Skip to main content

Full text of "Histoire ancienne de l'église"

See other formats


u^ 


BOOK    270.  1.D857   v.  2    c   1 
DUCHESNE    #    HISTOIRE   ANCIENNE    DE 
LEGLISE 


3    T153    00Dbô3m    b 


Date  Due 

Demco  293-5 

HISTOIRE    ANCIENNE 
-DE    L'ÉGLISE 


a  a 
L.   DUGHESNE 


HISTOIRE  ANCIENNE 
DE  L'ÉGLISE 


Tome    II 

QUATRIÈMR      ÉDITION 


PARIS 

E.    DE    BOCCARD,    ÉDITEUR 

LIBRAIRE   DES   ÉCOLES  FRANÇAISES  D'ATHÈNES   ET    DE  ROME 

DE    l'institut     français     d' ARCHÉOLOGIE    ORIENTALE    DU    CAIRE 

DU   COLLÈGE  DE   FRANCE 

ET  DE  l'École  normale  supérieure 
l,  rue  de  Médicis,  1 

1910 


-x^ 


AVANT-PROPOS 


J'ai  mis  le  nom  d'Eusèbe  en  tête  de  mon  pre- 
mier volume.  C'est  encore  sous  le  patronage 
de  l'évêque  de  Gésarée  que  commence  celui-ci. 
Les  trois  derniers  livres  de  son  Histoire  ecclé- 
siastique et  les  quatre  de  sa  Vie  de  Constantin 
traitent  à  peu  près  le  sujet  de  mes  cinq  premiers 
chapitres.  Fidèle  à  son  habitude  de  reproduire 
ses  documents,  Eusèhe  nous  a  conservé,  pour  le 
temps  où  il  a  vécu  lui-même,  un  grand  nombre 
de  pièces  officielles.  On  aimerait  qu'il  eût  plus 
souvent  donné  la  parole  à  ses  souvenirs  et  à  ses 
impressions;  malheureusement,  plus  les  événe- 
ments se  rapprochent  de  lui,  plus  il  semble  avoir 
peur  de  les  voir  et  surtout  de  les  raconter.  En 
dehors  de  la  glorification  générale  de  l'Eglise  et 
de  l'éloge  spécial  de  Constantin,  tout  est  chez  lui 
enveloppé  de  tant  de  réticences,  de  précautions 

v^oratoires,  de  sous-entendus,  qu'on  a  souvent  de 

^  la  peine  à  savoir  ce  qu'il  veut  dire. 


X) 


VI  AVANT-PROPOS 

Après  lui  l'histoire  de  l'Eglise  resta  longtemps 
délaissée.  Rufin  d'Aquilée  fut  le  premier  qui  se 
remit  à  l'œuvre.  A  sa  tTaduction  de  l'Histoire 
ecclésiastique  d'Eusèbe,  exécutée  au  temps  où 
Alaric  ravageait  l'Italie,  il  joignit  deux  livres 
supplémentaires,  où  le  récit  est  poursuivi  jusqu'à 
la  mort  de  Théodose  (395).  C'est  un  assez  mé- 
diocre travail,  rapidement  bâclé,  qui  n'a  d'inté- 
rêt que  dans  les  dernières  pages,  alors  que  l'au- 
teur raconte  ce  qu'il  a  vu  lui-même. 

Le  sujet  fut  repris  à  Constantinople,  peu  avant 
le  milieu  du  v®  siècle  \  par  deux  hommes  du 
monde,  Socrate  et  Sozomène.  Le  premier,  à  tout 
le  moins,  fit  son  profit  de  Rufin,  qu'un  certain 
Gélase  avait  mis  en  grec.  Vers  le  même  temps, 
Théodoret,  évêque  do  Gyrrhos  en  Euphraté- 
sienne,  entreprenait,  lui  aussi,  de  continuer  Eu- 
sèbe.  Enfin  Philostorge,  un  arien  de  la  nuance 
la  plus  avancée,  eunomien  ou  anoméen,  s'atta- 
cha au  même  travail,  dans  l'esprit  de  sa  secte. 
Son  livre  ne  s'est  pas  conservé  ;  nous  n'en  avons 
que  des  extraits,  assez  étendus. 


1  Le  prêtre  Philippe  de  Sidé  avait  publié,  vers  430,  sous  le 
titre  d'Histoire  chrétienne ,  une  immense  compilation  sans  ordre  et 
sans  méthode.  Elle  est  perdue;  ce  qu'en  disent  Socrate  (VII,  27) 
et  Photius  (cod.  35)  n'est  pas  de  nature  à  nous  la  faire  regretter 
bien  vivement. 


AVANT-PROPOS  VII 

Philostorge  est  intéressant  en  c^xîi,  qu'il  nous 
permet  d'entendre  la  voix  d'un  parti  vaincu, 
partant  réduit  à  un  silence  plus  profond  que  ne 
le  voudrait  l'histoire.  Théodoret  nous  conserve 
des  traditions,  des  anecdotes,  des  légendes 
d'Antioclie  ;  Socrate  '  et  Sozomène  nous  rendent 
le  même  service  pour  Gonstantinople  et  la  région 
voisine.  Socrate  avait  beaucoup  causé  avec  les 
Novatiens  de  la  grande  ville  :  ils  lui  avaient  ap- 
pris des  choses  curieuses  sur  leur  église.  Mais  ce 
qu'il  y  a  de  plus  important,  c'est  que  les  trois 
historiens  orthodoxes  ont  travaillé  sur  des  re- 
cueils de  documents  officiels,  qu'ils  reproduisent 
souvent  des  pièces  originales,  et  que,  même  sans 
les  reproduire  ni  les  citer,  ils  en  trahissent  l'em- 
ploi par  les  détails  de  leur  narration.  Il  suit  de 
là  que,  d'autorité  faible  quand  ils  parlent  d'après 
leurs  souvenirs  ou  suivant  des  traditions  orales, 
ils  offrent  de  sérieuses  garanties  quand  on  peut 
retrouver  sous  leur  texte  le  témoignage  des  do- 
cuments contemporains.  Cette  distinction  est 
toujours  à  faire  ;  elle  m'a  guidé,  cela  va  sans 
dire,  dans  l'emploi  de  ces  auteurs  ;  elle  ne  doit 
pas  être  perdue  de  vue  dans  l'appréciation  des 
renvois  que  je  fais  à  leurs  ouvrages. 

1  Bon  travail  de  F.  (3eppert  sur  les  sources  de  Socrate,  dans 
les  Stiidien  zur  Geschichte  der  Théologie  und  der  Kirche,  t.  IIl, 
fasc.  4,  Leipzig,  1898. 


VIII  AVANT-PROPOS. 

Si  nombi^e  de  pièces  originales  se  sont  trou- 
vées à  la  portée  de  ces  auteurs,  c'est  qu'il  s'en 
était  fait  divers  recueils,  où  il  était  aisé  de  les 
rencontrer.  Saint  Athanase  en  constitua  un,  vers 
350,  dans  son  «  Apologie  contre  les  Ariens  », 
plaidoyer  pro  domo,  où,  réinstallé  de  fait  sur 
son  siège  d'Alexandrie,  mais  déposé  en  droit, 
aux  yeux  de  ses  adversaires,  il.  s'efforce  de  mon- 
trer le  mal  fondé  de  la  sentence  de  déposition,  et 
d'établir  qu'elle  était  annulée  par  des  décisions 
plus  autorisées.  D'autres  documents  avaient  été 
joints  par  lui  à  son  traité  «  Les  décrets  du  con- 
cile de'  Nicée  »,  de  peu  postérieur  à  1'  «  Apolo- 
gie »  S  ainsi  qu'à  sa  «  Lettre  aux  Africains  ». 
Son  c(  Histoire  des  Ariens,  adressée  aux  moines  », 

1  G.  Loesclicke,  clans  le  Rhein.  Museuni,  i,  LIX,  p.  451,  qui  a 
cru  pouvoir  identifier  ce  recueil  ■  avec  l'énigmatique  Synodicon 
cV Athanase  ;  E.  Scliwartz,  Nachrichten  de  Gottingen,  1904,  p  391. 
Le  Synodique  d' Athanase,  allégué  dans  le  cli.  13  de  Socrale 
contenait  la  liste  des  évêques  de  Nicée.  Or  on  n'en  connaît  qu'une, 
celle  des  collections  canoniques,  en  diverses  langues.  Elle  provient 
d'une  rédaction  constituée  à  Alexandrie  vers  la  fin  du  iv^  siècle, 
qui  contenait,  outre  le  symbole  et  les  canons  de  Nicée,  quelques 
appendices  apocryphes.  E.  Révillout  {Le  concile  de  Nicée,  1881)  et 
H.  Gelzer  (PP.  Nicaenorwn  nominci,  éd.  Teubner,  1898,  p.  xlviii) 
rattachent  cette  pièce  au  concile  d'Alexandrie  de  362,  sûrement  à 
tort  (cf.  Bull,  crit.,  t.  l,  p.  330).  —  Le- passage  de  Socrate  oii  le 
Synodique  figure  est  interpolé,  comme  l'ont  bien  vu  E.  Preuschen 
[Theol.  Litz.,  1902,  p.  209)  et  E.  Schwartz  {Nachrichten,  1904, 
p.  395).  Le  texte  primitif  est  conservé  par  Théodore  le  Lecteur. 


AVANT-PROPOS  IX 

contient  aussi  plus  d'une  pièce  authentique  et 
intéressante.  Enfin,  en  367,  alors  qu'il  était 
dans  sa  quarantième  année  depiscopat,  il  fit 
établir  une  sorte  de  récit  des  vicissitudes  par 
lesquelles  l'égiise  d'Alexandrie  avait  passé  depuis 
la  grande  persécution.  Des  pièces  de  haut  intérêt 
y  furent  insérées.  Ce  recueil  ne  s'est  pas  con- 
servé en  grec,  mais,  dans  une  collection  cano- 
nique, connue  sous  le  nom  de  «  Collection  du 
diacre  Théodose  »,  il  nous  reste  d'importants 
fragments  d'une  traduction  latine  '. 

Athanase,  du  reste,  n'avait  pas  été  le  premier 
et  ne  fut  pas  le  seul  à  recueillir  ainsi  les  docu- 
ments. Dès  avant  le  concile  de  Nicée,  Arius  et 
Alexandre  avaient  réuni  les  lettres  de  leurs 
adhérents  respectifs  et  s'en  étaient  servis  pour 
leur  polémique.  Au  déclin  du  iv'  siècle,  Sabinus, 
évêque  d'Héraclée  pour  la  confession  «  macédo- 
nienne »,  avait  aussi  formé  un  recueil  (Suvaycoy-^) 
de  documents  conciliaires,  à  un  tout  autre  point 
de  vue  qu' Athanase. 

Socrate  connut  ce  ret3ueil  et  aussi  les  autres. 
Il  cite  ouvertement  Sabinus.  Sozomène,  qui  réé- 
dita Socrate  en  le  complétant,  ne  se  borna  pas  à 
reproduire  ses  emprunts  \  Il  prit  lui-même  con- 

*  Ci-dessous,  p.  167. 

2  Geppert  (i.  c.)  a  fait  le  relevé  de  ce  que  Socrate  doit  à  Sa- 


AVANT-PROPOS 


naissance  des  documents  et  en  fît  un  usage  plus 
étendu  et  plus  judicieux,  sans  citer  le  recueil, 
ce  qui  est  assez  dans  ses  habitudes.  On  sait  que, 
tout  en  suivant  Socrate  d'un  bout  à  l'autre,  il  s'est 
abstenu  d'en  avertir  le  lecteur,  de  sorte  qu'on 
ne  saurait  lui  épai^gner  le  reproche  de  plagiat. 
Ce  n'est  pas  seulement  en  Orient  que  l'on  pra- 
tiqua la  polémique  par  dossiers  historiques  et 
recueils  de  pièces  officielles.  En  Occident  aussi 
on  recourut  aux  mêmes  moyens.  Vers  le  temps 
où  s'achevait  la  longue  carrière  d'Eusèbe  de  Cé- 
sarée,  les  catholiques  africains,  harcelés  par  les 
Donatistes  et  mal  défendus  contre  eux  par  les 
autorités  impériales,  eurent  Fidée  d'agir  sur  Fo- 
pinion  en  exposant  au  public,  dans  une  série  de 
documents  incontestables^  en  quelles  conditions 
était  né  le  lamentable  schisme.  A  cette  fin  fut 
constitué  le  recueil  appelé  Gesta  purgationis  Cae- 
ciliani  et  Felicis,  qui  servit  longtemps  de  texte  à 
la  polémique  antidonatiste  et  fut  plus  tard  utilisé 
par  saint  Optât  et  saint  Augustin.  Gomme  dans 
les  recueils  grecs^,  un  texte  succinct  reliait  les 
pièces  entre  elles  et  formait  une  sorte  de  trame 
historique  '. 

hinus  ;  Batiffol  a  fait  le  même  travail  pour  Sozomène  {Sozomcne  et 
Sabinus,  dans  le  Byzant.  Zeitschrift,  t.  VII  (1898),  p.  265  283). 
*  Sylloge  Opiatiana,  à  la  suite  du  saint  Optât  de  l'édition  de 


^~   AVANT-PROPOS  XI 

C'est  un  recueil  du  même  genre  que  saint  Hi- 
laire  de  Poitiers  forma  en  356  et  reprit  en  360, 
à  Constantinople,  au  moment  où  Torthodoxie  ni 
céenne  paraissait  avoir  sombré  dans  la  prévari- 
cation, plus  ou  moins  forcée,  de  l'épiscopat  latin 
et  de  l'épiscopat  grec. 

Outre  ces  recueils  de  documents  sur  lesquels 
reposent,  par  intermittence,  les  énoncés  des  his- 
toriens postérieurs,  ceux-ci  ont  eu  à  leur  dispo- 
sition et  nous  avons  nous  aussi,  sous  la  main, 
souvent  dans  une  plus  large  mesure  qu'eux,  une 
littérature  considérable.  Hilaire,  Athanase,  Ba- 
sile, les  deux  Grégoire/  Epiphane,  Ambroise, 
Jérôme,  pour  ne  citer  que  les  plus  célèbres,  nous 
ont  laissé  toute  une  bibliothèque,  dans  laquelle 
l'érudition  historique  puise  depuis  des  siècles. 

C'est  sur  tout  cet  ensemble  de  textes  que  se 
fonde  mon  exposition.  Je  m'y  réfère  sobrement, 
me  bornant,  comme  dans  le  premier  volume^  à 
indiquer  çà  et  là  les  autorités  à  consulter  sur 
certaines  questions  litigieuses.  Si  j'étais  entré 
plus  avant  dans  la  bibliographie  et  les  discussions 
critiques,  les  notes  auraient  pris  tant  de  place 
que  je  ne  vois  pas  ce  qui  serait  resté  pour  le 


Vienne,  t.  XXVI,  p,  206  ;  cf.  mon  mémoire  Le  dossier  du  dona- 
tisme  clans  les  Mélanges  de  l'Ecole  de  Rome,  t,  X  (1890). 


XII  AVANT-PROPOS 

texte.  Et  pourtant  celui-ci  comprend  toute  la  pé- 
riode qui  correspond  aux  six  volumes  du  feu  duc 
Albert  de  Broglie,  U Eglise  et  V empire  romain  au 
IV^  siècle,  un  livre  que  je  n'ai  pas  cité,  car  je  ne 
cite  que  des  textes  de  première  main  ou  des  dis- 
sertations spéciales,  mais  que  je  ne  saurais  omet- 
tre de  nommer  ici,  ne  fût-ce  que  pour  prier  les 
lecteurs  charitables  de  ne  pas  trop  s'en  souvenir 
en  parcourant  le  mien. 

Rome,  25  mars  1907. 


Outre  quelques  compléments  de  bibliographie,  la  re vision,  fort 
légère,  annoncée  au  titre  de  cette  édition,  ne  porte  que  sur  deux 
points,  l'authenticité  de  certaines  lettres  du  pape  Libère  (p.  281  et 
suiv.)  et  quelques  détails  sur  le  prisciUianisme  (p.  546  et  suiv.). 


CHAPITRE  I 
La  grande  persécution. 


Avènement  de  Dioclétien;  la  Tétrarchie.  —  La  persôculion  dé- 
cidée :  les  quatre  édits.  —  Crise  de  la  Tétrarchie  :  Constantin  et 
Maxence.  —  Application  du  premier  édit  en  Afrique.  —  La  terreur 
de  304.  —  Les  canons  de  Pierre  d'Alexandrie  —  Débuts  de  Maxi- 
min.  —  Mort  de  Galère  :  son  édit  de  tolérance.  —  Politique  reli- 
gieuse de  Maximin.  —  Sa  fin.  —  Licinius  à  Nicomédie  :  ôdits  de 
pacification.  —  Les  martyrs  de  Palestine,  d'Egypte,  d'Afrique.  — 
Controversées  littéraires  :  Arnobc,  Hiéroclès,  Lactance. 


1°.  —  L' empereur  Dioclétien, 

Quand  Gallienfut  assasiné  (22  mars  268),  l'empire,  en 
vabi  et  morcelé,  se  trouvait  au  plus  bas.  Une  double  tâ- 
che s'imposait  aux  héritiers  du  fils  de  Valérien  :  refaire 
la  frontière  et  restaurer  l'unité.  Les  honnêtes  princes  qui 
se  succédèrent  pendant  seize  ans,  Claude  II,  Aurélien, 
Tacite,  Probus,  Garus,  y  travaillèrent  avec  conscience 
et  non  sans  succès.  Aurélien  reprit  la  Gaule  aux  prin- 
ces indigènes  qu'elle  s'était  donnés  et  releva  la  reine  de 
Palmyre  au  gouvernement  des  provinces,  orientales. 
Quant  à  la  frontière,  on  parvint  sans  doute  à  la  rétabli!", 
mais  en  la  ramenant  en  arrière.  L'empire  fut  amputé  de 

DucHESKE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  4 


2  CHAPITRE    I 

tout  ce  qui  dépassait  le  Rhin  et  le  Danube  :  il  perdit, 
dans  la  Germanie  Supérieure,  les  Agri  Decumates  (Souabe 
et  Forêt-Noire),  et,  dans  la  région  des  Carpathes,  la  pro- 
vince de  Dacie  tout  entière,  avec  les  parties  transdanu- 
biennes  des  deux  Mésies.  Même  après  ces  arrangements^ 
on  ne  se  sentait  pas,  à  l'intérieur  de  l'empire,  en  parfaite 
sécurité.  Les  villes  s'entouraient  de  murailles  élevées  à 
la  hâte  :  Rome  elle  même  dut  être  fortifiée.  L'enceinte  qui 
la  protégea  pendant  tout  le  moyen-âge  qonserve  le  nom 
d'Aurélien  ^. 

A  l'Orient  la  guerre  avec  les  Perses  était  presque  per- 
pétuelle. L'empereur  Garus  y  périt  (284),  laissant  deux 
fils,  dont  l'un,  Garinus,  chargé  de  gouverner  l'Occident, 
était  resté  en  Italie.  L'autre,  Numérien,  avait  suivi  son 
père  au-delà  de  l'Euphrate.  Il  ramenait  l'armée  quand, 
aux  environs  de  Byzance,  on  le  trouva  mort  dans  sr 
tente.  Les  généraux,  sans  s'inquiéter  de  Garinus,  élurent 
l'un  d'entre  eux  à  sa  place,  et  c'est  ainsi  que  Dioclétien, 
commandant  de  la  garde  {cornes  domesticorum),  fut  élevé  à 
l'empire  (17  septembre  284).  Garinus  .marcha  contre 
l'usurpateur,  l'atteignit  en  Mésie  et  lui  infligea  quelques 
échecs;  mais  il  finit  par  être  abandonné  de  ses  troupes, 
qui  passèrent  à  Dioclétien. 

Il  y  avait  longtemps  que  celui-ci  rêvait  du  pouvoir 
souverain.  Formé  à  l'école  d'Aurélien  et  de  ses  lieute- 
nants, c'était  un  soldat  sérieux,  et,  mieux  que  cela,  un 
organisateur  habile.  Quand  il    eut  l'empire    dans   ses 

1  Homo,  Essai  sur  le  règne  de  Vempereiir  Aiirélien,  p.  214  et  suiv. 


LA    GRANDE    PERSÉCUTION  3 

inains,  ce  n'est  pas  à  en  jouir  qu'il  songea,  mais  plutôt  à 
le  restaurer. 

Avant  tout,  il  fallait  de  la  stabilité.  Dioclétien  eatima 
que  les  révolutions  et  les  compétitions  avaient  pour 
cause  l'impossibilité,  pour  un  seul  homme,  de  gouverner 
un  territoire  aussi  étendu  et  surtout  de  diriger  des  ar- 
mées si  éloignées  les  unes  des  autres.  Pour  échapper  aux 
compétiteurs,  il  se  donna  des  collègues.  Dès  l'année  285., 
un  de  ses  compagnons  d'armes,  Maximien,  fut  adopté  par 
lui,  revêtu  du  titre  de  césar  et. envoyé  en  Gaule  réduire 
l'insurrection  des  Bagaudes.  L'année  suivante  il,  le  fit 
auguste  et  lui  remit  le  soin  de  l'Occident.  En  293  le  sys- 
tème fut  perfectionné  :  chacun  des  deux  augustes  fut 
pourvu  d'un  empereur  auxiliaire,  avec  le  titre  de  césar 
et  un  ressort  déterminé  :  Constance  le  Pâle  (Chlore)  pré- 
sida ainsi,  auprès  de  Maximien,  à  la  Gaule  et  à  la  Breta- 
gne ;  Galère  déchargea  Dioclétien  du  soin  de  veillera"  la 
frontière  danubienne. 

Tous  ces  princes  étaient  originaires  de  l'Illyricum  et 
d'assez  basse  origine.  Maximien  et  Galère  restèrent 
sous  la  pourpre  ce  qu'ils  avaient  toujours  été,  des  soldats 
grossiers,  au  besoin  féroces,  sans  lettres  et  sans  mœurs; 
Constance  paraît  avoir  été  plus  civilisé.  Dioclétien  ne  te- 
nait pas  à  ce  que  ses  collègues  eussent  trop  de  qualités. 
Il  avait  donné  à  Maximien  le  titre  d'Berculius  et  ^ns  ^ouv 
lui  celui  de /ouii/s,  indiquant  ainsi  quel  rôle  il  s'attri- 
buait dans  l'olympe  impérial  et  quels  services  il  atten- 
dait de  ses  collaborateurs.  C'est  sûrement  à  lai  que  l'on 
doit  rapporter  toute  la  politique  de  la  Dyarchie  et  de  la 


4  CHAPITRE    I 

Tétrarchie,  notamment  toute  la  législation  réformatrice 
par  laquelle  il  s'efforça  de  ramener  l'ordre  dans  les  fi- 
nances, l'armée  et  l'administration. 

L'idée-mère  du  système,  c'est  la  centralisation  abso- 
lue, la  suppression  de  toute  vie  politique  locale,  de  tout 
vestige  des  libertés  antiques,  en  un  mot  l'autocratie. 
Dioclétien  est  le  fondateur  du  régime  byzantin.  Ce  ne 
fut  pas,  assurément,  un  changement  bien  considérable. 
Le  réformateur  ne  fit  que  consacrer,  par  des  institutions 
appropriées,  les  tendances  de  la  situation  et  les  usages 
déjà  établis.  Ce  régime  produisit  ce  qu'il  produit  tou- 
jours :  l'organe  centralisateur  se  développa  aux  dépens 
du  corps  qu'il  devait  faire  mouvoir,  la  fiscalité  aux  dé- 
pens de  la  fortune  générale,  la  direction  aux  dépens  de 
l'énergie.  L'empire  fut  bientôt  malade  de  son  gouverne- 
ment, en  attendant^qu'il  en  mourût. 

De  l'immense  hiérarchie  de  fonctionnaires,  tous  déco- 
rés des  titres  les  plus  pompeux,  le  chef  suprême  ne  pou- 
vait que  dépasser  les  conditions  communes  de  l'huma- 
nité. La  personne  impériale  était  sacrée,  divine,  éternelle  ; 
sa  maison  aussi  était  divine  (domus  divina),  Il  y  régnait 
une  pompe  digne  de  Suse  et  de  Babylone  ;  le  Jovius  de 
•  Nicomédie  n'était  guère  plus  accessible  que  son  patron 
céleste.  On  était  loin  de  la  vie  simple  et  des  allures  fa- 
milières qu'Auguste  avait  maintenues  dans  sa  maison  du 
Palatin. 

Aussi  n'est-ce  pas  à  Rome  que  l'on  étalait  ces  pom- 
pes asiatiques.  La  vieille  maîtresse  du  monde  n'était 
plus  rien.  Son  sénat,  tenu  àl'écart  de  la  politique,  fermé, 


LA   GRANDE   PERSÉCUTION  5 

depuis  Gallren,  aux  anciens  militaires,  n'était  qu'une 
grande  curie  municipale.  A  la  foule  qui  se  pressait  encore 
dans  l'enceinte  d'Aurélien,  on  continuait  à  donner  des 
jeux,  à  ouvrir  des  thermes  :  on  ne  lui  montrait  plus  l'em- 
pereur. Dioclétien  régnait  à  Nicomédie  ;  ses  lieutenants 
avaient  leurs  résidences  officielles  à  Milan,  à  Trêves,  à 
Sirmium.  Sans  doute  il  était  bon  que  les  empereurs  ne 
s'éloignassent  pas  trop  des  frontières.  Mais  il  y  avait  d'au- 
tres raisons.  Ces  soldats  de  fortune,  nés  dans  les  provin- 
ces les  plus  incultes,  élevés  dans  les  camps  du  Danube, 
n'avaient  aucun  souci  de  Rome.  Ses  traditions  étaient  gê- 
nantes, sa  population  prompte  aux  propos  frondeurs  ;  le 
sénat  pouvait  se  rappeler  qu'il  avait  été  tout  et  vouloir 
être  quelque  chose.  On  l'avait  vu,  à  la  mort  d'Aurélien, 
reprendre  vie  un  court  instant  et  tenter  de  jouer  un  rôle. 
Mieux  valaitsetenir  à  l'écart  de  cette  Rome  incommode, 
et,  puisque  l'empire  était  devenu  une  monarchie  orien- 
tale, installer  sa  capitale  en  Orient.  Dioclétien  le  comprit 
et  Constantin  après  lui. 

Parmi  les  réformes  introduites  alors  il  convient  de 
signaler  ici  la  nouvelle  distribution  des  provinces.  Dio- 
clétien en  augmenta  le  nombre.  Avant  lui  il  y  en  avait 
déjà  une  soixantaine;  il  en  laissa  quatre-_vingt-seize.  Ce 
morcellement,  toutefois,  fut  compensé  par  la  création 
des  diocèses,  circonscriptions  plus  étendues,  dans  les- 
quelles se  groupaient  plusieurs  provinces.  Chaque  dio- 
cèse était  dirigé  par  un  vicaire^  c'est-à-dire  par  un  repré- 
sentant du  préfet  du  prétoire  impérial.  Cette  organisation 
fut,  en  beaucoup][d'endroits,  appropriée  à  l'usage  ecclé- 


6  CHAPITRE   I 

siastique.  En  Orient,  dès  le  temps  du  concile  de  Nicée, 
les  groupements  d'évêques  correspondaient  presque  par- 
tout aux  nouvelles  circonscriptions  provinciales  tl'évêque 
de  la  ville  où  résidait  le  gouverneur,  de  la  métropole, 
comme  on  disait,  était  le  chef  de  l'épiscopat  de  la  pro- 
vince. C'est  lui  qui  dirigeait  les  élections  quand  un  siège 
devenait  vacant,  qui  convoquait  ses  collègues  en,  concile 
et  présidait  leurs  assemblées.  Ce  système  fut  plus  tard 
adopté  dans  une  grande  partie  de  l'Occident.  Les  diocèses 
aussi  servirent,  dans  une  certaine  mesure,  à  délimiter 
les  ressorts  ecclésiastiques.  C'est  ainsi  que  Dioclétlen  se 
trouve  avoir  été  pour  quelque  chose  dans  l'organisation 
de  l'Eglise. 

Mais  il  a  de  bien  autres  titres  à  figurer  dans  son  his- 
toire. 

2°.  —  Les  éclits  de  persécution. 

Pendant  la  longue  paix  qui  suivit  la  persécution  de 
Valérien,  la  propagande  chrétienne  avait  fait  des  progrès 
énormes.  Sans  parler  d'Edesse  et  du  royaume  d'Armé- 
nie, où  le  christianisme  était  déjà  la  religion  dominante, 
il  y  avait  dans  l'empire  des- régions  où  il  n'était  pas  loin 
de  représenter  la  moitié  ou  même  la  majorité  de  la  popu- 
lation. C'était  le  cas,  par  exemple  ^  en  Asie-Mineure. 
Dans  la  Syrie  du  nord,  en  Egypte,  en  Afrique,  les  chrétiens 
étaient  également  fort  nombreux.  Aux  conciles  du  temps 

1  M.  Harnack,  Die  Mission,  p.  539  et  suiv.  (2=  éd.,  t.  II,  p.  276 
et  suiv.)  donne  des  évaluations  plus  précises,  dan-s  lesquelles  il 
entre  une  part  de  conjectures   mais  de  conjectures  vraisemblables. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  7 

de  saint  Cyprien  on  trouve  jusqu'à  quatre-vingt-dix  évo- 
ques, ce  qui  suppose  dès  lors  un  bien  plus  grand  nonnbre 
d'églises  ;  dans  les  quarante  ou  cinquante  ans  qui  suivi- 
rent, beaucoup  d'autres  doivent  avoir  été  organisées.  Les 
soixante  évêques  italiens  réunis  en  251  par  le  pape  Cor- 
nélius donnent  lieu  aune  estimation  analogue  pour  l'Ita- 
lie péninsulaire.  Dans  le  sud  de  l'Espagne  et  de  la  Gaule, 
en  Grèce,  en  Macédoine,  l'évangélisation,  sans  peut-être 
avoir  autant  progressé,  devait  cependant  avoir  atteint  de 
très  notables  résultats.  En  d'autres  pays,  comme  la  Sy- 
rie centrale  et  méridionale,  le  nord  de  l'Italie,  le  nord,  le 
centre  et  l'ouest  de  la  Gaule,  dans  l'île  de  Bretagne,  dans 
les  montagnes  des  Alpes,  des  Pyrénées,  de  l'Hémus,  la' 
situation  était  tout  autre.  Les  anciens  cultes  se  mainte- 
naient en  faveur  et  les  groupes  chrétiens  ne  se  rencon- 
traient qu'à  l'état  d'exceptions. 

Ce  sont  là  des  traits  généraux.  Dans  chaque  contrée 
la  situation  se  diversifiait  suivant  les  circonstances  loca- 
les. Non  loin  d'Edesse  la  chrétienne,  Harran  s'obstinait 
dans  sa  vieille  religion  sémitique,  qu'elle  conserva  jus- 
qu'à l'islam.  Certaines  villes  du  Liban,  comme  Héliopo- 
lis, ou  du  littoral  syrien,  comme  Gaza,  ne  comptaient 
que  peu  ou  point  de  fidèles.  En  Phrygie  on  trouvait  des 
petites  villes  où  tout  le  monde,  y  compris  les  magistrats, 
professait  le  christianisme.  Les  duumvirs,  les  curateurs 
chrétiens  n'étaient  pas  rares  :  il  y  avait  même  des  flami- 
nes  chréti'ens^.  Les  évêques  étaient  en  rapports  fréquents 

1  T.  I,  p.  S21. 


8  CUAPITRE    I 

avec  les  gouverneurs  et  les  employés  des  finances  ;  onles 
traitait  avec  respect  :  on  était  complaisant  pour  eux .  Aussi 
ne  se  gênait-on  plus  pour  rebâtir  les  vieilles  églises,  pour 
en  fonder  de  nouvelles,  pour  tenir  des  assemblées  nom- 
breuses aux  jours  de  fête. 

Ce  qui  est  plas  significatif  encore,  au  point  de  vue  des 
progrés  du  christianisme  et  de  la  liberté  de  fait  dont  il 
jouissait,  c'est  que,  non  seulement  les  fonctions  munici- 
pales, mais  encore  le  gouvernement  des  provinces  était 
souvent  confié  à  des  chrétiens.  Le  palais  lui-même,  la  di- 
vine demeure  de  l'empereur  Jupiter,  était  rempli  de 
chrétiens;  ils  y  occupaient  les  postes  supérieurs  de  l'ad- 
ministration centrale.  Quelques-uns  d'entre  eux,  Pierre, 
Dorothée,  Gorgonius,  figuraient  au  nombre  des  person- 
nes les  plus  haut  placées  dans  la  faveur  impériale.  Les 
bureaux,  les  emplois  du  service  personnel  du  souverain, 
étaient,  pour  une  bonne  part,  occupés  par  des  chrétiens. 
L'impératrice  elle-même,  Prisca,  et  sa  fille  Valeria,  sem- 
blent bien  avoir  eu,  avec  le  christianisme,  des  accointan- 
ces fort  étroites. 

Il  n'en  était  pas  de  même  de  Dioclétien.  Quelle  que 
fût  sa  tolérance  pour  ses  sujets,  ses  fonctionnaires  et  sa 
famille,  il  conservait,  à  part  lui,  son  attachement  aux 
vieux  usages  du  culte  romain.  Il  fréquentait  les  temples 
et  sacrifiait  aux  dieux,  sans  mysticisme,  sans  étalage, 
mais  avec  un  sentiment  profond,  estimant  sans  doute 
qu'il  faisait  ainsi  son  devoir  d'homme  et  surtout  de  sou- 
verain. Cette  disposition  d'âme  ne  devait  pas  le  rendre  fa- 
vorable aux  religions  concurrentes.  «  Les  dieux  immor- 


LA  GRANDE    PERSÉCUTION  9 

tels  )),  dit-il  dans  son  rescrit  contre  les  Manichéens,  «ont 
»  daigné,  dans  leur  providence,  confier  aux  lumières 
*)  d'hommes  honnêtes  et  sages  le  soin  de  décider  ce  qui 
»  est  bon  et  vrai.  Il  n'est  pas  permis  de  résister  à  leur 
))  autorité:  la  religion  ancienne  ne  doit  pas  être  critiquée 
»  par  une  nouvelle.  C'est  un  grand  crime  que  de  revenir 
»  sur  ce  qui,  réglé  par  les  anciens,  est  en  possession  et 
«  en  usage  ». 

Il  était  relativement  aisé  d'appliquer  ces  principes  au 
manichéisme,  tout  récemment  importé  de  l'étranger. 
Mais  des  croyances  chrétiennes  on  pouvait  déjà  dire, 
comme  des  cultes  romains  :  slatum  et  cursitm  tenent  ac 
possident.  Du  reste  elles  étaient  trop  répandues  pour  que 
l'on  pût  espérer  les  extirper.  Dèce  et  Valérien  s'y  étaient 
essayés  :  on  savait  avec  quel  succès.  Depuis  lors  la  si- 
tuation des  chrétiens  s'était  accrue  et  renforcée  :  une 
nouvelle  tentative  ne  pouvait  que  rencontrer  plus  d'obs- 
tacles. 

Le  bon  sens  de  l'empereur  le  tint  longtemps  éloigné 
de  toute  persécution.  A  la  longue,  cependant,  ses  idées  se 
modifièrent.  Il  est  possible  que,  comme  tant  d'autres  ré- 
formateurs, il  ait  été  séduit  par  la  chimère  de  l'unité  re- 
ligieuse, chimère  néfaste  et  robuste,  qui  n'a  pas  fini  de 
faire  des  victimes.  Cependant  les  détails  qui  nous  sont 
restés  sur  son  attitude  n'indiquent  pas  de  telles  visées. 
Dioclétien  semble  avoir  trouvé,  à  partir  d'un  certain  mo- 
ment, qu'il  avait  trop  de  chrétiens  autour  de  lui  et  dans 
son  armée.  Pour  parer  à  cet  inconvénient,  point  n'était 
besoin  de  faire  au  christianisme  une  guerre  d'extermina- 


10  CHAPITRE    1 

lion.  Quelques  mesures  personnelles,  quelques  élimina- 
tions, eussent  tout  arrangé.  Même  chez  les  chrétiens 
elles  eussent  rencontré  des  approbateurs.  Il  ne  manquait 
pas  de  iidéles  qui  désapprouvaient  le  service  militaire^ 
et  voyaient  d'un  mauvais  œil  ceux  de  leurs  confrères  qui 
s'engageaient  dans  les  fonctions  publiques.  On  aurait  pu 
s'en  tenir  là.  Mais  Dioclétien  était  vieux:  sa  force  de_ré- 
sistance  s'était  affaiblie,  et,  autour  de  lui,  un  parti  puis- 
sant réclamait  des  mesures  radicales.  Son  chef,  le  féroce 
césar  d'Illyricum,  trouva  le  moyen  d'amenerà  ses  fins 
le  vieil  auguste  et  de^  lui  faire  commettre  l'énormité  à 
laquelle  son  nom  demeure  attaché. 

Lactance  ^  donne  comme  origine  à  la  persécution  un 
fait  qui  se  serait  passé  dans  les  provinces  orientales. 
Dioclétien  était  en  train  de  sacrifier  et  de  consulter  les 
entrailles  des  victimes,  lorsque  des  chrétiens  de  son  es- 
corte se  mirent  à  faire  le  signe  de  la  croix.  L'aruspice, 
dont  les  opérations,  ce  jour-là,  n'aboutissaient  à  aucun 
résultat,  remarqua  le  geste  et  le  signala  à  l'em.pereur,  en 
se  plaignant  des  profanes  qui  troublaient  ses  cérémonies. 

1  C'est  à  cette  tendance  que  se  rattachent  quelques  martyrs 
afiicains  de  ce  temps-ci,  sur  lesquels  nous  avons  des  documents 
authentiques  :  Maximilien,  conscrit,  exécuté  pour  refus  de  servixie 
militaire,  à  Théveste,  le  12  mars  295  :  le  proconsul  Dion  lui  oppose 
en  vain  les  chrétiens  qui  servent  dans  l'armée  impériale  :  «  Ils 
savent  ce  qu'ils  ont  à  faire,  répond  Maximilien  ;  moi  je  suis  chré- 
tien et  je  ne  saurais  faire  le  mal  î  ;  à  Tanger,  le  centurion  Marcel, 
qui  refuse  de  continuer  le  service,  et  le  greffier  Gassien,  qui  refuse 
d'écrire  la  sentence  rendue  contre  Marcel  (30  octobre  et  3  décem- 
bre, année  indéterminée). 

2  De  vwrt.  pers.,  10. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  11 

Fiii'ieux,  Di-ocléiien  ordonna  de  contraindre  au  sacrifice, 
non  seulement  les  délinquants,  mais  tous  les  officiers  de 
son  palais,  et,  en  cas  de  refas,  de  les  battre  de  verges. 
Des  lettres  furent  ensuite  expédiées  aux  commandants 
militaires,  imposant  le  sacrifice  à  tous  les  soldats,  sous 
peine  d'être  exclus-de  l'armée. 

' .  Quelle  qu'ait  été,  sur  la  décision  impériale,  l'influence 
du  fait  rapporté  ici,  il  est  sûr  que  des  mesures  furent 
prises  pour  éliminer  de  l'aririée  les  éléments  chrétiens 
qu'elle  renfermait  ^  Un  magister  militum,  Veturius,  fut 
spécialement  chargé  de  leur  exécution.  Un  très  grand 
nombre  de  chrétiens  durent  alors  renoncer  à  la  profes- 
sion des  armes  et  s'y  résignèrent.  Il  n'y  avait  pas  d'autre 
sanction";  à  peine  en  un  ou  deux  cas,  dit  Eusèbe,  on  re- 
courut à  la  peine  de  mort,  sans  doute  en  raison  de  cir- 
constances spéciales.  On  était  alors  à  l'année  302. 

Revenu  d'Orient,  Dloclétien  passa  tout  l'hiver  à  Ni- 
comédie  Galère  vint  l'y  rejoindre  et  s'employa  de  tou- 
tes ses  forces  à  obtenir  de  lui  des  mesures  plus  rigou- 
reuses. On  dit  qu'il  était  poussé  par  sa  mère,  vieille 
païenne  fort  dévote,  acharnée  contre  les  chrétiens  2. 
Dioclétien  résistait.  «  A  quoi  bon,  disait-il,  mettre  le 
»  trouble  partout,  verser  des  torrents  de  sang  ?  Les  chré- 
))  tiens  n'ont  pas  peur  de  la  mort.  Il  suffit  d'empêcher  les 


1  De jworit.pers.,  10; Eusèbe, H.  i?.,  VIII,  1,  4  ;  Chron.,  ad  ann.2317. 

2  Lactance  ne  dit  pas,  mais  on  peut  soupçonner,  qu'il  y  eut  ici 
un  conflit  d'influences  féminines.  Les  princesses  de  Nicomédie 
étaient  cliréiiennes  ou  favorables  aux  chrétiens  ;  c'en  était  assez 
pour  que  lo  gynécée  rival  voulût  mal  de  mort  au  christianisme. 


13  CHAPITRE    I 

«  soldats  et  les  gens  du  palais  de  suivre  leur  religion  ». 
Galère  tenait  bon  et  revenait  sans  cesse  à  la  charge.  L'em- 
pereur se  décida  à  convoquer  un  conseil  d'amis,  des 
militaires,  des  fonctionnaires  civils.  Les  avis  étaient 
partagés.  Gomme  toujours,  les  ardents,  derrière  lesquels 
on  sentait  Galère,  le  césar  d'aujourd'hui,  l'auguste  de 
demain,  entraînèrent  les  hésitants.  Cependant  la  vieille 
sagesse  refusait  de  se  rendre.  On  convint  de  consulter 
l'oracle  de  Milet,  Apollon  Didyméen.  La  pythonisse  S  on 
le  pense  bien,  ne  manqua  pas  de  joindre  son  inspiration 
aux  suffrages  de  Galère  et  des  siens.  La  guerre  fut  dé- 
cidée. 

Si  l'on  avait  écouté  Galère,  on  eût  commencé  par  des 
mesures  extrêmes  et  allumé  des  bûchers  partout.  Diocté- 
tien ne  voulait  pas  de  sang  ;  pour  le  moment  sa  volonté 
prévalut.  On  prépara  un  édit  selon  ses  vues.  Dès  la  veille 
de  la  proclamation  (23  février  303),  des  officiers  de  police 
se  rendirent,  au  petit  jour,  à  l'église  de  Nicomédie^  grand 
édifice  en  vue  du  palais  impérial.  Les  livres  sacrés  fu- 
rent saisis  et  jetés  au  feu,  le  mobilier  livré  au  pillage, 
l'église  elle-même  démolie  de  fond  en  comble. 

Le  lendemain  (24  février)  l'édit  était  affiché.  Il  ordon- 
nait 2  que,  dans  tout  l'empire^,  les  églises  fussent  démo- 
lies, les  livres  saints  détruits  par  le  feu.  Les  chrétiens  en 


1  C'est,  je  pense,  à  celte  consultation  que  se  rapportent  les  sou- 
venirs de  Constantin,  tels  que  nous  les  avons  dans  Eusèbe,  Viia 
Const.,  II,  50,  51. 

2  Laclance,  De  mort.,  13  ;  Eusèbe,  H.  E.,  VIII.  2  ;  Martyr  Pal., 
préface 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  13 

possession  de  charges,  dignités  ou  privilèges,  en  étaient 
dépouillés  ;  ils  perdaient  aussi  le  droit  d'ester  en  justice 
pour  accuser  d'injures,  d'adultère,  de  vol  ;  les  esclaves 
chrétiens  n'étaient  plus  libérables  ^ 

Aussitôt  affiché,  cet  édit  fut  lacéré  par  un  chrétien  de 
Nicomédie,  dont  le  nom  ne  s'est  pas  conservé  :  il  paya 
son  audace  en  mourantl'sur  le  bûcher.  Peu  de  jours  après, 
le  feu  prenait ^u  palais.  Galère  accusa  les  chrétiens  de 
l'avoir  allumé  ;  ils  lui  renvoyèrent  l'accusation,  disant 
qu'il  avait  voulu  ainsi  exeiter  contre  eux  la  colère  de 
Dioclétien.  Pendant  que  celui-ci  enquêtait  pour  tirer 
l'affaire  au  clair,  un  second  incendie  éclata.  Le  césar,  en 
dépit  de  l'hiver,  s'empressa  de  quitter  Nicomédie,  décla- 
rant qu'il  ne  tenait  pas  à  y  être  brûlé  vif. 

Enfin  convaincu,  Dioclétien  se  détermina  à  {recom- 
mencer Néron.  Tout  le  palais  y  passa.  Sa  femme  et  sa 
fille  furent  conrraintes  à  sacritîer  ;  Adauctus,  le  chef  su- 
prême de  l'administration  fiscale  ;  les  eunuques  en 
faveur,  Pierre,  Dorothée  et  Gorgonius  ;  l'évêque  de  Nico- 
médie, Anthime;  des  prêtres,  des  diacres,  des  fidèles  de 
tout  âge,  :'--ême  des  femmes,  furent  brûlés  ou  noyés  en 
masse.  Ainsi  fut  expié  le  crime,  prétendu  évidemment, 
d'avoir  incendié  lo  palais  sacré  et  tenté  de  faire  périr  deux 
empereurs  à  la  fois. 

Mais  on  ne  s'en  tint  pas  à  cette  répression  locale.  Des 
mouvements  séditieux  s'étant  produits  du  côté  de  Méli- 
tène  et  en  Syrie,  on  y  vit  apparemment  la  main  des  chré- 

1  Ce  premier  édit  parvint  en  Palestine  vers  la  fm  de  mars,  au 
moment  de  la,  fétc  de  Pâques  (Eusèbe,  //.  E.,  VIII,  2). 


14  CHAPITRE    I 

tiens.  D'autres  édits  généraux  lirent  suite  au  premier  i  : 
ils  prescrivirent  d'abord  d'arrêter  tous  les  chefs  des 
églises,  évêques,  prêtres  et  autres  clercs;  ensuite  de  les 
contraindre  au  sacrifice  par  tous  les  moyens. 

Le  17  septembre  303,  commençait  la  vingtième  année 
du  règne  de  Dioclétien.  A  cette  occasion  une  amnistie 
fut  accordée  aux  condamnés  2;  rien  n'autorise  à  croire 
qu'elle  se  soit  étendue  aux  confesseurs  emprisonnés,  qui, 
légalement,  n'étaient  ni  des  prévenus  ni  des  condamnés, 
mais  des  rebelles.  Le  vieil  empereur  résolut  .de  célébrer 
à  Rome  la  fête  de  ses  vicennalia.  Elle  eut  lieu  le  20  no- 
vembre. Les  travaux  de  ses  célèbres  thermes  n'étaient 
pas  assez  avancés  pour  que  l'on  pût  procéder  à  la  dédi- 
cace ;  elle  fut  remise.  Dioclétien,  du  reste,  ne  se  plaisait 
guère  aux  bords  du  Tibre.  Sa  pompe  orientale,  sa  gra- 
vité sèche  et  chagrine,  n'en  imposaient  pas  à  la  plèbe 
frondeuse  :  elle  le  fatigua  si  bien  de  ses  familiarités  et 
de  ses  plaisanteries  qu'il  n'attendit  même  pas  le  l^'"  jan- 
vier, jour  où  il  devait  inaugurer  son  neuvième  consulat, 
et  partit,  en  plein  hiver,  pour  Ravenne.  A  ce  voyage  in- 
tempestif il  gagna  une  maladie  qui  traîna  longtemps  et 
s'aggrava  aussitôt  son  retour  à  Nicomédie, 

En  cet  état,  il  était,  lui,  l'Orient,  et,  à  certains  égards, 
l'empire  entier,  entre  les  mains  de  Galère.  La  guerre 
aux  chrétiens  s'aggrava.  Un  quatrième  édit  parut.  Cette 


1  Eusébe,  Martyr  Pal.,  préface 

2  Eusèbe,  Martyr  Pal,,  2. 


LA   GRANDE    rERSÉGUTlON  15 

fois  il  ne  s'agissait  plus  de  catégories:  tous  les  chrétiens, 
sans  distinction,  étaient  tenus  de  sacrifier.  Après  Néron, 
on  avait  recommencé  Valérien  ;  maintenant  c'était  Toeu- 
vre  de  Dèce  que  l'on  reprenait. 

3°.  —  Dislocation  de  la  Tétrarchie. 

Ce  fut  l'année  terrible,  non  seulement  pour  les  chré- 
tiens, mais  aussi  pour  l'empereur.  Sa  santé  allait  de  mal 
en  pire.  Au  milieu  de  décembre  on  le  crut  mort  ;  il  ne 
l'était  pas,  mais  quand  il  se  montra  de  nouveau  en  public, 
le  lei'  mars  305,  on  avait  peine  à  le  reconnaître.  Affaibli 
de  corps  et  d'esprit,  il  se  laissa  persuader  par  Galère 
que  le  moment  était  venu  de  se  démettre.  Galère  avait 
inculqué  la  même  idée  à  Maximien  Hercule  en  le  mena- 
çant dé  la  guerre  civile.  Cette  double  abdication  entraî- 
nait l'élévation  de  Constance  et  de  Galère  à  la  qualité 
d'augustes.  Galère  imposa  les  deux  nouveaux  césars  : 
Sévère,  un  soldat  ivrogne,  et  Daïa,  un  barbare  mal  dé- 
grossi, que  l'on  appela  Maximinus  pour  le  déguiser  en 
romain.  Avec  ces  deux  collègues,  le  nouvel  auguste 
d'Orient  espérait  tenir  l'empire  à  peu  près  tout  entier: 
Constance,  lointain  et  pacifique,  d'ailleurs  de  santé  débile, 
ne  serait  pas  un  obstacle.  Maximin  Daïa  fut  préposé  au 
diocèse  d'Orient,  c'est-à-dire  à  la  Syrie  et  à  l'Egypte.  Ga- 
lère adjoignit  à  son  lUyricum  les  diocèses  de  Thrace, 
d'Asie  et  de  Pont;  l'Espagne  fut  rattachée  au  ressort  de 
Constance  ;  l'Italie  et  l'Afrique  formaient  le  lot  de  Sévère. 

Ce  bel  ordre  fut  troublé  par  la  révolte  de  l'hérédité. 


16  CHAPITRE    I 

Si  Dioclétien  et  Galère  n'avaient  pas  d'enfants  mâles,  il 
n'en  était  pas  de  même  de  Constance  et  de  Maximien, 
et  leurs  héritiers  naturels  ne  goûtaient  guère  le  nouveau 
système  successoral.  Constantin,  fils  de  Constance,  se 
trouvait  à  Nicomédie  au  moment  du  changement  ;  c'était 
un  otage  donné  par  Constance  \  Celui-ci,  devenu  auguste, 
le  réclama,  et  Galère  dut  s'en  séparer,  bien  que  de  fort 
mauvais  gréy  Ce  qu'il  craignait  arriva  en  effet.  L'empe- 
reur Constance  mourut  bientôt  à  York  ;  à  ses  derniers 
moments  il  recommanda  son  fils  aux  soldats  et  ceux-ci, 
aussitôt  que  le  père  eut  rendu  le  dernier  soupir,  accla- 
mèrent le  jeune  prince  (25  juillet  306).  Ce  fut  un  grave 
ennui  pour  Galère;  mais,  comme  il  y  avait  loin  de  York 
à  Nicomédie  et  que  Constantin  n'était  pas  sans  appui,  il 
fallut  bien  le  reconnaître.  Toutefois  le  titre  d'auguste  ne 
fut  pas  accepté:  Galère  proclama  Sévère  comme  auguste 
à  ta  place  de  Constance  Chlore  et  Constantin  comme  ce- 
sar-à^la  place  de  Sévère.  La  Tètrarchie  était  reconstituée 
avec  les  deux  augustes.  Galère  et  Sévère,  et  les  deux  cé- 
sars, Maximin  et  Constantin. 

En  même  temps  que  Constantin,  Maxence,  fils  de 
Maximien,  profitant  de  l'abandon  où  l'on  avait  laissé  la 
vieille  Rome,  s'y  était  emparé  du  pouvoir,  sans  s'inquié- 
ter autrement  de  la  Tètrarchie.  Malgré  ses  mœurs  éche- 
velées,  qui  rappelaient  le  temps  de  Commode^  ce  jeune 
homme  sut  plaire  aux  Romains.  Comme  protestation 
contre  les  capitales  nouvelles,  il  remit  en  honneur  les 

1  Eusèbe,  {Vita  Const.,  1,  19)  l'avait  vu  traverser  la  Palestine 
dans  l'escorte  de  l'empereur  Dioclétien. 


LA  GRANDE    PERSÉCUTION '  17 

vieux  cuites,  les  antiques  légendes,  restaura  le  Forum  et 
la  voie  Sacrée,  et,  près  de  celle-ci,  éleva  une  basilique 
imposante.  Sévère  essaya  en  vain  de  lui  disputer  la  place  ; 
ses  soldats  le  trahirent.  G'^étaient  les  soldats  du  vieux 
Maximien  ;  ils  se  rallièrent  d'autant  plus  volontiers  à 
son  fils  que  Maxiraien  lui-même,  sorti  de  sa  retraite,  ve- 
nait îde  reprendre  la  pourpre,  avec  le  titre  d'  «  auguste 
pour  la  seconde  fois  »  {bis  Augustus).  Cette  réapparition 
mettait  le  comble  au  désordre.  Sévère  avait  été  contraint 
au  suicide  ;  Galère  accourut  paur  le  venger  ;  mais,  aux 
approches  de  Rome,  l'attitude  de  ses  soldats  le  décida  à 
retourner  chez  lui.  Maxence,  se  sentant  les  mains  libres, 
se  proclama  lui-même  auguste  (27  octobre  307).  Cepen- 
dant le  vieux  Maximien,  brouillé  maintenant  avec  son 
fils,  se  transportait  en  Gaule  auprès  de  Constantin,  es- 
sayait, en  s'aidant  de  lui,  déjouer  encore  un  rôle,  aban- 
donnait son  protecteur,  lui  revenait,  le  trahissait,  et  fina- 
lement était  exécuté  ou  s'exécutait  lui-même  sur  les 
conseils  de  son  hôte  (310), 

Galère,  en  quête  d'un  second  auguste,  avait  imaginé 
(11  novembre  308)  de  donner  ce  titre  à  Licinius,  un  de 
ses  anciens  compagnons  d'armes.  Maximin  réclama  sans 
retard  :  du  fond  de  son  Orient  il  voyait  avec  jalousie  ce 
nouveau-venu  arriver  du  premier  coup  aux  honneurs  su- 
prêmes. Constantin  aurait  pu  soulever  les  mêmes  objec- 
tions. Galère  pour  les  contenter,  leur  donna  à  tous  les 
deux  le  titre  nouveau  de  «  fils  des  augustes  »;  quelques 
mois  après  il  alla  jusqu'au  bout  et  les  fit  tout-à-fait  au- 
gustes. Il  y  eut  ainsi  quatre  empereurs  de  premier  rang. 

DucuESKE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  2 


18  CHAPITRE   I 

Quand  Galère  mourut,  eu  mai  311,  Liciaius  et  Maxi- 
min  se  précipitèrent  pour  recueillir  sa  succession  :  un 
arrangement,  toutefois,  fut  conclu,  en  vertu  duquel  le 
Bosphore  devenait  leur  commune  limite.  Ainsi  l'empire 
de  Maximin  comprenait  l'Asie-Mineure,  avec  la  Syrie  et 
l'Egypte;  celui  de  Licinius  allait  du  Bosphore  jusqu'aux 
Alpes;  théoriquement  il  s'étendait  aussi  à  l'Italie  et  à 
l'Afrique  ;  en  fait  ces  pays  obéissaient  à  Maxence,  em- 
pereur illégitime  au  point  de  vue  du  droit  tétrarchique, 
mais  solidement  établi  dans  son  pouvoir  de  fait. 

Constantin  se  maintenait  en  Gaule,  manœuvrant  ha- 
bilement au  milieu  de  tous  ces  conflits  et  méditant  sans 
doute  le  dessein  qu'il  accomplit  bientôt,  celui  d'anéantir 
tous  ses  rivaux,  en  s'aidant  des  uns  pour  se  débarrasser 
des  autres. 

C'est  par  Maxence  que  la  simplification  commença. 
Après  s'être  assuré  l'appui  moral  de  Licinius,  auquel 
Maximin  donnait  d'utiles  inquiétudes,  Constantin  des- 
cendit en  Italie,  battit  en  diverses  rencontres  les  parti- 
sans du  «  tyran  »,  et  finalement  lui  livra,  près  du  pont 
Milvius,  la  bataille  à  jamais  célèbre  (28  octobre  312). 
Maxence  périt  dans  les  flots  du  Tibre,  Constantin  entra 
à  Rome  et  fut  aussitôt  reconnu  dans  toute  l'Italie  et  en 
Afrique.  L'année  suivante,  Licinius  eut  les  mains  libres 
contre  Maximin.  Battu  en  Thrace,  le  30  avril,  l'odieux 
Daïa  repassa  le  Bosphore,  puis  le  Taurus,  et  finit  par 
s'empoisonner  à  Tarse. 

Il  n'y  avait  plus  que  deux  empereurs,  Constantin  et 
Liginius,  l'un  à  Rome,  l'autre  à  Nicomédie. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  19 

4°.  —  La  persécution  jusqu'à  l'édit  de  Galère. 

Revenons  maintenant  aux  lois  persécutrices. 
Le  premier  édit,  outre  les  dégradations  et  incapacités, 
qu'il  prononçait  contre  certaines  catégories  de  chrétiens, 
ordonnait  de  démolir  les  églises  et  de  brûler  les  livres 
saints.  Telles  sont,,  du  moins,  les  dispositions  qui  nous 
sont  connues  directement  ;  mais  nous  savons  aussi  que 
les  biens  immobiliers  des  communautés  chrétiennes  fu- 
rent confisqués  et  qu'avant  de  détruire  les  édifices  reli- 
gieux, on  en  saisit  le  mobilier.  Ces  opérations  s^accom- 
piissaient  suivant  des  formes   régulières:   en   certains 
endroits,  on  dressait  des  inventaires  authenti'ques  ;  quel- 
ques-uns se  conservèrent-fort  longtemps.  C'est  ainsi  que 
les  Donatistes  purent  alléguer,  en  411,  les  procès-ver- 
baux de  saisie  des  églises  de  Rome  ^;  ils  ont  péri  depuis. 
Mais  on  peut  lire  encore  ceux  qui  furent  dressés  à  Girta, 
^  en  Numidie.  Des  renseignements  plus  sommaires  nous 
restent  sur  l'application  de  l'édit  en  d'autres  localités, 
d'Afrique  et  d'ailleurs.  H  eût  été  bien  difficile  de  s'oppo- 
ser à  la  saisie  des  immeubles.  Au  moins  faisait-on  son 
possible  pour  sauver  le  mobilier  et  surtout  les  saintes 
Ecritures.  Des  femmes  de  Thessalonique  s'enfuirent  dans 


\ 


1  Augustin,  Brev.  Coll.,  34-35.  Plusieurs  membres  du  clergé, 
entre  autres  un  diacre  Straton,  y  étaient  mentionnés  comme  fai- 
sant remise  aux  magistrats  du  mobilier  ecclésiastique  ;  le  préfet 
les  qualifiait  à'horlalores  vanissimae  supersiitio-nis > 


20  CHAPITRE    1 

la  montagne  avec  une  quantité  de  livres  et  de  papiers  ^ . 
L'évêque  de  Garthage,  Mensurius,  avait  réussi  à  cacher 
les  livres  sacrés;  à  leur  place,  il  laissa  dans  une  de  ses 
églises  une  collection  de  livres  hérétiques,  qui  fut  saisie 
et  détruite  par  des  policiers  inattentifs.  Les  fonctionnai- 
res, en  effet,  n'étaient  pas  toujours  très  regardants.  Des  dé- 
curions de  Garthage,  ayant  eu  connaissance  de  la  fraude 
de  Mensurius,  la  dénoncèrent  au  proconsul:  celui-ci  ne 
tint  pas  compte  de  leurs  révélations.  S'il  en  était  ainsi 
dans  les  grandes  villes,  on  devine  ce  qui  pouvait  se  pas- 
ser dans  les  petites  localités.  Il  y  avait  des  endroits  où 
les  chrétiens  étaient  mal  vus,  où  la  municipalité  était  aux 
mains  de  leurs  adversaires  ;  mais  en  d'autres  ils  avaient 
affaire  à  des  magistrats  chrétiens  eux-mêmes  ou  tout  au 
moins  sympathiques.  On  trouvait  des  accommodements. 
Gomme  à  Garthage,  on  saisissait  dans  l'église  d'autres 
livres  que  ceux  de  la  Bible  2,  et,  si  la  perquisition  se  pour- 
suivait jusqu'au  domicile  de  l'évêque,  il  y  avait  encore 
moyen  de  s'en  tirer.  Au  lieu  de  démolir  les  églises,  on  se 
contentait  parfois  d'en  brûler  les  portes.  Du  reste,  évê- 
ques  et  clercs  se  montraient  souvent  accommodants  et  don- 
naient leurs  livres  saints^  estimant  sans  doute  qu'il  serait 
aisé  plus. tard  d'en  avoir  de  nouveaux  exemplaires.  Mais 
cette  complaisance  ne  fut  pas  acceptée   par  l'opinion, 

1  Passion  des  saintes  Agapé,  Ghionie  et  Irène  {i"  avril),  docu- 
ment sérieux. 

2  A  Aptonge  (sur  l'orthographe  de  ce  nom  de  ville,  v.  les  tex- 
tes réunis  dans  le  Thésaurus  latin),  on  saisit  ainsi  des  epistolae  sa- 
lutatoinae  (?)  ,  à  Çalama,  des  livres  de  médecine  ;  à  Aquae  Tihilitanae, 
des  papiers  quelconques 


LA  GRANDE   PERSÉCUTION  31 

surtout,  bien  entendu,  quand  la  persécution  fut  passée 
et  qu'on  put,  sans  danger,  se  montrer  intransigeant.  On 
rappela  alors  l'héroïsme  de  certains  évoques,  comme  ce- 
lui de  Thibiuca,  Félix,  qui  avait  payé  de  sa  tête  son  refus 
de  livrer  les  Ecritures  *  ;  on  parla  aussi  de  miracles  comme 
celui  d'Abitina,  où,  pendant  que  les  livres  saints,  livrés 
par  l'évêque  Fundanus,  étaient  jetés  au  bûcher,  un  orage 
épouvantable  avait  crevé  sur  les  flammes  et  inondé 
toute  la  contrée. 

Dans  les  pays  administrés  par  le  césar  Constance, 
l'exécution  n'alla  pas  au  delà  des  édifices.  Les  églises  fu- 
rent saisies  et  détruites  ;  on  n'exigea  pas  qu'il  en  fût  de 
même  des  Ecritures. 

Si  l'on  détruisait  les  églises,  où  les  chrétiens  s'assem- 
blaient sous  l'œil  des  autorités,  on  devait,  à  plus  forte 
raison,  interdire  les  réunions  clandestines.  C'était  là  une 
conséquence  nécessaire  du  premiei*  édit  ,  et  l'on  est  fon- 
dé à  croi-re  qu'elle  y  était  expressément  formulée.  C'est 
du  reste  ce  qui  résulte  d'une  pièce  africaine,  où  l'on  voit 
figurer  une  cinquantaine  de  chrétiens  de  la  petite  ville 
d'Abitina,.  accusés  d'avoir  fait  la  «  collecte  »  sous  la  pré- 
sidence d'un  prêtre  appelé  Saturnin.  Le  second  édit,  qui 
prescrivait  l'incarcération  du  clergé,  visait  indirectement 
les  réunions  de  culte  ;  car  comment  les  aurait-on  tenues 
sans  chefs  religieux  ? 

Jusque  là,  pour  ceux  qui  observaient  les  édits,  qui 

1  La  passion  de  ce  saint,  authentique  pour  l'ensemble,  a  été 
pourvue  plus  tard  d'appendices  qui  en  transportent  le  dénouement 
en  Italie.  V.  Anal.  BolL,  t.  XVI,  p.  25 


22  CHAPITRE  I 

acceptaient  les  incapacités  légales,  qui  laissaient  brûler 
les  Ecritures  et  saisir  les  églises,  qui  s'abstenaient  de 
prendre  part  aux  réunions  de  culte  désormais  proliibées, 
il  y  avait  encore  quelque  sécurité.  A  Nicomédie,  il  est 
vrai,  on  était  allé  tout  de  suite  aux  rigueurs  extrêmes,  mais 
sous  l'empire  de  circonstances  spéciales.  La  persécution 
sanglante  n'atteignait  pas  encore  la  simple  profession  de 
christianisme.  Il  en  fut  autrement  quand  on  renouvela, 
pour  les  clercs  d'abord,  pour  les  fidèles  ensuite,  l'obliga- 
tion de  participer  aux  cérémonies  du  culte  officiel  :  quand 
on  ne  se  borna  plus  à  proscrire  et  que  l'on  voulut  con- 
vertir. 

Alors  se  reproduisirent  les  situations  déjà  expérimen- 
tées dans  les  précédentes  persécutions.  On  vit  des  exal- 
tés courir  au  martyre,  se  dénoncer  eux-mêmes,  faire 
esclandre  devant  les  tribunaux,  îiisulter  la  police.  On  vit 
des  personnes  sages  et  fermes  attendre  qu'on  les  arrêtât 
et  opposer  alors  aux  injonctions  de  l'autorité  une  résis- 
tance persévérante  et  calme,  qui,  en  bien  des  cas,  triom- 
pha de  la  prison,  de  la  torture  et  se  maintint  jusqu'à  la 
mort.  On  vit  aussi  beaucoup  d'apostats,  la  plupart  empres- 
sés à  faire  ce  que  l'on  voulait  d'eux,  pour  échapper  au 
danger  ;  d'autres  résistant  d'abord  et  faiblissant  ensuite, 
vaincus  par  l'horreur  des  cachots  et  les  souffrances  de  la 
question. 

Beaucoup  s'enfuirent  ou  se  cachèrent,  en  faisant  le  sa- 
crifice de  leurs  biens.  Les  espèces  étaient  très  diverses. 
On  peut  les  étudier  dans  la  lettre  pénitentielle  de  l'évê- 
que  Pierre  d'Alexandrie,  écrite, en  306, dans  les  canons  du 


LA  GR'ANDE    PERSÉGUïJON  23 

concile  d'Ancyre  (314),  dans  les  récits  d'Eusèbe  et  dans  cer- 
taines compositions  hagiograpliiques.  Beaucoup  rusaient 
avec  la  police,  envoyaient  leurs  esclaves  ou  leurs  amis 
païens  sacrifier  à  leur  place  et  obtenaient  ainsi  leur  billet 
de  sacrifice.  D'autres  y  allaient  plus  simplement  et  ache- 
taient ce  certificat,  quand  on  était  disposé  à  le  leur  vendre. 
Parmi  les  courageux,  il  s'en  trouvait  qui  ne  parvenaient 
pas  à  faire  accepter  leur  confession.  Certains  magistrats 
tenaient  beaucoup  moins  aux  exécutions  qu'aux  aposta- 
sies. Il  y  en  eut  qui,  arrivés  au  terme  de  leur  magistra- 
ture, se  vantèrent  de  n'avoir  fait  périr  aucun  chrétien  K 
En  fait  d'actes  païens,  ils  se  contentaient  de  peu  ;  parfois 
ils  inscrivaient  les  gens  malgré  eux^,  comme  ayant  satis- 
fait à  la  loi.  Il  arrivait  aussi  que  des  amis  inconsidérés, 
chrétiens  ou  païens,  tenant  absolument  à  sauver  de  la 
mort  un  fidèle  qu'ils  savaient  déterminé,  le  traînaient  aux 
autels,  pieds  et  poings  liés,  le  bâillonnaient  pour  l'empê- 
cher de  crier  et  le  forçaient,  en  lui  brûlant  au  besoin  les 
mains,  à  jeter  quelques  grains  d'encens  sur  le  feu  sacré. 
Lactance  se  plaint  2  avec  raison  de  ces  '  juges  redouta- 
bles par  leur  apparente  douceur,  qui  ne  veulent  pas  tuer, 
mais  s'ingénient  à  trouver  des  tortures  assez  raffinées 
pour  avoir  raison  des  résistances  les  plus  intrépides.  Il 
leur  préfère  ceux  qui  sévissent  franchement,  par  féro- 
cité naturelle  ou  pour  se  faire  bien  voir  des  autorités  sit^ 
périeures.  On  en  voyait  qui  n'hésitaient  pas  a  aller  au 
delà  de  leurs  instructions,  comme  celui  qui,  dans  une  pe- 

1  Lactance,  hist.,  Y,  11. 

2  L.  c 


24  CHAPITRE    I 

lite  ville  dePhrygie,  dont  tous  les  habitants  étaient  chré- 
tiens, mit  le  feu  à  l'église,  où  la  population  était  réunie 
et  la  brûla  toute  entière,  y  compris  la  curie  et  les  magis- 
trats ^ 

Lechangementd'empereurs  déterminépar  l'abdication" 
de  Dioclétien  et  de  Maximien  eut  pour  effet  d'étendre,  en 
Occident,  le  champ  d'action  de  Constance  Chlore.  L'Es- 
pagne, annexée  à  son  ressort  immédiat,  participa  dès  lors 
à  la  paix  relative  dont,  jusqu'alors,  les  chrétiens  avaient 
joui  en  Gaule  et  en  Bretagne.  Son  lieutenant  Sévère  ne 
semble  pas  s'être  signalé,  en  Italie  et  en  Afrique,  par 
un  zèle  spécial.pour  les  édits  de  persécution.  Après  la 
mort  de  Constance,  Constantin  se  montra  encore  plus  fa- 
vorable aux  chrétiens  que  ne  l'avait  été  son  père  ^  ;  Ma- 
xenceaussifut  tolérant.  On  peut  donc  dire  que  la  persécu- 
tion rigoureuse  ne  dura  guère  plus  de  deux  ans  (303-303) 
dans  les  provinces  occidentales.  11  en  fut  tout  autrement 
dans  rillyricum,  laThrace  ^  l'Asie-Mineure  et  l'Orient, 

1  Lactance,  Le,  cf.  Eusèbe,  H.  E.,  VIII,  11.  Eusèbe  dit  que 
la  ville  elle-même  (itoXr'-/vY,v)  fut  brûlée,  avec  le  curateur,  le  duum- 
vir  et  les  autres  magistrats  ;  Lactance  ne  parle  que  de  l'église, 
mais  il  rapporte  aussi  que  toute  la  population  périt  :  universum  po- 
pulum  cum  ipso  pariter  coneventiculo  concremavil. 

2  Suscepto  imperio  Constantiaus  aug.  nihil  egit  prius  quam  chrisUa- 
nos  cullui  ac  Deo  suo  redderet.  Lactance,  M.  P.,  24. 

3  Sur  les  victimes  de  la  persécution  dans  les  états  de  Galère  il 
nous  reste  quelques  traditions  sérieuses  et  dignes  de  foi  consignées 
en  des  documents  assez  rapprochés  des  événements.  Elles  permet- 
tent de  constater  l'application  courante  des  édits,  mais  ne  peuvent 
servir  à  caractériser  l'action  spéciale  du  prince  qui  y  présidait  en 
ces  contrées.  J'entends  parler  ici  des  pièces  relatives  à  saint  Phi- 
lippe d'Héraclée,  avec  le  prêtre  Sévère  et  le  diacre  Hermès  (22  oc- 


LA  GRANDE    PERSÉCUTION  25 

OÙ  rien  ne  s'opposait  à  la  volonté  de  Galère  et  de  Maxi- 
min,  sa  créature.  Chez  ceux-ci  la  férocité  naturelle  était 
au  service  d'une  sorte  de  conviction  religieuse  :  Galère 
était  dévot,  Maximin  fanatique.  Celui-ci  combinait  un  li- 
bertinage effréné,  brutal,  despotique,  avec  un  zèle  extra- 
ordinaire pour  le  culte  des  dieux.  Dès  le  début  de  son 
règne,  la  persécution  lui  ayant  semblé  se  ralentir,  il  prit 
soin  de  la  raviver,  en  imposant  de  nouveau  l'obligation 
de  sacrifiera 

Des  policiers,  armés  de  listes  nominatives,  allaient 
de  rue  en  rue,  faisaient  l'appel  et  contraignaient  tout  le 
monde,  y  compris  les  femmes  et  les  enfants,  à  se  rendre 
au  temple,  où  on  leur  faisait  accomplir  les  cérémonies  pres- 
crites. Toutefois,  au  bout  d'un  certain  temps,  à  partir  de 


tobre)  ;  aux  trois  saintes  femmes  de  Tiiessalonique,  Agapé,  Ghio- 
nie,  Irène  (l"  avril)  ;  ans.  martyrs  de  Dorostorum,  Pasicrate, 
Valention  (23  jnai),  Marcien,  Nicandre  (17  juin),  Jules  (27  mai),  He- 
sychius  (13  juin)  ;  au  prêtre  Montan  de  Singidunum  (26  mars);  à 
l'évêque  de  Sirmium,  Irénée  (6  avril),  au  solitaire  Syneros,  de  la 
même  ville  (22  février),  à  PoUion,  primicier  des  lecteurs  de  Giba- 
les  (28  avril),  à  l'évêque  de  Siscia,  Quiriniis  (3  juin  ;  cf.  Jérôme, 
Chron,,  a.  Abr.,  2324);  à  l'évêque  de  Poetovio,  Victorin  (2  novem- 
bre; cf.  Jérôme,  De  viris,  74)  ;  à  s.  Florian,  de  Lauriacum  en  Nori- 
que  (4  mai),  etc.  Que  l'on  ne  prenne  pas  cette  énumération  comme 
exhaustive  ;  j'y  fais  figurer  seulement  quelques  noms  parmi  ceux 
des  martyrs  de  ces  pays  qui  peuvent  être  prudemment  rapportés 
à  la  persécutiçn  de  Dioclétien  plutôt  qu'à  une  autre.  Le  martyro- 
loge hiéronymien  contient  bien  d'autres  noms  sous  des  rubriques 
danubiennes,  surtout  du  bas  Danube,  depuis  Sirmium  ;  il  est  bien 
probable  que,  pour  la  plupart,  ils  désignent  des  victimes  de  la 
dernière  persécution  plutôt  que  des  précédentes. 

-1  Eusèbe,  M.  P.,  IV,  8.  A  en  croire  Maximin  lui-même  (Ei;s., 
H.  E.,  IX.  9,  I  13),  il  n'aurait  jamais  persécuté. 


26  CHAPITRE    I 

l'année  307,  un  tempérament  fut  introduit.  La  peine  de 
mort,  dans  les  cas  ordinaires,  fut  remplacée  par  celle  des 
travaux  forcés  dans  les  mines,  avec  cette  aggravation  que 
les  confesseurs  étaient  préalablement  éborgnés  de  l'œil 
droit  et 'estropiés  de  la  jambe  gauche  par  cautérisation  du 
tendon.  Un  peu  plus  tard,  en  308,  après  un  court  répit, 
les  autorités  provinciales  et  municipales  furent  de  nou- 
veau mises  en  mouvement.  Le  césar  ordonnait  de  rebâtir 
partout  les  vieux  temples  et  de  forcer  tout  le  monde,  jus- 
qu'aux petits  enfants,  à  prendre  part  aux  sacrifices  ;  le 
vin  des  libations  devait  être  répandu  sur  les  comestibles 
du  marché;  à  Ja  porte  des  bains  publics  on  dressait  des 
autels  où  tous  ceux  qui  entraient  devaient  jeter  de  l'en- 
cens. Il  y  eut  encore  de  mauvais  jours  à  passer. 

Cependant  le  premier  auteur  de  la  persécution  était 
déjà  aux  prises  avec  l'épouvantable  maladie  qui  devait 
avoir  raison  de  sa  férocité.  Elle  commença  presque  avec 
l'année  310;  pendant  dix-huit  mois  environ,  le  malheu-' 
reux  Galère  se  débattit,  fatiguant  les  médecins  de  ses 
plaintes  et  les  dieux  de  ses  inutiles  supplications.  Enfin 
lui  vint  l'idée  la  plus  étrange,  celle  d'intéresser  à  sa  santé 
les  chrétiens  qu'il  traquait  depuis  des  années  et  le  Dieu 
dont  il  avait  juré  d'exterminer  le  culte.  De  Sardique,  sans 
doute,  où  il  se  trouvait  avec  Licinius,  on  expédia  dans 
toutes  les  provinces  une  proclamatiorrau  nom  des  quatre 
souverains  ^  Elle  disait  que  les  empereurs,  dans  une  in. 

1  La-iancG  [M.  P  ,  3i)  a  conserve  le  texte  original,  mais  sans 
l'intitulé;  celui-ci  ne  nous  est  connii  que  par  la  veision  d'Eusèbe 
[H.  E.,  AlII,  17).  Elle  ne  mentionne  que  Galère,  Constantin  et  Li- 


LA   GRANDE    PERSECUTION  )i  i 

tention  générale  de  réforme,  avaient  voulu  ramener  les 
chrétiens  aux  institutions  religieuses  de  leurs  ancêtres  ^ 
■.lais  qu'ils  n'avaient  pu  y  parvenir,  les  chrétiens  ayant  per- 
sisté, malgré  les  rigueurs  dont  ils  avaient  été  victimes, 
à  suivie  les  lois  qu'ils  s'étaient  faites  eux-mêmes.  Dans 
ces  conditions,  comme  ils  ne  voulaient  pas  honorer  les 
dieux  de  l'empire  et  qu'ils  ne  pouvaient  pratiquer  leur 
propre  culte,  il  y  avait  lieu  de  pourvoir  par  indulgence  à 
leur  situation.  En  conséquence  on  leur  permettait  d'exis- 
ter de  nouveau  et  de  reconstituer  leurs  assemblées,  à  con- 
dition pourtant  de  ne  rien  faire  contre  la  règle'.  Les  ma- 
gistrats étaient  prévenus  qu'une  autre  lettre  impériale 
leur  expliquerait  ce  qu'ils  avaient  à  faire.  «  En  retour 
»  de  notre  indulgence^  concluait  l'édit,  «  ils  devront  prier 
»  leur  dieu  pour  notre  santé,  pour  l'Etat  et  poureux-mê- 
»  mes,  afin  que  la  république  jouisse  d'une  prospérité 
))  parfaite  et  qu'ils  puissent  vivre  chez  eux  en  sécurité  ». 
Quel  changement  !  L'empereur  et  l'empire  recomman- 
dés aux  prières  des  chrétiens,  et  cela  par  l'auteur  respon- 
sable de  toutes  les  calamités  fqu'ils  enduraient  depuis 
huit  ans  ! 


cinius  ;  Maximin  est  omis,   soit  parce  que  sa  mémoire  fat  abolie 
officiellement,  soit  par  la  faute  des  copistes. 

1  Ces  considérants  ressemblent  singulièrement  à  ceux  de  l'édit 
sur  les  Manichéens. 

2  Ut  deniio  sint  chrlstiani  et  convetiticula  sua  componant,  ita  lit  ne 
quid  contra  discipl'mam  aganl.  Il  faut  remarquer  que  le  terme  con- 
yenticuliim,s,\gài&e,  comme  le  mot  ecclesia,  et  l'assemblée  et  le  local 
où  elle  se  tient. 


28  CHAPITRE    I 

5".  : —  La  persécution  de  Maximin. 

L'édit  fut  affiché  à  Nicomédie*  et  dans  toutes  les  pro- 
vinces qui  relevaient  de  Galère,  de  Licinis  et  de  Cons- 
tantin. Dans  l'empire  de  Constantin  ce  ne  pouvait  être 
que  la  consécration  officielle  d'une  liberté  déjà  rétablie 
de  fait  Maxence  rendit  aux  évêques  les  lieux  de  culte  qui, 
jusqu'alors,  étaient  restés  aux  mains  du  fisc.  Maximin  se 
montra  moins  empressé.  Il  ne  fit  pas  publier  l'édit  ;  mais , 
sur  son  ordre,  son  préfet  du  prétoire  Sabinus  en  donna 
connaissance  aux  gouverneurs  des  provinces,  en  les  char- 
geant de  faire  savoir  aux  magistrats  municipaux  que  les 
empereurs  renonçaient  à  convertir  le;?  chrétiens  à  la  re- 
ligion de  l'Etat  et  qu'ils  ne  devaient  plus  être  poursuivis 
pour  leur  résistance.  Cela  suffit  dans  les  provinces  ori- 
entales comme  dans  l'A-sie-Mineure  :  les  prisons  s'ouvri- 
rent; les  mines  rendirent  leurs  condamnés;  les  chrétiens 
qui  se  dissimulaient  reprirent  courage  et  se  montrèrent. 
On  fitfête  aux  confesseurs,  on  accueillit  les  apostats  repen- 
tants. Sur  les  routes  retentissaient  les  cantiques  des  pi  i- 
sonniers  libérés  et  des  exilés  qui  rentraient  dans  leurs 
foyers.  Les  assemblées  religieuses,  après  huit  ans  d'in- 
tervalle, reprenaient  comme  autrefois.  On  s'empressait 
particulièrement  à  celles  qui  se  tenaient  dans  les  cime- 
tières, sur  les  tombeaux  des  martyrs. 

Ces  joies  de  la  paix  religieuse  ne  durèrent  pas  long 

1  L'aftichace  à  Nicomédie  eut  lieu  le  30  avril  311. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  29 

temps.  Aussitôt  Galère  mort,  Maximin  avait  transporté 
à  Nicomédie,  avec  le  siège  de  sa  tyrannie  et  le  scandale 
de  ses  débauches,  son  zèle  fanatique  pour  le  service  des 
dieux.  Les  années  précédentes  il  avait  fait  restaurer  tous 
les  temples  d'Orient;  maintenant  il  réorganisa  les  sacer- 
doces. S'inspirant  de  la  hiérarchie  chrétienne,  il  établit 
dans  chaque  ville  un  prêtre  en  chef  et  dans  chaque 
province  un  grand-prêtre,  leur  donnant  autorité  sur  leurs 
collègues  et  les  comblant-d'honneurs  et  de  distinctions. 
Ces  évêques  et  archevêques  païens  ^  étaient  qualifiés, 
bien  entendu,  pour  veiller  à  ce  que  les  dieux  n'eussent 
pas  à  se  plaindre  de  la  liberté  rendue  aux  chrétiens.  On 
fabriqua  de  prétendus  actes  de-  Pilate,  remplis  de  blas- 
phèmes contre  le  Christ;  un  fonctionnaire  s'étant  pro- 
curé, par  des  procédés  odieux,  de  soi-_d^isant  révélations 
sur  les  mceurs  des  chrétiens  et  les  horreurs  de  leurs  as- 
semblées, on  donna  la  plus  grande  publicité  à  tous  ces 
documents,  en  les  affichant  dans  les  villes  et  les  vil- 
lages, en -les  imposant  comme  texte  dans  les  écoles  élé- 
mentaires ^. 

Le  curateur  d'Antioche,  un  certain  Théotecne,  ima- 
gina de  faire  rendre  un  oracle  contre  les  chrétiens  par 
le  dieu  Zeus  Philios  dont  il  avait  restauré  le  culte.  Le 


1  Cette  organisation  n'a  rien  à  voir  avec  celle  du  culte  de  Rome 
et  d'Auguste.  Dans  celle-ci  le  prêtre  municipal  de  Rome  et  d'Au- 
guste n'avait  aucune  autorité  sur  ses  collègues  des  autres  cultes^ 
pas  plus  qu'il  n'était  lui-même  sous  l'autorité  du  prêtre  provin- 
cial. Ici  il  s'agit  d'un  groupement  général  de  tous  les  sacerdoces; 
pareille  tentative  n'avait  jamais  été  faite. 

2  Busébe,  H.  E.,  IX,  o. 


30  CHAPITRE   I 

dieu  demandait  que  les  impies  fussent  chassés  de  la 
ville  et  de  son  territoire.  La  demande,  portée  à  la  con- 
naissance de  Maximin,  lui  agréa  fort.  A  Nicomédie  une 
semblable  requête  lui  fut  présentée  par  les  magistrats 
de  la  ville.  Les  gens  de  Tyr  ne  voulurent  pas  rester  en 
arrière  ;  à  la  pétition  qu'ils  lui  envoyèrent,  l'empereur 
répondit  par  une  lettre  pleine  d'onction  et  de  reconnais- 
sance. Nous  l'avons  encore,  car  Eusèbe  s'en  procura  un 
exemplaire  et  l'inséra  en  grec  dans  son  Histoire  K  Ce 
mouvement  se  propagea  :  les  curies  municipales  et  les 
assemblées  provinciales  s'empress?èrent  de  suivre  des 
exemples  si  hautement  encouragés.  Les  fonctionnaires, 
d'ailleurs,  étaient  là  pour  exciter  le  zèle.  Nous  avons  en- 
core', en  partie  du  moins,  le  texte  épigraphique  de  la  pé- 
tition adressée  à  Maximin  par  l'assemblée  provinciale 
de  Lycie  et  Pamphylie  et  celui  de  la  réponse  impériale. 
On  voit  dans  celle-ci,  comme  dans  la  lettre  auxTyriens, 
que  les  pétitionnaires  étaient  fort  approuvés  et  que  les  plus 
grandes  récompenses  leur  étaient  promises. 

Forts  de  l'approbation  impériale^  les  magistrats  mu- 
nicipaux pouvaient  se  livrer  tout  à  leur  aise  à  la  chasse 
aux  chrétiens.  On  vit  bientôt  errer  sur  les  chemins  des 
.  troupes  de  malheureux  en  quête  d'un  asile.  Cependant 
l'édit  de   tolérance  n'était  pas   rapporté  officiellement. 

1  IX,  7. 

2  C.  i.  L.,  t.  III,  n»  12132,  trouvée  à  Arycanda  en  Lycie.  La  pé^ 
tition  est  adressée,  suivant  le  protocole,  aux  trois  empereurs  légi- 
times, Maximin,  Constantin  et  Liciniua.  Toutefois  le  nom  de  Cons- 
tantin n'a  pas  été  reproduit  sur  le  marbre  ;  on  a  laissé  la  place  en 
blanc. 


LA.    GRANDE    PERSÉCUTION  31 

On  se  bornait  à  interdire  les  réunions  dans  les  cime- 
tières et  la  reconslruction  des  églises  i.  Le  gouverne- 
ment ne  prétendait  pas  que  l'on  poursuivît  qui  que  ce  fût 
pour  le  simple  fait  d'être  chrétien.  Constantin,  du  reste, 
intervenait  par  ses  lettres  et  s'efforçait  de  refréner  les 
intempérances  de  son  collègue  oriental.  Mais  dans  la  dis- 
position d'esprit  où  se  trouvait  celui-ci,  on  pense  bien 
qu'il  lui  était  aisé  de  trouver  des  prétextes  pour  se  dé- 
barrasser des  chrétiens  gênants.  C'est  ainsi  que  périt 
l'évêque  d'Emèse,  Silvain,  jeté  aux  bêtes  avec  deux  com- 
pagnons ;  Pierre,  évêque  d'Alexandrie,  fut  décapité 
sans  forme  de  procès  ;  quelques  évêques  égyptiens  fu- 
rent traités  de  la  même  façon.  Lucien,  le  célèbre  prêtre 
d'Antioche,  retiré  à  Nicomédie,  y  fut  arrêté,  et,  en  dé- 
pit de  la  défense  éloquente  qu'il  prononça,  exécuté  dans 
la  prison. 

Tel  fut  le  régime  auquel  les  églises  d'Asie-Mineure, 
d'Orient  et  d'Egypte  furent  soumises  pendant  les  deux 
années  que  pesa  sur  elles  la  tyrannie  de  Maximin.  A  ces 
misères  se  joignirent  encore,  en  Syrie  au  moins,  le  fléau 
de  la  famine  et  celui  des  maladies  contagieuses.  Eusèbe 
nous  a  laissé  -  à  ce  sujet  des  détails  émouvants.  Les 
chrétiens,  autour  de  lui,  se  signalèrent  alors  par  leur 
charité  envers  les  affamés  et  les  malades,  sans  distinc- 
tion de  religion,  ainsi  que  par  leur  zèle  à  enterrer  lés 

1  Sur  ce  point  les  instructions  de  Maximin  au  préfet  du  pré- 
toire Sabinus  étaient  restées  en  deçà  de  l'édit,  car  celui-ci  permet- 
tait aux  chrétiens  de  componere  conventicula  sua, 

2  H.  E.,  IV,  8. 


32  CHAPITRE    1 

morts.  Ils  désarmèrent  ainsi  nombre  de  leurs  ennemis. 
Pendant  ce  temps-là,  Maximin  prétendait  intervenir 
dans  les  affaires  religieuses  des  Arméniens  amis  et  alliés 
de  l'empire  1,  et  les  forcer  de  «  sacrifier  aux  idoles».  Ils 
s'insurgèrent,  et  la  guerre  ensanglanta,  encore  une  fois, 
les  confins  orientaux. 

Mais  les  jours  de  Maximin  étaient  comptés.  Au  com- 
mencement de  l'année  312  il  apprit  que  la  guerre  entre 
Constantin  et  Maxence,  guerre  prévue  et  attendue  depuis 
la  mort  de  Maximieii^,  venait  enfin  d'éclater;  que  Cons- 
tantin était  en  Italie,  marchant  de  succès  en  succès;  qu'il 
avait  fiancé  sa  sœur  à  Licinius  et  conclu  alliance  avec 
lui.  L'empereur  de  Nicomédie  comprit  alors  le  danger 
qui  le  menaçait;  Lui,  le  prince  légitime,  consacré  par  le 
choix  de  Galère,  revêtu  par  Dioclétien  des  insignes  im- 
périaux, il  se  ligua  secrètement  avec  le  «  tyran  »  contre 
qui,  depuis  six  ans,  tonnaient  toutes  les  foudres  de  la 
Tétrarchie.  Quand  lui  parvint  la  nouvelle  de  la  bataille 
du  pont  Milvius,  il  se  sentit  atteint.  Constantin  avait 
trouvé  à  Rome  des  statues  de  Maximin  accolées  à  celles 
de  Maxence,  et,  ce  quittait  plus  grave  encore,  des  lettres 
qui  attestaient  l'alliance  et  la  trahison.  Il  ne  prit.pas,  ce- 

1  En  ces  Arméniens  (Eusèbe,  H.  E.,  IX,  8)  il  faut  voir,  je  crois, 
les  habitants  des  cinq  satrapies  transtigritanes  acquises  à  l'em- 
pire parle  traité  de  297  (Mommsen,  Mm.  Geschichte,  t.  V,  p.  443). 
Elles  n'avaient  pas  été  réduites  en  provinces  ;  elles  demeuraient 
sous  l'autorité  de  leurs  chefs  nationaux.  Ceux-ci  étaient  chrétiens, 
en  vertu  du  changement  religieux  qui,  depuis  quelque  temps,  s'é- 
tait opéré  dans  le  roj'aume  d'Arménie. 

2  Constantin  avait  prononcé  contre  Maximien  la  damnatio  me 
moriae  ;  au  contraire  Maxence  l'avait  fait  déclarer  divus. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  33 

pendant,  une  attitude  hostile,  mais  il  se  fit  ou  se  laissa 
décerner  par  le  sénat  la  première  place  dans  le  trium- 
virat impérial,  place  jusque  là  reconnue  à  Maximin. 
Mauvais  symptôme  pour  celui-ci.  On  lui  notifia  officiel- 
lement la  défaite  de  Maxence,  en  l'invitant  par  la  même 
occasion  à  laisser  les  chrétiens  en  repos.  Il  fit  sem- 
blant de  s'exécuter.  Dans  une  nouvelle  lettre  *  adressée 
à  son  préfet  du  prétoire  Sabinus,  il  lui  rappela  que,  dès 
son  avènement  au  pouvoir  (305),  il  avait  cru  devoir 
adoucir,  dans  les  provinces  d'Orient  soumises  à  son  au- 
torité, les  rigueurs  édictées  par  Dioclétien  et  Maximien 
contre  les  sectateurs  de  la  religion  chrétienne;  que,  de- 
venu empereur  à  Nicomédie  (311),  il  avait,  il  est  vrai, 
accueilli  favorablement  les  requêtes  présentées  contre 
les  chrétiens  par  les  habitants  de  celte  ville  et  de  beau- 
coup d'autres  ;  que  cependant  il  n'entendait  pas  que 
l'on  maltraitât  qui  que  ce  fût  à  causale  sa  religion  : 
qu'il  fallait  écrire  en  ce  sens  aux  fonctionnaires  des  pro- 
vinces. 

Ce  document  manquait  de  précision.  Les  chrétiens  s'en 
défièrent;  ils  s'abstinrent  de  tenir  des  assemblées  pu- 
bliques et  de  rebâtir  leurs  églises  :  le  nouvel  édit  ne 
spécifiait  pas  qu'ils  y  fussent  autorisés.  Ce  n'était  en 
somme  qu'une  satisfaction  de  pure  forme  donnée  à  Cons- 
tantin 2.  Au  fond  les  choses  demeuraient  en  l'état  où 
Maximin  les  maintenait  depuis  deux  ans. 


1  Eusèbe,  H.  E.,  IX,  9. 

2  Pour  Constantin,  Maximin  ne  cessait  pas  d'être  nn  empereur. 
DucHESNE.  Hisl.  anc  de  l'Egl.  —  T.  II.  3 


34  '  CHAPITRE    I 

6°.  —  La  fin  des  mauvais  jours. 

On  en  était  là  au  printemps  de  313,  lorsque  Maximin 
ouvrit  la  campagne  contre  Licinius.  Vaincu  le  30  avril 
près  d'Andrinople,  il  repassa  le  Bosphore  en  se  dissimu- 
lant sous  un  vêtement  d'emprunt,  traversa  Nicomêdie 
et  ne  s'arrêta  qu'au  Taurus.  Là,  en  Gilicie,  il  était  dans 
son  ancien  empire.  Mais  Licinius  le  suivait  :  il  força  les 
passages,  et  Maximin,  désespéré,  s'empoisonna  à  Tarse. 
Il  mourut  dans  des  souffrances  épouvantables.  Avant 
de  se  donner  la  mort  il  s'était  un  moment  imaginé  que 
la  résistance  était  encore  possible,  et,  pour  se  concilier 
les  chrétiens  tant  pourchassés  par  lui,  il  avait  imaginé 
de  leur  délivrer  un  édit  de  pleine  et  entière  tolérance  i. 
Chez  lui  la  férocité  ne  perdait  jamais  ses  droits.  En  même 
temps  qu'il  accordait  la  liberté  aux  chrétiens,  il  ordon- 
nait de^mettre  à  mort  nombre  de  prêtres  et  devins  païens, 
dont  les  oracles  l'avaient  engagé  dans  cette  funeste 
guerre. 

Son  édit,  dans  sa  partie  pratique,  était  absolument 
conforme  à  celui  que  Licinius  s'était  empressé  de  faire 
afficher  à  Nicomêdie  -.  Voici  le  texte  de  ce  dernier  ; 


régulier.  Le  13  avril  313,  quinze  jours  avant  la  bataille  d'Andrino- 
plej  une  lettre  du  proconsul  d'Afrique  à  Constantin  porte  encore 
en  tête  les  noms  des  trois  empereurs  (S.  Aug.,  ep.  88). 

1  Eusèbe,  H.  E.,  IX,  10. 

2  Texte  latin  dans  Lactance,  M.  P.,  48,  mais  sans  le  prologue; 
traduction  en  grec  dans  Eusèbe,  //.  E.,  X,  5,  au  complet.  .  - 


La  grande  persécution  35 

«  Depuis  longtemps  déjà,  considérant  que  la  liberté 
de  religion  ne  pouvait  être  refusée  et  que  l'on  devait 
donner  à  chacun,  selon  son  opinion  et  sa  volonté,  la 
faculté  de  se  diriger  à  son  gré  dans  la  pratique  des 
choses  divines,  nous  avions  ordonné  que  chacun,  les 
chrétiens  y  compris  ^  pût  demeurer  fidèle  à  ses  principes 
religieux  ^  Mais  comme  diverses  propositions  avaient  été 
ajoutées  au  texte  par  lequel  cette  concession  leur  était 
délivrée  ^  il  semble  être  arrivé  bientôt  que  quelques-uns 
d'entre  eux  n'aient  pu  en  jouir. 

))  Pendant  *  que  nous  étions  heureusement  réunis  à 
Milan,  moi,  Constantin  Auguste,  et  moi,  Licinius  Au- 
guste, et  que  nous  traitions  ensemble  de  tout  ce  quia 
rapport  à  l'intérêt  et  à  la  sécurité  publiques,  parmi  les 
choses  qui  nous  ont  paru  utiles  au  plus  grand. nombre, 
nous  crûmes  devoir  assigner  le  premier  rang  à  ce  qui 
concerne  le  culte  de  la  divinité,  en  accordant  aux  chré- 
tiens et  à  tout  le  monde  la  libre  faculté  de  suivre  la 
religion  qu'ils  voudraient,  afin  que  tout  ce  qu'il  y  a  de 
divinité  dans  le  séjour  céleste  nous  pût  être  favorable 
et  propicje%  à  nous  et  à  tous  ceux  qui  sont  placés  sous 
notre  autorité.  Ainsi  nous  nous  sommes  décidés,  sous 

i  Gr.  ;  £xa(7T0v  "/£xeXe'JX£t|/,£v,  xoXz  '^£  )(pc(7Ti«voïç,  -rviç  alpéaew^  '/.oà 
r?,;  8p'f,»7xe('aç  Tr|Ç  lauxwv  'z-qv  TiiaTov  çuXàtTecv.  A  moins  qu'il  ne  se  soit 
perdu  quelques  mots,  l'original  latin  devait  porter,  à  peu  près  : 
unianquemque  iusseramus,  non  êxceptis  christianis,  sententiae  et  reli- 
gionis  propriae  fiduciam  servare. 

2  L'édit  d'avril  311. 

3  Les  dispositions    additionnelles  et  restrictives  de  Maximin. 

4  Ici  commence  le  texte  de  Lactance. 

5  Placaium  ac  propitium. 


36  CHAPITRE    I 

l'empire  de  la  saine  et  droite  raison,  à  ne  refuser  à 
personne  la  liberté,  qu'il  se  soit  attaché  à  l'obser- 
vance des  chrétiens  ou  à  toute  autre  religion  selon  sa 
convenance  ;  afin  que  la  divinité  suprême,  dont  nous 
servons  librement  la  religion,  nous  puisse  accorder  en 
tout  sa  faveur  et  sa  bienveillance.  Ainsi,  le  sache  Votre 
Dévouement  S  il  nous  a  plu  d'écarter  absolument  toutes 
les  restrictions  contenues  dans  les  lettres  qui  ont  été 
antérieurement  adressées  à  vos  bureaux  au  sujet  des 
chrétiens,  restrictions  odieuses,  incompatibles  avec  notre 
clémence  ;  et  de  laisser  à  chacun  de  ceux  qui  veulent 
observer  la  religion  chrétienne  la  liberté  pure  et  simple 
de  le  faire,  sans  être  inquiété  ni  molesté.  Nous  avons 
cru  devoir  le  signifier  expressément  à  Votre  Sollicitude, 
afin  que  vous  sachiez  bien  que  nous  donnons  aux  chré- 
tiens la  liberté  pleine  et  entière  de  pratiquer  leur  re- 
ligion. 

»  En  leur  faisant  cette  concession,  nous  voulons,  et 
Votre  Dévouement  le  comprend,  que  les  autres  aussi 
aient  la  même  liberté  entière  de  leurs  religions  et  obser- 
vances, ainsi  que  l'exige  la  paix  de  notre  temps,  pour 
que  chacun  ait  libre  faculté  d'adorer  ce  qu'il  lui  plait. 
Nous  l'avons  ainsi  réglé  afin  qu'aucune  dignité  ni  aucune 
religion  ne  soit  diminuée. 

»  En  ce  qui  regarde  les  chrétiens,  nous  avons  décidé 
en  outre  que  les  locaux  où  ils  avaient  coutume  de  se  ras- 
sembler, à  propos  desquels  des  lettres  adressées  à  vos 

1  La  pièce  est  adressée  à  un  fonctionnaire. 


LA    GRANDE    PERSÉCUTION  87 

bureaux  avaient  donné  des  instructions,  si  quelques-uns 
d'entre  eux  ont  été  achetés  par  notre  fisc  ou  par  qui  que 
ce  soit,  on  les  rende  aux  chrétiens  gratis  et  sans  rien  de- 
mander, sans  chercher  des  prétextes  ou  soulever  des  am- 
biguïtés ;  ceux  à  qui  ils  auraient  été  donnés,  qu'ils  les 
rendent,  eux  aussi,  aux  chrétiens  dans  le  plus  bref  délai 
Ces  acheteurs,  cependant,  et  ces  donataires  pourront 
s'adresser  à  notre  bienveillance  pour  obtenir  quelque 
compensation,  ce  à  quoi  pourvoira  notre  clémence.  Et 
comme  les  chrétiens  possédaient,  non  seulement  leurs 
lieux  de  réunion,  mais  d'autres  encore,  appartenant  à 
leurs  corporations,  c'est-à-dire  à  leurs  églises,  et  non 
point  à  des  particuliers,  ces  biens  aussi  vous  les  ferez 
rendre  tous,  dans  les  conditions  exprimées  plus  haut, 
sans  ambiguïté  ni  débat,  à  ces  mêmes  chrétiens,  c'est-à- 
dire  à  leurs  corporations  et  conventicules,  sous  la  ré- 
serve déjà  énoncée  que  ceux  qui  les  rendent  sans  exiger 
aucun  prix  doivent  compter  sur  une  indemnité  de  notre 
bienveillance.  En  tout  cela  vous  devez  prêter  audit  corps 
des  chrétiens  le  concours  le  plus  efficace,  afin  que  nos 
ordres  soient  exécutés  dans  le  plus  bref  délai  et  que,  par 
notre  clémence,  il  soit  pourvu  à  la  tranquillité  publique. 
Ainsi,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  la  faveur  divine, 
dont  nous  avons  fait  l'épreuve  en  des  circonstances  si 
graves,  continuera  à  soutenir  nos  succès,  pour  le  bonheur 
public. 

»  Pour  que  la  teneur  de  cette  décision  de  notre  bien- 
veillance puisse  parvenir  à  la  connaissance  de  tous,  vous 
aurez  soin  de  publier  cet  écrit  par  voie  d'affiches  appo- 


38  CHAPITRE    I 

sées  partout  et  de  le  notifier  à  tout  le  monde,  afin  que 
personne  ne  puisse  en  ignorer  ». 

Cet  édit,  au  nom  des  deux  empereurs  Constantin  et 
Licinius,  mais  émané  immédiatement  de  Licinius,  était 
adressé  sans  doute  au  préfet  du  prétoire  d'Orient,  chargé 
de  l'afficher  et  de  le  communiquer  aux  gouverneurs  des 
provinces  et  autres  magistrats  compétents  ppur  l'exécu 
tion.  Il  représente  d'abord  l'abolition,  par  Licinius,  de 
toutes  les  restrictions  par  lesquelles,  depuis  dix-huit 
mois,  Maximin  s'efforçait  d'entraver  l'application  de 
l'édit  de  tolérance  ;  en  second  lieu  un  complément  arrêté 
à.  Milan  entre  Constantin  et  Licinius,  lequel  complément 
portait  lui-même  sur  deux  choses  :  1°  sur  la  liberté  reli- 
gieuse en  général,  qu'il  déclarait  pleine,  entière,  abso- 
lue, pour  les  chrétiens  comme  pour  les  autres,  pour  les 
autres  comme  pour  les  chrétiens  ;  2°  sur  les  propriétés 
ecclésiastiques  en  dehors  'des  édifices  affectés  au  culte  : 
il  en  prescrivait  la  restitution  immédiate,  qu'elles  fus- 
sent restées  entre  les. mains  du  fisc  ou  qu'il'en  eût  été 
disposé,  par  vente  ou  donation,  en  faveur  de  particu- 
liers. 

A  la  suite  de  l'entrevue  de  Milan  un  édit,  antérieur 
à  celui-ci,  avait  dû  porter  ces  dispositions  libérales  à 
la  connaissance  du  public  d'Occident  et  d'Illyricum  ; 
nous  n'en  avons  plus  la  teneur,  et  c'est  seulement  par 
ses  adaptations  orientales  *  que  nous  en  pouvons  juger. 

i  Ensèbe  nous  a  conservé  une  lettre  adressée  par  les  empe- 
reurs au  proconsul  d'Afrique  Anulinus  relativement  à  la'  restitu- 
tion des  biens  confisqués  aux  églises  {IL  E.,  X,  5  :  t  Eciiv  ô  xpoTroi;). 


LA    GRANDE    PERSÉCUTION  39 

En  somme,  grâce  à  ces  compléments  apportés  à  l'édit  de 
Galère,  les  chrétiens,  comme  individus  et  comme  corpo- 
ration, étaient  remis,  par  une  sorte  de  restitutio  in  inle- 
grum,  dans  la  situation  où  ils  se  trouvaient  avant  la  per- 
sécution. Mais  cette  situation,  ils  n'en  avaient  joui  alors 
que  par  tolérance  tacite.  Les  nouvelles  dispositions  leur 
donnèrent  un  titre  légal. 


7°.  —  Les  effets  de  la  'persécution. 

On  avait  donc  enfin  la  paix  religieuse  ;  elle  était  en- 
tière, sans  réserves,  et  s'étendait  à  tout  l'empire.  Les 
chrétiens  respiraient;  les  églises  se  réorganisaient  à  la 
lumière  du  jour;  on  relevait  les  édifices  sacrés,  on  y  re- 
prenait les  assemblées  interrompues.  Dans  ce  réveil  de 
la  vie  le  souvenir  des  jours  sombres  ne  tarda  pas  à  s'obli 
tèrer,  puis  à  s'effacer.  Il  serait  à  peu  prés  perdu  pour 
l'histoire  si  l'infatigable  Eusèbe  n'avait  pris  soin  d'en 
fixer  aussitôt  quelques  traits.  Encore  ne  jugea-t-il  pas  à 
propos  de  faire  un  tableau  général  de  la  persécution. 
Laissant  à  d'autres  '  le  soin  de  raconter  ce  qu'ils  avaient 
vu  autour  d'eux,  il  borna  son  enquête  spéciale  à  sa  pro- 
vince de  Palestine,  se  contentant,  pour  les  autres  provin- 
ces, de  rapporter  quelques  noms  et  d'indiquer  quelques 
traits  généraux.  Malheureusement  les  «autres»  sur  les- 
quels il  avait  compté,  ne  prirerit  nulle  part  la  plume  et 

1  //.  E.,  VIII,  13. 


