
ni  le  prophétisme  en  général,  ni  les  espérances  relatives 
au  dernier  jour;  mais  elle  maintint  sa  tradition  contre 
les  aventures  religieuses,  et  l'autorité  de  sa  hiérarchie 
contre  les  prétentions  de  l'inspiration  privée. 


Xote  sur  les  sources  de  l'histoire  du  monfanisme 
et  sur  sa  chronologie. 

1.°  Sources.  —  C'est  dans  les  écrits  de  Tertullien  que  l'on  peut 
au  mieux  se  renseigner  sur  la  doctrine  des  montanistes  ;  mais 
TertuUien  écrivit  un  demi-siècle  environ  après  les  premières  ori- 
gines ;  un  certain  développement  est  donc  à  supposer.  De  plus 
nous  avons  affaire,  chez  lui,  à  un  montanisme  importé  de  loin 
€t  adapté  à  des  circonstances  assez  différentes  de  celles  où  il  ap- 
parut d'abord.  —  Quant  aux  origines  en  Phrygie,  nous  disposons 
de  deux  écrits,  ou  plutôt  de  fragments  de  deux  écrits,  conservés 
par  Eusèbe,  H.  E.,  V,  16,  17.  Tous  deux  sont  antimontanistes. 
Le  premier,  adressé  à  un  certain  Avircius  Marcellus,  qui  s'iden- 
tifie assez  naturellement  avec  Abercius  évèque  d'Hiéropolis  vers 
la  fin  du  11^  siècle,  était  divisé  en  trois  livres.  Quand  l'auteur 
écrivait,  il  y  avait  treize  ans  passés  que  Maximille  était  morte  ; 
dans  cet  intervalle  on  n'avait  eu  à  déplorer  ni  guerre  ni  persécu- 
tion. Ces  treize  ans  de  paix  sont  bien  difficiles  à  trouver.  Le 
mieux  est,  je  crois,  de  les  identifier  avec  le  règne  de  Commode 
(17  mars  180  -  31  déc.  192)  prolongé  au  besoin  des  quelques  mois 


284  CHAPITRE    XV. 

pendant  lesquels  Pertinax  et  Didius  Julianns  occupèrent  l'empire. 
L'autre  ouvrage,  œuvre  d'un  certain  Apollonius,  avait  paru  qua- 
rante ans  après  la  première  apparition  de  Montan.  En  se  servant 
de  ces  écrits  on  ne  doit  j)as  oublier  que  ce  sont  des  livres  de  polé- 
mique et  de  polémique  très  ardente.  —  Saint  Epiphane  [Haer., 
XLVIII,  2  et  suiv.)  et  Didyme,  dans  son  traité  sur  la  Trinité, 
mettent  en  œuvre  des  écrits  antimontanistes  qui  pourraient  n'être 
pas  identiques  à  ceux-ci.  —  En  fait  de  livres  montanistes,  nous 
ne  disposons  que  de  quelques  propos  du  «Paraclet»,  conservés 
par  Tertullien  ou  par  les  livres  de  polémique  ci-dessus  énumérés. 
Il  semble  que  la  secte  en  ait  possédé  un  recueil  officiel,  constitué 
par  un  certain  Astère  Urbain  (Eus.,  H.  E.,  Y,  16,  §  17).  Ce  qui 
nous  est  resté  des  oracles  montanistes  a  été  réuni  par  M.  Bon- 
"vvetsch,  à  la  fin  (p.  197)  de  son  livre  sur  le  montanisme,  Die  Ge- 
schichte  des  Montauismus,  Erlangen,  1881,  la  meilleure  monogra- 
phie de  ce  mouvement  religieux  ^ 

2.°  Chronologie.  —  Nos  deux  auteurs  phrygiens  connaissaient 
exactement  la  date  des  commencements  de  Montan  ;  l'Anonyme 
l'indique  même  avec  précision  :  «  sous  le  proconsulat  de  Gratus  ». 
Malheureusement  nous  ignorons  encore  à  quelle  année  corres- 
pond ce  proconsul.  La  Chronique  d'Eusèbe  marque  le  début 
du  montanisme  à  l'année  172,  saint  Epiphane  [Haer.,  XLVIII,  1) 
à  l'an  19  d'Antonin  le  Pieux,  c'est-à-dire  156-7.  Il  n'est  pas 
facile  de  choisir  entre  ces  deux  dates.  C'est  seulement  en  177 
que  le  montanisme  préoccupa  les  esprits  dans  le  monde  chré- 
tien d'Occident.  Suivant  que  l'on  s'en  rapportera  à  saint  Epi- 
phane ou  à  Eusèbe,  il  faudra  admettre,  pour  ce  mouvement, 
une  période  d'incubation  plus  ou  moins  longue.  D'après  ce 
qui  vient  d'être  dit  sur  la  date  de  l'Anonyme  à  Abercius  Mar- 
cellus,  cet  écrit  serait  de  l'année  193  et  Maximille  serait  morte 
à  peu  près  en  même  temps  que  l'empereur  Marc-Aurèle,  vers  180. 
Les  deux  autres  prophètes,  Montan  et  Priscille,  avaient  disparu 
avant  elle.  Tout  débat  serait  tranché  si  quelque  inscription  venait 
nous  révéler  la  date  exacte  du  proconsulat  de  Gratus.  Malheu- 
reusement les  découvertes  épigraphiques,  d'où  il  est  sorti  tant  de 
précision  sur  la  chronologie  de  proconsuls  indifférents  à  l'histoire, 
s'obstinent  à  ne  nous  rien  apporter  sur  celui-ci. 

'   Cf.   l'article   Montanismus    du    m^me   auteur   dans   rencyclopédie  de 
Haiick,  t.  XIII  (1933),  p.  417. 


CHAPITEE  XVI. 
La  question  pascale. 


La  Pâqiie  chez  les  chrétiens.  —  Ohservanees  diverses.  —  Conflit  entre 
l'usage  asiatique  et  l'usage  romain.  —  Le  pape  Victor  et  saint  Irénée.  — 
Abandon  de  Tusage  asiatique. 


Du  système  rituel  des  juifs  l'Eglise  dériva  l'usage 
de  consacrer  plus  spécialement  au  service  de  Dieu  un 
des  sept  jours  de  la  semaine.  Laissant  subsister  pour 
les  judéo-chrétiens  l'observance  du  sabbat,  elle  intro- 
duisit de  très  bonne  heure  celle  du  dimanche,  carac- 
térisée beaucoup  moins  par  la  cessation  du  travail  ma- 
nuel que  par  des  réunions  de  culte.  Ces  réunions  étaient 
au  nombre  de  deux,  la  vigile,  dans  la  nuit  du  samedi 
au  dimanche,  et  la  liturgie,  dans  la  matinée.  A  cette 
observance  s'était  coordonnée  celle  des  stations  ou 
jeûnes,  fixée  de  très  bonne  heure  au  mercredi  et 
au  vendredi  K  Quant  aux  fêtes  et  jeûnes  du  calen- 
drier juif,  il  n'y  avait  aucune  raison  de  les  main- 
tenir dans  l'usage  chrétien.  On  les  laissa  tomber  en 
désuétude.  Toutefois  l'un   de   ces  jours   sacrés,  la   fête 

^  Le  dimanche  est  mentionné  dans  les  Actes  des  Apôtres 
(XX,  7)  à  propos  d'un  fait  de  l'année  57.  La  «  Didaché  »  et  le 
«  Pasteur  »  d'Hermas  parlent  des  stations. 


286  CHAPITRE    XI. 

de  Pâques  ou  des  Azymes,  ramenait  chaque  amiée  la 
pensée  vers  la  Passion  du  Sauveur.  On  pouvait  avoir 
cessé  de  s'intéresser  aux  souvenirs  qu'Israël  avait  rat- 
tachés et  rattachait  encore  à  cet  anniversaire:  on  ne 
pouvait  oublier  que  c'était  en  ces  jours-là  que  le  Sei- 
gneur était  mort  pour  le  salut  du  monde.  On  conserva 
donc  la  fête  de  Pâques,  tout  en  éliminant,  dans  la  cé- 
lébration, les  détails  rituels  de  l'observance  juive  \ 

Cependant,  comme  on  ne  s'était  pas  concerté  à 
l'origine,  il  y  eut  bientôt  diverses  manières  de  solen- 
niser  la  Pâque  chrétienne.  En  Asie,  on  observait  le  14 
du  premier  mois  juif,  ou  14  nisan-;  à  Pome  et  un 
peu  partout,  on  n'observait  pas  précisément  ce  jour^ 
car  on  tenait  à  ce  que  la  fête  eût  lieu  le  dimanche, 
mais  on  s'en  servait  pour  déterminer,  entre  les  diman- 
ches, celui  que  l'on  consacrait   à  la   solennité   pascale. 

Cette  différence  de  jour  se  coordonna  tout  naturel- 
lement avec  une  diversité  dans  la  façon  dont  on  com- 
prenait la  fête.  Ce  qui  avait  eu  lieu  le  14  nisan  ou  le 
lendemain,  suivant  les  évangélistes,  c'était  la  mort  du 
Christ;  ce  qui  avait  eu  lien  le  dimanche,  c'était  sa  ré- 
surrection. Aucun  de  ces  deux  grands  faits  ne  pouvait 


^  L'immolation  de  l'Agneau  ne  pouvait  avoir  lieu  qu'au 
Temple.  En  réalité  la  fête  de  Pâques  était^  spéciale  à  Jérusa- 
lem. Cependant,  même  en  dehors  de  Jérusalem,  il  y  avait,  ce 
jour  là,  dans  les  familles,  un  repas  d'un  caractère  religieux. 

2  II  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  le  jour,  cliez  les  anciens, 
allait  du  soir  au  soir  et  non  de  minuit  à  minuit.  L'agneau  pas- 
cal était  immolé  dans  l'après-midi  du  14.  Le  repas  du  soir  était 
déjà  compris  dans  la  journée  du  15  l'fête   des  Azymesj. 


LA    QUESTION    PASCALE  287 

être  négligé.  L'observance  dominicale  eut  aussitôt  pour 
corrélative  la  solennité  du  vendredi-saint.  Le  jeûne  sta- 
tional  ordinaire  fut,  cette  semaine-là,  observée  avec  une 
extrême  rigueur  :  la  tendance  générale  était  de  le  pro- 
longer jusqu'au  matin  du  dimanche.  Ainsi  les  chrétiens 
gardaient  le  deuil  de  leur  maître  tout  le  temps  que 
celui-ci  était  resté  au  pouvoir  de  la  mort. 

En  Asie,  où  l'on  tenait  à  la  coïncidence  du  14,  on 
paraît  être  parti  de  cette  idée  que  Jésus  est  le  véri- 
table agneau  pascal.  On  substituait  donc,  le  soir  de  ce 
jour,  le  repas  eucharistique  au  festin  rituel  des  juifs. 
A  la  vérité,  d'après  la  tradition  des  évangiles  synopti- 
ques, le  Seigneur  avait  été  crucifié  non  le  14,  mais  le 
15  seulement:  on  n'y  regarda  pas  de  si  près  et  l'im- 
molation du  Calvaire  fut  raccordée^^  par  une  légère  an- 
ticipation, à  son  protot3^pe  symbolique,  l'immolation  de 
l'agneau  pascal  \  Du  reste  le  quatrième  évangile  re- 
média bientôt  à  cette  discordance  en  transportant  la 
Passion  du  15  au  14. 

Comment,  après  cela,  les  Asiates  s'arrangeaient-ils 
pour  fêter  la  Résurrection  ?  Lui  consacraient-ils  le  surlen- 
demain du  14  ou  le  dimanche  suivant?  En  faisaient-ils 
même  une  commémoration  spéciale  ?  Nous  n'en  savons 
rien.  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est  que  le  jeûne  qui 
précédait  leur  fête  de  Pâques  —  car  eux  aussi  obser- 
vaient un  jeûne  —  prenait  fin  le  14. 

^  Le  symbole  de  l'agneau,  pour  désigner  le  Sauveur,  est 
extrêmement  ancien  {Act.  YIII,  82:  /  Pefr.  I,  19;  Joh.  I,  29,  .36; 
Apoc,  passim). 


•rs 


288  CHAPITRE   XVI. 

On  comprend  que,  d'une  situation  si  peu  réglée,  des 
querelles  aient  pu  naître.  C'est  ce  qui  arriva,  même 
entre  Asiates.  L'église  de  Laodicée  fut  troublée,  en 
167,  par  une  grave  discussion  à  propos  de  l'obser- 
vance pascale.  C'est  à  ce  propos  que  Méliton  de  Sardes 
écrivit  sur  ce  sujet  \  Apollinaire  d'Hiérapolis  en  fit  au- 
tant. Tous  deux  étaient  attachés  à  l'observance  du  14  ^, 
à  l'observance  quarto  dé  cimane.  On  ne  voit  donc  pas 
bien  sur  quoi  portait  le  débat  de  Laodicée  ;  ce  qui  est 
sûr,  c'est  qu'Apollinaire  défendait  le  14  par  l'évangile 
de  saint  Jean,  refusant  d'admettre  que  le  Seigneur  eût 
fait  la  Pâque  la  veille  de  sa  mort  ^.  Etait-il  en  désac- 
cord avec  Méliton,  et  ce  point  était-il  celui  sur  lequel 
ils  se  divisaient?  Nous  n'en  savons  rien. 

Mais  le  plus  grand  litige  était  celui  qui  devait,  un 
jour  ou  l'autre,  s'ouvrir  entre  l'usage  quartodéciman, 
particulier   aux  Asiates,  et  l'usage    dominical,    presque 


lEns.,  IV,  26. 

2  Méliton  est  formellement  cité  j)ar  Polycrate  au  nombre  de 
ses  autorités.  Il  n'en  est  pas  de  même  d'Apollinaire.  Mais  dans 
les  passages  de  lui  que  nous  a  conservés  la  Chronique  pascale, 
il  emploie  un  langage  tout-à-fait  quartodéciman.  Ilippolyte  et 
Clément  d'Alexandrie  [ibid.)  disent:  «Le  Christ  est  la  vraie 
Pâque»;  Apollinaire  dit  ;  «Le  I4  est  la  vraie  Pâque».  On  sent 
la  nuance. 

3  Texte  conservé  dans  la  Chronique  jiascale  (Migne,  P.  G., 
t.  XCII,  p.  80).  Apollinaire  reprochait  à  ses  adversaires  d'intro- 
duire une  discordance  entre  les  évangiles.  Il  croyait  sans  doute 
pouvoir  ramener  les  Synoptiques  à  saint  Jean.  Je  l'ai  essayé 
aussi,  après  bien  d'autres.  Mieux  vaut  reconnaître  que,  sur  ce 
point,  nous  ne  sommes  pas  en  mesure  de  concilier  les  évangé- 
listes. 


LA    QUESTION    PASCALE  289 

universellement  accepté.  Le  désaccord  était  très  appa- 
rent. Dès  le  temps  de  Trajan  et  d'Hadrien  on  en  avait 
conscience  à  Rome.  Les  Asiates  y  étaient  dès  lors  en 
grand  nombre:  les  très  anciens  papes  Xyste  et  Téles- 
phore  les  voyaient  chaque  année  célébrer  la  Pâque  le 
même  jour  que  les  juifs.  Ils  prétendaient  que  c'était  la 
bonne  manière.  On  les  laissait  dire,  et,  tout  en  suivant 
un  autre  usage,  on  ne  se  brouillait  pas  avec  eux.  Plus 
tard,  cette  divergence  parut  valoir  la  peine  qu'on  s'ef- 
forçât de  la  réduire.  Polycarpe,  dans  son  voyage  à 
E/Ome,  essaya  de  convaincre  le  pape  Anicet  que  l'usage 
quartodéciman  était  le  seul  admissible.  Il  n'y  parvint 
pas.  Anicet  non  plus  ne  put  décider  le  vieux  maître 
à  adopter  le  système  romain.  Cependant  ils  se  séparè- 
rent en  termes  pacifiques.  Sous  Soter,  successeur  d'A- 
nicet,  les  rapports  paraissent  avoir  été  un  peu  plus  ten- 
dus. C'est  vers  ce  temps  que  se  produisirent  les  trou- 
bles de  Laodicée:  la  question  se  passionnait.  Vers  l'an- 
née 190,  Victor,  second  successeur  de  Soter,  résolut  d'en 
finir.  Il  exposa  ses  vues  aux  évêques  d'Asie  et  pria  Po- 
lycrate,  évêque  d'Eplièse,  de  les  réunir  pour  en  coii- 
férer.  Polycrate  les  réunit  en  effet.  Mais  il  tinrent  bon 
pour  leur  ancien  usage.  L'évêque  d'Eplièse  répondit  en 
leur  nom  au  pape  Victor  par  une  lettre  singulièrement 
énergique,  où  il  énumère  toutes  les  illustrations  chré- 
tiennes de  l'Asie,  à  commencer  par  les  apôtres  Philippe 
et  Jean.  Il  était  lui-même  d'une  famille  fort  ancienne- 
ment consacrée  à  l'Eglise,  car  avant  lui  sept  de  ses  pa- 
rents avaient  été  évêques.  Tous  les  saints,  tous  les  évê- 

DuciiESKE.  Hist.  anc.  de  VEijl.  -  T.  I.  19 


290  CHAPITRE  x^^. 

ques  qu'il  énumère  avaient  observé  le  quatorzième  jour. 
Il  se  déclare  décidé  à  l'observer,  lui  aussi,  «  sans  se 
»  laisser  effrayer  par  les  menaces,  car  il  est  écrit:  Mieux 
»  vaut  obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes  » . 

Cependant  il  devint  manifeste  que  les  Asiates  étaient 
seuls  de  leur  avis.  D'autres  assemblées  d'évêques  se  réu- 
nirent à  propos  de  cette  affaire.  Toutes  leurs  lettres  sy- 
nodales, dont  Eusèbe  dépouilla  le  recueil,  étaient  favo- 
rables à  l'usage  dominical.  Au  concile  de  Palestine  pri- 
rent part  les  évêques  Théophile  de  Césarée,  Narcisse 
de  Jérusalem,  Cassius  de  Tyr,  Clarus  de  Ptolémaïs  et 
plusieurs  autres.  Ils  déclarèrent  qu'ils  avaient  coutume 
de  s'entendre  avec  l'église  d'Alexandrie  sur  la  détermi- 
nation du  jour  de  Pâques.  Les  évêques  d'Osroène  opi- 
nèrent dans  le  même  sens.  Leur  usage  ne  pouvait  être 
différent  de  celui  d'Antioche,  qui  ne  nous  est  pas  at- 
testé directement.  Ceux  du  Pont  présidés  par  leur  doyen, 
Palmas,  évêque  d'Amastris,  Bacch3de,  évêque  de  Corin- 
the,  Irénée  au  nom  des  chrétientés  de  Gaule  auxquelles 
il  présidait,  exprimèrent  les  mêmes  sentiments. 

Fort  de  tant  d'adhésions,  Victor  alla  plus  loin.  Il 
entreprit  de  briser  la  résistance  des  Asiates  en  les  sé- 
parant de  la  communion  de  l'Eglise.  Mais  les  lettres 
qu'il  envoya  en  ce  sens  ne  furent  pas  accueillies  aussi 
favorablement  que  son  appel  à  la  tradition.  Irénée  in- 
tervint et  beaucoup  d'autres  évêques  avec  lui.  Tout  en 
donnant  raison,  pour  le  fond,  à  l'église  romaine,  ils  n'ad- 
mirent pas  que,  sur  une  question  aussi  menue,  de  vé- 
nérables   églises,  fondées  par  les  apôtres,  fussent   trai- 


LA    QUESTION   PASCALE  291 

tées  comme  des  foyers  d'hérésie  et  rejetées  de  la  famille 
chrétiemie. 

On  peut  croire  que  Victor  revint  sur  ses  mesures 
sévères.  Mais  une  chose  est  certaine  :  c'est  que,  dans  l'en- 
semble, les  églises  d'Asie  finirent  par  adopter  l'usage 
romain.  Au  quatrième  siècle,  et  nommément  au  concile 
de  Xicée,  il  ne  fut  plus  question  de  cette  affaire.  Il  3' 
avait  alors  des  Quartodécimans  :  mais  c'était,  même  en 
Asie,  une  petite  secte,  tout-à-fait  en  dehors  des  églises 
catholiques  '.  A  Itome  il  y  eut,  sur  le  moment,  quelque 
résistance,  évidemment  parmi  les  Asiates  établis.  Un  cer- 
tain Blastus  organisa  une  sorte  de  schisme.  Irénée,  qui 
le  connaissait,  lui  écrivit  à  ce  sujet  ^.  Mais  cette  oppo- 
sition ne  dura  guère  ^. 


^  Voir,  sur  ceci,  mon  mémoire  La  question  de  la  Pâque 
au  concile  de  Xicée,  dans  la  Hevue  des  questions  historiques, 
juillet  1880. 

2  llcpî  Gxl^y.aTo;  (Eus.,  V,  15,  20);  cf.  Pseudo-Tert.,  53. 

3  Dans  les  Philosophumena,  écrits  une  quarantaine  d'années 
plus  tard,  les  Quartodécimans  sont  indiqués  comme  des  indi- 
vidus isolés:   Ttvi;  o'.Xovîix.oi  77;^  o'Ja'.v,  loiwTai  tt.v  -N'vwcn,   u.a/^iy.cÔT-s:'. 

Tiv     TP5-5V    (YIII,     18). 


CHAPITRE  XYII. 
Les  conflits  romains.  —  Hippolyte. 


Les  empereiTrs  :  Commode,  Sévère.  —  Le  pape  Zéphyrin  et  le  diacre  Cal- 
liste.  —  Hippolyte.  —  La  cliristologie  adoiîtianiste  :  les  Théodotiens.  —  Les 
Aloges  romains  et  les  Montanistes:  Gains.  —  La  théologie  dn  Logos.  —  L'é- 
cole modaliste:  Praxéas,  Xoët,  Epigone,  Cléomène,  Sa'oellins.  —  Perplexités 
de  Zéphyrin.  —  Condamnation  de  Sahellins.  —  Schisme  d'Hippolyte  :  les 
PJiilosophioiiena.  — La  doctrine  de  Calliste,  son  gonvernement.  —  L' oeuvre 
littéraire  d'Hipiiolyte,  sa  mort,  son  souvenir.  —  L'église  romaine  après  Hip- 
polyte. —  Le  pape  Fabien  et  le  prêtre  Xovatlen. 


Depuis  Nerva  et  Trajan  les  empereurs  se  succédaient 
par  adoption  et  gouvernaient  avec  sagesse.  La  tendresse 
paternelle  de  Marc-Aurèle  fit  revivre  le  système  de  l'hé- 
rédité naturelle  :  ce  fut  un  grand  malheur  pour  l'empire. 
Avec  son  fils  Commode,  Rome  vit  refieurir  la  tyrannie 
folle  des  Caligula  et  des  Néron.  Le  souverain  absorbé 
par  l'amphithéâtre,  où  la  canaille  applaudissait  ses  ta- 
lents de  gladiateur:  les  gens  de  bien  avilis  par  la  ter- 
reur, décimés  par  la  proscription;  la  garde  prétorienne 
devenue  le  principal  instrument  de  règne  :  tel  fut  le  ré- 
gime que  l'empereur  philosophe  se  trouva  avoir  préparé 
en  associant  son  fils  à  l'empire.  Cela    dura    treize  ans. 

Le  31  décembre  192,  Marcia,  la  femme  morganatique, 
ayant  remarqué  son  nom  sur  la  liste  des  personnes  à 
tuer   la    nuit    prochaine,   prit    les  devants   et  mit  fin  à 


LES   CONFLITS   ROMAINS    —    HIPPOLYTB  293 

l'orgie.  On  fit  acclamer  aux  prétoriens  un  vieil  officier, 
Pertinax,  dont  la  sévérité  ne  tarda  pas  à  les  dégoûter, 
si  bien  qu'ils  le  massacrèrent.  Deux  sénateurs  alors  se 
présentèrent  à  eux,  comme  candidats  à  la  succession. 
Le  plus  offrant,  Didius  Julianus,  fut  choisi  et  imposé 
par  la  garde  au  sénat  et  au  peuple  romain.  Cette  trans- 
mission du  pouvoir  par  la  garnison  de  E-ome  n'agréa  pas 
aux  armées  des  frontières.  Leurs  généraux,  Sévère,  Niger, 
Albinus,  furent  par  elles  portés  à  l'empire.  Sévère,  qui 
commandait  en  Pannonie,  arriva  le  premier  à  Rome  et 
s'y  installa.  Puis,  après  s'être  d'abord  entendu  avec  Al- 
binus, chef  de  l'armée  de  Bretagne  et  déjà  acclamé  en 
Gaule,  il  entreprit  Niger,  son  compétiteur  d'Orient,  et 
le  vainquit.  Se  retournant  ensuite  contre  i^lbinus,  il  s'en 
débarrassa  également  et  demeura  seul  maître  de  l'em- 
pire, maître  sévère  de  fait  comme  de  nom.  L'ordre  se 
rétablit,  les  frontières  furent  défendues,  les  Parthes  re- 
virent chez  eux  les  armées  romaines,  qui  poussèrent  cette 
fois  jusqu'au  golfe  Persique. 

Sévère  fut  dur  aux  chrétiens,  comme  à  tout  le  monde. 
C'est  contre  ses  rigueurs  que  protesta  TertuUien,  dans 
ses  divers  écrits  de  l'année  197,  Ad  martyre-s,  Ad  Na- 
tloneSf  Apologeticiis.  Il  renforça  même  la  législation  per- 
sécutrice et,  par  un  édit  spécial,  interdit  les  conversions. 
Mais  nous  reviendrons  sur  ce  point. 

Le  pape  Victor  mourut  sous  ce  règne,  en  198  ou  199. 
Il  fut  remplacé  par  Zéphyrin.  Avec  celui-ci  l'histoire  de 
l'église  romaine  entre  dans  une  période  un  peu  moins 
obscure.  C'était  un  homme  simple  et  sans  lettres.  A  peine 


2M  CHAPITRE    XVII. 

installé,  il  fit  venir  d* Antiiun,  où  il  vivait  dans  une  sorte 
de  retraite,  un  personnage  appelé  Calliste,  se  l'associa 
dans  le  gouvernement  du  clergé  et  lui  confia  en  parti- 
culier l'administration  du  cimetière.  «  Le  cimetière»  avait 
été  jusque  là  dans  la  villa  des  Acilii,  sur  la  voie  Salaria. 
Calliste  le  transporta  sur  la  voie  Appienne,  près  de  la- 
quelle se  trouvaient  déjà  plusieurs  sépultures  familiales 
fort  anciennes,  désignées  par  les  nom?  de  Prétextât,  de 
Domitille  et  de  Luciiie.  A  partir  du  III^  siècle,  ces  sé- 
pultures de  famille  devinrent  le  noyau  de  nécropoles 
fort  étendues;  les  papes  y  eurent  une  chambre  funé- 
raire spéciale.  Sans  que  l'on  cessât  d'enterrer  à  Priscille 
ni  d'ouvrir  ailleurs  des  sépultures  nouvelles,  le  nouveau 
cimetière  prit  mi  relief  spécial.  Le  nom  de  Calliste  y 
fut  attaché,  bien  que,  seul  de  tous  les  papes  du  ITT  siècle, 
il  n'}-  eût  point  reçu  la  sépulture. 

Calhste  avait  fait  beaucoup  parler  de  lui  sous  les 
papes  précédents.  Hippolyte,  son  ennemi  acharné,  nous 
raconte  qu'il  fut  d'abord  esclave  d'un  certain  Carpophore, 
chrétien  de  la  maison  de  César  ^  ;  son  maître  lui  avait 
confié  des  fonds  pour  une  banque  qu'il  tenait  dans  le 
quartier  de  la  Piscine  publique  ^.  Calliste  fit  de  mauvaises 
affaires  et,  poui'  échapper  à  la  colère  de  Carpophore,  il 
chercha  à  s'enfuir.  Déjà  il  s'embarquait  à  Porto,  lorsqu'il 
vit  arriver  son  maître:  il  se  jeta  à  l'eau,  fut  repêché,  pris 


^  Sans  doute  M.  Aurelius  Carpophorus,  C.  I.  L.,  YI,  13040  ; 
cf.  De  Rossi,  Bull.,  1866,  p.  3. 

^  Cette  piscine  publique  fut  remplacée  peu  après  par  les 
thermes  de  Caracalla. 


LES   CONFLITS   ROMAINS   —    ÎIIPPOLYTE  295 

et  mis  au  pétrin.  Assailli  par  les  créanciers  de  son  es- 
clave, parmi  lesquels  il  y  avait  nombre  de  chrétiens, 
Oarpophore  le  relâcha.  Calliste  se  faisait  fort  de  trouver 
de  l'argent.  Il  avait  en  effet  des  débiteurs  parmi  les 
juifs.  Il  alla  les  trouver  à  la  synagogue.  Un  grand  ta- 
page s'ensuivit.  Les  juifs  prétendirent  avoir  été  troublés 
dans  leurs  cérémonies  et  traînèrent  leur  créancier  de- 
vant le  préfet  de  Rome  Fuscianus,  l'accusant  d'injures 
et  dénonçant  sa  qualité  de  chrétien.  Malgré  les  instances 
de  Carpophore,  son  esclave  fut  condamné,  comme  chré- 
tien, aux  mines  de  Sardaigne. 

Ceci  se  passait  sous  l'épiscopat  d'Eleuthère  \  Quel- 
que temps  après,  les  confesseurs  de  Sardaigne  furent 
libérés,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  par  l'intervention 
de  Marcia  ^.  Calliste  ne  figurait  pas  parmi  ceux  dont 
la  liste  avait  été  communiquée  à  Marcia  par  le  pape 
Victor.  Cependant  le  prêtre  Hyacinthe,  envoyé  par  ce- 
lui-ci en  Sardaigne,  obtint  du  procurateur  qu^on  le  li- 
bérât avec  les  autres.  Il  revint  donc  à  Rome;  mais, 
après  ce  qui  s'était  passé,  il  y  avait  trop  de  gens  qui 
le  voyaient  d'un  mauvais  œil.  Victor  l'expédia  à  Antium 
et  lui  fit  mie  pension  mensuelle.  C'est  de  cette  situation 
de  confesseur  pensionné  qu'il  passa  au  conseil  de  Zé- 
phyrin,  sans  doute  en  qualité  de  diacre.  Dans  cette  re- 
traite de  huit  à  dix  ans  il  eut  peut-être  le  loisir  de  cul- 
tiver son  esprit.  Cependant  il  semble  être  resté  toujours 

1  Fuscianus  fut  préfet  depuis  185  ou  186  jusqu'au  printemps 
de  189. 

^  Ci-dessus,  p.  252. 


296  CHAPITRE    XVII. 

un  homme  d'action  et  de  gouvernement,  plutôt  qu'un 
théologien  bien  exercé. 

Les  théologiens  ne  manquaient  pas  à  Rome.  Le  corps 
presbytéral  en  comptait  un  de  premier  ordre,  Hippolyte, 
disciple  de  saint  Irénée.  Les  querelles  qu'il  eut  plus  tard 
avec  ses  chefs  et  surtout  le  fait  qu'il  écrivit  toujours 
en  grec,  alors  que,  peu  après  lui,  cette  langue  cessa 
d'être  parlée  à  Rome,  ont  concouru  à  faire  tomber  dans 
l'oubli  la  plupart  de  ses  œuvres.  Mais  les  recherches  de 
l'érudition  contemporaine  les  ramènent  peu  à  peu  au 
jour  et  l'on  peut  dès  maintenant  constater  que  le  grand 
écrivain  romain  n'a  guère  à  envier  à  la  gloire  littéraire 
d'Origène,  son  collègue  d'Alexandrie.  Origène  le  connut 
personnellement.  Dans  un  voyage  à  E,ome,  au  temps  de 
Zéphyrin,  il  assista  un  jour  à  une  homélie  d 'Hippolyte 
et  celui-ci  trouva  moyen  d'introduire  dans  son  discours 
une  mention  de  l'illustre  alexandrin  \ 

Rome,  du  reste,  n'avait  pas  cessé  d'être  le  rendez- 
vous  favori  des  penseurs  chrétiens  et  des  aventuriers 
religieux.  Ils  continuaient  d'y  affluer,  comme  au  temps 
d'Hadrien  et  d'Antonin,  entretenant  autour  de  l'église 
ou  même  dans  son  sein  une  perpétuelle  agitation.  De 
là  des  conflits  intéressants,  précurseurs  de  ceux  qui 
agitèrent  si  gravement  le  quatrième  siècle  et  les  sui- 
vants. 

Les  premiers  chrétiens,  nous  l'avons  assez  dit,  étaient 
tous  d'accord  sur  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Ils  chan- 

'  Hieron.,  De  viris  ilL,  61. 


LES    CONFLITS    ROMAINS    —    IIIl'POLVTE  297 

tent,  dit  Pline,  des  hymnes  au  Christ  honoré  comme 
dieu,  quasi  deo.  «  Mes  frères,  dit  l'auteur  de  l'homélie 
pseudoclémentine,  nous  devons  penser  de  Jésus-Christ 
comme  de  Dieu».  Mais  comment  était-il  Dieu?  *  Com- 
ment sa  divinité  se  conciliait-elle  avec  le  strict  mono- 
théisme que  l'on  professait  d'accord  avec  Israël?  Ici 
commençaient  les  divergences.  Si  l'on  néglige  les  Gnos- 
tiques,  très  explicites  sur  la  divinité  du  Sauveur,  mais 
en  désaccord  avec  les  autres  chrétiens  sur  la  notion  de 
Dieu,  les  idées  en  circulation  peuvent  se  ramener  à  deux 
types  principaux:  le  premier,  Jésus  est  Dieu  parce  qu'il 
est  le  Fils  de  Dieu  incarné  :  l'autre,  Jésus  est  Dieu  parce 
que  Dieu  l'a  adopté  pour  Fils  et  élevé  au  rang  divin. 
La  première  explication  est  proposée  explicitement  par 
saint  Paul  et  saint  Jean,  qui  tous  deux  enseignent  sans 
ambages  la  préexistence  du  Fils  de  Dieu  à  son  incar- 
nation dans  le  temps.  Saint  Paul  n'a  pas  employé,  pour 
désigner  le  Christ  préexistant,  le  terme  de  Logos.  C'est 
dans  les  écrits  de  saint  Jean  qu'il  apparaît,  et,  comme 
ces  écrits,  notablement  postérieurs  à  ceux  de  saint  Paul 
et  aux  premières  prédications  chrétiennes,  mirent  quelque 
temps  à  s'accréditer,  il  y  a  lieu,  dans  les  commence- 
ments, de  distinguer  entre  la  doctrine,  fondamentale  et 
commune,  du  Christ  préexistant  et  l'aspect  particulier 
qui  lui  vient  du  terme  spécial  de  Logos.  Les  apologistes, 
à  partir  de  saint  Justin,  firent  beaucoup  valoir  la  notion 
du  Logos;  mais  c'était  une  notion  philosophique,  et  les 

^  Aï?  fy.3c;  cppsvîTv  -spi 'Iy.ciù  XpiaTsu  w;  T7ioi   Ossti   ill^'  Clem.,  1). 


298  CHAPITRE    XVIT. 

déductions  que  Ton  en  pouvait  tirer  étaient  destinées  à 
passer  le  plus  souvent  au  dessus  de  la  tête  des  simples 
croyants. 

Ceux-ci  —  défalcation  faite  des  ébionites  de  Pales- 
tine, qui  s'obstinaient  à  considérer  Jésus  comme  un 
grand  prophète  et  ne  voyaient  dgms  son  titre  de  Fils 
de  Dieu  qu'un  attribut  messianique  —  ou  s'abstenaient 
d'alambiquer  leur  croyance  à  la  divinité  du  Sauveur 
(c'était  sûrement  le  plus  grand  nombre),  ou  se  l'expli- 
quaient par  une  des  deux  notions  ci-dessus  indiquées, 
l'incarnation  et  l'adoption.  Hermas  tient,  semble-t-il,  un 
langage  adoptianiste.  Il  a  bien  l'idée  d'une  personne 
divine  distincte  de  Dieu  le  Père  d'une  certaine  façon; 
c'est  pour  lui  le  Fils  de  Dieu  ou  le  Saint-Esprit.  Avec 
cette  personne  divine  le  Sauveur  est,  pendant  sa  vie 
mortelle,  en  rapports  permanents,  mais  non  pas  tels 
qu'ils  correspondent  à  ce  qu'on  appela  plus  tard  l'u- 
nion hypostatique.  Son  œuvre  terminée,  il  est  admis, 
en  récompense  de  ses  mérites,  aux  honneurs  de  l'a- 
pothéose. 

Pour  ces  idées  Hermas  n'a  pas  soutenu  thèse.  Xous 
les  voyons  transparaître  dans  un  coin  de  son  livre,  à 
propos  de  choses  aussi  propres  que  possible  à  en  dé- 
tourner l'attention.  Mais  le  fait  qu'un  homme  dans  la 
situation  d "Hermas  a  pu  avoir  en  tête  une  telle  expli- 
cation, et  cela  dans  la  plus  parfaite  bonne  foi,  n'en  est 
pas  moins  remarquable.  On  va  voir,  du  reste,  qu'il  se 
relie  à  d'autres  manifestations  du  même  s^^stème. 


LES    CONFLITS    ROMAINS    —    HlI'l'OLYTE  299 

Sous  le  pape  Victor  on  vit  arriver  à  Rome  un  riche 
chrétien  de  Byzance  appelé  Théodote  '.  On  Fappellait 
Théodote  le  corroyeur,  parce  qu'il  avait  acquis  sa  for- 
tune dans  cette  industrie.  C'était  un  homme  fort  instruit. 
Il  se  mit  à  dogmatiser.  Suivant  lui,  Jésus  était  un  homme 
comme  les  autres,  sauf  pourtant  sa  naissance  miraculeuse. 
Il  avait  grandi  dans  les  conditions  ordinaires,  manifes- 
tant une  très  haute  sainteté.  A  son  baptême,  sur  les 
Lords  du,  Jourdain,  le  Christ,  autrement  dit  le  Saint- 
Esprit,  était  descendu  sur  lui  sous  la  forme  d'une  co- 
lombe :  il  avait  reçu  ainsi  le  pouvoir  de  faire  des  mi- 
racles. Mais  il  n'était  pas  devenu  dieu  pour  cela.  C'est 
seulement  après  sa  résurrection  que  cette  qualité  lui 
était  reconnue,  et  encore  par  une  partie  seulement  des 
Théodotiens. 

Victor  n'hésita  pas  à  condamner  de  telles  doctrines. 
Théodote  fut  excommunié  •.  Il  persista,  et  ses  adhé- 
rents se  trouvèrent  assez  nombreux  pour  qu'il  leur  vint 
l'idée    de    s'organiser   en   église.    Un  second  Théodote, 

^  Sur  les  deux  Théodote  et  leur  secte  nous  sommes  ren- 
seignés par  divers  ouvrages  de  saint  Hippolyte:  1°  Sij)itaynia 
Pseudo-Tert.,  53;  Epiph.,  LIV,  LV  ;  Philastr.,  50;)  cf.  Coufra 
Xoptfim/d-  2°  rhUosophiimeiia,  VII,  35;  X,  23;  3**  Le  Petit  Lahij- 
rhithe  (Eus.,  H.  E.,  V,  28)- 

^  Hippolyte  raconte  que  Théodote  avait  apostasie  à  Byzance 
€t  que  ses  doctrines  furent  produites  comme  excuse  de  sa  faute. 
Il  n'avait  pas,  disait-il,  renié  Dieu  :  il  n'avait  renié  qu'un  homme. 
<J'est  une  historiette,  et  peu  croyable,  car  enfin,  même  en  se  pla- 
çant au  point  de  vue  de  Théodote,  il  aurait  renié  le  Sauveur  et 
Seigneur  de  tous  les  chrétiens,  et  son  cas  fût  demeuré  d'une 
gravité   extrême. 


300  CHAPITRE    XVII. 

banquier  de  son  état,  et  un  certain  Asclépiodote,  tous 
deux  disciples  du  byzantin,  trouvèrent  un  confesseur 
romain  appelé  Natalis,  qui  consentit,  moyennant  traite- 
ment, à  faire  les  fonctions  d'évêque  dans  la  nouvelle 
secte.  Celui-ci  ne  persévéra  pas.  Il  avait  des  visions  où 
le  Seigneur  le  réprimandait  sévèrement.  Comme  il  fai- 
sait la  sourde  oreille,  «  les  saints  anges  »  lui  administrè- 
rent de  nuit  une  correction  énergique,  si  bien  que,  le 
jour  venu,  il  alla  se  jeter  aux  pieds  du  pape  Zéphyrin, 
du  clergé  et  des  fidèles,  demandant  miséricorde.  On  finit 
par  le  prendre  en  pitié  :  il  fut  admis  à  la  communion. 
C'est  seulement  un  peu  plus  tard  (v.  230?)  qu'apparaît 
un  autre  docteur  de  cette  secte,  un  certain  Artémon  ou 
Artémas,  qui  semble  avoir  vécu  longtemps  et  joué  un 
certain  rôle. 

Ceci  est  de  l'histoire  extérieure.  La  doctrine  doit 
être  examinée  de  plus  près.  D'après  le  sommaire  qui 
en  a  été  donné  \  on  voit  que  les  Théodotiens  admet- 
taient auprès  de  Dieu  une  puissance  divine  appelée 
Christ  ou  Saint-Esprit.  Il  en  est  de  même  dans  les  expli- 
cations d'Hermas  ^.  Un  trait  particulier,  que  saint  Hip- 
polyte  relève  dans  la  doctrine  de  Théodote  le  banquier^ 
c'est  le  culte  de  Melchisédech.  Melchisédech  était  iden- 
tifié par  lui  avec  le  Fils  de  Dieu,  le  Saint-Esprit.  Cette 
idée,  suggérée  par  une  mauvaise  interprétation  de  l'é- 
pître  aux  Hébreux,  se    retrouve  en  dehors  de  la  secte 

^  D'après  les  Philosophumena. 

2  Sauf  que,  chez  Hermas,  le  terme  de  Christ  n'est  pas  em- 
ployé, mais  seulement  celui  de  Fils  de  Dieu. 


LES    CONFLITS    ROMAINS    —    HIITOLYTE  BOi 

théodotienna  et  bien  longtemps  après  elle  '.  Combinée 
avec  le  système  du  Christ  devenu  dieu  par  adoption, 
elle  devait  aboutir  à  donner  à  celui-ci  un  rang  infé- 
rieur à  Melchisédech.  Le  Fils  de  Dieu,  en  effet,  ne  peut 
qu'être  supérieur  au  bon  serviteur  dont  il  a  dirigé  les 
actes  et  décidé  l'avancement.  Aussi  est-ce  à  lui  que  le 
sacrifice  était  offert.  «  Le  Christ  a  été  choisi  pour  nous 
»  appeler  de  nos  voies  diverses  à  cette  connaissance  : 
»  il  a  été  oint  et  élu  par  Dieu  parce  qu'il  nous  a  dé- 
»  tournés  des  idoles  en  nous  montrant  la  vraie  voie  »  ^. 
C'est  tout-à-fait  l'œuvre  du  Sauveur  dans  la  parabole 
d'Hermas. 

Aussi  n'est-on  pas  trop  surpris  quand  on  voit  cette 
école  se  chercher  des  ancêtres  dans  les  générations  pré- 
cédentes. On  prétendait,  dans  la  secte,  être  fidèle  à  l'an- 
cienne tradition,  conservée  à  Home  jusqu'à  Victor,  et 
qui  ne  s'était  altérée  que  sous  Zéphyrin.  Ceci  était  déjà 
inexact,  puisque  c'est  précisément  Victor  qui  condamna 
les  théodotiens.  D'autre  part,  nombre  d'écrivains  an- 
ciens, comme  Justin,  Miltiade,  Tatien,  Clément,  L^énée, 
Méliton,  avaient  affirmé  la  divinité  du  Christ,  le  pré- 
sentant comme  étant  à  la  fois  Dieu  et  homme.  Nombre 
de  psaumes  et  de  cantiques  composés  depuis  l'origine 
par  les  fidèles  exprimaient  la  même  croyance  ^.  Cela  est 

*  Saint  Epiphane  l'atteste  lui-même  {Haer.,  LV,  5,  7)  ;  de  son 
temps,  l'auteur  des  Qnaestiones  Veteris  et  Xovi  Testamenii,  qui 
écrivait  à  Rome,  en  était  au  même  point  (P.  />.,  t.  XXXV, 
p.  2329). 

«Epipli.,  LV,  8. 

^  «Petit  Labyrinthe»,  dans  Eus.,  V,  28. 


302  CHAPITRE   XVII. 

vrai.  Mais  les  écrits  allégués  ou  bien  témoignaient  de 
la  simple  croyance  à  la  divinité  du  Christ,  ou  l'expli- 
quaient par  la  théorie  du  Logos  en  s'inspirant  de 
saint  Jean.  Cela  n'exclut  pas  que  d'autres  idées  ne 
fussent  acceptées,  çà  et  là,  obscurément  et  sans  insis- 
tance. Il  ne  faut  pas  oublier  que,  si  insuffisante  qu'elle 
nous  paraisse,  la  théologie  théodotienne  trouva  des  adhé- 
rents jusqu'à  la  fin  du  IV^  siècle,  et  que  saint  Augustin  \ 
à  la  veille  de  sa  conversion,  croyait  encore,  et  très 
sincèrement,  qu'elle  représentait  le  christianisme  or- 
thodoxe. 

Un  trait  particulier  de  cette  école,  ce  sont  ses  ac- 
cointances avec  la  philosophie  positive.  Aristote  j  était 
très  honoré,  Théophraste  aussi,  avec  Euclide  et  Galien. 
On  y  cultivait  le  syllogisme,  on  en  abusait  même,  en 
l'appliquant  indûment  à  la  Bible.  La  critique  biblique^ 
traitée  dans  un  esprit  terre  à  terre,  foncièrement  hos- 
tile à  tout  allégorisme,  aboutissait  souvent  à  des  re- 
touches et  à  des  mutilations  des  textes  sacrés.  Les  Théo- 
dotiens  paraissent  avoir  eu  le  même  canon  que  l'Eglise; 
ils  n'excluaient  pas,  comme  les  Aloges,  les  écrits  de 
saint  Jean,  bien  qu'il  fût  malaisé  de  les  concilier  avec 
leur  doctrine.  Mais  leurs  exemplaires  des  Livres  Saints 
ne  ressemblaient  guère  aux  textes  reçus;  ils  différaient 
même  beaucoup  entre  eux.  On  citait  ceux  d'Asclépiade, 
de  Théodote,  d'Hermophile,  d'Apollonide,  ces  derniers 
en  désaccord  les  uns  avec  les  autres. 

1  Conf.,  yil,  19. 


LES    CONFLITS    ROMAINS    —    HIPPOLYTE  303 

Le  «  Petit  Labyi'inthe  »,  qui  nous  a  conservé  ces 
renseignements,  est  le  seul  ouvrage  où  ces  travaux  de 
critique  biblique  aient  laissé  trace.  Il  était  dirigé  ex- 
pressément contre  Artémas  ',  et  de  graves  indices  por- 
tent à  croire  qu'il  fut  écrit  par  Hippol3^te,  vers  la  fin 
de  sa  vie.  Ce  n'était  pas  pour  la  première  fois  que  le 
grand  docteur  romain  s'attaquait  aux  Théodotiens.  Il 
leur  avait  déjà  consacré  des  notes  spéciales  dans  son 
Syntagma  d'abord,  puis  dans  les  PhilosopJiiimena. 

Les  iUoges  aussi  eurent  affaire  à  lui.  On  a  vu  plus 
haut  comment  ce  parti  s'était  formé  en  Asie  lors  de  la 
première  apparition  des  prophètes  montanistes,  alors 
que  les  écrits  de  saint  Jean  étaient  encore  d'assez  fraî- 
che date  pour  qu'il  ne  fût  pas  trop  insensé  d'en  con- 
tester l'autorité,  Cette  opposition  visait  surtout  l'usage 
ou  l'abus  que  les  enthousiastes  de  Phrygie  faisaient  du 
Paraclet,  des  visions  et  des  prophéties.  On  ne  voit  pas 
qu'elle  ait  eu  des  conséquences  dans  le  domaine  de  la 
christologie.  Saint  Irénée  l'avait  repoussée.  Hippol^^te 
crut  devoir  la  combattre.  Il  le  fit  dans  un  livre  inti- 
tulé   «  Pour  l'évangile   de  Jean  et  l'apocalypse  » ,  dont 


^  Les  fragments  contre  Artémas,  cités  par  Eusèbe  sans  nom 
d'auteur  et  que  Théodoret  (Haeref.  fab.,  II,  5)  dit  avoir  appar- 
tenu à  un  livré  intitulé  «  Petit  Labyrinthe  »,  paraissent  bien  être 
d'IIippolyte.  Photius  (cod.  48)  lui  attribue  île  confondant  avec 
Caiusi  un  livre  «  Contre  l'hérésie  d'Artémas  ».  Du  reste  le  titre 
«  Petit  Labyrinthe  »  suppose  un  Grand  Labyrinthe,  et  cette  ex- 
pression a  servi  à  désigner  les  «  Philosophumena  » ,  comme  on 
le  voit  par  le  texte  même  de  cet  ouvrage  (X,  5). 


1 


304  CHAPITRE   XVII. 

une  bonne  partie  doit  être  entrée  dans  le  chapitre  que 
saint  Epiphane  consacre  aux  Aloges  \  Ces  adversaires 
acharnés  des  Montanistes  les  avaient  peut-être  suivis  à 
E/Ome,  où,  en  ce  moment,  les  disciples  du  Paraclet  fai- 
saient parler  d'eux.  Ceux-ci  avaient  plusieurs  chefs,  qui 
ne  s'entendaient  pas  toujours,  un  certain  Eschine  et  Pro- 
culus  ou  Proclus  ^,  ce  dernier  très  vénéré  de  Tertul- 
lien  ^.  Proclus  écrivit  pour  faire  valoir  la  nouvelle  pro- 
phétie. Il  lui  fut  répondu  par  un  chrétien  ■*  de  E^ome 
appelé  Caius,  lequel  eut  occasion  d'invoquer  contre  son 
adversaire  les  tombeaux  du  Vatican  et  de  la  voie  d'Ostie, 
qui  consacraient  le  souvenir  des  apôtres  Pierre  et  Paul. 
Le  livre  de  Caius  avait  la  forme  d'un  dialogue.  Il  con- 
tenait une  très  vive  critique  de  l'Apocalypse,  que  l'au- 
teur attribuait  à  Cérinthe,  tout  comme  les  Aloges  ^.  Hip- 
polyte  ne  crut  pas  devoir  laisser  passer  une  telle  asser- 
tion. Il  écrivit  contre  Caius  des  Cajjlta,  dont  certains 
fragments  ont  été  récemment  signalés  ^. 

^  Haer,,  LV. 

2  Pseudo-Tert.,  52,  53;  cf.  Philosoph.,  VIII,  19. 

^  Adv.  Valent.,  5.  —  Sur  Proclus  v.  Eus.,  II,  25;  III,  31; 
VI,  20. 

^  Photius  (cod.  48)  le  qualifie  de  prêtre;  mais  ceci  peut  ré- 
sulter de  la  confusion  qu'il  fait  entre  Caius  et  Hippolyte. 

^  Il  ne  semble  pas  que  Caius  ait  étendu  ses  critiques  au  qua- 
trième évangile.  Eusèbe  (VI,  20),  fort  attentif  à  ses  références 
bibliques,  n'aurait  pas  laissé  passer  une  telle  attitude  sans  ob- 
servation . 

^  Sur  Caius,  v.  Eus.,  III,  28;  VI,  20.  L'évêque  nestorien 
Ebed  Jesu  (XIV«  siècle),  donne  un  catalogue  des  écrits  d'Hip- 
polyte,  dans  lequel  les  «  Chapitres  contre  Gaius  »  sont  marqués 
comme  distincts  du  traité  «  Pour  l'évangile   de  Jean   et   l'apo- 


LES   CONFLITS   ROMAINS    —   HIPPOLYTE  305 

Mais  déjà,  dans  ces  premières  années  de  l'épiscopat 
de  Zéphyrin,  son  activité  se  dépensait  en  une  bien  autre 
controverse.  Les  Théodotiens,  rejetés  de  l'Eglise,  con- 
tinuaient à  faire  bruit  au  dehors  :  dans  le  sein  même 
de  la  communauté  chrétienne  un  grand  débat  passion- 
nait les  esprits  cultivés  ou  même  sans  culture. 

11  s'agissait  de  s'entendre  sur  ce  qu'était  au  juste 
la  divinité  incarnée  en  Jésus-Christ.  Partant  de  la  don- 
née johannique  «  le  Verbe  s'est  fait  chair  » ,  nombre  d'é- 
crivains, et  surtout  les  apologistes,  s'étaient  mis  à  cul- 
tiver la  théorie  philonienne  du  Logos.  Outre  qu'ils  y 
trouvaient  un  moyen  de  faire  concorder  leur  propre 
foi  avec  leur  éducation  philosophique,  ils  avaient  là  un 
point  de  contact  avec  les  auditeurs  ou  lecteurs  instruits 
devant  lesquels  ils  défendaient  le  christianisme.  Celse 
lui-même  approuve  la  doctrine  du  Logos.  Mais  qu'é- 
tait-ce au  juste  que  le  Logos  ?  Au  fond,  et  quelles  que 
fussent  les  formes  dans  lesquelles  se  moulait  leur  pen- 
sée, le  Logos,  pour  eux,  c'était  Dieu  s'extériorisant,  agis- 
sant au  dehors  de  lui,  se  laissant  ou  se  faisant  con- 
naître. Dieu  est  ineffable,  abstrait,  inconnaissable  :  entre 
lui  et  le  monde  il  faut  un  intermédiaire.  Cet  intermé- 
diaire ne  peut  être  que  divin  :  le  Verbe  procède  de 
Dieu.  A  lui  doit  être  rapportée  toute  l'action  extérieure 

calypse»  (Assemani,  Bïbl.  Or.,  t.  III',  p.  15).  M.  Gwynn  a  signalé 
récemment  des  fragments  de  ces  «  Chapitres  »  dans  un  commen- 
taire inédit  de  Denys  Bar  Salibi  sur  l'Apocalypse  (v.  Texte  nnd 
Uni.,  t.  VI,  p.  122  et  suiv.). 

DuCHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  20 


806  CHAPITRE    XVII. 

de  Dieu,  et  d'abord  la  création,  puis  les  manifestations 
divines  (  théophanies)  dans  l'Ancien  Testament,  enfin  l'in- 
carnation. 

Quel  est  maintenant  le  rapport  entre  le  Verbe,  Dieu 
accessible,  et  le  Père,  Dieu  inaccessible?  C'est  ici  le 
point  délicat.  Le  Verbe  est  de  Dieu,  de  l'essence  du 
Père,  £■/.  T-?;;  toO  IlaTpô;  oÙGta;,  comme  dira  plus  tard, 
et  dans  le  même  sens,  le  symbole  de  Nicée.  Cependant 
il  est  autre  par  rapport  à  lui.  C'est  un  autre  dieu,  dit 
crûment  saint  Justin.  Ni  ce  terme  excessif  ni  les  autres 
que  l'indigence  du  langage  théologique  amènent  sous 
la  plume  de  ces  anciens  auteurs  ne  doivent  pourtant 
être  pris  dans  un-  sens  qui  dépasse  ce  que  nous  enten- 
dons par  la  distinction  des  personnes.  Ce  qu'il  y  a  de 
critiquable  en  cette  théorie,  c'est  plutôt  que  la  distinc- 
tion personnelle  n'est  pas  conçue  comme  étemelle,  comme 
une  nécessité  de  la  vie  intime  de  Dieu.  Ces  chrétiens 
platonisants  n'avaient  besoin  du  Verbe  que  pour  expli- 
quer les  choses  contingentes.  Logiquement  antérieur  à 
la  Création,  le  Verbe  l'était  aussi  chronologiquement  : 
rien  de  plus.  Le  terme  grec  de  Logos,  avec  son  double 
sens  de  Raison  et  de  Parole,  suggérait  un  arrangement. 
Comme  Raison  divine,  le  Verbe  avait  toujours  existé 
au  sein  de  Dieu  ;  comme  Parole  il  en  était  sorti,  d'une 
certaine  manière,  à  un  moment  déterminé.  Cette  idée 
s'exprimait  plus  clairement  par  les  termes  de  Verbe  im- 
manent (Adyo;  evStaOsTo;)  et  de  Verbe  proféré  (Aoyo; 
77pooopi/c6;),  que  l'on  rencontre  quelquefois. 


LES    CONFLITS    KOMAINS    —    TIIPPOLYTE  307 

Comme  tous  les  accommodements  entre  la  religion 
et  la  philosophie,  celui-ci  avait  ses  inconvénients.  Il  s'ins- 
pire, essentiellement  et  avant  tout,  d'une  préoccupation 
cosmologique  étrangère  à  la  tradition  chrétienne,  cul- 
tivée plutôt  soit  par  les  platoniciens  proprement  dits, 
soit  par  les  penseurs  de  l'école  de  Philon,  soit  aussi  et 
surtout  par  les  gnostiques  de  toute  catégorie.  L'unité 
du  principe  divin,  la  Monarchie,  comme  on  disait,  n'y 
était  sauvée  que  par  une  sorte  de  distribution  (oî/covo(7.iz), 
organisée,  comme  les  plérômes,  pour  combler  la  distance 
entre  l'Infini  et  le  fini.  C'est  la  personne  du  Verbe  qui 
jouait  ici,  à  elle  seule,  le  rôle  confié  ailleurs  à  toute  une 
série  d'éons,  d'archontes,  de  démiurges.  Une  fois  atteint 
le  monde  fini,  la  Création,  il  n'y  avait  plus  de  difiî- 
cultés.  Le  Logos  créateur  se  répandait  dans  ses  œuvres, 
surtout  dans  l'humanité,  pourvoyait  aux  besoins  de 
celle-ci  en  fait  de  sagesse,  se  révélait  dans  la  bonne  phi- 
losophie des  Grecs  et  dans  les  prophètes  d'Israël,  enfin 
donnait  en  Jésus  ses  suprêmes  enseignements.  La  théorie 
n'allait  pas  plus  loin.  C'est  à  la  seule  tradition  ecclé- 
siastique qu'il  fallait  s'adresser  pour  parler  de  ce  qui 
est  le  fond  et  l'originalité  du  christianisme,  le  salut  par 
Jésus-Christ. 

Ces  défauts  et  ces  lacunes  expliquent  le  peu  d'en- 
thousiasme que  la  théologie  du  Logos  excita,  non  seu- 
lement dans  les  masses  chrétiemies,  mais  même  chez  des 
personnes  comme  saint  Irénée,  chez  lesquelles  la  tradition 
religieuse  était  absolument  prépondérante.  Dieu  créa- 
teur; Jésus,  Fils  de  Dieu,  Sauveur:  tels  sont  les  pôles 


1 


308  CHAPITRE   XVII. 

entre  lesquels  se  meut  la  pensée  du  grand  évêque  de 
Lyon.  Ce  n'est  pas  qu'il  ignore  les  explications  répan- 
dues autour  de  lui:  mais  ce  n'est  point  elles  qui  diri- 
gent ses  réflexions.  Irénée  n'était  pas  un  chef  d'école, 
mais  un  chef  d'église.  Il  est  naturel  que  d'autres  pas- 
teurs aient  été  dans  les  mêmes  dispositions  d'esprit,  et 
ceci  nous  ramène  à  E^ome,  au  moment  où  le  conflit  va 
se  produire  entre  la  théologie  du  Logos  et  les  résistances 
de  l'autorité  religieuse. 

Ce  conflit,  toutefois,  ne  s'ouvrit  pas  directement. 
La  théologie  du  Logos  eut  d'abord  affaire  à  une  oppo- 
sition d'école,  à  une  autre  théologie.  De  bonne  heure, 
en  Asie,  il  se  trouva  des  gens  qui  ne  voulurent  point 
entendre  parler  d'un  intermédiaire  entre  Dieu  et  le 
monde,  surtout  dans  l'œuvre  de  la  rédemption,  et  dé- 
clarèrent qu'ils  ne  connaissaient  qu'un  Dieu,  celui  qui 
s'était  incarné  en  Jésus-Christ.  Les  appellations  de  Père 
et  de  Fils  ne  correspondaient,  suivant  eux,  qu'à  des 
aspects  divers,  à  des  rôles  passagers  \  nullement  à  des 
réalités  divines.  C'est  ce  que  nous  appelons  le  moda- 
lisme.  Les  théoriciens  du  Logos,  qui  platonisaient  si 
manifestement,  reprochaient  à  leurs  adversaires  de  s'ins- 
pirer d'Heraclite  et  de  Zenon.  En  réalité  les  modalistes 
avaient  surtout  à  cœur  de  défendre  la  divinité  du  Sau- 
veur, et  cette  préoccupation  leur  valut  d'abord  des  sym- 
pathies. Malheureusement  ils  s'y  prenaient  mal  et  durent 
être  abandonnés. 

^  E-approclier  les  idées  analogues  que  saint  Justin  combat 
dans  son  Dialogue  avec  Tryphon,  c.  128. 


LES   CONFLITS   ROMAINS    —    HIPPOLYTE  309 

Déjà,  SOUS  le  pape  Eleuthère,  cette    doctrine    avait 
trouvé  le  chemin  de  Rome.  C'est  alors,  en  effet,  qu'un 
confesseur  d'x\sie,  appelé  Praxéas,  s'y  présenta.  L'église 
romaine,  saisie  de  l'affaire  de  Montan  et  de  sa  prophétie, 
hésitait  encore  à  condamner  et  se  montrait  plutôt   dé- 
cidée à  ne  pas  réprouver,  lorsque  Praxéas  apporta  des 
renseignements  tels  que   le   vent    changea    et   que   Ton 
se  décida  contre  les  Phrygiens.  Praxéas  était  modaliste. 
Il  répandit  ses   idées,  ce    qui   faisait    dire  à  Tertullien 
qu'il  avait  accompli  à  Rome  deux  œuvres  diaboliques, 
chassé  le  Paraclet  et  crucifié  le  Père.  Ce  dernier  trait 
servit,  en  effet,  de    très    bonne  heure,  à    ridiculiser   la 
nouvelle  doctrine.  Il  en  exprimait  assez  bien  luie    des 
conséquences  les  plus  contraires  à  l'Ecriture.  Les  mo- 
dalistes  furent  appelés  Patripassiens.  Les  doctrines  de 
Praxéas  se  répandirent  aussi  à  Carthage,  favorisées,  dit 
Tertullien,  par  la   simplicité  des  gens.  Mais  elles  trou- 
vèrent un  contradicteur,  lui  sans  doute.  Il  les  dénonça 
aux  autorités  de  l'église  et  Praxéas  fut  obligé,  non  seu- 
lement de  promettre  qu'il  s'amenderait,  mais   encore   de 
signer  une  pièce  en  garantie  de  sa  correction  ^  Le  si- 
lence se  fit. 

A  Smyrne,  vers  le  même  temps,  un  certain  Xoët, 
dont  le  nom  donna  lieu,  lui  aussi,  à  beaucoup  de  plai- 
santeries *,  comparaissait,  pour  un  enseignement  analogue, 
devant  «  les  prêtres  »  de  Smyrne,  qui  lui  en  firent  des 
reproches.  Il  compliquait,  sa  situation  en  se  faisant  ap- 

^  Tertullien,  Adv.  Pra.r.,  1. 

2  iNsr.To;  signifie  intelligible,  mais  àvoV.To;  veut  dire  insensé. 


310  CHAPITRE  xvn. 

peler  lui,  Moïse,  et  son  frère,  Aaron,  étrangeté  derrière 
laquelle  pouvaient  se  dissimuler  d'excessives  prétentions. 
Il  parvint,  la  première  fois,  à  se  défendre.  Mais  comm.e 
il  persistait  à  dogmatiser  et  qu'un  groupe  de  disciples 
se  formait  autour  de  lui,  il  fut  de  nouveau  cité  devant 
le  collège  presbytéral.  Cette  fois  il  fut  plus  net  et  dé- 
clara, propos  significatif,  qu'après  tout  il  ne  faisait  aucun 
mal  en  enseignant  une  doctrine  qui  rehaussait  la  gloire 
de  Jésus-Christ  :  «  Je  ne  connais  qu'un  Dieu  ;  ce  n'est 
»  pas  un  autre  que  lui  qui  est  né,  qui  a  souffert,  qui 
»  est  mort  ».  Il  fut  excommunié  ^ 

Ainsi  les  idées  modalistes  avaient  déjà  subi  deux 
condamnations,  à  Carthage  et  à  Sm^^rne,  lorsque,  pour 
la  seconde  fois,  elles  tentèrent  la  fortune  à  Rome.  Un 
disciple  de  Noët,  appelé  Epigone,  vint  s'y  établir  et 
ouvrit  une  école,  à  la  tête  de  laquelle  il  fut  bientôt 
remplacé  par  un  certain  Cléomène,  auquel,  un  peu  plus 
tard,  succéda  Sabellius.  Il  y  avait  déjà  à  E^ome  une 
école  théodotienne,  qui  s'était  même  transformée  en 
église.  Les  nouveaux  docteurs  se  montraient  très  op- 
posés aux  théodotiens.  On  peut  croire  qu'après  les  échecs 
subis  en  Afrique  et  en  Asie  ils  eurent  l'esprit  d'atté- 
nuer ce  que  leur  langage  pouvait  avoir  de  plus  cho- 
quant. Aussi  furent-ils  d'abord  bien  vus  de  la  masse 
des  fidèles,  qui  n'y  entendait  pas  malice,  et  même  de  l'é- 
vêque  Zéphyrin,  peu  versé  dans  les  raffinements  de  la 
théologie,  soucieux  avant  tout,   comme   c'était  son  de- 

^  Hippolyte,   Contra  Noëtum,  1   (cf.  Epipli.,  Haer.,  LVII); 
Philosoph.,  IX,  7. 


LES   CONFLITS    ROMAINS   —    HIPPOLYTE  311 

Toir,  de  la  paix  ecclésiastique.  Il  laissa  traïK^iiilles  les 
maîtres  et  leur  école.  Ceux-ci  faisaient  valoir  avant  tout 
le  terme  de  monarcliie,  qui  revenait  à  peu  près  à  celui 
•de  consubstantialité,  plus  tard  en  usage,  et  servait  à 
exprimer  le  monothéisme  dans  toute  sa  rigueur.  On 
ne  parlait  plus  que  de  monarchie.  Les  gnostiques,  on 
l'a  vu,  avaient  introduit  ce  régime  dans  leur  plérôme  ; 
sous  la  direction  d'Apelle  le  marcionisme  avait  évolué 
dans  le  même  sens.  Le  populaire  orthodoxe  entrait  vo- 
lontiers dans  ce  mouvement  :  on  le  trouvait  toujours  prêt 
à  défendre  la  sainte  monarchie.  Il  n'est  pas  jusqu'aux 
montanistes  qui  ne  s'enrôlassent  sous  cette  bannière  ; 
un  certain  nombre  d'entre  eux,  conduits  par  Eschine 
«e  rallièrent  à  la  théologie  modaliste.  D'autres,  toutefois, 
Proclus  en  tête,  observèrent  une  attitude  différente. 

L'ennemi  commun,  c'était  la  théologie  du  Logos  \ 
défendue  à  Rome  par  Hippolyte,  en  Afrique  ])2iv  Ter- 
tullien.  Les  orthodoxes  lui  reprochaient  surtout  d'intro- 
duire deux  dieux.  Il  fallait,  en  effet,  une  certaine  éduca- 
tion philosophique,  et  même  une  certaine  bonne  volonté, 
pour  ne  pas  voir  dans  le  Logos,  tel  qu'ils  le  présen- 
taient, un  second  dieu,  distinct  du  vrai,  inférieur  à  lui. 
Mais  comment  éviter  ce  Charybde  sans  tomber  sur  le 

*  On  peut  s'étonner  que  des  gens  qlii  admettaient  le  qua- 
trième évangile  aient  eu  tant  de  répugnance  pour  un  système 
qui  s'y  rattachait  si  étroitement.  Ils  avaient  réponse  à  cela: 
«  Vous  êtes  étranges  en  donnant  au  Fils  le  nom  de  Verbe.  Jean 
:>^  le  dit  sans  doute,  mais  il  est  coutumier  de  l'allégorie  ».  Hipp., 
Contra  Xoët.,  15. 


J 


312 


CHAPITRE   XXII. 


Scylla  du  patripassianisme  ?  Le  bon  Zéphyrin  finit  par 
ne  plus  savoir  auquel  aller.  Il  disait  volontiers,  tout 
comme  Noët  et  son  monde  :  «  Moi,  je  ne  connais  qu'un 
»  seul  Dieu,  Jésus-Christ,  et,  en  dehors  de  lui,  aucun 
»  autre  qui  soit  mort  et  qui  ait  souffert  ».  Mais  il  ajou- 
tait :  «  Ce  n'est  pas  le  Père  qui  est  mort,  c'est  le  Fils  » . 
C'était  reproduire  les  termes  à  concilier,  les  données 
traditionnelles  de  l'unité  divine,  de  l'incarnation  et  de 
la  distinction  entre  le  Père  et  le  Fils.  Zéphyrin  était 
dans  son  rôle  en  maintenant  la  tradition;  mais  il  n'en 
résolvait  pas  les  énigmes. 

Hippolyte,  qui  prônait  une  solution,  et  ne  réussissait 
pas  à  la  faire  accepter  de  son  évêque,  allait  s'exaspé- 
rant  de  plus  en  plus.  Derrière  Zéphyrin,  sa  colère  visait 
son  conseiller  Calliste.  Aussi  quand  Zéphyrin  fut  mort 
et  que  Calliste  eut  été  élu  pour  le  remplacer,  il  n'hésita 
plus,  cria  au  scandale  et  se  sépara  de  l'Eglise  avec  un 
certain  nombre  d'adhérents.  Cette  grave  démarche  fit 
beaucoup  de  bruit.  Calliste  ne  voulut  pas  laisser  dire 
qu'on  se  séparait  de  lui  parce  qu'il  patronnait  de  mau- 
vaises doctrines:  il  condamna  Sabellius  pour  hérésie  \ 
Mais  il  n'admit  pas  pour  autant  qu'Hippolyte  lui  im- 
posât sa  théologie.  Le  docteur  demeura  dans  la  triste 
situation  de  chef  d'église  dissidente,  et  s'y  maintint  même 
sous  les  successeurs  de  Calliste,  Urbain  et  Pontien. 

Sa  rancune  s'exhala  dans  le  livre  que  nous  appelons, 
par  suite   d'une   erreur,  les  Philosopluimena.  C'est  une 


LES    CONFLITS    IlOMALNS    —    HTPPOLVTE  313 

réfutation  dç  tous  les  systèmes  doctrinaux  en  désac- 
cord avec  l'orthodoxie  chrétienne,  celle-ci  étant,  bien 
entendu,  ramenée  au  point  de  vue  de  Fauteur.  La  ma- 
tière est  répartie  en  neuf  livres  d'exposition,  suivis 
d'une  récapitulation  qui  forme  un  dixième  livre.  Les 
quatre  premiers  sont  consacrés  aux  philosophies  ou  my- 
thologies  des  Grecs  et  des  Barbares.  Puis  viennent  les 
diverses  sectes  gnostiques  et  autres  hérésies  chrétiennes 
jusqu'à  Noët  et  Calliste,  après  lesquels  il  n'y  a  plus  que 
les  Elkasaïtes  ^  et  les  Juifs.  Ce  n'était  pas  la  première 
fois  qu'Hippotyte  s'attaquait  aux  hérésies.  Vingt  ans  au 
moins  auparavant  il  en  avait  dressé  un  catalogue,  com 
mençant  à  Dosithée  ^  et  aboutissant  à  Noët,  trente- 
deuxième  de  la  série.  Cet  ouvrage,  appelé  ^yntagma, 
est  perdu,  mais  il  a  passé  presque  entièrement  dans  la 
compilation  de  saint  Epiphane  '^  Hippolyte  y  exposait 
les  divers  systèmes  et  les  réfutait  ensuite,  d'après 
saint  Irénée,  en  discutant  leurs  raisons  et  leur  exégèse. 
Le  procédé  suivi  dans  les  Philosoplmmena  est  tout  dif- 
férent. Il  consiste  à  assimiler  chaque  théologie  hérétique 
à  un  système  philosophique  ou  païen  préalablement  ré- 
futé ou  bafoué,  car  l'auteur  a  l'invective  facile.  Hippo- 
lyte n'avait  jamais  brillé  par  sa  douceur,  mais  du  ^^yn- 
tagma  au  Labyrinthe  son  caractère  s'était  encore  aigri. 

'  Ci-dessus,  p.  129. 

"  Ci-dessus,  p.  159. 

^  On  le  retrouve  aussi  dans  le  livre  de  Philastre  contre  les 
hérésies  et  dans  l'appendice  au  livre  des  Prescriptions  de  Ter- 
tullien  [Praescr.,  45-53).  La  finale  s'est  conservée  isolément,  sous 
forme  d'homélie  contre  Noët. 


1 


'314  CHAPITRE    XVII. 

De  Calliste  surtout  il  ne  peut  parler  sans  fureur.  Aussi 
ne  faut-il  pas  se  fier  à  ce  qu'il  en  dit.  Il  ne  suffit 
pas  d'écarter  ses  interprétations  haineuses  :  les  faits 
eux-mêmes,  tels  qu'il  les  rapporte,  ne  sauraient  être  ad- 
mis sans  réserves  \ 

C'est  ainsi  qu'il  est  difficile  d'attribuer  à  Calliste 
Texposé  doctrinal  qu'Hippolyte  nous  domie  comme  re- 
présentant son  enseignement.  «  Il  n'y  a  qu'un  seul  es- 
»  prit  divin,  qui  est  appelé  de  noms  divers,  Logos, 
»  Père,  Fils.  Ce  dernier  s'applique  à  l'incarnation.  A 
»  proprement  parler,  le  Fils,  c'est  l'être  apparent, 
»  l'homme.  Divinisé  par  l'incarnation,  il  est  identifié 
»  avec  le  Père  :  ainsi  le  Père  et  le  Fils  sont  un  seul 
»  Dieu,  une  seule  persoinie  et  non  deux.  Ainsi  le  Père 
»  a  compati  au  Fils,  car  il  ne  faut  pas  dire  que  le  Père 
»  a  souffert  » . 

Tertullien  -,  lui  aussi,  a  connu  cette  doctrine  de  la 
«  compassion  » ,  mais  il  ne  l'attribue  point  à  CaUiste, 
et  son  livre    contre  Praxéas   est    peut-être    antérieur  à 

'Des  réserves  d'un  autre  genre  sont  suggérées  par  l'étude 
des  documents  produits  par  le  seul  livre  des  Fhilosophumena  à 
propos  de  certaines  sectes,  documents  qui  semblent  trahir  une 
même  origine  et  peut-être  la  main  d'un  faussaire.  Ainsi,  ce  qui 
est  dit  des  Xaassséniens,  des  Pérates,  des  Sétliiens,  de  Justin  le 
gnostique,  et  ce  qui  est  ajouté  à  la  tradition  antérieure  sur  Si- 
mon, Basilide,  les  Docètes,  semble  bien  devoir  être  mis  provi- 
soirement en  quarantaine.  V.  Salmon,  dans  Hermathena,  1885, 
p.  389:  Stâlielin,  dans  Texte  und  Uni.,  t.  Yl^. 

^  Adv.  Praxeam,  27:  «  Obducti  distinctione  Patris  et  Filii 
quam  manente  coniunctione  disponimus  ....  aliter  ad  suam  ni- 
hilominus  sententiam  interpretari  conantur  ut  aeque  in  una  per- 
sona  utrumque  distinguant  Patrem  et  Filium,  dicentes  Filium. 


LES    CONFLITS   ROMAINS    —    HIPPOLYTE  315 

l'épiscopat  de  celui-ci.  Il  paraît  bien  que  nous  avons  là 
une  sorte  d'évolution  de  la  doctrine  modaliste.  Le  pa- 
tripassianisme  un  peu  crû  des  premiers  temps  aura  paru 
menacé  par  l'attitude  de  Zéphyrin  et  de  Calliste  ;  on 
aura  jugé  utile  de  l'amender. 

Mais  l'amendement  est  bien  léger,  et  l'on  ne  com- 
prend pas  comment  Calliste  aurait  pu  le  prendre  à  son 
compte,  après  avoir  condamné  Sabellius.  Les  polémistes 
ont  toujours  une  tendance  à  dénaturer  les  opinions 
qu'ils  combattent  et  à  compromettre  leurs  adversaires 
en  de  fâcheuses  accointances  doctrinales.  Il  est  du  reste 
possible  que  la  défiance  qu'inspirait  la  théologie  du  Lo- 
gos, la  crainte  du  dithéisme  \  la  préoccupation  prépondé- 
rante de  l'unité  divine,  combinées  avec  l'imperfection 
du  langage  technique,  aient  abouti  quelquefois,  dans  le 
camp  orthodoxe,  à  des  conceptions  mal  venues  et  sur- 
tout à  des  expressions  critiquables. 

En  dépit  des  assertions  passionnées  d'Hippolyte, 
deux  choses  sont  certaines,  et  par  son  propre  témoi- 
gnage, la  première  c'est  que  CaUiste  condamna  Sabel- 

carnem  esse,  id  est  hominem,  ici  est  Jesum  ;  Patrem  autem  spi- 
rituui,  id  est  Deum,  id  est  Christum.  Et  qui  unum  eumdemqne 
contendiint  Patrein  et  Filiuin  iaui  incipiunt  dividere  illos  potins 
quam  un  are. 

....  29  :  «  Nec  compassus  est  Pater  Filio  ;  sic  enim  directam. 
blasphemiani  in  Patrem  veriti,  diminui  eam  hoc  modo  sperant, 
concedentes  iam  Patrem  et  Filium  duos  esse,  si  Filius  quideni 
patitur,  Pater  vero  compatitur.  Stulti  et  in  hoc,  Quid  est  enim 
compati  quam  cum  alio  pati  ?  » 

^  Hippolyte  [Philofioph.  IX,  11)  se  plaint  d'avoir  été  traité 
de  dithéiste  par  Calliste:   h-rxi/AXii  fax;  ôtS-'su;. 


1 


316  CHAPITRE   XVII. 

lins,  la  seconde  c'est  qu'il  ne  condamna   point   Hippo- 
lyte.   Celui-ci   se   segrégea    lui-même.   Quelque    défiance 
qu'elle  inspirât,  la  théologie  qu'il  représentait  échappa 
à  une  réprobation  formelle.  Dans  la  génération  suivante 
elle  était   ouvertement    professée  par  le  prêtre    romain 
Novatien.  Elle  eut  des  adhérents  jusque  très  avant  dans 
le  lY*  siècle.  Mais  ni  Novatien  ni  les  représentants  plus 
tardifs  de  cette  théorie  n'étaient   dans  le  vrai  courant 
traditionnel,  celui  qui  devait  aboutir  à  l'orthodoxie  ni- 
céenne.  Celle-ci   n'est   point    sortie  de   la    théologie  du 
Logos,  cultivée    par   les   apologistes  et  après    eux    par 
Hippolyte  et  Tertullien,  mais  de  la  simple  et  religieuse 
tradition  des  premiers  temps,  défendue  plutôt  qu'expli- 
quée par  saint    Irénée,  formulée    tellement    quellement 
par  les    papes    Zéphyrin  et  Calliste,  et  qui  va  bientôt 
rencontrer,  dans  la  personne  de  leur  successeur  Denys, 
un  interprète  à  la  hauteur  de  la  situation. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  propos  de  sa  doctrine  que 
Calliste  fut  vilipendé  par  Hippolyte.  L'antipape  entreprit 
aussi,  et  avec  non  moins  d'acrimonie,  son  gouvernement 
ecclésiastique.  Calliste,  à  l'en  croire,  déclarait  qu'il  remet- 
tait les  péchés  à  tout  le  monde;  il  accueillait  avec  em- 
pressement tous  ceux  que  les  sectes  rejetaient  de  leur 
sein;  il  ne  permettait  pas  de  déposer  les  évêques  pré- 
varicateurs: il  admettait  les  bigames  dans  le  clergé  et 
laissait  les  clercs  se  marier;  il  tolérait  aussi  les  ma- 
riages secrets  entre  des  matrones  et  des  hommes  de 
condition  inférieure.  Dans  ces   accusations  il  n'est  pas 


LES   CONFLITS   ROMAINS   —   IIIPPOLYTE  317 

toujours  aisé  de  faire  la  part  entre  les  assertions  fausses 
et  les  interprétations  malveillantes  de  faits  véritables  \ 
Sur  le  premier  point  le  témoignage  d'Hippolyte  est  con- 
firmé en  partie  par  Tertullien,  qui  publia  son  livre  De  Pu- 
dicitia  pour  protester  contre  une  déclaration  solennelle  du 
pape,  Calliste  évidemment,  relativement  à  l'absolution, 
non  de  tous  les  pécheurs,  comme  le  dit  Hippolyte,  mais 
d'une  certaine    catégorie  de  pécheurs.   Depuis  quelque 
temps  il  était  admis  dans  l'Eglise  que  l'excommunica- 
tion des  apostats,  des  homicides  et  des  adultères  était 
perpétuelle.  Calliste  relâcha  cette  sévérité  en  ce  qui  re- 
garde les  adultères  et  pécheurs  assimilés  :  «  J'apprends, 
»  dit  Tertullien,  qu'un  édit  vient  d'être  promulgué  :  c'est 
»  un  décret  péremptoire.  Le  grand  pontife,  c'est-à-dire 
»  l'évêque  des  évêques,  a  parlé.  Moi,  dit-il,  je  remets  les 
»  péchés  d'adultère  et  de  fornication  à  quiconque  en  aura 
»  fait  pénitence  » .  Suit  une  invective  des  plus  mordantes. 
Les  rigoristes  de  toutes  les  écoles,   les   Montanistes  et 
les  Hippolj^tiens,  étaient  fort  scandalisés.   Ce   n'est  pas 
à  dire  qu'ils  eussent  raison.  Du  reste,  en  stipulant  que 
les  pécheurs  repentants  auraient  à  passer  par  la  péni- 
tence, Calliste  ne  leur  faisait  pas  des    conditions    bien 
attrayantes.  On  en  peut  juger  par  Tertullien  lui-même. 
Voici  la  description  ou  plutôt  la   caricature    qu'il   fait 
de  la  réconciliation  des  pénitents  :  «  Tu  introduis,  dit-il, 
»  en  apostrophant   le    pape,    tu   introduis    dans  l'église 
»  l'adultère  pénitent,  qui  vient  supplier  l'assemblée  des 

»  Sur  ceci,  v.  De  Rossi,  Bull.,  18G6,  p.  23-33,  65-67. 


318  CHAPITRE   XVII. 

»  frères.  Le  voilà  vêtu  d'iui  cilice,  couvert  de  cendre^ 
»  dans  un  appareil  lugubre  et  propre  à  exciter  l'épou- 
»  vante.  Il  se  prosterne  au  milieu  de  l'assistance,  de- 
»  vant  les  veuves,  devant  les  prêtres  :  il  saisit  la  frange 
»  de  leurs  habits,  il  baise  la  trace  de  leurs  pas,  il  les- 
»  prend  par  les  genoux.  Pendant  ce  temps-là  tu  liaran- 
»  gTies  le  peuple,  tu  excites  la  pitié  publique  sur  le 
»  triste  sort  du  suppliant.  Bon  pasteur,  benoît  pape,  tu 
»  racontes  la  parabole  de  la  brebis  perdue  pour  qu'on 
»  te  ramène  ta  bique  égarée:  tu  promets  que  désormais- 

»  elle  ne  s'écliappera  plus ». 

Hippolyte,  heureusement  pour  sa  réputation,  écrivit 
autre  chose  que  des  pamphlets.  Son  œuvre  exégé tique 
est  considérable.  Elle  s'étend  à  toute  la  série  des  Ecri- 
tures saintes,  depuis  la  Genèse  jusqu'à  TApocalypse.  Il 
lui  arrive  rarement  de  commenter  des  livres  entiers, 
comme  il  l'a  fait  pour  la  prophétie  de  Daniel.  En  de- 
hors de  ses  traités  exégétiques,  il  écrivit  aussi  sur  l'An- 
téchrist, sur  l'origine  du  mal,  sur  la  substance  de  l'uni- 
vers, sur  la  résurrection:  ce  dernier  livre  était  dédié 
à  l'impératrice  Mammée.  On  a  vu  avec  quelle  ardeur 
il  s'est  attaqué  aux  hérétiques  en  général,  à  ceux  de 
son  temps  en  particulier  ;  il  combattit  les  Marcionites- 
dans  un  livre  spécial.  Il  paraît  bien  s'être  occu]Dé  de 
règles  ecclésiastiques  :  son  nom  est  réclamé  par  diverses 
compilations  postérieures  qui,  à  un  degré  ou  à  l'autre^ 
doivent  procéder  de  lui.  La  question  pascale  attira  aussi 
son  attention.  Il  en  traita  les  généralités  dans  son  livre 
sur  la  Pâque.  Puis  il  entreprit  d'affranchir  les  chrétiens 


LES    CONFLITS    ROMAINS    —    HTPPOLYTE  319 

des  calculs  juifs  en  dressant  lui-même  des  tables  pascales 
fondées  sur  le  cycle  de  huit  ans.  Ce  cycle  était  impar- 
fait :  le  nouveau  compnt  fut  bientôt  en  désaccord  avec 
la  réalité  astronomi(jue  et  dut  être  négligé.  Mais,  sur 
le  moment,  la  découverte  fut  jugée  merveilleuse.  Une 
statue  avait  été  élevée  à  Hippolyte  par  les  gens  de  sa 
secte.  Nous  l'avons  encore  ^  :  le  docteur  y  est  représenté 
assis  sur  une  chaire,  dont  les  côtés  sont  occupés  par 
les  fameuses  tables.  Un  peu  en  arrière  a  été  tracé  un 
catalogue  de  sa  littérature.  A  en  juger  par  le  point  de 
départ  du  cycle,  ce  monument  est  de  l'année  222,  celle 
où  mourut  Calliste  -. 