40  CUAPIÏRE    I 

c'est  seulement  sur  la  province  d'Eusèbe  que  nous  som- 
mes exactement  renseignés. 

Son  livre  «  Les  Martyrs  de  Palestine  »,  écrit  dès'l'an- 
née  313  S  au  moment  même  où  la  persécution  s'arrêtait, 
énumère  quarante-trois  personnes  condamnées  à  mort 
et  exécutées  par  ordre  des  gouverneurs  de  Palestine  pen- 
dant les  dix  années  303-313.  On  doit  remarquer  tout 
d'abord  que  ce  chiffre  ne  comprend  aucun  évêque,  alors 
qu'il  y  avait  au  moins  une  vingtaine'  de  sièges  épisco- 
paux  dans  la  province.  Le  plus  qualifié  de  ces  dignitaires, 
l'évêque  de  Gésarée,  Agapius,  traversa  impunément  tou- 
tes les  crises.  Eusèbe  ^  loue  ses  aumônes  et  ses  talents 
administratifs,  mais  c'est  tout.  Hermon,  évêque  d'^Elia, 
s'en  tira  aussi.  Le  seul  évêque  palestinien  qui  ait  fuit 
alors  le  sacrifice' suprême  est  un  évêque  marcionite,  As- 
clepios,  martyrisé  en  309.  En  fait  de  prêtres,  il  n'y  a  que 
Pamphile,  le  célèbre  et  savant  disciple  d'Origéne,  et  un 
prêtre  de  Gaza,  Silvain.  Encore  ce  dernier  fut-il  envoyé 
aux  mines,  et,  s'il  y  périt,  ce  ne  fut  pas  par  sentence  du 


1  II  y  en  a  deux  recensions  :  l'une  plus  courte,  qui,  dans  la  plu- 
p.art  des  manuscrits,  est  adjointe  au  livre  VIII  de  l'Histoire  ecclé- 
siastique; l'autre  plus  longue,  dont  le  texte  grec  ne  s'est  conservé 
que  partiellement  ou  en  abrégé.  On  en  a  une  version-  syriaque  au 
grand  complet,  dans  un  ms.  de  l'année  411  (W.  Gureton,  History  of 
the  martyrs  in  Palestine,  1861).  M.  Bruno  ^Violet  {Die  Palûstinischen 
Miirtyrer  des  Eusebiiis,  dans  les  Texte  u.  U.,  t.  XIV4,  1896),  en  a 
donné  une  version  allemande  avec  utilisation  des  textes  et  travaux 
antérieurs.  Il  doit  être  complété  par  Anal.  Bol.,  t.  XVI,  p.  M3. 

2  Dix-huit  évêques  palestiniens  assistèrent,  en  325,  au  concile 
de  Nicée. 

3  H.  E.,  VII,  32,  I  £4. 


LA   GRANDE    PERSKGUriON  41 

gouverneur  de  Palestine.  Quelques  diacres,  exorcistes, 
lecteurs*,  représentent  un  peu  plus  largement  le  clergé 
inférieur. 

Cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  ceux  dont  les  noms 
ne  figurent  pas  parmi  les  victimes  proprement  dites 
soient  demeurés  absolument  indemnes.  Eusèbe,  qui  ne 
veut  aucun  bien  aux  évêques  de  son  pays,  raconte^  que, 
comme  ils  n'avaient  pas  su  conduire  les  brebis  du  Sei- 
gneur, on  en  fit  des  conducteurs  de  chameaux,  ou  bien 
qu'on  les  chargea  de  soigner  les  chevaux  de  la  poste.  Ces 
traits  visent  évidemment  des  personnes  qui  avaient  sur- 
vécu et  dont  il  eût  été  incongru  d'approfondir  l'histoire. 
Il  ajoute  que,  à  prapos  des  vases  précieux  des  églises, 
ils  eurent  à  subir  beaucoup  d'avanies  de  la  part  des  pré- 
posés du  fisc. 

Une  autre  observation  que  suggèrent  les  récits  d'Eu- 
sèbe,  c'est  que,  en  bien  des  cas,  les  personnes  exécutées 
le  furent,  non  pas  pour  le  simple  refus  de  sacrifier,  mais 
pour  avoir  compliqué  ce  refus  de  "paroles  ou  d'actes  pro- 
pres à  l'aggraver,  par  exemple  d'avoir  manifesté  en  fa- 
veur des  condamnés  ou  d'avoir  assisté  les  confesseurs 
avec  trop  de  zèle.  Les  ardents,  comme  il  arrive  toujours, 
ne  perdaient  pas  les  occasions  de  se  signaler.  Procope, 
lecteur  à  Scythopolis,  trouve  mauvais  qu'il  y  ait  quatre 


1  Romain,  diacre  rural  de  Gésarée,  celui-là  martyrisé  à  Antio- 
che  ;  Valens,  diacre  d'JElia;  Zachée,  diacre  de  Gadara;  Romulus, 
sous-diacre  de  Diospolis  ;  Âlphée,  lecteur  de  Gésarée  ;  Procope,  lec- 
teur de  Scythopolis. 

2  Martyr  Pal.,  12. 


•4  2  CHAPITRE    1 

empereurs  et  cite  à  l'audience  un  vers  d'Homère  où  la 
monarchie  est  recommandée.  D'autres  parlent,  à  ce  pro- 
pos, de  Jésus-Christ  comme  du  seul  vrai  roi'.  Le  gou- 
verneur Urbain  se  rendait  un  jour  à  l'amphi théâtre  où, 
disait-on,  un  chrétien  devait  être  livré  aux  bêtes  ;  il  ren- 
contre un  groupe  de  six  jeunes  gens  qui  se  présentent  à 
lui  les  mains  liées,  déclarant  qu'ils  sont  chrétiens,  eux 
aussi,  et  qu'il  faut  les  jeter  dans  l'arène  2.  Eusébe  et  Pam- 
phile  avaient  recueilli  chez  eux  un  jeune  lycien,  Apphia- 
nos,  lauréat  des  écoles  de  Béryte  et  si  fervent  chrétien 
qu'il  n'avait  pu  supporter  la  vie  commune  avec  ses  pa- 
rents, encore  païens.  Pamphile  lui  enseignait  les  saintes 
Ecritures.  Un  jour  il  entend  crier  dans  la  rue.  On  faisait 
l'appel  des  chrétiens  pour  les  convoquer  à  une  cérémonie 
païenne.  Il  n'y  tient  plus,  s'échappe  sans  avertir  ses  1  ô- 
tes,  court  au  temple,  où  était  le  gouverneur,  se  précipite 
sur  lui,  lui  saisit  la  main  et  veut  l'empêcher  de  sacrifier 
aux  idoles  ^ 

Apphianos  avait  un  frère,  ^Edesios,  chrétien  comme 
lui,  et  disciple  de  Pamphile,  d'une  culture  supérieure  et 
d'un  ascétisme  ardent.  Plusieurs  fois  arrêté,  il  avait  fini 
par  être  condamné  aux  mines  de  Palestine;  il  en  sortit, 
s'enfuit  à  Alexandrie  et  s'empressa  de  fréquenter  les  au- 
diences du  préfet.  Gelci-ci  était  un  certain  Hiéroclès, 
grand  mangeur  de  chrétiens^.  Appelé  au  gouvernement 

1  M.  p.,  !.. 

2  M.  p.,  3. 

3  M.  p.,  4. 

*  Laclance,  InsL,  V,  2;  De  mort,  pers.,  13. 


LA    GRANDE    PERSÉCUTION  43 

de  la  basse  Egypte,  il  appliquait  ses  principes  avec  la 
plus  grande  rigueur.  iEdesios  l'entendit  condamner  des 
vierges  chrétiennes  à  un  traitement  pire  pour  elles  que  le 
dernier  supplice,  et  d'aille^urs  illégal.  C'en  fut  assez.  Il 
bondit  sur  le  tribunal,  appliqua  au  juge  deux  soufflets 
retentissants,  le  jeta  par  terre  et  le  piétinai 

Une  vierge  de  Gaza,  menacée  du  lupanar,  proteste 
contre  le  tyran  qui  se  fait  représenter  par  d'aussi  abo- 
minables magistrats.  Aussitôt  elle  est  mise  à  la  question. 
Indignée,  une  pauvre  femme  de  Gésarée,  Valentine,  fait 
esclandre  et  renverse  l'autel.  Elles  sont  brûlées  ensem- 
ble 2.  Trois  chrétiens,  Antonin,  Zébinas,  Germain,  re- 
nouvellent l'exploit  d'Apphien  et  assaillent  le  gouver- 
neur au  milieu  d'une  cérémonie  de  culte  :  ils  sont  dé- 
capités ^ 

De  ces  récits  il  résulte,  je  crois,  que  les  gouverneurs 
de  Palestine,  pourtant  fort  malmenés  par  Eusèbe,  ne  doi- 
vent pas  être  regardés  comme  ayant  déployé  une  féro- 
cité extraordinaire.  Ils  auront  fait  des  exemples,  châtié 
sévèrement  quelques  chrétiens  trop  empressés  à  se  pro- 
duire comme  tels  ou  coupables  d'avoir  enfreint  des  pro- 
hibitions spéciales.  Mais  on  ne  signale  aucune  de  ces 
exécutions  en  masse,  aucun  de  ces  supplices  raffinés  et 
révoltants  que  l'on  vit  en  d'autres  provinces*. 

1  M.  p.,  5. 
î  M.  p.,  8. 
3  M.  p.,  9. 

i  Noter  aussi  que,  sur  les  quarante-trois  martyrs  d'Eusèbe,  il 
y  a  une  dizaine  d'égyptiens,  qui  furent  arrêtés  accidentellement  à 
Ascalon  ou  à  Gésarée. 


44  CHAPITRE    I 

Depuis  l'année  307.  la  peine  de  mort  était  remplacée, 
en  général,  par  la  condamnation  aux  mines.  Celle-ci,  en 
revanclie;,  fut  appliquée  très  largement,  par  groupes  nom- 
breux, par  exemple  à  toute  une  assemblée  de  chrétiens 
surprise  par  la  vigilante  police  de  Gaza.  Les  confesseurs 
étaient  envoyés  aux  mines  de  cuivre  de  Phaeno  ',  au  sud 
de  la  mer  Morte.  C'était  un  bien  triste  séjour.  On  y  ex- 
pédiait aussi,  en  grandes  troupes,  de  cent,  cent  trenle 
personnes,  des  chrétiens  d'Egypte  pour  lesquels  on  ne 
trouvait  plus  déplace  dans  les  carrières  de  leurs  pays. 
Phaeno  finit  par  devenir  une  colonie  chrétienne.  Les  con- 
damnés, en  dehors.de  leur  travail,  y  jouissaient  d'une 
certaine  liberté  ;  ils  se  réunissaient  en  certains  locaux 
transformés  en  églises.  Des  prêtres,  des  évêques,  se 
trouvaient  parmi  eux  et  présidaient  ces  assemblées.  On 
y  remarquait  les  évêques  égyptiens  Nil,  Pelée,  Mélèce  ; 
puis  Silvain,  vétéran  de  l'armée,  passé  au  service  de 
l'Eglise.  Au  moment  où  éclata  la  persécution,  il  exerçait 
les  fonctions  presbytérales  dans  les  environs  de  Gaza  ; 
c'était  un  confesseur  émérite.  Il  fut  ordonné  évêque  à 
Phaeno  même^.  Là  aussi  officiait  le  lecteur  Jean,  aveugle 
depuis  longtemps,  qui  savait  toute  la  Bible  par  cœur  et 
la  récitait  sans  livre  dans  les  réunions  des  confesseurs. 
Celles-ci  n'étaient  pas  toujours  paisibles  :  même  au  ba- 
gne on  trouvait  moyen  de  se  quereller.  Une  telle  liberté 

1  Phounon,  à  6kilom.  au  sud  du  village  de  Thana;  v.  Lagraugc, 
Revue  biblique,  1898,  p.  114. 

2  C'est  sans  doute  une  des  ordinations  irrégulièrement  accom- 
plies par  Mélèce. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  45 

déplut  au  gouverneur  Firmilien.  A  la  suite  d'une  tournée 
en  ces  parages,  il  avisa  Maximin,  et,  sur  l'ordre  de  celui- 
ci,  la  colonie  de  Phaeno  fut  dispersée  en  d'autres  mines. 
On  fit  à  ce  moment  quelques  exécutions  :  Nil  et  Pelée  pé- 
rirent par  le  feu,  avec  un  prêtre  et  le  confesseur  Pater- 
raouthios,  personnage  très  renommé  pour  son  zèle.  Cette 
exécution  fut  ordonnée  par  le  commandement  militaire. 
Restaient  trente-neuf  impotents,  incapables  de  travail 
^  sérieux  ;  c'est  dans  leur  groupe  que  se  trouvaient  l'évê- 
que  Silvain  et  le  lecteur  Jean.  On  s'en  débarrassa  en  leur 
tranchant  la  tête. 

En  Egypte  la  persécution  fut  beaucoup  plus  dure, 
surtout  dans  le  haut  pays,  dans  la  Thébaïde.  Eusèbe 
visita  ces  régions  alors  que  la  persécution  durait  encore. 
On  lui  parla  d'exécutions  en  masse,  de  trente,  soixante, 
jusqu'à  cent  martyrs  exécutés  chaque  jour,  décapités 
ou  livrés  aux  flammes  ;  de  supplices  abominables,  de 
femmes  qu'on  suspendait  nues  par  un  pied,  de  confes- 
seurs que  l'on  attachait  par  les  jambes  à  des  branches 
d'arbres  voisins  rapprochées  de  force  :  la  corde  coupée, 
les  branches  se  redressaient,  écartelant  les  malheureux. 
On  avait  beau  faire  ;  la  torture  n'eiïrayait  pas  ces  Egyp- 
tiens durs  à  eux-mêmes,  exaltés  par  l'enthousiasme  et 
la  résistance.  Plus  on  exécutait,  plus  il  se  présentait  de 
victimes. 

Dans  la  basse  Egypte,  l'évêque  d'Alexandrie,  Pierre, 
•se  tenait  caché,  l'œil  ouvert  sur  son  troupeau;  plusieurs 
•  de  ses  prêtres,  Fauste,  Dius,  AmmOniuS;,  figurèrent  parm 
des  victimes.  Le  premier  avait  déjà  confessé  la  foi  prés 


46  CIIAPIÏl'.  E    I 

d'un  demi-siècle  auparavant,  comme  diacre  de  l'évêque 
Denys  *  ;  il  était  arrivé  à  l'extrême  vieillesse.  Des  évè- 
ques  aussi  furent  arrêtés  et  exécutés  après  un  long  séjour 
en  prison.  On  cite  Hesychius,  Pachymius,  Théodore,  et 
surtout  Philéas,  le  savant  évêque  de  Thmuis.  Avant  son 
épiscopat  il  avait  exercé  de  hautes  fonctions;  c'était  un 
homme  fort  riche,  entouré  d'une  famille  nombreuse.  Ses 
parents  et  ses  amis,  le  préfet  lui-même,  Culcien^,  firent 
les  derniers  efforts  pour  le  soustraire  à  la  raort.  Il  de- 
meura inébranlable.  Avec  lui  périt  Philoromus,  le  chef 
de  l'administration  financière  en  Egypte.  De  sa  prison, 
Philéas  avait  écrit  à  jses  fidèles  de  Thmuis  une  lettre  où 
il  leur  décrivait  les  tourments  subis  par  les  martyrs 
d'Alexandrie.  Eusèbe  en  a  conservé  un  fragment^.  Gomme 
en  Thébaïde,  il  y  avait  des  exécutions  collectives.  Outre 
les  martyrs  dont  parle  Philéas,  on  en  connaît  trente-sept 
qui,  répartis  en  quatre  groupes,  périrent  le  même  jour 
par  des  supplices  différents,  la  décollation,  la  noyade,  le 
feu,  la  crucifixion  ^  Plusieurs  d'entre  eux  étaient  clercs, 
de  divers  ordres. 

1  Eusèbe,  H.  E.,  VII,  H  ;  VIII,  13. 

2  Ce  Gulcien  était  préfet  dès  l'année  303,  comme  il  résulte  d'un 
papyrus  publié  en  1898  par  Grenfell  et  Hunt.  Oxyrynchus  papyri, 
part.  I,  p.  132.  Hiéroclès,  dont  il  a  été  parlé  plus  haut,  doit  avoir 
été  son  successeur. 

3  Eusèbe,  II.  E.,  VIII,  9,  10.  La  passion  des  saints  Philéas  et 
Philorome,  publiée-par  Ruinart,  peut  avoir  été  retouchée  çà  et  là 
d'après  Rufin,  mais  elle  contient  de  bonnes  parties. 

4  Comparer  l'homélie  publiée  par  les  Bollandistes  (18  janvier) 
et  par  Ruinart  sous  le  litre  Passio  ss.  XXXVII  martyrum  ^Egyptiorum, 
avec  le  texte  du  martyrologe  hiéronymien  aux  9  et  14  février,  ainsi 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  47 

X  Ce  n'est  pas  seulement  chez  eux  que  les  Egyptiens 
confessaient  la  foi.  Plusieurs  sont  mentionnés  par  Eu- 
sèbe  comme  ayant  trouvé  le  martyre  en  Palestine  et 
ailleurs.  Il  en  vit  lui-même,  dans  l'amphithéâtre  de  Tyr, 
que  l'on  offrait  aux  bêtes  féroces,  et  qu'elles  se  refu- 
saient à  dévorer.  Quant  on  se  fut  décidé  à  envoyer  aux 
mines  les  chrétiens  réluctants,  les  confesseurs  de  ïhé- 
baïde  furent  assignés  aux  carrières  de  porphyre,  près 
de  la  mer  Rouge.  Mais  ce  bagne  était  insuffisant  ;  des 
chaînes  de  forçats  chrétiens  étaient  à  chaque  instant 
dirigées  sur  la  Palestine,  l'Idumée,  l'île  de  Chypre  et 
la  Gilicie. 

Avec  l'Egypte  et  la  Thébaïde,  où  la  persécution  dura 
si  longtemps,  Eusèbe  mentionne  les  provinces  africaines 
et  mauritaniennes  ^,  où  elle  fut  courte,  parmi  les  pays 
où  les  chrétiens  eurent  le  plus  à  souffrir.  Le  commen- 
taire de  ces  paroles  nous  est  fourni  par  les  longues 
listes  de  martyrs  égyptiens  et  africains  qui  nous  ont 
été  conservées  dans  le  martyrologe  dit  de  saint  Jérôme. 
Pour  l'Afrique  surtout,  les  groupes  de  trente,  cinquante, 
cent  noms  de  martyrs  reviennent  très  fréquemment  tout 
le  long  du  calendrier.  C'est  vraisemblablement  à  la  per- 
sécution de  Dioclétien,  plutôt  qu'à  l'une  des  précédentes, 
que  ces  hécatombes  doivent  être  rapportées  2.  La  même 

qu'au  18  mai.  —  La  jolie  histoire  de  Didyme  et  Théodora  (Bol!., 
28  avril,  et  Ruinart)  est  d'une  réalité  bien  douteuse.  Saint  Am- 
broise,  qui  l'avait  entendu  raconter  (De  vlrginibus,  II,  4),  en  place 
le  théâtre  à  Antioche.  Cf.  Bibliotheca  hagiog.  latina,  p.  1169,  1304. 

1  H.  E.,  VIII,  6. 

2  En  fait  de  documents   narratifs,  la  passion  de  Grispine  de 


48  CHAPITRE    1 

impression  se  déduit  du  martyrologe  ce  qui  regarde 
Nicomédie,  où  la  persécution  sévit  très  cruellement. 

Pour  les  autres  pays  d'Orient,  les  renseignements 
sont  bien  insuffisants.  Nous  savons  par  Eusêbe  que 
l'évêque  d'Emèse,  Silvain,  périt  sous  Maximin,  dans 
l'amphithéâtre  de  sa  ville  épiscopale  ;  que  l'évêque  de 
Tyr,  Tyrannion,  et  un  prêtre  de  Sidon,  Zenobius,  con- 
fessèrent la  foi  à  Antioche  ;  que  le  premier  fut  jeté  à  la 
mer  et  que  Zenobius  mourut  dans  les  tourments  de  la 
question^. 

L'évêque  de  Laodicée,  Etienne,  apostasia  honteuse- 
ment. Gomme,  son  prédécesseur  Anatole,  c'était  un 
homme  de  grande  culture,  très  versé  dans  les  lettres 
et  la  philosophie,  mais  faible  de  caractère  ou  hypocrite? 
comme  le  prouva  sa  chute  2. 

A  Anlioche  périt,  tout  au  commencement  de  la  per° 

Thagura  (Tliéveste,  5  décembre  ?04)  est  la  seule  qui  soit  de  main 
contemporaine.  D'autres,  celles  des  trois  saintes,  Maxima,  Secunda 
et  Donatilla  (Tuburbo  Lucernaria,  30  juillet;  mentionnées  aussi 
dans  la  passio  Crispinae;  v.  Anal.  BolL,  t.  IX,  p.  110),  de  saint  Mam- 
marius  et  de  ses  compagnons  (Vagenses,  10  juin;  cf.  Mabillon,  Anal., 
IV,  93  ;  cette  passion  est  du  même  auteur  qu.e  la  précédente),  de 
sainte  Martienne  de  Gésarée  (11  juillet),  de  saint  Fabius  de  Gar- 
tenna  (31  juillet;  Anal.  BolL,  t.  IX,  p.  123),  de  saint  Typasius  do 
Tigava  (Il  janvier,  ibid.,  p.  116),  se  rapportent  aussi  à. la  persécu- 
tion de  Dioclétien,  mais  ont  été  écrites  assez  tard-'d:ïms  le  quatrième 
siècle. 

1  Tyrannion  et  Zenobius  auront  été  arrêtés  hors  de  chez  eux, 
car  ils  étaient  justiciables  non  du  gouverneur  de  Syrie,  mais  de 
celui  de  Pliénicie.  11  est  du  reste  étrange  qu'Eusèbe  représente 
l'évêque  de  Tyr  comme  ayant  été  jeté  à  la  mer  (eaXaTxtotç  Tiapaôo- 
OeU  P'jQoî;)  à  Antioche,  qui  n'était  pas  une  ville  maritime. 

2  Eusèbe,  H.  E.,  VIÎ,  32,  |  22. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  49 

sécution  (303),  un  Romanus,  diacre  rural  de  Gésarée  en 
Palestine,  qui  se  trouvait  de  passage  dans  la  métropole 
syrienne  et  se  fit  remarquer  par  d'ardentes  protestations 
contre  les  apostats.  Quant  au  clergé  et  aux  fidèles  d'An- 
tioche,  nous  ne  savons  pas  ce  qui  leur  arriva.  L'évêque 
ne  fut  pas  atteinte  Mais  la  persécution  fut  dure.  Eusèbe^ 
rappelle  les  bûchers  où  l'on  était  brûlé  lentement  à 
petit  feu,  les  autels  où  les  martyrs,  sommés  d'y  laisser 
tomber  de  l'encens^  soufi"raient  plutôt  que  leur  main, 
chair  et  os,  fût  dévorée  par  la  flamme.  Sans  citer  de 
noms,  il  évoque  le  souvenir,  présent  apparemment  à  ses 
lecteurs,  de  deux  jeunes  filles,  deux  sœurs,  distinguées 
par  leur  naissance  et  leur  fortune  autant  que  par  leur 
vertu,  qui  furent  jetées  ensemble  à  la  mer  ;  et  aussi 
l'histoire  d'une  noble  dame,  qui,' au  premier  moment,. 

1  Eusèbe,  dans  sa  Chronique,  place  la  mort  de  l'évêque  Cyrille 
en  301-2,  avant  la  persécution,  et  dit,  dans  son  Histoire  ecclésias- 
tique, VU,  3:2,  I  i,  que  la  persécution  éclata  (T^x[i,a(jev)  sous  Tyran- 
nus,  son  successeur.  Il  est  impossible  qu'il  se  soit  trompé  au  point 
où  il  l'aurait  fait,  si  l'on  admettait,  sur  la  foi  d'un  document  peu 
autorisé,  que  Cyrille  avait  été  condamné  aux  mines  en  303  et  en- 
voyé enPannonie  travailler  à  des  carrières  de  marbre.  La  passion 
des  Quatre-Couronnés  (8  octobre)  mentionne,  à  la  vérité,  un  évêque 
i?i  custodia  religatum,  7iomine  Cyrillum,  de  Anliochia  adduclum,  pro 
nomine  Christi  vinctum,  qui  iam  multis  verberihus  fuerat  maceratus  per 
annos  1res,  qui  serait  mort  en  prison  dans  le  même  bagne.  Un  fait 
aussi  grave  que  la  confession  et  l'exil  du  premier  évêque  d'Orient 
n'aurait  pu  échapper  à  Eusébe,  et  il  n'avait  aucune  raison  de  le 
dissimuler.  On  parle  de  ses  rancunes  théologiques.  Alors  qu'il 
écrivait,  il  n'avait  encore  aucune  raison  de  les  manifester  à  ce 
point.  Pierre  d'Alexandrie  n'était  sûrement  pas  de  son  bord.  A-t-il 
gardé  le  silence  sur  ses  vertus,  son  érudition  et  son  martyre? 

2  E.  H..  VIII,  12. 

DucHESNE.  Hist.  cinc.  de  l'Egl.  —  T.  Il,  4 


50  CHAPITRE    I 

avait  fui  avec  ses  filles,  sans  doute  au  delà  de  l'Euphrate. 
Leur  retraite  découverte,  on  les  ramenait  à  Antioche, 
lorsqu'au  passage  du  fleuve,  éperdues  à  la  pensée  du 
traitement,  pire  que  la  mort,  qui  les  attendait  au  retour, 
elles  échappèrent  à  leur  escorte  et  se  précipitèrent  dans 
le  courant  ^ 

Pour  d'autres  pays  ce  qu'Eusèbe  a  retenu,  c'est  le 
souvenir  de  supplices  extraordinaires  :  en  Arabie  ou 
tuait  les  chrétiens  à  coups  de  hache  ;  en  Cappadoce,  on 
leur  brisait  les  jambes;  en  Mésopotamie,  on  les  enfu- 
mait, pendus  par  les  pieds  au  dessus  d'un  brasier  ;  dans 
le  Pont,  on  enfonçait  sous  les  ongles  des  pointes  de 
roseau,  ou  bien  l'on  arrosait  de  plomb  fondu  les  parties 
les  plus  intimes  du  corps.  Certains  fonctionnaires  se 
distinguaient  par  leur  ingéniosité  à  combiner  ensemble 
la  torture  et  l'obscénité. 

Si  de  telles  horreurs  nous  avaient  été  transmises  en 
des  récits  légendaires,  nous  ne  croirions  jamais  avoir 
assez  de  défiance  contre  l'exagération  des  narrateurs  ; 
ici,  celui  qui  raconte  est  un  homme  bien  placé  pour 
être  renseigné,  peu  enclin  à  pervertir  le  sens  des  docu- 
ments qui  lui  ont  été  transmis.  Au  moment  où  il  écrit, 
les  bûchers  sont  à  peine  éteints  ;  leur  cendre  est  encore 
chaude.  Il  faut  donc  le  croire.  Et  d'ailleurs,  des  histoires 

1  La  légitimité  du  suicide,  en  pareil  cas,  fut  reconnue  par  l'E- 
glise. Il  y  a  une  homélie  de  saint  Jean  Ghrysostome  en  l'honneur 
de  ces  saintes,  Hom.  SI;  cf.  Aug.,  De  civit.  Dei,  I,  26.  Saint  Jean 
Ghrysostome  donne  le  nom  de  la  mère,  Domnina,  et  des  filles,  Béré- 
nice et  Prosdoce.  Saint  Ambroise,  Devirginibus,  III,  7  eiEp.  37  parle 
aussi  de  cette  histoire,  à  laquelle  il  mêle  le  nom  de  sainte  Pélagie. 


La  grande  persécution  51 

moins  anciennes  et  aussi  bien  attestées  ne  sont-elles  pas 
là  pour  nous  apprendre  qu'en  ce  genre  de  choses,  tout, 
tout  est  possible  ? 

Quant  aux  faits  particuliers  dont  le  souvenir  fut,  en 
chaque  pays,  consacré  par  le  culte  et  cultivé  par  l'ha- 
giographie locale,  ils  ne  sauraient  être  énumérés  ici. 
Parmi  leurs  documents^  bien  rares  sont  ceux,  auxquels 
on  peut  se  fier  pour  le  détail  des  choses.  Des  traits  que 
l'on  relève,  ceux  qui  ont  un  intérêt  d'ordre  général  nous 
sont  déjà  connus  par  Eusébe  et  Lactance  ;  les  autres 
n'ont  d'importance  que  pour  l'histoire  locale. 

8°.'  —  Polémiques  littéraires. 

A  la  guerre  des  lois  et  de  la  police  s'ajoutait  la 
controverse  littéraire.  GeUe-ci,  à  vrai  dire,  n'avait  guète 
cessé.  Après  Tertullien,  Minucius  Félix  et  saint  Gyprien 
avaient  renouvelé  devant  l'opinion  publique  l'exposition 
et  la  défense  du  christianisme  ;  aux  apologies  grecques 
du  11^  siècle  avaient  fait  suite  divers  écrits  dont  nous 
avons  encore  le  texte,  sans  en  connaître  les  auteurs  '. 
Quant  parut  le  livre  de  Porphyre  contre  les  chrétiens, 
Méthode  et  Eusébe  y  répondirent  sans  retard.  La  per- 
séculion  excita  le  zèle  des  gens  qui  se  plaisent  —  ceci 
est  de  tous  les  temps  —  à  accabler  les  vaincus.  Un  rhé- 
teur africain,  Arnobe,  professeur  officiel  à  Sicca  Veneria, 
combattait   les    chrétiens    depuis    longtemps,    lorsque, 

1  Cf.  t.  I,  p.  211. 


52  CHAPITRE    1 

touché  de  la  grâce,  il  se  fit  chrétien  lui-même.  L'évêque 
du  lieu,  qui  se  défiait  de  sa  conversion,  lui  demanda 
des  gages  et  Arnobe  lui  en  donna  de  premier  ordre 
en  publianfune  charge  à  fond  contre  le  paganisme  *. 
En  même  temps  qu'il  se  réfutait  lui-même,  iF  parait 
avoir  visé  un  certain  Cornélius  Labeo,  auteur  d'écrits 
hostiles  au  christianisme.  L'ouvrage  se  ressent  de  la 
hâte  avec  laquelle  il  fut  composé  ;  le  style  en  est  fort 
négligé.;  sur  l'âme,  son  origine  et  son  immortalité,  le 
langage  de  l'auteur  est  celui  d'un  néophyte  incomplè- 
tement instruit. 

Arnobe  eut,  parmi  ses  disciples  à  Sicca  Veneria,  un 
autre  africain  qui  devait  prendre,  dans  l'apologétique 
chrétienne,  une  place  bien  plus  considérable  2.  Lactance 
{L.  Caecilius  Firmianus  Lactanlius)  acquit,  comme  rhéteur, 
une  réputation  assez  grande  pour  que  l'empereur  Dioclé- 
tien  le  fît  venir  à  Nicomédie  et  lui  confiât  une  chair© 
officielle  d'éloquence  latine.  Il  avait  commencé  par  être 
païen  et  l'était  encore,  selon  toute  apparence,  au  mo- 
ment de  cette  promotion.  A  Nicomédie  iF  se  convertit. 
La  persécution  le  priva  de  sa  place  ;  il  se  vit  réduit  à 
l'enseignement  privé,  bien  peu  rémunérateur,  pour  un 
professeur  de  latin,  dans  cette  ville  grecque,  et,  pour  un 
chrétien,  en  de  tels  temps.  Il  employa  ses  loisirs  forcés 
à  écrire  pour  la  défense  de  ses  croyances.   C'était  un 


1  De  errore  pi'ofanaruyn  religionum.  Sur  ce  livre,  v.  Monceaux, 
Histoire  litlér'aire  de  l'Afrique  chrétienne,  t.  III,  p.  241  et  suiv.  ;  cf. 
Martin  Schanz,  Geschichte  der  rôni.  Litteratur,  n°^  611,  749   et  suiv. 

2  Monceaux,  l.  c,  p.  286;  Schanz,  l.  c,  p.  445. 


LA   GRANDE    PERSÉCUTION  53 

homme  de  talent.  Heureusement  pour  sa  gloire  littéraire, 
il  ne  prit  pas  Arnobe  pour  modèle  et  s'attacha  plutôt  à 
imiter  Gicéron.  De  sa  littérature  nous  avons  conservé 
deux  petits  traités,  l'un  sur  la  nature  de  l'homme  {De 
opificio  Deï),  l'autre  sur  certains  anthropomorphismes 
(De  ira  Dei),  et  surtout  un  grand  ouvrage  d'apologétique, 
les  Institutions  divines,  en  sept  livres,  dont  il  fît  lui- 
même  un  résumé  (Bpitome).  Ce  sont  les  attaques  des 
adversaires  qui  lui  mirent  la  plume  à  la  main.  Pendant 
que  lés  bourreaux  instrumentaient  contre  les  chrétiens, 
un  sophiste,  dont  il  ne  nous  a  pas  conservé  le  nom, 
les  entreprit  dans  ses  conférences.  Apôtre  éloquent  de 
la  pauvreté  théorique,  on  le  voyait  circuler  en  manteau 
court,  la  crinière  en  désordre  :  mais  on  savait  que  ses 
domaines  s'arrondissaient  sans  cesse,  grâce  à  la  faveur 
des  gens  en  place  ;  que  chez  lui  on  dînait  mieux  qu'au 
palais  impérial  et  que  d'ailleurs  on  n'y  pratiquait  aucun 
genre  d'austérité.  Il  exposa  au  public  que  le  rôle  des 
^philosophes  est  de  redresser  les  erreurs  des  hommes  et 
de  leur  indiquer  la  bonne  voie,  loua  fort  les  empereurs 
d'avoir  pris  la  défense  de  la  vieille  religion  et  entreprit 
vigoureusement  la  nouvelle,  qu'il  ne  connaissait  guère  : 
on  s'en  aperçut.  Le  public,  d'ailleurs,  s'accorda  à 
trouver  que  le  moment  était  mal  choisi  pour  ce  genre 
d'exercices  et  qu'il  était  honteux  de  piétiner  ainsi  les 
proscrits.  Le  sophiste  fut  sifflé. 

Après  lui  entra  en  lice  un  autre  ennemi  du  christia- 
nisme, Hiéroclès,  naguère  gouverneur  de  Phénicie,  puis 
vicaire,  enfin    gouverneur  de  Bilhynie.  C'était  un  fort 


54  CHAPITRE    I 

gros  personnage,  un  conseiller  de  l'empereur  ;  il  avait 
fait  partie  du  fameux  conseil  où  l'on  avait  décidé  la 
persécution.  Il  publia  un  ouvrage  en  deux  livres,  sous 
le  titre  :  Aux  chrétiens,  l'ami  de  la  vérité  ^  Lactance  le 
trouve  très  renseigné,  très  au  courant,  en  particulier, 
des  difficultés  de  l'Ecriture  Sainte.  Gela  s'explique.  Hié- 
roclès  avait  largement  pillé  Porphyre.  Sur  certains  points 
cependant,  il  suivait  sa  voie  propre.  Je  ne  sais  où  il 
avait  pris  que  Jésus,  chassé  par  les  Juifs,  s'était  mis  à 
la  tête  d'une  bande  de  neuf  cents  brigands.  Le  roman 
de  Philostrate  lui  avait  suggéré  l'idée  de  faire  de  nom- 
breuses comparaisons  entre  le  Sauveur  et  Apollonius  de 
Tyane.  Sur  ce  point  il  fut  entrepris  par  Eusèbe,  qui  lui 
consacra  un  livre  spécial.  Devenu  plus  tard  gouverneur 
en  Egypte,  il  y  eut  affaire  à  un  apologiste  d'un  autre 
genre  2, 

Quant  à  Lactance,  témoin  attristé  de  ces  lâches  atta- 
ques, elles  lui  donnèrent  l'idée,  non  de  se  mesurer 
avec  les  agresseurs  —  selon  lui  ils  n'en  valaient  pas 
la  peine  —  mais  de  reprendre,  contre  tous  les  adver- 
saires du  christianisme  et  devant  l'opinion  des  gens  cul- 
tivés, la  tâche  qu'avaient  assumée  avant  lui  Tertullien 
et  Gyprien.  Le  premier,  pehsait-il,  avait  écrit  avec  trop 
d'ardeur  polémique,  le  second  avait  fait  valoir  des  ar- 
guments plutôt  faits  pour  les  chrétiens  que  pour  les 
païens.  Une  exposition  calme,  en  bon  style,  où  l'on  res- 


1  ^tXaXT^Ôïiç. 

2  C'est  le  même  Hiéroclés  dont  il  a  été  parlé  ci-dessus,  p.  43. 


LA    GRANDE    PERSÉCUTION  55 

terait  sur  le  terrain  philosophique  et  littéraire  commun  à 
tous  les  gens  instruits,  voilà  ce  que  Lactance  entendait 
faire,  et  ce  qu'il  fit.  Il  fut  le  Gicéron  du  christianisme. 
Il  le  fut  jusqu'aux  Philippiques,  car  c'est  bien  lui, 
on  ne  le  conteste  plus  guère,  qui  est  l'auteur  de  l'ardent 
pamphlet,  La  mort  des  persécuteurs,  publié  en  313,  au  mo- 
ment où  Licinius  affichait  à  Nicomédie  l'édit  libérateur. 
Lactance,  qui,  pendant  les  mauvais  jours,  avait  vu  ses 
amis  massacrés  ou  torturés,  et  s'était  trouvé  lui-même 
obligé  de  quitter  Nicomédie,  y  revint  jouir  dé  la  paix 
religieuse.  Il  était  toujours  misérable.  Ce  fut  seulement 
quelques  années  après  que  la  fortune  lui  sourit  :  Cons- 
tantin l'appela  en  Occident  et  lui  confia  l'éducation  de 
son  fils  Grispus  (v.  317).  Il  était  déjà  fort  avancé  en 
âge. 


CHAPITRE   II 
Constantin,  empereur  chrétien. 

Conversion  de  ConstanlLn.  —  Mesures  religieuses  en  Occident. 
—  Les  païens  tolérés,  les  chrétiens  favorisés.  —  Licinius  et  son 
attitude  envers  les  chrétiens.  —  La  guerre  de  323  :  Constantin  seul 
empereur.  —  Développement  de  sa  politique  religieuse.  —  Mesu- 
res contre  les  temples  et  les  sacrifices.  —  Fondations  d'églises  ; 
les  Lieux  Saints  de  Palestine.  —  Fondation  de  Gonstantinople.  — 
Mort  de  Constantin. 

1°.  —  Constantin,  empereur  d'Occident. 

La  victoire  de  Constantin  sur  Maxence  fut  consi- 
dérée par  tout  le  monde  comme  un  fait  extraordinaire, 
où  l'intervention  de  la  divinité  n'était  pas  méconnais- 
sable. Le  sénat  traduisit  cette  impression  en  faisant 
graver  sur  l'arc  commémoratif  de  l'événement  les  deux 
mots  célèbres  :  instingtv  divinitatis.  Les  païens,  qui 
ne  manquaient  pas  sous  les  drapeaux  du  vainqueur  et 
dans  son  entourage,  rapportaient  le  succès  à  la  divinité 
abstraite  qu'ils  honoraient  en  leurs  dieux,  ou  même  à 
l'intervention  de  légions  célestes,  conduites  par  l'empe- 
reur divinisé  Constance  Chlore  1.  Mais  l'impression  géné- 

1  Paneg.  IX,  2  ;  X,  14.  M.  Boissier  rapproche  avec  raison  ces 
diversités  d'interprétation  de  celles  qui  se  produisirent  à  propos 


CONSTANTIN,  EMPEREUR  CHRÉTIEN  57 

raie  était  que  la  catastrophe  où  Maxeuce  avait  péri  avec 
sa  brillante  armée  était  l'œuvre  du  dieu  des  chrétiens. 
Avant  la  bataille,  le  «  tyran  »  avait  fait  appel  à  toutes 
les  ressources  de  la  religion  païenne  :  oracles,  aruspices, 
sacrifices,  sortilèges,  tout  avait  été  mis  en  œuvre  avec 
un  appareil  extraordinaire.  En  marchant  contre  lui,  les 
soldats  de  Constantin  avaient  montré  sur  leurs  boucliers 
le  signe  ^,  formé  des  deux  premières  lettres  du  nom  du 
Christ.  C'est  à  la  suite  d'un  songe  i  de  leur  prince  qu'ils 
avaient  reçu  l'ordre  de  peindre  sur  leurs  armes  cet  em- 
blème inaccoutumé.  Maxence  avait  compté  sur  le  secours 
des  anciens  dieux  :  Constantin  s'était  mis,  lui  et  son  ar- 
mée, sous  la  protection  du  dieu  chrétien. 

La  bataille  du  pont  Milvius  l'affermit  dans  sa  con- 
fiance et  détermina  son  adhésion  définitive  au  christia- 
nisme. Mais  celte  confiance  avait  des  racines  anciennes. 
Il  est  probable  que  le  christianisme  avait  pris  quelque 
pied  dans  la  famille  de  Constance  Chlore,  tout  comme 
dans  celle  de  Dioclétien  ;  une  des  sœurs  de  Constantin 
reçut  le  nom  tout  chrétien  d'Anastasie.  Bien  que  les 
édits  de  persécution  eussent  porté  le  nom  de  Constance 
avec  ceux  de  ses  collègues  impériaux,  il  sut  épargner, 
dans  son  domaine  propre,^  le  sang  des  chrétiens  ^  Eusèbe 
le  représente  comme  étant  lui  même  chrétien  de  cœur. 
Cependant  on  ne  saurait  admettre  qu'il  eût  fait  les  adhé- 

de  la  légion  fulminante  {La  fin  du  paganisme,  t.  I,  p.  44)  ;  cf.  le  t.  I 
de  cette  Histoire,  p.  2S0. 

1  Lactance,  De  mort,  pers.,  44. 

2  Vita  Çonsl.,l,  17.. 


58  CHAPITRE    II 

sions  formelles  auxquelles  correspondait  l'entrée  au 
catéchuménat  et  surtout  l'initiation  baptismale.  Elevé 
dans  cette  famille  où  le  christianisme  était,  sinon  prati- 
qué, au  moins  bien  vu,  Constantin  eut  l'occasion,  pen- 
dant son  séjour  à  Nicomédie,  de  voir  comment  on  y 
traitait  les  fidèles.  Le  promoteur  de  la  persécution,  Ga- 
lère, était  l'ennemi  de  son  père  et  le  sien.  Quant  il  fut 
devenu  le  maître  dans  les  provinces  occidentales,  il  prit 
tout  de  suite  une  attitude  favorable  à  ceux  que  l'on 
persécutait  ailleurs.  Cependant  il  y  avait  encore  loin  de 
ces  dispositions  tolérantes  à  la  conversion  personnelle, 
et  celle-ci  n'était  nullement  suggérée  par  les  circonstances 
politiques.  Les  chrétiens  étaient  beaucoup  moins  nom- 
breux en  Occident  qu'en  Asie-Mineure  et  en  Orient. 
L'empereur  des  Gaules,  en  tant  qu'il  pouvait  s'inspirer 
des  tendances  religieuses  de  ses  sujets,  n'avait  aucune 
raison  d'abandonner  les  anciens  dieux,  aucun  intérêt 
politique  à  se  déclarer  chrétien.  C'est  pourtant  ce  que  fit 
Constantin.  Au  moment  d'entreprendre  son  expédition 
contre  Maxence,  préoccupé  de  mettre  de  son  côté  non 
seulement  toutes  les  précautions  militaires,  mais  encore 
tous  les  secours  divins,  il  lui  vint  à  l'esprit  que  l'at- 
titude de  son  père  et  la  sienne  devaient  lui  valoir  la 
bienveillance  du  dieu  des  chrétiens;  qu'il  en  avait  même 
un  témoignage  dans  le  succès  qui  les  avait  toujours 
accompagnés  jusque  là,  son  père  et  lui,  tandis  que  les 
autres  princes,  ennemis  du  christianisme,  Maximien,  Sé- 
vère, Galère,  avaient  fait  la  plus  triste  fin.  Ces  réflexions, 
qui  paraissent  lui  avoir  été  familières,  car  il  y  revient 


CONSTANTIN,    EMPEREUR    CHRÉTIEN  59 

souvent  dans  ses  lettres,  il  les  communiqua  plus  tard  à 
Eiisèbe,  en  ajoutant  que,  pour  se  mieux  déterminer,  il 
demanda  à  Dieu  de  l'éclairer  par  quelque  prodige.  Peu 
après  il  vit  dans  le  ciel,  et  toute  son  armée  vit  comme 
liii,  une  croix  de  lumière  avec  ces  mots  :  «  Sois  vainqueur 
par  ceci  »  ^  ;  enfin  le  Christ  lui  apparut  en  songe,  tenant 
en  main  l'image  qu'il  avait  vue  briller  au  ciel,  lui  ordon- 
nant de  la  reproduire  et  de  s'en  servir  comme  d'une 
défense  contre  ses  ennemis.  Il  fit  venir  des  prêtres  chré- 
tiens et  leur  demanda  quel  était  le  dieu  qui  lui  avait 
apparu  et  ce  que  signifiait  le  signe.  C'est  alors  qu'il  se 
serait  fait  instruire  de  la  religion  chrétienne  et  l'aurait 
professée  ouvertement. 

Il  est  difficile  d'admettre  que  Constantin  ait  été  jus- 
qu'à ce  jour  aussi  ignorant  du  christianisme.  Le  récit, 
sur  ce  point  au  moins,  décèle  un  peu  d'arrangement. 
Quant  aux  visions,  de  jour  et  de  nuit,  nul  n'est  fondé  à 
démentir  Eusèbe  quand  il  dit  qu'elles  lui  ont  été  rappor- 
tées par  Constantin:  mais  il  est  malaisé  à  l'historien 
d'apprécier  exactement  la  valeur  d'un  tel  témoignage,  et, 
en  général,  de  scruter  avec  fruit  des  choses  aussi  intimes. 
Laissant  donc  au  mystère  ce  qui  appartient  au  mystère, 
on  se  bornera  ici  à  constater  les  faits  constatables,  à  sa- 
voir que  Constantin  aborda  la  guerre  contre  Maxence  et 
spécialement  la  rencontre  du  pont  Milvius  avec  l'idée, 
hautement  manifestée,  qu'il  était  sous  la  protection  du 
dieu  des  chrétiens,  et  que,  depuis  lors,  il  parla  et  agit 

1  TouTu  vfxa. 


GO  CHAPITRE    II 

toujours,  dans  les  choses  religieuses,  en  croyant  con- 
vaincu. Le  monogramme  du  Christ  peint  sur  les  boucliers 
des  soldats,  disposé  au  sommet  des  étendards  militaires 
(labarum),  bientôt  gravé  sur  les  monnaies  et  reproduit  do 
mille  façons  diverses,  donna  une  expression  éclatante 
aux  sentiments  de  l'empereur  *.  Il  y  en  eut  bien  d'autre--. 
Quelques  mois  seulement  après  la  bataille  du  pont  Mil- 
vius,  on  rencontre  dans  son  entourage  intime  une  sorte 
de  conseiller  ecclésiastique,  Hosius,  évêque  de  Gordoue. 
Des  lettres  expédiées  au  nom  de  l'empereur,  dès  l'an- 
née 343,  témoignent  d'un  vif  sentiment  de  piété  chré- 
tienne 2. 

En  somme  on  était  arrivé  à  ce  que  Tertullien  avait 
déclaré  impossible,  à  un  empereur  chrétien  *.  Constan- 
tin aurait  pu  signer  déjà,  comme  ses  successeurs  byzan- 
tins, tïkjtoç  [iiacriXg'jç  x,7.l  aÙToxpocTtop  'Pw[/,aîcL)V,  «  prince 
chrétien  et  empereur  des  Romains  ».  Et  il  ne  s'agissait 
pas  simplement  d'opinions  privées,  intimes,  dont  les 
conséquences  n'auraient  pas  débordé  la  vie  de  famille  et 

1  Sur  cette  question  v.  surtout  Boissier,  La  fin  du  paganisme, 
t.  I,  p.  11  et  suiv. 

2  On  ne  saurait  trop  admirer  la  naïveté  de  certains  critiques, 
qui  abordent  cette  littérature  impériale  avec  l'idée  préconçue  qu'un 
empereur  ne  pouvait  avoir  de  convictions  religieuses;  que  des 
gens  comme  Constantin,  Constance,  Julien,  étaient  au  fond  des  li- 
bres-penseurs, qui,  pour  les  besoins  de  leur  politique,  affichaient 
telles  ou  telles  opinions.  Au  iv  siècle  les  libres-penseurs,  s'il  y 
ea  avait,  étaient  des  oiseaux  rares,  dont  l'existence  ne  saurait  être 
présumée,  ni  acceptée  facilement.  ~" 

3  «  Sed  et  Gaesares  credidissent  super  Cliristo,  si  aiit  Gaesares 
non  ossent  saeculo  necessarii  aut  si  et  christiani  potuissent  esse 
Gaesares  ».  Apol.  21. 


CONSTANTIN,  EMPEREUR  GHRÉriEN  61 

la  chapelle  domestique.  Le  changement  opéré  en  Cons- 
tantin, quelque  sincère  qu'il  pût  être,  se  rattachait  à  des 
événements  extérieurs  de  la  plus  haute  gravité,  l'échec 
de  la  persécution  et  la  catastrophe  de  Maxence.. Il  n'était 
pas  possible  qu'ils  n'eussent  pas  leur  contre-coup  dans 
la  direction  de  l'empire,  que  1'  a  empereur  des  Romains  » 
ne  s'inspirât  pas  du  «  prince  chrétien  ».  On  en  eut  le  sen- 
timent tout  de  suite.  Les  païens  se  crurent  menacés;  il 
fallut  les  rassurer,  et  nous  avons  trace  de  cette  préoccu- 
pation dans  l'édit  qui  suivit  l'entrevue  de  Milan  *.  Il  y 
e.st  déclaré  expressément  que  la  liberté  religieuse  n'est 
pas  pour  les  chrétiens  seulement,  mais  pour  tout  le 
monde. 

Ceci,  du  reste,  était  garanti  par  le  fait  même  que,  des 
deux  empereurs,  si  l'un  était  chrétien,  l'autre  ne  l'était 
pas.  Il  est  vrai  qu'avant  la  ^bataille  d'Andrinople,  Lici- 
nius  avait  eu,  ilui  aussi,  un  songe  céleste,  et  qu'au  mo- 
ment de  combattre  il  avait  fait  invoquer  le  ce  Dieu  su- 
prême »  {summus  Deus)  par  ses  soldats  ^  Il  est  vrai  qu'au 
lendemain  de  sa  victoire  il  s'était  empressé  de  proclamer 
la  liberté  religieuse.  Mais,  dès  l'année  314,  il  était  en 
guerre  avec  Constantin,  et  sa  dévotion  au  summus  Deus 
ne  devait  pas  tarder  à  se  ressentir  de  sa  mauvaise  hu- 
meur contre  son  collègue  chrétien. 

Il  ne  faut  pas  se  figurer  les  empires  de  Constantin  et 

1  Ci-dessus,  p.  36. 

2  Laclance,  {De  mort,  pers.,  46)  rapporle  le  texte  même  de  cette 
prière,  qu'un  ange  {angélus  Del),  dit-il,  avait  révélo  à  Licinius  pen- 
dant son  sommeil. 


62  ''  -CHAPITRE    il 

de  Licinius  comme  deux  états  distincts,  absolument  in- 
dépendants l'un  de  l'autre  ;  ce  n'étaient  que  deux  parties 
du  même  empire  romain,  gouverné  collégialement  par 
deux  personnes  impériales.  Dans  ces  conditions,  s'il  pou- 
vait y  avoir  des  diflférences,  même  fort  grandes,  dans  les 
procédés  administratifs  et  dans  la  distribution  des  fa- 
veurs, il  n'en  résultait  rien  pour  l'ensemble  de  la  légis- 
lation et  des  institutions. 

Constantin  laissa  subsister  toutes  les  institutions  re- 
ligieuses antérieurement  existantes,  les  temples,  les  sa- 
cerdoces, les  collèges  de  pontifes,  de  quindécemvirs,  de 
vestales;  il  garda  le  titre  de  pmitifex  maximus  et  même 
les  attributions  de  cette  charge,  en  tant  qu'elles  n'impli- 
quaient aucune  compromission  de  sa  personne  avec  les 
cérémonies  païennes.  Les  ateliers  publics  continuèrent 
quelque  temps  à  frapper  des  monnaies  où  figurait^  avec 
l'effigie  impériale,  celle  du  Soleil  ou  de  quelque  autre 
divinité.  Tout  cela  peut  sembler  étrange  et  difficilement 
conciliable  avec  des  convictions  sérieuses.  Mais  il  ne 
faut  pas  oublier  que  déjà,  sous  les  précédents  empereurs, 
on  pouvait  être  magistrat  municipal,  gouverneur  de 
province,  chambellan  du  prince,  chef  des  administrations 
centrales,  même  flamine  de  cité  ou  de  province,  tout  en 
étant  chrétien,  et  qu'on  se  faisait  aisément  dispenser  des 
cérémonies  religieuses  incompatibles  avec  cette  profes- 
sion. La  fonction  suprême  avait  déjà,  disait-on,  été  exer- 
cée par  un  chrétien,  Philippe.  Tout  cela  s'arrangeait  par 
des  combinaisons  qui  pouvaient  déplaire,  et  qui  déplai- 
saient, aux  rigoristes,  mais  n'en  étaient  pas  moins  pra- 


CONSTANTIN,  EMPEREUR  CHRÉTIEN  63 

tiquées.  Constantin,  qui  était  le  maîtrO;,  n'avait  aucune 
peine  à  aménager  ses  croyances  avec  sa  situation. 

De  celle-ci  il  s'empressa  de  faire  profiter  ses  coreli- 
gionnaires. 

On  a  vu  que  les  mesures  concertées  à  Milan  entre  les 
deux  empereurs  assuraient  aux  chrétiens  la  liberté  reli- 
gieuse la  plus  complète  et  aux  églises  la  rentrée  en  pos- 
session de  leurs  biens  confisqués.  Constantin  ne  s'arrêta 
pas  là.  Sentant  bien  que  la  restitution  des  immeubles 
était  loin  de  compenser  les  dommages  causés  par  la  per- 
sécution, il  s'efforça  de  subvenir  par  de  larges  aumônes 
aux  premiQrs  besoins  des  communautés  nécessiteuses  ; 
il  voulut  aussi  que  des  indemnités  fussent  allouées  aux 
personnes  qui  avaient  souffert  de  la  persécution.  L'évê- 
que  Hbsius  fut  chargé  d'arranger  les  détails  et  de  répar- 
tir les  fonds  \ 

Les  clercs  furent  exemptés  des  fonctions  publiques 
onéreuses,  c'est-à-dire  surtout  de  la  curie,  et  des  corvées  ^ . 
De  telles  exemptions  étaient  accordées  depuis  longtemps 
aux  médecins,  aux  professeurs,  aux  personnes  qui 
avaient  exercé  des  sacerdoces  coûteux.  Constantin  es- 
tima que  les  services  rendus  par  les  clercs  chrétiens  mé- 
ritaient  la  même  immunité. 

Dès  ces  premiers  temps  sans  doute  sa  piété  se  mani- 

1  Eusèbe,  H.  E.,  X,  6,  lettre  de  Constantin  à  Gécilien,  évèque 
de  Garthage  :  'ETretSvÎTtsp  -î^pso-s  ;  cf.  Vita  Const.,  I,  41,  43. 

,  2  H.  E.,  X,  7,  lettre  de  Constantin  au  proconsul  Anulinus  : 
'Eu£'.ô-ri  èx  TtXstévwv.  Ceci  détermina  beaucoup  de  vocations  ecclésias- 
tiques ;  il  fallut  interdire  la  profession  cléricale  aux  membres  des 
curies  et  aux  personnes  en  situation  de  le  devenir. 


64  CHAPITRE    II 

festa  par  des  fondations  d'églises.  A  Rome,  la  vieille 
demeure  des  Laterani,  sur  le  Gœlius,  plusieurs  fois  con- 
fisquée, se  trouvait  appartenir  alors  à  Fausta,  sœur  de 
Maxence  et  femme  de  Constantin.  On  y  transporta  la 
résidence  épiscopale  :  dès  l'automne  313,  le  pape  Miltiade 
y  tenait  concile.  On  ne  put  tarder  à  commencer  la  cons- 
truction de  la  basilique  annexée  à  cette  domus  Ecdesiae, 
l'église  actuelle  du  Latran.  D'autres  s'élevèrent,  par  les 
soins  de  l'empereur,  sur  les  tombeaux  de  saint  Pierre, 
de  saint  Paul,  de  saint  Laurent  ^  Les  princesses  de  la 
famille  constantinienne,  qui  se  fixaient  volontiers  à 
Rome,  en  construisirent  de  leur  côté.  Hélène,  mère  de 
l'empereur,  habitait  tantôt  la  domus  Sessoriana,  au  delà 
du  Latran,  tout  à  l'extrémité  de  la  ville,  tantôt- la  villa 
■Ad  duas  lauros,  sur  la  voie  Labicane.  Près  de  celle-ci 
était  un  cimetière  chrétien  où  reposaient  les  martyrs 
Pierre  et  Marcellin,  victimes  de  la  dernière  persécution; 
elle  leur  éleva  une  petite  basilique.  Quand,  plus  tard, 
elle  eut  visité  la  Palestine  et  retrouvé  les  reliques  de  la 
Passion,  elle  en  réserva  une  partie  pour  le  Sessorium,  qui 
devint  bientôt  comme  une  petite  Jérusalem  et  en  prit 
même  le  nom.  Constantine,  fille  de  Constantin,  affection- 
nait une  autre  villa  impériale,  située  sur  la  voie  Nomen- 
tane,  près  du  cimetière  où  était  le  tombeau  de  sainte 
Agnès;  elle  y  éleva  une  basilique,  avec  un  baptistère  - 

1  Les  basiliques  constantiniennes  de  Saint-Paul  et  de  Saint- 
Laurent  étaient  fort  petites.  Lien  au  dessous  des  dimensions  des 
églises  du  Latran  et  de  Saint-Pievre. 

2  C'est  dans  ce  baptistère  que  Constantine  et  sa  sœur  Hélène, 

V 


CONSTANTIN,   EMPEREUR   CHRÉTIEN  65 

qui  subsiste  encore.  Enfin  il  est  possible  que  l'église 
d'Anastasie,  au  pied  du  Palatin,  doive  son  nom  à  une 
des  sœurs  de  l'empereur. 

Celle-ci  faillit  devenir  Impératrice.  Elle  avait  été  ma- 
riée à  un  personnage  important,  Bassianus,  dont  Cons- 
tantin voulait  faire  un  césar.  11  lui  aurait  assigné  l'Italie 
comme  ressort  :  Anastasie  eût  trôné  en  souveraine  au 
Palatin.  Malheureusement  on  s'aperçut  que  Bassianus  et 
son  frère  Senecio  étaient  en  relations  trop  étroites  avec 
Licinius.  Bassianus  fut  éliminé  *,  et  Senecio,  réfugié  près 
de  Licinius,  ayant  été  réclamé  en  vain,  la  guerre  s'al-  ~ 
luma  entre  les  deux  empereurs.  Vaincu  à  Gibales,  en 
Pannonie,  puis  en  Thrace,  Licinius  acheta  la  paix  en  sa- 
crifiant rillyricum  (fin  314)- 

Ce  n'était  qu'une  trêve.  Elle  dura  huit  ans  (315-323). 
De  cette  période  il  nous  est  resté  quelques  lois  de  Cons- 
tantin, qui  témoignent  de  ses  bonnes  dispositions  à 
l'égard  des  chrétiens.  Il  interdit  aux  juifs,  sous  peine  du 
feu,  de  lapider  ceux  d'entre  eux  qui  se  convertiraient  au 
christianisme  2;  il  permit  de  célébrer  les  affranchisse- 
ments à  l'église,  par  devant  l'évêque  et  le  clergé  ^  ;  il 

femme  de  Julien,  reçurent  la  sépulture,  en  un  grand  sarcophage 
de  porphyre  qui  est  maintenant  au  musée  du  Vatican.  Un  autre 
sarcophage,  tout  semblable  à  celui-ci,  reçut  les  restes  d'Hélène, 
rimpératrice-mère.  Lui  aussi  a  été  transporté  au  Vatican.  On  voit 
encore,  à  Tor  Pignattara,  sur  la  voie  Labicane,  les  ruines  impo- 
santes du  mausolée  d'Hélène. 

1  Convictiis  et  stratus  est,  dit  VOrigo  Constantini  (Anon.  de  Va- 
lois, éd.  Mommsen,  Chronica  minora,  t.  I,  p.  8.) 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  8,  1. 

3  Cod.  Just.,  1, 13,  2  ;  cf.  Cod.  Theod..  IV,  7,  1. 
DucHESNE.  Hist.  (me.  de  VEgl.  —  T.  II.  o 


66  CHAPITRE    II 

prescrivit,  pour  les  tribunaux,  les  bureaux  et  les  ouvriers 
des  villes,  le  repos  du  dimanche  ^  ;  il  proclama  la  liberté 
de  tester  en  faveur  des  églises  -.  Quant  au  paganisme,  il 
lui  conservait  sa  liberté,  se  bornant  à  prohiber,  dans  les 
maisons  privées,  les  opérations  d'aruspicine;  dans  les 
temples  il  les  tolérait,  et  même,  en  certains  cas,  il  les 
prescrivait  ^ 

Mais  la  bonne  volonté  de  l'empereur  fut  bientôt  mise 
à  une  rude  épreuve  par  les  dissensions  intérieures  de 
ses  protégés.  L'église  d'Afrique  lui  donna  fort  à  faire, 
et  cela  dès  les  premiers  jours.  Là  s'étaient  formés  deux  ' 
partis  religieux  qui,  l'un  et  l'autre,  prétendaient  être 
l'Eglise  catholique.  Les  princes  persécuteurs  n'avaient 
pas  fait  de  différence  entre  chrétiens  ;  hérétiques  et  or- 
thodoxes avaient  été  proscrits  ensemble  et  plus  d'un, 
parmi  les  dissidents,  avait  donné  sa  vie  pour  la  foi  com- 
mune. Constantin,  lui,  voulait  que  son  adhésion  et  sa 
faveur  allassent  exclusivement  à  l'Eglise  authentique  ; 
il  n'entendait  pas  protéger  tout  le  monde  indistinctement. 
C'était  déjà  un  pressant  motif  pour  s'intéresser  au  conflit 
africain  :  le  «  prince  chrétien  »  voulait  savoir  où,  en 
Afrique,  se  trouvaient  ses  confrères.  Quant  à  «  l'empe- 
reur des  Romains  »,  il  avait  une  autre  raison  d'interve- 
nir, la  querelle  ayant  pris  des  proportions  telles  que 
l'ordre  public  était  troublé.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant 
qu'il  ait  fait  tout  son  possible  pour  réduire  ce  différend, 

1  Cod.  Just.,  lii,  12,  2. 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  2,  4. 

3  Cod.  Theod.,  IX,  16,  1>  2,  3  ;  XVl.  10,  1. 


CONSTANTIN,    EMPEREUR   CHRÉTIEN  07 

qu'il  ait  provoqué  des  réunions  épiscopales,  ordonné  des 
enquêtes  officielles  ;  qu'il  ait  siégé  lui-même  comme  ar- 
bitre, enfin  poursuivi  par  voie  de  douceur  et  par  voie  de 
rigueur  l'exécution  des  sentences  rendues.  Les  fonction- 
naires furent  mis  en  campagne,  les  voitures  de  la  poste 
servirent  à  transporter  les  évêques  aux  lieux  des  conciles. 
Il  ne  faut  pas  voir  en  ceci  un  témoignage  de  faveur  à 
l'égard  de  l'épiscopat.  Ce  n'est  sûrement  pas  pour  leur 
plaisir  que  les  évêques  se  rendaient,  sur  son  invitation, 
à  Rome,  à  Arles,  à  Milan  ;  c'était  pour  aider  l'empereur 
à  rétablir  l'ordre.  En  voiturant  les  évêques,  Constantin 
obéissait  à  la  raison  d'état,  tout  comme  Dioctétien  croyait 
le  faire  en  les  emprisonnant. 

2°.  —  L'Orient  sous  le  gouvernement  de  Licinius. 

Chez  Licinius  aussi  il  y  avait  des  réunions  épiscopa- 
les. Enfin  délivrés  de  Maximin,  les  chrétiens  respiraient, 
reprenaient  leurs  assemblées,  relevaient  les  ruines  de 
leurs  églises,  ruines  matérielles^  ruines  morales.  Noin- 
breuses  durent  être  alors  les  fêtes  de  dédicace,  comme 
celle  de  la  grande  église  de  Tyr,  à  laquelle  assista  l'his- 
torien Eusèbe',  déjà  évêque  de  Gésarée.  Il  y  prononça  un 
grand  discours  d'apparat,  et,  pour  n'en  pas  priver  la 
postérité,  il  l'inséra  dans  la  dernière  édition  de  son  His- 
toire ecclésiastique  ^  De  deux  conciles  tenus  au  temps 
de  Licinius,  l'un  à  Ancyre,  l'autre  à  Néocésarée,  il  nous 

1  //.  E.,  X,  4, 


68  CHAPITRE    II 

est  resté  des  canons  et  des  signatures.  Les  canons  ren- 
trent en  général  daris  le  cadre  ordinaire  de  la  législation 
ecclésiastique,  cas  pénitentiels,  règlements  sur  les  ordi- 
nations, et  autres  choses  de  ce  genre.  Cependant  plus  de 
la  moitié  des  canons  d'Ancyre  traitent  de  situations  dé- 
terminées par  la  récente  persécution.  On  en  était  encore 
tout  près;  aussi  est-il  vraisemblable  que  cette  assemblée 
se  tint  dès  l'année  314  Dans  les  canons  de  Néocésarée  il 
n'y  a  plus  aucune  trace  de  la  persécution.  Les  deux  con- 
ciles réunirent  les  évêques  d'Asie-Mineure,  de  Gilicie  et 
de  Syrie  ;  à  tous  les  deux  assistèrent  les  évêques  d'An- 
tioche  et  de  Gésarée  en  Gappadoce,  Vital  et  Léonce. 

La  tranquillité  que  supposent  de  telles  réunions  épis- 
copales  ne  dura  pas  longtemps.  L'influence  que  Constan- 
tin pouvait  avoir  sur  Licinius,  soit  directement,  soit  par 
l'entremise  de  sa  sœur  Gonstantia,  était  battue  en  brèche 
par  la  jalousie  et  l'esprit  d'intrigue.  Le  moment  vint  où 
le  vieux  compagnon  d'armes  de  Galère  crut  devoir  pré- 
parer sa  revanche  de  la  campagne  de  314.  Constantin 
devint  pour  lui  l'ennemi.  Dans  cet  état  d'esprit  il  ne 
pouvait  que  se  déâer  des  chrétiens,  dont  son  rival  était 
le  bienfaiteur  en  Occident,  l'espérance  en  Orient.  Il  com- 
mença, comme  avait  fait  Dioclétien,  par  éloigner  les 
chrétiens  de  sa  personne  et  des  services  du  palais  ;  puis 
vint  le  tour  de  l'armée:  il  i'allut  renoncer  au  service  mi- 
litaire ou  au  christianisme^  *.  Il  fut  interdit  de  visiter  ou 


1  Sur  la  persécution  de  Li  einius,  v.  surtout  Eusèbe,  ff.  E.,X,  8 
et  Vita  Const.,  I,  49-56  ;  Gonciie  de  Nicée,  c.  11-14  ;  Constantin,  édit 


CONSTANTIN,  EMPEREUR  CHRÉTIEN  69 

d'assister  les  prisonniers,  ce  qui,  surtout  en  un  tel  mo- 
ment, était  une  grave  atteinte  au  libre  exercice  de  la  cha- 
rité chrétienne.  Peu  sévère  en  ses  mœurs,  le  prince  se 
mit  à  trouver  inconvenant  que  les  femmes  prissent  part 
aux  assemblées  de  culte  et  fassent  catéchisées  par  les 
hommes  :  même  réduites  aux  hommes,  les  réunions 
chrétiennes  lui  parurent  trop  nombreuses  pour  qu'on  pût 
les  tolérer  dans  les  villes  :  les  services  religieux  durent 
se  tenir  hors  les  murs.  Il  se  défiait  en  particulier  des 
assemblées  épiscopales,  formées  de  personnes  qu'il  soup- 
çonnait de  vouloir  trop  de  bien  à  son  collègue  occiden- 
tal :  les  conciles  furent  interdits,  et  nombre  d'évêques  fu- 
rent poursuivis  individuellement,  sous  divers  prétextes. 
Ces  règlements  et  ces  procédés  ne  constituaient  pas 
encore  une  persécution  déclarée.  La  profession  du  chris-> 
tianisme  et  l'exercice  du  culte,  sauf  certaines  restric- 
tions, étaient  tolérés  chez  les  particuliers.  Quant  aux 
soldats,  aux  employés,  aux  fonctionnaires,  aux  personnes 
qui  tenaient  à  la  faveur  impériale,  il  n'en  était  plus  de 
même.  Gela  suffit  pour  déterminer  beaucoup  d'apos- 
tasies :  le  concile  de  Nicée,  après  Licinius,  comme  le  con- 
cile d'Ancyre  après  Maximin,  eut  à  légiférer  sur  ce  sujet. 
Il  n'y  eut  pas  que  des  apostats;  il  y  eut  aussi  des  con- 
fesseurs et  des  martyrs.  Plusieurs  évêques  périrent, 
notamment  Basile   d'Amasie  i.  La  région  du  Pont  fut 


portant  réparation  des  dommages  causés,  dans  Eiisèbe,  V.  C,  II, 
24-35. 

1  A-Qia^sie  était  la  métropole  de  la  province  appelée  alors  Dios- 
pontus,  plus  tard  Helènoponlus. 


70  CHAPITRE    II 

particulièrement  maltraitée  ;  en  maint  endroit  on  ferma 
les  églises,  on  alla  même  jusqu'à  les  détruire.  C'est  à 
Sébaste,  dans  l' Arménie-Mineure,  que  se  place  le  célèbre 
drame  des  Quarante  martyrs  de  l'étang  glacé.  Nous 
.avons  encore,  document  touchant,  le  testament  ^  de  ces 
soldats  chrétiens;  ils  y  prennent  congé  de  leurs  amis 
et  disposent  de  la  seule  chose  dont  ils  puissent  dispo- 
ser,  leurs  propres  restes.  D'autres  épisodes  ont  été  re- 
tenus et  cultivés  par  la  tradition  hagiographique;  il 
est  plus  sûr  de  s'en  tenir  aux  généralités,  telles  qu'elles 
sont  énumérées  par  Eusèbe,  témoin  oculaire,  et  par 
Constantin,  dans  l'édit  de  réparation  ^  Beaucoup  de 
chrétiens  perdirent  leurs  situations  et  leurs  dignités,  soit 
dans  l'armée,  soit  dans  les  diverses  administrations  ; 
se  virent  confisquer  leurs  biens  ;  furent  rattachés  indû- 
ment aux  curies,  exilés,  relégués  dans  les  îles,  condam- 
nés aux  mines,  aux  ateliers  publics,  aux  corvées;  devinrent 
esclaves  du  fisc,  furent  même  vendus  à  des  particuliers; 
beaucoup,  poursuivis  sous  un  prétexte  ou  sous-un  autre, 
payèrent  de  leur  vie  leur  attachement  à  la  foi  chré- 
tienne. 

Toutes  ces  souffrances  retentissaient  en  Occident. 
Pour  parler  comme  Eusèbe,  la  partie  de  l'empire  qui 
se  trouvait  encore  plongée  dans  les  ténèbres  tournait 
les  yeux  vers  celle  qui  jouissait  largement  de  la  lumière. 
La  tension  entre  les  deux  empereurs  allait  sans  cesse  en 
s'aggravant.  Ce  n'étaient  pas  seulement   les    chrétiens 

1  Gcbhardt,  Acta  martyrum  selecta,  p.  166, 

2  Yitu  Const,  l,  30-33, 


CONSTANTIN,    EMPEREUR    CHRÉTIEN  71 

qui  se  plaignaient.  Licinius,  soldat  grossier  et  brutal, 
se  tranformait  de  plus  en  plus  en  tyran  asiatique.  Cons- 
tantin lui  fit  des  observations;  elles  furent  mal  accueillies. 
Dans  cet  état  d'hostilité  sourde,  la  paix  était  fort  pré- 
caire. Un  incident  survint.  Chargé  de  surveiller  lafrontière 
du  bas  Danube,  Licinius  s'acquittait  mal  de  ce  devoir. 
Les  Barbares  franchirent  le  fleuve  et  se  répandirent  dans 
toute  la  Thrace.  Constantin  se  trouvait  alors  à  Thessa- 
lonique  ;  il  marcha  contre  eux,  les  repoussa  et  les  rédui- 
sit  à  merci.  Mais  cette  opération  l'avait  porté  sur  le  ter^^ 
ritoire  de  Licinius,  de  qui  relevait  le  diocèse  de  Thrace. 
Il  se  fâcha  :  la  guerre  éclata.  Battu  près  d'Andrinople 
(3  juillet  323)  et  assiégé  dans  Byzance,  l'empereur  orien- 
tal y  vit  arriver  la  flotte,  déjà  victorieuse,  que  comman- 
dait Crispus,  fils  de  Constantin.  Il  repassa  le  Bosphore 
et  livra  encore,  mais  sans  succès,  une  autre  bataille  à 
Ghrysopolis  (Scutari),  le  18  septembre  523.  Grâce  aux 
prières  de  sa  femme,  la  vie  lui  fut  accordée.  On  le  relé- 
gua à  Thessalon-ique,  où  sans  doute  il  se  remit  à  intri- 
guer, car  Ifrs  soldats  réclamèrent  sa  tête  et  Constantin  la 
leur  accorda  '. 

L'empereur  d'Occident  fit  son  entrée  à  Nicomédie:on 
se  figure  les  acclamations  des  chrétiens. 


1  Origo  Consiantini  (Anon.  de  Valois),  M.  G.,  Auct.  Ant.,  t.  IX, 
p.  9  ;  cf.  p.  232.  Sur  Vannée,  v.  Mommsen,  Hermès,  t.  XXXII  p.  543, 
et  E.  Schwartz,  Nachrichten,  p.  540  et  suiv.  Peut-être  faut-il  accep- 
ter 324.  Voir  Jouguet  dans  les  Compte-rendus  de  l'Ac.  des  inscr., 
1906,  p.  231,  et  O.  Seek  dans  le  Rhein.  Mus.,  t.  LXII,  (1907),  p.  S17. 


73  CHAPITRE    II 

3*'.  —  Constantin,  seul  eiwpereur. 

Constantin  ne  perdit  pas  de  temps  et  s'empressa 
de  promulguer  deux  édits.  Par  le  premier  ^  il  pourvoyait 
aux  nécessités  de  la  situation,  rappelait  les  exilés,  ou- 
vrait les  bagnes,  les  prisons,  rendait  aux  confesseurs 
liberté,  biens,  dignités,  situations  perdues;  les  soldats 
chrétiens  pouvaient  à  leur  choix  rentrer  dans  l'armée 
ou  rester  chez  eux  avec  Vhonesta  misslo  ;  les  héritages 
des  martyrs  et  des  confesseurs  étaient  restitués  à  leurs 
proches,  ou,  à  leur  défaut,  dévolus  aux  églises;  de  cel- 
les-ci les  biens  confisqués  étaient  rendus,  sauf  les  fruits  ; 
en  un  mot,  chacun  se  trouvait,  autant  que  possible, 
rétabli  dans  l'état  où  il  était  avant  la  persécution.  Dans 
un  autre  édit  2,  Constantin  se  proclame  nettement  chré- 
tien, rappelle  ses  victoires  sar  les  empereurs  persécu- 
teurs, les  attribuant  au  secours  d'en  haut;  il  exprime 
son  désir  de  voir  tous  ses  sujets  embrasser  aussi  la  foi, 
mais  déclare  qu'il  ne  contraindra  personne;,  qu'on  doit 
laisser  ceux  d'une  autre  opinion  libres  de  la  professer  et 
d'exercer  leur  culte  dans  les  temples  qui  resteront  ouverts. 

En  même  temps  il  encouragait  ^  les  évêques  à  rebâtir 

1  Eusèbe  nous  l'a  donné  d'après  l'exemplaire  adressé  aiix  ha- 
bitants de  la  province  de  Palestine,  èTraf/'w-cac;  IlaXato-TÎvn;  (F  C, 
II,  24  et  suiv.). 

2  Eusèbe,  V.  C,  II,  48-59,  l'a  traduit  sur  l'exemplaire  latin 
adressé  «  aux  Orientaux  ». 

ï  Lettre  à  Eusèbe,  V.  C,  II,  46;  ce  n'est  qu'un  spécimen.  Eu- 
sèbe dit  avoir  été  le  premier  à  recevoir  une  lettre  semblable. 


CONSTANTIN,  EMPEREUR  CHRÉTIEN  73 

les  églises  détruites,  à  en  construire  de  plus  grandes  ;  il 
donnait  ordre  à  ses  agents  financiers  de  les  subvention- 
ner largement.  Les  fonctionnaires  furent  dès  lors  choisis, 
en  grande  partie,  parmi  les  chrétiens  ;.s'ils  étaient  païens, 
il  leur  fut  défendu  de  prendre  part  officiellement  aux 
cérémonies  de  leur  culte  ^.  / 

Cela,  c'étaient  les  mesures  du  premier  moment.  Cons- 
tantin vécut  encore  prés  de  quatorze  ans.  De  la  Tétrar- 
chie  rien  ne  subsistait  plus.  Il  était  désormais  le  seul 
maître  de  tout  l'empire.  Sa  politique  religieuse  s'en  res- 
sentit. On  lui  attribue  souvent  l'idée  d'un  certain  équi- 
libre entre  les  deux  religions  ;  il  les  aurait  maintenues 
l'une  et  l'autre,  les  tenant  en  respect  l'une  par  l'autre 
et  les  dominant  toutes  les  deux.  Pontife  suprême  du  pa- 
ganisme par  le  fait  même  qu'il  était  empereur,  il  eût 
étendu  sa  compétence  au  christianisme  et  présidé  ainsi 
à  tout  le  fonctionnement  religieux  de  son  empire.  Cette 
manière  de  voir  ne  me  parait  pas  fondée.  Même  sur  les 
cultes  païens  l'empereur  n'avait  aucun  pouvoir  direct;  ^ 
son  titre  de  pontifex  maximus  correspond  à  des  attri- 
butions précises,  et,  en  somme,  assez  restreintes,  nul- 
lement susceptibles,  en  tout  cas,  d'être  étendues  au  gou- 
vernement de  l'Eglise.  Mais,  en  dehors  de  ses  titres 
sacerdotaux  et  de  sa  compétence  religieuse,  l'empereur 
était,  pour  les  chrétiens  comme  pour  les  païens,  le  légis- 
lateur suprême,  le  défenseur  de  l'ordre  public,  le  distri- 
buteur des  faveurs.  11   n'était  pas  indifférent  que  cette 

i  Eusèbe,  F.  C,  II,  44. 


74  "     CHAPITRE    11 

énorme  puissance  penchât  d'un  côté  ou  de  l'autre,  ou  se 
maintînt  en  équilibre. 

Il  put  y  avoir  équilibre  dans  le  commencement.  C'était 
beaucoup  pour  les  chrétiens  que  de  retrouver  leur  situa- 
tion d'avant  la  persécution,  de  se  voir  assurer  la  liberté  et 
même  des  indemnités  pour  les  dommages  subis.  Sur  le 
moment  ils  n'avaient  pas  l'idée  de  réclamer  d'avantage. 
Ceci  était  déjà  une  garantie  pour  les  païens.  Une  autre 
leur  était  fournie  par  leur  nombre,  qui,  enbiendesprovin- 
ces  de  l'Occident,  surpassait,  et  de  beaucoup,  celui  des 
chrétiens.  Enfin  Licinius,  qui  n'avait  fait  aucune  adhésion 
au  christianisme,  représentait,  dans  le  collège  impérial, 
les  partisans  de  l'ancienne  tradition  religieuse.  De  là  ré- 
sultait une  certaine  parité,  indépendante  de  tout  dessein 
politique  et  même  des  sentiments  intimes  des  deux  per- 
sonnes impériales. 

Je  ne  sais  quelles  étaient  au  fond  les  convictions  de 
Licinius.  Nous  n'avons  de  lui  aucun  écrit  qui  puisse 
nous  ouvrir  jour  sur  son  intimité  religieuse.  11  n'en  est 
pas  de  même  de  son  collègue.  Constantin  était  un  chré- 
tien convaincu,  à  gros  grains,  je  crois,  et  d'une  théolo- 
gie sommaire.  L'Etre  suprême,  le  summus  Deus,  empereur 
céleste,  antithèse  du  panthéon  païen,  compliqué  et  con- 
fus, le  préoccupait  beaucoup  plus  que  les  spéculations  sur 
le  Verbe  incarné.  Mais  son  monothéisme  n'était  pas  sim- 
plement affaire  de  philosophie  ;  c'était  un  monothéisme 
essentiellement  religieux,  et  religieux  dans  les  condi- 
tions chrétiennes,  un  monothéisme  révélé  et  manifesté 
en  Jésus-Christ,  un  monothéisme  sauveur,  dont  l'Eglise 


CONSTANTIN,  EMPEREIR  CHRÉTIEN  75 

conservait  et  propageait  le  bienfait,  par  son  enseigne- 
ment, sa  discipline  et  son  culte.  Pénétré  de  cette 
croyance,  Constantin  n'avait  aucune  raison  de  penser 
qu'elle  ne  fût  pas  accessible  et  acceptable  à  tout  le 
monde»  Tout  comme  Dioctétien  et  tant  d'autres,  il  rêvait 
d'unité  religieuse.  Mais,  à  la  différence  de  ses  prédéces- 
seurs, il  ne  la  croyait  plus  possible  avec  le  paganisme 
et  pensait  au  contraire  qu'on  pourrait  la  réaliser  avec  la 
religion  du  Christ.  De  là  cette  faveur  décidée,  déclarée, 
qui  se  manifeste  dès  le  premier  jour  et  va  sans  cesse 
en  augmentant,  déterminant  sans  doute  beaucoup  de 
conversions  et  .modifiant  ainsi  la  proportion  numéri- 
que des  partis  en  conflit.  De  là,  dans  une  certaine  me- 
sure, la  réaction  païenne  de  Licinius  dans  les  provinces 
orientales,  où  pourtant  tout  conseillait  de  ménager  les 
chrétiens. 

Vainqueur  dans  la  lutte  finale,  Constantin  n'avait 
plus  de  rival  à  redouter;  à  Nicomédie  il  se  sentait  sou- 
tenu par  une  opinion  chrétienne  bien  autrement  puis- 
sante que  celle  des  pays  latins,  et  cette  opinion,  in- 
disposée par  les  souvenirs  de  Galère  et  de  Maximin, 
exaspérée  récemment  par  les  brutalités  de  Licinius, 
se  trouvait  prête  à  suivre  l'empereur  chrétien  sur  la 
voie  des  représailles.  Beaucoup  durent  alors  penser  et 
dire  qu'il  fallait  en  finir  avec  ces  sacrifices  si  souvent 
imposés  par  la  violence,  avec  ces  autels  témoins  de  tant 
d'apostasies  forcées,  avec  ces  temples  à  idoles,  que  per- 
sonne ne  prenait  plus  au  sérieux,  que  l'on  ne  fré- 
quenlait    guère    que    pour    s'y    livrer   à  des   consulta- 


76  CHAPITRE    II 

tions  suspectes  ou  à  des  débauches  sacrées.  CesseA  su- 
per stitio  !  ■ 

Constantin  promit,  il  est  vrai,  de  laisser  aux  païens 
la  liberté;  mais  en  quels  termes!  «  Quant  à  ceux  qui 
»  se  tiennent  à  l'écart,  qu'ils  gardent,  puisqu'ils  le  vcu- 
»  lent,  les  temples  dumensonge  ..  «.«Quelques-uns,  dit- 
))  on,  prétendent  que  l'usage  des  temples  est  interdit... 
»  Tel  aurait  été  mon  avis;  mais,  au  détriment  du  bien 
»  public,  l'erreur  lamentable  résiste  encore  avec  trop  de 
»  force  chez  quelques-uns  »  ^  La  liberté  ainsi  concédée 
est  évidemment,  dans  l'esprit  de  Constantin;,  une  liberté 
précaire  et  provisoire.  Dans  les  années  qui  suivirent^  des 
mesures  partielles  furent  adoptées.  Certains  temples,  cé- 
lèbres pour  l'immoralité  de  leur  culte,  furent  interdits  et 
démolis  ;  ainsi  ceux  d'Aphaca,  dans  le  Liban,  d'Egées  en 
Cilicie,  d'Heliopolis  (Baalbek)  en  Phénicie.  D'autres,  no- 
tamment celui  de  Delphes,  furent  dépouillés  de  leurs 
belles  statues  de  bronze  ou  de  marbre  et  de  leurs  autres 
richesses  artistiques;  tout  cela  fut  transporté  à  Gonstan- 
tinople  et  servit  à  l'embellissement  de  la  nouvelle  capi- 
tale 2. 

Il  parait  bien  qu'on  alla  plus  loin.  Eusèbe  '  parie 
d'une  loi  qui  interdisait  d'élever  des  idoles,  de  prati- 
quer la  divination,  enfin  de  sacrifier  ^.  En  341,  un  res- 


'1  Eusèbe,  F.  C,  II,  SO,  60. 

2  y.  c.,  III,  54-38,  cf.  la  chronique  de   saint  Jérôme,  a.  Ahr. 
!346  (332)  :  Dedicatur  Constantino'polis  omnium  paene  urbiinn  nuditate. 

3  F. C,  I,  43;  cf.  IV,  23,  25. 

4  [j,r|tç  jjLriv  6ûcW  y.a6ôÀou  (jiT|§évg4. 


GONSTAMTIN,  EM  PEREUR  CHRÉTl EN  77 

crit  1  de  l'empereur  Constant,  adressé  au  vicaire  d'Ita- 
lie, se  réfère  à  une  loi  de  Constantin  contre  ceux  qui 
oseraient  «  célébrer  des  sacrifices  ».  Gomme  nous  n'a- 
vons pas  le  texte  de  la  loi  constantinienne,  il  serait 
difficile  d'affirmer  qu'elle  ait  prohibé  les  sacrifices  sans 
réserves  ni  distinctions.  Peut-être  s'agissait-il,  comme 
pour  l'aruspicina,  de  cérémonies  interdites  dans  les 
maisons  privées  et  tolérées  seulement  dans  les  temples. 
Du  reste,  en  bien  des  endroits,  le  gouvernement 
n'avait  pas  besoin  de  s'en  mêler;  les  populations,  passées 
en  masse  au  christianisme,  brisaient  elles-mêmes  leurs 
idoles  et  détruisaient  leurs  temples.  C'est  ce  qui  eut 
lieu  à  Antaradus  (Tortose)  sur  la  côte  de  Phénicie  ; 
l'empereur  approuva  fort  cette  résolution  et  rebâtit  la 
ville,  en  lui  donnant  son  nom-.  Le  port  (Maïouma)  de 
Gaza  en  fit  autant;  Constantin  lui  donna  le. nom  de  sa 
sœur  Constantia  et  l'éleva  au  rang  de  cité  '\  Renoncer 
aux  anciens  dieux  était  le  plus  sur  moyen  de  s'attirer 
les  faveurs  du  souverain^.  On  s'imagine  aisément  com- 
bien de  conversions,  individuelles  et  collectives,  furent 
ainsi  déterminées.  Il  y  avait  pourtant  des  résistances. 
En  dépit  de  l'exemple  de  Maïouma,  Gaza  conserva  ses 
temples  et  demeura  païenne.  A  Heliopolis,  après  avoir 

1  C.  Tlieod  ,  XVI,  10,  1.  Cf.  saint  Jérôme,  Chron.,  a.  Abr.  2347 
(333)  :  Edicto  Constantini  templa  eversa  sunt. 

2  Eusèbe,  F.  C,  IV,'  39;  cf.  Théophane,.  p.  38  (de  Boor). 

3  V.  C,  IV,  38. 

4  C'est  exactement  la  situation  des  derniers  temps  de  Maximin, 
savif  que  la  faveur  impériale  est  réservée  aux  clarétiens  au  lieu  de 
l'être  aux  païens. 


'78  CHAPITRE   II 

détruit  le  temple  de  Vénus,  l'empereur  s'employa  à  con- 
vertir la  population.  Mais  il  eut  Leau  multiplier  ses 
lettres  d'exhortation,  construire  une  grande  église,  en- 
voyer tout  un  clergé,  organiser  des  distributions  chari- 
tables, ce  fut  peine  perdue:  personne  ne  vint  au  chris- 
tianisme. 

Parmi  les  manifestations  de  la  faveur  impériale,  une 
des  plus  éclatantes  est  la  glorification  officielle  des  lieux 
saints  de  l'Evangile  et  de  l'Ancien  Testament. 

Il  y  avait  longtemps  que  la  curiosité  pieuse  se  portait 
vers  les  lieux  mentionnés  dans  les  saintes  Ecritures.  Les 
révolutions,  les  guerres,  les  vicissitudes  de  toute  sorte 
n'avaient  pas  réussi  à  effacer  le  souvenir  du  temple  d'Is- 
raël; en  dépit  de  toutes  les  transformations  de  Jérusa- 
lem, les  chrétiens  savaient  encore  où  Jésus  avait  été 
crucifié  et  mis  au  tombeau.  L'église  d'xElia,  l'édifice  où 
Narcisse,  Alexandre  et  les  évoques  leurs  successeurs 
réunissaient  leurs  fidèles,  marquait^  croyait-on,  l'empla- 
cement de  la  maison  où  le  Seigneur  avait  célébré  la  der- 
nière cène,  où  les  disciples  s'étaient  assemblés  aux  pre- 
miers jours  du  christianisme.  D'autres  traditions  étaient 
localisées  autour  de  la  ville  et  dans  la  Palestine  entière. 
Au  second  siècle  l'évêque  Méliton  venait  d'Asie  au  pays 
de  l'Evangile  ^  ;  plus  tard  Alexandre  de  Gappadoce  et 
son  successeur  Firmilien  furent  attirés  aussi  par  la  piété 
des  saints  lieux  -.  Jules  Africain,  qui  était  d'.Elia^  mon- 

1  Lettre  de  lui  dans  Eusébe,  H.  E.,  IV,  26. 

2  Eusèbe,  H.  E,,  YI,  11  ;  Jérôme,  De  Viris,  o4. 
i  Grenfell  et  Hunt,  Oci^njnchus  pap.,  u.  412. 


CONSTANTIN,    EJIPEREUR   CHRÉTIEN  79 

tra  un  zèle  extraordinaire  à  rechercher  les  souvenirs 
bibliques  en  Palestine  et  ailleurs ^  Il  en  fut  de  même 
d'Origène  ;  entre  autres  monuments  évangélicfues  il  si- 
gnale, à  Bethléem,  la  grotte  de  la  nativité  -.  A  l'instiga- 
tion de  son  ami  Paulin  de  Tyr,  Eusèbe  consacrait  toute 
une  série  d'ouvrages  à  la  géographie  biblique:  traduc- 
tion en  grec  des  noms  de  peuples  de  la  Bible  hébraï- 
que; description  de  l'ancienne  Palestine,  avec  sa  distri- 
bution en  tribus  ;  plan  de  Jérusalem  et  du  temple  ; 
explication  des  noms  de  lieux  contenus  dans  la  sainte 
Ecriture  ^ 

L'apparition  de  tels  ouvrages  témoigne  déjà  de  l'in- 
térêt qu'éveillaient  les  saints  lieux.  Les  pèlerinages, 
commencés  sans  doute  avant  la  grande  persécution*,  re- 
prirent aussitôt  que  la  paix  fut  revenue.  Dès  l'année 
333,  un  pèlerin  venu  de  la  Gaule  lointaine,  dressait  sur 


1  T.  I,  p.  460. 

2  In  Jok.,  VI,  24  ;  Contr.  Cels.,  I,  51. 

3  Cette  dernière  partie  seulement  s'est  conservée,  tant  en  grec 
que  dans  un  remaniement  latin  exécuté  par  saint  Jérôme  (v.  l'éd. 
de  Klostermann  dans  le  t.  III  de  l'Eusèbe  publié  par  l'académie 
de  Berlin).  Les  travaux  d'Eusébe  auront  servi  de  base  à  la  cu- 
rieuse carte  de  Palestine,  avec  plan  de  Jérusalem,  que  l'on  a  re- 
trouvée dans  un  pavéjen  mosaïque,  à  Medaba,  au  delà  du  Jourdain 
(Stevenson,  Nuovo  BulL,  1897,  p.  45  ;  Schulten,  Die  Mosaikkarte  von 
Madaha,  dans  les  Abhandlungen  de  la  aociété  des  sciences  de  Got- 
tingen,  pliil.-liist.,  nouvelle  série,  t.  IV,  1900). 

4  Noter  qu'Eusèbe,  dans  sa  Démonstration  évaugélique  (VI,  18), 
écrite  avant  l'avènement  de  Constantin  en  Orient,  parle  des  pèle- 
rins chrétiens  qui,  de  toutes  les  parties  du  monde,  venaient  prier 
à  la  caverne  du  Mont  des  Oliviers,  près  de  laquelle  avait  eu  lieu 
l'Ascension  du  Sauveur. 


80  ~  CHAPITRE    II 

ses  notes  de  voyage,  l'itinéraire,  aller  et  retour,  de 
Bordeaux  à  Jérusalem,  un  des  plus  précieux  documents 
de  la  géographie  romaine.  Arrivé  en  Palestine,  il  y 
marquait  les  souvenirs  sacrés  qu'on  lui  avait  signalés 
dans  les  diverses  localités.  C'est  le  plus  ancien  témoin 
des  constructions  magnifiques  dont  la  piété  de  Constan- 
tin et  de  sa  famille  enrichirent  alors  les  lieux  saints. 

La  colonie  d'.Elia  Capitoliha,  fondée  par  Hadrien 
sur  l'emplacement  de  l'ancienne  Jérusalem,  comprenait  i 
deux  parties  distinctes,  séparées  par  une  vallée.  A  l'est, 
sur  des  soubassements  énormes,  s'étendait  une  plate- 
forme oblongue,  rectangulaire,  entourée  de  portiques  ; 
elle  comprenait  l'emplacement  de  l'ancien  temple,  où 
s'élevait  maintenant  le  capitole  (Tpi/.àaapov)  dédié, 
comme  tous  les  capitoles  provinciaux,  aux  trois  divini- 
tés romaines,  Jupiter,  Junon  et  Minerve.  De  l'autre  côté 
de  la  vallée,  sur  la  colline  occidentale,  la  ville  propre- 
ment dite  se  développait  à  peu  près  parallèlement  aux 
constructions  du  Temple.  Suivant  l'usage,  une  grande 
rue  bordée  de  colonnades  la  traversait  d'un  bout  à  l'au- 
tre; à  ses  extrémités  se  trouvaient  des  édifices  publics. 
Vers  le  milieu^  du  côté  de  l'ouest,  cette  colonnade  s'inter- 
rompait pour  donner  accès  à  une  plate-forme  où  s'élevait 
le  temple  de  Vénus.  Suivant  la  tradition,  cette  plate- 
forme avait  été  établie  au-dessus  de  l'endroit  consacré 
par  la  crucifixion  du  Sauveur  et  par  son  tombeau.  L'évê- 
que  d'iElia,   Macaire,  qui  assista  au  concile  de  Nicée, 

1  Sur  la  topographie  de  Jérusalem,  je  me  réfère  aux  excellents 
articles  du  P.  Germer-Duranddanslesft'Aos  li'OWeni  de  1903  et  1904. 


CONSTANTIN,  EMPEREUR  CHRÉTIEN  81 

obtint  de  l'empereur  les  autorisations  nécessaires  pour 
pratiquer  des  fouilles.  Les  constructions  du  temple  fu- 
rent démolies,  avec  la  plate- forme  qui  les  supportait  ;  on 
enleva  les  terres  qui  avaient  été  accumulées  pour  nive- 
ler le  sol  ;  finalement  on  remit  au  jour  un  tombeau  creusé 
dans  le  roc  :  il  fut  reconnu  pour  celui  que  l'on  cher- 
chait *.  On  identifia  aussi  le  lieu  précis  de  la  crucifixion 
et  même  la  croix  du  Sauveur 2,  L'empereur,  informé  de 

1  Au  temps  de  Jésus,  le  Golgotha  et  le  tombeau  se  trouvaient 
en  dehors  de  la  ville;  peu  après,  l'enceinte  ayant  été  remaniée 
par  Hérode  Agrippa,  ils  y  furent  compris  ;  ils  étaient  aussi  à  l'in- 
tériear  de  la  nouvelle  enceinte  d'^lia,  qui,  de  ce  côté,  paraît  avoir 
coïncidé  sensiblement  avec  celle  d'Hérode  Agrippa.  Sur  les  ques- 
tions de  topographie  et  d'histoire  relatives  à  ces  emplacements 
sacrés,  v.  entre  autres  l'ouvrage  du  major-général  G.  Wilson, 
Golgotha  and  the  holy  Sepulchre,  Londres,  1906,  Je  suis  moins  hési- 
tant que  lui  sur  la  valeur  de  la  tradition. 

2  EuSèbe  qui,  dans  sa  vie  de  Constantin,  décrit  minutieuse- 
ment le.s  fouilles  de  Macaire,  ne  dit  pas  un  mot  de  la  vraie  croix. 
Cependant  l'oratoire  de  là  Croix  existait  déjà  ;  il  l'avait  mentionné 
lui-même  dans  son  discours  des  Tricennales  (De  land.  Constantini, 
c.  9,  p.  221,  Schwartz),  avec  les  deux  autres  parties  du  monument  : 
oixov  E'JXTiqptov  7ia[A[A£Y£9'n  (19-  basilique),  vsoSvTe  ctYtov  xw  awxripîw 
o--n[ieîa)  (l'oratoire  de  la  Croix),  \i.yr^^â.  te  (le  saint  Sépulcre).  Re- 
marquez que,  même  ici,  il  parle  de  la  croix  comme  signe,  et  non 
comme  relique,  Qtwi.zitù,  non  ÇuXw.  Peut-être  a-t-il  eu  quelque  doute 
sur  l'identité  de  l'objet.  Quoiqu'il  en  soit  de  ses  scrupules,  le  bois 
de  la  Croix  fut  bientôt  vénéré  publiquement  à  Jérusalem  et  l'on 
en  détacha  des  fragments  que  la  dévotion  dissémina  dans  le  monde 
entier.  Ceci  est  attesté  vers  347,  vingt  ans  après  la  découverte, 
par  les  Catéchèses  de  saint  Cyrille,  prononcées  sur  les  lieux  mê- 
mes (IV,  10  ;  X,  19  ;  XÎII,  4)  ;  une  inscription  de  l'année  359,  trou- 
vée à  Tixter,  aux  environs  de  Sétif  en  Mauritanie,  mentionne,  dans 
une  énumération  de  reliques,  un  fragmentée  ligno  cruels  [Mélanges 
de  l'école  de  Rome,  t.  X,  p.  441).  Depuis  lors  les  témoignages  se 
multiplient. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.         1  ùy  Q  û^  ^ ^    ^ 


82  CHAPITRE    II 

ces  découvertes,  donna  ordre  d'élever  en  cet  endroit  un 
jnonument  digne  de  tels  souvenirs.  Sur  l'emplacement 
élargi  du  temple  de  Vénus  on  vit  s'élever  d'abord  une 
basilique  immense,  précédée  d'un  vestibule  ;  la  façade 
regardait  l'Orient  i.  En  arrière,  une  grande  cour  carrée, 
ornée  de  portiques,  où,  dans  un  édicule  spécial,  on  con- 
servait la  relique  de  la  Croix  ;  au  delà  de  cette  cour, 
vers  l'ouest,  le  saint  tombeau,  enfermé  dans  un  édifice 
de  forme  ronde  (Anastasis). 

L'impératrice  Hélène,  attirée  par  une  pieuse  curio- 
sité, fit,  malgré  son  grand  âge,  le  pèlerinage  de  Palestine. 
On  peut  penser  si  elle  s'intéressa  aux  constructions  de 
son  fils.  Elle-même  se  mit  à  la  recherche  d'autres  lieux 
saints.  La  grotte  de  Bethléem  et  une  autre  grotte,  sur 
le  mont  des  Oliviers,  où  le  Seigneur  était  censé  avoir 
conféré  souvent  avec  ses  disciples  ^  et  pris  congé  d'eux 
au  moment  de  remonter  au  ciel,  furent  entourées,  elles 
aussi,  de  basiliques  splendides. 

Après  la  mère  de  l'empereur,  sa  belle-mère'  aussi, 
Eutropie,  veuve  de  Maximien  Hercule,  mère  de  Maxence 
et  de  Fausta,  se  signala  par  sa  piété  envers  les  lieux 
saints.  C'est  aux  monuments  d'Hébron  qu'elle  s'intéressa. 
Là  étaient  les  mystérieux  tombeaux  des  patriarches 

1  Sur  cette  orientation,  v.  Glermont-Ganneau,  dans  les  Compte- 
rendus  de  VAcad.  des  inscr.,  1897,  p.  552. 

2  Cî-dessus,  p.  79,  note  4. 

3  Entropie  était  à  la  fois  la  belle-mère  de  Constance  Chlore  et 
celle  de  Constantin.  Au  premier  elle  avait  donné  sa  fille  Théodore, 
issue  d'un  mariage  antérieur  ;  au  second,  Fausta,  fille  de  Maxi- 
mien. 


CONSTANTIN,   EMPEREUR    CHRÉTIEN  83 

Abraham,  Isaac,  Jacob  et  de  leurs  femmes,  Sara,  Rebecca 
et  Lia.  A  quelque  distance  de  la  ville^  sur  le  chemin  dé 
Jérusalem,  on  montrait  le  puits  creusé  par  le  père  des 
croyants  et  surtout  un  térébinthe  énorme,  si  vieux  qu'il 
était  censé  remonter  à  la  création  du  monde  K  C'était, 
disait-on,  le  fameux  chêne  de  Mambré,  sous  lequel  Abra- 
ham avait  reçu  la  visite  de  trois  envoyés  célestes,  dont 
l'un  n'était  autre  que  le  Verbe  divin.  Le  vieil  arbre  était 
l'objet  d'une  vénération  universelle.  Chaque  été  on  y  cé- 
lébrait des  fêtes  et  il  s'y  tenait  une  grande  foire  :  les 
juifs,  les  chrétiens, 'les  païens  aussi  y  venaient  en  foule. 
C'est  à  cette  foire  que,  sous  Hadrien,  on  avait  vendu  la 
plupart  des  prisonniers  de  l'insurrection  juive  2,  souve- 
nir amer,  mais  qui  ne  voilait  pas  celui  du  grand  patriar- 
che. Entropie  constata  qu'il  y  ava,it  près  du  térébinthe 
sacré  des  idoles  et  un  autel  ;  elle  en  informa  Constantin, 
qui  donna  aux  évêques  de  Palestine  et  de  Phénicie  les 
ordres  nécessaires  pour  que  ces  monuments  païens  fus- 
sent remplacés  par  une  église  ^. 

A  Antioche  aussi,  à  Nicomédie,  et  en  bien  d'autres 
villes,  des  églises  nouvelles  s'élevèrent,  monuments  im- 
posants de  la  faveur  impériale. 

A  Antioche,  l'établissement  principal  des  chrétiens  se 
trouvait  dans  la  partie  ancienne  de  la  ville*  ;  on  croyait 


1  Joséiih.e,  Bell,  iud.,  IV,  9,  7;  Chron.  Pasch.  Olymp.  224,  3. 

2  Saint  Jérôme,  in  Jerem.,  XXXI,  15:  m  Zachar.,  XI,  5. 

3  Eusèbe,  V.  C,  III,  51-53. 

Théodoret,  H.  E.,  II,  27). 


84  CHAPITRE    II 

que  cette  vieille  église  ^  remontait  jusqu'au  temps  des 
apôtres.  Constantin  en  fit  construire  une  autre,  dQ  forme 
octogonale,  dont  la  haute  coupole  dominait  une  cour  im- 
mense^entourée  de  portiques  2, 

Mais  de  toutes  les  fondations  constantiniennes,  la 
plus  importante,  en  elle-même  et  dans  ses  conséquences, 
ce  fut  celle  de  Gonstantinople.  Il  y  avait  mille  ans  que 
des  colons  grecs,  venus,  dit-on,  de  Mégare^  avaient  dis- 
tingué, près  de  l'embouchure  du  Bosphore  dans  la  Pro- 
pontide,  l'endroit  où  s'ouvre  la  profonde  fissure  qui 
s'appela  depuis  la  Corne  d'Or.  Sur  la  pointe  actuelle  du 
Sérail  ils  avaient  tracé  l'emplacement  d'un  comptoir, 
qu'ils  appelèrent  Byzance,  du  nom  d'un  héros  thrace, 
iionoré  sans  doute  en  cette  localité.  Admirable  situation, 
sur  un  promontoire  facile  à  fortifier^  entouré  partout 
d'une  mer  profonde,  au  débouché  du  Pont-Euxin,  sur 
une  des  plus  importantes  voies  commerciales  de  l'an- 
cien mondée  Alors  s'ouvre  une  longue  histoire  de  né- 
goces et  de  guerres,  dont  les  'épisodes  se  mêlent  à  la 
vie  générale  du  monde  grec,  au  temps  de  l'indépen- 
dance, sous  les  rois  macédoniens,  sous  l'empire  de  Rome. 
Sévère,  en  guerre  contre  Niger,  avait  assiégé  Byzance , 


1  Après  la  construction  de  la  basilique  constantinienne,  le 
terme  de  Vieille,  Palée  [nalx'A),  fut  transporté  du  quartier  à  l'é- 
difice même  de  l'ancienne  église  (Ath.,  Tom.  ad  Ant.,  c.  3). 

2  Eusèbe,  V.  C,  III,  50.  L'église  ne  fut  dédiée  qu'en  341. 

3  Quelques  années  avant  Byzance,  Ghalcédoine  avail;  été  fon- 
dée de  l'autre  côté  du  Bosphore,  dans  une  position  beaucoup  moins 
avantageuse.  Ses  fondateurs,  pour  n'avoir  pas  préféré  l'emplace- 
ment de  Byzance,  furent  plaisantes  par  toute  l'antiquité. 


CONSTANTIN,   EMPEREUR   CHRÉTIEN  85 

trois  ans  durant,  puis  l'avait  châtiée,  enfin  l'avait  recons- 
truite et  agrandie.  Jusque  dans  la  récente  guerre,  elle 
avait  joué  son  rôle:  il  avait  fallu  en  débusquer  Licinius. 
Constantin  résolut  ^  d'y  transporter  le  siège  de  l'empire 
oriental,  d'en  faire  une  ville  bien  à  lui,  car  il  l'aurait 
fondée  à  nouveau  et  elle  porterait  son  nom,  et  en  même 
temps  une  ville  hors  de  pair,  un  second  sanctuaire  de 
la  puissance  romaine,  une  nouvelle  Rome.  La  Tétrar- 
chie  n'avait  eu  que  des  capitales  secondaires,  Nicomédie, 
Sirmium,  Milan,  Trêves.  Gonstantinople  serait  bien  autre 
chose.  Et  cette  ville  souveraine  serait  une  capitale  chré- 
tienne. L'empereur  avait  vu  Rome  en  312;  il  y  était 
retourné  en  315  pour  ses  décennales,  en  326  pour  ses 
vicennales.  Il  avait  dû  constater  que  les  vieux  cultes  y 
étaient  encore  trop  vivants  pour  qu'il  fût  aisé  de  les 
déraciner  ou  d'en  faire  abstraction.  Sur  le  Bosphore  il 
aurait  les  mains  libl-es. 

Byzance  avait,  depuis  longtemps,  une  colonie  chré- 
tienne. C'est  de  là  que  vint  à  Rome,  vers  la  fin  du 
II'  siècle,  le  fameux  hérésiarque  Théodote  ^.  D'après  des 
traditions  assez  vagues,  les  établissements  chrétiens  au- 
raient été  d'abord  dans  les  faubourgs,  sur  la  rive  orien- 
tale de  la  Corne  d'Or^  Plus  tard  on  se  transporta  en 

1  Suivant  des  récits  recueillis  par  Zosime  (II,  30)  et  Sozomène 
(II,  3),  il  aurait  d'abord  songé  à  l'emplacement  de  Troie.  C'est  bien 
invraisemblable. 

2  T.  I,,p.  299. 

3  Socrate.  VII,  25,  26  ;  cf.  Pseudo-Dorothée  dans  Lequien, 
Oviens  christ.,  t.  I,  p.  198  ;  églises  d'Argyropolis  (Fuundoukly), 
d'Elea  (Péra),  de  Sycae  (Galata). 


86  CHAPITRE    II 

ville  ;  au  corameii cernent  du  quatrième  siècle,  il  s'y  trou- 
vait une  église  dite  de  la  Paix  *  (Irène,  Sainte-Irène), 
où  sans  doute  siégèrent  les  premiers  évêques,  Métro- 
phane  et  Alexandre  '^. 

L'église  d'Irène  était  voisine  du  marché  de  Byzance 
(agora),  non  loin  duquel  s'élevaient  deux  importantes 
constructions  de  Sévère,  les  thermes  de  Zeuxippe  et 
l'Hippodrome,  celui-ci  demeuré  inachevé.  Constantin 
reporta  le  marché  beaucoup  plus  à  l'ouest  ^,  acheva 
l'hippodrome,  restaura  les  thermes,  et,  entre  les  deux, 
commença  les  constructions  du  palais  impérial  et  d'un 
autre,  pour  le  nouveau  sénat.  L'église  d'Irène  fut  res- 
taurée et  agrandie  ;  mais  on  ne  tarda  pas  à  la  trouver 
insuffisante  et  l'on  en  commença  une  autre,  à  peu  de 
distance,  l'église  de  la  Sagesse  (Soçia,  Sainte-Sophie). 
Sainte-Sophie,  le  Sénat,  le  Palais,  l'Hippodrome,  enca-- 
draient  une  vaste  place,  le  forum  Augustéen,  où,  comme 
à  Rome,  s'élevait  un  milliaire  d'or.  Une  longue  colon- 
nade, qui  remontait  aussi  à  Sévère,  conduisait  au  nouveau 


1  Socrate,  I,  16;  II,  16.  L'église  d'Hippone  portait  aussi  le  nom 
d'église  de  la  Paix  :  le  concile  d'Hippone,  en  393,  se  réunit  in  se- 
cretario  basilicae  Pacis, 

2  Ce  sont  ceux  qui  figurent  en  tète  des  ^lus  anciennes  listes 
épiscopales  ;  les  autres  catalogues  sont  suspects,  surtout  celui  du 
Pseudo-Dorotbée,  qui  donne  21  prédécesseurs  à  Métrophane.  Il 
semblelbien  qu'avant  Métrophane  les  chrétiens  de  Byzance  se  soient 
rattachés  à  l'église  de  Périnthe-Héraclée.  Le  groupement  de  deux 
villes  sous  un  même  évéque  persista  longtemps  en  cette  région 
(T.  I,  p.  525.J 

3  Forum  do  Constantin  ;  sa  statue  s'y  élevait  au  haut  d'une 
énorme  colonne  dont  un  débris  subsiste  encore  (Colonne brûlée). 


CONSTANTIN,    EMPEREUR    CHRÉTIEN  87 

marché,  le  Forum  de  Constantin,  près  de  la  porte  prin- 
cipale de  l'enceinte  sévérienne.  Au  delà  s'étendaient  les 
nouveaux  quartiers,  traversés  par  deux  grandes  voies, 
dont  l'une,  parallèle  à  la  mer,  suivait  vers  l'Occident 
le  tracé  de  l'antique  via  Fgnatia,  et  aboutissait,  dans 
l'enceinte  constantinienne^  à  la  porte  d'Or  ;  l'autre,  plus 
au  nord,  se  dirigeait  vers  la  porte  d'Andrinople.  Près 
de  celle-ci,  à  l'intérieur,  l'empereur  fit  construire  une 
grande  église  en  l'honneur  des  Apôtres  *  ;  elle  avait  la 
forme  d'une  croix  et  s'élevait  au  milieu  d'une  cour  en- 
tourée de  colonnades.  Eusèbe,  qui  la  vit  toute  neuve, 
fut  frappé  des  reflets  du  soleil  sur  sa  coupole  de  bronze. 
Dans  la  cour  se  trouvait  le  mausolée  impérial.  Constantin 
y  avait  fait  disposer  douze  tombeaux  représentatifs,  qui 
étaient  censés  ceux  des  douze  apôtres  ;  son  sarcophage 
à  lui  occupait  le  milieu  2. 

Outre  ces  édifices,  Eusèbe^  parle  d'autres  églises. 
tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur  de  la  ville  ;  celles-ci 
étaient  dédiées  aux  martyrs.  Il  dit  aussi  que  Constantin 
ne  souffrit  pas  que,  dans  la  ville  à  laquelle  il  donnait 
son  nom,  il  y  eût  des  idoles  dans  les  temples  et  des 
sacrifices  sur  les  autels*.  Mais  les  «idoles»  ne  man- 


1  La  mosquée  Mohamnaedieh  s'élève  actuellement  sur  cet  em- 
placement, 

2  V.  C,  IV,  58-60.  Constantin,  dans  l'église  grecque,  est  un 
saint;  on  lui  donne  le  titre  d"K7au6<TTo>vo;,  «  égal  aux  apôtres  ». 

3  V.  C,  ni,  48. 

4  Ceci  est  peut-être  exagéré,  ou'plutôt  applicable  seulement  à 
la  nouvelle  ville,  le  culte  païen  ayant  pu  être  toléré  dans  l'an- 
cienne. 


88  CHAPITRE    II 

quaient  point  sur  les  places  publiques  et  autre  part. 
Nombre  de  chefs-d'œuvre  et  de  statues  célèbres,  orne- 
ments des  temples  et  des  villes,  furent  alors  transportés 
à  Gonstantinople  et  employés  à  sa  décoration  *.  Il  en 
reste  encore  ;  après  tant  de  siècles  et  de  révolutions, 
on  peut  encore  voir,  sur  l'emplacement  de  l'hippodrome, 
la  base  du  célèbre  trépied  consacré  à  Delphes  par  les 
cités  grecques,  en  action  de  grâces  de  la  victoire  de 
Platées. 

Le  11  mai  330,  la  dédicace  de  la  nouvelle  ville  fut 
célébrée  en  grande  pompe.  On  s'était  pressé  d'exécuter 
les  ordces  de  l'empereur,  trop  pressé  même  :  ces  cons- 
tructions hâtives  durèrent  fort  peu.  Elles  furent  rem- 
placées par  d'autres,  car  la  cité  «  gardée  par  Dieu  »  ^ 
n'était  pas  destinée  à  une  existence  éphémère.  Des  mesu- 
res  énergiques,  privilèges,  obligation  de  résidence,  appro- 
visionnements officiels,  distributions  gratuites,  avaient 
été  prises  dès  le  premier  moment  pour  y  attirer  la  popu- 
lation. Cependant  il  fallut  du  temps  pour  que  la-^  nou- 
velle Rome  arrivât  à  la  hauteur  de  l'ancienne  ^  En  ceci, 
comme  en  d'autres  choses,  Constantin  avait  ouvert  la 
voie,  laissant  à  ses  continuateurs  le  soin  de  poursuivre 


1  Sur  ceci,  V.  AUard,  L'art  païen  sous  les  empereurs  chrétiens, 
Paris,  1879,  p.  173.  Les  Scriptores  origiJium  Constantinopolitanorum 
ont  été  réunis  par  M.  Th.  Preger,  dans  la  petite  collection  Teub- 
ner,  1901  (1"  fascicule), 

2  ôeoçyXaxTOi,. 

3  Selon  Julien.  Orat.,  I,  8,  Gonstantinople  surpassait  autant 
les  autres  villes  qu'elle  était  elle-même  surpassée  parEome,  ToaoÛTw 


CONSTANTIN,   EMPEREUR   CHRÉTIEN  89 

sa  tâche.  Ils  y  parvinrent.  L'enceinte  constantinienne 
se  remplit  ;  il  en  fallut  construire  une  autre,  beaucoup 
plus  large.  La  nouvelle  Rome  se  développa,  en  face, 
au  défaut  et  aux  dépens  de  l'ancienne'.  A  la  puissance 
romaine,  brisée  en  Occident,  elle  fournit  un  siège  magni- 
fique et  une  forteresse  inexpugnable.  Derrière  ses  mu- 
railles les  dynasties  du  moyen-âge  continuèrent  la  suc- 
cession de  César  et  maintinrent,  contre  la  barbarie  slave 
et  le  fanatisme  arabe,  la  tradition  de  la  vieille  maîtresse 
du  monde,  tradition  affaiblie  et  mêlée  tant  qu'on  voudra^ 
mais  tradition  tout  de  même.  Au  point  de  vue  reli- 
gieux, elle  résista  huit  siècles  à  l'islamisme  et  propagea 
l'Evangile  chez  les  envahisseurs  qui  lui  venaient  de 
l'Oural  et  du  Danube.  Malheureusement,  par  son  im- 
portance même,  elle  fut,  et  cela  de  bonne  heure,  une 
grave  menace  pour  l'unité  chrétienne.  La  Rome  hellé- 
nisée du  Rosphore  ne  parvint  pas  à  s'entendre  avec  la 
vieille  Rome  restée  ou  redevenue,  latine.  Leurs  conflits 
encombrent  l'histoire  ;  leur  séparation^  qui  semble  irré- 
médiable, est  un  des  plus  graves  désastres  qu'ait  essuyés 
la  religion  de  l'Evangile. 

Depuis  les  solennités  de  la  dédicace,  l'empereur  éta- 
blit sa  résidence  à  Gonstantinople  et  n'en  bougea,  guère. 
Après  les  fêtes  de  Pâques  de  l'année  337,  il  sentit  quel- 
ques malaises,  coiître  lesquels  il  essaya  des  eaux  ther- 
males, puis  il  passa  à  Helenopolis  où  se  perpétuait  le 
souvenir  de  sa  mère  avec  le  culte  du  martyr  Lucien.  Là^ 
sa  maladie  s'aggrava  et  lui  fit  craindre  une  fin  prochaine. 
Il  se  transporta  dans  la  villa  impériale  d'Achyron,  près 


90  CHAPITRE    II 

Nicomédie,  et,  comme  il  n'avait  pas  encore  reçu  le  bap- 
tême, il  demanda  aux  évêques  de  le  lui  conférer.  La 
cérémonie  fut  présidée  par  l'évêque  du  lieu,  Eusèbe, 
personnage  d'une  notoriété  assez  fâcheuse,  comme  on 
le  verra  bientôt  *.  La  mort  arriva  le  22  mai.  Les  fils 
survivants  de  Constantin  étaient  absents  tous  les  trois  ; 
le  plus  rapproché,  Constance,  vint  présider  aux  funé- 
railles et  conduisit  le  corps  de  son  père  à  l'Apostoleion 
de  Constantinople.  La  succession  ne  fut  pas  réglée  sans 
difficultés  ;  on  continua  d'expédier  les  affaires  au  nom  de 
l'empereur  défunt  jusqu'au  9  septembre  337,  jour  où- 
ses  trois  fils  furent  proclamés  augustes. 

Constantin  a  été,  est  encore,  "apprécié  diversement. 
Le  fait  capital  de  son  règne,  la  conversion  de  l'empe- 
reur et  de  l'empire  au  christianisme,  lui  vaut  l'enthou- 
siasme des  uns,  la  sévérité  des  autres,  car  il  est  dans 
la  nature  des  hommes  que  leurs  passions  présentes  se-, 
vissent  jusque  dans  la  façon  dont  ils  se  représentent 
les  temps  anciens.  Pour  son  malheur  il  y  a  trop  de 
sang  dans  son  histoire.  On  peut  lui  passer  la  mort  de 
Maximien  et  de  Licinius,  prétendants  remuants  et  incom- 
modes; mais  son  fils  Crispus^mais  le  fils 'de  Licinius, 
mais  sa  femme  Fausta  !  Nous  sommes  très  mal  renseignés 
sur  ces  horribles  choses.  Constantin  a  voulu  qu'on  en 
ignorât  le  détail;  peut-être,  par  ce  silence  imposé,  a-t-il 
supprimé  des  explications  atténuantes.  Quoi  qu'il  en  soit 
•de  ces  tragédies  domestiques,  ce  n'est  pas  seulement 

J  Eusèbe,  F.  C,  IV,  60-64.  Cf.  Jérôme,  Chron.,  a.  Abr.  2353. 


CONSTANTIN,  EMPEREUR  CHRÉTIEN  91 

l'Eglise  qui  eut  à  se  louer  du  premier  empereur  chré- 
tien. L'empire  aussi  apprécia  son  (gouvernement  :  il  lui 
assura,  tant  qu'il  vécut,  la  paix  religieuse,  une  adminis- 
tration sage,  la  sécurité  des  frontières,  le  respect  des 
nations  voisines.  C'est  quelque  chose. 


CHAPITRE   III 
Les  schismes  issus  de  la  persécution. 

Le  pape  Marcellin  et  son  souvenir.  —  Séditions  romaii»_,  \ 
propos  des  apostats  :  Marcel,  Eusèbe.  —  Conflits  égyptiens  :  rup- 
ture entre  les  évêques  Pierre  et  Mélèce.  —  Le  schisme  mélétien.  — 
Origines  du  schislne  donatiste.  —  Concile  de  Girta.  —  Mensurius 
et  Cécilien,  évêques  de  Garthage.  —  Schisme  contre  Gécilien  :  Ma- 
jorin.  —  Intervention  de  l'empereur.  —  Conciles  de  Rome  et  d'Ar- 
les. —  Arbitrage  impérial.  —  Résistance  des  Donatistes,  organi- 
sation du  schisme. 

1°.  —  Le  schisme  romain. 

Au  moment  où  la  persécution  éclata,  l'église  romaine 
avait  à  sa  tête,  depuis  près  dé  sept  ans,  l'évêque  Mar- 
cellin '.  L'édit  de  confiscation  des  biens  ecclésiastiques, 
meubles  et  immeubles,  fut  appliqué  sans  difficulté  à 
Rome.  La  communauté  chrétienne  y  était  si  considéra- 
ble et  si  connue  que  toute  dissimulation  y  eût  été, 
non  pas  seulement  périlleuse,  mais  impossible.  Les  pro- 
cès-verbaux de  saisie  se  conservèrent  assez  longtemps, 
grâce  à  ce  que  bs  Donatistes  y  crurent  trouver  des  armes 


'  Son  nom  est  mentionné  dans  une  inscription  du  cimetière  de 
Galliste,  antérieure  à  la  persécution  (De  Rossi,  Inscr.  christ.,  t.  I, 
p.  cxv). 


LES    SCHISMES    ISSUS    DE    LA   PERSÉIirOTION  93 

contre  leurs  adversaires.  Certains  clercs  furent  appelés  à 
faire  la  remise  des  objets  confisqués  —  on  ne  parle  pas 
des  saintes  Ecritures  —  et,  quand  ce  cas  de  conscience 
se  fut  posé  en  Afrique,  il  y  fut  fait  grand  état  de  leur 
intervention.  Vint  l'ordre  d'arrêter  les  membres  du 
clergé  :  il  semble  que  ceux-ci  aient  réussi  à  en  esquiver 
une  application  trop  étendue.  On  ne  cite  qu'un  prêtre, 
Marcellin,  et  un  exorciste,  Pierre,  qui  aient  péri  à  ce 
propos.  L'évêque  échappa,  comme  ceux  de  Carthage, 
d'Alexandrie  et  d'Antioche,  aux  premières  rigueurs  ; 
mais  il  mourut,  le-24  octobre  304,  au  moment  où  Dio- 
clétien  arrivait  à  Rome  et  où  la  persécution  sévissait 
partout  dans  toute  sa  rigueur. 

Pour  un  personnage  de  cette  importance  il  était  assez 
fâcheux,  en  un  tel  moment,  de  mourir  dans  son  lit.  La 
mémoire  de  Marcellin  fut  très  malmenée  par  les  Dona- 
tistes  dans  le  courant  du  iv^  siècle.  Ils  le  rangeaient  au 
nombre  des  «  traditeurs  »,  sans  alléguer  de  preuves  bien 
nettes.  Quelques-uns  i  allaient  plus  loin  et  le  chargeaient 
d'une  faute  plus  grave  :  il  aurait  offert  de  l'encens  aux 
autels  païens.  Ce  dernier  point  parait  avoir  été  admis  à 
Rome,  au  moins  dans  le  populaire,  vers  la  fin  du  v"  siè- 
cle. De  cela  nous  n'avons  d'autres  documents  que  deux 
pièces  apocryphes  :  le  faux  concile  de  Sinuesse,  com- 
position peu  postérieure  à  l'année  501,  et  la  vie  de 
Marcellin  dans  le  Liber  pontificalis .  Ces  deux  documents 
s'accordent  à  représenter  Marcellin  comme  s'étant  réha- 

1  Aug.,  Contra  litt.  Peliliani,  II,  202  ;  De  unico  baptismo,  27. 


94  CHAPITRE    III 

bilité.  Suivant  le  concile,  une  nombreuse  assemblée 
d'évêques  aurait  constaté  sa  faute  et  son  repentir,  mais 
se  serait  refusé  à  condamner  le  souverain  évêque  ;  sui- 
vant la  légende  du  Liber  pontificalis,  le  pape  coupable, 
arrêté  de  nouveau  parTès  persécuteurs,  aurait  montré 
plus  de  courage  et  versé  son  sang  pour  la  foi. 

Pris  en  eux-mêmes  et  ramenés  à  leur  propre  valeur, 
ces  témoignages  ne  seraient  pas  très  compromettants. 
Il  y  avait  à  Rome,  au  iv^  siècle,  une  colonie  de  Dona- 
tisles,  qui  aurait  pu  lancer  dans  le  populaire  l'idée  d'un 
pape  infidèle  à  ses  devoirs  au  moment  de  la  persécution, 
idée  qui  aurait  fructifié  plus  tard  entre  les  mains  des 
légendaires  et  des  fabricateurs  de  faux  conciles,  si  ac- 
tifs au  commencement  du  yi^  siècle.  Mais  il  faut  tenir 
compte  d'un  fait  autrement  grave,  parce  qu'il  nous  ouvre 
jour,  non  sur  les  rumeurs  populaires,  mais  sur  les  sen- 
timents du  haut  clergé  de  Rome,  et  cela  au  lendemain 
même  de  la  persécution.  L'église  romaine  avait,  au  temps 
de  Constantin,  un  calendrier  où  étaient  marqués  les  an- 
niversaires des  papes  et  ceux  des  principaux  martyrs. 
Depuis  Fabien  (250)  jusqu'à  Marc  (335),  tous  les  papes 
y  figurent,  sauf  une  seule  exception,  celle  de  Marcellin. 
Une  telle  omission  \  pour  laquelle  il  est  impossible  de 
faire  valoir  des  erreurs  de  copie  ou  autres  excuses  du 
même  genre,  ne  peut  avoir  été  sans  motifs>  Dans  son 
Histoire  ecclésiastique,  Eusèbe  se  borne  à  dire  que  la 

1  Marcellin  n'est  omis  que  dans  le  calendrier  ;  le  recueil  phi- 
localien,  qui  nous  a  conservé  le  calendrier,  contient  aussi  un  ca- 
talogue des  papes  où  il  figure  à  sa  place. 


LES    SCHISMES    ISSUS    DE  LA.   PERSÉCUTION  9& 

persécution  trouva  Marcellin  évêque  ;  c'est  une  simple 
indication  chronologique.  Il  est  d'ailleurs  peu  renseigné 
sur  ce  qui,  de  son  temps,  se  passait  à  Rome.  En  somme 
il  a  dû  y  avoir  quelque  chose  de  fâcheux,  mais  nous  ne 
savons  au  juste  quoi.    ^ 

Désorganisée  par  la  persécution,  attristée  par  la  mort 
de  son  évêque,  l'église  romaine  traversa  une  crise  très 
dangereuse,  moins  peut-être  du  fait  de  la  persécution 
qu'en  raison  des  dissensions  intérieures  qui  la  suivirent. 
La  persécution  violente  paraît  avoir  beaucoup  jdiminué 
depuis  l'abdication  de  Dioclétien  ;  quand  Maxence  se  fut 
proclamé  empereur,  elle  dut  cesser  tout  à  fait  ^  Toute- 
fois les  chrétiens  de  Rome  ne  se  pressèrent  point  d'élire 
un  nouvel  évêque.  Maxence  était  un  usurpateur,  un  in- 
surgé. Sa  bienveillance  ne  garantissait  pas  celle  de  Ga- 
lère, en  hostilité  ouverte  avec  lui,  et  qui  pouvait,  d'un 
moment  à  l'autre,  redevenir  le  maître.  Cependant,  quand, 
après  Sévère,  Galère  eut  été  repoussé  de  Rome,  et  que 
Maxence,  alors  en  assez  bons  termes  avec  Constantin^ 
parut  s'être  consolidé,  on  se  décida  à  risquer  l'élection. 
Vers  la  fin  de  juin  308,  Marcel  fut  installé,  après  une  va- 
cance de  près  de  quatre  ans. 

Il  trouva  déjà  posée  et  agitée  la  question  des  apos- 
tats ^  Le  danger  passé,  ceux-ci  revenaient  à  l'Eglise; 

1  Eusèbe,  H.  E.,  VIII,  14,  va  jusqu'à  dire  qu'au  commencement 
il  feignait  d'être  chrétien,  «  pour  complaire  au  peuple  romain  »  ; 
il  ajoute,  ce  qui  est  plus  croyable,  qu'il  ordonna  de  relâcher  la 
persécution  :  xqv  xatà  Xpoo-nâvcov  àveïvai  irpoo-xatTSt  ôiwyfj-ov. 

2  Sur  ce  qui  suit  nous  n'avons  d'autre  documents  que  les  épi- 
taphes  des  papes  Marcel  et  Eusèbe,  composées  longtemps  après. 


96  CHAPiïKE  m 

ils  prétendaient  même  y  rentrer  sans  conditions,  tandis 
que  les  chefs,  et,  à  leur  tête,  le  no.uveau  pape,  fidèles 
aux  principes  traditionnels,  entendaient  qu'ils  se  sou- 
missent à  l'expiation  pénitentielle.  Les  apostats  étaient 
légion.  Le  conflit  qu'ils  déchainèrent  dégénéra  en  une 
sorte  de  sédition.  Des  édifices  provisoires  où  se  tenaient 
les  assemblées  chrétiennes,  caries  églises  n'avaient  pas 
encore  été  rendues,  la  querelle  tomba  bientôt  dans  la 
rue  :  l'ordre  public  fut  compromis.  Le  gouvernement  de 
Maxence  intervint.  Sur  la  dénonciation  d'un  apostat  ^ 
Marcel  fut  jugé  responsable  du  désordre  et  éloigné  de 
Rome.  Il  mourut  en  exil. 

On  le  remplaça,  soit  la  même  année  (309),  soit  l'an* 
née  suivante  (310),  par  Eusèbe.  Cette  fois  l'élection  ne 
fut  pas  unanime.  Un  autre  candidat,  Heraclius,  fut  ac- 
clamé par  le  parti  hostile  à  la  pénitence.  Le  schisme 
était  complet  :  les  troubles  recommencèrent.  Au  bout  de 
quatre  mois  la  police  intervint  de  nouveau,  arrêta  les 
deux  chefs  et  les  chassa  de  Rome.  Eusèbe,  interné  en 
Sicile,  y  mourut  peu  après. 

L'édit  de  Galère  dut  être  connu  à  Rome  au  mois, de 
mai  314.  Bien  que  Maxence  ne  se  montrât  pas  défavo- 
rable aux  chrétiens,  il  avait  maintenu  les  confiscations 
exécutées  en  303.  Il  semble  qu'il  n'ait  pas  voulu  être  en 

par  leur  successeur  Damase.  Ce  qu'elles  disent  de  la  situation  à 
Rome  cadre  fort  bien  avec  ce  que  Ton  sait  être  arrivé  à  Garthage 
et  à  Alexandrie. 

1  Damase  ne  le  nomme  pas  ;  mais  il  dit  qu'il  avait  renié  le 
Christ  en  pleine  paix,  in  pace,  c'est-à-dire  avant  la  persécution. 
C'était  un  apostat  i  de  la  veille,  i 


LES   SCHISMES    ISSUS   DE  LA  PERSÉCUTION  97 

reste  avec  Galère  au  point  de  vue  de  la  tolérance  et  qu'il 
ait  accentué  ses  bonnes  dispositions.  L'église  romaine, 
après  une  vacance  d'un  an  ou  deux,  se  donna  de  nouveau 
un  évêque,  en  la  personne  de  Miltiade  (2  juillet  311),  et 
celui-ci  obtint  de  Maxence  la  restitution  des  lieux  con- 
fisqués. Le  ((  tyran  »  et  son  préfet  du  prétoire  délivrè- 
rent des  lettres  avec  lesquelles  les  diacres  de  Miltiade 
se  présentèrent  devant  le  préfet  de  Rome  :  les  édifices 
leur  furent  remis  officiellement  -et  procès- verbal  fut 
dressé  de  cette  opération  ^ 

Cette  fois  la  persécution  était  bien  finie  ;  l'église  ro- 
maine jouissait  de  la  paix  extérieure.  Il  semble  aussi 
que  la  paix  intérieure  ait  réussi  à  s'établir,  car  on  n'en- 
tend plus  parler,  depuis  lors,  du  schisme  pénitentîel. 

D'autres  églises  furent  agitées  plus  longtemps. 

2°.  —  Le  schisme  mélétien^. 

En  Egypte,  comme  ailleurs,  la  question  des  apostats 
donnait  lieu  à  des  avi«  différents,  et,  partant,  eu  égard 

1  Ce  procès- verbal,  comme  celui  de  saisie,  fut  allégué  par  les 
Donatistes  à  la  conférence  de  411  {Coll.,  499-514  ;  Aug.,  Brev.,  III, 
34-36  ;  Ad  Don.,  17). 

2  Sur  le  schisme  mélétien,  v.  1°  l'épitre  canonique  de  saint 
Pierre  d'Alexandrie,  avec  les  suppléments  du  texte  syriaque,  édi- 

.  tés  par  Lagarde  dans  ses  Reliquiae  imns  ecclesiastici  antiquissimae  et 
retraduits  en  grec  par  E.  Schwartz,  Zu7'  Geschichte  des  Athanasius, 
dans  les  Nachrichten  de  Gôttingen,  1905,  p.  166  et  suiv.;  2°  quelques 
pièces  à  la  suite  de  VHisto7'ia  acephala  de  saint  Athanase  contenue 
dans  la  collection  dite  du  diacre  Tliéodose  (ms.  de  Vérone,  n»  LX; 
P.  Batiffol,  Byzantinische  Zeitschrift,  1901,  les  a  republiées  avec  soin 
DucHESKE.  Hist.  anc.  de  VEgL  —  T.  II.  7 


98  CHAPITRE    III 

aux  usages  ecclésiastiques  d'alors,  à  des  querelles.  On 
était  encore  bien  loin  de  la  pacification  religieuse  lors- 
que, au  printemps  de  306,  l'évêque  d'Alexandrie  édicta 
un  règlement  sur  la  matière,  en  s'inspirant  de  sentiments 
miséricordieux.  Il  n'avait  pas  la  moindre  idée  de  rece- 
voir les  apostats  sans  pénitence;  mais,  dans  son  appré- 
ciation des  cas  et  dans  son  évaluation  des  réparations  à 
produire,  il  témoignait  d'une  certaine  compatissance  en- 
vers lés  pécheurs,  en  même  temps  que  d'un  certain  em- 
pressement à  remplir  les  cadres  de  son  église,  singuliè- 
rement éclaircis  partant  d'apostasies.  L'opposition  qu'il 
pressentait  *  en  publiant  son  tarif  pénitentiel,  ne  tarda 
pas  à  se  manifester.    Un  évêque  de  la  Haute-Egypte, 
Mélèce  de  Lycopolis,   connu  pour  son  rigorisme  intran- 
sigeant, protesta  avec  quelque  retentissement,  déclarant 
que  ce  règlement  était  inopportun,  q^u'on  devait  attendre 
la  fin  de  la  persécution  avant    de  tendre  la  main  aux 
apostats,  et  leur  imposer  alors  des  conditions  sévères. 
Il  n'allait  pas,  comme  Novatien  l'avait  fait  un  demi-siè- 
cle plus  tôt,   jusqu'à  dénier  aux   faillis  tout  espoir  de 
réhabilitation.   Entre  lui  et  l'évêque  Pierre  il  n'y  avait 
que  des  questions  de  nuances  et  de  dosage.  C'en  fut  assez 
pour  qu'on  en  vînt  aux  extrémités. 

Après  le  conrt  répit  que  l'évêque  d'Alexandrie  avait 


et  montré  le  lien  qui  les  rattache  kl'Historia  acephala);  3»  Epiphane, 
hae7\  68,  où  les  origines  sont  déjà  un  peu  enluminées  de  légendes; 
4»  Athanase,  Apol.  contra  Arianos,  11,  59;  Ad  episcopos  ^gypti  et  Li- 
byae,  22,  23, 

1  Nachrichien,  1903,  p.  168. 


LES  SCHISMES  ISSUS  DE  LA  PERSÉCUTION      99 

pris  à  tort  pour  l'aurore  d'une  paix  sérieuse,  la  persé- 
cution s'était  ravivée  en  Orient.  Pierre  se  cachait  de 
nouveau,  et  ses  représentants  dans  la  grande  ville  en 
faisaient  autant.  Mélèce  parcourait  l'Egypte,  allait  d'é- 
glise en  église,  provoquant  l'agitation  sur  la  question  de 
la  pénitence  et  s'ingérant  à  faire  des  ordinations,  en  de- 
hors des  pasteurs  que  la  persécution  tenait  écartés  de 
leurs  fidèles  et  des  remplaçants  qu'ils  s'étaient  choisis.  11 
ordonnait  même  des  évêques,  sans  tenir  compte  des  droits 
du  métropolitain  Pierre,  seul  compétent  en  ce  genre  de 
choses.  C'est  ainsi  qu'il  s'attira  une  lettre  sévère  de  la 
part  de  quatre  de  ses  collègues,  Hesychius,  Pacôme, 
Théodore  et  Philéas,  réunis  alors  dans  une  prison  d'A- 
lexandrie ^  L'évêque  de  Thmuis  et  ses  trois  compagnons 
périrent  peu  après.  L'intraitable  évêque  de  Lycopolis 
persista  néanmoins  dans  son  attitude.  Il  vint  à  Alexan- 
drie, où  il  s'aboucha  avec  deux  docteurs  ambitieux, 
Isidore  et  Arius  ^,  celui-ci  ascète,  l'autre  de  mœurs  plu- 
tôt facile  ',  qui  lui  révélèrent  l'endroit  où  se  tenaient 
cachés  les  vicaires  de  l'évêque.  Mélèce  eut  l'audace  de 
les  remplacer  ;  à  cet  efïet,  il  choisit  deux  confesseurs, 
dont  l'un  était  en  prison,  l'autre  aux  mines,  circonstan- 
ces propres  à  leur  concilier  le  respect,  mais  non  à  leur 
faciliter  l'exercice  de  l&ur  ministère. 

Pierre,  bientôt  informé,  prononça  contre  l'évêque  de 
„ Lycopolis  une  excommunication  qui  devait  être  obser- 

1  Migne,  P.  G.,  t.  X,  p.  1365. 

2  Peut-être  le  célèbre  hérétique. 

3  Moribus  turbulentus,  porte  la  version  latine. 


100  CHAPITRE    III 

vée  jusqu'à  plus  ample  examen.  Cependant  Mélèce  était 
arrêté  et  envoyé  aux  mines  de  Phaeno,  où  il  trouva  di- 
verses personnes  de  son  avis,  entre  autres  un  autre  évê- 
que  égyptien,  appelée  Pelée.  Us  semèrent  la  discorde 
parmi  les  fidèles  de  leur  pays  qui  travaillaient  dans  ce 
bagne.  Les  malheureux,  après  avoir  peiné  tout  le  jour, 
passaient  leurs  nuits  à  s'entre-anathématiser.  Quand  on 
les  relâcha  (314);,  leurs  querelles  n'étaient  pas  apaisées. 
Ils  revinrent  en  Egypte,  le  cœur  ulcéré,  moins  contre 
leurs  persécuteurs  que  contre  ceux  de  leurs  frères  qui 
ne  partageaient  pas  leurs  idées.  Le  martyre  de  l'évêque 
Pierre  n'éteignit  point  ces  colères  *.  Ses  successeurs 
furent  remis  en  possession  des  églises  :  on  leur  fit  con- 
currence en  des  conventicules  que  l'on  qualifiait  d'  «  égli- 
ses des  martyrs  ».  Désignation  singulière,  car  enfin 
Philéas  et  ses  compagnons,  et  l'évêque  Pierre  lui-même;, 
censés  patrons  des  apostats,  avaient  donné  leur  vie  pour 
la  foi,  tandis  que  Mélèce,  revenu  des  mines^  finit  par 
mourir  dans  son  lit. 

Le  schisme  se  maintint;  ii  aboutit  à  la  constitution 
d'une  hiérarchie  opposante  qui  s'étendit  à  l'Egypte  en- 
tière et  fit  quelque  figure  pendant  une  ou  deux  généra- 
tions. Nous  la  retrouverons  bientôt. 


1  Athanase,  Apol.  adv.  ^r.,59,  dit  que  Mélèce  fut  condamné  en 
synode  par  Pierre  d'Alexandrie,  pour  divers  méfaits  et  pour  avoir 
sacrifié,  ItzX  âuo-îa.  Cette  dernière  imputation  est  bien  invraisem- 
blable. Elle  ne  fut  pas  produite,  ou,  tout  au  moins,  pas  établie, 
devant  le  concile  de  Nicée,  qui,  si  elle  l'avait  été,  n'aurait  pas  fait 
à  Mélèce  des  conditions  si  douces. 


LES   SCHISMES    ISSUS   DE   LA   PERSÉCUTION  101 

30.  —  Le  schisme  donatisié. 

'  L'Afrique  aussi  fut  désolée  par  le  schisme;  les  choses 
y  allèrent  même  beaucoup  plus  loin  qu'en  Egypte  i. 

Par  l'abdication  de  Maximin,  en  305,  les  provinces 
africaines  entrèrent  dans  le  ressort  impérial  du  césar 
Sévère.  Maxence  ne  réussit  pas  sans  peine  à  s'y  faire 
reconnaître.  Le  vicaire  d'Afrique,  Alexandre,  louvoyait 
entre  le  «  tyran  »  de  Rome  et  les  autres  empereurs,  lé- 
gitimes mais  lointains.  Il  finit  par  se  brouiller  avec 
Maxence,  et,  pour  sortir  des  difficultés  de  sa  situation, 
il  se  proclama  lui-même  empereur  (308).  Ce  règne  afri- 
cain dura  trois  ans  ;  Maxence  y  mit  fin  en  311,  avant  de 
s'engager  dans  sa  guerre  contre  Constantin.  Son  préfet 
du  prétoire,  Rufius  Volusianus,  débarqua  d'Italie  et 
vainquit  Alexandre,  qui  fut  pris  et  exécuté. 

La  persécution  semble  s'être  relâchée  de  bonne  heure 
en  Afrique.  Quand  les  églises  eurent  été  détruites  et  les 
Ecritures  brûlées  {dies  traditionis,  303)^  quand,  pendant 
plus  d'une  année  (304)  on  eut  pourchassé  les  chrétiens 
pour  leur  faire  offrir  l'encens  {dies  thurificaîionis),  on 
commença  à  les  laisser  relativement  en  repos.  Il  fut  pos- 
sible de  s'assembler  secrètement  sans  courir  des  dangers 
trop  graves,  et  même  de  pourvoir  au  remplacement  des 
évêques  disparus.  C'est  ce  qui  eut  lieu  à  Cirta,  au  prin- 


1  Sur  les  documents  de  cette  affaire,  v.  mon  mémoire.  Le  dossier 
du  Donatisme,  dans  les  Mélanges  de  l'école  de  Rome,  t.  X,  1890. 


102  CHAPITRE   III 

temps  de  l'année  305:  une  dizaine  d'évêques  ^  s'y  réu- 
nirent dans  une  maison  particulière  pour  donner  un 
successeur  à  l'évêque  Paul.  Celui-ci,  comme  il  résulte 
du  procès- verbal  de  saisie  de  son  église,  dressé  en  303, 
n'avait  pas  été  un  héros.  Il  en  était  de  même  de  la  plu- 
part des  personnes  présentes.  Le  président  de  l'assem- 
blée, Secundus  de  Tigisi,  doyen  des  évêques  de  Numi- 
die,  eut  l'idée,  louable  en  soi,  d'enquêter  sur  la  conduite 
de  ses  collègues.  L'un  d'eux  avait  refusé  de  thurifier, 
mais,  l'année  précédente,  il  avait  été  «  traditeur  »  ;  un 
autre  avait  jeté  au  feu  les  quatre  évangiles  ;  d'autres 
avaient  remis  des  livres  aux  policiers,  mais  ce  n'étaient 
pas  les  Ecritures.  Sur  Purpurins,  évêque  de  Limata,  il 
courait  des  rumeurs  fâcheuses;  on  l'accusait  d'avoir  tué 
deux  enfants  de  sa  sœur.  C'était  sûrement  un  personnage 
peu  honorable  et  très  violent  de  caractère.  Il  s'emporta 
contre  le  doyen  ;  celui-ci  prit  peur,  abrégea  son  enquête 
et  passa  condamnation  sur  les  péchés  de  ses  collègues. 

Il  n'était  pas  lui-même  exempt  de  tout  soupçon.  On 
savait  qu'il  avait  été  sommé  par  le  curateur  et  la  muni- 
cipalité de  remettre  les  livres  saints  ;  comment  il  s'était 
tiré  de  là,  c'est  ce  qui  était  moins  clairi  Purpurins,  vif 
en  propos,  ne  se  gênait  pas  pour  le  lui  dire  en  face.  Se- 
cundus, lui,  avait  sa  manière  de  raconter  la  chose  ^.  Aux 

1  Concile  de  Girta,  procés-verbal  lu  à  la  conférence  de  411 
(III,  3ol-.3oo,  387-400,  408-432,  432-470  ;  Aug.  Brev.  III,  27,  31-33). 
S.  Augustin  en  donne  un  long  fragment  {Ad.  Cresc,  III,  30)  ;  cf. 
Ep.  43,  3  ;  Contra  litt.  Petiliani,  I,  23;  Le  unico  bapt.,  31  ;  Ad  Dotia- 
tistas,  18;  Contra  Gaud.,  I,  47,  etc.;  Optât,  De  schism.,  1,  14. 

2  Aug.,  Brev.  Coll.  III,  25. 


LES    SCHISMES    ISSUS   DE    LA.   PERSÉCUTION  103 

envoyés  du  curateur  il  avait  répondu  majestueusement  : 
«  Je  suis  un  chrétien  et  un  évêque;  je  ne  suis  pas  un  tra- 
diteur  ».  Gomme  on  le  pressait  de  donner  au  moins  quel- 
que chose,  fût-ce  de  peu  de  valeur,  il  s'y  était  également 
refusé. 

C'est  ainsi  qu'il  s'expliquait  avec  Mensurius  de  Gar- 
thage  1,  vers  le  temps  de  la  réunion  de  Cirta.  Mensurius 
lui  avait  écrit,  on  ne  sait  à  quel  propos,  peut-être  pour 
se  concerter  avec  lui  sur  les  mesures  à  prendre  après  la 
persécution.  L'évêque  de  Garthage  racontait  dans  sa  let- 
tre par  quelle  ruse  il  avait  esquivé  les  perquisitions  et 
substitué  des  ouvrages  hérétiques  aux  Ecritures  saintes^. 
Il  parlait  aussi  de  certains  exaltés,  à  qui  personne  ne  de- 
mandait les  Ecritures,  mais  qui  allaient  d'eux-mêmes  à 
la  police,  se  vantant  d'avoir  chez  eux  des  livres  sacrés 
et  criant  qu'ils  ne  les  livreraient  pas.  Les  désagréments 
qu'ils  s'attiraient  ainsi  ne  les  recommandaient  pas  à  l'é- 
vêque, qui  défendait  de  les  honorer.  Il  n'était  pas  moins 
-sévère  à  l'endroit  de  certains  chrétiens  mal  réputés,  cri- 
minels notoires  ou  débiteurs  du  fisc,  qui  trouvaient  dans 
la  perséc  ution  un  moyen  honorable  de  régler  leurs  comp- 
tes, de  se  refaire  une  réputation,  même  de  vivre  confor- 
tablement en  prison,  où  la  générosité  des  fidèles  permet- 
tait d'amasser  un  petit  pécule. 

Nous  savons  par  d'autres  documents  que  Mensurius, 


1  Les  lettres  de  Mensurius  et  de  Secundus,  lues  à  la  conférence 
de  4il  tHI,  334-343  ;  Brev.  III,  25,  27)  sont  citées  aussi  par  saint 
Augustin,  Ad  Don.,  18  ;  De  un.  bapt.,  29  ;  Contra  Gaud.,  1,  47. 

2  Ci-dessus,  p.  20. 


104  CHAPITRE    III 

dont  les  habiletés  ne  pouvaient  guère  être  connues  du 
public,  passait  à  Garthage  pour  un  traditeur,  et  que,  si 
l'opinion  des  chrétiens  de  large  observance  lui  passait 
son  attitude,  il  était  jugé  très  sévèrement  dans  les  pri- 
sons, où  les  confesseurs  souffraient  douleur  et  misère 
en  attendant  les  derniers  supplices.  Il  avait  cru  devoir 
intervenir  matériellement  pour  refréner  le  zèle  des  fidè- 
les. Son  diacre,  Gécilien,  chargé  de  cette  besogne,  néces- 
saire peut-être  dans  la  pensée  de  l'évêque,  en  tout  cas 
odieuse,  apostait  des  gens  aux  abords  des  prisons  et  in- 
terceptait les  aliments  qu'on  y  portait.  A  ces  durs  procé- 
dés les  martyrs  répondaient  par  l'excommunication  : 
«  Qui  est  en  communion  avec  les  traditeurs,  n'aura  point 
)>  part  avec  nous  dans  le  royaume  céleste  »  *. 

Il  y  avait  donc,  à  Garthage,  une  certaine  tension  des 
esprits.  De  nouveau,  comme  au  temps  de  Dèce,  les  con- 
fesseurs étaient  en  conflit  avec  l'évêque,  et  Mensurius 
n'était  pas  Gyprien.  Le  doyen  de  Numidie,  bien  au  cou- 
rant de  la  situation,  répondit  à  son  collègue  en  faisant 
valoir  les  beaux  exemples  donnés  dans  sa  province,  les 
rigueurs  de  la  persécution,  la  résistance  qu'elle  avait 
rencontrée,  le  courage  des  martyrs  qui  s'étaient  refusés 
à  livrer  les  saintes  Ecritures  et  qui,  pour  cette  raison, 
avaient  souffert  la  mort.  C'est  à  bien  juste  titre  qu'on  les 
honorait.  Il  parlait  aussi  de  sa  conduite  personnelle,  dans 

1  Passion  des  saints  Saturnin^  Dativus,  etc.  (Migne,  t.  VIII, 
p.  700,  701).  C'est  un  écrit  donatiste  et  postérieur  aux  débuts  du 
schisme.  Il  est  possible  que  certains  traits  y  soient  exagérés.  Je 
n'y  prends  pas  tout. 


LES    SCHISMES    ISSUS   DE   LA   PERSÉCUTION  105 

les  termes  cités  plus  haut.  Cette  lettre  rappelle  beaucoup 
celle  que  Gyprien  reçut  du  clergé  de  Rome  après  les  pre- 
miers jours  de  la  persécution  *.  Il  en  résulte  que,  de  très 
bonne  heure,  il  s'établit  entre  l'épiscopat  numide  et  les 
plus  ardents  des  fidèles  de  Garthage  une  certaine  com- 
munauté de  vues,  notamment  sur  l'appréciation  de  l'é- 
vêque  Mensurius  et  de  son  attitude.  De  cela  les  consé- 
quences ne  tardèrent  pas  à  se  révéler. 

Parmi  les  personnes  compromises  dans  1'  «  usurpa- 
tion »  d'Alexandre  et  qui  furent  recherchées  sévèrement 
lors  de  la  réaction  maxentienne,  figurait  un  diacre,  Félix, 
accusé  d'avoir  écrit  un  pamphlet  contre  Maxence  ;  il  se 
réfugia  chez  Tévêque.  Sommé  de  le  livrer,  Mensurius 
s'y  refusa  ^.  Il  fallait  qu'il  eût  une  grande  situation  à 
Garthage,  car  le  proconsul  ne  crut  pas  devoir  passer  ou- 
tre. Il  envoya  un  rapport  à  l'empereur,  lequel  ordonna, 
si  Mensurius  persistait,  de  le  lui  expédier  à  Rome.  L'évè- 
que  fut  embarqué  en  effet,  plaida  sa  cause  et  la  gagna. 
Autorisé  à  rentrer  chez  lui,  il  mourut  avant  d'arriver  à 
Garthage. 

Aussitôt  connue  la  mort  de  Mensurius,  on  se  hâta  de 
procéder  à  l'élection  de  son  successeur.  Le  diacre  Géci- 
lien  fut  élu.  Trois  évêques  voisins  de  Garthage  ^,  Félix 

1  T.  I.  p.  400. 

2  Ce  trait  fait  honneur  à  Mensurius  et  prouve  qu'il  ne  manquait 
pas  de  caractère. 

C'était  déjà  l'usage  au  temps  de  Gyprien  :  Quod  apud  îios  quo- 
que  et  per  provincias  universas  tenetur  ut  ad  ordinationes  rite  celebran- 
das  ad  eam  plebem  eui  praepositus  ordinatur  episcopi  eiusdem  provin- 
ciae  proximi  quique  conveniant  {Ep.  LXVII,3).  A  Rome  aussi,  c'était 

\ 


106  CHAPITRE    III 

d'Aptonge  et  deux  autres,  célébrèrent  l'ordination.  Rien 
n'était  plus  régulier.  Malheureusement  Cécilien  était  fort 
compromis  aux  yeux  des  exaltés.  Gomme  l'évêque  défunt, 
c'était  pour  eux  un  traditeur,  un  ennemi  des  saints,  un 
persécuteur  ecclésiastique.  Un  parti  d'opposition  se  forma 
sur-le-champ.  Deux  prêtres,  Botrus  et  Gaelestius,  en 
étaient  extérieurement  les  chefs.  On  raconta  depuis 
qu'avant  son  départ  pour  l'Italie,  Mensurius,  craignant 
pour  le  trésor  de  son  église,  avait  confié  à  deux  vieillards 
un  grand  nombre  d'objets  précieux,  et  que,  sans  les  en 
avertir,  il  avait  remis  à  une  vieille  femme  une  pièce 
mentionnant  ce  dépôt,  avec  un  inventaire.  S'il  arrivait 
malheur  à  l'évêque,  elle  devait  attendre  l'installation  de 
son  successeur  et  lui  remettre  le  document.  C'est  ce 
qu'elle  fit.  Gela  contraria  fort  les  dépositaires,  qui  se 
proposaient  bien  d'être  infidèles,  et  les  transforma  en 
ennemis  de  Cécilien.  Mais  l'adversaire  le  plus  redouta- 
ble était  Lucilla,  grande  dame  fort  dévote,  riche,  in-- 
fluente,  d'un  naturel  batailleur  *,  depuis  longtemps  en 
querelle  avec  l'archidiacre,  qui,  dès  avant  la  persécution, 
l'avait  contrariée  dans  ses  pratiques  de  dévotion  2.  Elle 
saisit  l'occasion  de  lui  faire  pièce.  On  sait  ce  dont  sont 
capables  de  telles  personnes. 

Les  opposants  s'organisèrent,  refusèrent  de  reconnaî- 

l'évéque  d'Ostie,  assisté   de  quelques  prélats  voisins,  qui  consa- 
crait le  pape. 

1  Poiens  et  factiosa  femma. 

2  Elle  avait  coutume,  avant  de  boire  au  calice,  de  baiser  un 
os  qu'elle  disait  avoir  appartenu  à  un  martyr,  lequel,  en  tout  cas, 
n'était  pas  reconnu  (vindicatus)  par  l'église  de  Garthage. 


LES    SCHISMES    ISSUS   DE    LA   PERSÉCUTION  107 

tre  Gécilien,  et  invoquèrent  l'appui  des  évêques  de  Nu- 
midie,  avec  lesquels  ils  étaient  depuis  longtemps  en 
rapport.  L'un  de  ces  prélats,  Donat  de  Casae  Nigrae,  sé- 
journait depuis  quelque  temps  à  Garthage;  dès  avant 
l'ordination  de  Gécilien  il  affichait  la  plus  grande  aver- 
sion pour  lui  et  faisait  déjà  bande  à  part.  Dans  ces  pre- 
miers jours  il  eut  un  rôle  important.  -Quant  au  doyen 
Secundus,  il  réunit  son  monde  et  s'empressa  d'arriver 
à  Garthage,  se  mêler  de  ce  qui  ne  le  regardait  nullement. 
Soixante-dix  évêques  s'assemblèrent  ainsi  pour  faire 
la  guerre  à  Gécilien.  Bien  qu'il  eût  été  régulièrement 
installé,  ils  affectèrent  de  ne  pas  le  considérer  comme 
un  pasteur  légitime  et  se  réunirent  en  dehors  des  lieux 
ecclésiastiques  dont  Maxence  d'abord,  purs  Gonstantin, 
lui  avaient  fait  remise.  Lucilla  et  les  siens  se  joignirent 
à  eux,  avec  tout  ce  que  Garthage  contenait  de  fanatiques 
et  d'ennemis  du  clergé  en  fonctions.  Gécilien  fut  sommé 
de  comparaître.  Il  s'y  refusa,  bien  entendu  S  n'étant 
nullement  justiciable  de  cette  assemblée  irrégulière, 
dont  le  premier  devoir  eût  été  de  le  reconnaître  pour 
chef.  Son  affaire  fut  traitée  par  contumace.  On  décida 
que  son  consécrateur,  Félix  d'Aptonge,  ayant  été  tradi- 


1  Optât  raconte  (De  schisvi,,  1,  19)  que  Gécilien,  voyant  que  l'on 
contestait  à  ses  consécrateurs  le  pouvoir  de  l'ordination,  aurait 
dit  ;  «  Eh  bien  I  Qu'ils— m'ordonnent  eux-mêmes,  s'ils  estiment 
que  je  ne  suis  pas  évèque  j.  Purpurius,  alors,  aui'ait  été  d'avis  de 
le  laisser  venir  et  de  lui  imposer  les  mains,  non  comme  à  un  évè- 
que, mais  comme  à  un  pénitent,  ce  qui  eût  été  l'exclure  du,  clergé. 
Ces  propos,  au  moins  celui  de  Purpurius.  sont  assez  vraisembla- 
bles. 


108  CHAPITRE    III 

teuF;,  son  ordination  était  nulle  et  de  nulle  valeur  ;  on 
lui  reprocha  aussi  l'attitude  qu'il  avait  eue,  comme 
diacre  de  Mensurius,  à  l'égard  des  confesseurs  empri- 
sonnés, Gomme  au  concile  de  256,  chacun  des  évêques 
présents  émit  un  vote  motivé.  Avec  Gécilien  furent  con- 
damnés plusieurs  évêques  des  environs  de  Carthage,  et, 
avant  tous,  Félix  d'Aptonge,  comme  coupables  de  tradi- 
tion. Sans  désemparer,  on  élut  et  l'on  ordonna,  à  la 
place  de  Gécilien,  un  lecteur  appelé  Majorin,  qui  appar- 
tenait à  la  maison  de  Lucille.  Celle-ci,  enfin  vengée  de 
son  évêque,  ne  manqua  pas  de  rémunérer  ses  auxiliai-. 
res,  et  envoya  en  Numidie  des  sommes  considérables  *. 

Pour  qui  eût  été  au  courant  des  choses,  ce  concile 
eût  présenté  un  singulier  spectacle.  Il  résulte  de  docu- 
ments certains  que,  parmi  ses  membres,  plusieurs  et 
des  plus  influents  étaient  des  traditeurs  avérés;  que,  sur 
d'autres,  sur  Secundus  lui-même,  pesaient  à  cet  égard 
des  soupçons  fort  sérieux.  Gela  ne  les  empêchait  pas  de 
se  poser  en  défenseurs  des  saints  et  de  s'indigner  sur  la 
situation  du  consécrateur  de  Gécilien.  Mais  leurs  péchés 
n'étaient  pas  connus  à  Garthage  ;  une  dizaine  d'années 
devait  s'écouler  encore  avant  que  le  public  n'en  reçût 
confidence.  Aux  yeux  de  bien  des  gens  ils  prirent  l'as- 
pect de  juges  intègres  et  zélés  ;  Majorin  eut  bientôt  au- 
tour de  lui  un  parti  puissant. 

Cependant  les  églises  étaient  au  pouvoir  de  Gécilien. 
G'est  avec  lui  que  le  gouvernement  traitait  pour  toutes 

1  Quatre  cents  folles  ;  cela  fait  près  de  soixante  mille  francs. 


LES   SCHISMES   ISSUS   DE   LA   PERSÉCUTION  109 

les  négociations  relatives  à  la  liquidation  de  la  dernière 
crise  ^  Dans  une  lettre  à  lui  adressée  par  l'empereur  2, 
Constantin,  déjà  informé  des  divisions  de  l'église  afri- 
caine, l'invite  à  requérir  contre  les  fauteurs  de  troubles 
l'appui  du  proconsul  Anulinus  et  du  vicaire  Patricius. 

On  était  au  mois  d'avril  313.  Le  proconsul  fut  un  jour 
abordé  dans  la  rue  par  un  grand  rassemblement,  dont 
les  chefs  lui  remirent  deux  pièces^  l'une  scellée,  l'autre 
ouverte.  La  première  avait  pour  titre:  «  Griefs  de  l'église 
»  catholique  contre  Gécilien,  présentés  par  le  parti  de 
»  Majorin  ».  L'autre  était  une  brève  requête,  ainsi  con- 
çue :  «  Nous  vous  prions,  bon  empereur  Constantin,  car 
))  vous  êtes  d'une  race  juste;  votre  père,  entre  tous  les 
»  empereurs,  n'a  point  exercé  la  persécution  et  la  Gaule 
»  est  demeurée  exempte  de  ce  crime.  En  Afrique  il  y  a 
»  des  querelles  entre  nous  et  les  autres  évêques.  Que 
»  votre  pitié  nous  fasse  donner  des  juges  de  Gaule.  Re- 
»  mis  par  Lucien,  Dignus,  Nasutius,  Capiton,  Fidentius 
))  et  autres  évêques  du  parti  de  Majorin  »  '.  Le  proconsul 
reçut  les  documents  et  les  transmit.  Constantin  se  trou- 
vait ainsi  dans  la  situation  où,  quarante  ans  auparavant, 
Aurélien  s'était  vu  à  Antioche,  saisi  d'un  débat  entre 
deux  partis  chrétiens,  et  intéressé  par  le  souci  de 
l'ordre  public  à  ce  qu'il  fût  tranché  le  plus  efficacement 
possible.  Cependant  il  apportait  en  cette  affaire  des  dis- 

iXettres  dans  Eusèbe,  H.  E.,  X,  3,  6,  7. 

2  Eus.,  H.  E.,  X,  6. 

3  ...  et  caeteris  episcopis  partis  Donati,  porte  la  transcription  de 
cette  pièce  dans  Optât,  I,  22.  Mais  ici  la  finale  a  été  retouchée. 


110  CHAPITRE    III 

positions  personnelles  très  dijEférentes  de  celles  d'Au- 
rélien.  D'autre  part  on  ne  lui  demandait  pas  de  juger 
lui-même  le  différend,  mais  de  le  soumettre  à  des  évê- 
ques  d'un  pays  déterminé.  Les  juges  que  demandaient 
les  Africains  dissidents,  ils  les  obtinrent.  L'empereur  fit 
choix  des  évêques  d'Aulun,  Rheticius  ;  de  Cologne,  Ma- 
ternus  ;  d'Arles,  Marinus.  Toutefois  il  crut  devoir  les 
envoyer  à  Rome  et  confier  au  pape  Miltiade  le  soin  de 
les  présider  et  de  diriger  les  débats.  A  cette  fin  il  lui 
communiqua  ^  l'acte  d'accusation  reçu  par  Anulinus  et 
prit  des  mesures  pour  que  Gécilien  vînt  à  Rome  avec  dix 
évêques  africains  de  son  parti  et  dix  du  parti  adverse. 

Le  tribunal  s'assembla  dans  la  maison  de  Fausta,  au 
Latran  ^  le  2  octobre  313;  il  y  eut  trois  audiences  3. 
D'accord  avec  l'empereur,  le  pape  avait  adjoint  aux  évê- 
ques venus  de  Gaule  une  quinzaine  de  prélats  italiens  *  ; 
il  y  avait  donc  en  tout  dix-neuf  évêques. 

Donat  des  Cases  Noires  conduisait  le  chœur  des  op- 

1  Lettre  de  Constantin  au  pape  Miltiade,  Eus.,  H.  E.,  X,  5. 

2  C'est  la  première  fois  qu'il  est  cfuestion  du  Latran  dans  les 
documents  ecclésiastiques.  La  maison  de  Fausta  avait  peut-être 
été  déjà  cédée  à  l'église  romaine,  soit  à  titre  gracieux,  soit  comme 
compensation  pour  quelque  immeuble  confisqué. 

3  Le  procés-verbai  de  la  première  audience  fut  lu  à  la  confé- 
rence de  411  (III,  320-336,  403,  430;  Brev.,  III,  24,  31).  Un  grand 
fragment  dans  Optât,  De  schism.,  I,  23,  24  ;  cf.  Aug.  Contra  ep.  Par- 
men,,  I,  10  :  ep.  43,  '6,  14  ;  Ad  Donat.,  oG,  etc. 

4  Les  évêques  de  Milan,  Pise,  Florence,  Sienne,  Rimini,  Faenza, 
Capoue,  Bénévent,  Quintiana  (Labicum),  Préneste,  Très  Tabernae, 
Ostie,  Forum  Claudii,  Ter  racine,  Vrsinum  (?)\  dans  ce  dernier  nom 
il  faut  peut-être  reconnaître  Bolséne  [Vuhinii),  peut-être  Urbin 
{Urvinum). 


LES    SCHISMES    ISSUS    DE    LA   PERSÉCUTIOE  111 

posants.  Ceux-ci,  requis  de  dire  ce  qu'ils  reprochaient 
à  Gécilien,  déclarèrent  qu'ils  ne  l'accusaient  pas  person- 
nellement et  remirent  à  une  autre  séance  l'exposition  et 
la  preuve  des  objections  qu'ils  soulevaient  contre  son 
ordination  K  Donat^  cependant,  articula  quelques  griefs, 
qu'il  ne  put  établir.  Gela  conduisit  à  l'inculper  lui-même. 
On  constata  que,  dès  avant  l'ordination  de  Gécilien.  il 
avait  été  à  Garthage  un  fauteur  de  schisme  ;  il  avoua 
avoir  pratiqué  la  rebaptisation,  sans  doute  sur  des  apos- 
tats 2,  et  avoir  imposé  les  mains  à  des  évêques  lapsi, 
choses  contraires  aux  règles  de  l'Eglise.  On  s'en  tint  là 
le  premier  jour.  A  la  seconde  séance  les  adversaires  de 
Gécilien  s'abstinrent  de  paraître  ;  la  troisième  fut  con- 
sacrée aux  votes,  que  les  juges  prononcèrent  l'un  après 
l'autre,  d'abord  contre  Donat,  puis  en  faveur  de  Gécilien. 
On  a  encore  celui  du  pape  Miltiade,  qui  parla  le  der- 
nier: «  Vu  que  Gécilien  n'est  point  accusé  par  ceux  qui 
»  sont  venus  avec  Donat,  comme  ceux-ci  l'avaient  an- 
»  nonce  ^  et  qu'il  n'a  été  sur  aucun  point  convaincu  par 


1  C'est  ainsi  que  se  peuvent  concilier  deux  points  du  résumé 
de  saint  Augustin  :  ubi  accusalorss  Caeciliani  qui  missi  f aérant  nega- 
verunt  se  habere  quod  in  eum  dlcerent...  ubi  etiam  promiserunt  iidem 
adversarii  Caeciliani  alio  die  se  repraesentaturos  quos  causas  necessarios 
subtraxisse  arguebantur.  Je  pense  qu'ils  avaient  l'intention  de  por- 
ter le  débat  sur  le  consécrateur  Félix  d'Aptonge. 

2  La  rebaptisation  des  hérétiques  était  encore  pratiquée  par 
tout  le  monde  en  Afrique.  On  n'aurait  pas  pu  en  faire  grief  à  Do- 
nat. Quant  à  l'imposition  des  mains  aux  évéques,  on  ne  voit  pas 
bien  s'il  s'agit  d'une  réordination  ou  de  la  pénitence  ;  l'une  et  l'au- 
tre étaient  inadmissibles  d'après  les  usages  reçus. 

3  luxta  professionem  suam  ;  ces  mots  ne  sont  pas  très  clairs. 


112  CHAPITRE   III 

»  Donat,  je  pense  qu'il  y  a  lieu  de  le  maintenir  entière- 
»  ment  dans  sa  communion  ecclésiastique  »  K 

Les  schismatiques  étaient  donc  condamnés,  et  par  les 
juges  qu'ils  avaient  réclamés  eux-mêmes.  Ils  repartirent 
pour  l'Afrique,  mais  ne  se  tinrent  pas  pour  battus  et  re- 
vinrent bientôt  assaillir  l'empereur  de  leurs  réclama- 
tions. L'affaire,  disaient-ils,  n'avait  pas  été  examinée 
comme  il  le  fallait  et  en  détail.  Constantin  avait  dès  lors 
peu  d'estime  pour  ces  meneurs  ;  il  s'en  fût  volontiers 
rapporté  au  jugement  du  concile  romain.  Mais  les  ren- 
seignements que  ses  fonctionnaires  lui  transmettaient 
d'Afrique  étaient  peu  rassurants.  D'une  petite  étincelle 
était  sorti  un  grand  incendie.  La  division  sévissait  par- 
tout. Les  évêques  reconnaissaient  les  uns  Majorin,  les 
autres  Gécilien;  souvent,  dans  la  même  ville,  deux  par- 
tis s'organisaient  l'un  contre  l'autre.  Il  y  avait  deux  évê- 
ques à  Garthage,  et  cette  situation  se  reproduisait  ailleurs. 
Les  esprits  étaient  excités  au  plus  haut  point  :  les  gens 
de  MajoriuvS'appelaient  l'Eglise  des  martyrs,  tout  comme 
les  Mélétiens  d'Egypte,  et  qualifiaient  les  autres  de  parti 
«  des  traîtres  ».  En  un  milieu  surchauffé,  comme  celui-là, 
les  querelles  d'église  dégénéraient  tout  de  suite  en  vio- 
lences, en  batailles  de  rues.  Le  gouvernement  était  donc 
fondé  à  s'occuper  de  cette  malencontreuse  affaire,  si 
mesquine  qu'elle  fût,  et  à  s'efforcer  de  la  résoudre. 

Constantin  se  décida  à  faire  recommencer  le  juge- 


1  C'est-à-dire  dans  ses  rapports  de  communion,  dans  ceux  qu'il 
avait  avant  le  schisme. 


LES   SCHISMES   ISSUS    DE    LK   PERSÉCUTION  113 

ment.  A  cet  effet  il  convoqua  un  grand  concile  en'^Gaule, 
à  Arles,  pour  le  l®'"  août  314  *.  L'assemblée  se  tint  en 
effet  2.  Les  schismatiques  y  soutinrent  leur  cause  avec 
leur  insolence  habituelle,  qui  produisit  la  plus  fâcheuse 
impression.  Les  évêques  avaient  peine  à  reconnaître  des 
chrétiens  dans  ces  enragés  fanatiques  ^  Non  seulement 
ils  repoussèrent  leurs  accusations,  mais  ils  les  condam- 
nèrent eux-mêmes.  Ils  posèrent  aussi  les  principes  qui 
devaient  régir  la  matière  :  «  Quiconque  aura  livré  les 
»  saintes  Ecritures  ou  les  vases  sacrés  oïl  les  noms  de 
»  ses  frères  doit  être  écarté  du  clergé,  à  condition  toute- 


1  Ou  a  encore  la  lettre  de  convocation  adressée  à  l'évêque  de 
Syracuse,  Ghrestus  (Eus.,  H.  E.,  X,  5)  et  l'ordre  donné  au  vicaire 
d'Afrique  Jîlafius,  d'expédier  à  Arles  un  certain  nombre  d'évéques 
africains  des  deux  partis  (Migne,  P.  L..  t.  VIII,  p.  483.) 

2  Nous  avons  de  ce  concile  une  lettre  adressée  au  pape  Silves- 
tre,  dont  il  subsiste  plusieurs  recensions.  Celle  de  la  Sylloge.Opta- 
tiana  [Corpus  scriptorum  eccl.  latinorum  de  Vienne,  t.  XXVI,  p.  206 
donne  au  complet  la  lettre  d'envoi,  en  abrégé  les  canons  conciliai- 
res ;  c'est  le  contraire  dans  la  recension  jies  collections  canoni- 
ques, laquelle  contient  en  outre  les  signatures  des  membres  de 
l'assemblée.  —  Les  églises  suivantes  furent  représentées  au  con- 
cile d'Arles,  soit  par  leurs  évêques,  soit  par  d'autres  clercs  :  Ita- 
lie :  Rome,  Porto,  Gemtumcellae,  Ostie,  Gapoue,  Arpi,  Syracuse, 
Cagliari,  Milan,  Aquilée  ;  —  Dalmatie  :  un  évéque  dont  le  nom  s'est 
perdu;  —  Gaule  :  Arles,  Vienne,  Marseille,  Vaison,  Orange,  Apt, 
Nice,  Bordeaux,  Cabales,  Eauze,  Lyon,  Autun,  Rouen,  Reims,  Trê- 
ves, Cologne  ;  —  Bretagne  ;  Londres,  York,  Lincoln,  peut-être  une 
quatrième  église  ;  —  Espagne  :  Emerita,  Tarragone,  Saragosse, 
Basti,  Ursona  et  une  autre  église  de  Bétique  ;  —  Afrique  :  Gar- 
thage,  Gésarée  de  Mauritanie,  Utina,Utique,  Thuburbo,  Beneven- 
tum  (?),  Pocofeltis  (?),  Legisvolumini  (?),  Vera  (8). 

3  Graves  ac  perniciosos  legi   nostrae   atque  traditionieflrenalaequer 
mentis  homines  pertulimus.  Lettre  à  Siivestre. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  -  8 


114  CHAPITRE   III 

»  fois  que  les  faits  soient  établis  par  des  documents 
»  officiels  (actis  publicis)  et  non  par  de  simples  rumeurs. 
»  Si  quelqu'un  d'eux  a  fait  des  ordinations  et  qu'il  n'y 
»  ait  rien  à  reprocher  à  ceux  qu'il  a  ordonnés,  l'ordi- 
»  nation  ainsi  conférée  ne  peut  nuire  à  celui  qui  l'a 
»  reçue.  Et  «omme  il  y  a  des  gens  qui,  contre  la  règle 
»  ecclésiastique,  prétendent  être  admis  à  accuser  en 
»  s'autorisant  de  témoins  subornés,  il  ne  faut  pas  les  ad- 
»  mettre,  à  moins,  comme  il  a  été  dit,  qu'ils  n'allèguent 
»  des  documents  officiels  »  '.  - 

Rien  n'était  plus  sage.  Il  fallait  en  finir  avec  les  ac- 
cusations dont,  un  peu  partout,  le  clergé  était  menacé 
par  les  mécontents,  punir  les  coupables  avérés,  assurer 
la  paix  aux  innocents,  et  passer  condamnation  sur  les 
cas  douteux. 

Le  concile  d'Arles  profita  de  l'occasion  pour  régler 
■divers  points  de  discipline.  On  relèvera  ici  rentente  qui 
s'établit  alors,  sur  la  question  du  baptême  des  héréti- 
ques, entre  l'Eglise  transmarine  et  les  Africains,  ou  du 
moins  ceux  qui  suivaient  Gècilîen.  Ceux-ci  renoncèrent 
à  l'usage  pour  lequel,  soixante  ans  auparavant,  Gyprien 
avait  combattu  avec  tant  d'ardeur  et  promirent  de  se 
conformer  à  la  règle  observée  à  Rome  et  dans  les  autres 
églises  d'Occident  2. 

La  sentence  d'Arles  ne  fut  pas  sans  effet;  un  certain 
nombre  de  dissidents  se  rallièrent  à  Gécilien  ^  mais  les 

1  Gan.  43. 

2  Gan.  8. 

3  Aug.,  Brev.  Coll.,  III,  37. 


LES    SCHISMES    ISSUS   DE    LA.   PERSÉCUTION  115 

chefs  demeurèrent  intraitables.  Aussi  peu  satisfaits  du 
concile  d'Arles  qu'ils  l'avaient  été  du  concile  de  Rome, 
ils  s'empressèrent  d'en  appeler  au  prince  qui  leur  avait 
ménagé  cette  double  occasion  de  justifier  leur  attitude. 
Constantin  était  fort  agacé  de  leur  entêtement.  Il  voulut 
pourtant  épuiser  les  moyens  de  conciliation  et  accepta 
l'appel  ^ 

Soit  avant,  soit  après  le  concile  d'Arles  ^,  on  s'était 
décidé,  de  part  et  d'autre,  à  tirer  au  clair  l'affaire  de 
Félix  d'Aptonge  et  de  sa  «  tradition  ».  Les  Donatistes  ^ 
avaient  imaginé  de  remonter  aux  sources  et  d'obtenir 
des  magistrats  municipaux  d'Aptonge  un  certificat  cons- 
tatant que  l'évêque  Félix  avait  réellement  livré  les  Ecri- 
tures en  303.  Le  duumvir  qui  avait  instrumenté  alors, 
Alfius  Gaecilianus,  était  encore  de  ce  monde.  On  lui  dé- 
puta un  certain  Ingentius,  chargé  d'en  tirer  la  pièce  vou- 
lue. Alfius  était  un  brave  païen,  assez  madré,  qui  devina 
tout  de  suite  qu'on  voulait  l'exploiter  et  refusa  de  par- 
ler. Cependant  on  fit  intervenir  un  de  ses  amiS;,  Augen- 
tius,  qui  avait  de  l'influence  sur  lui;,  et  on  lui  raconta 
que  l'évêque  Félix  ayant  reçu  en  dépôt  quelques  livres 

1  Lettre  de  Constantin  aux  4vêques  du  concile  d'Arles,  Mterna, 
religiosa  (Migne,  P.  L.,  t.  VIII,  p.  487). 

2  La  chronolcfgie  n'est  pas  aussi  précise  qu'on  le  souhaiterait. 
Nous  savons  que  le  concile  d'Arles  avait  été  convoqué  pour  le 
!''•■  août  314;  mais  rien  ne  prouve  qu'il  se  soit  assemblé  juste  à  ce 
moment  et  nous  ignorons  combien  de  temps  les  évêques  demeurè- 
rent réunis.  Il  se  tint  sûrement  en  314  {Mélanges  de  l'Ecole  de 
Rome,  t.  X,  p.  644.) 

3  On  peut  maintenant  employer  ce  terme,  car  le  célèbre  Donat, 
de  qui  le  parti  tira  son  nom,  devait  alors  avoir  succédé  à  Majorin. 


116  CHAPITRE    III 

précieux  qu'il  ne  tenait  pas  à  rendre,  désirait  que  l'on 
certifiât  qu'ils  avaient  été  brûlés  pendant  la  persécution. 
L'honnête  Alfius  fut  scandalisé  de  cette  révélation  : 
«  Voilà,  dit-il,  la  bonne  foi  des  chrétiens  1  »  Il  consentit 
pourtant  à  écrire  à  Félix  une  lettre  où  il  lui  rappelait  ce 
qui  s'était  passé  en  303,  comment  il  avait,  en  l'absence 
de  l'évêque,  saisi  l'église,  enlevé  la  chaire,  brûlé  les  por- 
tes et  la  correspondance  {epistolas  salutatorias).  L'agent 
donatiste  dut  se  contenter  de  cette  pièce  peu  compromet- 
tante. Rentré  chez  lui,  il  s'empressa  de  la  compléter 
par  un  post-scriptum  tout  autrement  significatif. 

Cette  lettre,  cependant,  ne  constituait  pas  une  pièce 
officielle.  Pour  lui  donner  ce  caractère,  on  imagina  de 
la  faire  authentiquer  par  la  curie  de  Garthage.  Profitant 
d'un  voyage  que  le  duùmvir  Alfius  avait  fait  à  la  capi- 
tale, on  le  fit  comparaître,  à  la  requête  d'un  certain 
Maxime,  autre  agent  donatiste,  par  devant  «  Aurelius 
»  Didymus  Speretius,  prêtre  de  Jupiter  très  bon  et  très 
»  grand,  duumvir  de  la  splendide  colonie  de  Garthage  », 
à  l'effet  de  certifier,  la  fameuse  lettre.  On  l'avait  aug- 
mentée du  post-scriptum;  soit  qu'on  ne  lui  en  eût  pas 
donné  lecture  intégrale,  soit  pour  quelque  autre  cause, 
Alfius  déclara  être  l'auteur  du  document.  Cette  compa- 
rution eut  lieu  le  19  août  314  K 

Le  gouvernement  enquêtait  de  son  côté.  Sur  l'ordre 
de  l'empereur,  le  vicaire  ^Elius  Paulinus  se  faisait  en- 


1  Gesta  purgationis  Felicis  (P.  L.,  t.  VIII,   p.   718  et  "suiv.  ;  Cor- 
pus ss.  e.  L,  t.  XXVI,  p.  197  et  suiv.) 


LES    SCHISMES    ISSUS   DE    LA   PERSÉCUTION  117 

voyer  d'Aptonge  rex-duumvir  Alfius  avec  son  greffier. 
Ils  durent  attendre  assez  longtemps  à  Garthage  *,  car 
^lius  Paulinus  fut  remplacé  à  ce  moment,  et  son  suc- 
cesseur Verus  tomba  malade,  si  bien  que  le  proconsul 
J^ilianus  fut  obligé  de  se  charger  de  cette  alEïaire.  Il  fit 
comparaître  non  seulement  Alfius,  mais  encore  un  cen- 
turion, Superius,  un  ancien  curateur,  Saturninus,  le  cu- 
rateur en  fonctions,  Galibius,  un  esclave  public,  Solon. 
Tout  ce  monde  fut  interrogé  avec  soin,  à  l'audience 
proconsulaire  du  15  février  315.  Alfius,  mis  en  démeure 
de  reconnaître  sa  lettre,  l'examina  avec  plus  de  soin  et 
déclara  que  les  phrases  compromettantes  pour  l'évêque 
Félix  avaient  été  ajoutées  après  coup  et  n'avaient  pas 
été  dictées  par  lui.  Le  faussaire  Ingentius  comparut 
aussi;  on  ne  lui  donna  pas  la  question,  car  il  se  trouva 
être  décurion  d'une  petite  ville  ;  il  avoua  pourtant,  sans 
torture,  qu'il  avait  complété  la  lettre  d'Alfius  pour  se 
venger  de  l'évêque  Félix,  contre  lequel  il  avait  quelque 
rancune. 

Rapport  fut  expédié  à  l'empereur,  qui  se  fit  envoyer 
Ingentius  2. 

Constantin  était  très  embarrassé  de  cette  affaire;,  car 
il  voyait  bien  qu'il  n'y  avait  aucun  moyen  d'amener  de 
tels  fanatiques  à  se  soumettre  de  bonne  grâce.  Il  eut  un 
moment  l'idée   d'envoyer  quelques   personnes  de  con- 

1  C'est  peut-être  pendant  ce  séjour  qu'Alfius  Gaecilianus  com- 
parut devant  le  duumvir  de  Garthage. 

2  Lettre  de  Constantin  au  proconsul  Probianus,  successeur 
d'iElianus,  P.  LJ\..  VIII,  p.  489. 


118  CHAPITRE    III 

fiance  en  Afrique,  où  il  fit  réexpédier  *  les  évêques  do- 
natistes  qui  suivaient  auprès  de  lui  les  affaires  de  leur 
parti.  Quelques  jours  après,  il  se  ravisa,  les  retint  ^  et 
manda  les  deux  parties  à  Rome,  où  il  passa  l'été.  Les 
Donatistes  vinrent,  mais  Gécilien,  on  ne  sait  pourquoi, 
ne  parut  pas.  L'empereur  pn  fut  très  contrarié.  Il  menaça 
de  passer  lui-même  en  Afrique  et  d'apprendre  aux  uns 
et  aux  autres  «  comment  on  doit  honorer  la  divinité  »  ' 

Un  an  s'écoula  encore.  Constantin  réussit  à  se  faire 
amener  les  deux  chefs,  Gécilien  et  son  compétiteur  Do- 
nat,  successeur  de  Majorin  à  la  tète  de  l'église  oppo- 
sante. Un  débat  contradictoire  eut  lieu,  à  la  suite  duquel 
l'empereur  se  prononça  pour  Gécilien.  Gommunication 
de  sa  sentence  fut  aussitôt  donnée  au  vicaire  d'Afrique, 
Eumelius*. 

L'empereur,  tout'efoisr^voulut  voir  si,  eu  l'absence 
des  deux  évêques,  il  ne  serait  pas  possible  de  réunir 
les  deux  églises.  A  cet  effet  il  retint  en  Italie  Donat  et 
Gécilien  et  envoya  à  Garthage  deux  commissaires,  les 
évêques  Eunomius  et  Olympius  s;  ils  y  passèrent  qua- 
rante jours,  s'efforçant  de  produire   une  entente  ;  mais 


1  Avant  le  28  avril  315,  date  de  la  pièce  Quoniam  Lucianiim, 
P.  L.,  t.  VIII,  p.  749,  Coi-pus,  p.  202, 

2  Lettre  Antepaucos,  ibid.,  p.  489  ;  Corpus,  210. 

3  Lettre  Perseverare  Menalium,  ibid.;  Corpus  p.  211. 

4  Lettre  du  10  novembre  316,  produite  à  la  conférence  de  411 
(III,  456,  460,  494,  315-517,  520-530,  532,  533  ;  Brev.  III,  37,  38,  41.  Cf. 
Aug.  Contra  Cresc.  III,  16,  67,  82;  IV,  9;  Ad  Don.,  19,  33,  56;  De 
un.  eccL,  46;  Ep.  43,  20  ;  53,  5  ;  7fi,  2;  88,  3  ;  89,  3;  105,  8. 

5  Sur  cette  mission,  v.  Optât,  I,  26. 


LES   SCHISMES    ISSUS  DE   LA  PERSÉCUTION  119 

leur  mission  pacificatrice  se  heurta  à  la  violence  des 
séditieux.  Les  évêques  finirent  par  déclarer  que  ceux- 
là  seuls  était  catholiques  qui  se  trouvaient  en  accord 
avec  l'Eglise  répandue  dans  le  monde  entier,  et,  en  con- 
séquence, entrèrent  en  communion  avec  le  clergé  cé- 
cilianiste.  Les  plus  sages  du  parti  opposant  s'y  ralliè- 
rent aussi  ;  mais  la  masse  demeura  inflexible.  Donat 
échappa  à  la  surveillance  et  revint  à  Garthage;  Gécilien 
en  fit  autant  :  la  guerre  religieuse  continua  comme  de 
plus  belle. 

Constantin  essaya  des  moyens  matériels.  Les  Dona- 
tistes  occupaient  à  Garthage  un  certain  nombre  d'égli- 
ses. Il  donna  ordre  de  les  leur  enlever  ^  et,  comme  ils 
résistaient,  on  procéda  manu  militari.  G'était  tout  ce  que 
souhaitaient  les  ardents  du  parti  :  les  champions  des 
martyrs  allaient  trouver  l'occasion  de  devenir  martyrs 
eux-mêmes.  Sur  l'impression  que  leur  fit  l'exécution  de 
la  loi,  nous  avons  encore  un  curieux  document  relatif 
à  leur  éviction  de  trois  églises  de  Garthage  2.  Dans  la 
première^il  n'y  eut  pas  de  sang  versé,  mais  les  soldats 
s'y  installèrent  et  s'y  livrèrent  à  l'orgie  ;  dans  la  deuxième 
les  Donatistes  furent  assommés  à  caups  de  bâton;  un 
des  leurs,  l'évêque  de  Sicilibba,  fut  blessé;  dans  la  troi- 
sième il  y  eut  un  véritable  massacre  ;  plusieurs  person- 
nes furent  tuées^  notamment  l'évêque  d'Advocata^.  Des 

1  Loi  mentionnée  par  saint  Augustin,  Ep.  88,  3;  105,  2,  9  ;  Con^ 
tra  lut.  Peliliani,  II,  205  ;  cf.  Cod.  TheoL,  XVI,  6,  2. 

2  Sermo  de  passione  ss.  Donali  et  Advocati,  P.  L.,  t.  VIII,  p.  752. 

3  A  la  rigueur  tout  cela  pourrait  s'être  passé  dans  la  même 


120  CHAPITRE    III 

exécutions  de  ce  genre  eurent  lieu  sans  doute  en  beau- 
coup d'endroits;  un  certain  nombre  de  personnes  furent 
exilées,  soit  par  mesure  de  précaution,  soit  pour  résistance 
à  l'éviction  ^ 

Tout  cela  demeura  inutile.  Le  schisme  se  propageait 
d'un  bout  à  l'autre  de  l'Afrique  romaine,  en  dépit  de 
toutes  les  sentences,  en  dépit  de  la  futilité  du  litige 
primitif.  On  se  résignait  à  être  seuls  de  son  avis;  des 
jugements  épiscopaux  et  impériaux  on  ne  faisait  aucun 
cas;  la  communion  des  églises  transmarines  ne  comptait 
pour  rien.  L'Eglise  n'existait  plus  qu'en  Afrique,  dans 
le  parti  auquel  présidait  Donat.  Celui-ci  n'était  pas  un 
homme  quelconque.  Intelligent,  instruit 2,  de  mœurs  sé- 
vères, il  dominait  de  très  haut  l'étrange  personnel  dont 
il  était  le  chef,  et  au  milieu  duquel  on  est  un  peu  étonné 
de  le  trouver.  Mais,  comme  Tertullien,  Donat  était  îori 
orgueilleux;  et,  dans  son  monde  tel  quel,  il  était  le  pre-  ' 
mier.  Ses  partisans,  très  tiers  de  lui,  le  traitaient  comme 
un  être  de  condition  supérieure. 

Si  le  schisme  prospérait  à  Garthage  et  dans  la  pro- 
église ;  le  récit  est  plus  éloquent  que  limpide.  Conjectures  de 
M.  Gauckler  (Comptes  rendus  de  l'acad.  des  Inscr.,  1898,  p.  499),  et  de 
M.  Gsell  {Mélanges  de  l'Ecole  de  Borne,  1899,  p.  60)  sur  le  nom  d'Ad- 
vocata  et  de  l'évêque  tué  dans  cette  affaire. 

1  Le  comte  Léonce  et  le  dux  Ursacius,  qui  furent  mêlés  à  ces 
répressions,  laissèrent  aux  Donatistes  un  souvenir  odieux.  Sur 
ces  personnages  v.  Fallu  de  Dessert,  Fastes  des  prov.  africaines, 
t.  II,  p.  174,  233. 

2  II  ne  s'est  rien  conservé  de  lui.  S.  Jérôme  (De  viris,  93)  con- 
naissait de  Donat  multa  ad  suam  haeresim  perlinentia,  et  un  traité 
du  Saint-Esprit,  conforme  au  dogme  arien. 


LES  SCHISMES  ISSUS  DE  LA  PERSÉCUTION     121 

vince  proconsulaire,  ce  n'était  rien  auprès  de  son  succès 
en  Numidie.  Là  presque  tout  J.e  monde  était  donatiste. 
Les  catholiques  y  avaient  la  vie  fort  dure.  On  leur 
faisait  sentir  l'inanité  de  la  protection  officielle.  Avec 
eux  on  ne  voulait  avoir  aucun  rapport,  non  seulement 
au  point  de  vue  religieux,  mais  même  dans  la  vie  or- 
dinaire. On  ne  leur  parlait  pas,  on  ne  répondait  pas  à 
leurs  lettres,  on  épiait  les  occasions  de  leur  faire  des 
avanies,  de  les  assommer  au  besoin  :  «  Quoi  de  commun 
entre  les  fils  des  martyrs  et  les  sectateurs  des  traîtres  ?  » 
Les  fils  des  martyrs  eurent  un  gros  ennui  en  320. 
Une  querelle  éclata  cette  année  là  entre  l'évêque  de 
Girta,  maintenant  appelée  Gonstantine,  et  l'un  de  ses 
diacres.  L'évêque  était  Silvain,  l'un  des  fondateurs  et 
des  coryphées  du  donatisme.  Le  diacre  Nundinarius 
avait  été  excommunié  par  lui,  nous  ne  savons  trop  à 
quel  propos;  il  prétendait  même  avoir  été  un  peu  la- 
pidé. Il  s'en  alla  porter  plainte  à  divers  évêques  de  la 
région,  menaçant,  si  réparation  ne  lui  était  faite  à  Gons- 
tantine, de  dévoiler  des  secrets  redoutables.  Les  prélats 
interpellés  essayèrent  d'intervenir  ;  quelques-uns  avaient 
intérêt  au  silence  du  diacre.  Ils  ne  réussirent  pas  à  le 
faire  taire,  et  la  querelle  aboutit  aune  enquête  officielle, 
à  laquelle  le  consulaire  de  Numidie,  Zénophile,  procéda 
avec  solennité.  Le  gouvernement  n'était  pas  fâché  de 
prendre  la  main  dans  le  sac  les  grands  chefs  donatistes 
et  de  les  déconsidérer  ainsi  devant  l'opinion.  L'affaire 
fut  examinée  en  audience  publique,  à  la  requête  de  Nun- 
dinaire,  le  13  décembre  320. 


122  CHAPITRE    III 

On  produisit  le  procès- verbal  de  la  saisie  de  l'église 
de  Cirta,  en  303,  et  il  en  résulta  que  Silvain,  alors 
sous- diacre,  avait  aidé  son  évêque  à  livrer  aux  magis- 
trats les  vases  sacrés  de  son  église.  Cet  ennemi  des 
traditeurs,  qui  depuis  des  années  déblatérait  contre  eux, 
avait  été  lui-même  un  traditeur.  Il  fut  établi  par  témoi- 
gnages que  Silvain  et  Purpurins,  le  fameux  et  violent 
évêque  de  Limata,  étaient  des  voleurs,  qui  s'étaient 
approprié  des  jarres  de  vinaigre  appartenant  au  fisc  et 
déposées  dans  un  temple,  l'un  prenant  le  contenu,  l'autre 
le  contenant  ;  que  Lucille^  la  grande  patronne  du  schisme, 
avait  rémunéré  les  services  des  évêques  numides,  ou, 
ce  qui  serait  encore  plus  grave,  que  certains  d'entre 
eux  s'étaient  attribué  les  aumônes  qu'elle  les  avait  char- 
gés de  distribuer  aux  pauvres;  que  Silvain  avait  reçu 
de  l'argent  pour  ordonner  un  prêtre.  Nundinaire  exhiba 
aussi,  sur  l'élection  de  Silvain,  des  témoignages  qui  cons- 
tataient la  répulsion  qu'elle  avait  soulevée  dans  une 
partie  de  la  population,  et  de  plus  un  singulier  proto- 
cole, où  les  consécrateurs  de  cet  évêque  s'avouaient  cou- 
pables de  traditions  diverses  K 

De  tout  cela  il  fut  dressé  un  procès-verbal  minu- 
tieux dont  nous  n'avons  plus  qu'une  partie.  Silvain  fut 
exilé,  on  ne  saurait  dire  au  juste  pourquoi  ;  les  méfaits 
que  lui  reprochait  Nundinaire  sont,  pour  la  plupart, 
d'ordre  ecclésiastique  2  et  ne  tombaient  pas  sous  le  coup 

1  Document  utilisé  ci-dessus,  p.  102. 

2  Cependant  le  vol  des  jarres  de  vinaigre  est  un  crime  de  droit 
commun. 


LES  SCHISMES  ISSUS  DE  LA  PERSÉCUTION     123 

pes  pénalités  légales;  il  est  à  croire  qu'on  le  considéra 
comme  un  fauteur  de  troubles  et  que,  comme  plusieurs 
autres,  il  fut  éloigné  par  mesure  d'ordre  public.  Les 
Donatistes  disaient,  au  temps  de  saint  Augustin,  que 
dans  la  «persécution»  d'Ursacé  et  de  Zénophile,  Silvain 
fut  exilé  comme  n'ayant  pas  voulu  faire  1" union  {corn- 
municare)  ^ 

Il  ne  tarda  pas  à  revenir,  et  avec  lui  les  autres  exilés,. 
Constantin,  ne  parvenant  pas  aies  fléchir  par  la  rigueur, 
se  décida  bientôt,  sur  leur  demande,  à  les  laisser  libres. 
La  lettre,  du  5  mai  321,  par  laquelle  il  notifia  cette  dé- 
cision au  vicaire  Verinus^,  est  aussi  dure  que  possible 
pour  les  Donatistes.  lien  est  de  même  d'une  autre  lettre 
qu'il  écrivit  un  peu  plus  tard  aux  évoques  catholiques, 
pour  les  engager  à  supporter  patiemment  les  injures  de 
leurs  ennemis  déchaînés  ^  L'empereur  aimait  à  se  per- 
suader que  les  perturbateurs  étaient  peu  nombreux  et 
qu'on  les  gagnerait  par  la  douceur.  Illusion  adminis- 
trative! Il  vit  bientôt  sur  quelle  reconnaissance  il  pou- 
vait compter.  A  Gonstantine,  dans  la  ville  épiscopale 
du  fameux  Silvain,  il  avait  fait  construire,  à  ses  frais, 
une  basilique  qui  devait  servir  aux  catholiques.  Quand 
elle  fut  terminée^  les  Donatistes  s'en  emparèrent,  et  il 
n'y  eut  ni  sommations,  ni  sentences  de  juge,  ni  lettres 
impériales  qui  pussent  les   décider  à  déguerpir.  Gons- 

1  Âug.,  Contra  Cresc,  IIL  30.  Cf.  p.  120,  note  3. 

2  Supplique  des  Donatistes  et  lettre  au  vicaire  :  Coll.,  III, 
Sil-552;  Brev.,Ul,  39,  40,  42;  Aug.,  Ep.  141,  9;  Ad  Donat.,  56. 

3  Migne,  P.L.,  t.  VIII,  p.  491  ;  Qmd  fiées. 


124  CHAPITRE    III 

tantin  se  vit  réduit  à  en  bâtir  une  autre.  La.  meilleure 
preuve  que  les  Donatistes  étaient  tout-puissants  en  Nu- 
midie,  c'est  qu'ils  avaient  réussi  à  faire  réfuser  aux 
clercs  catholiques  les  immunités  de  curie  et  autres  que 
l'Etat  leur  reconnaissait.  Pour  ceci  encore  l'empereur 
dut  intervenir.  On  doit  ajouter  que,  tout  en  lâchant  les 
catholiques  africains,  il  s'étudiait  à  leur  prêcher,  en 
termes  très  édifiants,  l'oubli  des  injures  *,  Maigre  con- 
fort en  des  tribulations  trop  réelles. 

1  Lettre  Cum  summi  Dei,  Sardique,  5  février  330  (P.  L.,  t.  VIII, 
p.  531)  ;  loi  du  même  jour,  Cod.  Théod.,  XVI,  ii.  7. 


CHAPITRE  IV 
Arius  et  le  concile  de  Nicée. 


Les  paroisses  d'Alexandrie.  —  Arius  de  Baucalis,  sa  doctrine. 
—  Conflit  avec  l'enseignement  traditionnel.  —  Déposition  d'Arius 
et  de  ses  adhérents.  —  Arius  appuyé  en  Syrie  et  à  Nicomédie.  — 
Son  retour  à  Alexandrie  :  sa  Thalie.  —  Intervention  de  Constan- 
tin. —  Débat  sur  la  Pàque.  —  Le  concile  de  Nicée.  —  Séances  im- 
périales. —  Arius  condamné  à  nouveau.  —  Règlement  de  l'affaire 
mélétienne  et  de  la  question  pascale.  —  Rédaction  du  symbole. 
-  Canons  disciplinaires.  —  L' homoousios .  —  Premiers  essais  de 
réaction. 


Après  le  martyr  Pierre  (f  312),  l'église  d'Alexandrie 
avait  eu  un  instant  pour  chef  un  des  anciens  maîtres 
du  didascalée,  Achillas.  A  celui-ci,  qui  ne  siégea  que 
peu  de  mois,  succéda  Alexandre.  Tous  les  deux  eurent 
à  se  plaindre  de  Mélèce  et  de  son  schisme.  Alexandre 
eut  de  plus  affaire  avec  Arius,  un  de  ses  prêtres,  et  ce 
fut  un  grand  événement. 

La  ville  d'Alexandrie  comptait  dès  lors  plusieurs 
églises,  dirigées  avec  une  certaine  autonomie  par  des 
prêtres  spéciaux.  Saint  Epi^hane  ^  en  nomme  quelques- 
unes,  celles  de  Denys,  de  Théonas,  de  Pierius,  de  Séra- 
pion,  de  Persaea,  de  Dizya,  de  Mendidion,  d'Annien, 
de  Baucalis,   qui  ne  remontent  peut-être  pas  toutes  jus- 

'  Haer.,  LXIX,  3. 


156  CHAPITRE    IV 

qu'au  temps  où  nous  sommes.  Sur  le  personnel  de  ces 
églises,  clercs  et  fidèles,  l'évêque  avait  l'autorité  supé- 
rieure. Pour  en  assurer  l'exercice  et  pour  maintenir 
l'unité  du  troupeau,  des  assemblées  régulières  réunis- 
saient prêtres  et  diacres  autour  du  chef  suprême  de 
l'église  locale. 

Il  y  avait  quelques  tendances  centrifuges.  Les  prê- 
tres alexandrins  se  soutenaient  du  temps  où  ils  ordon- 
naient eux-mêmes  leur  évêque  i.  Sous  l'épiscopat  d'A- 
lexandre, l'un  d'entre  eux,  Kolluthus,  revendiqua  le 
pouvoir  d'ordination  et  se  mit  à  consacrer  prêtres  et 
diacres,  sans  recourir  à  son  chef  hiérarchique.  Mais  on 
vit  bien  autre  chose. 

Aux  environs  de  l'année  318  2,  le  prêtre  de  Bau- 
calis,  Arius,  occupait  beaucoup  l'opinion.  On  avait  déjà 
parlé  de  lui  à  propos  du  schisme  mélétien,  dans  lequel 
il  paraît  s'être  compromis  quelque  temps.  Un  peu  bal- 
lotté sous  les  évêques  Pierre  et  Achillas,  il  avait  fini 
par  se  retrouver  en  équilibre  sous  Alexandre.  C'était  un 
homme  âgé,  grand,  maigre,  de  regard  triste  et  d'aspect 
mortifié.  On  le  savait  ascète,  et  cela  se  voyait  à  son 
costume,  une  courte  tunique  sans  manches,  sur  laquelle 


1  T.  I,  p.  94.  Il  devait  subsister  quelque  chose  de  cet  usage, 
car  il  est  encore  mentionné  au  v^  siècle  {Apophthegmata  PP.,  II,  78  ; 
Migne,  P.  G.,  t.  LXV,  p.  341.) 

2  C'est  tout  ce  qu'on  peut  dire;  la  chronologie  de  ces  com- 
mencements est  fort  peu  précise.  Gomme  il  est  impossible  de  pla- 
cer tous  les  événements  entre  la  victoire  de  Constantin  sur  Lici- 
nius  et  le  concile  de  Nicée,  il  faut  remonter  à  un  temps  antérieur 
à  la  persécution  de  Licinius. 


ARiUS    ET    LE    CONCILE    DE    NICÉE  127 

il  jetait  une  sorte  d'écharpe  en  guise  de  manteau.  Sa 
parole  était  douce,  ses  discours  insinuants.  Les  vierges 
sacrées,  fort  nombreuses  à  Alexandrie,  l'avaient  en  grande 
estime  ;  dans  le  haut  clergé  il  comptait  des  partisans  dé- 
terminés 1.  ' 

Il  avait,  en  effet,  un  parti  et  une  doctrine.  Â.  Alexan- 
drie ce  n'étaitpas  chose  extraordinaire  que  d'avoir  une 
doctrine.  On  a  vu  ce  qui  pouvait  s'enseigner  au  temps 
où  Clément  et  Origène  dirigeaient  l'école  des  catéchèses. 
Cette  école  fonctionnait  encore  et  n'avait  abandonné  ni 
les  idées  ni  les  méthodes  des  anciens  maîtres.  Mais 
c'était  une  école  :  l'enseignement  que  distribuait  Arius 
•  était  distribué  au  nom  de  l'Eglise.  Celle-ci  fut  avisée 
qu'il  soulevait  des  difficultés.  Les  Mélétiens  prétendirent 
plus  tard  qu'ils  avaient  eu  un  rôle  en  ceci  et  que  c'étaient 
eux  qui  avaient  éveillé  l'attention  de  l'évèque.  Il 
semble  plutôt  que  l'opposition  contre  Arius  ait  été  me- 
née d'abord  par  Kollutlius,  un  de  ses  collègues,  peut- 
être  le  même  dont  il  a  été  question  tout- à-l'heure. 

Quoi  qu'il  en  sî)it,  Arius   fut   amené  à  s'expliquer. 

1  Sur  les  commencements  de  l'affaire  d'Arius,  outre  les  docu- 
ments officiels,  qui  seront  cités  plus  loin,  il  n'y  a  guère  de  rensei- 
gnements utilisables.  Les  textes  narratifs  sont  en  général  tardifs, 
rapides  et  confus.  Cependant  on  peut  tirer  quelques  détails  de 
saint  Epiphane  [Haer.,  LXIX)  et  surtout  de  Sozomène,  I,  15,  qui 
a  eu  sous  les  yeux  des  pièces  que  nous  ne  possédons  pas  toutes. 
D'après  lui,  Arius  aurait  d'abord- été  du  parti  de  Mélèce  ;  rallié  à 
l'évèque  Pierre  et  ordonné  diacre,  il  se  serait  de  nouveau  brouillé 
avec  son  chef.  Sous  Achillas  il  aurait  pu  reprendre  ses  fonctions 
et  même  aurait  été  promu  à  la  dignité  presbytérale.  Cf.  ci-dessus, 
p.  99. 


128  CHAPITRE    IV 

Dans  sa  jeunesse  il  avait  fréquenté  à  Antioche  l'école 
du  célèbre  Lucien.  C'est  de  là  qu'il  avait  rapporté  son 
système,  lequel   peut  être  résumé  en  peu  de  mots. 

«  Dieu  est  un,  éternel,  inengendré  *.  Les  autres  êtres 
sont  des  créatures,  le  Logos  tout  le  premier.  Gomme 
les  autres  créatures,  il  a  été  tiré  du  néant  (éC  oùx  ovtwv) 
et  non  de  la  substance  divine  ;  il  fut  un  temps  ou  il 
n'était  pas  (-^v  ots  oùx  -^v);  il  a  été  créé,  non  pas  néces- 
sairement, mais  volontairement.  Créature  de  Dieu,  il  est 
le  créateur  de  tous  les  autres  êtres  et  ce  rapport  ju.stifie 
le  titre  de  Dieu  qui  lui  est  donné  improprement.  Dieu 
l'a  adopté  comme  Fils  en  prévision  de  ses.mérites,  car 
il  est  libre,  susceptible  de  changer  (TpswToç),  et  c'est  par 
sa  propre  volonté  qu'il  s'est  déterminé  au  bien.  De  cette 
filiation  adoptive  il  ne  résulte  aucune  participation  réelle 
à  la  divinité,  aucune  vraie  ressemblance  avec  elle.  Dieu 
ne  peut  avoir  de  semblable.  L'Esprit-Saint  est  la  pre- 
mière des  créatures  du  Logos;  il  est  encore  moins  Dieu 
que  lui.  Le  Logos  s'est  fait  chair,  en  ce  sens  qu'il  rem- 
plit en  Jésus-Christ  les  fonctions  d'âme  ». 

Cette  idée  du  Verbe  créature,  si  éloignée  qu'elle  fût 
de  la  traditioUj  n'était  pourtant  pas  sans  connexion 
avec  certains  systèmes  théologiques  antérieurement  pro- 
fessés. 

Depuis  Philon  jusqu'à  Origène  et  Plotin,  en  passant, 
bien  entendu,  par  la  gnose,  tous  les  penseurs  religieux 

1  En  ces  temps-là  on  ne  met  guère  de  différence  entre  Y£vr,T6; 
(devenu)  et  ysvvYi-té;  (engendré),  pas  plus  qu'entre  leurs  contraires. 

àyévvriToç  et  àY£vr,TOî. 


ARIUS    ET  LE   CONCILE    DE    NICÉE  129 

exploitaient  la  notion  du  Verbe  avec  des  préoccupations 
cosmologiques.  Leur  Dieu  abstrait,  leur  être  en  soi, 
ineffable,  inaccessible,  s'opposait  de  telle  façon  au  monde 
sensible  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  passer  de  l'un  à 
l'autre  sans  un  intermédiaire  qui  participât  de  l'un  et  de 
l'autre.  Le  Verbe  procédait  de  Dieu,  de  l'essence  divine; 
mais,  comme  il  contenait,  outre  la  puissance  créatrice, 
l'idée,  le  type  de  la  création,  il  tombait  à  certains  égards 
dans  la  catégorie  du  créé.  Si  semblable  au  Père  qu'on 
se  le  représentât,  il  y  avait  pourtant  entre  eux  des 
différences  d'aptitudes.  Dans  ces  conditions  le  pro- 
blème n'était  pas  résolu,  mais  transporté.  Les  deux 
notions  d'infini  et  de  fini  se  retrouvaient  en  face  et  en 
conflit  dans  la  personne  intermédiaire.  Le  Verbe  se  rat- 
tachait à  Dieu,  par  une  procession  mystérieuse,  sur  la- 
quelle on  dissertait  beaucoup,  à  grand  renfort  d'images, 
mais  que  l'on  ne  parvenait  pas  à  tirer  au  clair.  Elle  ne 
cadrait  pas  aisément  soit  avec  le  monothéisme  pur,  soit 
avec  l'idée  d'une  personne  distincte,  deux  données  es- 
sentielles, fournies  par  la  tradition  et  appuyées  sur 
l'Ecriture. 