Le  dernier  ouvrage  d'Hippolyte  paraît  avoir  été  le 
livre  des  Chroniques^  dont  il  nous  reste  des  fragments 
ou  des  adaptations  en  diverses  langues,  car  il  fut  très 
lu.  Hippolyte  le  continua  jusqu'à  la  dernière  année  (235) 

^  Trouvée  au  XVI*  siècle  près  de  son  tombeau  ;  elle  est 
maintenant  au  musée  du  Latran.  La  tête  est  moderne. 

2  Calliste  était,  au  temps  de  Constantin,  rangé  parmi  les 
papes  martyrs.  Son  anniversaire  est  marqué  au  14  octobre  dans 
la  table  pliilocalienne  des  Depositiones  martyrum,  de  336,  comme 
ceux  de  Pontien,  Fabien,  Cornélius  et  Xyste  II.  Deux  de  ceux-ci 
furent  exécutés  (Fabien  et  Xyste  II)  ;  les  deux  autres  mouru- 
rent en  exil.  De  Calliste  on  ne  sait  rien  de  semblable;  sa  mort 
tombe  sous  le  règne  d'Alexandre  Sévère,  sous  lequel  il  est  peu 
probable  qu'il  y  ait  eu  des  martyrs.  Dans  ces  conditions  on  a 
cherché  un  lien  entre  l'histoire  de  son  exil  en  Sardaigne,  telle 
que  la  raconte  Hippolyte,  et  le  culte  qui  lui  fut  rendu  après  sa 
mort.  Mais  ceci  est  impossible.  La  mort  de  Calliste  arriva 
trente-trois  ans  au  moins  après  sa  confession  et  plus  de  trente 
ans  après  son  retour  d'exil.  Or  nous  voyons,  par  les  tables  phi- 
localiennes,  que  Lucius,  qui  fut  exilé,  qui  revint  d'exil  et  mou- 
rut aussitôt,  ne  fut  pas  rangé  parmi  les  papes   martyrs.  Ainsi 


^ 


320  CHAPITRE   XVII. 

d'Alexandre  Sévère.  Il  contenait,  entre  autres  choses, 
des  descriptions  géographiques  intéressantes  \ 

Quelques-uns  de  ces  écrits  sont  antérieurs  au  schisme  : 
mais  un  bon  nombre  et  notamment  les  travaux  de  com- 
put  et  de  chronologie  appartiennent  au  temps  où  Hip- 
polyte  prétendait  à  la  qualité  de  chef  de  l'église  ro- 
maine, en  opposition  avec  les  papes  légitimes,  Calliste, 
Urbain,  Pontien.  La  persécution  régla  ce  différend. 
Après  les  années  tranquilles  d'Alexandre  Sévère,  l'avè- 
nement de  Maximin  le  Thrace  ramena  les  mauvais 
jours.  Les  membres  du  clergé  étaient  spécialement  visés 
par  les  rigueurs  nouvelles.  A  Rome  on  arrêta  les  chefs 
des  deux  partis,  Pontien,  l'évêque  légitime,  et  Hippo- 
lyte,  l'antipape.  Ils  furent  condamnés  aux  mines  de  Sar- 
daigne.  Rapprochés  dans  les  misères  du  bagne,  les  deux 

un  exil  d'où  l'on  revenait  ne  suffisait  pas  pour  être  qualifié  de 
niart^^r.  Dans  ce  conflit  des  témoignages,  on  pourrait  admettre, 
comme  solution  hypothétique,  l'idée  que  Calliste  ait  péri  dans 
quelque  bagarre  entre  chrétiens  et  païens,  en  dehors  de  tout 
procès  régulier.  Son  souvenir  était  localisé  à  Rome,  dès  la  pre- 
mière moitié  du  IY«  siècle,  en  deux,  endroits:  dans  le  Trans- 
tévère,  où  le  pape  Jules  éleva  une  basilique  (S.  Maria  in  Tras- 
tevere)  iiixta  Ccdlistum,  et  sur  la  voie  Aurélienne,  où  se  trou- 
vait son  tombeau.  Il  est  étrange  qu'on  l'ait  enterré  là,  si  loin 
du  cimetière  administré  par  lui,  qui  porta  toujours  son  nom  et 
qui  reçut  les  restes  mortels  de  tous  ses  collègues  du  troisième 
siècle.  Le  tumulte  populaire  par  lequel  on  expliquerait  sa  mort 
expliquerait  aussi,  si  l'on  acceptait  la  tradition  de  la  légende, 
qui  place  le  fait  au  Transtévère,  pourquoi  on  l'aurait  enterré 
sur  la  voie  Aurélienne.  C'était  la  plus  voisine  du  lieu  où  il 
aurait  été  mis  à  mort. 

^  On  a  cru  longtemps  qu'il  s'y  trouvait  un  catalogue  des 
papes.  La  découverte  du  texte  grec  oblige  d'abandonner  cette 
idée  (A.  Bauer,   Texte  u.   Unt.,  t.  XXIX  [1905],  p.  156i. 


LES   CONFLITS    ROMAINS    —    IIIPI'OLYTE  321 

confesseurs  .finirent  par  se  réconcilier.  Hippolyte,  à  ses 
derniers  moments,  exhorta  lui-même  ses  adhérents  à  se 
joindre  aux  autres  fidèles.  Son  schisme  ne  lui  survécut 
pas.  Quand  l'Eglise  eut  recouvré  la  paix,  on  ramena 
son  corps  à  Rome  avec  celui  de  Pontien,  mort  aussi 
dans  l'île  malsaine.  Ils  furent  déposés  le  même  jour,  le 
13  août,  l'un  au  cimetière  de  Calliste,  parmi  les  autres 
papes,  l'autre  dans  une  crypte  de  la  voie  Tiburtine.  On 
laissa  ses  amis  y  placer  aussi  sa  statue  ^  Le  culte  rendu 
au  martyr  finit  par  atténuer  le  souvenir  de  son  schisme. 
Damase,  qui  vivait  un  siècle  après  Hippolyte,  le  con- 
naissait comme  martyr  ;  il  avait  aussi  entendu  dire  qu'il 
était  revenu  à  l'Eglise  après  s'être  compromis  dans  un 
schisme:  mais  comme  il  n'avait  de  ce  schisme  qu'une 
notion  très  vague,  il  T identifia  avec  celui  de  Xo va- 
tien  '^. 

La  littérature  d'Hippolyte,  qui  aurait  pu  défendre 
son  souvenir,  disparut  bientôt  de  l'horizon  romain.  A  la 
génération  suivante,  le  clergé  de  Rome  parle  et  écrit 
en  latin.  En  Orient,  la  qualité  d'évêque  de  Rome,  qu'Hip- 
polyte  avait  prise  dans  les  titres  de  ses  ouvrages,  em- 
barrassa bientôt  les  gens  instruits,  qui  ne  trouvaient  pas 
son  nom  dans  les  catalogues  épiscopaux.  Eusèbe  ne  sait 

^  Hippolyte  avait  peut-être  eu  sa  demeure  en  cet  endroit. 

^  Prudence,  Peristeph.,  XI,  tire  ses  renseignements  de 
l'inscription  damasienne  Hippolf/fus  fertiir  (Ihm,  n°  37),  mais 
il  confond  le  martyr  de  la  voie  Tiburtine  avec  un  autre  martyr 
Hippolyte,  surnommé  Nonnus,  honoré  le  22  août  à  Porto,  et 
embellit  leur  commune  histoire  avec  des  traits  empruntés  à  la 
légende  d'Hippolyte,  fils  de  Thésée. 

DocHESNE.  Hht.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  21 


322  CHAPITRE   XVII. 

OÙ  il  avait  été  évêque  :  et  ce  qui  est  plus  fort,  saint 
Jérôme  et  Rufin  en  sont  au  même  point  ^  Le  pape 
Gélase  (v.  495)  par  une  singulière  distraction,  lui  assigne 
le  siège  de  Bostra  ^.  D'autres  ^,  moins  au  courant  de 
l'histoire  des  papes,  acceptèrent  le  titre  d'évêque  de 
Rome  sans  s'offenser  de  la  difficulté  qu'il  soulevait.  Plus 
tard  enfin  ^,  un  autre  martyr  Hippolyte,  enterré  à  Porto, 
ayant  été  connu  par  une  légende  spéciale,  on  arrangea 
les  choses  en  admettant  qu'Hippolyte,  auteur  des  livres^ 
avait  été  évêque  au  Port  de  Rome. 

A  E/Ome  même,  Hippolyte  conservait  au  moins,  dans- 
les  usages  du  culte  et  dans  l'histoire,  la  qualité  de  prêtre 
romain.  C'est  ainsi  qu'il  est  qualifié  par  le  Liber  ])on- 
tlpcalis.  C'est  avec  des  attributs  en  rapport  avec  cette 
situation  qu'il  fut  représenté,  vers  la  fin  du  VI*  siècle,, 
dans  une  mosaïque  de  la  basilique  Saint-Laurent.  Mais 
déjà  circulait  un  étrange  roman  de  la  persécution  de 
Dèce,  dont  les  épisodes  vont  de  Babylone  à  Rome  et 
mettent  en  scène  des  martyrs  fort  divers,  les  uns  ro- 
mains les  autres  persans,  les  uns  authentiques  les  autres 
imaginaires.  Hippolyte  a  un  rôle  dans  ces  récits.  Il  y 
remplit  les  fonctions  de  vicaire  du  préfet  de  Rome  et 
se  trouve  chargé,  en  cette  qualité,  de  garder  saint  Lau- 

ï  Eus.,  YI,  20,  22;  Hier.,  De  viris,  CA  ;  Rufin,  H.  E.,  VI,  16. 

2  Tliiel,  Epp.  Rom.  rontif.^  p.  545.  Il  semble,  du  reste,  que 
Gélase  dépend  ici  d'un  document  grec.  Voir  le  travail  deM.L.  Sal- 
tet  sur  les  sources  de  VEranistes  de  Tliéodoret,  publié  dans  la 
Hevue  d'histoire  ecclésiastique  de  Louvain,  1905,  p.  51G  et  suiv. 

^  Apollinaire   (Mai,  ScrijA.   Vet.,  t.  I,  p.  178). 

^  Déjà  dans  la  Chronique  pascale  iv.  640). 


LES    CONFLITS    ROMAINS    —    HirPOLYTE  323 

rent  prisoHnier:  puis  il  se  convertit  et  meurt  martyr 
avec  sa  nourrice  Concordia  et  dix-huit  autres  person- 
nes. Singulière  transformation  !  ^ 

Maximin  fut  renversé  en  236  et  tué  l'année  suivante. 
Ses  édits  ne  purent  être  appliqués  longtemps  ;  l'église 
romaine  retrouva  la  paix  dont  elle  jouissait  depuis  Ca- 
racalla.  Antéros,  qui  avait  été  élu  à  la  place  de  Pontien 
exilé,  ne  le  remplaça  que  peu  de  semaines.  Fabien  lui 
succéda  et  siégea  jusqu'à  la  persécution  de  Dèce.  On 
signale  des  constructions  élevées  par  lui  dans  les  cime- 
tières de  Rome  et  aussi  le  fait  qu'il  répartit  les  régions 
urbaines    entre   les   sept   diacres  ^.    C'est  sans  doute  le 
commencement  des  régions  ecclésiastiques,  cadres  offi- 
ciels du  clergé  et  de  l'administration  religieuse,  qui  se 
maintinrent  à  Rome  pendant  de  longs  siècles.  Il  eut  à 
intervenir  au  dehors  dans  une  grosse  affaire  africaine, 
la  déposition  de  Privât,  évêque  de  Lambèse  :    Origène 
lui  adressa  un  mémoire  où  il  se  justifiait  contre  les  ac- 
cusations dont  sa  doctrine  était  l'objet  ^.  La  science  théo- 
logique continuait  d'être   cultivée  à  Rome.  A  la  place 
d'Hippolyte  on  y  pouvait  entendre  un  nouveau  docteur, 
Novatien,  dont  il  nous  reste  quelques  écrits. 


^  C'est  avec  cette  histoire  qu'Hippolyte  figure  encore  au 
bréviaire  romain  et  au  martyrologe. 

*  Catalogue  libérien:  Hic  regiones  divisU  diaconibus  et  mul- 
ias  fabricGH  per  cymiteria  fieri  iussit.  Sur  son  élection  miracu- 
leuse, V,  Eus.,  y,  29. 

3  Sur  ces  deux  affaires,  v.  plus  loin,  cli.  XIX  et  XX. 


1 


o:^4  caïkmvB  xrn. 

Ils  siomt  lêdigês  en  latm:  nous  rs^otinniies  arrives  an 
momeiit  où  Fêg^ise  romaine  change  de  langoe,  on  le 
latin  y  est  snbstiniê  an  grée  \  Le  principal  est  nn  traité 
de  la  Trinité^  consaciê  à  la  lêintation  des  gncusiiqnes, 
des  thêodotiens  et  des  sabellifms.  Le  cadre  est  :ft]»nTiiî 
par  FespoisiticHi  dn  svmbole^  dans  ses  trois  prineipanx 
articles  :  «  Je  eroîs  en  Dien  le  Pèie  tont-puissaunt ...  et 
en  Jêsns-duist  scoi  Ffls  nni^^ne. ..  et  an  Saint-£<pnt  > . 
L'antenr  témoigne  d^one  profonde  connaissance  de  l'ïLeri- 
tnre  :  son  raisonnem^at  est  serre,  son  exposition  claire. 
ses  conceptions  assez  précises.  Tenn  après  tant  de  con- 
troTTersistesv  il  a  profité  de  leurs  traTanx.  Anssi  sa  tliéorir 
de  la  Trinité  %  tont  en  maintenant  le  svstâine  oeteidental 
du  double  état  du  Logos,  est-elle  phis  exacte  et  phi> 
con^ète  que  ©e  que  l'on  trouTe  chez  ses  prédéc^sseui^  • . 
Hais  XoTatien  n'est  pas  seulement  un  théologien  :  e^esi 
aussi  un  rhéteur  consommé,  qui  soigne  et  omernsote  son 
strie,  distribue  son  snj<^t  axée  art  et  sait  reposer  son 
lecteur  des  questicms  de  textes  en  lui  offrant  çà  et  là  dr 
beaux  développements  oratoires. 

'  CependuaiL  ^-.--  c^Hàtalpilesorigî]la!fr^  ".—  :••':■-  :.:.:. .irrrriT 
d'étiré  rédigée  en  grec.  On  n  cellcâ  >à"A:i:-r;ts-  FàDier:.  LiiciTi<» 
Ghaios  [{^  âSMSV  Celle  de  CMmeUns.  qui  eà^t;  en  laitm.  ptznait  étirr 
postàrienie  lan  Ht*  sàèele, 

*  Ce  tenne  ne  lignr^  noUe  psÉrt  dans  le  î«e3Li^  àe  XoTAtifr^. 

'  NottCT  cependant  qœ  cette  tliêcwie  a  êtè  pins  tairi  côxl>i- 
dêiêe  oQinnie  iSort  peu  ort]M»d<oxe.  Amobe  le  jeune  iDiÀlcigne 
d^'Amobe  et  de  Sên^ôon.  1,  U  ;  Higne,  P,  1^.  t.  UIL  p.  i^  . 
pour  deamm-  un  ^^pècùnofc  de  In  doctrine  des  Ariens,  copie  ks 
prindipaJi^  plrnses  du  denùer  «diatfàtre  de  XoTatien.  sans  citer 
l'nuteur.  Inen  enitendn. 


LES    CONFLITS    UO^L^INS     --    IlllM'OLVTE  325 

Comme  -Hippolyte,  il  était  prêtre  de  l'église  romaine. 
Peut-être  exerçait-il  des  fonctions  semblables  à  celles 
des  catéchistes  d'Alexandrie  et  des  prêtres-docteurs  d'A- 
frique; ceux-ci,  outre  l'instruction  des  catéchumènes, 
avaient  aussi  la  direction  des  jeunes  lecteurs  \  L'élé- 
vation de  Novatien  à  la  dignité  presbytérale  avait  souf- 
fert (![uelque  difiîculté.  Le  clergé  ne  l'aimait  guère.  Son 
talent  lui  avait  sans  doute  fait  des  ennemis.  On  sut  rap- 
peler au  moment  opportun  qu'il  n'avait  pas  été  baptisé 
selon  les  règles  ordinaires,  mais  pendant  une  maladie 
et  avec  les  formes  sommaires  usitées  en  pareil  cas.  Ce- 
pendant, soit  que  la  majorité  lui  fût,  en  somme,  favo- 
rable, soit  que  l'évêque  Fabien  vît  un  intérêt  spécial  à 
l'introduction  d'un  homme  aussi  distingue'  dans  son  col- 
lège presbytéral,  on  passa  par  dessus  les  objections.  Dans 
les  circonstances  ordinaires,  Novatien  pouvait,  en  effet, 
rendre  de  grands  services  ;  mais  son  talent  oratoire 
et  son  érudition,  très  admirés  en  certains  cercles,  lui 
donnaient  un  peu  de  gloriole.  Ce  n'était  pas  une  tête 
fort  solide;  la  persécution  qui  s'approchait,  et  surtout 
les  crises  ecclésiastiques  dont  elle  fut  la  cause,  révélè- 
rent ce  qui  lui  manquait  du  côté  du  caractère  '^, 

»  Cyprien,  ep.  XXIX. 

*  Lettre  de  Cornélius  à  Fabius  d'Antioche  (Eus.,  VI,  4î3). 


CHAPITRE  XYIII. 
L'Ecole  chrétienne  d'Alexandrie. 


L'Egypte  aux  mains  des  Grecs  et  des  Romains.  —  Origines  chrétien- 
nes. —  Le  didascalée  d'Alexandrie:  Pantène.  —  Clément  et  ses  écrits:  la 
gnose  chrétienne.  —  Origène,  ses  débuts,  son  enseignement  à  Alexandrie. 
—  Rupture  avec  l'évêque  Démétrius  :  Origène  à  Césarée.  —  Son  activité  lit- 
téraire, sa  fin.  —  Les  écrits  d'Origène.  —  La  synthèse  doctrinale  dn  Pei'i 
Arclion. 


Au  temps  où  les  Homains  la  prirent,  il  y  avait  plu- 
sieurs milliers  d'années  que  l'Egypte  semait  son  blé  dans 
le  limon  du  Nil  et  le  moissonnait  au  printemps,  sous 
les  ardeurs  d'un  implacable  soleil.  Sa  longue  et  mono- 
tone histoire  est  celle  d'un  peuple  très  gouverné.  Aux 
anciennes  dynasties  indigènes  succédèrent  les  fonction- 
naires perses,  à  ceux-ci  les  rois  macédoniens,  puis  les 
vice-rois  romains:  l'instrument  politique  changea  de 
main,  jamais  de  forme  ni  d'efficacité. 

Longtemps  avant  Alexandre,  la  ville  de  Milet  avait 
un  comptoir  à  Naucratis,  sur  la  branche  occidentale  du 
Nil;  mais  l'hellénisme  égyptien  ne  commence  qu'à  la 
conquête  macédonienne.  C'est  un  hellénisme  à  part, 
essentiellement  militaire  et  monarchique,  lettré  cepen- 
dant, mais  surtout  commerçant.  Alexandrie  en  fut  le 
sanctuaire.  Fondée  par  le  héros  lui-même,  dépositaire 
de  son  tombeau,  elle  devint  la  résidence  des  rois  issus 


l'école  chrétienne  d'alexandrie  327 

de  son  compagnon  d'armes,  Ptolémée,  fils  de  Lagus. 
Xie  Musée  d'Alexandrie,  grand  établissement  d'étude  et 
d'enseignement,  organisé  sur  le  modèle  des  associations 
grecques,  devint  bientôt  le  point  de  ralliement  de  tout 
ce  qu'il  y  avait  par  le  monde  de  philosophes,  de  pen- 
seurs, de  poètes,  d'artistes  et  de  mathématiciens.  Le  port, 
abrité  par  l'île  de  Pharos,  ouvrit  au  commerce  universel 
les  trésors  de  l'Egypte,  qui  jusqu'alors  avait  été  un  pays 
fermé,  une  sorte  de  Chine.  De  là  rayonnait  sur  l'inté- 
rieur l'essaim  des  grecs  négociants,  aventuriers  et  fonc- 
tionnaires. Ils  s'établirent  un  jDeu  partout,  se  mêlèrent 
à  la  population  et  finirent  par  donner  naissance  à  une 
catégorie  de  métis  égypto-helléniques,  qui  formaient 
nuance  entre  Thellénisme  pur  et  le  vieux  fond  ég}3)tien. 
Bien  entendu  celui-ci  ne  laissa  pas  de  réagir  sur  les 
vainqueurs.  De  toutes  ces  influences  il  résulta  une  po- 
pulation fort  mêlée,  active,  industrieuse,  dure  à  la  peine, 
docile  en  général,  à  condition  qu'on  la  menât  ron- 
dement. 

Le  1*''"  août  de  l'an  30  avant  notre  ère,  Alexandrie 
tomba  aux  mains  d'Octave  \  La  vieille  Egypte  devint 
alors  une  province  romaine,  ou.  pour  parler  plus  exac- 
tement, un  domaine  impérial,  administré  directement 
par  les  gens  de  César,  au  bénéfice  de  sa  caisse  privée. 


^  Une  fête  officielle  fut  instituée  pour  célébrer  cet  événe- 
ment; elle  se  continue,  dans  le  calendrier  chrétien,  par  la  fête 
du  l*"*  août,  dédiée  aux  Macchabées  et  à  saint  Pierre  ès-liens.  — 
Sur  l'Egypte  romaine,  v.  Lumbroso,  L'Egitto  al  tempo  cJei  Greci 
•e  dei  Romani,  Rome,  1882. 


328  CHAPITRE   XVIII. 

Un  préfet,  simple  chevalier  romain,  le  représentait  sur 
les  lieux:  deux  ou  trois  fonctionnaires,  comme  le  juge 
d'iUexandrie  et  le  président  du  Musée,  étaient  nommés 
par  l'empereur:  le  préfet  se  chargeait  du  reste.  C'était 
lui,  en  particulier,  qui  officiait  dans  les  cérémonies  re- 
ligieuses à  la  place  du  Pharaon  K 

Partout  ailleurs  les  Romains  avaient  favorisé  ou  même 
provoqué  le  développement  des  institutions  municipales. 
En  Egypte,  où  ils  ne  trouvèrent  pas  une  cité  organisée, 
avec  ses  élections,  son  conseil,  ses  magistrats,  ils  lais- 
sèrent les  choses  en  l'état.  Alexandrie  elle-même  était 
une  foule  administrée,  et  non  point  un  corps  de  citoyens. 
C'est  seulement  sous  Septime-Sévère  qu'elle  eut  un  con- 
seil ou  sénat,  mais  sans  magistrats  :  il  en  fut  de  même 
de  Ptolémaïs,  dans  la  Haute-Egypte.  La  seule  exception 
fut  Antinoé,  organisée  en  cité  par  l'empereur  Hadrien. 
Le  reste  du  pays  était  réparti  en  nomes,  circonscrip- 
tions qui  remontaient  aux  plus  lointaines  origines.  Les 
Egyptiens  proprement  dits  furent  tenus  à  l'écart  de  la 
société  romaine.  Ils  ne  pouvaient  devenir  citoyens  ro- 
mains sans  avoir  été  d'abord  naturalisés  alexandrins,  ce 
qui  n'était  pas  très  facile.  Même  après  Septime-Sévère 

1  II  commandait  aussi  l'armée.  En  Egypte  les  chefs  des  lé- 
gions n'étaient  pas,  comme  ailleurs,  des  légats  de  rang  séna- 
torial, que  l'on  n'aurait  pu  subordonner  à  un  simple  chevalier, 
comme  était  le  préfet  d'Egypte,  mais  des  ^^r<7^/*ecfi  castrorum. 
Auguste  avait  interdit  le  séjour  en  Egypte  aux  sénateurs  et  aux 
chevaliers  les  plus  importants.  On  craignait,  pour  ces  grands 
personnages,  les  tentations  d'un  milieu  trop  favorable  aux  com- 
pétiteurs. 


l'école  chrétienne  T)'alî:xandrie  329 

et  Caracalla,' les  Egyptiens  continuèrent  à  former  clans 
l'empire  une  caste  inférieure,  qui  ne  fut  jamais  bien 
réhabilitée.  La  langue  nationale,  l'égyptien  ou  copte,  se 
maintint  dans  les  campagnes,  les  petites  villes  et  même 
parmi  les  petites  gens  des  grandes  cités:  on  en  distin- 
guait plusieurs  dialectes. 

En  religion  les  légendes  grecques  étaient  peu  de 
chose;  tout  au  plus  avaient-elles  fourni  quelques  motifs 
d'ornementation  aux  vieux  cultes  nationaux,  trop  soli- 
dement établis  sur  le  sol  égyptien  pour  céder  aux  dieux 
étrangers.  Dans  Alexandrie  elle-même,  le  temple  im- 
mense de  Sérapis  dominait  du  haut  de  sa  colline  arti- 
ficielle toute  l'agitation  du  commerce  grec.  Les  dieux 
du  Nil  s'assujettissaient  les  vainqueurs.  Les  Ptolémées 
durent  se  faire  leurs  grands  prêtres  et  accepter  l'héritage 
religieux  des  Pharaons. 

Il  y  avait  pourtant  une  protestation.  Israël  était  re- 
venu en  Egypte:  il  formait  à  Alexandrie  une  commu- 
nauté importante,  qui  atteignit  le  tiers  de  la  population 
totale.  On  ne  le  traitait  pas  en  ennemi,  tant  s'en  faut. 
Les  juifs  avaient  leur  chef  ou  ethnarque,  et  leur  con- 
seil national;  ils  jouissaient  d'une  entière  liberté  pour 
leurs  pratiques  religieuses.  Toutefois,  au  milieu  de  ce 
monde  étranger,  ils  finirent  par  oublier  leur  langue  et 
il  fallut  leur  traduire  les  Ecritures  saintes.  Le  voisi- 
nage du  Musée  les  attira  vers  la  littérature.  Sous  cette 
influence  naquit  l'exégèse  de  Philon,  où  la  vieille  religion 
du  peuple  de  Dieu  courait  quelque  risque  de  se  dis- 
soudre   en    rêveries   philosophiques.  C'est   aussi  d'Ale- 


330  CHAPITRE    XVIll. 

xandrie  que  l'on  vit  sortir  toute  cette  littérature  de  pro- 
pagande juive  et  monothéiste,  où  de  prétendues  sibylles 
et  des  poètes  apocryphes  s'escriment  à  l'envi  contre  les 
dieux,  les  temples  et  les  sacrifices. 

Les  origines  du  christianisme  en  Egypte  sont  fort 
obscures.  Il  n'est  jamais  question  de  ce  pays  dans  le 
Nouveau  Testament;  aucun  personnage  alexandrin  n'y 
figure,  sauf  ApoUos,  qui  joue  un  rôle  assez  effacé,  au 
temps  de  saint  Paul,  comme  missionnaire  itinérant,  non 
dans  son  pays  d'origine,  mais  en  Asie  et  en  Grèce  \ 
Dans  la  primitive  littérature  chrétienne,  l'évangile  selon 
les  Egyptiens  est  le  seul  livre  qui  paraisse  provenir  de 
ce  pays.  Valentin,  Basilide,  Carpocrate,  sont  les  pre- 
miers chrétiens.  d'Egypte  dont  les  noms  se  révèlent  à 
l'histoire  ^.  C'est  d'Alexandrie  que  vint  à  Home,  sous 
le  pape  Anicet,  la  doctoresse  Marcelline.  C'est  là  que 
s'enfuit  Apelle  après  sa  brouille  avec  Marcion  ;  c'est 
de  là  qu'il  revint  avec  sa  somnambule  Philomène.  Mais 
il  ne  faut  pas  croire  que  ces  manifestations  hérétiques 

*  Il  est  possible,  mais  nullement  établi,  que  certaines  lettres 
apostoliques,  l'épître  aux  Hébreux  et  celle  de  Barnabe,  par 
exemple,  aient  quelque  rapport  avec  la  chrétienté  alexandrine. 
Les  fameux  Thérapeutes,  décrits  dans  le  livre  de  la  Vie  con- 
templative  que  l'on  a  attribué,  à  tort  ou  à  raison,  à  Philon,  n'ont 
rien  à  voir  avec  le  christianisme  primitif.  Sur  ce  livre,  dont 
l'énigme  est  encore  à  résoudre,  v.  Schiirer,  Gesch.  des  jûdischen 
Volkes,  4»  éd..  t.  III,  p.  535. 

^  Saint  Justin  [ApoL,  I,  29)  parle  d'un  jeune  chrétien 
d'Alexandrie  qui  vivait  au  temps  du  préfet  d'Egypte  Félix  :  v.  ci- 
dessous,  p.  342. 


l'école   chrétienne   D'ALEXANDRIE  331 

représentent  tout  le  christianisme  alexandrin.  Ces  écoles, 
précisément  parce  qu'elles  ne  sont  que  des  écoles,  sup- 
posent une  église,  «  la  grande  Eglise  » ,  comme  dit  Celse  ; 
ces  aberrations,  précisément  parce  qu'elles  portent  des 
noms   d'auteurs,  témoignent  de  l'existence  de  la  tradi- 
tion orthodoxe.  Celle-ci  s'appuyait,  en  Eg^^pte   comme 
-ailleurs,  sur  l'organisation  épiscopale.  Jules  Africain  put 
insérer  dans  sa  Chronique,  publiée  en  221,  les  noms  de 
<lix  évêques  antérieurs  à  celui  qui  siégeait  de  son  temps, 
Démétrius  V  Celui-ci  avait    commencé  en  189  environ. 
Avant  lui  le  chronologiste  range  Anianus,  Abilius,  Cerdo, 
Primus,    Justus,    Eumenes,    Marcus,    Celadion,   Agrip- 
pinus,  Julianus.  Des  chiffres   d'années   étaient  joints  à 
ces  noms.  Il  n'y  a  aucun  intérêt  à  les  rapporter,   car, 
en  admettant  comme  bien  établi  le  cadre  chronologique 
<pii   s'en   déduirait,   on  n'aurait  aucun  événement   à  y 
insérer  ^    Une  tradition,  qu'Eusèbe  ^  constate   au   com- 
mencement du  IV^  siècle  et  qu'il  reproduit  sans  l'affir- 
mer, disait  que  l'évangéliste  Marc  avait  le  premier  prê- 
ché l'Evangile  en  Egypte  et  fondé  des  églises  à  Alexan- 
drie. On  montrait  à  l'est  de  la  ville,  au  lieu  appelé  Bou- 
colia,  un  sanctuaire  où  reposait  le  corps  de  l'apôtre  avec 
ceux  des  évêques  ses  successeurs  ^ 

^  Sur  ceci,  v.  Harnack,  Chronologie,  t.  I.  p.  202.  La  liste  de 
-Jules  Africain  se  déduit  des  indications  d'Eusèbe. 

*  La  somme  de  ces  chiffres  est  128  ans  :  elle  part  donc  de 
Tannée  Gl  environ. 

3n,  16. 

^  Acta  S.  Pétri  Alex,  i  Migne,  P.  G.,  t.  XVIII,  p.  461  ;  cf.  Lum- 
broso,  L'EyHto  al  tempo  dei  Greci  e  dei  JRomani,  p.  185 1. 


332  CHAPITRE   XVIII. 

Même  au  temps  de  l'évêque  Démétrius,  dont  le  long 
épiscopat  correspond  à  ceux  des  papes  Victor,  Zéphy- 
rin,  Calliste,  Urbain,  l'histoire  de  l'église  alexandrine 
demeure  assez  obscure.  Ce  qui  apparaît,  c'est  la  célèbre 
école. 

Nous  avons  déjà  rencontré  à  Rome  beaucoup  d'é- 
coles d'exégèse  transcendante  et  de  théologie.  Plusieurs 
d'entre  elles  eurent  des  difficultés  avec  l'Eglise,  qui  se 
vit  obligée  de  les  condamner.  Mais  ce  ne  fut  pas  tou- 
jours le  cas,  et,  même  quand  il  y  eut  brouille,  l'école 
ne  fut  pas  condamnée  comme  école,  mais  comme  or- 
gane d'une  propagande  fâcheuse.  En  d'autres  termes, 
l'Eglise  ne  réprouva  pas  la  théologie,  mais  seulement 
la  mauvaise  théologie. 

Si  de  telles  institutions  ont  pu  vivre  à  E-ome,  dans 
un  milieu  plutôt  positif,  que  devait-il  en  être  à  Alexan- 
drie, dans  cette  grande  métropole  de  la  science  et  de 
la  littérature,  à  l'ombre  du  Musée,  ce  grand  sanctuaire 
de  la  sapience  hellénique,  à  portée  de  la  célèbre  Biblio- 
thèque, en  face  des  antiques  écoles  juives,  où  vivait  en- 
core le  souvenir  de  Philon,  et  des  nouveaux  didasca- 
lées  gnostiques,  où  brillaient  les  Basilide  et  les  Carpo- 
crate?  Le  christianisme,  qui  recrutait  tant  d'adeptes 
parmi  les  gens  cultivés,  ne   pouvait  manquer   de   faire 

Si  Marc  l'évangéliste  est  identique  au  Jean  Marc  nommé  dans 
les  Actes  des  apôtres  et  dans  les  épîtres  de  saint  Paul  et  de 
saint  Pierre,  la  tradition  alexandrine  se  heurte  à  une  objection 
très  grave,  car  Denys  d'Alexandrie  (Eus.,  VII,  25)  rappelle  l'his- 
toire de  ce  personnage  sans  laisser  voir  la  moindre  idée  d'un 
rapport  spécial  avec  la  métropole  égyptienne. 


l'école   CHRÉTIEXXE   D'ALEXANDRIE  33B 

quelque  chose  pour  eux  et  de  se  plier,  dans  une  cer- 
taine mesure,  à  leurs  habitudes  d'esprit.  Nous  n'avons 
pourtant  aucune  raison  de  croire  qu'il  l'ait  fait  très  vo- 
lontiers. Le  didascalée  orthodoxe,  tel  qu'il  se  révèle  à 
nous  au  temps  de  l'empereur  Commode,  n'a  nullement 
l'air  d'avoir  été  fondé  par  un  des  anciens  évêques.  S'il 
finit  par  devenir  une  institution  de  l'église  alexandrine, 
et  par  s'adapter  à  l'instruction  des  catéchumènes,  il  pa- 
raît bien  être  né  d'efforts  privés,  tout  comme  ses  ana- 
logues romains. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  population  d'Alexan- 
drie était,  dans  son  immense  majorité,  industrielle  et 
commerçante,  et  que  le  Musée  rayonnait  plutôt  sur  l'en- 
semble de  l'hellénisme  que  sur  le  milieu  qui  l'entourait 
immédiatement.  La  masse  des  chrétiens,  même  à  Alexan- 
drie, ne  pouvait  avoir,  en  fait  de  spéculation,  que  des 
besoins  fort  limités.  Le  didascalée  n'a  jamais  pu  inté- 
resser qu'un  nombre  plus  ou  moins  restreint  d'esprits 
cultivés.  Les  autres  semblent  lui  avoir  témoigné  plus 
de  défiance  que  d'admiration.  C'était  la  tendance  géné- 
rale. La  culture  hellénique  était  déjà  suspecte  en  elle- 
même.  En  s'en  inspirant  pour  interpréter  la  tradition 
chrétienne,  les  Gnostiques  étaient  arrivés  à  des  résul- 
tats lamentables  ^,  dont  les  chrétiens  d'Alexandrie  avaient 
une  très  spéciale  expérience.  Ceci  soit  dit  pour  bien 
délimiter  l'importance  réelle  de  cette  célèbre  école  théo- 
logique. 

*  Sur  ceci  v.  de  Faye,  Clément  cV Alexandrie,  p.  126  et  suiv. 
Cf.  Strom.,  I,  1,  18,  19,"^  43,  99;  YI,  80,  89,  93,  etc. 


334  CHAPITRE   XVIII. 

Ses  premiers  docteurs  sont  demeurés  inconnus.  La 
plus  ancien  dont  le  souvenir  se  soit  conservé,  Pantène^ 
était  un  stoïcien  converti,  originaire  de  Sicile  ^  E.  alla^ 
dit-on,  prêcher  la  foi  aux  «  Indiens  » ,  chez  lesquels  il 
aurait  trouvé  un  évangile  en  langue  hébraïque,  apporté 
là  par  l'apôtre  Barthélémy  ^.  Revenu  à  Alexandrie,  il 
prit  la  direction  de  l'école  et  compta  parmi  ses  disci- 
ples Clément,  son  futur  successeur,  et  Alexandre,  qui 
devait  plus  tard  gouverner  les  églises  de  Cappadoce  et 
de  Jérusalem.  Il  ne  s'est  rien  conservé  de  lui.  Bien 
qu'Eusèbe  parle  de  ses  écrits,  il  ne  paraît  pas  qu'ils- 
aient  été  livrés  à  la  publicité  ^. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  ceux  de  Clément,  son 
successeur,  dont  il  nous  reste  assez  pour  nous  donner 
une  idée  de  ce  que  pouvait  être,  dans  les  vingt  der- 
nières années  du  second  siècle,  l'enseignement  du  di- 
dascalée  alexandrin. 

T.  Flavius  Clemens,  comme  son  nom  l'indique,  des- 
cendait probablement  de  quelque  affranchi  du  consul 
chrétien  son  homonymie.  Il  fut  d'abord  païen  \  Une  fois. 

^  Sur  Pantène,  v.  Eusèbe,  H.  E.,  V,  10,  11  (cf.  Clément^ 
^irom.,  I,  11);  VI,  13,  14,   19. 

2  Eusèbe,  H.  E.,  V,  10,  n'est  pas  bien  sûr  de  tout  cela. 
Et;  'Ivûcù;  ÈXÔetv  li^z-za:,  evOa  Xs'-j-o;  vjpzh  aÙTOv.Xes  mots  Inde,  In- 
diens étaient  alors  assez  vagues  ;  ils  pouvaient  désigner  tout 
aussi  bien  le  Yémen  actuel  ou  l'Abyssinie  que  l'Indoustan.  Ct". 
ci-dessus,  p.  126. 

3  Eus.,  H.  E.,  V,  10;  cf.  Clément,  Strom.,  I,  1,  11  et  suiv.  ; 
Eclog.,  27. 

^Eus.,  Praep.,  II,  2,  14. 


l'école  chrétienne  d'alexandrie  335 

converti,  il  s'attacha  successivement  à  divers  maîtres, 
qu'il  énumère,  sans  les  nommer,  dans  un  passage  de 
ses  Stromafe.s'  '  :  un  grec  d'Ionie,  un  autre  de  la  Grande- 
Grèce,  un  troisième  de  Célésyrie  (d'Antioche  ?),  un  ég}'p- 
tien,  un  assyrien  (Tatien?),  un  palestinien,  converti  du 
judaïsme.  Enfin  il  rencontra  Pantène  en  Egj^pte  et  trouva 
près  de  lui  le  repos  de  son  esprit. 

Le  didascalée  d'Alexandrie  était  bien  le  milieu  qu'il 
cherchait  et  qui  lui  convenait.  Là  on  ne  maudissait  point 
la  sagesse  des  anciens  Grecs:  on  ne  la  traitait  même 
pas  de  chose  indifférente.  On  trouvait  en  elle,  comme 
saint  Justin  l'avait  fait  déjà,  une  sorte  d'irradiation  de 
ce  même  Logos  divin  que  le  christianisme  adorait  en 
Jésus-Christ.  La  science  religieuse,  entendue  avec  cette 
largeur  d'esprit,  y  était  cultivée,  non  seulement  comme 
instrument  d'apologétique,  mais  comme  moj^en  de  per- 
fectionnement individuel.  C'était  une  gnose  orthodoxe: 
elle  ne  se  faisait  point  d'affaires  avec  le  Créateur:  elle 
ne  s'égarait  ni  dans  les  folles  rêveries  du  Plérôme,  ni 
dans  les  virtuosités  d'une  ascèse  impraticable;  mais, 
tout  comme  l'autre,  eUe  assurait  à  ses  adeptes  une  si- 
tuation privilégiée  dans  l'ensemble  des  fidèles.  Un  chré- 
tien gnostique  avait,  dans  sa  vie  religieuse,  des  élé- 
ments que  le  commmi  des  fidèles  ne  possédait  point. 
Il  ne  faisait  pas  son  salut  comme  tout  le  monde:  il 
savait  plus  que  les  autres:  son  idéal  moral  était  plus 
élevé  que  le  leur. 

'  Strom.,  I,  1.  11. 


336  CHAPITRE   XVIII. 

Cette  doctrine  supérieure  se  légitimait  par  une  tra- 
dition spéciale,  tout  comme  celles  de  Valentin  et  de 
Basilide.  «  Le  Seigneur,  après  sa  résurrection,  avait 
»  confié  la  gnose  à  Jacpues  le  Juste,  à  Jean  et  à  Pierre, 
»  qui  l'avaient  communiquée  aux  autres  apôtres  et  ceux-ci 
»  aux  Soixante-dix,  dont  était  Barnabe  »  *.  Par  Pantène 
elle  atteignit  Clément.  On  ne  sait  à  quel  moment  celui-ci 
remplaça  son  maître  à  la  direction  de  l'Ecole.  Il  était 
déjà  connu  comme  écrivain  avant  le  temps  du  pape 
Victor,  c'est-à-dire,  en  somme,  vers  le  temps  où  Irénée 
terminait  son  grand  ouvrage  ^  C'est  peut-être  à  cette 
première  période  que  se  rapporte  son  Protreptique,  actuel- 
lement conservé,  peut-être  aussi  les  huit  livres  des  Hy- 
poty poses ^  dont  nous  n'avons  que  des  fragments.  De  ce 
dernier  ouvrage  Eusèbe  ^  ne  parle  qu'avec  réserve  et 
se  borne  à  énumérer  les  livres  saints,  authentiques  ou 
contestés,  qui  s'y  trouvaient  cités.  Photius  ^  en  donne 
une  analyse  plus  franche,  mais  fort  compromettante. 
Clément  enseignait  l'éternité  de  la  matière;  il  faisait 
du  Fils  une  créature  ^;  il  croyait  à  la  métempsycose 
et  à  plusieurs  mondes  antérieurs  à  la  création  de  l'homme. 
L'histoire  d'Adam  et  d'Eve  était  traitée  d'une  manière 
honteuse    et    impie    (aî'j/pfo;  Tt  v.y.l  y.xjéoii).  Selon    Clé- 

^  Passage  du  YIl^  livre  des  Hypotyposes  de  Clément,  cité 
par  Eusèbe,  H.  E.,  II,  1. 

2  Eus.,  V,  28,  §4. 

3  H.  E.,  VI,  14. 

4  Cod.  109. 

s  Sur  ce  point,  le  témoignage  de  Photius  est  confirmé  par 
Rufin  (Jérôme,  Apoi.  adv.  lïbr.  linfini,  II,  17). 


l'école   chrétienne   D'ALEXANDRIE  337 

ment,  le  Verbe  n'avait  pris  de  la  chair  que  l'apparence. 
Du  reste,  il  admettait  deux  ou  trois  Verbes,  comme  le 
montre  la  phrase  suivante:  «  Le  Fils  aussi  est  appelé 
Verbe,  du  même  nom  que  le  Verbe  du  Père:  mais  ce 
n'est  pas  lui  qui  s'est  fait  chair:  ce  n'est  pas  non  plus 
le  Verbe  du  Père,  mais  luie  puissance  de  Dieu,  une 
sorte  de  dérivation  de  son  Verbe,  qui,  devenue  intelli- 
gence (voO;  Y£vôf7,£vo:),  habite  dans  le  cœur  des  hommes  » . 
Ces  doctrines,  qui  provoquaient  la  réprobation  de 
Photius,  peuvent  avoir  eu  moins  de  relief  qu'il  ne  leur 
en  donne,  éparses  qu'elles  étaient  au  milieu  de  commen- 
taires exégétiques.  Le  fait  est  que  les  débuts  théolo- 
giques de  Clément  ne  l'empêchèrent  pas  d'être  agrégé 
au  corps  presbytéral  d'Alexandrie.  Cette  union  person- 
nelle entre  l'église  et  l'école  profita  sensiblement  à  celle- 
ci.  Les  autres  livres  de  Clément  ne  donnent  pas  lieu 
aux  mêmes  objections  que  les  Hypot^-poses.  Les  prin- 
cipaux sont  les  Stromates  et  le  Pédagogue.  Dans  le 
premier  l'enseignement  est  surtout  théorique:  l'autre  a 
plutôt  pour  but  la  formation  morale  du  disciple.  Les 
Stromates  comprennent  sept  livi'es  entiers,  dont  les 
quatre  premiers  sont  antérieurs  à  la  rédaction  du  Pé- 
dagogue. Après  avoir  terminé  ce  dernier  ouvrage.  Clé- 
ment se  remit  aux  Stromates,  qu'il  n'eut  pas  le  temps 
d'achever  ^ 

^  Le  huitième  livre  ou  ce  que,  depuis  Eusèbe,  on  appelle 
ainsi,  n'est  qu'un  recueil  d'extraits  tirés  des  philosophes  pro- 
fanes; il  devait  probablement  servir,  avec  les  «Abrégés  de  Théo- 
dote»,  et  les  «Extraits  des  Prophètes»,  à  la  continuation  de 
l'ouvrage. 

DucHESxx.  Hist.  anc.  de  VEgl.  -  T.  I.  ^ 


1 


838  CHAPITRE   XVIII. 

Clément  était  extrêmement  érudit.  Il  possédait  à 
fond  toute  la  littérature  biblique  et  chrétienne,  authen- 
tique et  apocryphe,  et  non  seulement  la  littérature  ortho- 
doxe, mais  encore  les  productions  gnostiques.  Il  n'est 
pas  moins  informé  sur  les  œuvres  des  poètes  et  des 
philosophes  païens.  Ses  citations,  car  il  cite  beaucoup  \ 
ont  conservé  nombre  de  fragments  de  livres  perdus. 

Ce  n'est  pas  un  esprit  synthétique.  Il  court  souvent 
d'un  sujet  à  l'autre  et  donne  beaucoup  à  faire  à  qui 
recherche  dans  ses  œu^Tes  un  dessein  médité  et  surtout 
un  plan  réalisé.  Au  début  de  son  Pédagogue  il  semble 
s'ouvrir  à  ce  sujet  et  disting-ue  entre  les  trois  fonctions- 
que  le  Yerbe  remplit  par  son  organe:  il  convertit  (llpo- 
TC£TTTiy.6;),  il  éduque  (riatSayori'ô;,  formation  morale),  il 
instruit  (lu^a(7/,a>.ix.o:,  formation  intellectuelle).  Si  les- 
Stromates,  comme  cela  est  probable,  correspondent  à 
cette  troisième  fonction,  c'est  que  le  gnostique  chrétien^ 
tel  que  le  concevait  Clément,  n'avait  guère  besoin  de 
synthèse.  L'ouvrage  est  tout  en  digressions,  en  propos- 
détachés.  Et  cela  est  d'autant  plus  étonnant  que  les- 
écoles  rivales,  celles  de  Yalentin  et  de  Basilide,  se  dis- 
tinguaient au  contraire  par  la  forme  synthétique  de  leur 
enseignement.   Origène  devait  combler  cette  lacune. 

Clément  ne  finit  pas  sa  carrière  à  Alexandrie.  La 
persécution  s'abattit  sur  l'Egypte  en  202;  comme  elle 
visait  spécialement  les  catéchumènes,  elle  dut  avoir  des 


^  Il  est  possible  qu'elles  ne  soient  pas  toujours  de  première 
main  et  qu'il  ait  puisé  à  des  f  orilèges. 


l'école  chkétienne  d'alexandrie  339 

conséquences  lâcheuses  pour  l'institution  à  laquelle  il 
présidait.  Les  deux  premiers  livres  de  ses  Stromates, 
écrits  en  ce  moment,  contiennent  plus  d'une  allusion  à 
cette  crise.  Finalement  il  fut  obligé  de  s'éloigner.  On 
le  retrouve  peu  après  à  Césarée  de  Cappadoce,  près  de 
l'évêque  Alexandre,  qui  avait  suivi  ses  leçons  après  celles 
de  Pantène.  Là  aussi  la  persécution  sévissait  cruellement  ; 
Alexandre  fut  jeté  en  prison  :  Clément  prit  à  sa  place 
la  direction  de  l'église,  raffermit  les  fidèles  et  provoqua 
des  conversions  nouvelles.  Ce  témoignage  lui  est  donné 
en  211  ou  212  par  Alexandre  lui-même,  dans  une  lettre  ^ 
qu'il  écrivit  à  l'église  d'Antioche  et  que  Clément  se 
chargea  de  porter  à  destination.  Il  était  connu  des  fidè- 
les d'Antioche.  Dans  une  autre  lettre  ^,  écrite  vers  215 
et  adressée  à  Origène,  Alexandre  parle  de  lui  comme 
d'un  mort. 

Outre  ses  livres  de  pédagogie  théologique.  Clément 
en  avait  écrit  d'autres,  d'ordre  moins  spéculatif,  comme 
le  fameux  discours  sur  le  salut  des  riches,  que  nous  avons 
à  peu  près  en  entier,  et  ses  homélies  sur  le  jeûne  et  sur 
la  médisance.  Il  prit  part  aux  controverses  qui  s'élevè- 
rent de  son  temps  à  propos  de  la  Pâque.  Son  livre  sur 
ce  sujet  ^  était  en  rapport  avec  un  ouvrage  analogue 
de  Méliton:  un  autre,  dédié  à  son  ami  Alexandre,  semble, 


*  Conservée  en  partie  par  Eusèbe,  H.  E.,  TI,  11.  Clément  y 
est  l'objet  de  grands  éloges:  o'.à  K).r;-'.cVTc;  tsù  y.a/.apis-j  77p-o[^j- 
Tî'po'j,   àvopô;  svap-Tû'j  /-ai  osx.ty.s-j. 

2  Eus.,  //.  E.,  Yl,  U. 

3  Eus.,  H.  E.,  TV,  26;  V,  LS. 


340  CHAPITRE   XVIII. 

à  en  juger  par  son  titre,  «  Canon  ecclésiastique,  contre 
les  Judaïsants  » ,  se  rattacher  au  même  ordre  d'idées, 
Les  bizarreries  théologiques  ne  sont  pas  ce  qu'il  y  a 
de  plus  critiquable  dans  l'œuvre  de  Clément.  On  peut  lui 
faire  à  lui,  comme  à  Origène  et  sans  doute  comme  à  leurs 
prédécesseurs,  une  objection  fondamentale,  c'est  qu'ils 
donnent  à  la  science,  la  science  religieuse,  bien  entendu, 
une  valeur  excessive.  Le  fidèle  gnostique,  c'est-à-dire 
théologien,  est,  dans  leur  esprit,  religieusement  supérieur 
au  fidèle  tout  court.  Cette  conception  est,  à  la  vérité, 
très  différente  de  la  distinction  hérétique  entre  psy- 
chiques et  pneumatiques,  distinction  fondée  sur  la  nature 
même  des  âmes.  Comme  celle-ci,  cependant,  elle  se  rat- 
tache à  la  philosophie  platonicienne,  d'après  laquelle  la 
science,  au  lieu  d'augmenter  la  responsabilité  de  l'homme, 
ajoute  à  sa  moralité.  Le  didascalée  d'Alexandrie  avait  la 
prétention  de  former  des  chrétiens  non  seulement  plus 
instruits,  mais  meilleurs  que  les  autres.  Ceci  était  diffi- 
cile à  concilier  avec  les  principes  généraux  de  l'orga- 
nisation ecclésiastique.  L'Eglise  locale  finit  par  le  sentir 
et  peu  à  peu  s'incorpora,  en  en  modifiant  l'esprit,  tant 
en  ceci  que  sur  d'autres  points,  une  institution  qui  aurait 
pu  mettre  en  question  l'unité  nécessaire. 

On  ne  sait  au  juste  si  Clément  était  né  à  Athènes 
ou  à  Alexandrie.   Origène  ^    son  nom  l'indiquerait  tout 


1  II  dérive  de  celui  d'Horus,  divinité  égyptienne.  —  Sur  la 
biographie  d'Origène,  v.  surtout  le  livre  VI  de  l'Histoire  ecclé- 


l'école  chrétienne  d'Alexandrie  341 

seul,  est  un  fils  de  la  terre  égyptienne.  Ses  parents 
étaient  chrétiens  et  de  condition  honorable  :  il  eut  pour 
premier  maître  son  père  Léonide.  Dès  sa  plus  tendre 
enfance  l'enthousiasme  le  possède  et  le  dévore  ;  tout 
l'exalte,  la  science,  le  martyre,  l'ascétisme.  Léonide,  vic- 
time d'une  dénonciation,  est  condamné  comme  chré- 
tien (202-3).  Son  fils,  faute  de  pouvoir  mourir  avec  lui, 
l'exhorte  à  confesser  la  foi.  Privé  des  biens  paternels, 
sur  lesquels  s'est  abattue  une  sentence  de  confiscation, 
il  trouve  le  moyen  de  vivre  et  de  soutenir  la  famille 
nombreuse  dont  il  est  devenu  le  chef  à  dix-sept  ans. 
L'école  des  catéchèses  vient  d'être  dispersée  par  la  per- 
sécution ;  mais  l'exemple  des  martyrs  convertit  des  païens 
honnêtes,  qui  vont  se  grouper  autour  de  cet  enfant,  cé- 
lèbre déjà  par  sa  science  autant  que  par  sa  foi.  L'évê- 
que  Démétrius  l'accepte  comme  catéchiste.  Mais  l'édit 
de  Sévère  fait  de  nouvelles  victimes  dans  l'école  à  peine 
reformée.  Le  docteur  adolescent  conduit  ses  disciples  ^ 
au  martyre  ;  d'autres  se  forment  autour  de  lui  ;  rien  n'ar- 
rête son  zèle;  il  finit  par  attirer  sur  sa, personne  toute 
la  rage  des  païens  fanatiques. 


siastiqne  d'Eusèbe,  en  tenant  compte  de  la  tendance  apologé- 
tique de  l'historien.  Il  avait  pu  consulter  des  personnes  qui 
s'étaient  trouvées  en  rapport  avec  Origène  ;  la  bibliothèque  de 
Césarée  contenait  toutes  les  œuvres  du  maître  ;  quant  à  ses  let- 
tres, c'est  Eusèbe  lui-même  qui  en  fit  le  recueil  (YI,  36)  ;  elles 
lui  ont  fourni  beaucoup  de  détails  biographiques. 

^  Plutarque,  frère  d'Héraclas,  Serenus,  Héraclide,  Héron, 
un  autre  Serenus,  une  femme  Héraïs,  Basilide,  Potamienne, 
Marcella.  Eus.,  VI,  4,  5. 


1 


342  CHAPITRE   XVIII. 

Viennent  des  jours  plus  calmes  ;  à  la  bravoure  qu'il 
a  déployée  sous  le  feu  de  la  persécution  succède  l'eni- 
vrement de  Tascèse.  Par  sa  vie  mortifiée,  Origène  est 
un  précurseur  des  Antoine  et  des  ffilarion.  Il  ne  tient 
pas  à  lui  que  le  cliristianisme  orthodoxe  le  cède  en  ascé- 
tisme aux  philosophes  les  plus  durs  à  leur  chair,  aux 
gnostiques  et  aux  montanistes  les  plus  acharnés  contre 
elle.  Il  va  même  plus  loin,  trop  loin.  Au  temps  de  samt 
Justin  \  un  jeune  chrétien  d'Alexandrie,  pour  démentir 
les  calomnies  qui  diffamaient  les  mœurs  chrétiennes, 
avait  demandé  au  préfet  d"Eg3^pte  l'autorisation  de  faire 
le  sacrifice  de  sa  virilité.  Origène  ne  demande  pas  la 
permission  :  il  la  prend,  prétendant  ainsi  couper  court 
aux  soupçons  que  ses  fonctions  de  catéchiste  pouvaient 
soulever  chez  les  ennemis  du  nom  chrétien. 

Instruit  de  ce  sacrifice  plus  généreux  que  raison- 
nable, révêque  Démétrius  maintient  pourtant  Origène 
à  la  tête  de  son  école.  Le  jeune  docteur  devient  bientôt 
la  gloire  d'Alexandrie.  Tout  en  distribuant  son  ensei- 
gnement à  des  disciples  chaque  jour  plus  nombreux,  il 
ne  cesse  pas  de  s'instruire  lui-même.  Justin,  Tatien, 
Clément,  étaient  passés  du  paganisme  au  christianisme: 
leur  formation  avait  été  d'abord  philosophique,  puis  re- 
ligieuse. Origène  suivit  Tordre  inverse.  Elevé  dans  les 
principes  de  la  foi  chrétieinie,  il  n'emprunta  d'abord  au 
monde  profane  que  les  éléments  des  sciences  indiffé- 
rentes, de  la  grammaire  surtout.  Ce  n'est  que  plus  tard  ^, 

»  Jpol.,  I,  29. 
2  Eus.,  VI,  19. 


l'école  chrétienne  d'Alexandrie  343 

à  mesure  qn'il  sentit  le  besoin  de  connaître  les  doctrines 
qu'il  avait  à  combattre,  qu'il  se  mit  à  étudier  les  di- 
verses philosophies  helléniques  et  les  livres  des  héré- 
tiques. Il  suivit  alors  les  leçons  d'Ammonius  Sacctas,  en 
compagnie  d'un  de  ses .  disciples  plus  âgé  que  lui,  Hé- 
raclas,  qui  l'avait  précédé  de  cinq  ans  dans  cette  école  \ 
En  même  temps  qu'il  donnait  carrière,  dans  toutes  les 
directions  scientifiques,  à  son  puissant  esprit,  il  cher- 
chait à  vérifier  la  tradition,  à  discerner  quel  était  au 
juste  l'enseignement  authentique  de  l'Eglise.  C'est,  il 
me  semble,  dans  cette  préoccupation  qu'il  fit,  vers  212, 
le  voyage  de  E-ome,  «  désireux,  disait-il,  de  voir  cette 
très  ancienne  église  »  ^  De  même  cet  exégète  si  hardi 
dans  ses  interprétations  de  la  Bible  sentit  plus  que 
personne  le  besoin  d'en  fixer  le  texte  par  des  recher- 
ches critiques.  Il  apprit  l'hébreu  et  chercha  de  tous  côtés 
des  versions  différentes  de  celle  des  Septante,  qui  ser- 
vissent à  contrôler  celle-ci.  Ses  voyages  étaient  d'utiles 
occasions  pour  de  telles  recherches.   On  le  trouve  sans 


1  Porphyre,  dans  Eus.,  YI,  19,  §  5,  13.  Ammonius  Saccas 
est  considéré  comme  le  premier  maître  de  l'école  néoplatoni- 
cienne. Il  n'a  rien  écrit.  Porphyre  [l.  c.)  dit  qu'élevé  dans  le 
christianisme,  il  abandonna  sa  religion  pour  se  faire  païen.  Ce 
renseignement  n'est  pas  très  sûr,  car,  au  même  endroit,  Por- 
phyre attribue  à  Origène  contre  toute  vérité,  l'évolution  con- 
traire. Eusèbe,  lui,  a  confondu  ici  le  philosophe  Ammonius  Sac- 
cas  avec  un  autre  Ammonius,  auteur  de  quelques  livres,  notam- 
ment d'un  traité  «  sur  l'accord  de  Moïse  et  de  Jésus  »,  peut-être 
aussi  d'une  harmonie  des  évangiles  qu'Eusèbe  cite  dans  sa  lettre 
à  Carpianus. 

2  Eus.,  ^a,  14. 


344  CHAPITRE   XVIIT. 

cesse  sur  les  clieniins,  à  Rome,  en  Grèce,  à  Nicopolis 
d'Epire,  à  Nicomédie,  à  Antioclie,  en  Palestine,  en  Ara- 
bie. Héraclas,  déjà  associé  par  lui  à  son  enseignement, 
prenait  en  son  absence  la  direction  de  l'école.  Ce  n'était 
pas  toujours  la  curiosité  seule  qui  mettait  le  docteur 
en  mouvement.  Sa  renommée  de  savant  chrétien  le  fai- 
sait appeler  auprès  des  grands  personnages  soucieux  de 
se  renseigner  sur  le  christianisme.  C'est  ainsi  que  le 
légat  d'Arabie  le  fit  demander  par  exprès,  et  que, 
vers  218,  la  princesse  Mammée,  mère  du  futur  empe- 
reur Alexandre  Sévère,  l'envoya  chercher  d' Antioclie 
avec  une  escorte  de  cavaliers. 

Quelque  temps  avant  ce  voyage,  lors  du  sac  d'Alexan- 
drie par  les  troupes  de  Caracalla,  Origène  avait  été  obligé 
de  s'enfuir;  il  se  réfugia  en  Palestine,  auprès  des  évêques 
Théoctiste  de  Césarée  et  Alexandre  d'-^lia.  Ces  pré- 
lats, amis  de  la  science  et  fiers  de  montrer  à  leurs  fidè- 
les le  célèbre  catéchiste  d'Alexandrie,  le  décidèrent  à 
parler  dans  leurs  églises,  non  plus  seulement  aux  caté- 
chumènes, mais  aux  fidèles  eux-mêmes;  Démétrius  pro- 
testa vivement  contre  ce  qu'il  considérait  comme  une 
irrégularité  et  réclama  son  fils  spirituel.  Les  évêques 
palestiniens  s'excusèrent  en  citant  des  précédents  \ 

Quinze  ans  se  passèrent  encore.  L'évêque  d'Alexan- 
drie,  fier  de  ses   succès  et  du  renom   de  son   école,  le 

'  Evelpius,  autorisé  à  prêcher  par  l'évêque  de  Laranda, 
Néon  ;  Paulin,  par  celui  d'Iconium,  Gelse  ;  Théodose,  par  At- 
ticus  de  Synnada.  Ces  personnages  ne  sont  pas  autrement 
connus  (Eus.,  VI,   10). 


l'école   chrétienne    d' ALEXANDRIE  345 

laissait  enseigner  à  sa  guise  et  ne  songeait  nullement 
à  lui  interdire  ces  hardiesses  de  pensée  qui,  vers  le 
temps  où  nous  sommes,  commencèrent  à  se  révéler  dans 
ses  premiers  ouvrages,  surtout  dans  le  fameux  livre  des 
Principes  ^  Un  ami  aussi  riche  que  dévoué,  Ambroise, 
mettait  à  sa  disposition  tout  un  personnel  de  sténogra- 
phes et  de  copistes.  Les  commentaires  du  maître  jouis- 
saient ainsi,  en  dehors  même  de  l'école,  de  la  plus  large 
publicité. 

Cette  situation  fut  troublée  par  sa  rupture  avec  l'é- 
vêque.  Origène,  appelé  en  Achaïe  pour  combattre  cer- 
taines hérésies,  fut  ordonné  prêtre  à  son  passage  en 
Palestine,  par  ses  amis  les  évêques  d'^Elia  et  de  Cé- 
sarée.  Démétrius  s'était  abstenu  de  lui  conférer  cette 
dignité.  En  laissant  Origène  dans  la  condition  laïque, 
il  le  confinait  dans  l'enseignement  extérieur,  celui  des 
catéchumènes,  et  lui  interdisait  toute  prédication  à  l'é- 
glise. Il  n'en  avait  pas  usé  de  même  avec  Héraclas,  qui 
avait  été  admis  dans  le  corps  presbytéral,  sans  avoir  à 
renoncer  à  ses  études  philosophiques,  ni  même  à  déposer 
le  manteau  de  philosophe  ".  Peut-être  l'usage  d'Alexan- 
drie était-il  déjà  contraire  à  l'ordination  des  eunuques  ^. 
Eusèbe  insinue  et  saint  Jérôme  déclare  que  le  prélat 
s'inspirait  uniquement  d'une  jalousie  mesquine.  Cela  est 


^Origène,  dans  Eus.,  VI,  19. 

^  Cent  ans  après,  le  concile  de  Nicée,  où  l'évêque  d'Alexan- 
drie eut  une  grande  influence,  ouvre  la  série  de  ses  canons  par 
une  disposition  en  ce  sens. 


346  CHAPITRE   XVITl. 

possible.  Les  évêques  palestiniens  auxquels  Démétrius 
défendait  de  laisser  prêcher  Origène  parce  qu'il  n'était 
pas  prêtre,  voulurent  sans  doute  éliminer  ce  prétexte. 
Ils  n'avaient  pas,  au  sujet  des  eunuques,  les  mêmes 
principes  que  leur  collègue  d'Alexandrie.  Ils  ne  firent 
non  plus  aucune  difficulté  d'ordonner  un  fidèle  d'une 
autre  église  K  Quoi  qu'il  en  soit,  Démétrius  réclama  très 
énergiquement,  mais  sans  faire  valoir  d'autre  objection 
que  la  mutilation  volontaire.  Origène,  après  une  tour- 
née en  Achaïe,  en  Asie-Mineure  et  en  Syrie,  revint  en 
Egypte  et  essaya  de  reprendre  la  direction  de  son  école. 
Mais  l'évêque  a^j  opposa.  Deux  conciles  réunis  consé- 
cutivement déclarèrent  qu'il  cesserait  d'enseigner,  qu'il 
quitterait  Alexandrie,  enfiji  qu'il  serait  déposé  de  la  prê- 
trise. Ces  sentences  furent  communiquées  aux  autres 
évêques  et  ratifiées  sans  discussion  par  un  grand  nombre 
d'entre  eux.  Il  semble  qu'on  les  ait  reçues  à  Rome,  comme 
plus  tard  on  reçut  une  sentence  semblable,  portée  contre 
Arius  \ 


'  Dès  le  couimencemeiit  du  IV®  siècle  il  est  reconnu  dans 
tous  les  conciles  que  nul  n'a  le  droit  d'ordonner  les  clercs  d'un^ 
autre  église  ;  plus  tard  cette  prohibition  fut  étendue  aux  laï- 
ques. Origène,  malgré  l'importance  des  services  qu'il  rendait  à 
l'église  d'Alexandrie,  n'était  encore  que  laïque. 

^  Eusèbe  (VI,  23)  renvoie  ici  au  11'^  livre  de  son  apologie 
d'Origène,  ouvrage  perdu.  Photius  l'cod.  118),  qui  en  a  sauvé 
quelques  traits,  semble  y  avoir  lu  qu 'Eusèbe  et  Pamphile  ne 
faisaient  intervenir  dans  la  condamnation  d'Origène  d'autres 
évêques  que  ceux  d'Egypte.  Saint  Jérôme  iRufin,  ApoL,  II,  20) 
paraît  avoir  eu  vent  d'une  adhésion  épiscopale  plus  large: 
Damnatur  a  Dem>efrio  episcopo  ;  e.rceptis  ralaestinae  et  Arabiae 
et  Fhoenices  afque  Achaiae  sacerdotibus   in  damuatlonem  eius 


l'école  chrétienne  d'alexaxdrie  347 

En  Palestine,  au  contraire,  en  Cappadoce  et  jusqu'en 
Achaïe,  la  considération  d'Origène  était  assez  forte  pour 
résister  à  ce  coup.  Il  trouva  asile  et  protection  auprès 
des  évêques  palestiniens,  s'installa  à  Césarée  et  con- 
tinua sur  ce  nouveau  terrain  son  enseignement  d'école, 
ses  publications  et  ses  prédications  devant  les  fidèles. 

Sa  personne  seule  avait  été  repoussée  d'Alexandrie. 
Sa  doctrine  y  demeura,  interprétée  par  son  ancien  col- 
laborateur, Héraclas.  Peu  après  le  départ  d'Origène, 
Démétrius  mourut  :  Héraclas  lui  succéda.  Il  semble  que 
son  amitié  pour  Origène  se  fut  affaiblie  dans  les  der- 
niers temps,  et  que,  devenu  évêque,  il  ait  maintenu  à 
son  égard  l'attitude  de  son  prédécesseur  ^  Le  maître 
demeura  en  Palestine,  et  l'un  de  ses  disciples,  Denys, 
prit  la  direction  des  catéchèses.  Malgré  l'incontestable 
valeur  de  ce  nouveau  maître,  l'école  d'Alexandrie  n'était 
plus  à  Alexandrie.  C'est  à  Césarée  que  l'on  voyait  affluer 
les  plus   illustres   disciples,  comme   Grégoire,    le   futur 

coHH^iitit  orbùi;  Borna  ij)sa  contra  hune  cogit  sénat nm  ;  non 
])r(tpter  dogmatum  novitatem  nac  pr opter  haeresim,  ut  nunc  ad- 
vcrsHS  eum  rahidi  canes  simulant,  sed  quia  gloriam  elfKju^ntiae 
eius  et  scientiae  ferre  non  poterant,  et  illo  dicente  onines  niuii 
j)utabantur. 

'  Je  ne  vais  pas  plus  loin,  malgré  Harnack,  Chronot.,  t.  II, 
p.  25  (cf.  Ueberlief.,  p.  332)  et  Bardenhever,  Gesch.,  t.  II,  p.  80. 
Le  texte  de  Photius,  sur  lequel  on  se  fonde,  dérive  de  quelque 
légende  malveillante  comme  il  y  en  eut  tant  sur  Origène.  Voir 
ce  texte  dans  Dollinger,  Hippolgt  unil  Kallist,  p.  2o4,  et  dans 
Harnack,  Ueb?rlief.,  p.  332  (cf.  Migne,  P.  G.,  t.  CIV,  p.  1229). 
Avant  qu'il  n'eût  été  amélioré  par  Dollinger,  Tillemont  avait 
déjà  débrouillé  très  clairement  les  traditions  sur  ce  point  [Hist, 
eccL,  t.  III,  p.  769). 


1 


348  CHAPITRE   XII. 

Thaumaturge,  et  son  frère  Athénodore.  C'est  à  Césarée 
qu'arrivaient  à  Origène  les  lettres  des  plus  illustres  pré- 
lats d'Orient,  comme  Firmilien,  évêque  de  Césarée  en 
Cappadoce.  C'est  là  qu'il  entreprit  les  plus  considéra- 
bles de  ses  pubblications,  notamment  ses  fameuses  édi- 
tions des  Hexaples  et  des  Octaples.  C'est  là  encore 
qu'on  venait  le  cherclier  pour  résoudre  les  difficultés 
doctrinales,  réfuter  les  hérétiques  et  argumenter  contre 
les  évêques  qui  s'écartaient  de  l'enseignement  tradi- 
tionnel. Sa  science,  sa  dialectique,  son  éloquence,  étaient 
invincibles.  A  tout  cela,  du  reste,  s'ajoutait  le  charme 
de  la  sainteté  la  plus  douce  et  le  prestige  d'un  ascé- 
tisme éclatant.  Sa  gloire  était  universelle;  ses  écrits, 
ses  lettres,  se  répandaient  dans  tout  l'Orient  et  jusqu'à 
Rome,  où  pourtant  on  ne  le  lisait  guère,  car  on  com- 
mençait à  désapprendre  le  grec.  En  même  temps  qu'il 
édifiait  l'Eglise  par  sa  vertu  et  illustrait  la  foi  par  son 
enseignement,  il  la  défendait  contre  tous  ses  ennemis: 
hérétiques,  juifs,  païens,  il  faisait  face  à  tout.  C'est  à 
cette  dernière  période  de  sa  vie  qu'appartient  son  fa- 
meux traité  contre  Celse.  Une  gloire  lui  manquait  en- 
core, celle  des  confesseurs  de  la  foi.  Déjà,  en  235,  la 
persécution  de  Maximin  l'avait  forcé  de  quitter  la  Pa- 
lestine et  de  se  réfugier  en  Cappadoce.  Deux  de  ses 
amis,  Ambroise  et  le  prêtre  Protoctète,  de  Césarée,  fu- 
rent jetés  en  prison.  Il  reprit  alors  la  plume  avec  la- 
quelle, encore  enfant,  il  avait  encouragé  son  père  à 
mourir  pour  la  foi,  et  adressa  aux  deux  confesseurs  son 
«  Exhortation  au  martyre  » .  La  tempête   passa  :   mais, 


l'école   chrétienne   d' ALEXANDRIE  349 

quinze  ans  après,  la  persécution  de  Dèce  le  trouva  et 
le  saisit  à  son  poste  de  maître  chrétien.  On  le  mit  à 
la  question;  il  fut  jeté  en  prison,  chargé  de  chaînes, 
soumis  à  la  torture  de  l'écartement  des  jambes.  On  le 
menaça  du  feu,  on  le  fit  passer  par  d'autres  supplices. 
Hien  ne  put  vaincre  sa  constance.  Pourtant,  moins  heu- 
reux que  son  ami  Alexandre,  qui  mourut  en  prison, 
Origène  atteignit  vivant  le  terme  de  la  persécution.  Il 
survécut  deux  ou  trois  ans,  pendant  lesquels  il  eut  le 
temps  de  s'associer  aux  mesures  miséricordieuses  prises 
par  les  grands  évêques  du  temps,  Corneille,  Cyprien, 
Denys,  envers  les  fidèles  qui  avaient  défailli  dans  les 
mauvais  jours  ^  Son  ami  Ambroise  mourut  avant  lui. 
Une  des  dernières  lettres  qu'il  reçut  lui  vint  de  son 
ancien  disciple  Denys,  maintenant  évêque  d'i^lexandrie  : 
elle  traitait  du  martyre  '.  Il  mourut  enfin,  couronné  de 
toutes  les  gloires  auxquelles  un  chrétien  peut  aspirer 
en  ce  monde  et  pauvre  jusqu'à  son  dernier  jour.  C'est 
à  Tyr  qu'il  rendit  à  Dieu  sa  belle  âme  :  son  tombeau 
y  fut  longtemps  visité. 

Je  n'ai  pas  dit  vénéré.  En  ce  temps-là  leB  honneurs 
de  l'anniversaire  solennellement  fêté  n'étaient  encore  dé- 
cernés qu'aux  martyrs,  et,  en  un  certain  sens,  aux  évê- 
ques. Il  n'eut  pas  de  légende:  si  grande  qu'elle  ait  été, 
son  activité  scientifique  a  dit  peu  de  chose  au  popu- 
laire. D'ailleurs  son  œuvre  doctrinale  fut  bientôt  dis- 
cutée; les    luttes    qui    s'engagèrent    autour    de  sa  mé- 

1  Eus.,  YI,  39. 

2  Eus.,  VI,  4G. 


350 


CHAPITRE   XVIII. 


moire  n'étaient  pas  propres  à  lui  donner  une  auréole. 
Il  trouva  des  défenseurs  excessifs  et  maladroits,  plus 
souvent  des  ennemis  :  peu  de  noms  ont  été  plus  mau- 
dits que  le  sien.  Mais  il  est  facile  à  l'historien  de  dis- 
cerner les  passions,  les  unes  avouables,  les  autres  inexcu- 
sables, qui  ont  excité  contre  lui  les  Démétrius,  les  Mé- 
thode, les  Epiphane,  les  Jérôme,  les  Théophile,  les  Jus- 
tinien.  Bien  que  nous  n'ayons  pas,  à  beaucoup  près, 
toutes  ses  œuvres,  il  en  reste  assez  pour  le  juger,  pour 
apprécier  en  particulier  le  rapport  entre  ses  idées  et 
la  doctrine  reçue  de  son  temps,  et  surtout  pour  se  con- 
vaincre de  l'absolue  pureté  de  ses  intentions. 


Son  œuvre  littéraire  est  immense.  Pour  la  plus 
grande  part  elle  est  consacrée  à  la  Bible.  Il  faut  men- 
tionner tout  d'abord  le  célèbre  recueil  des  Hexaples^ 
où  figuraient  en  colonnes  parallèles  le  texte  hébreu  en 
lettres  hébraïques  et  en  lettres  grecques,  les  versions- 
des  Septante,  d'Aquila,  de  Symmaque  et  de  Théodo- 
tion,  ainsi  que  diverses  traductions  partielles.  Ce  livre 
monumental  existait  encore  à  Césarée  au  temps  d'Eu- 
sèbe:  il  'est  douteux  qu'il  se  soit  conservé  jusqu.'au 
temps  de  saint  Epiphane  et  de  saint  Jérôme.  On  en 
fit  une  transcription,  qui  comprenait  seulement  les 
quatre  versions  grecques  (Tétraples).  Origène  avait  éta- 
bli aussi  une  recension  des  Septante  où  des  obèles  signa- 
laient les  passages  qui  manquaient  à  l'hébreu,  et  des 
astérisques  encadraient  certains  suppléments  empruntés 
à  la  version  de  Théodotion,  quand  l'hébreu  semblait  plus 


l'école  chrétienne  d'alï:xanduie  351 

complet  que  les  Septante.  A  ces  travaux  critiques  fait 
suite,  logiquement  sinon  chronologiquement,  une  masse 
énorme  de  commentaires,  différents  de  forme  (scliolies, 
homélies,  traités  ou  tÔ'xol),  mais  embrassant  tous  les 
livres  de  l'Ancien  et  du  Xouveau  Testament. 

En  dehors  de  ces  travaux  bibliques,  Origène  laissa 
d'autres  ouvrages  sur  des  sujets  particuliers,  ses  traités 
de  la  prière  et  de  la  résurrection,  son  exhortation  au 
martyre,  dix  livres  de  Stromates  et  ses  deux  œuvres 
les  plus  célèbres,  la  réfutation  de  Celse  et  le  traité  des 
Principes,  UzqI  ôtzyorK  Une  centaine  de  lettres  avaient 
été  réunies  par  Eusèbe  et  formaient  un  important  sup- 
plément à  cette  littérature.  Deux  d'entre  elles  étaient 
adressées  à  l'empereur  Philippe  et  à  sa  femme  Otacilia 
Severa. 

Saint  Epiphane  évalue  à  six  mille  volumes  la  pro- 
duction littéraire  d'Origène.  Ce  chiffre  énorme  n'est  pas 
invraisemblable,  si  l'on  tient  compte  des  usages  de  la 
librairie  antique  et  de  la  faible  étendue  des  rouleaux 
{vohimina,  Toy-oO  sur  lesquels  on  transcrivait.  Quoiqu'il 
en  soit,  une  partie  seulement  de  cette  grande  œuvre 
s'est  conservée  jusqu'à  nous.  Les  anathèmes  qui  s'abat- 
tirent bientôt  sur  elle  détournèrent  les  transcripteurs, 
surtout  les  transcripteurs  grecs.  Les  Latins  furent  plus 
cléments.  Grâce  à  eux  nous  avons  encore  le  traité  des 
Pr/»c«2^ev,  œuvre  fondamentale,  sur  laquelle  on  peut  ju- 
ger la  s^'nthèse  théologique  d'Origène.  Encore  ne  nous 
en  reste-t-il  qu'une  version  retouchée  en  plus  d'un  en- 
droit. Pufin,  le    traducteur,  nous    en    prévient   dans  sa 


B52  CHAPITRE   XVIII. 

préface.  Saint  Jérôme  en  avait  fait  une  autre,  plus 
exacte;  malheureusement,  de  cette  version,  comme  du 
texte  original,  il  ne  subsiste  plus  que  des  fragments. 
L'idée  même  d'une  synthèse  est  caractéristique.  De- 
puis saint  Justin,  pour  ne  pas  dire  depuis  saint  Jean, 
on  avait  souvent  cherché  dans  la  philosophie,  dans  ses 
conceptions  et  dans  sa  langue,  le  mo^^en  d'expliquer  la 
tradition  chrétienne.  Mais  ce  n'étaient  là  que  des  ef- 
forts partiels.  On  développait  en  langage  philosophique 
les  points  que  l'on  entendait  faire  valoir  ou  défendre; 
pour  le  reste  on  s'en  tenait  à  la  tradition.  Justin  et 
les  autres  apologistes,  plus  tard  Irénée,  Hippolyte  et 
Tertullien,  en  sont  ici  au  même  point.  Leur  théologie, 
comme  telle,  demeure  toujours  partielle,  fragmentaire. 
La  synthèse  doctrinale  était  représentée  par  le  symbole, 
où,  depuis  Dieu  tout-puissant  jusqu'à  la  résurrection  de 
la  chair,  les  fidèles  trouvaient  en  raccourci  tout  ce  qu'ils 
avaient  à  croire  et  à  espérer.  En  dehors  de  cette  formule, 
simple  et  populaire,  il  n'y  avait  que  les  systèmes  gnos- 
tiques,  complets  eux  aussi,  depuis  l'Abîme  ineffable  jus- 
qu'au retour  à  Dieu  des  âmes  prédestinées.  Clément  avait 
philosophé  sur  le  christianisme  sans  que  des  nécessités  de 
controverse  eussent  attiré  sa  pensée  sur  des  points  par- 
ticuliers, mais  aussi  sans  éprouver  le  besoin  de  grouper 
les  éléments  de  la  doctrine  en  un  système  harmonique. 
C'est  Origène  qui,  le  premier  parmi  les  penseurs  chré- 
tiens, eut  l'idée  d'une  synthèse  théologique  et  la  réa- 
lisa. Je  vais  en  donner  un  résumé,  d'après  le  traité  des 
Principes. 


l'école  chrétienne  d'alexandrie  353 

Dieu  est  essentiellement  simple,  immuable  et  bon. 
En  vertu  de  sa  bonté  il  se  manifeste  et  se  communique, 
en  vertu  de  son  immutabilité  il  se  manifeste  et  se  com- 
munique éternellement.  Pour  cela,  comme  il  est  impos- 
sible d'admettre  des  rapports  directs  entre  l'essentielle 
simplicité  et  la  pluralité  contingente,  Dieu  doit  d'abord  ^ 
se  mettre  lui-même  dans  un  état  susceptible  de  telles 
relations.  De  là  la  production  du  Verbe,  personne  dis- 
tincte, divinité  dérivée,  626;,  non  ô  0£6:  ni  surtout  aj- 
TÔOîo;.  Origène  ne  recule  pas  devant  le  terme  «  second 
Dieu  » .  Le  Verbe,  engendré  de  la  substance  du  Père, 
lui  est  coéternel  et  consubstantiel.  Cependant,  outre  qu'il 
procède  du  Père,  le  Verbe  d' Origène  a  encore  une  autre 
infériorité,  c'est  qu'il  contient  l'archétype  des  choses 
■finies,  de  la  pluralité.  A  ce  point  de  vue  il  rentre  dans 
la  catégorie  du  créé,  il  est  créature,  /.Tt'juLa,  comme  dit 
la  Bible  \ 

Ici  encore,  comme  chez  les  apologistes,  la  produc- 
ction  du  Verbe  est  nécessitée  par  la  création.  Les  créa- 
tures n'existeraient  pas,  que  le  Verbe  n'aurait  aucune 
raison  d'être.  Mais  —  et  ici  Origène  est  conséquent  — 
la  bonté  essentielle  de  Dieu  exige  qu'il  y  ait  toujours 
des  créatures,  de  sorte  que  le  Verbe  est  nécessaire  et 
éternel. 

^  Ordre  logique;   la  chronologie  n'a  rien  à  voir  ici. 

^  Prov.,  VIII,  22,  suivant  le  grec:  '0  Kûpio;  i/.Ttas  ;-».£  hz/hi 
ûo<Ù»  xjT&u.  S.  Jérôme  traduit:  Domi)ius  jjossed if  ?ne.  Ailleurs^  Gen. 
XIV,  il  rencontre  deux  fois  le  même  verbe  (qânâ),  au  parti- 
cipe présent  (qôné)  ;  la  première  fois  (v.  19)  il  le  rend  par  qui 
creavif,  la  seconde  (v.  22)  par  j^ossessor. 

Duchesse.  Ilist.  anc.  de  VEgl.  -  T.  I.  23 


854  CHAPITRE    XVIII. 

Dans  ce  système,  toujours  comme  dans  celui  des  apo- 
logistes, on  ne  voit  pas  quelle  place  peut  occuper  une 
troisième  personne  divine.  La  théorie  proposée  n'a  nul 
besoin  du  Saint-Esprit.  Origène  Tadmet  pourtant,  comme 
tous  ses  prédécesseurs  orthodoxes,  car  il  est  fourni  par 
la  tradition  \  et  cela  avec  une  telle  évidence  qu'il  est 
impossible  de  biaiser.  Le  Saint-Esprit  complète  donc  la 
Trinité,  ou  plutôt  la  hiérarchie  des  personnes  divines, 
hiérarchie  dont  les  degrés  se  caractérisent  relativement 
aux  créatures  en  ce  que  le  Père  agit  (indirectement)  sur 
tous  les  êtres,  le  Yerbe  sur  les  êtres  raisonnables  ou 
esprits,  l'Esprit-Saint  sur  les  êtres  raisonnables  et  saints. 

Tel  est  le  monde  divin,  constitué  par  les  trois  per- 
sonnes «  immuables  »  :  au  dessous  vient  le  monde  des 
esprits  inférieurs,  sujets  au  changement.  Ils  ont  été 
créés  libres,  et,  tout  aussitôt,  ont  abusé  de  leur  liberté  ^^ 
de  telle  sorte  qu'une  réjDression  et  une  correction  est 
devenue  nécessaire.  A  cet  effet  est  créé  le  monde  sen- 
sible. Les  corjDS  sont  destinés  à  fournir  aux  esprits  une 
sorte  d'épreuve  ]3uriiicatrice.  Suivant  la  gravité  de  leur 
faute,  les  esprits  sont  pourvus  d'un  corps  subtil  (anges),, 
pesant  (hommes)  ou  difforme  (démons).  Ainsi  la  création 


^  Cepedant  la  tradition  ne  lui  semblait  pas  décider  si  l'Es- 
prit-Saint était  devenu  ou  non  i^;vrr.-:b^  r,  à-j'-'vr.To;),  ni  s'il  était 
ou  non  Fils  de  Dieu  (I,  li.  Cf.  ci-dessus,  p.  233. 