Au  moment  où  nous  sommes  il  est  remarquable  que 
tout  le  monde  soit  d'accord  pour  sortir  de  cette  im- 
passe. Les  Lucianistes  sacrifient  résolument  l'idée  obs- 
cure à  l'idée  claire  ;  il  n'y  a  plus  pour  eux  de  proces- 
sion substantielle.  Toute  la  divinité  est  dans  le  Père  ; 
lui  seul  est  vraiment  Dieu.  Le  Verbe  est  la  première  des 
créatures,  mais  une  créature.  Il  n'est  plus  Dieu,  il  est 
essentiellement  distinct  de  Dieu.    C'est  ainsi  que  l'on 

DacHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  9 


130  CHAPITRE    IV 

entend  sauver  le   monothéisme  et  aussi  la  personnalité 
du    Christ  préexistant.   La  difficulté   philosophique  est 
éliminée,   mais  avec  elle  a  disparu   l'essence  même  du 
christianisme.   Tout  au  contraire  d'Arius,  Alexandre  et 
Athanase  tiennent  fermement   à  la  divinité  absolue  du 
Verbe.  Au  risque  de   paraître  d'accord  avec  les  moda- 
listes,  ils  coupent  court  à  toute  procession   extérieure, 
négligent  les  prétendues   nécessités   de  la  cosmologie, 
'maintiennent  comme  ils  peuvent  la  distinction  des  per- 
sonnes,  mais   sauvent   avant  tout  l'identité  du  Verbe 
avec  Dieu.  L'intérêt  religieux  prime  tout.   Il  faut  que 
l'être  céleste  incarné  en   Jésus-Christ   soit  Dieu   tout- 
à-fait  et  non   pas  approximativement  et  par  manière  de 
parler.  Autrement  il   ne  serait   pas  le  Sauveur.  Que  de 
telles   idées   fussent  malaisées  à  traduire  dans  la  lan- 
gue philosophique  d'alors,  c'est  ce  dont  ils  se  rendaient 
peut-être  compte  ;  mais  ils  ne  s'en  inquiétaient  guère; 
ils  n'avaient  pas  charge  de   cosmologie,  mais  de  reli- 
gion;  de  convenances  scientifiques,  mais  de  tradition  i. 
D'ailleurs  est-ce  que,  en  ces  choses  divines,  on  est  tenu 
de  tout  expliquer  ?  Generationem  eius  quis  enarrabit  ? 

Cette  disposition  d'esprit  n'était  pas  particulière  à 
l'évêque  d'Alexandrie.  Nous  l'avons  constatée  bien  ail- 
leurs et  depuis  longtemps.  A  côté  des  théories  d'école, 


1  Alexandre  se  sentait  encore  de  l'éducation  origéniste.  On  en 
voit  la  trace  dans  ses  deux  lettres,  C'étaif,  comme  Eusèbe  de  Gé- 
sarée,  un  origéniste  qui  avait  sacrifié  une  des  moitiés  du  sys- 
tème;.mais  il  avait  gardé,  la  bonne,  celle  que  recommandait  son 
accord  avec  la  tradition. 


ARIUS  ET  LE    CONCILE   DE    NICÉE  131 

il  y  avait,  même  chez  des  personnes  très  cultivées,  une 
opinion  qui  respectait  ces  mystères  religieux,  tenait 
ferme  aux  doctrines  essentielles  et  se  défiait  des  gens  qui 
menaçaient  de  les  compromettre,  sous  prétexte  de  les 
concilier  ou  de  les  mettre  en  meilleure  lumière.  L'évê- 
que  Pierre  avait  déjà  représenté  cette  disposition  d'esprit 
sur  le  siège  d'Alexandrie.  Après  Alexandre  elle  fut  main- 
tenue très  nettement  par  Athanase,  qui  déjà,  au  moment 
où  commence  cette  histoire,  était  diacre  et  conseiller  de 
son  évoque. 

Les  doctrines  d'Arius  furent  discutées  d'abord  dans 
l'es  assemblées  du  clergé  alexandrin,  sous  la  présidence 
d'Alexandre,  qui  paraît  avoir  dirigé  les  débats  avec 
beaucoup  de  modération  et  de  bienveillance.  On  tira  au 
clair  l'enseignement  qui  se  donnait  dans  certaines  égli- 
ses de  la  ville  et  l'on  établit  qu'il  était  contraire  à  la 
tradition.  Les  prêtres  incriminés,  priés,  puis  sommés, 
de  renoncer  à  leurs  innovations,  s'y  refusèrent  obstiné- 
ment. La  situation  devenait  grave.  Sur  un  point  capital; 
le  haut  clergé  d'Alexandrie  était  divisé  :  les  uns,  avec 
l'évêque,  enseignaient  la  divinité  absolue  du  Christ  ;  les 
autres,  avec  Arius,  ne  lui  reconnaissaient  qu'une  divi- 
nité relative  et  secondaire. 

Une  telle  situation  ne  pouvait  se  prolonger.  Du  mo- 
ment où  Arius  et  les  siens  refusaient  d'accepter  l'ensei- 
gnement de  l'évêque,  ils  auraient  dû  cesser  leurs  fonc- 
tions. Ils  n'en  firent  rien,  s'imaginant  sans  daute  que, 
eu  égard  a  l'autonomie  des  prêtres  alexandrins,  ils 
étaient  des  chefs  d'église,  tout  comme  leur  évêque,  et 


132  CHAPITRE    IV 

n'avaient  pas  de  leçons  à  recevoir  de  lui.  Gomme  ils 
étaient  relativement  nombreux,  Alexandre  crut  devoir 
renforcer  l'autorité  de  sa  décision  en  faisant  intervenir 
tout  l'épiscopat  égyptien.  Celui-ci,  du  reste,  commençait 
à  être  travaillé  ;  Arius  y  avait  des  partisans.  L'affaire 
n'était  pas  exclusivement  une  affaire  alexandrine:  elle 
intéressait  tout  le  ressort  métropolitain. 

Près  de  cent  évêques  se  réunirent  autour  d'Alexan- 
dre; deux  d'entre  eux,  Secundus  de  Ptolémaïs  en  Gyré- 
niïque  et  Théonas  de  Marmarique,  firent  défection  et  se 
rangèrent  du  côté  d'Arius.  Ils  furent  déposés,  et,  avec 
eux,  six  prêtres  et  six  diacres  d'Alexandrie,  Arius, 
Achillas,  Aeithalès,  Garponès,  un  autre  Arius,  Sarmatas, 
prêtres  ;  Euzoïus,  Lucius,  Jules,  Menas,  Helladius, 
(T.iins,  diacres.  La  Maréote  aussi,  canton  rural  autour 
'la  lac  Mareotis,  fut  représentée  dans  la  liste  des  pros- 
crits :  soit  au  concile,  soit  peu  après,  deux  prêtres  de 
cette  région,  Gharés  et  Pistus,  et  quatre  diacres,  Séra- 
pion,  Parammon,  Zosime,  Irénée,  déclarèrent  faire  cause 
commune  avec  Arius  et  furent  déposés  comme  lui  K 

Il  n'y  avait  pas  eu  beaucoup  de  défections  dans  l'épis- 
copat égyptien,  mais  le  clergé  alexandrin  était  atteint 
fort  gravement.  Arius  et  ses  partisans,  comme  Origène 
autrefois,  se  décidèrent  à  quitter  l'Egypte,  passèrent  en 

1  V.  l'encyclique  d'Alexandre  'Evbç  (ycSixatoc  et  le  document  an- 
nexe, KaTàôeaiç  'Apeto-j  (Migne,  P.  G.,  t. 'XVIII,  p.  373,  581).  L'ency- 
clique fut  signée  par  17  prêtres  et  24  diacres  d'Alexandrie,  19  prê- 
tres et  2)  diacres  de  la  Maréote.  En  tête  des  prêtres  d'Alexandrie 
signe  un  Kolluthus,  qui  pourrait  bien  être  celui  dont  il  a  été  ques- 
tion plus  haut. 


.    ARIUS    ET    LE    CONCILE    DE    NIGÉE  133 

Palestine  et  s'arrêtèrerît  à  Gésarée.  Toujours  comme 
Origène,  ils' y  trouvèrent  bon  accueil.  Depuis  quelques 
années  le  savant  Eîusèbe  présidait  à  cette  église.  Sa  ré- 
putation était  grande  :  ses  livres  d'Mstoire  et  ses  apolo- 
gies avaient  eu  le  temps  de  faire  leur  chemin.  En  Jhéo- 
logie,  son  origénisme  n'était  pas  demeuré  inflexible.  Il 
avait  sacrifié,  en  particulier,  la  création  éternelle,  et  dès 
lors  la  raison  origéniste  de  maintenir  l'éternité  du  Verbe. 
Au  fond  il  pensait  comme  Arius  ;  mais  autant  celui-ci 
était  net  et  clair  en  ses  propos,  autant  l'évèque  de  Césa- 
rée  excellait  à  draper  ses  idées  dans  un  style  ondoyant 
et  diffus  et  à  parler  beaucoup  pour  ne  rien  dire.  On  peut 
avoir  une  idé.e  de  cela  par  les  développements  sur  la  gé- 
nération du  Verbe  qui  figurent  en  tête  de  son  Histoire 
ecclésiatique  ^  D'autres  évêiiues,  en  Palestine,  en  Phé- 
nicie  et  en  Syrie,  étaient  dans  les  mêmes  idées  2. 

L'évèque  de  Gésarée  n'était  pas  encore  ce  qu'il  devint 
plus  tard,  un  personnage  bien  en  cour  et  de  crédit  as- 
suré. Ge  rôle  était  tenu  par  un  autre  Eusèbe,  vieux  pré- 
lat fort  intrigant,  qui  avait  réussi  à  se  transférer  de  Bé- 
ryte,  où  il  avait  d'abord  exercé  les  fonctions  épiscopales^ 
au  siège  plus  important  de  Nicomédie.  Là,  à  proximité 


1  I,  2. 

2  Dans  sa  lettre  à  Eusèbe  de  Nicomédie,  Arius  cite,  outre  l'é- 
vèque de  Gésarée,  ceux  de  Lj'dda  (Aetius),  de  Tyr  (Paulin),  de  Bé- 
ryte  (Grégoire),  de  Laodicée  (Théodote),  d'Anazarbe  (Athanase), 
«  et  tous  les  Orientaux  s.  Cependant  il  avoue  lui-même  que  les 
évèques  d'Antioche  (Philogonius),  de  Jérusalem  (Macarius)  et  de 
Tripoli  (Hellanicu?)  étaient  contre  lui.  Il  y  en  avait  encore  d'au- 
tres. 


134  CHAPITRE    IV 

de  la  cour,  très  bien  vu  de  l'impératrice  Gonstantia^ 
sœur  de  Constantin  et  femme  de  Licinius,  il  s'était  créé 
une  situation  dont  bientôt  on  mesura  la  force.  C'était, 
lui  aussi,  un  théologien  et  un  disciple  de  Lucien  d'An- 
tioche.  Il  partageait  toutes  les  idées  d'Arius  et  depuis 
longtemps  se  trouvait  en  froid  avec  son  collègue  d'A- 
lexandrie. On  n'aurait  pu  rêver  meilleur  patronage. 
Arius  lui  écrivit  de  Palestine  ^  et  ne  tarda  guère  à  le 
rejoindre.  • 

L'évêque  de  -Nicomédie  se  mit  aussitôt  en  mouve- 
ment :  il  inonda  l'Orient,  et  l'Asie-Mineure  de  lettres 
adressées  aux  évêques  ^  pour  les  décider  à  se  ranger  du 
côté  d'Arius  et  à  le  soutenir  contre  son  évêque,  en  .ré- 
clamant de  celui-ci  qu'il  revînt  sur  la  sentence,  Arius 
rédigea  un  exposé  de  sa  doctrine,  sous  forme  d'une  lettre 
adressée  à  Alexandre  3  ;  on  la  fit  circuler  pour  recueillir 
des  adhésions.  Eusébe  de  Césarée  intervint  plusieurs 
-  fois  auprès  de  l'évêque  d'Alexandrie  ^. 

Celui-ci  ne  resta  pas  inactif.  Il  écrivit  à  tous  les  évê- 
ques, protestant  contre  l'ingérence  d'Eusébe  de  Nicomé- 

1  Epiph.,  LXIX,  6;  Théodoret,  I,  5.  C'est  dans  cette  lettre 
qu'il  donne  à  Eusèbe  de  NicomédieUe  nom  de  coUucianiste  (au/Aoy- 
xtaviaràj. 

2  Une  de  ces  lettres,  adressée  à  Paulin  de  Tyr,  s'est  conservée 
dans  T-toéodoret,  H.  E.,  I,  5.  Paulin  semble  avoir  eu  quelque  peine 
à  prendre  parti. 

3  Athauase,  De  synodis,  16;  Epiphane  LXIX,  7,  8. 

i  Lettre  mentionnée  par  Eusèbe  de  Nicomédie  dans  le  docu- 
ment cité  plus  haut,  note  1  ;  autre  lettre  dont  quelques  fragments 
iigurent  dans  les  actes  du  V1I<î  concile  œcuménique,  Mansi,  t.  XIII, 
£.  317.  Cf.  Sozoméne,  I,  IS,  à  la  lin. 


AUlUS    Eï    LE    CONCILE   DE    NICÉE  135 

die,  «  qui  se  croit  chargé  du  soin  de  l'Eglise  entière,  » 
»  depuis  que,  abandonnant.  Béryte,  il  a  jeté  son  dévolu 
»  sur  l'église  de  Nicomédie  sans  qu'on  ait  osé  l'en  pu- 
))  nir  »,  et  se  pose  en  protecteur  d'Arius  et  de  son 
monde.  Il  donnait  ensuite  les  noms  des  condamnés  et 
résumait,  dans  un  court  exposé,  les  principaux  traits  de 
leur  enseignement  «  plus  pernicieux  que  les  hérésies 
du  passé,  avant-coureur  de  l'Antéchrist  ».  A  la  lettre 
étaient  jointes  les  signatures  de  tout  le  clergé  fidèle, 
tant  d'Alexandrie  que  de  la  Maréote  K  Un  exemplaire 
fut  envoyé  au  p'ape  Silvestre  '  ;  d'autres  à  l'évêque 
d'Antioche  ^  Philogonius,  à  Eustathe,  évêque  de  Bérée, 
et  à  beaucoup  d'autres.  Gomme  Arius  recueillait  des 
signatures  pour  sa  profession  de  foi,  ainsi  les  envoyés 
d'Alexandre  faisaient  signer  partout  sa  protestation. 
Nombre  d'adhésions  lui  vinrent  de  Syrie,  de  Lycie,  de 
Pamphylie,  d'Asie,  de  Gappadoce  et  des  pays  voisins. 
Il  écrivit  *  un  peu  plus  tard   à    un   autre   Alexandre, 

/  1  C'est  cette  lettre  ('Evb;  aûtixxxoz)  [P.  G.,  t.  XVIII,  p.  572)  que 
l'on  appelle  le  Tome  d'Alexandre.  M.  E  Schwartz  [Nachrichten,  1905, 
p.  263)  voudrait  réserver  ce  titre  à  une  pièce  conservée  dans  un 
ms.  syriaque  du  British  Muséum  [Add.,  12156,  copié  en  562)  et 
publiée  par  P.  Martin  (Pitra,  Anal,  sacra,  t.  IV,  p.  196;  Schwartz 
en  donne  une  traduction  en  grec).  Ce  document  parait  dériver 
d'un  exemplaire  du  toiiie  adressé  à  un  évéque  Mélèce  (difficilement 
celui  dont  parle  Eusèbe,  H.  E.,  VII,  32  ;  il  en  parle  comme  d'un 
mort  ;  v.  plutôt  Athanase,  Ep.  ad  episcopos  Mg.,  8)  ;  on  y  avait 
ajouté  des  indications  topograpliiques  assez  suspectes,  ainsi  que 
la  signature,  suspecte  aussi,  de  l'évêque  d'Antioche  Philogonius. 

2  Cité  dans  une  lettre  de  Libère,  en  334  (Jaffé,  212). 

»  ïhéodoret,  H.  E.,  I,  3. 

4  P.  G.,  t.  XVIir,p.  548. 


136  CHAPITRE    IV 

évêque  de  Byzance,  pour  le  décider  à  l'appuyer  lui  aussi. 
Dans  cette  lettre  il  se  plaint  des  querelles  que  le  parti 
d'Arius  lui  fait  à  Alexandrie.  Les  femmes  se  mêlaient 
de  l'affaire  ;  j'ai  déjà  dit  qu'Arius  était  en  grande  faveur 
auprès  des  vierges.  Ces  personnes  entêtées  et  processi- 
ves faisaient  à  l'évêque  chicane  sur  chicane.  On  tenait 
des  assemblées  schisinatiques.  Bref,  le  désordre,  que 
l'exode  des  condamnés  n'avait  pas  apaisé,  se  faisait 
chaque  jour  plus  intense  K 

Il  fut  porté  à  son  comble  par  le  retour  d'Arius.  Un 
synode  assemblé  en  Bithynie  par  les  soins  d'Eusèbe  de 
Nicomédie  avait  déclaré  que  les  dissidents  devaient 
être  admis  à  la  communion  et  qu'Alexandre  serait  prié 
de  les  recevoir.  Gomme  il  s'y  refusa,  les  partisans 
d'Arius  en  Phénicie  et  en  Palestine,  Eusèbe  de  Gésarée, 
Paulin  de  Tyr,  Patrophile  de  Scythopolis  et  quelques 
autres  se  réunirent  à  leur  tour  en  concile  et  l'autorisè- 
rent, lui  et  ses- ayant-cause,  à  reprendre  leurs  fonctions, 
tout^en  demeurant  soumis  à  leur  évêque  '.  ' 

Gette  dernière  condition  était  difficile  à  remplir. 
Arius  et  ses  amis  revinrent  comptant  apparemment  sur 
le  nombre  et  l'énergie  de  leurs  partisans  pour  forcer  la 
main  à  leur  chef  ecclésiastique.  Rien  n'était  négligé 
pour  exciter  le  populaire  et  l'intéresser  aux  opposants. 
Des  pamphlets  circulaient,  et  même  des  chan.sons.  Arius^ 
avait  composé  une  longue  rapsodie  où  les  beautés  de 

i  Arius  était  peut-être  déjà  revenu  quand  la  lettre  fut  écrite. 
-  Sozomène,  I,  15,  résume  ici  des  documents  synodaux  qui  ne 
nous  sont  pas  parvenus. 


ARIUS    ET    LE    CONCILE   DE    NICÉE  137 

sa  métaphysique  étaient  relevées.  C'est  ce  qu'on  appelle 
sa  Thalie.  Il  en  reste  quelques  fragments.  Elle  débutait 
ainsi  : 

Selon  la  foi  des  élus  de  Dieu, 

qui  comprennent  Dieu, 

des  enfants  saints, 

orthodoxes, 

qui  ont  reçu  le  saint  esprit  de  Dieu, 

voici  ce  que  j'ai  appris 

de  ceux  qui  possèdent  la  sages&e, 

des  gens- bien  élevés,  V 

instruits  par  Dieu, 

habiles  en  toutes  choses. 
C'est  sur  leur  trace  que  je  marche,  moi, 

que  je  marche  comme  eux, 

moi  dont  on  parle  tant, 

qui  ai  tant  souffert 

pour  la  gloire  de  Dieu 

qui  ai  reçu  de  Dieu 

la  sagesse  et  la  science  que  je  possède. 

Les  ouvriers  du  port,  les  marins,  les  oisifs  et  le 
menu  peuple  de  la  rue  savaient  ces  chansons  et  en  re- 
battaient les  oreilles  des  fidèles  d'Alexandre.  De  là  des 
rixes  à  n'en  plus  finir. 

Au  dehors  l'épiscopat  était  très  divisé.  Dans  chacun 
des  deux  partis  on  se  vantait  des  adhésions  reçues.  Les 
lettres  favorables  à  Arius  furent  groupées  en  un  re- 
cueil^; on  en  fit  autant  pour  celles  qui  soutenaient  l'évê- 
que  d'Alexandrie  ^  Un  rhéteur  cappadocien,  appelé  As- 

1  Athanase,  De  synodis,  17. 

2  Je  ne  saurais  accepter  comme  authentique  le  concile  d'Antio- 
che  de  324  dont  M,  È.  Schwartz  [Nachrichten.,  1905,  p.  171  et  suiv.) 


138  CHAPITRE    IV 

terius,  qui  avait  failli  pendant  la  persécution  et  ne 
pouvait,  à  cause  de  cela,  entrer  dans  le  clergé;  parcourait 
l'Orient  et  faisait  des  conférences  pour  exposer  et  défen- 
dre la  nouvelle  théologie.  Le  public  s'intéressait  à  ces 
questions,  même  le  public  païen,  qui,  bien  entendu,  en 
tirait  occasion  de  s'amuser  aux  dépens  des  chrétiens  et 
de  leurs  croyances.  Les  querelles  d'Arius  et  d'Alexan- 
dre retentissaient  jusque  dans  les  théâtres  ^ 

C'est  en  cet  état  d'agitation  que  Constantin  trouva 
l'Eglise  orientale  lorsque  sa  victoire  sur  Licinius  le  mit 
en  rapport  avec  elle. 

Arrivé  à  Nicomédie  il  avait  eu  d'abord  l'intention 
de  visiter  tout  aussitôt  1'  «  Orient  »  '^  ;  parmi  les  rai- 
sons qui  le  retinrent,  les  querelles  ecclésiatiques  eurent 
une  place  importante.  Les  renseignements  qu'on  lui 
donna  sur  celle  d'Alexandrie  l'étonnèrent  et  l'affligè- 
rent. Il  avait  compté  sur  l'^iscopat  grec  pour  l'aider  à 
réduire  le  schisme  africain,  souci  cuisant  de  sa  politi- 
que religieuse;  et  voilà  que  l'épiscopat  grec  était  lui- 
même  divisé.  Pourquoi  ?  Pour  une  futilité.  Alexandre 
avait  eu  l'imprudence  de  poser  à  ses  prêtres  des  questions 
oiseuses  à  propos  d'un  texte  de  la  Bible  ^  sur  des  cho- 


publie  une  prétendue  lettre  synodale  adressée  à  Alexandre  de  By- 
zance  (Néa;  Tw[j.t,;),  d'après  un  ms.  syriaque  de  Paris,  n»  62.  Cf. 
Harnack,  Comptes-rendus  de  l'Acad.  de  Berlin,  1908,  p.  303  ;  1909, 
p.  401. 

1  Eusèbe,   VUa  Conut.,  I,  61. 

2  Entendez  ici  la  Syrie  et  l'Egypte, 
î  Prov.  VIII,  22. 


ARiaS    ET    LE   CONCILE    DE    NIGÉE  139 

ses  de  nulle,  importance  religieuse"  ;  Arius,  au  lieu  de 
garder  pour  lui  ses  sentiments,  les  avait  exprimés  et 
soutenus  avec  opiniâtreté.  Etait-ce  bien  le  moment  de 
se  livrer  à  de  tels  exercices  ?  Ne  pouvait-on  laisser  dor- 
mir.des  questions  irritantes^,  insolubles,  et  vivre  en  paix 
dans  la  fraternité  chrétienne  ? 

L'empereur  écrivit  en  ce  sens  une  lettre  adressée  en 
commun  à  Alexandre  et  à  Arius.  Elle  leur  fut  portée 
par  son  fidèle  conseiller  ecclésiastique^,  Hosius,  évêque 
de  Cordoue,  qui  l'avait  suivi  en  Orient.  Il  les  pressait 
vivement,  avec  des  accents  touchants,  de  se  réconcilier, 
de  rendre  ainsi  la  paix  à  l'Eglise  et  la  tranquillité  au 
souverain. 

A  la  façon  dont  Constantin  prenait  cette  affaire,  on 
reconnaît  tout  de  suite  l'homme  de  gouvernement,  bien- 
veillant pour  la  religion  chrétienne,  désireux  même  que 
tout  le  monde  l'accepte  et  que  l'on  parvienne  ainsi  à 
l'unité  morale  (il  le  dit  expressément),  mais  incapable 
de  s'intéresser  aux  choses  métaphysiques.  Le  christia-,. 
nisme  dont  le  gouvernement  avait  présentement  besoin, 
c'était  la  religion  de  l'Etre  suprême  {summa  divinitas), 
concrétisée  dans  la  foi  au  Christ  révélateur  et  sauveur, 
et  dans  l'observation  des  préceptes  religieux  et  moraux 
que  .PEglise  inculquait  en  son  nom.  Quant  à  alambi- 
quer  la  summa  divinitas  et  ses  rapports  intimes  avec  le 
Clirist,  cela  pouvait  être  un  objet  d'étude  pour  des  per- 
sonnes privées  ;  on  pouvait  professer  sur  ce  point  des 
opinions  diverses  ;  mais  à  quoi  bon  les  produire  en  pu- 
blic et  surtout  avec  cette  insistance  qui  provoque  l'op- 


140  CHAPITRE    IV 

position  et  fait  naître  les  querelles  ?  *  L'Etat  ne  pouvait , 
s'intéresser  à  ces  choses  que  dans  la  mesure  où  l'ordre 
public  s'en  ressentait. 

Hosius,  qui  était  un  homme  pratique,  pourrait  bien 
avoir  été,  au  fond,  de  l'avis  de  l'empereur.  Toutefois, 
quand  il  fut  arrivé  sur  les  lieux,  il  comprit  vite  que  l'ex- 
hortation impériale  ne  suffirait  pas  à  calmer  les  esprits 
agités.  Elle  aurait  peut-être  réussi  auprès  des  Occiden- 
taux, dont  les  besoins  théologiques  étaient  limités.  Mais 
avec  les  Grecs,  penseurs,  discoureurs,  disputeurs,  il  en 
était  tout  autrement.  La  question  ne  pouvait  plus  être 
étouffée  ;  il  fallait  la  régler. 

On  ffrofita  cependant  du  séjour  d'Hosius  pour  termi- 
ner quelques  affaires  locales.  C'est  sans  doute  alors  que 
Kolluthus  fut  condamné  et  ses  ordinations  déclarées  in- 
valides. On  y  annula,  en  tout  cas,  celle  d'un  certain  Ischy- 
ras,  qui  plus  tard  revint  sur  l'eau  et  fit  quelque  bruit  ^ 

De  retour  à  Nicomédie,  Hosius  informa  l'empereur  et 
celui-ci  se  décida  à  convoquer  un  grand  concile,  qui  par- 
viendrait^ croyaient-ils  tous  deux,  à  faire  l'apaisement. 

L'affaire  d'Arius  n'était  pas  la  seule  qui  soulevât  dès 
troubles.  Il  y  avait  encore  le  schisme  égyptien  de  Mélèce 


1  Noter,  dans  la  lettre  impériale,  cette  curieuse  comparaison  : 
«  Les  philosophes  eux-mêmes  (d'une  école)  s'accordent  tous  sur 
une  manière  de  voir  {oôy[i.a);  si  parfois  ils  se  divisent  sur'quelque 
solution,  cette  divergence  ne.  les  empêche  pas  de  s'entendre  sur  le 
fond  ï.  (Eusèbe,  V.  C,  II,  71). 

2  Athan.,  Apol.  c.  An\,  74.  D'après  Socrale,  III,  7,  on  aurait 
traité  alors  avec  Hosius  les  questions  d^essence  et  d'hypostase,  à 
propos  des  Sabelliens  et  de  leur  dogme. 


ARIUS    ET    LE   CONCILE  DE   NIGÉE  141 

et  aussi  le  dissentiment  sur  le  calcul  pascal.  Voici  en 
quoi  consistait  celui-ci  ^ 

La  querelle  du  temps  du  pape  Victor  entre  l'église 
de  Rome  et  les  églises  d'Asie  s'était  terminée  au  profit 
de  l'usage  romain.  Tout  le  monde  était  d'accord  que  la 
fête  de  la  Résurrection  du  Christ  devait  avoir  lieu  le 
dimanche  après  la  Pâque  juive.  A  Antioche  on  laissait 
aux  juifs  le  soin  de  fixer  l'échéance  du  14  nisan,  c'est-à- 
dire  de  la  pleine  lune^à  laquelle  la  fête  était  célébrée.  Le 
mois  de  nisan  étant  le  premier  mois  lunaire,  il  pouvait 
être  placé  diversement,  selon  que  l'année  précédente 
avait  été  de  12  ou  de  13  mois.  Ce  dernier  point  était  dé- 
cidé par  les  autorités  juives,  suivant  des  méthodes  à 
elles.  A  Alexandrie  on  ne  s'inquiétait  pas  des  juifs  ;  on 
calculait  la  Pâque  soi-même,  et  le  flottement  du  premier 
mois  lunaire  était  arrêté  par  cette  régie  spéciale  que 
la  fête  célébrée  après  la  pleine  lune  devait  l'être  aussi 
après  l'équinoxe  de  printemps,  fixé  au  21  mars.  Gomme 
les  juifs,  alors  au  moins,  ne  tenaient  pas  compte  de  l'équi- 
noxe, il  en  résultait  que  leur  14  nisan  pouvait  être  d'un 
mois  antérieur  à  celui  des  Alexandrins,  et  que  l'église 
d' Antioche,  qui  l'adoptait,  pouvait  se  trouver,  elle  aussi, 
d'un  mois  en  avance  sur  la  grande  métropole  égyptienne. 
Les  deux  calculs  en  concurrence  avaient  des  adhérents, 
et,  si  étrange  que  la  chose  puisse  nous  paraître,  deè  ad- 
hérents passionnés. 


1  Voir  mon  mémoire  La  question  de  la  Pâque  au  concile  de  Nicée, 
dans  la  Bévue  des  questions  historiques,  t.  XXVIII  (188ù),  p.  1. 


142  CHAPITRE    IV 

Les  grands  conciles  n'étaient  pas  une  nouveauté  pour 
l'épiscopat  d'Orient  1.  On  en  avait  vu  beaucoup,  au  mi- 


1  Les  procès-verbaux  du  concile  de  Nicée,  s'il  en  a  été  dressé, 
ne  se  sont  pas  conservés.  Le  récit  d'Eusébe  (F.  C,  III,  22)  est  le 
seul  qui  émane  d'un  témoin  présent  ;  Eustathe  d'Antioche  (Théo- 
doret,  I,  7)  et  Atbanase  (surtout  le  De   decretis  Nicaenis  et  l'épître 
Ad  Afros),  qui,  eux  aussi,  assistèrent  au  concile,  ne  rapportent  que 
quelques  détails.  Sous  l'empereur  Zenon  (476-491),  un  certain  Gé- 
lase,  originaire  de  Gyzique,  compila  eh    Bithynie  une  histoire  du 
concile  où  il  inséra  nombre  de  pièces  officielles.  La  partie  narra- 
tive de  son  recueil  est    empruntée  à    Eusèbe,  à    Rufin  (un  Rufin 
grec,  traduit  par  un  autre  Gélase),  à  Socrate  et  à  Théodoret.  Ces 
auteurs  (Rufin  excepté)  lui  ont  fourni  beaucoup  de  documents  ;  il 
en  a  aussi  emprunté  un  certain   nombre  à  un  recueil  antérieur, 
formé  par  un  prêtre  Jean,  d'ailleurs  inconnu.  Il  eut  en  outre  à  sa 
disposition  des  extraits  tirés  par  lui,  au  temps  où  il  demeurait  à 
Gyzique,  d'un.livre  qui  avait  appartenu   à  Dalmatius,  évêque  de 
cette  ville  (membre  du  concile  d'Ephèse,  en  431);  ce  livre  était  une 
composition  artificielle,^e  donnant  comme  la  reproduction  exacte 
de  conversations  entre  divers  philosophes  et  les  membres  du  con- 
cile. Voir  sur  ce  sujet  Gerhard  Loeschcke,  Das  Syntagma  des  Gela- 
sius  Cyzicenus,  étude  parue  dans  le  Rheinisches  Muséum,  1905,  1906; 
l'auteur  est  beaucoup  trop  favorable  à  Gélase  et  au  livre  de  Dal- 
matius. Le  texte  de  Gélase  était  divisé   en  trois  livres;  les  deux 
premiers  sont  dans  la   Patrologie  grecque   de  Migne,  t.  LXXXV, 
p.  1192-1344;  pour  le  troisième,  dont  Mai  {Spic.  Rom.,  t.  VI,  p.  603) 
n'a  donné  que  la  table    avec  quelques    mentis  fragments,  il  faut 
recourir  à  Ceriani,  Monum.  sacra  et  profana,  t.  I,  p.  129.  Ce  que  Mi- 
gne donne  comme  livre  III  consiste  en  trois  lettres  de  Constantin, 
dont  la  première  est,  en  effet,  extraite  de  ce  livre,  tel  que  le  décrit 
la  table  de  Mai  et  que  Ceriani  l'a  publié.  Il  paraît  avoir  été  plus 
long  (cf.  Photius,  cod.  88)  et  peut  ainsi  avoir  compris  les  deux  au- 
tres. —  Quant  aux  signatures  de  Nicée,  dont  on  a  des  recensions 
en  diverses  langues  (Patruyn  Nicaenoi'um  nomina,  éd.  Teubner  [Gel- 
zer,  Hilgenfeld,  Guntz]^  1908),  elles  nous  viennent  en  dernière  ana- 
lyse, non  d'un  procès-verbal  simplement  recopié,  mais  d'un  arran- 
gement où  elles  ont  été  distribuées  dans  l'ordre  géographique.  Cet 
arrangement  paraît  être  de  la  fin  du  iv°  siècle. 


ARIUS    ET    LE   CONCILE    DE    NICÉE  143 

lieu  du  nie  siècle  et  depuis,  qui  réunissaient,  à  Antio- 
che  ou  ailleurs,  les  évoques  de  l'Asie-Mineure  orientale 
et  des  provinces  syriennes.  Alexandrie,  elle  aussi,  voyait 
de  temps  â  autre  des  réunions  de  l'épiscopat  égyptien  et 
libyen  :  un  de  ces  conciles  locaux  avait  été  tenu  précisé- 
ment à  propos  d'Arius.  Ces  deux  groupes,  toutefois, 
n'avaient  jamais  été  réunis  ;  jamais  les  évêques  «  Orien- 
taux »  n'avaient  délibéré  avec  ceux  d'Egypte.  Cette  fois 
la  convocation  fut  beaucoup  plus  large.  Aux  Egyptiens 
et  aux  Orientaux  se  joignirent  des  évêques  de  l'Asie-Mi- 
neure entière,  aussi  bien  de  l'ancienne  province  (main- 
tenant diocèse)  d'Asie,  que  de  la  Gappadoce,  du  Pont  et 
de-4a  Galatie-  Les  provinces  d'outre-Bosphore  furent  re- 
présentées aussi,  quoique  dans  uHe  proportion  moindre. 
Encore  moins  nombreuse  était  la  représentation  des 
pays  latins  :  un  évêque  pannonien  ;  un  de  Gaule,  celui 
de  Die  ;  un  évêque  de  Galabre  ;  l'évêque  de  Garthage  ; 
enfin  Hosius  de  Gordoue,  qne  l'on  pouvait  considérer 
comme  représentant  l'épiscopat  espagnol,  et  deux  prê- 
tres romains,  envoyés  par  le  pape  Silvestre.  Il  n'était  pas 
jusqu'aux  pays  d'extrême  frontière,  du  côté  de  la  mer 
Noire  ou  de  la  Perse,  d'où  il  ne  fût  venu  quelques  évê- 
ques. G'est  ainsi  qu'on  vit  à  Nicée  l'évêque  de  Pityonte, 
dans  le  Gaucase,  celui  du  royaume  de  Bosphore  ^,  deux 
de  la  Grande  Arménie,  enfin  un  évêque  du  royaume  de 
Perse. 

Le  nombre  exact  des  membres  du  concile  de  Nicée 

1  C'est  sans-doute  le  Scythe  dont  parle  Eusébe,  V,  C,  III,  7. 


144  CHAPITRE    IV 

ne  fat  pas  établi  d'abord  sur  des  pièces  officielles.  Eu- 
sèbe  dé  Gésarée  ^  qui  prit  part  à  cette  assemblée,  dit 
qu'il  y  en  avait  plus  de  250  ;  un  autre  membre  du  concile, 
Eustathe  d'Antioche^,  parle  de  270,  Constantin  de  plus 
de  300  ^  Ce  chiffre  est  celui  de  saint  Athanase,  du  pape 
Jules,  de  Lucifer  de  Gagliari.  A  la  longue  on  le  dépassa 
un  peu  pour  arriver  au  nombre  symbolique  de  318,  celui 
des  serviteurs  d'Abraham  dans  sa  lutte  contre  les  rois 
coalisés*,  et  c'est  ainsi  que  se  fixa  la  tradition.  Les  listes 
qui  sont  venues  jusqu'à  nous  ne  mentionnent  que  220 
noms,  dont  quatorze  sont  des  noms  de  chorévêques.  Il 
est  possible  que  ces  listes  soient  incomplètes  et  notam- 
ment que  l'on  n'ait  pas  conservé,  sauf  pour  l'église  de 
Rome,  les  noms  des  sièges  épiscopaux  dont  les  titulai- 
res se  firent  représenter  par  d^s  prêtres  ou  d'autres 
clercs  ^ 

Au  printemps  de  l'année  325,  tout  ce  monde  s'ache- 
mina, sur  les  voitures  de  la  poste  officielle  ou  sur  des 
montures   fournies  par  l'empereur,  vers  le  lieu   de  la 


1  F.  Const.,  III,  8. 

2  In  Prov.,  VIII,  22  (Théodoret,  I,  7).  '    ~ 

3  Lettre  à  l'église  d'Alexandrie,  Socrate,  I,  9.  -      ■ 

4  Gen.  XIV,  14. 

5  La  grande  autorité  du  premier  concile  œcuménique  en  fit 
bientôt  un  thème  à  légendes.  Dès  la  fin  du  iv«  siècle  on  racontait 
à  son  sujet  diverses  choses,  plus  ou  moins  douteuses,  qui  déjà,  au 
siècle  suivant,  prirent  place  dans  les  livres  d'histoire.  Les  légis- 
lateurs privés  auxquels  nous  devons  tant  de  recueils  apocryphes 
de  droit  canonique  s'étaient  couverts  d'abord  de  la  prétendue  au- 
torité des  apôtres  (t.  I,  p.  533)  ;  maintenant  on  les  verra  se  récla- 
mer aussi  des  trois  cent-dix-huit  Pères. 


ARIUS    ET    LE    CONCILE   DE    NICÉE  145 

réunion,  la  ville  de  Nicée  en  Bithynie  voisine  de  la  ré- 
sidence impériale  de  Nicomédie. 

Ces  prélats  étaient  assez  divers  de  culture.  Le^plus 
érudit  était  sans  doute  Eusèbe  de  Gésarée.  Plusieurs, 
comme  Alexandre,  Eustathe  d'Antioche,  Marcel  d'An- 
cyre,  nous  sont  connus  par  des  écrits,  de  controverse 
anti-arienne;  ces  questions,  débattues  depuis  plusieurs 
années,  devaient  être  familières  à  la  plupart.  Quelques- 
uns,  comme  Léonce  de  Gésarée  en  Gappadoce  et  Jacques 
de  Nisibe  étaient  célèbres  par  leurs  vertus.  Mais  ceux 
qu'on  se  montrait  le  plus  avidement,  c'étaient  lès  con^ 
fesseurs  de  la  grande  persécution,  Paul  de  Néocésarée 
de  Syrie,  avec  ses  mains  brûlées,  Amphion  d'Epiphanie, 
les  égyptiens  Paphnuce  et  Potamon,  borgnes  et  boiteux 
depuis  le  temps  des  mines.  Si  cette  grande  réunion  exci- 
tait la  curiosité  des  fidèles  et  des  païens  eux-mêmes, 
elle  ne  devait  pas  produire  une  moindre  impression 
sur  ceux  qui  la  composaient.  Jamais  l'Eglise  n'avait 
passé  une  telle  revue  de  son  personnel  directeur. 

Bien  qu'en  cette  affaire  il  ait  été  témoin  et  acteur, 
Eusèbe  ne  nous  renseigne  guère  sur  les  détails.  Ge  qui 
l'a  surtout  frappé,  c'est  la  première  séance  impériale  et 
le  dîner  d'apparat  que  Constantin  offrit  aux  membres  du 
concile. 

Dans  une  grande  salle  du  palais,  des  bancs  étaient 

'  disposés   à  droite  et  à   gauche  ;  les  évêques  y  prirent 

place   et  attendirent.  On  vit   bientôt  paraître  quelques 

officiers  chrétiens,  puis  l'empereur,  revêtu  de  la  pourpre 

et  du  costume  somptueux  qui  était  alors  de  mise.  Ge  fut 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  10 


146  CHAPITRE    IV 

un  moment  solennel, "que  cette  rencontre  entre  le  chef 
de  l'Etat  romainjet  les  représentants^des  communautés 
chrétiennes  si  longtemps  et  si  durement  persécutées. 
Maintenant] les  mauvais  jours  étaient  passés  :  Galère, 
Maximin,  Licinius,  tous  les  ennemis  du  Christ  étaient 
morts.  Des  coups  qu'ils  avaient  portés  le  souvenir  était 
encore  vivant,  et,  parmi  les  présents,  plus  d'un  en  por- 
tait la  trace.  L'empereur  d'aujourd'hui,  le  puissant  prince 
qui,  depuis  vingt  ans,  défendait  la  frontière  et  tenait  les 
barbares  éloignés,  qui  venait  tout  récemment  de  refaire 
l'unité  de  l'empire  et  le  tenait  tout  entier  dans  sa  main, 
c'était  le  restaurateur  de  la  liberté  religieuse,  plus  en- 
core, le  protecteur  et  l'ami  des  chrétiens. 

Constantin  prit  place  au  haut  de  la  salle.  L'évêque  le 
plus  rapproché  de  lui,  vers  la  droite  \  peut-être  Eusébe 
de  Césarée,  peut-être  l'évêque  d'Antioche,  plus  qualifié 
par  son  siège,  prit  la  parole  et  lui  exprima  les  sentiments 
de  l'assemblée.  L'empereur  répondit  en  latin  et  sa  ré- 
ponse fut  aussitôt  traduite  en  grec  2.  Après  quoi  les  dé- 


1  Eusèbe  ne  marque  pas  son  nom.  L'auteur  des  tables  des 
chapitres  de  sa  vie  de  Constantin  (III,  11)  a  cru  qu'il  s'agissait  de 
l'évêque  de  Césarée  lui-même;  Théodoret  (I,  6)  indique  Eust'atlie 
d'Antioche,  Hosius,  comme  faisant  partie  de  l'entourage  de  l'em- 
pereur, était  peu  indiqué  pour  ce  compliment;  L'évêque  d'Antio- 
che avait  présidé  les  conciles  d'Ancyre  et  de  Néocésarée  ;  il  était 
naturel  qu'il  présidât  celui  de  Nicée.  Il  n'y  avait  pas  encore  de 
préséances  bien  établies  ;  plus  tard  Alexandrie  eut,  en  ces  réu- 
nions, le  pas  sur  Antioche.  En  ce  moment  Antioche  était  la  rési- 
dence du  comte  d'Orient,  sorte  de  vice-roi,  de  qui  dépendait  l'E- 
g}''pte  aussi  bien  que  la  Syrie. 

2  Eusébe,  T'.  C,  III,  12,  nous  a  coris&rvé  l'allocution  impériale. 


ARIUS  ET  LE  CONCILE  DE  NICÉE         147 

bats  commencèrent.  L'empereur  les  suivit  avec  attention 
et  s'y  mêla  quelquefois. 

Entre  temps  le  concile  fut  convié  par  lui  aux  fêtes  par 
lesquelles  on  célébrait  sa  vingtième  année  d'empire.  Eu- 
sèbe  de  Gésarée  prononça,  à  cette  occasion,  un  éloquent 
panégyrique.  L'empereur  oifrit  un  grand  festin  aux  évê- 
ques.  Sur  leur  passage  la  garde  pçésentait  les  armes  ; 
'  les  confesseurs  voyaient  reluire  comme  autrefois  l'acier 
des  sabres,  mais  ils  n'en  avaient  plus  peur.  Plusieurs  se 
demandaient  si  c'était  un  rêve,  ou  si  l'on  était  déjà  dans 
le  royaume  du  Christ. 

En  dehors  de  ces  pompes,  le  concile  travaillait.  L'af- 
faire d'Arius  vint  la  première.  11  s'agissait  de  savoir  si 
l'on  maintiendrait  la  sentence  portée  contre  lui  par  son 
évêque.  Mis  en  demeure  de  se  justifier,  Arius  et  les  siens 
s'expliquèrent  très  franchement,  si  bien  qu'Arlexan^re 
n'eut  aucune  peine  à  établir  le  bien-fondé  de  sa  décision. 
L'appui  que  l'évêque  de  Nicomédie  et  ses  autres  parti- 
sans donnèrent  au  prêtre  d'Alexandrie  ne  lui  fut  d'aucun 
secours.  Peu  de  personnes  dans  l'assemblée  étaient  dis- 
posées à  entendre  de  sang-froid  des  propos  comme  ceux- 
ci  :  «  Il  fut  un  temps  où  le  Fils  de  Dieu  n'était  pas  ;  il 
»  a  été  tiré  du  néant  ;  c'est  une  créature^  un  être  soumis 
»  au  changement,  etc.  ».  La  sentence  d'Alexandre  fut  non 
seulement  maintenue,  mais  confirmée.  Les  condamnés 
persistèrent  ;  il  ne  fut  possible  d'en  ramener  aucun. 

Une  autre  affaire  égyptienne,  celle  de  Mélèce  et  de 
son  schisme,  fut  ensuite  examinée.  Le  concile  reconnut 
que  Mélèce  avait  eu  les  torts  les  plus  graves.  Néanmoins, 


148  CHAPITRE    IV 

dans  son  désir  d'apaisement,,  désir  sûrement  favorisé 
par  l'empereur,  il  adopta  un  arrangement  d'après  lequel 
le  clergé  mélétien  devait  être  maintenu  en  fonctions  et 
fondu  avec  le  clergé  d'Alexandre,  maïs  subordonné  à 
celui-ci.  Toutefois  si  l'évêque  investi  par  Alexandre  ve- 
nait à  mourir,  l'évêque  établi  par  Méléce  pouvait  être 
mis  à  sa  place,  moyennant  élection  régulière  et  appro- 
bation du  métropolitain  d'Alexandrie.  Quant  à  Mélèce, 
en  égard  à  sa  culpabilité  spéciale,  on  ne  lui  conservait 
que  le  titre  d'évêque,  en  lui  interdisant  absolument  toute 
fonction  pastorale. 

Ce  n'est  pas  sur  les  conseils  d'Athanase  que  l'on 
traita  les  Mélétiens  avec  autant  de  miséricorde.  Il  con- 
naissait ce  personnel  et  prévoyait  qu'on  aurait  encore  à 
s'en  plaindre.  L'événement  lui  donna  raison.. 

Quant  au  comput  pascal,  l'évêque  d'Antioche  et  ses 
Orientaux  consentirent  à  se  conforpaer  à  l'usage  d'Alexan- 
drie et  à  célébrer  la  Pâque  en  même  temps  que  les  autres 
églises. 

Ces  décisions  furent  notifiées  aux  églises  intéressées, 

non  seulement  par  le  concile,  mais  aussi  par  l'empereur  K 

Celui-ci  avait  pris  pour  tâche  spéciale  d'insister  auprès 

des  dissidents  pour  les  ramener  à  l'unité  catholique. 

Il  parut  en  outre  nécessaire,  vu  les  divisions  que  l'af- 


1  Lettre  du  concile  à  l'église  d'Alexandrie,  'Etieiôy)  triç  to-j  ©eoù, 
Socrate,  I,  9;  Théodoret,  I,  8;  Gélase,  II,  34;  —  lettre  de  Cons- 
tantin à  l'église  d'Âlexandri«,  Xat'pexE  àyaTiriTo:,  Socrate,  I,  9  ;  Gé- 
lase, II,  37;  —  lettre  de  Constantin  aux  Orientaux,  Ilecpàv  Xagcôv, 
Eusèbe,  F.  C,  III,  17-20  ;  Socrate,  I,  9  ;  Théodoret,  l,  9. 


ARIUS   ET    LÉ   CONCILE   DE  NICÉE  '149 

faire  d'Arius  avait  introduites  dans  l'épiseopat,  de  s'en- 
tendre sur  une  formule  qui,  admise  par  tout  le  monde, 
empêcherait  le  retour  des  manifestations  théologiques 
dont  on  avait  eu  à  se  plaindre.  La  seule  synthèse  doctri- 
nale que  l'Eglise  reconnût  alors  était  le  symbole  bap- 
tismal, originaire  de  Rome,  mais  qui,  depuis  lès  temps 
très  éloignés  où  il  avait  commencé  de  circuler,  s'était 
modifié  çà  et  là  de  diverses  façons.  Eusèbe  de  Gésarée 
.  crut  l'occasion  bonne  de  prendre  de  ce  côté  une  revanche 
de  la  défaite  subiepar  ses  protégés  égyptiens;  il  pré- 
senta à  l'assemblée  le  texte  en  usage  dans  son  église. 
On  l'accepta,  dit-il,  |en  principe  :  il  ne  contenait  rien  de 
choquant.  Mais  comme,  sur  les  points  particuliers  qui 
avaient  été  mis  en  discussion,  il  demeurait  dans  un  vague 
absolu,  on  le  modifia  en  y  introduisant  certains  complé- 
ments et  en  |supprimant  quelques  mots  inutiles.  C'est 
ainsi  que  ^  fut  formulé  le  célèbre  symbole  de  Nicée  : 

«  Nous  croyons  en  un  seul  Dieu,  Père,  tout-puissant, 
»  auteur  de  toutes  choses,  visibles  et  invisibles  ;  et  en 
))  un  seul  Seigneur,  Jésus-Christ,  le  Fils  de  Dieu,  engen- 
»  dré  unique  2  du  Père,  c'est-à-dire  de  l'essence  du  Père, 
»  Dieu  de  Dieu,  jlumière  de  lumière,  vrai  Dieu  de  vrai 
»  Dieu  ;  engendré  et  non  pas  fait,  consubstantiel  au 
))  Père,  par  qui  tout  a  été  fait  ;  qui  pour  nous,  hommes, 

1  D'après  saint  Basile,  e,p.  81  (cf.  244,  9),  la  rédaction  en  fut 
confiée  à  Hermogéne,  qui  devint  plus  tard  évéque  de  Gésarée  en 
Gappadoce.  C'était  sans  doute  un  prêtre  ou  un  diacre  de  cette 
église,  qui  avait,  comme  Âthanase,  accompagné  son  évéque  au  con- 
cile. 

-  Y6vvri6évx-a  [xovoysvYi. 


150  CHAPITRE    IV 

»  et  pour  notre  salut  est  descendu,  s'est  incarné,  s'est 
»  fait  homme,  a  souffert,  est  ressuscité  le  troisième  jour, 
»  est  remonté  au  ciel  et  viendra  juger  vivants  et  morts  ; 
»  et  au  Saint-Esprit.  »= 

»  Quant  à  ceux  qui  disent  :  Il  fut  un  temps  où  il  n'était 
»  pas  ;  Avant  d'être  engendré  il  n'était  pas  ;  Il  a  été  fait 
»  de  rien  ou  d'une  autre  substance  ou  essence  *  ;  Le  Fils 
»  de  Dieu  est  un  être  créé,  changeable,  «mutable  :  ceux- 
»  là,  l'Eglise  catholique  leur  dit  analhéme  ». 

Outre  ce  symbole,  le  concile  arrêta  aussi  un  certain 
nombre  de  régies  ecclésiastiques,  qu'il  formula  en  vingt 
canons. 

Les  crises  intérieures  du  siècle  précédent  avaient 
laissé  en  Orient  des  traces  que  le  concile  s'eJEforça  de 
faire  disparaître.  Les  Novatiens  se  rencontraient  un  peu 
partout  en  Asie-Mineure  ;  à  Antioche  et  peut-être  ail- 
leurs, il  y  avait  des  Paulianistes,  attachés  aux  doctrines 
de  Paul  de  Samosate.  Pour  les  premiers,  le  concile  (c.  8) 
se  montra  très  conciliant.  Il  prescrivit  de  les  admettre  à 
la  communion  sur  le  simple  engagement  de  reconnaître 
les  dogmes  catholiques  et  de  communiquer  avec  les  bi- 
games 2  et  les  apostats  repentis.  Leur  clergé  fut  main- 
tenu en  fonctions  dans  les  endroits  où  il  n'y  avait  pas 
de  clergé  catholique^,  fondu  avec  celui-ci  quand  il  y  en 
avait  un.  Quant  aux  Paulianistes  (c.  d9),  leur  baptême  fut 
déclaré  nul;  ils  furent  soumis  à  la  rebàptisation.  Leurs 

1  è|  Ixlpaç  ÛTtoffxàffEwç  yi  oùercaç. 

2  II  s'agit  ici,  bien  entendu,  de  bigamie  successive,  de  second 
mariage,  et  non  point  de  bigamie  simultanée. 


ARiUS    ET    LE   CONCILE    DE    NIGÉE  151 

clercs  aussi,  pour  continuer  leurs  fonctions,  ce  que  le  con- 
cile acceptait  comme  possible,  durent  être  réordonnés. 

La  persécution  de  Licinius  était  encore  récente  ;  plu- 
sieurs canons  (c.  11-14)  furent  consacrés  à  régler  les  cas 
pénitentiels  auxquels  elle  avait  donné  lieu. 

Au  point  de  vue  du  clergé,  le  concile  interdit  de  con- 
férer les  ordres  aux  eunuques  volontaires  (c.  1),  aux 
néophytes  (c.  2),  aux  pénitents  (c.  9,  10);  il  défendit  aux 
prêtres  et  aux  évêques  de  se  transférer  d'une  église  à 
une  autre  *  (c.  15,  .16),  jaux  clercs  en  général  d'exercer 
l'usure  (c.  17)  et  de  garder  chez  eux  des  femmes  qui  pus- 
sent donner  lieu  au  soupçon  (c.  3).  Les  évêques^devaient 
être^  dans  chaque  province,  installés  par  tous  leurs  col- 
lègues ;  les  absents  empêchés  devaient  tout  au  moins 
donner  leur  adhésion  ;  l'installation  devait  être  confir- 
mée par  l'évêque  du  chef-lieu,  le  métropolitain  fc.  4), 
Aucun  évêque  ne  devait  recevoir  ni  surtout  promouvoir 
les  clercs  qui  auraient  quitté  leur  église  (c.  16),  ni  réha- 
biliter les  personnes  excommuniées  par  leurs  collègues. 
Gomme  il  pouvait  y  avoir  lieu,  sur  ce  point,  à  reviser  les 
sentences  épiscopales,  les  évêques  de  chaque  'province 
étaient  invités  à  s'assembler  deux  fois  par  an  en  concile 
pour  juger  les  appels  (c.  5). 

En  édictant  ses  règlements  sur  les  relations  provin- 
ciales des  évêques,  le  concile  n'entendait  pas  déroger 
aux  situations  consacrées  par  l'usage,  notamment  à  celle 

1  Ceci  touchait  les  évêques  de  Nicomédie  et  d'Antioche,  trans- 
férés, l'un  de  Béryte,  l'autre  de*  Bérée  ;  mais  la  loi  n'avait  pas 
d'effet  rétroactif. 


152  CHAPITRE    IV 

de  l'évêque  d'Alexandrie  *  par  rapport*  aux  églises  de 
l'Egypte  entière,  de  la  Libye  et  de  la  Pentapole.  Pour 
toutes  ces  églises  l'évêque  d'Alexandrie  était  le  supé- 
rieur immédiat  de  l'évêque.  local  :  il  n'y  avait  d'autre 
métropolitain  que  lui.  Les  anciens  usages  d'Antioche  et 
d'ailleurs  devaient  de  même  être  maintenus  ;  l'évêque 
d'JElia,  lui  aussi,  devait  ^'conserver  ses  prérogatives  tra- 
ditionnelles, sans  préjudice,  toutefois,  des  droits  métro- 
politains de  Césarée  (c.  6,  7). 

Telle  est  la  législation  de  Nicée^,  législation  sans  ca- 
ractère synthétique,  toute  de  circonstance,  comme  fut 
toujours, la  législation  des  conciles,  représentant  non 
point  la  réglementation  générale  des  rapporte  ecclésias- 
tiques, mais  simplement  la  solution  d'un  certain  nombre 
de  cas  sur  lesquels  l'attention  des  membres  de  l'assem- 
blée se  trouvait  avoir  été  appelée.  Jusque  là  on  avait 
vécu  soit  sur  des  traditions  non  écrites,  soit  sur  des  re- 
cueils qui  se  recommandaient  des  apôtres  ou  de  leurs 
disciples,  niais  sans  titres  vérirfiables.  Les  conciles  d'El- 
vire  et  d'Arles  ne  furent  jamais  reçus  en  Orient;  ceu:x 
d'Ancyre  et  de  Néocésarée  attendirent  assez  longtemps 

1  Ici  le  concile,  allègue  l'usage  de  Rome  ;  èticiS-/]  -xa'i  xw  âv  tv) 
Tcip-T,  èuia-y.ÔTiw  toûto  av^rfiiz  âaxiv.  En  effet,  le  pape  exerçait  alors 
l'autorité  métropolitaine  sur  les  évéques  de  l'Italie  entière.  Dans 
certaines  versions  latines  de  ce  canon  on  a  précisé,  en  restreignant 
la  juridiction  métropolitaine  du  pape  aux  subwbicaria  loca,  c'est-à- 
dire  aux  églises  que  ne  comprenaient  pas  les  ressorts  de  Milan  et 
d'Aquilée,  établis,  après  le  concile  de  Nicée. 

2  Pour  ne  rien  négliger,  mentionnons  encore  deux  canons,  l'un 
contre  les  empiétements  des  diacres  (c.  18),  l'autre  contre  l'usage 
de  prier  à  genoux  le  dimanche  et  pendant  le  temps  fiscal  (c.  20). 


ARIUS    ET    LE    CONCILE    DE    NICÉE  153 

avant  de  l'être  en  Occident  :  ceux  de  Nicée  furent  acceptés 
partout,  dès  la  première  heure,  et  partout  placés  en  tête 
des  documents  authentiques  du  droit  ecclésiastique. 

Les  canons  disciplinaires  ne  semblent  pas  avoir  sou- 
levé de  discussions  bien  vives.  Il  en  fut  autrement  du 
symbole.  La  précision  des  formules  négatives  par  les- 
quelles il  se.  terminait,  'et  quelques  expressions  comme 
«  engendré  de  l'essence  du  Père,  vrai  Dieu,  engendré  et 
non  pas  fait,  consubstantiel  au  Père  »,  excluaient  abso- 
lument Tarianisme  doctrinal.  Les  partisans  d'Arius, 
qu'ils  fussent  venus  de  l'école  lucianiste,  comme  Eusèbe 
de  Nicomédie,  ou  qu'ils  fussent  des  origénistes  ralliés, 
comme  Eusèbe  de  Gésarée,  ne  pouvaient  signer  une  telle 
profession  sans  déroger  à  leurs  principes.  Ils  inciden- 
tèrent  beaucoup  sur  le  mot  consubstantiel,  auquel  ils  re- 
prochaient de  n'être  pas  tiré  de  l'Ecriture  et  d'avoir  été 
répudié  par  le  concile  d'Antioche,  au  temps  de  Paul  de 
Samosate.  A  cela  les  orthodoxes  répondaient  que  des 
auteurs  anciens  et  graves,  Théognoste,  Origène,  et  sur- 
tout Les  deux  Denys,  celui  d'Alexandrie  et  celui  dcRouie, 
s'étitient  servis  du^  mot  en  litige,  lequel,  il  est  vrai, 
n'était  pas  scripturaire,  mais  exprimait  bien  ce  que  l'on 
voulait  inculquer.  Ce  dernier  point  était  discutable,  car, 
en  soi,  le  mot  consubstantiel  n'était  pas  si  clair,  et  de 
fait  il  n'a  pas  toujours  été  pris  dans  le  même  sens  ^ 

i  Par  exemple  quand  on  dit  que  le  Christ,  consubstantiel  à 
Dieu  par  sa  nature  divine,  nous  est  consubstantiel  par  sa  nature 
humaine. 


154  CHAPITRE    IV 

Mais,  dans  le  symbole,  ce  qu'on  entendait  lui  faire  ex- 
primer, c'est  que  le  Fils  de  Dieu  ne  rentre  nullement 
dans  la  catégorie  du  créé  et  que,  quel  que  soit  le  mystère 
de  sa  génération,  son  essence  est  vraiment  divine.  C'est 
ce  que  signifie  la  formule  «  engendré  de  l'essence  du 
Père  »,  ly.  T^ç.  Tou  YIolt^oc,  oùci'aç,  qui  a  disparu  du  texte 
actuellement  reçu,  et  qui  forme  en  effet  double  emploi 
avec  l'ofAooûcioç.  Athanase,  à  qui  la  formule  i/.  Tnq  tou 
ITaTpo;  oùç-'aç  est  très  familière,  n'emploie  pas  souvent, 
pour  son  compte,  le  mot  de  consubstantiel.  Ce  n'est  pas 
lui  sans  doute,  ni  son  évêque,  qui  l'auront  suggéré  au 
concile.  Il  semble  plutôt  que  ce  soient  les  légats  romains. 
A  Rome,  en  effet,  le  mot  était  d'usage  courant,  officiel  : 
soixante  ans  avant  le  concile  de  Nicée,  on  y  avait  blâmé 
Denys  d'Alexandrie  de  son  hésitation  à  l'employer  ^  De- 
puis Zéphyrin  et  Calliste,  l'église  romaine  s'était  toujours 
plus  préoccupée  de  maintenir  le  monothéisme  absolu  et 
l'absolue  divinité  de  Jésus-Christ  que  de  cultiver  des 
systèmes  pour  concilier  ces  deux  données.  Cette  préoc- 
cupation principale  était  partagée  par  les  modalistes  ; 
ce  que  le  concile  pouvait  compter  d'esprits  à  tendance 
sabellienne  lui  était  acquis  d'avance,  notamment  l'évêque 
d'Ancyre  Marcel,  qui  fera  bientôt  parler  de  lui.  De  tels 
partisans  de  V homoousios  n'étaient  guère  faits,  il  faut  bien 
le  dire,  pour  le  recommander  auprès  des  personnes,  fort 
nombreuses,  qui,  depuis  Origène,  faisaient  une  guerre 
incessante  au  modalisme. 

1  T.  I,  p.  486. 


ARIUS    ET    LE    CONCILE   DE    NICÉE  155 

Aussi  Vhomoousios  eut-il  quelque  peine  à  se  faire  ac- 
cepter ;  il  fut  plutôt  imposé  que  reçu.  Hosius  le  patronna 
éhergiquement  ;  il  en  fut  de  même  des  évêques  d'Alexan- 
drie et  d'Antioche.  L'empereur  fit  savoir  qu'il  y  tenait. 
Ce  fut,  pour  beaucoup,  un  argument  capital.  Les  résis- 
tances fléchirent,  même  celle  d'Eusèbe  de  Gésarée,  même 
celle  des  évêques  dé  Nicomédie  et  de  Nicée,  ainsi  que  de 
tout  le  paTti  lucianiste.  Tout  le  monde  signa,  sauf  les 
deux  libyens  Théonas  et  Secundus,  qui  ne  voulurent  pas 
se  séparer  de  leur  parti.  Par  mesure  de  police  ils  furent 
internés  en  Illyricum,  avec  Arius  et  ses  adhérents  alexan- 
drins !.. 

Gomment  leurs  protecteurs  de  la  veille  expliquèrent 
leur  revirement  au  public,  c'est  ce  dont  on  peut  se  faire 
une  idée  en  lisant  la  lettre  piteuse  et  peu  sincère  que 
l'évêque  de  Gésarée  écrivit  tout  aussitôt  à  son  église. 
Athanase,  qui  ne  lui  voulait  aucun  bien,  et  pour  cause, 
eut  soin  de  transmettre  ce  document  à  la  postérité  en 
l'annexant  à  l'ouvrage  qu'il  publia  plus  tard  sur  les  dé- 
crets de  Nicée.  Il  dut  peser  bien  lourdement  sur  la  cons-' 
cience  de  son  auteur.  Gependant  Eusèbe  n'osa  pas  se 
révolter  :  il  attendit  l'heure  de  la  revanche. 

Eusèbe  de  Nicomédie  et  Théognis  de  Nicée  se  mon- 
trèrent moins  prudents.  Au  moment  du  concile  ils 
l'avaient  échappé  belle,  car  l'empereur,  eu  égard  à  leur 
responsabilité  dans  les  troubles,  voulait  les  traiter  comme 
Arius  et  les  autres.  On  se  contenta  de  les  obliger  à  signer. 

1  Philostorge,  Supp.  (Migne,  P.  G.,  t.  LXV.  p.  623). 


156  CHAPITRE    IV 

Mais  leurs  sentiments  n'avaient  pas  changé.  Ils  le  mon- 
trèrent peu  après.|Les  décisions  du  concile  comportaient, 
à  Alexandrie,  des  mesures  d'exécution  qui  donnèrent 
lieu  à  beaucoup  de  protestations.  «  Les  Egyptiens  seuls, 
»  dit  Eusèbe,  continuaient,  au  milieu  de  la  paix  univer- 
»  selle,  à  s'entre-déchirer  »  i.  Gomme  les  Donatistes, 
après  le  concile  d'Arles,  les  condamnés^  ariens  ou  mèlé- 
tiens,  se  mirent  de  nouveau  à  importuner  l'empereur. 
Constantin,  cette  fois  encore,  se  prêta  au  rôle  d'arbitre, 
appela  à  lui  les  chefs^de  parti  et  s'employa  à  les  réconci- 
lier. Eusèbe  et  Théognis  [profitèrent  de  l'occasion,  ac- 
cueillirent les  dissidents  comme  ils  avaient  accueilli 
Arius  et  prirent  hautement  leur  défense.  C'en  était  trop. 
L'empereur  ne  pouvait  tolérer  qu'on  rallumât  une  que- 
relle à  peine  éteinte;  du  reste,  il  gardait  rancune  à  Eu- 
sèbe, qui  passait  pour  avoir  montré  naguère  trop 
d'attachement  à  Licinius.  Il  fit  enlever  les  deux  évèques 
et  les  expédia  en  Gaule.  Puis  il  écrivit  à  leurs  églises  et 
les  invita  à  choisir  de  nouveaux  chefs  2,  ce  qui  fut  fait. 
L'évêque  de  Laodicée  en  Syrie,  ïhéodote,  arien  notoire, 
tenait  apparemment  des  propos  antinicéens.  L'empereur 

1  Eusèbe  vise  cette  affaire,  V.  C,  III,  23  ;  les  termes  généraux 
dont  il  se  sert  ne  permettenit  guère  de  voir  s'il  s'agit  d'ariens  ou 
de  mélètiens,  ou  des  deux  partis  à  la  fois.  La  même  indétermina- 
tion se  représente  dans  la  lettre  de  Constantin  alléguée  ci-dessous. 
On  a  beaucoup  exagéré,  ces  temps  derniers,  en  tirant  de  cet  inci- 
dent une  seconde  session  du  concile  de  Nicée.  Eusèbe  ne  parle 
nullement  d'une  nouvelle  convocation  de  l'épiscopat  entier,  mais 
seulement  d'une  invitation  adressée  aux  a  Egyptiens  >■>. 

2  La  lettre  à  l'église  de  Nicomédie  s'est  conservée  dans  Théo- 
doret,  I,  20,  et  dans  Gélase  de  Gyzique,  I,  10. 


ARIUS    ET    LE   CONCILE    DE    NICÉE  ^  157 

lui  écrivit  aussi  pour  lui  montrer,  par  l'exemple  d'Eu- 
sèbe  et  de  Théognis,  quelles  pouvaient  être  les  consé- 
quences de  son  attitude. 

Constantin  était  bien  décidé  à  ne  pas  transiger  sur 
le  concile.  C'était  son  concile  à  lui  :  il  y  avait  assisté,  il 
l'avait  même  un  peu  dirigé  ;  il  s'y  tint  résolument. 

Il  semblait  donc  que  tout  fût  fini  et  qu'il  ne  restât 
plus  qu'un  petit  groupe  d'opposants,  sur  lesquels  la  po- 
lice impériale  avait  l'œil  et  la  main.  Il  n'en  était  rien  : 
la  vraie  lutte  allait  commencer.  Au  deuxième  siècle, 
après  quelques  alertes,  la  crise  gnostique  avait  fini  par 
se  calmer  toute  seule  :  le  christianisme  avait  éliminé 
les  germes  morbides  par  la  simple  réaction  d'un  orga- 
nisme vigoureux.  Plus  tard,  le  mouvement-modaliste, 
après  avoir  agité  les  églises  un  peu  partout,  en  Asie^, 
à  Home,  en  Afrique,  en  Gyrénaïque_,  en  Arabie,  s'était 
peu  à  peu  éteint  ou  confiné.  On  n'avait  eu  besoin  ni 
de  concile,  ni  d'empereur,  ni  de  symboles,  ni  de  signa- 
tures. La  querelle  d'Origène  et  de  son  évêque,  assez 
vive  au  début,  avait  fini  par  s'arranger  toute  seule.  Dans 
celle  d'Arius  on  mit  en  avan,t  les  grands  moyens.  Il  n'en 
résulta  qu'une  trêve  assez  courte,  suivie  d'une  guerre 
abominable  et  fratricide,  qui  divisa  la  chrétienté  entière 
depuis  l'Arabie  jusqu'à  l'Espagne,  et  ne  s'apaisa,  après 
soixante  ans  de  scandale,  qu'en  léguant  aux  générations 
suivantes  les  germes  de  schismes  dont  l'Eglise  se  res- 
sent encore. 


CHAPITRE   V 
Eusèbe  et  Athanase. 


Eusèbe  de  Gésarée,  son  érudition,  ses  rapports  avec  Constan- 
tin. —  Ij'homoousios  après  le  concile  de  Nicée.  —  Déposition  d'Eus- 
tathe  d'Antioche.  —  Réaction  contre  le  symbole  de  Nicée.  —  Atha- 
nase, évéque  d'Alexandrie.  —  Premiers  conflits  avec  les  partisans 
de  Mélèce  et  d'Arius.  —  Soumission  d'Arius,  son  rappel  d'exil.  — 
Nouvelles  intrigues  contre  Athanase.  —  Concile  de  Tyr.  —  Dépo- 
sition d'Athanase.  —Son  premier  exil.  —  Mort  d'Arius.  — Marcel 
d'Ancyre,  sa  doctrine,  sa  déposition.  —  Ecrits  d'Eusèbe  de  Gésa- 
rée contre  Marcel. 


Constantin,  en  prenant  contact  avec  l'épiscopat  d'O- 
rient, avait  pu  se  rendre  compte  de  ses  divisions,  de 
l'âpreté  avec  laquelle  on  y  soutenait  les  querelles,  mais 
aussi  du  respect  que  l'on  y  avait  pour  sa  personne  et 
son  autorité.  De  ce  respect  il  ne  manqua  pas  de  faire 
usage  pour  calmer  les  esprits,  écarter  les  plaintes  inop- 
portunes, favoriser  en  toutes  choses  la  paix  et  la  con- 
corde. Les  évoques  de  Nicée  ne  furent  pas  congédiés 
sans  exhortations,  car  Constantin  était  le  plus  grand 
sermonneur  de  son  empire.  Il  leur  recommanda  fort  de 
ne  pas  s'entre-déchirer,  en  particulier  de  supporter  ceux 
de  leurs  collègues  qui  se  distinguaient  par  leur  science, 
et  de  considérer  ce  don  de  quelques-uns  comme  un  avan- 
tage pour  tous. 


EUSÈBE   ET    ATHANASE  159 

Ce  n'est  pas  pour  rien  qu'Eusèbe  *  a  relevé  ce  détail, 
qui  le  concernait  de  très  près.  L'empereur  avait  tout 
de  suite  distingué  ce  grand  savant  ;  il  le  regardait,  à 
juste  titre,  comme  l'honneur  du  christianisme  et  de  l'épis- 
copat.  Il  ne  pouvait  se  dissimuler  que  la  considération 
de  l'évêque  de  Gésarée  avait  souffert  de  son  échec  au 
concile,  et  sans  doute  il  avait  eu  vent  de  plaisanteries 
faciles  qu'on  se  permettait  contre  lui.  Il  le  couvrit  ré- 
solument de  sa  faveur. 

Eusèbe  était  un  homme  précieux.  Il  savait  tout, 
l'histoire  biblique,  l'histoire  profane,  les  lettres  ancien- 
nes, la  philosophie,  la  géographie,  le  comput,  l'exégèse. 
Dans  ses  grands  ouvrages,  la  Préparation  évangélique, 
l^Démonstration  évangélique,  il  avait  expliqué  le  chris- 
tianisme au  public  instruit  ;  par  sa  Chronique  et  son 
Histoire  ecclésiastique  il  lui  avait  constitué  des  annales  ; 
il  l'avait  défendu  contre  Porphyre  et  Hiéroclès.  Déjà 
avancé  en  âge  il  continuait  d'écrire.  H  commentait  Isaïe, 
le  Psautier,  d'autres  livres  encore.  «Avait-on  besoin  d'ex- 
plications sur  la  difficile  question  de  la  Pâque,  où  s'en- 
chevêtraient l'exégèse,  le  rituel  et  l'astronomie  ?  Il  était 
là  pour  en  donner.  L'attention  du  "public  commençait 
à  se  porter  vers  les  Lieux  Saints.  Eusèbe^  qui  connais- 
sait à  fond  la  Palestine  et  la  Bible,  expliquait  les  noms, 
de  lieux  et  de  peuples  qui  figurent  dans  l'Ecriture-Sainte, 
décrivait  la  Judée,  reconstituait  l'ancienne  topographie 
de  la  ville  sainte.  Il  excellait  dans  les  discours  d'apparat. 

1  F.  c,  m,  21. 


160  CHAPITRE    V 

C'était  l'orateur  indiqué  pour  les  grandes  circonstances, 
pour  les  dédicaces  solennelles,  pour  les  panégyriques 
impériaux.  C'est  encore  à  lui  que  l'empereur  s'adressait 
fluand  il  avait  besoin  d^ exemplaires  de  la  Bible,  bien 
copiés  et  bien  corrects.  Il  lui  en  demanda  un  jour  cin- 
quante à  la  fois,  pour  les  églises  de  Constantinople  *. 

'  Hautement  estimé  du  prince,  il  n'était  pas  en  reste 
avec  lui  et  ne  se  dissimulait  guère  son  enthousiasme. 
On  le  luiP  a  beaucoup  reproché,  bien  à  tort,  car  c'était 
mn  enthousiasme  sincère  et  désintéressé.  La  situation 
d'Eusèbe  était  faite  dès  avant  Constantin  et  celui-ci  n'y 
ajouta  que  sa  considération  personnelle.  L'empereur  ne 
mit  jamais  les  pieds  en  Palestine.  On  ne  voit  pas  qu'Eu- 
sèbe  ait  approché  de  lui  en  d'autres  occasions  que  celles 
du  concile  de  Nicée  (325J  et  des  tricennales  (335).  Gésarée 
était  loin  de  Nicomédie  et  l'évêque  n'était  plus  d'âge  à 
se  mettre  à  tout  propos  sur  les  chemins.- 

Les  années  qui  suivirent  le  concile  de  Nicée  furent 
assez  tristes  pour  lui.  11  digérait  mal  sa  déconvenue, 
et,  à  vrai  dire,  il  n'était  pas  le  seul  à  goûter  médio-  . 
crement  le  nouveau  symbole,  h'îwmootisios  imposé  par 
les  Romains  n'avait  guère  de  partisans  en  Orient,  si  ce 
n'est  dans  les  rangs  des  sabelliens  ou  des  personnes 
suspectes  de  sabelliser.  En  Egypte,  il  avait,  un  sens 
très  clair  ;  il  signifiait  que  les  Ariens,  qui  n'en  voulaient 
pas,  étaient  des  hérétiques  ;  en  dehors  de  cela  les  expli- 
cations que  l'on  en  donnait  ne  brillaient  pas  par  leur 

1  F.  c,  IV,  36. 


EUSÈBE    ET    ATHANASE  161 

clarté.  Dans  l'Orient  proprement  dit,  il  avait  aussi  une 
signification  extrinsèque,  c'est  que  les  soixante-dix  ou 
quatre-vingts  évêques  qui,  en  268,  avaient  condamné 
Paul  de  Samosate,  s'étaient  trompés  sur  un  point  im- 
portant. Ainsi  arriva-t-il  que,  malgré  les  promesses  d'en- 
tente et  de  sagesse  qui,  de  part  et  d'autre,  avaient  été. 
faites  à  l'empereur,  on  recommença  bientôt  à  se  disputer. 
Eusèbe  de  Gésarée  et  son  collègue  Eustathe  d'Antioche 
échangèrent  des  lettres  aigres  ^  qui  n'éclaircirent  guère 
le  débat  et  ne  tardèrent  pas  à  l'envenimer.  Eustathe 
était  un  grand  ennemi  d'Origène  et  un  ennemi  fort  mi- 
litant. Cela  ne  le  recommandait  pas  à  Gésarée  ^.  A  An- 
tioche,  le  clergé  était  très  partagé.  Jusque  là  le  siège 
épiscopal  avait  été  occupé  par  des  prélats  défavorables 
aux  ariens  ;  mais  Antioche  était  la  vraie  partie  de  l'aria- 
nisme  :  c'est  là  que  Lucien  avait  fait  école.  Sa  postérité 
spirituelle  n'était  pas  toute  dispersée  dans  les  évêchés 
du  dehors  ;  il  en  était  resté  sur  les  lieux.  On  le  vit  bien 
quand  l'évêque  Eustathe,  assez  vif  en  propos  ^,  commença 
d'être  un  sujet  à  discussions.  La  querelle  s'animant,  il 

1  Socrate,  I,  23,  dit  avoir  vu  des  lettres  épiscopales  sur  ce  su- 
jet :  'ûç  Se  ri|j.eî;  èx  Stacpopwv  èuio-ToXwv  eùpYixa[Aev,  Sç  (xerà  tyiv  aiJvoSov 
oi  èitt'o-xoitoe  nphz  à.Xkr^lo'Oi;  eypaçov,  i\  xoO  ôjxoo'Oo-t'o'U  >é|ii;  Tivà;  StexàpaTTE. 
X.  T.  I.  Saint  Jérôme,  De  mm,  85,  connaît  aussi  des  lettres  d'Eus- 
tathe,  en  grand  nombre,  infinitae  epistolae. 

2  Voir  le  traité  d'Eustathe  sur  la  Pythonisse  et  les  explica- 
tions d'Origène  à    propos   de   cette  histoire.    Cf.  Bulletin  critique, 

t.  vni,  p.  5. 

3  Outre  le  traité  sur  la  Pythonisse,  un  fragment  relatif  au  con- 
cile de  Nicée,  conservé  par  Théodoret,  I,  7,  permet  de  se  faire  une 
idée  de  son  style. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl,  —  T.  II.  H 


162  CHAPITRE   V 

finit  par  se  produire  entre  eustathiens  et  aijti-eustathiens 
un  conflit  des  plus  acharnés.  On  se  jetait  à  la  tète  des 
accusations  de  sabellianisme  et  de  polythéisme.  Eustathe 
reprochait  à  l'évêque  de  Césarée  de  trahir  la  foi  de 
Nicée  ;  celui-ci  protestait  qu'il  n'en  était  rien,  et  que, 
si  Eustathe  le  prétendait,  c'est  qu'il  était  un  sabellien. 

Les  choses  en  vinrent  au  point  qu'un  synode  parut 
nécessaire.  On  ne  sait  par  qui  il  fut  convoqué.  Il  i^e 
tint  à  Antioche,  et,  comme  au  temps  de  Paul  de  Sa- 
mosate,  il  décida  contre  l'évêque  de  cette  grande  ville. 
On  n'en  a  point  les  actes  ;  les  auteurs  en  parlent  diver- 
sement 1.  D'après  les  adversaires  qu'Eustathe  avait  sur 
les  lieux,  c'est  pour  sa  doctrine  qu'il  aurait  été  con- 
damné, Gyrus,  son  successeur  sur  le  siège  de  Bérée, 
ayant  déposé  contre  lui  une  accusation  de  sabellianisme^. 
Théodoret,  qui  écrit  un  siècle  après  les  événements, 
parle  d'une  femme  qui  aurait  faussement  accusé  l'évêque 
de  l'avoir  séduite  ^.  Athanase  donne  une  autre  raison  : 
Eustathe  aurait  été  accusé  auprès  de  l'empereur  d'avoir 
fait  quelque  affront  à  sa  mère.  En  ceci  il  pourrait  bien  y 
avoir  un  fond  de  vérité.  Hélène  visita  l'Orient  au  temps 
d'Eustathe.  On  savait  qu'elle  était  très  dévote  à  saint 

1  Socrate  se  plaint  ici  des  évêques,  qui,  dit-il,  déposent  les 
gens  comme  impies,  sans  dire  en  quoi  consiste  leur  impiété. 

2 -Socrate,  I,  24,  tire  cela  de  Georges  de  Laodicée,  arianisant 
notoire,  qui  parait  reproduire  un  propos  d'Eusèbe  d'Emèse.  Gy- 
rus  lui-même  aurait  été  déposé  sous  le   même  prétexte  doctrinal. 

3  Théodoret,  I,  20,  21.  Le  concile  ai;rait  admis  cette  assertion 
sans  autre  garantie  que  le  serment  de  la  femme,  laquelle  plus  tard 
avoua  que  son  enfant  était  bien  d'un  Eustathe,  mais  d'un  forgeron 
et  non  pas  de  l'évêque.  Tout  cela  est  fort  suspect  et  sent  la  légende. 


EUSÈBE    ET    ATHANASE  163 

Lucien,  le  célèbre  prêtre  d'Antioche,  dont  le  corps,  jeté  à 
la  mer  devant  Nicomédie,  avait  été  porté  par  les  cou- 
rants —  par  un  dauphin,  dit  la  légende  —  précisément 
sur  le  rivage  de  Drépane,  où  l'impératrice  était  née  et 
où  sans  doute  elle  avait  une  résidence.  C'était  son  martyr 
à  elle;  elle  lui  fit  élever  une  somptueuse  basilique.  Lu- 
cien avait  laissé  à  Antioche  des  souvenirs  litigieux  :  les 
ariens  l'honoraient  extrêmement  ;  leurs  adversaires  té- 
moignaient moins  d'enthousiasme.  Il  est  possible  qu'à 
ce  propos  Eustathe  ait  laissé  échapper  quelque  parole 
imprudente.  Saint  Ambroise,  plus  tard,  ne  se  gênera  pas 
pour  dire  qu'Hélène  avait  été  fille  d'auberge,  stabularia, 
ce  qui,  vu  les  usages  du  temps  en  fait  d'hospitalité,  pou- 
vait signifier  beaucoup  de  choses.  Au  temps  de  Cons- 
tantin il  n'était  pas  sage  de  remonter  à  ces  origines. 

Je  ne  voudrais  pas  affirmer  que  le  concile  ait  vu  là 
un  cas  de  déposition  et  j'accepterais  plutôt,  pour  la  sen- 
tence ecclésiastique,  le  motif  indiqué  par  Georges  de 
Laodicée,  le  sabellianisrae.  Mais  les  mesures  prises  par 
Constantin  portent  à  croire  qu'il  vit  dans  cette  affaire 
autre  chose  qu'une  question  théologique  et  qu'il  prit 
connaissance  des  propos  tenus  sur  sa  mère.  Hélène  était 
impératrice  {Augusla)  ;  il  y  avait  cas  de  lèse- majesté. 
Eustathe  fut  arrêté  et  conduit  devant  l'empereur,  qui, 
après  avoir  entendu  sa  défense  ^  l'exila  à  Trajano- 
polis  en  Thrace,  puis  à  Philippes_,  avec  un  certain 
nombre  de  prêtres  et  de  diacres.  Il  mourut  peu  après'. 

1  F.  G.,  III,  39. 

2  Saint  Jérôme,  dans  son  De  Virîs,  dit  qu'Eustathe  fat  exilé  à 


164  CHAPITRE    V 

Il  fut  malaisé  de  lui  donner  un  successeur  *.  Eustathe 
avait  beaucoup  de  partisans  ;  il  avait  aussi  des  ennemis 
acharnés,  car  il  s'était  montré  très  sévère  contre  les  ad- 
versaires plus  ou  moins  avoués  de  la  condamnaticn 
d'Arius.  Antioche  entra  en  effervescence  ;  la  curie,  les 
magistrats,  étaient  divisés.  Peu  s'en  fallut  que  l'on  en 
vint  aux  mains.  Paulin,  évêque  de  Tyr  en  disponibilité  2, 
antiochénien  d'origine,  fut  quelque  temps  à  1^  tète  de 
l'église,  peut-être  comme  administrateur  provisoire.  Il 
mourut  au  bout  de  six  mots  ;  alors  un  certain  Eulalius 
fut  élu  évêque;  lui  aussi  dura  peu  et  l'agitation  recom- 
mença. Constantin  envoya  à  Antioche  un  comte  de  son 
entourage  intime.  Un  calme  relatif  s'établit  :  on  parvint 

Traianopolis  et  qu'on  y  voyait  encore  son  tombeau.  C'est  cepen- 
'  anl  lie  Philippes  (v.  les  chroniques  de  Victor  et  de  Théophane) 
i;m  ids  restes  d'Eustathe  furent  rapportés  à  Antioche,  vers  482. 
S  jcrate  (IV,  14),  suivi  par  Sozomène  (VI,  13),  le  fait  vivre  jusqu'au 
temps  de  Valens  ;  mais  il  y  a  ici  une  confusion.  Il  n'est  plus  ja- 
mais question  d'Eustathe  dans  les  documents  du  temps  de  Cons- 
tantin et  de  Constance,  où  figurent  tant  d'évêques  de  situation 
analogue  ;  du  reste  nous  savons  par  Théodoret  (III,  2)  qu'Eustathe 
était  mort  quand  Mélèce  fut  élu  évêque  d' Antioche  (360). 

1  Sur  ceci,  v.  surtout  Eusébe,  V.  C,  III,  59-62. 

2  Paulin  avait  été,  on  ne  sait  pourquoi,  remplacé  comme  évê- 
que de  Tyr';  c'est  Zenon  qui  signa,  en  cette  qualité,  au  concile  de 
Nicée.  Eusèbe  lui  dédia,  peu  après,  semble-t-il,  son  Onomastique. 
Dans  son  ouvrage  contre  Marcel  (I,  4)  il  dit  que  l'église  d'Antio- 
che  l'avait  revendiqué  comme  un  bien  qui  lui  appartenait  ;  les  ca- 
talogues des  évêques  d'Antioche  s'accordent  à  placer,  avant  Eus- 
tathe ou  après,  un  Paul  ou  Paulin,  à  qui  ils  assignent  cinq  ans 
d'épiscopat  ;  saint  Jérôme,  dans  sa  Chronique,  a  aussi  un  Paulin  et 
il  le  marque  avant  Eustathe.  Théodoret  (I,  21)  n'en  parle  pas.  Phi- 
lostorge  (III,  15)  est  très  précis  ;  il  place  Paulin  immédiatement 
avant  Eulalius  et  dit  qu'il  mourut  après  six  mois  de  gouvernement. 


EUSÈBE    ET    ATHANASE       -  165 

à  réunir  un  grand  nombre  de  suffrages  sur  le  nom  d^Eu- 
sèbe  de  Gésarée.  Celui-ci  ne  tenait  guère  à  quitter,  pour 
l'enfer  d'Antioche,  son  évêché  Iranquille  et  sa  commode 
bibliothèque.  Il  protesta  que  les  canons  de  Nicée,  confor- 
mes au  bon  usage jecclésiastique,  interdisaient  les  trans- 
lations. L'empereur  le  loua  fort  de  sa  modestie  et  de 
son  respect  des  règles  ;  il  notifia  aux  évoques  syriens 
qu'ils  eussent  à  choisir  un  autre  candidate  II  leur  en 
indiquait  lui-même  deux,  Euphronius,  prêtre  de  Gésarée 
en  Gappadoce,  et  Georges,  actuellement  prêtre  d'Aré- 
thuse,  mais  qui  avait  été  jadis  ordonné,  puis  déposé  par 
Alexandre  d'Alexandrie  2.  On  se  décida  pour  Euphrone. 
C'était  un  homme  du  même  bord  qu'Eulalius  et  Eusèbe. 
Le  siège  d'Antioche  était  gagné  pour  longtemps  aux  ad- 
versaires du  concile  de  Nicée,  aux  adversaires  latents, 
bien  entendu,  car  Constantin  n'admettait  pas  qu'on  l'at- 
taquât ouvertement.. 

L'organisateur  de  cette  réaction  sourde  était  Eusèbe 
de  Nicomédie.  Son  exil  n'avait  duré  que  trois  ans  ^  et 
sans  doute  lui  et  son  ami  Théognis  étaient  déjà  revenus 

au  moment  où  Eustathe  fut  déposé  (v.  330.)  De  ce  retour, 

> 
gros  de  conséquences,  les  causes  ne  se  laissent  pas  bien 

discerner  *.  Un  revirement  complet  s'apéra  dans  les  dis- 

1  Lettres  aux  gens  d'Antioche,  à  Eusèbe,  aux  évêques  (Théo- 
dote,  Théodore,  Narcisse,  Aetius,  Alphius  et  autres),  ibid. 

2  C'est  celui  qui  devint  plus  tard  évéque  de  Laodicée. 

3  C'est  le  chiffre  de  Philostorge. 

i  Je  serais  porté  à  soupçonner  que  le  récit  de  Rufin  (I,  H,  v. 
plus  loin)  sur  le  rappel  d'Arius,  se  rapporte  en  effet  à  celui  d'Eu- 
sèbe.  Constantia  n'avait  pas  de  raison  spéciale  pour  s'intéresser 


N 

166  CHAPITRE   V 

positions  de  Constantin,  près  duquel  Eusèbe  de  Ni^omé- 
die  va  désormais  avoir  une  autorité  considérable  i.  Non 
seulement  les  deux  prélats  furent  rappelés  d'exil,  mais 
on.  les  réinstalla  dans  leurs  évêchés,  en  écartant  les  suc- 
cesseurs dont  ils  avaient  été  pourvus. 

En  Egypte  le  vieil  évêque  Alexandre  mourut  le  18  avril 
328  2.  gon  diacre  Athanase^,  déjà  fort  en  vue  et  par  la 


à  Arius.  Eusèbe,  évêque  de  la  résidence  impériale,  lui  devait  être 
connu  depuis  bien  longtemps  ;  il  avait  quelque  parenté  avec  la 
famille  impériale.  On  conçoit  très  bien  que  la  veuve  de  Licinius 
ait  été  affligée  de  l'exil  d'Eusèbe,  son  père  spirituel  et  ami. 

1  Après  Tillemont  et  bien  d'autres  je  me  crois  obligé  d'écar- 
ter ici  la  lettre  que  Socrate  (I,  14)  nous  donne  comme  écrite  par 
Eusèbe  et  ïhéognis  aux  évéques  les  plus  considérables  (xoïç  xopy- 
çaiotî  Ttôv  ÈTttaxoTTwv)  pour  les  exciter  à  demander  leur  rappel  d'exil. 
Voir  la  discussion  dans  Tillemont,  t.  VI,  p.  810.  D'autre  part  il 
n'est  pas  aisé  d'expliquer  la  genèse  de  ce  texte.  Peut-être  Socrate 
se  sera-t-il  trompé  sur  ses  auteurs.  Elle  conviendrait  assez  aux 
évéques  Secundus  et  Théonas  ;  en  tout  cas  elle  suppose  Arius  ré- 
habilité par  les  évéques,  ce  qui  n'eut  lieu  qu'en  335. 

2  Contre  cette  date,  fournie  par  les  lettres  pascales  et  leur 
Chronique,  semble  protester  un  texte  de  saint  Athanase,  Ap.  c.  Ar., 
59)  où  il  est  dit  qu'Alexandre  mourut  cinq  mois  à  peine  après  le 
concile  de  Nicée.  En  y  regardant  de  près  il  me  semble  que  cet  in- 
tervalle est  indiqué  à  partir  non  du  concile  de  Nicée,  mais  de  la 
réception  des  Mélétiens.  Entre  la  décision  de  Nicée  et  la  fin  du 
scLiûUie  trii  Egypte  il  a  pu  s'écouler  un  certain  temps,  et  il  semble 
bien  (v.  ci-dessus,  p.  156)  qu'il  y  ait  eu,  après  le  concile,  de  nou- 
velles discussions  sur  ce  sujet.  Ces  sortes  d'affaires  sont  toujours 
très  délicates  à  régler.  J'admettrais  donc  que  le  schisme  ait  encore 
traîné  jusque  vers  la  fin  de  327.  Cf.  Eusèbe,  V.  C,  III,  23.  Sur  les 
objections  faites  à  cette  date,  v.  Gerhard  Lœschcke,  Rheinisches  Mu- 
séum, 1906,  p.  45-49. 

3  Sur  l'histoire  de  saint  Athanase,  en  dehors  de  ces  Apologies 
et  de  son  o  Histoire  aux  moines  »,    il  nous  reste  deux  documents 


EUSÈBE    ET    ATHANASE  167 

confiance  que  lui  témoignait  Alexandre  et  par  le  rôle 
qu'il  avait  joué  à  Nicée,  fut  acclamé  aussitôt  et  consacré 
le  7  juin*.  «  C'est  un  homme  probe,  vertueux,  un  bon 
»  chrétien,  un  ascète,  un  véritable  évêque  »  !  Tels  étaient 
les  cris  de  la  foule.  Il  faut  remarquer  la  qualité  d'ascète. 
Elle  valut  à  Athanase^  destiné  à  tant  de  luttes,  l'appui 

chronologiques  de  grande  importance,  la  Chronique  des  lettres  fes- 
tales  (pascales)  et  ce  qu'on  a  nommé  VHistoria  acephala.  Le  recueil 
des  lettres  pascales  d'Athanase  nous  est  parvenu,  incomplet,  dans 
un  manuscrit  syriaque.  Sur  ce  texte  deux  versions,  en  latin  (Mai, 
Nova  PP.  bibl.,  t.  VI,  p.  1  ;  Migne,  P.  G.,  t.  XXVI,  p.  1351)  et  en 
allemand  (Larsow,  Die  Festbriefe  des  heil.  Athanasius,  18S2),  ont  été 
faites  ;  elles  laissent  beaucoup  à  désirer.  En  tête  de  chaque  lettre 
sont  marquées,  avec  la  date  pascale,  diverses  indications  chrono- 
logiques; puis  tous  ces  préambules  chronologiques  sont  repris  en 
une  autre  rédaction  et  réunis  en  tète  du  recueil  des  lettres.  Dans 
cette  autre  rédaction,  qui  nous  est  parvenue  au  complet,  figurent 
çà  et  là  des  notes  historiques.  'L'Historia  acephala  a  été  publiée  d'a- 
bord par  Maffei,  d'après  une  collection  canonique  latine  conservée 
à  Vérone  {Veronensis  &Q) ,  la  collection  dite  du  diacre  Théodose  (Mi- 
gne, P.  G.,  t.  XXVI,  p.  1443;  édition  bien  meilleure  par  Batiffol, 
dans  les  Mélanges  Cabrières,  t.  I,  1899,  p.  100).  Il  est  évident,  et  Mgr 
Batiffol  l'a  bien  établi  Byzantinische  Zeitschrift,,  t.  X,  1901,  p.  130 
et  suiv.),  que  d'autres  parties  de  la  collection  théodosienne  se  rat- 
tachent au  fragment  de  Maffei  et  dérivent  avec  lui  d'une  sorte  de 
dossier  apologétique,  établi  sous  l'inspiration  d'Athanase,  en  367, 
puis  continué  jusqu'à  sa  mort.  Mgr  Batiffol  a  proposé  Byz.Zeitschr., 
l.  c),  d'identifier  cedossieravecle  Synodicon d'Â.iha.nase  mentionné 
dans  Soerate  (I,  13);  ceci  est  fort  contestable.  Sur  ces  deux  docu- 
ments, V.  E.  Schwartz,  Zur  Geschickte  des  Athanasius,  dans  les.  Na- 
chi'ichten  de  Gœttingen,  190i,  p.  333  et  suiv. 

1  Ses  adversaires  osèrent  plus  tard  incidenler  sur  son  élection. 
Ils  sont  réfutés  par  leconcile  égyptiende340  (Athan.,  Apol.  c.  Av.,  6), 
qui  cite  une  lettre  adressée  aux  empereurs  par  les  opposants,  la 
même  sans  doufe  qui  a  été  sous  les  yeux  de  Sozoméne  (II,  17).  Il 
va  de  soi,  du  reste,  qu'Athanase  n'ait  pas  eu  les  suffrages  des  par- 
tisans d'Arius,  de  Mélèce  et  autres  schismatiques. 


168  CHAPITRE    V 

des  solitaires  d'Egypte,  qui  commençaient  à  être,  ea  ce 
pays,  une  puissance  religieuse.  Mais  c'est  avant  tout 
sur  lui-même  qu'il  pouvait  compter.  Outre  les  qualités 
du  pasteur  accompli,  Dieu  lui  avait  donné  un  esprit 
clair,  un  œil  bien  ouvert  sur  la  tradition  chrétienne, 
sur  les  événements,  sur  les  hommes  ;  et  avec  cela  un 
caractère  hautement  indomptable,  tempéré  par  une  par- 
faite bonne  grâce,  mais  incapable  de  faiblir  devant  qui 
ou  quoi  que  ce  soit.  L'orthodoxie  de  Nicée  avait  trouvé 
son  homme.  Déjà  menacée  à  cette  heure,  elle  devait 
traverser  des  crises  redoutables.  On  put  croire  à  certains 
moments  qu'elle  n'avait  plus  d'autre  soutien  qu'Atha- 
nase.  C'était  assez.  Athanase  eut  contre  lui  l'empire  et 
sa  police,  les  conciles,  l'épiscopat  :  la  partie  était  enccre 
égale  tant  qu'un  tel  homme  restait  debout. 

Ce  n'était  ni  un  illettré  ni  un  savant  de  profession. 
Au  moment  où  on  l'élut  évèque  il  avait  déjà  publié 
deux  livres  d'apologétique  S  remarquablement  tournés, 
clairs  surtout.  Mais  il  laissait  volontiers  à  d'autres  le  soin 
de  débrouiller  les  énigmes  philosophiques  et  d'explorer 
les  secrets  de  l'érudition.  Il  lui  suffisait  de  savoir  écrire 
et  de  ne  pas  perdre  les  documents  qui  l'intéressaient. 
De  ce  talent  et  de  ce  soin,  ses  adversaires  se  trouvèrent 
mal. 

La  lutte  s'engagea  de  bonne  heure.  Au  commence- 

1  Les  deux  traités  oca9'  'EXXi^vwv  et  Ttepl  èvav6f.wiir)(T£a)ç.  Dans  le 
premier  il  montre  l'inanité  du  paganisme^  dans  l'autre  il  présente 
la  justification  du  christianisme  ;  l'authenticité  de  ces  livres  n'a 
été  contestée  qu'avec  de  mauvaises  raisons. 


EUSÈBE   ET    ATHANÂSE  169 

ment  de  l'année  330  11  se  trouvait  déjà  éloigné  de  ses 
fidèles  et  cela  parla  mauvaise  volonté  des  «  hérétiques  ». 
Il  s'en  plaint  dans  son  mandement  pascal,  sans  spécifier 
a  quelles  intrigues  il  avait  affaire.  La  petite  église  mélé- 
tienne  s'était  ralliée  à  l'évèque  Alexandre,  aux  condi- 
tions formulées|par  le  concile  de  Nicée.  Alexandre  mort^ 
elle  ne  s'accommoda  pas  dWthanase  et  des  tiraillements 
se  firent  sentir.  Le  chef  des  Mélétiens  était,  depuis  la 
mort  de  Mélèce,  un  certain  Jean  Arkaph,  évêque  de 
Memphis.  Les  partisans  qu'Arius  avait  laissés  à  Alexan- 
drie s'agitaient  de  leur  côté.  Au  commencement  de  l'année 
331,  quand  il  lui  fallut  écrire  la  lettre  pastorale  ^  par 
laquelle  les  évêques  d'Alexandrie  avaient  coutume  d'an- 
noncer la  fête  de  Pâques,  il  était  de  nouveau  éloigné  de 
son  troupeau,  celte  fois  encore,  du  fait  des  «  hérétiques  «^ 
Athanase  mettait  à  leur -rentrée  dans  l'Eglise  des  condi- 
tions qui  leur  semblaient  excessives  ;  Eusèbe  de  Nicomé- 
die  les  appuyait  de  loin  et  faisait  tenir  au  jeune  évêque 
des  ^instances  écrites  et  des  menaces  verbales.  Il  fit  en 
sorte  que  Constantin  lui  ordonnât  de  recevoir  ceux  qui 
le  demandaient,  sous  peine  d'être  lui-même  écarté  d'A- 

1  Cinq  mois  après  l'union  (Athanase,  ApoL  c.  A7\,  59),  qui  eut 
lieu  ainsi  vers  la  fin  de  l'année  327.  Il  y  eut  entre  la  fin  du  concile 
de  Nicée  et  la  réunion  des  Mélétiens,  un  intervalle  d'environ  deux 
ans. 

2  Lettre  n"  3.  La  chronique  en  tête  de  ces  lettres  lui  fait  ex- 
pédier celle-ci  pendant  son  voyage  de  la  cour  [comitatus]  à  Alexan- 
drie ;  mais  il  doit  y  avoir  confusion,  à  ce  sujet,  entre  la  lettre  de 
331  et  celle  de  332. 

î  Toùç  uept  "Apsiov  dit  saint  Athanase  (l.  c.)  ;  il  ne  peut  être  ici 
question  d'Arius  en  personne  et  de  ses  compagnons  d'exil. 


170  CHAPITRE    V 

lexandrie*.  Que  ces  menaces  eussent  reçu  un  commen 
cernent  d'exécution  ou  que  quelque  émeute  lui  eût  con- 
seillé de  se  retirer  momentanément,  il  est  certain  qu'il 
dut  s'éloigner  de  sa  ville  épiscopale.  Il  écrivit  à  l'em- 
pereur pour  justifier  son  attitude;  mais  les  Mélétiens 
entrèrent  en  lice.  Trois  de  leurs  évêques,  I^ion,  Eudae- 
mon  et  Gallinique  ^,  s'en  allèrent  à  la  cour  porter  plainte 
contre  lui.  Il  avait,  disaient-ils,  imposé  aux  Egyptiens 
un  tribut  de  chemises  de  lin.  Deux  de  ses  prêtres,  Apis 
et'Macaire,  qui  se  trouvaient  à  la  cour,  réfutèrent  l'ac- 
cusation; mais  l'empereur  manda  à  révêquede  se  rendre 
auprès  de  lui.  Deux  autres  accusations  se  produisirent 
alors.  Le  prêtre  Macaire  avait,  sous  la  responsabilité  de 
son  évêque,  brisé  un  calice  dans  une  tournée  pastorale 
en  Maréote.  Athanase  lui-même  avait  envoyé  une  grosse 
somme  à  un  certain  Pbilomène,  soupçonné  de  mauvai- 
ses intentions  à  l'égard  de  la  personne  impériale.  Ceci 
surtout  était  très  grave. 

Athanase  avait  à  Nicoraédie  un  ami  sûr  et  puissant, 
le  préfet  du  prétoire  Ablavius.  Il  se  justifia  :  ses  accu- 
sateurs furent  chassés  de  la  cour,  et  lui-même,  après 
avoir  souffert  de  l'hiver,  put  rentrer  à  Alexandrie  avant 

1  Athanase  [Apol.  c.  Ar.,  59)  nous  a  conservé  un  fragment  de 
cette  lettre  impériale;  il  dit  qu'elle  fut  apportée  par  les  «  pala- 
tins î  Syncletius  et  Gaudentius.  S'il  n'y  a  pasici  un  lapsus  mémo- 
riae,  il  faudra  admeltr'e  que  ces  officiers  firent  deux  fois  le  voyage, 
car  nous  les  trouverons  plus  tard  porteurs  d'autres  lettres  impé- 
riales. 

2  Apol.  c.  Ar.,  60;  cf.  lettre  festale  n"  4;  dans  cette  pièce,  il 
joint  aux  trois  autres  accusateurs  «  le  ridicule  Hiéràcammon,  qui, 
»  honteux  de  son  nom,  se  fait  appeler  Euloge  ». 


EUSÉBE    ET    ATHANASE  171 

la  Pâque  de  332  ^  Il  y  rapportait  une  lettre  impériale 
où,  après  une  longue  homélie  sur  la  concorde,  se  trou- 
vaient quelques  mots  de  recommandation  pour  la  per- 
sonne de  l'évêque,  sans  qu'aucun  blâme  précis  fût  in- 
fligé à  ses  accusateurs  2.  Athanase  reprit  le  gouvernement 
de  son  église  et  le  cours  de  ses  visites  métropolitaines^. 
Constantin  maintenait  encore^  non  seulement  sa  fi- 
délité au  concile  de  Nicée,  mais  aussi  son  absolue  répro- 
bation d'Arius,  de  ses  adhérents  et  de  ses  fauteurs.  Il 
lui  fallait  en  Orient  un.  christianisme  pacifique  et  uni- 
forme. Peu  après  la  déposition  d'Eustathe,  il  édiçta*  des 
mesures  rigoureuses  contre  les  vieux  dissidents,  Nova- 
tiens,  Valentiniens,  Marcionites,  Paulianistes  Montanis- 
tes,  et,  en  général,  contre  tous  les  hérétiques,  interdi- 
sant leurs  réunions  et  canfisquant  leurs  lieux  de  culte. 
Eu  332  ou  333,  des  employés  de  la  secrétairerie  impé- 
riale {magistriani),  Syncletius  et  Gaudentius,  apportèrent 
à  Alexandrie  deux  lettres  impériales  adressées  l'une  aux 
évêques  et  aux  fidèles',  l'autre  à  Arius  et  aux  Ariens  ^ 


1  La  Chronique  des  fettres  festales,  qui  avance  ce  voyage  d'un 
an,  en  indique  une  bien  singulière  cause;  les  ennemis  d'Athanase 
l'avaient  accusé  d'avoir  été  fait  évéque  trop  jeune.  C'est  là  tout 
ce  qu'elle  connaît  en  fait  d'accusations.  Le  mieux  est  de  s'en  rap- 
porter à  l'Apologie  contre  les  Ariens. 