2  Cette  conception  du  péché  originel,  commis  en  dehors  du 
monde  sensible,  diffère  notablement  de  celle  de  l'Eglise.  Elle 
se  rapprocherait  plutôt  de  celle  de  Yalentin.  Cepedant,  selon 
Valentin,  la  faute  primordiale  est  attribuable  à  un  être  divin,, 
ce  qui  n'est  pas  le  cas  ici. 


l'école  chrétienne  d'Alexandrie  355 

des  corp8  est  corrélative  à  celle  des  esprits;  il  n'y  a  pa^' 
de  matière  incréée. 

L'union  des  corps  et  des  esprits  fournit  à  ceux-ci  une 
occasion  de  lutte  et  de  mérite.  Dans  cette  lutte  où  leur 
liberté  demeure  intacte,  les  hommes  sont  aidés  par  les 
anges,  contrariés  par  les  démons.  Mais  le  conflit  pren- 
dra fin  ^  ;  le  mal  n'est  pas  étemel  ;  la  purification  s'é- 
tendra même  aux  démons. 

Ici  se  place  la  théorie  de  la  rédemption.  Le  Verbe, 
s'intéressant  à  l'épreuve  soutenue  par  les  âmes  humaines, 
leur  a  envoj^é  des  aides,  esprits  d'élite,  qui  ont  pris  un 
corps  :  ce  sont  les  Prophètes  :  il  a  même  fait  de  tout 
un  peuple  un  instrument  de  salut  :  enfin,  tous  ces  inter- 
médiaires étant  demeurés  inefficaces,  il  est  venu  lui-même. 
Une  âme  absolument  pure  ^  a  pris  corps  :  il  s'est  uni  à 
cette  âme,  laquelle  conserve  sa  liberté,  et  demeure  sus- 
ceptible de  mérite  ou  de  démérite.  De  ià  une  crois- 
sance du  Christ  extérieur.  Le  salut,  c'est,  pour  Je  chré- 
tien ordinaire,  l'œuvre  de  la  croix,  le  sacrifice,  rançon 
de  la  dette,  émancipation  de  la  servitude  du  démon  : 
pour  le  chrétien  gnostiqiie,  c'est  un  enseignement  d'ordre 
supérieur.  Ni  pour  Fuii  ni  pour  l'autre  ce  n'est  le  Verbe 
fait  chair,  divinisant  la  nature  humaine  par  une  intime 
communion.  Devant  le  chrétien  du.  commun  le  Christ 
d'Origène  écarte  des  obstacles  :  au  chrétien  gnostique  il 
offre  modèle  et  lumière  :  mais  c'est  tout. 

'  Fin   relative,    bien-entendu,   et   qui    ne   concerne    que   les 
êtres  en  particulier,  car  le  roulement  des  choses  est  éternel. 
°  Exception  au  péché  universel. 


356  CHAPITRE   XVITI. 

La  fin  des  choses  n'est  que  relative,  les  choses  de- 
vant toujours  exister  et  le  roulement  recommencer.  La 
vie  terminée,  ce  qui  reste  à  expier  l'est  d'une  autre  façon, 
par  un  feu  immatériel  et  purificateur.  Après  quoi  l'es- 
prit créé  prend  son  état  définitif.  E-evêtu  d'un  corps 
glorieux,  qui  n'a  rien  à  voir  avec  les  formes  humaines, 
il  est  désormais  déterminé  au  l^ien.  La  matière  aban- 
donnée par  les  uns  sert  ensuite  pour  d'autres,  et  cela 
dans  un  éternel  recommencement. 

Tel  est  le  système.  La  méthode  suivie  pour  le  cons- 
truire est  exposée  au  début  du  livre  des  Principes.  Ori- 
gène  commence  par  dresser  l'inventaire  des  points  clai- 
rem.ent  admis  par  l'Eglise  :  il  sépare  avec  soin  ce  qu'il 
trouve  dans  la  prédication  officielle  de  ce  qui  n'est  qu'o- 
pinion particulière  ou  croyance  vague.  Il  s'en  faut  que 
l'enseignement  authentique  lui  donne  la  clef  de  tous  les 
problèmes:  c'est  cependant  sur  lui  qu'il  entend  fonder 
sa  synthèse  :  «  Yoilà  les  éléments,  les  fondements  dont 
»  il  faut  se  servir  si  l'on  veut,  suivant  le  précepte  «  Eclai- 
»  rez-vous  de  la  lumière  de  la  science  » ,  former  un  en- 
»  semble  doctrinal  et  comme  un  corps  rationnellement 
»  disposé.  On  aura  recours  à  des  déductions  claires  et 
»  incontestables  ;  on  empruntera  à  la  Sainte  Ecriture  ce 
»  qu'on  y  trouve  directement  et  ce  qu'on  en  peut  dé- 
»  duire  par  voie  de  conséquence  :  puis,  de  tous  ces  ensei- 
»  gnements  on  formera  un  seul  et  même  corps  ». 

On  ne  saurait  imaginer  une  méthode  plus  louable. 
Malheureusement  il  est  sous-entendu  que  l'Ecriture  sera 
traitée  par  l'exégèse  allégorique,  qui  permet  de  trouver 


l'école  chrétienne  d'alexaxdrie  357 

n'importe-  quelle  doctrine  en  n'importe  quel  texte;  c'est 
la  porte  ouverte  au  sens  privé,  aux  hardiesses  de  la 
pensée,  aux  spéculations  de  la  philosophie  ambiante. 
Ainsi  Origène  est  arrivé  à  construire  un  système  où  le 
christianisme  pouvait  difficilement  se  reconnaître,  une 
sorte  de  compromis  entre  l'Evangile  et  la  gnose,  une 
théologie  où  la  tradition  est  plutôt  côtoyée  qu'incor- 
porée, où  même  les  éléments  qui  satisfont  d'abord,  si 
on  les  considère  à  part,  deviennent  inquiétants  dès  qu'on 
tient  compté  de  leur  voisinage. 

Après  la  mort  de  son  auteur,  la  doctrine  d' Origène 
souleva  beaucoup  de  critiques,  mais  plutôt  sur  des  points 
particuliers  que  pour  l'ensemble:  on  ne  cite  personne 
qui  se  soit  attaqué  au  système  comme  tel.  Encore  cette 
opposition  tarda-t-elle  à  se  produire.  Le  Uept  àp/wv  n'est 
pas  un  des  derniers  ouvrages  de  son  auteur,  loin  de  là. 
Il  l'écrivit  à  Alexandrie,  avant  ses  démêles  avec  l'évê- 
que  Démétrius.  Celui-ci  ne  s'en  effaroucha  pas  ;  il  ne  doit 
pas,  du  reste,  avoir  été  très  difficile  en  fait  de  doctrines, 
car  c'est  de  son  temps  déjà  que  Clément  avait  publié  ses 
Hypotyposes.  Quand  il  entra  en  conflit  avec  Origène  et 
le  dénonça  à  l'Eglise  entière,  il  ne  lui  reprocha  que  sa 
mutilation  volontaire  et  son  ordination  par  des  évêques 
étrangers.  Héraclas,  ami  et  collaborateur  d' Origène  au 
moment  où  celui-ci  publiait  le  Flsp-l  à:px_cov,  ne  protesta 
ni  alors  ni  quand  il  fut  devenu  évêque  d'Alexandrie. 
Denys,  qui  gouverna  l'église  après  Héraclas,  était  lui- 
même  disciple  d' Origène:  jusqu'à  la  fin  il  se  maintint 
en  bons  termes  avec  lui.  On  sait  en  cruelle  vénération 


358  CHAPITRE   XVIII. 

le  tenaient  les  évêques  de  Palestine,  d'Arabie,  de  Plié- 
nicie,  de  Cappadoce,  d'Achaïe.  A  Rome  on  accepta  les 
sentences  de  l'évêque  Démétrius,  qui  n'avaient,  on  l'a  vu, 
aucun  considérant  doctrinal,  et  d'abord  on  s'en  tint  là. 
Sur  la  fin,  cependant,  des  rumeurs  fâcheuses  s'élevèrent 
et  parvinrent  au  pape  Fabien.  Origène  se  crut  obligé 
de  lui  écrire,  ainsi  qu'à  d'autres  évêques,  «  sur  son  ortho- 
doxie » .  Il  se  plaignait  beaucoup  des  gens  qui  falsifiaient 
ses  écrits  et  même  de  l'indiscrétion  d'Ambroise  \  toujours 
empressé  à  publier  les  productions  de  son  ami,  sans  lui 
donner  le  temps  de  les  revoir  ^.  D  faudrait  être  bien 
optimiste  pour  accepter  cette  explication  les  yeux  fermés. 
Cependant  il  demeure  certain,  non  seulement  qu' Origène 
est  mort  dans  la  communion  de  l'Eglise,  mais  que  sa 
doctrine,  quelque  étonnement  qu'elle  ait  pu  causer  ici 
ou  là,  ne  fut  jamais,  de  son  vivant,  l'objet  d'une  répro- 
bation officielle. 

1  Eusèbe,  H.  E.,  VI,  36.  Cf.  Jérôme,  ep.  LXXXIV,  10  et 
Rufin,  in  Hier.,  I,  44.  Voici  ce  que  dit  saint  Jérôme  :  Ipae  Ori- 
genes  in  epistola  quam  scrihit  ad  Fabianum,  Romanae  iirhis  epis- 
copum  paenitentiam  agit  cur  talia  scripserit  et  causas  temeritatis 
in  Amhrosium  refert  quod  secreto  édita  in  puhlicum  protulerit.  — 
Si  saint  Jérôme  avait  alors  eu  le  moindre  vent  d'une  condam- 
nation doctrinale  prononcée  à  Rome  contre  Origène  vivant,  on 
peut  être  sur  qu'il  s'en  fût  fait  un  argument  dans  sa  querelle 
avec  Rufin. 

^  V.  note  précédente  ;  v.  aussi  la  lettre  d' Origène  à  ses 
amis  d'Alexandrie,  dans  Rufin,  De  adidter.  librornm  Origenis, 
Migne,  P.  G.,  t.  XVII,  p.  624. 


CHAPITEE  XIX. 
L'Eglise  et  l'Etat  au  III®  siècle. 


La  persécntiou  par  édits  spéciaux.  —  Septime-Sévère  interdit  les  con- 
■versions.  —  Le  syncrétisme  religieiix  :  Jnlia  Domna,  Elagabal,  Alexandre 
Sévère.  —  Edit  de  Maximin  contre  le  clergé.  —  Pei'séciitions  de  Dèce,  de 
<jrallu8,  de  Valéi-ien.  —  La  propriété  ecclésiastique. 


Les  dernières  années  de  Marc-Aurèle  sont  marquées 
dans  l'histoire  chrétienne  en  traits  sanglants.  La  persé- 
cution, comme  tant  d'autres  choses,  se  relâcha  sous  Com- 
mode, non  cependant  en  ce  sens  que  la  jDrohibition  du 
christianisme  ait  été  abolie  alors:  mais,  le  gouvernement 
central  s'abstenant  d'insister  et  se  montrant  même  assez 
tolérant  à  Rome,  les  autorités  provinciales  avaient  plus 
de  facilité  pour  être,  suivant  leur  gré  et  les  circonstan- 
ces, ou  sévères  ou  complaisantes.  En  Asie,  le  proconsul 
Arrius  Antoninus  (184-5)  se  distingua  par  son  zèle  à 
poursuivre  les  chrétiens.  Un  jour  qu'il  instrumentait  con- 
tre eux,  tous  les  fidèles  de  la  ville  se  présentèrent  en 
masse  devant  son  tribunal.  Il  en  fit  exécuter  quelques- 
uns  et  dit  aux  autres  :  «  Mais,  malheureux,  si  vous  te- 
»  nez  tant  à  mourir,  il  y  a  des  cordes  et  des  précipi- 
»  ces».  Situation  caractéristique,  où  se  révèle  bien  le 
conflit  entre  la  rigueur  de  la  loi  et  la  difficulté  de  l'ap- 


360  CHAPITRE   XIX. 

pliquer.  A  Eome,  en  dépit  de  l'affaire  d'ApoUoDius,  on 
était  assez  tranquille.  Il  en  était  de  même  en  Afrique. 
TertuUien  signale,  en  ce  temps-là,  des  proconsuls  bien- 
veillants \ 

Ces  fluctuations  de  la  justice  romaine  et  le  système 
des  condamnations  individuelles  n'étaient  guère  propres 
à  entraver  sérieusement  les  progrès  du  christianisme. 
Le  danger  politique,  dont  Celse  s'était  préoccupé  si  vi- 
vement, finit  par  exciter  les  empereurs  à  prendre  des 
mesures  plus  efficaces.  Pendant  tout  le  IP  siècle  la  per- 
sécution n'avait  eu  d'autre  base  légale  que  la  prohibi- 
tion dont  nous  avons  plus  haut  recherché  l'origine.  On 
va  maintenant,  sans  révoquer  cette  prohibition  générale, 
porter  des  édits  nouveaux,  spécifiant  les  catégories  de 
chrétiens  à  poursuivre,  la  procédure,  les  pénalités,  les 
confiscations,  les  mesures  de  police.  Leur  application 
ne  sera  plus  abandonnée  au  zèle  des  gouverneurs;  ceux- 
ci  devront  se  mettre  en  campagne  et  suivre  de  point 
en  point  le  plan  de  répression  tracé  par  la  chancellerie 
impériale.  De  là  des  persécutions  beaucoup  plus  violen- 
tes que  celles  d'autrefois,  mais,  en  revanche,  d'assez 
courte  durée:  les  changements  d'empereurs  et  même, 
dans  certains  cas,  l'insuccès  des  mesures  de  rigueur 
amèneront  assez  vite  le  retrait  des  édits. 


1  Ad  Scap.,  4  :  «  Cincins  Severus,  qui  Thysdri  ipse  dédit  reme- 
diiim  quomodo  responderent  christiani  ut  dimitti  possent  ;  Ves- 
pronius  Candidus,  qui  christianum  quasi  tumultuosum  civibus 
suis  satisfacere  dimisit  »  . 


l'église  et  l'état  au  iii«  siècle  361 


1.°  —   Le  fomj>s  des  Sévère. 

Septime-Sévère  est  le  premier  empereur  qui  ait  porté 
un  édit  de  ce  genre.  Personnellement  il  était  loin  d'être 
défavorable  aux  chrétiens.  Sa  maison  en  était  remplie. 
Son  fils  Caracalla  fut  élevé. par  une  nourrice  chrétienne  *. 
Cette  circonstance  n'empêchait  pas  les  gouverneurs  de 
sévir.  L'Apologétique  de  Tertulien,  ses  deux  livres  Ad 
Xatlones,  en  197,  sa  requête  au  proconsul  Scapula,  en 
211,  sont  des  protestations  contre  les  rigueurs  des  ma- 
gistrats de  Sévère.  Ce  ne  sont  cependant  pas   des  do- 
cuments sur  la  persécution  spéciale  à  laquelle  le    nom 
de  cet  empereur  doit  rester  attaché.  Ce  que  Sévère  es- 
saya, ce  fut  d'arrêter  le    prosélytisme    chrétien.  L'édit 
qu'il  rendit  à  cet  effet  fut  publié  vers  l'année  200,  pen- 
dant son  séjour  en  Syrie.  Spartien  le  rapporte  en  ter- 
mes laconiques,  mais  clairs  :  «  Il  interdit,  sous  des  peines 
graves,  de  faire  des  juifs  et  des  chrétiens  »  ^.  Il  y  avait 
longtemps  que  la  circoncision  de  personnes  étrangères 
à  la  nationalité  juive  était  rigoureusement  interdite  ;  la 
même  prohibition  fut  appliquée   au  baptême    chrétien. 
Elle  ne  paraît  pas  l'avoir  été  longtemps:  en   tout    cas 
les  écrivains  chrétiens  ne  distinguent  pas    les  victimes 
de  cet  édit  d'avec  celles  de    la    persécution    ordinaire. 
Cependant  il  est  remarquable  que  l'école    catéchétique 

ï  Tert.,  ad  Scap.,  4. 

2  ludaeos  fieri  suh gravi  jyoena  vetuit ;  idem  etiam  de  chris- 
tiania sanxit.  Spartien,  Sévère,  17  (t.  I,  p.  137,  Peterj. 


3<32  CHAPITRE   XTX. 

d'Alexandrie  fut  désorganisée  juste  à  ce  moment  et  que 
Clément,  son  chef,  se  vit  obligé  de  quitter  l'Egypte. 
Cette  école  était,  en  Egypte,  le  plus  apparent  organe 
de  la  propagande  chrétienne:  ses  membres,  maîtres  et 
disciples,  tombaient  évidemment  sous  le  coup  de  l'édit. 
Origène.  ayant  tenté  de  la  reconstituer,  se  vit  poursuivi; 
et,  sil  ne  périt  pas  lui-même,  plusieurs  de  ses  disci- 
ples, nouvellement  convertis,  furent  arrêtés  et  exécutés. 
On  était  à  l'année  202.  C'est  alors  que  périrent  à  Car- 
tilage les  célèbres  martyrs  Perpétue,  Félicité,  Saturus, 
et  leurs  compagnons,  tous  néophytes  ou  catéchumènes. 
Pendant  que  l'empereur  Sévère  ^  instrumentait  ainsi 
suivant  les  vieux  procédés  romains,  sa  maison  devenait 
le  centre  d"mi  mouvement  intellectuel  d'où  pouvait  sor- 
tir pour  le  christianisme  une  sorte  de  concurrence  re- 
ligieuse. Avant  son  élévation  à  l'empire.  Sévère  était 
allé  chercher  femme  dans  une  vieille  famille  sacerdo- 
tale de  Syrie,  attachée  à  la  desservance  du  temple  d'El- 
Gabal,  à  Emèse.  Julia  Domna,  fille  du  grand-prêtre  Bas- 
sianus,  était  une  personne  de  forte  volonté,  d'esprit 
distingué  et  de  grande  culttire.  Devenue  impératrice, 
elle  fut  bientôt  entourée  de  totit  ce  que  l'empire  comp- 
tait de  beaux-esprits.  En  ce  temps  là  les  beaux-esprits 
n'étaient  plus,  comme  jadis,  portés  à  plaisanter  les  dieux. 
Ils  devenaient  religieux.  Le  mysticisme  philosophique 
ne  se  formulait  pas  encore  dans  le    système   néoplato- 

^  Sur  l'état  des  esjDrits  en  ce  temps  là,  au  point  de  vue 
philosophique  et  religieux,  v.  Jean  Réville,  Tm  religion  à  Borne 
sous  les  Sévères,  1886,  p.  190  et  suiv. 


l'église    et   l'état   au   11I«    SIÈLC'E  363 

nicien  ;  mais,  il  avait,  un  peu  partout,  une  tendance  à 
hiérarchiser  le  panthéon  reçu  de  façon  à  le  concilier 
avec  une  certaine  unité  divine  ;  en  morale,  il  prônait 
volontiers  l'ascèse  pythagoricienne.  En  somme,  il  cher- 
chait sa  voie.  Julia  Domna  lui  aidait  à  la  trouver.  Une 
femme  d'esprit  aussi  pratique,  qui  eût  volontiers  gou- 
verné l'Etat  si  on  l'avait  laissée  faire,  ne  pouvait  négliger 
la  situation  religieuse.  Elle  y  intéressa  ses  académiciens. 
En  dépit  des  édits  anciens  et  nouveaux,  les  progrès  du 
christianisme  devenaient  chaque  jour  plus  menaçants. 
Les  vieux  cultes  ne  lui  opposaient  qu'une  résistance  en 
ordre  dispersé.  N'était-il  pas  possible  de  les  grouper 
autour  de  quelque  idée,  de  quelque  symbole,  et  de  leur 
donner  ainsi  une  sorte  d'unité?  Les  dieux  des  divers 
temples,  des  diverses  nations,  ne  pouvaient-ils  pas  être 
conçus  comme  les  représentants  d'un  dieu  suprême,  au- 
teur du  monde,  qu'il  dirige  par  leur  intermédiaire  et 
<lont  ils  ne  sont  que  des  manifestations  partielles?  De 
ce  dieu  suprême,  le  symbole  le  plus  naturel  en  même 
temps  que  le  plus  magnifique,  c'est  le  soleil,  qui  verse 
partout  la  lumière  et  la  chaleur.  Elevée  près  des  autels 
d"un  dieu  sémitique,  initiée  à  toutes  les  mythologies  ou 
philosophies  de  la  Grèce,  entourée  au  Palatin  d'un  aréo- 
page de  penseurs  venus  des  quatre  coins  de  l'empire, 
la  belle  impératrice  était  elle-même  la  vivante  person- 
nification de  cet  esprit  nouveau,  la  grande  prêtresse 
idéale  du  syncrétisme  religieux. 

Elle  avait  trop  de  sens  pour  assumer   elle-même  le 
rôle  de  révélateur.  Il  fut  dévolu  à  un  j)ersonnage  assez 


364  CHAPITRE   XIX. 

mystérieux,  Apollonius  de  Tyane,  que  l'on  savait  avoir 
vécu  au  temps  des  Césars  et  des  Flaviens.  Il  avait  laissé, 
en  Asie-Mineure  et  autre  part,  la  réputation  d'un  ascète 
pythagoricien,  prédicateur  ambulant  et  thaumaturge, 
d'autres  disent  sorcier.  Un  des  lettrés  de  l'impératrice, 
Philostrate,  fut  chargé  d'écrire  sa  vie;  Julia  Domna  avait 
par  devers  elle  des  mémoires,  peu  authentiques,  d'un 
certain  Damis,  soi-disant  compagnon  d'Apollonius.  Elle 
les  confia  à  Philostrate.  Sur  ce  canevas  il  broda  large- 
ment, empruntant  à  droite  et  à  gauche  et  prenant,  jusque 
dans  les  évangiles  chrétiens,  les  traits  les  plus  propres 
à  relever  l'importance  et  les  vertus  du  héros:  son  amour 
pour  ses  semblables,  sa  grande  pitié  des  misères  humai- 
nes, sa  profonde  religion,  qui  s'adressait  à  tous  les  dieux 
en  général,  mais  surtout  au  Soleil  divin. 

Le  livre  fit  fortune,  beaucoup  plus  que  le  système. 
Dans  les  milieux  hostiles  au  christianisme  on  aperçut 
bientôt  quel  parti  pouvait  en  être  tiré,  sinon  pour  le 
syncrétisme  païen,  au  moins  contre  la  propagande  chré- 
tienne. Acceptée  comme  vraie,  la  légende  d'Apollonius 
permit  d'opposer  à  l'Evangile  une  belle  vie,  pure,  pieuse, 
dévouée,  pleine  de  miracles  et  de  bienfaits.  Porphyre, 
Hiéroclès,  Julien,  ne  manquèrent  pas  de  s'en  prévaloir. 

L'influence  de  Julia  Domna  se  maintint  après  la  mort 
de  Sévère  (211),  tant  que  dura  le  règne  de  Caracalla. 
Quand  son  fils  eut  été  assassiné  (217),  l'impératrice  se 
laissa  mourir  plutôt  que  de  s'incliner  devant  les  meur- 
triers. Sa  sœur  Julia  Mœsa,  tout  aussi  ambitieuse  qu'elle, 
intervint  alors  et  donna  à  la  dynastie    sévérienne  une 


l'église  et  l'état  au  m'-'  siècle  365 

continuation- inattendue,  en  maintenant  au   pouvoir   la 
famille  des  grands  prêtres  d'Emèse.  Elle  avait  deux  fil- 
les, Sohémias  et  Mammée,  pourvues  chacune  d'un  fils 
en  bas-âge.  On  fit  croire  aux  soldats  de  l'armée  d'Orient, 
très  attachés  à  Caracalla,  que  le  fils  de  Sohémias  était 
né  des  amours  adultères  de  leur  empereur  et  de  cette 
princesse.  L'enfant  —  il  n'avait  que  treize  ans  —  était 
déjà  titulaire  du  pontificat  d'Emèse.  Macrin,  substitué 
d'abord  à  Caracalla,  fut  bientôt  évincé  et  le  jeune  prê- 
tre devint  empereur  romain.  Nous  le  connaissons  sous 
le  nom  de  son  dieu  Elagabal,  qu'il  transporta  à  Eome 
et  dont  il  fut  toujours  le  serviteur  fanatique.    Comme 
sa  grand' tante  Domna,   le   nouvel  empereur  était  syn- 
crétiste,  mais  à  sa  façon.  C'est  autour  de  son  dieu  que 
devait  s'organiser  l'Olympe.  Il  commença  par  le  marier 
à  la.  Junon  Céleste  de  Carthage.  Baal,  émigré  en   Oc- 
cident, y  retrouvait  Astoreth.   Il  y  retrouva  aussi  son 
culte  syrien,  avec  ses    rites    obscènes    et   ses   frénésies 
sacrées.  L'empereur  en  personne  conduisait  cette  orgie 
religieuse,  et  prenait   plaisir  à  y  compromettre  ce  qui 
restait  de  la  vieille    dignité   romaine.   Enfin  les  préto- 
riens se  lassèrent  du  grand-prêtre  et  de  ses  processions 
lubriques.  Il  fut  jeté  au  Tibre  et  remplacé  par  le  fils 
de  Mammée,  le  doux    et  vertueux  Alexandre.  Le  dieu 
d'Emèse,  la  déesse  de  Carthage,   et  beaucoup  d'autres 
divinités  venues  de  loin  pour  les  noces  célestes,  furent 
renvoyés  à  leurs  temples.  Alexandre,  lui  aussi,  avait  une 
propension  vers  le  syncrétisme  religieux.  Dans  sa  cha- 
pelle domestique,  sa  piété,  bien  plus  large  que  celle  de 


^6G  CHAPITRE   XIX. 

Jnlia  Domiia,  honorait  à  la  fois  Abraham  et  Orphée, 
Jésus-Christ  et  Apollonius  de  Tyane.  Sa  mère  Mammée 
fat  en  rapport  avec  Origène  et  Hippolyte  \  Il  est  pos- 
sible qu'Alexandre  ait  eu,  lui  aussi,  quelque  accoin tance 
avec  ces  docteurs.  Il  faillit  élever  un  temple  à  Jésus- 
Christ  et  l'admettre  officiellement  au  nombre  des  dieux. 
Ses  conseillers  l'arrêtèrent.  En  revanche  ils  ne  l'empê- 
chèrent pas  de  tolérer  ouvertement  l'existence  des  com- 
munautés chrétiennes,  de  faire  l'éloge  de  leur  morale 
et  de  leur  organisation,  enfin  de  prendre  à  l'occasion 
leur  défense  contre  des  revendications  injustes  ^. 

Ce  règne  tranquille  dura  treize  ans.  Alexandre  fut 
assassiné  le  19  mars  235  par  des  soldats  révoltés,  qr.i 
jetèrent  la  pourpre  sur  les  éjDaules  de  Maximin,  soldat 
grossier  et  fanatique.  Une  réaction  violente  commença 
aussitôt.  Les  chrétiens,  favorisés  par  le  défunt  empereur^ 
furent  l'objet  d'un  édit  spécial,  dont  Eusèbe  nous  ap- 
prend qu'il  ne  visait  que  les  chefs  des  églises  ;  Origène 
atteste  que  les  édifices  religieux  furent  brûlés  ^.  C'est 
alors  que  ses  amis  Ambroise,  qui  était  diacre  ^,  et  Pro- 
toctète,  prêtre  de  Césarée  en  Palestine,  furent  arrêtés^ 
et  qu'il  leur  écrivit  son  Exliortation  au  martyre.  Lui- 
même  fut  obligé  de  se  cacher.  Tous  les  trois,  pourtant, 
ils  sur\'écurent  à  la  persécution.  Elle  fut  très  vive  en 
Cappadoce,  où  le  légat  ne  se  borna  pas   à  poursuivre 

1  Ci-dessus,  p.  318,  244. 

^  I^Rm^vide,  Alexander,  22,  29,  43,  45,  49,  51. 
3  Eus.,  Yl,  28;  Origène,   In  Matth.,  28. 
"*  Saint  Jérôme,  De  vi?'is,  56. 


l'égltse  et  l'état  au  iii«  siècle  367 

les  membres  du  clergé  et  sévit  indistinctement  contre 
tous  les  fidèles  ^  A  Rome  l'évêque  Pontien  et  Hippo- 
lyte,  chef  d'une  communauté  dissidente,  furent  arrêtés 
et  exilés  en  Sardaigne,  où  ils  ne  tardèrent  pas  à  mourir  *. 
A  Antioclie,  à  Alexandrie,  à  Jérusalem,  à  Césarée  de 
Oappadoce,  les  évêques  échappèrent  aux  recherches,  car 
on  ne  signale  aucune  vacance  de  ces  sièges  au  temps 
de  Maximin.  On  peut  en  dire  autant  de  l'évêque  de 
Cartilage  :  aucun  des  prédécesseurs  de  saint  Cyprien 
n'avait  été  martyr.  En  somme  les  édits  de  Maximin  pa- 
raissent avoir  été  assez  peu  exécutés  de  son  vivant:  ils 
ne  reçurent  aucune  application  après  sa  mort.  Gordien  III 
(238-243)  et  Philippe  (243-249)  laissèrent  en  paix  les  chré- 
tiens. Philippe  était  chrétien  lui-même,  on  le  disait,  du 
moins  ^,  mais  seulement  en  son  particulier,  car  ses  mon- 
naies et  ce  que  l'on  connaît  de  ses  actes  n'indiquent  au- 
cune différence  extérieure,  au  point  de  vue  religieux, 
entre  lui  et  les  autres  empereurs. 

2.°  —  La  persécution  de  Dèce  (250-251). 

Proclamé  empereur,  en  septembre  249,  Dèce  se  vit 
presque  aussitôt  en  présence  d'une  double  tâche  :  re- 
pousser l'invasion  des  Goths  et  réformer  les  mœurs.  La 
première  lui  était  imposée  par  les  événements;  s'il  n'y 
réussit  pas,  il  trouva  au  moins,   en    s'y   essayant,  une 

/         ^  Firmilien,   ap.   Ctjpr.^  ep.  LXXV,   10. 

2  Cot.  lib. 

3  Denys  d'Alexandrie,  dans  Eus.,  YII,   10. 


368  CHAPITRE    XIX. 

mort  honorable.  Quant  à  la  seconde,  il  se  l'était  pres- 
crite lui-même,  sans  mesurer  ni  ses  forces  ni  les  obsta- 
cles. Il  rétablit  la  charge  de  censeur,  la  confia  au  sé- 
nateur Yalérien,  et  lui  donna  commission  de  réformer 
tous  les  abus,  au  palais,  au  sénat,  dans  les  administra- 
tions, enfin  partout.  C'est  à  ces  idées  de  réforme  géné- 
rale que  se  rattache  sa  résolution  d'extirper  radicalement 
la  religion  chrétienne.  Dèce  vit  dans  le  christianisme  le 
plus  actif  dissolvant  des  mœurs  romaines  :  il  se  figura 
qu'il  en  viendrait  à  bout  par  des  mesures  de  rigueur 
sérieusement  appliquées.  Il  était  bien  tard  pour  mener 
à  bien  une  telle  entreprise  -. 

L'édit  de  persécution,  à  en  juger  par  son  applica- 
tion, car  nous  n'en  avons  plus  le  texte,  obligeait  tous 
les  chrétiens  et  toutes  les  personnes  soupçonnées  de 
l'être  à  faire  un  acte  d'adhésion  au  culte  païen,  sacri- 
fice, libation,  participation  aux  repas  sacrés.  Dans  chaque 
ville,  dans  chaque  bourg  même,  une    commission  était 

^  Sur  cette  persécution  v.  1°  Cyprien,  Ej).,  1-56;  De  la2)Sis; 
2^  Denys  d'Alexandrie,  lettres  à  Fabius  d'Antioche  (Eus.,  VI, 
41,  42),  à  Domitius  et  Didyme  (Eus.,  VII,  11,  20),  à  Germanus 
(Eus.,  VI,  40).  —  Parmi  les  passiones  7nartyrum  qui  se  réclament 
de  la  persécution  de  Dèce,  la  passion  de  Pionius  est  la  seule  qui 
se  puisse  citer  avec  confiance  (texte  grec  dans  Gebliardt,  Acta 
martyrum  selecta,  p.  96)  ;  celle  de  Carpus  (ci-dessus,  p.  266,  n.  1) 
est  peut-être,  elle  aussi,  de  ce  temps.  Quant  à  celles  de  saint 
Achatius  (Antioche  de  Pisidie),  de  saint  Maxime,  des  saints 
Pierre,  André,  Paul,  Dionysia  (Lampsaquej,  de  saint  Conon  (Ma- 
gydos),  de  saint  Nestor  (Sidé),  des  saints  Tryplion  et  Respicius 
(Nicée),  des  saints  Lucien  et  Marcien  (Bithyniej,  de  saint  Sa- 
turnin (Toulouse),  ce  sont  des  textes  trop  postérieurs  aux  évé- 
nements pour  être  facilement  utilisables. 


l'écilisb  et  l'état  au  m®  siècle  369 

chargée  de  présider  à  ces  formalités  :  elle  délivrait,  à 
ceux  qui  consentaient  à  s'y  soumettre,  des  certificats 
de  sacrifice  ^  Ceux  qui  s'y  refusaient  devaient  être  con- 
traints par  les  fonctionnaires  de  l'administration  et  par 
les  municipalités.  Naturellement  les  évêques  et  le  clergé, 
avec  les  autres  notabilités  chrétiennes,  étaient  recher- 
chés tout  d'abord.  Les  confesseurs,  jetés  en  prison,  s'y 
voyaient  tourmentés  par  la  faim,  la  soif  et  autres  sup- 
plices lents,  jusqu'à  ce  qu'ils  se  décidassent  à  l'apostasie. 
De  temps  en  temps  des  condamnations  capitales,  des 
exécutions,  montraient  jusqu'où  l'on  était  résolu  d'aller. 
Le  bûcher,  supplice  destructeur  du  corps,  était  assez 
souvent  employé.  On  le  considérait  comme  propre  à 
déconcerter  les  espérances  de  résurrection.  Quiconque 
se  dérobait  par  la  fuite  avait  ses  biens  confisqués. 

Ces  mesures,  vigoureusement  appliquées,  parurent 
d'abord  avoir  obtenu  un  plein  succès.  Les  masses  chré- 
tiennes eurent,  devant  la  persécution,  une  tenue  déplo- 
rable. «  La  défaillance  fut  universelle  » ,  dit  Denys  d'A- 
lexandrie :  «  un  grand  nombre  de  personnages  en  vue  se 
»  présentèrent  d'eux-mêmes:  les  fonctionnaires  se  lais- 
»  sèrent    conduire  par  leurs  subordonnés  ou  par   leurs 

Quelques-uns  de  ces  certificats  nous  ont  été  rendus,  en 
original,  par  les  papyrus  égyptiens.  Trois  ont  été  trouvés  dans 
le  voisinage  d'Arsinoé  ;  le  quatrième  provient  d'Oxyrliynque. 
(Compte-rendus  de  l'Académie  de  Berlin,  1893,  p.  1007  :  de 
l'Académie  de  Vienne,  1894,  p.  3;  Atti  del  II  Congresso  di  ar- 
cheol.  crist.,  Rome,  1902,  p.  398;  G-renfell  et  Hunt,  0,ri/rhj/n- 
chus papyri,  t.  IV,  Londres,  1904).  Cf.  Harnack,  Thcol.  Liferafur- 
zeitung,  1894,  p.  38,  162;  P.  Franchi,  Niiovo  Bull,  di  archeol. 
crist.,  1895,  p.  68,  et  Mlscellanea  di  st.  e  cuit,  ceci.,  1904,  p.  3. 

DuCHESXE.  Hht.  a  ne.  de  VEgl.  -  T.  I.  24 


;370  CHAPITRE    XIX. 

»  collègues.  Appelés  par  leurs  noms  et  invités  à  sacri- 
»  fier,  ils  s'avançaient,  la  plupart  livides  et  tremblants^ 
»  comme  s'ils  se  fussent  présentés  non  pas  pour  sacrifier^ 
»  mais  pour  être  sacrifiés  eux-mêmes.  La  multitude  assem- 
»  blée  à  ce  spectacle  les  tournait  en  dérision;  tout  le 
»  monde  voyait  que  c'étaient  des  lâches,  aussi  timides- 
»  devant  le  sacrifice  que  devant  la  mort.  Il  y  en  eut 
»  qui  montrèrent  plus  d'assurance  :  ils  couraient  aux 
»  autels,  protestant  qu'ils  n'avaient  jamais  été  chré- 
»  tiens.  C'est  de  ceux-là  que  le  Seigneur  a  dit  qu'ils. 
»  auraient  de  la  peine  à  se  sauver.  Quant  aux  petites- 
»  gens,  ils  se  mirent  à  la  suite  des  autres  ou  s'enfui- 
»  rent.  Un  certain  nombre  furent  arrêtés.  Parmi  ceux-ci 
»  il  y  en  eut  qui  persévérèrent  jusqu'à  se  laisser  mettre 
»  aux  fers  et  en  prison,  quelques-uns  même  pendant  un 
»  temps  assez  long  ;  mais  avant  de  passer  devant  le  tri- 
»  bunal  ils  abjuraient.  D'autres  ne  furent  vaincus  que 
»  par  la  torture  »  . 

Les  choses  se  passèrent  à  Cartilage  et  à  Eome  de  la 
même  façon  qu'à  Alexandrie.  A  Smyrne  l'évêque  Eu- 
daemon  abjura  avec  un  grand  nombre  de  ses  fidèles. 
Il  y  eut  en  revanche  des  martyrs  et  surtout  des  con- 
fesseurs. A  Eome,  le  pape  Fabien,  arrêté  dès  les  pre- 
miers joursj  fut  supplicié  le  20  janvier  250.  Les  prêtres 
Moïse  et  Maxime,  les  diacres  Enfin  et  Nicostrate,  furent 
jetés  en  prison,  où  ils  demeurèrent  plus  d'un  an;  Moïse 
y  mourut  vers  la  fin  de  l'année.  A  Toulouse  l'évêque 
Saturnin  fut  exécuté.  A  Smyrne,  le  prêtre  Pionius,  sur- 
pris au  momeait  où  il  célébrait,  avec  quelques   fidèles, 


i/ÉGLiSE  ET  l'État  at  iir  siècle  B71 

l'anniversaire  de  saint  Polycarpe,  subit  le  supplice  du 
feu.  En  même  temps  que  lui  fut  brûlé  un  prêtre  mar- 
cionite,  appelé  Métrodore.  Pione.  qui  se  rencontra  sur 
le  bûcher  avec  un  marcionite,  avait  trouvé  un  monta- 
niste,  Eutychianus,  dans  sa  prison.  L'édit  ne  distinguait 
pas  entre  la  grande  Eglise  et  les  dissidents.  A  Antioche 
et  à  Jérusalem,  les  évêques  Babylas  et  Alexandre  furent 
aussi  incarcérés  et  moururent  en  prison.  Origène.  in- 
carcéré aussi  et  à  peu  près  écartelé,  échappa  sur  le 
moment  à  la  mort  :  mais  il  survécut  peu,  affaibli  sans 
doute  par  les  soufPrances  qu'il  avait  endurées. 

En  beaucoup  d'endroits  les  évêques  réussirent  à 
s'échapper.  C'est  ce -que  firent  saint  Cyprien  à  Carthage 
et  saint  Grégoire  à  Néocésarée.  Il  en  fut  de  même,  sans 
doute,  à  Césarée  de  Cappadoce  et  en  bien  d'autres  en- 
droits pour  lesquels  les  renseignements  font  défaut. 
Denys  d'Alexandrie,  arrêté  au  moment  où  il  quittait  la 
ville,  fut  enlevé  à  son  escorte  par  des  paysans  amis,  qui 
le  transportèrent  en  lieu  sûr. 

De  leurs  retraites,  les  évêques  qui  s'étaient  cachés 
continuaient  à  diriger  leurs  églises  :  ils  restaient  en  com- 
munication avec  les  membres  du  clergé,  qui,  sous  le  feu 
même  de  la  persécution,  continuaient  à  remplir  les  fonc- 
tions de  leur  ministère,  et  avec  les  fidèles  hardis  qui 
ne  laissaient  pas  chômer  les  œuvres  de  la  charité  chré- 
tienne. La  correspondance  de  saint  Cyprien  est  très  in- 
téressante à  ce  point  de  vue.  On  peut  y  voir  comment, 
à  Rome  et  à  Carthage,  une  communauté  chrétienne  par- 
venait à  vivre  sous  le  régime  de  la  terreur. 


372  CHAPITRE   XIX. 

A  Rome  la  situation  était  si  grave  qu'il  fut  impos- 
sible de  donner  un  successeur  à  Fabien.  Le  siège  épis- 
copal  resta  quinze  mois  vacant. 

Une  année  se  passa  dans  ces  angoisses.  Les  confes- 
seurs, entassés  dans  les  prisons,  mouraient  lentement. 
De  temps  à  autre  quelques-uns  montaient  sur  les  bû- 
chers, étaient  jetés  aux  bêtes  ou  avaient  la  tête  tran- 
chée. L'Eglise  enregistrait  avec  joie  ces  nobles  exem- 
ples. On  enterrait  les  martyrs,  on  visitait  les  prisonniers, 
on  secourait  les  fugitifs,  on  soutenait  le  courage  des 
gens  exposés,  et  déjà  on  s'occupait  de  consoler  et  de 
réconcilier  les  apostats  pénitents. 

Vers  la  fin  de  l'année  250  la  persécution  se  ralen- 
tit. Au  printemps  suivant  la  sécurité  revint.  Les  évo- 
ques reparaissaient;  on  reprenait  les  réunions.  En  no- 
vembre 251,  Dèce  périt  devant  Tennemi,  près  du  Da- 
nube. Le  danger  sembla  disparu.  Saint  Cyprien  put 
réunir  un  concile  à  Carthage  et  l'église  de  Rome  se 
donna  un  évêque. 

Cependant  la  tranquillité  dura  peu.  Le  successeur 
de  Dèce,  Trebonianus  Gallus,  rendit  un  nouvel  édit  par 
lequel  les  chrétiens  étaient  encore  une  fois  obligés  à  sa- 
crifier. L^ne  peste  terrible  ravageait  alors  l'empire.  Elle 
paraît  avoir  été  l'occasion  de  cette  seconde  persécution, 
sur  laquelle  il  ne  reste  que  quelques  allusions  dans  les 
lettres  de  saint  Cyprien  et  de  saint  Denys  d'Alexandrie  ^ 

^  Cyprien,  Ep.  LIX,  6;  Denys,  lettre  à  Hermammon  (Eus., 
VII,  1)  ;  c'est  alors  que  Cyprien  écrivit  son  traité  ad  Deme- 
trianum. 


l'église  et  l'état  au  iii«  siècle  373 

Le  nouveau  pape,  Cornélius,  fut  arrêté  ;  mais  ses  fidè- 
les se  portèrent  en  foule  au  tribunal,  proclamant  leur 
foi  et  se  déclarant  prêts  à  mourir  pour  la  conserver  \ 
Cornélius  fut  simplement  interné  à  Centumcellae  (Ci- 
vitavecchia),  où  il  mourut  quelques  mois  après  (juin  253). 
Lucius,  élu  à  sa  place,  fut  exilé,  lui  aussi,  aussitôt  après 
son  ordination:  mais  son  éloignement  dura  peu.  Rap- 
pelé, soit  par  Gallus  lui-même,  soit  par  Emilien,  son 
successeur  éphémère,  il  reprit,  vers  le  commencement 
de  254,  la  direction  de  son  église,  mais  pour  quelques 
semaines  seulement,  car  il  mourut  le  4  mars.  Emilien 
avait  été  déjà  renversé  par  Valérien,  qui  rendit  la  paix  à 
l'Eglise  et  se  montra  d'abord  très  favorable  aux  chré- 
tiens. 

On  put  alors  apprécier  les  résultats  de  la  persécu- 
tion. Gallus  l'avait  ranimée  pour  satisfaire  les  passions 
populaires,  soulevées  par  des  calamités  de  tout  genre, 
peste,  lamine,  invasion  des  barbares.  Mais  à  l'origine 
c'est  la  raison  d'Etat  qui  avait  dicté  à  Dèce  ses  édits 
sanglants.  Dèce  et  la  raison  d'Etat  étaient  vaincus.  Sans 
doute,  pendant  quelque  temps,  la  vie  du  christianisme 
avait  paru  suspendue.  Des  fonctionnaires  optimistes  du- 
rent écrire  alors  des  rapports  triomphants.  Un  nombre 
immense  d'apostasies  avaient  été  obtenues  et  inscrites 
sur  les  registres.  La  plupart  des  chrétiens  connus  comme 
tels  étaient  munis  d'un  certificat  de  sacrifice.  Quelques 
entêtés,  soumis  au  régime   de  la  prison,  finiraient  à  la 

^  Cyprien,  op.  cit. 


374  CHAPITRE   XIX. 

longue  par  se  soumettre  aux  formalités  prescrites.  Mais 
on  oubliait  une  foule  de  gens  qui  avaient  réussi  à  dis- 
simuler leur  qualité  de  chrétiens  ou  à  dépister  les  re- 
cherches de  la  police.  Si  tant  d'évêques,  de  prêtres,  de 
diacres,  étaient  parvenus  à  se  cacher  et  même  à  exercer 
leur  ministère  aux  moments  les  plus  critiques,  c'est  que 
la  police  ne  pouvait  ou  ne  voulait  pas  tout  voir.  La 
persécution  finie,  il  resta  un  très  grand  nombre  de  fidè- 
les qui,  n'ayant  pas  été  mis  en  demeure  de  sacrifier, 
n'étaient  ni  apostats  ni  confesseurs.  Le  succès  de  l'édit, 
complet  en  apparence,  se  trouvait  être  en  réalité  fort 
restreint. 

De  plus,  ces  mêmes  apostats  qui  avaient  sacrifié  ou 
reçu  des  certificats  de  sacrifice,  n'étaient  pas  pour  cela 
ralliés  à  la  religion  de  l'empire  ni  détachés  du  chris- 
tianisme. En  règle  avec  l'autorité,  ils  ne  l'étaient  pas 
avec  leur  conscience.  Bien  avant  que  la  tranquillité  ne 
fût  revenue,  les  prêtres,  les  évêques,  les  virent  arriver, 
pleins  de  larmes  et  de  repentir,  demandant  pardon  et 
sollicitant  leur  réintégration  dans  la  société  des  fidèles. 
L'empereur  avait  réussi  à  faire  commettre  beaucoup  de 
lâchetés,  mais  non  pas  à  diminuer  le  nombre  des  chré- 
tiens. Cette  épreuve  eut  même  pour  effet  de  fortifier 
les  courages.  Les  fidèles  de  Rome  s'associèrent  en  masse, 
sous  Gallus,  à  la  confession  de  leur  évêque:  ils  n'en 
avaient  pas  fait  autant  pour  Fabien,  au  début  de  la  per- 
sécution. L'opinion  publique  elle-même,  celle  des  mas- 
ses païennes,  si  parfois  elle  réclamait  des  rigueurs  con- 
tre  les   chrétiens,    tendait    cependant   à  s'apaiser.   Les 


l'église  et  l'état  au  iti«  siècle  375 

vieilles  calomnies  tombaient  chaque  jour,  à  mesure  que 
la  multiplication  des  fidèles  rapprochait,  enchevêtrait 
davantage  les  deux  sociétés  et  permettait  de  se  mieux 
connaître.  Il  n'y  avait  que  dans  les  temps  de  calamités 
publiques  que  l'on  entendait  encore  retentir  le  cri  des 
foules  :  «  Aux  lions  les  chrétiens  !  »  Les  scènes  de  mar- 
tyre, qui  exaltaient  l'enthousiasme  des  fidèles  et  trou- 
blaient la  conscience  des  apostats,  arrachaient  parfois 
des  protestations  aux  païens  eux-mêmes  \  En  somme, 
depuis  le  III*^  siècle,  les  empereurs  qui  laissèrent  les 
chrétiens  tranquilles  paraissent  avoir  été  d'accord  avec 
le  sentiment  public,  beaucoup  plus  que  ceux  qui  les  per- 
sécutèrent. 

3.°  —  La  persécution  de  Valérien. 

Saint  Denys  d'Alexandrie  nous  a  laissé  un  tableau  de 
la  paix  dont  jouit  l'Eglise  dans  les  premières  années  {2bé- 
257)  du  règne  de  Valérien.  Jamais  la  tranquillité  n'avait 
été  plus  profonde  ni  les  chrétiens  mieux  traités,  pas  même 
tsous  le  règne  de  leur  coreligionnaire  Philippe.  Ils  étaient 
en  si  grand  nombre  dans  l'entourage  immédiat  de  l'empe- 
reur que  sa  maison  formait  comme  «  une  église  de  Dieu  »  . 
Denys  attribue  le  changement  d'attitude  de  Valérien  à 
rinfluence  d'un  de  ses  ministres,  Macrien,  qu'il  appelle 
a.u  figuré  le  chef  des  magiciens  de  l'Egypte,  et  qui  pa- 


'  «  Cruelle  sentence,  ordres  injustes  »,  murmurent  les  païens 
à  la  vue  du  supplice  de  saint  Carpus  et  de  ses  compagnons. 


"376  CHAPITRE    XIX. 

raît  en  effet  avoir  été  un  païen  fanatique,  adonné  à  la 
magie,  et  comme  tel  ennemi  acharné  des  chrétiens. 

L'empire  ne  se  relevait  pas  de  ses  malheurs.  Toutes 
les  frontières  étaient  assaillies;  le  Rhin,  le  Danube,  li- 
vraient passage  aux  Francs,  aux  Alamans  et  autres  peu- 
ples pillards  de  la  Germanie.  Les  Goths,  voisins  de 
la  mer  Noire,  se  faisaient  pirates,  écumaient  les  côtes, 
ravageaient  l'Asie  Mineure  et  se  montraient  jusque 
dans  la  mer  Egée.  A  l'est  de  l'empire,  les  Perses  se 
rendaient  maîtres  de  l'Arménie  et  de  la  Mésopota- 
mie. Il  n'est  pas  jusqu'aux  tribus  du  Sahara  qui  ne  se 
missent  en  mouvement  contre  les  postes  de  la  Numidie. 
Valérien,  honnête,  mais  faible,  perdit  la  tête  au  point 
de  s'abandonner  aux  conseils  fanatiques  et  de  recom- 
mencer contre  les  chrétiens  cette  guerre  qui  avait  si  mal 
réussi  à  Dèce. 

Ce  fut,  encore  une  fois,  une  guerre  implacable  '.  Il 
ne  s'agissait  plus  d'arrêter  les  progrès  de  l'Eglise,  mais 
de  la  détruire.  On  espéra  d'abord  y  arriver  par  des 
moyens   relativement  modérés,   sans   effusion    de    sang. 

^  Sur  la  persécution  de  Valérien  v.  1°  Denys  d'Alexandrie, 
lettres  à  Hermammon  (Eus.  VII,  10)  et  à  Germanus  (VII,  11); 
dans  cette  dernière  il  reproduit  le  procès-verbal  de  sa  compa- 
rution devant  le  j^réfet  d'Egypte,  en  257  (remarquer  que  la  let- 
tre à  Domitien  et  Didyme  qu'Eusèbe  donne  ensuite,  se  rapporte 
à  la  persécution  de  Dèce,  non  à  celle  de  Valérien)  ;  —  2^  Cy- 
prien,  Ep.  LXXVI-LXXIX;  —  .3°  Passion  de  saint  Cyprien;  — 
4°  Vie  de  saint  Cyprien  par  son  diacre  Pontius  ;  —  5°  Passions  des 
saints  Fructueux,  évêque  de  Tarragone,  et  de  ses  compagnons, 
des  saints  Marien  et  Jacques,  des  saints  Montanus,  Lucius  etc., 
—  G°  Eusèbe,  VII,  12. 


l'église  et  l'état  au  iii«  siècle  377 

Puis,  les  pcemières  mesures  ayant  été  jugées  inefficaces, 
on  eut  recours  aux  exécutions.  De  là  deux  édits,  dont  les 
dispositions  se  sont  assez  bien  conservées.  Le  premier 
parut  au  mois  d'août  257,  le  second  un  an  après.  Le 
premier  ^  ne  concernait  directement  que  le  haut  clergé, 
évêques,  prêtres,  diacres.  Il  leur  était  enjoint  de  sacri- 
fier aux  dieux  de  l'empire,  sans  qu'il  leur  fût  interdit 
d'honorer  le  leur,  pourvu  qu'ils  l'honorassent  en  leur 
particulier,  en  dehors  de  toute  réunion  de  culte.  C'était 
le  syncrétisme  religieux  étendu  au  Dieu  des  chrétiens  et 
imposé  par  l'autorité  publique.  En  cas  de  refus,  le  ma- 
gistrat devait  prononcer  une  sentence  d'exil. 

Nous  savons  par  de  bons  documents  comment  les 
choses  se  passèrent  à  Alexandrie  et  à  Carthage.  Les 
deux  évêques,  mandés  devant  le  gouverneur,  subirent 
un  interrogatoire  identique,  et,  sur  leur  refus  de  recon- 
naître la  religion  romaine,  furent  internés  dans  des  lo- 
calités déterminées.  Cyprien  comparut  seul.  Denys  était 

*  Comparution  de  saint  Cyprien  devant  le  proconsul  d'Afri- 
que Aspasius  Paternus,  le  30  août  257.  Le  proconsul  dit  à  l'évê- 
que  :  Qui  Bomanam  religionem  non  coliint  debere  Romanas  cae- 
remoHias  recognoscere . . .  No)i  solum  de  epUcopis  verum  efiom 
de  presbi/feris  mihl  scribere  d'ignatl  mint  (Valerianus  et  Gallie- 
nus  impp.)...  rraeceperiint  etiam  ne  in  cdiqnïbua  locis  concilia- 
hula  fiant  nec  coemeferia  ingredianfur.  Si  qins  itaque  hoc  tam 
saliibre  praece2)fi(m  non  observaverit,  cajnfejylecfefHr.  Dans  le  pro- 
cès-verbal relatif  à  saint  Denys  d'Alexandrie,  le  préfet  d'Egypte 
énumère  les  mêmes  dispositions,  presque  dans  les  mêmes  ter- 
mes ;  voir  surtout  ce  qui  se  rapporte  aux  réunions  :  Oùûaaw;  ôâ 
i^t<TTai  'jy.Tv  s'jTî  àXXsi;  Ttaèv  r,  a<x>6o'yj;  rstcTaOa'.  r  al;  ^à  x.aXoûacva 
■/.oi'j.r-T.pix  flaiviOLi.  De  ce  dernier  document  il  résulte  que  l'édit 
était  appliqué  aux  diacres. 


378  CHAPITRE    XIX. 

accompagné  d'un  prêtre,  de  trois  diacres  et  d'un  cer- 
tain Marcellus,  venu  de  Eome,  sans  doute  un  prêtre  ou 
un  diacre  romain.  En  Numidie,  le  légat  impérial  pro- 
nonça une  peine  plus  grave  et  condamna  aux  mine«  un 
certain  nombre  d'évêques,  de  prêtres  et  de  diacres;  des 
iidèles  figuraient  avec  eux  ^  Peut-être  avaient-ils  enfreint 
la  défense  de  tenir  des  assemblées. 

Le  second  édit,  rendu  l'année  suivante  en  Orient, 
où  la  guerre  contre  les  Perses  avait  appelé  l'empereur, 
fut  adressé  par  lui  au  sénat,  avec  des  instructions  pour 
les  gouverneurs  des  provinces.  Nous  en  avons  l'analyse 
dans  r  avant-demi  ère  lettre  de  saint  Cyprien  -.  Outre  le 
clergé,  il  visait  aussi  les  laïques  de  certaines  conditions. 
Les  évêques,  prêtres  et  diaores,  devaient  être  exécutés 
sur  le  champ  :  les  sénateurs  et  chevaliers,  dégradés  et 
privés  de  leurs  biens,  puis,  s'ils  persistaient,  décapités. 
Les  matrones  étaient  soumises  à  la  confiscation  et  à 
l'exil.  Les  césariens,  c'est-à-dire  les  employés  du  domaine 
impérial,  qui  formaient  un  personnel  immense  répandu 
dans  tout  l'empire,  devaient  être  dépouillés  de  leurs 
biens,  enchaînés  et  enrégimentés  dans  les  exploitations 
serviles  (mines,  fermes,  etc.). 

La  teneur  de  cet  édit  fut  apportée  de  E-ome  à  saint  Cy- 
prien. Au  moment  où  ses  messagers  quittèrent  la  capitale, 


^  Cyprien,  Ep.  LXXVI-LXXIX.  —  Ces  confesseurs  étaient 
disséminés  par  groupes  dans  le  m-^talliun  de  Sigus,  à  quelques 
lieues  au  S.E  de  Cirta,  en  Numidie.  Les  évêques  avaient  tous 
assisté  au  concile  de  Carthage,  en  256. 

2Ep.  LXXX. 


l'église  et  l'état  au  iii«  siècle  379 

le  pape  Xyste  II  et  quatre  de  ses  diacres  avaient  été  exé- 
cutés dans  le  cimetière  (G  août).  Deux  autres,  Félicissime 
et  Agapit,  le  suivirent  de  près;  enfin  le  dernier  sur- 
vivant du  collège  diaconal,  saint  Laurent,  fut  brûlé  le 
10  août.  A  Cartilage,  Cyprien  comparut  une  seconde 
fois  devant  le  proconsul,  qui,  sur  son  refus  de  sacrifier, 
lui  fit  trancher  la  tête.  En  Espagne,  Tévêque  de  Tar- 
ragone  Fructuosus  fut  brûlé  vif  l'année  suivante,  avec 
«es  deux  diacres  Eulogius  et  Augurius.  Les  deux  pas- 
sions des  saints  Jacques  et  Marien  pour  la  Numidie, 
des  saints  Montan,  Lucius  et  autres  pour  la  province 
proconsulaire,  nous  montrent  que  la  persécution  sévis- 
sait encore  en  259  dans  les  provinces  africaines.  A  côté 
de  membres  du  clergé  on  y  trouve  des  martyrs  qui 
étaient  de  simples  fidèles  et  des  gens  de  condition 
commmie.  Ceux-ci  furent  sans  doute  victimes  de  la  dé- 
fense de  tenir  des  réunions  ;  cette  défense  était  à  peine 
de  mort  K 

Les  documents  font  défaut  pour  les  provinces  orien- 
tales. Denys  fut  tiré  de  son  exil  et  rapproché  d'Alexan- 
drie; cependant,  quoiqu'il  ait  eu  beaucoup  à  souffrir,  il 
ne  fut  pas  exécuté.  A  Césarée  de  Palestine  le  clergé 
parvint  aussi  à  échapper.  Eusèbe  ^  ne  peut  citer    que 


•  Sur  les  martyrs  de  la  Massa  Candida,  près  d'Utique,  v.  le 
mémoire  de  M.  Pio  Franchi  de'  Cavalieri  dans  les  Sfiidi  e  Testi 
de  la  bibliothèque  vaticane,  fasc.  9,  p.  39  et  suiv.  Du  même  au- 
teur, dans  le  même  recueil,  fasc.  3,  un  travail  important  sur 
les  deux  passions  de  Montan  et  de  Marien. 

2  H.  E.,  YII.  12. 


382  CHAPITRE   XIX. 

argent,  une  caisse  de  société.  Un  siècle  après  Trajan^ 
il  est  déjà  question  d'immeubles,  d'églises,  de  cimetières. 
Ces  biens  devaient  être  possédés  sous  le  nom  d'un  pro- 
priétaire individuel;  mais  cette  situation  offrait  peu  de 
garanties.  Un  changement  dans  la  volonté  de  ce  pro- 
priétaire ou  de  ses  héritiers,  son  apostasie,  son  passage 
à  une  secte  hérétique,  et  la  jouissance  de  l'Eglise  était 
mise  en  question.  S'il  s'agissait  d'un  lieu  de  sépulture^ 
l'affectation  funéraire  ne  pouvait  être  changée  ;  mais^ 
par  exemple,  un  héritier  mal  disposé  pouvait  introduire 
dans  une  sépulture  chrétienne  des  morts  hérétiques  ou 
païens  appartenant  à  sa  famille  K  II  était  donc  désirable 
que  l'on  trouvât  un  autre  mode  de  posséder. 

On  V  parvint.  Au  commencement  du  IV^  siècle,  les- 
églises  avaient  non  seulement  des  lieux  de  culte  et  de 
sépulture,  qu'elles  possédaient  corporativement,  mais  en- 
core d'autres  biens  fonds  qui  appartenaient  à  la  com- 
munauté entière  et  non  pas  à  tel  ou  tel  de  ses  mem- 
bres. L'édit  de  Milan  les  vise  en  termes   exprès  \  On 

1  II  était  impossible  de  les  exclure  par  une  disposition  comme 
celle  que  vise  la  formule  ad  religionem  pertinentes  meam, 
employée  p£ir  un  défunt  pour  désigner  ceux  des  membres  de 
sa  lamille  qui  auront  place  dans  son  tombeau.  Le  christianisme, 
étant  reli{/io  iUlcita,  ne  pouvait  invoquer  la  protection  des  lois. 
(De  Rossi,  Bull.,  186b,  p.  54,  92). 

2  Christiani  non  ea  loca  ianium  ad  quae  convenire  aolehant 
sed  eiiam  alla  habnisse  noscunfitr  ad  iiis  corporis  eorum,  id 
est  ecclesiarum,  non  hominum  singnlorum  pertinentia .  Lactance, 
De  mort,  peraec,  48;  Eusèbe,  X,  5  (édit  de  Maximin),  La  basi- 
lique Saint-Laurent,  à  Rome,  possédait,  dès  le  temps  de  Cons- 
tantin, un  fonds  de  terre  quod  fiscuH  occupaverat  tempore  per- 
,seci(tioui.s  [Liber  pontif.,  t.  I,  p.  182). 


l'église  et  l'état  au  m"  siècle  383 

verra  bientcvt  qu'en  272  l'empereur  Aurélien  intervint 
à  Antioche  entre  la  communauté  catholique  et  un  parti 
dissident  qui  lui  disputait  la  maison  épiscopale  ^  Après 
la  persécution  de  Valérien,  Denys  d'Alexandrie  et  d'au- 
tres évêques  furent  invités  à  se  présenter  aux  agents 
du  fisc  et  à  se  faire  remettre  les  lieux  religieux  mis 
sous  séquestre.  Ainsi,  quand,  en  257,  on  avait  saisi  les 
églises  et  les  cimetières,  c'était  bien  comme  propriétés 
ecclésiastiques  et  non  pas  seulement  comme  propriétés 
affectées  à  l'usage  ecclésiastique.  Cet  état  de  choses 
peut  être  constaté  plus  anciennement  encore.  Sous 
Alexandre  Sévère,  un  débat  s'étant  élevé  entre  des  ca- 
baretiers  et  le  corps  des  chrétiens  de  Rome,  à  propos  de 
la  possession  d'un  immeuble  autrefois  domanial,  l'affaire 
fut  portée  devant  le  prince,  qui  la  trancha  en  faveur 
des  chrétiens  '.  Peut-être  est-ce  lui  qui  les  autorisa  à  pos- 
séder. Le  Chnstlano.s  es.se  pa-ssus  e.s-t  de  Lampride  (c.  22) 
semble  bien  se  rapporter  à  l'existence  corporative  des 
chrétiens,  car  leur  sécurité  personnelle  n'avait  guère  été 
menacée  sous  les  prédécesseurs  immédiats  d'Alexandre. 
Les  églises  qui,  au  rapport  d'Origène,  furent  détruites 
par  ordre  de  Maximin  (235),  appartenaient  vraisembla- 


»  Eus.,  VII,  30. 

^  Lampride,  Alex.  Ser.,  49:  dim  CTirisficnn  qiiemdam  locxnn 
qui  pub/iciis  fuerat  occiipaHuent,  contra  popinarii  dicerent  sibi 
etim  deberi,  rescripfiit  meliiis  esse  ut  quemadmodiimcumqne  illic 
Deiis  colatur  qiiam  poplnariis  dedatiir.  —  L'affectation  religieuse 
montre  bien  qu'il  s'agit  d'un  lieu  de  culte,  appartenant  à  la 
communauté  chrétienne,  et  non  d'une  propriété  privée,  appar- 
tenant à  des  chrétiens  quelconques. 


382  CHAPITRE    XIX. 

argent,  une  caisse  de  société.  Un  siècle  après  Trajan^ 
il  est  déjà  question  d'immeubles,  d'églises-,  de  cimetières. 
Ces  biens  devaient  être  possédés  sous  le  nom  d'un  pro- 
priétaire individuel  ;  mais  cette  situation  offrait  peu  de 
garanties.  Un  changement  dans  la  volonté  de  ce  pro- 
priétaire ou  de  ses  héritiers,  son  apostasie,  son  passage 
à  une  secte  hérétique,  et  la  jouissance  de  l'Eglise  était 
mise  en  question.  S'il  s'agissait  d'un  lieu  de  sépulture^ 
l'affectation  funéraire  ne  pouvait  être  changée  ;  mais^ 
]Dar  exemple,  un  héritier  mal  disposé  pouvait  introduire 
dans  une  sépulture  chrétienne  des  morts  hérétiques  ou 
païens  appartenant  à  sa  famille  ^  Il  était  donc  désirable 
que  Ton  trouvât  un  autre  mode  de  posséder. 

On  y  parvint.  Au  commencement  du  IV^  siècle,  les- 
églises  avaient  non  seulement  des  lieux  de  culte  et  de 
sépulture,  qu'elles  possédaient  corporativement,  mais  en- 
core d'autres  biens  fonds  qui  appartenaient  à  la  com- 
munauté entière  et  non  pas  à  tel  ou  tel  de  ses  mem- 
bres. L'édit  de  Milan  les  vise  en   termes    exprès  ^.  On 

^  Il  était  impossible  de  les  exclure  par  une  disposition  comme 
celle  que  vise  la  formule  ad  religioxem  pertinentes  meam, 
employée  par  un  défunt  pour  désigner  ceux  des  membres  de 
sa  famille  qui  auront  place  dans  son  tombeau.  Le  christianisme, 
étant  reliyio  iUicita,  ne  pouvait  invoquer  la  protection  des  lois^ 
(De  Rossi,  JJiilL,  186b,  p.  54,  92). 

2  Chriatiani  non  ea  loca  icmiinn  ad  qiiae  convenire  .\olebanf 
sed  etiani  alla  habnisse  noscuntur  ad  lus  corporis  eorum,  id 
est  ecdesiariim,  non  hominnm  singnloriim  pertineniia.  Lactance, 
De  mort,  persec,  48;  Eusèbe,  X,  5  (édit  de  Maximin).  La  basi- 
lique Saint-Laurent,  à  Rome,  possédait,  dès  le  temps  de  Cons- 
tantin, un  fonds  de  terre  quod  fisc  us  occupaverat  tempore  per~ 
^ecutionis  [Liber  pontif.,  t.  I,  p.  182). 


l'église   et   l'état   au    111"    SIÈCLE  383 

verra  bientôt  qu'en  272  l'empereur  Aurélien  intervint 
à  Antioche  entre  la  communauté  catholique  et  un  parti 
dissident  qui  lui  disputait  la  maison  épiscopale  ^  Après 
la  persécution  de  Valérien,  Denys  d'Alexandrie  et  d'au- 
tres évêques  furent  invités  à  se  présenter  aux  agents 
du  fisc  et  à  se  faire  remettre  les  lieux  religieux  mis 
sous  séquestre.  Ainsi,  quand,  en  257,  on  avait  saisi  les 
églises  et  les  cimetières,  c'était  bien  comme  propriétés 
ecclésiastiques  et  non  pas  seidement  comme  propriétés 
affectées  à  l'usage  ecclésiastique.  Cet  état  de  choses 
peut  être  constaté  plus  anciennement  encore.  Sous 
Alexandre  Sévère,  un  débat  s'étant  élevé  entre  des  ca- 
baretiers  et  le  corps  des  chrétiens  de  Home,  à  propos  de 
la  possession  d'un  immeuble  autrefois  domanial,  l'affaire 
fut  portée  devant  le  prince,  qui  la  trancha  en  faveur 
des  chrétiens  '.  Peut-être  est-ce  lui  qui  les  autorisa  à  pos- 
séder. Le  ChvisUanos  esm  passu.s  est  de  Lampride  (c.  22) 
semble  bien  se  rapporter  à  l'existence  corporative  des 
chrétiens,  car  leur  sécurité  personnelle  n'avait  guère  été 
menacée  sous  les  prédécesseurs  immédiats  d'Alexandre. 
Les  églises  qui,  au  rapport  d'Origène,  furent  détruites 
par  ordre  de  Maximin  (235),  appartenaient  vraisembla- 


»  Eus.,  YII,  30. 

^  Lampride,  Alex.  Sec,  49:  Ciim  Christiain  qiiomdam  locmn 
qui  2)i(f^ficus  fuerat  occupassent,  contra  popinarii  dicerent  sibi 
enni  deheri,  rescripsit  melius  esse  ut  quemadmodumcnmque  illic 
Deus  colatur  qiiam  j)opinarus  dedatur.  —  L'affectation  religieuse 
montre  bien  qu'il  s'agit  d'un  lieu  de  culte,  appartenant  à  la 
communauté  chrétienne,  et  non  d'une  propriété  privée,  appar- 
tenant à  des  chrétiens  quelconques. 


384  CHAPITRE   XIX. 

blement  aux  communautés  chrétiennes.  On  ne  peut  guère 
douter  qu'il  n'en  soit  ainsi  de  ce  cimetière  à  l'adminis- 
tration duquel  Calliste  fut  préposé  (198)  par  le  pape 
Zéphyrin,  et  des  areae  sepultiirarum  de  Carthage  qui, 
au  temps  de  TertuUien,  étaient  connues  comme  appar- 
tenant aux  chrétiens  ^ 

Ainsi  la  propriété  ecclésiastique  existait  au  III®  siè- 
cle et  vraisemblablement  dès  le  commencement  de  ce 
siècle.  Sous  quelle  disposition  de  loi  ou  sous  quelle 
fiction  légale  était-elle  parvenue  à  s'abriter?  On  a  songé '^ 
à  la  législation  sur  les  collèges  funéraires,  législation 
assez  accommodante,  dont  l'empereur  Septime  Sévère 
avait  favorisé  l'application.  Il  était  permis  aux  petites 
gens  de  se  grouper  en  vue  de  se  procurer  une  sépul- 
ture convenable  ;  ces  associations  pouvaient  recueillir 
des  cotisations  mensuelles,  posséder,  tenir  des  réunions 
de  caractère  religieux  :  elles  étaient  représentées  par  un 
actor  ou  S3'ndic,  qualifié  pour  agir  en  leur  nom.  Les 
inscriptions  attestent  qu'elles  pullulèrent  dans  tout  l'em- 
pire. Pourquoi  les  groupes  chrétiens  n'auraient-ils  pas 
été  admis  à  jouir  de  ces  facilités?  Pourquoi,  eux  qui 
avaient  un  tel  soin  de  leurs  sépultures,  n'auraient-ils  pas 
présenté  leurs  communautés  comme  des  collèges  funé- 
raires, les  plaçant  ainsi  à  l'abri  de  la  loi? 

Pourquoi?  Pour  plusieurs  raisons.  D'abord  ces  col- 
lèges leur  inspiraient  une    répulsion    profonde.    Tertul- 

^  Ad  Scap.,  3. 

2  De  Rossi,  lioma  soft.,  1. 1,  p.  101  ;  t.  II,  p.  viii  ;  Jiull.  1864, 
p.  57;  1865,  p.  90. 


l'église  et  l'état  au  IIl^   SIÈCLE  385 

lien,  qui  nous  a  laissé  une  comparaison  célèbre  ^  entre 
les  collèges  païens  et  les  associations  chrétiennes,  insiste 
avec  sa  vigueur  habituelle  sur  les  traits  qui  les  distin- 
guent. Un  évêque  d'Espagne,  qui  s'était  risqué  à  faire 
partie  d'un  collège  et  à  faire  enterrer  ses  enfants  par 
cette  association,  fut,  pour  ce  fait,  l'objet  de  sentences 
ecclésiastiques'.  De  plus  la  loi  sur  les  collèges  funé- 
raires supposait,  comme  condition  essentielle,  que  l'on 
ne  contreviendrait  pas  au  sénatus-consulte  qui  prohibait 
les  associations  illicites. 

Or  quelle  association  était  plus  illicite  que  celle  des 
chrétiens  ?  Il  eût  donc  fallu  que  la  police  ignorât  qu'il 
s'agissait  de  l'église  chrétiemie.  Ceci  surtout  eût  été 
difficile.  Les  collèges  funéraires  étaient  des  associations 
peu  nombreuses,  de  quelques  douzaines  de  personnes. 
Une  église  de  grande  ville,  comme  celles  de  Rome,  de 
Carthage,  d'Alexandrie,  pouvait  compter  aisément,  au 
milieu  du  IIP  siècle,  de  trente  à  quarante  mille  fidèles. 
Il  eût  été  malaisé  de  déguiser  en  collège  funéraire  une 
multitude  aussi  considérable  ^. 

Il  me  semble  plus  naturel  de  croire  que  si,  depuis 
la  mort  de  Marc-Aurèle,  les  communautés  chrétiennes 
ont  joui  de  longs  intervalles  de  paix,  si  elles  ont  réussi 


ï  Apoi.,  39. 

2  Cyprien,  ep.  LXVII,  6. 

3  En  dehors  des  raisons  de  convenance,  on  a  cru  relever 
quelques  indices  de  l'usage  que  l'église  romaine  aurait  fait  de 
la  législation  sur  les  collèges  funéraires  ;  ils  sont  extrêmement 
faibles  et  de  signification  très  douteuse. 

DuciiESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  25 


■  386  CHAPITRE   XIX. 

à  posséder  des  immeubles  apparents   et    considérables, 
c'est    qu'on   les    a   tolérées    ou    même   reconnues,    sans- 
aucune  fiction  légale,    comme   églises,    comme    sociétés^ 
religieuses.  Tertullien   crie  très   haut   que   l'association 
chrétienne    est   une    association   religieuse:    Corpus  su- 
mus   de   conscientia    religionis   etc.    Il  n'avait    du   reste 
pas  besoin  de  le  dire  :  tout  le  monde  le    savait.    Pour 
les  païens  de  son  temps  l'idée  de  chrétien  était  insépa- 
rable de  l'idée  de  membre  d'une  société  religieuse.  Les^ 
réunions  de  culte,  le  lien  religieux  qui  unit  tous  les  fidè- 
les, sont  les  premières  choses  qui  aient  été  aperçues  et 
calomniées.  Dès   lors  tolérer  les  chrétiens,  c'était  tolé- 
rer le    corps   des    chrétiens  ;    persécuter   les   chrétiens,, 
c'était  persécuter  l'être  collectif  qu'ils  formaient  néces- 
sairement. Cet  être  collectif,  qui  ne  cessait  de  grandir 
et  de  se  fortifier,  pouvait  paraître    dangereux   pour  la 
sécurité  de  l'empire  :  alors  on  cherchait  à  l'exterminer. 
Mais  il  pouvait  aussi  paraître  inoffensif.  Commode,  les- 
empereurs  syriens,  Gallien,  même  Yalérien,  Aurélien  et 
Dioclétien,  au  commencement  de  leurs  règnes,  n'en  ont 
pas  senti  le  péril.  On  pouvait  enfin  reculer  devant  l'ex- 
termination   de  tant  de  gens  et  devant    la    dissolution 
d'une  société  que  tant  de  rigueurs    n'avaient  pu   enta- 
mer. Quelques  empereurs  allèrent  plus  loin.  Quand  Gal- 
lien écrivait  aux  évêques  de  se  faire  rendre  leurs  églises, 
quand  Aurélien   faisait  évincer  Paul   de    Samosate    de 
l'église  d'Antioche,  les  chrétiens  étaient  sans  doute  bien 
tentés  de  se  croire  autorisés,  comme  individus  et  comme 
corporation. 


l'église  et  l'état  au  iii«  siècle  387 

En  somme,  les  empereurs  du  IIP  siècle  ont  tous  eu 
à  l'égard  de  l'Eglise  une  attitude  fort  tranchée;  ou  bien 
ils  l'ont  persécutée  ouvertement,  ou  bien  ils  l'ont  tolérée. 
En  aucun  cas  ils  ne  l'ont  ignorée.  Ses  lieux  de  réunion, 
ses  cimetières,  les  noms  et  domiciles  de  ses  chefs  étaient 
connus  des  magistrats   municipaux  et   de  l'administra- 
tion. S'il  arrivait  un  édit  de  persécution,  ils  savaient  où 
trouver  l'évêque,  le  faisaient    arrêter,    mettaient    saisie 
sur  les  lieux  de  culte  et  les  biens  de  l'église.  L'édit  ré- 
voqué, c'est  encore  à  l'évêque  que  l'on  s'adressait  pour 
rendre  les  biens  confisqués.  De  fictions  légales,  de  col- 
lèges funéraires,  de  titres  mystérieux,  les  documents  ne 
donnent  ni  témoignage  ni  soupçon.  Tout  se  passe  entre 
le  gouvernement  et  le  corps  des  chrétiens.  Le  christia- 
nisme n'avait  pas  cessé  d'être  prohibé  en   théorie:  nul 
rescrit  impérial  ne  lui  avait  reconnu  la  qualité    de  re- 
Vigio  llcita,  ni  déclaré  que  les  communautés  chrétiennes 
étaient  des  associations  autorisées.  Les  barrières  léga- 
les existaient  toujours.  Mais  il  devenait  de  plus  en  plus 
impossible  de  les  prendre  au  sérieux.  La  vigne  du  Sei- 
gneur les  débordait  de  tous    côtés   par  sa   prodigieuse 
végétation. 


CHAPITEE  XX. 

L'Afrique  chrétienne  et  l'église  Romaine 
au  milieu  du  111®  siècle  —  Cyprien. 


Populations  indigènes  du  nord  de  l'Afrique.  —  Colonisation  phénicienne  : 
Carthage.  —  Colonisation  et  administration  romaine.  —  Origines  chrétien- 
nes. —  Tertullien.  —  Cyprien,  évêque  de  Carthage.  —  Sa  retraite  pendant 
la  persécution  de  Dèce.  —  Attitude  factieuse  des  confesseurs  et  des  apostats. 
—  Rapports  avec  Rome.  —  Schisme  de  Novatien.  —  Le  pape  Cornélius.  — 
Schisme  de  Félicissime  à  Carthage.  —  Le  pape  Etienne.  —  Son  conflit  avec 
l'église  africaine  à  i^ropos  du  baptême  des  hérétiques.  —  Martyre  de  Cyprien. 


1.®  —  Les  i^rovinces  africaines. 


L'Afrique  des  anciens  s'étend,  comme  une  grande 
île,  entre  le  désert  et  la  mer,  depuis  les  Syrtes  jusqu'à 
l'Océan.  Les  premiers  habitants  que  nous  lui  connais- 
sons appartenaient  à  une  race  assez  semblable  à  celles 
de  l'Europe.  Des  noms  divers,  Maziques,  Maures,  Nu- 
mides, Gétules,  désignaient,  dans  l'antiquité,  certains 
groupes  de  leurs  tribus  ;  à  leur  ensemble  nous  appli- 
quons maintenant  les  dénominations  de  race  berbère  ou 
kabyle.  Jamais  elles  ne  furent  rassemblées  en  un  état 
unique  ;  il  est  même  assez  rare  qu'elles  aient  vécu  long- 
temps en  groupements  partiels  un  peu  considérables. 
Le  régime  des  tribus,  encore  en  vigueur  dans  tout  ce 
pays  et  surtout  dans  sa  partie  occidentale,  leur  convient 


i/akrique  chrétienne  389 

plus  que  tout  autre.  Mais  il  les  défend  mal  contre  l'en- 
vahisseur :  aussi  sont-ils  voués  à  la  colonisation  de  l'é- 
tranger. 

Les  premiers  colonisateurs  furent  les  Phéniciens. 
Carthage,  fondée  pour  être  la  reine  des  mers  occidenta- 
les, devint  aussi  la  métropole  du  continent  africain. 
Ses  comptoirs  s'échelonnaient  tout  le  long  du  littoral;  à 
l'intérieur  aussi  elle  essaima,  dans  la  fertile  vallée  du 
Bagradas  et  même  plus  loin,  dans  les  régions  producti- 
ves qui  portèrent  plus  tard  les  noms  de  Byzacène  et 
de  Numidie.  Tout  ce  pays  était  couvert  de  villes  et  de 
villages  où  régnaient  les  mœurs,  les  institutions,  la  lan- 
gue de  Chanaan.  En  arrière  de  cette  zone  colonisée  et 
assimilée,  le  pays  berbère  s'ouvrait  à  l'influence  politi- 
que des  Carthaginois  et  surtout  à  leur  commerce. 

Le  conflit  avec  Rome  vint  mettre  un  terme  à  cette 
expansion.  Après  la  deuxième  guerre  punique,  Carthage, 
exclue  de  la  mer,  ne  conserva  plus  sur  le  continent  afri- 
cain qu'un  domaine  fort  limité,  correspondant  à  peu  près 
à  la  région  de  l'intérieur  où  l'on  parlait  phénicien.  Au 
delà  s'étendaient  les  royaumes  de  Numidie  et  de  Mau- 
ritanie. Ceux-ci  survécurent  à  la  catastrophe  définitive 
(146  av.  J.  C):  Massinissa  avait  aidé  les  vainqueurs.  Les 
Romains  détruisirent  Carthage  et  gardèrent  pour  eux 
son  territoire;  mais  tout  d'abord  ils  n'en  firent  rien.  La 
colonisation  latine  ne  commença  qu'un  siècle  plus  tard, 
lorsque  César  (44  av.  J.  C.)  ressuscita  l'antique  rivale 
de  Rome,  annexa  le  royaume  de  Numidie  et  forma,  de 
cette  nouvelle  Afrique  (Afrlca  nova)  et  de   la  province 


390 


CHAPITRE   XX. 


déjà  existante  (Afrlca  vêtus),  une  seule  et  même  province. 
Des  colonies  d'émigrés  latins  s'établirent,  tant  sur  l'em- 
placement de  Carthage  que  dans  quelques  villes  du 
littoral,  ou  même  de  l'intérieur.  Les  municipalités  phé- 
niciennes furent  organisées  à  la  façon  romaine  :  les 
duumvirs  succédèrent  aux  suffètes,  les  dieux  de  Rome 
aux  anciennes  divinités  chananéennes,  la  langue  latine 
à  la  langue  punique.  Puis^  au  delà  du  pays  déjà  colo- 
nisé par  les  Carthaginois,  on  gagna  sur  la  région  ber- 
bère, où  s'élevèrent  peu  à  peu  de  nombreuses  cités  la- 
tmes. 

D  s'en  faut  pourtant  que  l'assimilation  ait  été  com- 
plète. Le  phénicien  se  maintint  longtemps  dans  les  cam- 
pagnes, comme  le  celte  en  Gaule  et  le  copte  en  Egypte. 
Il  finit  par  être  supplanté,  mais  très  tard,  et  probable- 
ment pas  avant  les  Arabes,  qui  Tabolirent  avec  le  latin 
lui-même.  La  langue  berbère,  elle,  se  défendit  ;  elle 
s'est  même  conservée,  à  travers  tant  de  changements, 
jusqu'à  nos  jours.  C'était  celle  des  états  indigènes  de 
Numidie  et  de  Mauritanie,  qui  durèrent  plus  longtemps 
que  l'état  punique:  c'était  celle  des  Gétules  et  des  au- 
tres populations  indépendantes  qui  avoisinaient  le  pays 
romain:  c'était  celle  enfin  qui  se  maintenait,  avec  tou- 
tes les  institutions  berbères,  en  nombre  d'ilôts  autono- 
mes, épars  à  l'intérieur  des  provinces  et  gouvernés,  soit 
par  des  chefs  nationaux,  soit  par  des  administrateurs 
romains. 

Pour  tenir  en  respect   des  populations  si  éloignées 
encore  des  mœurs  romaines,  une  armée  était  indispensa- 


L'AFRIQUE   CHRÉTIENNE  391 

"ble.  Le  proconsul,  quoique  relevant  du  sénat,  avait,  par 
exception,  une  légion  sous  ses  ordres.  Des  conflits  sor- 
tirent de  là.  Pour  les  faire  cesser,  il  fut  décidé,  en  Tan  37, 
que  la  province  proconsulaire  serait  séparée  de  la  Xu- 
midie  et  que  celle-ci  serait  administrée  par  le  légat  de  la 
légion.  La  première  commençait  à  l'ouest  d'HijDpone 
(Bône)  et  s'étendait  jusqu'à  la  Tripolitaine  ;  l'autre  tou- 
€liait  la  mer  entre  l'Ampsaga  (Oued-el-Kebir)  et  le  ter- 
ritoire d'Hippone,  puis  s'étendait  en  éventail  vers  le  sud, 
faisant  largement  face  aux  tribus  du  désert.  Le  quartier- 
général  fut  installé  au  pied  de  l'Aurès,  d'abord  à  Thé- 
veste,  puis  à  Lambèse. 

A  l'ouest  de  l'Ampsaga  commençait  le  royaume  de 
Mauritanie,  qui  dura  jusqu'en  40.  Il  fut  alors  annexé, 
«t  l'on  en  fit  deux  provinces,  la  Mauritanie  Césarienne 
et  la  Mauritanie  Tingitane,  qui  tiraient  leurs  noms  de 
leurs  capitales,  Césarée  (Cherchell)  et  Tingi  (Tanger}. 
Dans  ces  pays  la  colonisation,  commencée  trop  tard,  ne 
réussit  pas,  tant  s'en  faut,  au  même  degré  que  dans  les  pro- 
vinces de  l'est.  Les  postes  romains  n'allaient  pas  si  loin 
au  sud  :  les  montagnes  du  littoral  restèrent  aux  mains 
de  peuplades  indépendantes.  En  Tingitane  surtout  on 
ne  comptait  qu'un  très  petit  nombre  de  villes,  presque 
toutes  sur  la  côte  de  l'Atlantique.  L'intérieur  ne  devint 
pas  plus  latin  qu'il  n'était  devenu  phénicien.  La  pro- 
vince de  Bétique,  en  Espagne,  était  sans  cesse  menacée 
par  les  pirates  du  Rif,  sur  qui  les  autorités  romaines 
avaient  alors  aussi  peu  d'action  que  n'en  ont  mainte- 
nant les  autorités  marocaines. 


392  CHAPITRE   XX. 

Les  E-omains  faisaient  une  grande  différence  entre 
le  pays  mauritanien  et  les  provinces  orientales.  Une  bar- 
rière de  douanes  les  séparait;  en  Mauritanie  on  se  ser- 
vait, pour  compter  les  années,  non  point  des  fastes  con- 
sulaires de  Home,  mais  d'une  ère  provinciale.  Les  gou- 
verneurs étaient  de  simples  procurateurs,  comme  dans 
les  districts  peu  civilisés  des  Alpes. 

2.®  —  Origines  chrétiennes.  —  TertuUien. 

H  ne  s'est  conservé,  sur  la  fondation  de  l'église  de  Car- 
thage  et  des  autres  églises  africaines,  aucun  souvenir, 
même  légendaire  '.De  quelque  pays  que  lui  soient  venus 
ses  premiers  apôtres,  la  chrétienté  de  Carthage  s'orienta 
de  bonne  heure  sur  celle  de  Rome.  C'est  avec  elle  que 
ses  relations  étaient  le  plus  fréquentes.  On  s'y  intéres- 
sait extrêmement  a  tout  ce  qui  se  passait  à  Rome  : 
aucun  mouvement  d'idées,  aucun  fait  d'ordre  discipli- 
naire, rituel,  littéraire,  ne  se  produisait  à  Rome  sans 
retentir  aussitôt  à  Carthage.  La  littérature  de  TertuUien 
en  témoigne  souvent  ;  il  en  est  de  même  de  celle  de 
saint  Cyprien,  et  en  général  de  tous  les  documents  de 
l'église  africaine,  tant  que  dura  son  histoire. 

De  Carthage,  d'où  rayonnaient  toutes  les  importa- 
tions, le  christianisme  se  répandit  assez  rapidement  dans 
le  pays  colonisé.  Il  est  même  possible  qu'il  ait  fait  au 

Les  textes  rassemblés  par  M.  Monceaux  {Hist.  litt.  de 
l'Afrique  chrétienne,  t.  I,  p.  5)  ne  représentent  pas  des  légendes 
nées  dans  le  pays,  mais  seulement  des  combinaisons  byzantines 
de  basse  époque,  sans  aucune  racine  dans  la  tradition  locale. 


i/afrique  chrétienne  393 

delà  quelques  conquêtes  \  En  général,  cependant,  la  pro- 
pagande chrétienne  ne  sortit  guère  des  cadres  de  Tassi- 
milation  latine.  Encore  que  l'Evangile  ait  été  prêché  en 
punique  et  en  berbère,  le  christianisme  demeura  tou- 
jours, en  ces  pays,  une  religion  latine.  La  Bible  ne  fut 
pas  traduite  dans  les  idiomes  du  pays,  comme  elle  le 
fut  en  syriaque,  en  copte,  en  arménien,  en  gothique. 
Du  reste,  qui  écrivait  en  berbère  ou  en  punique?  La 
littérature,  chrétienne  ou  païenne,  est  entièrement  latine. 
On  n'a  jamais  entendu  dire  que  la  liturgie  ait  été  cé- 
lébrée en  une  autre  langue  que  le  latin  ^.  S'il  y  eut  des 
exceptions,  elles  seraient  en  faveur  du  grec  et  non  point 
des  langues  indigènes. 

C'était  là  une  faiblesse.  On  le  vit  bien  aux  mauvais 
jours  des  invasions  arabes.  Le  christianisme,  trop  étroi- 
tement lié  aux  institutions  latines,  ne  parvint  pas  à  leur 
survivre. 

Le  plus  ancien  souvenir  chrétien  d'Afrique  n'est  pas 
relatif  à  Carthage,  mais  à  Scilli,  ville  de  la  Numidie 
proconsulaire  ■"^.  C'est  dans  cette  localité  qu'avaient  été 

^  TertulUen,  Âdv.  ludaeos,  I,  donne  comme  gagnées  au 
Christ  Getulorum  variefafes  et  Maiirorinn  multi  fines.  Mais  il 
y  a  lieu  de  se  défier  de  ses  exagérations. 

^  Ceci  ne  s'applique  pas  à  la  prédication  ;  au  temps  de 
saint  Augustin  on  prêchait  encore  en  punique.  La  connaissance 
de  cette  langue  était  indispensable  pour  exercer  le  ministère 
ecclésiastique  en  certaines  localités. 

^  La  Numidie  proconsulaire  est  cette  partie  de  l'ancien 
royaume  Numide  ou  Africa  nova  qui  fut  annexée  au  ressort  du 
proconsul  lors  de  la  division  de  la  province  entre  le  proconsul  et 
le  légat.   —  Scilli  n'a  pas  encore  été  identifié. 


394  CHAriTRE   XX. 

arrêtés  les  martyrs  que  le  proconsul  Yigellius  Satur- 
iiinus  jugea  à  Cartilage  en  180.  Ce  magistrat  est  le 
premier  qui  ait,  en  Afrique,  instrumenté  contre  les  chré- 
tiens ^  Il  eut  des  continuateurs.  Le  règne  de  Sévère, 
prince  africain,  ne  fut  pas  un  temps  de  paix  pour  les 
chrétiens  de  son  pays.  Tertullien  écrivit  alors,  à  plusieurs 
reprises,  pour  les  défendre.  Le  7  mars  203,  Carthage 
fut  témoin  du  martyre  de  deux  jeunes  femmes  de  Thu- 
burbo  minus,  Perpétue  et  Félicité,  qui  périrent  avec 
tout  un  groupe  de  leurs  compatriotes,  tous  néophytes 
ou  catéchumènes.  Le  récit  de  leui'  captivité  et  de  leur 
martyre,  presque  entièrement  écrit  par  Perpétue  elle- 
même,  est  un  des  joyaux  de  l'ancienne  littérature  chré- 
lienne.  Celui  qui  nous  Ta  conservé,  en  Tencadrant  de 
quelques  réflexions,  paraît  avoir  été  dans  le  même  état 
d'esprit  que  Tertullien  à  1" égard  des  visions  et  des  jDro- 
phéties.   C'est  peut-être  lui. 

Au  temps  de  Sévère  et  de  Caracalla,  Tertullien  était 
le  persomiage  le  jAns  en  vue  de  l'église  de  Carthage. 
Pils  d'un  centurion  de  la  cohorte  proconsulaire,  il  vécut 
d'abord  dans  le  paganisme,  cultiva  les  lettres  et  le  droit  ^, 
passa  quelque  temps  à  Rome.  Après  sa  conversion  il 
se  fixa  à  Carthage,  où  l'on  ne  tarda  pas  à  l'élever  aux 
fonctions  presbytérales.  Dès  l'année  197  on  le  trouve  la 


^  Tertullien,  Ad  Scap.,  3,  raconte  qu'il  devint  aveugle. 

^  Il  n'est  pas  absolument  impossible  que  ce  soit  lui  le  ju- 
risconsulte Tertullien  dont  quelques  fragments  sont  conservés 
dans  le  Digeste:  I,  3,  27;  XXIX,  1,  23;  XL\T:II,  2,  28;  XLIX, 
17,  4. 


l'ai  IlIQUE   CHRÉTIENNE  395 

2Dlume  à  la  main,  exhortant  les  martyrs,   défendant  la 
religion  devant  l'opinion  païenne  et  contre  les  rigueurs 
du  proconsul.  Dès   ses  premiers    écrits   se  révèle  cette 
rhétorique  ardente,  cette  verve   intarissable,  cette  con- 
naissance profonde  de  son  temps,  cette  familiarité  avec 
les  faits  anciens  et.  les    livres    qui   les   rapportent,    cet 
esprit  ergoteur    et  agressif,   qui   caractérisent  toute  sa 
littérature.  Il  continua  vingt  ans,  disputant  contre  les 
païens,  les  magistrats,  les  juifs,  les  hérétiques,  Marcion 
surtout,    se    mêlant    à    toutes    les  querelles  doctrinales, 
intervenant  dans  tous  les  cas  de  conscience,  et  les  dé- 
cidant toujours  dans  le  même  esprit  intransigeant.  Tou- 
jours batailleur,  toujours  exaspéré,  il  finit   par  n'avoir 
pas  assez  de  ses  adversaires  du  dehors  :   il  s'en  prit  à 
ceux  qxii,  dans  l'Eglise,  ne  partageaient  pas  sa  dureté 
et  son  intolérance.  Dans  cet  état  d'esprit  la  propagande 
montaniste  le  conquit  tout  naturellement.  Sous  l'égide 
du  Paraclet,  il  put  déblatérer  à  son  aise  contre  les  veufs 
qui  se  remariaient,  contre  les  chrétiens  qui  se  faisaient 
soldats,  artistes,  fonctionnaires,  contre  ceux  qui  ne  voi- 
laient pas  leurs  filles  ou  qui  ne  s'imposaient  pas  assez 
de  macérations,  contre  les  évêques  qui  prétendaient  ré- 
concilier   avec   l' Eglise   les   pécheurs    pénitents.    Sans 
doute  il  dut  payer  cette  liberté  de  langage  par  l'accep- 
tation, assez  humiliante  pour  un  tel  homme,  des  révé- 
lations importées  de  Phrygie.  Mais  il  trouva  le  moyen 
de  s'en  arranger.  Impétueuse  et  imagée,  son  éloquence 
inspirait  facilement  les  femmes  extatiques  en  qui  parlait 


396  CHAPITRE   XX. 

le  Paraclet.  Dans  sa  secte  il  fut  le  maître  :  le  Monta- 
nisme,  en  Afrique,  s'appela  le  TertuUianisme  ^ 

Au  dessous  de  ces  orages,  la  grande  église  de  Car- 
tilage et  ses  succursales  africaines  continuaient  à  vivre  du 
christianisme  commun.  Son  histoire  demeure  inconnue  : 
ce  n'est  sûrement  pas  par  Tertullien  qu'on  en  pourrait 
ressaisir  le  détail.  Dans  ses  écrits  certains  il  ne  nomme 
aucun  évêque.  La  passion  de  Perpétue  parle  d'un  évê- 
que  Optatus  et  d'un  Aspasius,  prêtre-docteur,  qui  ne 
s'entendaient  pas  entre  eux  et  ne  parvenaient  pas  à 
maintenir  leurs  ouailles  en  repos.  Cet  Optât  est  peut- 
être  un  évêque  de  Carthage  ^.  Après  lui,  nous  rencon- 
trons un  Agrippinus,  sous  lequel  un  grand  concile  afri- 
cain décida  que  le  baptême  conféré  par  les  hérétiques 
n'avait  pas  de  valeur.  Ce  concile  était  une  nouveauté. 
Au  temps  de  Tertullien  l'habitude  de  tenir  des  réunions 
d'évêques  ne  s'était  pas  encore  introduite  en  Afrique  ^. 
Elle  s'y  implanta  peu  après  lui,  et  c'est  même  en  Afri- 
que que  l'institution  des  synodes  acquit  le  plus  de  con- 
sistance. 

Un  événement  qui  dut  avoir  un  grand  retentissement 
dans  toute  l'Afrique  chrétienne  ^  c'est  la  condamnation 
de  Privatus,  évêque  de  Lambèse.  Cette  ville,  quartier- 
général  de  la  légion  et   résidence    ordinaire    du   légat,. 

^  V.  ci-dessus,  p.  280. 

2  II  est  généralement  considéré  comme  tel  ;  mais  on  doit 
admettre  la  possibilité  que  ce  soit  l'évêque  de  Thuburbo  minus. 

^  De  jejwi.,  13.  Ce  livre  a  été  écrit  vers  l'année  220;  c'est- 
un  des  derniers  écrits  de  Tertullien. 

^  Cyprien,  Ej).  69. 


l'afuique  chrétienne  397 

était,  après  Carthage,  la  plus  importante  de  ces  contrées. 
Toutefois  les  chrétiens  ne  paraissent  pas  y  avoir  été 
en  très  grand  nombre.  Privatus  fut  condamné  pour 
hérésie  par  un  concile  de  quatre-vingt-dix  évêques.  Le 
chiffre  est  intéressant  ;  il  nous  montre  combien  le  chris- 
tianisme était  déjà  répandu  dans  les  provinces  africaines. 
Donat,  évêque  de  Carthage,  et  le  pape  Fabien  écrivi- 
rent contre  Privât  des  lettres  fort  sévères.  Si  nous  les 
avions,  nous  saurions  au  juste  dans  quelle  hérésie  s'était 
fourvoyé  l'évêque  de  Lambèse.  L'intervention  de  Fa- 
bien et  de  Donat  fixe  entre  236  et  248  la  date  de  cette 
affaire. 

Donat  fut  remplacé,  en  249,  par  saint  Cyprien,  dont 
les  œuvres  jettent,  pendant  une  dizaine  d'années,  une  très 
grande  lumière  sur  l'église  d'Afrique  et  sur  ses  relations 
avec  celle  de  Rome. 

3.°  —  Saint  Cyprien  et  la  persécution  de  Dkce. 

Caecilius  Cyprianus  ^  était,  avant  sa  conversion,  un 
homme  du  meilleur  monde  africain.  Riche  ou  du  moins 
fort  à  l'aise,  très  distingué  d'éducation,  rhéteur  expert 
et  maître  d'éloquence,  avocat  recherché,  il  comptait  de 
nombreux  amis  dans  Télite  de  la  société.  Rien  ne  fai- 
sait prévoir  qu'il  pût  un  jour  se  joindre  aux  chrétiens 
et  devenir  un  de  leurs  chefs.  Pourtant,  dans  la  gravité 

*  Il  s'appelait  aussi  Thasciiis. 


398  CHAPITRE   XX. 

de  sa  vie,  son  âme  s'ouvrait  aux  perspectives  sérieuses. 
La  grâce  le  toucha;  un  prêtre  vénérable,  Cécilien,  l'aida 
à  faire  les  premiers  pas  :  il  demanda  le  baptême,  le  reçut 
(v.  246)  et  s'émerveilla  aussitôt  du  grand  changement 
qui  s'ensuivit  en  lui-même.  De  ces  joies  de  la  conver- 
sion nous  avons  le  tableau  dans  son  livre  Ad  Donatum, 
le  plus  ancien  de  ses  écrits. 

C'était  une  conversion  comjDlète.    C^^prien   renonça 
au  monde,  à  sa  fortune,  qu'il  distribua  en  grande  par- 
tie aux  pauvres,  et  même  aux  lettres  profanes.  Tertul- 
lien  et  saint  Jérôme  ont  beau  maudire  poètes,  orateurs 
et  philosophes  ;  ils  continuent  de  les  lire  et  de  les  citer, 
Cyprien,  une  fois  chrétien,  ne  connut  plus  d'autre  litté- 
rature que  l'Ecriture  sainte.  Il  ne  tarda  pas  à  la  possé- 
der à  fond.  Nous  avons  de  lui  deux  recueils  de  textes 
bibliques,  classés  par  ordre  de  matières,  pour  la  contro- 
verse avec  les  juifs,  pour  la  justification  des  règles  de 
la  vie  chrétienne,  pour  inculquer  la  résistance  au  paga- 
nisme jusqu'à  l'effusion  du  sang  ^  Ces  extraits,  comme 
tous  ses  écrits  du  reste,  témoignent  de  sa  grande  fami- 
liarité avec  les  livres  sacrés  de  l'Ancien  et  du  Nouveau 
Testament. 

Peu  après  sa  conversion  il  fut  agrégé  au  corps  pres- 
bytéral  :  puis,  le  siège  épiscopal  de  Carthage  étant  de- 
venu vacant,  il  y  fut  porté  par  une  élection  presque 
unanime.  Quelques  prêtres,  cependant,  firent  opposition 
au  néophyte,  et,  en  dépit  des  efforts   qu'il  fit  plus  tard 

^  Testimonia  ad  Quiriniim  I-III;  ad  Fortiinatiiin. 


L'AFKI(^>rE   C'IIIÎÉTIEXXE  39i> 

pour  se  les  .concilier,  observ^èrent  toujours  à  son  égard 
une  attitude  assez  malveillante. 

Il  n'était  évêque  que  depuis  un  an  environ,  lorsque  la 
persécution  de  Dèce  vint  s'abattre  sur  l'Eglise.  On  estima 
autour  de  lui,  et  il  jugea  lui-même,  que,  connu  comme  il 
l'était  à  Cartilage,  il  serait  immanquablement  arrêté  et 
que,  dans  une  crise  aussi  violente,  la  conservation  de  l'é- 
vêque  importait  plus  que  son  martyre.  Il  quitta  la  ville 
et  trouva  au  dehors  une  retraite  sûre,  où  il  put  échapper 
aux  recherches  de  la  police,  tout  en  se  maintenant  en. 
communication  avec  ses  fidèles  et  surtout  avec  les  mem- 
bres du  clergé  qui  avaient  pu  demeurer  parmi  eux. 

La  situation  était  fort  grave.  Dans  la  longue  paix 
qui  avait  précédé  la  persécvition,  les  chrétiens  d'Afrique 
s'étaient  singulièrement  aifadis.  Du  haut  de  sa  sévérité 
intransigeante,  Tertullien  avait  fort  malmené  les  «  psy- 
chiques » .  Cyprien,  qui  part  de  principes  moins  exces- 
sifs, n'est  guère  plus  content  de  ses  Africains.  Il  nous 
les  montre  attachés  aux  biens  de  la  terre,  âpres  au  gain, 
durs,  haineux,  indociles  aux  exhortations  de, leurs  chefs, 
prompts  à  se  mêler  au  monde  païen  par  des  mariages 
mixtes.  Les  femmes  se  fardent,  les  prêtres  sont  à  peine 
religieux,  les  diacres  à  peine  honnêtes  :  on  voit  des  évê- 
qmes  qui  acceptent  des  places  dans  l'administration  finan- 
cière, et  qui,  pour  en  remplir  les  devoirs,  négligent  leur 
ministère  :  pendant  que  leurs  pauvres  meurent  de  faim, 
ils  soignent  leur  fortune  personnelle,  fréquentent  les 
marchés  publics,  ne  reculent  ni  devant  la  fraude  ni 
devant  l'usure. 


400  CHAPITRE   XX. 

De  tels  chrétiens,  dirigés  par  de  tels  prêtres,  on  ne 
pouvait  attendre  un  grand  héroïsme.  Devant  la  persé- 
cution leur  attitude  fut  lamentable.  La  plupart  cédèrent 
aux  premières  menaces,  non  pas  même  de  mort,  mais  de 
confiscation.  Dans  les  premiers  jours  les  magistrats  de 
Carthage  et  les  préposés  spéciaux  furent  débordés  par 
la  foule  des  apostats  qui  réclamaient  des  certificats  de 
sacrifice  (UbeUi).  Il  y  eut  des  défections  jusque  dans  le 
clergé.  Cependant  une  bonne  partie  des  prêtres  et  des 
diacres  parvint  à  se  soustraire  aux  recherches  ;  il  en  fut 
de  même  d'un  assez  grand  nombre  de  fidèles  ;  quelques 
confesseurs  furent  jetés  en  prison. 

La  retraite  de  l'évêque  ne  fut  pas,  on  le  pense  bien, 
approuvée  de  tout  le  monde.  A  Rome,  en  particulier, 
où  l'on  n'avait  pas  une  idée  nette  de  la  situation  de 
Cyprien  à  Carthage  et  des  dangers  spéciaux  qu'il  y 
pouvait  courir,  il  s'éleva  des  critiques  assez  vives.  Très 
peu  de  temps  après  la  mort  de  Fabien,  on  y  vit  arriver 
un  sous-diacre  de  Carthage,  Crementius  :  les  prêtres  lui 
remirent  deux  lettres  :  l'une,  adressée  à  Cyprien,  lui 
annonçait  le  martyre  de  son  collègue  ;  l'autre,  écrite 
d'après  les  nouvelles  apportées  de  Carthage  par  Cre- 
mentius, ne  portait  ni  adresse,  ni  signatures  ;  mais  le 
texte  indiquait  assez  qu'elle  était  destinée  au  clergé  de 
Carthage.  Toutes  les  deux  furent  remises,  en  même 
temps,  à  Cyprien.  La  seconde  l'étonna  fort.  Les  rédac- 
teurs parlaient  au  clergé  de  Carthage  comme  s'il  n'avait 
plus  été  sous  le  gouvernement  de  son  évêque  :  «  Nous 
»  avons  appris,  disait-on,  que  le  saint  pape  Cyprien  s'est 


l'afiuque  chrétienne  401 

»  retiré.  On-  nous  dit  qu'il  a  bien  fait,  étant  un  person- 
»  nage  en  vue  (persona  insignis)  » .  Cette  raison  ne  sem- 
blait pas  suffisante  aux  prêtres  romains,  car  ils  commen- 
taient aussitôt  la  parabole  où  le  bon  Pasteur  qui  meurt 
pour  ses  brebis  (Fabien)  est  comparé  au  mercenaire 
(Cyprien)  qui  les  abandonne  à  l'approche  du  loup.  Un 
peu  plus  loin,  en  parlant  des  chrétiens  qui  avaient  apos- 
tasie à  E-ome,  on  attribuait  la  chute  d'une  partie  d'entre 
eux  à  ce  qu'ils  étaient  des  personnages  en  vue  fquod 
essent  ûhsignes  personae).  Cette  circonstance  donnait  au 
terme  insignis  persona  un  sens  fâcheux,  et  le  ton  de  la 
lettre  n'était  pas  de  nature  à  atténuer  cette  impression. 
Le  clergé  de  E-ome  insistait  beaucoup  sur  son  propre 
éloge  et  sur  le  zèle  avec  lequel  il  remplissait  les  devoirs 
que  la  persécution  lui  imposait.  Il  se  proposait  comme 
exemple  au  clergé  de  Carthage  et  ne  lui  ménageait  pas 
des  conseils,  dont  la  forme,  à  tout  le  moins,  pouvait 
paraître  un  peu  dure. 

Cyprien  devait  être  blessé  :  il  le  fut  en  effet.  Il  écrivit 
aussitôt  à  Rome  (ep.  9),  accusant  réception  de  la  lettre 
par  laquelle  on  lui  avait  notifié  le  martyre  de  Fabien 
et  félicitant  l'église  romaine  de  la  gloire  qui  rejaillis- 
sait sur  elle.  Quant  aux  instructions  données  au  clergé 
de  Carthage,  il  fit  semblant  de  n'en  pas  connaître  les 
auteurs,  ou  plutôt  de  douter  qu'elles  eussent  été  réel- 
lement écrites  par  les  prêtres  de  Rome.  «  J'ai  lu,  dit-il, 
»  une  autre  lettre,  sans  adresse  ni  signature.  L'écriture, 
»  le  contenu,  le  papier  lui-même  m'ont  un  peu  étonné. 
»  Peut-être  y  a-t-on  retranché  ou  changé  quelque  chose. 

Ddchesne.  Hist,  anc.  de  VEç/l.  -  T.  I.  26 


402  CHAPITRE    XX. 

»  Je  vous  la  renvoie  telle  quelle  afin  que  vous  voyiez 
»  si  c'est  bien  celle  que  vous  avez  remise  au  sous-diacre^ 
»  Crementius  » . 

Nous  n'avons  plus  la  réponse  que  fit  le  clergé  de- 
Rome  à  la  lettre  de  Cyprien  ;  mais  nous  voyons  qu'en 
la  recevant  il  put  constater  que  de  faux  rapports  avaient 
été  faits  à  Rome  contre  lui.  Il  sentit  le  besoin  de  se 
justifier.  A  cet  effet  il  envo\^a  à  Home  une  collection 
de  treize  lettres  écrites  par  lui  aux  prêtres,  aux  diacres^ 
aux  confesseurs  et  à  diverses  personnes  de  son  église^. 
Ces  documents  étaient  propres  à  montrer  qu'il  n'avait 
nullement  abandonné  ses  devoirs  de  pasteur.  En  même 
temps  il  donnait  les  motifs  de  sa  retraite.  Le  clergé  et 
les  confesseurs  de  Rome,  qui  avaient  continué  jusque- 
là  de  correspondre  directement  avec  le  clergé  de  Car- 
tilage, mieux  instruits  maintenant  de  la  situation,  fini- 
rent par  approuver  la  conduite  de  Cj^prien.  Ils  chan- 
gèrent aussi  de  rédacteur  pour  leur  correspondance.  A  la 
plume  précipitée  et  peu  correcte  qui  avait  écrit  la  pre- 
mière lettre,  on  substitua  celle  de  l'éloquent  Novatien. 

Ce  changement,  qui  put  coûter  à  Cyprien  quelques 
sacrifices  d'amour-propre,  lui  valut  un  appui  bien  pré- 
cieux. Déjà,  dans  les  dernières  lettres  de  la  collection 
qu'il  avait  envoyée  à  Rome,  on  voit  se  révéler  les  dif- 
ficultés d'une  situation  étrange,  créée  à  Carthage  par 
l'alliance  inattendue  des  confesseurs  et  des  apostats. 
Parmi  les  premiers,  beaucoup  étaient  des  gens  simples^ 

1  £p.  5,  6,  7,  10-19. 


L'AFUIQrE    CHRÉTIENNE  40B 

grossiers  raême,  quelques-uns  d'une  moralité  un  peu  som- 
maire. Il  y  en  avait  qui  avaient  confessé  la  foi  et  vaincu 
la  torture  plutôt  par  fanfaronnade  que  par  la  conviction 
d'une  piété  réfléchie.  La  considération  universelle  dont 
jouissaient  les  martyrs,  les  honneurs  qu'on  leur  rendait 
après  leur  mort,  la  vénération   extrême,  la  sollicitude, 
les  soins  matériels,   dont   on   entourait  les    confesseurs 
emprisonnés,  tout  cela  était  fait  pour  tourner  des  têtes 
peu  solides.  Ces  braves  gens  avaient  une  tendance  à  se 
croire  fort  au  dessus  des  autres   chrétiens,  à  se   consi- 
dérer comme  de  grandes  autorités  religieuses,  à  se  poser 
au  besoin  en  rivaux  des  chefs  spirituels  régulièrement 
institués.  La  situation  s'aggravait  à  Carthage  de  ce  fait 
que  l'évêque  était  absent  et  en  fuite.  Les    raisons   qui 
lui  avaient  imposé  de  se  cacher  échappaient  facilement 
au  populaire  :  celui-ci  réservait  son  enthousiasme  pour 
les  vaillants  qui  avaient  subi  le  chevalet,  les  verges,  les 
atrocités  de  la  prison,  et  n'attendaient  plus  qu'une  der- 
nière sentence  pour  aller  au  ciel  régner  avec  le  Christ. 
De  tels  sentiments  étaient  très  répandus,  non    seu- 
lement parmi  les  fidèles  qui  n'avaient  pas  failli  (sfanters), 
mais  aussi  et  surtout  parmi  les  lajm,  c'est-à-dire  ceux 
qui,  à  un  degré  ou  à  un  autre,  s'étaient  compromis  en 
obéissant  à  l'édit.  Ceux-ci,   se  trouvant   ou   se   croyant 
désormais  à  l'abri  des  rigueurs,   cherchaient  à  rentrer 
dans  la  communion  de  l'Eglise.  Mais  cela   n'allait   pas 
sans  difficulté.  L'apostasie  était  un  cas  de  pénitence  per- 
pétuelle. Sans  doute  les  coupables  étaient  trop  nombreux 
pour  qu'un  adoucissement  des  anciennes  règles  ne  fût 


404  CHAPITRE    XX. 

pas  considéré  comme  nécessaire  :  mais  ce  n'était  pas  au 
milieu  de  la  persécution  qu'on  pouvait  délibérer  sur  une 
mesure  aussi  grave,  apprécier  la  diversité  des  cas  et 
proportionner  la  sévérité  de  la  réparation  à  la  culpabi- 
lité de  chacun.  Il  était  donc  admis  en  principe,  à  Car- 
tilage et  à  Rome,  que  l'on  attendrait,  pour  régler  la 
situation  des  apostats,  que  les  évêques  pussent  reprendre 
la  direction  immédiate  de  leurs  églises,  conférer  entre 
eux  et  donner  à  leurs  décisions  l'autorité  et  l'uniformité 
convenables.  Jusque  là  les  lapsi  devaient  faire  pénitence 
et  s'abstenir  des  saints  mystères  \ 

Ce  délai  sembla  trop  long  aux  intéressés.  Autour 
d'eux,  d'ailleurs,  on  voyait  s'agiter  cinq  prêtres  qui 
avaient  déjà  fait  de  l'opposition  à  Cyprien  au  moment  de 
son  élection  et  depuis;  c'est  eux  sans  doute  qui  l'avaient 
calomnié  à  E^ome.  Ils  se  mirent  à  recevoir  les  lapsi  à 
la  communion  et  à  célébrer  chez  eux  ou  pour  eux  le 
saint  sacrifice.  La  seule  formalité  qu'ils  exigeassent  était 
un  billet  de  recommandation  délivré  par  quelque  con- 
fesseur sur  le  point  de  subir  le  martyre.  C'était  en  effet 
l'usage  que  les  recommandations  des  martyrs  fussent 
prises  en  considération  par  les  évêques  et  servissent  à 
abréger  pour  les  pécheurs  le  temps  de  la  pénitence  ca- 
nonique. Mais  il  n'était  pas  dans  l'ordre  que  cette  in- 
dulgence fût  appliquée  directement  par  les  martyrs  ni 

^  Dans  les  premiers  mois,  Cyprien  avait  exclu  les  apostats 
indigents  de  l'assistance  ecclésiastique.  C'était  assez  naturel. 
Toutefois  l'exemple  de  l'église  romaine,  plus  miséricordieuse  en 
ceci,  le  décida  à  se  montrer  plus  large. 


l'afrtque  chrétienne  405 

surtout  qu'on  en  usât  avec  une  libéralité  sans  limites. 
Les  confesseurs,  surtout  un  certain  Lucien,  qui  se  disait 
mandataire  d'un  martyr  appelé  Paul,  déjà  exécuté,  dis- 
tribuaient sans  compter  les  billets  d'indulgence.  Pour  la 
forme  ils  renvoyaient  les  lapsl  devant  l'évêque:  mais 
leurs  recommandations  étaient  impératives.  On  sent,  à 
les  lire,  que  ces  braves  gens  s'appuyaient  sur  l'opinion, 
et  qu'il  n'était  pas  aisé  de  leur  refuser  quelque  chose. 
Cyprien,  quand  il  leur  écrivait,  s'ingéniait  à  se  montrer 
respectueux  et  caressant,  tout  en  cherchant  à  leur  faire 
accepter  de  bons  conseils  et  à  sauvegarder  sa  propre 
autorité. 

Mais,  en  dépit  de  sa  bonne  volonté,  de  sa  condes- 
cendance, de  son  humilité,  il  ne  pouvait  les  satisfaire 
toujours.  Leurs  billets  concernaient  souvent  des  famil- 
les entières,  des  groupes  considérables  et  indéfinis,  Com- 
municet  ille  ciim  suis,  écrivait-on  à  l'évêque.  Le  cum  suis 
était  aussi  large  que  le  communicet  était  peu  poli.  Cy- 
prien fit  des  objections.  On  lui  répondit  par  un  bil- 
let où  les  confesseurs  passaient  l'éponge  sur  toutes 
les  apostasies  de  l'Afrique.  L'évêque  de  Carthage  était 
chargé  de  l'exécution  dans  son  église  et  requis  de  faire 
parvenir  aux  autres  évêques  cette  étrange  décision  du 
nouveau  pouvoir  ecclésiastique. 

La  situation  se  tendait.  Sans  doute  l'évêque  avait  pour 
lui  les  gens  sages  du  clergé  et  du  peuple  :  quelques-uns 
des  confesseurs  désapprouvaient  la  conduite  de  Lucien 
et  ses  orgueilleuses  distributions  d'indulgences.  Mais  les 
gens  sages  sont  toujours  en  minorité,  surtout  dans  les 


406  CHAPITRE    XX. 

moments  de  crise.  Cyprien  sentit  le  besoin  de  s'appuyer 
sur  l'autorité  de  l'église  romaine  et  en  particulier  de 
ses  confesseurs,  dont  quelques-uns,  comme  les  prêtres 
Moïse  et  Maxime,  étaient  depuis  de  longs  mois  en  prison. 
On  lui  écrivit  des  lettres  où  sa  conduite  était  hautement 
approuvée.  En  même  temps  il  saisissait  toutes  les  oc- 
casions de  montrer  son  respect  pour  les  martyrs  :  il  in- 
troduisait dans  son  clergé  quelques-uns  des  confesseurs 
les  plus  méritants,  choisis  naturellement  parmi  ceux  qui 
ne  s'étaient  point  compromis  dans  l'affaire  des  indul- 
gences. 

Mais  l'opposition  ne  désarmait  pas;  au  contraire,  elle 
s'organisait.  Les  cinq  prêtres  rebelles  étaient  toujours  à 
sa  tête.  On  distinguait  parmi  eux  un  certain  Novatus. 
Un  laïque  riche  et  influent,  Félicissime,  appuyait  éner- 
giquement  cette  coterie.  Vers  la  fin  de  l'année  250,  Cy- 
prien ayant  envoyé  à  Carthage  une  commission  d'évê- 
ques  et  de  prêtres  pour  préparer  son  retour  et  distribuer 
ses  aumônes,  Félicissime  fit  tout  son  possible  pour  que 
leur  mission  échouât  et  pour  que  l'on  méconnût  l'auto- 
rité de  l'évêque.  Cyprien  se  défendit.  Ses  représentants 
à  Carthage  prononcèrent,  par  son  ordre,  une  sentence 
d'excommunication  contre  Félicissime  et  ses  principaux 
adhérents.  Les  prêtres  rebelles  s'étaient  mis  d'eux-mêmes 
en  dehors  de  la  communion  de  l'évêque.  L"un  d'eux, 
Novatus,  partit  pour  Rome,  afin  d'assurer  aux  opposants 
de  Carthage  le  concours  du  pape  que  l'on  ne  pouvait 
manquer  d'élire  bientôt,  la  persécution  ayant  commencé 
à  s'apaiser. 


L'AFRIQUE   CHRÉTIENNE  407 

Après  Pâques,  c'est-à-dire  au  mois  d'avril  251,  Cy- 
prien  put  rentrer  dans  son  église  troublée.  Deux  ins- 
tructions pastorales  \  sur  la  situation  des  lapsi  et  sur 
le  schisme,  furent  adressées  par  lui  à  son  peuple  en  fer- 
mentation. 

Il  convoqua,  comme  il  l'avait  annoncé  depuis  long- 
temps, une  assemblée  des  évêques  africains,  pour  régler, 
avec  plus  d'autorité,  les  questions  pendantes. 

4.°  —  Le  schisme  de  Xovatien. 

Pendant  ce  temps-là  Xovatus  s'occupait  à  diviser 
l'église  romaine.  A  Rome,  comme  à  Carthage,  les  con- 
fesseurs étaient  hautement  considérés.  Ceux  surtout  qui 
étaient  encore  en  prison  se  voyaient  entourés  d'homma- 
ges et  consultés  comme  des  oracles.  Novatus  commença 
par  se  mettre  en  rapport  avec  Novatien,  qu'il  séduisit 
facilement;  puis  il  essaya  de  gagner  les  confesseurs.  Il 
n'y  réussit  pas  d'abord.  Moïse  resta  fidèle  à  Cyprien 
■et  déclara  qu'il  n'entrerait  point  en  communion  avec  la 
coterie  des  cinq  prêtres  de  Carthage.  Mais  après  sa 
mort,  qui  arriva  en  janvier  ou  en  février  251,  ses  com- 
pagnons de  captivité  se  laissèrent  séduire  et  joignirent 
leur  influence  à  celles  que  No  valus  et  Novatien  grou- 
paient autour  d'eux.  Ce  dont  il  s'agissait,  c'était  de  faire 
•élire  un  pape  qui  ne  reconnaîtrait  pas  Cyprien  comme 
légitime  évêque  de  Carthage  et  qui  protégerait  le  com- 

^  De  Lapsis,  De  Ecclesiae  unitate. 


403  CHAPITRE   XX. 

pétiteur  qu'on  lui  préparait.  De  principes  dogmatiques 
ou  disciplinaires  on  n'en  avait  pas  encore;  mais  on  en- 
tendait exploiter,  à  E^ome  comme  en  Afrique,  le  prestige 
des  confesseurs.  Le  futur  successeur  de  saint  Pierre  de- 
vait être  le  pape  des  confesseurs,  comme  à  Carthage  le 
parti  anticyprianiste  se  proclamait  le  parti  des  confes- 
seurs. 

Ces  calculs  furent  déçus.  L'élection  eut  lieu  vers  la 
mi-mars  :  les  ennemis  de  C^^prien  ne  parvinrent  pas  à 
empêcher  le  choix  d'un  candidat  étranger  à  leurs  vues, 
le  prêtre  Cornélius.  Ils  s'empressèrent  de  l'attaquer  vio- 
lemment, lui  imputant,  entre  autres  crimes,  d'avoir  reçu 
un  certificat  de  sacrifice  et  d'avoir  communiqué  avec 
des  apostats  déclarés.  Par  les  soins  de  Novatus  une  pro- 
testation motivée  arriva  à  Carthage  en  même  temps  que 
la  notification  de  l'ordination  de  Cornélius.  Elle  était 
rédigée  au  nom  d'un  prêtre  de  E/Ome,  de  Novatien  pro- 
bablement. Cyprien  et  les  évêques  africains  qui  com- 
mençaient à  se  réunir  autour  de  lui  jugèrent  qu'il  y  avait 
lieu  de  se  renseigner  exactement:  ils  attendirent  les  pro- 
cès-verbaux officiels  de  l'élection  et  dépêchèrent  même 
deux  évêques  à  Rome.  Pendant  ces  délais  \  le  parti  op- 


^  Il  faut  en  effet  distinguer  deux  temps  dans  la  compéti- 
tion de  Novatien.  D'abord  on  proteste  contre  Cornélius  et  son 
élection,  mais  sans  en  faire  une  autre.  Saint  Cyprien  distingue 
très  bien  ces  deux  phases  et  les  deux  ambassades  que  les  scliis- 
matiques  envoyèrent  successivement  à  Carthage.  Ep.  XLV,  1  : 
Diversae  partis  ohstinata  et  inflexibilis  j)^^vi<^ci<^i(^  t^on  tcnitum 
rodicis  et  mafj^is  sinum  adque  complexum  recusavit,  sed  etiam 
gliscente  et  in  pelas  recrudescente  dlscordla  eplscojyum  slbl  constl- 


l'afuique  chkétienxe  409 

posé  à  Cornélius  élisait  un  autre  évêque,  Novatien  lui- 
même  \  et  faisait  diligence  pour  le  faire  reconnaître  dans 
toute  l'Eglise.  A  cette  nouvelle  et  sur  des  renseignements 
qui  lui  furent  envoyés  de  Rome,  Cyprien  reconnut  offi- 
ciellement Cornélius. 

Ainsi  le  schisme  novatien,  qui  devait  donner  lieu  à 
une  secte  importante,  ne  s'est  pas  fait  d'abord  sur  une 
question  de  doctrine,  mais  sur  une  question  de  person- 
nes. Novatien  n'avait  pas  de  principes  spéciaux  sur  la 
pénitence.  Novatus,  par  ses  antécédents  à  Carthage,  de- 
vait être  favorable  plutôt  que  contraire  à  la  mitigation 
de  la  discipline.  Pendant    les    controverses   de    l'année 

tuit ...  c.  3.  Cum  ad  me  talia  adversum  te  et  conpresbyteri  tecum 
coiisidextis  scripta  venianent.  Ici,  il  s'agit  de  la  première  lettre  con- 
tre Cornélius,  expédiée  par  Novatien  encore  prêtre.  Cyprien  note 
(Ep.  LV,  8)  que  Cornélius  est  devenu  évêque  alors  que  la  place 
de  Fabien,  c'est-à-dire  de  Pierre,  était  vacante,  tandis  que  de 
Novatien  on  n'en  pouvait  dire  autant. 

^  Cornélius,  dans  une  de  ses  lettres  à  Fabius  d'Antioclie 
(Eus.,  VI,  43),  dit  que  Novatien  envoya  chercher  dans  un  coin 
de  l'Italie  trois  évèques,  gens  simples  et  sans  culture  (à-yp;ix-vj; 
itai  àTrXs'j-TâTO'j;)  qui  lui  conférèrent  l'ordination  après  boire.  L'un 
d'eux  demanda  pardon  à  Cornélius,  qui  l'admit  à  la  communion 
laïque  ;  les  deux  autres  lurent  aussitôt  pourvus  de  successeurs. 
Pour  les  détails  de  ce  genre,  je  n'ai  déjà  fait  (ci-dessus,  p.  325) 
et  je  ne  fais  ici  qu'un  usage  discret  de  cette  lettre  à  Fabius,  où 
Novatien  est  malmené  avec  cette  ardeur  dont  les  anciens  usaient 
volontiers  dans  leurs  invectives.  Le  rédacteur  de  cette  pièce  dé- 
passe évidemment  toute  mesure,  par  exemple  lorsqu'il  attribue 
la  conversion  de  Novatien  au  diable,  lorsqu'il  doute  de  la  va- 
lidité de  son  baptême,  lorsqu'il  tourne  en  ridicule  sa  science 
théologique.  Plusieurs  des  traits  lancés  contre  l'importun  com- 
pétiteur atteindraient  aisément  le  pape  Fabien  (c'est  lui  sans 
doute  qui  éleva  Novatien  au  sacerdoce)  et  les  chefs  de  l'église 
romaine  pendà^it  la  persécution  de  Dèce. 


410  CHAPITRE    XX. 

précédente,  c'est  Novatien  qui  avait  rédigé  les  lettres 
du  clergé  et  des  confesseurs  romains,  ces  lettres,  qui, 
nous  dit  saint  Cyprien  \  «  furent  envoyées  dans  le  monde 
»  entier  et  portées  à  la  comiaissance  de  toutes  les  églises 
»  et  de  tous  les  fidèles  ».  Or,  dans  ces  lettres,  deux  points 
étaient  réglés:  d'abord  que  les  Zaj;,s'i  devaient  être  admis 
à  la  pénitence,  la  durée  et  les  conditions  de  celle-ci 
étant  renvoyées  à  l'examen  des  évêques,  qui  décide- 
raient aussitôt  la  paix  rétablie  :  ensuite  que  ceux  des 
faillis  qui  seraient  en  danger  de  mort  pourraient  être 
réconciliés  ^.  Pendant  la  persécution,  Novatien  avait 
réussi  à  échapper  aux  recherches,  mais  sans  faire  preuve 
d'un  héroïsme  extraordinaire  ^.  On  ne  pouvait  donc  pré- 
voir qu'il  se  ferait  le  champion  de  la  sévérité.  Mais  une 
fois  le  schisme  organisé,  il  était  inévitable  qu'on  n'a- 
doptât dans  la  grande  question  du  moment  une  attitude 
et  des  principes  opposés  à  ceux  de  Cornélius. 

Le  concile  de  Carthage,  enfin  réuni,  vers  le  milieu 
de  mai,  sous  la  présidence  de  Cyprien,  décida  que  tous 
les  lajjsi  sans  distinction,  pourvu  qu'ils  fussent  repen- 
tants, seraient  admis  à  la  pénitence  et  réconciliés  au 
moins  au  moment  de  la  mort;  que,  selon  la  gravité  des 
cas,  la  pénitence  serait  plus  ou  moins  longue  ;  que  les 
évêques,  prêtres  et  autres  clercs  pourraient  être  admis  à 
la  pénitence,  comme  les  autres,  mais  non  pas  réintégrés 
dans  leurs  fonctions.  Ces  décisions  furent  transmises  à 

1  Ep.  LV,  5. 

2  Ep.  XXX,  8. 

3  Eus.,  yi,  43,  §  16.. 


l' AFRIQUE   CHRÉTIENNE  411 

Home.  Cornélius,  comme  la  plupart  des  membres  du 
clergé  romain,  était  dans  les  mêmes  sentiments  que  les 
évêques  d'Afrique.  Cependant  il  voulut  donner  toute  l'au- 
torité possible  au  règlement  d'une  aôaire  à  laquelle  tant 
de  gens  étaient  intéressés:  à  cet  effet,  il  convoqua  de 
son  côté  à  un  grand  concile  tous  les  évêques  d'Italie. 
C'est  alors  que  les  positions  se  dessinèrent  et  que 
le  parti  de  Novatien  devint  le  parti  de  la  discipline  ri- 
goureuse. Point  de  réconciliation  entre  l'Eglise  et  les 
déserteurs,  anathème  perpétuel  aux  idolâtres  !  Tel  fut  le 
mot  d'ordre  de  la  nouvelle  secte.  On  ne  prétendait  pas 
empêcher  les  apostats  de  faire  pénitence  :  on  les  y  en- 
gageait même  fortement,  mais  en  leur  enlevant  tout  es- 
poir de  rentrer  dans  la  fraternité  chrétienne,  fût-ce  à 
leur  dernier  soupir.  Ce  traitement  avait  été  autrefois 
appliqué  aux  adultères  aussi  bien  qu'aux  apostats  ;  mais 
depuis  longtemps  on  ne  le  maintenait  plus  que  pour 
ces  derniers.  Novatien  et  ses  adhérents  protestèrent  qu'il 
fallait  s'en  tenir  là  et  ne  pas  faire  aux  apostats  la  con- 
cession que  l'on  avait  faite  au.x  adultères.  Ce  fut  là  tout 
le  novatianisme  primitif.  Une  fois  séparée  de  l'Eglise, 
la  secte  ne  manqua  pas  de  greifer  des  particularités 
nouvelles  sur  cette  première  dissidence.  A  son  début 
elle  se  borna  à  protester  contre  l'adoucissement  d'une  me- 
sure disciplinaire  qui,  adoptée  et  appliquée  en  des  temps 
où  l'apostasie  ne  se  produisait  que  sous  forme  de  cas 
isolés  \  ne  pouvait  être  maintenue  en  présence  des  dé- 

^  Telle  continua  d'être  la  discipline,  en  temps  ordinaire  :  le 
concile  d'Elvire  en  témoigne  fort  clairement,  à  la  fin  du  III*  siècle. 


412  CHAPITRE   XX. 

faillaiices  innombrables  qu'avait  provoquées  une  persé- 
cution universelle  et  extraordinairement  rigoureuse. 

Cette  position  théorique  avait  de  grands  avantages. 
C'est  elle  qui  explique  le  succès  relatif  du  nouveau 
schisme.  La  considération  personnelle  de  Novatien  et 
l'activité  prodigieuse  avec  laquelle  ses  adhérents,  No- 
vatus  en  particulier,  s'appliquèrent  à  discréditer  Corné- 
lius, y  contribuèrent  aussi  beaucoup.  Le  concile  de  Rome 
se  réunit.  On  y  vit  soixante  évêques,  sans  compter  les 
prêtres  et  les  diacres,  tant  ceux  de  E.ome  que  ceux  qui 
accompagnaient  ou  représentaient  leurs  évêques.  Les  let- 
tres du  concile  de  Carthage  furent  lues  devant  cette  as- 
semblée. Elles  proclamaient  le  principe  de  la  réintégration 
des  lapsi  et  invitaient  les  évêques  italiens  à  condam- 
ner l'auteur  du  nouveau  schisme.  Ce  vœu  fut  satisfait  :  No- 
vatien  et  ses  adhérents  furent  chassés  de  l'Eglise  et  la 
discipline  du  concile  d'Afrique  fut  solennellement  ap- 
prouvée. Ces  décisions  furent  consignées  dans  une  lettre 
synodale  à  laquelle  furent  apposées  les  signatures  des 
évêques  présents  avec  les  adhésions  des  absents. 

Fort  de  cette  double  manifestation  de  l'épiscopat 
d'Italie  et  d'Afrique,  Cornélius  se  hâta  d'expédier  par- 
tout des  exemplaires  des  documents  synodaux  avec  des 
renseignements  sur  Novatien  et  son  schisme.  En  Afrique 
Cyprien  l'appuyait  énergiquement  :  il  n'y  eut  qu'un  petit 
nombre  d'hésitations,  très  isolées  ^  Cependant  on  envoya 
à  Carthage  un  évêque,  Evariste,  qui  avait  été  l'un  des 

^  Yoir  surtout  la  lettre  à  Antonianus  (ep.  LV). 


L'AFRIQUE   CHRÉTIENNE  413 

consécrateurs  de  Novatien,  un  diacre  romain,  Nicostrate, 
confesseur  de  la  dernière  persécution,  et  divers  autres 
personnages,  qui  réussirent  à  organiser  une  petite  église 
novatienne  dans  la  métropole  de  l'Afrique,  avec  un  cer- 
tain Maxime  pour  évêque.  Des  succès  analogues  furent 
sans  doute  obtenus  sur  quelques  points.  En  Gaule,  Mar- 
cien,  évêque  d'Arles,  accepta  la  communion  de    Nova- 
tien  et  appliqua  ses  principes  sur  les  apostats.  C'est  la 
seule  défection  sérieuse  qui  soit  constatée  en  Occident. 
En  Orient  les   choses   allèrent  beaucoup   plus  loin. 
Les  idées  de  Novatien  trouvèrent  accueil  en  divers  en- 
droits de  r  Asie-Mineure.  L'évêque  d'Antioche,  Fabius, 
les  patronnait  ouvertement.  Cependant,  comme  il  ne  sié- 
gea que  peu  de  temps  et  que  ses  collègues   de    Syrie, 
de  Cappadoce  et  de  Cilicie,  étaient  d'un  autre  avis,  le 
mouvement  fut  enrayé  d'assez  bonne  heure.  Il  avait  du 
reste  contre  lui  l'autorité,  considérable  à  tous  égards,  de 
l'évêque  d'Alexandrie,  Denys.  Celui-ci  était  dans  les  mê- 
mes idées  que  Cornélius  et  Cyprien.  Dès  le  temps  de 
la  persécution,  il  avait  ordonné  de  réconcilier  les  lapsl 
à  leur  lit  de  mort  ;  aussitôt  que  la  paix   avait   semblé 
renaître,  il  avait  envoyé  dans  toute  l'Egypte  une  sorte 
de  tarif  pénitentiel  où  les  différents  cas  étaient  distin- 
gués et  soumis  à  des  pénalités  graduées.  Les  lettres  de 
Novatien  ne  lui  firent  aucun  effet  ;  il  y  répondit  très  fran- 
chement, quoique  très  doucement,  suivant  sa  coutume, 
en  déclarant  au  compétiteur  de  Cornélius  que  ce  qu'il 
avait  de  mieux  à  faire,   c'était   d'abandonner  son   pré- 
tendu épiscopat.  Il  s'employa  aussi  avec  beaucoup    de 


414  CHAPITRE   XX. 

zèle  à  ramener  les  confesseurs  romains  qui  s'étaient 
égarés  dans  le  schisme.  C'était  là  une  affaire  très  im- 
portante. Cyprien  s'y  appliqua  de  son  côté  avec  la  même 
ardeur.  Ces  deux  grands  évêques,  dont  la  situation  et 
la  carrière  ont  tant  de  traits  de  ressemblance,  observè- 
rent ici,  sans  se  concerter,  une  attitude  identique.  Ils- 
réussirent.  Les  confesseurs  de  Rome,  touchés  de  la  grâce^ 
se  séparèrent  presque  tous  de  Novatien  ;  ils  revinrent  k 
l'Eglise,  où  Cornélius  et  les  siens  leur  firent  le  meilleur 
accueil.  On  réintégra  même  dans  leurs  dignités  ecclésias- 
tiques ceux  qui  en  avaient  été  revêtus.  Ce  fait  enlevait 
à  Novatien  le  plus  clair  de  son  prestige  aux  yeux  des- 
populations  chrétiennes.  Cornélius  et  ses  deux  alliés^ 
Denys  et  Cyprien,  ne  manquèrent  pas  de  donner  le  plus- 
grand  retentissement  à  une  conversion  si  opportune. 

Les  lettres  écrites  à  ce  propos  ne  sont  pas  les  seules- 
œuvres  de  plume  qui  aient  été  dirigées  contre  Novatien. 
Nous  avons  encore,  sous  le  titre  Âd  Xovatianum,  une 
sorte  d'homélie  où  il  est  pris  assez  vivement' à  partie. 
Elle  paraît  bien  avoir  été  écrite  à  B/Ome  ^ 

La  petite  église  se  maintint  cependant;  un  certain 
nombre  de  fidèles  «  fermes  dans  l'Evangile  »  *  demeura 
groupé  autour  de  Novatien.  Celui-ci,  outre  ses  écrits  de 
propagande,  multipliait  les  instructions  à  ses  disciples. 
Nous  avons  des  spécimens  de  cette  littérature  dans  son 

^  M.  Harnack  y  voit  l'œuvre  de  Xyste  II  (  Texte  u.  U.,  t.  XIII,  1  ; 
cf.  t.  XX,  3,  p.  116;  ChronoL,  t.  II,  p.  387). 

'^  Novatianus  j^lebi  in  Evangelio  perstanti  salutem,  titre  du 
De  cïbis. 


L'AFRKil'E   CIIUÉTIENXE  415 

De  cihis  hidakis,  très  probablement  aussi  dans  le  De 
xpectacidis  et  le  De  hono  imclkitiae.  Ces  compositions  et 
quelques  autres  ^  pour  lesquelles  on  a  pu  revendiquer  la 
même  provenance,  nous  sont  parvenues  sous  le  couvert 
de  saint  Cyprien.  Saint  Jérôme  en  connaissait  bien  d'au- 
tres ^.  Les  trois  dont  j'ai  marqué  les  titres  ont  cela  de 
commun  qu'ils  ont  été  écrits  en  un  temps  de  persécu- 
tion, sous  Gallus  ou  sous  Valérien,  alors  que  Novatien 
était  séparé  de  ses  disciples.  D'après  une  tradition  con- 
servée dans  sa  secte  ^,  il  aurait  figuré  parmi  les  victi- 
mes de  la  persécution  de  Valérien. 

A  Carthage,  la  coterie  de  l'indulgence,  qui,  depuis 
de  longs  mois,  exploitait  contre  Cyprien  la  vanité  des 
confesseurs  et  l'empressement  indiscret  des  Japsi,  dut  être 
bien  surprise  du  pli  que  les  choses  avaient  pris  à  Rome. 
Novat,  passant  d'un  extrême  à  l'autre,  organisait,  avec 
les  confesseurs  romains,  un  parti  de    sévérité    intransi- 


*  Adversus  Iiidaeos,  De  laucJp  martyrii,  Quod  idola  dit  non 
sint. 

2  De  Pascha,  De  sahhato,  De  circiimcùione,  De  sacerdoie,  De 
oratione,  De  iuntanlia,  De  Attalo. 

3  Socrate,  H.  E.  IV,  28;  Enloge,  évêqne  d'Alexandrie  à  la 
fin  du  VP  siècle,  a  eu  sous  les  yeux  une  «  passion  »  de  Nova- 
tien,  composition  fabuleuse  et  sans  valeur.  Un  martyr  Nova- 
tien  est  marqué  au  29  juin  dans  le  martyrologe  hiéronymien  ;  je 
pense  que  c'est  le  même  qui  figure  déjà  au  27,  en  tête  d'une 
liste  d'apparence  africaine.  Il  serait  bien  invraisemblable  que 
le  fondateur  du  schisme  ait  été  marqué  dans  les  calendriers  de 
la  grande  église.  Le  calendrier  romain  qui  fait  partie  de  la  com- 
pilation pseudohiéronymienne  a  été  arrêté  vers  422,  peu  après 
que  les  dernières  églises  novatiennes  de  Rome  eussent  été  fer- 
mées. 


416  CHAPITRE   XX. 

géante.  D'autre  part,  le  concile  de  251,  par  sa  miséri- 
corde à  l'égard  des  libellatiqiies  et  autres  lapsi  moins 
compromis,  avait  enlevé  aux  fauteurs  du  schisme  une 
bonne  partie  de  leurs  clients.  Félicissime  essaya  pour- 
tant de  se  maintenir.  Il  se  fit  ordonner  diacre,  c'est-à- 
dire  trésorier,  de  la  contre-église  que  l'on  allait  fonder. 
On  battit  toute  l'Afrique  pour  recruter  des  adhérents, 
surtout  dans  l'épiscopat,  en  vue  d'opposer  un  concile  à 
celui  de  Cyprien,  de  le  déposer  lui-même  et  de  procla- 
mer la  discipline  commode  qui  était  le  but  ou  le  pré- 
texte de  toute  cette  intrigue. 

Le  succès  fut  médiocre.  On  avait  annoncé  vingt-cinq 
évêques  :  cinq  seulement  se  présentèrent,  dont  trois  apos- 
tats et  deux  hérétiques.  L'un  de  ces  derniers  était  ce 
même  Privât  de  Lambèse  qui  avait  été  déposé  quelques 
années  auparavant  dans  un  grand  concile.  En  même 
temps  qu'eux  plus  de  quarante  évêques  arrivaient  à  Car- 
tilage pour  le  concile  (le  second  après  la  persécution) 
que  l'on  avait  coutume  de  tenir  en  mai.  Ce  concile  s'as- 
sembla le  15  mai  252.  Privât  chercha  à  s'y  faire  admet- 
tre pour  plaider  sa  cause  et  obtenir  sa  réhabilitation: 
ce  fut  en  vain.  Le  concile,  ayant  égard  à  la  persécu- 
tion que  le  nouvel  empereur  Gallus  déchaînait  en  ce 
moment  sur  l'Eglise,  accorda  la  communion  aux  lapsi  de 
toute  catégorie  qui  jusqu'alors  avaient  fait  consciencieu- 
sement pénitence.  Cette  disposition  diminuait  encore  les 
raisons  d'être  de  l'opposition.  Cependant  elle  n'attei- 
gnait pas  les  partisans  de  Félicissime,  qui,  depuis  plus 
d'un  an,  formaient  schisme  et  n'observaient  aucune  sorte 


L'AFRIQUE  CKRÉTIEXXE  417 

de  pénitence.  Aussi  ne  laissèrent-ils  pas  de  tenir  mi  petit 
concile  contre  le  grand.  Ils  y  prononcèrent^  une  sentence 
de  déposition  contre  Cyprien  et  lui  ordonnèrent  un  suc- 
cesseur, dans  la  personne  de  Fortunatus,  un  des  cinq 
prêtres  dissidents.  Cyprien  ne  s'en  émut  guère.  Il  avait 
pour  lui  tout  répiscopat  d'x4.frique  et  toute  la  popula- 
tion chrétienne  de  Carthage,  sauf  un  petit  noyau  d'intri- 
gants, auxquels  on  donnait  volontiers,  du  nom  de  leur 
chef,  le  sobriquet  d^Tnfelicissimi. 

Félicissime,  cependant,  partit  pour  Eome  avec  quel- 
ques-uns des  siens  ;  ils  s'efforcèrent  de  faire  recomiaître 
le  nouvel  évêque  Fortunat.  Le  pape  Cornélius  les  écarta 
de  l'église  :  mais,  comme  ils  faisaient  tapage  contre  Cy- 
prien et  menaçaient  de  publier  des  lettres  de  Fortunat, 
pleines  d'infamies  contre  lui,  Cornélius  prit  peur  et  con- 
sentit à  recevoir  ces  documents.  Cette  concession,  dont 
nous  ne  saisissons  pas  bien  les  modalités,  irrita  fort  l'évê- 
que  de  Carthage,  lequel  n'était  pourtant  pas  homme  à 
s'irriter  sans  raison. 

C'était  un  second  nuage  qui  s'élevait  entre  deux  évê- 
ques  dont  l'union  est  pourtant  restée  célèbre.  Au  com- 
mencement de  son  épiscopat,  Cornélius  avait  été  blessé 
du  retard  que  Cyprien  avait  mis  à  proclamer  son  ordi- 
nation et  des  précautions  qu'il  avait  cru  devoir  prendre 
pour  la  vérifier  ^  :  Cyprien,  à  son  tour,  fut  singulièrement 
étonné  de  la  timidité  de  son  collègue  et  des  doutes  qu'il 
semblait  autoriser  contre  ses  droits  à  occuper  le  siège 

»  Ep.  XL  Y,  XL  VIII. 
DcciiESXE.  Iliat.  anc.  de  VE(jl.  -  T.  I.  27 


418  CHAPITRE   XX. 

de  Carthage.  H  se  plaignit  à  Cornélius  avec  autant  d'élo- 
quence  que  de  franchise  ' .  On  était  alors  à  l'été  de  Tan- 
née 252.  La  persécution  de  G-allus.  qui  s'annonçait  déjà^ 
allait  changer  le  tour  des  préoccupations  de  Cj^rien  à 
l'égard  de  l'évêque  de  Rome.  Aussitôt  qu'il  le  sut  exilé^ 
il  s'empressa  de  lui  écrire  une  lettre  de  félicitations  *. 
Lui-même  il  put,  cette  fois,  demeurer  au  milieu  de  ses. 
fidèles,  en  dépit  du  peuple  fanatique  de  Carthage,  qui,, 
à  chaque  instant,  réclamait  sa  tête.  L'année  suivante,. 
Cornélius  étant  mort  en  exil,  Lucius  fat  élu  à  sa  place 
par  l'église  de  Rome.  Lui  aussi,  il  fut  exilé,  mais  peu 
de  temps.  La  tranquillité  revint  :  Lucius  rentra  à  Rome. 
Cyprien.  qui  l'avait  félicité  de  sa  confession,  lui  écrivit 
encore  pour  s'associer,  avec  l'épiscopat  africain,  à  la  joie 
des  fidèles  de  Rome  ^ . 

Ces  lettres,  comme,  du  reste,  toute  la  correspondance 
de  saint  Cyprien,  témoignent  de  l'union  entre  les  deux 
sièges  de  Rome  et  de  Carthage,  de  leurs  fréquentes  re- 
lations et  du  respect  particulier  des  Africains  pour  l'église 
de  Rome,  «  l'église  principale  ^princi palis),  d'où  procède 
l'unité  sacerdotale  »  ^ .  Sous  le  pape  Etienne,  successeur 
de  Lucius,  ces  rapports  devinrent  moins  aimables:  ils. 
traversèrent  même  une  crise  assez  délicate. 


1  Ep.  LIX. 

2  Ep.  LX. 

3  Ep.  LXI. 

4  Ep.  LIX,  14. 


l'afrique  chrétienne  41i) 

5.°  —    I Ji  <iii(>r<'llc  h(ij)f/s)ii(t/{'. 

Lucius  mounit  le  5  mars  254.  Etienne,  qui  le  rem- 
plaça, paraît  avoir  ('té,  dès  le  principe,  peu  sympatliirjne 
à  l'évèque  de  Carthage.  Ils  ne  tardèrent  pas  à  se  trou- 
ver en  conflit,  et  cela  d'abord  à  propos  d'afïaires  (jui 
ne  concernaient  ni  l'Italie,  ni  l'Afrique. 

Pendant  la  persécution,  deux  prélats  espagnols,  Basi- 
lide  et  Martial,  évêques  l'un  d'Emerita  (Mérida),  l'autre 
de  Legio  et  Asturica  (Léon  et  Astorga)  avaient  demandé 
ou  accepté  un  certificat  de  sacrifice.  Pour  ce  fait  et  pour 
diverses  autres  fautes  ils  avaient  été  déposés  de  l'épis- 
copat  et  on  leur  avait  ordonné  des  successeurs,  Sabinus 
et  Félix.  ]ls  ne  se  résignèrent  pas.  Basilide  partit  pour 
Rome,  réussit  à  convaincre  le  pape  Etienne  (jue  les  ao 
cusations  portées  contre  lui  man([uaient  de  fondement, 
et  se  fit  rétablir  dans  sa  dignité.  Peu  satisfaits  de  ce 
revirement,  leurs  fidèles  et  surtout  leurs  successeurs  pri- 
rent le  parti  de  s'adresser  au  concile  d'Afrique.  Celui-ci 
était  devenu  une  iiistilnlion  régulière.  Nous  voyons,  par 
les  lettres  de  saint  Cyprien,  que,  sauf  les  temps  de  per- 
sécution, il  s'assemblait  au  moins  une  fois  par  an,  au 
printemps,  et  quelquefois  à  l'automne.  Ces  grandes  as- 
semblées périodiques  contribuaient  beaucoup  au  main- 
tien et  à  l'uniformité  de  la  discipline.  Elles  étaient  célè- 
bres en  dehors  de  l'Afrique,  et  la  réputation  de  Tliomme 
illustre  et  sage  (pii  en  était  l'àme  ajoutait  encore  à  leur 
considération.  C'est  à  l'automne  de  '254  que  le  concile 


420  CHAPITRE    XX. 

fut  saisi  de  la  requête  des  Espagnols.  Il  procéda  exac- 
tement comme  avait  fait  le  pape:  c'est-à-dire  qu'il  n'en- 
tendit qu'une  des  parties  et  lui  donna  gain  de  cause. 
Basilide  et  Martial  furent  déclarés  indignes  de  l'épis- 
copat.  Il  ne  nous  est  guère  possible,  sur  des  enquêtes 
aussi  incomplètes,  de  décider  qui  avait  tort  ou  raison  ^ 
Mais,  ce  qui  est  clair,  c'est  que  la  lettre  du  concile  d'Afri- 
que ^  par  laquelle  les  églises  d'Emerita  et  de  Legio-As- 
turica  reçurent  communication  de  la  sentence,  contraire 
à  celle  du  pape  Etienne,  n'était  pas  faite  pour  plaire  à 
celui-ci. 

Peu  après  cet  événement,  Cyprien  reçut  coup  sur 
coup  deux  lettres  de  l'évêque  de  Lyon,  Faustin,  qui  lui 
dénonçait  l'attitude  schismatique  de  Marcien,  son  collè- 
gue d'Arles.  Marcien  était  en  communion  avec  Nova- 
tien:  il  appliquait  rigoureusement  ses  principes  sur  la 
réconciliation  des  lapsi.  Faustin  et  d'autres  évêques  de 
Gaule  s'étaient  adressés  en  vain  au  pape  Etienne  pour 
obtenir  la  cessation  du  scandale.  En  désespoir  de  cause, 
ils  invoquaient  le  secours  de  l'évêque  de  Carthage. 
Etienne  paraît  avoir  usé  d'une  certaine  modération  à 
l'égard  des  Novatiens  ;  on  disait  qu'il  ne  faisait  aucune 
difficulté,  contrairement  à  la  discipline  établie,  de  con- 
server leur  rang  aux  prêtres  ou  diacres  schismatique  s 
qui  revenaient  à  Tunité  ^.  Cyprien  lui  écrivit  une  lettre 

^  Les  évêques  d'Espagne  étaient  partagés  :  Basilide  et  Mar- 
tial étaient  reconnus  par  quelques-uns  d'entre  eux.  Ceux-ci  sont 
fort  malmenés  par  le  concile  africain.   (Ep.  LXYII,  3). 

2  Ep.  LXYII. 

3  Ep.  LXXII. 


L'AFRIQUE   CHRÉTIENNE  421 

fort  pressante  '.  Selon  lui  le  pape  avait  le  devoir  d'in- 
tervenir en  Gaule,  d'écrire  aux  évêques  de  ce  pays  et 
aux  fidèles  d'Arles  pour  qu'ils  fissent  en  sorte  d'écarter 
Marcien  et  de  lui  donner  un  successeur.  L'évêque  de 
Carthage  semble  ici  se  constituer  le  champion  de  la  dis- 
cipline proclamée  par  Cornélius  et  Lucius  et  de  la  tra- 
dition de  ces  papes,  mise  en  oubli  par  leur  successeur. 
Le  ton  de  sa  lettre  indique  vraiment  peu  d'estime  pour 
celui-ci.  Etienne,  qu'il  méritât  ou  non  ces  reproches,  ne 
pouvait  guère  être  satisfait  de  recevoir  une  telle  leçon. 
C'est  sur  ces  entrefaites  qu'éclata  la  querelle  à  propos 
du  baptême  des  hérétiques. 

A  quelles  conditions  les  hérétiques  qui  abandon- 
naient leurs  sectes  pour  passer  à  l'Eglise  catholique  pou- 
vaient-ils être  admis  dans  celle-ci?  Cette  question  pa- 
rait s'être  posée  avec  quelque  insistance  vers  la  fin  du 
11^  siècle,  alors  que  les  sectes  pullulaient  partout  et  que 
certaines  d'entre  elles  commençaient  à  décliner.  Deux 
cas  pouvaient  se  présenter.  L'hérétique  converti  pouvait 
avoir  été  initié  au  christianisme  dans  la  grande  Eglise 
ou  dans  la  secte  elle-même.  Dans  le  premier  cas,  son 
initiation  était  sûrement  valable,  mais  il  avait  commis 
une  faute  grave  en  abandonnant  l'Eglise,  et  celle-ci  était 
en  droit  de  lui  imposer  une  expiation  pénitentielle  ana- 
logue à  celle  des  pécheurs  ordinaires.  C'est  ce  que  Ton 
faisait  partout.  L'autre  espèce  était  différente.  L'Eglise 
catholique  pouvait-elle  reconnaître  comme  valable  l'ini- 

»  Ep.  LXVIII. 


422  CHAPITRE    XX. 

tiation  accomplie  par  des  sectaires,  chrétiens  de  profes- 
sion, mais  en  révolte  contre  Tautorité,  séparés  de  la  com- 
munauté des  fidèles,  attachés  à  des  doctrines  flétries? 
En  admettant  que  les  bizarreries  de  leurs  rites  et  de  leurs 
formules  en  laissassent  subsister  l'identité  essentielle  avec 
ceux  de  TEglise,  leffet  ne  pouvait-il  pas  en  être  per- 
verti par  le  sens  que  leur  attachaient  ceux  qui  s'en  ser- 
vaient? Cette  question,  assez  délicate,  ne  fut  point  Tobjet 
d'une  entente  préalable:  aussi  vit-on  bientôt  paraître  des 
solutions  diverses.  Elles  peuvent  se  ramener  à  deux.  En 
certains  endroits,  on  rejeta  absolument  toute  initiation 
célébrée  en  dehors  de  l'Eglise  légitime.  A  Rome  et  en 
Egypte  on  introduisit  une  distinction.  L'initiation  chré- 
tienne comprenait  deux  actes,  le  baptême  et  ce  que  nous 
appelions  la  confirmation.  Par  le  premier  on  était  pu- 
rifié de  ses  péchés,  par  le  second  on  recevait  le  Saint- 
Esprit.  Dans  le  rituel  de  ce  second  acte,  un  relief  spé- 
cial était  donné  à  tnie  imposition  des  mains,  accom- 
pagnée d'une  invocation  à  l'Esprit  septiforme.  L'usage 
de  Rome  était  de  ne  pas  renouveler  le  baptême  célébré 
par  les  hérétiques  :  mais,  comme  on  considérait  que  l'E- 
glise seule,  l'Eglise  légitime,  est  en  situation  d'invoquer 
efficacement  l'Esprit-Saint,  l'hérétique  converti  se  vo3'ait 
imposer  les  mains,  comme  pour  la  pénitence,  en  réalité 
pour  qu'il  reçût  le  Saint-Esprit. 

A  Carthage  la  répudiation  totale  s'autorisait  d'mie 
tradition  assez  longue.  TertuLlien,  dans  son  traité  du 
baptême,  l'inculque  expressément.  Vers  220,  elle  avait 
été  sanctionnée  par  im  grand  concile  des  évêques  d'Afri- 


L'AFRIQUE   CHRÉTIENNE  423 

•que  et  de  Numidie,  réuni  par  Agrippinus.  En  Asie-Mi- 
neure, des  conciles  tenus  à  Iconium,  à  Synnada  et  en 
divers  autres  endroits  avaient  établi  ^  la  même  règle. 
Elle  était  également  observée  à  Antioclie  et  dans  la  S^^rie 
du  nord  ^.  La  Palestine,  sur  ce  point,  comme  sur  l'ob- 
servance pascale,  suivait  l'usage  alexandrin  ^. 

Toutefois  ces  délimitations  ne  sauraient  être  consi- 
dérées comme  tout-à-fait  rigoureuses.  La  centralisation 
était  encore  si  peu  avancée  que,  même  en  Afrique,  il 
y  avait  des  dissidences.  En  255  "*  le  concile  de  Carthage 
fut  saisi  d'une  consultation  signée  de  dix-huit  évêques 
numides  qui  avaient  conçu  des  doutes  sur  la  légitimité 
de  l'usage  dominant.  Peut-être  ces  évêques  s'étaient-ils 
émus  de  la  divergence  disciplinaire  qui,  sur  ce  point, 
séparait  les  églises  de  Eome  et  d'Afrique.  Quoiqu'il  en 
soit,  le  concile  jugea  que  Tusage  africain  devait  être 
maintenu  comme  le  seul  légitime.  Il  répondit  en  ce  senu 
aux  évêques  numides,  en  leur  donnant  les  motifs  de  sa 

'  Cyprien,  ep.  LXXY,  7  (lettre  de  Firmilien);  Denys  d'Ale- 
xandrie dans  Eus.,  VII,  7. 

^  C'est  ce  qui  résulte  de  la  Didascalie  et  des  Constitutions 
apostoliques. 

^  On  peut  le  déduire  de  l'attitude  d'Eusèbe  en  cette  affaire. 
Pour  lui   «  l'usage  ancien  »   est   que   l'on  ne  renouvelle  pas    le  ■ 
baptême,  mais  seulement   l'imposition  des  mains;  Cyprien  lui 
fait  l'effet  d'un  novateur, 

^  Les  lettres  du  recueil  de  Cyprien  qui  ont  rapport  à  cette 
affaire  sont  les  lettres  LXIX-LXXV.  Toutefois  la  lettre  LXIX 
^ul  Magnum  est  encore  en  dehors  de  la  question  principale.  Cy- 
prien y  traite  le  cas  particulier  des  Novatiens,  qu'il  assimile 
aux  autres  héréjtiques,  et  il  expose  sa  doctrine  sur  le  baptême 
clinical. 


424  CHAPITRE   XX. 

décision  ^  Peu  après,  Cyprien  lui-même  écrivit  à  un  évê- 
que  mauritanien,  appelé  Quintus,  pour  répondre  à  des 
demandes  analogues  ^.  Déjà,  dans  cette  lettre,  on  voit 
poindre  un  antagonisme  spécial  contre  le  pape  Etienne, 
sans  que  celui-ci  soit  nommé.  Au  concile  suivant,  à  l'au- 
tomne 255  ou  au  printemps  256,  Cyprien  jugea  oppor- 
tun de  couper  court  à  toutes  les  objections  que  l'on  sou- 
levait en  Afrique  et  de  transformer  en  explications  ou- 
vertes la  controverse  indirecte  et  sourde  qui  divisait  ses 
collègues.  Il  écrivit  à  Etienne  ^,  en  son  nom  et  au  nom 
de  l'assemblée,  et  lui  transmit,  avec  la  lettre  du  précé- 
dent concile,  celle  qu'il  avait  lui-même  expédiée  à  Quin- 
tus. Il  entendait,  non  seulement  établir  son  droit  à  ob- 
server l'usage  ancien  de  son  église,  mais  présenter  cet 
usage  comme  le  seul  admissible,  et,  par  suite,  y  rallier 
l'église  romaine  elle-même. 

Le  concile  de  Carthage  avait  pris,  en  dehors  de  la 
question  du  baptême,  une  décision  relative  aux  prêtres 
et  aux  diacres  tombés  dans  le  schisme  ou  ordonnés  dans 
les  sectes.  Il  les  condamnait  à  rester  dans  la  condition 
laïque.  Etienne  avait-il  montré  sur  ce  point  une  condes- 
cendance particulière?  Nous  n'en  savons  rien.  Dans  la 
suite  de  l'affaire  il  n'est  question  que  du  baptême. 

Pendant  que  les  délégués  du  concile  se  rendaient  à 
Rome,  Cyprien,  consulté  par  un  évêque  appelé  Jubaïen 
sur  la  valeur  de  quelques  objections  venues  d'Italie,  lui 

1  Ep.  LXX. 

2  Ep.  LXXI. 

3  Ep.  LXXII. 


L'AFRIQUE   CHRÉTIENNE  425 

répondit  par  une  longue  exposition  de  sa  doctrine  ^ 
Cette  lettre  est  le  morceau  théorique  le  plus  important 
dans  toute  cette  controverse. 

A  E/Ome,  où,  depuis  plus  d'un  an,  on  était  morigéné 
à  tout  propos  par  le  concile  d'Afrique,  les  représentants 
de  celui-ci  furent  accueillis  assez  froidement.  La  lettre 
qu'ils  apportaient  n'avait  rien  d'aimable.  «  Nous  savons, 
»  y  était-il  dit,  que  certaines  personnes  ne  veulent  ja- 
»  mais  abandonner  les  idées  dont  elles  sont  imbues  et 
»  ne  changent  pas  facilement  d'avis;  que  tout  en  main- 
»  tenant  avec  leurs  collègues  les  liens  de  la  paix  et  de  la 
»  concorde,  elles  persistent  dans  leurs  propres  usages. 
»  Nous  non  plus,  nous  n'entendons  violenter  personne, 
»  ni  faire  la  loi  aux  autres.  Chacun  des  chefs  d'église 
»  est  libre  de  conduire  son  administration  comme  il  l'en- 
»  tend,  sauf  à  en  rendre  compte  au  Seigneur  »  ^.  Dans 
cette  tension  des  esprits,  des  paroles  regrettables  furent 
prononcées.  On  traita  Cyprien  de  faux  christ,  de  faux 
prophète,  de  mauvais  ouvrier.  Les  légats  ne  furent  pas 
admis  à  voir  le  pape  ;  on  interdit  même  aux  fidèles  de 
les  recevoir  ^.  Aux  prétentions  de  Cyprien,  Etienne  ré- 


1  Ep.  LXXIII. 

*  Il  n'est  pas  aisé  de  concilier  cette  permission  avec  la  ré- 
probation absolue  dont  Cyprien  poursuit  l'usage  contraire  au 
sien. 

3  Ep.  LXXV,  25.  Firmilien  répète  ici  ce  que  lui  a  raconté 
le  diacre  Rogatianus,  lequel  étant  parti  de  Carthage  aussitôt 
après  le  concile  du  l^''  septembre  256  n'a  pu  connaître,  en  fait 
de  propos  romains,  que  ceux  qui  avaient  été  tenus  avant  cette 
assemblée. 


426  CHAPITRE    XX. 

pondit  pas  une  décision  fort  grave.  Non  seulement  il 
ne  se  laissa  pas  détourner  de  son  usage  et  il  ne  cessa 
pas  de  le  considérer  comme  le  seul  légitime,  mais  il 
signifia  aux  évêques  d'Afrique  qu'ils  eussent  à  s'y  con- 
former, autrement  il  romprait  tout  rapport  avec  eux. 
La  même  sommation  fut  adressée  en  Orient. 

La  lettre  d"Etienne  parvint  à  Carthage  dans  le  cou- 
rant de  l'été.  En  attendant  la  prochaine  rémiion  du 
concile,  indiquée  pour  le  l*"""  septembre,  Cyprien  écrivit 
à  Pompeius,  évêque  en  Tripolitaine,  une  lettre^  où  il 
parle  de  la  réponse  d'Etienne  et  s'en  plaint  amèrement. 
Au  jour  dit,  quatre-vingt-sept  évêques  de  toutes  les  pro- 
vinces africaines  s'assemblèrent  à  Carthage,  sous  la  pré- 
sidence de  Cyprien^.  On  y  lut  la  correspondance  entre 
Cyprien  et  Jubaïen.  Le  président  invita  ensuite  tous 
les  membres  de  l'assemblée  à  émettre  chacun  son  avis: 
«  Ce  faisant,  dit-il,  nous  n'entendons  juger  personne,  ni 
»  séparer  de  la  communion  ceux  qui  pensent  autrement. 
»  Aucun  de  nous  ne  se  pose  en  évêque  des  évêques  ni 
»  ne  recourt  à  une  terreur  tyrannique  pour  contraindre 
»  ses  collègues  à  l'adhésion.  Tout  évêque,  dans  la  plé- 
»  nitude  de  sa  liberté  et  de  son  autorité,  conserve  le 
»  droit  de  penser  par  lui-même  ^  :  il  n'est  pas  plus  jus- 
»  ticiable  d'un  autre  que  qualifié  pour  juger  les  autres  » . 

1  Ep.  LXXIV. 

2  Le  procès-verbal  est  conservé.  C'est  le  plus  ancien  docu- 
ment de  ce  genre.  Les  évêques  se  disent  réunis  ex  provincia 
Africa  Numidia  Mauritania. 

3  C'était  sans  doute  l'avis  de  Privât  de  Lambèse  ;  ce  qui 
n'avait  pas  empêché  le  concile  d'Afrique  de  le  déposer. 


L'AFRIQUE    CH11ÉTII':NNE  427 

L'un  après  l'autre  les  quatre-vingt-sept  évêques  formu- 
lèrent un  vote  contre  le  baptême  des  hérétiques.  D'E- 
tiemie  et  de  sa  lettre  il  ne  fut  fait  aucune  mention. 

L'EgKse  d'Afrique  prenait  ainsi  une  position  de  ré- 
isistance  passive.  Elle  ne  niait  pas  la  nécessité  de  se 
conformer  en  matière  doctrinale  à  la  première  des 
églises,  à  l'église  principale  [pi-bicipcdisj  dont  le  pape 
était  le  chef  et  le  représentant.  Elle  ne  contestait  pas 
même  l'autorité  particulière  et  supérieure  qui  résul- 
tait pour  lui  du  lieu  de  son  siège  et  de  sa  qualité  de 
successeur  de  saint  Pierre.  Mais  elle  croj'ait  que,  dans 
l'espèce,  on  faisait  une  mauvaise  application  de  cette 
autorité  en  cherchant  à  imposer  aux  autres  un  usage  inad- 
missible. Comme  sanction  de  ce  jugement  elle  n'allait  pas 
jusqu'à  rompre  les  rapports  avec  Rome,  en  tant  que  cela 
dépendait  d'elle.  Elle  se  contentait  de  faire  une  déclara- 
tion solennelle  de  sa  décision.  Après  la  manifestation  du 
concile,  Etienne,  s'il  exécutait  ses  menaces,  devait  s'abs- 
tenir désormais  d'envoyer  à  Carthage  ses  clercs  et  ses 
messagers  :  peut-être  les  clercs  ou  même  les  fidèles  d'Afri- 
que ne  seraient-ils  plus  admis,  s'ils  venaient  à  Rome, 
à  prendre  part  aux  réunions  liturgiques  et  aux  secours 
distribués  au  nom  de  l'église.  Les  églises  africaines,  au 
contraire,  devaient  continuer  à  faire  bon  accueil  aux 
Romains  de  passage  en  Afrique,  et  même  à  correspon- 
dre avec  le  clergé  de  Rome,  autant  qu'elles  pouvaient 
être  tentées  de  le  faire,  en  sachant  que  leurs  lettres  cou- 
raient grand  risque  de  n'être  pas  lues. 


428  CHAPITRE   XX. 

Cette  situation,  si  elle  avait  duré,  n'aurait  pas  tardé 
à  paraître  intolérable.  Le  jour  du  concile  on  n'en  mesu- 
rait peut-être  pas  encore  les  inconvénients.  Quoiqu'il  en 
soit,  pour  donner  plus  d'éclat  à  la  manifestation  que 
l'on  venait  de  faire  et  pour  s'encourager  à  la  résistance 
par  l'exemple  d'autrui,  on  chercha  tout  aussitôt  à  nouer 
des  relations  avec  les  églises  d'Asie-Mineure  et  d'Orient 
qui,  observant  le  même  usage,  se  trouvaient  engagées 
dans  la  même  controverse  avec  le  pape.  Un  diacre,  E;0- 
gatianus,  fit  voile  pour  la  côte  de  Cilicie  et  passa  en 
Cappadoce,  auprès  de  Firmilien,  le  célèbre  évêque  de 
Césarée,  qui,  d'accord  avec  ses  collègues  de  l'Asie-Mi- 
neure  orientale,  professait,  sur  la  question  du  baptême, 
les  mêmes  principes  que  Cyprien.  Comme  lui,  c'était  un 
homme  hautement  recommandable  par  ses  vertus,  sa 
science,  son  expérience  et  son  zèle.  La  lettre  qu'il  re- 
mit à  Hogatianus  \  et  que  celui-ci  s'empressa  de  rappor- 
ter à  Carthage,  est  conçue  en  termes  fort  durs  pour  le 
pape  Etienne,  sans  cependant  que  son  autorité  y  soit 
plus  contestée  que  dans  les  documents  africains. 

L'hiver  se  passa  ainsi,  dans  une  sorte  d'état  de  blocus 
entre  E-ome  et  les  églises  d'Afrique  et  d'Orient.  Puis 
le  printemps  revint:  la  fête  de  Pâques  fut  célébrée,  sans 
que  rien,  à  notre  connaissance,  eût  modifié  cette  triste 
situation. 