2  Apol.  c.  Av.,  61,  62. 

3  En  329-330,  il  visita  la  Thébaïde  :  en  331-332,  les  provinces 
libyennes  (Pentapole,  oasis  d'Ammon)  ;  en  333-334,  la  Basse-Egypte 
(Chronique  des  lettres  festales). 

4  F.  C,  ni,  64,  63. 

5  Touç  Ttovfipoûç... 

8  Kaxoî  èp[xyiv£Ûç... 


172  CHAPITRE  V 

De  celle-ci,  qui  était  assez  longue,  lecture  officielle  fut 
faite  au  palais  du  préfet,  qui  s'appelait  alors  Paterius. 
C'est  une  pièce  bien  singulière  :  si  l'authenticité  n'en- 
était  pas  garantie  par  tant  de  signes  extérieurs,  on  au- 
rait peine  à  croire  qu'une  invective  si  violente,  contre 
un  malheureux  exilé,  ait  jamais  pu  être  écrite  par  un 
souverain  ou  en  son  nom.  Mais  il  n'y  a  pas  place  au 
doute.  Il  en  résulte  qu'à  ce  moment  encore  Constantin 
était  aussi  mal  disposé  que  possible  à  l'égard  de  ceux 
qui  avaient  mis  le  trouble  dans  l'église  d'Alexandrie  et 
dans  tout  l'empire  d'Orient.  A  la  fin  cependant,  après 
avoir  menacé  les  hérétiques  de  certaines  pénalités  d'or- 
dre financier,  au  cas  où  ils  s'obstineraient  à  soutenir 
Arius,  il  s'adressait  à  celui-ci  et  l'invitait  à  venir  s'ex- 
pliquer avec  «  l'homme  de  Dieu  »,  ainsi  qu'il  se  quali- 
fiait lui-même.  - 

Arius  se  fit  prier.  Il  avait  des  intelligences  à  la  cour. 
L'ex-impératrice  Constantia^  veuve  de  Licinius,  ne  vou- 
lait aucun  mal  aux  protégés  de  son  vieil  ami  Eusèbe  de 
Nicomédie.  Elle  mourut  vers  le  temps  où  nous  sommes; 
mais,  avant  de  mourir,  elle  recommanda  à  l'empereur 
son  frère  un  prêtre  de  sa  confiance  2.  Celui-ci  insinua 
bientôt  qu'Arius  n'était  pas  aussi  loin  qu'on  le  croyait 
d'accepter  les  doctrines  de  Nicée.  L'empereur  se  laissa 


1  Ici  noixs  en  sommes  réduits  à  un  récit  de  Rufin,  I,  11,  repro- 
duit par  Socrate,  I,  25,  et  Sozomène,  II,  27.  Cf.  ci-dessus,  p.  165, 
note  4. 

2  Gélase  de  Gyzique  (III,  12)  nous  a  conservé  son  nom  ;  il  s'ap- 
pelait Eutocius. 


EUSÈBE    ET    ATHANASE  173 

convaincre  et  réitéra  son  invitation  en  termes  moins 
hostiles.  Arias  vint,  avec  Euzoïus,  un  de  ses  compagnons 
d'exil.  Il  s'entretint  avec  Constantin  et  finit  par  le  satis- 
faire en  lui  remettant  une  profession  de  foi  peu  précise, 
mais  relativement  orthodoxe,  et  susceptible  d'être  ac- 
cordée avec  le  symbole  de  Nicée  *.  L'empereur  s'en 
déclara  satisfait. -^ Il  estima  que,  désormais,  tout  le 
monde  étant  d'accord,  il  n'y  avait  plus  qu'à  réinté- 
grer Arius  et  les  siens  dans  la  communion  de  l'évêque 
d'Alexandrie.  Celui-ci  s'y  refusa  ^,  ce  qui  ne  dut  pas 
plaire  en  haut  lieu. 

Les  intrigues  recommencèrent.  On  reprit  l'histoire  du 
calice  brisé.  Ce  calice,  prétendait-on,  était  celui  d'un 
prêtre,  Ischyras,  qui  avait  une  église  dans  la  Maréote. 
Il  y  avait  en  effet  de  ces  côtés  un  certain  Ischyras,  or- 
donné autrefois  par  Kolluthus  et  dont  l'ordination  n'avait 
pas  été  reconnue  valide,  si  bien  que  les  gens  de  la  Ma- 
réote l'empêchaient  d'exercer  son  ministère  et  qu'il  se 
bornait  à  officier  dans  sa  famille.  On  prétendit  qu'Atha- 
nase  avait  fait  renverser  son  autel  et  brisé  son  calice. 
En  fait,  quand  ses  représentants  étaient  allés  chez  Is- 

i  Voici  le  début  :  «  Nous  croyons  en  un  seul  Dieu,  Père,  tout- 
»  puissant,  et  au  Seigneur  Jésus-Ghrist,  son  fils,  né  (yeyevYKJiévov) 
D  de  lui  avant  tous  les  siècles.  Dieu  Verbe,  par  qui  tout  a  été  fait...  » 
Le  terme  è|  aÙToO  YeyEvif)[Alvov,  en  tenant  compte  de  la  synonymie 
qui  régnait  encore  entre  yevvTixôi;,  et  ysvyiTÔç,  pouvait  être  considéré 
comme  équivalent  à  èx  -rriç  toO  Harpo;  oùaîaç.  Il  exclut  sûrement  la 
création  ex  nihilo.  Uhomoousios  nicéen  n'est  pas  prononcé,  mais 
l'arianisme  est  écarté  pour  le  fond. 

2  ApoL  c.  Ar.,  59.  On  est  tenté  de  le  regretter  quand  on  pense 
à  ce  qui  s'ensuivit. 


174  -         CHAPITRE  Y 

chyras,  celui-ci  se  trouvait  malade  etj  alité  ;  aucun  ser- 
vice divin  n'avait  pu  être  troublé.  Ischyras,  revenu  à  de 
meilleurs  sentiments,  certifia  par  écrit  qu'il  ne  savait 
rien  de  toute  cette  histoire.  Athanase  était  accusé  aussi 
d'avoir  fait  mettre  à  mort  un  évêque  mélétien,  Arsène 
d'Hypsélé,  après  lui  avoir  fait  couper  la  main.  On  re- 
trouva cet  Arsène,  vivant  et  pourvu  de  ses  deux  mains. 
Les  Mélétiens  l'avaient  caché  dans  un  monastère,  mais 
Athanase  sut  découyrir  sa  trace.  Arsène  aussi  demanda 
pardon  par  écrit.  Il  était  temps,  car  Constantin  avait 
chargé  son  demi-frère,  le  censeur  Delmatius,  d'instruire 
cette  affaire  au  criminel.  La  cause  fut  abandonnée  ;  un 
synode  convoqué  à  ce  propos  et  déjà  réuni  à  Gésarée  de 
Palestine  fut  décommandé  lui  aussi,  après  une  longue 
attente,  et  l'évêque  d'Alexandrie  reçut  une  nouvelle  let- 
tre de  l'empereur,  celle-ci  plus  explicite,  contre  les  intri- 
gants qui  avaient  failli  le  perdre.  On  était  à  l'année  334 1. 
Jean  Arkaph,  l'archevêque  des  Mélétiens,  s'était  ré- 
concilié momentanément  avec  Athanase  ;  il  en  fut  félicité 
par  l'empereur,  qui  le  manda  près  de  lui.  Fâcheuse  ins- 
piration. Le  chef  mélétien  fit  de  mauvaises  rencontres  à 
la  cour.  L'année  suivante  (335)  tout  était  à  recommencer. 


1  Pièces  relatives  à  cette  affaire,  dans  l'Apol.  c.  Arianos  :  1°  Ré- 
tractation d'Ischyras  (c.  64),  remise  à  Athanase  devant  six  prêtres 
et  sept  diacres  ;  2"  Lettre  de  Pinès,  prêtre  du  monastère  de  Pte- 
mencyris  dans  le  nome  Antéopolite,  à  Jean  Arkaph  (c.  67);  3<>  Let- 
tre d'Arsène  à  Athanase  (c.  69)  ;  4»  Lettre  de  Constantin  à  Atha- 
nase, Toiç  Ttapà  Tïi;  Grfi...  (c.  68)  ;  S"  Lettre  d'Alexandre  de  Thessa- 
lonique  à  Athanase  (c.  66)  ;  6°  Lettre  de  Constantin  à  Jean  Arkaph 
(c.  70). 


EUSÈBE    ET    ÂTHANASE  175 

Les  Mélétiens  étaient  de  nouveau  brouillés  avec  Atha- 
nase  et  ligués  contre  lui  avec  les  ariens  et  leurs  protec- 
teurs. 

Le  moment  approchait  où  l'empereur  allait  entrer 
dans  sa  trentième  année  de  règne.  Il  résolut  de  célébrer 
cette  date  par  une  grande  fête  religieuse,  la  dédicace  de 
la  basilique  du  Saint-Sépulcre,  enfin  terminée.  Un  grand 
nombre  d'évêques  devaient  y  assister.  On  suggéra  à 
Constantin  qu'il  y  avait  là  une  bonne  occasion  d'apaiser 
enfin  les  querelles  égyptiennes,  sans  cesse  renaissantes, 
et  de  les  régler  par  un  jugement  épiscopal.  Déjà,  l'année 
précédente,  on  avait  été  sur  le  point  d'en  venir  là  ;  puis- 
que la  solution  donnée  par  l'empereur  à  ces  afi'aires 
n'avait  pas  amené  la  pacification,  il  était  naturel  de  re- 
prendre l'idée  du  concile.  N'était-il' pas  souhaitable  que 
les  ministres  du  Seigneur,  avant  de  célébrer  les  fêtes  de 
Jérusalem,  se  missent  d'abord  en  paix  les  uns  avec  les  au- 
tres ?  L'empereur  entra  dans  ces  idées  et  la  ville  de  Tyr  fut 
indiquée  comme  lieu  de  la  réunion.  Tout  ce  qu'Athanase 
comptait  d'ennemis  dans  l'empire  s'y  donna  rendez-vous, 
espérant  bien  qu'on  aurait  là  une  revanche  du  concile 
manqué  de  Césarée  et  qu'on  trouverait  moyen  de  se  dé- 
barrasser de  l'incommode  évèque  d'Alexandrie.  Une  let- 
tre impériale  1  exhorta  le  concile  à  remplir  sa  tâche  paci- 
ficatrice, en  l'assurant  que  la  force  publique  saurait  bien 
amener  devant  lui  ceux  dont  la  présence  serait  jugée  utile. 

i  Eusèbe,  F.  C,  IV,  42. 


176  CHAPITRE  V 

Ceci  visait  Athanase.  Il  fut  invité  à  se  présenter  et  me- 
nacé de  contrainte,  s'il  s'y  refusait.  Le  prêtre  Macaire 
fut  amené  à  Tyr,  chargé  de  chaînes.  Un  haut  dignitaire, 
le  comte  Denys,  fut  envoyé  en  mission  spéciale  auprès 
du  concile. 

Athanase  s'exécuta  ^  Sentant  bien  qu'il  allait  compa- 
raître devant  une  assemblée  hostile,  il  emmena  avec  lui 
une  cinquantaine  d'évêques  égyptiens.  Mais^  comme  ils 
n'avaient  point  été  convoqués,  ils  ne  figurèrent  pas  parmi 
les  juges^.  Ceux-ci  avaient  été  choisis  avec  soin.  Aucun 
des  ennemis  d' Athanase  n'y  faisait  défaut.  On  y  vit  deux 
jeunes  évoques  pannoniens.  Ursace  de  Singidunum  (Bel- 
grade) et  Valens  de  Mursa  (Eszèg),  tous  deux  disciples 
d'Arius  lui-même,  qui  avait  profité  de  son  exil  pour  re- 
cruter des  adhérents  en  ces  contrées  lointaines.  L'évêque 
d'Antioche,  Flaccillus,  était  présent,  et  aussi  Eusèbe  de 
Gésarée,  très  irrité  de  l'échec  du  concile  de  l'année  pré- 
cédente. Quelques  prélats  indifférents,  ou  même  assez 
bien  disposés  pour  Athanase,  comme  Alexandre  de  Thes- 
salonique,  avaient  été  invités  aussi.  Mais  la  majorité  et 
la  direction  étaient  acquises  aux  adversaires  de  l'évêque 
d'Alexandrie. 

Aucune  question  de  doctrine  ne  fut  soulevée  ^  Les 

1  Son  départ  pour  Tyr  eut  lieu  le  10  juillet  335. 

2  D'après  Socrate,  le  concile  aurait  compris  (en  dehors  des 
égyptiens)  environ  soixante  membres. 

3  Sozomène  (I,  2S)  a  en  sous  les  yeux  les  actes  de  ce  concile  ; 
ce  qu'il  en  tire  a  beaucoup  d'importance.  La  version  athanasienne 
des  faits  nous  est  fournie  par  VAp.  contra  Ai-ianos  :  on  y  trouve 
d'abord  un  récit  assez  étendu,  dans  une  lettre  du  concile  d'Alexan- 


EUSÈBE   ET    ATHANASE  177 

Ariens  et  leurs  partisans  n'intervinrent  pas  au  procès 
comme  tels  :  tout  se  passa  entre  Athanase  et  les  Mélé- 
tiens.  Ceux-ci  avaient  contre  lui  un  grief  qui  remontait  à 
son  élection:  les  évêques  qui  y  prirent  part  étaient  conve- 
nus de  n'ordonner  personne  avant  que  leurs  différents 
ne  fussent  arrangés i.  L'ordination  ayant  eu  lieu  sans 
égard  à  cette  convention,  ils  s'étaient  séparés  de  sa  com- 
munion. Pour  les  contraindre  à  y  rentrer,  il  avait  employé 
des  procédés  violents,  la  prison  en  particulier.  Cinq  évo- 
ques mélétiens,  Euplus,  Pacôme,  Achillas,  Isaac  et  Her- 
maeon,  l'accusaient  de  les  avoir  fait  battre  de  verges; 
Ischyras,  par  une  nouvelle  volte-face,  s'était  rallié  aux 
Mélétiens:  il  se  plaignait  d'avoir  eu  son  calice  brisé  et  sa 
chaire  renversée;  Athanase  l'avait  fait  jeter  en  prison  à 
plusieurs  reprises  et  l'avait  calomnié  auprès  du  préfet 
Hygin,  prétendant  qu'il  avait  lancé  des  pierres  aux  sta- 
tues de  l'empereur.  Callinique,  évêque  (mélélien)  de  Pé- 
luse,  ayant  refusé  sa  communion  à  cause  du  calice  d'Is- 
chyras,  il  l'avait  déposé  et  remplacé.  On  reparla  d'Ar- 
sène. Enfin  on  lut  un  procès-verbal  de  cris  populaires 
proférés  par  des  gens  d'Alexandrie  qui  ne  voulaient  pas, 


drie  de  340  (c.  3-19),  puis  un  autre  récit  d' Athanase  lui-même 
(c.  71-87),  où  sont  enchâssées  diverses  pièces  contemporaines.  On 
ne  doit  pas  négliger  la  version  adverse,  que  nous  connaissons  par 
l'épître  synodale  du  concile  des  Orientaux,  à  Sardique  (Hilaire, 
Fragfn.  hist.,  III,  6,  7),  en  343.  Ce  document  concorde  assez  bien 
avec  le  résumé  des  actes  dans  Sozomène. 

1    Au  moment  de  l'élection   les  Mélétiens  étaient  ralliés  à  la 
grande  église.  Il  ne  peut  être  question  ici  que  de  querelles  secon- 
daires, nées  cependant  de  la  séparation  antérieure. 
DucHESNE    Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  '  12 


178  '  CHAPITRE   V 

à  cause  de  l'évêque,  entrer  dans  les  églises.  En  somme, 
ce  qu'on  lui  reprochait,  c'étaient  les  mesures  d'exécution 
auxquelles  il  s'était  cru  obligé  de  recourir  contre  les 
relaps  du  parti  mélétien. 

Athanase  parvint  à  se  justifier  sur  certains  points  ; 
pour  d'autres  il  demanda  un  délai.  Arsène  était  vivant, 
et  de  ce  fait  la  plus  grosse  des  accusations  tombait.  Le 
concile  s'attacha  à  l'affaire  d'Ischyras,  au  service^reli- 
gieux  interrompu  et  au  calice  brisé.  Une  enquête  fut  dé- 
cidée. Athanase  ne  s'y  refusa  pas,  mais  il  récusa  comme 
enquêteurs  ses  ennemis  les  plus  notoires. 

C'est  justement  ceux-là  qui  furent  choisis,  et  non  en 
réunion  générale,  mais  dans  un  conventicule  particulier. 
De  plus,  comme  Ischyras  se  prétendait  chef  d'une  église 
mélétienne  en  Maréote  et  qu'au  su  de  tout  le  monde  la 
Maréote  ne  contenait  pas  un  seul  mélétien,  les  chefs  de 
cette  secte  envoyèrent  des  racoleurs  par  toute  l'Egypte 
pour  lui  constituer  un  groupe  de  paroissiens.  Toutes  ces 
intrigues  soulevèrent  la  protestation,  non  seulement  des 
prélats  égyptiens,  serrés  fidèliement  autour  de  leur  pape  *, 
mais  aussi  de  l'évêque  de  Thessalonique^  vieillard  haute- 
ment considéré,  et  du  comte  Denys  lui-même,  qui  rem- 
plissait auprès  du  concile  un  rôle  analogue  à  celui  que 
Constantin  avait  eu  au  concile  de  Nicée.  Tout  fut  inutile  ; 


1  Cette  appellation  était  alors  et  demeura  longtemps  employée 
pour  désigner  les  évéques,  quels  qu'ils  fussent.  Plus  tard  elle  fut 
réservée  à  l'évêque  de  Rome  en  Occident  et  à  celui  d'Alexandrie 
en  Orient.  Celui-ci  prend  encore  la  qualité  de  pape  dans  sa  titula- 
ture  officielle. 


EUSÈBE    ET    ATHANASE  179 

le  haut  fonctionnaire  eut  la  main  forcée,  et  la  commis- 
sion partit  pour  l'Egypte. 

L'enquête  ne  fut  pas  contradictoire.  Non  seulement 
le  prêtre  Macaire,  directement  incriminé,  fut  retenu  à 
Tyr,  mais  aucun  membre  du  clergé  athanasien,  tant  de 
la  ville  que  de  la  Maréote,  ne  put  y  assister.  En  revanche 
le  préfet  d'Egypte  Philagrius  prêta  main  forte  aux  com- 
missaires du  concile  et  mena  si  rondement  les  choses, 
que  l'on  parvint  à  obtenir  les  dépositions  souhaitées.  Les 
enquêteurs  rentrèrent  à  Tyr  avec  une  pièce  accablante  ^. 

Quant  à  l'affaire  d'Arsène,  qui  avait  paru  d'abord 
tourner  contre  les  accusateurs,  ceux-ci  l'expliquèrent  en 
disant  qu'un  certain  Plusianus,  évêque  dépendant  d'A- 
thanase,  avait,  par  ordre  de  celui-ci,  brûlé  la  maison 
d'Arsène,  l'avait  fait  attacher  à  une  colonne  et  fouetter, 
puis  l'avait  enfermé  dans  un  petit  réduit.  Arsène  s'était 
échappé  par  une  fenêtre  et  s'était  tenu  caché,  si  bien'  que 
les  évêques  du  parti  de  Jean  Arkaph,  regrettant  la  dis- 
parition d'un  homme  aussi  notable  et  d'un  ancien  con- 
fesseur de  la  foi,  l'avaient  cru  mort  et  l'avaient  fait 
chercher  par  les  autorités  2.  Ils  étaient  donc  excusables 
de  s'être  trompés. 


1  Toutefois  les  procès- verbaux  de  cette  enquête  étaient  si  peu 
à  l'honneur  des  commissaires  que  le  parti  antiathanasien  chercha 
à  les  tenir  cachés  le  plus  possible  ;  mais  on  savait  qu'ils  avaient 
été  rédigés  par  un  certain  Rufus,  qui  devint  plus  tard  speculator 
à  la  préfecture  augustale.  Athanase  put  invoquer  son  témoignage. 
Du  reste  le  pape  Jules,  à  qui  on  avait  envoyé  ces  documents,  les 
lui  communiqua  lui-même  [Apol.  c.  Ar,,  83). 

2  Dans  la   lettre  d'Arsène,   indiquée  plus   haut,   p.  174,  n"  1, 


180  CHAPITRE    V 

Le  procès  prenait  une  mauvaise  tournure  pour  Atha- 
nase.  Ses  ennemis  criaient  au  sorcier,  au  brutal,  le  dé- 
claraient indigne  d'être  évêque.  Il  se  fit  à  l'audience  un 
tel  tumulte  contre  l'accusé  que  les  fonctionnaires  pré- 
sents durent  le  faire  sortir  en  secret.  Lui-même  comprit 
que  de  tels  juges  iî  n'avait  rien  à  attendre  de  bon  :  il 
s'embarqua  pour  Gonstantinople.  Le  concile  prononça, 
en  son  absence,  une  sentence  de  déposition,  et  lui  inter- 
dit le  séjour  de  l'Egypte.  Il  admit  au  contraire  à  sa  com- 
munion Jean  Arkaph  et  les  siens,  les  considérant  comme 
victimes  d'une  oppression  injuste,  et  les  réintégra  dans 
leurs  situations  ecclésiastiques.  De  ces  décisions  com- 
munication fut  faite  à  l'empereur,  à  l'église  d'Alexan- 
drie et  à  l'épiscopat.  Les  évêques  étaient  priés  de  n'avoir 
plus  de  rapports  avec  Âtbanrfse;  il  avait  été  convaincu 
sur  les  points  que  le  concile  avait  pu  discuter:  quant 
aux  autres,  sa  fuite  prouvait  qu'il  ne  se  sentait  pas  en 
état  de  se  défendre.  Déjà,  l'année  précédente,  il  s'était 
refusé  à  comparaître  devant  le  concile  de  Césarée;  cette 
fois  il  était  venu,  mais  entouré  d'une  escorte  nombreuse 
et  turbulente.  Tantôt  il  refusait  de  se  défendre,  tantôt  il 
insultait  les  évêques,  s'abstenait  de  paraître  devant  eux, 
récusait  leur  jugement.  Sa  culpabilité  dans  l'affaire  de 
la  Maréote  avait  été  établie. 

Ce  jugement  rendu,  le  concile  se  transporta  à  Jérusa- 

l'évêque  Plusianus  est  nommé,  mais  il  n'est  fait  aucune  allusion 
à  l'histoire  de  là  disparition  d'Arsène  lui-m«me.  Si  Alhanase  (c.  69) 
ne  le  disait  expressément,  on  ne  croirait  pas  la  lettre  postérieure 
à  son  aventure. 


EUSÈBE   ET  ATHANASE  181 

lem  et  la  dédicace  du  Saint-Sépulcre  fut  célébrée,  le 
14  septembre^  au  milieu  des  pompes  du  culte  et  de  l'élo- 
quence. Le  métropolitain  de  Gésarée,  comme  il  était  na- 
turel, se  distingua  particulièrement. 

On  tint  encore  une  session,  à  Jérusalem  même,  pour 
régler  l'affaire  d'Arius  et  de  ses  partisans.  La  profession 
de  foi  présentée  à  l'empereur  par  Arius  et  Euzoïus  et 
que  Constantin  avait  trouvée  suffisante,  avait  été  adres- 
sée par  lui  au  concile.  Elle  le  contenta  aussi.  Les  Ariens 
furent  admis  à  là  communion;  l'empereur  en  fut  averti, 
et  notification  du  fait  fut  donnée  tant  à  l'église  d'Alexan^ 
drie  qu'à  l'épiscopat  égyptien  *. 

Cependant  Athanase  arrivait  àConstantinople  et  par- 
venait à  obtenir  audience.  Sur  l'impression  que  lui  firent 
ses  plaintes,  Constantin  manda  près  de  lui  le  concile  de 
Tyr2.  En  fait  il  ne  vint  que  les  antiathanasiens  les. plus 
déclarés,  Eusèbe  de  Gésarée  notamment,  qui  avait  à  pro- 
noncer, pour  les  Tricennales,  un  discours  d'apparat. 
Constantin  les  écouta.  D'après  Athanase,  ils  se  seraient 
bien  gardés  de  ressasser  les  histoires  discutées  au  con- 
cile, de  reparler  du  calice  et  d'Arsène  :  ils  auraient 
trouvé  beaucoup  mieux.  Athanase,  disaient-ils,  él;iit 
résolu  à  empêcher  le  transport  du  blé  à  Constantinople. 
Affamer  sa  fondation,  sa  chère  nouvelle  Home!  L'empe- 
reur n'en  aurait  pas  demandé  davantage.  Le  fait  est  que, 
sans  attendre  qu'il  se   défenrlit  de  nouveau,  Constantin 


1  Fragment  de  la  lettre  synodale  dans  Apol.  c.  Ar.,  8^ 

2  Lettre  de  Constantin,  'Eyw  (lèv  àYvotô  {A-pol    c    Ar., 


183  CHAPITRE    V 

expédia  l'évêque  d'Alexandrie  au 'fond  de  la  Gaule.  Q 
fut  interné  à  Trêves  K 

Quand  Athanase  fut  rentré  en  grâce,  on  ne  manqua 
p;is  de  dire  que,  si  on  l'avait  exilé,  c'était  pour  le  sous- 
traire à  la  rage  de  ses  ennemis.  Il  est  peu  probable  que 
Constantin  ait  accepté  sans  vérification  l'imputation  re- 
lalive  au  transport  des  blés.  Le  mieux  çst  de  voir  les 
faits  comme  les  vit  le  public  et  comme  Constantin  lui- 
même  les  exposa  en  des  documents  très  sérieux  ^.  L'évè- 
que  d'Alexandrie  avait  été  jugé  et  condamné  .par  une 
grande  assemblée  de  ses  collègues.  Le  concile  de  Tyr 
l'avait  déposé  de  l'épiscopat,  en  lui  interdisant  le  séjour 
de  l'Egypte.  En  suite  de  cette  sentence,  le|gouvernement 
prenait  les  mesures  pour  lesquelles,  il  était  compétent  : 
il  éloignait  Athanase. 

Ainsi  se  termina  le  premier  acte  de  la  tragédie  atha- 
nasienne.  On  est  tenté  de  croire,  à  certains  moments, 
que  les  choses  auraient  pris  alors  et  plus  tard  une  tour- 
nure meilleure  si  le  jeune  évêque  d'Alexandrie  eût  traité 
moins  durement  les  Mélétiens  et  s'il  eût  facilité  aux 
vaincus  du  concile  de  Nicée  leur  rentrée  dans  le  giron 
de  l'Hlglise.  Sans  sacritier  aucun  principe  essentiel,  il 
eût  évité  d'exaspérer  les  oppositions  ;  il  n'aurait  pas 
été  aussi  facile  de  le  faire  passer,  aux  yeux  de  l'empe- 
reur, pour  un  homme  intraitable  et  un  fauteur  de  trou- 


1  C'est  ainsi  qu'Athanase  raconte  ce  dernier  revirement  {Àpol. 
c.  A?'.,  87  ;  cf.  9),  alléguant  le  témoignage  de  cinq  évêques  égyp- 
tiens qui  entendirent  le  propos  des  adversaires  d'Athanase. 

2  Voir  ci-dessous  les  lettres  à  saint  Antoine. 


EUSÈBE    ET    ATHANASE  183 

bles.  Sur  le  tard,  Athanase  devint  pacifique  et  pacifica- 
teur ;  au  moment  où  nous  sommes  c'était  surtout  un  com- 
battant. Il  avait  raison;  mais,  par  le  fait  même  qu'il 
avait  raison,  trop  de  gens  se  trouvaient  être  dans  leur 
tort. 

Arius  était  resté  à  la  cour.  La  grâce  impériale  l'avait 
tiré  d'exil  ;  la  sentence  du  concile  de  Tyr  lui  ouvrait  de 
nouvea^^  l'Eglise.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à  faire  sa  ren- 
trée officielle.  Suivant  des  récits  postérieurs  S  il  serait 
retourné  à  Alexandrie,  puis,  à  la  suite  de  troubles  que 
causait  sa  présence,  il  aurait  été  rappelé  à  Gonstantino- 
ple.  Il  était  plus  conforme  à  la  manière  -de  Constantin 
d'écarter  provisoirement  d'Alexandrie  toutes  les  person- 
nes litigieuses,  Arius  aussi  bien  qu' Athanase.  Cepen- 
dant, comme  il  tenait  pour  sincères  et  suffisantes  les  dé- 
clarations d'Ârius,  il  s'employa  à  le  faire  admettre  par 
l'évêque  de  Gonstantinople  2,  Alexandre,  qui  ne  lui  était 

1  Rufin,  I,  11,  12;  Socrate,  I,  37;  Sozom.,  II,  29.  Athanase, 
même  dans  son  épître  à  Sérapion  sur  la  mort  d'Arius,  ne  parle 
pas  de  ce  voyage. 

2  Une  lettre  de  Constantin  à  Alexandre,  relative  à  cette  affaire, 
s'est  conservée  dans  le  recueil  de  Gélase  de  Gyzique  (III,  15,  dans 
Geriani,  Monum,  sacra,  t.  I,  p.  145),  non  pas  entière,  mais  seule- 
ment en  extraits  :  Ecirep  o5v  triç  Iv  Nixaîa  èxTcôetffYiî  ôpôî)?  xai  e'KTa£\ 
Çtoffriç  àTioo-ToXixviç  uicrTeaiç  àvTîTCotoufz.évo'Uç  ayroùç  eupYjTE  —  toOto  yàp 
xal  ècp'  Tijj.wv  çpoveïv  8caê$6aiwcravTO  —  Trpovoifio-aTE  Ttavtcov,  itapaxaXôi. 
Dans  l'intitulé,  la  pièce  est  dite  adressée  à  Alexandre  évéque 
d'Alexandrie.  Geriani,  pour  cette  raison,  l'a  jugée  apocryphe; 
Lœschcke  {Rheinisches  Muséum,  1906,  p.  44  et  suiv.)  en  accepte  l'au- 
thenticité et  s'efforce  de  la  concilier  avec  les  faits  connus  de  l'é- 
piscopat  d'Alexandre.  Mais  cela  est  difficile,  eu  égard  surtout  à  ce 


184  CHAPITRE  V 

pas  favorable.  Mais  Arius  mourut  subitement,  et  Alexan- 
dre se  vit  ainsi  épargner  le  chagrin  de  le  recevoir  dans 
son  église.  Athanase  était  déjà  parti  pour  l'exil  ;  Macaire, 
un  de  ses  prêtres,  se  trouvait  à  Gonstantinople.  C'est 
d'après  lui  que  son  évêque  raconta,  vingt-cinq  ans  plus 
tard,  la  triste  fin  de  son  adversaire  K 

A]  Alexandrie  le  siège  épiscopal  demeura  inoccupé. 
On  ne  tenta  même  pas,  sur  le  moment,  de  donner  un 
successeur  à  l'exilé,  soit  que  l'empereur  ne  le  voulût  pas, 
soit  plutôt  que  la  population  chrétienne  ne  parût  pas 
disposée  à  s'y  prêter. 

Il  y  eut  des  troubles  ^  Les  fidèles  ne  cessaient  de  ré- 
clamer leur  évêque,  de  manifester  en  public  et  dans  les 
églises.  On  fit  intervenir  le  célèbre  solitaire  Antoine, 
qui  écrivit  plusieurs  fois  à  l'empereur.  Tout  fut  inutile. 
Quatre  prêtres  furent  arrêtés  et  exilés.  Constantin  écrivit 
aux  gens  d'Alexandrie  et  spécialement  aux  clercs  et  aux 
vierges  de  se  tenir  tranquilles,  affirmant  qu'il  ne  revien- 
drait pas  sur  sa  décision  et  ne  rappellerait  pas  un  fauleur 
de  troubles,  condamné  régulièrement  par  un  tribunal 

fait  qu'Arius  et  Euzoïus  sont  visés  ensemble  dans  la  lettre,  tout 
comme  on  les  voit  figurer  ensemble  dans  les  démarches  de  l'an- 
née 333.  Le  mieux,  ce  me  semble,  c'est  d'écarter  la  rubrique  gela- 
sienne,  ou  de  conjecturer  que,  dans  sou  libellé  primitif,  elle  por- 
tait seulement  Ttpôç  'AXé^avôpov  èuta-xoirov,  sans  'AXelavSpeta;.  Ni  les 
fragments  du  texte,  ni  le  rang  qu'elle  occupe  dans  le  recueil  de 
Gélase  n'iudiqnent  qu'elle  soit  adressée  au  prédécesseur  d'Atba- 
nase. 

1  Arius  serait  mort  dans  les  latrines.  Sur  cet  événement,  \.Ep. 
ad  Serapionem  de  morte  Arii  et  Ep.  adepiscopos  Mg.  et  Libyae,  c,  19. 

2  Sur  ceci  Sozom.,  II,  31;  cf.  Alh.,  Apol.  c.  Ar.,  17. 


EUSÈBE   ET    ATHANASE  185 

ecclésiastique.  A  saint  Antoine  il  expliqua  que,  sans 
doute,  plusieurs  des  juges  pouvaient  s'être  décidés  par 
haine  ou  par  complaisance,  mais  quil  ne  pouvait  croire 
qu'une  assemblée  si  nombreuse  d'évêques  sages  et  éclai- 
rés eût  pu  se  tromper  au  point  de  condamner  un  inno- 
cent. Athanase  était  un  insolent,  un  orgueilleux,  un 
homme  de  discorde. 

Les  Mélétiens,  réhabilités  par  le  concile  de  Tyr,  se 

« 

mirent  en  devoir  de  tirer  les  conséquences  de  leur  succès. 
Ils  s'y  prirent  sans  doute  avec  peu  de  mesure,  car  leur 
chef,  Jean  Arkaph,  fut  exilé  lui  aussi.  Les  Egyptiens, 
de  quelque  catégorie  qu'ils  fussent^  étaient  décidément 
des  gens  bien  incommodes.  Seul,  Ischyras  eut  à  se  louer 
des  changements  survenus.  Pour  le  payer  de  sa  peiné, 
le  parti  mélétien  le  promut  à  l'épiscopat.  Dans  son  vil- 
lage 1,  si  petit  qu'il  n'avait  jamais  eu  de  prêtre,  on  lui 
construisit,  aux  frais  de  l'Etat,  une  cathédrale,  où  il  put 
faire  figure  d'évêque. 

En  dehors  de  l'Egypte  les  vainqueurs  poursuivirent 
leurs  succès,  facilités  çà  et  là  par  les  excès  de  zèle  et 
les  maladresses  de  leurs  adversaires.  L'église  d'Ancyre 
avait  pour  évêque,  depuis  la  fin  de  la  grande  persécu- 
tiofi,  un  certain  Marcel,  homme  respectable  et  de  quel- 
que théologie.  Au  concile  de  Nicée  il  s'était  fait  remar- 
quer par  son  ardeur  à  combattre  les  idées  d'Arius,  si 
bien  qu'il  avait  fait  sur  les  légats  romains  une  impres- 


1   'Ev  TdTco)  Eip-r]yy\i  SexovTàpovpou.  Lettre  du  rationalis  d'Egypte 
à  l'exacteur  de  la  Maréote  (Ath.,  Apol.  c.  Ar.,  83). 


186  CHAPITRE   V 

sion  des  plus  favorables.  Pendant  les  années  qui  sui- 
virent, il  continua  à  ferrailler  de  la  langue  contre  les 
deux  Eusèbe,  Paulin,  et  autres  défenseurs,  plus  ou  moins 
déclarés,  de  l'hérésie  vaincue.  En  ce  temps-là  on  ne  se 
risquait  pas  à  écrire.  La  théologie  du^parti  arien  n'était 
représentée  devant  le  public  que  par  les  conférences  d'As- 
teriusi,  lesquelles  finirent  par  aboutir  à  un  petit  livre. 
Faute  de  mieux,  Marcel  entreprit  le  conférencier  et  ré- 
digea,  pour  le  réfuter^  un  ouvrage  assez  'massif,  dans  le- 
quel il  malmenait  fort  les  grands  hommes  du  parti 
adverse,  vivants  et  défunts,  Paulin,  Narcisse,  les  deux 
Eusèbe  et  les  autres.  Origène  lui-même  n'était  pas  épar- 
gné. Marcel  assista  au  concile  de  Tyr,  mais  refusa  de 
s'associer  à  la  condamnation  d'Athanase  et  à  la  réhabili- 
tation d'Arius;  il  ne  voulut  même  pas  prendre  part  aux 
fêtes  de  la  dédicace  du  Saint-Sépulcre  2,  En  revanche, 
son  livre  étant  achevé,  il  s'en  alla  l'offrir  à  l'empereur, 
avec  une  dédicace  remplie  d'éloges.  Constantin  se  défia 
peut-être  du  présent  ;  en  tout  cas  il  chargea  les  évêques 
assemblés  à  Gonstantinople  après  les  fêtes  de  Jérusalem 
de  l'examiner  et  de  lui  en  faire  un  rapport.  C'était  livrer 
Marcel  à  ses  ennemis.  Ils  découvrirent  en  son  écrit  des 
indi^ies  lamentables  de  l'hérésie  sabellienne.  Une  sen- 
tence de  déposition  fat  prononcée,  puis  notifiée  cà  l'em- 
pereur, aux  évêques  d'Orient,  à  l'église  d'Ancyre  ;  Mar- 
cel, qui  comptait  plus  de  vingt  ans  d'épiscopat^  reçut  un 


1  Ci-dessus,  p.  138. 

2  Socrate,  T,  36  ;  Sozomène,  II,  33. 


EUSÈBE    ET    ATHANaSE  187 

successeur  en  la  personne  d'un  certain  Basile.  Celui-ci, 
lui  aussi,  jouera  par  la  suite  un  certain  rôle.  Cependant, 
comme  nombre  de  gens  criaient  au  scandale  et  posaient 
Marcel  en  victime  innocente,  le  concile  pria  le  savant 
évêque  de  Césarée  de  justifier  sa  décision  en  exposant  et 
en  réfutant  les  erreurs  du  condamné.  C'est  le  sujet  de 
ses  deux  livres  a  Contre  Marcel  »,  publiés  aussitôt.  Un 
peu  plus  tar(U  il  reprit  le  même  thème  dans  un  second 
ouvrage,  dédié  à  l'évêque  d-Antioche  Flaccillus,  et  di- 
visé en  trois  livres,  sous  le  titre  :  «  La  Théologie  de 
l'Eglise  )). 

A  en  juger  par  les  extraits  d'Eusèbe,  qui  sont  assez 
étendus  pour  que  l'on  puisse  y  fonder  son  appréciation, 
le  système  de  Marcel  se  rapprochait  en  effet  du  sabel- 
lianisme,  sans  cependant  que  les  deux  théologies  fussent 
identiques.  Les  Sabelliens  de  ce  temps-là*  concevaient 
Dieu  comme  une  monade  qui  s'élargit  (uXaTuverai)  en 
Trinité.  Les  termes  de  Père,  de  Fils,  d'Esprit-Saint,  dési- 
gnent trois  manifestations  successives,  trois  rôles  (repo- 
ctà-Kx,  personae).  Gomme  Père,  Dieu  est  le  législateur  de 
l'Ancien  Testament,  comme  Fils  il  se  manifeste  dans 
rincarnation,  comme  Esprit-Saint  dans  la  sanctification 
des  âmes.  Ces  dilatations  sont  temporaires  :  elles  sont 
causées  par  les  besoins  de  la  créature.  Une  fois  le  besoin 
cessé,  la  dilatation  cesse  également,  et  la  divinité  se  res- 
treint; Ce  double  mouvement  (TrXaTUGjto;,  (juctoXt))  est 


1  Cette  exposition  se  fonde  sur  saint  Athanase,  quatrième  traité 
contre  les  Ariens. 


188  CHAPITRE  V 

comparable  à  un  bras  qui  s'ouvre  et  se  replie.  Le  monde 
vers  lequel  se  produisent  ces  dilatations  successives  est 
l'œuvre  de  Dieu  considéré  sous  un  autre  aspect,  celui  de 
Verbe.  La  manifestation  Verbe,  à  la  différence  des  au- 
tres, est  permanente  :  elle  dure  aussi  longtemps  que  le 
monde.  On  n'en  peut  dire  autant  du  Fils  de  Dieu.  Les 
Sabelliens  n'étaient  pas  d'accord  sur  la  filiation  divine  : 
les  uns  la  plaçaient  dans  l'humanité  du  Christ  (tov  àvôpw- 
TTov  ôv  ivéla.'o&v  6  SwT-yip)  ^  les  autres  dans  le  composé  du 
Verbe  et  de  l'humanité;  d'autres  enfin  disaient  que  le 
Verbe  assume  la  qualité  de  Fils  au  moment  de  l'Incar- 
nation. Celle-ci  a  été  passagère  ;  elle  cessa  avant  l'envoi 
du  Saint-Esprit  ^  ;  la  manifestation  Fils  eut  alors  son 
terme;  le  bras  divin  se  replia.  Que  devint  l'humanité  du 
Christ  une  fois  cessée  l'Iucarnation?  Nous  ne  sommes 
pas  renseignés  sur  ce  point. 

Marcel 3  enseignait,  lui  aussi,  une  sorte  de  dilatation 
{%kxrua\j.6ç)  divine.  Comment  la  monade  aurait-elle  pu 
rester  toujours  monade  et  pourtant  produire  le  monde? 
La  raison  éternelle  de  Dieu  ();6yo;)  s'extériorise  en  quel- 
que sorte  (TûpoÉpj^eTai],  par  unj  énergie  agissante  (èvep- 


1  Dans  cette  explication  cependant,  la  personnalité  est  attachée 
à  l'élément  divin  ;  on  ne  veut  pas  qu'elle  se  fonde  sur  la  qualité 
de  Fils. 

2  Noter  comme  ce  trait  concorde  avec  le  fait  que,  dans  la  Gy- 
rénaïque,  au  temps  de  saint  Denys  d'Alexandrie,  on  ne  préctiait 
plus  le  Fils  de  Dieu  (Ath.,  De  sent.  Dionysii,  5). 

3  Sur  Marcel,  v.  le  livre  de  Th.  Zahn,  Marcellus  von  Ancyra, 
Gotha,  1867,  et  surtout  le  mémoire  de  Loofs  dans  les  Comptes-ren- 
dus de  l'académie  de  Berlin,  1902,  p.  764. 


EUSÈBE    ET   ATHANASE  189 

ygi'a  SpacTix^),  sans  cesser  de  rester  en  Dieu.  Ainsi  s'ex- 
pliquent la  Création  et  l'Incarnation  ;  une  irradiation 
ultérieure  du  Logos  produit  la  manifestation  du  Saint- 
Esprit  K  Ces  irradiations  ne  donnent  pas  lieu  à  la  produc- 
tion d'hypostases  distinctes  ;  il  n'y  a  qu'une  hypostase 
divine.  A  la  fin  des  choses,  une  fois  terminé  le  règne  de 
mille  ans,  Tirradiation  cessera,  et  le  Logos  avec  le  Saint- 
Esprit  émané  de  lui,  rentrera  dans  le  sein  de  Dieu.  Avant 
l'Incarnation,  et  Marcel  invoquait  ici  le  langage  de  l'Ecri- 
ture, il  n'^y  a  que  le  Verbe.  C'est  par  l'Incarnation  seule- 
ment que  le  Verbe  devient  Fils  ;  2  il  cessera  de  l'être 
quand  son  règne  terrestre  sera  fini. 

Avec  ce  système,  dans  lequel  entraient  des  concep- 
tions très  anciennes,  sûrement  étrangères  et  antérieures 
à  la  théologie  origéniste,  Marcel  défendait  fort  bien  la 
monarchie  divine,  la  consubstantialité  ;  en  cela  il  était, 
au  point  de  vue  polémique,  sur  la  même  ligne  que  l'église 
romaine,  le  concile  de  Nicée  et  saint  Athanase.  Mais  ces 
alliés  avaient  en  face  d'eux  une  opposition  dont  toutes 
les  revendications  n'étaient  pas  destinées  à  succomber. 
Arius,  Eusèbe  et  les  autres  avaient  contre  eux  la  tradi- 
tion quand  ils  s'attaquaient  à  l'éternité  du  Verbe  et  à 
son  absolue  divinité  ;  ils  étaient  soutenus  par  elle  quand 
ils  défendaient  la  réelle  distinction  des  hypostases.  Sur 


1  Ainsi,  jusque-là,  la  Trinité  de  Marcel  n'a  que  deux  termes; 
c'est  une  «  binité  ».        ' 

"2  Cette  notion  avait  l'avantage  de  couper  court  aux  raisonne- 
ments ariens  sur  l'antériorité  nécessaire  du  générateur  à  l'engen- 
dré ;  mais  elle  supprimait  toute  génération  divine. 


190  CHAPITRE   V 

ce  point  leur  campagne  finit  par  aboytir,  après  beaucoup 
de  conflits  et  d'éliminations,  quand  on  eut  fini  par  se  las- 
ser d'une  guerre  impie,  quand  on  eut  consenti  à  se  pren- 
dre mutuellement  au  sérieux,  à  s'écouter  les  uns  les  au- 
tres, et  que,  sans  lé  dire,  sans  se  proclamer  vainqueurs 
ni  s'avouer  vaincus,  on  se  fut  résigné  à  combiner  ensem- 
ble la  consubstantialité  et  les  trois  hj'^postases. 

Mais  nous  sommes  encore  loin  de  là.  A  la  fin  du 
règne  de  Constantin,  tant  que  les  ardeurs  belliqueuses 
n'étaient  pas  étoufifées  par  la  pression  gouvernementale, 
on  entendait  bien  triompher  les  uns  des  autres  et  s'entre- 
exterminer  pei^  fas  ou  per  nefas. 

Eustathe,  Athanase,  Marcel,  trois  des  principaux 
champions  de  Nicée,  étaient  déjà  hors  de  combat,  le 
dernier  au  moins  pour  cause  d'hérésie,  ce  qui  était  bien 
propre  à  diffamer  le  consubstantiel  et  à  montrer  que 
derrière  cette  formule  si  prônée  il  pouvait  se  cacher 
des  doctrines  repréhensibles.  D'autres  évêques  succom- 
bèrent à  la  malveillance  du  parti  vainqueur  ^   Gepen- 


1  Saint  Athanase  (Ap.  de  fuga,  3  ;  Hist.  Ar.,  5)  en  cite  plusieurs  : 
Asclépas  de  Gaza,  qui,  d'après  la  lettre  synodale  des  Orientaux  au 
concile  de  Sardique  (Ril.,  Fragm.  hist. ,111,  H)  aurait  été  condamné 
17  ans  auparavant,  soit  en  326;  Hellanicus  de  Tripoli,  Garterius 
d'Antaradus,  Gymatius  de  Paltus,  Euphration  de  Balanée,  Gyrus 
de  Bérée,  dans  la  Syrie  du  Nord;  Diodore  (de  Ténédos),  en  Asie; 
Théodule  et  Olympius  (d'^nos),  en  Thrace,  avec  deux  évêques 
successifs  d'Andrinople,  Eutrope  et  Lucius  :  le  premier  était  un 
ennemi  déclaré  d'Eusèbe  de  Nicomédie,  et  Basilina,  belle-sœur  de 
Constantin,  lui  voulait  beaucoup  de  mal  ;  Domnio  de  Sirmiura  ; 
enfin  l'évêque  de  Gonstantinople,  Paul,  successeur  d'Alexandre 
en  336. 


EUSÈBE    ET    ATHANASE  _191 

dant  le  symbole  de  Nicée  tenait  encore.  A  Tyr  rien 
n'avait  été  fait  directement  contre  lui.  La  réhabilitation 
d'Arius  ne  pouvait  être  interprétée  comme  un  abandon 
de  la  célèbre  formule  :  on  estimait  que  la  profession  de 
foi  remise  par  l'hérésiarque  à  l'empereur  équivalait  à 
celle  des  trois  cents  évêques.  Cependant  on  ne  peut  nier 
qu'en  admettant  la  substitution  d'une  formule  à  une  au- 
tre on  ouvrait  la  porte  à  bien  des  subterfuges. 

Constantin  mourut  sur  ces  entrefaites,  le  22  mai  337, 
après  s'être  fait  baptiser  dans  une  villa  voisine  de  Nico- 
médie.  Ce  fut  l'évêque  du  lieu,  le  vieil  Eusèbe,  l'infati- 
gable défenseur  d'Arius,  qui  présida  à  l'initiation  défi- 
nitive du  premier  empereur  chrétien.  Son  collègue  et 
homonyme  de  Gésarée  se  mit  aussitôt  à  rédiger  l'oraison 
funèbre  en  quatre  livres,  connue  sous  le  nom  de  Vie  de 
Constantin,  document  de  son  enthousiasme  pour  ce  qu'il 
considérait  comme  les  bonnes  actions  de  l'empereur  dé- 
funt, et  de  son  habileté  à  dissimuler  les  autres.  Le  meur- 
tre de  Crispus  et  celui  de  Fausta  n'y  ont  pas  laissé  trace  ; 
l'auteur  a  trouvé  le  moyen  de  raconter  les  conciles  de 
Nicée  et  de  Tyr,  avec  les  événements  ecclésiastiques  qui 
s'y  rattachent,  sans  prononcer  les  noms  d'Athanase  et 
d'Arius.  C'est  le  triomphe  de  la  réticence  et  de  la  cir- 
conlocution. 


CHAPITRE  VI 
L'empereur   Constant. 


Les  héritiers  de  Constantin.  —Retour  d'Athanase.  —  Intrigues 
eusébiennes  :  compétition  de  Pistug.  —  Le  pape  est  s&isi  de  l'affaire 
alexandrine.  —  Intrusion  de  Grégoire.  —  Athanaseà  Rome.  —  Les 
Orientaux  et  le  pape  Jules.  —  Concile  romain  de  340.  —  Cassation 
des  sentences  orientales  contre  Athanase  et  Marcel.  —  Constant, 
seul  empereur  en  Occident.  — Concilede  la  dédicace,  à  Antioche  (341). 
—  Mort  d'Eusébe  de  Nicomédie.  —  Paul  de  Constantinople.  —  Con- 
cile de  Sardique  :  le  schisme  oriental.  —  Négociations.  —  Condam- 
nation de  Photin.  -^  Athanase  rappelé  à  Alexandrie.  —  Affaires 
africaines.  —  Les  Circoncellions.  —  Mission  de  Paul  et  Macaire. 
-  L'unité  rétablie  :  concile  de  Gratus. 


Constantin  avait  trois  frères,  fils  de  Constance  Chlore 
et  de  Théodora:  Delmatius,  Jules  Constance  etHanniba- 
lien.  Peu  sympathiques,  on  le  pense  bien,  à  l'impéra- 
trice Hélène,  ils  demeurèrent  longtemps  éloignés  de  la 
cour.  D'abord  ils  résidèrent  à  Toulouse  ;  à  la  longue  ce- 
pendant ils  se  rapprochèrent  de  l'empereur  ;  après  la 
mort  d'Hélène  ils  parvinrent  à  de  grands  honneurs. 
Delmatius  fut  nommé  consul  (333)  et  même  investi  de 
la  charge  extraordinaire  de  censeur,  en  vertu  de  laquelle 
il  eut  à  s'occuper  des  accusations  soulevées  contre  Atha- 
nase. Jules  Constance  eut  aussi,  en  335,  les  honneurs  du 
consulat.  Du  troisième,  Hannibalien,  on  ne  sait  rien  de 
semblable  ;  il  est  à  croire  qu'il  mourut  de  bonne  heure, 
en  tous   cas  avant   Constantin.   Jules  Constance  avait 


l'empereur  constant  1î)3 

quatre  enfants,  deux  fils  et  une  fille  d'un  premier  ma- 
riage, un  fils  de  son  second  mariage  avec  Basilina.  Ce 
dernier  devint  l'empereur  Julien  ;  l'un  des  deux  autres, 
Gallus,  fut  césar  sous  Constance.  Ces  enfants  étaient  en- 
core en  trop  bas  kge,  au  moment  où  Constantin  mourut, 
pour  qu'il  eri  eût  déjà  tenu  compte  dans  ses  arrange- 
ments politiques.  Il  n'en  était  pas  de  même  des  deux  fils 
de  Delmatius.  L'un,  appelé  aussi  Delmatius,  fut  créé 
césar  en  335  ;  l'autre,'  Hannibalien,  fut  pourvu,  sous  le 
titre  de  roi  du  Pont,  d'une  sorte  de  souveraineté  vassale, 
dans  les  provinces  voisines  de  l'Arménie.  Une  nouvelle 
tétrarchie  devait  succéder  à  l'empire  unifié  de  Constan- 
tin. A  l'ouest,  Constantin  II  était  chargé  de  la  Gaule,  de 
la  Bretagne  et  de  l'Espagne;  à  l'est,  Constance,  avec  le 
roi  vassal  Hannibalien,  gouvernerait  l'Asie-Mineure,  la 
Syrie  et  l'Egypte;  l'Italie,  l'Afrique  et  les  provinces  du 
Danube  supérieur  étaient  assignées  à  Constant,  le  troi- 
siène  'fils  de  Constantin;  le  reste,  jusqu'au  Bosphore, 
formait  le  lot  du  césar  Delmatius.     -- 

-Telles  étaient  les  intentions  de  Constantin.  Elles  ne 
furent  pas  entièrement  réalisées.  Après  ses  funérailles 
il  se  passa  à  Constantinople  des  événements  sur  lesquels 
nous  sommes  mal  renseignés  :  intrigues  de  palais,  cons- 
pirations de  caserne,  manifestations  des  armées,  sédi- 
tions et  massacres.  Constance,  le  seul  des  trois  frères 
qui  fût  présenta  Constantinople,  laissa  faire  alors  beau- 
coup de  choses  qu'il  aurait  pu  empêcher.  Les  frères  de 
l'empereur  furent  massacrés  :  il  en  fut  de  même  du  césar 
Delmatius  et  du  roi  Hannibalien  ;  le  fils  aîné  de  Jules 

DucHESNE    Hist.  anc.  de  l'Egl.  -^  T.  II.  iîi  • 


194  CHAPITRE    VI 

Constance  périt  avec  son  père;  les  deux  autres,  Gallus 
et  Julien,  échappèrent,  ce  dernier  grâce  à  Fintervention 
d'un  évêque  syrien,  Marc  d'Aréthuse.  On  tua  aussi  le 
préfet  du  prétoire  Ablavius  et  le  patrice  Optât,  beau- 
frère  de  l'empereur  défunte  De  ces  horreurs  le  pré- 
texte était  que  seuls  les  fils  de  Constantin  devaient  avoir 
part  à  sa  succession. 

C'étaient  trois  enfants.  Le  plus  âgé,  Constantin  II, 
n'avait  pas  encore  vingt-et-un  ans;  le  second,  Constance, 
en  avait  vingt  ;  le  troisième;,  Constant,  entrait  dans  sa 
quinzième  année.  Dans  le  courant  de  l'été,  ils  se  réuni- 
rent à  Viminacium,  sur  les  bords  du  Danube,  et  convin- 
rent de  laisser  à  Constant  toutes  les  provinces  que  la 
mort  de  Delmatius  laissait  vacantes.  Ainsi  le  plus  jeuLe 
des  trois  princes  était  le  plus  avantagé  ;  toutefois  Cons- 
tantin II  s'attribua  sur  lui  une  sorte  de  tutelle.  Tous  les 
trois  prirent  le  titre  d'auguste  (9  septembre  337). 

Les  fils  de  Constantin  avaient  été  élevés  dans  la  foi 
chrétienne.  Leur  intérêt  ne  tarda  pas  à  se  porter  sur  les 
questions  religieuses.  Ils  s'entendirent  pour  accorder  à 
tous  les  évêques  exilés  la  permission  de  rentrer  chez  eux. 
Dans  sa  généralité,  cette  mesure  de  clémence  n'était  pas 
sansjnconvénients.  Plusieurs  des  prélats  rappelés  avaient 
été  pourvus  de  successeurs;  tous  avaient  laissé  derrière 
eux  des  partisans  et  des  adversaires  ;  leur  réinstallation 
"donna  lieu  à  des  désordres.  Il  en  fut  ainsi  à  Andrinople, 


1  II  avait  épousé  Anastasie,  l'une  des  trois  filles  de  Constance 
Chlore,  veuve  de  Bassianus. 


l'empereur  constant  195 

à  Gonstantinople,  à  Ancyre,  à  Gaza  i.  Peu  de  jours  après 
la  mort  de  son  père^,  Constantin  II  avait  relâché  Atha- 
nase  et  écrit  à  l'église  «  catholique  »  d'Alexandrie  pour 
le  lui  annoncer  et  lui  déclarer  que  cette  mesure  n'était 
autre  chose  que  l'accomplissement  des  volontés  de  l'em- 
pereur défunt.  Athanase  rencontra  Constance  à  Vimina- 
cium.  C'était  désormais  à  ce  prince  qu'il  devait  avoir  af- 
faire. Constance,  en  dépit  de  son  jeune  âge,  était  un 
personnage  solennel  et  empesé,  d'une  vanité  souveraine. 
Il  dut  être  médiocrement  satisfait  de  voir  revenir  un 
homme  qui,  depuis  dix  ans,  passait  en  Orient  pour  un 
semeur  de  troubles.  C'est  peut-être  à  cause  de  son  mau- 
vais vouloir  qu' Athanase  fut  assez  longtemps  en  route. 
Ils  se  rencontrèrent  encore  à  Césarée  de  Cappadoce. 
Athanase  se  garda  bien  de  parler  à  l'empereur  de  ses  ad- 
versaires, Eusèbe  de  Nicomédie  et  autres.  Sur  la  route 
il  fut  mêlé  plus  d'une  fois  aux  querelles  que  provoquait 
le  retour  des  exilés.  On  l'accusa  plus  tard  d'avoir  prêté 
la  main  à  leur  réînstallation  et  même  d'avoir  ordonné 
des  évêques  nouveaux  contre  ceux  qui  étaient  en  place  3. 
A  Alexandrie  il  n'était  pas  encore  arrivé  que  l'on  s'y 

1  Ep.  Oriental.  (Hil.,  Fragm.  hist..  III,  9). 

2  La  lettre  est  datée  de  Trêves  XV  kal.  iul.  (17  juin);  Constan- 
tin il  y  pçrte  encore  le  titre  de  césar,  qu'il  abandonna  trois  mois 
après  pour  celui  d'Auguste. 

3  «  Per  omnem  viam  reditus  sui  Ecclesiam  subvertebat  ;  dam- 
nâtes episcopos  aliquos  restaurabat,  aliquibus  spem  ad  episcopa- 
tus  reditum  promittebat  ;  aliquos  ex  infidelibus  constituebat  epis- 
copos, salvis  et  integris  permanentibus  sacerdotibus,  per  pugnas 
et  caedes  gentilium,  nihil  respiciens  leges,  desperationi  tribuens 
totum  ».  Ep.  Or.,  l.  c,  8. 


196  CHAPITRE  VI 

baUiiit  déjà  et  que  les  autorités  étaient  obligées  d'interve- 
nir ^  Il  y  rentra  enfin,  le  23  novembre  337  ^,  après  une 
absence  de  plus  de  deux  ans.    v 

On  se  garda  bien  de  l'y  laisser  tranquille.  Eusèbe  de 
Nicomédie  était  en  grande  faveur  auprès  du  nouveau 
souverain  de  l'Orient.  Il  ne  pouvait  souffrir  qu'oa  lui 
arrachât  sa  vengeance  ni  que  l'on  prît  ses  aises. avec  les 
sentences  du  concile  de  Tyr.  Atlianase,  il  est  vrai,  avait 
été  bien  accueilli  de  ses  fidèles  et  sa  popularité  était 
grande  en  Egypte.  Il  eût  été  prudent  de  ne  pas  s'attaquer 
plus  longtemps  à  cet  homme  énergique  et  fertile  en  res- 
sources. Mais  est-ce  qu'on  peut  céder? 

ÂbîmoDS  tout  plutôt^  c'est  l'esprit  de  l'Eglise, 

p^'!^:!it    le  vieil   Eusèbe,  tout  comme   le    chanoine   de 

D  ilcau. 


1  Apol.  c.  Ar.,  3. 

2  La  Chronique  festale  semble  indiquer  l'année  338.  Un  tel  re- 
tard serait  inexplicable  ;  mais  comme  elle  assigne  à  la  même  année 
la  mort  de  Constantin  et  la  rentrée  d'Athanase,  il  est  possible 
qu'elle  désigne  en  réalité  l'année  337,  tout  comme,  un  peu  plus 
haut,  elle  place  le  concile  de  Tyr  en  336  au  lieu  de  333.  La  X"  let- 
tre festale,  pour  la  Pâque  338,  débute  par  des  plaintes  sur  les  af- 
flictions auxquelles  Athanase  est  en  butte  de  la  part  de  ses  enne- 
mis, qui  le  retiennent  au  bout  du  monde  et  l'empêchent  de  fêter 
la  Pâque  avec  ses  fidèles.  Il  semblerait  donc  que,  pendant  l'hiver 
337-338,  Athanase,  se  fût  encore  trouvé  à  Trêves.  Mais  la  lettre 
se  termine  par  l'expression  de  la  joie  que  causent  à  l'évêque  la  lin 
de  ses  tribiilations  et  la  perspective  de  célébrer  les  fêtes  avec  son 
église,  dans  les  conditions  traditronnelles.  Il  est  clair  que  l'on  a 
cousu  ensemble  le  commencement  d'une  lettre  (celle  de  337)  et  la 
fin  d'une  autre  (celle  de  338). 


l'empereur  constant  197 

On  commença  par  des  démarches  très  mala  Iroites. 
Les  partisans  d'Arius,  dès  avant  la  mort  de  leur  maître, 
formaient  à  Alexandrie  un  groupe  compact,  que  les 
excommunications  d'Athanase  tenaient  en  dehors  de  la 
grande  église.  Il  fut  décidé  i  qu'on  leur  donnerait  un 
évèque  et  que  l'on  tâcherait  de  le  faire  reconnaître  au 
dehors  comme  le  chef  légitime  de  l'église  d'Alexandrie. 
A  cet  effet,  on  choisit  un  des  ariens  de  la  première 
heure,  Pistus,  jadis  prêtre  en  Maréote,  déposé  avec 
Arius  lui-même,  par  Alexandre.  Secundus,  ex-évêque 
de  Ptolémaïs,  condamné  en  même  temps  que  lui,  l'or- 
donna sur  les  lieux  ^.  On  affecta  de  le  traiter  en  con- 
frère, d'entretenir  une  grande  correspondance  avec  lui, 
et  l'on  écrivit  à  divers  évêques,  afin  de  luî"°concilier 
leur  communion  ^.  On  s'adressa  même  au  pape  Jules, 
à  qui  fut  député  un  prêtre,  Macaire,  avec  deux  dia- 
cres, Hesychius  et  Martyrius.  Ces  personnages  appor- 
tèrent à  Rome  les  procédures  du  concile  de  Tyr,  afin 
de  faire  bien  voir  qu'Athanase,  ayant  été  régulièrement 
déposé,  ne  pouvait  plus  être  considéré  comme  évêque 
d'Alexandrie. 

A  ce  coup  Athanase  répondit  par  une  lettre  syno- 
dale de  tous  les  évêques  d'Egypte  ;  le  concile  de  Tyr. 
y  était  raconté  à  son  point  de  vue  et  discuté  à  fond  ; 


1  Celte  intrusioa  de  Pistus  peut  fort  bien  être  antérieure  à  la 
rentrée  d'Athanase. 

2  Gi-dessus,  p.  132,  155  et  166,  n»  1. 

3  Lettre  des  évêques  d'Egypte,  Apol.  c.  Ar.,  19;  lettre  du  pape 
Jules,  ibid.,  24. 


198  CHAPITRE   VI 

en  même  temps  on  y  exposait  la  situation  présente, 
l'unanimité  de  l'épiscopat  égyptien,  l'opposition  réduite, 
comme  toujours,  au  clergé  mélétien  et  aux  .quelques 
ouailles  de  Pistus.  Des  prêtres  alexandrins  partirent 
pour  l'Italie  avec  cette  pièce. 

Ils  emportaient  des  lettres  non  seulement  pour  le 
pape,  mais  aussi  pour  les  empereurs  Constantin  II  et 
Constant,  auprès  desquels  on  tentait  de  diffamer  leur 
évêque.  On  prétendait  que  son  retour  avait  été  mal  vu 
à  Alexandrie,  que  la  résistance  du  peuple  avait  dû  être 
matée  par  la  police;  qu'il  faisait  vendre  à  son  profit  le 
blé  que  les  empereurs  confiaient  à  l'évêque  d'Alexandrie 
pour  être  distribué  aux  pauvres  d'Egypte  et  de  Libye*. 
Ces  propos  avaient  été  tenus  d'abord  à  Constance  lui- 
même,  pour  le  mieux  indisposer. 

C'est  vers  ce  temps-là  qu'Eusèbe  de  Nicoraédie,  ayant 
réussi  à  faire  chasser  une  seconde  fois  de  Conslanti- 
nople  le  malheureux  évêque  Paul,  se  transféra  à  sa  place, 
laissant  le  siège  de  Nicomédie  à  Amphion,  le  rempla- 
çant qu'on  lui  avait  donné  à  lui-même  pendant  son  exil. 
Eusèbe  de  Césarée  n'était  peut-être  plus  de  ce  monde. 
Depuis  la  mort  de  Constantin  on  n'entend  plus  parler 
de  lui  :  il  parait  s'être  absorbé  dans  l'oraison  funèbre 
du  grand  empereur  et  dans  le  culte  de  son  souvenir  ^. 

L'arrivée  à  Piome  des  représentants  d'Athanase  sur- 
prit désagréablement  Macaire.  Il  repartit  aussitôt  pour 


1  Apol.  c.  Ar.,  3-5,  iS;  Hist.  Ar.,  9;  Apol.  ad  Const.,  4. 

2  II  mourut  le  30  mai  d'une  année  qui  peiit  être  338,  339  ou  340. 


l'empereur  constant  199 

l'Orient,  laissant  derrière  lui  ses  deux  compagnons. 
Ceux-ci,  se  voyant  démentis  parles  Alexandrins,  prirent 
l'initiative  d'une  démarche  très  grave:  ils  demandèrent 
au  pape  de  convoquer  un  synode  et  de  juger  l'affaire 
contradictoirement,  Jules  eût  hésité  à  imposer  un  tel 
dérangement  aux  prélats  orientaux  ;  cependant,  puis- 
. qu'on  demandait  le  concile  en  leur  nom,  il  ne  crut  pas 
devoir  le  refuser,  et  des  lettres  de  convocation  furent  en- 
voyées tant  à  l'évoque  d'Alexandrie  qu'à  celui  de  Gons- 
tantinople  et  à  ses  ayant-cause. 

Pendant  ces  négociations  romaines,  la  situation  s'ag- 
gravait en  Egypte.  Eusèbe  et  les  siens,  réunis  à  An- 
tioche  auprès  de  l'empereur  Constance,  avaient  reconnu 
l'impossibilité  de  soutenir  Pistus  et  résolu  d'envoyer 
comme  évêque  à  Alexandrie  un  homme  qui,  tout  en 
étant  de  leur  bord,  n'eût  point  été  compromis  dans  les 
conflits  des  années  précédentes.  Leur  choix  tomba  sur 
un  certain  Eusèbe,  originaire  d'Edesse,  qui,  après  avoir 
étudié  avec  Eusèbe  de  Gésarée  et  séjourné  quelque 
temps  à  Alexandrie,  vivait  dans  l'entourage  de  Flac- 
cillus,  évêque  d'Anlioche.  Eusèbe  refusa,  ne  voulant 
point  affronter  la  popularité  d'Athanase  *.  A  son  défaut 
on  s'entendit  sur  un  cappadocien  appelé  Grégoire,  qui 
fut  aussitôt  consacré,  puis  expédié  en  Egypte. 

On  ne  pouvait  rien  imaginer  de  plus  irrégulier. 
Même  en  admettant  comme  valable  la  sentence  du  con- 

1  Socrate,  11.9,  d'après  Georges  de  Laodicée,  contemporain  et 
ami  d'Eusèbe  d'Emèse. 


200  CHAPITRE    VI 

cile  de  Tyr  et  en  considérant  Atbanase  comme  illégi- 
time, ilgfallait  au  moins  que  son  successeur  fût  élu  par 
le  clergé  et  les  fidèles  d'Alexandrie,  puis  installé  jiar 
les  évêques  de  son  ressort  métropolitain.  Mais  on  n'en 
était: pas  à  une  illégalité/ie  plus  ou  de  moins.  Phila- 
grius,  patronné  par  le  vieil  Eusèbe,  qui  avait  appi  écié 
son  zèle  au  temps  du  concile  de  Tyr,  était  redevenu 
préfet  d'Egypte  ;  il  fit  annoncer  par  édit,  vers  le  milieu 
de^mars  339,  qu'Alexandrie  avait  un  nouvel  évêqur. 
La  population  chrétienne  se  porta  aux  églises  en  pro- 
testant. Les  églises  d'Alexandrie,  en  dépit  ne  tout  ce 
que  l'on  avait  fait  contre  l'évèque,  étaient  restées  en  son 
pouvoir;  pendant  son  exil  ses  [prêtres  y  célébraient  les 
offices.  Il  s'agissait  maintenant  de  les  leur  prendre  pour 
les  remettre  à  l'intrus.  L'église  de  Quirinus  ^  fut  la  pre- 
mière attaquée^  le£18  mars  ;  il  y  eut  des  morts,  des 
blessés,  [des  scènes  lamentables  ;  enfin  le  feu  prit  à  l'é- 
difice, qui  brûla  avec  le  baptistère  voisin.  Quatre  jours 
après  Grégoire  fit  son  entrée  en  ville,  sous  escôrle,  aux 
acclamationSjjdes  païens,  des  juifs  et  des  ariens.  L'évêché 
lui  fut  ouvert,  non  sans  quelques  scènes  de  pillage. 
On  était  en  Carême  et  la  fête  de  Pâques  approchait. 
Grégoire  allait  ^d'église  en  église,  avec  des  gens  de  po- 
lice, et  selles  faisait  remettre  une  à  une.  Dans  l'une 
djfilles,  le  vendredi-saint,  il  fit  arrêter  trente-quatre  per- 
sonneSjf  qui  furent  fouettées  et  emprisonnées.  Même  le 

1  Hist.  Ar.,  10.  La  Chronique  des  lettres  festales  indique  l'église 
de  Théonas,  qui  fut,  en  356,  le  théâtre  de  scènes  semblables.  Il  y 
a  peut-être  confusion. 


l'empereur  constant  301 

jour  de  Pâques  il  y  eut  des  arrestations.  Atbanase  te- 
nait encore  dans  une  église.  Il  sut  qu'elle  allait  être 
attaquée  et  se  retira  de  lui-même  pour  éviter  d'autres 
scandales.  Naturellement  les  rapports  officiels  mirent  à 
son  compte  toutes  les  horreurs  dont  Alexandrie  fut  alors 
le  théâtre. 

On  imagine  son  exaspération.  Il  n'y  a  même  pas 
besoin  d'imaginer;  nous  avons  la  protestation  indignée 
qu'il  adressa  alors  à  l'épiscopat  tout  entier.  Elle  débute 
par  l'histoire  du  lévite  d'Epbraïm,  qui  jadis  coupa  en 
morceaux  le  cadavre  de  sa  femme  outragée  et  se  servit 
de  ces  débris  lugubres  pour  exciter  l'indignation  des 
tribus  d'Israël.  Son  église  d'Alexandrie,  elle  aussi,  avait 
été  violée  sous  ses  yeux  ;  on  la  lui  avait  arrachée  mor- 
ceau par  morceau.  Suit  le  récit  lamentable  de  Tint  ru- 
sion  de  Grégoire.  'Enfin,  s'adressant  à  ses  collègues, 
Atbanase  les  adjure  avec  une  rude  éloquence  : 

«  Voilà  la  comédie  que  joue  Eusèbe  1  Voilà  l'intrigue 
»  qu'il  tramait  depuis  longtemps,  qu'il  a  fait  aboutir, 
»  grâce  aux  calomnies  dont  il  assiège  l'empereur.  Mais 
»  cela  ne  lui  suffit  pas  ;  il  lui  faut  ma  tête  ;  il  cherche 
»  à  effiayer  mes  amis  par  des  menaces  d'exil  et  de  mort. 
»  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  plier  devant  l'iniquité  ; 
»  au  contraire,  il  faut  me  défendre  et  protester  contre 
»  les  monstruosités  dont  je  suis  victime...  Si,  pendant 
1)  que  sur  vos  chaires  vous  présidez  tranquillement  les 
))  réunions  de  vos  :fidèles^  si  tout-à-coup  il  vous  arriva't 
»  par  ordre  un  successeur,  est-ce  que  vous  le  suppor- 
))  feriez  ?  Est-ce  que  vous  ne  crieriez  pas  vengeance  ? 


202  CHAPITRE    VI 

»  Eh  bien,  voici  le  moment  de  vous  soulever  ;  autre- 
»  ment,  si  vous  vous  taisez^  le  mal  présent  s'étendra  à 
))  toutes  les  églises  ;  nos  chaires  épiscopales  seront  l'objet 
»  de  basses  convoitises  et  de  trafics  indignes...  Ne  lais- 
»  sez  pas  faire  de  telles  choses;  ne  souffrez  pas  que  l'il- 
»  lustre  église  d'Alexandrie  soit  foulée  aux  pieds  par 
»  les  hérétiques  ». 

Après  avoir  lancé  ce  manifeste,  Athanase  s'embar- 
qua pour  Rome.  Gela  ne  lui  fut  pas  très  facile,  car  le 
port  était  surveillé  ;  mais  il  était  populaire  parmi  les 
marins  :  on  le  passa.  Presque  en  même  temps  que  lui, 
Garpones,  un  des  prêtres  alexandrins  destitués  avec 
Arius,  débarqua  en  Italie,  porteur  d'une  lettre  de  Gré- 
goire. Un  tel  messager  était  bien  propre  à  confirmer 
ee  qu*on  savait  déjà,  que  Grégoire  et  ceux  qui  l'avaient 
envoyé  étaient  des  fauteurs  de  l'ariatiisme.  A  Rome,  où 
l'on  ne  connaissait  que  le  concile  de  Nicée,  ce  parti  ne 
pouvait  avoir  aucun  succès. 

Gependant  les  légats  romains  Helpidius  et  Philoxène 
partaient  pour  l'Orient.  On  les  y  retint  longtemps,  sous 
divers  prétextes,  si  bien  qu'ils  ne  purent  se  remettre 
en  route  qu'au  mois  de  janvier  340.  Ils  n'avaient  guère 
été  édifiés  du  monde  ecclésiastique  avec  lequel  ils  s'é- 
taient trouvés  eu  rapport.  L'invitation  qu'ils  apportaient 
fut  déclinée  ;  on  les  chargea  d'une  lettre  fort  altière  où 
l'on  protestait  contre  l'idée  de  reviser  en  Occident  les 
décisions  des  conciles  orientaux,  en  insinuant  que  le 
pape  devait  choisir  entre,  la  société  de  gens  comme 
Athanase  et   Marcel-  et  la  communion  des  prélats   de 


l'empereur  constant  203 

l'Orient.  Cette  pièce,  que  nous  n'avons  plusi,  était  datée 
d'Antioche  et  écrite  au  nom  des  évêques  de  Gésarée  en 
Gappadoce  (Dianius),  d'Antioche  (Flaccillus)  ^,  de  Cons- 
taniinople  (Eusèbe)  et  de  quelques  autres  sièges.  Le  pape 
en  fut  très  offensé,  mais  il  ne  laissa  pas  de  tenir  con- 
cile. L'assemblée,  composée  d'une  cinquantaine  d'évê- 
ques,  se  réunit  dans  l'église  [litulus)  du  prêtre  Vitus, 
l'un  des  légats  de  Silvestre  au  concile  de  Nicée,  à  l'été 
ou  à  l'automne  340.  Athanase  n'eut  pas  de  peine  à  se 
justifier  et  à  dévoiler  les  intriguas  dont  il  était  victinae. 
Son  affaire  n'était  pas  la  seule.  Tout  ce  qu'il  y  avait 
en  Orient  d'évêques  dépossédés  et  chassés  de  leurs  siè- 
ges était  accouru  au  premier  bruit  de  concile.  De  Tbrace, 
d'Asie-Mineure,  de  Syrie,  de  Phénicie,  de  Palestine,  les 
exilés,  évêques  et  prêtres,  affluaient  à  Rome.  Marcel 
d'Ancyre  y  fit  un  long  séjour.  Lui  aussi  il  avait  été 
dénoncé  au  pape  et  celui-ci  avait  invité  ses  accusateurs, 
tout  comme  ceux  d' Athanase,  à  se  présenter  devant  lui. 
En  leur  absence  Marcel  s'expliqua  et  son  langage  parut 
satisfaisant;  yitus  et  Vincent,  les  légats  romains  au  con- 
cile de  Nicée,  rappelèrent  le  zèle  qu'il  avait  montré  alors 


1  Outre  ce  qu'en  dit  la  réponse  du  pape  Jules,  il  y  a  lieu  de 
consulter  l'analyse  de  Sozomène,  III,  8. 

2  Intitulé  de  la^réponse  :  'lotiXioç  -Aavéw  xat  ^XaxcXXw,  Napxîdo-o), 
Eyo-eptti),  Mâpi,  Maxeôoviw,  ©eoScâpw  xa't  xoïç  o-ùv  aÙTôîç  àub  'AvTto^etaç 
Ypd'j'aa'iv  fijxïv.  Flaccillus  et  Dianius  paraissent  avoir  été  des  gens 
assez  ternes  ;  Narcisse  de  Néronias  et  Macedonius  de  Mopsueste, 
évêques  ciliciens,  de  même  que  Maris  de  Ghalcédoine  et  Théo- 
dore d'Héraclée  en  Thrace,  étaient  des  colonnes  du  parti  eu- 
sébien. 


204  CHAPITRE    VI 

contre  les  ariens.  Bref  on  lui  rendit   la  communion  et 
la  dignité  épiseopale. 

Ces  décisions  furent  notifiées  à  l'épiscopat  oriental 
par  une  lettre  que  le  pape  Jules  adressa*  aux  signa- 
taires de  celle  que  les  légats  avaient  rapportée  d'An- 
tiociie.  C'est  un  des  documents  les  plus  remarquables 
de  cette  histoire.  L'aigreur  des  Orientaux,  le  ton  insolent 
qu'ils  avaient  pris  à  son  égard,  ont  ému  douloureusement 
le  pape,  mais  il  est  resté  ce  qu'il  lui  convenait  d'être, 
calme,  pacifique,  impartial.  S'il  a  convoqué  les  Orien- 
laux,  c'est  sur  la  demande  de  leurs  envoyés;  il  l'aurait 
fait  de  lui-même,  du  reste,  car  il  était  naturel  de  donner 
suite  à  la  plainte  d'évêques  qui  se  disaient  injustement 
déposés.  Reviser  les  jugements  des  conciles  n'est  pas 
chose  inouïe  :  les  Orientaux,  en  recevant  Arius  et  les 
siens  n'en  ont-ils  pas  agi  ainsi  envers  le  concile  de  Nicée  ? 
On  conteste  son  droit  en  prétendant  que  l'autorité  des 
évêques  ne  se  mesure  pas  à  l'importance  des  villes. 
Argument  étrange  dans  la  bouche  de  gens  qui  se  trans- 
fèrent sans  cesse  de  capitale  en  capitale.  Pour  lui  les 
histoires  de  calices  brisés  ont  moins  d'intérêt  que  l'unité 
de  l'Eglise.  Il  ne  lui  échappe  pas  que,  sous  leur  répro- 
bation des  méfaits  d'Athanase  et  des  erreurs  de  Marcel 
les  ennemis  de  ceux-ci  dissimulent  fort  mal  la  préten- 
tion d'innocenter  les  ariens.  Cependant  il  a  voulu  tout 

i  Conservée  par  saint  Athanase  dans  son  Apol.  c.  Ar.,  20-25. 
Sabinus  le  Macédonien  avait  inséré  dans  son  recueil  la  lettre 
des  Orientaux  à  Jules,  mais  non  la  réponse  de  celui-ci  (Socrate, 
11,17). 


L'EMPEREUR   CONSTANT  205 

examiner  de  près.  Ce  n'est  pas  sa  faute  si  les  accusa- 
teurs, après  avoir  sollicité  son  intervention,  se  dérobent 
maintenant  au  procès,  ni  si  le  préfet  d'Egypte  empêche 
les  évêques  de  ce  pays  de  s'embarquer  pour  Rome.  Il  a 
jugé  sur  les  renseignements  dont  il  disposait,  notam- 
ment sur  les  pièces  du  concile  de  Tyr,  fournies  par  les 
Orientaux  eux-mêmes.  Si  l'on  croit  pouvoir  établir  qu'il 
s'est  trompé,  que  l'on  vienne;  les  accusés  sont  toujours 
prêts  à  répondre.  Au  lieu  de  se  rendre  à  la  convoca- 
tion de  l'évêque  de  Rome  on  a  commis  de  véritables 
énormités,  comme  la  nomination  de  l'intrus  Grégoire. 

Si  l'on  avait  voulu  se  conformer  à  l'ancien  usage* 
et,  puisqu'il  s'agissait  d'évêques  considérables,  du  siège 
d'Alexandrie,  s'adresser  d'abord  à  l'église  romaine  pour 
la  prier  de  définir  le  droit,  on  n'en  serait  pas  où  l'on 
en  est.  Il  faut  sortir  de  ces  querelles  scandaleuses  où 
les  rancunes  de  l'amour-propre  se  donnent  carrière  aux 
dépens  de  la  charité  et  de  l'union  fraternelle  2. 

Le  pape  avait  mille  fois  raison.  Cette  lettre  cepen- 
dant marque  le  début  d'une  alliance  qui  devait  avoir 
des  conséquences  assez  fâcheuses,  celle  de  l'église  ro- 
maine et  de  saint  Athanase  avec  Marcel  d'Ancyre.  Marcel 
pouvait  avoir  les  meilleures  intentions  :  sa  doctrine, -on 
l'a  vu  plus  haut,  prêtait  le  flanc  à  la  critique,  même 
en  ces  temps  où  la  précision  du  langage  théologique 
laissait  encore  tant  à  désirer,  Athanase,  ballotté  par  tant 

1  "H  àyvoEÏTE  OTC  TOÛTO  sôo;  Y)V,  îcpoTspov  ypaçsffôat  r|(jLÏv  xal  outwî 
'^vÔEV  ôptÇeo-Oat  ta  Si'xaca  ;  {Apol.  c.  Ar.,  35). 

2  La  lettre  fat  portée  en  Orient  par  un  comte  Gabien  (ibid..  20). 


206  CHAPITRE  VI 

de  crises,  n'a  jamais  été  incriminé  pour  sa  foi,  même 
par  ses  adversaires  les  plus  acharnés.  Il  n'en  est  pas  de 
même  d'Eustathe  et  de  Marcel.  Eustathe  disparut  de 
bonne  heure,  mais  Marcel  vécut  presque  autant  qu'Atha- 
nase  et  il  est  à  remarquer  que,  sans  parler  des  aria- 
nisants  dont  il  était  la  bête  noire,  il  fut  partout,  ou 
peu  s'en  faut,  considéré  camme  sujet  à  caution.  Saint 
Epiphane,  deux  ans  après  sa  mort,  le  trouva  bon  pour 
sa  collection  d'hérétiques  et  l'y  introduisit,  il  est  vrai 
avec  quelque  réserve.  Il  avait  interrogé  là-dessus  Atha- 
nase  lui-même,  et  le  vieux  lutteur,  sans  attaquer  ni  dé- 
fendre son  ancien  compagnon  d'armes,  répondit  par  un 
sourire  ^  où  Epiphane  lut  que  Marcel  n'avait  pas  été  loin 
de  se  perdre,  et  qu'il  avait  été  obligé  de  se  justifier. 
Il  en  était  déjà  là  au  temps  où  nous  sommes.  Le 
pape  Jules  ne  le  laissa  pas  quitter  Rome  sans  lui  de- 
mander une  profession  de  foi  écrite  '.  Habilement  ré- 
digée, cette  pièce  voilait  les  traits  caractéristiques  de 
la  doctrine  tant  attaquée,  les  années  précédentes,  par. 
Eusèbe  de  Gésarée.  En  la  lisant  on  aurait  pu  croire  que 
Marcel  admettait  l'éternité  du  Verbe,  non  seulement 
comme  Verbe,  mais  comme  Fils,  et  qu'à  la  formule 
«  Son  régne  n'aura  point  de  fin  ))  il  donnait  le  même 


1  Epiph.,  Haer.  LXXII,  4  :  [j,6vov  5tà  toû  upoo-wTtou  [Aeiôîàffaç 
ÙTtéçvive  [Jio-/6ripiaç  [L-q\t.(i.y.çia.y  aÙTov  slvat,  xal  wç  «7roXoYT,a-â|XEVov  er/e. 

2  Texte  conservé  par  Epiphane,  Haer.  LXXII,  2-3.  Elle  devait 
être  jointe  aux  lettres  adressées  aux  évéques,  évidemment  au  su- 
jet de  Marcel,  et  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  le  fut  en  effet  à  la 
lettre  du  pape  Jules  dont  il  vient  d'être  parlé. 


l'empereur  constant  207 

sens  que  l'Evangile  *.  Cette  petite  ruse  pouvait  réussir 
auprès  des  Occidentaux,  peu  au  courant  de  ces  subti- 
lités théologiques  ;  les  Orientaux,  plus  avertis^,  ne  pou- 
vaient s'y  laisser  prendre. 

,  Pendant  ces  négociations,  un  grand  changement  po- 
litique s'élait  produit  en  Occident.  Les  empereurs  de 
Gaule  et  d'Illyricum^  Constantin  II  et  Constant,  étaient 
entrés  en  conflit,  le  premier  ne  se  trouvant  pas  satis- 
fait de  son  domaine,  ni  de  la  façon  dont  son  jeune 
frère  acceptait  sa  tutelle.  Ils  se  rencontrèrent  près  d'A- 
quilée  :  Constantin  II  fut  vaincu  et  tué.  L'Occident  tout 
entier,  de  l'Océan  jusqu'à  la  Thrace,  reconnut  Constant 
(avril  340),  dont  la  puissance,  ainsi  doublée,  s'imposa  à 
la  considération  de  son  collègue  oriental  Constance. 

L'année  suivante  (341)  eut  lieu  à  Antioche  la  dédi- 
cace de  la  principale  église,  dont  Constantin  avait  com- 
mencé la  construction.  Cette  solemnité  fut  l'occasion 
d'un  grand  concours  d'évêques,  une  centaine  environ 2; 
l'empereur  Constance  y  assista.  En  dépit  de  leur  atti- 
tude majestueuse,  Eusèbe  et  les  siens  étaient  très  con- 
trariés de  tout  ce  qui  venait  de  se  passer  en  Occident. 
Ils  avaient  espéré,  sollicité  même,  l'appui  de  l'église  ro- 
maine, et  voilà  que  celle-ci  donnait  raison  à  leurs  ad- 
versaires. Leur  souverain  Constance  était  favorable  à 
leurs  idées  ;  mais  Rome,  alliée  d'Athanase,  était  patron- 


1  Luc.  I,,  33. 

2  Quatre-yingt-dix  d'après  saint  Athanase  ;  saint  Hilaire   et 
Sozomène  (Sabinus)  donnent  le  chiffre  de  97. 


208  CHAPITRE    VI 

née  par  un  prince  autrement  puissant  que  le  leur.  Ils 
se  voyaient  réduits  à  la  défensive.  Ce  n'était  pas  seu- 
lement à  Rome  et  à  la  cour  de  Constant  qu'on  les  re- 
présentait comme  des  défenseurs  de  l'arianisme  et  des 
ariens  ;  cette  accusation  circulait  aussi  en  Orient,  même 
en  dehors  de  l'Egypte.  On  savait,  malgré  la  police,  ce 
qui  se  passait  dans  ce  malheureux  pays,  où  l'intrus  Gré- 
goire livrait  partout  bataille  aux  chrétiens  restés  fidèles 
à  Athanase,  donnait  l'assaut  aux  églises  et  faisait  em- 
prisonner jusqu'à  des  confesseurs  du  temps  de  Maximin. 
Le  vieil  Eusèbe  sentit  qu'il  était  bon  de  se  défendre. 
Du  concile  de  la  Dédicace  {in  Encaeniis)  partirent  di- 
verses lettres  ^  dont  une  contenait  ces  mots  : 

«  Nous  ne  sommes  pas  des  sectateurs  (à,x6>.ou6oi) 
»  d'Arius.  Comment,  étant  évêques,  pourrions-nous  nous 
»  mettre  à  la  suite  d'un  prêtre  ?  Nous  n'avons  pas  d'au- 
»  tre  foi  que  celle  qui  a  été  transmise  dès  le  commen- 
»  cément.  Mais  ayant  eu  à  nous  enquérir  de  sa  foi  à 
»  lui  et  à  l'apprécier,  nous  l'avons  plutôt  accueilli  que 
»  suivi.  Vous  le  verrez  par  ce  que  nous  allons  dire  ». 
Suit  une  profession  de  foi  anodine^,  où  ne  figurent  ni 
les  termes  techniques  de  Nicée,  ni  l'anathème  final;  il 
y  a  en  revanche  un  mot  sur  le  règne  éternel  du  Christ, 
évidemment  contre  Marcel  d'Ancyre. 

Une  autre  profession,  émanée  du  même  synode^  est 


1  Ath.,  De.  syn.,  22-25. 

2  Passages  caractéristiques  :  v.a.\  ek  é'va  uVov  toO  ©eoy  [Aovoyevr,, 
Ttpb  'navTwv  tcôv  a'iwvwv  ÛTtâpxovxa  xa\  auvov-ra  rôj  ■YtYtv^fiv.ozi  avxàv 
Harpt...  Stajxévovxa  (BacrtXéa  xa\  ©eov  eIç  touç  aîwva;. 


L'EMPEREUR   CONSTANT  209 

plus  explicite  sur  les  prérogatives  divines  du  Fils  de 
Dieu  ;  elle  accumule  même  les  termes  propres  à  les  in- 
culquer ^  et  répudie  d'une  certaine  façon  les  expressions 
proscrites  par  le  concile  de  Nicée.  Il  y  est  dit  que  le  Fils 
est  l'image  de  l'essence  (oùcto.)  du  Père,  non  qu'il  est  de 
l'essence  du  Père.  Les  trois  noms.  Père,  Fils,  Saint-Es- 
prit sont  présentés,  non  comme  des  termes  sans  rapport 
avec  des  réalités,  mais  comme  caractérisant  l'hypostase 
(ÛTTOdTaatv),  le  rang,  la  dignité  des  personnes  nommées  ; 
ainsi  par  Thypostase  elles  sont  trois,  par  leur  accord 
((7u[j!.(pwvt'a)  elles  ne  font  qu'un  2. 

Une  troisième  formule,  produite  par  l'évêque  de 
Tyane,  Théophrone,  fut  approuvée.  Dans  sa  partie  posi- 
tive elle  est  absolument  incolore  ;  mais  à  la  fin  elle  ré- 
pudie formellement  Marcel  d'Ancyre,  Sabellius,  Paul  de 
Samosate  «  et  tous  ceux  qui  sont  en  communion  avec 
eux  ». 

Ces  formules  indiquent  une  tendance  à  modifier  un 


1  Tov  Y^vv^ôévra  upb  twv  atoivwv  èx  toù  IlaTpbç,  Seov  iv.  9soû,  oXov 
è|  oXo-j,  (Aovov  èx  [xôvou,  TÉXetov  èx  TsXeiov),  paaiXéa  èx  paaiXétoç,  xuptov 
àub  xupc'ou,  Xo^ov/  Çmvxa,  (70cpcav  ÎJûaav,  (pùç  àXTiOtvbv,  o5bv,  àlifieiocv , 
àvào-Tacrtv,  uotixéva,  Qûpav,  a-rpeuTtiv  t£  xa\  àvaXXot'wirov  •  iriz  ôeô-YiTOç, 
oùffia;  Te  xa\  pouXTjç  xa\  8yvâ[J.£u)î  xa'i  èô^-qç  toO  Ilarpoç  àTiapâXXaxTov 
elxdva,  xov  TipwToxoxov  7rào'Y]ç  XTi'aEwç,  xbv  ô'vta  èv  «.p'/r^  ■repbç  xbv  ©ebv, 
Xôyov  ©Eov...  Ef  Tiç  Xéyet  xbv  Tlbv  XTÎ(7[ji.a  o);  £v  twv  xt tcfAaTw v,  t^ 
yévv'fijxa  (bç  Iv  tûv  yevvYiaàTwv,  ?]  ■ko'.-(][lol  m;  ev  tûv  tioiThjloctwv...  àvà6e[ia 

2  S.  Hilaire  [De  sijnodis,  29  et  suiv.)  donne  un  texte  latin  de 
cette  formule  et  l'explique  avec  bienveillance;  ce  que  fait  aussi 
Sozomène  (III,  S),  par  lequel  nous  apprenons  qu'elle  était,  dans 
le  parti,  attribuée  au  martyr  Lucien. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  il.  14 


210  CHAPITRE    VI 

peu  la  position  du  parti.  Arius  est  mort  ;  on  commence 
à  le  trouver  gênant  et  à  se  dégager  d'une  compromission 
trop  étroite  avec  lui.  Personne,  en  effet,  sauf  quelques 
enragés  disciples,  ne  maintient  son  système.  Sur  ce  point 
on  recule  en  échelons,  et  sans  regret.  On  a  trouvé  un 
meilleur  terrain,  la  lutte  contre  Marcel.  C'est  là  que  la 
bataille  se  renouvelle.  «  Vous  êtes  des  ariens  »,  crie-t-on 
sans  cesse,  de  Rome  et  d'Alexandrie.  —  «  Vous  êtes  des 
sabelliens  »,  réplique-t-on  ^d'Antioche.  Et  cela  est  d'au- 
tant plus  grave  que  Marcel  n'est  pas  mort,  lui  ;  que  les 
Occidentaux  le  gardent  dans  leurs  rangs,  le  reconnaissent 
comme  évêque  et  le  défendent. 

Athanase,  qui  nous  a  conservé  les  formules  d'Antio- 
che,  ne  nous  renseigne  pas  sur  la  façon  dont  elles  furent 
présentées  à  l'assemblée  et  approuvées  par  elle.  Il  est 
possible  que^divers  évêques  ou  divers  groupes  aient  pro- 
fité de  l'occasion  pour  se  faire  délivrer  des  certificats 
d'orthodoxie.  Le  concile  de  Nicée,  en  édictant  une  for- 
mule^ n'avait  rien  décidé  sur  l'usage  que  l'on  devait  en  ' 
faire  ni  sur  la  question  de  savoir  si  elle  devait  être  subs- 
tituée à  celles  dont  les  diverses  églises  se  servaient  dans 
les  cérémonies  de  l'initiation  chrétienne.  Il  semble  même 
qu'il  n'ait  pas  eu  l'idée  d'une  telle  substitution,  car  il 
aurait,  en  ce  cas,  complété  la  finale  en  y  mentionnant 
l'église  catholique,  la  rémission  des  péchés  et  la  résur- 
rection de  la  chair.  En  fait  les  églises  gardèrent  les  vieil- 
les formules.  Dans  la  profession  de  foi  qu'il  remit  au 
pape  Jules,  Marcel  d'Ancyre  inséra  mot  à  mot  le  texte 
du  symbole  romain.  En  d'autres  endroits  on  modifia  le 


l'empereur  constant  211 

texte  traditionnel,  soit  d'après  la  |formule  de  Nicée,  soit 
d'après  d'autres.  Déjà,  du  temps  de  Constantin,  si  jaloux 
pourtant  de  son  concile,  Arius  avait  pu  soumettre  à  l'em- 
pereur une  profession  de  foi  qui  ne  reproduisait  pas  tex- 
tuellement le  symbole  de  Nicée.  Il  n'est  donc  pas  éton- 
nant que  d'autres  formules  aient  pu  être  présentées  ou 
publiées.  Toutefois  c'était  là  un  jeu  dangereux  ;  on  ne 
tarda  pas  à  s'en  apercevoir. 

Le'  concile  de  la  Dédicace  *  fut  le  dernier  auquel  prit 
part  Eusèbe  deNicomédie.  Il  mourut  apparemment  vers 
la  fin  de  SU,  encore  dans  la  communion  extérieure  de 
l'Eglise,  car  le  schisme  n'était  pas  déclaré  entre  l'Orient 
et  Rome.  S'il  se  fût  toujours  mêlé  de  ses  propres  affaires 
et  qu'il  n'eût  pas  eu  la  fatale  idée  de  s'interposer  entre 
Arius  et  son  évêque,  l'arianisme  serait  resté  un   conflit 

1  On  rattache  ordinairement  au  concile  de  la  Dédicnce  les 
canons  d'un  concile  d'Antioche  qui  figure  dans  les  plus  anciennes 
collections  canoniques.  Cette  attribution  est  fort  .contestable. 
D'après  la  lettre  d'envoi  aux  absents  et  d'après  les  signatures, 
l'assemblée  qui  édieta  ces  canons  était  formée  exclusivement  d'é- 
vèques  du  ressort  d'Antioche,  Syrie,  Mésopotamie,  Gilicie  ;  ce 
n'est  pas  le  cas  pour  le  concile  de  la  Dédicace,  qui  comprenait 
sûrement  d'autres  évèques.  Elle  se  tint  certainement  après  le  con- 
cile de  Nicée,  qu'elle  cite,  et  avant  l'année  359,  où,  pour  la  pre- 
mière fois,  la  nouvelle  province  d'Euphratésienne  fait  son  appa- 
rition dans  les  textes.  Si  les  signatures  étaient,  pour  le  détail, 
mieux  documentées  qu'elles  ne  le  sont,  on  serait  porté  à  placer 
ce  concile  d'Antioche  très  peu  de  temps  après  le  concile  de  Nicée, 
car  presque  tous  les  signataires  sont  communs  aux  deux  conciles. 
La  législation  ne  fournit  guère  d'indications;  de  bonne  heure  on 
y  a  discerné  des  préoccupations  antiathanasiennes  et  antieusta- 
thiennes  ;  mais  cela  n'est  pas  très  fondé.  J'inclinerais  à  croire  que 
le  concile  est  plutôt  antérieur  que  postérieur  à  341. 


312  CHAPITRE    VI 

alexandrin  et  l'on  eût  pu  le  réduire  sans  trop  de  peipe. 
Mais  Eusèbe  'déchaîna  contre  l'évêque  d'Alexandrie 
d'abord  l'épiscopat  d'Orient,  puis  l'empereur  et  l'empire. 
La  mémoire  de  ce  prélat  intrigant,  chez  lequel  on  ne  re- 
lève aucun  trait  sympathique,  demeure  chargée  d'une 
lourde  responsabilité. 

L'église  de  Gonstantinople,  dont  il  eut  la  direction 
dans  ses  dernières  années,  avait,  grâce  à  lui,  passé,  elle 
aussi,  par  d'étranges  crises.  Après  la  mort  d'Alexandre 
(^36),  un  certain  Paul,  originaire  de  Thessalonîque;,  y 
avait  été  élu  évêque.  Il  avait  assisté,  dit-on,  à  la  déposi- 
tion d'Athanase  ^  et  s'y  était  associé  par  sa  signature. 
Lui-même  fut,  aussitôt  après,  accusé  par  un  de  ses  prê- 
tres, Macedonius,  déposé  par  le  même  concile  que  Mar- 
cel d'Ancyre,  et  exilé  dans  le  Pont.  On  ne  l'avait  pas 
encore  remplacé  quand  Constantin  mourut.  Il  rentra 
aussitôt  dans  son  église  et,  pendant  quelque  temps,  Ma- 
cedonius se  tint  en  bons  rapports  avec  lui.  Mais  le  siège 
de  Gonstantinople  tentait  l'ambition  d'Eusèbe.  On  fit  re- 
vivre, au  moment  opportun,  les  anciennes  accusations  ; 
Paul  se  vit  de  nouveau  évincé  et  Eusèbe  s'installa  à  sa 
place  (fin  338  ou  commencement  339).  Quand  il  fut  mort 


1  Paulus  vero  Athanasii  expositioni  intei'fuit,  manuque  propria  sen- 
tentiam  scribens,  cum  ceteris  eum  etiam  ipse  damnavit  {Ep.  Or.,  Hilaire, 
fr.  III,  13).  Je  ne  saurais  me  ranger  à  l'opinion  de  ceux  qui,  par- s 
tant  de  ce  texte,  rejettent  entièrement  l'histoire  de  la  mort  d'Arius, 
au  temps  de  l'évêque  Alexandre,  telle  qu'elle  est  rapportée  par 
-saint  Athanase.  Il  est  possible  que  Paul  ait  pris  part  au  concile 
de  Tyr  comme  représentant  de  son  évêque,  ou  que  sa  signature 
ait  été  donnée  à  Gonstantinople  un  peu  plus  tard. 


l'empereur   CONSTANT  213 

(341),  Paul,  qui  s'était  transporté  à  Trêves,  et  avait  reçu 
bon  accueil  auprès  de  l'évêque  Maximin,  obtint  par  son 
entremise  l'autorisation  de  rentrer  dans  sa  ville  épisco- 
pale.  Eusèbe  avait  eu  le  temps  d'organiser  un  parti,  à  la 
tête  duquel  se  trouvait  désormais  Macedonius.  La  popu- 
lation se  partagea  entre  Paul  et  lui,  et  la  discorde  dégé- 
néra en  scènes  violentes.  Les  choses  allèrent  si  loin 
qu'un  général,  le  magisier  militum  Hermogêne,  fut  tué 
dans  une  émeute  et  son  corps  traîné  par  les  rues  (342). 
Cependant  force  resta  à  l'autorité.  Le  préfet  du  prétoire 
Philippe  parvint,  après  une  bagarre  où  périrent,  dit-on, 
plus  de  trois  mille  personnes,  à  installer  Macedonius. 
Quant  à  Paul,  il  fut  arrêté,  chargé  de  cliaînes  et  envoyé 
à  Singar,  au  fond  de  la  Mésopotamie,  sur  la  frontière 
perse.  De  là  on  le  transféra  à  Enièse,  puis^à  Gueuse,  dans 
les  montagnes  de  Cappadoce,  où  l'on  chercha  à  le  faire 
mourir  de  faim  ;  puis,  comme  il  persistait  à  vivre,  le 
préfet  Philippe  ordonna  de  l'étrangler  ^ 

Cependant  la  cour  impériale  d'Occident  continuait  de 
s'intéresser  aux  affaires  de  l'église  orientale  et  aux  pro- 


i  L'histoire  de  Paul  est  très  difficile  à- débrouiller.  L'épitre 
synodale  des  Orientaux  (343)  est  le  plus  ancien  document,  mais  il 
s'inspire  d'une  passion  trop  violente  pour  qu'on  le  prenne  au 
pied  de  la  lettre.  Vient  ensuite  saint  Athanase  {Hist.  ar.,  7  ;  cf. 
Apol.  de  fiiga,  3),  puis  saint  Jérôme,  (Chron.  ad  ann.  Abr.  2358). 
Socrate  (II,  6,  7,  12  et  suiv.)  et  Sozomène  (III,  3,  4,  7-9)  nous  re- 
présentent la  tradition  locale  de  Gonstanlinople,  mais  avec  beau- 
coup de  confusion.  Voir  la  discussion  de  M.  Loofs  dans  l'encyclo- 
pédie de  Hauck,  article  Macedonius. 


214  CHAPITRE    VI 

tégés  du  siège  apostolique.  Sur  quelque  démarche  de  sa 
part,  il  fut  décidé  à  Antioche  qu'on  enverrait  au  jeune 
empereur  Constant  une  députation  d'évèques.  A  cet  effet 
on  choisit  quatre  notabilités  du  parti  arianisant,  Narcisse 
de  Neronias,  Maris  de  Ghalcédoine,  Théodore  d'Héraclée 
et  Marc  d'Aréthuse  :  les  deux  premiers  avaient  assisté 
au  concile  de  Nicée.  Ils  emportèrent  une  formule^  ditîé- 
renîe  des  trois  que  le  concile  de  la  Dédicace  avait  approu- 
vées, et  conçue  à  peu  près  dans  le  même  esprit.  Cette 
pièce  a  son  importance,  car  les  Orientaux  s'y  tinrent 
quelques  années  et  la  présentèrent  plusieurs  fois,  à  l'Oc-^ 
ciJent  surtout,  comme  l'expression  de  leur  croyance.  Elle 
était  vague  sur  la  procession  du  Fils,  précise  sur  la  per- 
pétuité de  son  règne,  et  répudiait  quelques-uns  des  ter- 
nes ariens  ^ 

Les  évêques  furent  reçus  à  la  cour  de  Trêves,  mais 
non  à  l'église.  L'évêque  Maximin  était  dévoué  à  Atha- 
nase  :  il  ne  voulut  pas  voir  ses  ennemis. 

C'est  sans  [doute  à  la  suite  de  cette  ambassade  que 
Constant,  sur  le  conseil  de  quelques  évêques  d'Occident, 
s'entendit  avec  son  frère  Constance  ^  pour  convoquer  un 
nouveau  concile  où  les   épiscopats   des   deux   empires 


1  Ath.,  De  syn.,  25. 

2  Tov  Tcpb  TcâvTwv  Twv  aîwvwv  i%  tov  Ila-cpoç  yevvTjOévTa  Ôebv  ex  OsoO, 
cpwç  èx  cptôTo;...  Xoyov  ovxa  xai  aoçiav  xai  Sûvapitv  xai  ^wy^v  y.at  çcôç  àXr)- 
6ivbv...  oy  r\  pafftXeca  àxaTâ>.\jTo;  oZ<ja.  SiafjiÉvei  et;  tou;  àTtetpoyç  aîwvaç... 
Touî  8s  Xéyovxai;  i\  oùx  ovtwv  tov  Y'tbv  y\  k\  iTÉpaç  ûuoaTaaewç  xat  [ati  èx 
Toy  0£oG,  x«i  T)V  TTOTE  )(p6voi;  OTE  oùx  r^v,  àX)vOTpîovi;  oT8ev  y)  xaÔoXixYj" 
'ExxXriCTta. 

3  Athan.,  Ap.  ad  Const.,  4. 


l'empereur  constant  215 

siégeraient  ensemble  et  arrangeraient!  leurs 'différends. 
Le  lieu  choisi  pour  cette  grande  réunion  fut  la  ville  de 
Sardique,  actuellement  Sofia  '.  Sardique  était  la  capitale 
de  la  Dacie  intérieure  {mediterranea)  et  la  dernière  ville 
de  l'empire  occidental  du  côté  de  la  Thrace,  comprise, 
elle,  dans  le  ressort  de  Constance  2. 

Athanase,  avisé  par  l'empereur,  vint  le  trouver  à  Mi- 
lan, puis  en  Gaule,  où  il  se  rencontra  avec  Hosius.  Celui- 
ci  était  très  avancé  en  âge,  mais  personne  plus  que  lui 
ne  connaissait  les  litiges  d'Orient  et  n'était  qualifié  pour 
traiter  avec  l'éplscopat  de  ce  pays.  On  le  chargea  de  con- 
duire à  Sardique  les  évèques  d'Occident  et  de  présider 
l'assemblée,  comme  il  avait  plus  ou  moins  dirigé  celle  de 
Nicée. 

Quatre-vingts  évêques  environ  vinrent,  à  l'automne 
342  (ou  343),  se  grouper  autour  de  lui.  Pour  la  moitié  ils 
venaient  de  l'illyricum  grec  et  latin  ;  les  autres,  de  l'Oc- 
cident proprement  dit.  Le  pape  Jules  était  représenté  par 


1  En  bulgare  on  dit  encore  Sredec,  ce  qui  est  l'ancien  nom, 

2  La  date  du  concile  de  Sardique,  fixée  autrefois  à  l'année  347, 
d'après  une  fausse  indication  de  Socrate,  n'est  pas  encore  bien 
déterminée.  On  peut  hésiter  entre  les  années  342  et  343.  La  pre- 
mière est  indiquée  dans  le  dossier  alexandrin  de  la  collection  de 
Théodose  :  Congregata  est  synodus  consulatu  Constantini  et  Constan- 
tini  (lire  Constantii  et  Consiantis)  aput  Sardicam  (Maassen,  Quellen, 
t.  I,  p.  548).  La  Chronique  des  lettres  festales  semble  indiquer 
l'année  343  {Placido  et  Romulo  coss.)  ;  mais  comme  le  chroniqueur 
compte  souvent  en  années  égyptiennes,  à  partir  du  !«'■  thoth 
(29  août),  cette  indication  pourrait  bien  s'identifier  avec  la  précé- 
dente. Rien  n'empêche  que  le  concile  ait-eu  lieu  à  l'automne  (sep- 
tembre-octobre) 342.  Cf.  E.  Schwartz,  Nachrichten,  1904,  p.  341. 


216  CHAPITRE    VI 

deux  prêtres,  Archidamus  et  Philoxène,  et  par  le  diacre 
Léon.  Il  y  avait  au  moins  dix  évêques  d'Italie  et  six  d'Es- 
pagne. Les  Orientaux  arrivèrent  à  peu  près  aussi  nom- 
breux. Ils  avaient  voyagé  ensemble,  sous  l'escorte  de 
deux  h^uts  fonctionnaires,  les  comtes  Musunianus  et 
Hesychius.  Le  nouvel  évoque  d'Antioche,  Etienne,  suc- 
cesseur de  Flaccillus,  conduisait  ce  cortège.  Ce  n'est  pas 
de  bon  cœur  que  l'on  était  parti.  Il  avait  bien  fallu  obéir 
à  l'empereur  Constance,  qui,  lui-même,  déférait  en  ceci 
aux  instances  de  son  frère.  D'Antioche  à  Sardique  la 
route  est  longue.  Le  soir,  aux  étapes- d'Asie-Mineure  et 
de  Thrace,  on  se  concertait  sur  l'attitude  à  tenir  en  face 
de  ces  Occidentaux  incommodes.  Bon  nombre  des  voya- 
geurs étaient  ou  indifférents,  ou  même  favorables  à  Atha- 
nase.  Mais,  comme  toujours,  la  masse  était  dirigée  par 
quelques  meneurs.  Les  deux  Eusèbe  n'étaient  plu^i  là^ 
mais  il  restait  des  eusébiens  de  la  première  heure,  an- 
ciens protecteurs  d'Arius,  et  des  membres  du  concile  de 
Tyr.  Ils  persuadèrent  aux  autres  de  ne  point  prendre  part 
au  synode,  ni  comme  parties,  ni  comme  juges;  on  pous- 
serait jusqu'à  Sardique,  puisque  l'empereur  y  tenait, 
mais  on  ferait  en  sorte  d'en  sortir  le  plus  tôt  possible  et 
de  fuir  le  contact  des  Occidentaux  i. 

Ce  programme  fut  accompli  de  point  en  point.  Arrivés 
à  Sardique,  les  évêques  d'Orient  farent  chambrés  par 
leurs  chefs,  car  on  craignait  les  défections  2,  Invités  à  se 

1  Apol  c.  Ar.,  48. 

2  Deux  cependant  eurent  assez  de  courage  pour  passer  à  Ho- 
sius,  Asterius  de  Petra  et  Arius,  autre  évêque  palestinien. 


l'empereur   C0N5TANT  217 

joindre  à  leurs  collègues  d'Occident,  ils  protestèrent  i 
qu'ils  n'en  feraient  rien,  et  donnèrent  pour  prétexe 
qu'Athanase,  Marcel  et  Asclépas,  tous  les  trois  déposés 
par  les  conciles  orientaux,  étaient  traités  par  Hosius,  par 
l'évêque  de  Sârdique,  Protogène,  et  par  les  autres  comme 
des  évêques  légitimes.  Ce  scrupule  n'était  pas  dépourvu 
d'une  apparence  de  fondement.  Le  concile  de  Rome  avait^ 
à  la  vérité,  cassé  les  sentences  orientales.  Mais,  puis- 
qu'on ne  s'en  tenait  pas  au  concile  de  Rome  et  qu'on 
entreprenait  de  revoir  les  procès  qu'il  avait  tranchés,  il 
eût  peut-être  été  plus  prudent,  eu  égard  aux  mauvaises 
dispositions  de  leurs  adversaires,  de  ne  paraître  rien  pré- 
juger. Hosius  essaya  d'arranger  les  choses  amicalement. 
Pour  décider  les  Orientaux  à  laisser  le  procès  s'instruire^ 
il  leur  promit  que,  même  au  cas  où  Athanase  serait  re- 
connu innocent,  il  les  débarrasserait  de  sa  personne  im- 
portune et  l'emmènerait  avec  lui  en  Espagne  2.  Les 
Orientaux  ne  voulurent  rien  entendre  ;  ils  tinrent  concile 
à  part,  puis  se  retirèrent  en  ïhrace,  à  Philippopoli,  et 
de  là  rentrèrent  chez  eux.  Mais  avant  de  quitter  Sârdi- 
que 3  ils  rédigèrent  une  lettre  encyclique,  qu'ils  adres- 
sèrent à  tout  l'épiscopat,  au  clergé  et  aux  fidèles,  spé- 
cialement à  Grégoire  d'Alexandrie,  Donat  de  Garthage, 

•1  D'après  Sozomène  (III,  H)  cette  protestation  aurait  été  pré- 
cédée d'une  autre,  envoyée  de  Philippopoli. 

2  Lettre  d'Hosius  dans  Athanase,  Hist.  Ar.,  44. 

3  La  lettre  se  donne  comme  écrite  à  Sârdique  :  Placiiit  nobis  de 
Sardica  scribere  (Hil.,  Fr.,  III,  23)  ;  Socrate  (II,  20)  parle  ici  de 
Philippopoli,  mais  il  ne  mérite  aucune  confiance.  Ce  qu'il  dit  du 
concile  de  Sârdique  est  un  tissu  d'erreurs. 


218  CHAPITRK    VI 

Maxime  de  Salone,  et  à  quelques  évêques  italiens,  qu'ils 
savaient  ou  supposaient  favorables  à  leurs  idées. 

C'est  par  Marcel  qu'ils  commencent,  par  la  réproba- 
tion de  ses  doctrines  hérétiques.  Ils  font  ensuite,  à  leur 
point  de  vue,  l'histoire  d'Athanase,  de  sa  condamnation 
à  Tyr,  des  violences  dont  son  retour,  à  lui  et  aux  autres, 
Marcel,  Asclépas,  Lucius,  a  été  partout  le  signal.  Ils 
protestent  contre  l'idée  qu'ils  puissent- être  réhabilités 
loin  de  chez  eux,  par  des  gens  qui  ne  connaissent  pas  les 
faits,  et  aussi  contre  la  prétention  des  Occidentaux  à  re- 
viser les  sentences  des  Orientaux.  Ceux-ci,  à  leur  arri- 
vée à  Sardique,  ont  eu  la  surprise  de  voir  des  personnes 
condamnées  par  eux  siéger  au  milieu  de  leurs  collègues 
d'Occident,  comme  si  rien  ne  s'était  passé,  comme  si  eux 
et  tels  de  leurs  défenseurs  actuels  ne  s'étaient  point,  les 
années  précédentes,  condamnés  les  uns  les  autres.  Ils  ont 
proposé  de  renouveler  l'enquête  sur  l'affaire  de  la  Ma- 
réote;  on  ne  l'a  pas  voulu  *.  Dès  lors  ils  se  sont  séparés 
de  ces  collègues,  parmi  lesquels,  d'ailleurs,  il  y  a  des 
personnes  peu  recommandables,  en  rejetant  sur  eux  la 
responsabilité  du  schisme  que,  pour  défendre  quelques 
misérables,  ils  vont  déchaîner  sur  l'Eglise.  Ils  maintien- 
nent toutes  les  sentences  de  déposition  prononcées  par 
eux  et  déclarent  en  outre  déposés  et  excommuniés:  Jules 
de  Rome,  Hosius  de  Gordoue,  Protogène  de  Sardique, 


1  Ils  savaient  bien  qu'avec  Grégoire  à  Alexandrie  et  le  préfet 
d'Egypte  à  leur  dévotion,  l'enquête  ne  manquerait  pas  de  tourner 
en  leur  faveur. 


L'EMPEREUR   CONSTANT  219 

Gaudentius  de  Naïssus  (Nisch),  Maximin  de  Trêves.  En- 
fin, comme  protestation  contre  l'hérésie  de  Marcel  qu'Ho- 
sius  patronne,  ils  exposent  leur  foi.  Ici  se  place  le  sym- 
bole déjà  envoyé  à  Constant,  avec  quelques  anathèmes 
complémentaires  ^ 

Les  Occidentaux,  ainsi  abandonnés,  reprirent  l'exa- 
men des  procédures  contre  Athanase,  Asclépas  et  Marcel. 
Ils  ne  jugèrent  pas  que,  pour  Athanase,  il  y  eût  lieu  à 
une  enquête  nouvelle.  Celle  de  Tyr  leur  suffisait  ;  elle 
se  retournait  manifestement  contre  les  enquêteurs  et  in- 
nocentait l'évêque  d'Alexandrie.  Asclépas  produisit  les 
documents  de  son  procès,  dressés  à  Antioche,  en  présence 
de  ses  accusateurs  et  d'Eusébe  de  Gésarée  :  il  en  résul- 
tait que,  lui  aussi,  il  était  innocent.  Quant  à  Marcel,  on 
donna  lecture  de  son  fameux  livre.  On- reconnut,  avec 
trop  d'indulgence,  que  les  passages  incriminés  étaient 
plutôt  des  hypothèses  présentées  que  des  affirmations 
soutenues,  et  qu'au  fond  sa 'foi  était  correcte  2. 


1  Simililer  et  illos  qui  dicunt  très  es^e  deos,  aut  Chrislum  non  esse 
Deum  aut  ante  ea  unum  (?)  non  fuisse  Christum  neque  filium  Dei,  aut 
ipsum  Patrem  et  Filium  et  Spiritum-  sanctum,  aut  non  natum  Filium, 
aut  non  sententia  neque  voluntate- Deum  Patrem  genuisse  Filium  (Hil., 
Fragm.,  III,  29).  Ce  texte  est  altéré,  comme  tout  le  document,  du 
reste. 

2  Que  Marcel  en  ait  ici  imposé  au  concile,  c'est  ce  qui  résulte 
de  ces  appréciations  :  <  Il  n'a  pas  dit,  comme  le  prétendent  ses 
ï  adversaires,  que  le  Verbe  de  Dieu  tire  son  origine  de  la  vierge 
1  Marie,  ni  que  son  règne  doive  avoir  une  fin  ;  il  a  écrit  que  son 
B  règne  est  sans  fin  comme  sans  commencement  ».  Ce  que  les  ad- 
versaires de  Marcel  lui  reprochaient,  ce  n'était  pas  de  nier  l'éter- 
nité du  Verbe,  mais  de  faire  commencer  à  l'Incarnation  son  exîs- 


220  CHAPITRE   VI 

Quîint  aux  Orientaux,  leur  conduite  fut  sévèrement 
appréciée.  Le  concile  considéra  que,  s'ils  s'étaient  déro- 
bés, c'est  qu'ils  avaient  peu  de  confiance  dans  j.a  correc- 
tion de  leurs  précédents  jugements  et  qu'ils  craignaient 
d'être  mis  en  cause,  eux  aussi,  ce  qui  aurait  eu  lieu,  en 
effet,  car  beaucoup  de  plaintes  avaient  été  relevées  con- 
tre eux.  Leurs  victimes  s'étaient  présentées  en  grand 
nombre,  avec  des  témoins,  des  documents  et  jusqu'à  des 
pièces  à  conviction,  les  instruments  de  torturas  subies. 
Tous  ces  griefs  furent  examinés,  et  le  concile,  autant 
qu'il  était  en  lui,  pourvut  aux  réparations  nécessaires. 

Il  prononça  aussi  —  par  contumace,  tout  comme  les 
Orientaux  —  plusieurs  sentences  de  déposition  et  d'ex- 
communication. Elles  frappèrent  d'abord  les  trois  suc- 
cesseurs indûment  donnés  aux  évêques  réhabilités,  Gré- 
goire d'Alexandrie,  Basile  d'Ancyre,  Quintianus  de  Gaza  : 
puis  les  chefs  actuels,  du  parti,  Etienne,  évêque  d'An- 
tioche,  Acace  de  Gésarée  en  Palestine,  Ménophanle 
l'Ephèse,  Narcisse  de  Neronias,  Théodore  d'Héraclée, 
Orsace  de  Singidunum,  Valens  de  Mursa  ;  ces  trois  der- 
niers avaient  pris  part  à  la  fameuse  enquête  en  Maréote  ; 
Valens  venait,  par  surcroît,  de  se  signaler  en  fomentant 


tence  comme  Fils.  Ils  l'accusaient,  non  de  limiter  le  régne  du 
Verbe,  comme  Verbe,  mais  son  régne  comme  Christ,  comme 
Verbe  incarné.  Sur  ces  deux  points  il  était  sûrement  dans  son 
tort.  Mais  Marcel  s'entendait  à  louvoyer.  Il  avait  signé  le  sym- 
bole de  Nicée,  où  la  génération  du  Verbe,  antérieurement  à  l'In- 
carnation, est  clairement  affirmée;  c'est  donc  qu'il  interprétait  le 
terme  Y£vvTi6évTa,  lequel,  dans  son  système,  ne  pouvait  s'appliquer 
qu'au  Verbe  incarné. 


l'empereur  constant  221 

une  sédition  pour  se  faire  élire  évoque  d'Aquilée.  Il  y 
avait  eu  des  scènes  violentes  :  un  évêque  Viator  avait 
été  tellement  meurtri  qu'il  en  était  mort  trois  jours  après. 
A  la  liste  des  personnes  proscrites  le  concile  ajouta  en- 
core Georges,  évêque  de  Laodicée  en  Syrie,  qui  pourtant 
n'était  pas  venu  avec  les  autres  Orientaux;  mais  on  avait 
contre  lui  qu'étant  prêtre  à  Alexandrie,  il  avait  été  dé- 
posé par  l'évêque  Alexandre. 

Outre  ces  questions  de  personnes,  il  voulut  aussi, 
comme  l'avait  fait  le  concile  de  Nicée  et  comme  les  Orien- 
taux venaient  de  le  faire,  dresser  une  exposition  de  la 
foi.  A  cet  effet  on  prépara  une  rédaction  assez  longue, 
qui,  pour  une  large  part,  justifiait  ou  voilait  certaines 
idées  reprochées  à  Marcel  et  proclamait  l'unité  d'hypos- 
tase,  ce  mot  étant  pris,  bien  entendu,  dans  le  sens  de  son 
équivalent  latin  substantia  K  Hosius  et  Protogène,  qui 
patronnaient .  ce  symbole  un  peu  filandreux,  avaient 
même  préparé  une  lettre  au  pape  Jules  pour  le  lui  faire 
approuver.  Toutefois  le  projet  échoua.  On  fit  comprendre 
à  l'assemblée,  et  Athanase  paraît  bien  s'y  être  employé, 
qu'on  avait  déjà  assez  de  peine  à  soutenir  la  formule  de 
Nicée,  sans  la  compliquer  d'appendices  qui  pourraient 
multiplier  les  résistances  ;  qu'il  valait  mieux  s'en  tenir 

1  Pour  les  gens  qui  traduisaient  ô[xoo\jcrtoç  par  consuhslantialis, 
les  termes  oùac'a  et  ûuôcnraa-n;  étaient  équivalents.  Il  faut  bien  noter 
que  le  mot  essentia,  par  lequel  nous  traduisons  oùo-c'a,  n'était  pas 
alors  en  usage  ;  que,  pour  les  deux  mots  grecs  oùo-t'a  et  ûuoa-Tao-tç, 
il  n'y  avait  qu'un  setil  terme  latin,  substantia.  On  comprend  ainsi 
que  le  concile  de  Sardique  ait  été  tenté  de  passer  du  consubstan- 
tiel  à  l'unité,  d'hypostase. 


222  CHAPITRE    VI 

au  texte  adopté  à  l'unanimité  par  la  vénérable  assem- 
blée et  ne  pas  imiter  les  adversaires  qui  chaque  année 
mettaient  au  jour  un  nouveau  symbole. 

Athanase  avait  bien  raison  et  la  suite  le  montra.  Le 
concile  de  Nicée,  s'inspirant  uniquement  du  désir  de 
sauver  la  divinité  absolue  du  Christ,  avait  accepté  Vho- 
moousios  occidental,  qui  sauvegardait  en  efifet  le  point 
menacé,  mais  n'exprimait  pas  la  personnalité  du  Christ 
préexistant.  Une  telle  formule  était  incomplète  en  soi  ; 
elle  devait  être  supplémentée  par  celle  des  trois  person- 
nes. Cette  dernière,  les  Occidentaux,  à  Nicée,  pouvaient 
ravoir  dans" l'esprit:  Tertullien  et  Novatien  parlent  cou- 
ramment des  très  personae.  Mais  on  ne  l'avait  pas  intro- 
duite dans  le  symbole  de  Nicée,  et,  du  reste,  le  mot 
persona,  T^poacoTCov  en  grec,  n'était  pas  d'une  clarté  suffi- 
sante. Persona  a  sans  doute  le  sens  d'individu  raisonna- 
ble, mais  il  signifie  tout  aussi  bien  rôle,  masque,  per- 
sonnage. Les  plus  orthodoxes  parmi  les  Orientaux 
tenaient  à  une  précision  plus  grande.  Cette  précision,  ils 
l'exprimèrent  par  le  terme  d'hypostase,  insuffisant,  lui 
aussi,  car  il  signifie  proprement  substance,  et,  quand  on 
parle  de  trois  hypostases  divines,  on  a  l'air  d'abord  de 
parler^de  trois  substances  divines,  de  trois  dieux.  Ce- 
pendant, sans  bien  comprendre  ce  que  l'on  cherchait  à 
exprimer  —  et  comment  comprendre  de  telles  relations 
dans  l'être  infini  ?  —  on  finit  par  reconnaître  l'essence 
unique  et  les  trois  hypostases  des  Orientaux.  Il  fut  con- 
venu que  ce  qui,  dans  la  Trinité,  était  commun  au  Père, 
au  Fils  et  au  Saint-Esprit,  s'appellerait  essence  (oùaia),  _ 


l'empereur  constant  223 

ce  qui  était  propre  à  chacun  d'eux  serait  désigné  par  les 
termes  d'hypostase  ou  de  personne.  Au  moment  où  nous 
sommes  on  était  encore  loin  de  cette  solution.  Elle  au- 
rait été  sûrement  compromise  si  le  concile  de  Sardique 
l'avait  préjugée  en  proscrivant  les  trois  hypostase^. 
Athanase  fut  bien  inspiré  en  s'opposant  à  cette  manifes- 
tation. 

Le  projet  de  formule,  cependant,  ne  fut  pas  perdu, 
non  plus  que  le  texte  de  la  lettre  qui  devait  le  recom- 
mander au  pape  Jules*  :  certains  exaltés  trouvèrent  plus 
tard  l'occasion  de  s'en  prévaloir.  Mais  l'encyclique 
adressée  par  le  concile  à  «  tous  les  évêques  de  l'Eglise 
catholique  »  ne  contient  rien  de  ce  genre  ^.  Elle  se  ter- 
mine par  une  invitation  à  confirmer  par  signature  les 
définitions  de  l'assemblée  à  laquelle  on  n'a  pu  prendre 
part.  La  rédaction  que  saint  Athanase  inséra,  quelques 
années  plus-  tard,  dans  son  Apologie  contre  les  Ariens 
présente,  en  effet,  plus  de  deux  cents  signatures  ainsi 
ajoutées  en  dehors  de  celles  des  membres  du  concile. 

Celui-ci   ne   voulut  pas  se  séparer  sans  édicter  des 

1  Ils  se  sont  conservés  l'un  et  l'autre  dans  le  dossier  alexan- 
drin que  nous  a  conservé,  en  latin,  la  collection  du  diacre  Théo- 
dose. Le  texte  grec  de  la  formule  est  dans  Théodoret,  H.  E.,  II,  6, 
p.  844-848  :  'AuoxT;pù-cTO!J.£v  8à  ixet'voyç,  x.  t.  "k. 

2  Ilonà  [AÈv  xal  TioXXàxt;  (Ath.,  Apol.  c.  Ar.,  44  et  suiv.).  Le  con- 
cile écrivit  aussi  à  l'église  d'Alexandrie  (ihid.,  37),  ainsi  qu'aux 
évêques  d'Egypte  et  de  Libye  (ihid.,  41),  enfin  aux  églises  de  Ma- 
réote,  Etiam  ex  his  (Coll.  du  diacre  Théodose,  Migne,  P.  L.,  t.  LVI, 
p.  848).  Athanase  lui-même  écrivit  aux  prêtres  et  diacres  d'Alexan- 
drie ainsi  qu'aux  prêtres  et  diacres  de  la  Maréote  {ibid.,  p.  852 
et  p.  850). 


224  CHAPITRE    VI 

canons  disciplinaires.  Pour  la  plupart  ces  règlements 
s'inspirent  des  circonstances.  Ainsi,  les  deux  premiers 
proscrivent  très  sévèrement  les  translations  d'évêques; 
on  "sent  ici  l'impression  laissée  par  l'affaire  de  Valens*. 
D'autres  réprouvent  les  voyages  incessants  des  évêques 
à  la  cour  impériale 2,  ou  règlent  des  incidents  survenus 
à  Thessalonique  ^  ;  d'autres  visent  les  ordinations  d'évê- 
ques, les  procès  des  clercs,  le  séjour  des  évêques  en 
dehors  de  leurs  diocèses*.  Les  plus  célèbres  sont  les 
canons  où  il  est  question  des  condamnations  d'évêques  5. 
Elles  ne  peuvent  être  prononcées  que  par  le  concile  de  la 
province  à  laquelle  appartient  l'accusé.  Si  celui-ci  n'est 
pas  satisfait  de  "la  sentence  rendue,  les  comprovinciaux 
devront  écrire  à  l'évêque  de  Rome,  lequel  décidera  s'il 
y  a  lieu  à  révision,  et,  en  ce  cas,  désignera  les  jugés 
d'appel.  L'appel  sera  suspensif  et  l'évêque  appelant  ne 
pourra  être  remplacé  avant  la  sentence  définitive.  Les 
juges  d'appel  devront  être  les  évêques  d'une  province 
voisine  de  celle  des  premiers  juges.  Le  pape  pourra, 
sur  la  demande  de  l'accusé,  se  faire  représenter  à  leur 
concile  par  des  légats.  On  a  évidemment  songé  ici  à 
l'évêque  d'Alexandrie  déposé  en  dehors  de  sa  province, 
sur  la   requête   des   Orientaux,  au  jugement  rendu  par 


1  Un  rapport  spécial  fut   adressé   à  l'empereur   Constant  sur 
cette  affaire. 

2  Can.  8-12  du  texte  latin,  7,  8,  9,  20  du  texte  grec. 

3  Lat.  20,  21;  gr.  16-19. 

4  Lat.  13-19  ;  gr.  10-13. 

5  Lat.  3,  4,  7  ;  gr.  3,  4,  5. 


l'empereur  constant  235 

le  pape  Jules,  à  la  convocation  du  concile  de  Sardique. 

Ces  canons,  avec  les  autres  documents  du  concile, 
furent  expédiés  au  pape  Jules  i,  avec  une  lettre  ^  signée 
de  la  plupart  des  membres  de  l'assemblée;  les  légats 
devaient  le  renseigner  sur  les  détails. 

En  somme,  le  concile  de  Sardique,  réuni  à  si  bonne 
intention,  avait  échoué  dans  sa  tâche  essentielle,  la  paci- 
fication de  l'Eglise.  La  faute  en  est  surtout  aux  mau- 
vaises dispositions  des  Orientaux,  toujours  menés  par 
les  fauteurs  de  l'arianisme,  toujours  implacables  dans 
leur  acharnement  contre  Athanasç,  Il  faiit  dire  aussi 
que  certaines  maladresses  avaient  été  commises  par  les 
Occidentaux  et  par  Hosius  tout  le  premier.  Ce  «  père 
des  conciles»,  comme  on  l'appelait,  qui  avait  siégé  à 
Elvire  dès  avant  la  persécution,  qui,  sous  Constantin, 
avait  tenu  le  premier  rôle  au  concile  de  Nicée^  n'était 
cependant  pas  l'homme  qu'il  fallait  pour  présider  de 
telles  assises.  C'était  un  véritable  espagnol,  autoritaire, 
•dur,  inflexible.  A  Nicée  il  avait  imposé  Vhomoousios 
sans  tenir  compte  des  répugnances  qu'une  telle  formule 


1  Optimum  et  valde  congruentissimum  esse  videtur,  dit  le  concile 
(lettre  à  Jules),  si  ad  caput.  id  est  ad  Pe/ri  apostoli  sedem,  de  singulîs 
quibusque  provinciis  Domini  referont  sacerdotes. 

2  Lettre  Quod  semper  (Hil.  Fr..  II,  9-15).  Dans  cette  lettre  il  faut 
noter  la  phrase  suivante,  qui  caractérise  certains  rapports  :  Ipsi 
religiosissiyni  imperatores  pevîniserunt  ut  de  inhrgro  uniuersa  discussa 
disputu-enlur,  et  ante  omnia  de  sancta  fide  et  de  integritale  veritatis. 
Ainsi  les  deux  empereurs  ont  eux-mêmes  déterminé  le  programme 
du  concile.  Outre  la  question  de  .foi,  il  y  avait  celle  des  sentences 
injustement  rendues  et  celle  des  violences  imputées  aux  Orientaux, 
DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  ig 


226  CHAPITKE    VI 

présentée  sans  correctif  pouvait  soulever  en  Orient , 
.  maintenant  il  avait  fourni  aux  opposants  le  prétexte 
qu'ils  cherchaient  contre  le  concile,  en  leur  permettant 
de  se  poser  en  défenseurs  des  procédures  correctes  et 
même  de  l'orthodoxie. 

Tout  cela,  en  somme,  représente  d'assez  mauvaise 
besogne.  Le  pape  Jules  fit  transcrire  les  canons  de  Sardi- 
que  sur  ses  registres,  à  la  suite  de  ceux  de  Nicée.  Ils  y 
dormirent  ^.  Après  comme  avant  cette  législation  sur  les 
appels,  le  siège  apostolique  continua  à  en  recevoir,  mais 
on  ne  voit  pas  qu'en  cette  matière  il  se  soit  conformé 
à  la  procédure  de  Sardique.  Au  lieu  de  se  borner  à 
casser  les  sentences  et  à  désigner  de  nouveaux  juges, 
le  pape  continua  de  juger  lui-même  l'appel.  L'Occident 
ne  s'inquiéta  guère  des  nouveaux  canons  ;  l'Orient  ne 
les  reçut  que  deux  ou  trois  siècles  plus  tard,  et  encore 
plutôt  à  titre  de  documents  que  comme  une  législation 
obligatoire. 

En  revenant  du  concile^,  les  évêques  orientaux  furent 
mal  accueillis  à  Andrinople,  où  l'évêque  Lucius  avait 
déjà  eu  à  se  plaindre  d'eux.  On  les  traita  de  fuyards, 
on  refusa  de  communiquer  avec  eux.  Ils  se  vengèrent 
en  faisant  de  nouveau  exiler  l'évêque,  chaîne  au  cou^ 
menottes  aux  mains  ^  Dix  ouvriers  de  la  fabrique  d'ar- 


1  Le  pape  Zosime  les  réveilla  au   siècle  suivant  ;    ils  donnè- 
rent lieu  à  un  litige  célèbre. 

2  Âth.,  Hist.  ar.,  18-20. 

3  II  mourut  peu  après  dans  le  lieu  de  sa  déportation. 


l'empereur  constant  327 

mes,  qui  leur  avaient  manqué  de  respect,  furent  mis  à 
mort  sur  la  demande  de  leur  ami  Philagrius,  élevé  main- 
tenant à  la  dignité  de  comte.  Quelques  années  plus  tard;, 
Athanase,  passant  par  Andrinople,  eut  occasion  de  voir 
leurs  tombes.  Quant  aux  évoques  réhabilités  par  le  con- 
cile d'Hosius,  il  leur  fut  interdit,  sous  peine  de  mort,  de 
reparaître  dans  leurs  villes  épiscopales.  Les^évêques 
Arius  et  Astérius,  qui  avaient  abandonné  leurs  collègues 
pour  passer  aux  Occidentaux,  furent  arrêtés  et  relégués 
au  fond  de  la  Libye.  Des  prêtres^,  des  diacres  d'Alexan- 
drie furent  déportés  en  Arménie.  Ce  fut,  dans  tout  l'O- 
rient, une  sorte  de  terreur. 

Constant,  toutefois,  n'abandonna  pas  ses  protégés. 
Il  partageait  sans  doute,  tout  comme  son  frère,  les  opi- 
nions de  son  épiscopat  ;  de  plus,  il  ne  devait  pas  être 
fâché  d'avoir  une  prise  sur  son  collègue  impérial  :  les 
exilés  la  lui  fournissaient.  Vers  la  Pâque  de  344  *  on 
vit  arriver  à  Antioche  deux  évèques  occidentaux,  Vin- 
cent de  Gapoue,  l'ancien  légat  de  Nicée,  et  Euphratas 
de  Cologne,  escortés  par  un  général,  le  magister  militum 


i  La  date  résulte  d'un  récit  de  saint  Athanase  {Hist.  ar.,  21) 
qui  place  la  mort  de  Grégoire  (25  jiiin  343)  dix  mois  environ  après 
certains  événements  qui  suivirent  de  près  l'affaire  d'Euphratas 
et  la  déposition  d'Etienne.  Ce  texte  empêche,  en  tout  cas,  de  re- 
monter jusqu'à  l'année  343,  qui  serait  d'ailleurs  inadmissible  si  le 
concile  de  Sardique  s'était  sûrement  tenu  cette  année.  S'il  s'est 
tenu  à  l'automne  842,  comme  cela  semble  probable,  il  faudra  ad- 
mettre que  les  autorités  occidentales  auront  attendu  quelques  mois 

pour  se  renseigner  sur  l'attitude  de  l'empereur  oriental  à  l'égard 

des  pr  élats  réhabilités. 


228  CHAPITRE    VI 

Salie  11,  et  porteurs  de  lettres  de  leur  empereur  *.  Ils  fu- 
rent l'objet  de  la  part  de  l'évêque  Etienne,  d'un  abo- 
minable guet-apens  2.  La  maison  où  ils  étaient  descendus 
s'élevait  en  un  lieu  assez  écarté.  Les  gens  de  l'évêque 
se  procurèrent  une  fille  de  joie,  et,»  grâce  à  la  compli- 
cité d'un  serviteur,  l'introduisirent  de  nuit  dans  la  cham- 
bre où  dormait  l'évêque  de  Cologne.  Il  s'éveilla,  appela 
au  secours;  la  femme,  à  qui  on  avait  parlé  d'un  jeune 
homme  et  qui  se  voyait  en  présence  d'un  vieillard  avec 
des  insignes  d'évêque,  prit  peur,  elle  aussi,  et  se  mit  à 
crier  de  son  côté.  Juste  à  ce  moment  des  gens  apostés 
faisaient  irruption  dans  la  maison.  Les  évêques  ne  per- 
dirent pas  la  tête;  on  accourut  à  leurs  cris;  la  porte 
extérieure  put  être  fermée  et  l'on  captura  ainsi  la  femme 
avec  plusieurs  des  organisateurs  de  l'affaire.  Le  lende- 
main le  général  Salien,  qui  logeait  autre  part,  arriva,  et^ 
sans  écouter  ses  prélats,  qui  tenaient  déjà  des  propos 
miséricordieux,  s'en  alla  au  palais  porter  plainte  et  de- 
mander une  enquête  en  règle.  L'empereur  Constance, 
très  scandalisé,  la  lui  accorda  sans  difficulté.  La  compli- 
cité d'Etienne  fut  établie.  On  eut  bientôt  fait  de  réunir 
quelques  évêques  voisins,  qui  le  déposèrent. 

Il   fut  remplacé   par  un  phrygien,  Léonce,  très  dé- 


1  Dom  Wilmart  {Revue  bénéd.,  t.  XXIV,  1907,  p.  161  et  suiv.) 
conjeclir.-e  qu'une  lettre  épiscopale  par  laquelle  s'ouvre  VAd  Cons- 
tantium  ilo  s.  Hilaire  pourrait  avoir  été  portée  à  Constance  par 
les  deux  évêques.  Cette  conjecture  est  très  vraisemblable. 

2  Ath.,  Hisl.  ar.,  20;  cf.  Tliéodoret,  II,  7,  8;  Théodoret,  qui 
était  d'Antioche,  a  conservé  quelques  détails  topiques. 


l'empereur  constant  '22d 

voué  au  parti  arianisant.  La  direction  ecclésiasLique 
changea  de  main,  mais  non  d'esprit.  Toutefois  Constance, 
réfléchissant  à  ce  qui  venait  de  se  passer  et  aussi  aux 
réclamations  de  son  frère,  commença  à  se  départir  des 
rigueurs  auxquelles  on  l'avait  entraîné.  Les  clercs  d'A- 
lexandrie furent  rappelés  de  leur  exil  arménien;  les 
fonctionnaires  égyptiens  reçurent  l'ordre  de  laisser  en 
^aix  les  partisans  d'Athanase  ^r 

Mais  l'affaire  principale  était  le  schisme,  car  il  y 
avait  vraiment  schisme  entre  les  deux  épiscopats.  Le 
pas  de  Sucques,  entre  Sardique  et  Philippopolis,  for- 
mait limite  •  entre  les  deux  communions.  De  part  et 
d'autre  de  la  frontière,  on  pouvait  différer  d'opinion, 
mais  on  restait  en  rapports  religieux  les  uns  avec  les 
autres;  au  delà  il  n'en  était  plus  ainsi  ^  Une  telle  si- 
tuation était  intolérable.  Les  Orientaux,  sans  doute  pour 
répondre  à  la  démarche  de  Vincent  et  d'Eupliratas,  se 
décidèrent  à  envoyer  à  la  cour  de  Milan  quatre  évêques, 
Démophile,  Eudoxe^,  Macedonius  et  Martyrius,  chargés 
d'expliquer  leur  croyance  à  l'empereur  Constant  et  à 
ses  évêques,  et  de  voir  si  l'on  ne  pourrait  pas  s'en- 
tendre, lis  emportaient,  outre  le  symbole  déjà  présenté 
en  342  et  réédité  à  Sardique,  une  longue  explication, 
en  deux  articles  ^   Elle  ne  contenait  rien  d'hétérodoxe, 


1  Ath.,  Hlst.  ar.,  21. 

2  Socrate,  11,22. 

3  Eudoxe  et  Démopbile  se  succédèrent  plus  tard  sur  le  siège 
de  Gonstantlnople. 

*  AÛi.,  De  syn.  26,  qui  donne  la  date,  trois  ans  après  le  con- 


230  CHAPITRE    VI 

et,  n'eût  été   son  silence  sur  Vhomoousios,  on  aurait  pu 
s'en  contenter.  Naturellement  elle  développait  beaucoup 
les  points   compromis  par  l'enseignement  de  Marcel  et 
de    son  disciple   Photin,    appelé  par   un  jeu   de   mots 
Scotini.   C'est  la  première  fois   qu'il  est   question   de 
celui-ci.  Lui  aussi  était  Galate;  il  avait,  sous  les  ordres 
de  Marcel,  exercé  à  Ancyre  les  fonctions  de  diacre.  Pré- 
sentement  il  se  trouvait  à  la  tête   de  l'évêché  de   Sir- 
mium,   situation  fort    importante.  Ses  diocésains  l'ai- 
maient beaucoup;  ils  goûtaient  sa  science,  son  éloquence 
et  ses  autres  qualités.  Malheureusement  sa  doctrine  lais- 
sait beaucoup  à   désirer.   On   la  caractérise  assez  bien 
en  l'identifiant  à  peu   près  avec  celle  de  Paul  de  Sa- 
mosate.    Du   rèste^  les   principes   de   Marcel,  avec  son 
Verbe   sans  personnalité^  devenu  Fils  et  hj'postase  dis- 
tincte seulement    par  son  incarnation,  conduisaient  lo- 
giquement à  la  théologie  des  deux  Théodotes,  réprouvée 
à  Rome   par  le  pape  Victor  et  à  Antioche  au  temps  de 
l'évêque   Paul.  Les  Orientaux  avaient  mille  raisons  de 
la  rejeter   et  même    d'en   reprocher  la  paternité  à  l'an- 
cien évoque  d'Ancyre.  La  franchise  de  son  disciple  mit 
celui-ci  en  fâcheuse  position.  Athanase,  qui   ne   s'était 
pas  trop   éloigné  de   Sardique  et  vivait  retiré  à  Niseh, 
commença  à  voir  plus  clair   dans  les   idées  de  son  col- 
lègue et   à   reconnaître    qu'elles  ne    différaient  guère  de 
celles  de  Photin. 

cile  de  341.  Il  nomme  trois   des  éTéques,  Eudoxe,  Macedonms  et 
Martyrius. 

■    1  «î'wTrEivô;  signifie  lumineux,  Sv-oteivo'?  veut  dire  ténébreux. 


l'empereur  constant  231 

L'entente  aurait  pu  se  faire  à  Milan.  On  y  toucha 
presque.  Les  évêques  d'Occi-dent,  réunis  autour  de  l'em- 
pereur avec  des  légats  de  l'église  romaine  S  se  décidè- 
rent à  condamner.  Photin.  On  demanda,  par  contre, 
aux  délégués  orientaux  de  condamner  la  doctrine  d'A- 
rius.  Ils  s'y  refusèrent  et  finirent  par  s'en  aller  fâchés  2. 
Ursace  et  Valens,  sujets  de  l'empereur  Constant,  ne 
furent  pas  si  difficiles  :  ils  s'exécutèrent  et  répudièrent 
l'hérésie  arienne. 

En  dépit  de  la  mauvaise  humeur  des  envoyés  orien- 
taux, le  concile  de  Milan  crut  devoir  notifier  à  leurs 
commettants  ce  qui  avait  été  décidé  au  sujet  de  Photiir. 
De  cette  communication  on  accusa  réception,  en  ayant 
bien  soin  de  remarquer  que,  si  Photin  était  si  lamen- 
tablement hérétique,  c'est  qu'il  avait  été  formé  par  son 
ancien  évêque    Marcel  K   Ressasser  en  un  tel  moment 

1  Hil.  Fr.,  II,  20;  AaTI,  2. 

2  «  Qiiattuor  episcopi  Demophilus,  Macedonius,  Eudoxius. 
Martyrius,  qui  ante  annos  octo,  cum  apud  Mediolanum  Arii  sen- 
tentiam  haereticam  noluissent  daœnare,  de  concilio  animis  iratis 
exierunt  »'.  Lettre  de  Libère  écrite  en  334  (J.  212  ;  HiL.  F?-.,  V,  4). 
—  (Photiniis)  qui  ante  biennium  iam  in  Mediolanensi  synodo  erat 
baereticus  damnatus  (HiL  F)-.,  II,  19).  —  Remarquer  l'expression 
Arii  sententiam  haereticam.  Il  n'était  guère  possible  de  demander 
aux  Orientaux  Une  condamnation  d'Arius  en  personne,  puisqu'ils 
l'avaieni,  après' satisfaction  de  sa  part,  admis  de  nouveaii  à  la 
communion  ecclésiastique. 

3  Hil,'  Fr.,  II,  ":2.  Saint  Hilaire  s'exténue  ici  à  montrer  que 
Marcel  n'avait  été  condamné  par  aucun  concile  depuis  celui  de 
Constantinople.  Il  est  fâcheux  qu'il  ait  raison.  Les  Latins  auraient 
sagement  fait  de  suivre  l'exemple  d'Athanase  et  de  répudier  ce 
personnage  compromettant.  L'appui  qu'ils  lui  donnèrent  témoigne 
de  leur  manque  de  clairvoyance. 


232  CHAPITRE    VI 

riiistoire  délicate  de  Marcel  c'était  témoigner  de  sen- 
timents peu  amicaux.  Mais  les  partis  ont  la  mémoire 
longue. 

Atlianase,  vers  ce  même  temps,  allait  de  lui-même 
au  devant  des  désirs  orientaux.  Il  signifiait  à  Marcel 
qu'il  ne  pouvait  plus  avoir  de  rapports  avec  lui  ;  ce  qui 
est  tout-à-fait  notable,  c'est  que  Marcel  se  le. tint  pour 
dit  et  s'abstint  de  récriminer.  De  Pbotin  lui-même, 
Athanase,  en  dehors  duquel  on  n'avait  sûrement  pas 
délibéré  à  Milan,  ne  pouvait  avoir  qu'une  idée  très  dé- 
favorable. Cependant  l'évêque  de  Sirmium,  défendu 
par  sa  popularité  locale,  s'inquiétait  fort  peu  de  la  répro- 
bation dont  il  avait  été  l'objet  à  Milan,  et  se  maintenait 
envers  et  contre  tous. 

Au  bout  de  deux.  anS;,  comme  son  attitude  faisait 
scandale  et  qu'il  importait,  au  point  de  vue  des  rapports 
avec  l'Orient,  qu'on  ne  parût  pas  compromis  dans  son 
hérésie,  un  concile  s'assembla  à  Sirmium  même,  en  vue 
de  se  débarrasser  de  l'évêque.  Mais  on  eut  beau  faire. 
Photin,  comme  Paul  de  Samosate,  était  difficile  à, débus- 
quer. L'intervention  du  gouvernement  ne  fut  ni  accor- 
dée ni  même  sollicitée  :  les  évêques,  réduits  aux  armes 
spirituelles,  durent  s'en  retourner   sans  avoir  abouti. 

Cependant  un  grand  événement  se  produisit  :  Atha- 
nase fut  réintégré  à  Alexandrie.  L'intrus  Grégoire,  depuis 
longtemps  malade,  avait  fini  par  mourir,  le  23  juin  343  '. 


1  Sur  cette  date  il  ne  peut  y  avoir  aucun'doute.  La  Chronique 
des   lettres  testâtes  indique  le   jour  (2   epiphi  =  23  juin).   Il  est 


l'empereur  constant  233 

GoriStance  en  profita  pour  céder  aux  sollicitations  de  son 
frère.  ïldéfendit  de  remplacer  Grégoire  et  rappela  Atha- 
nase.  Celui-ci  se  fit  prier  plus  d'un  an.  Il  se  défiait  de 
Constance  et  de  son  entourage.  Qui  pouvait  savoir  si,  le 
vent  venant  à  changer,  on  ne  se  souviendrait  pas  du  con- 
cile de  Tyr?  Nul  ne  parlait  d'abroger  sa  sentence.  Mais 
ConsLance  insista,  écrivit  jusc^u'à  trois  fois  à  l'évêque, 
lui  fit  écrire  par  plusieurs  de  ses  familiers,  même  par 
son  frère  Gonstant,~jura  que  tout  était  oublié.  Athanase 
finit  par  se  décider.  D'Aquilêe,  où  il  se  trouvait  alors,  il 
descendit  à  Rome  prendre  congé  du  pape  Jules,  qui  lui 
donna  une  belle  lettre  pour  le  clergé  et  les  fidèles  d'A- 
lexandrie ;  il  alla  voir  aussi  Pempereur  Constant,  qui 
l'avait  si  efficacement  défendu,  et  prit  enfin  le  chemin  de 
l'Orient.  Ses  amis  Taccueillirent  partout  avec  joie  ;  quel- 
ques-uns>  aui  ne  l'avaient  guère  soutenu,  se  montrèrent 
embarrassés.  Quant  aux  ennemis^  ils  trouvèrent  des  pré- 
textes pour  ne  pas  se  faire  voir.  A  Antioche  il  rencontra 
l'empereur  et  demanda  que  l'on  profitât  de  l'occasion  pour 
le  mettre  en  préaence  de  ses  accusateurs  et  pour  discuter 
une  bonne  fois  leurs  griefs i.  On  ne  l'écouta  pas.  Il  con- 
tinua sa  route.  Plus  il  allait,  plus  les  sympathies  se  pro- 
nonçaient.  En  Palestine,  où  pourtant  le    métropolitain 
Acace^  successeur  d'Eusèbe,  était  un  de  ses  adversaires 


vrai  qu'elle  parle  de  l'événement  à  l'année  346,  mais  à  propos  du 
retour   d'Athanase   à  Alexandrie,    arrivé    réellement   le   21   octo- 
bre 346.    On    sait  par  l'Historia   arianonim,    qu'Athanase,   rappelé 
aussitôt  après  la  mort  de  Grégoire,  se  fit  attendre  plus  d'un  an. 
1  Lettre  d'Hosius,  dans  Atli.,  HisL  ar.,  44. 


23i  CHAPITRE   VI 

les  plus  résolus,  l'évêque  de  Jérusalem,  Maxime,  réunit 
un  concile  de  seize  évêques  pour  faire  fête  à  l'exilé.  Ils 
lui  donnèrent  des  lettres  pour  l'épiscopat  égyptien  et 
pour  les  fidèles  d'Alexandrie.  Enfin  on  franchit  le  désert 
et  le  triomphe  commença;  les  fonctionnaires  eux-mêmes 
allèrent  au  devant  du  proscrit  jusqu'à  cent  milles  de 
distance.  Ils  avaient  reçu  des  ordres  précis  ;  l'empereur 
avait  ordonné  de  détruire,  dans  les  actes  officiels,  tout 
ce  qui  avait  pu  y  être  inséré  contre  Athanase  et  ses  adhé- 
rents. Le  21  octobre  346,  l'évêque  vainqueur  se  retrou- 
vait au  milieu  de  ses  Alexandrins  K 

Décidément  le  vent  avait  changé.  C'est  ce  que  pensè- 
rent, au  bord  du  Danube,  les  évêques  Ursace  et.Valens. 
Ils  avaient  déjà  fait  une  démarche  au  moment  du  concile 
de  Milan,  lequel,  apparemment,  les  avait  renvoyés  au 
pape  Jules.  Celui-ci  avait  exigé  des  satisfactions  sérieu- 
ses et  sans  doute  les  deux  évêques  avaient  hésité  quelque 
temps  à  les  donner.  Ils  s'y  résignèrent  à  la  fin  et  s'adres- 
sèrent au  pape,  demandant  pardon  pour  leurs  méfaits  et 
reconnaissant  les  décisions  du  concile  de  Sardique.  On 
se  rappelle  qu'ils  y  avaient  été  déposés.  Dans  une  pensée 
d'apaisement,  Jules  crut  devoir  leur  rendre  la  direction 
de  leurs  églises  ;  mais  il  les  manda  auprès  de  lui  et  leur 
fit  signer  une  pièce  oîrils  rétractaient  tout  ce  qu'ils  avaient 
dit  et  fait  contre  Athanase,  condamnaient  Ariuset  sadoc- 


1  Sur  ceci,  Yoir  Ap.  c.  Ar.,  Sl-57  ;  Hist.  av.,  21-23,  avec  les 
pièces  officielles;  cf.  Apol.  ad  ConsL,  i.  La  date  précise  est  don- 
née par  les  chroniques  alexandrines. 


l'empereur  constant  235 

trine,  et  promettaient  de  ne  plus  se  mêler  de  ces  affaires, 
y  fussent-ils  conyiés  par  les  Orientaux  ou  par  Athanase, 
sans  l'assentiment  du  pape  K  Ils  écrivirent  aussi  à  l'é- 
vêque  d'Alexandrie  pour  se  remettre  en  communion 
avec  lui  ^ 

■  Tout  semblait  s'arranger.  Il  ne  restait  plus  à  régler, 
du  côté  de  l'Occident,  que  la  question  Photin,  dont  on 
pouvait  espérer  venir  à  bout,  un  jour  ou  l'autre,  sans 
recourir  aux  grands  moyens.  En  Orient  on  avait  été  trop 
vaincus  par  Athanase  pour  ne  pas  lui  en  gardar  rancune. 
Mais  cela  aussi  pouvait  avoir  une  fin,  pourvu  que  la  si- 
tuation extérieure  demeurât  ce  qu'elle  était.  L'empereur 
Constant  tourna  alors  les  yeux  du  côté  de  l'Afrique  où, 
depuis  plus  de  vingt-cincf  ans,  deux  partis  religieux 
étaient  en  conflit,  et  en  conflit  arméj^  très  dommageable 
à  l'ordre  public. 

Constantin,  on  l'a  vu,  après  avoir  essayé  de  tous  les 
moyens  pour  amener  les  Donatistes  à  l'unité,  avait  fini 
parles  laisser  tranquilles,  ce  dont  ils  n'avaient  pas  man- 
qué de  profiter  pour  susciter  partout  des  désordres  et 
maltraiter  leurs  adversaires.  Ceux-ci,  laissés  à  eux-mê- 
mes, se  tiraient  comme  ils  pouvaient  et  cherchaient  à 
faire  appel  au  bon  sens  public,  en  l'éclairant  sur  les  ori- 
gines de  la  querelle.  A  cet  effet  on  constitua  une  sorte  de 
dossier   apologétique   où  figuraient,  avec  l'enquête  sur 

1  La  lettre  fut  écrite  par  Valens,  de  sa  main,  et  signée  par 
Ursace. 

2  Lettres  originales  dans  Hil.  Fr.,  20.  Cf.  Atli.  Ap.  ç.  Ai-.,  58. 


236  CHAPITRE   VI 

Félix  d'Aptonge  et  le  procès  de  Sllvain*,  divers  docu- 
meats  relatifs  aux  jugements  de  Rome,  d'Arles  et  de  Mi- 
lan^.  Mais  les  Donatistes  n'étaient  guère  enclins  à  la  dis- 
cussion. Cantonnés  dans  leur  intransigeance  farguche,  ils 
ne  répondaient  aux  arguments  que  par  des  malédictions 
ou  des  coups.  Vers  la  fin  de  son  régne  l'empereur  sem 
ble  avoir  perdu  patience.  Le  préfet  du  prétoire  d'Italie 
G-régoire  (336-337),  prit  quelques  mesures  de  répression 
Donat   protesta  avec  la   dernière  violence  :  «  Grégoire 
«souillure  du  sénat,   honte  de  la  préfecture...   «ainsi 
commençait  sa  lettre.  Le  préfet  répondit  patiemment,  en 
style  épiscopal,  dit  saint  Optât  ^.  Les  Donatistes  ne  l'ins- 
crivirent pas  moins,  à  la  suite  de  Léonce,  Ursace  et  Zé- 
nopiiile,  sur  la  liste  de  leurs  bourreaux,  et  n'en  devinrent 
que  plus  insolents. 

C'est  vers  ce  temps-là  qu'on  voit  se  former,  sous  leurs 
auspices,  le  personnel  étrangei  des  Agonistiques  ou  Cir- 
concellions.  On  appelait  ainsi  des  bandes  de  fanatiques 
qui  couraieni  les  campagnes,  en  Numidie  surtout,  pour 


1  Ci-dessus,  p.  116,  122. 

2  C'est  ce  que  j'ai  appelé  la  Sylloge  Opiatiana,  parce  qu'elle 
figure  à  la  suite  de  l'ouvrage  de  saint  Optât  sur  le  schisme  dona- 
tiste.  Elle  s'est  conservée,  fort  incomplète,  dans  un  ms.  de  Cor- 
mery  {Pansinus  i'Ji[).  Mais  comme  elle  a  été.  sousles  yeux  de 
saint  0|ilat  et  de  saint  Augiislin,  qui  s'y  réfèrent  souvent,  il  m'a 
été  possible  de  la  reconstituer  complètement.  Sur  ce  suji-t,,  voir 
mon  mémoire  Le  dossier  du  Donalisme  dans  les  Mélanges  de  l'Ecole 
de  Eome,  t.  X,  1890.  Les  fragments  contenus  dans  le  ms.  de  Cor- 
mery  figurent  à  la  suite  du  texte  d'Optat  dans  le  Corpus  ss.  eccl. 
lut.  de  Vienne,  t.  XXVI. 

3  Optât,  III,  3,  10. 


l'empereur  constant  237 

prêter  main-forte  à  la  bonne  cause  et  combattre  les  tradi- 
teurs.  Ils  prétendaient  observer  la  continence,  ce  pour- 
quoi lesDonatistes  les  comparèrent  plus  tard  aux  moines 
catholiques.  Armés  de  solides  gourdins,  ils  se  montraient 
partout,  sur  les  chemins,  dans  les  foires,  rôdaient  au- 
tour des  chaumières,  d'où  leur  nom  de  circoncellions, 
surveillaient  étroitement  les  fermes  et  les  maisons  de 
campagne.  Ce  n'est  pas  seulement  à  la  querelle  de  Donat 
et  de  Gécilien  qu'ils  s'intéressaient.  Grands  redresseurs 
de  torts,  ennemis  des  inégalités  sociales,  ils  prenaient 
volontiers  le  parti  des  colons  contre  les  propriétaires, 
des  esclaves  contre  les  maîtres,  des  débiteurs  contre  les 
créanciers.  Au  premier  appel  des  opprimés  ou  prétendus 
tels,  surtout  du  clergé  donatiste,  quand  il  se  trouvait 
serré  de  près  par  la  police,  on  les  voyait  arriver  en  trou- 
pes farouches,  poussant  leur  cri  de  guerre  :  Deo  laudes  ! 
et  brandissant  leurs  célèbres  bâtons.  Un  de  leurs  grands 
amusements,  quand  ils  rencontraient  une  voiture  précé- 
dée de  coureurs  esclaves,  c'était  d'y  faire  monter  les  es- 
claves et  d'obliger  les  maîtres  à  courir  devant.  Même 
quand.on  n'appartenait  à  aucune  des  catégories  mal  vues 
de  ce  singulier  monde,  il  ne  faisait  pas  bon  rencontrer 
les  Circoncellions  sur  les  routes  écartées.  Les  fils  des 
mart^^rs  avaient  souvent  la  prétention  d'être  martyrs 
eux-mêmes,  et,  comme  pour  ces  gens  grossiers,  la  mort 
violente  était  tout  le  martyre,  ils  la  recherchaient  avec 
avidité.  Quand  la  rage  les  prenait,  ils  s'adressaient  aux 
passants  et  les  forçaient  à  les  tuer.  Refusait-on,  ils  vous 
tuaient  vous-même  et  couraient  à  la  recherche  d'une  per- 


238  CHAPITRE  VI 

sonne  de  meilleure  composition.  Au  besoin  ils  se  procu- 
raient eux-mêmes  le  martyre,  se  brûlaient  vifs,  se  je- 
taient dans  les  rivières,  et  surtout  dans  les  précipices. 
Une  fois  morts,  ils  étaient  enterrés  par  leurs  confrères 
avec  le  plus  grand  respect  :  les  campagnes  numides 
étaient  émaillées  de  leurs  tombes,  auxquelles  on  rendait 
les  mêmes  honneurs  qu'à  celles  des  vrais  martyrs. 

Dans  l'i^urès,  où  ils  étaient  fortnom-breux,  ils  avaient 
fini  par  s'organiser.  Leurs  principaux  chefs,  Axido  et 
Fasir,  étaient  des  puissances,  redoutables  et  redoutées.  A 
la  longue  ils  se  rendirent  insupportables,  non  seulement 
à  leurs  victimes,  mais  au  clergé  donatiste  lui-même,  sur 
qui  l'opinion  faisait  peser  la  responsabilité  de  ce  brigan-  • 
dage  religieux.  Les  évêques  firent  mine  de  les  désap- 
prouver; puis,  comme  les  Girconcellions  ne  les  écou- 
taient pas,  ils  se  décidèrent  à  les  déclarer  incorrigibles 
et  s'adressèrent  à  l'autorité  militaire.  Le  comte  Taurin 
envoya  ses  hommes  dans  les  foires  et  procéda  à  des  ar- 
restations. Dans  une  localité  appelée  Octava  les  soldats 
rencontrèrent  une  résistance  assez  vive  ;  il  y  eut  beau- 
coup de  morts  et  de  blessés.  Les  morts  furent,  bien  en- 
tendu, posés  en  martyrs  ;  mais  cette  fois  les  évêques 
donatistes  leur  refusèrent  la  sépulture  '. 

Cette  répression  localç  et  momentanée  ne  pouvait  que 
renforcer  le  fanatisme.  Les  Girconcellions  recommencè- 
rent à  pulluler. 


1  Optât,  III,  4.  —  Cet  événement  n'est  pas  bien  daté  ;  il  sem- 
ble devoir  se  placer  entre  340  et  34S. 


l'empereur  constant  239 

Cependant  l'empereur  Constant  se  décida  à  reprendre 
l'œuvre  d'union  dans  laquelle  avaient  échoué  les  efforts 
antérieurs.  Deux  commissaires,  Paul  et  Macaîre,  furent 
envoyés  en  Afrique,  avec  des  sommes  considérables 
pour  essayer  d'abord  si  les  subventions  impériales,  agis- 
sant directement  sur  le  menu  peuple,  ne  pourraient  pas 
le  disposer  favorablement.  A  Carthage,  ils  se  présentè- 
rent à  Donat,  qui  les  reçut  majestueusement  :  «  Qu'est- 
ce  que  l'empereur  peut  avoir  à  faire  avec  l'Eglise?  »  ^ 
dit-il,  en  ajoutant  qu'il  écrirait  partout  afin  qu'on  refusât 
les  aumônes. 

Malgré  l'opposition  du  «  prince  de  Tyr  »,  comme  l'ap- 
pelle Optât,  les  émissaires  impériaux  commencèrent  leur 
tournée,  qui  se  poursuivit  paisiblement  en  Proconsulaire 
et  fut  niême,  en  beaucoup  d'endroitS;,  couronnée  de  suc- 
cès. Les  aumônes  furent  distribuées,  les  populations 
exhortées  au  nom  de  l'empereur,  l'union  réalisée  sans 
qu'il  fût  nécessaire  d'employer  de  trop  grands  moyens. 
En  Numidie  il  n'en  fut  pas  ainsi.  Les  évêques  donatistes 
y  organisèrent  une  résistance  acharnée  2.  Ils  se  réuni- 
rent en  grand  nombre  autour  de  l'évêque  de  Bagaï,  l'un 
des  plus  déterminés  d'entre  eux  ;  il  s'appelait  Donat, 
comme  le  grand  primat  de  Carthage.  On  fit  appel  aux 
«  chefs' des  saints  »  :  de  toute  la  région  de  l'Aurès  les 
Circoncellions  se  rassemblèrent  à  Bagaï,  où  l'église  fut 
transformée  en  magasin  de  vivres.  Dix  évêques  furent 

1  Optât,  III,  3. 

2  Dans  ce  qui  suit  je  combine  avec  les  renseignements  fournis 
par  le  livre  III  d'Optat  quelques  données  de  la  passion  de  Marculus. 


a40  CHAPITRE    VI 

députés  aux  deux  commissaires,  qui  arrivaient  par  la 
route  de  Tliéveste,  avec  mission  de  protester  énergique- 
ment  contre  «'  l'union  sacrilège  ».  La  rencontre  eut  lieu  à 
Vegesela.  Les  prélats  donatistes  tinrent  aux  envoyés  de 
l'empereur  un  tel  langage  qu'on  se  vit  obligé  de  les  châ- 
tier sans  plus  attendre.  Attachés  à  des  colonnes  et  fus- 
tigés, ils  tempérèrent  leur  style.  L'un  deux,  cependant, 
un  certain  Marculus,  se  montra  intraitable  et  fut  retenu 
prisonnier. 

Informés  de  ce  qui  se  passait  à  Bagaï,  les  commis- 
saires ne  jugèrent  pas  prudent  de  s'y  rendre  sans  escorte. 
Le  comte  d'Afrique,  Silvestre,  mit  ses  cavaliers  à  leur 
disposition.  Quelques-uns  de  ceux-ci,  envoyés  en  four- 
riers à  Bagaï,  furent  accueillis  à  coups  de  pierres  et  obli- 
gés de  se  replier  sur  leur  corps,  en  emportant  des  bles- 
sés. Les  choses,  bien  entendu,  n'en  restèrent  pas  là.  Nous 
n'avons  pas  de  détails,  mais  la  répression  fut  prompte 
et  dure. 

Donat  de  Bagaï  y  perdit  la  vie  ;  Marculus  ^  emmené 
quelque  temps  de  ville  en  ville,  finit  par  être  précipité 
du  haut  du  rocher  de  Nova  Petra.  Les  Donatistes,  on  le 
pense  bien,  en  firent  des  martyrs  :  leurs  adversaires  pré- 
tendaient au  contraire  que  Marculus  s'était  précipité  tout 
seul  et  que  Donat,  lui  aussi,  s'était  jeté  dans  un  puits  ^ 


1  «  Ecce  Marculus  de  petra  praecipitatus  est  ;,  ecce  Donatus 
Bagaiensis  in  puteum  mis^us  est.  Quando  poteslales  Romanae  ta- 
lia  supplicia  decreyerunt,  ut  praecipitentur  homiues  ?  »  Aug.  I?i 
Joh.;XI,  15. 

2  Passio7i  de  Marculus  (Migne,  P.  L.,  t.   VIII,  p.  760).   Ce  docu- 


l'empereur  constant  341 

Dès  lors  les  opérations  de  Macaire  et  de  Paul  prirent 
un  aspect  plus  sévère.  Les  envoyés  impériaux  allaient 
de  ville  en  ville  avec  les  cavaliers  du  comte  d'Afrique. 
Le  clergé  donatiste  s'enfuyait  à  leur  approche;  quant 
aux  fidèles,  on  les  réunissait  à  l'église,  où  ils  n'entraient 
pas  sans  appréhension,  car  on  leur  faisait  croire  que 
Paul  et  Macaire  plaçaient  des  images  sur  l'autel  —  il 
s'agissait  sans  doute  des  portraits  des  empereurs  —  et 
que  le  sacrifice  chrétien  allait  être  offert  à  ces  nouvelles 
idoles  1.  Bien  entendu  il  ne  se  passait  rien  de  semblable. 
Les  commissaires  prenaient  la  parole  et  exposaient  en 
termes  appropriés  l'objet  de  leur  mission.  En  certains 
endroits  ils  réussirent  complètement  et  rallièrent  jusqu'à 
l'évêque  -  donatiste,  avec  lequel  son  collègue  catholique 
trouvait  moyen  de  s'arranger,  soit  par  le  partage  des 
paroisses,  soit  autrement  ^ 

ment  lui-même  trahit  quelque  embarras  :  l'auteur  donatiste  qui 
l'a  rédigé  ne  dissimule  pas  que  l'exécution  n'eut  d'autre  témoin 
que  le  bourreau.  Une  autre  pièce  martyrologique,  due  à  Macrobe, 
évéque  donatiste  de  Rome,  raconte  la  mort  de  deux  donatistes  de 
Garthage,  Isaac  et  Maximien.  Celui-ci  avait  déchiré  un  édit  pro- 
consulaire relatif  à  l'union  ;  l'autre  avait  poussé  à  l'audience  des 
cris  séditieux.  Ils  furent  condamnés  à  l'exil,  puis  moururent  en 
prison.  Leurs  corps  furent  jetés  à  la  mer  ;  mais  l'opération  ayant 
été  mal  conduite,  ils  revinrent  au  rivage.  Les  Donatistes  disaient 
que  Maximien  vivait  encore  quand  on  l'avait  précipité  à  l'eau. 
Ceci  se  passa,  semble-t-il,  en  347,  au  mois  d'août  (XVIII  kal.  sept, 
die  sabhato),  alors  que  l'union,  déjà  opérée  à  Garthage,  ne  soule- 
vait plus  de  difficultés  qu'en  Numidie  (P.  L.,  t.  VIII,  p.  767).  Il 
est  possible  que  Macrobe  soit  aussi  l'auteur  de  la  passion  de  Mar- 
culus. 

1  Optât,  III,  12  ;  VIL  6. 

2  Concile  de  Gratus,  c.  12. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  16 


242  CHAPITRE    VI 

Mais  ces  cas  paraissent  avoir  été  rares.  Il  y  eut  beau- 
coup de  résistances  locales,  que  l'on  réprima  durement  K 
Le  nom  de  Macaire  resta  en  abomination  parmi  les  Do- 
natistes,  et,  pour  les  catholiques  eux-mêmes,  le  souve- 
nir de  ses  dragonnades  finit  par  devenir  importun. 

Parmi  les  membres  du  clergé  qui  s'étaient  enfuis, 
plusieurs  moururent  de  fatigue  et  de  misère  ;  d'autres 
se  cachèrent  ou^'parvinrent  même  à  se  maintenir  çà  et  là, 
sous  la  protection  des  Agonistiques,  Ceux  qu'on  put  rat- 
traper, au  moins  les  évêques,  furent  exilés  en  dehors  de 
l'Afrique.  Donat  fut  de  ce  nombre  :  il  mourut  dans  son 
exil.  La  persécution,  on  le  pense  bien,  surchauffa  encore 
la  colère  des  opposants.  L'un  d'entre  eux,  un  certain 
Vitéllius,  publia  un  livre  éloquent  sous  le  titre  «  Les 
serviteurs  de  Dieu  sont  haïs  du  monde  ».  Il  est  perdu, 
malheureusement  ;  mais  il  nous  reste  deux  passions  de 
((  martyrs  »  donatistes  par  lesquelles  nous  pouvons  nous 
faire  une  idée  de  l'état  d'esprit  des  persécutés  ^. 

Quand,  leur  tournée  achevée,  les  operarii  unitatis  se 
rembarquèrent  pour  l'Italie,  l'église  donatiste  était 
abolie,  extérieurement  et  afficiellement.  Il  n'y  avait  plus 
qu'un  seul  clergé  et  un  seul  évêque  de  Garthage.  Gra- 
tus,  alors  revêtu  de  ces  hautes  fonctions,  réunit,  en  348, 
un  grand' concile,  auquel  assistèrent  plusieurs  prélats 
donatistes  ralliés  les  années  précédentes.  C'est  un  docu- 

1  Optât  revient  souvent  là-dessus:  aspera,  aspere  gesta. 

2  Gennadius,  De  viris,  4.  Vitéllius  avait  déjà  polémisé  contre 
les  païens  et  les  catholiques.  Sur  les  deux  passions,  voir  p.  241, 
note  2. 


l'empereur  constant  243 

ment  curieux  de  l'état  des  esprits  au  lendemain  de  la 
réunion.  Déjà  il  y  avait  eu,  dans  les  provinces,  des 
conciles  partiels  ;  pour  celui-ci  les  convocations 
s'étaient  étendues  à  toute  l'Afrique  *.  Le  président 
commença  par  rendre  grâces  à  Dieu,  qui  avait  inspiré 
à  l'empereur  Constant  la  pensée  de  cette  œuvre  d'union 
et  le  choix  de  ses  représentants,  Paul  et  Macaire. 
Puis  on  adopta  quelques  règlements  de  circonstance  ; 
il  fut  interdit,  en  particulier,  de  réitérer  le  baptême  2, 
et  d'honorer  comme  martyrs  des  gens  assassinés  ou 
qui  se  seraient  tués  eux-mêmes,  soit  en  se  jetant  dans 
les  précipices,  soit  autrement.  On  s'occupa  aussi  de 
discipline  générale.  A  la  fin,  Gratus  rappela  et  renou- 
vela solennellement  les  condamnations  depuis  long- 
temps portées  contre  les  traditeurs  et  les  rebaptisants. 
La  réprobation  des  traditeurs  était  une  satisfaction  ac- 
cordée aux  donatistes  ralliés,  celle  des  rebaptisants, 
une  condamnation  indirecte  du  donatisme  lui-même. 
On   laissait  dormir  les  anciennes  querelles  :   Gécilien, 


1  II  est  fâcheux  que  nous  n'ayons  pas,  pour  ce  concile,  la 
liste  complète  des  signatures.  Elle  aurait  un  intérêt  tout  particu- 
lier. 

2  Can.  1,  2.  Les  Donatistes  maintenaient  l'ancien  principe  cy- 
prianiste  qu'il  n'y  a  point  de  baptême  en  dehors  de  la  véritable 
Eglise.  Gomme  ils  ne  reconnaissaient  pas  ce  titre  à  l'Eglise  ca- 
tholique, ils  étaient  bien  obligés,  quand  un  catholique  se  faisait 
donatiste,  de  lui  conférer  le  seul  baptême  valable  à  leurs  yeux, 
c'est-à-dire  le  leur.  On  a  vu  plus  haut  que  l'Eglise  catholique 
d'Afrique  avait  abandonné,  au  concile  d'Arles  de  314,  l'usage  au- 
trefois défendu  par  saint  Gyprien.  Dans  ces  conditions  elle  ne 
pouvait  qu'admettre  le  baptême  donatiste. 


244  CHAPITRE   VII 

Félix,   Majoriii,   étaient    morts    depuis    longtemps  ;   il 
n'était  plus  question  d'eux. 

Avec  le  sage  esprit  dont  témoignent  ces  décisions 
conciliaires,  la  paix  se  fût  rétablie  à  la  longue,  pourvu 
qu'en  surveillant  de  près  les  agitateurs  demeurés  dans 
le  pays  -et  en  tenant  éloignés  les  chefs,  on  eût  permis 
au  temps  d'éteindre  les  ressentiments  et  d'habituer  à 
vivre  ensemble  des  gens  qui  s'entre-maudissaient  depuis 
près  de  quarante  ans.  Malheureusement  pour  l'Afrique 
—  on  peut  le  dire  en  dehors  de  toute  préoccupation  reli- 
gieuse —  l'attitude  du  gouvernement  ne  se  maintint  pas 
assez  longtemps.  Le  feu  couvait  encore  sousr  la  cendre 
quand  Julien,  pour  faire  pièce  à  l'Eglise,  relâcha  les  exi- 
lés et  déchaîna  de  nouveau  la  tempête  sur  les  provinces 
africaines. 


CHAPITRE   VII 
La  proscription  d'Athanase. 


Assassinat  de  Constant.  —  L'usurpateur  Magnence.  —  Cons- 
tance se  rend  maître  de  l'Occident.  —  Les  deux  césars,  Gallus  et 
Julien.  —  Déposition  de  Photin.  —  Nouvelles  intrigues  contre 
Attianase.  —  Le  concile  d'Arles.  —  Le  pape  Libère.  —  Conciles  de 
Milan  et  de  Béziers.  —  Exil  de  Lucifer,  d'Eusèbe,  de  Libère, 
d'Hilaire,  d'PIosius.  —  Emeutes  policières  à  Alexandrie.  —  Assaut 
de  l'église  de  ïhéonas  :  disparition  d'Athanase.  —  Intrusion  de 
Georges.  —  Athanase  dans  sa  retraite. 


La  politique  religieuse  de  Constant  avait  abouti  à 
quelque  chose.  «  L'ordre  régnait  »  en  Afrique.  Au  bord 
du  Danube,  l'évêque  hérétique  de  Sirmium  se  maintenait 
encore  »  ;  mais,  comme  ses  diocésains  s'arrangeaient  de 
lui,  l'interruption  des  rapports  entre  lui  et  ses  collègues 
n'était  qu'une  affaire  locale.  En  Orient  on  avait  obtenu 
la  réintégration  d'Athanase,  c'est-à-dire  la  pacification 
de  l'Egypte.  Les  Egyptiens,  il  est  vrai,  demeuraient  iso- 
lés ou  peu  s'en  faut,  dans  le  monde  épiscopal  d'Orient 
et  celui-ci  n'était  pas  d'accord  avec  l'Eglise  d'Occident. 
Mais  on  avait  fait  quelques  pas  vers  l'union;  les  évê- 
ques  de  Palestine  et  ceux  de  l'île  de  Chypre  s'étaient 
remis  en  rapport  avec  Athanase  ;  on  pouvait  espérer 
qu'avec  le  temps  les  tendances  pacifiques  s'accentue- 
raient et  que  l'on  arriverait  à  s'entendre.  Pour  cela  il 


246  CHAPITRE   VII 

eût  fallu  que  l'équilibre  politique  se  maintint  tel  que 
l'avaient  fait  les  circonstances. 

Il  n'en  fut  rien.  Le  18  janvier  350,  une  conspiration 
militaire  éclata  à  Autun  et  le  comte  Magnence  fut  pro- 
clamé empereur  à  la  place  de  Constant,  lequel,  peu  de 
jours  après,  fut  assassiné  à  Elne,  au  pied  des  Pyrénées. 

Contre  cet  attentat  à  la  légitimité  constantinienne, 
tout  ce  qui  restait  de  la  famille  fit  front  d"instinct.  En 
Occident  il  y  avait  encore  deux  filles  de  Constantin, 
Gonslantine  et  Entropie,  veuves,  l'une  du  roi  Hanniba- 
lien,  l'autre  du  consulaire  Népotien.  La  première^  qui 
résidait  à  Sirmium,  s'empressa  d'opposer  un  compéti- 
teur à  Magnence,  et  proclama  auguste  un  vieux  général 
appelé  Vetranio  (1"  mars).  L'autre  habitait  Rome.  Dé- 
bordée d'abord  par  l'empressement  de  Magnence,  qui 
s'était  fait  reconnaître  dans  la  vieille  capitale,  elle  se 
reprit  et  poussa  à  l'empire  son  fils  Népotien  (3  juin). 
De  celui-ci  Magnence  eut  aisément  raison.  Un  mois 
n'était  pas  écoulé  que  son  général  Marcellin  reprenait 
Rome  après  un  grand  combat,  où  Népotien  fut  tué.  Le 
vainqueur  ne  se  montra  pas  clément  :  Entropie  fut  mas- 
sacrée et  avec  elle  beaucoup  de  personnages  de  Tarislo- 
cratie  romaine. 

Constance,  lui  aussi,  ne  s'abandonna  pas.  Il  avait 
sur  les  bras,  outre  les  catastrophes  d'Occident,  une 
guerre  interminable  avec  les  Perses.  Nisibe  subit  celte 
année  un  siège  héroïque  ;  ses  habitants,  soutenus  par 
leur  célèbre  évêque  Jacques,  repoussèrent,  quatre  mois 
durant,    tous    les   assauts  du   roi    Sapor.    De   ce   côté 


LA.   PROSCRIPTION  D'ATHANASE  247 

c'étaient  lesf  lieutenants  de  l'empereur  qui  dirigeaient 
les  opérations  militaires.  Lui-même  il  rassemblait  des 
troupes  et  prenait  bientôt  le  chemin  de  l'Occident.  Ve- 
tranion,  avec  qui  il  s'était  à  peu  près  entendu,  le  laissa 
passer  par  l'Illyricum.  Il  fit  plus  :  le  fils  de  Constantin 
réussit  à  lui  persuader  de  déposer  la  pourpre,  lui  suc- 
céda sans  conflit  et  l'envoya  finir  tranquillement  ses 
jours  à  Prusias  en  Bithynie. 

A  cet  arrangement  Constance  gagnait  la  péninsule  bal- 
kanique et  les  provinces  pannoniennes,  en  supposant 
toutefois  que  Magnence  ne  vînt  pas  les  lui  disputer,  ce 
qui  était  fort  à  craindre.  En  attendant,  il  s'installa 
pour  l'hiver  à  Sirmium.  Au  printemps  il  se  porta  vers 
les  Alpes  Juliennes  ;  le  a  tyran  »  vint  à  sa  rencontre  et 
le  força  de  reculer  jusqu'au  confluent  de  la  Drave  et  du 
Danube.  Là  s'engagea,  le  28  septembre  351,  la  bataille 
de  Mursa,  dont  le  résultat,  défavorable  à  Magnence, 
l'obligea  de  repasser  les  monts. 

L'hiver  venu,  les  deux  rivaux  restèrent  dans  leurs 
positions  de  l'année  précédente,  Constance  à  Sirmium, 
Magnence  à  Aquilée.  C'est  seulement  l'été  suivant  (352) 
que  Constance  parvint  à  franchir  les  passages  et  à  dé- 
border en  Italie  :  Magnence  dut  se  replier  sur  la  Gaule. 
Le  vainqueur  entra  à  Milan,  où  il  épousa  Eusebia,  belle 
et  avisée  personne,  qui  ne  tarda  pas  à  prendre  beaucoup 
d'influence  sur  son  mari.  En  353,  Magnence,  qui  avait 
essayé  en  vain  de  défendre  les  Alpes,  fit  retraite  sur 
Lyon.  Sur  le  point  d'être  trahi  par  ce  qui  lui  restait 
de   soldats,  il  se  donna  la   mort  (10  août).  Constance 


248  CHAPITRE    VII 

entra   à  Lyon  :   l'unité   de  l'empire  était  reconstituée. 

Toutefois,  comme  ses  prédécesseurs,  il  sentit  le  be- 
soin d'en  partager  le  fardeau.  Il  ne  pouvait  à  la  fois 
conquérir  l'Occident  et  faire  face  aux  Perses.  Dès  354 
(45  mars)  un  des  fils  de  Jules  Constance,  Gallus,  fut 
tiré  de  sa  retraite  et  expédié  à  Antioche  avec  la  qualité 
de  césar  ;  on  lui  donna  pour  femme  la  propre  sœur  de 
l'empereur,  Gonstantine,  veuve  d'Hannibalien,  celle  qui, 
l'année  précédente,  avait  inventé  Vetranion.  Cette  per- 
sonne entreprenante  aida  son  mari  à  se  transformer  en 
tyran  asiatique  :  à  eux  deux  ils  eurent  bientôt  fait  de 
soumettre  Antioche  à  un  régime  insupportable.  Les  cris 
des  opprimés  furent  entendus  jusqu'à  Milan.  Mandé  au- 
près du  chef  de  l'empire,  Gallus  lui  envoya  d'abord  sa 
femme,  qu'il  savait  fertile  en  ressources.  Mais  elle  mou- 
rut en  route  ^  si  bien  qu'il  se  crut  obligé  de  partir  lui- 
même.  N'ayant  pu  prendre  l'attitude  d'un  compétiteur, 
il  se  vit  bientôt  dans  la  situation  d'un  accusé.  Conduit 
àFlanona,  prés  de  Pola,  il  y  fut  jugé  et  exécuté  (fin  355). 

Il  lui  restait  un  frère,  Julien.  L'année  suivante  il 
fut  appelé  à  la  cour  et  proclamé  césar  (6  novembre  355). 
On  lui  confia  la  Gaule,  qui  se  trouva  bien  de  son  gouver- 


1  C'est  eJle  qui  fit  construire  à  Rome  la  célèbre  basilique 
Sainte-Agnès  ;  ce  fait  fut  commémoré  par  une  inscription  métri- 
que, dont  nous  avons  encore  le  texte:  Constantina  Deurn  venei'ans 
Christogue  dicata  etc.  Elle  y  fut  enterrée,  dans  un  mausolée  qui  est 
encore  debout  (voir  ci-dessus,  p.  64,  note  2).  C'est  cette  Constan- 
tine  que  la  légende  a  transformée  en  une  sainte  vierge  Constance, 
bien  qu'elle  eût  été  mariée  deux  fois,  et  que,  pour  le  reste,  sa  vie 
n'ait  rappelé  que  de  très  loin  l'idéal  évangélique. 


-  LA   PROSCRIPTION   D'ATHANASE  3i9 

nement  et  lui  fut  reconnaissante,  en  particulier,  delà  vail- 
lance intelligente  avec  laquelle  il  sut  la  défendre  contre 
les  barbares  d'outre-Rhin. 

Mais  il  faut  revenir  aux  affaires  ecclésiastiques.  La 
nouvelle  de  la  mort  de  Constant  avait  éclaté  en  Orient 
comme  un  coup  de  tonnerre.  Tout  ce  qu'Athanase  comp- 
tait d'ennemis  en  Syrie  et  en  Asie-Mineure  avait,  non 
pas  manifesté  sa  joie,  car  cela  eût  été  inconvenant  et 
dangereux,  mais  tressailli  d'espérance.  Quelques-uns 
s'étaient  même  enhardis  jusqu'à  reparler  du  concile  de 
Tyr-et  de  la  nécessité  d'en  revenir  à  ses  décisions.  Ceux- 
là  étaient  trop  pressés  :  Constance  refusa  de  les  enten- 
dre. Il  écrivit  à  Athanase  pour  l'assurer  que  les  désirs 
de  son  frère  mort  seraient  respectés  et  que,  quelque 
rumeur  qui  pût  lui  parvenir,  il  devait  se  tenir  tranquille  : 
il  serait  toujours  appuyé  K  Les  fonctionnaires  d'Egypte 
reçurent  des  instructions  dans  le  même  sens.  Athanase,  de 
son  côté,  publia  pour  sa  défense  un  dossier  justificatif,  où 
il  produisait  d'abord  les  sentences  rendues  en  sa  faveur 
par  l'épiscopat  égyptien,  par  le  concile  de  Rome  et  par 
celui  de  Sardique,  puis  reprenait,  dans  une  suite  de  piè- 
ces officielles,  reliées  par  un  court  exposé  narratif,  toute 
l'histoire  des  intrigues  dirigées  contre  lui,  jusqu'à  son 
rappel  par  l'empereur  Constance  et  à  la  rétractation  d'Ur- 
sace  et  de  Valens.  C'est  ce  que  nous  appelons  1'  «  Apolo- 
gie contre  les  Ariens  ».  Jusqu'à  ce  moment,  Athanase 
s'était  abstenu  d'écrire,  de  crainte  que,  comme  il  était  ar- 

1  Ath.  Hist.  ar.,  23,  51. 


250  CHAPITRE    VII 

rivé  pour  Marcel,  on  n'abusât  de  ses  paroles.  Même  celte 
fois  il  ne  se  produisait  guère,  se]  contentant  de]  laisser 
parler  les  documents. 

Un  autre  dignitaire  à  qui  le  changement  d'empereurs 
dut  paraître  fort  désagréable,  c'est.l'évêque  de  Sirmium. 
S'il  était  deveuu  un  objet  de  scandale  pour  ses  collègues 
d'Occident,  on  devine  quel  bien  lui  pouvaient  vouloir 
ceux  d'Orient.  Ceux-ci  étaient  toujours  représentés  dans 
l'entourage  de  Constance.  Aussitôt  qu'ils  le  virent  ins- 
tallé à  Sirmium,  ils  y  affluèrent  et  se  mirent  en  devoir 
de  régler  leurs  vieux  comptes  avec  Scotin^  comme  ils 
disaient.  Mais  Scotin  était  homme  de  ressources.  Il  par- 
vint d'abord  à  esquiver  le  concile  et  obtint  qu'une  com- 
mission nommée  par  l'empereur  décidât  entre  lui  et 
ceux  qui  critiquaient  sa  doctrine.  Constance,  qui  se 
plaisait  à  ce  genre  d'exercices,  désigna  un  aréopage 
de  huit  fonctionnaires,  assisté  d'un  personnel  de  sténo- 
graphes. Photin  comparut,  et  le  parti  adverse  prit  pour 
orateur  Basile,  évoque  d'Ancyre,  homme  d'opinions 
modérées,  et  d'un  grand  talent  de  parole.  C'était  un  ga- 
late,  lui  aussi  ;  il  avait  dû  vivre  assez  longtemps  avec 
Photin  dans  le  clergé  de  Marcel.  L'histoire  de  Paul  de 
Samosate  se  reproduisait  dans  tous  les  détails  :  Photin 
et  Basile  recommençaient  le  duel  entre  l'évêque  d'Aatio- 
cheet  le  prêtre  Malchion^  S.  Epiphane  eut  sous  les  yeux 
le   procès-verbal  de   cette  discussion  ^    qui  permit  de 


1  V.  t.  I,  p.  472. 

2  Haer.  LXXl,  i,  2. 


LA    PROSCRIPTION   D'ATHANASE  251 

bien  tirer  au  clair  les  erreurs  de  Photin.  Le  concile 
s'assembla  alors  ;  l'évêque  de  Sirmium  reçut  des  Orien- 
taux un  supplément  de  condamnation  et  l'empereur 
l'exila.  On  le  remplaça  par  un  certain  Germinius,  que 
l'on  fit  venir  de  Gyzique  et  qui  était  dans  les  idées  du 
parti.  Les  Orientaux  avaient  retrouvé,  en  ce  pays  danu- 
bien, deux  anciens  amis,  Ursace  et  Valens,  déserteurs 
par  nécessité,  mais  qui,  libres  maintenant  de  leurs  sym- 
pathies, s'empressèrent  de  rallier  l'escadron. 

La  revanche  se  préparait;  toutefois  il  importait  de  se 
montrer  prudents.  L'empereur  Constance  était  en  train 
de  conquérir  l'Occident  ;  on  espérait  bien  que  cette  con- 
quête politique  aurait  pour  conséquence  une  complète 
assimilation  religieuse.  Mais  les  Latins  avaient,  on 
l'éprouvait  depuis  longtemps,  des  répugnances  avec  les- 
quelles il  fallait  compter.  Le  concile  se  contenta  de  pro- 
clamer, pour  la  quatrième  fois,  le  symbole  d'Antioche, 
avec  un  appendice  de  vingt-sept  canons  doctrinaux,  diri- 
gés surtout  contre  Marcel  et  Photin,  mais  sans  les  nom- 
mer ni  l'un  ni  l'autre.  Saint  Hilaire  ^  qui,  avec  saint 
Athanase,  nous  en  a  conservé  le  texte,  n'y  voit  rien  de 
repréhensible  ;  et,  en  effet,  si  ce  symbole  avait  été  pré- 
senté par  d'autres  mains,  on  aurait  pu  s'en  contenter  en 
Occident.  Sans  doute  il  n'y  est  pas  question  de  Vhomoou- 
sios,  mais  était-il  si  sûr  qu'on  ne  pût  se  passer  de  cette 

1  Hil.  De  s?/n.,  38-62;  Alh.  De  syn.,  27.  Soerate,  II,  29,  donne  la 
date  (351)  de  l'assemblée  ;  malgré  les  énormes  confusions  qu'il  fait 
ici,  on  doit  reconnaître  que  sa  date  cadre  bien  avec  la  suite  des 
faits  acquis. 


252  CHAPITRE    VII 

formule,  qui  soulevait  tant  d'objections  et  qui,  n'expri- 
mant qu'un  des  aspects  de  la  foi  commune,  avait  toujours 
besoin  de  compléments  et  d'explications?  De  bons  esprits 
pouvaient  avoir  là  dessus  quelques  perplexités.  Il  est  vrai 
que  Y homoousios  avait  été  canonisé  à  Nicée.  Mais,  sans 
manquer  de  respect  à  cette  vénérable  assemblée,  ce  que 
personne  alors  ne  songeait  à  faire,  était-il  interdit  d'in- 
terpréter un  peu  le  texte  qu'elle  avait  arrêté  ?  De  telles 
pensées  devaient  se  faire  jour  en  des  tètes  comme  celle 
de  Basile  d'Ancyre.  Elles  eurent  bientôt  un  grand  suc- 
cès, mais  un  succès  passager,  car  c'étaient  celles,  non 
pas  de  tous  les  Orientaux,  ni  probablement  de  la  majo- 
rité consciente  ou  inconsciente  de  ce  parti,  mais  seule- 
ment d'un  groupe  de  modérés. 

Pendant  que  ses  adversaires  manifestaient  en  Illyrie 
et  s'apprêtaient  à  conquérir  l'Occident,  Athanase  sen- 
tait de  nouveau  leurs  intrigues  se  nouer  autour  de  lui. 
L'hiver  351-352  paraît  avoir  été  employé  à  circonvenir  de 
nouveau  l'empereur.  On  lui  assura  qu' Athanase,  pendant 
son  séjour  en  Occident,  l'avait  desservi  auprès  de  son 
frère  et  qu'il  avait  pactisé  avec  Magnence  ^  Constance 
faisait  construire  à  Alexandrie  une  grande  église,  le 
Caesareum  ;  un  jour  de  Pâques,  les  fidèles,  à  l'étroit 
dans  les  locaux  ordinaires,  s'y  transportèrent  avec  l'évê- 


1  Une  ambassade  envoyée  à  la  cour  d'Orient  par  Magnence, 
en  350,  avait,  pour  éviter  Vetranion,  débarqué  en  Libye  et  passé 
par  Alexandi'ie.  Servais,  évêque  de  Tongres,  et  un  autre  évéque, 
Maxime,  eù"~faisaient  partie.  Aijol.  ad  Const.,  9. 


LA   PROSCRIPTION   D'ATHANASE  253 

que.  On  lui  en  fit  un  grand  crime  :  il  aurait  dû  attendre 
que  l'empereur  en^ célébrât  la  dédicace.  Bref,  Athanase 
redevint  pour  lui  un  personnage  dangereux  *.  Les  évê- 
ques  orientaux  finirent  par  se  retrouver  en  état  de  faire 
valoir  cette  idée  qu'il  n'avait,  au  fond,  aucune  situation, 
ayant  été  déposé  par  le  concile  de  Tyr.  Il  n'y  avait  qu'à 
en  débarrasser  Alexandrie  et  à  le  faire  répudier  par 
l'épiscopat  d'Occident. 

Celui-ci,  juste  à  ce  moment,  perdait  son  chef^  le  pape 
Jules,  qui  mourut  le  12  avril  352,  vers  le  moment  où 
Constance  marchait  contre  Aquilée.  On  le  remplaça, 
un  mois  après  (17  mai),  par  le  diacre  Libère,  prédes- 
tiné, sous  le  régime  qui  s'ouvrait,  à  beaucoup  d'infor- 
tunes. Peu  après  son  avènement,  diverses  lettres,  émanées 
d'évêques  orientaux  et  égyptiens  ^,  lui  dénonçaient  Atha- 
nase et  ses  crimes.  Gomme  tout  le  haut  clergé  de  Rome, 
Libère  devait  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Il  lut  les  lettres 
des  Orientaux  «  à  l'église  et  au  concile  m  ^  et  y  répon- 
dit, sans  accepter  des  imputations  si  souvent  contredi- 


1  Ammien  Marcellin  (XV,  1,  6),  qui  en  parle  d'après  les  ra- 
contars de  l'armée,  se  représente  Athanase  comme  une  sorte  de 
sorcier  politique  :  «  Athanasium  episcopum  eo  tempore  apud  Alexan- 
d7iam  idtraprofessionem  altius  se  efferentem  scitariqice conatum  externa, 
ut  prodidere  rumores  adsidui,  coetus  in  unum  quaesiius  eiusdem  loci 
multorum,  synodus,  ut  appellant,  removit  a  saa'amento  quod  optinebat. 
Dicebatur  enim  fatidicannn  sortium  fidem,  quaeve  augurâtes  portende- 
rent  alites  scientissime  callens,  aliquoties  praedixisse  futura.  Super  his 
intendebantur  et  alla  quoque  a  proposito  legis  abhorrentia  eut  praeside- 
bat  3). 

2  Sans  doute  des  Mélétiens. 

3  Hil.  Fr.  Y.  2.  Lettre  de  Libère  à  Constance,  en  354  (J.  212). 


254  CHAPITRE  VU 

tes  1.  «  Le  concile  »  était  sans  doute  la  réunion  épisco- 
pale  qui  se  tenait  tous  les  ans  au  natale  du  pape  ;  il 
serait  ainsi  daté  du  17  mai  353.  Vers  le  même  temps  ar- 
rivait une  députation  de  l'épiscopat  égyptien  et  du  clergé 
d'Alexandrie,  conduite  par  Sérapion  de  Thmuis,  le 
plus  fidèle  lieutenant  d'Athanase.  Ces  personnages  appor- 
taient une  protestation  de  quatre-vingts  évêquesen  faveur 
du  persécuté  -.  Au  nom  d'un  grand  nombre  d'évêques 
italiens,  le  pape  s'adressa  à  l'empereur  pour  lui  de- 
mander la  réunion  à  Aquilée  d'un  grand  concile,  qui 
réglerait  à  nouveau  le  litige  renaissant.  Constance  lui 
avait  fait  espérer  antérieurement  une  réunion  de  ce  genre. 
Ses  légats,  Vincent  de  Gapoue  et  Marcel,  autre  évêque 
campanien,  rencontrèrent  l'empereur  à  Arles,  où  il  pas- 
sait la  mauvaise  saison  (353-4).  Ils  le  trouvèrent  au  mi- 
lieu des  fêtes  de  ses  tricennales,  entouré  d'évêques  du 
pays,  auxquels  il  demandait  des  signatures  contre  Atha- 
nase 

Les  querelles  orientales  étaient  peu  familières  au 
clergé  des  Gaules.  Dix  ans  plus  tôt,  à  l'occasion  du  con- 
cile de  Sardique,  quelques-uns  des  évêques  s'étaient 
trouvés  mêlés  à  ces  affaires  :  c'était  le  cas  de  Maximin 


1  Sur  la  lettre  Studens  paci,  conservée  dans  les  Fragments 
historiques  de  s.  Hilaire  (Fr.  IV),  v.  mon  mémoire  Libère  et  Fo7'- 
tunatien  {Mélanges  de  l'Ecole  de  Rome,  t.  XXVIIl,  1908,  p.  42  et 
suiv.). 

2  Je  rattache  ici  l'envoi  de  cette  lettre  à  la  mission  de  Sérapion 
et  de  ses  compagnons,  laquelle  partit  d'Alexandrie  le  18  mai  353, 
selon  la  Chronique  athanasienne  ;  v.  aussi  la  Chronique  des  let- 
tres festales. 


LA  PROSCRIPTION  D'aTHANASE  255 

de  Trêves,  Vérissime  de  Lyon,  Euphratas  de  Cologne. 
Le  premier,  athanasien  déclaré,  était  mort  depuis  quel- 
temps;  peut-être  aussi  les  deux  autres.  Les  signatures, 
au  nombre  d'une  trentaine,  que  l'on  avait  recueillies  en 
faveur  des  sentences  de  Sardique,    avaient  sans  doute 
été,  pour  la  plupart,  ajoutées-de  confiance,  sur  la  de- 
mande de  l'empereur  Constant  et  d'évêques  considérables, 
comme  ceux  de  Trêves  et  de  Lyon.  A  l'arrivée  de  Cons- 
tance tout   cela  était  déjà  un  peu  lointain.  Quant  aux 
événements  antérieurs,  on  n'en  avait  qu'une  faible  idée  ; 
le  concile  de  Nicée  lui-même  était  à  peu  prés  ignoré. 
Hilaire,   évêque  de   Poitiers,   pourtant  un  homme  ins- 
truitj  n'avait  jamais  entendu  parler  du  célèbre  symbole 
avant   que  Constance  ne  fût  venu  troubler  la  quiétude 
où,  sur  ce  point,  vivait  l'épiscopat  des  Gaules.  Celui-ci, 
peu  informé  de  ces  affaires  et  de  leurs  dessous^  ne  pou- 
vait guère  que  suivre  sa  disposition  naturelle  à  faire 
ce  qu'un  empereur  aussi  religieux  lui  demandait.   En 
vain  les  représentants  du  pape  s'efforcèrent-ils  d'arrê- 
ter cette  manifestation,  de  réserver  la  décision  au  con- 
cile à  venir,  ou  tout  au  moins   d'obtenir  qu'avant  de 
condamner  Athanase  on  commençât  par  réprouver  l'hé- 
résie d'Arius.   Ils  n'arrivèrent  à   rien.  L'éloquence  de 
Valens,  porte-parole  des  Orientaux,  et  l'enthousiasme 
pour   le  fils  de  Constantin  triomphèrent  de  toutes  les 
résistances.    L'évêque    d'Arles,    Saturnin,     rallié    des 
premiers,   déploya  un  grand    zèle.    Les   légats    furent 
entraînés    eux-mêmes   et   signèrent    la    condamnation 
d'Athanase.  Seul  l'évêque    de    Trêves,  Paulin,   eut   le 


256  CHAPITRE   VII 

courage  de  protester.  Il  fut  déposé  et  envoyé  en  exil  *. 

Le  navire  qui  avait  amené  Sérapion  en  Italie  s'était 
croisé,  au  large  d'Alexaradrie,  avec  une  galère  officielle 
de  laquelle  on  vit,  le  22  mai,  débarquer  un  envoyé  de 
la  cour,  appelé  Montan.  Il  parut  contrarié  de  l'ambas- 
sade, car  il  avait  mission  de  ramener  Athanase  lui-même 
Il  lui  remit  une  lettre  impériale  par  laquelle  il  était  au- 
torisé, «  sur  sa  demande  »,  à  se  présenter  devant  le 
souverain.  Athanase  n'avait  rien  demandé.  Habitué  au 
style  de  la  cour,  il  flaira  un  piège  et  s'excusa.  De  leur 
côté,  ses  envoyés  ne  furent  pas  admis  à  voir  Constance 
et  revinrent  à  Alexandrie.  L'évêque  pensa  sans  doute 
qu'on  insisterait  et  qu'il  lui  faudrait,  un  jour  ou  l'autre, 
se  rendre  auprès  de  l'empereur.  Il  prépara,  en  vue  de 
cette  éventualité,  un  plaidoyer  en  beau  style,  digne 
d'être  prononcé  devant  la  cour.  Il  avait  été  jusqu'à  pré- 
voir les  jeux  de  physionomie  que  son  éloquence  devait 
provoquer  chez  son  impérial  auditeur  :  «  Vous  souriez, 
prince,  et  ce  sourire  est  un  acquiescement... ^  ».  Ce  beau 
morceau  demeura  sans  emploi  ^.  Pendant  plus  de  deux 
ans  la  cour  affecta  d'ignorer  Athanase. 

Mais  si  on  le  laissait  tranquille  en  Egypte,  en  Italie 


i  Indignus  ecclesia  ab  episcopis,  dignus  exilio  a  rege  est  iu- 
dicatus  (Hil.  Fr.,  I,  6). 

2  Ap.  ad  Const.,  16.  Athanase  était  bien  confiant,  car  il  n'était 
guère  facile  d'amener  le  sourire  sur  les  lèvres  augustes  de  l'em- 
pereur Constance. 

3  11  le  reprit  plus  tard  et  le  publia  avec  des  suppléments  four- 
nis par  la  suite  de  sa  tragique  histoire.  C'est  l'Apologie  à  l'em 
pereur  Constance. 


LA   PROSCRIPTION   D'ATHANASE  257 

et  en  Gaule  on  travaillait  à  l'isoler  de  plus  en  plus.  Ir- 
rité de  la  résistance  de  Libère,  l'empereur  avait  envoyé 
à  Rome  une  proclamation  où  le  pape  était  fort  maltraité  : 
on  lui  reprochait  son  ambition,  sa  jactance,  son  entête- 
ment aveugle,  son  esprit  de  discorde.  Libère  se  défendit. 
Si  affligé  qu'il  fût  de  l'attitude  hostile  du  souverain  et  de 
la  faiblesse  de  ses  légats,  il  ne  perdit  pas  courage  et  s'a- 
dressa une  seconde  fois  à  l'empereur  pour  en  obtenir  un 
concile,  où,  après  avoir  confirmé  la  foi  de  Nicée,  on  ré- 
glerait d'un  commun  accord  toutes  les  questions  de  per- 
sonne ^  Sa  lettre  fut  portée  par  de  nouveaux  légats,  per- 
sonnes intrépides,  de  qui  nulle  faiblesse  n'était  à  craindre 
mais  plutôt  des  excès  de  zèle  :  c'étaient  Lucifer,  évêque 
de  Gagliari,  le  prêtre  Pancrace  et  le  diacre  Hilaire., Libère 
s'efforçait  en  même  temps  de  raffermir  autour  de  lui  le 
courage  des  évêques  italiens  ;  il  épanchait  sa  douleur 
auprès  d'Hosius  de  Gordoue,  vétéran  de  ces  tristes  con- 
flits \ 

Constance  n'avait  rien  à  redouter  d'un  épiscopat  aussi 
peu  résistant;  il  entra  dans  les  idées  du  pape  et  consen- 
tit à  la  réunion  d*un  concile,  qui  se  tint  en  effet,  non,  il 
est  vrai,  à  Aquilée,  mais  à  Milan,  dans  les  premiers  mois 
de  l'année  355.  Libère  avait  recommandé  ses  légats  à 
l'évêquede  Verceil  Eusébe,  ancien  clerc  de  Rome,  connu 
pour  la  sainteté  de  sa  vie  et  la  fermeté  de  son  carac- 
tère. Il  comptait  aussi  beaucoup  sur  l'évêque  d'Aquilée, 


1  J.  212,  210  (Hil.  Fragm..  V). 

2  J..  209,  210  (Hil.  Fra^m.,  VI,  3). 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  17 


258  CHAPILRE    Vil 

Fortunatien.  Quand  les  évêques  furent  réunis,  Eusèbe, 
peii  rassuré  sur  leurs  dispositions,  ne  se  pressa  pas  de 
venir  ;  il  fallut  qu'on  le  sommât  de  la  part  de  l'empereur 
et  que  les  légats  romains  l'adjurassent  de  venir,  «  comme 
autrefois  saint  Pierre,  dèjouerpes  prestiges  du  Magicien  ». 
Il  se  présenta  enfin,  escorté  des  légats.  Mais  depuis  dix 
jours  les  évêques  étaient  ■  travaillés  sans  relâche  :  ils 
commençaient  â  donner  des  signes  de  faiblesse.  Eusèbe 
fut  prié  de  signer  la  condamnation  d'Athanase.  Il  dé- 
clara que  plusieurs  des  personnes  présentes  lui  parais- 
saient être  des  hérétiques  et  que,  pour  être  au  clair  stir 
ce  point,  il  fallait  que  tout  le  monde  signât  le  symbole 
de  Nicée.  Ce  disant,  il  en  tira  un  exemplaire  et  le  tendit 
à  l'évêque  de  Milan,  qui  prit  la  plume  et  allait  signer^ 
quand  Valens  se  précipita  sur  lui,  lui  arracha  plume  et 
papier,  en  criant  que  cette  façon  n'était  pas  admissible. 
Un  grand  tumulte  s'ensuivit.  Les  fidèles  accoururent  et 
menacèrent  d'intervenir  en  faveur  de  leur  évêque.  Les 
délibérations  furent  alors  transportées  de  l'église  au  pa- 
lais et  changèrent  bientôt  de  forme.  On  demanda  aux 
évêques  de  choisir  entre'la  signature  et  l'exil.  Trois  seu- 
lement acceptèrent  l'exil  :  Lucifer,  Eusèbe  et  Denys  ;  les 
autres  s'exécutèrent  ^. 

Des  mesures  complémentaires  furent  prises  à  l'égard 
des  absents.  On  alla  d'église  en  église  requérir  les  signa- 


1  Sur  ce  concile,  v.  surtout  Hilaire,  Ad  Co7ist.  I,  8,  complété 
par  AthanasSj  Hist.  ar.,  32-34,  Sulpice  Sévère,  Chron.,  II,  39,  et  les 
lettres  réunies  par  Mansi,  t.  III,  p.  326  et  sùiv. 


LA   PROSCMP'KFO'N  »?ATHA.NA.SE  259 

tures  ;  des  clercs  d'UrsaBcre  et  ée  Valens  accompagnaient 
les  émissaires  impéri-ajux. 

On  fit  plus  de^faç-ons  avec  lé  pape  Libère-.  Son  attitude 
n'avaii  pas  vm^ié  :  ri  était  pour  tes  exil'és  contre  le  gou- 
vernement. Dès  le  premier  moment  il  avait  écrit  à  Eu- 
sèbe,  Denys  et  Lucifer,  une  lettre  touchante,  où  il  leur 
exprimait  son  regret  de  ne  pouvoir  les  suivre  encore  et 
la  persuasion  où  il  était  que  son  tour  ne  tarderait  pas  à 
venir  ^  Ses  Bïessagers,  le  prêtre  Eutrope  et  le  diacre  Hi- 
laire,  furent  mal  accueillis  :  on  les  exila  Tun  et  l'autre,  et 
le  diacre  eut,  par  surcroit,  à  subir  le  supplice  du  fouet  2. 
L'eunuque  Eusèbe,  homme  de  confiance,  fut  envoyé  à 
Rome  pour  fléchir  le  pape:  ses  exhortations  n'eurent  au- 
cun succès.  En  vain  il  montra  sa  bourse;  en  vain  il  Ja 
vida  au  tombeau  de  l'apôtre  Pierre  :  Libère  fit  jeter  l'ar- 
gent dehors.  Le  préfet  Léonce  fut  alors  chargé  d'expédier 
à  la  cour  le  pontife  récalcitrant.  Ce  n'était  pas  chose  fa- 
cile, car  Libère  était  très  aimé  de  la  population  ;  il  fal- 
lut s'y  prendre  de  nuit  et  user  de  grandes  précautions  3. 