Elle  se  dénoua  par  la  mort  d'Etienne,  arrivée  le 
2  août  de    cette    année  257.  Ses    successeurs,    tout    en 

1  Ep.  LXXy. 


l' AFRIQUE   CHRÉTIENNE  429 

maintenant  l'usage  de  leur  église  et  en  cherchant  à  le 
faire  prévaloir  dans  la  mesure  du  possible,  ne  crurent 
pas  devoir  être  aussi  rigoureux  envers  les  dissidents. 
Denys  d'Alexandrie,  Flrénée  de  ce  nouveau  Victor,  ap- 
pliquait dans  son  église  la  même  règle  qu'Etienne;  mais 
il  n'était  nullement  disposé  à  le  suivre  dans  ses  sévé- 
rités ni  à  observer  l'excommunication  prononcée  contre 
la  moitié  de  l'Eglise  pour  une  divergence  de  cette  na- 
ture. Il  avait  déjà  écrit  dans  ce  sens  à  Etienne  lui-même  ^ 
et  à  deux  savants  prêtres  de  Rome,  Denys  et  Philémon, 
qui,  naturellement,  étaient  du  même  avis  que  leur  évê- 
que.  Après  la  mort  d'Etienne,  les  dispositions  du  presby- 
terium  romain  se  modifièrent.  Le  nouveau  pape  Xyste  II 
et  ses  collègues  le  laissèrent  voir  assez  clairement.  De- 
nys d'Alexandrie,  en  leur  écrivant,  ne  se  croit  pas  obligé 
de  déguiser  ses  sentiments  sur  la  gravité  de  la  démar- 
che tentée  par  le  pape  défunt,  sur  la  nécessité  de  main- 
tenir la  paix  et  de  respecter  les  décisions  d'assemblées 
conciliaires  nombreuses  et  imposantes  ^. 

Ce  langage  contribua  beaucoup  à  affermir  l'union, 
déjà  rétablie  par  le  seul  fait  du  changement  de  pape. 
Xyste  et  Cyprien  renouèrent  les  relations  interrompues 
entre  Home  et  l'Afrique  ■\  La  correspondance  fut  re- 
prise   aussi    avec  Eirmilien.    Le   successeur    de    Xyste, 


1  Eus.,  VII,  2,  5. 

2  Eus.,  VII,  5-9. 

3  Pontius,  vie  de  saint  Cyprien,  c.  14:  «  Jam  de  Xysto,  bono 
et  pacifîco  sacerdote  ac  propterea  beatissimo  martyre  nuntios 
acceperat  » . 


430  CHAPITRE   XX. 

Denys,  vint  au  secours  de  l'église  cappadocienne,  affli- 
gée par  rinvasion  des  Perses  (25i)).  Avec  l'aumône  de 
la  charité  romaine,  il  lui  envoya  des  paroles  de  paix^ 
Heureux  temps,  où  la  charité  était  si  vive  et  les  res- 
sentiments si  courts  ! 

Toutefois,  l'union  ne  se  rétablit  pas  aux  dépens  de 
l'usage  incriminé  par  le  pape  Etienne.  Saint  Basile,  au 
ly^  siècle,  appliquait  encore  les  mêmes  principes  que 
rirmilien;  on  faisait  de  même  en  Syrie.  Les  Africains 
aussi  gardèrent  leur  coutume  et  n'y  renoncèrent  qu'au 
concile  d'x4.rles  (314),  sous  l'empereur  Constantin. 

La  mort  d'Etienne  était  à  peine  connue  à  Carthage 
que  la  persécution  y  éclatait.  Le  30  août  257,  Cyprien 
fut  arrêté  par  ordre  du  proconsul  et  interné  à  Curubis, 
Un  an  après,  le  13  septembre  258,  on  vint  l'y  chercher 
pour  mie  deuxième  comparution.  L'audience  eut  lieu 
le  lendemain.  Le  proconsul  lui  dit:  «  Tu  es  Thascius 
Cyprianus?  »  —  «  Je  le  suis  » ,  répondit  l'évêque.  —  «  Tu 
es  le  pape  des  sacrilèges?^ —  Je  le  suis.  —  Les  très 
saints  empereurs  ordonnent  que  tu  fasses  les  cérémo- 
nies. —  Je  n'en  ferai  rien.  —  Pense  à  toi.  —  Fais  ce 
qui  t'est  prescrit:  le  cas  est  assez  clair  pour  qu'il  n'y 
ait  pas  besoin  de  longs  conseils  » . 

Le  proconsul,  qui  n'avait  pas  souvent  de  tels  cri- 
minels à  juger,  délibéra  pourtant  avec  ses  assesseurs. 
Puis,*  d'une  voix  mal    assurée,  il  résuma  les    griefs    de 

^  Saint  Basile,  ep.  70. 

2  Tu  papam  te  sacrilegae  mentis  hominïbus  praehuistif 


L'AFRIQUE   CHRÉTIENNE  481 

TEtat  contre  le  pontife  chrétien  et  termina  en  lisant 
sur  ses  tablettes  :  «  Thascius  Cyprianus  est  à  châtier  par 
le  glaive  » . 

Les  chrétiens  de  Carthage,  accourus  dès  la  nuit  pré- 
cédente, se  pressaient  en  foule  autour  du  tribunal.  Us 
accompagnèrent  leur  évêque  au  lieu  du  supplice.  Cj- 
prien  mourut  simplement,  dignement,  comme  il  avait 
vécu.  En  dépit  des  circonstances,  ses  fidèles  lui  firent 
des  funérailles  triomphales  ^ . 

Après  la  persécution  de  Talérien  et  jusqu'à  celle  de 
Dioclétien,  c'est-à-dire,  en  gros,  pendant  les  quarante 
dernières  années  du  IIF  siècle,  l'histoire  de  l'Eglise  en 
Occident  se  dérobe  entièrement  à  nos  regards.  Par  Eu- 
sèbe  et  aussi  par  une  chronique  romaine,  nous  connais- 
sons la  suite  des  papes  de  ce  temps-là  et  le  temps  qu'il 
siégèrent.  Denys,  successeur  de  Xyste  II,  a  laissé  sa 
trace  dans  l'histoire  des  controverses  orientales  :  mais 
nous  ne  savons  rien  de  son  activité  à  Rome  et  en  pays 
latin.  A  plus  forte  raison  en  est-il  de  même  de  ses  suc- 
cesseurs Félix,  Eutychien,  Gains,  sur  lesquels  les  docu- 
ments orientaux  eux-mêmes  sont  tout-à-fait  muets.  Deux 
successeurs  de  saint  Cyprien,  Carpophore  et  Lucien  ^ , 
nous  sont  connus  par  leurs  noms,  mais  seulement  par 
leurs  noms.  D'autres  noms  d'évêques  peuvent  être  re- 
levés dans   les    catalogues   de   quelques    autres   églises, 

^  Les  Acfa  jyrocoiisularia  de  saint  Cyprien  sont  une  des  meil- 
leures pièces  que  nous  ayons  sur  les  martyrs. 
^  Optât,  De  schism.  Donatistarum,  I,  19. 


432  CHAPITRE   XX. 

Hien  par  ailleurs  sur  le  reste  de  l'Afrique  et  de  l'Italie, 
sur  les  provinces  illyriennes  et  danubiennes,  sur  la  Gaule, 
la  Bretagne  et  l'Espagne.  En  ce  dernier  pays  cependant, 
il  se  tint,  tout  à  la  veille  de  la  dernière  persécution 
(v.  300),  une  grande  assemblée  conciliaire,  dont  les  dé- 
crets permettent  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  situa- 
tion et  les  institutions  de  l'Eglise  en  ce  temps-là.  Nous 
en  parlerons  plus  loin. 


CHAPITEE  XXI. 
L'Orient  chrétien  jusqu'à  Dèce. 


Lca  haute  Asie-Miueure  et  son  bellénisation.  —  Propagande  apostolique. 
-  Les  églises  de  Bithynie,  de  Pont,  de  Cappadoce.  —  Alexandre  et  Firmi- 
lien,  évêqnes  de  Césarée.  —  Grégoire  le  Thaumaturge.  —  Antioche  après 
saint  Ignace.  —  Les  évoques  Théophile  et  Sérapion.  —  Edesse  et  ses  rois  chré- 
tiens. —  Bardesane.  —  La  Syrie  du  sud.  —  Eglises  de  Césarée  en  Palestine 
et  de  Jérusalem.  —  Jules  Africain.  —  Bérylle,  évéque  de  Bostra. 


1.''  —  La  haute  Asie-Mineure. 

En  dehors  de  la  province  d'Asie,  qui  regarde  la  mer 
Egée,  l'Asie-Mineure  comprenait  encore,  au  nord,  la 
Bithynie,  puis  les  hautes  terres  du  Pont,  qui  s'étendent 
le  long  de  la  mer  Noire  jusqu'au  massif  arménien  ;  au 
sud,  la  Lycie,  la  Pamphylie,  la  Cilicie  haute  et  basse, 
qui  bordent  la  mer  de  Chypre  d'un  littoral  sinueux,  al- 
terné de  plaines  et  de  montagnes  ;  à  l'intérieur  enfin, 
autour  du  steppe  central  et  de  son  grand  lac  salé,  la 
Galatie  et  la  Cappadoce,  celle-ci  dominée  par  le  som- 
met isolé  du  mont  Argée  et  par  les  chaînes  du  Taurus 
et  de  l'Anti-Taurus. 

Au  moment  où  commence  l'histoire  chrétienne,  la 
plupart  de  ces  pays  étaient  à  peine  hellénisés  ou  même 
ne  l'étaient  pas  du  tout.  Bien  avant  Alexandre,  les  gran- 

DucHESNE.  Ilist.  anc.  de  VEijL  -  T.  I.  28 


434  CHAPITRE   XXI. 

des  cités  grecques  avaient  fondé  quelques  comptoirs  sur 
les  côtes,  notamment  sur  celles  du  Pont-Euxin.  Ces  éta- 
blissements se  développèrent  après  la  conquête  macé- 
donienne, et  d'autres  cités  s'organisèrent  peu  à  peu  dans- 
l'intérieur.  De  là  Thellénisme  put  rayonner  à  l'aise  vers 
les  principautés  demeurées  barbares,  vers  le  Pont,  la 
Cappadoce  et  le  petit  état  celte  fondé  au  IIP  siècle  entre- 
la  Phrygie  et  le  Pont  par  quelques  bandes  d'aventuriers- 
gaulois.  Mais  il  fallut  du  temps  pour  que  les  mœurs,, 
les  religions,  les  institutions,  les  idiomes  de  ces  peuples- 
barbares  ou  autrement  civilisés  que  les  Grecs  et  les  Ro- 
mains, se  laissassent  remplacer  ou  assimiler.  Au  temps- 
de  saint  Jérôme  on  parlait  encore  celte  aux  environs- 
d'Ancyre,  tout  comme  dans  les  campagnes  de  Trêves: 
les  dieux  des  vieux  sanctuaires  du  Pont  et  de  la  Cap- 
padoce avaient  encore  leur  aspect  exotique  lorsque  le 
christianisme  les  supplanta.  C'est  seulement  au  qua- 
trième siècle  que  les  Cappadociens  arrivèrent  à  la  lit- 
térature. 

Les  Romains,  une  fois  maîtres  du  pays,  en  laissè- 
rent d'abord  une  grande  partie  à  des  princes  indigènes  ; 
ce  n'est  que  peu  à  peu  et  assez  lentement  que  toute 
l'Asie-Mineure  fut  soumise  au  régime  provincial.  A  par- 
tir de  Trajan  il  y  eut  cinq  provinces  :  au  nord  celle  de 
Bitliynie-Pont  ;  au  sud  celles  de  Lycie-Pampliylie  et  de 
Cilicie  :  à  l'intérieur  celles  de  Galatie  et  de  Cappadoce. 
On  était  encore  loin  de  cette  assiette,  quand  saint 
Paul,  vers  l'année  45^  commença  d'évangéliser  les  jui- 
veries    et    même   les   populations   païennes    de    Cilicie^ 


l'ortent  chrétiek  jusqu'à  dèce  436 

de  Pamphylie,  de  Pisidie  et  de  Lycaonie.  Il  est  possi- 
ble que,  dans  ses  voyages  ultérieurs,  il  ait  fondé  quel- 
ques communautés  dans  la  Galatie  proprement  dite  '. 
La  première  épître  de  saint  Pierre  suppose  une  prédi- 
cation plus  étendue  :  elle  est  adressée  aux  élus  disper- 
sés dans  le  Pont,  la  Galatie,  la  Cappadoce,  l'Asie  et 
la  Bithynie.  Un  demi-siècle  plus  tard,  les  chrétiens  étaient 
fort  nombreux  dans  la  province  de  Bithynie-Pont,  qui 
s'étendait  encore  jusqu'au  delà  de  l'Halys  et  comprenait 
l'importante  échelle  d'Amisos  (Samsoun).  C'est  de  cette 
ville  que  Pline,  gouverneur  de  la  province,  adressa  à 
l'empereur  Trajan  ce  fameux  rapport  où  il  se  plaint 
de  ce  que  la  propagande  chrétienne  ait  envahi  non  seu- 
lement les  villes,  mais  les  bourgs  et  les  localités  de 
campagne,  faisant  le  vide  autour  des  temples  et  pro- 
duisant la  baisse  sur  les  prix  des  victimes.  Yers  ce  même 
temps  Marcion,  jeune  encore,  vivait  à  Sinope  auprès  de 
l'évêque  son  père.  Sous  Marc-Aurèle  le  faux  prophète  Ale- 
xandre fonda  dans  la  ville  d'Abonotique  (Inéboli)  le  culte 
de  Glycon,  le  dieu  serpent,  et  son  imposture,  en  dépit 
de  Lucien  et  de  ses  pamphlets,  atteignit  bientôt  un  suc- 
cès énorme.  On  voit,  par  ce  qu'en  dit  le  satirique,  que 
les  chrétiens  étaient  très  nombreux   dans    cette    partie 

^  La  Pisidie  et  la  Lycaonie  faisaient  alors  partie  de  la  pro- 
vince de  Galatie.  Il  n'est  pas  sûr  que  les  Galates  à  qui  fut 
adressée  la  célèbre  épître  aient  été  des  Galates  proprement  dits, 
des  habitants  de  l'ancien  territoire  celte.  Rien  n'empêche  que 
cette  dénomination  ne  désigne  tout  simplement  les  chrétientés 
de  Lystres,  Iconium,  Antioche  de  Pisidie,  etc.,  organisées  par 
saint  Paul  au  cours  de  sa  première  mission. 


436  CHAPITRE   XXT. 

du  Pont.  Alexandre  les  redoutait  fort  et  les  joignait  aux 
épicuriens  dans  ses  malédictions  contre  les  profanes. 

Denys  de  Corinthe  écrivit  aux  fidèles  de  Nicomédie, 
agités,  comme  tant  d'autres,  par  la  propagande  marcio- 
nite.  Il  répondit  aussi  à  une  consultation  que  deux  chré- 
tiens d'Amastris,  Bacchylide  et  Elpiste,  lui  avaient  fait 
parvenir.  Sa  réponse  était  adressée  «  à  l'église  d'Amas- 
tris avec  celles  du  Pont  »  \  Il  y  traitait  des  sujets  d'or- 
dre pratique,  du  mariage,  de  la  continence,  de  la  ré- 
conciliation des  pécheurs  et  des  hérétiques.  L'évêque 
d'Amastris  est  nommé  dans  la  lettre  :  il  s'appelait  Pal- 
mas.  Nous  le  retrouvons,  vers  190,  dans  l'affaire  de  la 
Pâque.  Les  évêques  du  Pont  adressèrent  à  ce  propos 
au  pape  Victor  une  lettre  où  Palmas  d'Amastris  était 
nommé  le  premier,  comme  le  plus  ancien  ^. 

L'histoire  d'Alexandre  d'Abonotique  est  déjà  propre 
à  montrer  combien  il  était  aisé,  en  ces  pays  peu  cultivés, 

^  Tr  l>C/4).r,GÎa  ■:r.  Trasiix^oûar,  "AaacTp'.v  ày-a  -raî;  xaTà  FIo'vtûv.  Eus., 
H.  E.,  IV,  23. 

2  Eus.,  H.  E.,  Y,  23.  —  En  ce  temps-là,  comme  on  le  voit 
par  Ptolémée,  une  partie  notable  du  Pont  avait  été  détachée 
de  la  province  de  Bithynie-Pont  et  rattachée  à  celle  de  Galatie. 
Amastris  était,  vers  l'est,  la  dernière  cité  du  Pont  bithynien. 
Dans  la  province  de  Bithynie-Pont  il  y  avait  alors,  pour  le  culte 
de  Rome  et  d'Auguste,  deux  groupements  des  cités,  deux  y.oivâ, 
Pun  pour  la  jDartie  bithj-nienne,  l'autre  pour  la  partie  pontique; 
le  premier  avait  son  centre  à  Nicomédie,  l'autre  à  Amastris. 
Nicomédie  devint  une  métropole  ecclésiastique;  il  n'en  fut  pas 
de  même  d'Amastris.  C'est  à  tort  (Harnack.  Die  Mission,  p.  473) 
que,  du  texte  ci-dessus  d'Eusèbe,  on  déduit  qu'elle  avait  cette 
situation  au  IP  siècle  ;  la  préséance  de  Palmas  est  expliquée 
non  par  le  lieu  de  son  siège,  mais  par  sa  qualité  de  doyen  d'âge 
ou  d'ordination. 


l'orient  chrétien  jusqu'à  dèce  437 

d'agiter  les  esprits  simples  et  de  les  porter  aux  excès 
religieux.  La  propagande  montaniste  y  trouva  bon  ac- 
cueil. Un  moment  l'église  d'Ancyre  se  montra  hésitante. 
Les  évêques  eux-mêmes  avaient  des  visions  et  faisaient 
concurrence  aux  prophètes.  On  en  cite  ^  un  qui,  après 
avoir  souvent  prophétisé  devant  son  peuple,  finit  par 
l'avertir  que  dans  un  an  on  verrait  le  «jour  du  Sei- 
gneur ».  Les  pauvres  gens  le  crurent,  cessèrent  leurs 
travaux,  vendirent  leurs  biens  et  ne  pensèrent  plus  à 
marier  leurs  filles.  Grand  désarroi,  comme  on  pense, 
quand  l'échéance  annoncée  se  fut  passée  sans  amener 
le  jugement  général. 

Un  peu  plus  tard,  au  milieu  des  terreurs  causées  par 
des  tremblements  de  terre  et  des  persécutions,  on  vit 
apparaître  en  Cappadoce  une  prophétesse  indigène  qui 
déclara  que  les  commotions  du  sol  étaient  un  avertisse- 
ment divin,  qu'il  fallait  quitter  la  Cappadoce,  pays  dé- 
sormais maudit,  et  émigrer  en  masse  vers  Jérusalem. 
Elle  était  chargée  de  conduire  cet  exode  ;  elle  avait 
même  le  pouvoir  de  produire  des  tremblements  de  terre 
pour  décider  les  hésitants.  Ces  folies  trouvèrent  large 
créance  :  on  vit  des  caravanes  s'organiser  au  milieu  de 
l'hiver:  la  prophétesse  marchait  en  tête,  nu-pieds,  suivie 
de  ses  fidèles,  parmi  lesquels  il  y  avait  un  prêtre  et 
un  diacre  de  Césarée.  Mais  c'est  elle-même  qui  présidait 
aux   fonctions   liturgiques,  qui    baptisait    et    consacrait 

'  Hippolyte,  in  Danielem,  p.  232  Bonwetscli.  Le  siège  de 
l'évêque  n'est  pas  indiqué.  Hippolyte  dit  seulement  que  la  chose 
s'est  passée  dans  le  Pont. 


438  CHAPITRE    XXI. 

rEucharistie.  Cette  émule  de  Maximille  finit  par  rencon- 
trer mi  exorciste  courageux,  qui,  plus  lieureux  que  les 
évoques  phrygiens,  parvint  à  démasquer  l'imposture. 

Ces  chrétientés,  tout  comme  celles  de  l'Asie  propre- 
ment dite,  eurent  à  souffrir  soit  de  l'application  des  lois 
prohibitives  du  christianisme,  soit  de  persécutions  lo- 
cales. Les  détails  sont  peu  connus.  Tertullien  cepen- 
dant ^  parle  d'un  légat  de  Cappadoce,  L.  Claudius  Her- 
minianus,  dont  la  femme  s'était  convertie  et  qui  s'en 
vengea  en  déployant  beaucoup  de  rigueur  contre  les 
hdèles.  Atteint  d'une  maladie  contagieuse  et  déjà  aban- 
donné de  ses  gens  :  «  Cachons  cela,  disait-il,  de  peur  que 
les  chrétiens  ne  chantent  victoire  » .  Le  mal  faisant  des 
progrès,  le  remords  le  prit  tout-à-fait  :  il  en  vint  à  re- 
gretter les  apostasies  qu'il  avait  extorquées  et  mourut 
presque  chrétien.  Ce  légat  est  vraisemblablement  du 
temps  de  Sévère.  On  en  connaît  un  autre,  Serenianus, 
du  temps  de  Maximin,  dont  les  rigueurs  déterminèrent 
beaucoup  de  chrétiens  à  quitter  la  Cappadoce  ^.  C'est 
de  son  temps  que  se  produisit  l'exode  dirigé  par  la 
prophétesse. 

En  ces  contrées  les  villes  étaient  fort  peu  nombreu- 
ses. La  plus  importante,  Césarée  de  Cappadoce,  était 
le  quartier- général  de  l'armée  qui  veillait  sur  l'Arménie 
vassale  et  sur  les  débouchés  du  Caucase.  Lisigniiiante 
sous  les  anciens  rois  —  elle  portait  alors  le  nom  de  Ma- 
za3a  —  elle  devint  peu  à  peu   l'une    des   plus  grandes 

^  Ad  Scaj).,  3. 

2  Firmilien,  dans  Cjpr.  oj?.,  LXXV,  10. 


l'orient  chrétien  jusqu'à  dèce  439 

<îités  de  l'empire.  Dans  l'histoire  chrétienne  elle  n'ap- 
paraît que  vers  l'an  200.  Elle  avait  alors  pour  évêque 
Alexandre,  homme  instruit,  formé  au  didascalée  d'Ale- 
xandrie par  Pantène  et  Clément.  Jeté  en  prison  sous  Sep- 
time  Sévère,  il  y  demeura  fort  longtemps;  Clément, chassé 
d'Alexandrie  par  la  persécution,  le  suppléa  avec  succès. 
Alexandre  finit  par  recouvrer  sa  liberté;  mais  le  séjour 
à  Césarée  paraît  lui  avoir  été  rendu  difficile  '.  Il  se  trans- 
porta en  Palestine  et  finit  par  se  fixer  à  Jérusalem,  dans 
des  circonstances  qui  seront  rapportées  plus  loin. 

A  la  génération  suivante,  le  siège  de  Césarée  était 
occupé  par  Firmilien,  homme  de  naissance  distinguée 
et,  comme  son  prédécesseur,  fort  ami  des  docteurs  ale- 
xandrins. Il  était  déjà  évêque  en  232  quand  Origène, 
contraint  de  quitter  Alexandrie,  vint  se  fixer  en  Pales- 
tine. Firmilien  l'invita  à  venir  s'établir  en  Cappadoce 
«pour  le  bien  des  églises»,  et  il  y  a  lieu  de  croire 
qu'Origène  séjourna,  en  effet,  à  Césarée,  et  assez  long- 
temps, pendant  la  j)ei'sécution  de  Maximin^.  Firmilien 
le  vit  aussi  en  Palestine.  C'est  vers  ce  temps-là  que 
deux  jeunes  gens  du  Pont,  deux  frères,  Théodore  et 
Athénodore,  issus  d'une  des  plus  nobles  familles  de  leur 


^  Eusèbe  dit  qu'il  avait  fait  le  voyage  de  Jérusalem  pour 
prier  et  pour  visiter  les  Lieux-Saints.  Cette  explication  est  sû- 
rement insuffisante.  Alexandre,  après  la  persécution,  avait  autre 
•chose  à  faire  que  des  pèlerinages.  La  facilité  avec  laquelle  il 
.accepta  de  rester  à  Jérusalem,  et  cela  comme  évêque,  semble 
bien  indiqr.e.*  qu'il  lui  était  impossible  de  rentrer  en  Cappadoce. 

2  Eus.,  VI,  27;  s.  JérôniB,  De  viris,  54;  Palladius,  i/is^. 
Ijaus.  147  (64,  éd.  Butler). 


440 


CHAPITRE   XXI. 


pays,  passèrent  au  christianisme,  sous  l'influence  de  Fir 
milieu,  semble-t-il,  mais  surtout  d'Origène.  Elevés  d'une 
façon  distinguée,  et  déjà  initiés  à  la  connaissance  du 
latin,  ils  se  proposaient  de  s'en  servir  pour  étudier  le 
droit  romain  à  la  célèbre  école  de  Béryte,  lorsque,  leur 
beau-frère  ayant  été  nommé  assesseur  du  gouverneur 
de  Palestine,  ils  suivirent  leur  sœur  jusqu'à  sa  nouvelle 
résidence.  Là  ils  rencontrèrent  Origène,  dont  Firmilien 
doit  leur  avoir  procuré  la  connaissance.  Il  réussit  à  les 
tourner  vers  les  études  philosophiques  et  bientôt  à  les 
convertir  tout-à-fait.  Pendant  cinq  ans  (v.  240)  ils  sui- 
virent son  enseignement  :  puis  ils  reprirent  le  chemin 
du  Pont.  Toutefois,  avant  de  partir,  Théodore,  qui  s'ap- 
pelait aussi  Grégoire,  crut  devoir  témoigner  de  sa  re- 
connaissance envers  le  maître  illustre  par  un  discours  pu- 
blic, prononcé  devant  lui:  nous  en  avons  encore  le  texte. 
Les  affaires  privées  et  municipales  qui  le  rappelaient 
dans  son  pays  ne  l'empêchèrent  pas  de  cultiver  sa  vie 
religieuse  en  une  sorte  de  retraite.  Il  restait  en  corres- 
pondance avec  Origène  ^  C'est  ainsi  qu'il  vivait,  lors- 
que l'évêque  d'Amasia,  Phédime,  le  chargea  de  la  mis- 
sion de  ISFéocésarée.  Amasia  était  une  ville  considérable, 
de  cette  partie  du  Pont  que  l'on  appelait  Pont  Gala- 
tique.  Néocésarée,  située  beaucoup  plus  à  l'est,  dans 
le  Pont  Polémoniaque  ''^,  ne    comptait    qu'un  très  petit 


ï  Nous  avons  encore  une  lettre  d'Origène  à  Grégoire,  insé- 
rée dans  le  cli.  13  de  la  Philocalie. 

2  Le  Pont  Galatique  et  le  Pont  Polémoniaque  faisaient 
partie  au  IP  et  au  III®  siècle,  de  la  province  de  Cappadoce. 


l'oiitent  chrétien  jusqu'à  dèce  441 

nombre  de  chrétiens  K  Athénodore,  frère  de  Grégoire, 
fut  pourvu,  lui  aussi,  d'un  évêché,  et  dans  les  mêmes 
conditions.  Tout  était  à  faire  en  ces  régions  écartées. 
Grégoire  se  mit  à  l'œuvre,  évangélisa  les  villes  et  les 
campagnes,  sachant  se  mettre,  lui  le  grand  seigneur 
et  l'homme  de  haute  culture,  à  la  portée  des  plus  hum- 
bles paysans.  Il  s'efforça  même  de  les  déranger  le  moins 
possible  dans  leurs  habitudes  religieuse»,  leur  laissant 
les  fêtes,  les  processions,  les  banquets  sacrés,  auxquels 
ils  étaient  accoutumés,  et  se  contentant  d'adapter  ces 
formes  extérieures  au  culte  de  Dieu  et  des  martyrs.  Les 
gens  de  Comana,  ville  peu  éloignée  de  Néocésarée,  ayant 
désiré  avoir  un  évêque  à  eux,  s'adressèrent  à  lui;  il 
consacra  leur  premier  pasteur,  Alexandre  ^. 

Par  ces  détails,  exceptionnellement  conservés,  nous 
avons  un  faible  jour  sur  l'état  des  esprits  et  sur  le  pro- 
grès de  l'Evangile  dans  les  régions  orientales  de  l'Asie- 
Mineure.  Les  églises  organisées  étaient  assez  nombreu- 
ses: elles  sentirent  de  bonne  heure  le  besoin  de  se  con- 
certer. Dès  la  fin  du  IL  siècle,  les  réunions  d'évêques 
ou  conciles  étaient  fréquentes  en  Grèce  et  en  Asie. 
Au  IIP  siècle  cet  usage  s'implanta  en  Cappadoce  et  dans 
les  régions  voisines  ;  on  tenait  chaque  année  des  con- 
ciles où  se  réglaient  les  affaires  les  plus  graves,  surtout 
les  cas  pénitentiels.  Des    circonstances   extraordinaires 


^  Au  siècle  suivant  on  racontait  que  Grégoire  avait  trouvé 
dix-sept  chrétiens  à  Néocésarée  et  qu'il  n'y  laissa,  à  sa  mort, 
que  dix-sept  païens. 

^  Saint  Alexandre  le  charbonnier. 


442 


CHAPITRE    XXI. 


donnaient  lien  à  des  réunions  plus  considérables.  C'est 
ainsi  que,  dans  les  premiers  temps  de  l'épiscopat  de 
rirmilien,  il  se  tint  un  grand  concile  à  Iconium,  où  as- 
sistèrent les  évêques  de  Cappadoce,  de  Gralatie,  de  Cilicie, 
et  d'autres  provinces  encore.  C'est  là  que  l'on  décida 
que  les  hérétiques  convertis  devaient  être  rebaptisés. 
Un  autre  concile,  tenu  vers  le  même  temps  à  Synnada, 
dans  la  Phryrgie  orientale,  prit  une  détermination  sem- 
blable \ 

La  persécution  de  Dèce  s'abattit  sur  ces  contrées 
comme  sur  toutes  les  provinces  de  l'empire.  Nous  n'avons 
guère  de  détails,  sinon  que  Grégoire,  comme  Cyprien 
de  Carthage,  se  déroba  par  la  fuite  aux  recherches  des 
magistrats.  Une  partie  de  ses  fidèles  en  fit  autant.  Une 
épreuve  plus  grave,  ce  furent  les  incursions  des  barbares, 
Borades  ^  et  Goths,  qui,  après  le  désastre  de  Dèce  (251), 
désolèrent  ces  pays  sans  défense.  L'invasion,  maîtresse  du 
bas  Danube,  débordait  en  Asie-Mineure  par  les  détroits 
et  s'étendait  jusqu'à  Ephèse  et  jusqu'à  la  Cappadoce. 
D'autres  barbares  arrivaient  par  mer,  s'emparaient  de 
Trébizonde  et  désolaient  le  pays  voisin.  Quand  ils  fu- 
rent partis,  ils  laissèrent  derrière  eux  beaucoup  de  rui- 
nes et  aussi  de  multiples  cas  de  conscience,  que  saint 
Grégoire  eut  à  trancher  ^.  Les  chrétiens  du  Pont  qu'ils 


^  Cf.  ci-dessus,  p.  423. 

^  Les  Bipâûî;  de  Grégoire  {Ep.  eau.,  5)  sont  sans  doute  iden- 
tiques aux  Bjpavîî  de  Zosims,  Hist.,  nova,  I,  27,  31,  34. 

^  C'est  le  sujet  de  sa  célèbre  épître  canonique,  un  des  plus 
anciens  documents  de  la  casuistique. 


l'orient  cfirétien  jusqu'à  dèce  443 

avaient  emraenés  en  captivité,  puis  relâoliés,  avaient 
«crupule  d'avoir  mangé  chez  eux  des  choses  profanes. 
Grégoire  n'en  avait  cure,  d'autant  plus  que  ces  barba- 
res, assurait-on,  n'avaient  point  sacrifié  aux  idoles  et 
qu'ainsi  leurs  repas  ne  pouvaient  avoir  eu  un  caractère 
religieux.  Des  femmes  honnêtes  avaient  subi  des  vio- 
lences :  il  les  console  de  son  mieux  et  les  rassure.  D'autres 
n'avaient  pas  attendu  les  barbares  pour  avoir  des  aven- 
tures :  il  est  pour  elles  plus  rigoureux.  Plus  d'un  chré- 
tien s'était  compensé  de  ses  pertes  en  s'appropriant  des 
objets  volés  par  les  Goths,  et  même  des  captifs  emme- 
nés par  eux:  Grégoire  estime  que  de  telles  gens  sont 
capables  d'attirer  le  feu  du  ciel  sur  la  contrée.  Il  y  avait 
pire  encore  :  on  avait  vu  des  fidèles  se  mettre  au  ser- 
vice des  barbares,  leur  montrer  le  chemin,  leur  indiquer 
les  maisons  à  piller,  s'enrôler  même  parmi  eux  et  s'as- 
socier à  leurs  méfaits,  oubliant,  dit  l'évêque  patriote, 
leur  qualité  de  Pontiques  et  de  chrétiens. 

Ces  détails  peu  édifiants  donnent  lieu  de  croire  que 
les  conversions  si  rapidement  obtenues  par  Grégoire 
étaient  encore  un  peu  superficielles. 

Ce  saint  évêque  laissa  une  impression  profonde.  Ses 
miracles  sont  célèbres  ;  ils  lui  valurent  les  surnoms  de 
Grand  et  de  Thaumaturge.  L'église  de  Néocésarée  con- 
servait au  ly^  siècle  un  symbole  qu'elle  tenait  de  lui; 
il  lui  avait  été  révélé,  à  la  demande  de  Marie,  mère 
du  Seigneur,  par  saint  Jean  l'évangéliste.  Telle  est,  du 
moins,  la  tradition  recueillie  par  Grégoire  de  Nysse, 
panégyriste  du  Thaumaturge.  A  n'en  juger  que  sur  les 


444  CHAPITRE    XXI. 

textes,  le  symbole  de  Xéocésarée  trahirait  plutôt  l'ins- 
piration d'Origène.  Il  paraît  bien,  du  reste,  que,  malgré 
ses  miracles  et  ses  occupations  pastorales,  Grégoire  fit 
toujours  honneur  à  l'éducation  philosophique  qu'il  tenait 
du  grand  alexandrin.  Certains  ouvrages  qu'on  lui  attri- 
bue, non  sans  fondement,  en  dehors  de  ceux  dont  il  a 
été  déjà  question,  témoignent  de  préoccupations  d'ordre 
spéculatif  ^ 

2.°  —  Antioche. 

Depuis  le  commencement  du  second  siècle  la  Syrie 
formait  trois  provinces  :  la  S^^rie  proprement  dite,  au 
nord;  la  Syrie  Palestine,  ancien  royaume  d'Hérode ;  en- 

^  Les  écrits  certains  de  saint  Grégoire  le  Thaumaturge  sont: 
V  le  Panégyrique  d'Origène;  2°  PéjDÎtre  canonique,  adressée  à 
un  !-sw-aT5;  -cxTra;,  sans  doute  un  évêque  de  son  voisinage, 
qui  l'avait  consulté:  3*'  le  Symbole;  4*^  la  Paraphrase  de  l'Ec- 
clésiaste.  Moins  assurés  sont  les  traités  à  Théopompe  sur  l'im- 
passibilité et  la  passibilité  de  Dieu,  à  Tatien  sur  l'âme,  à  Phi- 
lagrius  ou  Evagrius  sur  la  consubstantialité.  Le  premier  de  ces 
ouvrages  n'existe  qu'en  syriaque  (Ryssel,  Greg.  Thaiim.,  1880, 
p.  73  [version  allemande]);  le  troisième  figure  parmi  les  œuvres 
des  ss.  Grégoire  de  Nazianze  et  de  ISTysse  [P.  G.,  t.  XXXVII, 
p.  383;  t.  XL VI,  p.  1101).  Les  autres  écrits  qui  circulent  sous 
son  nom  sont  apocryphes,  notamment  le  Karà  ;-'-3po;  -iaTi;,  qui 
est  une  oeuvre  apollinariste.  —  Sur  sa  biographie,  outre  ses 
œuvres,  v.  Eus,,  VI.  30;  VII,  14,  28,  30.  Son  panégyrique  par 
saint  Grégoire  de  Nj'sse  et  les  quelques  détails  que  fournit 
saint  Basile  représentent  des  traditions  recueillies  dans  le  Pont 
environ  un  siècle  après  la  mort  du  saint,  soit  par  les  auteurs 
eux-mêmes,  soit  par  Macrine,  leur  grand-mère,  qui  avait  habité 
le  Pont  peu  de  temps  après  la  mort  de  Grégoire  et  l'avait  peut- 
être  vu  lui-même. 


l'orient  chrétien  jusqu'à  dèce  445 

fin,  à  l'est  et  au  sud  de  celle-ci,  l'Arabie,  qui  corres- 
pondait au  royaume  nabathéen,  annexé  à  l'empire  en  105  : 
elle  comprenait  Bostra  et  Pétra,  ainsi  que  la  presqu'île 
du  Sinaï. 

Antioche,  l'ancienne  capitale  des  Séleucides,  main- 
tenant chef-lieu  de  la  province  du  nord  et  quartier-gé- 
néral de  l'armée  d'Orient,  demeurait  pour  tous  ces  pays 
une  métropole  morale.  C'était  une  très  grande  ville.  Par 
sa  population  (700.000  liab.)  et  son  commerce  elle  n'était 
guère  inférieure  à  Alexandrie.  Elle  la  dépassait  par  son 
importance  militaire.  L'hellénisme  y  était  plus  homo- 
gène, plus  organisé.  Elle  jouissait  de  son  autonomie 
municipale.  Athènes  avait  ses  souvenirs,  Tarse  des  éco- 
les célèbres  :  Antioche  était,  au  fond,  la  plus  grande  ville 
grecque,  celle  où  l'esprit  grec,  malgré  l'influence  dis- 
solvante du  milieu  oriental,  était  encore  le  plus  puis- 
sant. On  y  était  très  frondeur.  Les  empereurs  ne  l'ai- 
maient pas  ;  elle  corrompait  leurs  généraux,  les  trans- 
formait aisément  en  compétiteurs.  C'est  là  que  régnèrent 
Avidius  Cassius,  sous  Marc-Aurèle,  et  Pescennius  Niger, 
le  rival  de  Septime  Sévère.  La  victoire  de  Sévère  fut 
suivie  de  représailles  très  dures.  La  province  de  Syrie 
fut  démembrée  ;  on  en  détacha  la  Phénicie,  qui  forma 
une  quatrième  province  :  on  essaya  même  d'abolir  la 
municipalité  d'Antioche  et  de  faire  de  cette  grande  ville 
un  bourg  dépendant  de  Laodicée.  Mais  cette  fantaisie 
dura  peu.  On  avait  beau  faire:  Antioche  était  toujours 
au  point  précis  où  l'Euphrate  se  rapproche  le  plus  de 
la  Méditerranée,  et  par  suite  au  centre  naturel  de  la  dé- 


4M  CHAPITRE   131. 

fense  sur  la  firontière  orientale.  Elle  peconvra  bientôt 
ses  priTTlège»  et  continua  d'être  la  reine  de  l'Orient. 
Jusqu'au  temps  de  Julien,  sa  situation  ne  diminua  pas. 
Xous  avons  tu  qu'elle  avait  été,  après  Jérusalem,, 
la  première  métropole  du  christianisme.  Dans  la  géné- 
ration qui  suivit  celle  des  apôtres,  elle  eut  pour  évê- 
ques  Evode  et  Ignace,  le  célèbre  martyr.  C'est  le  temps 
où  les  hérétiques  Ménandre  et  Satumil  y  semaient 
rivraie  gnostique.  Depuis  Hadrien  on  perd  entièrement 
de  vue  Fégjise  d'Antioche.  La  liste  épiscopale,  trans- 
mise à  Eusèbe  par  Jules  Africain,  porte  ici  les  noms^ 
obscurs  pour  nous,  de  Héron.  Cornélius,  Héros.  Après 
eux  vient  Théophile,  qui  paraît  avoir  siégé  dans  les  der- 
niers temps  de  Marc-Aurèle  et  sous  Commode.  Il  nous 
est  connu  par  ses  ouvrages.  Le  seul  qui  se  soit  conservé 
est  un  traité  en  trois  livres,  adressé  à  un  certain  Auto- 
lycu»  et  contenant  une  apologie  du  christianisme  contre 
les  objections  des  païens  ^  Précédemment  il  avait  écrit 
contre  Marcion  et  contre  Hermogène.  Celui-ci  était  un 
peintre  frotté  de  philosophie  et  encore  à  demi-païen. 
C'est  le  même  que  Tertullien  réftite  dans  son  livre  ad~ 
ter^ws  Hermogenem  :  on   peut   croire,   eu   égard   à  ses- 


'  Comme  il  y  cite  'HL  27 1  nn  livre  de  Chryseros  où  était 
marr4aée  la  mort  de  Marc-Aarèle  1 180),  il  a  du  l'écrire  soos  le 
lègue  de  Commode,  en  181  au  plus  tôt.  Sur  le«  ouvrages  de 
Théophile,  v.  Eus.,  IV,  24  et  saint  Jérôme,  Dt  rirûs,  25.  Aux 
ouvrages  connus  d'Eusèbe,  saint  Jérôme  ajoute,  avec  une  nuance 
de  doute,  des  commentaires  sur  le  livre  des  Proverbes  et  une 
sorte  d'harmonie  des  évangiles,  analogue  au  Diatessaron  de 
Tatien. 


l'oiiip:nt  c;iniÉTTEN  jusqu'à  dèce  447 

habitudes  de  composition,  qu'il  y  a  fait  entrer  en 
grande  partie  celui  de  Théophile,  en  l'assaisonnant  d'in- 
vectives nouvelles  \  Les  écrits  de  l'évêque  d'x4.ntioche 
étaient  très  appréciés;  en  Occident  on  les  lut  de  bonne 
heure.  Dès  avant  Tertullien,  Iréiiée  et  Hippolyte  en 
avaient  fait  leur  profit.  Théophile  publia  aussi  de 
petits  ouvrages  catéchétiques.  Cette  activité  littéraire 
convenait  bien  à  l'évêque  de  la  grande  métropole  de 
l'Orient.  Le  clergé  d'Antioche  fut  toujours  très  cultivé; 
la  catéchèse  devait  avoir,  en  ce  milieu,  un  développe- 
ment analogue  à  celui  qu'elle  atteignit  à  Alexandrie. 
Dans  ses  livres  à  Autolycus,  Théophile  cite  ^  un  ouvrage 
antérieur,  r.zol  Jttoouov,  qui  paraît  avoir  été  une  sorte 
de  chronique  depuis  l'origine  du  monde.  En  ce  genre 
de  composition,  cultivé  quarante  ou  cinquante  années- 
plus  tard  par  Jules  Africain  et  Hippolyte,  il  aurait  ainsi 
le  mérite  de  la  priorité. 

Après  lui  l'église  d'Antioche  fut  dirigée  par  Maximin, 
dont  on  ne  sait  absolument  rien,  puis  par  Sérapion,  qui 
est  plus  connu.  Son  épiscopat  correspond  à  peu  près, 
au  règne  de  Septime  Sévère.  C'est  de  son  temps  que 
Pescennius  Niger  fut  vaincu  et  Antioche  si  durement 
traitée.  Sérapion  prit  part  à  la  controverse  contre  lesMon- 
tanistes^:  c'est  dans  cet  ordre  d'idées  qui'il  écrivit  sa 


^  Il  y  cite  l'Apocalypse  (22,  34),  comme  Eusèbe  le  remar- 
que de  Théophile;  le  Verbe  y  est  appelé  Sophia,  comme  dans 
les  livres  à  Autolycus,  etc. 

2  II,  28,  30,  31  ;  III,  19. 

^  Ci-dessus,  p.  277. 


448  CHAPITRE   XXI. 

lettre  à  Pontius  et  Caricus.  Elle  faisait  partie  d'un  re- 
cueil de  lettres  analogue  à  ceux  d'Ignace  et  de  Denys 
de  Corinthe.  Eusèbe,  qui  avait  ce  recueil  sous  les  yeux  \ 
nous  donne  un  curieux  extrait  d'une  épitre  adressée  à 
l'église  de  Ithossos  en  Cilicie,  sur  la  côte  syrienne  du 
golfe  d'Issus.  Il  y  est  question  de  l'évangile  de  Pierre. 
Voici  ce  qu'en  disait  Sérapion  : 

«  Nous,  mes  frères,  nous  recevons  comme  le  Christ 
»  lui-même  et  Pierre  et  les  autres  apôtres  ;  quant  aux 
»  ouvrages  qu'on  met  faussement  sous  leurs  noms,  l'expé- 
»  rience  nous  apprend  à  les  repousser,  car  nous  avons 
»  conscience  de  ne  les  avoir  pas  reçus  par  tradition. 
»  Lorsque  je  me  suis  trouvé  au  milieu  de  vous,  je  sup- 
»  posais  que  vous  étiez  tous  dans  la  rectitude  de  la  foi  ; 
»  aussi,  sans  examiner  l'évangile  dit  de  Pierre  qu'ils'  me 
»  présentaient,  je  dis  que  si  l'interdiction  de  le  lire  était  le 
»  seul  motif  pour  lequel  je  vous  voyais  déconcertés,  on 
»  pouvait  en  faire  la  lecture.  Mais  maintenant  j'ai  ap- 
»  pris  que  mes  paroles  ont  été  un  prétexte  à  ces  personnes 
»  pour  s'engager  dans  l'hérésie;  aussi  aurai-je  soin  d'aller 
»  vous  voir  bientôt.  Attendez-moi  donc». 

On  voit  par  ce  récit  et  par  ce  qui  suit  que  des  héré- 
tiques, dont  le  plus  en  vue  était  un  certain  Marcianus, 
avaient  commencé  par  introduire  à  Hhossos  l'évangile 
apocryphe  en  question,  et  qu'une  fois  cet  évangile  admis 


»  Eus.,  VI,  12. 

2  Ici  et  dans  la  phrase  suivante,  Sérapion  parle  d'un  groupe 
de  personnes  qu'il  avait  dû  désigner  dans  le  commencement, 
maintenant  perdu,  de  sa  lettre. 


l'orient  chrétien  jusqu'à  dèce  449 

à  la  lecture  publique  avec  la  tolérance  de  l'évêque  d'An- 
tioclie,  ils  s'en  autorisaient  pour  documenter  leurs  doc- 
trines. Sérapion  voulut  tirer  la  chose  au  clair  et  lire 
l'évangile  de  Pierre  \  Il  fut  obligé  d'en  emprunter  un 
exemplaire  aux  Docètes,  hérétiques  déjà  combattus  par 
saint  Ignace  et  qui  peuvent  avoir  quelque  rapport  avec 
les  sectes  de  Saturnil  et  de  Marcion.  Le  docétisme  aura 
toujours  une  grande  vogue  à  Antioche*.  De  cette  lec- 
ture Sérapion  déduisit  que  l'évangile  de  Pierre  était, 
pour  l'ensemble,  orthodoxe,  mais  qu'il  contenait  des 
étrangetés  inspirées  précisément  par  le  docétisme.  C'est 
bieri  l'impression  que  l'on  ressent  en  lisant  le  fragment 
de  cet  évangile  que  les  papyrus  d'Egypte  ont  rendu, 
il  y  a  peu  d'années,  à  la  lumière^, 

Après  Sérapion,  C[ui  mourut  vers  l'année  211,  l'église 
d'xAiitioche  élut  pour  évêque  un  confesseur  appelé  Asclé- 
piade.  C'est  à  cette  occasion  qu'Alexandre,  évêque  de 
Césarée  en  Cappadoce,  confesseur  lui-même  et  incarcéré, 
écrivit  de  sa  prison  aux  fidèles  d'Antioche    une   lettre 


'  Il  aurait  peut-être  dii  commencer  par  là,  avant  d'en  a-.i- 
toriser  la  lecture. 

^  Au  IV®  siècle,  le  dialogue  d'Adamantins  et  la  rédaction 
interpolée  des  lettres  de  saint  Ignace  insistent  beaucoup  contre 
cette  doctrine. 

3  Publié  pour  la  première  fois  (1892)  par  M.  Bouriaut,  dans 
le  tome  IX,  fasc.  1.  des  Mémoires  de  la  mission  archéologique 
française  au  Caire;  cf.  Harnack,  Texte  it.  C,  t.  IX.  —  Origè.ie 
{in  Miiith.,  X,  11)  parle  aussi  de  l'évangile  de  Pierre,  où  il  était 
dit  que  les  frères  de  Jésus  étaient  des  lils  de  Joseph  et  d'une 
première  femme.  Le  fragment  Bouriant  correspond  à  la  tin  du 
texte,  à  l'histoire  de  la  Passion  et  de  la  Résurrection. 

Duchesnt:.  Ilist.  anc.  de  VEijL  -  T.  I.  2d 


450  CHAPITRE    XXI. 

qui  leur  fut  portée  par  Clément  cV Alexandrie  ^  :  elle  con- 
tenait de  grands  éloges  du  nouvel  évêque.  C'est  tout  ce 
qu'on  sait  d' Asclépiade  ;  sur  son  épiscopat,  comme  sur 
les  suivants,  ceux  de  Pliiletus  et  de  Zebinus,  nous  n'avons^ 
aucun  renseignement  ^.  Après  eux  vient  Babylas,  qui 
siégea  jusqu'à  la  persécution  de  Dèce:  il  en  a  été  ques- 
tion à  ce  propos  ^. 

3.°  —  Edesse. 

La  ville  d'Edesse,  située  au  delà  de  l'Euphrate,  dans- 
la  haute  Mésopotamie,  devint,  vers  la  fin  du  IP  siècle 
avant  J.  C,  la  capitale  d'un  petit  royaume  indépendant 
des  Séleucides  et  gouverné  par  une  dynastie  indigène. 
Ces  princes  s'appelaient  presque  tous  Abgar  ou  Manou. 
Ballottés  entre  Tinfluence  partlie  et  celle  de  Rome,  mais 
plutôt  attirés  dans  l'orbite  romaine,  ils  parvinrent  à 
maintenir  leur  autonomie  jusqu'au  ECP  siècle.  L'organi- 
sation, par  Sévère, 'd'une  province  de  Mésopotamie,  avec 
capitale  à  Xisibe,  les  isola  du  royaume  parthe  et  pré- 
j)ara  l'annexion  complète. 

Ce  petit  royaume  d'Osroène  était,  malgré  le  nom 
macédonien  de  sa  capitale,  tout-à-fait  en  dehors  de  l'hel- 
lénisme.  On  y  parlait  syriaque.   Les  juifs   étaient  très- 


1  Eus.,  VI,  11. 

^  Saint  Jérôme  {De  viris,  64:  cf.  Chronique,  01.  251,  4)  parle 
d'un  prêtre  d'Antioclie  appelé  G-eminus,  qui  aurait  vécu  sous. 
l'évèque  Zebinus  et  laissé  quelques  écrits. 

^  Ci-dessus,  p.  371;  cf.  p.  464. 


l'orient  chrétien  jusqu'à  dèce  45i 

nombreux  de  ce  côté.  Vers  le  temps  de  l'Evangile, 
Izate,  roi  d'Adiabène  (ancienne  Assyrie),  embrassa  le  ju- 
daïsme avec  sa  mère  Hélène.  Vers  le  commencement 
du  n^  siècle  un  changement  politique  amena  sur  le  trône 
d'Edesse  une  branche  de  la  dynastie  des  Abgars  qui  se 
rattachait  à  la  descendance  d'Izate.  Deux  ou  trois  gé- 
nérations plus  tard,  Abgar  IX  Bar-Manou  (179-214)  se 
convertit  au  christianisme  ;  son  fils  Manou,  qui  lui  suc- 
céda, fut  chrétien  lui  aussi.  Jules  Africain  était  en 
rapports  d'amitié  avec  ces  princes.  Manou  ne  régua 
pas  longtemps;  Caracalla  (216)  le  détrôna  et  l'envoya 
prisonnier  à  Rome.  Ce  ne  fut  pas  la  fin  du  royaume 
d'Osroène  ;  on  trouve  encore  des  Abgars  jusqu'au  temps 
de  Gordien  III. 

La  conversion  du  roi'exerça  naturellement  une  grande 
influence  sur  le  développement  du  christianisme  dans 
les  pays  euphratésiens.  Déjà  au  temps  de  la  controverse 
pascale  (v.  190)  il  y  avait  plusieurs  évêques  en  Osroène  \ 
A  Edesse,  l'église  chrétiemie  était  un  édifice  bien  ap- 
parent: une  inondation  l'ayant  détruite,  en  201,  elle  est 
mentionnée  dans  le  récit  de  la  catastrophe,  tel  que  le 
conserve  la  chronique  locale  ^. 

La  religion  à  laquelle  le  christianisme  succédait  était 
un  de  ces  cultes,  si  répandus  en  Orient,  où  la  divinité 
se  dédouble  en  deux  formes,  mâle  et  femelle.  On  peut 
s'en  faire  une  idée  par  la  description  que  donne  ^  Lucien 

1  Eusèbe,  V,  23;  cf.  ci-dessus,  p.  2U0. 

«  Ed.  Hallier,   Terfe  u.   U.,  t.  IX,  1,  p.  86. 

^  De  Dca  Syria. 


452  CHAPITRE   XXI. 

du  temple  de  Maboug  ou  Hiérapolis.  Une  des  œuvres 
pieuses  était  la  castration  sacrée.  Abgar,  une  fois  con- 
verti, interdit  sévèrement  cette   pratique. 

A  Edesse,  comme  en  tant  d'autres  lieux,  l'histoire 
des  origines  chrétiennes  a  été  remplacée  par  leur  lé- 
gende. On  s'y  prit  de  bonne  heure.  Dès  la  fin  du  IIP  siè- 
cle il  circulait  des  écrits  \  censés  tirés  des  archives  du 
royaume,  où  la  conversion  du  roi  était  rattachée  au 
Sauveur  lui-même.  Abgar,  malade,  est  informé  des  mi- 
racles de  Jésus;  il  lui  écrit  et  l'invite  à  venir  à  Edesse. 
Jésus  s'excuse,  mais  il  prononce  une  parole  prophétique 
sur  Edesse,  disant  qu'elle  ne  sera  jamais  prise  par  les 
ennemis,  et  promet  au  roi  qu'il  lui  enverra  bientôt  quel- 
qu'un. Après  la  Passion,  l'apôtre  Thomas  envoie  en  effet 
un  disciple  appelé  Addaï  ('Addée  ou  Thaddéei,  qui  con- 
vertit le  roi,  le  baptise  et  le  guérit.  Le  royaume  tout 
entier  embrasse  la  foi.  L'église  d'Edesse  a  pour  pre- 
miers évêques  Addaï  lui-même,  puis  ses  deux  disciples 
et  collaborateurs,  Aggaï  et  Palout.  Sous  l' épiscopat 
d'Aggaï,  un  changement  de  prince  amène  luie  persé- 
cution. Aggaï  est  tué;  Palout,  son  successeur,  n'ayant 
personne  pour  le  consacrer,  va  demander  l'imposition 
des  mains  à  Sérapion,  évêque  d'Antioche,  lequel  l'avait 
lui-même  reçue  de  Zéphyrin,  évêque  de  Pome. 

Il  est  inutile  de  relever  les  difficultés  historiques 
et  chronologiques  dont  fourmille  ce  récit.  On  a  trans- 
porté aux  temps   apostoliques,   avec   le    fait   capital,   la 

^  Lipsiiis,  Die  Edessenische  Abgarsage  (1880)  ;  Tixeront,  Les 
origines  de  L'église  d'Edesse  (1888). 


l/ORlEXT   CHRÉTIEN   JUSQU'À   DÈCE  453 

conversion  du  royaume,  diverses  personnes  ou  circon- 
stances qui  n'ont  eu  de  réalité  qu'au  déclin  du  IP  siè- 
cle. L'apôtre  Thomas  passait,  dès  le  temps  d'Origène  \ 
pour  avoir  porté  l'évangile  chez  les  Parthes.  A  Edesse 
on  croyait,  au  IV^  siècle,  avoir  son  tombeau,  et  cette 
croyance  était  consacrée  par  une  basilique  où  les  pèle- 
rins affluaient. 

Mais  la  grande  célébrité  d'Edesse.  au  temps  des  rois 
chrétiens,  c'était  Bardesane.  Xé  en  154  ".  il  vécut  dans 
l'intimité  de  ses  princes,  et.  si  Jules  Africain  ^  ne  l'a 
pas  confondu  avec  un  homon^^me,  il  aurait  été  comme 
eux  un  grand  chasseur.  Ce  que  nous  savons  *  de  sa  lit- 
térature nous  révèle  un  philosophe  brillant  et  quelque- 
fois sensé,  un  érudit  curieux,  un  poète  charmeur.  Ses 
croyances  traversèrent  d'assez  grandes  variations.  Les 
éons  lattirèrent  quelque  temps,  comme  tant  d'autres- 
esprits  distingués.  Parvenu  à  une  foi  plus  correcte,  il 
garda  toujoui's  des  traces  de  son  passage  a  travers  la 
gnose.  Le  marcionisme.  répandu  au  delà  de  l'Euphrate 
par  mi  certain  Prépon.  trouva  en  lui  un  adversaire.  Il 
écrivit  aussi  contre  le  plérôme  valentinien  et  autres  hé- 
résies du  temps.  Ses  œuvres,  si  nous  en  avions    autre 


^  Eus.,  III,  1:  cf.  Becogn.  Clem.,  IX,  29.  Voir  plus  loin, 
cil.  XXV.  ce  qui  est  dit  des  Acta  T/wmae. 

-  Date  conservée  dans  la  Chronique  d'Edesse,  qui  indique 
même  le  jour,  11  juillet  (éd.  citée,  p.  90). 

3  Kc«7t;'..  dans  Thévenot,  Mafhem.  réfères,  p.  275. 

*  Sur  Bardesane,  v.  Phihsoph..  Yl,  35  :  ^TI.  31  :  Eus..  IV,  30  ; 
Epiph.,  Haer.,  56  et  les  hymnes  de  saint  Ephrem,  surtout  1-G 
et  50-50 


454  CHAPITRE   XXI. 

chose  que  de  menus  fragments,  seraient  les  plus  anciens 
monuments  de  la  littérature  syriaque.  Des  cent-cinquante 
hymnes  qu'on  lui  attribue,  quelques  bribes  seulement 
ont  survécu  dans  les  cantiques  que  leur  opposa  saint 
Ephrem.  C'est  avec  beaucoup  de  doute  que  l'on  peut 
prononcer  son  nom  à  propos  d'une  apologie  syriaque 
adressée  à  Septime  Sévère  et  placée  faussement  sous  le 
nom  de  Méliton  ^ .  Le  livre  intitulé  «  Les  lois  des  pays  »  ^, 
un  dialogue  où  Bardesane  figure  comme  interlocuteur, 
n'est  sûrement  pas  de  lui,  mais  de  quelque  disciple: 
peut-être  même  n'a-t-il  pas  été  écrit  d'abord  en  syriaque. 
Cependant  la  question  du  destin  et  de  l'influence  des 
astres,  qui  s'y  trouve  débattue,  l'avait  été  aussi  par  Bar- 
desane lui-même  dans  un  traité  «  Du  destin  »  (-îcî  zvj.y.z- 
aiv/):),  adressé  à  un  certain  Antonin  '  et  dirigé  contre 
un  astrologue  appelé  Abidas. 

Pour  exposer  ses  idées,  Bardesane  employait  volon- 
tiers la  forme  du  dialogue.  C'est,  dans  la  littérature 
araméenne,  à  la  fois  un  Platon  et  un  Pindare  "*.  Ceux 
qui  l'ont  lu  lui  reprochent  surtout  un  certain  détermi- 
nisme astrologique  et  des  idées  docètes. 

^  Otto,   Coiyus  Apolog.,  t.  IX,  423. 

^  Cureton,  Spic.  syrlacum;  trad.  française  dans  Naii,  Bar- 
desane raatrologue,  le  Livre  des  lois  des  pat/s,  Paris,  1899.  — 
Eusèbe,  Fraej).  ev.,  YI,  9,  10  en  a  conservé  deux  fragments,  qui 
se  retrouvent  aussi  dans  les  Recogn.  Clem.,  IX,  19,  etc.  Cf.  Nau, 
Une  biographie  inédite  de  Bardesane  Vastrologne,  Paris,  1897. 

^  L'empereur  Caracalla? 

*  C'est  peut-être  lui  l'auteur  des  Actes  de  saint  Thomas, 
écrit  de  ce  temps,  ou  au  moins  des  hymnes,  de  saveur  un  peu 
gnostique,  qui  s'y  trouvent  insérées. 


l'orient  chrétiex  jusqu'à  dèce  455 

E  faillit  être  martyr.  Saint  Epiphane  rapporte  qn'A- 
pollouius,  familier,  c'est-à-dire  sans  doute  fonctionnaire, 
d'Antonin  (Caracola •  le  somma  de  renoncer  au  christia- 
nisme et  qu'il  s'y  reiiisa.  Ceci  pourrait  se  rattacher  atix 
mouvements  politiques  qui  se  produisirent  dans  la  prin- 
cipauté d'Edesse  quand  Caracalla  détrôna  le  roi  Mancu 
et  incorpora  le  pays  a  la  province  romaine.  Les  rela-. 
tions  de  Bardesane  civec  le  souverain  déchu  ne  pouvaient, 
sous  le  nouveau  régime,  que  lui  créer  des  difficultés. 
Cela  ne  l'empêcha  pas  d'écrire  contre  la  persécution  et 
ses  partisans.  On  le  considérait  presque  comme  un  con- 
fesseur. 

Cependant  sa  gloire  ne  demeura  pas  sans  mélange. 
IRapprochés  désormais  des  églises  de  l'empire,  où  l'or- 
thodoxie se  précisait  peu  à  peu,  les  Edesséniens  s'ef- 
fi*ayèrent  de  certains  écarts  du  poète  national.  Ses  dis- 
ciples, sans  doute,  comme  il  est  d'usage,  le  dépassèrent 
et  le  compromirent.  H  y  eut  des  Bardesanites  et  les 
Bardesanites  fiirent  des  hérétiques.  Ils  traitaient  les 
"ithodoxes  dePaloutiens.ce  qtd  semble  un  souvenir  d'une 
>cission  arrivée  au  temps  de  l'évèque  Palout.  L'autetir 
de  ÏAdiimantiu.9y  au  IT*  siècle,  leur  attribue  im  doc-é- 
tisme  bien  tranché:  ils  niaient  que  le  diable  eût  été 
créé  par  Dieu  et  que  la  chair  pût  ressusciter.  Saint 
Ephreni  représente  les  Bardesanites  comme  des  héré- 
tiques très  discrets,  habiles  à  dissinitiler  leurs  erreurs 
sous  tm  lanfira^re  orthodoxe. 

Dans  les  autres  ptys  syriens,  les  villes  étaient  grec- 
ques, officiellement  au  moins,  car  dans  les  couches  in- 


456  CHAPITRE   XXT. 

férieures  de  la  population  on  y  parlait,  comme  dans  les 
campagnes,  les  divers  dialectes  de  la  langue  araméenne. 
Les  églises  de  ces  provinces  sont  essentiellement  des 
églises  de  langue  grecque.  Il  n'en  était  pas  de  même 
à  Edesse:  tout  le  monde  y  parlait  syriaque;  c'était  la 
langue  de  la  liturgie  et  de  la  prédication.  Cette  circons- 
tance, jointe  à  celle  du  voisinage,  qualifiait  la  capitale 
de  l'Osroène  pour  les  œuvres  de  propagande  dans  les 
provinces  occidentales  de  l'empire  parthe,  où  le  syria- 
que était  aussi  la  langue  courante.  C'est  en  effet  d'Edesse 
que  se  réclament  les  plus  acceptables  parmi  les  légen- 
des relatives  à  l'évangélisation  de  ce  pays.  On  ne  peut 
guère  douter  non  plus  qu'Edesse  ait  été  pour  quelque 
chose  dans  l'introduction  du  christianisme  en  Arménie. 

4.°  —  La  Syrie  méridionale. 

Le  christianisme  ne  paraît  pas  s'être  répandu  dans 
son  pays  d'origine  aussi  rapidement  que  dans  la  Syrie 
du  nord  et  dans  l'Asie-Mineure.  Le  Liban,  les  hautes 
vallées  de  l'Oronte  et  du  Jourdain,  les  plateaux  en  ar- 
rière^ vers  le  grand  désert  syrien,  étaient  encore  très 
peu  hellénisés  au  moment  des  premières  prédications 
apostoliques.  Sauf  dans  les  villes  grecques  ou  grécisées 
de  la  côte  et  dans  quelques  agglomérations  analogues 
à  l'intérieur,  on  ne  parlait  encore,  en  ces  contrées,  que 
les  langues  de  Chanaan  et  d'Aram.  Le  Liban  était  plein 
de  temples  antiques  et  de  sources  sacrées,  d'une  mytho- 
logie fort  antérieure  à  la  conquête  d'Alexandre.  Autour 


1. 'orient   chrétien   JUSQl'À   DÈCE  457 

(lu  lac  de  Tibériade,  dans  la  plaine  de  Saron,  dans  le 
pays  transjordanéen,  d'importantes  communautés  con- 
servaient la  tradition  et  les  mœurs  juives.  Les  Samari- 
tains n'avaient  pas  disparu.  Sur  la  lisière  du  désert,  les 
bédouins  nomades  se  rapprochaient  ou  reculaient  sui- 
vant la  force  de  la  frontière.  Cependant  la  civilisation 
hellénique  était  en  progrès  constant.  Au  IP  siècle,  toutes 
les  principautés  de  l'intérieur  avaient  disparu  les  unes 
après  les  autres;  les  postes  romains,  échelonnés  de  l'Eu- 
phrate  à  la  mer  Rouge,  n'avaient  derrière  eux  qu'une 
terre  provinciale,  qui  se  couvrait  de  villes,  de  routes,  de 
monuments.  La  vie  municipale,  la  langue  grecque,  toutes 
les  formes  de  l'unité  romaine,  s'introduisaient  rapidement. 
Les  dieux  eux-mêmes  s'hellénisaient.  Baal,  étonné,  frater- 
nisait avec  Jupiter.  L'Aphrodite  grecque  se  retrouvait 
dans  les  Astoreths:  celle-ci,  au  moins,  revenait  à  son 
origine. 

Tout  ce  progrès  était,  en  somme,  favorable  au  chris- 
tianisme. Les  judéo-chrétiens,  de  plus  en  plus  confinés, 
ne  comptaient  pas  beaucoup.  C'est  des  grandes  villes  du 
littoral,  Césarée,Tyr,  Béryte,  que  les  missions  chrétiennes 
rayonnaient  vers  le  haut  pays,  suivant  pas  à  pas  les  con- 
quêtes de  la  civilisation  romaine.  Au  temps  d'Hadrien 
la  position  de  Jérusalem,  que  l'Eglise  de  la  circoncision 
avait  dû  abandonner,  fut  reprise  par  l'Eglise  de  la  gen- 
tilité.  Césarée,  Ptolémaïs,  Tyr  et  beaucoup  d'autres  villes 
avaient  des  chrétientés  importantes.  Celles-ci,  toutefois, 
ne  se  manifestent  pas  à  l'histoire  avant  le  temps  de  la 
controverse  pascale  (v.  190),  à  propos  de  laquelle  il  se 


'458  CHAPITRE    XXI. 

tint,  comme  partout,  un  concile  en  Palestine '.  Les  évê- 
ques  Théophile  de  Césarée  et  Narcisse  d'vElia  (Jérusa- 
lem) s'y  rencontrèrent  avec  Cassius  de  Tj^r,  Clarus  de 
Ptolémaïs  et  quelques  autres.  Tyr  et  Ptolémaïs  appar- 
tenaient à  la  j)roYince  de  Syrie  (Si/ria  Coele),  tandis  que 
Césarée  et  Jérusalem   étaient   dans    celle    de  Palestine. 
Le  groupement  épiscopal  ne  suivait   donc  pas  encore  la 
distribution  provinciale  des  cités.  Du  reste,  nous  voyons, 
]3ar  la  lettre   synodale    des  évêques  de  Phénicie  et  de 
Palestine,  qu'il  y  avait  entre  eux  et  l'évêque  d'Alexan- 
drie une  correspondance  régulière  au  sujet  de  la   date 
pascale.  Ces  pays  eurent  toujours,  au  fond,  plus  de  re- 
lations ecclésiastiques  avec  l'Egypte  qu'avec  la  métro- 
pole de  l'Orient. 

Eusèbe,  qui  a  toute  sa  vie  habité  Césarée,  qui  a 
dépouillé  les  archives  et  les  bibliothèques  de  cette  ville 
et  de  Jérusalem,  ne  trahit  aucune  connaissance  de  l'his- 
toire de  son  église  pour  les  temps  antérieurs  à  Théo- 
phile. Il  est  mieux  renseigné  sur  Jérusalem.  De  son  temps 
la  tradition  orale  avait  conservé,  et  ]Deut-être  un  ^qm 
embelli,  la  figure  du  vieil  évêque  Narcisse  ^.  Des  listes 
épiscopales,  que  l'historien  ne  parvient  pas  à  débrouil- 
ler nettement  ^,  lui  donnaient  quatorze  prédécesseurs 
grecs,  sans  parler  de  quinze  évêques  circoncis  dont  la  série 
commençait  à  saint  Jacques.  C'est  beaucoup.  Narcisse 
fut  éhi  sous  le  règne  de  Commode,  au  temps  où  Eleu- 

1  Eus.,  V,  23,  25. 

2  Eus.,  y,  12,  22,  23,  25;  YI,  8-11. 

3  Eus.,  IV,  5;  V,  12. 


l'ukient  chrétiex  jusqu'à  déce  459 

thère  siégeait  à  Rome,  c'est-à-dire  mie  cinquantaine  d'an- 
nées après  la  fondation  d'^Elia  Capitolina  \  Eusèbe  qua- 
lifie de  ppayj^io'.  (de  courte  vie)  les  prédécesseurs  de 
Narcisse.  Il  ne  suivit  pas  leur  exemple,  car  il  atteignit 
l'âge  d'environ  cent-vingt  ans.  Malgré  le  renom  de  sa 
sainteté  et  de  ses  miracles,  il  fut  en  butte  à  d'ineptes 
calomnies,  si  bien  que,  cédant  à  l'attrait  de  la  vie  ascé- 
ti([ue,  il  s'enfuit  dans  quelque  désert.  Ses  fidèles,  après 
l'avoir  cherché  longtemps,  se  décidèrent  à  lui  donner 
lin  successeur,  puis  un  second,  puis  un  troisième,  qui 
semblent  avoir  repris  la  tradition  des  prédécesseurs 
[i:7./u3ioi.  Enfin  Narcisse  reparut.  Ce  fut  une  grande 
joie.  Mais  le  vieillard  était  trop  affaibli  par  l'âge  pour 
suffire  aux  exigences  de  ses  fonctions.  Dieu  lui  vint  en 
aide  et  lui  envoya  Alexandre,  le  saint  et  savant  évê- 
que  de  Cappadoce.  Alexandre  gouverna  l'église  de  Jé- 
rusalem comme  auxiliaire  du  vénérable  Narcisse,  et  lui 
succéda  tout-à-fait  quand  il  eut  terminé  sa  longue  car- 
rière. Sous  son  épiscopat,  qui  dura  jusqu'à  la  persécu- 
tion de  Dèce,  la  science  ecclésiastique  fleurit  à  ^Elia 
Capitolina.  Il  y  fonda  une  bibliothèque, .  dont  Eusèbe 
sut  exploiter  les  richesses. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  ^Elia  et  autour  du  savant 
ëvaque  Alexandre  que  l'on  voyait  fleurir  la  science  chré- 


^  C'est  le  point  de  départ  indiqué  par  Eusèbe.  En  suppo- 
sant qu'une  communauté  chrétienne  se  soit  formée  après  le  siège, 
autour  du  camp  de  la  légion,  et  que  cette  communauté  ait  eu 
des  évêques,  on  allongerait  un  peu  l'intervalle,  mais  le  pro- 
blème subsisterait  encore. 


460  CHAPITRE   XXT. 

tienne.  Césarée,  où  Origène  avait  fait  antérieurement 
quelques  apparitions,  était  devenue,  depuis  l'année  231, 
la  siège  de  son  enseignement  :  les  pèlerins  de  la  gnose 
orthodoxe  y  affluaient  de  tout  le  monde  hellénique  :  les 
sténographes,  les  libraires,  s'exerçaient  à  recueillir  et  à 
publier  les  discours  du  grand  théologien  :  ses  éditions 
de  la  Bible,  ses  commentaires,  ses  œuvres  diverses,  se 
classaient  en  volumes  nombreux  et  formaient  le  fond 
d'une  bibliothèque  qui  resta  longtemps  célèbre.  Non 
loin  de  là,  à  Xicopolis,  l'ancienne  Emmaûs,  habitait  le 
célèbre  Jules  Africain  fSex.  JuUiis  Afncamis),  qui,  né  à 
^Elia,  avait  fini  par  se  fixer  en  Palestine,  après  une 
vie  un  peu  errante.  Soldat  de  profession,  il  avait  fait 
campagne  contre  les  Parthes  dans  l'armée  de  Septime 
Sévère  :  grand  amateur  de  chasse,  il  avait  couru  les  fo- 
rêts en  compagnie  des  princes  chrétiens  d'Edesse.  C'était 
un  homme  fort  curieux  d'antiquités:  au  cours  de  ses 
voyages  il  vit  les  restes  de  l'arche  de  Noé  à  Apamée 
de  Plnygie  :  à  Edesse,  la  tente  de  Jacob,  à  Sichem  le 
térébinthe  du  même  patriarche.  Il  visita  aussi  Alexan- 
drie et  l'école  catéchétique,  en  mi  moment  où  Héraclas 
y  remplaçait  Origène  absent.  Ce  fut  en  ce  pays  qu'il 
se  procura  un  exemplaire  des  livres  hermétiques,  au- 
quel il  attachait  beaucoup  de  prix.  De  retour  en  Pa- 
lestine, il  s'occu]3a  des  affaires  municipales  de  Nicopolis 
et  se  chargea  même  de  conduire  à  Rome  une  députa- 
tion  de  ses  concitoyens  qui  avaient  à  solliciter  pour 
leur  ville  les  faveurs  d'Elagabal.  Il  s'y  trouvait  encore 
au  temps  d'Alexandre  Sévère,  pour  lequel  il  construisit 


l'ouient  chrétien  jusqu'à  dècb  461 

une    bibliothèque    auprès    du   Panthéon  \   Il    vécut    au 
moins  jusque  vers  l'année  240. 

L'œuvre  littéraire  de  Jules  Africain  est  assez  mé- 
langée. Il  composa  d'abord  une  Chronographie  en  cinq 
livres,  où  les  événements  de  l'histoire  profane  étaient 
rangés  suivant  le  synchronisme  de  l'histoire  biblique.  Ce 
fut  la  première  tentative  de  chronologie  universelle. 
Déjà  d'autres  savants  chrétiens,  comme  Justin,  Tatien, 
Théophile  d'Antioche,  Clément  d'Alexandrie,  avaient 
cherché  à  démontrer  que  les  origines  du  peuple  de  Dieu 
sont  bien  antérieures  à  celles  des  autres  nations  :  Jules 
Africain  donna  un  corps  à  cette  idée.  Son  livre  ]Dermit 
de  vérifier  pour  chaque  siècle  et  même  pour  chaque 
année  le  rapport  de  dates  entre  l'histoire  sacrée  et  l'his- 
toire profane.  Eusèbe  profita  beaucoup  de  ce  travail,  qui, 
malheureusement,  s'est  perdu  dans  sa  forme  originale. Les 
années  étaient  comptées  à  partir  de  la  Création  :  pour  la 
dernière  partie.  Africain  s'était  servi  des  olympiades 
comme  échelle  chronologique.  La  période  écoulée  depuis 
la  venue  du  Christ  était  traitée  très  brièvement.  C'est  là 
pourtant  qu'Eusèbe  trouva  les  listes  épiscopales  de  Home, 
d'Alexandrie  et  d'Antioche,  les  deux  premières  accom- 
pagnées de  chiffres,  dont  il  s'est  aidé  pour  sa  Chronique 
et  son  Histoire.  La  Chronographie  s'arrêtait  à  Tan  IV 
d'Elagabal  (221).  Suivant  Jules  Africain,  le  monde  de- 
vait durer  6000  ans.  Trois  mille  ans   s'étaient   écoulés 

^  Ce  détail  et  celui  de  la  patrie  de  Jules  Africain  nous  ont 
été  révélés  par  le  papyrus  412  d'Oxyrhynque  (Grenfell  et  Hunt, 
The  Oxyrhyncus  popyri,  t.  III,  p.  39). 


462  CHAPITRE   XXI. 

depuis  la  Création  jusqu'à  Phaleg,  le  patriarche  qui  di- 
vise le  temps  aussi  bien  que  les  peuples  \  2500  ans  de 
Plialeg  à  Jésus-Christ.  Le  monde  n'en  avait  donc  plus 
que  pour  quatre  siècles  environ.  C'est  aussi  le  système 
d'Hippolyte.  La  durée  des  temps  est  considérée  comme 
une  grande  semaine  dont  chaque  jour  dure  mille  ans.  On 
déduisait  cette  idée  d'un  texte  fort  connu  ^. 

Après  sa  Chronographie,  Jules  Africain  publia  une 
sorte  d'encyclopédie  intitulée  Cestes  (Kîttol),  dédiée  à 
l'empereur  Alexandre  Sévère.  Mille  observations  et  re- 
cettes diverses  y  sont  rassemblées.  C'est  un  livre  bien 
étrange.  L'auteur  croit  à  la  magie  ;  il  abuse  de  ses  lec- 
tures dans  les  livres  hermétiques  et  autres  analogues. 
Sa  lettre  à  Origène  (v.  240),  sur  l'authenticité  de  l'his- 
toire de  Susanne,  et  sa  lettre  à  Aristide,  sur  la  conci- 
liation des  généalogies  évangéliques,  appartiennent  à  un 
ordre  d'idées  plus  en  rapport  avec  sa  qualité  de  chrétien. 

En  Arabie  aussi,  dans  cette  province  lointaine,  com- 
me perdue  entre  le  Jourdain  et  le  désert,  le  christia- 
nisme, déjà  florissant,  se  révèle  à  nous  par  des  mani- 
festations d'ordre  intellectuel.  Aux  premiers  temps  de 
Caracalla  (v.  214),  Origène  visita  ce  pays  pour  la  pre- 
m.ière  fois,  en  des  circonstances  bien  extraordinaires. 
Le  légat  impérial  l'avait  fait  mander  par  lettres  adres- 
sées au  préfet  d'Egypte  et  à  l'évêque  d'Alexandrie.  Ce 
haut  fonctionnaire  s'intéressait  apparemment  à  la  théo- 

^  Phaleg,  en  hébreu,  signifie  division. 
2  Fs.  LXXXIV,  4. 


l'ouiext  ciirétiex  jusqu'à  dèce  4G;3 

logie  dirétiBime  et  désirait  s'en  entretenir  avec  son  plus 
illustre  représentant.  Un  peu  plus  tard  l'évêque  de  Bos- 
tra,  Bérylle,  se  fit  connaître  par  ses  livres  et  ses  lettres  \ 
Lui  aussi  était  un  théologien  exercé  ;  mais  ses  opinions 
n'étaient  pas  très  correctes.  D'après  le  peu  qu'en  rap- 
porte Eusèbe,  on  voit  qu'elles  se  rattachaient  à  la  chris- 
tologie  modaliste,  plutôt  sans  doute  au  système  de  Sa- 
bellius  qu'à  celui  de  Théodote  ^.  Ces  erreurs  avaient  déjà 
été  condamnées  à  Rome.  En  Arabie  aussi,  elles  soule- 
vèrent une  opposition  très  vive.  Bér^dle  eut  à  soutenir 
des  discussions  répétées  tant  avec  les  autres  évêques  du 
pays  qu'avec  des  personnages  venus  du  dehors.  Origène 
y  intervint.  Après  de  longs  entretiens  privés,  il  engagea 
avec  Bérylle  une  discussion  publique,  où  il   parvint  à 
tirer  au  clair  les  erreurs  un  peu  subtiles    de   Tévêque^ 
et,  ce  qui  fait  beaucoup  d'honneur  à  ses  procédés    de 
polémique,  à  les  lui  faire  reconnaître  et  à  le    ramener 
.  dans  le  droit  chemin.   De    toutes    ces    réunions,  conci- 
liaires et  autres,  il  fut  dressé  des  procès-verbaux.  Cette 
affaire  se  place  sous  le  règne  de  Gordien  III  (238-244). 
Sous    celui    de   Philippe  (244-249),  et    plutôt    dans 
les  dernières  années  de   cet    empereur,  Origène   revint 
pour  la  troisième   fois    en  Arabie.  Il    s'agissait    encore 
d'erreurs  à  redresser;  un  conflit  s'était  élevé    entre    la 
doctrine  de  la  résurrection  et  celle  de  l'immortalité  de 

1  Eus.,  YI,  20,  33. 

*  Eus.,  VI,   33:     tv'    aojTria    /.ai    xuotiv   r.ijori    X=V'3iv    To).y,fov    y.y; 
f>.ta;.    u.r,cJÏ   [J.r.'t   6  =  0Tr. ta   loia'<   I/^îi'',    à).).' sa—oX'.rî'jsy.îvr.v  aOrw    ij.ô^irri  Tr.v 


464  CHAPITRE    XXI. 

l'âme.  Certaines  personnes  s'en  tenaient  à  la  première 
et  rejetaient  l'autre.  On  tint  concile  :  Origène  parla,  et , 
cette  fois  encore,  il  eut  la  satisfaction  de  convaincre  les 
dissidents. 

L'empereur  de  ce  temps-là,  Philippe,  était  lui-même, 
ainsi  que  sa  femme  Otacilia  Severa,  originaire  de  la 
province  d'Arabie.  Tous  deux  avaient  été  élevés  dans 
le  christianisme.  Eux  aussi  furent  en  rapports  avec  Ori- 
gène, qui  leur  écrivit  à  l'un  et  à  l'autre.  Philippe  était 
un  chrétien  fort  médiocre.  Un  jour  de  Pâques,  se  trou- 
vant à  Antioche,  il  se  présenta  à  l'église:  l'évêque  Ba- 
bylas  refusa  de  l'admettre  avant  qu'il  n'eût  passé  par 
la  pénitence.  Philippe  accepta  ces  conditions  ^ 


^  Eus.,  VI,  34.  —  Eusèbe  ne  donne  pas  le  nom  de  l'évêque, 
ni  le  lieu  de  la  scène  ;  mais  la  tradition  d' Antioche,  constatée 
dès  350  (Léonce  d'Antioche,  dans  le  Chron.  Pasch.,  p.  270Dindorf) 
et  représentée  plus  tard  par  saint  Jean  Chrysostome  et  par  d'au- 
tres, permet  de  suppléer  à  son  silence. 


CHAPITEE  XXII. 
Paul    de    Samosate. 

Le  novatianisme  à  Antioche.  —  Révolutions  d'Orient:  les  Sassanides, 
les  princes  de  Palmyre.  —  Paul  de  Samosate,  évêque  d''Autioehe  :  sa  con- 
duite, sa  doctrine.  —  Conciles  d'Orient.  —  Conflit  poiir  la  possession  de 
l'église  d' Antioche  ;  jugement  d'Aurélien. 

Babylas  d'Antioche  et  Alexandre  de  Jérusalem  fu- 
rent, en  Orient,  les  plus  illustres  victimes  de  la  persé- 
cution de  Dèce.  Quand  l'orage  fut  passé,  la  question 
-des  apostats  se  posa  en  ces  contrées  comme  en  Occi- 
<lent.  On  a  déjà  parlé  du  retentissement  que  le  schisme 
romain  de  Xovatien  obtint  dans  les  provinces  orien- 
tales. Les  principes  rigoristes,  affichés  par  Xovatien,  y 
trouvèrent  beaucoup  de  partisans.  Le  nouvel  évêque 
d'Antioche,  Fabius  \  successeur  du  martyr  Babylas,  fit 
difficulté  de  reconnaître  le  pape  Cornélius,  et  son  op- 
j)Osition  ne  fut  pas  isolée.  C'est  à  propos  de  cette  af- 
faire que  l'on  voit,  pour  la  première  fois,  s'établir  entre 
les  évêques  de  Syrie  et  de  la  haute  Asie-Mineure  une 
sorte  de  concert,  qui  se  maintiendra  et  portera  bientôt 
les  plus  graves  conséquences.  Les  évêques  de  Tarse 
(Helenus),  de    Césarée  de  Cappadoce  (Firmiliem  et  de 

«  Eus.,  VI,  43,  44,  4G. 

DcCHESXE.  Hht.  anc.  de  VEgl.  -  T.  I.  30 


4G6  CHAPITRE   XXII. 

Césarée  de  Palestine  Théoctiste)  invitèrent  leur  collè- 
gue Denys  d'Alexandrie  à  se  joindre  au  concile  qu'ils- 
allaient  tenir  à  Antioche.  La  situation  était  fort  grave^ 
car  les  promoteurs  de  la  réunion  professaient  des  idées 
opposées  à  celles  de  Fabius.  Den3^s  n'avait  guère  envie 
d'intervenir  personnellement  dans  un  conflit  aussi  aigu. 
Il  se  borna  à  soutenir  par  ses  lettres  les  partisans  de 
la  tolérance;  c'est  ainsi  qu'il  écrivit  aux  fidèles  de  Lao- 
dicée  de  S^^rie,  dont  l'évêque  s'appelait  Tliél3'midrès,  et 
à  ceux  d'Arménie  \  qui  avaient  pour  évêque  un  certain 
Merouzanès.  Du  reste  l'affaire  se  dénoua  plus  aisément 
qu'on  ne  Teût  prévu.  Fabius  mourut  et  son  successeur 
Demetrianus  abandonna  le  parti  de  Xovatien;  à  Lao- 
dicée  aussi,  ThéhTnidrès,  qui  semble  avoir  suivi  Fabius, 
fut  remplacé  par'  un  autre  évêque,  Héliodore.  On  ne 
sait  au  juste  si  le  concile  se  réunit.  Ce  qui  est  plus 
important  c'est  que  la  paix  s'établit  :  Denys  d'Alexan- 
drie put  bientôt  annoncer  au  pape  Etienne  que,  depuis- 
la  Bithynie  et  le  Pont  jusqu'à  l'Arabie  et  à  la  Palestine,, 
toutes  les  églises  étaient  désormais  d'accord. 