Enfin  on  y  arriva.  Libère  fut  enlevé  et  transporté  à 
Milan.  Mis  en  présence  de  l'empereur,  il  ne  put  que  lui 
répéter  les  protestations  qu'il  ne  cessait,  depuis  deux 
ans,  de  produire  à  tout  propos  :  il  lui  était  impossible  de 
condamner  les  gens  sans  les  entendre  ;  la  sentence  de 
Tyr,  n'ayant  point  été  fondée  sur  un  débat  contradic- 


IJ.  216  (Hil.  Fr.,  VI,  1-2).  "      . 

2  Ath  ,  Histar,,  41. 

3  Ammien,  XV,  7,  6.  Cf.  Ath.  Eist.  av.,  33-40 


260  CHAPITRE    VII 

toire,  ne  pouvait  avoir  aucune  valeur  ;  il  fallait,  avant 
tout,  rappeler  les  exilés  et  s'assurer  que  tout  le  monde 
était  d'accord  sur  la  foi  de  Nicée  ;  puis  on  s'assemblerait 
à  Alexandrie,  sur  les  lieux  mêmes  où  s'étaient  passés  les 
faits  en  litige.  De  cette  entrevue  il  nous  est  resté  une 
sorte  de  procès-verbal  i,  où  les  figures  des  interlocuteurs, 
le  pape,  l'empereur,  l'eunuque  Eusèbe,  l'évêque  Epic- 
tète  2,  se  détachent  en  un  relief  émouvant.  «  Pour  com- 
»  bien  comptes-tu  donc,  dit  l'empereur,  toi  qui  prends  seul 
»  le  parti  d'un  impie  et  troubles  ainsi  la  paix  du  mond« 
»  entier?  —  J'ai  beau  être  seul,  répond  l'évêque,  la  foi 
»  n'y  perd  rien.  Aux  temps  anciens  ils  n'étaient  que  trois, 
»  et  ils  résistèrent.  —  Gomment,  interrompt  Eusèbe,  tu 
))  prends  notre  empereur  pour  Nabuchodonosor  I  —  11 
»  s'inquiète  bien,  dit  Epictète,  de  la  foi  et  des  jugements 
»  ecclésiastiques.  Ce  qu'il  veut,  c'est  de  pouvoir  se  van- 
»  ter  aux  sénateurs  de  Rome  qu'il  a  tenu  tête  au  souve- 
»  rain  ».  La  conférence  se  termina  par  une  dernière  in- 
vitation à  signer.  On  accorda  au  pape  un  ;délai  de  trois 
jours  ;  il  le  refusa,  comme  aussi  les  secours  en  argent 
offerts  par  l'empereur  et  l'impératrice.  Puis  on  l'expédia 
à  Bérée  en  Thrace,  où  il  fut  confié  à  l'un  des  chefs  du 
parti,  l'évêque  Démophile. 

En  Gaule,  on  tint  l'année  suivante  (356),  à  Béziers, 


1  Conservé  par  Théodoret,  II,  13;  Sozomène,  IV,  H,  l'a.  eu 
aussi  sous  les  yeux.  Cf.  Ath.  Hist.  ar.,  39,  40. 

2  Cet  Epictète  était  un  jeune  aventurier  ecclésiastique,  que  le 
parti  de  la  cour  avait  fait  élire  évéque  à  Gentumcellae  (Givitavec- 
chia)  et  chargé  de  surveiller  le  pape. 


LA  PROSCRIPTION   D'ATHANASE  261 

un  concile  où  furent  sommés  quelques  retardataires.  De 
ce  nombre  était  Hilaire  de  Poitiers.  Au  lendemain  du 
concile  de  Milan,  il  avait  organisé  une  protestation  con- 
tre l'exil  des  évêques  et,  en  général,  contre  l'interven- 
tion du  pouvoir  dans  ces  questions  de  foi  et  de  commu- 
nion. Hilaire  et  ses  partisans  avaient  séparé  de  leur 
communion  Ursace,  Valons  et  Saturnin,  et  provoqué  à  la 
résipiscence  ceux  qui  avaient  failli,  grâce  à  eux.  On  l'o- 
bligea de  se  présenter  devant  le  concile  de  Béziers.  Il 
refusa  catégoriquement  de  changer  d'attituda  et  entraîna 
par  son  exemple  son  collègue  de  Toulouse,  Rhodanius, 
d'humeur  plus  accommodante,  mais  qui,  au  moment  dé- 
cisif, opta,  lui  aussi,  pour  l'exil  K 

Restait  le  «  père  des  conciles  »,  l'incarnation  vivante 
des  souvenirs  de  Nicée,  l'évêque  centenaire  de  Gordoue. 
En  dépit  de  son  âge  on  fit  venir  Hosius  à  Milan;  mais  il 
demeura  sourd  à  toutes  les  sollicitations  et  il  fallut  le 
renvoyer  dans  son  lointain  diocèse.  Là  on  l'entreprit  de 
nouveau,  par  lettres  et  par  messagers.  11  résista  et  écri- 
vit à  l'empereur  une  lettre  fort  touchante.  Entre  autres 
choses  il  lui  disait  qu'ayant  confessé  la  foi  sous  son  aïeul 
Maximien^  il  n'était  pas  disposé  à  la  trahir  pour  com- 
plaire aux  Ariens  ;  qu'il  connaissait  pertinemment  l'in- 
nocence d'Athanase  et  la  mauvaise  foi  de  ses  accusa- 
teurs; que  l'empereur  devait  s'occuper  de  ses  affaires  à. 
lui  et  laisser  les  évêques  traiter  celles  de   l'Eglise.  Au-- 


1  Le    césar  Julien   semble  avoir  essayé  de  défendre  Hilaire 
(Hil.,  Ad  Const.,  II,  2). 


262  CHAPITRE    Vil 

curie  éloquence  n'était  capable  d'émouvoir  Constance.  Il 
avait,  dans  l'épiscopat  d'Espagne,  un  homme  atout  faire, 
l'évêque  de  Lisbonne  Potamius,  qui  jouait  en  ce  pays  à 
peu  près  le  même  rôle  que  Saturnin  en  Gaule,  et,  pour 
cette  raison,  avait  été  malmené  par  Hosius.  Sur  ses  plain- 
tes. Constance  se  fit  amener  de  nouveau  le  patriarche 
rebelle  ^.  On  réussit  à  le  transporter  jusqu'à  Sirmium, 
où  résidait  alors  la  cour,  et  on  l'y  retint  exilé. 

Maitenant  l'unité  était  faite.  Ni  en  Occident  ni  en 
Orient  il  n'y  avait  plus  un  seul  évêque  en  fonctions 
qui  ne  se  fût  déclaré  contre  Athanase.  C'était  le  moment 
d'instrumenter  contre  lui.  Il  semblait  que  l'on  n'eût  qu'à 
lui  envoyer  une  sentence  d'exil  ou  à  l'enlever,  comme  on 
avait  enlevé  Libère.  Mais  le  pape  d'Alexandrie  avait  au- 
tour de  lui  une  population  plus  dévouée  encore  et  plus 
intraitable  que  celle  de  Rome  ;  d'autre  part  il  avait  en 
mains  des  lettres  officielles  par  lesquelles  Constance 
s'était  solennellement  engagé  à  ne  jamais  l'abandonner. 
Pour  sortir  de  ces  difficultés,  le  gouvernement  imagina 
de  se  faire  forcer  la  main.  On  résolut  d'organiser,  coûte 
que  coûte,  une  émeute  à  Alexandrie. 

L'entreprise  était  malaisée.  Un  notaire  impérial,  Dio- 
gène,  arriva  au  mois  d'août  355,  fit  donner  à  l'évêque 
ie  conseil  de  s'en  aller,  et  commença  à  travailler  le 
clergé  et  les  fidèles.  Mais  Athanase  se  retrancha  derrière 


1  Marcellini  et  Faustini  Lihellus  precum,   32  {Coll.  Avellana  éd. 
Ounther,  p.  15). 


LA   PROSCRIPTION   D'ATHANÂ.SE  263 

les  lettres  de  l'empereur,  protestant  qu'il  ne  partirait 
que  sur  des  ordres  formels  émanés  de  lui  :  quant  à  la  po- 
pulation, on  eut  beau  la  maltraiter,  elle  ne  se  laissa  pas 
faire.  Au  bout  de  quatre  mois,  Diogène  s'en  retourna 
comme  il  était  venu. 

Les  choses  furent  reprises  pendant  l'hiver.  On  fit  ve- 
nir des  troupes  de  toute  l'Egypte,  sous  le  commande- 
ment du  due  Syrianus,  chargé  de  mener  l'opération. 
Athanase  ne  bougea  pas,  déclarant  qu'un  évêque  ne  peut, 
sans  raison  majeure,  abandonner  son  troupeau  ;  qu'il  le 
ferait  pourtant,  si  l'empereur  le  voulait,  si  même  le  duc 
ou  le  préfet  d'Egypte  lui  en  donnaient  l'ordre  par  écrit. 
Le  peuple  appuyait  son  attitude  et  demandait  qu'on  lui 
permît  de  déléguer  à  l'empereur.  Le  ton  de  ces  réclama- 
tions fit  réfléchir  Syrien;  il  déclara  qu'il  écrirait  lui- 
même  à  la  cour  et  qu'en  attendant  il  ne  ferait  rien  con- 
tre les  églises. 

Cette  promesse  ne  fut  pas  tenue. 

Le  8  février,  à  minuit,  l'église  de  Théonas  fut  inves- 
tie de  tous  les  côtés.  C'était  encore  la  principale  église  : 
Athanase  y  célébrait  un  de  ces  offices  nocturnes,  appe- 
lée vigiles  (^'!Z'X^^uyJ.'^sç)y  qui  n'attirent  que  les  personnes 
zélées;  aussi  n'y  avait-il  pas  une  grande  foule.  Le  duc 
Syrien  fit  enfoncer  les  portes  ;  sa  troupe,  grossie  de  gens 
d'émeute,  se  précipita,  sabres  nus,  clairons  sonnants. 
Les  casques  brillaient  à  la  lueur  des  cierges,  les  flèches 
volaient  à  travers  l'église.  On  juge  de  la  bagarre.  Les 
vierges  sacrées  étaient  en  grand  nombre  dans  la  pieuse 
assistance;  on  les  assaillit  de  cris  obs<eèa«s;  plusieurs 


264  CHAPITRE    VII 

furent  tuées,  d'autres  outragées.  Foulés  aux  pieds,  écra- 
sés aux  issues,  les  ûdèles  laissèrent  plusieurs  cadavres 
sur  les  parvis.  L'évêque,  au  milieu  de  tout  cela,  demeu- 
rait sur  sa  chaire  ;  des  moines,  des  laïques  dévoués  l'en- 
touraient. Ils  réussirent  à  l'entraîner  ;  mais  ce  ne  fut  pas 
sans  être  fortement  meurtri  qu'il  parvint  à  traverser  la 
foule.  Ceux  qui  le  cherchaient  ne  le  reconnurent  pas.  Du 
reste  ils  ne  tenaient  guère  à  le  prendre:  ce  qu'ils  vou 
laient  c'est  qu'il  déguerpît,  c'est  qu'il  parût  chassé  piir 
un  soulèvement  populaire.  Ils  eurent  satisfaction.  A  par- 
tir de  ce  moment  on  ne  revit  plus  Athanase  *. 

Le  jour  venu,  les  chrétiens  d'Alexandrie  s'empressè- 
rent de  protester  auprès  des  autorités.  Mais  le  duc  Sy- 
rien préparait  déjà  la  version  officielle  :  jl  n'y  avait  eu 
aucun  esclandre;  Athanase  s'était  fait  justice  lui-même 
en  quittant  librement  Alexandrie.  En  foi  de  quoi  l'on  exi- 
geait des  signatures,  et  les  réluctants  étaient  bâtonnés. 
Mais  les  Alexandrins  firent  afficher,  le  12  février,  une 
seconde  ^  protestation,  où  l'on  énumérait  les  morts,  où 


i  Palladius  vit  plus  tard  (v.  388)  à  Alexandrie  une  vieille  reli- 
gieuse, qui,  disait-on,  avait  hébergé  Athanase  pendant  les  six  ans 
de  sa  disparition.  Il  se  serait  caché  chez  elle,  assuré  qu'on  n'irait 
pas  le  chercher  chez  une  femme  jeune,"  comme  elle  était  alors. 
Cette  his^toire,  improbable  en  soi,  est  démentie  par  ce  que  saint 
Athanase  lui-même  nous  apprend  sur  ses  déplacements  d'exilé. 
Mais  il  est  possible  que  la  personne  en  question  lui  ait  servi  d'in- 
termédiaire pour  sa  correspondance,  ou  lui  ait  même  donné  l'hos- 
pitalité de  temps  à  autre  pendant  ses  séjours  furtifs  à  Alexandrie 
(Hist.  Laus.,  c.  64  Butler). 

2  Le  texte  de  celle-ci  s'est  conservé;  Athanase  l'adjoignit  à 
son  Histoire  des  ariens. 


LA   PROSCRIPTION   D'ATHANASE  265 

l'on  relevait  la  présence  du  duc  à  l'église  de  Théonas^  en 
compagnie  d'un  notaire  impérial^  Hilaire.  Le  stratège 
municipal  (duumvir)  Grorgonius  était  là  aussi:  on  faisait 
appel  à  son  témoignage.  Du  reste  on  avait  gardé  dans 
l'église  des  sabres,  des  javelots,  des  flèches;  on  les  gar- 
dait encore,  comme  preuves  de  la  violence  subie.  Le  pré- 
fet d'Egypte  et  les  gens  de  la  police  étaient  adjurés  de 
porter  ces  faits  à  la  connaissance  de  l'empereur  et  des 
préfets  du  prétoire;  les  capitaines  de  navires  étaient 
priés  d'en  répandre  partout  la  nouvelle.  Et  surtout  qu'on 
ne  s'avisât  pas  d'envoyer  aux  Alexandrins  un  autre  évo- 
que; ils  ne  le  souffriraient  point  et  resteraient  fidèles  à 
Athanase. 

On  ne  les  écouta  pas.  Un  comte  Heraclius  fut  envoyé 
en  Egypte,  porteur  de  lettres  impériales  pour  le  sénat  et 
le  peuple  d'Alexandrie.  Constance  s'y  excusait  d'avoir, 
en  considération  de  son  frère,  souffert  quelque  temps  la 
présence  d'Athanase  à  Alexandrie  :  maintenant  c'était 
un  ennemi  public  :  il  fallait  le  rechercher  et  le  trouver  à 
tout  prix  1.  Le  14  juin,  les  églises  furent  enlevées  au 
clergé  d'Athanase  et  remises  aux  ariens.  Ce  ne  fut  pas, 
bien  entendu,  sans  résistance.  Au  Caesareum  surtout,  il 
y  eut  des  scènes  horribles  2.  On  ne  se  borna  pas  à  saisir 
les  édifices;  une  adresse  fut  expédiée  à  l'empereur,  où 
l'on  se  déclarait  prêts  à  accepter  l'évêque  qu'il  voudrait 
bien  envoyer.  Elle  fut  couverte  de  signatures  païennes  et 


1  Hist.  ar.,  48,  49 

2  Hist.  a?-.,  55-58. 


266  CHAPITRE    VII 

ariennes  ;  les  paiïens,  chose  singulière,  avaient  été  aver- 
tis que,  s'ils  ne  prenaient  pas  parti,  on  fermerait  leurs 
temples. 

Enfin,  le  24  février  357,  l'élu  du  prince  et  de  son  parti 
religieux  fit  son  entrée  dans  la  ville  d'Alexandrie.  Il 
venait  d'Antioche,  où  il  avait  été  investi  par  un  concile 
d'une  trentaine  d'évèques,  de  Syrie,  de  Tbrace  et  d'Asie- 
Mineure  1.  C'était  un  certain  Georges,  originaire  de  Cap- 
padoce,  comme  tant  de  notabilités  d'alors.  Par  le  passé 
il  avait  eu  à  Gonstantinople  un  emploi  dans  les  percep- 
tions fina.ncières  et,  disait-on,  s'y  était  montré  si  honnête 
qu'on  avait  dû  se  séparer  de  lui  ^  Depuis  lors  il  avait 
mené  une  existence  errante,  au  cours  de  laquelle  il 
s'était  trouvé  en  relations  avec  le  futur  césar  Julien  et  lui 
avait  même  prêté  des  livres.  Il  passait  pour  aimer  beau- 
coup l'argent.  C'était  du  reste  un  homme  sans  entrailles, 
capable  de  procéder,  avec  un  front  d'airain,  à  toutes  les 
exécutions  imaginables.  Cette  qualité  concordait  avec  les 
exigences  de  la  situation  qu'on  lui  ménageait  à  Alexan- 
drie. Restait  à  savoir  si  ces  exigences  ne  seraient  pas  plus 
fortes  que  l'homme. 

Pour  le  moment  tout  alla  à  son  gré.  On  lui  avait  as- 
socié un  commandant  militaire  très  apte  aux  rudes  be- 
sognes, le  duc  Sébastien,  manichéen  de  religion,  homme 
difficile  à  attendrir.  Au  bout  de  quelques  semaines,  les 


1  Sozomène,  IV,  8.  *  ■       ' 

2  Saint  Athanase  {Hist.  ar.,  51),  l'appelle  mangeur  de  caisse 
(xap-eiôçayoç)  ;  cf.  ibid.,  75  :  ffqjETepiffâpiîvov  Tiàvxa  xal  5i'  aùrb  xoûto 
onjyovTa. 


LA  PROSCRIPTION  D  ATHANASE  267 

quatre-vingt-dix  évêques  d'Egypte  avaient  eu  des  nou- 
velles de  Georges:  seize  d'entre  eux  furent  exilés,  une 
trentaine  obligés  de  s'enfuir,  les  autres  plus  ou  moins 
inquiétés.  Il  fallait  renoncer  à  la  communion  d'Athanase 
et  accepter  celle  de  Georges  :  les  réluctants  étaient  rem- 
placés sans  merci.  Quant  à  Alexandrie,  la  moindre  oppo- 
sition était  aussitôt  réprimée.  Le  clergé  fidèle  fut  envoyé 
en  exil,  condamné  aux  mines  :  le  terrible  metallmn  de 
Phaeno  revit  des  confesseurs,  comme  au  temps  de  Maxi- 
■  min  Daïa.  Il  était  interdit*de  tenir  des  réunions  en  ville, 
même  pour  de  simples  distributions  d'aumônes.  S'as- 
'  semblait-on  dans  la  banlieue,  près  des  cimetières,  le  duc 
Sébastien  arrivait  avec  sa  troupe  ;  la  réunion  était  dis- 
persée ;  les  femmes,  les  vierges  surtout,  qui  figuraient 
naturellement  en  tête  des  plus  ardents,  étaient  maltrai- 
tées, fouettées  avec  des  branches  épineuses,  à  moitié  rô- 
ties sur  les  brasiers,  pour  les  faire  acclamer  Arius  et 
Georges.  Des  morts  restaient  sur  le  terrain,  et  les  pa- 
rents n'obtenaient  pas  aisément  la  permission  de  les  en- 
terrer ;  des  prisonniers,  hommes  et  femmes,  étaient 
déportés  à  travers  le  désert,  jusque  dans  la  grande 
Oasis. 

La  terreur  dura  dix-huit  mois.  Les  chrétiens  ne  furent 
pas  les  seuls  à  en  souffrir.  Le  nouvel  évêque  se  mit  à 
spéculer,  accaparant  le  nitre^  les  salines,  les  marais  où 
poussaient  le  papyrus  et  le  calame,  organisant  un  mono- 
pole de  pompes  funèbres  *.  A  la  fin  d'août  358,  les  Alexan- 

1  Epiph.  Haer.  LXXYI.  i. 


268  CHAPITRE    VU 

drins,  excédés  de  lui,  se  soulevèrent  et  vinrent  l'attaquer 
dans  l'église  de  Denys.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'on 
parvint,  cette  fois,  à  l'arracher  à  ceux  qui  youlaient  lui 
faire  un  mauvais  parti.  Il  s'en  alla  quelques  jours  après, 
et,  pendant  plus  de  trois  an&,  s'abstint  de  revenir  à 
Alexandrie.  La  lutte  continua  après  son  départ.  Un  mo- 
ment les  athanasiens  reprirent  leurs  églises;  mais  le  duc 
Sébastien  les  força  de  les  rendre.  Tant  que  vécut  l'em- 
pereur Constance,  force  resta  au  parti  adverse  :  pour  le 
gouvernement,  Athanase  n'existait  plus. 

Ce  n'est  pas  que,  du  fond  de  ses  retraites,  il  ne  trou- 
blât parfois  le  sommeil  des  gens  en  place.  Constance 
avait  beau  féliciter  les  Alexandrins  de  l'empressement  (!) 
qu'ils  avaient  mis  à  le  chasser  et  à  se  rallier  autour  de 
Georges  ',  il  ne  se  sentait  pas  rassuré.  Pour  l'entretenir 
en  inquiétude^  Athanase  lui  envoyait  son  Apologie,  dès 
longtemps  préparée,  pourvue  maintenant  d'appendices 
sur  les  récents  événements.  Depuis  son  éviction  de 
l'église  de  Théonas  il  ne  se  faisait  plus  voir;  pendant  six 
ans  la  police  le  chercha  en  vain.  Tout  ce  que  l'Egypte 
comptait  d'honnêtes  gens  était  pour  lui.  C'était  le  défen- 
seur de  la  foi,  le  pape  légitime,  le  père  commun  ;  c'était 
aussi,  grande  recommandation,  l'ennemi,  la  victime  du 
gouvernement.  Le  désert  lui  était  hospitalier  ;  il  pouvait 
frapper  sans  crainte  à  la  porte  des  monastères  et  des 
cellules.  Sauf  quelques  dissidents,  qui  ne  se  montraient 

1  Lettre  'H  (isv  nôliz  (A.th.,  Apol.  ad  Const.,  30). 


LR    PROSCRIPTION   D'ATHANASE  269 

que  derrière  les  uniformes,  la  population  était  entière- 
ment à  ses  ordres.  Jamais  il  ne  fut  trahi:  jamais  sa  trace 
ne  fut  éventée  par  la  police.  En  véritable  égyptien  qu'il 
était,  il  ne  dédaignait  pas,  à  l'occasion,  de  lui  jouer  des 
tours.  Un  soir  qu'il  remontait  le  Nil  en  barque,  il  enten- 
dit derrière  lui  un  bruit  de  rames  :  c'était  une  galère  of- 
ficielle. On  hêla  son  bateau  :  «  Avez-vous  vu  Athanase  ? 
»  —  Je  crois  bien,  répondit-il  en  dissimulant  sa  voix.  — 
»  Est-il  loin  ?  —  Non,  il  est  tout  près,  devant  vous  ;  ra- 
»  mez  ferme  ».  —  La  galère  s'élança  vers  le  sud,  et  le 
proscrit,  virant  de  bord,  rentra  tranquillement  chez  lui. 
Les  bruits  du  dehors-  lui  parvenaient  :  ses  émissaires 
le  renseignaient  soigneusement.  Il  ne  craignait  plus 
d'écrire.  Auparavant  il  ne  le  faisait  pas  volontiers,  par 
crainte  de  donner  prise  et  de  se  perdre.  Maintenant  qu'il 
était  perdu,  il  n'avait  plus  rien  à  ménager.  Un  jour  il 
apprend  qu'à  Antioche  on  plaisante  sur  sa  fuite.  Il  saisit 
la  plume  :  (^  J'entends  Léonce  d'Antioche,  Narcisse  de 
))  la  ville  de  Néron  *,  Georges  de  Laodicée  et  les  autres 
»  ariens  cancaner  sur  mon  compte  et  me  déchirer  ;  ils  me 
»  traitent  de  lâche  parce  que  je  ne  les  ai  pas  laissés  m'as- 
))  sassiner  ».  Ainsi  commence  1'  «  Apologie  pour  sa 
»  fuite  »  ;  Léonce  et  consorts  auraient  mieux  fait  de  n'en 
pas  provoquer  la  publication.  Ses  loisirs  d'exil,  il  les 
employait  à  combattre  les  hérétiques  ;  c'est  alors,  je 
pense,  qu'ont  été  écrits  ses  quatre  traités  contre  les 
Ariens,  dont  le  quatrième  est  en  réalité  dirigé  contre 

1  Neronias  en  Gilicie. 


270  CHA-PITHE    VII 

le  sabellianisme  ancien  et  nouveau.  Aax  braves  moines 
dont  il  est  souvent  l'hôte  il  raeonte  la  vie  de  J©ur  pa- 
triarche Antoine,  qui  a  été  pour  M  un  ami  fidèle  et  qui 
vient  justement  de  mourir.  C'est  pour  eox  «^ncore,  pour 
les  mettre  au  courant  des  querelles  du  temps,  qu'il  écrit 
sa  curieuse  Histoire  des  ariens  *,  en  un  style  vif,,  imagé, 
tout-à-fait  propre  à  émouvoir  ces  grands  enfants.  Il  faut 
voir  comme  il  dramatise  les  situations  et  fait  parler  ses 
personnages.  Les  Orientaux  arrivent  à  Sardique  :  «  Il  y 
»  a  erreur,  disent-ils.  Nous  sommes  venus  avec  des  com-. 
»  tes  et  l'on  va  juger  sans  comtes.  Sûr,  nous  sommes 
»  condamnés.  Vous  connaissez  les  ordres  :  Athanase  a  en 
»  main  les  pièces  de  la  Maréote,  de  quoi  le  faire  absou- 
))  dre  et  nous  couvrir  de  confusion.  Hâtons-nous,  trou- 
))  vons  un  prétexte  et  allons  nous  en  ;  autrement  nous 
»  sommes  perdus.  Mieux  vaut  la  honte  d'une   retraite 
»  que  la  confusion  d'être  dénoncés   comme  sycophan- 
))  tes  »  2.  Gomme  il  sait  toutes  les  histoires  de  ses  enne- 
mis, il  ne  résiste  pas  au  plaisir  d'en  confier  quelques-unes 
aux  solitaires.  C'est  ainsi  qu'il  leur  apprend  que  si  l'évê- 
que  d'Antioche  fit  jadis  le  sacrifice  de  sa  virilité,  comme 
Origène,  c'était  pour  des  raisons  moins  avouables  3.  Les 
eunuques  ont  le  don  d'exercer  sa  verve.  La  cour  en  est 
pleine  ;  ils  ont  patronné  toutes  les  intrigues  dont  il  a 
été  victime.  «  Comment  voulez-vous,  dit-il,  que  ces  gens- 


1  Le  commencement  est  perdu. 

2  Hist.  ar.,  15. 

3  Hist.  ar.,  28. 


LÀ   PROSCRIPTION   D'ATHA.NASE  271 

))  là  comprennent  quelque  chose  à  la  génération  du  »  Fils 
»  de  Dieu  ?  »  ^  Avec  les  moines,  Athanase  se  sent  en 
famille.  De  l'empereur  lui-même,  de  ce  souverain  solen- 
nel et  empesé,  il  parle  avec  une  rare  familiarité  :  nous 
sommes  fort  loin  de  l'Apologie  à  Constance  et  de  ses 
adjectifs  officiels.  L'empereur  est  appelé  Constance  tout 
court.  Athanase  va  même  jusqu'à  le  désigner  par  un  so- 
briquet :  «  Costyllius,  dit-il,  qui  oserait  le  dire  chrétien  ? 
»  N'est-ce  pas  plutôt  le  portrait  de  l'Antéchrist  ?  »  2. 
De  tels  propos  ne  se  pouvaient  tenir  qu'au  désert. 


1  Hist.  ar.,  38. 

2  Hist.  ar.,  74;  cf. 


CHAPITRE  VIII 
La  déroute  de  l'orthodoxie. 


L'église  d'Antioche  au  temps  de  l'évêque   Léonce.  — Paulin, 
Flavien  et  Diodore;  Aéce  et  Théophile.  —  Etat  des  partis  en  357. 

—  La  défaillance  de  Libère.  —  Formulaire  de  Sirmium,  patronné 
par  Hosius.  —  Anoméens  et  homoïousiastes.  —  Protestations  oc- 
cidentales. —  Eudoxe  à  Antioche  ;  triomphe  d'Aèce.  —  Basile 
d'Ancyre  et  la  réaction  homoïousiaste.  —  Retour  du  pape  Libère. 

—  Succès  et  violences  de  Basile;  il  est  battu  par  le  parti  avancé. 

—  Formule  de  359.  —  Conciles  de  Rimini  et  de  Séleucie.  —  Acace 
de  Gésarée.  — Dénouement  à  Gonstantinople;  prévarication  géné- 
rale. —  Désespoir  d'Hilaire.  —  Le  concile  de  360.  —  Eudoxe,  évé- 
que  de  Gonstantinople.  —  Méléce  et  Euzoïus  à  Antioche.  —  Julien 
proclamé  auguste.  —  Mort  de  Constance. 


La  ville  d'Antioche,  au  milieu  du  iv'  siècle,  était  en 
grande  majorité  chrétienne.  Il  y  avait  encore  des  temples 
et  des  païens  ;  mais  le  nombre  de  ceux-ci  diminuait  ra- 
pidement :  la  contagion  de  l'exemple,  surtout  de  l'exem- 
ple impérial,  particulièrement  efficace  en  une  ville  où  la 
cour  séjournait  souvent,  faisait  le  vide  autour  des  anciens 
autels  et  remplissait  les  cadres  de  l'Eglise.  On  pouvait 
prévoir  le  moment  où  celle-ci  attirerait  à  elle  la  popula- 
tion tout  entière;  les  païens  lettrés,  comme  le  célèbre 
rhéteur  Libanius,  faisaient  déjà  figure  d'attardés. 

Toutefois,  si  le  troupeau  du  Christ  s'augmentait  de 
plus  en  plus,  il  laissait  beaucoup  à  désirer  au  point  de 
vue  de  l'unité  et  de  l'entente.  Sans  parler  des  vieilles 
dissidences,  des  Marcionites,  des  Novatiens,  des  Paulia- 


LA   DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  373 

nistes,  les  querelles  théologiques  du  temps  avaient 
abouti  à  diverses  coteries  ecclésiastiques,  que  l'on  ne 
parvenait  pas  sans  difficulté  à  faire  vivre  ensemble.  La 
masse,,  bien  entendis,  se.  contentait  d'un  christianisme 
rudimentaire,  laissait  les  docteurs  s'escrimer  à  grand 
renfort  de  textgs  et  les  conciles  retravailler  sans  cesse 
les  formules  du.  symbole;  elle  suivait  les  offices  et  les 
distributions  d'aumônes  sans  trop  s'inquiéter  des  attar 
ches  du  haut  clergé.  Les  jours  d'élection  épiseopale  on 
lui  disait  quel  nom, il. fallait  acclamer  et  elle  acclamait 
de  confiance.- Depuis  la  déposition  d'Eustathe,  elle  avait 
•coopéré,  dans  ces  conditions,  à  l'installation  de  plusieurs 
évoques  suggérés  par  les  ariens.  Maintenant  elle  s'as: 
semblait  sous  la  houlette  de  l'évêque  Léonce,  personnage 
peu  sympathique  à  saint  Athanase,  arien  au  fond,  ou  à 
tendances  ariennes.  Il  avait  eu  jadis  quelques  aventures; 
mais  l'âge  était  venu  et  se  signalait,,  sur  la  tête  de  l'évê- 
que, par  une  belle  couronne  de  cheveux  blancs.  Acer- 
tains  moments  on  le  voyait  y  passer  la  main  et  on  l'en- 
tendait dire  :  «  Quand  cette  neige  sera  fondue,  il  y  aura 
de  la  boue  à  Antioche  ».  Qui  mieux  que  lui  aurait  été 
renseigné  sur  les  divisions  de  son  église  ? 

Depuis  longtemps  déjà,  certains  faisaient  bande  à 
part.  La  destitution  d'Eustathe,  au  temps  de  Constantin, 
n'avait  pas  été  acceptée  par  tout  le  monde  ;  un  parti 
s'était  formé  pour  le  soutenir  et  le  redemander.  Eustathe 
était  mort  en  exil  :.  les  Eustathiens  ne  s'étaient  pas  ral- 
liés. Ils  continuaient  à  se  tenir  à  Pécart,  sous  la  direction 
d'un  prêtre  appelé  Paulin.  Dans  ce  petit  groupe  on  tenait 

DucHj;sNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  18 


274  CHAPITRE  VIII 

fortement  au  concile  de  |Nicée,  à  Vhomoousios,  sans  ex- 
plications ni  compléments;  des  trois  hypostases,  formule 
qui  circulait  de  temps  à  autre,  on  ne  parlait  qu'arec  hor- 
reur. Au  fond  la  tendance  de  ce  petit  monde  ressemblait 
assez  à  celle  de  Marcel  d'Ancyre  et  les  autres  ne  man- 
quaient pas  de  relever  cette  parenté. 

D'autres,  qui  combinaient  les  trois  hypostases  avec 
la  consubstantialité  et  prévenaient  ainsi  les  arrangements 
de  l'avenir,  avaient  pour  chefs  deux  laïques  fort  distin- 
gués par  leur  savoir  et  leur  éloquence,  Diodore  et  Fia- 
vien.  Eux  aussi  tenaient  au  symbole  de  Nicée,  mais, 
comme  l'église  officielle  ne  le  répudiait  pas  expressé- 
ment, ils  ne  se  croyaient  pas  autorisés  à  se  séparer 
d'elle  et  demeuraient  en  communion  avec  les  successeurs 
d'Eustathe.  Toutefois,  quand  ils  entendaient  certains 
prédicateurs  s'essayer  à  produire  les  idées  hérétiques 
d'Arius,  ils  ne  dissimulaient  pas  leur  mécontentement. 
Du  reste,  à  côté  des  offices  de  la  grande  église,  ils  en 
avaient  d'autres  qu'ils  célébraient  entre  eux.  Ils  s'assem- 
blaient, en  dehors  des  réunions  officielles  (messe  et  vi- 
gile), dans  les  cimetières  de  la  banlieue,  près  des  tom- 
beaux des  martyrs,  et  passaient  de  longues  heures  à 
chanter  des  psaumes  en  chœurs  alternés.  Ces  chants, 
auxquels,  grâce  à  l'usage  de  refrains  aisés  à  retenir,  tout 
le  monde  pouvait  prendre  part,  avaient  le  plus  grand 
succès.  Le  populaire  d'Antioche  se  pressait  à  ces  psal- 
modies nouvelles.  Léonce,  inquiet  de  cette  concurrence, 
manda  près  de  lui  Flavien  et  Diodore  et  les  détermina  à 
transporter  leurs  offices  dans  les  églises  de  la  ville.  Ces 


LA  DÉROUTE   DE   L'ORTHODOXIE  275 

offres  furent  acceptées,  mais  l'évêque  dut  faire,  de  son 
côté,  quelques  concessions. 

Depuis  quelque  temps  il  avait  dans  son  entourage 
une  sorte  de  sophiste  chrétien,  appelé  Aetius,  dont  les 
aventures  passées  et  l'attitude  présente  n'avaient  rien  de 
ra-ssurant  pour  les  orthodoxes.  Né  à  Antioche  ou  aux  en- 
virons, il  avait  exercé  bien  des  métiers,  successivement 
chaudronnier,  orfèvre,  domestique,  médecin.  Entre 
temps,  et  ceci  est  d'un  vrai  grec,  il  avait  cultivé  son  es- 
prit, appris  la  dialectique  et  la  théologie.  Sur  ce  dernier 
point,  il  devait  sa  formation  à  certains  demeurants  de 
l'école  lucianiste,  qui  vieillissaient  dans  les  évêchés  de 
Gilicie  ou  dans  le  clergé  d'Antioche.  C'était  un  esprit 
subtil,  capable  de  couper  en  quatre  les  cheveux  les  plus 
fins  et  de  disputer  des  journées  entières.  Dans  cet  exer- 
cice il  fut  d'abord  battu  par  un  borborien,  gnostique 
d'arrière-saison  (il  y  en  avait  encore).  Mais  il  prit  sa  re- 
vanche, à  Alexandrie^  sur  un  manichéen  célèbre,  un 
certain  Aphthonius,  qu'il  réduisit  si  honteusement  au 
silence,  que  l'autre  en  mourut  de  chagrin.  Il  profita  de 
son  séjour  à  Alexandrie  pour  se  perfectionner  dans  l'aris- 
totélisme,  et,  de  retour  à  Antioche,  il  ne  craignit  pas  de 
s'attaquer  à  l'évêque  d'Ancyre,  Basile,  qui  venait  de  se 
couvrir  de  gloire  en  disputant  heureusement  contre  Pho- 
tin.  Basile  fut  battu,  lui  aussi.  Aèce  acquit  bientôt  la 
réputation  d'invincible.  Basile  essaya,  pour  se  venger, 
de  le  perdre  auprès  du  césar  Gallus  ;  mais  l'évêque 
Léonce  intervint  et  Gallus,  au  lieu  de  lui  faire  casser  les 
jambes,  comme  il  l'en  avait  menacé,  admit  le  docteur 


976  CHAPITRE   viir 

dans  son  intimité  ;  il  lui  confia  même  la  mission  honora- 
ble d'aller  compléter  l'éducation  religieuse  deson  frère 
Julien,  qui  commençait  à  donner  des  inquiétudes  i. 

Julien  était  en  bonnes  mains;  On  a  vu  déjà  qu'il  em- 
pruntait des  livres  à  Greorgea  d'Alexandrie.  A èce  était 
en  situation  de  l'initier  à  Parianismé  le  plu&  pur,  te  plus 
sec,  devrais-je  dire,  car  sa  spécialité  était  de  m-ettre  l'hé- 
résie en  syllogismes.  On  peut  se  faire  une' idée  de  sa 
manière  par  un  petit  traité  ^  divisé  en  courtes- sections, 
où  il  défend  ses  idées.  Voici  le  début:  -      . 

«  S'il  est  possible  au  Dieu  inengendrè  de  faire  que 
))  l'engendré,  devienne  inengendré,  les  deux  substances 
»  étant  inengendrées,  elles  ne  différeront  pas  l'une  de 
»  l'autre  a,u  point  de  vue  de  l'indépendanee.  Pourquoi 
»  alors  dirait-on  que  Tune  est  changée  et  l'autre  la: change 
))  alors  qu'on  ne  veut  pas  que  Dieu  produise  (le  Verbe) 
»  du  néant  ^  »  -     • 

Ce  cantique  n'a  pas  moins  de  quarante-sept  couplets, 
tous  aussi  arides,  tous  aussi  vides  de  sens  religieux. 
Aèce,  au  rapport  de  saint  Epiphane,  en  avait  composé 
plus'de  trois  cents.  Une  telle  éloquence  exposait  ses  au- 
diteurs ordinaires  à  de  fortes  migraines  ;  elle  était  peu 
propre  à  détourner  Julien  des  mystères  d'Eleusis  et  du 
Culte  d'Apollon. 

Le  docteur  revint  à  Antioclie,  où  le  complaisant 
Léonce  finit  par  l'élever  au   diaconat,   ce   qui  lui  don- 


1  Philostorge,  III,  27. 

2  Epiph.  /faer.  LXXVI,  11. 


LA   DÉROUTj:   I^&  fe'£>*THODOXIE  277 

nait  le  droit  de  prêcher  à  l'église,  .Les  orthodoxes  pro- 
testèrent. Ce  n'était  pas  la  première  fois,  qu'on  leur  im- 
posait des  clercs  de  passé  douteux  ■et  d'opinions  avan- 
cées- il  était  même  de  tradition  qu'aucun  prêtre,  aucun 
diacre»  ne  fût  choisi  dans  leurs  rangs.  Mais  le  clergé, 
si  mal  recruté  qu'il  fût,  av^it  encore  assez  de  tenue 
pour  éviter  les  esclandres  dogmatiques.  Aèce  n'était  pas 
seulement  un  arien  notoire,  déclaré,  militant;  on  le  sa- 
vait intraitable  dans  son  intransigeance  ;  à  tout  propo.s 
on  l'entendait  protester  contre  les  ménagements  et  ceux 
qui  les  observaient.  L'évêque  reconnut  qu'il  était  allé 
trop  loin  :  Aèce,  écarté,  se  transporta  à  Alexandrie,  près 
de  l'intrus  Georges,  dont  il  fut,  pendant  quelques  mois, 
le  conseiller  très  actif. 

Les  affaires  du  parti  ne  se  trouvèrent  pas  trop  mal  de 
son  absence.  11  n'était  du  reste  pas  la  seule  célébrité  ano- 
méenne  qui  se  pût  rencontrer  à  Antioche;  Là  vivait  un 
personnage  singulier,  Théophile  l'Indien,  comme  disaient 
ses  amis,  le  Blemmye,  comme  les  autres  l'appelaient. 
11  venait  d'une  île  lointaine,  l'île  Dibous,  d'où  il  avait 
été  envoyé  comme  otage  sous  l'empereur  Constantin. 
Il  était  tout  jeune  alors.  Eusèbe  de  Nicomédie  s'était 
chargé  de  son  éducation,  l'avait  initié  à  la  plus  pure 
théologie  arienne  et  l'avait  élevé  au  diaconat.  Il  menait 
la  vie  d'ascète  et,  dans  son  monde,  passait  pour  un 
ijaint.  Son  teint,  très  foncé,  le  caractérisait  et  le  rendait 
populaire.  Longtemps,  très  longtemps  Jusque  sous  Théo- 
dose, il  jouit  d'une  réputation  extraordinaire  chez  les 
ariens.  Sous  l'évêque  Léonce  il  était  très  en  cour  au- 


278  CHAPITRE   VIII 

près  du  césar  Gallus  ;  Aèce  se  trouva  bien  de  sa  pro- 
tection. Quand  Gallus  tomba  en  disgrâce,  Tiiéophile, 
qu'il  traitait  comme  une  sorte  de  saint  domestique,  le 
suivit  en  Occident  et  prit  sa  défense  auprès  de  Cons- 
tance, ce  qui  lui  valut  une  sentence  d'exil.  Mali  l'impéra- 
trice Eusèbie  étant  tombée  malade,  force  fut  de  rappeler 
le  saint  homme;  l'impératrice  guérit  et  Théophile  fut 
chargé  d'une  mission  auprès  du  roi  des  Homèrites  (Yémen) 
et  de  celui  des  Axoumites  (Abyssinie)  ;  à  cette  occasion 
il  fut. ordonné  évêque  (v.  356). 

Plus  il  allait,  plus  il  se  renforçait  dans  son  aria- 
nisme  et  dans  son  intransigeance.  Ce  n'est  pas  lui  qui 
eût  approuvé  les  moyens  termes  auxquels  on  se  rési- 
gnait à  l'évêché  d'Antioche  *. 

Le  pauvre  Léonce  était  bien  embarrassé  de  ces  con- 
flits. Tout  en  faisant  les  affaires  de  son  parti,  il  cher- 
chait à  ne  pas  trop  exaspérer  les  autres  :  le  gouverne- 
ment tenait  à  ce  qu'on  ne  fit  pas  de  bruit  dans  les 
églises.  A  l'office,  quand  arrivait  le  moment  de  réciter 
la  doxologie,  les  orthodoxes  disaient,  comme  à  présent  : 
«  Gloire  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint-Esprit  »  ;  les 
autres  :  «  Gloire  au  Père,  par  le  Fils,  dans  le  Sainj,- 
Esprit  ».  L'évêque,  surveillé  des  deux  côtés,  commençait 
par  dire  «  Gloire  au  Père  »  à  haute  et  intelligible  voix; 
puis  il  toussait  ou  perdait  momentanément  la  voix  et 
ne  la  retrouvait  que  pour  la  finale  :  «  dans  tous  les  siè- 

1  Sur  Théophile,  voir  Greg.  Nyss.  Adv.  Eunom.  (Migne,  P.  G., 
t.  XLV,  p.  264);  Philostorge,  III,  4-6;  IV,  1,  7,  8;  V,  4;  VII,  6; 
VIII,  2;  IX,  1,  3,  18. 


LA   DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  279 

des  des  siècles  ».  Cette  anecdote  est  un  joli  symbole  de 
la  situation. 

Mais  la  neige  allait  fondre  et  la  boue  se  montrer.  L'é- 
vêque  Léonce  mourut  vers  la  fin  de  l'année  357. 

Depuis  deux  ans  environ  l'Eglise  traversait  une 
crise  singulière.  L'orthodoxie,  en  tant  que  représentée 
par  le  concile  de  Nicée,  était  partout  régnante,  en  ce 
sens  que  nul  évêque  n'osait  s'avouer  hostile  à  cette 
sainte  assemblée  ;  partout  abolie,  en  ce  sens  que  nul 
évêque  en  fonctions  n'aurait  osé  défendre  le  symbole 
qu'elle  avait  promulgué.  La  tactique  du  vieil  Eusèbe  de 
Nicomédie  avait  complètement  réussi.  Jeter  l'anathème 
sur  le  concile  !  Qui  jamais  y  eût  songé  ?  Le  souvenir 
de  Constantin  le  défendait.  D'ailleurs  ne  portait-il  pas 
la^ignature  et  d'Eusèbe  lui-même^  et  de  son  homonyme 
de  Césarée,  et  de  Théognis,  et  de  Maris,  et  de  Narcisse, 
eijle  Patrophile,  et  des  autres  ?  Tous  les  grands  hommes 
du  parti  arien  figuraient  au  nombre  des  trois-cent-dix- 
huit  Pères.  Mais  l'arianisme,  écarté  de  l'entrée  princi- 
pale, pouvait  rentrer  par  la  porte  de  derrière,  sous  le 
manteau  du  silence  prudent.  Cette  tactique  fut  adoptée. 
De  telles  dissimulations  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  partis. 

La  prudence,  toutefois,  est  une  vertu  que  l'on  pra- 
tique volontiers  pendant  la  lutte  et  dont  on  a  coutume 
de  se  départir  une  fois  le  succès  obtenu.  Quand  il  n'y 
eut  plus  de  consubstantialistes  que  dans  les  lieux  d'exil, 
on  commença  à  moins  sentir  le  besoin  de  rester  unis. 


^80  -  ■    CHAPITRE    VIII 

Jusque  là  on  avait  combattu  plutôt  pour  le  droit  cano- 
nique que  pour  la  tliéologie.  Le  concile  de  Nicée,  c*étaît 
très  bien  ;  mais  le  concile  de  Tyr,  c'était  aussi  quelque 
chose.  D'Arius  et  de  Ses  ayant-cause,  condamnes  à  Nicée, 
il  était  advenu  ce  qu'il  avait  plu  à  Dieu  et  à  l'empereur 
Constantin.  Ils  avaient  offert  des  satisfactions;  on  les 
avait  acceptées  ;  ce  compte  était  réglé.  Mais  le  concile 
de  Tyr  avait  condamné  Atbanase  et,  si  celui-ci  avait 
réuèsi  à  se  faire  réhabiliter  par  les  évêques  d'Egypte, 
personnes  suspectes,  et  parles  Occidentaux,  mal  informés 
et  incompétents,  leà  Orientaux  n'avaient  jamais  relâché 
la  rigueur  des  sentences  portées  par  eux  contre  lui.  Tel 
était  l'essentiel  de  la  position.  Quand  Athanase  cherchait 
à  compromettre  l'épiscopat  oriental  en  parlant  de  ses 
accointances  ariennes,  on  produisait,  non  pas  précisé- 
ment le  symbole  de  Nicée,  mais  un  symbole  d'Antioche, 
plus  vague,  il  est  vrai,  et  ne  comportant  pas  le  terme  liti-" 
gieux  à'homoousios,  mais  orthodoxe  en  soi  et  qui  avait 
l'avantage 'd'être  acceptable  pour  presque  tout  le  monde. 
Il  y  avait  bien  la  question  de  communion.  A  Sardique 
on  s'était  excommuniés  mutuellement.  Mais  depuis 
quinze  ans  une  partie  des  personnes  nommément  con- 
damnées avaient  disparu.  Jules  de  Rome  était  mort  ;  il 
en  était  de  même  de  Théodore  d'Héraclée,  de  Maximin  de 
'  Trêves,  sans  doute  de  quelques  autres  encore;  l'évêque 
d'Antioche,  Etienne,  avait  été  déposé  ;  les  Occidentaux 
répudiaient  Photin.  Du  reste,  aux  conciles  d'Arles  (353) 
et  de  Milan  (355),  les  deux  épiscopats  avaient  fraternisé. 
Les  résistances  cédaient  l'une  après  l'autre.  Hèremius  de 


LA  DÉROtJÏ^Ë  Î)E   l'orthodoxie  281 

Thessalonique  avait  signé  la  formule  orientale  ;  Fortu- 
natien  d'Aquilée  aussi,  en  dépit  de  la  confiance  qu'il  ins- 
pirait aii  pape  Libère.  Il  avait  même  donné  à  celui-ci  des 
conseils  d'accommod'ement.  Ces  conseils  portèrent  fruit. 
Une  fois  à  Bérée,  a-u  fond  de  la  Ttirace,  le  bon  pape  finit 
par  se  sentir  bien  loin  de  Rome,  de  son  peuple,  des  séna- 
teurs qui  l'aimaient,  des  matrones  chez  lesquelles  il  était 
reçu  avec  tant  de  respect,  de  ses  églises  où  il  prononçait 
des  discours  touchants.  Son  gardien,  l'évêque  Démo- 
phile,  s'employa,  lui  aussi  4  le  travailler.  Au  bont  de 
deux  ans  sa  résistance  était  vaincue.  Il  n'abandonna  pas 
le  concile  de  Nicée.  Il  signa  une  formule  ;  mais,  au 
moment  où  nous  sommes,  les  form,ules  que  les  Orien- 
taux présentaient  aux  Occidentaux  n'avaient  rien  de 
contraire  à  la  foi  ;  on  ne  pouvait  leur  reprocher  que 
de  n'être  pas  assez  précises  K  Ce  qui  semble  plus  grave, 
c'est  qu'il  répudia  la  communion  d'Athanase  et  se  rallia 
à  celle  des  Orientaux,  groupe  fort  nuancé,  on  doit  le  re- 
connaître, dans  lequel  se  rencontraient,  avec  Ursace  et 
V.alens,  des  personnes  comme  Basile  d'Ancyre  et  Cyrille 
de  Jérusalem,  d'idées  beaucoup  moins  avancées. 

Cette  démarche  de  Libère  comportait  le  rétablissement 


1  La  défaillance  de  Libère  est  attestée  par  saint  Athanase 
{Hist.  Arian:,  41  et  Apol.  c.  Ar.,  89),  par  l'auteur  romain  de  la  pré- 
face au  Lîbellus  precum  (Coll.  Avellana,  t.  XXXV  du  Corpus  ss.eccL 
lat.,  p.  1),  par  saint  Jérôme  (Chronique,  a.  2365;  De  viris,  97)  ;  saint 
Hilaire  {In  Const.,  11)  y  fait  Une  allusion  manifeste.  Des  trois  pre- 
miers textes  il  résulte  que  la  démarche  du  pape  avait  eu  lieu  au 
commencement  de  357,  deux  ans  environ  après  son  départ  pour 
l'exil. 


282  CHAPITRE    VIII 

des  rapports  avec  les  partisans  du  silence  prudent. 
C'était  l'abandon  de  l'attitude  que  le  pape  avait  soutenue 
jusqu'à  ce  moment  avec  le  plus  grand  éclat,  pour  laquelle 
il  avait  afifronté  la  colère  impériale  et  les  douleurs  de 
l'exil.  C'était  une  défaillance,  une  chute  ^ 


1  Au  dossier  de  cette  affaire,  catalogué  dans  la  note  précé- 
dente, il  faut  joindre  les  quatre  lettres  conservées  dans  les  Frag- 
ments IV  et  VI  de  saint  Hilaire,  Studens  paci,  Pro  deifico.  Quia  scio. 
Non  doceo.  On  a  beaucoup  discuté  sur  leur  authenticité.  Après  bien 
des  perplexités,  qui  n'étaient  pas  toutes  dissipées  lorsque  je  pu- 
bliais la  première  édition  de  ce  livf-e,  je  me  suis  décidé  à  les  ac- 
cepter toutes  les  quatre  comme  authentiques  et  je  me  suis  expli- 
qué à  ce  sujet  dans  un  mémoire  intitulé  Libère  et  Fortunatien  (Mé- 
langes de  l'Ecole  de  Rome,  t.  XXVIII,  p.  42-64).  Elles  se  présentent 
comme  ayant  été  écrites  à  Bérée  par  le  pape  exilé,  pour  hâter 
son  rappel  à  Piome  ;  elles  sont  adressées  aux  évêques  orientaux 
(les  deux  premières),  à  Ursace,  Valens  et  Germinius,  enfin  à  Vin- 
cent de  Gapoue.  Libère  y  vise  les  concessions  faites  par  lui,  la 
répudiation  d'Athanase,  l'entrée  en  communion  avec  les  Orientaux 
et  l'approbation  donnée  à  leur  formulaire.  Dans  les  Fragments 
de  saint  Hilaire  ces  pièces  sont  accompagnées  d'un  texte  narratif 
qui  les  flétrit  sévèrement  ;  il  y  a  même  çà  et  là  des  notes  fort  du- 
res aux  endroits  les  plus  fâcheux.  L'auteur  du  texte  et  des  notes 
a  considéré  les  lettres  comme  authentiques.  Il  identihait  la  for- 
mule signée  par  Libère. avec  une  des  professions  de  foi  produites 
antérieurement  par  les  Orientaux,  D'après  les  signatures  qu'elle 
portait  et  qu'il  énumère,  elle  ne  peut  guère  être  différente  de  la 
formule  proclamée  à  Sirmium,  en  351.  En  tout jcas,  ni  ces  signa- 
tures ni  la  date  de  la  défaillance  du  pape  ne  permettent  de  croire 
que  la  formule  souscrite  par  lui  ait  été  celle  qu'Hosius  signa  pen- 
dant l'été  357.  Quand  elle  fut  dressée,  les  Orientaux  étaient  encore 
unis,  et  leur  symbole  officiel  était  la  4°  formule  d'Antioche  (ci-des- 
sus, ,p.  214).  Il  est  étonnant  que  saint  Hilaire,  qui  est  ailleurs  si 
bienveillant  pour  cette  formule  (voir  p.  292),  la  traite  ici  avec  une 
telle  sévérité,  et  range,  sans  aucune  nuance  ni  restriction,  parmi 
les  hérétiques,  Basile  d'Ancyre,  l'un  de  ses  signataires.  Auss 
peut-on  se  demander  si  c'est  bien  saint  Hilaire  qui  parle  en  cet 


LA  DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  283 

L'empereur  Constance  la  connaissait  déjà  lorsqu'il 
vint  à  Rome  au  mois  de  mai  357.  Très  peu  après,  à 
l'été  ou  à  l'automne,  le  séjour  du  prince  à  Sirmium  fut 
mis  à  profit  par  les  trois  fortes  têtes  que  le  parti  arien 
comptait  en  ces  contrées,  Ursace,  Valens  et  Germinius, 
pour  porter  un  coup  droit  au  symbole  de  Nicée.  On  s'y 
était  déjà  essayé  à  Milan,  deux  ans  auparavant  ;  on  avait 
produit,  sous  forme  d'édit  impérial,  un  exposé  théolo- 
gique d'une  hétérodoxie  tellement  apparente  que  le  peu- 
ple l'avait  perçue  et  que  ses  protestations  avaient  fait 
échouer  la  tentative  *.  Cette  fois-ci  on  adopta  la  forme 
d'une  déclaration  épiscopale,  qui,  émanée  des  évêques 
présents  à  la  cour,  serait  soumise  ensuite,  dans  toutes  les 
provinces,  à  l'acceptation  de  leurs  collègues.  Chose  in- 
vraisemblable t  On  choisit  pour  «  lancer  »  ce  document 
antinicéen,  où  V homoousios  était  battu  en  brèche,  préci- 
sément le  grand  homme  du  concile  de  Nicée,  l'inventeur 
de  Vhomoousios,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  le 
vieux  patriarche  Hosius  de  Gt)rdoue.  Assisté  de  l'évêque 
de  Lisbonne,  Potamius,  appgiremment  réconcilié  avec 
lui^,  de  Germinius  de  Sirmium  et  des  inévitables  Ursace 

endroit.  Il  se  pourrait  que  cette  partie  des  Fragments  historiques 
eût  été  interpolée  par  quelque  luciférien.  M.  L.  Saltet  a  fait  valoir 
des  raisons  de  croire  à  une  telle  interpolation  [Bulletin  de  littér. 
eccle's.,  1905,  p.  222  et  suiv.).  Les  lettres,  en  ce  cas,  nous  vien- 
draient de  gens  à  qui  Libère  était  spécialement  odieux.  Mais  cela 
ne  les  empêcherait  pas  d'être  authentiques  :  on  ne  s'attend  pas  à 
ce  que  de  tels  documents  aient  été  publiés  par  Libère  ou  ses  amis. 
1  Sulpice  Sévère,  Chron.  II,  39.  Sulpice  paraît  dépendre  ici 
d'un  passage  perdu  des  Fragments  de  saint  Hilaire. 
2  Ci-dessus,  p.  262. 


'2t84  CHAPITRE    VIII 

et  Valens,  M  apposa  au  bas  de  cette  déGlaration  impie 
ia  signature  par  laquelle  s'ouvrait  la  liste  des  tï^is-oeaat- 
dix  huit  Pères.  Il  est  évident  que  l'on  abusa  de  sa  vieil- 
lesse, de  l'a-ffaiblissement  de  ses  facultés., -et  que  sa  res- 
ponsabilité personnelle  n'est  guère  engagée  dans  cette 
triste  histoire^.  Gela,  est  d'autant  plus  vraisemblable, 
que  —  détail  touchant  —  on  ne  parvint  jamais  à  lui  faire 
maudire  Athanase.  Sa  pauvre  tête  s'embrouillait  sans 
doute  dans  les  quêtions  de  théologie  ;  mais  Athanase 
restait  pour  Jui  une  personne  concrète,  un  ami,  un  com- 
pagnon de  lutte  ;  il  y  tenait,  on  ne  le  lui  fit  pas  lâcher. 

Le  document  2  n'était  pas  un  symbole  de  foi,  mais 
une  simple  déclaration  théologique.  «  Quelque  dissenti- 
»  ment  s'étant  produit  à  propos  de  la  foi,  toutes  les  ques- 
))  tions  ont  été  traitées  et  discutées  soigneusement,  à 
))  Sirmium,  en  présence  des  saints  évêques  nos  confrères, 
))  Valens,  Ursace  et  Germinius.  Il  est  reconnu  qu'il  n'y 
))  a  qu'un  seul  Dieu,  etc.  ».  On  écarte  l'idée  qu'il  y  ait 
deux  dieux,  on  répudie  les  termes  de  substance  et  d'es- 
sence ;  il  ne  doit  plus  être  question  ni  d' homoousios  ni 
d'homoïousios,  expressions  qui  ne  sont  pas  dans  l'Ecri- 
ture et  qui,  d'ailleurs,  ont  la  prétention  de  traduire  des 


1  Athanase  parle  de  violences  matérielles  exercées  contre  le 
Yieillard.  Il  dit  aussi  qu'il  protesta  au  moment  d&  mourir  (^poZ. 
G.  Ar.,  89,  appendice  ajouté  après  coup  à  l'ouyrage  déjà  publié  ; 
Hist.  ar.,  45). 

2  Latin  original  dans  Hilaire,  De  sy7iodis,  11  ;  grec  dans  Alli. 
De  sy7i.,  28.  C'est  ce  qu'on  appelle  souvent  la  deuxième  formule  de 
Sirmium,  la  première  étant  représentée  par  la  profession  de  foi 
du  synode  de  351. 


LA   DÉROUTE    DE    li'ORTHODOXIE  28'5 

relations  ineffables.  Le  Père  est  plu»  grand  que  le  Fils  ; 
on  décrit  ses  attributs  comme  ceux  du  Dieu  unique,  en 
mettant  toujours  le  Fils  au-dessous  de  lui.  - 

Cette  pièce  est/ en  style  épiscopal/ une  expression 
assez  claire  de  la  doctrine  qu'Arius  avait  jadis  enseignée 
et  qu'Aèce,   à  Antioche,  traduisait  eu  syllogismes.    Au 
moment  où  nous  sommes,  l'attention  se  portait  sur  l'idé.e 
de  ressemblance.  Au  temps  d'Arius  on  se' plaisait  plu- 
tôt à  dire  que  le  Verbe  n'était  pas  éternel,  -  que  c'était 
une  créature  :  maintenant, on  insistait  sur  ce  qu'il  ne  res- 
semblait pas  au  Père  ;  il  lui  était  àvôfioioç,  d'où  le  nom 
d'Anoméens,    décernée  aux    Ariens   nouveaux.  Ceux-ci 
avaient  contre  eux,--dans  le  monde  chrétien  d'Orient,  ou- 
tre le  sentiment  général,  peu  favorable  à  quiconque  at- 
tentait  à  l'absolue  divinité  du  Christ,  des  adversaires 
théologiques  assez  nombreux  et  fort  autorisés.  Ils  se  ral- 
liaient autour  du  mot  homoïousios,  semblable  en  essence, 
employé  quelquefois  par  Alexandre  et  Atbanase  et'  qui, 
s'il  différait  un  peu  de  Vhomoousios.  nicéen,  revêtait  a  peu 
près,  étant  données  les  circonstances  dans  lesquelles  on 
l'employait,  la  même  signification.  Ceux  qui   s'en  ser- 
vaient de  préférence  et  par  appréhension  du  s€ns  sabel- 
lien  dont  Vhomoousios  demeurait  susceptible,  ont  été  d'a- 
bord confondus  avec  les  ariens  ;  plusieurs   d'entre  eux, 
et  des  plus  notables,  faisaient  depuis  trente  ans  campa- 
gne contre  Athanase,  dans  les  rangs  des  «Orientaux». 
Mais    cette  hostilité  personnelle,  qui  leur  valut,   de  la 
part   des  orthodoxes,  quelques  horions  de  plus  qu'ils  . 
n'en  méritaient,  ne  doit  pas  faire  préjuger  leur  théologie. 


286  CHAPITRE   VIII 

Des  gens  qui  disaient  que  le  Fils  est,  par  essence,  sembla- 
ble au  Père  et  qui  entendaient  bien  être  et  rester  mono- 
théistes, se  trouvaient  en  somme  au  même  point  que 
ceux  qui  proclamaient  l'identité  d'essence  entre  le  Père 
et  le  Fils,  tout  en  maintenant  la  distinction  de  l'un  et  de 
l'autre.  Ursace  et  Valens  savaient  bien  ce  qu'ils  faisaient 
en  réclamant  la  répudiation  de  Vhomo'iousios  comme  de 
l'homoousios.  Gomme  protestation  contre  l'arianisme,  ces 
deux  termes  se  valaient. 

L'ingénieuse  impudence  qui  faisait  patronner  par 
Hosius  une  interprétation  arienne  du  symbole  de  Nicée 
n'eut  qu'un  succès  relatif.  En  Gaule  et  en  Bretagne  elle 
provoqua  une  répulsion  très  vive.  Dans  ces  pays,  où  la 
théologie  de  l'empereur  Constance  ne  trouvait  pas  en  Ju- 
lien un  défenseur  bien  empressé,  les  évêques  avaient 
une  certaine  latitude  pour  dire  ce  qu'ils  pensaient.  De- 
puis les  affaires  d'Arles  et  de  Milan,  ils  tenaient  rigueur 
à  Saturnin  d'Arles,  l'homme  de  la  cour,  responsable  des 
disgrâces  arrivées  à  plusieurs  de  leurs  collègues  ;  ils 
n'avaient  avec  lui  aucun  rapport  de  communion.  Quand 
arriva,  la  déclaration  de  Sirmium,  l'un  d'entre  eux,  Phœ- 
badius  d'Agen,  en  publia  une  critique  très  vive  S  sans  se 
laisser  détourner  par  la  recommandation  dont  le  nom 
d'Hosius  paraissait  la  couvrir.  Ses  collègues  et  lui  s'en- 
tendirent, soit  en  concile,  soit  autrement,  pour  la  répu- 
dier. De  cette  démarche  ils  avisèrent  l'évêque  exilé  de 
Poitiers,  Hilaire,   qui,  interné  en  Phrygie,   suivait  de 

1  Migne,  P.  L.,  t.  XX,  p.  13-30. 


LA   DÉROUTE    DE    l'ORTHODOXIE  287 

près  tous  ces  mouvements*.  Les  Africains,  eux  aussi, 
protestèrent  par  écrit*. 

C'est  à  ce  moment  que  la  crise  prévue  par  l'évêque 
Léonce  éclata  en  Syrie.  Le  siège  d'Antioche  était  visé 
par  deux  candidats,  Eudoxe,  évêque  de  Germanicie,  et 
Georges,  évêque  de  Laodicée.  Eudoxe  arriva  le  premier. 
Aussitôt  que  Léonce  fut  mort,  il  se  fit  confier  l'adminis- 
tration provisoire  de  l'église  vacante  et  sut  si  bien  ma- 
nœuvrer qu'on  l'acclama  à  titre  définitif.  Il  s'installa,  sans 
écouter  les  protestations  qui  s'élevaient  de  Laodicée, 
Aréthuse  et  autres  évêchés  voisins.  C'était,  au  point  de 
vue  religieux,  un  bien  singulier  personnage.  Il  nous  est 
resté  de  son  éloquence  quelques  traits  vraiment  scanda- 
leux. Saint  Hilaire'  rapporte  de  lui  le  propos  suivant, 
qui  fut  relevé  sur  une  sténographie  et  présenté  au  con- 
cile de  Séleucie  :  «  Dieu  était  ce  qui  est.  Il  n'était  pas 
))  père,  car  il  n'avait  pas  de  fils.  Pour  qu'il  y  eût  un  fils, 
»  il  fallait  qu'ily  eût  une  femme...  ^  »  Ses  opinions  avaient 
subi  quelque  fluctuation  :  homoïousiaste  un  instant^  il 


1  On  voit,  par  l'intitulé  de  la  réponse  d'Hilaire  (Desyn.,  1)  que, 
sauf  la  région  du  Rhône^  Viennoise  et  Narbonnaise,  l'épiscopàt 
gallican  était  tout  entier  du  côté  orthodoxe.  Toulouse  était  restée 
fidèle  à  Rhodanius  exilé,  tout  comme  Poitiers  à  Hilaire. 

2  Hil.  Adv.  Const.,  26.  C'est  Basile  d'Ancyre  qui  avait  provo- 
qué cette  manifestation  (Sozom.,  IV,  24). 

3  Adv.  Const.,  13. 

4  Le  reste  ne  peut  se  traduire  en  français.  Voici  le  latin  de 
saint  Hilaire  :  ut  et  femina  sit,[et  colloquium  et  sermocinatio  et  con- 
iunctio  coniugalis  verbi  et  blandiméntum  et  postremum  ad  generandum 
natiiralis  machinula.  Quels  évêques  I 


2.88  CHA.PITRE.  VIII       ,  .  . 

s'était  laissé. ramener  à  la  pure  doctrine  arienne  ^,  qu'il 
savait  voiler  quand  il  le  fallait.  Pour  le  moment  il 
n'avait  pas  lieu  de  se  gêner.  Eudoxe  envoya  son  adhé- 
sion à  là  nouvelle  formule  de  Sirmîum,  et,  quant  à  lui, 
il  s'empressa  d'élever  aux  fonctions  ecclésiastiques  non 
seulement  Aèce  lui-même,  mais  un  grand  nombre  de  ses 
partisans  ou  disciples.  Au  nombre  de  ces  derniers  figu- 
rait un  certain  Eunomius,  dont  il  fit  un  diacre  et  qui' de- 
vint bientôt  une  des  colonnes  du  parti.  Les  modérés,  par 
contre,  et  les  orthodoxes  furent  alors  malmenés.  Geor- 
ges de  Laedicée  prit  leur  défense.  Il  adressa  aux  évêqnes 
Macedonîus  de  Constantînople,  Basile  d'Ancyre,  Gecro- 
pius  de  Nicomédie,  Eugène  de  Nicée,  une  lettre  des  plus 
pressantes,  où  il  les  adjurait  de  venir  au  secours  de 
l'église  d'Antioche  et  d'obtenir,  par  une  manifestation 
épiscopale  aussi  nombreuse  que  possible,' qu'Eudoxe  se 
débarassât  d'Aècé  et  de  sa  bande  2; 

Juste  à  ce  moment  Basile  tenait  concile  à  Ancyre,  à 
l'occasion  d'une  fêtô  de  dédicace.  Il  n'avait  guère  besoin 
d'être  exhorté  à  marcher  contre  Aèce  et  ses  protecteurs. 
Le  sophiste  d'Antioche  était  pour  lui  un  vieil  adversaire. 
Un  formulaire  fut  bientôt  rédigé,  approuvé  en  concile, 
expédié  à  l'épiscopàt  des  diverses  provinces  ^  et  finale-  " 


1  Philostorge,  IV,  4.  Cet  historien  raconte  qu'Eudoxe  était  le 
fils  d'un  certain  Gésaire,  d'Arabissos  en  Arménie  mineure,  grand 
coureur  de  femmes,  mais  qui  pourtant  finit  par  mourir  martyr, 
comme  on  le  raconte  de  saint  Boniface. 

2  Sozom.,  IV,  13. 

3  Saint  Epiphane,  Haer.,   LXXIII,  2-11,   nous  a  conservé    le 


LA  DÉROUTE    DE   L'ORTHODOXIE  289 

ment  porté  à  la  cour  de  Sirmium  par  Basile  lui-même  et 
ses  collègues  Eustathe  de  Sébaste  et  Eleusius  de  Gyzi- 
que.  On  était  au  printemps  358,  car  le  concile  s'était 
réuni  aux  approches  de  Pâques.  Basile  eut,  auprès  de 
Constance,  un  succès  extraordinaire.  L'empereur  venait 
d'approuver  l'installation  d'Eudoxe  à  Antioche  ;  il  avait 
même  remis  des  lettres  en  ce  sens  à  son  envoyé,  un  prê- 
tre Asphalius.  Il  se  laissa  retourner  complètement.  As- 
phalius  fut  requis  de  rendre  les  lettres,  à  la  place  des- 
quelles il  en  fut  expédié  d'autres,  fort  désagréables  pour 
Eudoxe,  Aèce  et  leur  monde  :  «  Ce  n'est  pas  nous  qui 
»  avons  envoyé  Eudoxe  ;  que  personne  ne  se  le  figure. 
»  Nous  sommes  bien  loin  "de  vouloir  appuyer  de  telles 
»  gens  ».  L'empereur  continue  en  désapprouvant  les  évê- 
ques  qui  changent  de  siège  et  les  aventuriers  comme 
Aèce,  qui  s'acharnent  à  corrompre  le  peuple  par  leurs 
hérésies.  Lui,  il  a  toujours  été  homoïousiaste.  Les  gens 
d' Antioche  doivent  se  rappeler  les  discours  qu'il  leur  a 
tenus  en  ce  sens.  Il  faut  éloigner  les  faux  docteurs  des 
assemblées  ecclésiastiques  et  des  rangs  du  clergé.  S'ils 
persistent,  ils  verront  ce  qui  les  attend. 

Ayant  ainsi  réglé  l'affaire  d' Antioche^  Basile  se  préoc- 
cupa de  la  formule  dite  d'Hosius.  Elle  fut  retirée  de  la 


texte  de  l'exemplaire  adressé  aux  évèques  de  Phénicie,  et  de  plus, 
c.  12-22,  celui  d'une  autre  lettre  sur  le  même  sujet,  écrite  au  nom 
de  Basile  et  de  Georges.  Saint  Hilaire  {De  syn.,  12-25)  ne  donne 
qu'une  partie  de  la  pièce,  douze  anathématismes,  qui  furent  déta- 
chés de  l'ensemble  et  reçurent  à  Sirmium  une  publicité  spéciale 
(cf.  ihid.,  90). 
DocHESNE.  Hisl.  anc.  de  FEgl.  —  T.  II.  19 


290  CHAPITRE   VIII 

circulation.  En  attendant  qu'on  en  eût  édicté  une  autre,  on 
réunit  deux  textes  antérieurement  adoptés,  à  Sirmium 
(351)  contre  Paul  de  Samosate  et  Photin  et  à  Antioche 
(341),  au  concile  de  la  dédicace  ^  Ces  textes  étaient  or- 
thodoxes ^  en  somme,  sauf  que  I'/iowîoomm'o*  y  était  passé 
sous  silence.  Hosius  n'était  plus  là  pour  les  autoriser  de 
sa  signature;  on  l'avait  ramené  en  Espagne  et  peut-être 
était-il  déjà  mort.  Mais  Libère,  rappelé  de  Bérée,  atten- 
dait encore  à  Sirmium  qujan  lui  permît  de  rentrer  à 
Rome.  On  lui  demanda  de  signer  cette  troisième  formule 
de  Sirmium,  identique  au  fond  à  la  première,  déjà  ac- 
ceptée par  lui.  Il  y  consentit  et  donna  ainsi  un  impor- 
tant appui  à  la  réaction,  de  sens  orthodoxe,  qui  se  dessi- 
nait contre  l'intrigue  anoméenne.Il  remit  même  à  Basile 
une  déclaration  par  laquelle  il  excluait  de  l'Eglise  qui- 
conque n'admettrait  pas  que  le  Fils  est  semblable  au 
Père  en  substance  et  en  tout.  Cette  déclaration  n'était 
pas  inutile,  car  Eudoxe  et  les  siens  faisaient  courir  le 
bruit  que  le  pape  avait  signé  la  formule  d'Hosius.  C'est 
dans  ces  conditions  que  l'empereur  se  décida  enfin  à  cé- 
der aux  incessantes  réclamations  des  Romains  et  à  leur 
renvoyer  leur  évêque.  Les  prélats  réunis  à  Sirmium  écri- 
virent à  Félix  et  au  clergé  de  le  recevoir  et  de  mettre  en 


1  Sur  ceci,  v.  Sozomène,  IV,  15.  Saint  Hilaire,  De  syn.,  29-60, 
reproduit  le. symbole  in  Encaeniis,  le  texte  du  concile  (oriental)  de 
Sardique,  enfin  celui  de  331.  Les  deux  derniers  sont  identiques 
pour  la  partie  positive  (Credimus,  etc.)  ;  ils  ne  diffèrent  que  par 
les  anathématismes. 

2  Voir  la  façon  dont  saint  Hilaire  (l.  c.)  les  explique. 


LA   DÉROUTE   DE    L-ORTHODOXIE  391 

oubli  toutes  les  discordes  causées  par  son  éloignement. 
Félix  et  Libère  gouverneraient  ensemble  l'église  aposto- 
lique. 

La  combinaison  était  singulière  ;  mais  le  gouverne- 
ment était  trop  engagé  avec  Félix  pour  qu'il  lui  fût  pos- 
sible de  l'évincer  ouvertement.  Il  comptait  sans  doute 
que  la  population  lui  forcerait  la  main:  c'est,  en  tout 
cas,  ce  qui  arriva.  Le  système  des  deux  évêques  simul- 
tanés fut  sifflé  dans  le  cirque  ^  Dès  que  Libère  se  pré- 
senta, une  émeute  éclata  et  Félix  fut  chassé;  il,  se  retira 
dans  la  banlieue,  et,  après  une  tentative  infructueuse 
contre  la  basilique  transtévérine  de  Jules,  il  se  décida 
-à  vivre  tranquille  et  à  l'écart.  L'empereur  ferma  les 
yeux;  c'était  la  meilleure  solution. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  l'appui  donné  par  le  pape 
Libère  à  Basile  ^  ait  été  mal  vu  dans  les  cercles  ortho- 
doxes. Tout  comme  lui,  E^ilaire  l'exilé  et  Athanase  le 
proscrit  applaudirent  à  cette  entreprise.  Sur  le  terrain 
de  la  doctrine,  le  rapprochement  se  préparait  ;  en  face 


1  Théodoret,  II,  14.  ' 

2  Basile  d'Ancyre  parait  bien  être  l'auteur  d'un  traité  «  de  la 
Virginité  i>,  qui  figure  parmi  les  apocryphes  de  saint  Basile  de 
Gésarée  (P.  G.,  t.  XXX,  p.  669).  Il  est  adressé  à  un  évèque  Letoïos, 
identique  évidemment,  dans  cette  hypothèse,  au  Letoïos  qui  figure 
parmi  les  signataires  de  l'épître  synodale  d'Ancyre,  en  358  (ci- 
dessus,  p.  289).  Ce  Letoïos  est  qualifié,  dans  le  titre  du  traité, 
d'évêque  de  Méliténe,  et  rien  n'empêche  qu'il  l'ait  été,  hien  qu'un 
autre  évèque  de  ce  nom  se  rencontre  plus  tard  dans  la  série  des 
évêques  de  Méliténe.  Voir  le  mémoire  de  Cavallera;  ie  De  Virgini- 
tute  de  Basile  d'Ancyre,  dans  la  Revue  d'hist.  eccl.  de  Lou\ain,  190S, 
p.  5  et  suiv. 


292  CHAPITRE    VIII 

de  l'orthodoxie  strictement 'nicéenne,  on  voyait  se  for- 
mer, dans  le  camp  des  adversaires  d'Athanase,  une  or- 
thodoxie à  peu  près  équivalente.  On  devait  finir  par 
s'entendre;  en  attendant,  on  commençait  à  se  parler  et 
même  à  s'approuver.  «  Ceux,  disait  alors  Athanase  i,  qui 
»  acceptent  tout  ce  qui  a  été  écrit  à  Nicée,  tout  en  con- 
»  servant  des  scrupules  sur  V homoousios ,  ne  doivent  pas 
»  être  traités  en  ennemis.  Je  ne  les  attaque  pas  comme 
»  des  Ariomanes,  ni  comme  des  adversaires  des  Pères  ; 
»  je  discute  avec  eux  comme  un  frère  avec  des  frères, 
»  qui  pensent  comme  nous  et  ne  diffèrent  que  sur  un 
»  mot...  De  leur  nombre  est  Basile  d'Ancyre,  qui  a  écrit 
»  sur  la  foi  ».  Quant  à  Hilaire,  il  écrivit  alors  son  traité 
»  Sur  les  synodes  et  la  foi  des  Orientaux  »,  adressé  aux 
évêques  des  Gaules  et  de  Bretagne,  pourries  renseigner 
sur  l'état  des  controverses  en  Orient.  Il  y  apprécie  avec 
beaucoup  de  bienveillance  l'initiative  que  viennent  de 
prendre  à  Sirmium  les  évêques  Basile,  Eustathe  et 
Eleusius  ;  il  montre,  en  reproduisant  et  en  commentant 
leurs  formules  antérieures,  non  seulement  que  ces  tex- 
tes ne  représentent  pas  une  perversion  de  la  foi,  mais  que 
certaines  circonstances  leur  ont  donné  raison  d'être.  Il 
établit  l'équivalence  des  termes  homoousios  et  homoiou- 
sios,  pourvu  qu'on  les  prenne  dans  le  sens  où  les  ont  pris 
leurs  patrons  respectifs,  le  concile  de  Nicée  et  les  amis 
de  Basile.  S'adressant  enfin  à  ceux-ci  il  les  adjure  douce- 
ment de  faire  le  dernier  pas;  puisque  leur  terme  techni- 

i  De  syn.  41. 


LA   DÉROUIK    DE    L'ORTHODOXIE  293 

que  est  susceptible  du  même  sens  que  celui  du  grand 
concile,  qu'ils  en  fassent  le  sacrifice  et  se  rallient  à  la 
formule  des  trois-cent-dix-huit  Pères. 

Au  moment  où  Hilaire  écrivait  ce  livre  pacifique, 
Basile,  fort  belliqueux  de  sa  nature,  instrumentait  con- 
tre les  Anoméens  '.  Il  était  parvenu  à  faire  croire  à 
Constance  qu'Aèce  et  les  siens  avaient  été,  au  temps  de 
Gallus,  des  fauteurs  d'intrigues  contre  l'empereur  su- 
prême ^.  Celui-ci  lui  donna  les  pouvoirs  les  plus  étendus. 
Aèce  fut  exilé  à  Pépuze,  chez  les  Montanistes  ;  Théo- 
phile, à  Héraclée  du  Pont  ;  Eunome,  arrêté  à  Ancyre, 
fut  interné  à  Midaeon  en  Phrygie  ;  Eudoxe  se  retira 
en  Arménie.  Nombre  de  faits  de  ce  genre  furent  plus 
tard  reprochés  au  chef  des  homoïousiastes  ;  on  parle  de 
plus  de  soixante-dix  sentences  d'exil  rendues  à  sa  re- 
quête. Ursace  et  Valens,  bien  placés  pour  voir  d'où  venait 
le  vent,  s'étaient  exécutés  des  premiers  et  avaient  signée 
comme  le  pape  Libère,  les  manifestes  basiliens.  Bref, 
pendant  quelques  mois,  la  terreur  régna  en  Orient^  au 
bénéfice  de  l'orlhodOxie  d'Ancyre  et  de  Laodicée. 

Basile  profita  de  ses  avantages  pour  obtenir  la  réu- 
nion d'un  grand  concile  œcuménique,  qui  reprendrait 
l'œuvre  de  Nicée  et  ferait  la  paix.  On  parla  d'abord  de 
le  tenir  à  Nicée  même  ;  puis  Nicomédie  fut  mise  en 
avant;  mais  cette  ville  fut  détruite  le  24  août  (358)  par 


1  Sur  ce  qui  suit,  voir  Sozoméne,  IV,  16. 

2  Gela  était  assez  vraisemblable,  vu  les  rapports  de  Théophile 
et  d'Aèce  avecle  césar  d'Antioche.  Voir  ci-dessus,  p.  278. 


294  CHAPITRE    VIII 

un  tremblement  de  terre  et  s'écroula  sur  la  tête  de  l'évê- 
que  Gecroplas.  Il  n'était  pas  douteux^  depuis  l'interven- 
tion d'Hilaire,  que  ce  concile  n'eût  apporté  à  Basile 
l'appui  d'un  très  grand  nombre  d'occidentaux.  Ainsi 
renforcée;,  la  droite  de  l'épiscopat  oriental  eût  sûrement 
prévalu  :  l'entente  se  fût  faite,  d'une  façon  ou  de  l'autre, 
sur  la  question  de  Vhomoousios  et  de  Vhomoiousios  et 
l'arianisme  eût  été  mis  en  déroute.  Ce  résultat  aurait 
été  obtenu  en  dehors  d'Athanase,  toujours  proscrit  par 
le  gouvernement,  flétri  par  une  partie  de  l'épiscopat, 
abandonné  par  l'autre.  Mais  il  était  écrit  que  le  bon 
combattant,  qui  avait  été  à  la  peine,  devait  être  aussi  à 
l'honneur.  La  combinaison  de  Basile  aboutit  au  plus  la- 
mentable échec. 

Il  restait  en  Orient  deux  évêques  ariens  de  la  pre- 
mière génération,  deux  amis  personnels  d'Arius,  qui 
l'avaient,  il  est  vrai,  abandonné  à  Nicée,  mais  qui 
s'étaient  prêtés  à  toutes  les  intrigues  ourdies  pour  le 
réhabiliter  ;  c'étaient  Patrophile,  de  Scythopolis  en  Pa- 
Testine,  et  Narcisse,  de  Neronias  en  Gilicie.  Ces  deux 
Nestors  furent  députés  à  la  cour  de  Constance,  où  ils 
s'attachèrent  à  représenter  Basile  d'Ancyre  comme  un 
brouillon,  ce  qui  était  un  peu  vrai,  et  à  demander  qu'au 
lieu  d'un  seul  concile  on  en  réunit  deux,  l'un  en  Orient 
l'autre  en  Occident.  La  différence  des  langues  justifiait 
ce  système^  et  aussi  la  considération  des  frais  que  néces- 
siterait le  transport  en  Orient  de  tant  d'évêques  latins. 
On  les  écouta.  La  ville  de  Rimini,  sur  la  côte  italienne 


LA  DÉROUTE   DE    L'ORTHODOXIE  295 

de  l'Adriatique,  fut  choisie  pour  le  concile  occidental, 
celle  de  Séleucie  d'Isaurie,  près  du  littoral  cilicien,  pour 
le  concile  d'Orient.  Les  Ariens  savaient,  par  l'expérience 
des  années  précédentes,  que  les  Occidentaux  n'étaient 
pas  inaccessibles  aux  faiblesses  et  aux  mystifications  ; 
en  Orient  ils  estimaient  pouvoir  obtenir  la  majorité, 
non  sans  doute  pour  un  anoméisme  cru  et  sans  déguise- 
ment, mais  pour  quelqu'une  de  ces  combinaisons  de 
silence  dont  ils  avaient  si  bien  profité  pendant  les  trente 
dernières  années. 

De  cet  accord  la  formule  fut  préparée  et  arrêtée  dans 
une  réunion  d'évêqués  de  cour,  peu  avant  la  date  assi- 
gnée à  l'ouverture  des  conciles,  à  chacun  desquels  elle 
devait  être  présentée.  C'est  l'évêque  d'Aréthuse,  Marc, 
qui  fut  chargé  de  la  rédiger.  Nous  en  avons  le  texte  ^  : 

«  La  foi  catholique^  a  été  exposée  en  présence  de  notre 
«  maître  le  très-pieux  et  triomphant  empereur  Gons- 
«  tance  Auguste,  éternel^  vénérable,  sous  le  consulat 
«  de  FI.  Eusèbe  et  de  FI.  Hypatius  clarissimes,  à 
«  Sirmium,  le  XI  des  kalendes  de  juin  (22  mai  359)  », 

«  Nous  croyons  en  un  seul  et  unique  vrai  Dieu 

«  et  en  un  seul  Fils  unique  de  Dieu,  qui,  avant  tous  les 
«  siècles,  avant  toute  puissance,  avant  tout  temps  con- 
«  cevable,  avant  toute  substance  imaginable,  a  été  en- 
ce  gendre  de  Dieu,   sans  passion semblable  au  Père 

«  qui  l'a  engendré,  selon  les  Ecritures 

«  Quant  au  terme  d'essence  (oùcia)  que  les  Pères  ont 

1  Ath.  De  syn.,  8;  les  souscriptions  dans  Epiph.,  LXXIII,    22. 


296  CHAPITRE    VIII 

((  emplo5^é  avec  simplicité,  mais  qui,  inconnu  des  fidèles, 
«  leur  cause  du  scandale,  comme  les  Ecritures  ne  le 
«  contiennent  pas,  il  a  paru  bon  de  le  supprimer  et  d'évi- 
((  ter  entièrement  à  l'avenir  toute  mention  d'essence  à 
((  propos  de  Dieu,  les  Ecritures  ne  parlant  jamais  d'es- 
«  sence  à  propos  du  Père  et  du  Fils.  Mais  nous  disons 
((  que  le  Fils  est  semblable  au  Père  en  toutes  choses, 
«  comme  le  disent  et  l'enseignent  les  Ecritures  ». 

Cetie  formule  ne  parlait  plus,  comme  celle  de  357, 
de  la  supériorité  du  Père  sur  le  Fils  ;  mais,  tout  comme, 
elle,  elle  répudiait  l'emploi  des  termes  à' homoousios  et 
d'homoiousios.  Grave  échec,  non  seulement  pour  les  vieux 
oi^thodoxes  nicéens,  mais  aussi  pour  les  néoorthodoxes 
dont,  l'année  précédenle,  Basile  d'Ancyre  avait  mené 
le  tiiornphe.  L'influence  de  ce  prélat  avait  évidemment 
baissé  dans  l'esprit  changeant  de  l'empereur  Cons- 
tance. Cependant  les  ariens  purs  n'avaient  pas  obtenu 
satisfaction  complète  :  on  le  vit  bien,  quand  il  fallut 
signer.  Valons  de  Mursa  répugnait  à  employer  les  mots; 
•/.xxoi  TcàvTa,  «  en  toutes  choses  »,  qui  lui  semblaient  in- 
clure, d'une  façon  implicite,  la  similitude  d'essence.  Il 
fallut  que  l'empereur  le  forçât  à  introduire  ces  mots 
dans  son  adhésion.  Quant  à  Basile,  il  aurait  bien  voulu 
]>arler  de  similitude  xxt'  oùcUv;  mais,  comme  cela  élait 
interdit,  il  accumula  les  synonymes,  xotrà  T7;v  ÙKÔarcciiv 
xo.'.  Y.7.rot  rry  uTCzpEiv  xxl  xarà  to  eîvxu  Le  malheureux 
se  raccrochait  aux  branches.  Au  fond,  ce  qui  importait,' 
c'était  sa  signature  et  le  texte  officiel  :  les  amendements 
ne  comptaient  pas. 


LA   DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  297 

Non  seulement  on  prépara  de  cette  façon  précise  la 
tâche  doctrinale  des  deux  conciles;  il  fut  encore  décidé  * 
que,  lorsqu'ils  l'auraient  terminée,  chacun  d'eux  nom- 
merait une  délégation  de  dix  membres  et  que  les  deux 
délégations  s'assembleraient  devant  l'empereur  pour  les 
accords  définitifs.  Ainsi  le  prince  et  ses  conseillers  théo- 
logiques étaient  au  point  de  départ  et  au  terme  de  cette 
grande  consultation.  L'épiscopat  était  bloqué  des  deux 
côtés.  Il  fut  réglé  aussi  que,  pour  les  questions  de  per- 
sonnes, chacun  des  deux  .conciles  ne  s'occuperait  que 
de  sa  région,  les  Orientaux  des  querelles  orientales,  les 
Occidentaux  des  querelles  occidentales. 

C'est  le  concile  de  Riminis  qui  s'ouvrit  le  premier, 
vers  le  commencement  de  juillet  359.  Il  était  fort  nom- 
breux. Des  agents  impériaux  avaient  battu  toutes  les 
provinces  et  recruter  de  gré  ou  de  force,  plus  de  quatre 
cents  évêques.  Les  partisans  du  concile  de  Nicée  for- 
maient une  majorité  énorme  ;  ils  s'installèrent  dans 
l'église  du  lieu  ;  les  autres,  quatre-vingts  au  plus,  dans 
un  local  à  part.  Avec  ceux-ci  étaient  Ursace,  Valens, 
Germinius,  Auxence,  Epictéte,  Saturnin,  etc.  Du  côté 
orthodoxe,  le  plus  qualifié  parait  avoir  été  l'évêque  de 
Carthage,  Restitutus.  L'église  romaine  ne  fut  pas  repré- 

i  Lettre  du  27  mai.  Continent  priora  (Hil.  Fragm.  VII,  1  2). 

î  Exposé  narratif  dans  Sulpice-Sévère.  Chron., 11,  41,45;  cf. 
Jérôme,  Adv.  Lucif.,  17,  l8;  documents  dans  Hilaire,  Fragm.  VII- 
IX;  cf.  Alh.  De  synodis.  Ce  dernier  livre  fut  écrit  à  l'automne 
de  359,  alors  qu'Athanase  ne  connaissait  encore  des  deux  conciles 
de  Rimini  et  de  Séleucie  que  leurs  manifestations  orthodoxes  et 
non  les  défaillances  qui  les  suivirent. 


298  CHAPITRE    VIII 

sentée;  en  ce  moment  le  gouvernement  reconnaissait 
deux  papes,  entre  lesquels  il  lui  était  malaisé  de  choisir. 
Après  quelques  pourparlers  sans  résultat,  les  deux  frac- 
tions du  concile  se  décidèrent  à  déléguer  séparément 
auprès  de  l'empereur.  Les  orthodoxes  remirent  à  leurs 
représentants  une  protestation  très  ferme  et  très  nette  * 
contre  toute  idée  de  toucher  au  symbole  de  Nicée  et  re- 
poussèrent la  déclaration  du  22  mai.  Quatre  évêques, 
Ursace,  Valens,  Qerminius  et  Gaius  2,  qui  la  leur  avaient 
présentée,  avaient  été  excommuniés  par  eux.  Les  oppo- 
sants envoyèrent,  de  leur  côté,  leur  adhésion  à  la  for- 
mule impériale.  Constance  était  alors  en  Thrace,  se 
rapprochant  lentement  de  la  frontière  de  Perse  où  l'ap- 
pelaient d'autres  affaires.  Il  fit  bon  accueil  aux  délégués 
de  l'opposition,  lanterna  au  contraire  ceux  de  la  majo- 
rité ^.  Ceux-ci  avaient  à  leur  tête  i'évêque  de  Carthage  : 
ni  lui  ni  eux  n'étaient  à  la  hauteur  de  leur  mission.  Ils 
furent  si  bien  enveloppés  et  chapitrés,  qu'ils  finirent  par 
trahir  leur  mandat  et  prirent  sur  eux,  non  seulement 
de  rentrer  en  communion  avec  les  quatre  évoques  dé- 
posés qui  faisaient  partie  de  la  délégation  adverse, 
mais  de  casser  en  général  tout  ce  qu'avaient  fait  leurs 
commettants.  Cette  démarche,  étrangement  irrégulière, 
fut  consacrée  par  un  protocole    daté  d'une  station  pos- 


1  Hil.  Frag7n.  VIII,  1-3  ;  cf.  YII,  3  et  suiv. 

2  Saint  Athanase   ajoute  ici  les  noms  d'Auxence  et  de  Démo- 
pliile  {De  syn.,  9). 

3  Voir  la  lettre  impériale  adressée  à  ce  moment  au  concile  et 
la  réponse  de  celui-ci,  à  la  fin  du  De  synodis  d'Athanase. 


LA   DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  299 

taie   appelée   Nicée,  près  d'Andrinople,  le   10  oetobre. 

Restait  à  la  faire  accepter  par  le  concile  lui-même. 
Les  vingt  légats  rentrèrent  à  Rimini,  dans  une  frater- 
nité inattendue.  Leur  exemple  entraîna  bientôt  des  dé- 
fections ;  la  réunion  de  l'église  commença  à  se  dépeupler 
au  profit  de  l'autre.  Le  préfet  du  prétoire  Taurus, 
chargé  de  veiller  sur  le  concile  et  de  l'amener  où  voulait 
l'empereur^  s'acquittait  avec  succès  de  son  rôle.  Les 
évêques,  parqués,  sept  mois  durant,  dans  l'enceinte  étroite 
d'une  petite  ville  où  ils  n'avaient  rien  à  faire,  s'en- 
nuj^aient,  demandaient  qu'on  les  laissât  partir.  Taurus 
restait  sourd  à  leurs  plaintes.  On  partirait  quand  tout 
le  monde  aurait  signé.  U  avait  ordre,  du  reste,  de  ne 
pas  attendre  l'unanimité  absolue  ;  quand  le  nombre  des 
réluctants  serait  tombé  au-dessous  de  quinze,  il  devait 
les  envoyer  en  exil  et  mettre  les  autres  en  liberté. 

11  n'eut  personne  à  exiler.  Les  récalcitrants,  réduits 
à  une  vingtaine,  sous  la  conduite  de  l'évêque  d'Agen, 
Phoebadius,  et  de  celui  de  Tongres,  Servais,  finirent 
par  céder  à  ses  exhortations.  On  leur  donna,  du  reste, 
une  demi-satisfaction,  en  leur  permettant,  pourvîTqu'ils 
signassent  la  formule,  de  la  compléter  dans  l'énoncé  de 
leur  adhésion.  Ils  profitèrent,  avec  plus  ou  moins 
d'adresse,  de  cette  concession  ;  mais  ils  signèrent,  sans 
exception.  Dix  nouveaux  délégués,  choisis  cette  fois  par 
le  concile  entier,  allèrent  porter  à  Constantinople  les 
documents  de  cette  défaillance'. 

1  Hil.,  Fragm.,  IX. 


300  CHAPITRE    VIII 

Cependant  le  concile  de  Séleucie  *  ouvrait  ses  séances. 
Léonas,  «  questeur  du  sacré  palais  »,  comme  le  préfet 
Taurus  à  Ri  mini,  représentait  l'empereur  et  exerçait  la 
tutelle  officielle  ;  le  gouverneur  militaire  2  de  la  pro- 
vince, le  duc  Lauricius,  devait  au  besoin  lui  prêter 
main  forte.  11  était  venu  .environ  cent-cinquante  évoques, 
entre  autres  les  deux  primats  intrus  d'Alexandrie  et 
d'Antioche,  Georges  et  Eudoxe  ;  le  métropolitain  de  Pa- 
lestine, Acace,  personnage  très  influent  ;  Basile  d'Ancyre, 
Macedonius  de  Gonstantinople^  Patrophile,  Cyrille  de 
Jérusalem,  Eleusius  de  Cyzique,  Silvain  de  Tarse,  etc. 
Hilaire  de  Poitiers  y  fut  envoyé  aussi.  Le  vicaire  du 
diocèse  d'Asie,  chargé  d'expédier  les  évêques  au  concile, 
n'avait  pas  tenu  compte  de  sa  situation  d'exilé  et  l'avait 
mis  en  route  avec  les  autres. 

Dès  la  première  séance  (27  septembre),  les  partis  se 
dessinèrent.  Après  une  discussion  confuse  sur  l'ordre 
du  jour,  on  décida  de  commencer  par  la  question  de  foi. 
Basile  était  absent  ce  jour- là.  Il^e  trouvait  désormais 
au  nombre  des  personnes  litigieuses,  une  accusation 
ayant  été  déposée  contre  lui.  Aussi  n'eut-il  guère  de 
rôle  au  concile  :  c'est  Eleusius  et  Silvain  qui  dirigèrent 
son  parti.  Silvain  proposa  de  n'accepter  aucun  symbole 


1  Socrate  donne,  II,  39,  40,  une  analyse  des  actes,  qu'il  avait 
lus  dans  la  collection  de  Sabinus.  Sozomène  (IV,  22)  les  lut  après 
lui  et  en  tira  quelques  détail^ nouveaux  ;  cf.  Hilaire,  Adv.  Const., 
12-13. 

2  L'Isaurie,  province  assez  mal  habitée,  n'avait  pas  de  gou- 
verneur civil  ;  elle  était  administrée  par  un  duc. 


LA.  DÉROUTE    DE    l'ORTHODOXIE  301 

nouveau  et  de  s'en  tenir  à  celui  d'Antioche,  dit  de  la 
Dédicace.  On  écartait  ainsi  tout  ce  qui  avait  été  fait  à 
la  cour  depuis  Pâques  358,  soit  à  l'instigation  de  Basile, 
soit  Scelle  des  ariens.  Sa  proposition  fut  acclamée  par 
cent-cinq  voix  ;  alors  Acace  se  retira,  lui  et  les  siens  ; 
ils  étaient  dix-neuf.  En  dehors  de  ces  deux  groupes,  il  y 
avait  quelques  évêques  égyptiens,  qui,  comme  Hilaire, 
s'en  tenaient  au  concile  de  Nicée  ;  mais  en  ce  milieu 
ils  ne  pouvaient  guère  compter. 

Le  lendemain,  pendant  que  les  cent-cinq,  enfermés 
dans  l'église,  procédaient  à  la  signature  de  la  formule 
d'Antioche,  les  Acaciens,  tout  en  protestant  contre  ce 
huis-clos,  remettaient  au  questeur  une  déclaration  con- 
forme à  celle  de  Sirmium,  amendée  en  ce  sens  que  l'on 
y  condamnait  Vanomoios  tout  comme  Vhomoousios  et  ho- 
moiousios.  Cette  pièce  ^  revêtue  de  trente-deux  signatures, 
fut  discutée,  les  deux  jours  suivants,  en  séance  plénière. 
mais  on  n'aboutit  à  rien  :  Silvain,  Eleusius  et  leur 
monde  demeurèrent  inébranlables  et  ne  voulurent  en- 
tendre parler  d'aucun  autre  symbole  que  de  celui  de  la 
Dédicace  2.  Ce  que  voyant,  Léonas  déclara  qu'il  avait  été 


1  Athan.  De  syn.,  29  ;  Epiph.  Haer.  LXXIII.  25,  26,  avec  les  si- 
gnatures, au  nombre  de  43.  Le  nombre  des  adhérents  d'Acace  varie, 
on  le  voit,  suivant  les  documents. 

2  Ils  refusèrent  expressément  de  canoniser  les  formules  de  358 
et  de  359,  celles  de  Basile  et  celle  de  Marc.  «  Si  Basile  et  Marc, 
dit  Eleusius,  ont  fait  quelque  chose  en  leur  particulier,  si  eux  et 
les  Acaciens  s'entre-accusent  sur  tel  ou  tel  point,  cela  ne  regarde 
pas  le  synode;  il  n'a  pas  à  rechercher  si  leur  exposition  de  la  foi 
est  ou  non  satisfaisante  ».  Sozom.  IV,  22,  p.  165. 


302  CHAPITRE   Vin 

délégué  auprès  d'une  assemblée  d'accord  et  non  auprès 
d'une  assemblée  divisée.  Il  prit  congé  des  évêques,  en 
leur  disant  :  «  Maintenant,  allez  disputailler  dans 
l'église  ».  A  son  exemple  les  Aca<;iens  se  refesèrent  à 
prendre  part  à  des  réunions  ultérieures. 

La  majorité  se  réunit  pourtant,  et  s'occupa  des  ques- 
tions de  personnes.  Cyrille  de  Jérusalem,  déposé  depuis 
deux  ans  par  son  métropolitain  Acaoe,  avait  interjeté 
appel  et  l'empereur  avait  remis  son  affaire  au  concile  de 
Séleucie  :  il  fut  réhabilité.  En  revanche  Georges,  Eudoxe, 
Acace,  Patrophile  et  cinq  autres  furent  déclarés  déchus 
de  l'épiscopat  ;  pour  neuf  autres  on  se  borna  à  l'inter- 
ruption des  rapports,,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  répondu 
aux  accusations  déposées  contre  eux.  On  ordonna  même 
•un  évêque  pour  Antioche,  à  la  place  d'Eudoxe  ;  mais  le 
candidat  du  concile,  Annianus,  aussitôt  consacré,  fut  en- 
levé par  le  duc  Lauricius  et  mené  en  exil. 

Enfin  l'assemblée  se  sépara,  après  avoir  désigné 
ses  dix  délégués  auprès  de  l'empereur.  Les  Acaciens, 
comme  on  pense,  étaient  déjà  sur  la  route  de  Constan- 
tinople. 

Acace,  leur  chef,  n'était  pas  le  premier  venu.  Déjà 
mêlé  depuis  longtemps  à  toutes  les  intrigues  théologiques 
de  la  cour,  il  prend  à  ce  moment  le  premier  rôle.  C'était 
un  homme  intelligent,  disert,  persévéra,nt.  A  ses  dons 
personnels  s'ajoutait  une  grande  situation  ecclésiastique. 
Métropolitain  de  Palestine,  successeur  de  l'illustre  Eu- 
sèbe,  héritier  de  la  fameuse  bibliothèque  d'Origène,  il 
passait,  lui  aussi,  pour  un  homme  de  grande  doctrine. 


LA   DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  303 

Ses  idées,  au  fond,  ne  différaient  guère  de  celles  d'Arius 
et  d'Aèce  ;  mais  il  savait  les  envelopper  d'un  style  onc- 
tueux et  chatoyant  et  surtout  les  dissimuler  sous  des  for- 
mules savantes.  Quand  il  arriva  à  Gonstantinople,  les 
premiers  délégués  de  Rimini  avaient  déjà  cédé  et  l'on 
était  en  train  de  travailler  le  concile  occidental.  Pendant 
que  s'achevait  cette  opération,  il  eut  l'idée  de  produire 
Aèce  à  la  cour  et  de  voir  s'il  ne  serait  pas  possible  de 
lui  ménager  un  succès,  ce  quir-eût  fort  avancé  les  affai- 
res du  parti.  Constance  entra  dans  ses  vues;  un  aréopage 
laïque,  présidé  par  le  préfet  de  Gonstantinople  Honora- 
tus  et  quelquefois  par  l'empereur  lui-même,  écouta  les 
raisons  du  fameux  sophiste,  lequel,  cette  fois,  fit  piteuse 
figure  et  trompa  ainsi  l'attente  de  ses  patrons.  Ceux-ci 
imaginèrent  alors  de  le  transformer  en  bouc  émissaire 
et  de  prouver  leurs  bonnes  intentions  à  eux  par  les  ana- 
thèmes  dont  ils  l'accableraient. 

Sur  ces  entrefaites,  arrivèrent  les  délégués  de  Rimini. 
Ceux  de  Séleucie  comptaient  sur  eux  pour  la  ré^stance 
commune;  ils^ s'empressèrent  de  les  avertir  de  ce  qui  se 
tramait  ^  :  on  allait  condamner  la  personne  d'Aèce,  mais 
non  sa  doctrine  ;  les  Latins  devaient,  comme  eux,  s'abs- 
tenir de  rapports  ecclésiastiques  avec  les  fauteurs  de 
l'intrigue.  Les  bons  Orientaux  perdaient  bien  leur  temps. 
Guidés  par  leurs  nouveaux  chefs,  Ursace  et  Valons,  les 
délégués  de  Rimini  allèrent  tout  droit  se  joindre  aux  gens 
d'Acace. 

1  Lettre  dans  Hil.  Fragm.  X,  I. 


304  CHAPITRE    VIII 

Hilaire  était  venu,  lui  aussi,  à  Gonstantinople.  Il  vit 
le  désespoir  des  légats  de  Séleucie  ;  il  vit  ses  compa- 
triotes, ces  Occidentaux  dont  il  avait  tant  relevé  l'ortho- 
doxie, la  trahir  sous  ses  yeux  et  se  livrer  au  parti  de 
la  cour.  La  patience  lui  échappa  ;  il  les  flagella  d'impor- 
tance :  «  Gomment  !  Arrivés  à  Gonstantinople  après  le 
))  concile  de  Séleucie,  vous  allez  aussitôt  vous  joindre 
»  aux  hérétiques  qu'il  a  condamnés  I  Vous  ne  différez 
»  pas  un  instant,  vous  na  prenez  pas  le  temps  de  déli- 
»  bérer,  de  vous  informer!  Les  légats  du  synode  oriental, 
»  qui  ne  communiquent  pas  avec  les  évêques  d'ici,  vont 
»  vous  trouver  ;  ils  vous  mettent  au  courant  des  faits, 
»  vous  montrent  que  l'hérésie  vient  d'être  condamnée  : 
»  n'était-ce  pas  le  moment,  au  moins  alors,  de  vous  tenir 
»  à  l'écart,  de  réserver  votre  jugement  ?... 