Ce  rapport  optimiste  ne  doit  pas  nous  dissimuler  le 
fait  que,  dans  l'Asie-Mineure  au  moins,  il  existait  au 
quatrième  siècle  un  grand  nombre  de  communautés  no- 
vatiennes  ou  Cathares,  et  que  les  conciles  orientaux,  à 
commencer  par  celui  de  Xicée,  et  même  le  gouverne- 
ment impérial  s'en  préoccupèrent  souvent.  Cet  état  de 

^  TiT;  /.arà  'Asy.cvîav,  dit  Eiisèbe.  Il  ne  peut  être  question  ici 
que  de  l'Arménie  romaine  ou  Arménie  mineure,  alors  rattachée 
à  la  province  de  Cap2)adoce. 


PAUl.   DE   SAMOSATE  46^4 

choses,  qui  .ne  peut  guère  s'expliquer  par  une  propa- 
gande ultérieure,  suppose  que  runion  des  pasteurs,  cer- 
tifiée par  Févêque  d'Alexandrie,  ne  correspondait  qu'iin- 
parÊdtement  à  la  c-onsistance  du  troupeau,  et  que  la  liqui- 
dation des  troubles  soulevés  par  la  persécution  de  Dèce 
donna  lieu  à  bien  des  schismes  locaux. 

Le  pape  Etienne,  a  qui  Denys  d'Alexandrie  écrivait^ 
:£ullit  Itû-même.  par  ses-  rigueurs  inconsidérées,  intro- 
duire une  division  beaucoup  plus  grave.  Les  évêques 
de  la  haute  Asie-Mineure  n'observaient  pas.  dans  la  récon- 
ciliation des  hérétiques,  le  même  rituel  que  l'église  ro- 
maine. Etienne  qui  n'hésita  pas.  potir  cette  dissidence, 
à  séparer  l'église  d'Afrique  de  sa  communion^  se  montra 
tout  aussi  intransigeant  à  l'égard  des  évêques  de  Ciliciey 
de  Galatie.  de  Cappadoce  et  des  provinces  voianes.  Fir- 
milien  ne  se  laissa  pas  intimider  :  il  s'associa  énergique- 
ment  à  la  résistance  de  Cyprien:  la  lettre  qu'il  écrivit 
à  celui-ci  était  même  atissi  peu  propre  que  possible  à 
faire  espérer  tm  dénouement  pacifique.  Cependant  ce 
onflit  dangeretLS  s'arrangea,  et  comme  le  préc-édent. 
par  un  simple  changement  de  personnes.  Xyste  IL  suc- 
cesseur d'Etienne,  se  départit  de  son  attitude  altière  et 
les  relations  furent  reprises. 

H  était  temps.  D'affreuses  calamités  allaient  s'abattre 
sur  ces  malheureux  pays  d'Orient.  Valérien  avait  changé 
de  sentiments  à  l'égard  des  chrétiens  :  les  chefe  des  égli- 
ses, quand  la  police  avait  réussi  à  les  saisir,  attendaient 
-Q  prison  des  mesures  plus  rigoureuses  encore.  Mais  la 
persécution  n'était  pas  le  pire  fléau.  L'empire  lui-même^ 


468  CHAPITRE   XXII. 

l'empire  persécuteur,  chancelait  sur  ses  bases.  Les  fron- 
tières s'ouvraient  partout  aux  insultes  des  barbares;  la 
piraterie  de  la  Mer  Noire  jetait  des  bandes  de  Gotlis 
sur  les  côtes  du  Pont  et  leurs  ravages  s'étendaient  jusque 
dans  l'intérieur.  A  l'Orient,  la  guerre,  sans  cesse  renais- 
sante à  propos  de  la  possession  de  la  Mésopotamie  et 
du  protectorat  de  l'Arménie,  prenait  un  caractère  bien 
plus  menaçant  que  par  le  passé.  La  d^aïastie  parthe 
venait  d'être  remplacée  à  Ctésiphon  par  une  dynastie 
nouvelle,  celle  des  Sassaliides,  originaire  de  la  Perse 
proprement  dite.  Le  mouvement  qui  la  portait  s'inspi- 
rait d'un  enthousiasme  nouveau  pour  la  tradition  na- 
tionale de  l'Iran  et  pour  ses  institutions  religieuses. 
Déjà,  sous  le  premier  souverain,  Ardaschir  (224-241), 
il  avait  fallu  lutter  pour  conserver  la  Mésopotamie:  à 
peine  réussit-on  à  en  garder  les  places  fortes.  Sapor  T"", 
successeur  d'Ardaschir,  se  rendit  maître  de  l'Arménie 
(253).  E^ien  n'empêchait  plus  les  cavaliers  perses  de  se 
précipiter  sur  la  Cappadoce  et  la  Syrie.  Il  n'y  manquè- 
rent pas.  L'empereur  Valérien  se  transporta  en  Orient 
et  les  repoussa  au  delà  de  l'Euphrate:  mais,  comme  il 
se  portait  au  secours  d'Edesse  assiégée,  il  fut  fait  pri 
sonnier  par  les  Perses  et  mourut  bientôt  en  captivité. 
Son  fils  Gallien  lui  succéda  à  Home;  en  Orient  la 
disparition  de  l'empereur  désorganisa  la  défense.  Les 
Perses  pouvaient  tout  sur  la  Syrie  et  l'Asie-Mineure. 
Antioche  tomba  entre  leurs  mains  par  surprise;  elle  fut 
piUée  et  brûlée  ;  ses  habitants,  en  très  grand  nombre, 
furent  emmenés  captifs.  On  en  forma  une   colonie    au 


PAUL   DE   SAMOSATE  469 

fond  de  la  Siisiane  '.  Le  même  sort  échut  à  Tarse  et 
à  Césarée  de  Cappadoce.  Il  n'y  avait  plus  d'armée  ro- 
maine. A  la  longue,  cette  énorme  razzia  se  termina 
comme  se  terminent  les  opérations  de  ce  genre.  Les 
vainqueurs  sentirent  le  besoin  de  rentrer  chez  eux  pour 
jouir  du  butin  conquis;  leur  retraite  fut  contrariée  par 
des  bandes  de  partisans,  qu'attirait  l'opulence  de  leurs 
convois. 

Dans  ce  désordre,  un  officier  romain,  Macrien,  pro- 
clama ses  deux  fils  empereurs,  sans  s'inquiéter  de  Gai- 
lien.  Mais  les  intérêts  de  celui-ci  étaient  soutenus  par 
le  prince  de  Palmyre,  Odenath,  qui,  bientôt  débarrassé 
des  prétendants,  entreprit  les  Perses  vainqueurs,  réta- 
blit la  frontière,  se  posa  en  représentant  de  l'empereur 
Gallien  et  se  fit  reconnaître  comme  tel  dans  tout  l'Orient. 
A  sa  mort,  en  2G7,  sa  femme  Zénobie,  comme  tutrice 
de  son  jeune  fils  Vaballath,  garda  en  main  la  même 
autorité,  sous  laquelle  elle  parvint,  non  sans  effort,  à 
ranger  jusqu'à  l'Egypte.  Du  côté  de  l'Asie-Mineure  elle 
s'étendait  toujours.  Chalcédoine  était  entre  ses  mains 
et  déjà  elle  allait  s'emparer  de  Byzance,  lorsqu'Auré- 
lien,  devenu  empereur  (270),  entreprit  de  mettre  un  terme 
à  cette  lieutenance  envahissante.  Alexandrie  fut  reprise 
dès  270,  par  le  général  Probus,  à  la  suite  d'un  siège 
très  dur  et  d'une  guerre  de  rues  où  cette  grande  ville 

'  Selon  certaines  légendes,  peu  autorisées,  l'évêque  d'An- 
tioche  Démétrien  aurait  été  au  nombre  des  captifs  déportés 
en  Susiane.  Ceux-ci  furent  employés  à  construire  la  grande 
digue  de  Souster. 


470 


CHAPITP^E    XXII. 


périt  presque  entièrement.  Il  fallut  plus  de  temps  à  Au- 
rélien  pour  triompher  de  l'énergique  palmyrénienne.  Peu 
à  peu,  cependant,  il  parvint  à  la  repousser  derrière  le 
Taurus,  à  la  battre  près  d'Antioche,  enfin  (272)  à  la 
forcer  dans  Palmyre,  son  refuge  du  désert.  Zénobie, 
prisoimière,  fut  réservée  pour  le  triomjDhe,  et  l'Orient 
reprit  son  régime  ordinaire. 

Quand  Aurélien  se  fut  réinstallé  dans  Antioche,  une 
des  questions  qu'il  eut  à  régler,  question  sûrement  inat- 
tendue, ce  fut  de  savoir  qui  était  l'évêque  des  chrétiens 
de  cette  ville.  Deux  prétendants  se  disputaient  non  seu- 
lement cette  qualité,  mais  la  possession  de  la  maison 
épiscopale.  Cette  histoire  \  très  importante  à  divers 
égards,  doit  être  reprise  de  plus  haut.  A  Tévêque  Démé- 
trien,  peu  après  le  désastre  d'Antioche,  on  avait  donné 
pour  successeur  un  certain  Paul,  originaire  de  Samosate. 
Sorti  d'une  famille  très  humble,  ce  personnage,  habile 
et  disert,  n'avait  pas  tardé  à  tirer  parti  de  ses  fonctions 
ecolésiastiques  pour  se  créer  une  fortune  enviable.  Avant 
ou  après  son  élévation  à  l'épiscopat  il  se  fit  donner  la 
charge  de  receveur  des  finances,  aux  appointements 
de  200.000  sesterces  (procurator  ducenarius).  La  reine 
Zénobie  l'avait  en  grande  estime.  C'était,  même  au  point 
de  vue  séculier,  un  des  plus  gros  personnages  d'Antioche. 
On  s'en  apercevait  dans  la  rue,  quand  il  passait,  la  dé- 
marche altière,  l'air  préoccupé,  entouré  d'une  escorte 
nombreuse.  Il  s'en  souvenait  trop  à  l'église,  où  il  cédait 


ï  Eus.,  YII,  27-30. 


PAUL   DE   SAMOSATE  471 

à  la  tendance  lamentable  de  substituer  le  culte  de  l'é- 
vêque  à  celui  de  la  divinité,  soignant  son  trône  et  ses 
abords,  se  laissant  applaudir  et  même  célébrer  par  des 
chœurs  de  chanteuses.  Sa  vie  privée  n'était  pas  sans 
reproche  :  il  abusait  des  sublntroductae.  Cependant  comme 
il  se  montrait  fort  indulgent  pour  les  faiblesses  de  son 
clergé,  on  lui  aurait  passé  sa  mondanité  s'il  ne  s'était 
mis  à  dogmatiser.  C'est  la  théologie  qui  le  perdit.  Soit 
pour  complaire  à  Zénobie,  qui  aimait  beaucoup  les  juifs 
€t  le  judaïsme,  soit  en  suivant  ses  propres  inspirations, 
il  en  vint  à  enseigner  aux  gens  d'Antioche  une  doctrine 
semblable  à  celle  de  Théodote  et  d'Artémas,  celle  du 
Christ  devenu  Dieu  progressivement  et  par  adoption. 
Les  ennemis  qu'il  avait  autour  de  lui  protestèrent  au- 
près des  évêques  les  plus  considérables  de  l'Orient.  Ils 
furent  entendus.  A  plusieurs  reprises  on  vit  se  réunir 
à  Antioche  des  conciles  que  Paul  n'avait  point  convo- 
qués. L'âme  de  ce  mouvement  épiscopal  était  toujours 
Firmilien,  le  célèbre  évêque  de  Cappadoce.  Grégoire 
de  Néocésarée  et  son  frère  Athénodore  l'accompagnaient 
iiux  conciles,  auxquels  prenaient  aussi  part  les  évêques 
de  Tarse,  d'Iconium,  de  Césarée  en  Palestine,  d'^Elia, 
de  Bostra  et  bien  d'autres.  Denys  d'Alexandrie  avait 
été  prié  de  se  joindre  à  eux  et  de  se  transporter  à  An- 
tioche. Il  s'excusa  sur  son  âge  et  sa  santé,  mais  il  écrivit 
à  l'église  d'Antioche,  et  non  point  à  l'évêque,  ce  qui 
^tait  déjà  grave,  en  donnant  son  opinion  sur  la  situation. 
Celle-ci  n'était  pas  aisée  à  débrouiller  ;  Firmilien  et 
ses  collègues  firent  deux  fois  le  voyage  d'Antioche  sans 


472 


CHAPITRE    XXIT. 


résultat  pratique.  Paul,  esprit  subtil  et  ergoteur  distin- 
gué, trouvait  toujours  quelque  échappatoire  ;  le  priait-ori 
de  s'amender,  il  faisait  les  plus  belles  promesses,  et 
s'en  tenait  là.  Une  troisième  réunion,  tenue  en  267  012 
268,  aboutit  enfin.  Maxime,  le  successeur  de  Denys,  n'y 
assista  pas  ;  Firmilien  non  plus,  car  il  mourut  en  se  ren- 
dant au  concile.  Mais  on  y  vit  un  grand  nombre  (7(> 
ou  80)  d'évêques  d'Asie-Mineure  et  de  Syrie,  sans  par- 
ler des  prêtres  et  des  diacres.  Cette  fois  on  recourut, 
aux  lumières  d'un  prêtre  fort  savant,  appelé  Malchion^ 
qui  cumulait  avec  ses  fonctions  ecclésiastiques  celle  de 
directeur  de  l'école  «  hellénique  »  d'Antioche  \  Malchioix 
entama  avec  son  évêque  une  discussion  en  règle,  de- 
vant le  concile  et  aussi  devant  un  personnel  de  sténo- 
graphes. Il  fut  assez  heureux  pour  fixer  la  pensée  fort 
ondoyante  de  son  adversaire  et  pour  l'amener  à  s'ex- 
pliquer nettement.  La  doctrine  qu'il  déclara  professer 
fut  reconnue  inadmissible.  Le  concile  prononça  une  sen- 
tence de  déposition,  remplaça  Paul  par  Domnus,  fils  de= 
l'ancien  évêque  Démétrien,  et  écrivit  aux  év^uesdeRome^ 
et  d'Alexandrie,  Denys  et  Maxime,  les  priant  de  ne  plus- 
correspondre  avec  le  prélat  déposé,  mais  seulement  avec 
Domnus.  Quant  à  Paul,  il  pourra,  ajoutait-on,  corres- 
pondre avec  Artémas  ^  et  les  siens. 


^  ï^;  zùyt  It'  'AvTi5/^;ia;  'l']X/.r/n/-wv  7ra'.Oî*j7rp(;ov  oiatpt^r;  TrpsîiTwç 
(Eus.,  YII,  29). 

^  Ceci  donnerait  lieu  de  croire  qu'Artémas  vivait  encore  à. 
Rome.  Cf.  ci-dessus,  p.  300,  303. 


PAUL    DE    SAMOSATB  473 

Paul  refusa  de  déférer  à  ces  sentences  ecclésias- 
tiques. Fort  d'une  popularité  d'assez  mauvais  aloi,  de 
sa  situation  officielle,  du  parti  qu'il  avait  dans  le  clergé 
et  surtout  de  la  protection  de  Zénobie,  il  continua  à 
se  considérer  comme  évêque  et  à  se  maintenir  dans  la 
maison  épiscopale.  C'est  en  cet  état  que  la  querelle  fut 
portée  devant  Aurélien.  L'empereur  jugea  que  le  véri- 
table évêque  devait  être  celui  que  reconnaissaient  ceux 
d'Italie  et  de  Rome.  C'était  décider  contre  Paul.  Il  fut 
évincé. 

La  dispute  entre  Paul  et  Malcliion  se  conserva  long- 
temps. On  la  citait  encore  au  VP  siècle.  Actuellement 
il  n'en  reste  que  des  fragments,  qui  ne  sont  pas  tous 
d'une  authenticité  bien  sûre.  Cela  est  d'autant  plus 
regrettable  que,  de  la  lettre  synodale  adressée  à  Denys 
et  Maxime,  Eusèbe  n'a  reproduit  que  la  partie  afférente 
aux  mœurs  de  Paul  et  à  son  caractère,  supprimant  tout 
ce  qui  concernait  la  discussion  de  ses  doctrines.  Un  point 
toutefois  est  établi  par  des  témoignages  du  IV^  siècle, 
c'est  que  le  terme  6|xoo'j(7io;  fconsubstantiel),  qui  fit  tant  de 
bruit  au  temps  de  Constantin,  fut  expressément  répudié 
par  le  concile,  sans  doute  à  cause  du  sens  modaliste  dont 
il  était  susceptible  \  Il  résulte  aussi  des  fragments  con- 
servés que  Paul,  en  maintenant  contre  la  théologie  du 

'  C'est  l'explication  de  saint  Hilaire  (De  synodis,  81,  8G), 
et  de  saint  Basile  (ep.  52);  saint  Athanase  {De  syn.,  43)  en 
donne  une  autre,  assez  subtile.  Quelques  années  auparavant, 
le  pape  Denys  avait  reproché  à  Denys  d'Alexandrie  son  hési- 
tation à  se  servir  de  ce  terme.  Il  est  clair  qu'on  n'y  attachait 
pas  partout  le  même  sens. 


474  CHAPITRE    XXIT. 

Logos  les  objections  de  ses  anciens  adversaires,  avait 
profité,  dans  une  large  mesure,  du  progrès  général  de 
la  science  religieuse.  On  lui  reproche  d'avoir  aboli  le 
chant  des  anciennes  hymnes  et  mal  parlé  des  anciens 
docteurs,  sans  doute  parce  que  les  uns  et  les  autres 
rendaient  témoignage  au  Verbe  personnel.  Mais  il  avait 
affiné  ses  conceptions  et  son  exégèse  dans  le  commerce 
clés  maîtres  qu'il  critiquait.  Et  c'est  bien  ce  qui  embar- 
rassait ses  juges  :  disciples  d'Origène,  ils  retrouvaient 
sur  les  lèvres  de  Paul  la  langue  qu'avait  parlée  leur 
maître.  Mais  ce  n'était  que  la  langue.  Paul  se  souciait 
fort  peu  de  la  trinité  cosmologique  des  origénistes  : 
celle  qu'il  admettait  était  une  trinité  de  noms;  quant 
à  la  personnalité  du  Christ,  il  ne  se  mettait  pas  en  peine 
de  la  chercher  en  dehors  de  son  être  humain  et  histo- 
rique. Sur  ces  deux  points,  et  quelque  critiquables  que 
pussent  être  les  systèmes  proposés  par  ses  adversaires, 
il  se  trouvait  sûrement  en  désaccord  avec  la  tradition. 


CHAPITEE  XXni. 
Denys    d'Alexandrie. 


Deuys,  évêque  d'Alexandrie.  —  Ses  aventures  i^eudant  la  persécution. 
de  Dèce.  —  Son  attitude  dans  la  question  des  apostats  et  dans  celle  des 
hérétiques.  —  Son  exil  sous  Valérien.  —  Crises  alexandrines.  —  Les  mil- 
lénaristes d'Egypte  :  Nepos.  —  Le  sabellianisme  en  Cyrénaïque.  —  Affaire 
des  deux  Denys.  —  Eusèbe  et  Anatole  de  Laodicée. 


L'histoire  du  christianisine  à  Alexandrie  et  en  Egypte, 
si  obscure  au  11^  siècle,  continue  de  l'être  dans  la  période 
suivante,  jusqu'à  la  veille  de  la  persécution  de  Dèce.  Des 
ëvêques  Démétrius  (189-231)  et  Héraclas  (231-247)  on 
ne  sait  que  ce  qui  se  rapporte  à  l'histoire  d'Origène  ^ 
Héraclas  parait  avoir  maintenu,  en  somme,  l'attitude  de 
«on  prédécesseur  contre  Fillustre  maître,  qui  demeura 
éloigné  d'iVlexandrie.  Denys  (247-264),  qui  le  remplaça 
8ur  le  siège  épiscopal  après  lui  avoir  succédé  à  la  tête 
de  l'école,  est  mieux  connu  que  ses  prédécesseurs.  Il 
laissa,  comme  saint  Cyprien,  une  collection  de  lettres, 
actuellement  perdue,  mais  dont  Eusèbe  nous  a  laissé 
de  longs  extraits  et    des    analyses.  Son    épiscopat  cor- 

1  Ci-dessus,  ch.  XVIII.  La  tradition  locale  ne  tarda  pas  à  em- 
brouiller cette  histoire,  attribuant  aux  doctrines  d'Origène  son 
conflit  avec  l'évêque  d'Alexandrie  et  donnant  à  Héraclas  le  rôle 
qui  fut  tenu  par  Démétrius. 


476  CHAPITRE   XXIII. 

respond  à  une  période  très  agitée  pour  l'Eglise  dans 
son  ensemble  et  particulièrement  critique  pour  Alexan- 
drie. A  peine  était-il  installé  qu'une  émeute  sauvage 
éclata  dans  la  grande  ville.  L'inspirateur  du  mouvement 
lui  donna  d'abord  un  caractère  religieux;  le  populaire 
s'enflamma  tout-à-coup  d'un  zèle  farouche  pour  ses  dieux 
menacés.  L'autorité  locale,  débordée  ou  complice,  laissa 
faire.  Les  chrétiens  furent  pourchassés,  maltraités,  leurs 
maisons  mises  au  pillage.  Plusieurs,  sommés  d'apostasier. 
refusèrent  et  furent  lapidés,  brûlés  ou  précipités  du  haut 
des  toits;  beaucoup  prirent  la  fuite.  Au  bout  d'un  cer- 
tain temps,  l'émeute,  sans  se  calmer,  prit  une  autre  di- 
rection et  la  guerre  civile  ensanglanta  les  rues  d'Alexan- 
drie. Sur  ces  entrefaites  arriva  la  nouvelle  de  l'avène- 
ment de  l'empereur  Dèce,  et  bientôt  après  l'édit  de  per- 
sécution fut  affiché. 

Le  préfet  Sabinus  ne  perdit  pas  de  temps  ;  un  «  fru- 
mentaire  »  fut  aussitôt  dépêché  pour  arrêter  l'évêque. 
On  le  chercha  sans  succès  autre  part  que  chez  lui,  d'où 
il  n'avait  pas  encore  bougé.  Au  bout  de  quatre  jours 
il  partit  avec  sa  famille  et  d'autres  chrétiens.  La  police 
parvint  toutefois  à  le  reprendre  et  l'on  arrêta  avec  lui 
quelques  membres  de  son  clergé,  Caïus,  Fauste,  Pierre 
et  Paul.  Pamené  sous  escorte  à  Alexandrie,  il  se  trou- 
vait le  même  soir  au  village  de  Taposiris,  lorsqu'il  fut 
délivré  dans  des  circonstances  assez  pittoresques  \  Son 
fils  Timothée   n'était  pas   avec   lui   au  moment  de  son 

^  Lettres  de  Denys  dans  Eus.,  YI,  40;  YII,  11. 


DENYS    D'ALEXANDRIE  477 

arrestation.'  Quand  il  rentra,  il  trouva  la  maison  vide  ; 
apprenant  ce  qui  s'était  passé,  il  s'enfuyait,  lorsqu'il 
rencontra  un  paysan  auquel  il  fit  part  de  son  chagrin. 
Le  paysan  se  rendait  justement  à  une  noce.  Il  se  hâta, 
raconta  le  fait  aux  gens  de  la  noce  ;  ceux-ci,  en  vrais 
égyptiens  qu'ils  étaient,  enchantés  de  jouer  un  tour  à 
la  police,  se  précipitèrent  vers  Taposiris,  en  poussant 
des  cris  formidables.  Le  centurion  et  ses  hommes  eurent 
peur  et  s'enfuirent;  l'évêque  lui-même,  qui  prenait  ses 
libérateurs  pour  des  brigands,  n'était  pas  rassuré.  Il  leur 
faisait  déjà  le  sacrifice  de  ses  vêtements,  lorqu'ils  par- 
vinrent à  lui  faire  comprendre  qu'ils  venaient  pour  le 
sauver  et  non  pour  le  dépouiller.  Ce  fut  alors  une  au- 
tre scène.  Denys,  qui  croyait  déjà  tenir  la  couronne 
du  martyre,  ne  consentait  pas  à  se  la  laisser  arra- 
cher. Il  protestait  qu'on  le  laissât,  ou  qu'on  lui  tran- 
chât la  tête  pour  la  porter  au  préfet.  Mais  les  braves 
paysans  ne  voulurent  rien  entendre  ;  ils  saisirent  l'évê- 
que par  les  pieds  et  par  les  bras,  le  chargèrent  sur  leurs 
épaules  et  disparurent  avec  lui.  Ses  clercs  furent  dé- 
livrés par  la  même  occasion.  Quelques  jours  après  ils 
étaient  installés  dans  un  coin  perdu  de  la  Libye,  à 
trois  journées  de  Paraelonium. 

Là  fut,  pendant  de  longs  mois,  le  gouvernement  de 
réglise  d'Alexandrie.  Le  premier  moment  passé,  ceux 
des  prêtres  et  des  diacres  qui  avaient  le  moins  de  chan- 
ces d'être  reconnus,  rentrèrent  en  ville.  On  cite  parmi 
eux  le  prêtre  Maxime,  qui  succéda  plus  tard  à  Denys, 
et  les  diacres  Eusèbe  et  Fauste,   qui   devaient   fournir 


478  CHAPITRE   XXIII. 

encore  une  longue  et  fructueuse  carrière.  Quand  la  per- 
sécution se  ralentit,  Denys  revint  lui-même  à  Alexandrie. 

Alors  se  posa  pour  lui,  comme  pour  tant  d'autres^ 
la  question  des  apostats.  En  Egypte,  comme  ailleurs,  il 
j  eut  conflit  entre  les  deux  tendances,  rigoriste  et  misé- 
ricordieuse. Denys  appartenait  à  celle-ci.  Il  fut  assez 
heureux  pour  n'avoir  pas  à  lutter  contre  une  opposition 
de  ses  confesseurs,  tous  favorables  à  l'indulgence.  Les 
apostats  furent  donc  admis  de  nouveau,  non  toutefois- 
sans  passer  par  une  expiation  :  1'  évêque  en  distribua 
la  rigueur  selon  la  gravité  des  fautes.  Ces  principes- 
furent  appliqués  par  lui  à  Alexandrie  :  il  les  recommanda 
aux  autres  chrétientés  d'Egypte  et  les  défendit  avec 
zèle  contre  les  rigoristes  de  Ecorne  et  d'Antioche.  Le 
pape  Cornélius,  qui  observait  la  même  attitude,  fut  sou- 
tenu vigoureusement  contre  Novatien  par  son  collègue 
d'Alexandrie.  Aux  fidèles  de  E-ome,  aux  confesseurs,  à 
Novatien  lui-même,  il  écrivit  des  lettres  pressantes.  A 
Antioche  aussi,  l'évêque  Fabius  se  voyait  adjuré  par 
Denys  de  ne  pas  céder  aux  conseils  sévères  :  il  en  était 
de  même  de  l'évêque  de  Laodicée,  voisin  d'Antioche^ 
et  des  fidèles  de  l'Arménie  mineure  ^ 

La  persécution  de  Gallus  *  vint  traverser  cette  re- 
naissance :  elle  ne  dura  pas  très  longtemps  :  la  paix  re- 
fleurit sous  Yalérien  (août  253).  Peu  après  éclata  la  que- 
relle baptismale,  à  laquelle  Denys  prit  une  large  part, 
maintenant,  avec  le  pape  Etienne,  l'usage  de  ne  point 

1  Lettres  citées  ou  analysées  dans  Eus.,  YI,  41-4G. 

2  Eus.,  VII,  1,  10. 


DENYS    D'ALEXANDRIE  479 

rebaptiser  les  hérétiques,  mais  se  refusant  à  rompre^ 
pour  cette  différence,  avec  les  églises  qui  procédaient 
autrement  *.  Cette  querelle  s'apaisait,  quand  le  faible 
Valérien,  cédant  aux  conseils  fanatiques  de  son  ministre 
Macrien,  déclara  de  nouveau  la  guerre  au  christianisme. 
Den^^s  ^  comparut  devant  le  préfet  Emilien,  entouré  de 
plusieurs  membres  du  clergé;  il  nous  a  conservé,  dans 
une  de  ses  lettres  ^,  le  procès-verbal  de  cette  comparu- 
tion, à  la  suite  de  laquelle  il  fut  exilé  en  un  lieu  appelé 
Kephro,  où  il  n'y  avait  que  des  païens.  L'évêque  se  fit 
missionnaire,  et,  en  dépit  des  mauvais  traitements  par 
lesquels  on  l'accueillit  d'abord,  il  parvint  à  recruter  des- 
fidèles  en  ce  pays  perdu.  Au  bout  de  quelque  temps  on 
le  transféra  à  Kolloutliion,  dans  la  Maréote.  Il  se  trou- 
vait ainsi  plus  rapproché  d'Alexandrie.  Comment  il 
échappa  à  l'édit  de  258,  qui  ordonnait  l'exécution  des 
évêques,  c'est  ce  que  nous  ignorons.  Il  y  avait  en  Egypte 
des  gens  qui  lui  reprochaient  de  n'avoir  pas  péri  dans 
les  persécutions,  où  pourtant  il  avait  été  fort  ballotté. 
Un  évêque  appelé  Germain  fit  là  dessus  tant  de  tapage 
que  Denys  crut  devoir  se  défendre,  en  racontant  ses- 
épreuves  \ 

La  liste  en  est  longue  :  mais  Denys  n'était  pas  au 
bout.  Rentré  à  Alexandrie,  sans  doute  dès  la  nouvelle 

•  Epîtres   baptismales,    dans   Eus.,  VU,  2-d.  Cf.  ci-dessus, 
p.  422,  429. 

^  Cf.  ci-dessus,  p.  377. 

^  A  Gerinanus,  Eus.,  YII,  11. 

^  Fragments  de  cette  apologie  dans  Eus.,  VI,  40;  VII,   11. 


480  CHAPITRE   XXIU. 

de  la  catastrophe  de  Yalérien,  il  ne  tarda  pa»  à  voir 
s'allumer  la  guerre  civile.  Les  uns  tenaient  pour  Gai- 
lien  :  les  autres  acclamaient  les  fils  de  Macrien.  La  ville 
était  partagée  en  deux  camps  bien  retranchés,  entre 
lesquels  les  communications  étaient  impossibles.  La  prin- 
cipale rue  les  séparait.  Il  n'y  passait  plus  personne  ; 
elle  évoquait  à  l'esprit  lïmage  du  désert  de  l'Exode, 
tout  comme  les  eaux  du  port,  teintes  du  sang  des  coni- 
battants,  rappelaient  le  souvenir  de  la  mer  Rouge.  Le 
blocus  intérieur  empêchait  l'évêque  de  communiquer 
avec  ses  fidèles:  il  était  obligé  de  leur  écrire,  tout  comme 
s'il  eût  été  de  nouveau  en  exil.  Encore  était-il  malaisé 
de.  faire  passer  même  une  lettre.  On  communiquait  plus 
aisément  d'un  bout  à  l'autre  de  l'empire  que  d'un  quar- 
tier à  l'autre  d'Alexandrie  ^ 

La  ville  finit  par  rentrer  tout  entière  sous  l'autorité 
de  Gallien  ^.  En  attendant  de  nouvelles  convulsions  po- 
litiques ^,  elle  fut  dévastée  par  une  peste  terrible,  où 
périt  une  grande  partie  de  sa  population.  Les  chrétiens 
se  distinguèrent  alors  par  leur  zèle  à  soigner  les  ma- 
lades et  à  ensevelir  les  morts  *.  La  paix  religieuse,  au 
moins,  était  complète.  Gallien  avait  lui-même  écrit  à 
Den^^s  et  à  divers  autres  évêques  pour  leur   annoncer 

1  Eus.,  YII,  21. 

2  Sans  doute  en  262,  après  la  mort  de  Macrien  et  de  ses 
deux  fils. 

3  II  est  question  dans  l'Histoire  Auguste  de  divers  «  tyrans  » 
d'Egypte  ;  Emilien,  Firmus,  Saturninus  ;  mais  leur  existence 
est  contestable.  Cf.  Mommsen,  Iiom.  Gesdi.,  t.  III,  p.  571,  n.  1. 

4  Eus.,  VII,  22. 


DENYS    D'ALEXAXDRIE  481 

qu'il  avait  ordonné  de  rendre  les  lieux  religieux  et  les 
cimetières.  Aussi  l'évêque  était-il  fort  partisan  de  ce 
prince,  qui  n'a  guère  excité  l'enthousiasme.  Dans  une 
de  ses  lettres,  écrite  en  262,  il  marque  avec  quel  plaisir 
on  va  célébrer  la  dixième  année  de  l'empereur  saint  et 
pieux,  alors  que  tant  de  persécuteurs  ont  disparu  si 
rapidement  \ 

Dans  son  épiscopat  si  agité,  Denys  avait  trouvé  le 
temps  et  l'occasion  de  s'occuper  de  questions  théolo- 
giques et  d'y  déployer  le  grand  savoir  qu'il  avait  acquis 
à  l'école  d'Origène  et  accru  dans  la  direction  du  di- 
dascalée.  Celui-ci,  je  l'ai  déjà  dit,  était  plutôt  fait  pour 
une  élite  intellectuelle  que  pour  le  commun  des  esprits. 
Même  parmi  les  gens  qui  lisaient,  il  y  en  avait  qui 
n'acceptaient  ni  les  profondeurs  de  la  gnose  origéniste, 
ni  même  les  subtilités  de  l'exégèse  allégorique.  Leur 
grand  homme  était  un  évêque  appelé  Nepos,  qui  com- 
posa un  livre  intitulé  :  «  Réfutation  des  allégoristes  » , 
dont  ses  partisans  faisaient  autant  de  cas  que  de  l'E- 
vangile. Il  y  traitait  spécialement  du  règne  de  mille  ans, 
tel  qu'il  est  décrit  dans  l'Apocalypse,  et  s'attachait  à 
prouver  que  ce  règne  n'est  nullement  une  allégorie  et 
qu'il  doit  avoir  lieu  réellement.  Denys,  inquiet  du  bruit 
que  l'on  faisait  à  ce  propos  et  des  divisions  qui  en  ré- 
sultaient parmi  les  chrétiens,  se  transporta  dans  le  nome 
d'Arsinoé,  foyer  du  mouvement,  et  réunit  les  prêtres  et 
les  docteurs  {()'.^xGyAlo'j;)  des    divers    villages.    On    ap- 

1  Eus.,  YII,  22,  23. 

Duchesse.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  31 


482  CHAPITRE   XXIII. 

porta  le  livre  de  Nepos;  on  le  discuta  pendant  trois 
jours,  du  matin  jusqu'au  soir,  avec  beaucoup  de  calme 
et  de  sincérité,  si  bien  que  l'évêque  d'Alexandrie  par- 
vint à  convaincre  tout  le  monde,  y  compris  le  chef  des 
millénaristes,  un  certain  Korakion.  Toutefois  Den^^s  ne 
se  borna  pas  à  cette  réfutation  orale  :  il  publia  sur  ce 
sujet  deux  livres  intitulés  :  «  Sur  les  Promesses  »  ^  Eu- 
sèbe  en  a  extrait,  entre  autres,  un  long  passage  sur 
l'auteur  de  l'Apocalypse.  C'est  un  morceau  de  fine  cri- 
tique. Suivant  Denys,  l'Apocalypse  ne  peut  être  du  même 
auteur  que  le  quatrième  évangile  :  c'est  l'œuvre  d'un  autre 
Jean  que  le  célèbre  apôtre. 

Nepos,  l'adversaire  des  allégoristes,  était  déjà  mort  au 
moment  où  Denys  eut  à  s'occuper  de  son  livre.  Il  était 
vraisemblablement  évêque  d'Arsinoé.  Denys,  qui  l'avait 
connu  personnellement,  fait  le  plus  grand  cas  de  sa  piété ^ 
de  son  zèle,  de  sa  science  des  Ecritures  et  même  de  ses 
talents  poétiques.  Il  avait  composé  nombre  d'hymnes- 
que  les  fidèles  chantaient  avec  beaucoup  d'édification  -. 

Il  est  possible  que  cette  histoire  doive  être  placée 
dans  les  premières  années  du  règne  de  Valérien  (254- 
256).  Un  peu  plus  tard  Denys  eut  à  s'occuper  de  con- 
troverses d'une  tout  autre  nature. 

Fort  loin  à  l'ouest  de  l'Egypte,  entre  le  désert  de 
Marmarique  et  la  Grande  Syrte,  s'étend  un  plateau  élevé 
et  fertile.  Depuis  des  temps  très  reculés,  l'hellénisme  s'y 
épanouissait  autour  de  Cyrène,  la  brillante  cité  dorienne. 

2  Eus.,  YII.  24,  25. 


DENYS  d'alexaxdrie  483 

Sous  l'empire  romain,  la  Cyrénaïque  formait,  avec  la  Crète, 
une  province  bien  distincte  de  celle  d'Egypte.  On  y  comp- 
tait cinq  villes,  Cyrène,  Ptolémaïs,  Bérénice,  Sozusa(Apol- 
lonia)  et  Arsinoé  (Teuchira)  \  dont  le  groupe  est  souvent 
désigné  par  le  nom  dePentapole.  Il  y  eut  de  bonne  heure, 
de  ce  côté,  des  juiveries  très  importantes  ^,  qui  se  révol- 
tèrent au  temps  de  Trajan  et  périrent,  en  grande  par- 
tie, dans  la  répression.  Ce  pays  a  son  nom  dans  l'his- 
toire évangélique.  C'est  un  juif  de  Cyrène  qui  aida  le 
Sauveur  à  porter  sa  croix  ^.  D'autres  assistèrent  à  la 
Pentecôte:  il  s'en  trouvait  parmi  les  adversaires  de 
saint  Etienne.  Plusieurs  se  convertirent  :  de  leur  nombre 
était  ce  Lucius  de  Cyrène  qui  prit  part  à  la  fondation 
de  régiise  d'Antioché  \  Dans  le  pays  même,  l'Evangile 
doit  avoir  pénétré  de  très  bonne  heure.  Au  temps  où 
nous  sommes,  chacune  ^  des  cinq  villes  semble  avoir  eu 
son  évêque. 

Ces  églises  avaient  dès  lors  des  rapports  spéciaux 
avec   le    siège    d'Alexandrie.  Denys  correspondait  sou- 

'  Ne  pas  confondre  cette  Arsinoé  avec  celle  dont  il  vient 
d'être  question,  à  propos  de  Nepos. 

^  Jason  de  Cyrène,  écrivain  juif  du  IP  siècle  avant  J.  C, 
fut  l'auteur  d'une  histoire  dont  le  second  livre  des  Macchabées 
nous  conserve  un  résumé. 

3  Maffh.,  XXYII,  32;  Marc,  XY,  21;  Luc,  XXIII,  26. 

4  Act.,  II,  10;  VI,  9;  XI,  20;  XIII,  1. 

^  Eusèbe  (VII,  26)  donne  les  noms  des  correspondants  de 
Denys  dans  l'affaire  du  sabellianisme.  Il  y  eix  a  quatre:  Am- 
mon,  évêque  de  Bérénice,  Télesphore,  Euphranor  et  Euporos. 
Si  ces  trois  derniers  sont  des  évêques,  comme  ..il  semble  bien, 
cela  fera  quatre  évêques,  cinq  en  y  ajoutant  Basilide,  évêque 
Twv   /.arà  -x-i   \\î'i':y--J,vi  TTotf ii/.iwv,   cité   un  peu  plus  bas. 


484  CHAPITRE   XXIII. 

vent  avec  elles  '  et  se  considérait  comme   responsable 
de  ce  qui  s'y  passait,  surtout  de  ce  qui  s'y  enseignait. 
Dès  avant  la  persécution  de  Valérien  son  attention  avait 
été  attirée  de  ce  côté   par   les  querelles  que  la  propa- 
gande sabellienne  soulevait  à  Ptolémaïs.  Il  est  peu  pro- 
bable que  Sabellius  ait  jamais  mis   les  pieds  en  Cyré- 
naïque;  mais    on  pouvait  y  avoir  introduit    ses  écrits, 
et  d'ailleurs  les  idées  représentées  par  luiàE-ome  avaient 
déjà  fait  éclat  en  Asie,  à  Carthage  et  bien  ailleurs.  Leur 
succès,  en  Cyrénaïque,  était  très  grand  :  certains  évêques 
favorisaient  la  doctrine  monarchiste:  dans  les  églises  il 
n'était  plus  question  du  Verbe  Fils  de  Dieu  et  distinct  du 
Père.  La  Trinité  n'était  qu'une  affaire  de  mots:  les  ter- 
mes de  Père,  de  Fils,  de  Saint-Esprit,   ne  désignaient 
autre  chose  que  les  trois  aspects  successifs  de  la  divine 
monade,   dans  la  Création,  la  E^édemption,  la  Sanctifi- 
cation. On  employait  souvent  le  mot  uto-âTojp  (Fils-Père), 
très  propre  à  exprimer  l'identité  des  personnes  divines. 
L'évangile   dit    des  Egyptiens    favorisait  apparemment 
ces  conceptions:  les  monarchistes    en   faisaient  le  plus 
grand  cas  2. 

'  Eusèbe  (/.  c.)  indique  plusieurs  lettres  écrites  à  Basilide, 
évêque  de  Pentapoie  ;  l'une  d'elles,  qui  répond  à  une  consulta- 
tion sur  des  cas  de  conscience,  s'est  conservée  dans  le  droit  ca- 
nonique byzantin;  dans  une  autre  il  parlait  d'un  commentaire 
qu'il  avait  écrit  sur  l'Ecclésiaste.  A  l'évêque  Euphranor  il  avait 
dédié  un  livre   «  sur  les  tentations  » . 

2  Cette  description  du  système  repose  sur  ce  qu'en  dit  saint 
Epiphane,  Haer.,  57  ;  les  citations  de  Denys  dans  Eusèbe,  YII,  6 
(cf.  26),  et  saint  Athanase,  De  sent.  Dionysii,  sont  loin  d'être 
aussi  précises. 


DENYS    D'ALEXANDRIE  485 

Malgré  rappui  qu'ils  trouvèrent  dans  l'épiscopat 
local,  ces  enseignements  soulevèrent  une  vive  opposition. 
Les  deux  parties  s'entendirent  pour  porter  l'affaire  de- 
vant l'évêque  d'Alexandrie.  Denys  vit  arriver  des  dé- 
légués portant  des  écritures  et  s'offrant  à  disputer. 

Les  modalistes  étaient  bien  ingénus  s' ils  s'imagi- 
naient trouver  gain  de  cause  auprès  d'un  disciple  d'Ori- 
gène.  L'évêque  d'Alexandrie  n'eut  garde  de  les  écouter; 
il  écrivit  tout  de  suite  en  Pentapole  pour  détourner  ceux 
qui  s'engageaient  dans  une  voie  fâcheuse,  et,  l'occasion 
s'en  étant  présentée,  il  avertit  le  pape  Xyste  II,  en  lui 
communiquant  sa  lettre  aux  Cyrénéens  ^  Ceux-ci  ne  se 
laissèrent  pas  convaincre.  Interrompue  sans  doute  par 
la  persécution  de  Yalérien,  la  controverse  reprit  aux 
premiers  jours  de  tranquillité.  Denys  revint  à  la  charge 
et  écrivit  en  Pentapole  lettres  sur  lettres.  Dans  l'une 
d'elles  ^,  adressée  à  Ammonius  et  Euphranor,  il  paraît 
bien  avoir  dépassé  la  mesure  et  opposé  aux  hérétiques 
non  seulement  la  tradition  commune  de  l'Eglise,  mais 
encore  les  conceptions  spéciales  de  l'école  origéniste. 
Les  adversaires  que  celle-ci  comptait  à  Alexandrie  trou- 
vèrent l'occasion  bonne.  Sans  prendre  la  peine  d'inter- 
roger leur  évêque  et  de  lui  demander  des  explications,  ils 


*  Eus.,  YII,  6.  Au  ch.  26  il  énumère  quatre  lettres  contre 
Sabellius:  à  Ammon,  évêque  de  Bérénice,  à  Télesphore,  à  Eu- 
phranor, à  Ammon  et  Euporos. 

^  Je  crois  cette  lettre,  dont  saint  Atlianase  parle  beaucoup, 
différente  de  celles  qu'énumère  Eusèbe.  A  la  rigueur,  pourtant, 
on  pourrait  l'identifier  avec  la  lettre  à  Ammon  et  Euporos. 


486  CHAPITRE    XXIII. 

s'en  allèrent  à  Rome  le  dénoncer  au  pape  Denys,  qui 
réunit  un  synode,  examina  l'affaire  et  découvrit,  dans 
la  lettre  incriminée,  diverses  incongruités  doctrinales, 
notamment  l'emploi  du  terme  «  créature  »  en  parlant  du 
Fils  de  Dieu,  la  conception  d'une  trinité  à  trois  hypos- 
tases  tellement  distinctes  qu'on  pouvait  y  voir  trois 
dieux,  enfin  une  répugnance  marquée  pour  le  terme 
d'oaoo'jCLo;  (consijbstantiel)  ^ 

L'évêque  de  Home,  en  son  nom.  et  au  nom  du  con- 
cile, envoj^a  à  Alexandrie  une  lettre  ^  très  imposante, 
où  il  condamnait  à  nouveau  les  erreurs  sabelliennes  ; 
puis,  passant  aux  procédés  de  réfutation  que  l'on  em- 
ployait contre  elles,  il  critiquait,  sans  nommer  personne, 
ceux  qui  parlent,  comme  les  marcionites,  de  trois  liy- 
postases  séparées,  ou  qui  présentent  le  Fils  de  Dieu 
comme  une  créature.  En  vain  s' autorisent-ils  du  livre 
des  Proverbes,  où  la  Sagesse  dit  d'elle-même  :  «  Le 
Seigneur  m'a  créée  ».  Ce  texte  doit  être  expliqué  au- 
trement ^. 

Par  une  lettre  séparée  *^  Denys  fut  invité  à  s'expli- 
quer. Il  le  fit  et  envoya  au  jDape  son  homonyme  une 
justification  en   quatre   livres   intitulés    «  Réfutation   et 


^  Athanase,  De  sent.  Dion.,  c.  5.  Il  est  bon  de  noter  que 
saint  Athanase  parle  de  cette  affaire  plutôt  en  polémiste  qu'en 
historien.  Sa  chronologie  est  très  en  défaut.  Il  se  figure  que 
les  deux  Denys  ont  vécu  très  longtemps  avant  ('Éy.-pia'isv  ttoXu) 
le   concile  qui  condamna  Paul  de  Samosate  {De  syn.,  43). 

2  Athanase,  De  decretis  Nie.  syn.,  c.  26. 

2  Cf.  ci-dessus,  p.  353,  n.  2. 

^  Athanase,  De  sent.  Dion.,  c.  13. 


I)ENY8    D'ALEXANDRIE  487 

Apologie  »  \  qui,  apparemment,  donna  satisfaction  aux 
scrupules  romains. 

De  cette  controverse,  qui  ne  paraît  pas  avoir  beau- 
coup ému  les  contemporains,  il  fut  mené  grand  ramage 
au  IV®  siècle.  Les  Ariens  se  réclamaient  de  Denys  d'Ale- 
xandrie ;  Athanase,  son  successeur,  tenait  beaucoup  à 
leur  enlever  ce  patronage.  Il  écrivit  à  ce  sujet  tout  un 
traité  «  Sur  l'opinion  de  Denys  » .  Il  explique  beaucoup 
la  lettre  incriminée,  mais  il  ne  la  cite  guère:  l'opinion 
de  son  prédécesseur,  il  la  trouve  plutôt  dans  son  «  Apo- 
logie »  écrite  après  coup,  et  c'est  par  le  second  docu- 
ment qu'il  interprète  le  premier.  Saint  Basile  -,  lui  aussi, 
les  lut  tous  les  deux:  son  impression  fut  très  défavo- 
rable. N'ayant  point  mission  spéciale  pour  défendre  la 
mémoire  des  anciens  évêques  d'Alexandrie,  il  n'hésita 
pas  à  voir  en  Denys  un  précurseur  de  l'arianisme  le 
plus  aigu.  La  différence  de  langage  entre  les  deux  écrits 
ne  lui  échappe  nullement,  mais  il  la  rejette  sur  l'incon- 
stance de  l'auteur.  Cependant  il  n'incrimine  pas  ses  in- 
tentions. 

Ni  les  explications  optimistes  de  saint  Athanase,  ni 
les  sévérités  de  saint  Basile  ne  correspondent  exacte- 
ment à  la  réalité  des  choses.  Denys  était  un  disciple 
d'Origène  :  c'est  avec  le  système  origéniste  qu'il  faisait 
la  guerre  aux  modalistes.  Or  ce  système  avait  deux 
faces.  Suivant  que  Ton  considérait  les  rapports  du  Verbe 

1  Eus.,  YII,  2G;  cf.  Athan.,  De  synodis,  44;  De  décret is 
Nie,  25,  et  De  sent.  Dion.,  passim. 

2  Ep.  41. 


488  CHAPITRE    XXIII. 

avec  le  monde  contingent  ou  avec  Dieu,  il  apparaissait 
comme  distinct  de  Dieu  et  comme  tenant  par  quelque 
côté  à  la  catégorie  du  créé,  ou  bien  comme  coétemel 
à  Dieu  et  procédant  de  la  substance  divine.  Aux  mo- 
dalistes  on  pouvait  opposer  la  première  face  :  la  seconde 
était  propre  à  calmer  ceux  que  scandalisait  l'excessive 
distinction  des  hypostases  et  leur  hiérarchie.  Il  n'y  avait 
pas  d'incohérence  à  passer  d'une  face  à  l'autre  :  dans  le 
système  tout  se  tenait;  l'orthodoxie,  sur  le  point  en  ques- 
tion, était  sauvée  par  la  juxtaposition  de  certaines  données 
complémentaires.  Mais  le  sj'stème  était  affaire  d'école: 
il  ne  faisait  pas  partie  de  l'enseignement  de  l'Eglise; 
on  peut  même  dire  que  celle-ci  l'ignorait.  Quand  des 
hommes  de  gouvernement,  comme  le  pape  Denys,  en 
rencontraient  des  fragments  isolés,  ils  ne  se  mettaient 
point  en  peine  de  les  replacer  dans  la  synthèse  et  de 
les  juger  avec  elle  ou  d'après  elle:  ils  les  appréciaient 
à  part,  d'après  l'enseignement  commun,  non  de  l'Ecole, 
mais  de  l'Eglise.  De  là  des  accidents  comme  le  conflit 
des  deux  Denys. 

Tout  à  la  fin  de  sa  carrière,  l'illustre  évêque  d'A- 
lexandrie fut,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  invité  au 
premier  concile  qui  se  réunit  à  Antioche  pour  juger 
Paul  de  Samosate.  Il  n'était  plus  en  état  de  faire  ce 
long  voyage;  mais  il  intervint  par  ses  lettres.  C'est 
peut-être  pour  le  représenter  qu'Eusèbe,  diacre  d'Ale- 
xandrie, se  rendit  à  l'un  des  premiers  conciles.  Eusèbe 
était  un  homme  hautement  considéré  pour  sa  belle  con- 
duite pendant  la  persécution  de  Dèce.  Rentré  de  bonne 


DEXVS    D'ALEXANDRIE  489 

heure  en  ville,  il  avait  joué  un  rôle  important  dans  la 
direction  du  troupeau  persécuté.  Sous  Valérien   il  con- 
fessa la  foi  devant  le  préfet  Emilien,  avec  son  évêque, 
dont  il  partagea  l'exil.  Dans  l'une  des  guerres  qui  dé- 
solaient Alexandrie,  sans  doute  dans  celle  que  décrit  la 
lettre  de  Denys  à   Hiérax,  il   fut    appelé    à    rendre  de 
grands  services.  Les  insurgés  étaient    retranchés    dans 
le  quartier  du  Bruchion.  Parmi  leurs  chefs  figurait  un 
chrétien  appelé   Anatole,  grand    mathématicien.  Quand 
il  vit  le  blé  manquer,  il  imagina  de  s'adresser  au  diacre 
Eusèbe,  resté  dans  la  partie  de  la  ville  qui  n'était  pas 
assiégée,  et  de  l'envoyer  demander  au  général  romain 
qu'il  laissât  passer  les  transfuges  du  Bruchion.  Eusèbe 
jouissait    d'une    grande    considération,  même    dans    le 
monde    oificiel  :  sa    demande   fut    accueillie.    Cela   fait, 
Anatole  réunit  le  sénat  insurgé,  et,  après  avoir  vaine- 
ment essayé  de  lui  faire  accepter  une    capitulation,  le 
décida  à  laisser  sortir  les  bouches  inutiles.  Il  en   sortit 
beaucoup,  les  Romains  ne  s'étant    pas   montrés    regar- 
dants sur  Tàge  et  le  sexe  des  évadés.  Ceux-ci  furent  ac- 
cueillis par  Eusèbe,  qui  pourvut  à   leurs    premiers  be- 
soins. Par  la  suite  Eusèbe  partit  pour  le  concile  d'An- 
tioche.  Il  ne  revint    pas    à  Alexandrie.  Les    fidèles    de 
Laodicée  le  retinrent  à  son  retour,  et,  comme  ils  avaient 
perdu  leur  évêque,  ils  le  lui  donnèrent  pour  successeur. 
Anatole,  compromis  sans  doute  dans  la  récente  in- 
surrection, crut  devoir  quitter   Alexandrie,  où    il   était 
pourtant  très    avantageusement  connu.   Il    excellait    en 
toutes  les  sciences,  arithmétique,  géométrie,  astronomie, 


490  CHAPITRE   XXIII. 

physique,  dialectique,  rhétorique.  Ses  compatriotes  n'a- 
vaient trouvé  personne  de  plus  capable  que  lui  pour 
diriger  leur  école  de  philosophie  aristotélicienne.  A  Cé- 
sarée  de  Palestine,  il  trouva  grand  accueil  auprès  de  l'é- 
vêque  Théotecne,  qui  lui  conféra  l'ordination  épiscopale 
et  le  désigna  pour  lui  succéder.  Mais  Anatole  s'étant 
rendu  au  dernier  concile  d'Antioche  (268),  il  lui  arriva 
la  même  aventure  qu'à  son  compatriote  Eusèbe.  Celui-ci 
venait  de  mourir;  les  gens  de  Laodicée  se  saisirent 
d'Anatole,  déjà  ordonné  évêque,  et  le  gardèrent. 


CHAPITEE  XXIV. 

La  théologie  en  Orient 
après  Origène  et  Paul  de  Samosate. 


Les  docteiiis  alexandrins  :  Théognoste,  Pieriiis,  Achillas.  —  L'évêqiie 
Pierre,  adversaire  d'Origène.  —  Travaiix  de  Painphile  et  Eusèbe,  à  Césarée 
de  Palestine.  —  Méthode,  évêque  d'Olymiie.  —  Lucien  d'Antioche  et  les  ori- 
gines de  l'arianisme. 


Den^'S  cU Alexandrie  eut  pour  successeur  le  prêtre 
Maxime,  qui,  après  s'être  fort  distingué  pendant  la  per- 
sécution de  Dèce,  avait  confessé  la  foi  et  souffert  l'exil 
pendant  celle  de  Yalérien.  C'est  de  son  temps  qu'eut 
lieu  la  condamnation  définitive  de  Paul  de  Samosate  : 
il  en  reçut  l'avis  officiel.  A  part  cela,  on  ne  sait  rien 
de  lui.  Tliéonas  \  qui  lui  succéda  en  282,  n'est  pas  mieux 
connu.  Il  siégea,  lui  aussi,  dix-huit  ans,  jusqu.'en  l'an- 
née 3CK3.  Alors  commença  Tépiscopat  de  Pierre,  qui  vit 
la  persécution  de  Dioclétien  et  en  fut  une  des  plus  il- 
lustres victimes. 

L'école  se  maintenait  auprès  de  l'église  et  demeu- 
rait fidèle  aux  doctrines  d'Origène.  Théognoste  ^,  qui 
paraît  en  avoir  eu   la    direction    après  Denys,  refit  le 

^  La  lettre  de  Théonas  au  grand  chambellan  Lucien  est  un 
faux  moderne  ;  v.  Batiffol,  BiiU.  critique,  t.  \H^  p.  155. 
2  Ni  Eusèbe,  ni  saint  Jérôme  ne  parlent  de  Théognoste. 


492  CHAPITRE    XXIV. 

Péri  Archon  sous  le  titre  à' Hy pot  y  poses,  déjà  employé 
par  Clément.  Photius  nous  a  laissé  une  analyse  ^  de  cet 
ouvrage.  Il  était  divisé  en  sept  livres:  on  voit  par  la 
description  de  Photius  et  par  ses  appréciations  que  tout 
y  était  conforme  à  l'enseignement  origéniste.  Saint  Atha- 
nase  et  saint  Grégoire  de  Nysse  nous  en  ont  transmis 
quelques  fragments.  Ils  l'apprécient  diversement.  Saint 
Athanase  lui  emprunte  des  propos  orthodoxes  ^  ;  saint 
Grégoire  de  Nysse  le  trouve  bien  favorable  aux  ariens  ^. 
Pierius  '*.  qui  vint  après  Théognoste.  faisait  partie 
du  collège  presbytéral.  Comme  Origène,  il  cultivait  à 
la  fois  la  science  et  la  pauvreté.  C'était  un  ascète  cé- 
lèbre et  un  prédicateur  distingué.  C'est  même  par  ses 
sermons,  plutôt  que  par  son  enseignement  d'école  ^,  qu'il 
fut  connu  des  écrivains  postérieurs.  Son  principal  ou- 
vrage était  un  recueil  d'homélies  exégétiques,  pronon- 
cées pendant  la  nuit  de  Pâques.  Photius,  qui  le  lut, 
relève  «  l'archaïsme  »  de  ses  formules  et  regrette  qu'il 
ait  si  mal   parlé    du  Saint-Esprit.  Quelque    fondé    que 

».  Cod.  282. 

2  Ep.  4  ad  Serap.,  c.  11  ;  De  Decretis  Sic,  c.  25.  Etienne 
Gobar  (Photius,  cod.  232)  est  un  peu  scandalisé  de  ces  citations. 

3  Adv.  Eunonium,  Migne,  P.  G.,  t.  XLY,  p.  661.  Un  frag- 
ment de  Théognoste  a  été  retrouvé  à  Venise  par  M.  Fr.  Diekamp 
et  publié  par  lui  dans  le  Theol.  Quart cUschrift  de  Tubingue, 
1902,  p.  483:  cf.  Harnack  dans  Texte  n.   U.,  t.  XXIY,  fasc.  3. 

*  Sur  Pierius,  v.  Eus.,  YII,  32;  saint  Jérôme,  De  viris,  76; 
cf.  ep.  49,  70;  in  Matth.,  XXIV,  36;  Photius,  cod.  118,  119, 
et  les  extraits  de  Philippe  de  Sidé,  publiés  par  C.  de  Boor  {Texte 
n.  U.,   t.  V,  fasc.  2). 

5  Philippe  de  Sidé  et  Photius  le  qualifient  de  chef  du  didas- 
calée.  Xi  Eusèbe  ni  saint  Jérôme  ne  lui  attribuent  ces  fonctions. 


LA   THÉOLOGIE   EN    ORIENT  493 

puisse  être  ce  jugement,  Pierius  fut  en  grande  renommée 
parmi  ses  contemporains  :  on  l'appelait  le  second  Origène 
(Or f gènes  mnior).  Il  vécut  longtemps,  jusqu'à  la  grande 
persécution,  et  même  au  delà.  Son  plus  illustre  disciple, 
Pampliile  de  Césarée  en  Palestine,  périt  alors  pour  la 
foi  (309)  :  il  voulut  écrire  sa  vie.  Lui-même,  d'après  cer- 
taines traditions,  serait  mort  martyr  avec  son  frère  Isi- 
dore. Cependant  saint  Jérôme  rapporte  qu'il  se  retira 
à  E/Ome  et  j  demeura  jusqu'à  sa  mort  ^ 

Dans  les  dernières  années  avant  la  persécution,  l'é- 
cole avait  à  sa  tête  un  autre  docteur,  Achillas,  revêtu, 
lui  aussi,  de  la  dignité  presbyte  raie.  Il  devint  même 
évêque,  comme  Héraclas  et  Denys,  après  le  martyr 
Pierre.  Eusèbe  relève  beaucoup  sa  vertu,  son  austérité  ; 
mais  il  ne  dit  rien  de  sa  doctrine,  qui  serait  intéres- 
sante à  connaître,  car  nous  arrivons  à  un  moment 
où  la  théologie  origéniste  va  subir  de  rudes  assauts. 
L'évêque  Pierre  écrivit,  sur  l'âme  '  et  sur  la  résurrec- 

1  Théodore,  avocat-poète  d'Alexandrie,  cité  au  V^  siècle  par 
Philippe  de  Sidé  {Te^i'fe  u.  U.,  t.  V,  fasc.  2,  p.  171  ;  cf.  Photius, 
II.  ce.)  disait  que  Pierius  et  son  frère  Isidore  furent  martyrs  et 
qu'ils  avaient  un  grand  temple  (><aii  [jJ^in-o-i)  à  Alexandrie.  Il  est 
sûr  qu'il  y  avait  à  Alexandrie  une  église  de  Pierius  (Epiphane, 
Haer.,  LXIX,2).  Peut-être  a-t-on  confondu  deux  Pierius  distincts. 

*  Procope  de  Gaza,  In  Gènes.,  III,  21  (Migne,  P.  G., 
t.  LXXXVIII,  p.  221)  ;  Léonce  de  Byzance  (Mai,  Script,  vet.,  t.\r[I, 
p.  85)  et  Justinien  {Ep.  ad  Menam,  P.  G.,  t.  LXXXVI,  p.  961) 
citent  un  livre  de  Pierre  t:i^:  toj  u.r.oi  TTOili-âp/^îiv  t7;v  yu/_y,v  ii.rZi 
à'j.y.p-r,a'xa%'i  tsuto  si;  crwaa  ^Xr^rr^at,  où  la  préexistence  des  âmes 
et  leur  déchéance  antécédente  à  leur  union  avec  les  corps  sont 
traitées  de  conceptions  païennes  (sXXT.n/.r;  'v'.XsGocûia;)  et  étran- 
gères à  la  piété  chrétienne. 


494  CHAPITRE   XXIV. 

tion  ^,  des  livres  où  plusieurs  points  essentiels  du  sys- 
tème étaient  battus  en  brèche. 

La  haute  culture  religieuse  dont  le  didascalée  d'Ale- 
xandrie était  le  principal  organe  ne  pouvait,  je  l'ai  déjà 
dit,  intéresser  qu'une  élite.  Encore  que  l'illustre  école 
fût  généralement  dirigée  par  des  prêtres  de  l'église  et 
que  plusieurs  de  ses  chefs  eussent  été  portés  par  l'élec- 
tion aux  honneurs  de  l'épiscopat,  les   masses   chrétien- 
nes demeuraient  en  dehors  de  son  influence.  La  propa- 
gation de  l'Evangile  dans  l'intérieur  de  l'Egypte,  très 
rapide  au  IIP  siècle,  amena  au  christianisme  des  popula- 
tions d'un  hellénisme  faible,  ou  même  nul  ^,  chez  lesquelles 
il  était  difficile  d'acclimater  de  hautes  conceptions  philo- 
sophiques. D'autre  part,  les  doctrines  de  l'école,  synthé- 
tisées par  Origène,  avaient  quelque  chose  d'inquiétant, 
même  pour  les  chrétiens  cultivés,  gnostiques,  auxquels- 
elle  faisait   pourtant  un  sort  si  distingué.  On  pouvait^ 
même  si  l'on  avait  reçu  une  brillante  éducation  philoso- 
phique, estimer  que  cet  avantage  n'a  qu'une  valeur  reli- 
gieuse très  indirecte  et  que  le  salut  ne  se  fait  pas  par  la 
théologie.  Du  reste,  l'histoire  d'Anatole  le  prouverait  au 
besoin,  le  platonisme,  ancien  ou  nouveau,  sur  lequel  vivait 
le  didascalée,  n'était  pas  la  seule  philosophie  qui  fût  cul- 

^  Sept  fragments  du  traité  sur  la  résurrection  se  sont  con- 
servés en  syriaque;  v.  Pitra-Martin,  Anal.,  t.  IV,  p.  189  et  426, 
en  écartant  le  premier  (II  A)  qui  provient  d'un  autre  livre  de 
Pierre,  sur  la  Divinité  (Trîpî  sss'tt.to:),  cité  au  concile  d'Ephèse, 
et  dont  quelques  fragments  ont  été  tirés  aussi  des  mss.  sj^'ria- 
ques  par  P.  Martin  (/.  c,  p.  187,  425). 

2  Les  versions  coptes  de  la  Bible  sont  de  ce  temps-là. 


LA   THÉOLOCJIE    EX    ORIENT  495 

tivée  à  Alexandrie.  On  pouvait  aussi,  et  le  cas  devait  être 
fréquent,  développer  son  instruction  religieuse  dans  les 
cadres  traditionnels,  sans  regarder  à  chaque  instant  du 
côté  de  Yalentin  et  de  Basilide.  L'exégèse  allégorique 
ne  ralliait  pas  tous  les  suffrages.  On  a  vu  qu'un  évê- 
que,  Nepos,  la  combattit  ouvertement.  Or  sans  elle,  com- 
ment accorder  les  systèmes  avec  la  Bible  ?  Les  fidèles 
d'Alexandrie  qui  dénoncèrent  à  E,ome  certains  propos  de 
leur  évêque  Denj^s  ne  devaient  pas  être  des  gens  de  rien. 
C'est  ce  monde,  intelligent  et  cultivé,  mais  plus  sou- 
cieux de  la  religion  que  de  la  théologie,  qui  arriva,  avec 
Pierre,  à  la  direction  de  l'église  d'Alexandrie  :  c'est  lui 
qui  sera  bientôt  représenté,  à  la  même  place,  par  les 
évêques  Alexandre  et  Athanase. 

En  Palestine  la  tradition  origéniste  se  maintenait  à 
Césarée.  Un  riche  chrétien  de  Béryte,  Pamphile,  après 
avoir  renoncé  à  la  situation  que  sa  fortune  et  sa  nais- 
sance pouvaient  lui  faire  dans  son  pays  natal,  s'était 
voué  aux  études  religieuses.  Il  vint  à  Alexandrie,  où  Pie- 
rius  lui  aida  à  se  développer  dans  l'ascèse  et  la  théo- 
logie :  puis  il  se  fixa  à  Césarée,  où  il  fut  admis  dans 
le  collège  presbytéral.  Sa  grande  occupation  était  de 
transcrire  et  de  corriger  les  manuscrits  de  la  Bible  :  il 
copia  aussi  ceux  d'Origène  et  dressa  le  catalogue  de  ses 
œuvres,  ainsi  que  des  autres  livres  de  la  bibliothèque 
laissée  à  Césarée  par  le  grand  docteur.  Près  de  lui  tra- 
vaillait un  jeune  chrétien,  intelligent  et  laborieux,  ap- 
pelé Eusèbe.  Celui-ci,  pendant  les  quinze  ou  vingt  ans 


496  CHAPITRE   XXIV. 

qui  précédèrent  la  persécution,  s'occupa  avec  une  pa 
tience  incroyable  à  dépouiller  les  bibliothèques  de  Cé- 
sarée,  d'^lia  et  d'ailleurs,  en  vue  de  grands  ouvrages 
d'apologétique  et  d'histoire  dont  il  méditait  le  dessein. 
Eusèbe  n'avait  pu  connaître  Origène  :  Pamphile  l'avait 
peut-être  vu  dans  son  enfance.  Ils  en  étaient  également 
enthousiastes.  Aux  premières  attaques  contre  les  idées 
de  leur  maître,  ils  se  trouvèrent  prêts  à  la  défense. 
Pamphile  écrivit  une  Apologie  en  cinq  livres,  auxquels 
Eusèbe  en  ajouta  un  sixième. 

Les  adversaires  étaient  déjà  légion.  Sans  parler  des 
modalistes  du  type  de  Bérylle  ou  de  celui  de  Paul  de 
Samosate,  l'orthodoxie  en  fournissait  de  plusieurs  gen- 
res. Un  des  plus  distingués  fut  Méthode,  évêque  de  la 
petite  ville  d'Olympe  en  Lycie.  C'était,  pour  le  temps,  un 
fin  lettré,  lecteur  assidu  de  Platon,  dont  il  imitait  volon- 
tiers les  dialogues.  Nous  avons  de  lui  un  Banquet,  rémi- 
niscence de  celui  du  philosophe  athénien  :  mais  ici  les  in- 
terlocuteurs sont  des  vierges  et  c'est  la  virginité,  non  l'a- 
mour, que  l'on  y  célèbre.  Ses  traités  sur  le  libre-arbitre,  la 
vie  et  l'acte  raisonnable,  la  résurrection,  les  créatures  {r.zzi 
ysvTiTwv),  la  lèpre,  la  sangsue,  la  distinction  des  aliments, 
perdus  dans  l'ensemble  de  leur  texte  original,  nous  sont 
connus  soit  par  des  fragments  grecs,  soit  par  une  tra- 
duction slavonne  \  D'autres  enfin  ont  entièrement  dis- 
paru, ou  peu  s'en  faut,  comme  ses  livres  sur  la  pytho- 

^  Bonwetscli,  Methoduis  von  Olipnpns,  1891.  Photius  avait 
fait  de  longs  extraits  de  Méthode,   Cad.  234-237. 


LA    THÉOLOGIE   EN   ORIENT  49  ( 

nisse,  sur  les  martyrs,  contre  Porphyre.  Cette  littéra- 
ture variée,  qui  s'étend  de  l'exégèse  à  l'apologie,  de  la 
métaphysique  à  la  morale,  donne  l'idée  d'un  esprit  ou- 
vert dans  bien  des  directions.  Plusieurs  des  dialogues, 
notamment  ceux  sur  la  résurrection  et  sur  les  créatu- 
res, contenaient  une  polémique  très  vive  contre  les  idées 
d'Origène.  Aussi  Eusèbe  s'est-il  abstenu  de  mentionner 
Méthode  dans  son  histoire  ecclésiastique.  Il  fallut  bien 
parler  de  lui  dans  V Apologie.  Au  rapport  de  saint  Jé- 
rôme *,  Eusèbe  y  rappelait  à  Méthode  qu'il  avait  eu 
jadis  d'autres  sentiments  pour  le  grand  docteur  ^.  Il  est 
à  croire  que  l'évêque  d'Olympe  persistait  à  admirer  le 
génie  d'Origène,  tout  en  critiquant  ses  écarts. 

Lui-même,  par  un  retour  assez  fréquent,  donna  lieu 
à  des  appréciations  sévères.  Photius  ^,  non  sans  raison, 
trouve  que  le  Banquet  contient  des  expressions  peu  cor- 
rectes; il  va  même,  par  charité,  jusqu'à  supposer  que 
des  interpolations,  ariennes  et  autres,  ont  pu  se  produire. 
Cela  n'est  guère  probable  ;  mais  Méthode  écrivait  avant 
que  les  débats  théologiques  du  IV  et  du  V*"  siècle  n'eus- 
sent précisé  le  langage  et  même  les  notions  théologi- 
ques. En  dépit  de  ses  bizarreries,  son  nom  demeura 
respecté.  On  lui  sut  gré  d'avoir    malmené    Origène    et 

'  Apol.  I  adv.  lib.  Uiif.,  c.  11. 

^  Socrate  aussi,  H.  E.,  YI,  13,  dit  que,  dans  son  dialogue 
intitulé  Xénon,  Méthode  parlait  d'Origène  avec  admiration.  Il 
est  possible  que  ce  dialogue  soit  identique  à  celui  sur  les  Créa- 
tures (Photius,  cod.  235),  où  figure  en  effet  un  interlocuteur 
appelé  Xénon. 

3  Cod.  237. 

Duchesse.  Hist.  anc.  de  VE(jJ.  -  T.  I.  32 


498  CHAPITRE   XXTV. 

relevé  la  virginité.  Sa  carrière,  du  reste,  se  termina  par 
le  martvre. 

A  Antioche,  la  déposition  de  Paul  de  Samosate  n'a- 
vait pas  fait  évanouir  toutes  les  difficultés.  Domnus,  le 
successeur  que  lui  avait  donné  le  concile,  paraît  avoir 
siégé  peu  de  temps:  il  en  fut  de  même  de  Timée,  qui 
vint  après  lui.  L'épiscopat  de  Cyrille  s'étendit^  au  con- 
traire sur  plus  de  vingt  années,  jusqu'à  la  veille  de  la  per- 
sécution. On  ne  sait  rien  du  gouvernement  de  ces  évo- 
ques, si  ce  n'est  qu'ils  tinrent  rigueur  aux  partisans  de 
Paul,  ce  qui  est  bien  naturel.  Ceux-ci  s'étaient  organisés 
en  une  petite  église,  qui  fit  parler  d'elle  jusqu'au  temps 
du  concile  de  Mcée.  Mais  l'opposition  était  représentée 
aussi  par  une  école,  celle  du  prêtre  Lucien. 

Lucien  ^  était  un  très  savant  homme  :  on  vanta  bien- 
tôt ^  ses  travaux  sur  le  texte  de  l'Ancien  Testament, 
qu'il  corrigea  d'après  l'hébreu,  car  il  possédait  cette 
langue  ;  sa  recension  fut  adoptée  par  la  plupart  des  égli- 


1  D'après  sa  légende,  qui  montre  elle-même  quelque  hési- 
tation sur  ce  point  (w;  6  cspt  aOroo  >>o"j'o;;,  Lucien  serait  né  à 
Samosate,  de  parents  distingués;  dans  sa  première  jeunesse  il 
aurait  suivi  à  Edesse  les  leçons  d'un  exégète  célèbre,  appelé 
Macaire.  Tout  cela  est  bien  douteux.  Le  narrateur  paraît  s'être 
plus  inspiré  du  souvenir  de  Lucien  le  satirique  et  de  la  célé- 
brité des  écoles  d'Edesse  au  V«  siècle  que  d'une  tradition  sé- 
rieuse. Il  a,  du  reste,  écrit  assez  tardivement,  car  il  dépend  de 
Philostorge.  Sur  ceci  v.  Pio  Franchi  de'  Cavalieri  dans  les  Studi 
e  doc.  di  storia  e  diritto,  1897,  p.  110  et  suiv.  ;  cf.  Nuovo  BulL 
di  archeol.  crist.,  1904,  p.  37. 

2  Saint  Jérôme,  Praef.  in  Evi\,  in  Paralip.,  ep.  106. 


LA   THÉOLOGIE    EN    ORIENT  499 

ses  de  Syrie  et  d'Asie  Mineure.  Il  s'occupa  aussi  du 
Nouveau  Testament. 

Son  exégèse  différait  fort  de  celle  d'Origène.  A  An- 
tioche  le  sens  allégorique  n'était  pas  de  mise  ;  on  affec- 
tait de  s'en  tenir  au  sens  littéral.  Quant  à  la  théologie 
de  cette  école,  on  en  jugera  par  ce  fait,  bien  établi,  que 
Lucien  est  l'inventeur  de  la  doctrine  qui,  sous  le  nom 
d'arianisme,  fera  bientôt  tant  de  bruit.  Autour  de  lui 
se  groupaient,  dès  le  temps  où  nous  sommes,  les  futurs 
coryphées  de  cette  hérésie,  Arius  lui-même,  Eusèbe,  le 
futur  évêque  de  Ni  comédie.  Maris,  Théognis  et  bien 
d'autres.  Il  avait  fallu  abandonner  les  idées  de  Paul  et 
admettre  la  préexistence  personnelle  du  Christ,  autre- 
ment dit  l'incarnation  du  Verbe.  Mais  on  n'avait  cédé 
que  le  moins  possible.  Le  Yerbe,  dans  le  nouveau  sys- 
tème, est  un  être  céleste,  antérieur  à  toutes  les  créatures 
visibles  et  invisibles;  c'est  même  lui  qui  les  a  créées. 
Mais  il  n'est  pas  éternel;  il  a  été  créé  par  Dieu  pour 
être  l'instrument  de  la  création  subséquente.  Antérieu- 
rement, il  n'existait  pas:  il  a  été  tiré  du  néant. 

Cette  théorie,  on  ne  peut  le  nier,  simplifiait  gran- 
dement le  problème  de  la  procession  du  Yerbe,  pro- 
blème ardu,  auquel,  depuis  deux  siècles,  on  avait  donné 
les  solutions  les  plus  diverses,  sans  réussir  à  en  faire 
prévaloir  aucune.  Mais  la  simplification  était  obtenue 
par  le  sacrifice  de  l'une  des  données  essentielles,  celle 
de  l'absolue  divinité  du  Christ.  Cette  donnée,  fournie 
par  la!  tradition,  cultivée  par  la  piété,  consacrée  parle 
culte,  scellée  par  le  sang  des  martyrs,   était    la  pierre 


500  CHAPITRE   XXIV. 

angulaire  de  renseignement  chrétien.  Ni  Origène,  ni 
Hippolyte,  ni  Justin,  ni  tant  d'autres  orthodoxes,  sans 
parler  des  Gnostiques,  n'avaient  cru  pouvoir  la  négli- 
ger.  On  nxesura  bientôt  sa  force  de  résistance. 

Pour  le  moment,  comme  le  sj'stème  restait  dans 
l'Ecole,  comme  il  marquait  en  somme  un  progrès  sur 
les  conceptions  répudiées  aux  derniers  conciles  et  qu'on 
s'étudiait  à  l'habiller  d'un  style  orthodoxe,  il  ne  paraît 
pas  avoir  suscité  d'émotion.  C'est  à  Alexandrie  qu'il 
fera  éclat,  et  cela  longtemps  après  la  mort  de  son  auteur. 

H  semble  bien  que  Ijucien  ait  été  atteint  par  la  con- 
damnation de  Paul.  Les  évêques  Domnus,  Timée  et 
même  Cyrille  dans  les  premiers  temps,  le  maintinrent 
en  dehors  de  leur  communion  ^  Cyrille  pourtant,  ju- 
geant acceptables  les  satisfactions  qu'on  lui  présenta, 
rendit  au  docteur  et  la  communion  et  sa  situation  pres- 
bytérale  ".  C'est  comme  prêtre  d'Antioche  que  Lucien 
fut  arrêté  en  312  et  martyrisé. 

Car  ils  le  furent  tous,  ou  peu  s'en  faut,  tous  les 
chefs  de  ces  écoles  si  diverses.  L'évêque  Pierre  d'Ale- 
xandrie,  Pamphile,  Méthode,  Lucien  lui-même,  tous  don- 
nèrent à  la  foi  commune  le  témoignage  du  sang;  tous 

(Lettre  d'Alexandre  d'Alex.,  Théodoret,  H.  E.,  I,  4,  c.  9). 

2  Arius,  Eiisèbe  et  les  autres  disciples  de  Lucien  n'auraient 
pu  être  promus  aux  dignités  ecclésiastiques  en  tant  d'endroits 
s'ils  eussent  été  connus  comme  disciples  d'une  école  proscrite 
par  les  évêques  d'Antioche.  Leurs  rapports  avec  Lucien  doivent 
être  postérieurs  à  l'évolution  de  celui-ci,  et,  comme  ils  se  pla- 
cent sûrement  avant  la  persécution,  ils  tombent  sous  l'épiscopat 
de  Cyrille,  lequel  mourut  en  301  ou  302. 


LA   THÉOLOGIE   EN   ORIENT  501 

jouissent  maintenant  dans  l'Eglise  des  honneurs  qu'elle 
rend  à  ses  martyrs.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  leurs  doc- 
trines aient  été  d'une  égale  correction,  ni  que  leurs  di- 
vergences importassent  médiocrement  au  christianisme. 
Mais  cela  signifie  au  moins  que,  quelle  que  fût  leur 
théologie,  ils  se  montrèrent,  dans  la  grande  épreuve, 
des  hommes  de  cœur  et  des  chrétiens  convaincus. 


CHAPITRE 
Les  mœurs  chrétiennes. 


La  préparation  an  baptême:  le  oatechiiniénat.  —  Le  symljole  des  Apôtres. 
—  Le  canon  da  Nouveau  Testament.  —  Les  romans  apostoliques.  —  L'en- 
cratisme.  —  L'as-îâtisme  orthodoxe.  —  La  discii^line  i^énitentielle.  —  Pro- 
grès de  l'esprit  mondain.  —  Le  concile  d'Elvire. 


Ces  conflits  tliéologiques  eurent  sans  doute  quelque 
retentissement  en  certains  cercles:  ils  laissèrent  dans 
la  littérature  ecclésiastique  des  traces  importantes,  que 
nous  aurions  moins  de  peine  à  faire  revivre  si  les  que- 
relles des  siècles  suivants  ne  les  avaient  pas  effacées 
d'assez  bonne  lieure.  Cependant  on  ne  saurait  dire  que 
les  masses  chrétiennes  s'y  soient  longtemps  intéressées. 
L'événement  le  mieux  fait  pour  éveiller  leur  attention, 
la  destitution  de  l'évêque  d'Antioche,  n'avait,  tout  bien 
considéré,  qu'une  portée  locale.  Après  la  défaite  de  Paul 
de  Samosate  les  choses  reprirent  bien  vite  leur  cours 
ordinaire. 

C'est  sur  ce  cours  ordinaire  des  choses  qu'il  con- 
vient de  réfléchir,  au  moment  où  nous  voici  arrivés, 
c'e.it-à-dire  à  la  veille  de  la  dernière  grands  persécu- 
tion et  du  triomphe  ofliciel  du  christianisme.  Jetons 
donc  un  regard  sur  l'ensemble  de  la  société  chrétienne 
du  III*'  siècle  ;  rendons-nous  compte  de  son  recrutement, 


LES    MŒURS   CHRÉTIENNES  503 

de  sa  vie  morale  et  religieuse,  de  son  organisation  et 
de  son  gouvernement. 

Tertullien  dit  dans  son  Apologétique  (c.  17)  qu'on  ne 
naît  pas  chrétien,  qu'on  le  devient  :  finnt,  non  nascuntur 
chrldlani.  Il  ne  faut  pas  prendre  cela  au  pied  de  la  lettre. 
Dès  le  temps  de  Septime  Sévère  nombre  de  chrétiens 
l'étaient  de  naissance,  en  ce  sens  que,  nés  de  parents  chré- 
tiens, ils  avaient  reçu  le  baptême  dès  leur  plus  tendre 
enfance  et  contracté^  sans  en  avoir  la  moindre  connais- 
sance, des  engagements  fort  graves  au  point  de  vue  de 
la  croyance  et  de  la  morale.  L'Eglise  n'hésitait  pas  de- 
vant cette  situation,  sûre  qu'elle  était  de  sa  foi  et  de  ses 
espérances,  convaincue  que  l'éducation  familiale  rempla- 
cerait, même  avantageusement,  pour  le  néophyte  au  ber- 
ceau, la  probation  qu'elle  imposait  aux  recrues  adultes. 

Celles-ci,  en  effet,  n'étaient  pas  admises  sans  épreuve. 
C'est  ce  qu'on  appellait  le  catéchuménat,  institution  que 
Ton  constate  un  peu  partout  dès  le  déclin  du  IF  siècle. 
Les  convertis  qui  venaient  au  christianisme  à  Tàge  de 
raison  n'étaient  pas  agrégés  de  suite  au  corps  des  fidè- 
les. L'initiation  ne  leur  était  accordée  qu'au  bout  d'un 
certain  temps,  pendant  lequel  ils  s'instruisaient  de  ce 
qu'était  au  juste  le  christianisme,  de  ses  enseignements, 
des  obligations  diverses  qu'ils  allaient  contracter.  Et 
non  seulement  ils  s'instruisaient,  mais  ils  commençaient 
à  pratiquer  la  vie  chrétienne.  Ils  essayaient  ainsi  leurs 
forces.  De  son  côté,  l'Eglise  avait  l'œil  sur  eux  et  ju- 
geait si  elle  pouvait  raisonnablement  compter  sur  leur 
persévérance.  Lss  catéchumènes  étaient  considérés  déjà 


504  CHAPITRE   XXV. 

comme  des  chrétiens;  ils  en  prenaient  le  titre  et,  en  temps 
de  persécution,  ils  partageaient  les  risques  des  fidèles. 
Dans  les  assemblées  chrétiennes  on  les  admettait  aux 
chants,  aux  lectures,  à  certaines  prières,  non  toutefois  à 
la  célébration  du  mystère  eucharistique  et  de  quelques 
autres,  comme  ceux  de   l'initiation  et    de    l'ordination. 

Quand  la  préparation  était  jugée  suffisante,  les  ca- 
téchumènes étaient  admis  à  demander  le  baptême.  Ils 
le  faisaient  généralement.  Toutefois  ils  n'étaient  pas  obli- 
gés de  le  recevoir  immédiatement,  et  certaines  person- 
nes différaient  les  engagements  définitifs. 

Le  rituel  de  l'initiation  comportait,  dès  l'âge  apos- 
tolique, deux  actes  principaux,  le  bain  ou  baptême  d'eau 
et  l'imposition  des  mains.  Le  premier  avait  pour  vertu 
spéciale  de  remettre  les  péchés:  c'était  le  symbole  de 
la  purification  de  l'âme  par  la  conversion  et  l'adhésion 
à  Jésus  :  le  second  était  le  rite  de  la  sanctification  par 
la  descente  de  l'Esprit-Saint  dans  l'âme  du  néophyte. 
Avec  le  temps  d'autres  cérémonies  s'introduisirent.  Ter- 
tuUien  parle  ^  non  seulement  du  baptême  et  de  l'impo- 
sition des  mains,  mais  encore  de  l'onction,  de  la  con- 
signation ou  imposition  du  signe  de  la  croix,  enfin  d'un 
breuvage  de  lait  et  de  miel  que  l'on  présentait  aux  nou- 
veaux initiés  ^.  Comme  il  ajoute  que  toutes  ces  cérémo- 
nies étaient   pratiquées    par   les  Marcionites,  force    est 

^  De  resiirrecf.,  S  ;  adn.  Marc,  I,  14  ;  III,  22. 

2  Cette  dernière  cérémonie  a  disparu  de  l'usage;  l'onction 
et  la  consignation  forment,  avec  l'imposition  des  mains,  le  rituel 
spécial  de  la  «  confirmation  ». 


LES   MŒURS   CHRÉTIENNES  505 

d'admettre,  qu'elles  remontent  au  moins  à  la  première 
moitié  du  II*  siècle. 

La  célébration  du  baptême  était  toujours  précédée 
d'une  préparation  spéciale  ;  elle  avait  lieu  généralement 
à  Pâques  ;  les  semaines  précédentes  étaient  employées 
à  terminer  l'instruction  des  candidats,  qui,  dès  lors, 
n'étaient  plus  considérés  comme  de  simples  catéchumè- 
nes; on  les  appelait  compétentes  en  latin,  owti^ôj/îvoi 
en  grec.  On  leur  apprenait  et  on  leur  commentait  la 
règle  de  foi,  ou  symbole. 

Au  moment  de  recevoir  le  baptême  ils  devaient  re- 
noncer publiquement,  devant  l'assemblée  chrétienne,  à 
Satan,  à  ses  pompes,  à  ses  œuvres,  c'est-à-dire  en  somme, 
au  paganisme  ^,  à  son  culte  et  aux  mœurs  faciles.  Puis 
ils  déclaraient  adhérer  à  Jésus-Christ,  et,  en  sigiie  d'ad- 
hésion, ils  récitaient  la  profession  de  foi. 

La  formule  du  symbole  était  encore,  dans  toute  l'E- 
glise, celle  qu'on  appelle  le  symbole  apostolique.  Le 
texte  usité  de  nos  jours  ne  diffère  que  très  peu  de  celui 
qui  était  déjà  traditionnel  à  Rome  au  commencement 
du  IIF  siècle  : 

«  Je  crois  en  Dieu,  Père  tout-puissant*;  et  en  Jésus- 
»  Christ  son  Fils  unique,  notre  Seigneur,  né  ^  du  Saint- 

^  Cette  renonciation  ne  se  comprend  que  pour  les  néophytes 
venant  du  paganisme.  Il  est  clair  que  les  convertis  du  judaïsme 
n'avaient  pas  à  renoncer  à  Satan.  Les  formules  ont  été  établies 
pour  d'autres  que  pour  eux. 

^  Le  texte  actuel  ajoute  ici  :  «  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre  » . 

^  «  Conçu  du  Saint-Esprit,  né  de  la  vierge  Marie  ;  qui  a  souf- 
fert sous  Ponce  Pilate,  a  été  crucifié,  est  mort,  a  été  enseveli». 


■506  CHAPITRE    XXV. 

»  Esprit  et  de  la  vierge  Marie,  crucifié  sous  Ponce  Pi 
»  late  et  enseveli  ^,  ressuscité  des  morts  le  troisième 
»  jour,  monté  aux  cieux,  assis  à  la  droite  du  Père,  d'où 
»  il  viendra  juger  les  vivants  et  les  morts:  et  au  Saint- 
»  Esprit,  à  la  sainte  Eglise  ^,  à  la  rémission  des  péchés, 
»  à  la  résurrection  de  la  chair  »  ^. 

TertuUien  connaît  déjà  ce  texte,  qui,  durant  le  III^  siè- 
cle, passa  d'église  en  église  et  finit  par  s'imposer  par- 
tout. Il  est  caractérisé  par  sa  distribution  en  trois  arti- 
cles, correspondant  aux  trois  termes  divins  de  la  formule 
baptismale,  par  un  court  résumé  de  l'histoire  évangé- 
lique,  annexé  au  second  article,  et  par  la  mention,  au 
troisième,  de  l'Eglise,  du  baptême  (rémission  des  péchés) 
et  de  la  résurrection.  Il  y  a  bien  des  raisons  de  croire 
que  ce  symbole  romain  a  été  constitué  longtemps  avant 
le  moment  où  il  est  attesté. 

Le  premier  article  n'offre  aucune  trace  de  préoccu- 
pation à  l'endroit  des  hérésies  gnostiques:  Dieu  y  est 
qualifié  sinijDlement  de  tout-puissant,  sans  que  l'on  ait 
jugé  nécessaire  de  marquer  son  identité  avec  le  Créa- 
teur. Il  semble  bien  qu'il  en  eût  été  autrement  si  l'au- 
torité religieuse  d'où  procède  cette  formule  avait  eu  le 
péril  gnostique  sur  son  horizon.  Aussi  ne  doit-on  pas 
hésiter  à  remonter  jusqu'à  la  première  moitié  du  II*"  siè- 
cle. Plus  tôt,  il  y  a  eu  sûrement  des  résumés  succincts 


^   «  Descendu  aux  enfers  » ,  add. 

2  «  Catholique  »,  add. 

3  «  A  la  vie  éternelle  » ,  add. 


LES    MŒURS   CHRÉTIENNES  507 

de  la  prédication  chrétienne  ;  on  en  trouve  la  trace  dans 
les  lettres  de  saint  Ignace  et  dans  les  Pastorales  ;  mais 
il  n'est  pas  prouvé  qu'ils  fussent  aussi  complets  que 
notre  vieille  formule  romaine,  ni  distribués  de  la  même 
façon  qu'elle  K 

Formulée  dans  cette  synthèse  brève,  simple,  intelli- 
gible à  tous,  la  croyance  chrétienne  était  alimentée  et 
documentée  par  un  enseignement  perpétuel,  dont  la 
forme  principale  était  la  lecture  de  la  Bible,  accom- 
pagnée de  commentaires  homilétiques.  L'usage  du  sens 
spirituel  permettait  d'adapter  à  l'éducation  des  fidèles 
nombre  de  textes  de  l'Ancien  Testament  qui  ne  s'y  prê- 
taient guère  autrement.  Au  commencement  on  ne  sem- 
ble pas  s'être  préoccupé  de  délimiter  la  littérature  bi- 
blique. On  se  servait  des  livres  en  usage  dans  les  sy- 
nagogues, sans  trop  remarquer  que  les  synagogues  n'a- 
vaient pas  toutes  la  même  bibliothèque  sacrée.  De  là  des 
variétés  et  des  incertitudes.  Elles  augmentèrent  bientôt 
quand  les  écrits  du  Nouveau  Testament  vinrent  s'ad- 
joindre à  l'anciemie  Bible.  Les  détaiLs  de  cette  bigar- 
rure échappent  à  l'investigation.  De  bonne  heure  il  se 
fit  des  éliminations;  c'est  ainsi  que  le  nombre  des  évan- 
giles canoniques  fut  fixé  à  quatre,  celui  des  épîtres  pau- 
liniennes  à  treize.  Un  canon  d'ensemble,  une  liste  des 
livres  reçus  par  l'Eglise  comme  sacrés  et  canoniques, 
-apparaît  pour  la  première  fois  à  Rome,  vers  la  fin  du 


•  Sur  ceci,  v.  Harnack,  Chronologie,  t.  I,  p.  524,  et  les  ou- 
vrages qu'il  cite  et  résume. 


508  CHAPITRE    XXV. 

IF  siècle.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  canon  de  Muratori. 
A  vrai  dire,  ce  texte  un  peu  énigmatique,  dont  il  ne 
nous  reste  que  la  fin  et  dont  on  se  demande  encore  s'il 
a  été  écrit  d'abord  en  grec  ou  en  latin,  ne  saurait  être 
considéré  comme  un  document  officiel,  engageant  la  res- 
ponsabilité de  l'église  romaine.  Au  moins  témoigne-t-il 
des  certitudes  acquises  et  des  incertitudes  subsistantes, 
à  Rome,  au  moment  où  il  a  été  écrit.  On  y  admettait 
les  quatre  évangiles,  treize  épîtres  de  saint  Paul,  les 
Actes  des  apôtres^  les  épîtres  de  saint  Jude  et  de  saint 
Jean,  deux  apocalypses,  celle  de  Jean  et  celle  de  Pierre. 
Contre  celle-ci,  cependant,  il  y  avait  une  opposition 
marquée.  Le  Pasteur  est  mentionné,-  mais  écarté  comme 
trop  récent.  Son  auteur  ne  pouvait  être  rangé  ni  parmi 
les  prophètes  ^,  ni  parmi  les  apôtres  ;  il  avait  écrit  au 
temps,  encore  voisin  (nuperrime,  temporïbtis  nostrls),  où 
son  frère  Pie  occupait  la  chaire  épiscopale  de  Rome. 
D'autres  écrits,  comme  les  épîtres  de  saint  Paul  aux 
Laodicéens  et  aux  Alexandrins,  sont  rangés  au  nombre 
des  productions  hérétiques  et  résolument  écartés  ^. 

Que  les  livres  des  hérétiques  ne  fussent  pas  admis 
à  la  lecture  dans  les  assemblées  chrétiennes,  cela  allait 
de   soi.  Mais    entre  ces    productions  réprouvées    et  les 


'  Ce  mot  est  pris  ici  an  sens  de  prophètes  de  l'Ancien  Tes- 
tament. 

^  L'épître  de  saint  Jacques  n'est  pas  mentionnée,  non  plus 
que  celles  de  saint  Pierre  ;  mais  le  texte  n'est  pas  sûr;  il  pourrait 
bien  se  faire  que  cette  lacune,  vraiment  exorbitante,  surtout  en 
ce  qui  regarde  la  /"  Pétri,  ne  fût  pas  primitive. 


LES    MŒURS   CHRÉTIENNES  509 

saintes  Ecritures,  il  y  avait  une  marge  considérable,  où 
se  rangeaient  des  compositions  moins  nettement  défi- 
nies, les  unes  d'inspiration  correcte,  mais  d'authenticité 
douteuse  ou  de  faible  autorité,  les  autres  où  l'on  pou- 
vait relever  des  tendances  inquiétantes,  encore  que  peu 
accentuées.  Ici  et  là,  grâce  à  la  simplicité  des  gens,  des 
livres  singuliers  ou  même  suspects  étaient  tolérés,  même 
dans  les  réunions  de  culte.  Ailleurs  on  en  bornait  l'usage 
à  la  lecture  privée.  La  curiosité  du  petit  monde  chré- 
tien faisait  trop  aisément  accueil  à  des  évangiles  ^  non 
officiels,  et  surtout  à  de  pieux  romans  qu'on  lui  présen- 
tait comme  l'histoire  des  apôtres.  De  ces  romans,  le 
plus  ancien  paraît  être  celui  qui  s'intitule  «  Actes  de 
Paul.  » .  C'était  assurément  le  plus  inattendu,  car  la  vé- 
ritable histoire  de  saint  Paul  était  bien  connue  par  le 
livre  canonique  des  Actes.  Cité  par  Hippolyte  et  Ter- 
tullien,  classé  par  Origène  et  Eusèbe  parmi  les  appen- 
dices du  Nouveau  Testament,  ce  livre  extraordinaire 
trouva  place  dans  certains  exemplaires  de  la  Bible. 
Même  après  que  les  Manichéens  et  les  Priscillianistes 
l'eussent  compromis  par  leur  enthousiasme,  il  échappa, 
au  moins  partiellement,  à  la  proscription.  Il  est  main- 
tenant établi  que  la  jolie  histoire  de  Paul  et  de  Thècle 
en  était  un  épisode;  c'est  à  lui  que  l'on  doit  rattacher 
la  correspondance  apocryphe  de  saint  Paul  avec  les  Co- 


'  Evangiles  des  Hébreux,  des  Egyptiens,  de  saint  Pierre  ; 
V.  ci-dessus,  p.  121,  147,  448,  484.  Les  Gnostiques  avaient  des 
évangiles  de  Thomas,  de  Philippe,  de  Mathias,  etc. 


510  CHAPITRE    XXV. 

rinthiens,  ainsi  que  le  récit  du  martyre  de  l'apôtre  et 
la  célèbre  légende  du  lait  qui  s'échappa  de  sa  tête  coupée. 
Ces  fragments  faisaient  partie  d'un  vaste  ensemble  ^  où 
les  aventures,  les  prédications  et  surtout  les  miracles 
de  saint  Paul  étaient  décrits  à  peu  près  dans  le  cadre 
des  Actes  des  apôtres  et  presque  avec  le  même  person- 
nel, mais  traités  avec  une  invraisemblable  liberté.  On 
a  peine  à  comprendre  que  ce  récit  ait  pu  être  proposé 
à  des  personnes  qui  avaient  en  tête  celui  de  saint  Luc. 
L'auteur  abuse  beaucoup  du  miracle  :  mais  c'est  surtout  la 
doctrine  qui  est  caractéristique.  Elle  n'a  rien  de  commun 
avec  la  gnose,  qui  est  expressément  répudiée  et  com- 
battue. Mais  la  continence  y  est  inculquée  avec  une  viva- 
cité étrangère  à  la  prédication  commune.  Il  semble  qu'elle 
constitue  l'essentiel  du  christianisme.  «  Bienheureux,  dit 
»  saint  Paul,  ceux  qui  gardent  leur  chair  pure,  parce 
»  qu'ils  deviendront  des  temples  de  Dieu.  Bienheureux 
»  les  continents  (iyzaaTîr:),  parce  que  Dieu  leur  parlera. 
»  Bienheureux  ceux  qui  renoncent  au    monde . . .   Bien- 


^  Outre  les  fragments,  que  je  viens  d'énumérer  et  quelques- 
uns  moins  étendus  que  l'on  connaissait  déjà,  nous  avons  main- 
tenant une  version  copte  de  l'ensemble,  reconstituée  avec  une 
patiente  sagacité  par  M.  Cari  Schmidt,  à  l'aide  de  fragments 
(2000  environ)  d'un  manuscrit  de  papyrus  que  possède  la  biblio- 
thèque de  Heidelberg.  Ces  fragments,  malheureusement,  sont 
loin  de  représenter  l'intégralité  du  texte.  M.  C.  Schmidt  les  a 
classés  et  restitués  autant  que  faire  se  peut,  les  a  pourvus  d'une 
traduction  en  allemand  et  accompagnés  de  commentaires  où  sont 
traitées  toutes  les  questions  qui  y  sont  relatives,  C.  Schmidt, 
Acfa  Pduli,  Leipzig,  1904. 


LES    MŒURS    CHRÉTIENNES  511 

»  heureux  x.'eux  (|ui,  ayant  femme,  sont  comme  s'ils  n'en 
»  avaient  pas . . .  Bienheureux  les  corps  des  vierges,  etc.  » . 
Ces  principes  sont  perpétuellement  appuyés  par  le  récit. 
On  fait  campagne  pour  une  morale  spéciale,  plus  sévère 
que  celle  de  l'Evangile. 

Les  «  Actes  de  Paul  »  furent  composés  par  un  prê- 
tre d'Asie,  vers  le  temps  de  Marc-Aurèle.  Tertullien  rap- 
porte que  les  autorités  religieuses  du  pays  goûtèrent 
peu  cet  écrit  singulier  et  que  l'auteur,  bien  qu'il  se  dé- 
fendît en  prétextant  son  zèle  pour  l'apôtre  Paul,  fut 
déposé  de  sa  situation  presbj^térale.  Le  livre  ne  fut  pas 
supprimé  pour  autant  :  mais  on  est  heureux  de  savoir 
que  l'Eglise  ne  se  reconnut  pas  dans  cette  histoire  har- 
die et  dans  cette  morale  exagérée. 

Encore  moins  est-elle  représentée  par  d'autres  romans 
apostoliques  presque  aussi  anciens  que  les  «  Actes  de 
Paul  » ,  mais  beaucoup  moins  inoffensifs.  Je  veux  parler 
des  Actes  de  Jean,  de  Pierre,  d'André  et  de  Thomas  \ 
qui  paraissent  avoir  été  en  circulation  dès  les  premiè- 


^  Pour  le  texte  de  ces  écrits  il  faut  se  reporter  à  l'édition 
de  Lipsius  et  Bonnet,  Âcfa  aposfolorum  apocri/pha,  qui  les  com- 
prend tous.  Le  recueil  de  même  titre,  publié  en  1851  par  Ti- 
schendorf,  est  bien  dépassé  par  cette  nouvelle  édition.  On  en  peut 
dire  autant  des  Acfa  Thomae  et  des  Acta  Andreae  cuin  lauda- 
tioiie  contexta,  publiés  en  1883  et  1895  par  M.  Bonnet.  Aux 
fragments  des  «  Actes  de  Pierre  »  publiés  dans  le  t.  I  par  Lipsius 
d'après  des  mss.  latins  et  grecs,  il  faut  ajouter  un  fragment 
copte  récemment  (1903)  édité  par  C.  Sclimidt,  dans  le  T.  u.  U., 
t.  XXIV  :  Die  alten  Petmsakten .  —  Pour  la  bibliographie,  v.  Bar- 
denhever,  Gesch.  der  altcJuHsf lichen  Literatur,  1. 1,  p.  414  et  suiy. 


512  CHAPITRE    XXV. 

res  années  du  IIP  siècle  \  Les  trois  ou  tout  au  moins 
les  deux  premiers  sont  étroitement  apparentés  ;  certains 
critiques  les  attribuent  au  même  auteur,  un  certain  Leu- 
cius  ou  Leucius  Charinus,  qui,  selon  d'autres,  n'aurait 
composé  que  les  Actes  de  Jean.  Ce  dernier  livre  est 
sûrement  hérétique,  d'un  docétisme  très  accentué,  avec 
références  à  l'Ogdoade,  à  la  Dodécade  et  au  Plérôme. 
Certains  récits  sont  d'une  liberté  qui  va  jusqu'à  l'in- 
convenance. Les  Actes  de  Pierre  soulèvent  moins  d'ob- 
jections ;  le  docétisme  y  est  beaucoup  moins  apparent. 
Il  en  était  de  même,  autant  qu'on  en  peut  juger  par  quel- 
ques fragments,  dans  les  «  Actes  d'André  » .  Ces  écrits 
ont  en  commun  une  tendance  ascétique  très  marquée, 
l'horreur  du  mariage  et  du  vin.  Si  saint  Pierre  et  saint 
André  sont  mis  à  mort,  c'est  parce  qu'ils  ont  inculqué 
aux  femmes  mariées  l'éloignement  du  lit  conjugal.  Le 
vin  est  proscrit  jusque  dans  l'Eucharistie  ;  elle  n'est 
célébrée  qu'avec  du  pain  et  de  l'eau. 

Les  Actes  de  Jean,  Pierre  et  André  ont  été  rédi- 
gés en  grec  ;  on  y  a  exploité  diverses  traditions  locales 
d'Asie,  de  E-ome,  d'ailleurs  encore.  Saint  André,  avec 
saint  Pierre  et  saint  Mathias,  évangélise  les  bords  de 
la  mer  Noire  ;  ses  aventures,  très  fantastiques,  se  termi- 
nent par  le  martyre,  à  Patras.  L'histoire  de  saint  Jean 
a,  pour  dernier  épisode,  la  «  Métastase  » ,  ou  l'on  voit 
le  vieil  apôtre  descendre  dans  le  tombeau  sans  mourir 
tout-à-fait.  Celle  de  saint  Pierre  développe  la    donnée, 

ï  Origène  les  connaissait;  v.  Eiisèbe,  H.  E.,  III,  1. 


LES    MŒURS    CHRÉTIENNES  513 

déjà  reçue-  dans  certains  cercles,  du  conflit  romain  entre 
saint  Pierre  et  Simon  le  magicien  *  et  celle  de  la  cru- 
cifixion de  l'apôtre,  la  tête  en  bas  *. 

Avec  les  «  Actes  de  Thomas  »  nous  sortons  du  monde 
grec.  C'est  dans  l'Inde  que  l'apôtre  porte  l'Evangile  ; 
c'est  à  Edesse  et  en  syriaque  que  sa  légende  a  été  écrite. 
En  dépit  de  cette  différence  d'origine,  l'inspiration  est 
à  peu  près  la  même  que  celles  des  autres  romans  aposto- 
liques. L'ascétisme  y  est  présenté  comme  l'essence  même 
de  la  religion.  La  gnose  se  révèle  çà  et  là,  surtout  en 
certaines  hymnes  moins  corrigées  que  le  reste  dans  les 
rédactions  qui  se  sont  conservées.  C'est  tout-à-fait  ce 
que  l'on  peut  attendre  du  milieu  bardesanite,  d'où  cette 
histoire  étrange  paraît  bien  être  sortie. 

Ces  apocryphes  ne  nous  sont  parvenus  qu'en  frag- 
ments. Leurs  textes  primitifs  n'auraient  pu  être  tolérés. 
Ils  furent  d'ailleurs  compromis,  au  W  siècle  et  au  V, 
par  l'usage  qu'en  firent  Manichéens  et  Priscillianistes. 
On  les  remania,  en  supprimant  les  traits  les  plus  cho- 
quants, mais  en  conservant  les  aventures  merveilleuses, 
auxquelles  le  populaire  persistait  à    s'intéresser.  De  là 

^  Il  ne  faut  pas  voir  là  une  attaque  contre  la  gnose,  en  la 
personne  de  son  ancêtre  classique.  Dans  les  Actes  de  Pierre, 
Simon  n'est  représenté  que  comme  un  magicien,  adversaire  du 
Clirist  et  des  apôtres,  sans  qu'aucune  doctrine  spéciale  soit  placée 
S3US  son  patronage. 

'  Le  martyre  de  saint  Pierre  fut,  par  la  suite,  détaché  du 
corps  du  récit,  développé,  pourvu  d'attaches  topograj)liiques  et 
mis  sous  le  nom  de  Linus,  le  premier  successeur  de  l'apôtre. 
Le  même  nom  s'attacha,  plus  tard  encore,  à  la  passion  de  saint 
Paul,  détachée  des  Acta  Pauli. 

DuCHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  -  T.  I.  m 


514  CHAPITRE    XXV. 

des  rédactions  à  peu  près  orthodoxes,  auxquelles  s'ali- 
menta pour  des  siècles  Thagiograpliie  des  apôtres. 

En  quelque  proportion  que  Thérésie  gnostique  soit^ 
en  ces  écrits,  combinée  avec  l'orthodoxie,  une  chose  est 
sûre,  c'est  qu'ils  ont  tous  une  même  tendance,  la  ten- 
dance   encratite,  opposée    aux  rapports  sexuels,  même 
dans  le  mariage,  et  à  l'usage  des  aliments  forts,  la  viande 
et  surtout  le  vin.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  renoncements 
individuels,  mais  de  règle   générale:  tout  chrétien  doit 
être  ascète,  continent,  encratite.  Ce  programme  n'était 
pas  nouveau.  On  l'affichait  déjà  au  temps  des  apôtres: 
la  première  épître  à  Timothée  le  condamne  énergique- 
ment  K  Dès  ce  temps-là  sans  doute  il  se  rattachait  à  des- 
idées  suspectes  sur  le  Créateur  et  la  Création.  Au  IP  siè- 
cle ces  idées  s'expriment  dans  les  diverses  formes    de 
la  gnose  et  dans  l'enseignement  marcionite.  Ce  ne  fut 
pas,  loin  de  là,  une  recommandation  pour  l'ascèse,  mais- 
plutôt  une  raison  de  la  soupçonner,  même   quand    elle 
pouvait  paraître    inoffensive.    Il  y   avait   peut-être  des 
encratites  qui  s'en  tenaient  à  leurs    observances;  mais 
il  est  rare  qu'on  parle  d'eux  sans  qu'il  ne  se  révèle  quel- 
que accointance  fâcheuse.  Saint  Denys  de  Corinthe  ^  pa- 
raît avoir  été  fort  préoccupé  de  cette   tendance.  Saint 
Irénée  ^  rattache  les  Encratites  à  Saturnil,   à  Marcion, 
et  surtout  à  Tatien,  qui  leur  aurait  appris  à  contester 

•  /  Tim.,  lY,  1-6. 

2  Ci-dessus,  p.  261,  436. 

3  Ilaer.,  I,  28. 


LES    MŒURS   CHRÉTIENNES  515 

le  salut  d'Adam  et  à  croire  aux  éons.  Clément  d'Ale- 
xandrie cite  ^  comme  une  de  leurs  autorités  lui  certain 
Julius  Cassianus,  auteur  d'un  traité  Tûîpî  éyxpaTSta; -/i  tzzzI 
£»jvou/îa;.  Ce  Cassien  était  un  docteur  en  docétisme, 
tout  comme  Saturnil  et  Marcion.  Hippolyte,  cependant, 
a  connu  des  Encratites  qui^  «  sur  Dieu  et  le  Christ,  pen- 
saient comme  l'Eglise  »  ;  il  ne  les  rattache  pas  à  Tatien  ^. 

On  n'entend  pas  dire  que  les  Encratites  aient  formé 
des  communautés  organisées.  Il  y  avait  sans  doute  de 
petits  groupes,  où  l'on  pouvait  célébrer  ou  recevoir  l'Eu- 
charistie selon  le  rituel  de  la  secte.  Le  plus  souvent  on 
se  mêlait  aux  autres  chrétiens,  orthodoxes  ou  même 
gnostiques.  Un  des  martyrs  de  Lyon,  Alcibiade,  semble 
bien  avoir  donné  quelque  temps  dans  l'encra tisme.  Il 
s'agit  en  somme  moins  d'une  doctrine  que  d'une  obser- 
vance, à  laquelle  on  pouvait  s'attacher  avec  plus  ou  moins 
de  rigueur  et  pour  des  raisons  diverses.  C'est  sans  doute 
à  r influence  encra ti te  qu'il  faut  rattacher  la  coutume, 
constatée  au  IIP  siècle  en  quelques  endroits,  de  con- 
sacrer l'Eucharistie  avec  du  pain  et  de  l'eau  seulement. 
Saint  Cyprien  fut  obligé  de  la  combattre  en  Afrique  ^. 
La  passion  du  martyr  Pionius,  de  Smyrne  (250),  nous 
le  représente  comme  attaché  à  cet  usage. 

Au  IV^  siècle  il  y  avait  encore  des  Encratites.  Saint 
Epiphane  *  en  signale  dans  les  grandes  villes,    comme 

1  Sfrom.,  in,  91. 

2  Philos.,  VIII,  20. 

3  Ep.  LXIII. 

^  Haer.,  46,  47,  01. 


516  CHAPITRE   XXV. 

E-ome  et  Antioche,  et  surtout  en  Asie-Mineure,  aux 
abords  du  massif  isaurien,  dans  les  provinces  de  Cilicie, 
d'Isaurie,  de  Pamph^die,  de  Pisidie,  et  dans  la  Phrygie 
brûlée.  Certains  d'entre  eux,  connus  sous  le  nom  d'Apos- 
toliques ou  d'Apotactites,  ajoutaient  à  l'observance  pri- 
mitive la  pratique  de  la  pauvreté  volontaire.  Tous  avaient 
en  grande  considération  les  actes  apocryphes  des  Apô- 
tres et  autres  productions  analogues. 

Bien  qu'elle  proscrivît  l'encratisme  doctrinal,  c'est- 
à-dire  la  répudiation  par  principe  de  certains  aliments 
et  des  rapports  sexuels,  l'Eglise  admettait  des  exer- 
cices de  mortification,  le  jeûne,  par  exemple,  pratique 
héritée  d'Israël.  Il  y  eut  de  très  bonne  heure  deux 
jours  de  «  station»  par  semaine,  le  mercredi  et  le 
vendredi.  Hermas  les  connaît  déjà  ;  ils  sont  marqués 
dans  la  Doctrine  des  Apôtres.  Ces  jours-là  le  repas 
se  prenait  plus  tard  et  l'alimentation  était  plus  sé- 
vère. A  Pâques  aussi  on  observait  un  jeûne,  celui-là 
fort  rigoureux.  D'abord  limité  à  un  jour  ou  deux,  il 
finit  par  s'étendre  à  toute  la  semaine  qui  précédait 
la  grande  fête.  En  certaines  circonstances  les  évêques 
invitaient  leurs  fidèles  à  observer  des  jeûnes  extraor- 
dinaires. Tout  cela,  c'étaient  des  observances  publiques; 
en  leur  particulier  les  fidèles  jeûnaient  quand  et  comme 
ils  l'entendaient. 

Une  autre  forme  de  l'ascèse,  c'était  la  pratique  de 
la  continence.  Elle  n'était,  bien  entendu,  imposée  à  per- 


LES    MŒURS   CHRÉTIENNES  617 

sonne.  De  bonne  heure,  cependant,  elle  fut  adoptée, 
comme  observance  libre  et  surérogatoire,  par  des  hom- 
mes ou  des  femmes,  dont  la  détermination  était  notoire. 
On  faisait  profession  de  virginité.  En  certains  cas,  comme 
en  celui  d'Origène,  la  mesure  fut  dépassée;  mais  ces 
exagérations  étaient  répudiées  par  le  sentiment  général. 
Les  continents  des  deux  sexes  ne  se  segrégeaient  pas 
du  monde.  Ils  vivaient  dans  leurs  familles  et  partageaient 
la  vie  commune  de  l'association  chrétienne.  Les  monas- 
tères sont  d'un  autre  temps.  Cependant  il  était  impos- 
sible qu'il  n'y  eût  pas  quelques  rapports  spéciaux  entre 
personnes  attachées  au  même  idéal  de  vie  pratique.  Les 
continents  se  connaissaient,  même  de  ville  à  ville,  d'é- 
glise à  église.  Ils  se  fréquentaient  entre  eux,  avec  une 
certaine  préférence.  De  là  naquirent  quelques  abus.  On 
vit  des  vierges  vivant,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre, 
en  dehors  de  leurs  familles,  s'associer  un  protecteur  de 
même  profession,  mais  de  sexe  différent,  et  soulever 
ainsi  les  protestations  des  chefs  ecclésiastiques  ^ 

En  dehors  de  ces  abus,  le  sacrifice  que  comporte 
une  telle  profession  était  hautement  considéré  dans  la 
société  chrétienne  et  au  dehors.  Les  vierges  chrétiennes 
étaient  l'honneur  de  l'Eglise. 

*  Sur  ce  sujet,  outre  le  Banquet  des  vierges  de  Méthode, 
V.  les  épîtres  pseudo-clémentmes  ad  Virgities  (des  deux  sexes). 
Ces  pièces,  dont  on  n'a  plus  qu'une  version  syriaque,  parais- 
sent avoir  formé  d'abord  un  seul  et  même  document.  Il  est  pos- 
sible que  le  nom  de  Clément  n'y  ait  été  attaché  que  lors  de  sa 
distribution  en  deux  lettres.  Le  lieu  d'origine  paraît  être  la  Syrie  ; 
la  date,  le  III^  siècle  assez  avancé.  Cf.  Cyprien,  Ep.  IV. 


518  CHAPITRE    XXV. 

Mais  cet  ascétisme  orthodoxe  et  facultatif  n'était  le 
fait  que  d'une  élite.  Au  commun  des  chrétiens  la  mo- 
rale commune  offrait  déjà  des  difficultés  assez  grandes. 
Les  engagements  résultant  de  l'éducation  religieuse  ou 
d'une  libre  vocation  n'étaient  pas  toujours  tenus.  Ce 
n'est  pas  à  une  situation  exceptionnelle  que  correspon- 
dait la  prédication  de  pénitence  dont  le  Pasteur  d'Her- 
mas  nous  offre  très  anciennement  une  expression  si  ori- 
ginale. Plus  on  allait,  plus  les  chrétiens  étaient  nom- 
breux. Les  actes  de  vertu  se  multipliaient,  les  péchés 
aussi.  De  là  des  nécessités  de  plus  en  plus  pressantes 
et  diverses.  La  casuistique  se  développa,  et  l'institution 
pénitentielle,  qui  n'avait  d'abord  montré  que  ses  traits 
les  plus  essentiels,  ne  tarda  pas  à  se  préciser. 

Elle  se  fondait  sur  ce  principe  très  simple  qu'une 
société  a  le  droit  d'exclure  ceux  de  ses  membres  qui  man- 
quent gravement  aux  statuts.  Le  fidèle  qui  contrevenait 
aux  engagements  du  baptême  était  rejeté  de  la  commu- 
nauté chrétienne,  excommunié.  Au  cas  où  l'excommunié 
était  touché  de  repentir  et  décidé  à  changer  de  conduite, 
il  pouvait  solliciter  sa  réadmission,  et,  si  sa  conversion 
présentait  des  garanties  suffisantes,  on  le  reprenait, 
mais  non  pas  en  qualité  de  membre  régulier  de  la 
communauté  :  il  était  classé  parmi  les  pénitents,  dans 
une  catégorie  spéciale,  analogue  à  celle  des  catéchumè- 
nes. Comme  ceux-ci,  les  pénitents  ne  pouvaient  assister 
qu'aux  préliminaires  du  service  divin.  Comme  eux,  ils 


LES   MŒURS    CHRÉTIENNES  519 

«étaient  l'objet  d'une  surveillance  étroite,  destinée  à  vé- 
rifier l'efficacité  de  leur  repentir.  De  plus  ils  étaient 
soumis  à  un  régime  d'expiation,  proportionné  à  la  gra- 
vité de  leurs  fautes.  Il  pouvait  arriver,  si  ces  fautes 
n'étaient  pas  d'extrême  gravité,  qu'on  les  réconciliât 
tout-à-fait  au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins  long  \  Ils 
reprenaient  alors  leur  place  d'autrefois  parmi  les  autres 
fidèles.  Mais  il  y  avait  des  cas  généralement  compris 
sous  les  dénominations  d'homicide,  d'adultère  et  d'apos- 
tasie, où  l'expiation  durait  jusqu'à  la  mort.  On  a  vu 
plus  haut  que  le  pape  Calliste  fit  fléchir  cette  règle 
sévère  et  admit  que  les  pénitents  coupables  de  fautes 
charnelles  pussent  être  réconciliés  avant  leurs  derniers 
moments.  L'opposition  des  rigoristes  s'exprima,  il  est 
ATai,  dans  les  écrits  d'Hippolyte  et  de  Tertullien  :  mais, 
dans  la  pratique,  on  s'inspira  partout  des  idées  romaines. 
Avec  l'homicide  volontaire  et  surtout  avec  l'apostasie 
•on  se  montra  moins  facile.  Au  lendemain  des  persécu- 
tions, alors  que  les  défaillances  s'étaient  produites  en 
très  grand  nombre,  on  accepta  comme  circonstances  at- 
ténuantes les  tourments  de  la  question,  l'exil,  la  perte 
•des  biens,  la  prison,  la  peur  elle-même,  et  on  liquida 
par  une  pénitence  rapide  une  situation  qui,  autrement, 
eût  été  fort  compliquée.  Cependant  l'ancienne  règle  fut 
maintenue  pour  ceux  qui,  en  dehors  de  tout  motif  d'ex- 

^  En  certains  pays,  comme  on  le  voit  par  l'épître  «  cano- 
nique »  de  saint  Grégoire  le  Thaumaturge  et  autres  documents 
orientaux,  il  y  avait  une  sorte  de  classification  des  pénitents; 
on  distinguait  les  Ecoutants  (à>tp;wy.£v;t),  les  Prosternés  (û-o- 
■TriTTTSvTc;),   les  Assistants  (a-JCTàvTî;). 


520  CHAPITRE    XXV. 

cuse,  se  rendaient  coupables  du  péché  d'idolâtrie,  sur- 
tout dans  sa  forme  la  plus  caractérisée,  le  sacrifice. 

Car  ce  n'était  pas  seulement  en  temps  de  persécu- 
tion que  l'on  était  exposé  à  se  compromettre  avec  le 
paganisme.  Quand  les  magistrats  laissaient  les  fidèles 
tranquilles,  ceux-ci  n'en  avaient  pas  moins  à  vivre  dans 
un  milieu  attaché  aux  anciennes  formes  religieuses.  Les 
relations  de  famille,  de  voisinage,  de  commerce,  pou- 
vaient entraîner  à  des  concessions  fâcheuses  '.  Certaines 
professions  étaient  pleines  de  périls,  par  exemple  celles 
de  soldat,  de  maître  d'école,  de  peintre,  de  sculpteur. 
Plus  on  allait  et  plus  se  miultipliaient  les  contacts  entre 
le  monde  et  la  société  chrétienne.  L'opinion  devenait 
de  moins  en  moins  défiante,  surtout  après  de  longs  in- 
tervalles de  tranquillité,  qui  rassuraient  les  fidèles  sur 
les  dispositions  de  l'Etat  et  les  païens  sur  les  dangers 
du  christianisme.  Peu  de  situations  étaient  considérées 
comme  incompatibles  avec  le  christianisme,  même  avec 
la  qualité  de  prêtre  ou  d'évêque.  Saint  Cyprien  ^  con- 
naissait des  évêques,  et  en  assez  grand  nombre  {plunmi\ 
qui  acceptaient  des  gérances  dans  l'administration  des 
domaines,  couraient  les  foires,  exerçaient  l'usure  ^,  pro- 
cédaient à  des  évictions.  On  a  vu  que  Paul  de  Samo- 
sate  cumulait  les  fonctions  d'évêque  d'Antioche  avec 
une  haute  situation  dans    les    finances    publiques;  son 

^  Le  concile  d'Elvire,  c.  57,  parle  de  dames  chrétiennes  qui 
prêtaient  des  vêtements  pour  décorer  les  processions  païennes. 

^  De  lapsis,  6. 

^  Des  désordres  semblables  sont  condamnés  dans  les  canons 
19  et  20  du  concile  d'Elvire. 


LES    MŒl'RS    CHRÉTIENNES  521 

adversaire,  Malchion,  était  directeur  de  l'école  «  hellé- 
nique »  à  Antioche,  chose  bien  extraordinaire  pour  un 
prêtre  en  fonctions.  Le  mathématicien  Anatole,  chef  de 
l'école  aristotélicienne  d'Alexandrie,  fut  élevé  à  l'épis- 
copat.  Vers  la  fin  du  III"  siècle,  le  directeur  de  la  ma- 
nufacture impériale  de  pourpre,  établie  à  Tyr,  était  un 
prêtre  d'Antioche.  La  maison  impériale,  depuis  Néron 
jusqu'à  Dioclétien,  compta  toujours  beaucoup  de  chré- 
tiens. A  la  longue  on  en  vint  à  accepter  non  seulement 
des  gérances  financières,  mais  des  magistratures  muni- 
cipales ou  même  provinciales.  Que  dis-je?  On  vit  des 
fidèles  du  Christ  devenir  flamines,  c'est-à-dire  prêtres 
païens.  Le  gouvernement,  dans  les  derniers  temps,  se 
montrait  si  complaisant  que,  pour  les  titulaires  chrétiens 
de  ces  fonctions,  il  faisait  fléchir  les  obligations  reli- 
gieuses qu'elles  comportaient.  On  pouvait  être  grand- 
prêtre  de  E-ome  et  d'Auguste  sans  offrir  de  sacrifice  à 
ces  divinités  officielles  '. 

Cette  tolérance  touche  vraiment  à  l'absurde,  de  quel- 
que côté  qu'on  l'envisage.  L'Etat  ou  les  municipalités 
qui  admettaient  des  flamines  chrétiens,  avec  dispense 
de  sacrifice,  se  mettaient  en  contradiction  avec  l'essence 
de  cette  institution  de  culte.  Autant  aurait  valu  l'abolir 
elle-même.  Quant  aux  chrétiens  qui  consentaient  à  re- 
vêtir ces  sacerdoces,  ce  devaient  être  des  chrétiens  de 


^  Il  y  avait,  parmi  les  chrétiens,  des  gens  de  théâtre,  des 
gladiateurs,  jusqu'à  des  filles  de  joie  et  des  lenones.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  dire  que  de  telles  professions  n'étaient  pas  tolérées 
par  les  autorités  ecclésiastiques. 


522  CHAPITRE    XXY. 

bien  large  observance.  Au  concile  d'Elvire  leur  situation 
fut  l'objet  de  critiques,  mais  de  critiques  fort  douces 
au  fond,  malgré  leur  apparente  sévérité.  On  se  borna 
à  mettre  en  relief  certaines  espèces,  à  réprouver  cer- 
tains cas  plus  graves.  Peut-être  aurait-il  mieux  valu  con- 
damner en  bloc  et  sans  rémission  cette  énorme  déro- 
gation aux  principes  chrétiens  les  plus  élémentaires. 
Mais  sans  doute  il  était  déjà  trojD  tard,  à  la  fin  du 
III^  siècle,  pour  se  montrer  si  rigoureux. 

Ce  concile  d"Elvire,  qui,  avec  certaines  pages  de  l'his- 
toire ecclésiastique  d'Eusèbe,  nous  permet  d'apprécier 
l'état  moral  de  la  société  chrétienne  à  la  veille  des  der- 
nières persécutions,  est,  en  dehors  même  de  cela,  un 
document  du  plus  haut  intérêt  ^  L'histoire  ecclésiastique 
d'Espagne,  si  Ton  met  à  part  de  vagues  traditions  sur 
la  jDrédication  de  saint  Paul  ^,  n'est  guère  représentée, 
pour  la  période  des  origines,  que  par  quelques  faits 
isolés,  relatifs  au  temps  des  persécutions  de  Dèce  et 
de  Yalérien.  Il  en  a  été  question  plus  haut.  Au  concile 
d'Elvire  (lUihenis,  Grenade;  l'église  espagnole  se  révèle 
avec  une  tout  autre  ampleur.  Outre  une  vingtaine  d'é- 
vêques  ^,  un  bon  nombre  d'églises  y  étaient    représen- 

^  Sur  ce  sujet,  voir  mon  mémoire  Le  concile  cVElvire  et  les 
fiamines  chrétiens,  dans  les  Mélanges  Eenier  (1887),  p.  lb\)  et  suiv. 

2  Quant  aux  légendes  sur  celle  de  saint  Jacques,  je  m'en 
suis  expliqué  dans  un  mémoire  intitulé  Saint  Jacques  en  Galice, 
publié  dans  les  Annales^  du  Midi,  t.  XII  (1900)  p.  145. 

^  Ceux  de  Legio  (-Astiunca),'  de  Saragosse,  di'Emerita,  Osso- 
nova  (Faro),  d'Evora,  d'^4cci  {Guaidix),  Castido,  Mentesa,  Urci, 
Tolède,  Salaria,  Eliocroca ;  de  Cordoue,  Séville,  Tucci,  Ipagrum, 
llliberris,  Malaga. 


LES   MŒURS   CHRÉTIENNES  523 

tées  par  des  prêtres.  Tous  les  noms  conservés  ne  sont 
pas  identifiables,  mais  ils  suffisent,  par  leur  nombre,  à 
témoigner  de  l'extension  qu'avait  alors  le  christianisme 
en  Espagne,  surtout  dans  les  régions  méridionales. 

Il  prouve  également  que,  si,  dans  ces  chrétientés  ibé- 
riques, la  mondanité  avait  fait  de  lamentables  progrès, 
les  chefs  de  l'Eglise  n'avaient  pas  perdu  de  vue  l'idéal 
antique  et  qu'ils  ne  craignaient  pas  de  recourir  aux 
pénalités  les  plus  sévères  pour  défendre  la  morale  évan- 
gélique.  Sur  les  quatre-vingt-un  canons  dont  se  compose 
l'ordonnance  des  Pères  d'Elvire,  dix-sept  se  terminent 
par  la  sévère  formule:  nec  in  fînem  dandam  esse  com- 
munionem.  Ceci  ne  doit  pas  être  interprété  en  ce  sens 
que  l'épiscopat  espagnol  vouât  à  la  damnation  les  cou- 
pables visés  par  cette  disposition,  ni  même  que  l'Eglise 
les  exclût  tout-à-fait  de  son  sein  :  elle  les  admettait  dans 
la  condition  inférieure  qui  était  celle  des  pénitents.  Mais 
^lie  refusait  d'user  à  leur  égard  de  ses  pouvoirs  de  ré- 
mission extérieure  et  complète,  s'en  rapportant  à  Dieu 
du  soin  d'agréer  leur  repentir. 


CHAPITRE  XXVI. 
La  société  chrétienne. 


Eglises  mères,  églises  filiales.  —  Premières  métropoles  ecclésiastiques. 
—  Développement  de  la  hiérarchie.  —  Le  siège  social  de  l'église  locale.  — 
L'Eucharistie  et  l'agape.  —  Catégories  de  fidèles  :  les  confesseurs  et  les  vier- 
ges. —  Origines  du  célibat  clérical.  —  Les  règles  ecclésiastiques  et  les  re- 
cueils «  ai)ostoliques  ».  —  L'évêque  et  l'épiscopat.  —  L'autorité  universelle 
de  l'Eglise  romaine. 


Les  chrétiens  étaient  groupés,  comme  les  juifs  l'a- 
vaient été  avant  eux  et  l'étaient  encore,  en  communau- 
tés locales,  sous  la  direction  d'une  hiérarchie  dont  les 
degrés  principaux,  évêques,  prêtres,  diacres,  remon- 
taient, on  l'a  vu,  jusqu'aux  temps  apostoliques.  Ces  com- 
munautés locales,  ces  églises,  étaient  essentiellement 
unies  entre  elles  :  elles  se  concevaient  comme  les  mem- 
bres d'un  même  corps,  comprenant  l'ensemble  des  fidè- 
les du  Christ  et  formant  l'Eglise,  non  plus  locale,  mais 
universelle,  l'Eglise  catholique. 

Où  commençait,  où  finissait  l'église  locale  ?  Sur  quels 
principes  se  déterminait  son  étendue  ?  Il  est  moins  aisé 
qu'on  ne  pense  de  donner  ici  une  réponse  qui  satisfasse 
à  tous  les  cas.  En  général,  quand  une  église  s'était  or- 
ganisée dans  un  chef-lieu  de  cité,  son  ressort  s'identi- 
fiait avec  le  territoire  de  cette  cité.  Cependant  il  n'en 
était  pas  de  même  partout.  Les  chrétiens  de  Vienne,  par 


LA    SOCIÉTÉ   CHRÉTIENNE  525 

exemple,  semblent  bien  avoir  été  d'abord  très  étroite- 
ment groupés  avec  ceux  de  Lyon.  En  Espagne,  au  milieu 
du  nP  siècle,  un  même  évêque  gouvernait  les  fidèles 
de  Léon  (Legio)  et  d'Astorga  (Astiwka),  et  l'indivision 
se  maintint  pendant  de  longs  siècles.  La  province  de 
Scythie,  qui  comptait  un  assez  grand  nombre  de  villes, 
n'eut  jamais  d'autre  évêque  que  celui  de  Tomi.  Dans 
la  partie  de  la  Thrace  qui  avoisine  le  Bosphore  et  forma, 
au  temps  de  Dioclétien,  la  province  d'Europe,  il  n'y 
avait  encore,  en  431,  que  quatre  évêques,  à  chacun  des- 
quels ressortissait  la  population  chrétienne  de  deux  cités. 
L'église  d'Alexandrie  fut,  jusqu'au  commencement  du 
IIF  siècle,  la  seule  église  épiscopale  d'Egypte:  certains 
indices  donnent  lieu  de  croire  que  Rome  avait  la  même 
situation  en  Italie  et  L^^on  dans  la  Gaule  celtique.  Cela 
ne  veut  pas  dire,  assurément,  que  tous  les  chrétiens 
d'Eg3^pte,  d'Italie  et  de  la  Gaule  celtique  fussent  con- 
centrés à  Alexandrie,  à  Rome  et  à  Lyon.  Ils  étaient 
disséminés  un  peu  partout  dans  le  pays,  en  groupes  qui 
n'arrivèrent  que  progressivement  à  l'autonomie  et  à 
l'organisation  complète.  Même  alors,  on  conçoit  aisément 
que  les  églises  filiales  n'aient  pu  se  placer,  vis-à-vis  de 
l'église-mère,  sur  un  pied  d'égalité  parfaite.  La  dépen- 
dance s'exprima  diversement,  suivant  les  lieux.  En  cer- 
tains endroits  on  s'abstint  de  donner  à  la  fondation 
nouvelle  une  organisation  aussi  complète  que  celle  de 
r église-mère.  L'évêque  de  celle-ci  continuait  d'être  son 
évêque  ;  il  la  dirigeait  par  l'intermédiaire  d'un  prêtre 
spécial   ou   même    d'un    diacre.    Ailleurs,   en  des    pays 


526  CHAPITRE   XXYJ. 

OÙ.  les  villes  étant  rares,  les  églises  succursales  se 
trouvaient  dans  des  bourgs  et  autres  localités  de  cam- 
pagne, leurs  chefs  prirent  le  nom  de  chorévêques.  Au 
concile  d'Elvire  on  voit  figurer  des  prêtres  de  localités 
urbaines,  qui,  ce  semble,  n'eurent  jamais  d'évêques.  De 
même,  dans  les  conciles  grecs  du  lY^  siècle,  on  ren- 
contre souvent  des  chorévêques,  venus  généralement 
de  Syrie  ou  des  provinces  orientales  d'Asie-Mineure. 
Là  même  où,  sans  distinction  de  grandes  et  de  petites- 
cités,  toutes  les  églises  locales  furent  pourvues  de  la 
hiérarchie  complète,  dans  la  Basse-Italie,  par  exemple, 
en  Afrique  et  en  Eg3'pte,  leurs  évêques  furent  toujours- 
plus  ou  moins  subordonnés  à  ceux  de  l'église  princi- 
pale, d'où  elles  avaient  essaimé. 

De  ces  relations  naquirent  tout  naturellement  des 
organisations  non  plus  seulement  locales,  mais  en  quel- 
que sorte  provinciales  ^  Ce  dernier  terme,  cependant,  ne 
doit  pas  être  pris  au  pied  de  la  lettre.  Avant  Dioclé- 
tien  on  ne  trouve  nulle  part,  surtout  en  Occident,  le 
moindre  indice  qui  décèle  la  préoccupation  de  reproduire^ 
dans  le  groujDement  des  églises,  la  distribution  de  l'em- 
pire en  provinces.  L'évêque  de  Carthage,  ou  du  moins 
son  concile,  a  pour  ressort  tout  l'ensemble  des  pro- 
vinces africaines.  Proconsulaire,  Numidie,  Mauritanies. 
L'Italie  relève  tout  entière  du  siège  romain:  celui 
d'Alexandrie   est   un    centre    ecclésiastique   commun    à 


^  Sur  ceci,  v.  mes  Origines  du   culte  chrétien,  3®  éd.,  p.  IB 
et  suiv. 


LA    SOCIÉTÉ   CHRÉTIENNE  527 

l'Egypte  et  à  la  Cyrénaïque,  bien  que  ces  deux  pays 
ne  dépendent  pas,  au  civil,  des  mêmes  administrateurs. 
Ici  les  rapports  ne  sont  nullement  déterminés  par  les 
groupements  administratifs,  mais  par  les  circonstances 
de  l'évangélisation,  qui  relèvent  elles-mêmes  des  condi- 
tions géographiques.  En  d'autres  endroits,  où  les  égli- 
ses se  trouvaient,  au  point  de  vue  des  origines,  à  peu 
près  sur  le  même  pied,  les  évêques  se  groupaient  quel- 
quefois autour  de  leur  doyen,  d'âge  ou  de  fonctions. 
Dès  le  temps  de  Marc-Aurèle,  l'évêque  d'Amastris,  Pal- 
mas,  présidait  à  ce  titre  l'épiscopat  d'une  partie  de  la 
province  de  Bith^^iie-Pont.  Dans  les  provinces  africai- 
nes, cet  usage  se  maintint  fort  longtemps.  On  n'y  vit 
jamais,  sauf  en  Proconsulaire,  l'autorité  métropolitaine 
attribuée  à  l'évêque  du  chef-lieu  administratif. 

Ce  dernier  système,  au  contraire,  fut  adopté  pres- 
que partout  dans  la  partie  grecque  de  Tempire,  mais 
seulement  après  que  Dioclétien,  vers  la  tin  du  IIF  siècle, 
eut  remanié  les  circonscriptions  provinciales.  Dans  cha- 
cune des  nouvelles  provinces,  l'évêque  du  chef-lieu  fut 
considéré  comme  le  centre  du  groupement  épiscopal  et 
ce  groupement  fut  défini  par  les  limites  mêmes  de  la 
province.  C'était  une  innovation.  Le  concile  de  Nicée 
la  consacra,  il  est  vrai  :  mais  il  dut  admettre  certaines 
exceptions,  jqui  correspondaient  à  la  tradition  antérieure. 
En  Occident,  le  nouveau  régime  ne  s'installa  pas  sans 
résistance,  surtout  en  Italie  et  en  Afrique,  où  les  vieil- 
les métropoles  de  Rome  et  de  Carthage  durent  être 
respectées. 


528  CHAPITRE   XXVI. 

Mais  revenons  à  Téglise  locale.  La  hiérarchie  pri- 
mitive n'avait  pas  tardé  à  se  compliquer.  Aux  ancien- 
nes fonctions  de  l'évêque,  du  prêtre  et  du  diacre,  d'au- 
tres étaient  venues  s'ajouter.  Ici,  des  diversités  ne  pou- 
vaient manquer  de  se  produire.  A  Rome,  au  milieu  du 
in^  siècle,  il  y  avait  ^  quarante-six  prêtres,  sept  diacres, 
autant  de  sous-diacres,  quarante-deux  acolytes,  cin- 
quante-deux clercs  inférieurs,  exorcistes,  lecteurs,  por- 
tiers *.  La  population  chrétienne  de  la  ville  était  répar- 
tie en  sept  régions.  Le  nombre  de  ces  régions  paraît 
avoir  été  coordonné  à  celui  des  diacres  ^,  des  sous-dia- 
cres et  des  acolytes  :  chaque  région  avait  un  diacre,  un 
sous-diacre  et  six  acolytes.  Ce  personnel  s'employait  à 
des  fonctions  d'assistance  et  d'administration.  Plus  de 
quinze  cents  pauvres  étaient  à  la  charge  de  la  commu- 
nauté. Quant  aux  exorcistes,  lecteurs,  portiers,  leur  mi- 
nistère avait  plutôt  rapport  au  culte  proprement  dit  et 
à  la  préparation  au  baptême. 

Le  centre  de  l'administration  ecclésiastique,  le  siège 
social  de  la  communauté  romaine,  paraît  être  demeuré 
suburbain  pendant  tout  le  IIP  siècle.  On  peut  conjec- 
turer que,  lorsque  Constantin  l'installa  au  Latran,  il  s'y 
transporta  de  la  voie  Appienne,  domicile  qui  semble 
avoir  succédé  lui-même  à  l'établissement  primitif  de  la 

ï  Lettre  de  Cornélius,  Eus.,  YI,  43. 

^  Les  mêmes  degrés,  sauf  celui  de  portier,  sont  attestés  vers  le 
même  temps,  à  Carthage,  par  la  correspondance  de  saint  Cyprien. 

3  En  d'autres  églises  on  rencontre  aussi  le  nombre  de  sept 
pour  les  diacres.  C'était  sans  doute  un  souvenir  des  sept  «  dia- 
cres»  de  Jérusalem  (Conc.  de  Néocésarée,  can.  15"). 


LA   SOCIÉTÉ   CHRÉTIENNE  529 

voie  Salaria.  En  ville,  cependant,  il  y  avait  déjà  un 
certain  nombre  d'établissements  chrétiens  '.  Il  en  était 
de  même  à  Alexandrie,  où  les  prêtres  paraissent  avoir 
été  attachés  d'assez  bonne  heure  à  des  églises  déter- 
minées et  avoir  eu  plus  d'autonomie  qu'à  Rome. 

En  dehors  des  grandes  villes  il  n'y  avait,  le  plus 
souvent,  que  deux  établissements,  le  cimetière  et  la 
maison  ecclésiastique.  Le  cimetière  était  le  lieu  de  sé- 
pulture, privatif,  destiné  aux  seuls  membres  de  la  com- 
munauté. Quant  à  la  maison  ecclésiastique,  elle  servait 
de  résidence  à  l'évêque,  et  lui  fournissait  un  local  pour 
son  administration:  on  y  recevait  les  fidèles  en  voyage, 
souvent  aussi  les  malades.  C'est  là  que  se  tenaient  les 
assemblées  religieuses,  dans  une  grande  salle,  précédée 
d'une  cour  à  portiques.  Au  fond,  dans  une  abside,  sié- 
geait l'évêque,  entouré  du  collège  presbytéral.  Une  table 
ou  autel  servait  à  la  célébration  de  l'Eucharistie,  une 
estrade  (ambonj  aux  lectures,  qui  tenaient  alors  une  si 
grande  place  dans  ces  réunions. 

L'Eucharistie  était  toujours  l'acte  religieux  par 
excellence.  A  l'origine  on  la  célébrait  à  la  fin  d'un  re- 
pas de  corporation.  C'est  ce  que  nous  appelons  l'agape. 
Au  deuxième  siècle  ^  l'agape  était  déjà  séparée  de  l'Eu- 

*  Cela  résulte  des  documents  sur  les  saisies  d'églises  en  303. 
Il  est,  du  reste,  impossible  de  préciser.  Quelques-unes  des  égli- 
ses presbytérales  du  IV®  siècle  ont  des  légendes  qui  en  repor- 
tent très  haut  les  premières  origines. Vraisemblables  en  gros,  ces 
légendes  n'offrent  aucune  garantie  pour  le  détail  des  choses. 

^  Voir  la  célèbre  description  de  l'agape  dans  Tertullien, 
Apolog.,  39. 

Duchesse.  Hist.  anc.  de  VEyl.  -  T.  I.  31 


530  CHAPITRE   XXVI. 

charistie.  Elle  avait  lieu  le  soir,  tandis  que  l'Eucha- 
ristie se  célébrait  dans  les  assemblées  du  rnatin.  Les^ 
repas  de  corps,  quelque  frugalité  qui  pût  y  présider, 
n'étaient  praticables  qu'en  groupes  restreints.  Quand  les- 
églises  furent  devenues  des  assemblées  nombreuses,  il 
eût  été  difficile  d'organiser  de  tels  banquets  et  d'y 
assurer  le  bon  ordre.  L'agape  fut  maintenue,  mais-  m.oins 
comme  expression  exacte  d'une  réelle  vie  comînune  que 
comme  souvenir  du  passé  et  aussi  comme  œuvre  d'as- 
sistance. Il  n'y  alla  bientôt  plus  que  les  pauvres  et  le 
clergé;  encore  celui-ci  y  prenait-il  part  plutôt  par  fonc- 
tion que  par  attrait.  La  périodicité  n'était  pas  la  même 
que  pour  la  liturgie  ordinaire.  L'agape  devint  de  plus- 
en  plus  rare  et  finit  par  tomber  en  désuétude  ^ 

Dans  l'ensemble  de  la  communauté,  le  clergé  for- 
mait une  catégorie  déjà  bien  tranchée.  Il  n'y  en  avait 
guère  d'autres,  sauf  les  catéchumènes,  qui  n'avaient  pas 
encore  la  qualité  d'initiés,  et  les  pénitents,  qui  l'avaient 
perdue.  Cependant  les  confesseurs  et  les  continents  vo- 
lontaires acquirent  bientôt  une  position  spéciale.  On  a 
vu  avec  quel  sans-gêne  les  confesseurs  de  Lyon  et  d'A- 
frique traitaient  leurs  supérieurs  religieux.  Le  fait  de 
n'avoir  pas  renié  le  Christ  et  d'avoir  souffert  pour  la 
foi  leur  constituait  des  titres  à  l'assistance,  aux  fonc- 
tions ecclésiastiques,  et  surtout  à  la   considération  pu- 

^  Les  agapes  ou  repas  funèbres  sont  tout  autre  chose.  On 
doit  y  voir  un  usage  funéraire  antérieur  au  christianisme,  que 
l'Eglise  laissa  subsister  tant  qu'il  ne  dégénéra  pas  en  abus. 
Même  alors  il  ne  fut  pas  aisé  de  l'extirper. 


LA    SOCIÉTÉ   CHRÉTIENNE  531 

bliqiie.  Ils  en  abusèrent  \  Les  continents,  les  vierges  sur- 
tout, n'avaient  pas  une  moindre  idée  de  leurs  mérites. 
L'opinion  les  soutenait.  A  l'église  on  leur  assignait  des 
places  spéciales.  Les  éloges  dont  leur  profession  était 
l'objet,  dans  les  discours  et  dans  les  livres,  parvinrent 
bien  à  se  maintenir  sur  le  terrain  de  l'orthodoxie  :  on 
ne  s'inspira  plus  d'idées  dualistes  et  l'on  s'abstint  de 
toute  critique  à  l'égard  de  la  création.  Cependant  la 
comparaison  inévitable  entre  la  profession  virginale  et 
l'état  de  mariage  aboutissait  trop  aisément  à  discréditer 
celui-ci.  Les  personnes  les  mieux  intentionnées  étaient 
exposées,  en  cette  matière,  à  dépasser  les  limites. 

Une  telle  situation  n'était  pas  sans  danger  pour  le 
bon  ordre  ecclésiastique.  A  force  d'être  célébrés  par  les 
autres  et  de  se  célébrer  eux-mêmes,  les  confesseurs  et 
les  vierges  tendaient  à  constituer  dans  la  société  chré- 
tienne une  aristocratie,  qui  pouvait  être  tentée  de  con- 
tester à  la  hiérarchie  ses  droits  au  gouvernement  de 
l'Eglise  ^.  Nous  verrons  plus  tard  comment  se  développa 
et  se  dénoua  cette  situation.  Dès  avant  le  IV^  siècle 
elle  avait  déjà  porté  une  conséquence  importante,  l'ap- 
parition du  célibat  ecclésiastique.  De  bonne  heure  l'o- 
pinion chrétienne  éleva,  sur  ce  point,  des  exigences  plus 
ou  moins  étroites,  et  le  clergé  sentit  qu'il  devait  y  dé- 
férer, sous  peine  de    compromettre    son   influence.    Du 

^  Outre  les  faits  déjà  cités,  v.  le  canon  25  du  concile  d'Elvire. 

^  Saint  Ignace  d'Antioche,  Ad  Polyc,  5,  recommande  déjà 
aux  continents  de  ne  pas  tirer  vanité  de  leur  profession  et  sur- 
tout de  ne  pas  prétendre  en  savoir  plus  long  que  les  évèques. 


532  CHAPITRE   XXVI. 

moment,  en  effet,  où  l'on  admettait  que  l'état  de  con- 
tinence représente  un  idéal  plus  parfait  que  l'état  de 
mariage,  comment  n'aurait-on  pas  demandé  au  clergé 
de  se  recruter  et  de  se  maintenir  dans  la  catégorie  la 
plus  parfaite? 

A  Rome,  au  temps  de  Calliste  et  d'Hippolyte,    les 
rigoristes    interdisaient    le    mariage    aux    membres    du 
clergé  \  sous  peine  de  déposition.  Le   concile   d'Elvire 
(c.  33)  va  plus  loin  :  il  défend  à  tous  les  clercs  d'user 
du  mariage  contracté  avant  l'ordination.  Cette  loi  était 
appliquée  à  Rome  au  déclin  du  IV®  siècle,  mais  seule- 
ment pour  les  évêques,  prêtres  et  diacres.  On  ne  sau- 
rait dire  quel  était  au  juste  l'usage  officiel  antérieure- 
ment à  la  persécution  de  Dioclétien.  En  Orient  aussi, 
on  n'arriva  que  progressivement  à  la  discipline  actuel- 
lement et  depuis  longtemps  en  vigueur.  Pour  le  temps 
où  nous  sommes,  les  documents  ne  laissent  voir  aucune 
discipline  uniformément  établie.  En  certains  endroits  ^ 
on  souhaite  que  l'évêque  ou  ne  soit  pas  marié  ou  vive 
fraternellement  avec  sa  femme,  et  que  les  prêtres  aussi 
observent  quelque  discrétion  en  ce  genre  de  rapports. 
Ailleurs  ^  on  semble  répugner   à  l'ordination    des    céli- 
bataires. Enfin  il  y  a  des  endroits  ''  où  l'on  n'a  même 
pas  l'idée  que  les  clercs  soient,  au  point  de  vue  du  ma- 
riage, dans  une  autre  situation  que  les  fidèles  ordinaires. 

1   Va   Ti;   Iv   y.Xrpui   «v  -^-xu.'Ar,   [niilosophuin.,    IX,    12). 
^  Canons  ecclésiastiques  des  saints  apôtres. 
3  Canons  d'Hippolyte. 
*  Didascalie  des  Apôtres. 


LA   SOCIÉTÉ   CHRÉTIENNE  533 

Ces  diversités  montrent  bien  que  nous  sommes  encore 
aux  origines  de  l'institution. 

Peu  à  peu  la  discipline  se  fixait.  Les  habitudes,  ou 
reçues  des  premiers  fondateurs,  ou  introduites  peu  à 
peu,  à  la  demande  des  circonstances,  prenaient  à  la 
longue,  dans  chaque  église,  le  caractère  d'usages  con- 
sacrés, de  règles  ecclésiastiques.  La  coutume  des  grandes 
églises,  des  églises  mères,  dont  la  tradition  était  plus 
longue  et  l'expérience  plus  diverse,  s'imposait  à  l'imi- 
tation des  communautés  filiales  ou  moins  importantes. 
Ces  grandes  églises,  à  la  vérité,  ne  semblent  guère  avoir 
eu  soin  de  se  concerter:  '  cependant  il  ne  résulta  pas 
de  ce  fait  un  trop  grand  défaut  d'uniformité.  Grâce  à 
la  fréquence  des  rapports,  grâce  aussi  à  ce  que  le  déve- 
loppement partait  de  principes  identiques  et  s'opérait 
à  peu  près  dans  les  mêmes  conditions,  une  discipline 
sensiblement  uniforme  s'établit  partout. 

L'autorité  ecclésiastique  ne  se  pressa  pas  de  la  co- 
difier. Au  concile  de  Nicée  et  longtemps  après,  il  est 
question  de  règles,  de  canons:  ces  termes  ne  peuvent 
guère  signifier  autre  chose  que  la  tradition  communé- 
ment acceptée,  sans  égard  à  une  formulation  déterminée. 
Cependant,  dès  avant  le  IV'  siècle,  on  voit  apparaître 
de  petits  livres  où  se  trouvent  rassemblées  et  clas- 
sées, avec  les  préceptes  généraux  de  la  morale  chré- 
tienne, un  certain  nombre  de  règles  sur  la  hiérarchie^ 
le  culte,  la  discipline.  Ces  petits  codes,  anonymes  pour 

^  De  là  des  accidents  comme  la  querelle  pascale  et  le  con- 
flit à  propos  du  baptême  des  hérétiques. 


5'34  CHAPITRE   XXVI. 

nous,  se  produisaient  le  plus  souvent  sous  le  patronage 
des  apôtres.  Xous  avons  rencontré  déjà,  en  ce  genre, 
le  très  ancien  livre  intitulé  Doctrine  (Ai^a/Ti)  des  apô- 
tres. Au  IIP  siècle,  vraisemblablement,  appartiennent 
les  Canons  ecclésiastiques  des  saints  apôtres  ^,  la  Didas- 
calie  fZey  apôtres  ^,  les  Canons  d'Hippolyte  ^.  Cette  der- 
nière compilation  parait  avoir  eu  des  attaches  romaines  : 


^  Cette  compilation  se  présente  sous  divers  titres  :  «  Pré- 
ceptes par  Clément  »  i  Aiara-^'aî  al  ocà  KXry.svrs;),  «  Canons  ecclé- 
siastiques des  saints  apôtres  »,  Diiae  Viae  vil  Iiidiciiim  secun- 
clum  Fetriim.  On  en  a  encore  le  texte  grec  original,  souvent 
publié.  Y.  en  particulier  Hilgenfeld,  Xoviim  Testamentiim  extra 
canonem  receptiwi,  fasc.  4. 

^  La  Didascalie  n'a  d'abord  été  connue  que  dans  une  ver- 
sion syriaque,  publiée  en  1855  par  P.  de  Lagarde  (alias  P.  Bôt- 
ticlier).  Des  fragments  d'une  version  latine  ont  été  récemment 
découverts  à  Vérone,  par  Hauler,  qui  en  a  commencé  la  publi- 
cation: Didascaliae  apostolorum  fragmenta  Verouensia  lati)ia, 
Leipzig,  1900.  Version  française  du  syriaque,  publiée  par  F.  Nau, 
X?  Canoniste  contemporain,  1901-2.  Version  allemande,  avec 
commentaires,  par  Aclielis  et  Flemming,  dans  les  Texte  u.  U., 
t.  XXV  (1904).  —  La  Didascalie  des  apôtres  forma  par  la  suite 
le  noyau  d'une  compilation  analogue,  les  Constitutions  aposto- 
liques, dont  les  six  premiers  livres  n'en  sont  qu'un  remanie- 
ment très  amplifié. 

3  Sur  les  Canones  Hijjpolyti,  v.  l'édition  d'Achelis  dans  les 
Texte  u.  U.,  t.Yl  (1891);  j'en  ai  joint  une  reproduction  aux 
dernières  éditions  de  mes  Origines  du  culte  chrétien.  Le  grec 
primitif  est  perdu;  nous  n'en  avons  qu'une  version  arabe,  la- 
quelle n'en  dérive  que  par  l'intermédiaire  d'une  recension  copte. 
C'est  sur  l'arabe  qu'a  été  faite  la  traduction  latine.  Dans  son 
important  travail  Die  Apostoli.^chen  Konstitutionen,  Rottenburg, 
1891,  M.  Punk,  dont  les  patients  travaux  et  la  haute  compé- 
tence en  C3  genre  de  choses  sont  connue  de  tout  le  monde, 
abaisse  beaucoup  trop,  à  mon  avis,  la  date  des  Canons  d'Hip- 
polyte;  il  les  reporte  au  T®  siècle. 


LA    SOCIÉTÉ   CHRÉTIENNE  535 

les  Canons  ecclésiastiques  semblent  originaires  d'Egypte; 
quant  à  la  Didascalie,  elle  nous  transporte  dans  les  ré- 
gions syriennes.  Il  faut  se  garder  de  considérer  ces  re- 
cueils comme  l'expression  absolument  exacte  de  la  disci- 
pline réellement  observée.  Celle-ci,  telle  que  les  auteurs 
l'avaient  sous  les  yeux,  y  entre  assurément  pour  beau- 
coup; cependant  rien  ne  nous  garantit  qu'on  ne  l'ait 
pas  complétée  çà  et  là,  d'après  des  sentiments  et  des 
désirs  privés.  Ces  petits  livres  donnaient  une  expression 
à  cette  idée,  universellement  répandue,  que  tout  ce  que 
l'Eglise  possédait  de  bonnes  traditions  et  d'institutions 
utiles,  elle  le  tenait  des  Apôtres.  Ce  même  sentiment 
se  rencontre,  sous  d'autres  formes,  chez  tous  les  écri- 
vains chrétiens  qui  se  trouvent  amenés  à  réfléchir  sur 
la  constitution  de  l'Eglise.  Au  IIF  siècle  on  n'enten- 
dait plus  guère  parler  d'inspirés,  de  prophètes,  de  doc- 
teurs itinérants.  Depuis  l'échec  du  montanisme  et  de  la 
gnose,  la  hiérarchie  était  décidément  tout.  C'est  par  les 
évêques  que  l'on  se  rattachait  aux  Apôtres;  c'est  eux 
qui  détenaient  la  tradition  et  l'autorité  ;  eux  seuls  étaient 
qualifiés  pour  interpréter  la  doctrine  et  potir  diriger  la 
société  des  fidèles. 

Cette  situation  s'exprimait  aisément  dans  la  hiérar- 
chie locale.  Régulièrement  installé,  par  l'élection  des 
siens  et  l'initiation  sacerdotale  qu'il  recevait  soit  de 
l'église-mère,  soit  des  évoques  voisins,  l'évêque  était  le 
chef  indiscutable  de  son  église.  Les  fidèles  n'avaient 
qu'à  le  suivre  pour  être  sûrs  de  marcher  dans  la  bonne 
voie. 


536  CHAPITRE    XXVI. 

Mais,  comme  au  dessus  de  l'église  locale  il  y  avait 
l'église  universelle,  de  même  au  dessus  de  l'évêque  il 
y  avait  l'épiscopat.  On  mit  du  temps  à  trouver  une 
expression  réalisable  de  cette  idée.  Ce  n'est  pas  avant 
Constantin  que  l'Eglise  connut  le  concile  œcuménique, 
institution  qui,  il  faut  le  dire,  n'a  jamais  été  d'un  fonc- 
tionnement aisé  et  ne  parvint  pas  à  prendre  place  parmi 
les  organes  réguliers  de  la  vie  ecclésiastique. 

L'épiscopat,  c'était,  pour  les  nécessités  courantes,  le 
groupe  des  évêques  voisins,  ou  l'évêque  supérieur,  quand 
il  y  en  avait  un  dans  le  pays.  Ainsi,  pour  les  élections 
et  consécrations  d'évêques,  c'était  aux  chefs  des  églises 
les  plus  rapprochées  que  l'on  avait  recours;  s'il  s'agis- 
sait de  l'Italie  ou  de  l'Egypte,  c'était  à  l'évêque  de  Rome 
ou  à  celui  d'Alexandrie.  En  certains  pays,  des  conciles 
régulièrement  tenus  rassemblaient  chaque  année,  ou 
même  deux  fois  par  an,  les  évêques  d'une  vaste  con- 
trée. Ainsi  réuni,  l'épiscopat  régional  réglait  les  dissenti- 
ments, légiférait  pour  les  cas  nouveaux,  et,  au  besoin, 
prenait  des  mesures  disciplinaires  contre  ceux  de  ses 
membres  qui  s'écartaient  du  devoir. 

Au  dessus  de  cette  organisation  provinciale  il  n'y 
avait  plus,  à  vrai  dire,  que  le  sentiment  très  vif  de 
l'unité  chrétienne  et  l'autorité  spéciale  de  l'Eglise  ro- 
maine. 

Celle-ci  était  plus  sentie  que  définie  ;  sentie  d'abord 
par  les  Romains  eux-mêmes,  qui,  depuis  saint  Clément, 
n'hésitèrent  jamais  sur  leurs  devoirs  envers  l'ensemble 
de  la  chrétienté  ;  sentie  aussi  par  les  autres,   pour  au- 


LA    SOCIÉTÉ   CHRÉTIENNE  537 

tant  que  cette  impression  n'était  pas  contrariée  par  quel- 
que préoccupation  de  circonstance.  Dans  l'exercice  de 
son  autorité  morale,  exercice  que  nul  ne  pouvait  avoir 
déterminé,  l'Eglise  romaine  était  amenée,  tantôt  à  favori- 
ser les  gens,  tantôt  à  les  contrarier.  Tant  qu'elle  ne  les 
contrariait  pas,  ils  ne  trouvaient  pas  d'expressions  assez 
fortes  pour  traduire  l'enthousiasme,  le  respect,  qu'elle  leur 
inspirait,  l'obéissance  même  à  laquelle  ils  se  croyaient 
tenus  envers  elle.  En  cas  de  conflit,  comme  cela  se  vit, 
par  exemple,  aux  temps  des  papes  Victor  et  Etienne, 
les  prérogatives  du  siège  de  Pierre  perdaient  un  peu 
de  leur  évidence.  Mais,  dans  le  cours  ordinaire  des  cho- 
S3S,  la  grande  communauté  chrétienne  de  la  métropole 
du  monde,  fondée  à  l'origine  même  de  l'Eglise,  consa- 
crée par  le  séjour  et  le  martyre  des  apôtres  Pierre  et 
Paul,  conservait  son  antique  situation  de  centre  com- 
mun du  christianisme,  et,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi, 
de  siège  social  de  l'Evangile.  La  pieuse  curiosité  des 
iidèles  et  des  pasteurs  était  sans  cesse  tendue  vers  elle. 
On  s'inquiétait  partout  de  ce  qu'on  y  faisait,  de  ce  qu'on 
y  enseignait  ;  au  besoin  on  allait  la  visiter.  Les  initia- 
teurs de  mouvements  religieux  cherchaient  à  s'y  faire 
agréer,  à  s'emparer  même  de  son  autorité  œcuménique 
en  s'insinuant  parmi  ses  chefs.  Sa  charité,  alimentée 
par  une  fortune  déjà  considérable,  atteignait,  en  temps 
de  persécution  ou  de  calamités  ordinaires,  les  provin- 
ces les  plus  lointaines,  comme  la  Cappadoce  et  l'Arabie. 
Son  œil  s'ouvrait  sur  les  querelles  doctrinales  qui  agi- 
taient les  autres  pays.  Elle  savait  demander  compte  à 


538  CHAPITRE    XXVI. 

Origène  des  excentricités  de  son  exégèse  et  rappeler  à 
l'orthodoxie  le  puissant  primat  d'Egypte.  Sa  situation 
était  tellement  claire  que  les  païens  en  avaient  pleine 
conscience.  Entre  deux  prétendants  au  siège  d'Antioche, 
l'empereur  Aurélien  voit  tout  de  suite  que  le  bon,  c'est 
celui  que  légitime  la  communion  de  l'évêque  de  Rome. 
Cependant,  et  encore  une  fois,  ces  rapports  ne  sont 
pas  assez  définis.  Le  jour,  assez  prochain,  où  des  for- 
ces centrifuges  se  manifesteront,  il  y  aura  lieu  de  re- 
gretter que  l'organisation  de  l'Eglise  universelle  n'ait 
pas  été  poussée  aussi  loin  que  celle  de  l'église  locale. 
L'unité  en   souffrira. 


CHAPITEE  XXVn. 

La  résistance  au  christianisme 
à  la  fin  du  III®  siècle. 


D' cadence  générale  des  cultes  païens.  —  La  religion  de  Mitlira.  — La 
3f(i(/h(i  Mater  et  les  tauroboles.  —  Aurélien  et  le  culte  du  Soleil.  —  Le  néo- 
platonisme :  Plotin.  —  Porphyre  et  son  livre  contre  les  chrétiens.  —  Mâni  et 
le  manichéisme.  —  Fin  des  sectes  gnostiques.  —  Le  judaïsme  rabbinique. 


Le  IIP  siècle  fat,  pour  le  monde  romain,  un  temps 
de  crise,  en  religion  comme  en  autres  choses.  Après  la 
longue  paix  et  la  brillante  prospérité  des  Antonins, 
l'empire  avait  connu  de  nouveau  les  guerres  civiles,  les 
princes  fous  ou  éphémères,  les  assassinats  politiques, 
les  révolutions  faites  dans  les  camps.  Pour  comble  de 
mallieur,  la  frontière  cédait  de  tous  côtés,  les  provin- 
ces étaient  envahies,  les  barbares  d'Orient  et  du  Kord 
se  répandaient  partout.  Si  parfois  quelque  main  ferme 
intervenait  pour  rétablir  Tordre,  ce  n'était  jamais  pour 
longtemps.  A  chaque  halte  on  sentait  la  décadence,  la 
déperdition  des  forces,  la  dislocation  générale  de  l'édi- 
fice romain.  De  la  terre  attristée  les  regards  s'élevaient 
vers  le  ciel,  car  on  ne  songeait  plus  à  plaisanter  les 
dieux,  et  les  philosophes  eux-mêmes  étaient  devenus  re- 
ligieux. Mais  le  ciel  était  plein  d'énigmes.  Les  vieilles 
divinités  grecques  et  romaines  ne  vivaient  plus  que  dans 


540  CHAPITRE   XXVTI. 

les  livres  de  mythologie  ;  leur  culte,  de  plus  en  plus  né- 
gligé, tombait  en  désuétude,  sauf,  bien  entendu,  dans 
les  campagnes,  toujours  tenaces.  La  religion  de  Rome 
et  d'Auguste  n'avait  de  sérieux  que  les  divertissements 
publics  dont  elle  était  le  prétexte.  Les  dieux  d'Orient 
tenaient  encore.  Isis  et  Sérapis  n'étaient  pas  sans  ado- 
rateurs. Il  y  en  avait .  davantage  aux  autels  des  dieux 
syriens  :  le  Jupiter  de  Doliché  en  Commagène,  la  déesse 
Syrienne  d'Hiérapolis,  le  fameux  dieu  d'Emèse,  celui 
d'Héliopolis  fBaalbeck),  maintenaient  leur  popularité. 
Toutefois  le  plus  couru  des  cultes  exotiques  était  celui 
du  dieu  persan  Mithra.  Il  faut  s'y  arrêter  un  moment. 

1".  —  Le  culte  de  Mithra^. 

Le  grand  dieu  national  des  Perses  était  le  dieu  du 
ciel,  Ahura-Mazda  (Ormuzd),  avec  lequel  on  adorait  Mi- 
thra, dieu  de  la  lumière,  Anahita,  déesse  de  la  terre, 
et  diverses  autres  divinités.  Des  sacrifices,  des  liba- 
tions, des  prières  devant  un  feu  perpétuellement  entre- 
tenu, formaient  la  liturgie  de  cette  religion,  fort  simple 
avant  qu'elle  n'eût  subi  la  réforme  zoroastrienne  et  qu'on 
ne  l'eût  compliquée  du  rituel  minutieux  dont  témoigne 
l'Avesta. 

En  s'étendant  vers  l'Occident,  l'empire  perse  la  pro- 
pagea. Une  de  ses  premières  étapes  la  porta    à  Baby- 

'  L'ouvrage  capital  sur  le  culte  de  Mithra  est  celui  de 
M.  Franz  Cumont,  Textes  et  monuments  figurés  relatifs  au  culte 
de  Mithra,  2  vol.  in  4°,  Bruxelles,  1896-1899. 


LA    RÉSISTANCE   AU   CHRISTIANISME  541 

lone,  où  le  culte  des  astres  et  la  pratique  de  la  magie 
étaient  choses  de  longue  tradition.  Là  elle  se  chargea 
d'éléments  étrangers,  qu'elle  assimila  tant  bien  que  mal  : 
puis  elle  passa  dans  les  régions  orientales  de  l'Asie-Mi- 
neure, Arménie,  Pont,  Cappadoce  et  Cilicie,  Sans  y  sup- 
planter entièrement  les  cultes  antérieurs,  elle  y  jeta 
cependant  des  racines  assez  profondes.  Au  déclin  du 
IV^  siècle,  il  y  avait  peu  de  quartiers,  en  Cappadoce, 
où  l'on  ne  rencontrât  des  mages,  avec  leurs  rites  étran- 
-ges  et  leurs  feux  sacrés.  Saint  Basile  l'atteste  ^  :  plus 
tard  encore,  Théodore  de  Mopsueste  crut  devoir  les  ac- 
cabler d'un  traité  en  forme  *. 

Si  Mithridate,  qui  réunit  en  sa  main  les  forces  mi- 
litaires de  ces  pays,  était  parvenu  à  prévaloir  contre 
Rome,  il  est  à  croire  que  la  religion  persane,  ou  tout 
au  moins  le  culte  du  dieu  dont  il  portait  le  nom,  eût 
poussé  sa  propagande  très  loin  vers  l'Occident.  Il  n'en 
fut  pas  ainsi.  Cependant  Ormuzd  et  Mithra  conservè- 
rent leur  situation  dans  les  contrées  où  ils  avaient  déjà 
pris  pied.  Ces  contrées,  les  Romains  les  laissèrent  long- 
temps aux  mains  de  princes  indigènes,  sans  chercher 
à  y  introduire  d'autres  institutions  politiques  ou  reli- 
gieuses. A  la  longue,  toutefois,  l'assimilation  s'opéra. 
Vers  la  fin  du  premier  siècle  de  notre  ère,  l'Asie-Mi- 
neure  fut  annexée  jusqu'à  l'Euphrate.  Le  régime  pro- 
vincial y  fut  introduit.  Le  pays  s'ouvrit  aux  fonction- 
naires et  l'armée  s'y  installa. 

1  Ep.  258,  ad  Epiph. 

*  riîpî  T^;  h  rhpdôi  u,a-^t/.r;,  analysé  par  Photius,  cot7.  81. 


542  CHAriTRE    XXVII. 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  nous  voyons  com- 
mencer, dans  l'empire  romain,  la  diffusion  du  mazdéisme, 
sous  la  forme  que  nous  appelons  le    culte    de    Mithra. 
Nombre  de  soldats  étaient  tirés  du  Pont  et  de  la  Cap- 
padoce,  ou  bien  y  faisaient  de  longs  séjours.  Le  com- 
merce des  esclaves  jetait  dans  tout  l'empire^  et  notam- 
ment à  Rome,  beaucoup  d'indigènes  de  ces   pays,   qui 
souvent  faisaient  carrière  dans  les  diverses  administra- 
tions.  Sous  ces  influences,  la  religion  de  Mithra  se  ré- 
pandit, avec  une  rapidité  surprenante,  tout  le  long  de 
la  frontière  romaine,  des  bouches   du  Danube  à  celles 
du  Rhin  et  jusque  dans  la  lointaine  Bretagne.  En  Es- 
pagne aussi  et  en  Afrique,  autour  des  légions  campées 
en  ces  provinces,  elle  fat  connue  de  très  bomie  heure^ 
de  même  qu'à  Rome  et  en  certaines  parties  de  l'Italie, 
Toutefois  la  G-rèce,  d'un  côté  et  de  l'autre  de  la   mer 
Egée,  défendit  ses  dieux  contre  la   concurrence    médi- 
que.  Il  en  fut  de  même   de   la    Syrie    et  de  l'Egypte. 
Ls  culte  mithriaque  se  pratiquait  par  confréries  et  se 
célébrait  en  des  grottes  souterraines,  au  fond  desquel- 
les était  disposé  le  groupe  sculpté  de  Mithra  tuant  le 
taureau.  Le  dieu,  en  costume  persan,  se  détache  sur  le 
fond  d'une  caverne  creusée  dans  la  roche  vive,   iigtire 
du  firmament  d'où  sort  la  lumière  céleste  \  H  tient  sous 
lui  un  taureau  et  l'égorgé,  sacrifice  idéal  auquel  la  lé- 
gende rattachait  la  création  du  monde.    Ces   myst^ères 
et  bien  d'autres  étaient  révélés  graduellement  aux  ini- 

'  De  là  la  formule  courante  ôti;  i/-  Trirpaç. 


LA    IlÉSISTANCE   AU   CHRISTIANISME  543 

tiés,  répartis  en  sept  classes,  dont  chacune  avait  un 
nom.  On  distinguait  les  Corbeaux,  les  Occultes  (crijj)hii), 
les  Soldats,  les  Lions,  les  Perses,  les  Courriers  du  so- 
leil, les  Père-s.  Le  chef  des  Pères  s'appelait  Pater  Pa- 
trtim.  On  ne  passait  pas  d'une  classe  à  l'autre  sans  être 
l'objet  de  cérémonies  bizarres,  assez  semblables  aux  ri- 
tes de  nos  francs-maçons. 

A  en  juger  par  les  dimensions  de  leurs  sanctuaires^ 
les  initiés  ne  devaient  pas  être  nombreux  dans  chacun 
de  leurs  groupes.  Mais  il  y  avait  beaucoup  de  groupes  : 
à  E,ome  on  connaît  une  soixantaine  de  chapelles  mi- 
thriaques.  Ce  culte,  sans  doute  à  cause  de  sa  popularité 
chez  les  militaires,  était  très  bien  vu  des  empereurs. 
Au  IIP  siècle,  alors  que  le  gouvernement  impérial  tendait 
de  plus  en  plus  à  reprendre,  pour  le  fond  et  pour  la  forme, 
la  tradition  des  monarchie»  absolutistes  de  l'Orient,  tou- 
tes les  modes  persanes  s'acclimataient  à  la  cour,  et  la 
mode  religieuse  tout  comme  les  autres.  Du  reste  Mithra 
était  accommodant  ;  sa  religion  n'excluait  nullement  les 
autres  cultes. 

H  n'est  pas  possible,  vu  l'indigence  des  documents^ 
de  définir  exactement  en  quoi  le  mithriacisme  importé 
d'A^sie-Mineure  différait  de  la  primitive  religion  perse, 
qui  elle-même  est  peu  connue,  ou  du  zoroastrisme  tel 
que  l'Avesta  nous  le  révèle.  Déjà  modifié  à  Babylone, 
il  n'avait  pas  manqué  de  sentir  l'influence  du  poly- 
théisme hellénique.  Beaucoup  d'identifications  s'étaient 
opérées:  Ormuzd  se  reconnaissait  en  Zeus,  dieu  du  ciel 
comme  lui;  Anahita  parentait  de  très  près  tantôt  avec 


544  CHAPITRE   XXVII. 

Vénus,  tantôt  avec  Cybèle  ;  de  même  les  autres  dieux  '. 
Mithra  lui-même  trouvait  sa  personnification  ou  sa  re- 
présentation dans  le  Soleil  divinisé,  et  cela  l'avantagea 
fort  lorsque,  sous  diverses  influences,  le  culte  du  Soleil 
prit,  au  cours  du  IIP  siècle,  une  importance  de  premier 
ordre. 

Une  combinaison  non  moins  fructueuse  fut  celle  qui 
s'établit  entre  le  mithriacisme  et  le  vieux  culte  officiel 
de  la  Magna  Mater.  Dans  les  sanctuaires  mithriaques 
il  n'y  avait  pas  place  pour  les  femmes.  La  religion  de 
Mithra  était  une  religion  d'hommes,  une  religion  guer- 
rière, où  l'on  était  comme  organisés  sous  le  comman- 
dement du  dieu,  pour  une  lutte  perpétuelle  contre  les 
esprits  du  mal.  Les  cérémonies  de  la  déesse  phrygienne 
pouvaient  être  fréquentées  par  les  femmes.  C'est  grâce 
à  cela  que  celles-ci  purent  s'associer  à  la  religion  persane. 

Au  culte  de  Cybèle  se  rattache  le  rite  affreux  du 
taurobole.  Celui  qui  s'y  soumettait  descendait  dans  une 
fosse  recouverte  d'une  claire-voie,  sur  laquelle  on  im- 
molait un  taureau.  Le  sang  de  la  victime  ruisselait  tout 
chaud  sur  la  tête  et  le  corps  de  l'initié,  lequel  était 
par  là  purifié  de  ses   souillures  morales. 

De  telles  alliances  pouvaient  recommander  le  maz- 
déisme aux  personnes  attachées  aux  rites  grossiers  des 
paganismes  orientaux;  elles  le  compromettaient  sûre- 
ment aux  yeux  des  gens  que  dégoûtaient  ces  horreurs 

^  Il  n'est  pas  jusqu'à  Saturne,  prédécesseur  et  père  de  Zeus, 
qui  n'eût  son  équivalent  en  Zervan,  le  temps  personnifié,  dont 
le  panthéon  iranien  paraît  s'être  augmenté  à  Babylone. 


LA   RÉSISTANCE   AU   CHRISTIANISME  545 

religieuses  et  qui  s'orientaient  plus  ou  moins  consciem- 
ment vers  le  culte  pur  et  le  monothéisme.  En  soi,  ce- 
pendant, quand  l'attention  se  portait  sur  certains  élé- 
ments de  sa  théologie,  sur  sa  morale,  ses  rites,  sa  doc- 
trine des  fins  dernières,  la  religion  de  Mithra  offrait 
avec  le  christianisme  des  ressemblances  singulières.  Les 
chrétiens  les  apercevaient  ^  Médiateur  entre  le  monde 
et  la  divinité  suprême,  créateur  et,  en  un  certain  sens, 
rédempteur  de  l'humanité,  fauteur  de  tout  bien  moral, 
adversaire  militant  des  puissances  mauvaises,  Mithra 
n'est  pas  sans  offrir  quelques  analogies  avec  le  Logos 
créateur  et  ami  des  hommes.  Pour  les  sectateurs  de  Mi- 
thra, comme  pour  les  disciples  du  Christ,  l'âme  est  im- 
mortelle et  le  corps  doit  ressusciter.  Etroitement  unis 
par  un  lien  religieux,  les  mithriastes  entrent  dans  leur 
confrérie  par  un  rite  baptismal  ;  d'autres  cérémonies 
ressemblent  beaucoup  à  la  confirmation  et  à  la  com- 
munion. D'un  côté  comme  de  1'  autre  on  observe  le  di- 
manche, jour  du  Soleil.  Le  25  décembre,  natale  Solis 
invictl,  était  jour  de  fête  pour  les  mithriastes^:  il  le 
devint  pour  les  chrétiens.  Mithra  avait  des  ascètes^ 
de  l'nn  et  de  l'autre  sexe,  tout  comme  l'Eglise  chré- 
tienne. 

Mais  Mithra  n'avait  pas  l'équivalent  de  la  Bible,  ni 
de  Jésus-Christ.  L'Avesta  ne  lui  appartient  pas  ;  Mithra, 

^  Voir  surtout  Justin,  Apol.,  I,  Q(y^  et  Tertullien,  De  baj)- 
tismo,  5;  de  Corona,  15;  Praescr.,  40. 

^  Toutefois  le  Sol  mvicfus  n'était  pas  spécial  aux  mithriastes  ; 
d'autres  confréries  religieuses  le  vénéraient  aussi. 

DucHESKE.  Hist.  anc.  de  l'Ecjl.  -  T.  I.  35 


546  CHAPITRE   XXVII. 

dieu  mythique,  personnification  de  l'un  des  éléments- 
du  monde  sensible,  n'a  pas  pied  sur  terre.  L'exégèse  la 
plus  subtile  n'en  peut  tirer  plus  qu'elle  ne  tire  des  dieux 
grecs,  d'Apollon,  de  Zeus  et  des  autres.  Sans  doute  il 
a  derrière  lui  Ormuzd,  et  son  panthéon  peut  être  ra- 
mené à  la  monarchie.  Mais  ceci  ne  le  distingue  guère 
du  panthéon  grec.  Sans  parler  des  juifs  et  des  chrétiens,, 
qui  avaient  d'autres  raisons  de  ne  pas  l'accepter,  les 
païens  eux-mêmes  devaient  se  dire  que,  dieux  pour 
dieux,  autant  valait  s'en  tenir  à  ceux  des  ancêtres  et 
ne  pas  se  compromettre  avec  ceux  des  barbares  et  des- 
ennemis de  l'empire.  C'est  ce  que  firent  les  Grecs,  les. 
Egyptiens,  les  Syriens.  Dans  les  confins  militaires  du 
E-hin,  du  Danube,  de  l'Atlas,  la  propagande  mithriaque 
eut  sans  doute  un  très  grand  succès  au  11^  siècle  de 
notre  ère;  mais  c'est  qu'elle  n'y  trouvait  guère  de  résis- 
tance religieuse.  Quand  les  missions  chrétiennes  s'éten- 
dirent de  ces  côtés,  le  mazdéisme  ne  tarda  pas  à  baisser. 
A  Eome,  Mithra  et  Cj^bèle  se  maintinrent  jusqu'à  la  der- 
nière heure.  C'est  eux  qui  soutinrent  les  assauts  suprê- 
mes du  christianisme  vainqueur.  En  390,  on  taurobo- 
lisait  encore  au  Vatican,  à  la  porte  de  la  basilique  de 
Saint-Pierre. 

Le  culte  de  Mithra  est  en  somme  un  culte  solaire  : 
il  a  cela  de  commun  avec  les  cultes  syriens.  Ensemble 
ils  représentaient  à  peu  près  tout  ce  qui,  dans  le  pan- 
théon vulgaire,  avait  encore  un  peu  de  vie.  C'est  sans 
doute  à  cause  de  cela  que  l'impératrice   Julia   Domna. 


LA    RÉSISTANCE   AU    CHRISTIANISME  547 

et  ses  lettrés  s'étaient  mis  à  propager,  directement  ou 
indirectement,  la  religion  du  Soleil,  considéré  comme 
le  symbole  le  plus  naturel  de  la  divinité. 

Cette  idée  fut  reprise  par  l'empereur  Aurélien,  aus- 
sitôt qu'il  lui  eut  été  donné  de  pacifier  l'empire  à  l'in- 
térieur et  de  lui  reconstituer  une  frontière.  Il  n'essaya 
pas,  bien  entendu,  de  fermer  les  temples  de  Jupiter  et 
de  Vesta;  mais  il  installa  à  côté  d'eux  un  sanctuaire 
nouveau,  celui  du  Soleil,  dont  les  constructions  magni- 
fiques s'élevèrent  bientôt  sur  le  Champ  de  Mars,  à  l'est 
de  la  voie  Flaminienne  :  un  collège  de  pontifes  en  eut  la 
desservance,  avec  les  mêmes  privilèges  que  l'antique 
corporation  des  Pontifes  de  Yesta.  L'empereur  entendait 
apparemment  laisser  mourir  de  vieillesse  les  divinités 
qu'avaient  adorées  Numa  et  les  Tarquins,  et  donner 
en  revanche  une  expression  officielle  à  l'élan  religieux 
qui  semblait  porter  les  gens  vers  la  divinité  suprême, 
symbolisée  par  le  grand  luminaire  du  ciel.  Espérait-il 
arrêter  ainsi  l'envahissement  du  christianisme?  Tout 
porte  à  le  croire,  car  le  fondateur  du  temple  du  Soleil 
ne  tarda  pas  à  persécuter  l'Eglise,  et,  si  la  mort  ne 
l'eût  arrêté,  le  nouveau  dieu  aurait  fait  des  victimes. 
Après  lui  le  culte  du  Soleil  se  maintint  officielle- 
ment; mais  il  ne  semble  -psis  avoir  eu  beaucoup  d'action 
sur  la  marche  des  choses. 


548  CHAPITRE   XXVII. 

2.®  —  Le  Xéoplatonisme. 

Un  effort  autrement  sérieux  nous  est  représenté  par 
le  néoplatonisme. 

Au  temps  des  empereurs  Sévères,  l'initiateur  de  ce 
mouvement,  Ammonius  Saccas,  enseignait  à  Alexandrie. 
A  ses  leçons  se  pressait  un  public  restreint,  mais  fort 
divers.  On  y  pouvait  rencontrer  des  chrétiens,  comme 
Héraclas  et  Origène.  Longin,  le  célèbre  rhéteur,  figura 
aussi  dans  cette  école,  avec  un  autre  Origène  et  un 
certain  Herennius  :  mais  le  plus  célèbre  des  disciples 
d'Ammonius,  ce  fut  Plotin.  Originaire  de  L^^copolis, 
dans  la  Haute-Egypte,  Plotin  commença  à  suivre  Am- 
monius vers  le  temps  (232)  où  Origène  venait  de  quitter 
Alexandrie  pour  s'établir  en  Palestine.  Après  la  mort 
du  maître  (v.  243),  il  prit  part  à  l'expédition  que  l'em- 
pereur Gordien  préparait  contre  les  Perses,  désireux  qu'il 
était  de  s'initier  à  la  sagesse  de  ce  peuple  et  des  Indiens. 
L'entreprise  échoua:  Plotin,  revenu  d'Orient,  alla  se 
fixer  à  Rome,  où  il  ne  tarda  pas  à  grouper  des  disciples 
autour  de  lui.  On  cite  un  toscan,  Gentilianus  Amelius  : 
un  palestinien,  Paulinus  :  un  poète,  Zotique  :  un  médecin, 
Zethos,  originaire  d'Arabie,  et  Castricius,  qui  possé- 
daient près  de  Minturnes  des  terres  où  le  maître  passait 
l'été;  enfin  le  célèbre  Porphyre,  tyrien  de  naissance, 
qui  fut  son  biographe  et  son  éditeur.  Les  sénateurs 
venaient  l'écouter  ;  l'empereur  Gallien  lui-même  et  sa 
femme  Salonine  figurèrent  parfois  dans    son   auditoire. 


LA    RÉSISTANCE   AU    CHRISTIANISME  549 

Ils  lui  avaient  promis  de  favoriser  en  Campanie  l'éta- 
blissement d'une  colonie  qui  vivrait  suivant  les  règles 
du  platonisme.  Ce  projet  ne  se  réalisa  pas.  Plotin  mourut 
en  270;  c'était  un  philosophe  pratiquant,  austère,  dé- 
daigneux du  monde  et  de  la  littérature.  Ses  disciples 
l'honoraient  comme  un  saint.  Ses  leçons  avaient  le  plus 
souvent  la  forme  de  causeries;  toute  recherche  de  forme 
en  était  exclue,  et,  lorsqu'il  se  mit,  sur  le  tard  (v.  263),  à 
écrire,  il  ne  s'inquiéta  guère  du  style  ni  de  l'ortho- 
graphe. Du  reste  il  n'écrivit  que  des  morceaux  détachés. 
Porphyre,  un  des  derniers  venus  de  son  école,  fut  chargé 
par  lui  de  les  rassembler  et  de  les  publier.  C'est  ce  qu'on 
appelle  les  Ennéades  \  A  ce  recueil  Porphyre  donna 
comme  préface  une  vie  de  son  maître. 

On  y  voit,  entre  autres  choses,  que  l'école  de  Plotin 
fut  parfois  fréquentée  par  des  chrétiens,  surtout  par  des 
Gnostiques.  Sa  philosophie  était  trop  religieuse,  dans  le 
sens  «  hellénique  » ,  pour  que  des  chrétiens  orthodoxes  et 
bien  intentionnés  fussent  à  leur  place  chez  lui.  Avec  les 
Gnostiques,  le  contact  était  plus  large  ;  on  voisinait  par  la 
théologie  transcendante.  Les  Gnostiques  de  Plotin  ne  sem- 
blent pas  avoir  été  des  Valentiniens  ni  des  Basilidiens^ 
mais  plutôt  des  représentants  de  quelque  système  syrien, 
lointains  rejetons  de  Simon  et  de  Saturnil  ^.  Leurs  chefs 
s'appelaient  Adelphius  et  Aquilinus. 

'  Il  y  avait  54  traités  ;  Porphyre  les  groupa  neuf  par  neuf 
et  en  fit  les  six  livres  des  Ennéades. 

2  Sur  ceci  v.  le  mémoire  de  M.  Cari  Schmidt,  Plotins  Stel- 
luiig  zum  Gnosticismus  und  kirchlichen  Christenthum,  dans  les 
Texte  u.  U.,  t.  XX"*.  —  C'est  un  des  maîtres  les  plus  honorés 


550  CHAPITRE  xxyii. 

Comme  les  Gnostiques,  Amm.onms  et  Plotin  avaient 
une  sjaitlièse,  et  celle-ci,  bien  qu'enseignée  d'abord  avea 
un  certain  mystère,  ne  tarda  pas  à  jouir  d'une  vogue 
considérable.  Grâce  au  néoplatonisme,  l'iiellénisme  eut 
enfin  une  théologie.  Il  y  entra  sans  doute  beaucoup 
d'éléments  anciens  :  Pythagore,  Zenon,  Aristote  et  Platon, 
Platon  surtout,  étaient  considérés  dans  l'école  comme 
des  ancêtres.  Leurs  livres  formaient  une  sorte  de  Bible, 
un  texte  sacré,  un  thème  à  commentaires.  Philon,  bien 
qu'on  ne  se  soit  pas  réclamé  de  lui,  doit  avoir  eu  quelque 
part  dans  la  formation  du  nouveau  sj^stème.  Le  fait  est 
qu'il  a,  avec  celui  du  vieux  maître  juif,  des  ressemblances 
très  caractérisées. 

Il  y  a  trois  termes  divins,  procédant  l'un  de  l'autre, 
allant  de  l'abstrait  au  concret,  du  simple  au  composé, 
de  la  perfection  absolue  aux  divers  degrés  de  l'imper- 
fection. Au  fond  de  tout  est  l'Etre  en  soi,  sans  déter- 
minations ni  propriétés,  ineffable,  inaccessible  à  la  con- 
naissance. Tout  ce  qu'il  y  a  d'être  dans  les  autres  vient 
de  lui  :  de  cette  façon  tous  les  autres  êtres  sont  lui  et 
lui  est  tout  l'être  de  chaque  être.  Au  second  degré  vient 
l'Intelligence  (voîi;),  qui  est  aussi  l'Intelligible,  image 
de  l'Etre  suprême,  susceptible  d'être  connue,  mais  d'une 
absolue  simplicité.  C'est  le  prototype  de  tous  les  autres 
êtres.  Vient  ensuite  l'Ame  ('y'J///i),  qui  procède  de  l'In- 

dans  l'école  néoplatonicienne,  le  pj^tliagoricien  Numenius,  qui 
a  présenté  Platon  comme  un  «  Moïse  attique  »  ;  Amelius,  le  dis- 
ciple de  Plotin,  citait  avec  éloge  le  prologue  de  l'évangile  de 
saint  Jean  (Eusèbe,  Fraep.  ev.,  IX,  6;  XI,  18,  19). 


LA   RÉSISTANX'E   AU   CHllISTIAXIS.ME  551 

telligenca  comme  celle-ci  de  l'Etre  en  soi.  L'Ame  anime 
le  monde  ;  elle  est  donc  capable  de  diversité  ;  elle  com- 
prend les  âmes  particulières.  Le  monde  sensible  procède 
d'elle;  une  partie  des  âmes  y  sont  engagées  dans  des 
corps  individuels.  Malheureusement  l'harmonie  ne  règne 
pas  entre  les  éléments  du  monde  et  l'âme  n'est  pas 
maîtresse  du  corps.  De  là  le  désordre  des  choses. 

L'être,  qui,  en  se  concrétisant  et  en  se  diversifiant, 
est  devenu  de  plus  en  plus  imparfait,  doit  être  ramené 
à  la  perfection.  Cet  effort  de  retour  commence  par  la 
vertu:  d'abord  la  vertu  commune,  civique  (t.oIiz-^'ay,)^ 
qui  orne  l'âme,  mais  ne  suffit  pas  à  la  délivrer:  puis 
l'ascèse,  vertu  purifiante,  qui  la  ramène  au  bien.  Ainsi 
purifiée,  l'âme  peut  atteindre  la  sphère  de  TLitelligence 
(vo'j;),  par  l'exercice  de  sa  raison.  Quant  à  l'Etre  en  soi, 
la  raison  ne  l'atteignant  pas,  on  ne  peut  être  en  rapport 
avec  lui  que  par  l'extase.  Celle-ci  peut  être  iDréparée  : 
quand  elle  se  produit,  on  perçoit  Dieu.  Mais  cela  est 
rare.  Pendant  les  six  ans  que  Porphyre  fut  auprès  de 
lui,  Plotin  n'arriva  que  quatre  fois  à  cette  communion 
immédiate  avec  la  divinité.  Porphyre  lui-même  n'y  par- 
vint qu'une  fois  dans  toute  sa  vie. 

Un  souffle  religieux  traverse  tout  ce  système:  mais 
on  ne  voit  pas  d'abord  comment  il  peut  s'harmoniser 
avec  le  polythéisme  et  le  culte  hellénique.  Plotin,  qui, 
pour  son  compte,  s'en  tenait  à  la  religion  de  sa  philo- 
sophie, trouva  moyen  d'arranger  les  choses.  Le  vrai 
Dieu,  le  seul  vrai  Dieu,  demeure  toujours  l'Etre  en  soi  ; 
mais  Xoîis  est  déjà    un    second    dieu:  les   idées  (Xoyoi) 


552  CHAPITRE   XXVII. 

qu'il  comprend  sont  aussi  des  êtres  divins  ;  il  en  est  de 
même  des  astres,  et  ainsi  de  suite.  En  somme,  pour  le 
populaire,  le  vieux  panthéon  subsiste;  seulement  on  a 
bâti  au  dessus  un  ou  deux  étages.  L'exégèse  symbolique 
s'étend  à  la  m^^tliologie,  au  culte,  aux  idoles,  à  la  divi- 
nation et  jusqu'à  la  magie. 

Cette  partie  inférieure,  ces  compromissions  avec  les 
idées  et  les  pratiques  du  vieux  culte,  devaient  être 
développées  après  Plotin.  Jamblique,  au  commencement 
du  IV^  siècle,  transforma  le  système  en  une  sorte  de 
discipline  théurgique.  C'est  en  cet  état  qu'il  atteignit 
Julien. 

Dans  l'ensemble,  le  néoplatonisme  représente  le  der- 
nier effort  de  la  philosophie  grecque  pour  expliquer  le 
mystère  du  monde,  et  cet  effort  est  profondément  reli- 
gieux, tant  en  raison  de  la  mystique  qui  fait  le  fond 
du  système  que  par  son  adaptation  à  la  religion  tradi- 
tionnelle. Ce  que  Philon  avait  été  trois  siècles  aupara- 
vant pour  le  judaïsme,  Plotin  le  fut  pour  l'hellénisme. 
Philon  avait  montré  qu'on  pouvait  être  en  même  temps 
juif  et  philosophe;  Plotin  amena  au  mj^sticisme  la  vieille 
philosophie  grecque  ;  il  la  convertit  en  quelque  sorte  à 
la  religion,  en  même  temps  qu'il  permettait  à  celle-ci  de 
faire  figure  devant  les  penseurs. 

Ceux-ci  firent  large  accueil  à  la  nouvelle  s^Tithèse. 
A  bien  des  gens  elle  dut  faire  l'effet  d'une  utile  con- 
currence au  christianisme.  Mais  cette  gnose  païenne  était 
plus  faite  pour  couper  l'herbe  sous  le  pied  aux  giioses 
chrétiennes  que  pour  menacer  sérieusement  le  christia- 


LA    KÉSISTAN'CE   AU    CHRISTIANISME  553 

nisme  orthodoxe.  Le  dieu  de  Plotin  était  trop  loin  de 
l'homme  et  de  trop  difficile  accès  ;  les  écrits  des  philo- 
sophes anciens  et  nouveaux  ne  valaient  pas  l'Histoire 
sainte  comme  instrument  de  propagande;  les  vies  de 
Plotin,  qui  se  multiplièrent,  ne  pouvaient  être  compa- 
rées aux  Evangiles.  Le  platonisme  demeura  chose  de 
luxe.  L'Eglise  ne  s'en  préoccupa  guère.  Elle  continua 
à  charger  contre  le  paganisme  des  idoles  et  des  sacri- 
fices, sans  s'inquiéter  de  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de 
philosophie  derrière.  Du  reste,  tout  n'était  pas  à  rejeter 
dans  les  idées  de  Plotin:  les  penseurs  chrétiens,  au 
IV®  siècle  et  depuis,  en  tirèrent  souvent  profit.  Si  la 
nouvelle  philosophie  aida  Julien,  peu  affermi  dans  ses 
convictions,  à  sortir  du  christianisme,  elle  rendit  à  saint 
Augustin  le  service  contraire.  Par  lui  et  par  le  faux 
Denys  l'Aréopagite  elle  pénétra  largement  dans  la  théo- 
logie du  moyen-âge. 

Mais  revenons  aux  origines.  Dès  avant  la  mort  de 
Plotin,  Porphyre  s'était  retiré  à  Lilybée,  en  Sicile, 
pour  y  soigner  sa  santé.  C'est  là  qu'il  constitua  les 
Ennéades,  là  aussi  qu'il  écrivit  ses  quinze  livres  contre 
les  chrétiens,  l'ouvrage  le  plus  important  que  l'anti- 
quité ait  opposé  au  christianisme.  Celui-ci,  depuis  Celse, 
avait  fait  beaucoup  de  chemin,  à  tous  les  points  de  vue, 
et  spécialement  au  point  de  vue  de  la  philosophie.  Il 
avait  produit  Origène.  Porphyre  avait  connu  le  grand 
docteur  chrétien;  il  n'ignorait  pas  ses  écrits.  Il  savait 
aussi  que  le  Pen  Archon  ne  représentait  qu'imparfaite- 
ment la  doctrine  ecclésiastique.  Les  dogmes  de  la  créa- 


554  '  CHAPITRE   XXVII. 

tion  et  de  la  fiii  des  choses,  de  l'incarnation  et  de  la 
résurrection,  tels  qu'ils  étaient  entendus  dans  la  grande 
Eglise,  ne  cadraient  guère  avec  le  panthéisme  de  la  nou- 
v^elle  école.  D'autre  part  les  livres  sacrés,  l'Ancien  et 
le  Nouveau  Testament,  étaient  toujours  là  pour  offrir 
des  prises  à  l'esprit  grec  et  à  sa  critique.  A  la  demande 
du  maître.  Porphyre  s'était  déjà  exercé  contre  cer- 
tains livres  de  visions  soi-disant  de  Zoroastre,  dont  les 
Gnostiques  faisaient  état  dans  leurs  discussions.  Main- 
tenant c'est  aux  livres  des  chrétiens  qu'il  s'attaqua.  De 
sa  polémique  nous  n'avons  que  des  fragments.  Supprimé 
par  les  empereurs  chrétiens,  l'ouvrage  de  Porphyre  a 
disparu;  et,  chose  étrange,  nous  avons  perdu  même  les 
réfutations  qu'on  lui  opposa,  celles  de  Méthode,  d'Eu- 
sèbe,  d'Apollinaire  et  de  Philostorge.  Quelques  pages, 
cependant,  se  sont  conservées  dans  V Apocritiqiie  de  Ma- 
carius  Magnes,  soit  que  cet  auteur  les  ait  tirées  direc- 
tement de  Porphyre,  soit  qu'elles  lui  soient  parvenues 
par  l'intermédiaire  d'un  plagiaire.  Le  peu  qui  reste  suffit 
à  donner  une  idée  de  la  critique  serrée,  impitoyable, 
du  disciple  de  Plotin.  Il  ne  désapprouve  pas  tout.  Il  ne 
s'en  prend  pas  au  Christ,  pour  lequel  il  a,  au  contraire, 
beaucoup  de  considération  \  mais  aux  évangélistes  et 
surtout  à  saint  Paul  pour  lequel  il  professe  une  anti- 
pathie spéciale.  Il  discerne  bien  en  quoi  le  christianisme 
pourrait  s'accorder  avec  la  sapience  hellénique,  par 
exemple  sur  la   question   de   l'unité    divine,  la   monar- 

*  Eusèbe,  Dem.  evang.,  III,  7;  cf.  Aug.,  De  civ.  Dei,  XIX,  23. 


LA    RÉSISTANTE   AU    CHRISTIANISME  555 

cliie  de  Dieu,  l'assimilation  des  anges  à  des  divinités 
inférieures,  l'usage  des  temples  et  des  églises. 

Le  livre  de  Porphyre  eut  un  grand  retentissement. 
Il  fallut  le  réfuter  sans  retard.  C'est  à  quoi  s'employè- 
rent Méthode,  l'évêque  lettré  d'Olympe  en  Lycie,  et  le 
laborieux  Eusèbe  de  Césarée.  Mais  ils  n'arrêtèrent  pas 
le  succès  du  livre,  et,  tant  qu'il  y  eut  des  païens  de 
lettres,  on  s'en  fit  fort  contre  le  christianisme  \ 

La  carrière  de  Porphyre  se  prolongea,  féconde  en 
productions  philosophico-religieuses,  jusqu'à  l'année  304. 
Les  chrétiens,  ses  adversaires,  étaient  alors  traités  en 
ennemis  par  le  gouvernement,  et  combattus  avec  d'au- 
tres armes  que  les  siennes. 

3.®  —  Le  Manichéisme. 

En  cette  fin  du  IIP  siècle,  toutes  les  vieilles  puis- 
sances religieuses  semblaient  conjurées  contre  le  succès, 
toujours  croissant,  du  christianisme.  Autour  de  Mithra, 
du  Soleil  et  de  Cybèle,  tout  ce  que  l'Asie  romaine  avait 
produit  de  cultes  et  de  mystères  se  ralliait  en  faisceau  ; 
Phellénisme    étayait  l'une  par  l'autre  sa  mythologie  et 

^  Porphyre  laissa,  après  tout,  un  souvenir  assez  imposant, 
même  chez  les  écrivains  ecclésiastiques.  Ceux-ci  ne  l'aimaient 
guère,  et  ils  avaient  leurs  raisons  pour  cela.  Saint  Jérôme  lui 
a  décerné  toutes  les  injures  dont  sa  verve  pouvait  disposer,  et 
ce  n'est  pas  peu  dire:  impudent,  fou,  sycophante,  calomniateur, 
chien  enragé,  etc.  Saint  Augustin  en  parle  [De  civ.  Dei,  XIX, 
22,  23)  en  un  tout  autre  style.  L'Introduction  [Isagoge]  de  Por- 
phyre aux  catégories  d'Aristote  était,  au  moyen-âge,  un  manuel 
classique. 


556  CHAPITRE   XXVII. 

sa  philosopliie.  Comme  si  ce  n'était  pas  assez,  une  re- 
ligion nouvelle  arriva  de  Perse.  Avant  de  mourir  tout- 
à-fait,  la  vieille  Bab^done  poussa  encore,  dans  sa  décré- 
pitude, un  rejeton  et  un  rejeton  puissant,  le  Mani- 
chéisme ^ 

Mâni  -,  l'initiateur  de  ce  mouvement,  naquit  près  de 
Ctésiplion,  la  résidence  d'hiver  des  rois  Parthes,  en  215-6. 

^  Sur  les  origines  du  manichéisme  et  sur  ses  doctrines  la 
meilleure  source  est  le  Fihrist,  ouvrage  arabe  d'Aboulfarage, 
terminé  à  Bagdad  en  988  (éd.  de  Flûgel.  Leipzig,  1871);  on  y 
trouve  nombre  d'emprunts  aux  livres  manichéens  du  premier 
âge.  D'autres  écrivains  arabes  ou  j)ersans,  postérieurs  à  celui- 
là,  ont  été  renseignés  de  la  même  façon.  Aphraate  (hom.  2)  et 
saint  Ephrem  ont  parlé  du  manichéisme  :  mais  l'auteur  syria- 
que le  plus  important  est  Théodore  Bar-Choni  (IX«  siècle)  qui, 
lui  aussi,  reproduit  des  textes  manichéens  originaux.  Voir  son 
livre,  intitulé  Eskolion,  dans  Pognon,  Inscriptions  mandaïtes, 
Paris,  1899.  —  Eusèbe  {H.  E.,  VIT,  31)  ne  dit  qu'un  mot  du 
manichéisme.  Les  auteurs  postérieurs,  grecs  et  latins,  dépendent 
presque  toujours  des  Actes  d'Archélaûs,  dialogue  fictif,  composé 
vers  320  en  syriaque,  par  quelque  clerc  d'Edesse,  puis  traduit 
en  grec  et  du  grec  en  latin.  Les  ouvrages  antimanichéens  de 
saint  Augustin  ont  une  valeur  spéciale;  l'auteur  avait  appartenu 
pendant  neuf  ans  à  la  secte  manichéenne,  il  est  vrai  dans  la 
catégorie  des  auditeurs  ou  catéchumènes,  à  qui  on  ne  confiait 
pas  tous  les  secrets;  cependant  il  est  renseigné  sur  beaucoup 
de  choses.  Encore  faut-il  tenir  compte  de  ce  que  le  manichéisme 
africain,  à  la  fin  du  IV«  siècle,  devait  s'être  assimilé  bien  des 
éléments  chrétiens,  étrangers  à  sa  constitution  première.  Les 
meilleurs  livres  d'exposition  sont  ceux  de  Flûgel,  Mani,  seine 
Lehre  und  seine  Schriften  (1862)  :  Kessler,  Unfersuchungen  zur 
Genesis  des  monichaeische  Heligionssy stems  (1876),  et  son  arti- 
cle Mani  dans  l'encj^clopédie  de  Hauck. 

2  La  forme  grecque  est  Mâ'<r;  ;  en  latin  on  dit  aussi  Ma- 
nichaeus:  c'est  la  forme  employée  par  saint  Augustin.  La  res- 
semblance de  Mdtvr;  avec  aavct;,  fou,  a  naturellement  été  ex- 
ploitée par  les  controversistes. 


LA    RÉSISTANCE    AU   CHRISTIANISME  557 

Son  père,  Fâtak-Bâbak,  était  originaire  d'Ecbatane  en 
Médie  (Hamadan);  sa  mère  appartenait  à  la  famille,  alors 
régnante,  des  Arsacides.  Fâtak  (llaTix.'.o;)  se  convertit 
de  bonne  heure  aux  idées  religieuses  des  Moghtasilas, 
secte  baptiste  du  bas  Euphrate,  apparentée  aux  Man- 
daïtes  actuels,  et  s'en  alla  vivre  parmi  eux,  emmenant 
avec  lui  son  fils.  Celui-ci  aurait  eu,  dès  l'âge  de  douze 
ans,  la  révélation  de  sa  doctrine,  qu'il  ne  manifesta 
toutefois  que  bien  plus  tard.  Ses  premières  prédications 
eurent  lieu  à  la  résidence  royale,  en  242,  au  milieu  des 
fêtes  du  couronnement  de  Sapor  I. 

Mâni  se  présenta  nettement  comme  un  envoyé  du 
vrai  Dieu,  chargé  d'une  mission  auprès  des  hommes, 
comme  Bouddha  l'avait  été  dans  l'Inde,  Zoroastre  en 
Perse  et  Jésus  en  Occident.  Le  succès  fut  médiocre.  Le 
clergé-  mazdéen  ne  voulut  point  entendre  parler  d'une 
réforme  qui  menaçait  la  religion  zoroastrienne.  Quant 
au  roi  Sapor,  il  témoigna  de  telles  dispositions  que  Mâni 
fut  obligé  de  s'exiler.  Pendant  bien  des  années  il  vécut 
en  dehors  de  l'empire  perse,  dans  les  pays  au  nord  et 
à  l'est.  Soit  par  lui,  soit  par  ses  disciples,  sa  religion 
se  propagea  rapidement  dans  le  Khorassan,  le  Touran 
(Turkestan),  la  Chine  et  l'Lide:  même  à  l'intérieur  de 
la  Perse  elle  trouva  beaucoup  d'adhérents. 

Revenu  à  Ctésiphon,  après  trente  ans  d'exil,  il  con- 
quit à  sa  doctrine  Pérôz,  frère  de  Sapor,  qui  lui  mé- 
nagea une  entrevue  avec  le  souverain.  Sapor  lui  pro- 
mit de  tolérer  ses  communautés  et  lui  fit  même  espé- 
rer son  adhésion.  Mais,  sous  l'influence  des  prêtres  du 


558  CHAPITRE   XXVII. 

feu,  une  réaction  se  produisit.  Mâni  fut  emprisonné. 
Délivré  à  la  mort  de  Sapor  (272),  il  demeura  en  liberté 
pendant  le  règne  fort  court  d'Hormizd.  Le  roi  Bahrâm 
le  fit  arrêter  de  nouveau.  Le  prophète  fut  crucifié  à 
Grundesapour,  près  de  Suse,  en  276-7.  Son  corps  fut 
écorclié,  et  sa  peau.  remjDlie  de  paille,  fut  accrochée  à 
l'une  des  portes  de  la  ville,  qui  conserva  longtemps  le 
nom  de  porte  Mâni.  Les  Manichéens  furent  dès  lors  en 
butte  à  de  cruelles  persécutions. 

La  fin  tragique  du  fondateur  n'arrêta  pas  les  pro- 
grès de  la  nouvelle  religion.  C'est  à  partir  de  ce  mo- 
ment qu'on  la  voit  se  répandre  vers  l'ouest  et  envahir 
l'empire  romain.  Dans  sa  Chronique,  Eusèbe  rattache 
à  la  quatrième  année  de  Probus  (279-80)  les  débuts  de 
Manès,  ce  qui  doit  s'entendre  de  la  propagande  mani- 
chéenne à  l'occident  de  la  Perse  \ 

En  terre  romaine  le  manichéisme  se  chargea  bien- 
tôt d'éléments  nouveaux,  propres  à  le  rattacher  au  chris- 
tianisme, très  puissant  en  Syrie  et  dans  les  provinces 
voisines.  Eusèbe  sait  déjà  que  les  Manichéens  présen- 
taient leur  prophète  comme  le  Paraclet  promis  dans 
l'Evangile  et  qu'ils  lui  associaient  un  groupe  de  douze 
apôtres.  Mais  ce  sont  là  des  détails  secondaires.  Le 
manichéisme  n'est  nullement  une  hérésie  chrétienne,  une 
dérivation  irrégulière  de  l'Evangile;  c'est  vraiment  une 
religion  nouvelle.  Et   ce   n'est  pas    mie  religion  natio- 

'  Dans  son  Histoire  ecclésiastique,  YII,  31,  il  constate  que 
le  manichéisme,  venu  de  Perse,  était  déjà  fort  répandu  ;  se  rap- 
peler qu'il  écrivait  dans  les  premières  années  du  TV^  siècle. 


LA    RÉSISTANCE   AU   CHRISTIANISME  550 

nale:  elle  se  dressa  contre  le  culte  officiel  de  l'état  perse, 
le  zoroastrisme  ou  mazdéisme,  avant  d'aller  détourner 
de  leurs  croyances  les  bouddhistes  de  l'Inde  et  les  chré- 
tiens de  l'empire  romain.  C'est  une  religion  à  préten- 
tions universalistes.  Voici  ce  qu'elle  enseignait  ^  : 

Il  y  a  deux  choses  essentielles  et  essentiellement  op- 
posées, la  Lumière  et  les  Ténèbres.  On  les  conçoit  comme 
deux  royaumes.  Dans  le  premier  règiie  le  Dieu  suprême, 
de  qui  rayonnent  dix  ou  douze  vertus,  l'Amour,  la  Foi, 
la  Sagesse,  la  Bonté,  etc.  Ce  royaume  a  un  ciel  et  une 
terre,  lumineux  l'un  et  l'autre.  Au  dessous  est  le  do- 
maine des  Ténèbres,  sans  Dieu  ni  ciel,  mais  avec  une 
terre.  Là  habite  Satan  avec  ses  démons,  qui  lui  forment 
cortège,  comme  les  éons  lumineux  au  Dieu  de  lumière. 

Les  deux  royaumes  se  touchent  par  un  côté,  et  c'est 
par  là  qu'ils  se  font  la  guerre.  Satan  parvient  un  jour 
à  envahir  la  terre  lumineuse.  Dieu  alors  engendre  avec 
l'Esprit  de  sa  droite  (syzygie)  un  être  nou.veau,  l'Homme 
primitif,  et  le  lance  contre  Satan.  Celui-ci  triomphe  un 
moment.  Dieu  vient  à  la  rescousse  avec  ses  anges  et 
répare  l'échec  de  l'Homme  primitif.  Satan  est  chassé. 
Mais  l'Homme  primitif  a  été  quelque  temps  entre  ses 
mains;  il  lui  a  dérobé  des  parcelles  lumineuses.  De  là 
un  mélange  des  éléments  lumineux  et  ténébreux,  et  ce 
mélange  commence  à   se    propager   par   la  génération. 

^  Je  De  donne  ici  que  les  traits  principaux.  La  mythologie 
du  manichéisme  est  aussi  compliquée  d'aventures  que  celle  des 
Babyloniens  primitifs,  avec  laquelle  elle  a  des  éléments  com- 
muns. 


560  CHAPITRE   XXVII. 

L'Homme  primitif  arrête  les  progrès  du  mal,  mais  ce 
qui  est  fait  est  lait. 

Avec  les  éléments  complexes  déjà  formés,  Dieu  fait 
le  monde  actuel,  mélangé  de  bien  et  de  mal.  Il  com- 
prend une  série  de  ciels,  gouvernés  par  des  anges  (ou 
éons)  de  lumière.  Le  soleil  et  la  lune  y  sont  les  êtres 
les  moins  en  ténèbres.  Dans  le  premier  habite  l'Homme 
primitif,  dans  l'autre,  sa  syzygie,  la  Mère  de  Lumière. 
Si  le  monde  est  l'œuvre  de  Dieu,  opérant,  il  est  vrai, 
sur  des  éléments  imparfaits,  l'homme,  lui,  est  une  créa- 
ture de  Satan  et  de  ses  acolytes.  Satan  a  mis  en  Adam, 
l'auteur  de  la  race,  tout  ce  qu'il  a  pu  dérober  d'élé- 
ments lumineux  :  Eve  est  composée  de  même,  mais  avec 
beaucoup  moins  de  ces  parcelles  ;  c'est  la  tentatrice, 
l'instrument  de  perdition.  Caïn  et  Abel  sont  les  fruits 
de  son  commerce  avec  Satan  lui-même  :  Seth  est  le  vrai 
fils  du  premier  couple  humain.  Il  est  bientôt  en  butte 
à  la  haine  de  sa  mère,  dont  toutefois  les  projets  per- 
fides sont  déjoués.  Eve,  Caïn  et  Abel  tombent  au  pou- 
voir de  l'enfer  :  Adam  et  Seth,  au  contraire,  sont  trans- 
portés, après  leur  mort,  dans  le  royaume  lumineux. 

Ainsi  l'humanité  est  en  proie  à  la  lutte  des  deux 
éléments,  inégalement  combinés  dans  les  deux  sexes. 
La  lumière  captive  ^  tend  à  se  dégager.  Les  démons 
cherchent  à  la  retenir,  par  les  passions,  l'erreur,  les 
fausses  religions,  notamment  celle  de  Moïse  et  des  Pro- 
phètes, tandis  que  les  esprits  lumineux  favorisent  son 

^  C'est  elle  que  les  Manichéens  d'Occident  appelaient  Jésus 
X>atïbilis. 


LA    RÉSISTANCE   AU   CHRISTIANISME  561 

émancipation.  De  celle-ci  la  première  condition  est  la 
connaissance  du  véritable  état  des  choses  C'est  pour 
cela  que  sont  venus  les  envoyés  de  Dieu,  Noé,  Abraham, 
Zoroastre,  Bouddha.  Jésus.  Par  Jésus  cependant,  il  faut 
entendre  ici  un  Jésus  impassible  (Jésus  impatihilis),  un 
éon  céleste,  qui,  dès  le  premier  moment  vint  au  secours 
d'Adam  et  lui  aida  à  lutter  contre  Eve  et  Satan,  et 
non  le  Jésus  historique,  lequel  n'est  qu'un  faux  messie 
juif,  inspiré  par  le  diable.  Des  envoyés  divins,  Mâni 
est  le  dernier  et  le  meilleur. 

A  mesure  que  les  éléments  lumineux  se  dégagent  de 
l'humanité,  ils  se  rendent  par  le  zodiaque  et  la  lune 
jusque  dans  le  Soleil.  De  là  après  une  dernière  purifi- 
cation, ils  atteignent  le  royaume  lumineux  lui-même. 
Les  corps,  et  avec  eux  les  âmes  des  non  élus,  demeurent 
dans  le  royaume  des  ténèbres.  Le  monde  finira  quand 
toute  la  lumière  dégageable  sera  revenue  à  sa  source. 

D'une  telle  anthropologie,  il  ressort  que  l'on  est  bon 
ou  mauvais  par  nature,  suivant  la  proportion  d'éléments 
lumineux  ou  ténébreux  que  l'on  contient.  La  seule  mo- 
rale qui  se  déduise  de  là  est  un  ascétisme  rigoureux. 
Le  but  de  la  vie  est  d'empêcher  la  déperdition  des  élé- 
ments lumineux  que  l'on  peut  avoir  en  soi,  d'en  faci- 
liter le  dégagement,  et  de  proqurer  l'anéantissement  ou 
l'exténuation  des  autres.  La  guerre  est  déclarée  au  monde 
sensible.  Le  disciple  de  Mâni  est  marqué  de  trois  sceaux, 
ceux  de  la  bouohe,  de  la  main,  du  sein.  Le  premier  interdit 
les  paroles  impures,  l'alimentation  animale  et  l'usage  du 
vin.  Quant  aux  végétaux  il  est  permis  de  les  manger, 

Duchesse.  Eist.  anc.  de  VEgl.  -  T.  I.  36 


562  CHAPITRE   XXVII. 

mais  non  de  les  tuer;  aussi  convient-il  de  faire  cueillir 
par  d'autres  les  fruits,  les  herbes,  qui  doivent  servir  au 
repas.  Le  sceau  de  la  main  interdit  le  contact  des  objets 
impurs,  celui  du  sein  les  rapports  sexuels,  même  dans  le 
mariage.  H  y  a  beaucoup  de  jeûnes,  en  moyenne  un  jour 
sur  quatre,  le  dimanche  toujours.  On  doit  prier  quatre 
fois  par  jour,  en  se  tournant  vers  le  soleil,  la  lune  ou  l'é- 
toile polaire. 

Une  telle  ascèse  est  évidemment  au  dessus  des  forces 
communes;  aussi  n'est-elle  pratiquée  que  par  un  petit 
nombre,  par  les  Elus,  qui  sont,  en  somme,  les  seuls 
vrais  manichéens.  Le  commun  peuple,  les  auditeurs, 
peuvent  vivre  comme  tout  le  monde.  Les  élus  contri- 
buent à  leur  salut;  eux,  ils  se  chargent  de  l'entretien 
des  élus.  Dans  la  société  manichéenne  les  élus  ont  la 
place  des  moines,  des  confesseurs,  des  saints.  Au  dessus 
d'eux  cependant  il  y  a  une  hiérarchie  :  des  prêtres,  des 
évêques  au  nombre  de  soixante-douze,  enfin  douze  doc- 
teurs. L'un  de  ceux-ci  est  leur  chef  et  comme  le  pape 
du  manichéisme.  Il  devait  résider,  et  résida  souvent  en 
fait,  à  Babylone. 

Le  culte  était  très  simple;  il  ne  comportait  guère 
que  des  prières  et  des  chants.  Il  y  avait  une  fête  au 
mois  de  mars,  la  fête  du  Bêma,  commémoration  de  la 
mort  de  Mâni.  On  dressait  un  trône,  richement  orné, 
élevé  sur  cinq  marches  qui  symbolisaient  les  cinq  degrés 
de  la  hiérarchie,  auditeurs,  élus,  prêtres,  évêques,  doc- 
teurs. Personne  ne  s'y  asseyait,  mais  chacun  venait  se 
prosterner  devant. 


LA    RÉSISTANCE   AU   CHRISTIANISME  563 

Dans  cet  ensemble  de  doctrines  et  de  pratiques  il 
est  entré  sûrement  des  éléments  bien  divers,  et  leurs 
combinaisons  ne  sont  pas  toutes  originales.  Ce  n'est  pas 
pour  rien  que  Mâni  et  son  père  avaient  si  longtemps 
vécu  chez  les  Moghtasilas.  Le  livre  sacré  de  leurs  des- 
cendants \  des  Mandaïtes  actuels,  permet  de  constater 
que,  dans  la  doctrine  de  ces  baptistes,  une  certaine  fu- 
sion s'était  opérée  entre  les  vieilles  légendes  babylo- 
niennes et  les  données  bibliques.  Un  christianisme  à 
formes  étranges,  rappelant  celui  des  sectes  ophitiques 
et  surtout  l'elkasaïsme  ^,  aura  poussé  au  cours  du  IP  siè- 
cle dans  les  détritus  de  la  vieille  civilisation  chaldéenne. 
Les  juifs  étaient  fort  nombreux  en  ces  contrées.  Mâni, 
comme  les  Mandaïtes,  enseigne  le  dualisme  radical,  es- 
sentiel, éternel  ^.  Dans  ses  personnages  célestes,  plus 
d'un  trait  rappelle  les  dieux  et  les  héros  babyloniens,  Ea, 
Mardouk,  Gilgamès,  etc.  La  préoccupation  de  la  lumière 
peut  venir  de  la  religion  iranienne.  La  Bible  a  fourni 
beaucoup  de  noms.  A  la  différence  des  sectes  gnosti- 
ques,  qui  donnent  toujours  un  rôle  supérieur  à  Jésus, 
Mâni  n'a  nul  souci  de  l'Evangile.  C'est  lui  qui  est  le 
révélateur  et  le  docteur. 

^  Le  Trésor  (Ginza)  ou  Grand  Livre  (Sidrâ  rahbâ)  ou  Livre 
d'Adam,  éd.  Peterinann,  Berlin,  1867.  Sur  les  Mandaïtes,  v.  sur- 
tout l'article  de  Kessler  dans  l'Encyclopédie  de  Hauck. 

2  Mâni  ne  semble  pas  avoir  bien  connu  le  christianisme  or- 
thodoxe. Remarquer  le  rôle  éminent  qu'il  donne  au  patriarche 
Seth.  Ce  trait  lui  est  commun  avec  les  gnostiques  du  type 
ophitique. 

^  Dans  la  religion  persane,  Ahriman  n'est,  comme  notre 
Satan,  qu'une  créature  dégénérée.  Ormuzd  est  le  seul  vrai  Dieu, 


5G4  CHAPITRE  XXVII. 

Il  laissa  divers  écrits,  supprimés  depuis  par  les  au- 
torités chrétiennes,  mazdéennes  et  musulmanes.  Le  Fih- 
rist  en  énumère  sept  principaux  :  les  Secrets,  les  Géants^ 
les  Préceptes  aux  auditeurs,  le  Schâpourakân,  le  Vivi- 
fiant, la  Pragmateia,  l'Evangile.  Celui-ci  était  écrit  en 
persan  (pehlvi  ),  les  autres  en  araméen.  Quelques-uns  sont 
cités  par  les  controversistes  chrétiens,  surtout  par  l'au- 
teur des  Actes  d'Archélaûs  et  par  saint  Augustin.  Un  des 
ouvrages  d'Augustin  est  consacré  à  la  réfutation  de 
VEpistola  Fundamentl,  identique  avec  les  «  Préceptes 
aux  auditeurs  » .  L'  «  Evangile  »  n'avait  de  commun  que 
le  titre  avec  les  livres  chrétiens  de  cette  dénomination. 
Outre  ces  traités,  un  grand  nombre  de  lettres,  soit  de 
Mâni  lui-même,  soit  de  ses  premiers  successeurs,  avaient 
été  recueillies  ^ 

Kous  n'avons  pas  à  suivre  ici  les  progrès  de  la  nou- 
velle secte,  ni  vers  l'Orient,  où  sa  propagande  se  pour- 
suivit, en  dépit  des  persécutions,  jusqu'au  temps  de  l'in- 
vasion mongole,  ni  même  vers  l'Occident,  où,  se  renou- 
velant à  diverses  reprises,  proscrite  par  l'Etat  comme  par 
l'Eglise,  elle  continua  pendant  dix  siècles  à  les  troubler 
tous  les  deux.  Ce  qu'il  importe  de  noter  en  ce  moment^ 
c'est  l'accueil  prodigieux  que  rencontra,  sur  le  sol  de 
l'empire  romain,  cette  religion  importée  de  chez  l'ennemi 
héréditaire.  Trente  ans  après  la  mort  de  Mâni,  Eusèbe 
est  tout  ému  de  son  succès.  Vers  le  même  temps  (296) 


1  Fabriciiis,  Bïbl.  gr.,  t.  VII^,  p.  311,   en   a  ressemblé  les 
fragments  connus. 


LA   RÉSISTANCE   AU   CHRISTIANISME  565 

l'empereur  Dioclétien  édictait  ^  les  peines  les  plus  sé- 
vères contre  les  Manichéens:  le  feu  pour  les  chefs:  la 
mort  pour  les  autres,  sauf  les  Tionestiores,  que  l'on  de- 
vait envoyer  aux  mines  de  Phaeno  ou  de  Proconnèse  ; 
la  confiscation  pour  tous.  Enfin  les  livres  devaient  être 
brûlés. 

Ainsi  persécutée,  la  secte  manichéenne  fut  contrainte 
de  dissimuler  son  existence  et  de  prendre  les  allures 
d'une  société  secrète.  Quand  le  christianisme  fut  devenu 
la  religion  dominante  de  l'empire,  les  Manichéens  feigni- 
rent d'être  chrétiens  et  chrétiens  orthodoxes,  adoptant  le 
langage  et  les  pratiques  de  la  grande  Eglise  et  les  com- 
binant tant  bien  que  mal  avec  leurs  observances. 

Il  semble  que  le  manichéisme,  en  se  propageant  si 
rapidement  vers  l'Occident,  aurait  dû  drainer  tout  ce 
qui  restait  des  hérésies  gnostiques  du  11^  siècle.  Ap- 
parenté par  son  dualisme  et  par  sa  morale,  peut-être 
même  par  certains  liens  historiques,  avec  les  vieilles 
gnoses  syriennes,  il  était  fait  pour  en  recueillir  la  suc- 
cession. Cependant  l'absorption  ne  fut  pas  si  complète 
qu'il  ne  restât  encore,  au  déclin  du  lY^  siècle,  surtout  en 
Egypte,  beaucoup  de  petits  groupes  où  l'on  persistait 
à  se  nourrir  des  doctrines  ophitiques  et  à  déchiffrer  les 
grimoires  affreux  dont  la  Pistis  Sopliia  nous  a  conservé 


'  Cad.  Gregor.,  lY,  4.  La  constitution  est  adressée  à  Julien, 
proconsul  d'Afrique,  et  datée  d'Alexandrie,  où  Dioclétien  n'a 
séjourné  qu'en  296  et  302.  Cette  dernière  date  est,  je  crois, 
moins  probable  que  l'autre. 


566  CHAPITRE   XXVII. 

un  spécimen.  Ces  gens-là,  malgré  tout,  étaient  chrétiens. 
Jésus  demeurait  pour  eux  le  Maître  et  le  Sauveur;  on 
ne  les  décidait  pas  facilement  à  ne  voir  en  lui  qu'un 
émissaire  du  diable.  Les  Bardesanites  et  les  Marcionites, 
plus  sérieux  et  moins  éloignés  de  l'orthodoxie,  firent 
tête,  eux  aussi  ;  ils  se  maintinrent  longtemps  en  Syrie 
et  en  Mésopotamie.  Au  IV*  siècle  il  y  avait  encore  beau- 
coup de  Bardesanites  à  Edesse  ;  au  siècle  suivant  l'é- 
vêque  de  Cyr,  Théodoret,  trouvait  à  convertir,  dans  son 
seul  diocèse,  jusqu'à  dix  mille  marcionites.  C'est  à  l'E- 
glise orthodoxe,  beaucoup  plus  qu'à  la  religion  de  Mâni, 
que  se  rallièrent  les  derniers   tenants    du   gnosticisme. 

4.°  —  La  judaïsme. 

Quant  aux  juifs  ^,  leur  opposition,  déclarée  depuis  les 
origines,  devenait  de  plus  en  plus  irréductible.  A  la 
longue  ils  se  relevèrent  des  catastrophes  qui,  depuis 
Néron  jusqu'à  Hadrien,  s'étaient  abattues  sur  leur  nation. 
Les  massacres  dont  ils  payèrent,  à  la  fin  du  règne  de 
Trajan,  leurs  révoltes  en  Egypte,  à  Cyrène,  en  Chypre 
et  en  Mésopotamie,  avaient  sans  doute  diminué,  en 
ces  pays,  l'importance  de  leurs  communautés.  Il  en  fut 
de  même  en  Judée,  après  la  guerre  de  Vespasien  et 
surtout  après  la  défaite  de  Bar-Kochéba  (135).  Les 
juifs  durent  quitter  le  pays;  il  ne  leur  fut  plus  permis 
d'approcher  des  ruines  de  Jérusalem  et  de   la   colonie 

'  Sur  ceci,  v.  le  livre  déjà  cité  de  Schûrer,   Geschichfe  des 
jUdischen  Volkes,  4«  éd.,  t.  I,  p.  113-138  et  642-704. 


LA    RÉSISTANCE   AU    CHRISTIANISME  567 

d'^lia  qui  s'élevait  sur  l'emplacement  de  la  cité  sainte. 
D'autres  colonies  s'organisèrent  en  Judée  et  en  Samarie, 
Neapolis,  Emmaûs  (plus  tard  Nicopolis),  Diospolis,  Eleu- 
theropolis.  La  terre  de  Juda  et  d'Ephraïm  passait  dé- 
finitivement des  fils  de  Jacob  aux  enfants  d' Edom  \ 
Les  «  restes  d'Israël  »  se  rassemblèrent  à  F  ouest 
de  la  Judée  à  Jamnia  (Jabné),  localité  de  la  côte  phi- 
listine,  au  sud  de  Joppé.  Parmi  leurs  chefs  on  cite 
alors  Johanan-ben-Sakkaï  et  Gamaliel  le  jeune.  On  par- 
vint, grâce  à  la  tolérance  des  gouverneurs,  à  s'orga- 
niser tant  bien  que  mal.  L'aristocratie  sadducéenne 
avait  péri  dans  Tinsurrection  ;  ses  faibles  débris  s'étaient 
réfugiés  au  loin,  surtout  dans  les  contrées  mésopota- 
miennes,  où  il  y  avait  encore  des  princes  juifs  ou  ju- 
daïsants.  Le  temple  était  détruit;  ce  qui  restait  de  prêtres 
et  de  lévites  disparut  bientôt  par  extinction.  Il  ne  resta 
plus  que  les  Pharisiens  et  les  Scribes  ou  docteurs  de 
la  Loi.  A  ces  derniers  échut  la  direction,  qui  ne  pouvait 
plus  être  politique,  mais  simplement  religieuse.  Le  san- 
hédrin (T'jvî^piov),  jadis  le  principal  organe  de  la  vie 
politique,  ne  pouvait  être  reconstitué.  Il  j  eut  tout  de 
même  un  conseil,  auquel  on  donnait  quelquefois  l'ancien 
titre;  et  ce  conseil  eut  un  président  qui,  à  la  longue, 
prit  de  l'importance  et  fut  plus  ou  moins  officiellement 
reconnu  sous  le  nom  de  patriarche.  Comme  dans  toutes 
les  autres  colonies  juives,  les  chefs  eurent  la  juridiction 
civile   sur  leurs   ressortissants.    Quant    à   la  juridiction 

^  Au  temps  où  nous  sommes,  le  nom.  d'Edom  servait  aux  juifs, 
par  une  sorte  de  calembour,  à  désigner  Rome  et  les  Romains. 


508  CHAPITRE   XXVII. 

Griminelle,  ils  Tusurpèrent  quelquefois.  Cette  organisa- 
tion était  soutenue  par  les  offrandes  des  juifs  de  tous 
les  pays.  Des  personnages  qualifiés  diapôtres  allaient 
les  recueillir,  et,  en  même  temps,  procédaient  à  une 
sorte   d'inspection. 

La  vie  religieuse  devint  très  fermée.  Le  temps  des 
juifs  libéraux,  en  coquetterie  avec  Tliellénisme  et  avec 
le  gouvernement,  est  passé  et  bien  passé.  On  ne  tient  plus 
à  se  faire  bien  voir  des  autres  peuples  ni  surtout  à 
recruter  des  prosélytes.  En  ceci  on  laisse  le  champ 
libre  aux  «  Nazaréens  »  .  On  se  replie  sur  soi-même  ;  on 
s'absorbe  dans  la  contemplation  de  la  Loi  ;  on  met  sa 
joie  à  l'observer  dans  toutes  ses  minuties.  Sans  doute 
il  y  a  des  points  où  il  n'est  plus  possible  de  l'observer; 
mais  qui  sait  si  le  culte  aboli  ne  se  rétablira  pas  un 
jour,  si  le  Temple  ne  ressuscitera  pas  de  ses  ruines?  ^  En 
attendant,  il  reste  assez  de  prescriptions  réalisables  pour 
que  la  fidélité  ait  un  objet  précis  et  la  vie  religieuse 
Tin  aliment  quotidien. 

La  Loi  était  tout.  L'enthousiasme  qu'elle  inspirait, 
les  canonistes  le  traduisaient  en  commentaires.  Le  tra- 
vail des  Scribes  continua  dans  l'exil.  Lydda  (Diospolis), 
non  loin  de  Jamnia,  devint  le  siège  d'une  école  rabbi- 
nique  très  importante.  Vers  le  milieu  du  IF  siècle  elle 
fut  remplacée  par  celle  de  Tibériade. 

^  Les  apocalypses  de  Baruch  et  cl'Esdras,  écrites  dans  la 
génération  qui  suivit  la  catastrophe,  promettaient  à  bref  délai 
la  restauration  d'Israël.  Sur  ces  livres,  v.  Schiirar,  op.  cit.,  t.  III, 
.p.  223  et  suiv. 


LA    RÉSISTANCE    AU   CHRISTIANISME  5G0 

C^est  à  Tibériade  que  se  transporta  aussi  le  conseil 
national  avec  son  chef.  C'est  là  qu'au  IIP  et  au  lY*  siècle 
résident  les  patriarches  juifs.  La  Galilée,  à  ce  moment, 
était  de  nouveau  remplie  de  juiveries  florissantes:  on  cite 
celles  de  Capharnaum,  Sepphoris,  Diocésarée,  Tibériade, 
Nazareth:  tout  le  pays  de  l'Evangile  était  couvert  de  sy- 
nagogues, dont  on  voit  encore  les  ruines  \  C'est  là  que  l'on 
forma  les  premiers  recueils  de  commentaires  sur  la  Loi. 
Le  plus  ancien  qui  se  soit  conservé,  la  Mischna,  est  de  la 
fln  du  II*  siècle:  il  ne  comprend  pas  moins  de  deux  mille 
sentences  ou  réponses  des  rabbins  les  plus  célèbres, 
depuis  Johanan^ben-Sakkai  jusqu'à  Judas  le  Saint,  con- 
temporain de  Marc  Aurèle  et  de  Commode.  Judas  est 
considéré  comme  l'auteur  de  la  Mischna  ^.  Ce  recueil 
de  jurisprudence  ne  tarda  pas  à  prendre  une  grande 
autorité.  Il  devint,  comme  la  Loi  elle-même,  un  thème 
à  discussions,  et  donna  lieu  à  deux  recueils  de  commen- 
taires :  l'un,  formé  en  Galilée  assez  avant  dans  le  IV  siècle, 
s'appelle  le  Talmud  de  Jérusalem  :  l'autre,  sorti  au  siècle 
suivant  des  écoles  juives  du  royaume  de  Perse,  est 
connu  sous  le  nom  de  Talmud  de  Babylone  ". 


^  Sur  ce  milieu,  v.  les  curieuses  histoires  rapportées  par 
saint  Epiphane,  Haer.,  30. 

^  Un  recueil  un  peu  postérieur,  la  Tosephta,  n'est  pas  par- 
venu à  l'autorité  canonique  dont  jouit  la  Mischna  parmi  les 
juifs. 

^  Dans  les  Talmucls  il  y  a  lieu  de  distinguer  entre  la  Mischna, 
■qui  leur  est  commune  et  qui  forme  le  texte,  d'une  part;  et, 
«d'autre  part,  la  Gemara,  qui  représente  le  commentaire  et  dif- 
fère d'un  Talmud  à  l'autre. 


570  CHAPITRE   XXVII. 

En  dehors  du  centre  palestinien,  loin  des  autorités 
religieuses  qui  avaient  succédé  au  sacerdoce  aboli,  la 
Diaspora  continuait  à  s'étendre,  sans  faire  de  prosély- 
tisme, uniquement  par  le  mouvement  des  naissances. 
Sur  ce  point  même,  il  y  eut,  à  un  certain  moment, 
des  difficultés  assez  graves.  La  circoncision  fut  inter- 
dite par  Hadrien.  Il  était  impossible  que  les  Juifs  se 
résignassent  à  observer  une  telle  prohibition.  Leur  ré- 
pugnance se  traduisit  par  de  nouvelles  émeutes,  si  bien 
qu'Antonin  révoqua  l'interdiction  et  se  borna  à  défen- 
dre de  circoncire  d'autres  personnes  que  les  enfants 
juifs,  défense  qui  fut  renouvelée  par  Sévère. 

Ainsi  la  loi  elle-même  favorisait  le  confinement  des 
juifs.  Comme  du  reste  elle  continuait  de  les  tolérer,  ils 
se  répandirent  de  plus  en  plus,  s'occupant  dans  les  bas 
emplois  et  dans  le  petit  commerce.  Au  IV  siècle  il  y 
en  avait  partout.  Les  évêques  se  préoccupaient  de  leurs 
rapports  avec  les  chrétiens,  un  peu  enclins  parfois  à  pren- 
dre part  à  leurs  fêtes  et  à  suivre  leurs  usages  ^ 

Les  écrivains  continuaient  à  discuter  contre  eux^ 
comme  l'avaient  fait  jadis  Ariston  et  saint  Justin.  C'est 
toujours  la  même  controverse.  Les  chrétiens  veulent 
prouver  l'Evangile  par  l'Ancien  Testament  et  s'irritent 
quand  les  juifs  n'acceptent  pas  leurs  interprétations 
symboliques  ou  même  contestent  leurs  citations. 


^  Le  concile  d'Elvire,  vers  300,  interdit  aux  chrétiens  de 
manger  avec  les  juifs  et  de  faire  bénir  par  eux  les  récoltes 
(c.  49,  50;. 


LA   RÉSISTANCE    AT    CHRISTIANISME  571 

Il  y  arvait  eu  jadis  un  judaïsme  de  langue  grecque, 
capable  de  suivre  de  telles  discussions.  C'est  pour  lui 
qu'avait  été  faite  la  version  des  Septante.  Au  IP  siècle, 
discréditée  par  Tusage  qu'en  faisaient  les  chrétiens,  elle 
fut  abandonnée  pour  des  traductions  plus  littérales.  Celle 
de  Théodotion  représente  une  revision  des  Septante  d'a- 
près l'hébreu  reçu  alors  en  Palestine  ;  celle  d'Aquila  est 
une  version  entièrement  nouvelle,  d'une  minutie  exces- 
sive et  rebutante.  Les  polémistes  pouvaient  ainsi  op- 
poser version  à  version.  A  la  longue,  cependant,  l'hel- 
lénisme fut  éliminé  tout  à  fait:  les  juifs  abandonnèrent 
Aquila  et  Théodotion  tout  comme  ils  avaient  délaissé 
les  Septante.  Dans  leur  service  religieux  ils  s'en  tinrent 
au  texte  hébraïque. 

Paganismes  anciens  ou  nouveaux,  exotiques  ou  indi- 
gènes, philosophies  mystiques,  religions  fraîchement  éclo- 
ses,  judaïsme  d'arrière-saison,  autant  de  forces  qui,  au  dé- 
clin du  m*'  siècle,  tenaient  contre  le  christianisme.  Il  y 
en  avait  encore  une,  plus  redoutable  en  apparence,  mais 
d'hostilité  intermittente,  celle  de  l'Etat  romain.  Le  des- 
tin de  celle-ci  était  d'être  vaincue  et  de  passer  au  ser- 
vice de  l'Evangile  vainqueur.  Toutefois  ce  changement 
ne  s'accomplit  pas  sans  une  lutte  terrible  que  nous  avons 
maintenant  à  étudier. 


TABLE  DES  MATIERES 


PAG. 

Préface vu 

Chapitre  I.  —  L'empire  romain,  patrie  du  christianisme.       1 

La  Méditerranée  et  le  monde  antique.  —  L'emi>ire  romain  et 
ses  voisins.  —  Le  peuple  juif  et  la  religion  juive.  —  Les  pro- 
vinces romaines  et  l'organisation  municipale.  —  Mœurs,  idées, 
religion  :  mystères,  cultes  orientaux.  —  Préparation  évangélique. 

Chapitre  IL  —  La  primitive  église  à  Jérusalem 11 

Le  jvidaïsme  dans  l'empire  et  en  Palestine.  —  Les  disciples  de 
Jésus:  leur  propagande,  leur  organisation.  —  Saul  de  Tarse.  — 
Premières  conversions  parmi  les  gentils  favorables  au  judaïsme. 

Chapitre  III.  —  Antioche  et  les  missions  de  saint  Paul  .     21 

Juifs  hellénistes.  —  Fondation  d'un  groupe  chrétien  à  An- 
tioche. —  Mission  de  Saul  et  de  Barnabe  dans  la  haute  Asie- 
Mineiire.  —  Situation  des  convertis  du  paganisme:  conflits  in- 
térieurs. —  Saint  Paul  en  Macédoine,  en  Grèce  et  à  Ephèse.  — 
Son  retour  à  Jérusalem.  —  Sa  situation  en  face  des  judéo-chré- 
tiens. —  Ses  lettres,  sa  captivité. 

Chapitre  IV.  —  Le  chrétien  dans  l'âge  apostolique ....     36 

La  tradition  religieuse  d'Israël.  —  La  loi  de  Moïse  et  la  foi 
en  .Jésus-Christ.  —  L'éducation  biblique.  —  La  fin  des  choses. 
—  La  personne  du  Christ:  sa  divinité.  —  Jésus-Christ,  Fils  de 
Dieu,  Sauveur.  —  La  vie  chrétienne  :  renoncement  au  monde, 
groupement  en  confréries  locales.  —  Assemblées  religieuses 
imitées  des  synagogues.  —  Eucharistie,  charismes.  —  Organi- 
sation des  églises  naissantes. 

Chapitre  V.  —  Origines  de  l'église  romaine 53 

La  colonie  juive  de  Rome.  —  Aquilas  et  Priscille.  —  L'épître 
aux  Romains.  —  Paul  à  Rome.  —  Les  plus  anciens  fidèles  de 
l'église  romaine.  —  Pierre  à  Rome.  —  L'incendie  de  l'an  64  et 
la  persécution  de  Néron. 


574  TABLE   DES    MATIÈRES 

PAG. 

Chapitre  VI.  —  Les  premières  hérésies 66 

La  curiosité  religieuse  et  la  spéciilation  chez  les  premiers 
chrétiens.  —  Epîtres  aux  Ephésiens  et  aux  Colossiens.  —  Les 
semeurs  de  doctiines.  —  Judaïsme  transcendant.  —  La  christo- 
logie  de  saint  Paul.  —  L'hérésie  dans  les  Pastorales,  dans  l'A- 
pocalypse. —  Nicolaïtes  et  Cérinthiens.  —  L'hérésie  dans  les 
lettres  de  saint  Ignace. 

Chapitre  VII,  —  L'épiscopat 84 

La  fraternité  chrétienne  menacée  par  l'hérésie.  —  Nécessité 
de  la  hiérarchie.  —  Situation  à  Jérusalem  et  à  Antioche.  —  Or- 
ganisation des  églises  au  temps  de  saint  Paul.  —  Le  collège 
épiscopal,  les  diacres.  —  L'épiscopat  unitaire,  sa  tradition.  — 
Apparent  conflit  entre  l'éj)iscopat  collégial  et  l'épiscopat  mo- 
narchique. 

CHAPITRE  VIII.  —  Le  christianisme  et  la  légalité 98 

Eapports  avec  l'autorité  jviive  en  Palestine.  —  La  religion 
dans  l'état  gréco-romain.  —  Situation  spéciale  du  judaïsme  et 
dix  christianisme.  —  Les  chrétiens  confondus  avec  les  juifs,  puis 
distingués  d'eux  par  les  magistrats  romains.  —  Prohibition  du 
christianisme.  —  Procédure  contre  les  chrétiens.  —  Le  rescrit 
de  Trajan.  —  La  raison  d'Etat  et  la  propagande  évangélique. 

Chapitre  IX.  —  La  fin  du  judéo-christianisme 116 

Mort  de  Jacques,  frère  du  Seigneur.  —  L'insurrection  de 
l'an  66:  émigration  de  l' église  de  Jérusalem.  —  La  révolte  de 
Bar-Kocheba:  ^Elia  Capitolina.  —  Les  évêques  judéo-chrétiens. 

—  L'évangile  selon  les  Hébreux.  —  Rapports  avec  les  autres 
chrétiens.  —  Hégcsippe.  —  Les  Ebionites.  -  -  Les  Elkasaïtes. 

Chapitre  X.  —  Les  livres  chrétiens 133 

Epîtres  de  saint  Paul.  —  Les  Evangiles.  —  Disciples  émigrés 
en  Asie:  Philiiipe,  Aristion,  Jean.  —  Tradition  sur  l'apôtre  Jean. 

—  Les  écrits  johanniqiTes.  —  La  tradition  orale  et  les  évangiles 
Synoptiques.  —  Autres  livres  canoniques.  —  Ecrits  divers,  Di- 
daché,  épître  de  Barnabe,  livres  attribués  à  saint  Pierre.  —  Clé- 
ment, Hermas  et  autres  «Pères  apostoliqiies  ». 

Chapitre  XI.  —  La  Gnose  et  le  Marcionisme 153 

Les  premières  hérésies  et  les  spéculations  juives.  —  L'hosti- 
lité envers  le  dieu  d'Israël:  Simon  le  Magicien  et  ses  congénères. 

—  Saturnil  d' Antioche.  —  La  gnose  syrienne.  —  Les  écoles  gnos- 
tiques  d'Alexandrie:  Valentin,  Basilide,  Carpocrate.  —  L'essence 
de  la  gnose.  —  L'exégèse  gnostique.  —  Le  Démiurge  et  l'Ancien 
Testament.  —  L'Evangile  et  la  tradition.  —  Confréries  gnosti- 
ques.  —  Propagande  à  Rome.  —  Marcion.  —  Ses  principes,  son 
enseignement,  ses  églises.  —  Résistance  du  christianisme  ortho- 
doxe. —  Littérature  hérétique.  —  Polémique  orthodoxe. 


TABLE   DES    MATIÈRES  575 

PAO. 

Chapitre  XII.  —  Propagande  et  apologie  au  II*  siècle  .   .  195 

L'attrait  du  christianisme,  de  ses  croyances  et  de  ses  espé- 
rances. —  Le  spectacle  du  martyre  et  de  la  fraternité  chrétienne. 

—  Impopularité  des  chrétiens.  —  Animosité  des  philosophes.  — 
Celse  et  son  «  Discours  vérital)le  ».  —  L'apologie  du  christianisme. 

—  Apologies  adressées  aux  empei-eurs  :  Quadratus,  Aristide, 
Justin,  Méliton,  Apollinaire,  Miltiade,  Athénagore.  —  Marc-Au- 
rèle  et  les  chrétiens.  —  Apologies  adressées  au  public:  Tatien. 

Chapitre  XIII.  —  L'église  romaine  de  Néron  à  Commode.  214 

Les  juifs  de  luxe  et  les  mœurs  juives.  —  Conversions  aristo- 
cratiques. —  Les  chrétiens  de  la  famille  Flavia.  —  Clément  et 
la  lettre  à  l'église  de  Corinthe.  —  Ignace  à  Rome.  —  Le  Pasteur 
d'Hermas.  —  La  pénitence.  —  La  christologie  d'Hermas.  —  Les 
premiers  papes.  —  Les  hérétiques  à  Rome.  —  Visites  de  Polycarpe 
et  d'Hégésippe.  —  Les  martyrs.  —  L'évêque  Soter.  —  Les  écoles 
gnostiques  au  temps  de  Marc-Aurèle.  —  Evoliition  du  marcio- 
nisme:  Apelle.  —  La  légion  fulminante.  —  Le  martyre  d'A- 
pollonius. 

Chapitre  XIV.  —  Les  églises  au  II«  siècle 253 

Le  christianisme  en  Italie  et  en  Gaule.  —  Les  martyrs  de 
Lyon.  —  Irénée.  —  L'Evangile  en  Afrique  :  les  martyrs  de  Scilli. 

—  L'église  d'Athènes.  —  Denys  de  Corinthe  et  ses  lettres.  — 
Les  églises  d'Asie,  de  Phrygie,  de  Bithynie  et  de  Thrace.  — 
Martyre  de  Polycarpe.  —  Les  évêques  d'Asie:  Méliton  et  Apol- 
linaire. 

Chapitre  XV.  —  Le  Montanisme 270 

Montan  et  ses  coprophétesses.  —  La  Jérusalem  céleste.  — 
Répudiation  de  la  prophétie  extatique.  —  Les  saints  de  Pépuze. 

—  Le  montanisme  jugé  à  Lyon  et  à  Rome.  —  Tertullien  et  Pro- 
culus.  —  Survivance  du  montanisme  en  Phrygie. 

Chapitre  XVI.  —  La  question  pascale 285 

La  Pâque  chez-  les  chrétiens.  —  Observances  diverses.  — 
Conflit  entre  l'usage  asiatique  et  l'usage  romain.  —  Le  pape 
Victor  et  saint  Irénée.    —  Abandon  de  l'usage  asiatique. 

Chapitre  XVII.  —  Les  conflits  romains.  —  Hippolyte  .  .  292 

Les  empereurs  :  Commode,  Sévère.  —  Le  pape  Zéphyrin  et  le 
diacre  Calliste.  —  Hippolyte.  —  La  christologie  adoptianiste: 
les  Théodotiens.  —  Les  Aloges  romains  et  les  Montanistes  :  Caius. 

—  La  théologie  du  Logos.  —  L'école  modaliste:  Praxéas,  Noët, 
Epigone,  Cléomène,  Sabellius.  —  Perplexités  de  Zéphyi'in.  — 
Condamnation  de  Sabellius.  —  Schisme  d'Hippolyte  :  les  Philo- 
sophumena.  —  La  doctrine  de  Calliste,  son  gouvernement.  — 
L'œuvre  littéraire  d'Hippolyte,  sa  mort,  son  souvenir.  —  L'église 
romaine  après  Hippolyte.  —  Le  pape  Fabien  et  le  prêtre  No- 
vatien. 


576  TABLE   DES    MATIÈRES 

PAG. 

Chapitre  XYIII.  —  L'école  chrétienne  d'Alexandrie   .  .  .  32Ô 

L'Egypte  aux  mains  des  Grecs  et  des  Romains.  —  Origines 
chrétiennes.  —  Le  didascalée  d'Alexandrie  :  Pantène.  —  Clément 
et  ses  écrits  :  la  gnose  chrétienne.  —  Origène,  ses  débuts,  son 
enseignement  à  Alexandrie.  —  Rupture  avec  l'évêque  Démétrius: 
Origène  à  Césarée.  —  Son  activité  littéraire,  sa  fin.  —  Les 
écrits   d'Origène.  —  La  synthèse  doctrinale  du  Péri  Archon. 

Chapitre  XIX.  —  L'Eglise  et  l'Etat  au  III^  siècle  ....  359 

La  perséciition  par  édits  sj^éciaûx.  —  Septime-Sévère  in- 
terdit les  conversions.  —  Le  syncrétisme  religieux:  Julia  Domna, 
Elagal)al,  Alexandre  Sévère.  —  Edit  de  Maximin  contre  le 
clergé.  —  Persécutions  de  Dèce,  de  Gallus,  de  Yalérien.  —  La 
propriété  ecclésiastiqiie. 

Chapitre  XX.   —  L'Afrique  chrétienne  et  l'église  romaine 

au  milieu  du  III**  siècle  —  Cyprien 388 

Populations  indigènes  du  nord  de  l'Afrique.  —  Colonisation 
phénicienne  :  Carthage.  —  Colonisation  et  administration  ro- 
maine. —  Origines  chrétiennes.  —  TertuUien.  —  Cyprien,  évêque 
de  Carthage.  —  Sa  retraite  pendant  la  persécution  de  Dèce.  — 
Attitude  factieuse  des  confesseurs  et  des  apostats.  —  Rapports 
avec  Rome.  —  Sçliisme  de  Novatien.  —  Le  pape  Cornelitis.  — 
Schisme  de  Félicissime  à  Carthage.  —  Le  pape  Etienne.  —  Son 
conflit  avec  l'église  africaine  à  propos  du  hai^tênae  des  hérétiques. 

—  Martyre  de  Cyprien. 

Chapitre  XXI.  —  L'Orient  chrétien  jusqu'à  Dèce 4B5 

La  haute  Asie-Mineure  et  son  hellénisation.  —  Propagande 
apostoliqxie.    -  Les  églises  de  Bithynie,  de  Pont,  de  Cappadoce. 

—  Alexandre  et  Firmilien,  évêques  de  Césarée.  —  Grégoire  le 
Thaiimaturge.  —  Antioche  après  saint  Ignace.  —  Les  évêques 
Théophile  et  Sérapion.  —  Edesse  et  ses  rois  chrétiens.  —  Bar- 
desane.  —  La  Syrie  du  sud.  —  Eglises  de  Césarée  en  Palestine 
et  de  Jérusalem.  —  Jules  Africain.  —  Bérylle,  évêque  de  Bostra. 

Chapitre  XXIT.  —  Paul  de  Samosate 465 

Le  novatianisme  à  Antioche.  —  Révolutions  d'Orient:  les 
Sassanides,  les  princes  de  Palmyre.  —  Paul  de  Samosat»^  éxê^iua 
d' Antioche  :  sa  conduite,  sa  doctrine.  —  Conciles  d'Orient.  — 
Conflit  pour  la  possession  de  l'église  d' Antioche  :  jugement 
d'Aurélien. 

Chapitre  XXIII.  —  Denys  d'Alexandrie 475 

Denys,  évêque  d'Alexandrie.  —  Ses  aventures  pendant  la 
persécution  de  Dèce.  —  Son  attitude  dans  la  question  des  apos- 
tats  et  dans   celle   des  hérétiques.-  —  Son   exil   sous   Valérien. 

—  Crises  alexandrines.  —  Les  millénaristes  d'Egypte  :  Nepos.  — 
Le  sahellianisme  en  Cyrénaïque.  —  Affaire  des  deux  Denys.  — 
Eusèbe  et  Anatole  de  Laodicée. 


TABLE   DES    MATIÈRES  577 

PAO. 

Chapitre  XXIV.  —  La  théologie  en  Orient  après  Origène 

et  Paul  de  Samosate 491 

Les  docteurs  alexandriiis  :  Théognoste,  Pierius,  Achillas.  — 
L'évêqiie  Pierre,  adversaire  d'Origène.  —  Travaux  de  Pamphile 
et  Exisèbe,  à  Césarée  de  Palestine.  —  Méthode,  évêqiie  d'O- 
lympe. —  Lucien  d'Antioche  et  les  origines  de  l'arianisme. 

Chapitre  XXV.  —  Les  mœurs  chrétiennes 502 

La  préparation  au  baptême  :  le  catéchuménat.  —  Lo  symbole 
des  Apôtres.  —  Le  canon  du  Nouveau  Testament.  —  Les  romans 
apostoliques.  —  L'encratisme.  —  L'ascétisme  orthodoxe.  —  La 
discipline  pénitentielle.  —  Progrès  de  l'esprit  mondain.  —  Le 
concile  d'Elvire. 

Chapitre  XXVI.  —  La  société  chrétienne 524 

Eglises  mères,  églises  filiales.  —  Premières  métropoles  ec- 
clésiastiques. —  Développement  de  la  hiérarchie.  —  Le  siège 
social  de  l'église  locale.  —  L'Eucharistie  et  l'agape.  —  Caté- 
gories de  fidèles  :  les  confesseurs  et  les  vierges.  —  Origines  du 
célibat  clérical.  —  Les  règles  ecclésiastiques  et  les  recueils  «  apos- 
toliques». —  L'évêque  et  l'épiscopat.  —  L'autorité  universelle 
de  l'église  romaine. 

Chapitre  XXVII.  —  La  résistance  au  christianisme  à  la 

fin  du  Ille  siècle 531> 

Décadence  générale  des  cultes  i^aïens.  —  La  religion  de 
Mithra.  —  La  Ma(/)ta  Mater  et  les  tauroboles.  —  Aurélien  et  le 
culte  du  Soleil.  —  Le  néo-platonisme  :  Plotin.  —  Porphyre  et 
son  livre  contre  les  chrétiens.  —  Mâni  et  le  manichéisme.  — 
Fin  des  sectes  gnostiques.  —  Le  judaïsme  rabbinique. 


REIMPRIMATUR 
Fr.  Albertus  Lepidi  O.  P.,  S.  P.  A.  Mag. 


REIMPRIMATUR 

JosEPHUs  Ceppetelli,  Patr.  Const. 

Vicesgerens.