»  Un  esclave,  je  ne  dis  pas  un  bon  esclave,  mais  un 
»  esclave  passable,  ne  peut  supporter  qu'on  injurie  son 
»  maître  :  il  le  venge,  s'il  peut  le  faire.  Un  soldat  défend 
))  son  roi,  même  au  péril  de  sa  vie,  même  en  lui  faisant 
»  un  rempart  de  son  corps.  Un  chien  de  garde  aboie  au 
»  moindre  flair,  s'élance  au  premier  soupçon.  Vous,  vous 
»  entendez  dire  que  le  Ghrist,  le  vrai  Fils  de  Dieu,  n'est 
»  pas  Dieu  ;  votre  silence  est  une  adhésion  à  ce  blas- 
»  phème,  et  vous  vous  taisez  !  Que  dis-je  ?  Vous  pro- 
»  testez  contre  ceux  qui  réclament,  vous  joignez  votre 
))  voix  à  celles  qui  veulent  étouffer  les  leurs  »  *. 

Hilaire  ne  s'en  tint  pas  à  cette  éloquente  invective. 

1  Hil.  Fragnii  X,  2-4. 


I 

LA  DÉROUTE   DE   L'ORTHODOXIE  305 

Il  demanda  audience  à  l'empereur  ^  insista  deux  fois, 
trois  fois.  On  ne  l'éçouta  pas.  Les  légats  de  Séleucie, 
restés  seuls  sur  la  brèche,  furent  entrepris  individuelle- 
ment. Ils  résistèrent  longtemps  ;  on  les  pressa  de  plus 
en  plus  vivement.  Le  l^r  janvier  approchait.  Constance 
tenait  à  inaugurer  son  dixième  consulat  par  la  procla- 
mation de  la  paix  religieuse.  On  y  arriva  tout  juste. 
C'est  seulement  dans  la  nuit  du  31  décembre  au  1^^  jan- 
vier que  les  dernières  signatures  furent  arrachées. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  revêtir  de  l'autorité  conciliaire 
les  décisions  arrêtées  avec  les  légats  et  à  régler  certaines 
questions  personnelles.  Ce  fut  la  tâche  du  concile  de 
Constantinople  ^,  qui  se  tint  dans  les  premiers  jours  de 
janvier  360,  avec  le  concours  de  divers  évêques  de 
Thrace  et  de  Bithynie;  en  tout,  une  cinquantaine  de. 
membres.  Acace  dirigea  les  débats.  Parmi  les  assistants 
il  faut  remarquer  le  vieux  Maris  de  Ghalcédoine,  un  des 
Pères  de  Nicée  et  des  protecteurs  d'Arius,  et  Ulfila,  évê- 
que  national  d'une  colonie  de  Goths  établie  sur  les  bords 
du  Danube,  qui  se  trouvait  par  hasard  dans  la  capitale  ; 
lui  aussi  était  arien,  et  de  vieille  date. 

La  formule  de  Rimini  fut  approuvée  :  elle  proclamait 
que  le  Fils  est  semblable  au  Père,  interdisait  les  termes 


1  Ad  Const.,  II.  - 

2  Sur  ce  concile,  voir  Sozomène,  IV,  24,  qui  a  dépouillé  des 
documents  officiels.  De  ceux-ci  un  seul  s'est  conservé,  une  let- 
tre à  Georges  d'Alexandrie  sur  la  condamnation  d'Aèce  (Théodo- 
ret,  II,  24.) 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  20 


306  CHAPITRE    VIII 

d'essence  et  de  substance  (hypostase),  répudiait  tous  les- 
symboles  antérieurs  et  écartait  d'avance  tous  ceux  qu'on 
voudrait  établir  par  la  suite.  C'est  le  formulaire  officiel 
de  ce  qu'on  appela  désormais  l'arianisme,  notamment 
de  celui  qui  se  répandit  chez  les  peuples  barbares.  Les 
deux  symboles  de  325  et  de  360,  de  Nicée  et  de  Rimini, 
s'opposent  et  s'excluent  mutuellement.  On  ne  peut  pour- 
tant dire  que  celui  de  Rimini  contienne  une  profession 
explicite  de  l'arianisme.  11  ne  reproduit  aucun  des  termes 
techniques  de  l'hérésie  primitive  ;  et,  quant  à  l'arianisme 
nouveau,  l'anoméisme,  il  l'écarté  expressément  :  ce  n'est 
pas  l'àvoy-o'.oç  qui  est  proclamé,  c'est  l'ofxo'.oc,  son  con- 
traire. Toutefois  le  vague  de  la  formule  permettait  de 
l'entendre  dans  les  sens  les  plus  divers,  même  les  plus 
opposés  :  Athanase  et  Aèce,  avec  un  peu  de  bonne  vo- 
lonté, auraient  pu  la  réciter  ensemble.  C'est  pour  cela 
qu'elle  était  perfide  et  inutile  et  que  nul  chrétien  digne 
de  ce  nom,  tenant  vraiment  à  la  divinité  absolue  de  son 
maître,  Jie  pouvait  hésiter  à  la  réprouver. 

Aèce  fut  déposé  du  diaconat  et  excommunié  sous 
condition,  c'est-à-dire  s'il  persistait  dans  ses  sentiments, 
«  comme  ayant,  dans  ses  livres  et  ses  disputes,  fait  éta- 
»  lage  d'une  philosophie  chicanière  et  étrangère  à  l'es- 
»  prit  ecclésiastique,  employé  des  expressions  blasphé- 
»  matoires  et  troublé  ainsi  l'Eglise  ». 

Cette  sentence,  toutefois,  ne  fut  pas  approuvée  de 
tout  le  monde  :  une  dizaine  *  d'évêques  franchement  ano- 

1  Sozomène.  IV,  25;  cf.  Philostorge,  VII,  6;  VIII,  4. 


LA   DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  307 

méens  se  refusèrent  à  jeter  Jonas  à  la  mer  *  ;  on  leur 
donna  six  mois  pour  se  décider. 

Ceux-là  étaient  des  amis.  Vint  le  tour  des  autres  :  ce 
fut  un  massacre.  La  déposition  fut  prononcée  contre 
Macedonius  de  Gonstantinople,  Eleusius  de  Gyzique, 
Eortasius  de  Sardes,  Dracontius  de  Pergame,  Basile 
dWncyre,  Eustathe  de  Sébaste  en  Arménie,  Sophronius 
de  Pompeiopolis  en  Paphlagonie,  Helpidius  de  Satala, 
Néon  de  Séleucie  en  Isaurie,  Silvain  de  Tarse,  Cyrille  de 
Jérusalem.  Leur  condamnation  ne  fut  pas  motivée  sur  la 
doctrine;  outre  le  reproche  général  d'avoir,  les  deux 
années  précédentes,  troublé  gravement  la  paix  de  l'Eglise, 
on  fît  valoir  contre  chacun  d'eux  des  griefs  spéciaux, 
d'ordre  disciplinaire.  Basile,  en  particulier,  s'entendit 
jeter  à  la  tête  tous  les  coups  de  force  et  les  excès  de 
pouvoir  qu'il  s'était  permis  pendant  ses  quelques  mois 
de  faveur  °. 

Le  gouvernement  instrumenta  à  son  tour.  Aéce  fut 
interné  à  Mopsueste  et  ses  ouvrages  proscrits.  Basile  fut 
expédié  en  Illyrie,  les  autres  en  divers  lieux  d'exil.  On 
les  pourvut  de  successeurs.  Pour^  Gonstantinople,  on  fit 
choix  d'Éudoxe,  qu'il  eût  été  malaisé  de  rétablir  à  An- 


i  G'étaieni,  d'abord  Théophile  l'Indien,  le  thaumaturge  du 
parti  (Aéce  aussi,  en  dépit  de  sa  scolastique,  se  posait  quelquefois 
en  inspiré),  puis  Seras  de  Paraetonium  en  Libye,  Etienne  de  Pto- 
lémais  etHéliodore  de  Sozouse  en  Gyrénaïque;  un  phrygien,  Théo- 
dule  de  Kérétapa  ;  trois  lydiens,  Léonce  de  Tripoli,  Théodose  de 
Philadelphie,  Phœbus  de  Polycalanda,  et  deux  autres. 

2  Le  détail  de  tout  cela  est  dans  Sozomène,  IV,  24,  qui  résume 
ici  les  actes  officiels. 


308  CHAPITRE    VIII 

tioche,  et,  tout  aussitôt,  on  procéda  (15  février  360),  à  la 
dédicace  de  la  grande  église  de  la  Divine  Sagesse  (Sainte- 
Sophie),  en  construction  depuis  vingt  ans.  Le  concile  y 
assista.  Eudoxe  prit  la  parole  :  «  Le  Père,  dit-il;,  est  im- 
pie {xGeè'fiç),  le  Fils  pieux  (eùasêr)i;)  ».  Aux  murmures  que 
soulevait  ce  langage  étrange,  il  répondit  en  expliquant 
que  le  Fils  révère  le  Père,  tandis  que  le  Père  n'a  per- 
sonne à  révérer.  Ce  triste  calembour,  dont  le  souvenir  se 
conserva  à  Gonstantinople,  caractérise  assez  bien  la 
situation.  On  voit  quelle  espèce  de  prêtres  arrivait  aux 
situations  supérieures  de  l'Eglise'  d'Orient  ^ 

Hilaire  était  encore  à  Gonstantinople,  atterré,  exas- 
péré. Pour  passer  sa  colère,  il  se  mit  à  écrire  son  livre 
(t  Contre  Constance  »,  invective  terrible,  qu'il  eut  le  bon 

esprit  de  garder  en  portefeuille.  On  le  laia^a  revenir  en 

t 
Occident.     ' 

Le   formulaire   de   Rimini-Gonstantinople   fut  porté 

d'évêché  en  évêché,  afin  que  ceux  qui  n'avaient  pas  pris 

part  aux   conciles  pussent  y  apposer  leurs  signatures. 

En  Occident  c'était  à  peine   nécessaire,  tant  avait  été 

nombreuse,  à  Rimini,  la  représentation  de  l'épiscopat. 

En  Asie-Mineure,  en  Syrie,  en  Egypte,  il  en  était  ai^tre- 


1  Eudoxe,  du  reste,  tenait  à  cette  idée.  On_la  retrouve  dans  sa 
profession  de  foi,  publiée  par  Gaspari,  Allé  und  neue  Quellen  zur 
Geschichle  des  Taufsymbols',  Christiania,  1819,  p.  179.  Il  faut  même 
y  rétablir  le  mot  o  impie  »,  dont  l'omission,  dans  le  texte  de  Cas-, 
pari,  le  rend  incohérent  :  [àazm]  ôt-.  jAT^oiva  aéêsiv  TrltpuxEv.  Cf.  Bul- 
leiin  critique,  t,  I,  p.  169.  C'est  sans  doute  à  l'occasion  de  son  ins- 
tallation à  Gonstantinople  qa'Budoxe  produisit  celte  singulière 
formule. 


LA   DÉROUTE    DE    L'ORTHODOXIE  309 

ment.  C'est  alors  que  saint  Athanase,  du  fond  de  quelque 
désert,  adressa  aux  évêques  d'Egypte  et  de  Libye  une 

'  exhortation  pressante  à  rester  dans  le  devoir  et  à  refuser 
leur  signature.  On  ne  sait  quel  fut  le  résultat  de  cette 
démarche.  11  est  peu  probable  que  les  agents  officiels 
aient  eu  de  grands  succès  dans  le  ressort  d' Athanase.  Le 
clergé  lui  demeurait  dévoué  ;  en  Libye,  une  notable  par- 
tie de  l'épiscopat  était  passée  à  l'anoméisme  ;  ceux-là 
non  plus  n'étaient  guère  disposés  à  signer. 

A  Gésarée  de  Gappadoce,  le  vieil  évêque  Dianius, 
qui  siégeait  depuis  une  vingtaine  d'années  et  ne  se  met- 
tait guère  en  avant,  était  habitué  à  signer  toutes  les  for- 
mules officielles  ;  il  signa  encore  celle-là. 

A  Antioche  le  siège  était  vacant  :  il  fallut  élire  un 
nouvel  évêque.  Le  choix  tomba  sur  Mélèce,  évêque  en 
disponibilité.  Mélèce  était  de  Mélitène,  dans  l'Arménie 
mineure.  Un  concile  assemblé  dans  cette  ville,  en  358, 
avait  déposé  de  l'épiscopat  l'évêque  de  Sébaste,  Eustathe, 

-  personnage  fort  en  vue  pour  l'ardeur  qu'il  mettait  à  pro- 
pager la  vie  ascétique  et  les  institutions  monastiques. 
Dans  sa  jeunesse  il  les  avait  étudiées  en  Egypte.  On, 
disait  qu'il  y  avait  fréquenté  Arius  et  s'était  imbu  de  sa 
doctrine.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  sûr  qu'au  moment  où 
la  sentence  du  concile  de  Mélitène  le  frappa  dans  sa  si- 
tuation épiscopale,  Eustathe,  comme  Basile  d'Ancyre, 
professait  des  doctrines  très  rapprochées  de  l'orthodoxie 
nicéenne.  Mélèce,  alors  membre  du  clergé  de  Mélitène, 
accepta  de  le  remplacer.  C'était  un  homme  fort  considéré 
pour  sa  piété,  sa  douceur  affable  et  sa  droiture  d'esprit. 


310  CHAPITRE   VIII 

Mais  Eustathe,  lui  aussi,  était  très  populaire  ;  la  popu- 
lation de  Sébaste  n'accepta  pas  le  successeur  qu'on  pré- 
tendait lui  donner  ;  Méléce  dut  se  retirer  ;  il  s'établit  à 
Bérée  de  Syrie  (Alep).  L'année  suivante  (359)  Eustathe 
prit  part  au  concile  de  Séleueie,  dans  les  rangs  de  la  ma- 
jorité homoïousiaste;  Mélèce^  soit  au  concile  S  soit  après, 
signa  la  formule  acacienne.  C'était  dom;,  au  moment  où 
(hiver  360-361)  on  lui  confia  le  siège  d' Antioche,  l'homme 
du  concile  de  Rijnini-Gonstantinople,  tout  comme  Acace 
de  Césarée  et  Georges  d'Alexandrie,  qui  assistèrent  à 
son  installation.  Il  y  prononça  un  discours  très  habile, 
où,  tout  en  restant  dans  les  formules  officielles,  en  ne 
parlant  ni  d'essence  ni  d'hypostase,  il  laissa  voir  qu'au 
fond  il  n'était  pas  loin  de  penser  comme  les  nicéens  2. 
Ceux-ci  firent  éclater  leur  joie.  Les  Ariens  comprirent  : 
au  bout  d'un  mois  ils  avaient  déjà  trouvé  le  moyen  de  se 
débarrasser  du  nouvel  évêque.  Sans  lui  faire  un  procès 
doctrinal,  on  l'entreprit  sur  certains  actes  de  son  admi- 
nistration, notamment  sur  la  réintégration  de  clercs  évin- 
cés par  ses  prédécesseurs,  A  sa  place  on  mit  Euzoïus, 
l'ancien  compagnon  d'Arius,  destitué  du  diaconat,  qua- 
rante ans  auparavant,  par  Alexandre  d'Alexandrie. 

L'empereur  Constance  était   revenu   à  Antioche   et 
présidait  à  ces  changements.  Force  lui  restait,  à  lui  et 


1  Socrate  (II,  44)  le  marque  expressément. 

2  Saint  Epiphane,    qui   nous    a  conservé    ce  discours  {Haer. 
LXXIII,  29-33),  n'y  trouve  pas  grand  chose  à  redire. 


LA  DÉROUTE   DE   L'ORTHODOXIE  311 

à  ses  conseillers  ecclésiastiques.  Nicée  et  Ancyre,  Atha- 
nase  et  Basile,  étaient  enveloppés  dans  le  même  désastre. 
«  Le  monde  gémit,  dit  saint  Jérôme,  et  s'étonna  d'être 
arien  ».  Il  ne  s'étonna  pas  longtemps.  Le  joug  sous  le- 
quel se  courbait  Tépiscopat  allait  être  brisé.  A  la  fin  de 
l'hiver  précédent,  en  arvril  360,  les  meilleures  troupes  de 
la  Gaule  furent  appelées  par  Constance  à  servir  sur  la 
frontière  perse.  On  les  avait  réunies  à  Paris.  Au  moment 
de  partir,  les  soldats  refusèrent  de  quitter  la  Gaule.  Un 
soir  ils  descendirent  de  leur  camp  *,  se  dirigèrent  vers 
le  palais  où  résidait  le  césar  et  l'acclamèrent  auguste, 
en  dépit  de  sa  résistance  et  de  ses  protestations. 

Constance  avait  cessé  de  régner  en  Occident.  Les  hauts 
fonctionnaires  qui  le  représentaient-à  côté  du  jeune  césar 
se  retirèrent  et  Julien  écrivit  à  son  impérial  cousin  pour 
s'excuser  de  ce  qui  était  arrivé.  Constance  était  à  Césarée 
de  Cappadoce  quand  il  reçut  ces  lettres.  La  guerre  des 
Perses  l'occupa  cette  année  et  la  plus  grande  partie  de 
l'année  suivante.  Cependant  Julien,  auguste  malgré  lui, 
se  décidait  à  soutenir  par  les  armes  son  usurpation  for- 
cée. En  361  il  se  mit  en  marche  vers  l'Orient.  Constance, 
enfin  libre  de  ses  mouvements,  partit  d'Antioche  pour 
aller  combattre  le  compétiteur  que  l'Occident  1  ui  envoyait. 
Mais  la  maladie  l'arrêta  au  pied  du  Taurus.  Euzoïus, 
révoque  officiel  d'Antioche,  se  trouva  là  pour  le  baptiser, 


1  Situé  sur  le  penchant  ouest  de  la  hauteur  appelée  depuis 
Montagne  Sainte-Geneviève,  sous  la  rue  Souffloi;  actuelle.  Quant 
au  palais  de  Julien,  il  en  subsiste  des  ruines  importantes. 


312  CHAPITRE    VIII 

car  ce  grand  artisan  de  formules  théologiques  n'était  en- 
core que  catéchumène  ;  il  mourut  le  3  novembre  361. 
Julien  reçut  la  nouvelle  en  Thrace  ;  le  41  décembre  il 
entrait  à  Gonstantinople  ;  les  destinées  de  l'empire  tout 
entier  étaient  remises  entre  ses  mains. 


CHAPITRE   IX 
Julien  et  la  réaction  païenne. 


Le  paganisme  sous  les  princes  constantiniens.  —  Proscription 
des  sacrifices.  —  Déclin  des  anciennes  religions.  —  La  jeunesse 
de  Julien.  —  Son  évolution  religieiise.  —  Devenu  empereur  il  se 
déclare  païen.  —  Revanche  de  la  religion  vaincue.  —  Massacre  de 
Georges  d'Alexandrie.  —  Littérature  de  Julien,  sa  piété,  sa  tenta- 
tive de  réformer  le  paganisme.  —  Son  attitude  envers  les  chrétiens. 
—  Rappel  des  évêques  exilés.  —  Retrait  des  privilèges,  interdic- 
tion d'enseigner.  —  Conflits  et  violences.  —  Reconstruction  du 
temple  de  Jérusalem.  —  Julien  et  les  gens  d'Antioche.  —  Sa  mort. 


Déjà,  sous  Constantin,  surtout  depuis  qu'il  fut  devenu 
seul  empereur,  l'Etat  avait  pris  parti  contre  le  paga- 
nisme. Cependant  aucune  mesure  générale  n'aVait  fermé 
les  temples  :  l'Etat  n'y  offrait  plus  de  sacrifices  ;  mais, 
sauf  peut-être  à  la  fin  du  règne,  les  particuliers  avaient 
conservé  la  liberté  d'en  célébrer.  Cette  tolérance  ne  de- 
vait pas  tarder  à  disparaître  :  les  fils  de  Constantin  se 
montrèrent  encore  plus  résolus  que  leur  père  à  en  finir 
avec  l'ancienne  religion.  Dès  l'année  344,  Constant 
adressa  au  vicaire  d'Italie  le  rescrit  suivant  :  «  Que  la 
»  êuperstition  cesse  !  Que  l'on  abolisse  la  folie  dés  sacri- 
H  fices  I  Quiconque,  contre  la  loi  du  divin  prince  notre 
»  père  et  le  présent  ordre  de  notre  mansuétude,  osera 
»  célébrer  des  sacrifices,  doit  être  jugé  et  puni  »  K  D'au- 

1  «    Gesset  snperstitio.  sacrificiorum  aholeatur  insania.  Nam 


314  CHAPITRE    IX 

très  constitutions  répètent  cette  défense,  spécifiant  que 
les  temples  doivent  être  partout  fermés,  les  sacrifices  in- 
terdits, sous  peine  de  mort  et  de  confiscation  *.  Magnence, 
bien  que  chrétien  lui-même,  avait  permis,  par  exception, 
que  l'on  célébrât  des  sacrifices  pendant  la  nuit;  Constance 
révoqua  cette  mesure  ^. 

Toutefois  il  y  a  lieu  de  remarquer  que  le  seul  acte  de 
culte  proscrit  par  cette  législation,  c'est  le  sacrifice.  Or 
les  religions  païennes  comportaient  beaucoup  d'autres 
cérémonies.  On  ne  voit  pas  qu'elles  tombassent  sous  le 
coup  de  la  loi.  Un  rescrit  impérial  de  342  ^  spécifie  ex- 
pressément qu'on  ne  doit  pas  toucher  aux  temples  subur- 
bains auxquels  se  rattachent  des  jeux  de  cirque  et  autres; 
on  en  veut  à  la  superstition,  non  aux  amusements  du  pu- 
blic. Les  processions,  les  repas  sacrés,  les  mystères, 
bien  d'autres  manifestations  religieuses  se  maintinrent 
comme  auparavant.  A  Rome,  on  taurobolisa  jusqu'au 
temps  de  Théodose.  Les  initiations  d'Eleusis  furent  pra- 
tiquées sous  Constance  et  même  après  Julien.  A  Antio- 
che,  le  fameux  sanctuaire  de  Daphné  continua  d'être 
fréquenté,  et  cela  dans  les  intentions  les  moins  austères. 


quicumque  contra  legem  divi  principis  parentis  nostri  et  hanc 
aostrae  mansuetudinis  iussionem  ausus  fuerit  sacrificia  celebrare, 
competens  in  eum  vindicta  et  praesens  sententia  exeratur.  »  Cod. 
Theod.  XVI,  10,  1. 

1  Cod.  Theod.  XVI,  10,  4  et  6  ;  la  date  précise  de  la  loi  4  est 
sujette  à  contestation;  la  loi  6  est  de  356;  elle  fat  promulguée  au 
nom  de  Constance  et  de  Julien. 

2  Cod.  Theod.  XVI,  10.  5,  de  353. 

3  Cad.  Theod.  XVI,  10,  3. 


JJJLIEN   ET    LA.   RÉACTION    PAÏENNE  315 

Au  lieu  de  l'interdire  absolument,  ce  que  les  bonnes 
mœurs  paraissaient  demander,  le  césar  Gallus  se  borna 
à  lui  organiser  une  concurrence.  Il  fit  transporter  dans 
le  bois  sacré  les  restes  de  saint  Babylas,  l'évêque  mar- 
tyr ;  dès  lors  les  personnes  graves  purent  se  risquer  sur 
la  route  de  Daphné. 

Du  reste,  ce  qui  est  à  considérer  ici,  c'est  beaucoup 
moins  la  législation  que  la  pratique.  De  la  législation  on 
peut  dire  au  moins  que  les  prescriptions  terribles  de 
l'empereur  Constance  n'ont  fait,  que  l'on  sache,  aucune 
victime.  11  n'est  nulle  part  question  de  martyrs  païens. 
A  n'en  pas  douter  il  y  eut  en  bien  des  endroits  conflit 
entre  les  partisans  des  deux  cultes;  certaines  histoires  de 
martyrs  chrétiens  sont  des  récits  d'émeutes  à  prétextes 
religieux.  Des  prédicateurs  trop  zélés,  qui  s'en  vont 
prêcher  l'Evangile  à  des  populations  rurales  peu  prépa- 
rées, sont  l'objet  de  mauvais  traitements  et  quelquefois 
massacrés.  On  se  bat  autour  des  temples  que  des  bandes 
de  chrétiens  fanatiques  s'ingèrent  à  détruire  ;  les  ho- 
rions, bien  entendu,  se  répartissent  entre  agresseurs  et 
défenseurs.  A  Tipasa,  en  Mauritanie,  une  enfant,  appelée 
Salsa,  se  glisse  dans  un  temple,  s'empare  d'un  dieu  de 
bronze  et  le  précipite  du  haut  d'une  falaise  ;  les  païens 
la  surprennent  et  l'envoient  rejoindre  l'idole  au  fond  de 
la  mer.  Ces  faits  n'ont  évidemment  rien  à  voir  avec  les 
lois:  ce  sont  des  accidents. 

Des  lois  elles-mêmes,  l'application  devait  être  assez 
diverse.  Quand  une  localité  passait  tout  entière  au  chris- 
tianisme, il  était  assez  naturel  qu'elle  disposât  à  son  gré 


316  CHAPITRE    IX 

des  édifices  de  l'ancien  culte.  Les  temples  se  fernaaient 
alors  sans  difficulté,  les  sacerdoces  étaient  abolis,  les 
dieux  appropriés  à  l'ornement  des  places  publiques,  ou 
emmagasinés  dans  quelque  réduit.  Les  biens  des  temples 
revenaient  aux  municipalités,  quand  l'Etat  ne  s'en  em- 
parait pas,  ce  qu'il  fit  souvent.  Ailleurs,  au  contraire, 
en  des  villes  ou  des  localités  rurales, qui  n'avaient  pas 
voulu  ^entendre  parler  du  christianisme,  on  conservait 
temples  et  sacecdoces  ;  on  maintenait  les  fêtes,  les  jeux, 
les  processions  et  autres  manifestations  extérieures  ; 
quant  aux  sacrifices,  si  l'on  se  risquait  à  en  faire,  on 
s'arrangeait  pour  que  la  police  n'en  fût  point  avisée. 
Celle-ci  fermait  souvent  les  yeux,  quand  elle  n'était  pas 
de  connivence.  Vers  la  fin  du  règne  de  Constance,  le  pré- 
fet de  Rome,  Tertullus,  inquiet  du  retard  d'un  convoi  de 
blé,  ofi"rit,  dans  un  temple  d'Ostie,  un  sacrifice  aux  Cas- 
tors K  Le  plus  souvent,  et  surtout  dans  les  grandes  vil- 
les, on  se  partageait  entre  les  deux  cultes.  Il  y  avait 
sûrement  beaucoup  de  gens  qui  s'intéressaient  aux  deux 
à  la  fois.  Les  assemblées  chrétiennes,  la  vigile,  la  litur- 
gie, étaient  assez  sévères  et  ne  donnaie-nt  guère  d'aliment 
à  l'enthousiasme.  Le  populaire  goûtait  davantage  les  réu- 
nions que  l'on  tenait  dans  la  banlieue,  près  des  tom- 
beaux des  martyrs.  Elles  comportaient  des  agapes,  de^^- 
quelles,  en  dépit  des  représentations  du  clergé,  une 
certaine  joie,  souvent  excessive,  n'était  pas  exclue.  Mais 
tout  cela  était  peu  de  chose  auprès  des  pompes  païennes. 

1  Amrn.  Marc.  XIX,  10. 


\ 


JULIEN   ET    LA   RÉACTION    PAÏENNE  317 

Celles-ci  durèrent,  en  général,  tant  qu'on  n'eut  pas 
trouvé  moyen  de  les  remplacer,  tant  que  celles  des  for- 
mes religieuses  qui  tenaient  le  plus  au  cœur  du  peuple 
n'eurent  pas  été  adaptées  par  lui  à  la  religion  chrétienne. 
En  somme,  et  dans  l'ensemble  de  l'empire,  le  paga- 
nisme était  en  grand  déclin.  Il  pliait  sous  la  défaveur 
impériale  et  la  proscription  de  son  culte.  De  tant  de 
lettrés  qui  le  professaient  encore,  aucun  ne  prenait  sa 
défense.  Au  contraire  il  s'en  trouva  un  qui,  l'ayant  aban- 
donné de  frais,  dressa  contre  lui  un  réquisitoire  terrible. 
Firmicus  Maternus  était  un  avocat  de  Syracuse,  qui  se 
distrayait  des  ennuis  de  sa  profession  en  s'occupant  d'as- 
trologie. Vers  la  fin  du  règne  de  Constantin  il  passa  en 
Gampanie,  où  il  publia  un  traité  sur  cette  science.  Une 
dizaine  d'années  plus  tard,  ayant,  dans  l'intervalle,  re- 
noncé au  paganisme  et  à  l'étude  des-^astres,  il  adressait 
aux  empereurs  Constance  et  Constant  un  livre  sur  «  La 
fausseté  des  religions  profanes  »,  où  il  fait,  avec  une 
érudition  suspecte  et  des  étymologies  bizarres  i,  le  pro- 
cès des  cultes  païens.  Il  en  réclame  l'abolition,  définitive 
et  sans  miséricorde  :  «  Il  faut  en  finir,  très  sacrés  em- 
»  pereurs,  il  faut  couper  court  à  tout  cela  par  des  lois 
))  sévères.  C'est  pour  cela  que  Dieu  vous  a  donné  l'em- 
»  pire,  qu'il  vous  conduit  de  succès  en  succès.  Enlevez,* 
»  enlevez  sans  crainte  les  ornements  des  temples  ;  en- 

1  C'est  ainsi  qu'il  retrouve  en  Sérapi^  le  patriarche  Joseph.  Le 
boisseau  que  le  dieu  portait  sur  la  tète  lui  semble  être  un  souve- 
nir du  ministère  de  Joseph  pendant  les  années  d'abondance  et  de 
disette. 


318  GUAFITRE    IX 

»  voyez  les  dieux  à  la  monnaie,  appropriez-vous  leurs 
»  biens...  ».  Telles  sont  les  exhortations  qui  reviennent 
à  chaque  page  sous  cette  plume  fanatique.  Nous  som- 
mes loin  du  temps  où  Justin  se  contentait  de  demander 
aux  empereurs  qu'ils  ne  fissent  pas  couler  le  sang  des 
chrétiens. 

Ce  temps,  il  ne  semblait  guère  probable  qu'on  le  re- 
vit :  la  victoire  du  christianisme  était  éclatante  ;  la  dis- 
parrition  totale  des  anciens  cultes  pouvait  être  considérée 
comme  prochaine.  Tout  à-coup,  cependant^  le  vent  chan- 
gea, les  dieux  abandonnés  remontèrent  sur  les  autels  et 
les  chrétiens  se  sentirent  menacés  de  nouveau  par  la 
puissance  publique  redevenue  hostile. 

Julien  1  était  né  à  Gonstantinople,  en  331,  de  Jules 
Constance,  frère  de  Constantin,  et  de  Basilina,  grande 
dame  romaine,  qui  mourut  peu  après  sa  naissance.  Il 
avait  six  ans  quand  son  père  et  l'un  de  ses  frères  péri- 
rent dans  les  massacres  qui  suivirent  la  mort  de  Cons- 
tantin. Lui-même  échappa,  avec  son  autre  frère,  Gallus. 
On  lui  rappela  plus  tard  qu'à  ce  moment  dangereux  il 
eut  à  se  louer  de  certains  dévouements  ecclésiastiques. 
Quand  le  calme  fut  revenu  et  que  Constance  se  fut  dé- 
cidé à  prendre  les  deux  enfants  sous  sa  protection,  Ju- 
lien fut  confié  à  l'évêque  de  Nicomédie,  Eusèbe,  parent 
éloigné,  dont  sa  mère  avait  déjà  subi  l'influence.  Il  de- 
meura près  de  lui,  à  Nicomédie  et  à  Constantinople,  pen- 

1  P.  Allard,  Julien  l'apostat  (1900-J903.) 


JULIEN    ET    LA  RÉACTION    PAÏENNE  319 

dant  près  de  cinq  ans.  Eusèbe  mort,  Julien  et  Gallus, 
jusque  là  séparés,  furent  réunis  et  installés  dans  une  villa 
appelée  Makellon,  au  pied  du  mont  Argée,  non  loin  de 
Gésarée  en  Gappadoce.  Il  y  restèrent  près  de  huit  ans, 
jusqu'au  moment  (351)  où  Gallus  fut  nommé  césar  et  s'en 
alla  régner  à  Antioche.  Quant  à  Julien,  on  lui  permit  de 
compléter  son  éducation  en  fréquentant  les  maîtres  de 
renom.  A  cet  effet  il  séjourna  à  Gonstantinople,  en.Bi- 
thynie  et  en  Asie.  Impliqué  en  354  dans  l'affaire  de  Gal- 
lus, il  fut  mandé  en  Italie,  près  de  l'empereur.  L'impé- 
ratrice Eusébie  intervint  en  sa  faveur;  on  l'autorisa  à 
reprendre  ses  études.  G'est  alors'  qu'il  vint  à  Athènes, 
où  il  connut  Grégoire  et  Basile,  deux  jeunes  cappadociens 
destinés  à  s'illustrer  dans  l'èpisco pat.  Il  n'y  resta  pas 
longtemps  et  fut  rappelé,  en  355,  à  la  cour  de  Milan, 
pour  être  associé  à  son  tour  au  gouvernement  impérial, 
et  chargé  de  veiller  à  la  défense  des  provinces  occiden- 
tales. On  sait  qu'il  s'acquitta  consciencieusement  et  heu- 
reusement de  cette  tâche,  qu'il  ne  recula  devant  aucun 
des  devoirs,  grands  ou  petits,  qu'elle  lui  imposait,  et  que 
l'impression  laissée  par  lui  en  Gaule  fut  une  impression 
favorable. 

Toutefois  ce  défenseur  de  la  patrie  romaine  cachait 
un  sophiste  grec  ;  ce  représentant,  ce  collègue,  du  pieux 
empereur  Constance  était  au  fond  un  païen  convaincu  et 
dévot.  Son  évolution  intérieure,  connue  ^ou  soupçonnée 
de  quelques  personnes  seulement,  remontait  assez  haut. 
Les  circonstances  de  son  éducation  l'expliquent  dans 
une  certaine  mesure. 


320  CHAPITRE    IX 

Ses  parents  étaient  chrétiens,  comme  toute  la  famille 
impériale.  11  avait,  tout  petit  enfant,  sauté  sur  les  genoux 
de  Constantin,  «  l'évêque  extérieur  »  de  l'Eglise  chré- 
tienne. On  le  baptisa  de  bonne  heure,  et,  jusqu'à  sa  sortie 
de  la  villa  de  Makellon,  on  le  voit  toujours  entouré  de 
personnages  ecclésiastiques.  Il  est  vrai  que  c'étaient  des 
membres  éminents  de  la  coterie  arienne  et  que,  dans 
cette  école  de  sophistique  religieuse,  l'Evangile  était-fort 
voilé  par  la  métaphysique.  A  s'occuper  sans  cesse  des 
relations  et  processions  divines  on  perdait  de  vue  le 
message  du  Christ^  son  histoire,  son  œuvre  de  salut. 
Dans  le  conflit  des  symboles,  dans  les  intrigues  des  évê- 
ques  de  cour,  dans  leur  ardeur  à  se  renverser  les  uns  les 
aiftres,  l'Eglise  usait  lamentablement  son  prestige.  Des 
hommes  comme  Eusèbe,  Georges,  Aèce,  ne  recomman- 
daient que  faiblement  le  christianisme.  Toutefois  les 
convictions  résistaient  généralement  à  ce  spectacle  :  il 
n'arrêta  pas  le  mouvement  des  conversions,  même  chez 
les  gens  cultivés.  Da  reste  la  critique  que  Julien  fit  de 
la  religion  chrétienne  ne  s'adressa  pas  à  telle  ou  telle 
nuance.  C'est  à  l'ensemble  qu'il  s'en  prit,  c'est  du  chris- 
tianisme comme  tel  qu'il  se  détacha.  Et  il  s'en  détacha 
parce  qu'en  lui  s'était  formée  une  autre  conscience  re- 
ligieuse. 

Il  savait  le  latin  et  le  parlait  «  suffisamment  ))^dit  Am- 
mien^  On  ne  s'en  douterait  guère  en  lisant  ses  livres  et 
ses  lettres  :  lui  si  érudit  en  littérature,  jamais  il  ne  cite 

1  XVI,  5,  7. 


JULIEN    ET    LA   RÉACTION    PAÏENNE  331 

Un  auteur  latin,  pas  même  Virgile.  Rome  existe  à  peine 
pour  lui;  c'est  Athènes  qui  est  le  centre  des  choses.  Au 
ciel  il  ne  voit  que  les  dieux  grecs,  en  ce  monde  que  les 
souvenirs  ouïes  intérêts  présents  de  l'hellénisme,  et  de 
l'hellénisme  religieux.  Julien  est  un  dévot  du  culte  anti- 
que, un  adepte  passionné  des  mystères  et  de  la  théologie 
païenne.  Des  anciens  poètes  il  ne  connaît  guère  que  les 
poètes  sacrés,  Homère  et  Hésiode.  Plus  éclectique  en 
philosophie,  il  lut  d'abord  Platon,  Aristote  et  les  autres; 
"mais  quand  il  se  vit  un  peu  émancipé  des  précepteurs, 
son  inclination  le  détourna  des  raisonneurs  pour  le  por- 
ter vers  les  mystiques,  vers  les  néoplatoniciens,  et  non 
pas  vers  ceux  d'entre  eux  qui,  comme  ^desius  de  Per- 
game  et  Eusèbe  de  Myndos,  s'en  tenaient  à  la  philosophie 
de  Plotin,  mais  plutôt  vers  les  disciples  de  Jamblique, 
vers  les  praticiens  de  la  théurgie  et  de  l'occultisme.  C'est 
ainsi  qu'il  tomba  entre  les  mains  de  Maxime  d'Ephèse, 
qui  lui  fit  pénétrer  les  arcanes  de  sa  philosophie  et  le 
mit  en  rapport  avec  les  dieux.  Julien  avait  vingt  ans;  sa 
vie,  bien  surveillée  par  des  personnes  de  confiance,  était 
demeurée  grave,  austère  même.  Il  n'avait  de  passion 
que  pour  le  mystère  des  choses,  surtout  des  choses  invi- 
sibles. Dans  ces  pratiques,  ce  qui  lui  restait  de  christia- 
nisme s'évapora.  On  l'avait  initié  à  la  doctrine  ;  on  lui 
avait  fait  lire  la  Bible  et  entendre  des  catéchèses.  Main- 
tenant Moïse,  Jérémie,  Luc,  Matthieu,  lui  semblaient  de 
piètres  auteurs  auprès  d'Homère,  de  Platon  et  de  Jam- 
blique. Ses  relations  avec  les  philosophes  ayant  fait  quel- 
que bruit,  son  frère  Gallus,  inquiet  à  bon  droit  de  leurs 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  21 


322  CHAPITRE    IX 

conséquences,  crut  devoir  lui  expédier  le  plus  en  vue 
des  sophistes  chrétiens,  Aèce,  qui  étonnait  alors  Antio- 
che  par  le  succès  de  ses  argumentations.  11  perdait  bien 
son  temps.  Contre  la  mystique  qui  possédait  l'âme  de 
Julien,  que  pouvait  la  scolastique  sèche  et  creuse  des 
maîtres  en  arianisme  ? 

Le  disciple  de  Maxime  d'Ephèse  endura  les  argu- 
mentations d'Aèce;,  comme  il  endurait  beaucoup  d'autres 
choses  :  Constance,  il  le  savait,  ne  plaisantait  pas  là  des- 
sus. Julien  abhorrait  son  cousin,  qu'on  n'avait  pas  man- 
qué de  lui  représenter  comme  l'assassin  de  sa  famille. 
Cela  ne  l'empêcha  pas  de  lui  consacrer  un  panégyrique 
très  élogieux.  Il  en  fit  un  autre  en  l'honneur  de  l'impé- 
ratrice Eusébie.  Dans  ces  compositions  il  était  encore  * 
d'usage  que  l'on  employât  le  merveilleux  païen.  C'était 
une  consolation  pour  Julien  :  il  célébrait  son  cousin,  ce 
qui  lui  était  bien  désagréable  ;  mais  il  pouvait  aussi  célé- 
brer ses  dieux,  et  cela  l'enchantait. 

A  part  ces  exercices  de  style,  il  lui  fallut,  malgré  sa 
ferveur  de  néophyte,  continuer  à  se  feindre  chrétien,  ga- 
liléen,  comme  il  commençait  à  dire,  prendre  part  aux 
assemblées  religieuses  que  présidait  le  clergé  officiel, 
cacher  sa  piété  pour  les  dieux  proscrits'  sous  un  zèle  ap- 
parent pour  la  religion  qui  les  persécutait.  Situation  dif- 
ficile et  cruelle^,  car,  il  n'y  a  pas  là  dessus  le  moindre 


J  Gela  dura  très  longtemps.  Au  v»  siècle  les  panégyriques  de 
Sidoine  Apollinaire  font  encore  évoluer  le  personnel  de  l'antique 

Olympe. 


JULIEN    ET   LA  RÉACTION    PAÏENNE  323 

doute,  la  nouvelle  conviction  de  Julien  était  profondé- 
ment sincère. 

Dieu  sait  ce  qui  serait  advenu  de  ce  conflit  intérieur 
s'il  avait  dû  se  prolonger  autant  que. l'âge  de  Julien 
et  celui  de  Constance  pouvaient  le  faire  présager.  Les 
circonstances  qui  mirent  bientôt  les  deux  cousins  aux 
prises  permirent  à  Julien  de  se  montrer  ce  qu'il  était.  Il 
ne  se  pressa  pas.  Le  6  janvier  de  l'année  361,  on  le  vit 
encore,  à  Vienne,  où  il  passait  l'hiver,  prendre  part  aux 
mystères  chrétiens.  C'était  la  dernière  fois  :  l'été  suivant, 
dans  sa  marche  à  travers  la  Pannonie,  il  cessa  de  se  ca- 
cher et  se  mit  à  célébrer  en  grande  pompe,  devant  toute 
son  armée,  les  sacrifices  que  jusque  là  il  dissimulait 
dans  le  secret  de  son  intérieur.  Son  enthousiasme  pour 
les  anciens  dieux  éclata  bientôt  dans  ses  discours  et  dans 
sa  correspondance  officielle,  comme  aussi  sa  rage  contre 
Constance!. 

Les  deux  cousins  marchaient  l'un  contre  l'autre.  La 
situation  devenait  tragique.  On  allait  à  une  seconde  ba- 
taille du  pont  Milvius,  à  un  choc  entre  une  armée  païenne 
et  une  armée  chrétienne.  Cependant  les  choses  prirent 
une  autre  tournure.  La  mort  de  Constance  permit  à  Ju- 
lien d'enfrer  paisiblement  à  Constantinople  (le  11  dé- 
cembre 361).  Au  lieu  de  livrer  bataille  à  son  rival  il  pré- 
sida à  ses  funérailles.  , 

Il  se  rattrapa  sur  les  ministres.  Une  cour  spéciale  fut 
instituée  et  régla  durement  les  comptes  du  nouvel   au- 

1  Voir  surtout  sa  lettre  aux  Athéniens. 


324  CHAPITRE    IX 

guste.  Parmi  ses  victimes  figurèrent  le  préfet  ^Taurus, 
celui  du  concile  de  Riraini,  et  le  grand  chambellan  Eu- 
sèbe,  dont  la  triste  figure  traverse  à  certains  moments 
l'histoire  de  saint  Athanase  et  du  pape  Libère.  Eusèbe 
fut  exécuté  :  il  avait  joué  dans  l'affaire  de  Gallus  un 
rôle  que  Julien  ne  lui  pardonna  pas.  Taurus  ne  fut 
qu'exilé  *. 

Mais  le  principal  soin  du  nouveau  prince,  la  pensée 
du  règne  qui  s'ouvrait,  ce  fut  la  revanche  du  paganisme. 
Julien  dessina  tout  de  suite  son  attitude  et  montra  en 
lui  le  Constantin  de  l'ancien  culte.  Un  édit  ordonna  de 
rouvrir  les  temples  et  de  reprendre  partout  les  sacrifi- 
ces*. Cette  prescription  ne  pouvait  manquer  d'être  appré- 
ciée diversement.  Il  y  avait  des  endroits  où  elle  fit  plaisir 
à  la  population,  restée  fidèle  aux  dieux  d'autrefois.  Ail- 
leurs, elle  parut  inopportune,  la  plupart  ayant  passé  au 
christianisme.  Bien  des  municipalités  avaient  commencé 
à  détruire  les  temples  ;  leurs  dotations  en  bien  fonds 
et  leur  mobilier  avaient  été  confisqués  par  l'Etat  ou  alié- 
nés par  les  curies.  Julien  prescrivit  bientôt  de  les  recons- 
tituer. Pareille  disposition  avait  été  prise  en  312  par 
Constantin  et  Licinius,  en  faveur  des  églises  chrétiennes. 
On  n'entend  pas  dire  qu'elle  ait  alors  soulevé  de  graves 
difficultés  ;  du  reste,  quand  des  particuliers  devaient  être 
dépossédés,  les  empereurs  de  312  les  dédommageaient. 
Julien  se  crut  dispensé  d'en  faire  autant.  Dans  sa  pensée 


1  Ammien,  XXII,  3. 

2  Ammien,  XXIT,  5. 


JULIEN^ET    LA    RÉACTION    PAÏILNNE  325 

le  fait  d'avoir  concouru  à  la  destruction  et  à' la  spolia- 
tion des  temples  constituait  un  crime  dont  il  était  naturel 
de  tirer  vengeance.  Il  n'alla  pas  sans  doute  jusqu'à  édic- 
terpour  cela  des~châliments  personnels;  mais  il  se  mon- 
tra très  dur  dans  ses  revendications,  condamnant  au  be- 
soin à  rebâtir  les  temples  des  évêques  qui  en  avaient 
plus  ou  moins  favorisé  la  démolition,  et  surtout  se  mon- 
trant très  indulgent  pour  les  émeutes  populaires  en  fa- 
veur de  sa  réaction  païenne. 

La  première  victime  fut  l'évêque  intrus  d'Alexandrie, 
Georges  le  Gappadocien.  Chassé  d'Alexandrie  en  358,  ce 
peu  sympathique  personnage  avait  traîné  de  concile  en 
concile,  se  mêlant  ^  toutes  les  intrigues  contre  l'ortho- 
doxie et  ses  défenseurs.  Enfin,  au  moment  où  Constance 
partait  d'Antioche  pour  aller  combattre  Julien,  il  rega- 
gna, après  trois  ans  d'absence,  la  métropole  égyptienne, 
où  la  police  lui  avait  préparé  les  voies.  Sans  parler  de 
l'horreur  qu'il  inspirait  aux  fidèles  d'Athanase,  Georges 
était  universellement  détesté.  Nombre  d'Alexandrins 
avaient  à  se  plaindre  et  de  ses  délations  et  de  ses  spolia- 
tions. Les  temples  encore  debout  l'exaspéraient  ;  il  ne 
tarissait  pas  de  menaces  à  leur  endroit.  C'est  le  26  no- 
vembre 361  que  les  Alexandrins  revirent  l'évêque  exé- 
cré. Quatre  jours  plus  tard  le  pTéfet  afficha  la  nouvelle 
de  la  mort  de  l'empereur  et  de  l'avènement  de  Julien. 
En  un  moment  la  population  se  souleva.  Georges  ne  fut 
pas  tué  ce  jour  là,  mais  seulement  emprisonné.  Le  25 
décembre  une  autre  émeute  l'arracha  de  sa  prison.  Il  fut 
massacré,  avec  un  fonctionnaire  appelé  Dracontius,  dont 


326  CHAPITRE    IX 

les  païens  avaient  eu  à  se  plaindre.  Le  cadavre  de  l'évê- 
que  fut  hissé  sur  un  chameau;  quelques  forcenés  s'atte- 
lèrent à  celui  de  Dracontius.  On  leur  fit  faire  le  tour  de 
la  ville  ;  puis  on  les  brûla  et  les  cendres  furent  jetées  au 
vent.  Tel  était,  à  Alexandrie,  le  rituel  des  exécutions, 
quand  la  populace  s'en  chargeait. 

Julien,  informé  de  l'affaire,  se  borna  à  gronder  les 
Alexandrins.  Ils  auraient  dû  réserver  Greorges  à  la  justice 
des  tribunaux.  A  part  cette  question  de  procédure,  il  ne 
pouvait  que  les  approuver  :  Georges  était  un  ennemi  des 
dieux.  Il  se  souvint  ensuite  que  le  défunt  avait  une  fort 
belle  bibliothèque,  dont  il  avait  profité  jadis  pour  trom- 
per les  ennuis  de  Makellon;  les  fonctionnaupes  furent 
mis  en  réquisition  pour  la  retrouver  et  l'expédier  à  la 
cour  *. 

L'empereur,  en  Julien,  n'avait  pas  tué  le  lettré.  Il  ai- 
mait toujours  les  li'^î^es;  il  trouvait  le  temps  de  lire,  et 
même  d'écrire.  Ses  nuits,  que  les  fêtes  mondaines  n'abré- 
geaient pas,  étaient  en  grande  partie  consacrées  à  Tétude. 
C'est  de  ce  temps-là,  du  temps  où  il  eut  charge  d'empire, 
que  date  presque  toute  sa  littérature,  ses  traités  théolo- 
giques, sur  le  Roi  Soleil,  sur  la  Mère  des  Dieux,  ses 
écrits  contre  les  cyniques  et  les  chrétiens,  ses  satires, 
les  Césars,  le  Misopogorî,  des  lettres  importantes, 
comme  celle  aux  Athéniens,  celle  à  Thémistius,  enfin 
un  long  manifeste  religieux,  dont  il  ne  reste  que  des  frag- 
ments. Dès  le  premier  moment  il  avait  appelé  à  lui  rhé- 

1  Juliani  ep.  9,  10,  36. 


JULIEN    ET    LA   RÉACTION    PAÏENNE  327 

teurs  et  philosophes,  Libanius,  Thémistius,  Maxime 
d'Ephèse,  et  les  honorait  comme  des  demi-dieux.  Leur 
entretien  lui  plaisait  par  dessus  tout.  Il  avait  beau 
avoir  atteint  la  trentaine;  c'était  toujours  un  disciple. 

C'était  aussi  un  dévot.  On  avait  vu  des  empereurs  at- 
tachés au  vieux  culte  national  ;  quelques-uns  même 
s'étaient  ardemment  employés  à  y  ramener  les  chrétiens 
égarés.  Mais  une  telle  piété,  une  telle  avidité  pour  les 
-choses  saintes,  pour  les  sacrifLces,  les  processions,  les 
temples,  personne  ne  l'avait  jamais  manifestée.  Le  seul 
de  ses  prédécesseurs  qui  lui  puisse  être  comparé  à'  ce 
point  de  vue,  c'est  Maximin,  le  Maximin  d'après  Galère, 
qui  ne  peut  plus  persécuter  ouvertement,  mais  trouve 
leujnoyen  de  le  faire  indirectement,  en  excitant  le  zèle 
religieux  des  municipalités.'  Julien  fait  savoir  à  tout 
l'empire  que  sa  faveur  est  proportionnée  à  l'ardeur  que 
l'on  montrera  pour  le  service  des  dieux.  Qu'on  rebâ- 
tisse les  temples,  qu'on  les  desserve,  qu'on  les  fréquente, 
on  obtiendra  tout  ce  qu'on  voudra  ;  sinon  rien,  pas  même 
une  garnison  au  moment  où  l'ennemi  approche. 

Comme  Maximin  encore,  on  le  voit  organiser  les  sa- 
cerdoces, grouper  autour  d'un  chef  pour  chaque  localité 
les  prêtres  des  divers  sanctuaires,  établir  au  dessus  d'eux- 
des  prêtres  provinciaux,  autrement  dit  constituer  des  évê- 
ques  et  des- archevêques  païens.  Mais  —  et  ici  éclate  une 
différence  qu'il  est  juste  de  relever  —  tandis  que  Maxi- 
min choisissait  pour  ces  postes  des  gens  riches  et  titrés, 
Julien  veut  avoir  un  personnel  vertueux.  Il  lui  demande 
de  bons  exemples;  les  prêtres  en  chef  doivent  veiller  sur 


328  CHAPITRE    IX 

la  conduite  de  leurs  inférieurs,  les  réprimander,  les  cor- 
riger au  besoin.  Ses  évêques  doivent  être  pieux  et  de 
bonnes  mœurs,  comme  ceux  des  chrétiens.  11  va  même 
jusqu'à  les  exciter  à  organiser  des  fondations  charitables, 
des  œuvres  d'assistance,  comme  il  y  en  a'partout  dans  les 
communautés  chrétiennes. 

Rêve  d'écolier  !  Le  paganisme,  en  Orient  surtout,  ne 
se  prêtait  pas  à  de  telles  réformes.  L'idée  que  Julien  se 
faisait  du  sacerdoce  et  de  ses  devoirs  était  une  idée  chré-  " 
tienne.  Jamais  un  prêtre  païen  ne  s'était  imaginé  qu'il 
dût  vivre  plus  sévèrement  que  les  autres  hommes  ou  que 
le  soin  des  nùsérables  eût  une  connexion  spéciale  avec 
ses  fonctions.  Julien  versait  le  vin  nouveau  dans  les 
vieilles  outres  et  cherchait  à  insinuer  l'esprit  chrétien 
dans  le  cadavre  exhumé  du  paganisme.  Le  succès  fut  mé- 
diocre. Son  entourage  fut  bientôt  excédé  de^sa  dévotion, 
de  ses  pratiques,  de  ses  sacrifices  continuels.  Son  clergé, 
dans  lequel  il  fit  entrer  quelques  apostats  du  christia- 
nisme, était  loin  de  lui  donner  satisfaction.  Quand  il  se 
fut  installé  à  Antioche,  il  voulut  se  conformer  aux  rites  du 
pays.  Mais  le  culte  des  dieux  syriens  n'était  pas  fait  pour 
les  gens  austères.  Julien  se  montra  dans  les  pompes 
sacrées  avec  un  entourage  qui  eût  navré  ses  anciens  pré- 
cepteurs. Il  prêta  beaucoup  à  rire  et  compromit  du  même 
coup  sa  philosophie  et  sa  dignité  d'empereur. 

Cette  restauration  païenne  excluait  évidemment  les 
chrétiens  de  la.  faveur  impériale^  en  attendant  qu'elle  les 
mit  hors  la  loi.  Mais  ils  étaient  nombreux  en  Orient  et 


JULIEN    Eï    LA   RÉACTION    PAÏENNE  329 

Julien  dut  graduer  les  manifestations  de  son  mauvais 
Tjouloir.  Au  lendemain  de  son  entrée  à  Gonstantinople, 
les  chefs  des  diverses  confessions  chrétiennes,  ariens, 
anoméen^,  macédoniens,  orthodoxes,  novatiens,  furent 
maniés  au  palais,  pour  s'entendre  déclarer  qu'il  n'y 
avait  plus  de  christianisme  officiel  et  qu'aucune  nuance 
n'élait  proscrite  par  l'Etat.  On  ne  pouvait  mieux  dire; 
m  lis  l'intention  qui  dictait  cette  tolérance,  c'était  de 
mettre  aux  prises  les  diverses  sectes  et  de  diminuer 
ainsi  la  résistance  au  paganisme  ^  C'est  pour  la  même 
fin  que  furent  révoquées  les  mesures  d'exil  ou  d'inter- 
nement prononcées  en  suite  des  décisions  conciliaires. 
Les  évêques  orthodoxes,  ceux  de  la  confession  de  Nicée, 
profitèrent  de  la  permission  et  rentrèrent  chez  eux.  11  en 
fut  damême  de  Basile  d'Ancyre  et  de  ses  amis,  si  dure- 
ment traités  par  le  concile  de  360,  et  aussi  de  quelques 
anoméens  obstinés.  On  se  figure  aisément  les  troubles 
auxquels  pouvait  donner  lieu  le  retour  de  ces  évêques, 
qui  trouvaient  leurs  sièges  occupés  par  des  successeurs. 
Tel  ne  fut  pas,  il  est  vrai,  le  cas  pour  Alexandrie,  où 
Athanase  reparut  le  21  février,  et  trouva  la  place  libre. 
M'-iis  en  Afrique  le  retour  des  chefs  donatistes  fut  un 
véritable  fléau,  qu'un  homme  d'état  digne  de  ce  nom 
n'eût  jamais  dû  déchaîner. 


1  C'est  Ammien  (XXII,  5)  qui  nous  révèle  cette  intention.  Ju- 
lien savait, -dit-il,  qu'il  n'y  a  pas  de  bêtes  féroces  plus  redouta- 
bles que  les  chrétiens  ne  le  sont  les  uns  envers  les  autres.  Voilà 
l'impression  que  les  païens  éclairés  recevaient  des  querelles  théo- 
logiques de  ce  temps-là. 


330  CHAPITHE    IX 

Malheureusement,  chez  Julien,  l'homme  d'état  était 
opprimé  par  le  sectaire.  Le  rappel  des  évêques  exilés, 
quelle  qu'en  fut  l'intention  secrète,  était  justifiable  en 
théorie  et,  en  pratique,  s'il  eut  de  mauvais  effets,  il  en 
eut  aussi  de  bons.  Mais  il  fut  suivi  d'autres  mesures, 
que  ne  justifiait  aucune  préoccupation  de  tolérance.  Les. 
clercs  chrétiens,  exemptés  de  la  curie  par  Constantin,  y 
furent  inscrits  de  nouveau  ;  tous  les  privilèges  furent  sup- 
primés. On  enleva  aux  évêques  la  juridiction  civile  ^  que 
Constance  leur  avait  attribuée.  Un  peu  plus  tard  les 
chrétiens  furent  exclus  des  emplois  de  la  maison  impé- 
riale, des  hautes  fonctions  administratives  et  de  l'armée 
elle-même,  autant  que  cela  put  se  faire.  Enfin  l'enseigne- 
ment de  la  grammaire  et  de  la  rhétorique  fut  interdit  aux 
maîtres  chrétiens  2.  - 

Toutes  ces  mesures,  la  dernière  surtout,  furent  cruel- 
lement ressenties.  L'interdiction  aux  chrétiens  d'ensei- 
gner la  littérature  et  la  philosophie  ^  frappa  des  maîtres 
illustres.  Victorinus  à  Rome,  Prohaeresius  à  Athènes^, 


1  De  cela  il  sera  question  plus  loin. 

2  Ammien  (XXII,  10)  blâme  beaucoup  cette  mesure  :  lllud  au- 
tem  erat  inclemens,  obruendum  perenni  silentio,  quod  arcebat  docere 
Tnagistros  rheloricos  et  grammaticos  ritus  chrisliani  cullores. 

3  La  philosophie  n'est  pas  m&ntionnée  dans  le  texte  d'Ammien, 
ci-dessus,  note  2,  mais  Julien  la  marque  expressément  dans  son 
édit  (ep.  42),  el'Tô  pv^xopeç  sî'te  ypajxjxaxixot  xal  êti  tcXé'ov  ol  aocpiaTai. 
Dans  cet  édit  il  laisse  aux  jeunes  chrétiens  la  faculté  de  s'instruire 
dans  les  écoles  officielles.  D'après  certains  indices  il  la  leur  aurait 
retirée  par  la  suite.  En  tout  cas,  ces  écoles  devant  avoir,  dans  sa 
pensée,  un  caractère  religieux  de  sens  païen,  il  eût  été  très  diffi- 
cile aux  chrétiens  de  les  fréquenter. 


'julien  et  la  réaction  païenne  331 

descendirent  de  leurs  chaires,  celui-ci  malgré  les  instan- 
ces de  Julien,  qui  aurait  fait  une  exception  en  sa  faveur. 

Tout  ce  que  le  christianisme  comptait  de  gens  culti- 
vés se  sëntit^rappé  d'ostracisme.  De  par  l'empereur  on 
était  exclu  de  la  tradition  hellénique,  de  la  culture  intel- 
lectuelle. Deux  chrétiens  de  Laodicée  en  Syrie,  les  deux 
Apollinaire,  père  et  fils,  essayèrent  de  remplacer  les 
auteurs  qu'on  leur  arrachait  des  mains  par  des  composi- 
tions en  vers  et  en  prose  dont  la  Bible  et  l'Evangile  four- 
nissaient le  sujet.  Leur  zèle,  secondé  par  une  extraordi- 
naire facilité  de  composition,  fat  heureusement  inutile^ 
Ils  n'avaient  pas  fini  de  mettre  la  Genèse  en  épopée  et 
l'Evangile  en  dialogues  socratiques  quand  le  vent  chan- 
gea. On  revint  à  Homère  et  à  Platon. 

Tout  ce  mauvais  vouloir  de  Julien  restait  cependant 
en  deçà  de  la  persécution  formelle.  Un  chrétien  qui  avait 
terminé  ses  études,  qui  n'était  ni  fonctionnaire,  ni  mili- 
taire, et  qui  pouvait  vivre  sans  rien  demander  au  gouver- 
nement, n'était  pas  menacé  de  mort  par  les  autorités  de 
l'Etat  pour  le  seul  fait  de  professer  la  religion  chrétienne. 
Les  églises  restaient  ouvertes  et  le  culte  y  était  pratiqué 
comme  par  le  passé.  Mais  la  tentative  de  ressusciter  le 
paganisme  en  un  pays  où  presque  tout  le  monde  était 
chrétien  ne  pouvait  que  donner  lieu  à  de  nombreuses 
protestations,  et  celles-ci  étaient  payées  cher.  Il  y  eut  de 
ce  fait  des  exécutions  capitales,  comme  celles  du  prêtre 
Basile,  à  Ancyre  *,  du  soldat  Emilien,  brûlé  vif  à  Doros- 

1  Sozom-,  V,  11. 


332  CHAPITRE    IX 

torum,  sur  le  bas  Danube,  pour  outrage  au  culte  païen  S 
et  de  trois  chrétiens  de  Méros  en  Phrygie,  Macedonius, 
Théodule  et  Tatien^,  coupables  d'avoir  brisé  des  idoles 
remises  à  neuf.  Les  gens  de  Gésarée  en  Gappadoce  avaient, 
sous  Constance,  détruit  presque  tous  leurs  temples;  il  en 
restait  un,  celui  de  la  Fortune  :  ils  en  décidèrent  la  démo- 
lition. Le  moment  était  mal  choisi.  La  colère  de  Julien 
s'abattit  sur  l'audacieuse  cité,  qui  perdit  ses  droits  mu- 
nicipaux ;  sur  l'église  de  Gésarée,  qujl  frappa  d'une 
amende  énorme  ;  sur  les  clercs,  qu'il  fit  enrégimenter 
dans  les  troupes  de  police,  milice  onéreuse  et  vile.  Quel- 
ques citoyens^  plus  spécialement  responsables  de  la  des- 
truction du  temple,  furent  exilés  ou  mis  à  mort;  parmi 
ces  derniers,  on  a  conservé  les  noms  d'Eupsychius  et  de 
Damas  ^ 

Du  reste,  dans  les  pays  où  les  païens  étaient  les  plus 
nombreux  et  se  sentaient  maintenant  les  maîtres,  ils 
n'avaient  pas  à  se  gêner  pour  faire  expier  aux  chrétiens 
les  tracasseries  dont  leur  culte  avait  été  l'objet  sous  les 
règnes  précédents.  Eh  Syrie,  où  la  proportion  des  chré- 
tiens variait  beaucoup  d'une  localité  à  l'autre,  on  signale 
des  scènes  kmental)les.  A  Emèse,  à  Epiphanie,  des  pro- 
cessions bachiques  pénétrèrent  dans  l'église  avec  une 

1  Jérôme,  Chron.  a.  Abr.  2379. 

2  C'est  à  ceux-là  que  fut  d'abord  attribué  un  mot  célèbre,  que 
l'on  mit  plus  tard  sur  les  lèvres  du  diacre  romain  Laurent.  Eten- 
dus sur  un  gril  ardent,  ils  interpellèrent  le  juge  :  «  Assez  cuits  de 
ce  côté  :  fais-nous  retourner,  tu  nous  mangeras  mieux  rôtis  »  (So- 
crate,  III,  15;  cf.  Sozom.,  V,  11). 

3  Sozom.,  V,  4,  11.  S.  Basile  en  parle  souvent. 


JULIEN   ET    LA   RÉACTION    PAÏENNE  333 

statue  de  Dionysos,  qui  fut  installée  sur  l'autel  '.  Le 
cimetière  chrétien  d'Emèse  fut  livré  aux  flammes  ^.  Le 
vieil  évêque  d'Aréthuse,  Marc,  celui-là  même  qui  avait 
sauvé  Julien  lors  des  massacres  de  337,  se  vit  dénoncé  à 
l'empereur  pour  avoir  malmené  les  païens  et  détruit  un 
temple.  Condamné  à  le  rebâtir,  il  s'y  refusa.  On  le  livra 
à  la  populace,  qui  le  traîna  par  les  rues,  lui  arrachant  la 
barbe,  le  tourmentant  de  mille  façons,  puis  aux  enfants 
des  écoles,  qui  s'amusèrent  à  le  jeter  en  l'air  pour  le  re- 
cevoir sur  leurs  styles  ;  enfin  on  l'enduisit  de  miel,  tout 
meurtri  qu'il  était,  et  on  l'exposa  aux  guêpes.  Cependant 
on  ne  l'acheva  pas  ;  il  survécut  à  ces  traitements  abomi- 
nables. A  Alexandrie,  à  Ascalon,  à  Gaza,  à  Héliopolis, 
la  populace  païenne  se  soulevait  à  chaque  instant.  Les 
prêtres,  les  vierges,  étaient  massacrés  avec  d'horribles 
raffinements  ;  on  leur  ouvrait  le  ventre  :  sur  leurs  entrail- 
les pantelantes,  on  jetait  de  l'orge  pour  les  faire  manger 
aux  porcs.  Julien  laissait  tout  faire.  Il  flattait  même  les 
populations  coupables  de  ces  atrocités.  Constantin  avait 
fait  de  Maïouma,  le  port  de  Gaza,  une  cité  à  part. 
Maïouma  était  chrétienne  :  Julien  lui  retira  son  autono- 
mie et  la  soumit  de  nouveau  aux  païens  de  Gaza.  Le 
gouverneur  de  Palestine  ayant  essayé  de  sévir  contre  les 
auteurs  d'une  émeute  où  quatre  chrétiens  de  cette  ville 
avaient  péri,  l'empereur  le  destitua  et  l'exila. 

Tout  lui  était  bon  pour   agacer  les  chrétiens.  Il  y 


1  Chron.  Pasch.,  p.  295,  296. 

2  Julien,  Misopogon,  p.  461  Hertlein. 


334  CHAPITRE    IX 

avait  bientôt  trois  siècles  que  le  temple  de  Jérusalem 
était  détruit  et  que  les  Juifs  n'avaient  plus  accès  à  leur 
ancienne  ville  sainte  ;  la  nouvelle  ville  d'.Elia  était  peu- 
plée de  chrétiens.  Julien  imagina  de  rebâtir  le  temple 
d'Israël  et  de  relever  un  culte  pour  lequel,  personnelle- 
ment, il  n'avait  que  du  mépris.  L'intention  est  claire  :  il 
voulait  faire  pièce  au  grand  pèlerinage  chrétien  et  con- 
currence aux  belles  églises  conslantiniennes.  L'entre 
prise,  confiée  à  un  fonctionnaire  de  haut  rang  et  soute- 
nue par  de  larges  crédits,  n'eut  pourtant  aucune  suite. 
Quand  on  remua  les  fondations  du  vieil  édifice,  il  en 
sortit  des  flammes  qui  brûlèrent  quelques  ouvriers  et 
surtout  effrayèrent  les  gens  de  Julien,  apparemment 
aussi  superstitieux  que  leur  maître  ^. 

A  Antioche,  où  presque  tout  le  monde  était  chrétien, 
l'empereur  n'avait  guère  de  satisfaction.  Il  essaya  de  res- 
taurer les  cultes  disparus,  en  particulier  celui  de  Daphné. 
Le  martyr  Babylas,  installé  dans  le  bois  sacré  par  le  césar 
Gallus,  était  pour  Apollon  un  voisin  désagréable.  Julien 
ordonna  de  reporter  ses  restes  au  cimetière.  Les  chrétiens 
s'exécutèrent,  mais  le  transfert  eut  lieu  au  milieu  d'une 
grande  affluence  de  fidèles  et  prit  l'allure  d'une  protesta- 
tion. Antioche,  comme  s'en  vantaient  les  habitants,  res- 
tait attachée  au  X  et  au  K,  c'est-à-dire^  au  Christ  (XpiG- 
Toç)  et  à  Constance  (KwvGTàvTioc).  On  apprit  bientôt  que 
le  feu  avait  pris  iau  sanctuaire  de  Daphné  et  que  l'idole 
avait  été  brûlée.   Julien,  furieux,  fit  fermer  la  grande 

1  Ammien,  XXIII,  1. 


JULIEN   ET    LA   RÉACTION   PAÏENNE  335 

église,  celle  que  Constantin  avait  fait  bâtir  et  qu'avait  dé- 
diée le  concile  de  341.  Elle  fut  même  dépouillée  de  son 
mobilier  sacré.  Les  fonctionnaires  qui,  à  cette  occasion, 
envahirent  le  lieu  saint,  à  leur  tête,  Julien,  comte  d'Orient;, 
oncle  de  l'empereur  et  renégat  comme  lui,  se  conduisirent 
comme  des  polissons,  ne  reculant  pas  devant  des  profa- 
nations indescriptibles.  Le  vieil  évêque  Euzoïus  essaya 
de  protester  :  on  le  souffleta. 

Ces  violences  ne  faisaient  qu'augmenter  l'impopula- 
rité de  l'empereur  apostat.  Il  en  avait  conscience  ;  mais 
son  naturel  obstiné  résistait  à  tout,  même  aux  représen- 
tations de  ses  intimes,  comme  le  préfet  Salluste  et  le  rhé- 
teur Libanius.  Sa  haine  contre  les  Galiléens  débordait 
dans  ses  actes,  dans  ses  lettres,  dans  ses  entretiens.  Il 
finit  par  écrire  contre  eux  un  ouvrage  en  trois  livres, 
plus  tard  réfuté  par  Cyrille  d'Alexandrie,  qui  nous  en  a 
ainsi  conservé  unepartie.il  écrivit  aussi,  contre  les  gens 
'd'Antioche,  son  célèbre  Misopogon,  où  il  répond  aux 
,  railleries  dont  sa  personne,  et  surtout  sa  longue 
barbe,  était  sans  cesse  l'objet.  Les  Antiochéniens  ne 
l'aimaient  guère,  et  il  le  leur  rendait.  Il  finit  pas  leur 
promettre  que,  quand  il  serait  revenu  de  la  guerre  de 
Perse  qu'il  préparait  en  ce  moment,  il  les  priverait  de  sa 
présence  et  s'établirait  à  Tarse. 

C'est  en  effet  ce  qui  arriva,  mais  d'une  autre  façon 
que  ne  le  pensait  l'empereur.  Julien,  après  avoir  envahi 
l'empire  perse  et  conduit  son  armée  jusque  devant  Gtési- 
phon,  se  vit  obligé  de  rétrograder.  Au  cours  d'une  retraite 
pénible,  une  flèche  le  frappa  mortellement  (26  juin  363); 


336  CHAPITRE  IX 

son  corps  fut  transporté  à  Tarse.  Les  chefs  de  l'armée 
lui  donnèrent  aussitôt  pour  successeur  le  commandant  de 
la  garde,  Jovien.  La  fameuse  expédition  ae  termina  par 
une  paix  honteuse,  où  l'empire  perdit,  avec  une  partie 
des  satrapies  transtigritanes  annexées  sous  Dioclétien,  la 
forte  place  de  Nisibe  et  la  région  adjacente,  pays  compris 
depuis  longtemps  dans  la  province  de  Mésopotamie. 

Le  nouvel  empereur  était  chrétien.  Tout  le  monde 
comprit  que  la  fête  païenne  était  terminée.  Les  fauteurs 
de  la  restauration  hellénique  eurent  un  mauvais  moment 
à  passer.  Mais  ils  en  furent  quittes  pour  la  peur.  Jovien 
ne  persécuta  personne  ;  quant  aux  chrétiens,  ils  ne  man- 
quèrent pas  de  voir  un  coup  de  Providence  dans  la  mort 
de  l'Apostat  et  prodiguèrent  à  sa  mémoire  les  malédic- 
tions les  plus  senties.  Ils  s'en  tinrent  là  et  leurs  chefs 
furent  les  premiers  à  leur  prêcher  l'oubli  des  injures. 


CHAPITRE  X 
Après   Rimini. 


Les  conciles  de  Paris  et  d'Alexandrie.  —  Réhabilitation  des 
faillis.  —  Lucifer,  Eusèbe,  Apollinaire.  —  Schismes  d'Antioche, 
Mélèce  et  Paulin.  —  Athanase  exilé  sous  Julien.  —  Ses  rapports 
avec  Jovien.  —  Les  «  Acaciens  »  acceptent  le  symbole  de  Nicée. 

—  Valentinien  et  Valens.  —  Politique  religieuse  de  Valentinien. 

—  Opposition  de  droite  :  Lucifer  et  ses  amis.  —  Opposition!  de 
gauche  :  Auxence  de  Milan  et  les  évêques  danubiens.  —  Valens 
et  la  formule  de  Rimini.  —  Négociations  entre  les  homoïousias- 
tes  et  le  pape  Libère.  —  La  question  du  Saint-Esprit  :  le  parti 
macédonien.  —  Les  Anoméens  :  Aèce  et  Eunome.  —  Conflits  entre 
eux  et  l'arianisme  officiel.  —  L'historien  Philostorge. 


Mieux  vaut  pour  l'Eglise  un  gouvernement  qui 
l'ignore  ou  la  persécute  qu'un  gouvernement  qui  se 
mêle  trop  de  ses  affaires.  Sous  Constance  le  soin  de  la 
foi  était  entré  plus  que  de  raison  dans  les  attributions 
de  l'Etat.  Quand  les  gendarmes  ne  furent  plus  au  service 
des  formules  et  aux  trousses  de  l'épiscopat,  celui-ci 
respira  plus  librement.  Les  têtes  courbées  se  relevèrent 
et  les  attitudes  redevinrent  naturelles. 

C'est  à  Paris  qu'eut  lieu  la  première  manifestation. 
L'épiscopat  des  Gaules  avait,  depuis  quelques  années, 
traversé  bien  des  agitations.  L'empereur  Constance 
l'avait  pressé,  dès  l'année  353,  de  souscrire  à  la  condam- 
nation d'Athanase  et  d'accepter  la  communion  des  évê- 
ques de  sa  cour.  En  général  il   avait  plié,  mais  d'assez 

Ddchesne.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  U.   _  22 


338  CHAPITRE   X 

mauvaise  grâce.  Si  quelques-uns  seulement  avaient  refusé* 
leur  signature  et  accepté  l'exil,  comme  les  évêques  de- 
Trêves,  de  Poitiers  et  de  Toulouse,  la  plupart  avaient 
vu  d'un  mauvais  œil  les  violences  que  l'on  exerçait 
contre  leurs-collègues.  L'évêque  d'Arles,  Saturnin,  ins- 
trument du  mauvais  vouloir  impérial,  était  par  eux 
tenu  en  quarantaine.  Quand  leur  arriva  de  Sirmium  la 
formule  dite  d'Hosius  (357),  avec  prière  de  l'approuver, 
ils  regimbèrent.  L'évêque  d'Agen,  Phoebadius,  écrivit 
pour  la  combattre;  les  signatures  furent  refusées  et  l'on 
renouvela  l'excommunication  contre  Saturnin.  Avisé  de 
cette  situation,  Hilaire;,  exilé  au  fond  de  la  Phrygie,  féli- 
cita vivement  ses  collègues  de  leur  attitude  et  chercha  à 
ménager  une  entente  entre  eux  et  le  parti  semi-orthodoxe 
dont  Basile  d'Ancyre  menait  à  ce  moment  le  triomphe. 
C'est  le  sujet  de  son  livre  «  Les  synodes  »  *. 

Survint  le  concile  de  Rimini  où,  grâce  à  la  pression 
du  préfet  Taurus  et  aux  intrigues  des  prélats  de  cour, 
les  évêques  des  Gaules  se  laissèrent  amener,  comme  les 
autres,  à  une  lamentable  capitulation.  Les  plus  décidés. 
Servais  de  Tongres  et  Phoebadius  lui-même,  se  com- 
promirent et  collaborèrent,  directement  ou  indirecte- 
ment, à  ce  qui  devait  être,  pour  longtemps,  la  formule 
des  dissidents  ariens.  Rentrés  chez  eux,  fort  attristés, 
nous  pouvons  le  croire,  ils  ne  tardèrent  pas  à  entendre 
dire  que  Julien  avait  été  proclamé  auguste  et  que  les  hauts 
fonctionnaires  de  Constance,  notamment  le  préfet  du  pré- 

1  Ci-dessus,  p.  292. 


APRÈS    RIAIINI  339 

toire  Florentius,  avec  lequel  ils  avaient  plutôt  affaire 
qu'avec  le  césar,  étaient  partis  pour  rejoindre  leur  maî- 
tre. Sur  ces  entrefaites  arriva  Hilaire  S  avec  des  nou- 
velles de  Gonstantinople  et  des  lettres  adressées  aux  pré- 
lats occidentaux  par  ceux  de  leurs  collègues  grecs  sur 
lesquels  Eudoxe,  Acace  et  autres  vainqueurs  du  jour 
venaient  de  faire  pleuvoir  des  sentences  de  déposition. 
On  s'assembla  à  Paris,  probablement  dès  l'été  360,  et  de 
là  on  répondit  aux  Orientaux  une  lettre  2  pleine  de  sym- 
pathie, où  l'on  réprouvait  Auxence^  Ursace,  Valons,  et 
autres  fauteurs  des  intrigues  de  Rimini,  de  même  aussi 
les  successeurs  des  évêques  déposés,  enfin  Saturnin,  déjà 
condamné  et  toujours  agissant  pour  la  mauvaise  cause. 
On  reconnaissait,  sur  les  explications  des  Orientaux, 
qu'on  avait  eu  tort  dé  se  laisser  tromper  ^  en  passant 
sous  silence  le  terme  d'essence  (oùai'a);  désormais  on  se 
montrerait  plus  sévères.  - 

Cette  lettre  représente,  apparemment,  tout  ce  qu'on 
pouvait  faire  en  un  moment  où  Constance  était  encore  le 
maître  en  Orient  et  où  rien  ne  prouvait  qu'il  ne  le  rede- 
viendrait pas  en  Occident.  L'orthodoxie  de  Nicée  n'était 


1  Hilaire  n'avait  pas  été  gracié;  ce  retour  en  Gaule  n'était, 
dans  la  pensée  du  gouvernement,  qu'un  changement  d'exil.  On 
considérait  que,  dangereux  en  Orient,  il  le  serait  moins  dans  son 
propre  pays.  C'est  du  moins  ce  que  rapporte  Sulpice  Sévère, 
Chron.,  II,  45  :  postremo  quasi  discordiae  seminarium  et  periurbalor 
Orientis  redire  ad  Gallias  iubetur,  absque  exilii  indulgentia. 

2  Hil.  Fragm.,  XI. 

3  «  Gum  ex  litteris  vestris  in  usise  silentio  fraudem  se  passam 
simplicitas  nostra  cognoscat  ». 


340  CHAPITRE   X 

presque  plus  représentée.  Paulin  et  Rhodanius  étaient 
morls  en  exil;  Athanase  avait  disparu.  A  Rome,  outre 
que  la  situation  politique  n'était  pas  aussi  dégagée  qu'en 
Gaule,  le  pape  Libère,  demeuré,  grâce  à  des  circonstances 
obscures  S  en  deliors  de  l'afïaire  de  Rimini,  n'était  pas 
tout-à-fait  indemne.  Hilaire  ne  pouvait  guère  songer  à 
s'appuyer  sur  lui.  Tout  ce  qu'il  lui  était  possible  de  faire, 
c'était  de  ramener  dans  le  bon  chemin  l'épiscopat  des  Gau- 
les et  de  s'en  servir  pour  soutenir  en  Orient  ce  qui  restait 
de  bonnes  intentions.  L'attitude  prise  au  concile  de  Paris 
était  une  répudiation  du  concile  de  Rimini,  un  retour 
à  la  situation  où  l'on  était  avant  cette  assemblée,  les 
nicéens  d'Occident  alliés  avec  les  quasi-orthodoxes 
d'Orient  pour  combattre  l'arianisme.  C'était  peu. 

La  situation  s'éclaircit  en  362,  quand  Julien,  devenu 
seul  empereur,  eut  abandonné  le  clergé  officiel  et  rappelé- 
les  exilés.  Athanase  revint  à  Alexandrie,  Mélèce  à  An- 
tioche.  C'est  le  21  février  362  que  les  Alexandrins  revi- 
rent l'évêque  invincible,  après  six  ans  d'absence  et  de 
proscription.  D'autres  exilés-,  rappelés  par  les  mêmes 
décrets,  se  trouvèrent  un  moment  groupés  autour.de  lui. 
La  plupart  étaient  égyptiens,  mais  il  y  avait  aussi  un 
évoque  palestinien,  Asterius  de  Petra,  sans  doute  interné 
en  Egypte,  comme  Lucifer  de  Gagliari  et  Eusèbe  de  Yer- 
ceil  l'avaient  été  en  Thébaïde. 

Lucifer,    âme  ardente,  caractère  indomptable,  avait 
passé  son   exil   à   écrire  des  pamphlets  d'une  violence 

1  Mélanges  de  l'Ecole  de  Rome,  t.  XXVIII  (1908),  p.  69. 


APRÈS    RIMINI  341 

extrême.  Tous  étaient  dirigés  contre  Constance  et  l'évê- 
que  prenait  soin  de  les  lui  faire  parvenir.  L'Achab  chré- 
tien laissait  dire  le  nouvel  Elle.  11  l'avait  confié  d'abord 
à  Eudoxe,  évêque  de  Germanicie;  quand  celui-ci  se  fut 
transporté  à  Antioche,  Lucifer  fut  envoyé  en  Palestine, 
à  Eleutheropolis,  où  l'évèque  Eutychius  le  traita  dure- 
ment. Puis,  comme  on  ne  parvenait  pas  à  le  faire  taire, 
il  finit  pas  être  relégué  au  fond  de  laThébaïde.  Les  tit^-es 
seuls  de  ses  écrits  donnent  une  idée  de  son  état  d'esprit  : 
((  Pas'd'accord  avec  les  hérétiques  »  !  «  Les  rois  apostats  »  ! 
«  Pas  de  pitié  pour  les  ennemis  de  Dieu  »  1  «  Mourons 
((  pour  le  Fils  de  Dieu  »! 

Eusèbe  n'était  pas  moins  ferme  sur  les  principes, 
mais  il  savait  se  dominer.  Lui,  aussi  U  avait  été  d'abord 
placé  sous  la  garde  d'un  évêque  arien,  le  vieux  Patrophile 
deScythopolis,  qui  fit  Timpossiblepour  l'amener  à  entrer 
en  rapports  avec  lui  ;  mais  l'évèque  de  Verceil  préférait 
se  laisser  mourir  de  faim  plutôt  que  de  subir  le  contact 
de  ses  persécuteurs  K  11  s'en  fallut  de  peu  qu'il  ne  suc- 
combât en  effet.  On  le  tira  de  Scythopolis,  peut-être 
après  la  mort  de  Patrophile  ^,  pour  le  transporter  en 
Gappadoce  et  enfin  en  Thôbaïde. 

Les  deux  évêques  latins  furent  invités  par  Athanase 


1  Lettre  de  lui  à  ses  fidèles  italiens,  pendant  son  séjour  à  Scy- 
thopolis (Migne,  P.  L.,  t.  XII,  p.  947.) 

2  Patrophile,  bien  qu'il  fût  mort  avant  Constance,  eut  à  souf- 
frir de  la  réaction  païenne  sous  Julien.  Les  païens  de  Scythopolis 
le  déterrèrent,  dispersèrent  ses  os  et  firent  une  lampe  avec  son 
crâne  {Chron.  Pasch.,  a.  362.) 


342  CHAPITRE   X 

à  s'arrêter  à  Alexandrie  et  à  régler  avec  lui  et  son  con- 
cile certaines  questions  urgentes.  Lucifer  déclina  l'invi- 
tation, mais  se  fit  représenter  par  deux  diacres.  Il  était 
pressé  de  se  rendre  à  Antioche,  où  l'appelaient,,  disait-il, 
les  affaires  de  cette  église.  On  le  supplia  de  ne  pas  ag- 
graver, par  des  mesures  prématurées,  les  troubles  qui  la 
divisaient.  H  promit  ce  qu'on  voulut,  mais  avec  un  tel 
homme  et  dans  un  tel  état  d'exaspération,  tout  était  à 
craindre. 

Deux  autres  personnes,  absentes  également,  se  firent 
représenter  au  concile:  l'évèque  Apollinaire,  de  Lao- 
dicée  en  Syrie,  et  le  prêtre  Paulin,  chef  de  la  petite  église 
eustathienne  d'Antiociie.  De  celle-ci  il  a  été  question 
plus  haut.  Reste  à  expliquer  la  situation  ecclésiatique 
d'Apollinaire. 

Au  déclin  du  m»  siècle,  Alexandrie  avait  fourni  à 
Laodicée  deux  évêques  des  plus  distingués,  Eusèbe  et 
Anatole  *.  Peu  après  le  concile  de  Nicée,  un  autre  alexan- 
drin, le  grammairien  Apollinaire,  vient  s^y  fixer,  après 
avoir  enseigné  quelque  temps  àBéryte.  Il  y  reçut  bon  ac- 
cueil et  fut  même  ordonné  prêtre  ;  son  fils,  appelé  comme 
lui  Apollinaire,  entra  aussi  dans  le  clergé,  en  qualité  de 
lecteur.  Ils  n'abandonnèrent  point  pour  cela  le  culte  des 
Muses;  ils  le  pratiquèrent  même  avec  un  peu  d'excès.  On 
les  voyait  toujours  dans  l'auditoire  d'un  sophiste  païen 
appelé  Epiphane^,  et  leur  exemple  y  amenait  beaucoup 

1  T.  I,  p.  489. 

2  Souvent  mentionné  par  Eunaperdans  ses  «  Vies  des  philo- 
sophes ».  ^ 


APRÈS   RIMINI  343 

de  fidèles.  L'évêque  Théodote  voyait  cela  d'un  mauvais 
œil.  Un  jour  Epiphane  se  mit  à  réciter  un  hymne  en 
l'honneur  de  Bacchus,  et,  suivant  l'usage,  il  commença 
en  ordonnant  aux  profanes  de  se  retirer.  Personne  ne 
bougea,  pas  plus  les  chrétiens  que  les  autres.  Théodote, 
informé  du  scandale,  passa  condamnation  en  ce  qui  re- 
gardait les  simples  fidèles,  mais  sévit  contre  les  deux 
Apollinaire  ;  il  les  réprimanda  publiquement  et  les 
excommunia.  Les  coupables  témoignèrent  de  leur  re- 
pentir, firent  pénitence,  et  l'évêque  finit  par  leur  par- 
donner. A  Théodote  succéda  bientôt  (vers  335)  sur  le 
siège  de  Laodicée  un  prêtre  Georges,  alexandrin,  lui 
aussi,  déposé  jadis  par  l'évêque  Alexandre,  qui  était 
'venu  faire  carrière  en  Syrie.  Théodote  avait  été  un  des 
premiers  défenseurs  d'Arius.  Georges  était  ou  devint 
plus  modéré  dans  ses  opinions  théologiques:  en  358 
nous  le  trouvons  parmi  les  adversaires  d'Eudoxe  et  du 
parti  anoméen.  Mais  c'était  un  ennemi  acharné  d'Atha- 
nase.  Au  concile  de  Sardique  il  figura  sur  la  liste  des 
évêques  déposés  par  les  Occidentaux.  Quand,  trois  ans 
plus  tard,  Athanase,  rappelé  à  Alexandrie  en  dépit  des 
sentences  de  Georges  et  de  ses  amis,  s'arrêta  à  Laodicée, 
ils^ne  se  firent  aucune  politesse  i.  Les  Apollinaire,  au 
contraire,  affectèrent  de  recevoir  chez  eux  le  proscrit  du 
concile  de  Tyr,  et,  depuis  lors,  se  posèrent  en  partisans 

1  Athanasel'avait  particulièrement  en  horreur.  Du  reste,  même 
dans  son  parti,  il  n'avait  pas  une  bonne  réputation  :  Z«v  àcrwTw? 
oOx  iXaôsv,  iïloL  xai  itapà  tôv  otxsiwv  xaTayivwffxeTai,  to  xIXo;  toO'  ^r^w 
xat  zr\v  EÙÔy^tav  âv  toïc  atff^îo-Totç  tieTpwv  (Ath.,  De  fuga,  26). 


344  CHAPITRE    X 

d'Athanase  et  de  Nicée.  Athanase  parti,  ils  eureM  affaire 
à  Georges,  qui  les  excommunia  de  nouveau.  Cette  fois 
la  séparation  fut  définitive.  Mais  l'appui  moral  d'Atha- 
nase leur  permit  de  résister  à  ce  coup.  Un  parti  nicéen 
s'organisa  autour  d'eux  et  Apollinaire  le  jeune  en  devint 
évêque.on  ne  sait  au  juste  quand,  probablement  après  la 
mort  de  Georges  et  de  Constance,  car  on  ne  conçoit  guère 
que,  du  vivant  de  celui-ci,  une  telle  démarche  ait  pu  être 
risquée  ^ 

Ainsi  le  personnel  réuni  ou  représenté  en  362  autour 
d'Athanase  était  exclusivement  composé  de  nicéens^urs, 
qui  n'avaient  jamais  faibli  et  qiii,  à  cause  de  cela, 
avaient  eu  plus  ou  moins  à  souffrir  sous  l'empereur 
Constance.  Ils  sentaient  bien  qu'eux  et  leurs  pareils  ne 
formaient,  dans  l'empire,  qu'une  très  faible  minorité, 
mais  que,  la  liberté  religieuse  étant  revenue,  beaucoup, 
qui  n'avaient  pas  témoigné  la  même  constance,  voudraient 
se  joindre  à  eux  et  reprendre  l'ancienne  tradition.  A 
quelles  conditions  devaient-ils  les  accueillir  ?  Il  se  po- 
sait ici  une  question  de  pratique  et  d'opportunité  tout-à- 


1  De  Georges  il  n'est  plus  question  après  le  concile  de  Séleucie 
(359).'  Le  concile  de  Gonstantinople  (360)  l'aurait  sûrement  déposé 
s'il  avait  été  encore  de  ce  monde.  Gomme  on  ne  voit  pas  qu'il  l'ait 
fait,  il  y  a  lieu  de  penser  que  Georges  mourut  vers  ce  temps-là.  Le 
Georges  dont  saint  Basile  (ep.  251,  2)  parle  à  propos  du  concile  de 
Gonstanlinople  est  sûrement  Georges  d'Alexandrie.  Philos  torge(V,l) 
dit  qu'Acace  de  Gésarée,  en  revenant  du  concile,  ordonna  des  éVê- 
ques  dans  les  églises  vacantes  ;  parmi  eux  il  nomnre  Pelage  pour 
Laodicée.  Pelage  était  évéque  de  Laodicée  en  363,  sous  Jovien.  Ce 
serait  donc  contre  lui  qu'Apollinaire  aurait  fait  schisme. 


APRÈS    RIMINI  345 

fait  analogue  à  celle^que  soulevait,  au  lendemain  des 
persécutions,  le  repentir  des  apostats.  Déjà,  en  Occident, 
Hilaire  n'avait  vu  aucun  inconvénient  à  se  mêler  aux 
faillis  de  Rimini  alors  qu'ils  désavouaient  leur  faiblesse. 
Pareille  solution  fut  adoptée  par  Athanase,.  Èusèbe  et 
les  autres.  Ils  décidèrent  que  tous  les  évoques  de  foi 
correcte  à  qui  ou  aurait  extorqué  des  signatures,  pour- 
raient, en  les  répudiant,  être  maintenus  dans  leurs 
fonctions.  Quand  aux  meneurs,  on  leur  pardonnerait, 
s'ils  se  repentaient,  mais  ils  seraient  exclus  du  clergé  K 
Cette  mesure  ne  pouvait  guère  avoir  d'effet  en  dehors 
de  l'Occident  et  de  l'Egypte  2.  Là  tous,  ou  peu  s'en  faut, 
étaient  nicéens  au  fond  et  partisans  d'Athanase  ;  la  vio- 
lence seule  avait  fait  plier.  Elle  cessait  :  on  revenait 
tout  naturellement  à  son  attitude  ancienne,  comme  les 
chrétiens  que  la  persécution  forçait  à  sacrifier,  mais  dont 
le  cœur,  nullement  détaché  de  l'Eglise,  lui  revenait  à  la 
première  lueur  de  tranquillité.  En  Syrie,  en  Asie-Mi- 
neure, en  Thrace,  il  en  était  autrement.  Presque  tous 
les  évêques  y  avaient  fait  campagne  contre  Athanase  et 
soutenu  des  formules  plus  ou  moins  hétérodoxes,  en 
conflit  les  unes  avec  les  autres,  mais  s'accordant  au 
moins  à  passer  sous  silence  les  formules  essentielles  de 
Nicée.  Le  fait  que  Constance  n'était  plus  là  pour  im- 
poser le  symbole  de  Rimini-Constantinople  n'entraînait 


1  A  th.,  Ep.  ad  Rufinianum. 

2  Cependant  il  y  avait  en  Palestine,  dans  l'île  de  Chypre,  en 
Lyci",  en  l'amphylie  et  en  Isaurie,  un  certain  nombre  de  parti- 
sans d'Athanase. 


346  CHAPITRE   X 

pas,  en  ces  pays,  le  retour  à  l'orthodoxie  pure.  On  reve- 
nait, non  pas  à  la  situation  de  325,  mais  à  celle  de  359. 

Dans  ce  monde  oriental,  la  situation  la  plus  intéres- 
sante était  celle  de  l'église  d'Antioche,  tant  en  raison  de 
l'importance  de  la  ville  que  pour  la  complexité  de  la 
situation. 

Il  y  avait  à  Antioche  un  groupe  d'anoméens,  réfrac- 
taires  au  concile  de  Rimini  tout  comme  au  concile  de 
Nicée,  partisans  irréductibles  d'Aéce.  Les  principaux 
avaient  été  exilés  :  les  autres  n'avaient  pas,  sous  Cons- 
tance, le  droit  de  se  réunir.  Après  eux,  dans  l'échelle 
doctrinale,  venait  l'église  officielle,  attachée  à  la  confes- 
sion de  Rimini-Gonstantinople  et  présidée  par  le  vieil 
Euzoïus,  arien  iie  la  première  heure,  qui  s'était  rétracté 
sous  Constantin  et  n'avait  pas  cessé  depuis  de  figurer 
dans  les  rangs  opportunistes.  Ceux-ci,  à  l'avènement  de 
Julien,  détenaient  la  grande  église,  la  cathédrale  d'An- 
tioche. Puis  venaient  les  orthodoxes  longtemps  résignés, 
qui,  jusqu'à  Léonce  inclusivement,  avaient  subi  les  évê- 
ques  agréables  à  la  cour  et  au  parti  arianisant,  sans 
rien  abandonner  cependant  de  leur  correction  doctrinale. 
Ralliés  d'abord  par  Flavien  et  Diodore,  ils  avaient 
accepté  avec  enthousiasme  l'élection  de  Méléce  et  lui 
demeuraient  fidèles,  bien  que  l'exil  l'eût  éloigné  d'eux. 
Ils  ne  se  mêlaient  plus,  comme  autrefois,  aux  assem- 
blées de  l'église  officielle;  ils  formaient  bande  à  part  et  se 
réunissaient  dans  la  plus  vieille  église  d'Antioche,  l'Apos- 
tolique, l'Ancienne,  la  Palée,  comme  on  disait,  à  laquelle 
la  belle  basilique  constantinienne  avait  enlevé  son  rang 


APRÈS   RIMINI  347 

de  cathédrale.  Enfin,  il  y  avait  le  groupe  de  Paulin, 
séparé  de  l'église  officielle  depuis  bien  plus  longtemps 
que  le  précédent,  depuis  la  déposition  d'Eustathe  (v.  330). 
Entre  ces  deux  variétés  d'orthodoxes  il  y  avait  quelques 
nuances  de  formules  :  les  premiers  tenaient  aux  trois 
hypostases,  les  autres  n'agréaient  pas  ce  langage.  Au 
fond  ils  étaient  d'accord.  Ils  n'étaient  séparés  que  parce 
qu'ils  l'avaient  été,  parce  que  les  circonstances  les 
avaient  amenés  à  vivre  à  part  les  uns  des  autres  pen- 
dant une  trentaine  d'années.  Avec  un  peu  de  tact  et  de 
condescendance  on  fût  parvenu  sans  doute  à  les  faire 
se  réconcilier  tout-à-fait.  Gela  était  d'autant  plus  facile 
que  l'un  des  deux  groupes  seulement  était  pourvu  d'un 
évêque. 

Le  concile  d'Athanase  se  préoccupa  fort  de  cette  si- 
tuation. Le  seul  de  ses  documents  qui  nous  soit  parvenu 
est  une  lettre  relative  aux  dissentiments  d'Antioche. 

Elle  est  adressée  pour  la  forme  aux  évêques  nicéens 
qui  se  trouvaient  à  Antioche  ou  qui  allaient  s'y  rendre, 
Eusèbe,  Lucifer,  Asterius,  Gymatius  ^  Anatole,  en  réa- 
lité à  Paulin  et  à  sa  communauté.  Le  concile  indique  à 
quelles  conditions  les  dissidents  de  la  Palée  (Mélétiens) 
et  les  ariens  eux-mêmes  pourront  être  reçus.  Ils  devront 

1  Gymatius  était  évêque  de  Paltus,  petit  port  sur  la  côte  sy- 
rienne ;  il  y  avait  plus  de  vingt  ans  que  les  Ariens  l'avaient  privé 
de  son  siège  (Ath.,  De  fuga,  3  ;  Hist.  ar.,  5).  Quant  à  Anatole,  il  est 
qualifié,  à  la  fin  de  la  lettre,  d'évéque  Eùpoiaç.  Il  y  avait  à  Bérée 
en  Syrie  un  évêque  appelée  Anatole,  qui  signa  en  363  une  lettre  à 
Jovien  ;  mais  il  n'était  pas  du  même  parti  que  Gymatius  et  les 
autres. 


348  CHAPITRE    X 

accepter  le  symbole  de  Nicée  et  coni.lainaer  ceux  qui 
disent  que  le  Saint-Esprit  est  une  créature,  un  être  sé- 
paré de  l'essence  du  Christ  *.  C'est  tout.  Les  manda- 
taires du  concile  devront  admettre  quiconque  acceptera 
ce  programme  et  les  adjoindre  au  groupe  de  Paulin. 
Celui-ci  ne  devra  rien'  exiger  de  plus  ;  surtout  on  ne 
parlera  pas  d'un  prétendu  symbole  de  Sardique,  où 
l'unité  d'hypostase  est  affirmée.  Ce  symbole  fut  pré- 
senté au  concile,  cela  est  vrai,  mais  écarté  par  lui,  pour 
ne  pas  faire  concurrence  à  celui  de  Nicée,  le  seul  que 
l'on  doive  reconnaître.  Du  reste  Athanase  et  les  siens  se 
sont  assurés  que  ceux  qui  parlent  de  trois  hypostases 
sont  d'accord  avec  ceux  qui  n'en  veulent  qu'une,  les  uns 
appliquant  le  terme  d'hypostase  aux  personnes,  les 
autres  à  l'essence  divine. 

Une  autre  querelle  commençait  à  diviser  les  esprits, 
à  Antioche  et  ailleurs.  C'était  le  prélude  des  célèbres 
controverses  du  v^  siècle  sur  l'Incarnation  du  Fils  de 
Dieu.  Les  uns  ne  semblaient  admettre  qu'uue  union  mo- 
rale entre  le  Christ  historique  et  le  Verbe  divin,  les  autres 
disaient  que  le  Verbe  avait  fait,  dans  le  Christ,  Ips  fonc- 
tions d'âme  pensante  (voO;).  Le  concile  entendit  des  re- 
présentants de  chaque  opinion  2.  Il  constata  que  tout  le 
monde    était  d'accord  sur   deux   points   :    d'abord    que 


1  KTto-[Aa  etvKi  xal  5i'/ipriu.Évov  âx  tyj;  oyataç  xo'j  Xpicrtoy. 

2, Le  concile  ne  cite  aucun  nom,  mais  la  première  explication 
passait  pour  être  représentée  à  Antioche  par  le  prêtre  mélâtien 
Diodore,  l'antre  par  Vitalis,  un  de  ses  collègues,  et  surtout  par 
Apollinnire  de  Laodicôe. 


APRÈS   RIMINI  349 

rincamation  est  tout  autre  chose  que  l'habitation  du 
Verbe  dans  l'âme  des  prophètes,  en  second  lieu  que 
le  Sauveur  a  possédé  un  corps  animé,  pourvu  de  sen- 
sibilité et  d'intelligence.  Dans  ces  conditions  il  n'y 
avait  pas  lieu  de  se  diviser.  Toutes  ces  questions,  du 
reste,  devaient  être  laissées  de  côté  pour  s'en  tenir  à  la 
foi  de  Nicée  et  rétablir  ainsi  l'unité  ecclésiastique. 

Le  programme  doctrinal  était  simple,  le  plan  d'union 
semblait  assez  naturel.  Il  y  avait  en  Syrie  des  nicéens 
fidèles;  c'est  eux  qui  devaient  former  le  centre  de  rallie- 
ment. Le  mal  est  que  ces  nicéens  étaient  peu  nombreux 
et  qu'ils  étaient  représentés  surtout  par  les  deux  petites 
églises  d'Antioche  et  de  Laodicée,  considérées  jusque  là 
..comme  schismatiques  par  l'épiscopat  du  pays  et  par  l'en- 
semble des  fidèles.  Au  lieu  de  s'adresser  directement  à 
Mélèce  et  à  Pelage  et  de  négocier  avec  eux  une  réunion 
collective,  on  chercha  à  détourner  d'eux  leurs  fidèles 
pour  les  rallier  autour  de  Paulin  et  d'Apollinaire.  Erreur 
fatale,  dont  les  conséquences  se  firent  sentir  pendant 
plus  d'un  demi-siècle  à  Antioche,  et  bien  plus  longtemps 
dans  l'ensemble  de  l'Eglise. 

Peut-être  Eusèbe  et  Asterius  sm^aient-ils,  sur  les 
lieux,  parvenus  à  se" rendre  compte  de  cette  situation  et 
y  auraient-ils  porté  remède.  Mais  quand  ils  arrivèrent^^ 
à  Antioche  ils  la  trouvèrent  singulièrement  aggravée. 
Lucifer,  sans  attendre  les  décisions  d'Alexandrie,  s'était 
arrangé  avec  Paulin  et  l'avait  ordonné  évêque  d'Antio- 
che. Dès  lors  il  n'y  avait  plus  moyen  de  s'entendre 
avec    Mélèce,   soit  en  le   reconnaissant  comme  évêque 


350  CHAPITRE    X 

unique,  soit  en  lui  persuadant  de  renoncer  à  l'évêché 
d'Antioche  pour  procéder  en  commun  à  une  nouvelle 
élection.  Très  affligé,  Eusèbe,  ne  crut  pourtant  pas 
devoir  condamner  ce  qu'avait  fait  Lucifer.  Il  ne  reconnut 
ni  Paulin  1  ni  Mélèce  et  retourna  en  Italie,  promulguant 
sur  son  chemin  les  dispositions  miséricordieuses  du 
concile  d'Alexandrie  à  l'égard  des  faillis  de  Rimini. 
Quant  à  Lucifer,  furieux  du  blâme  indirect  qui  ressor- 
tait pour  lui  de  l'attitude  d'Eusèbe,  embarrassé  de 
l'adhésion  donnée  par  ses  diacres  au  concile  d'Atha- 
nase,  il  s'en  retourna  aussi,  cantonné  dans  son  intran- 
sigeance, et  ne  voulant  plus  communiquer  avec  per- 
sonne. Selon  lui,  en  acceptant  le  repentir  des  faillis, 
les  confesseurs  eux-mêmes  avaient  participé  à  leur 
déchéance.  Quelques  exaltés,  en  très  petit  nombre, 
adoptèrent  la  même  attitude. 

Cependant  les  rigueurs  de  Julien  comprimaient  ces 
irritations.  On  a  vu  comment  Euzoïus  fut  traité  à  An- 
tioche.  Athanase  était  à  peine  réinstallé  que  l'empereur 
ordonnait  de  le  chasser,  sous  prétexte  qu'un  homme 
chargé  de  condamnations  ne  pouvait  rentrer  sans  un 
ordre  spécial  et  aussi  que  les  évoques  exilés  avaient 
bien  été  rappelés,  mais  qu'il  ne  leur  était  pas  loisible 


1  Paulin  signa  le  tome  d'Alexandrie,  a»ec  d'assez  longues 
explications.  D'autres  signatures  y  furent  sans  doute  apposées. 
Nous  n'avons  plus  que  celle  de  Garterius,  évêque  d'Antaradus, 
déposé  depuis  longtemps  par  les  Ariens  (Ath.,  De  fuga,  3  ;  liist. 
ar.,  5). 


APRÈS   RIMINI  351 

de  reprendre  leurs  fonctions  ^  Les  magistrats,  cepen- 
dant, se  firent  tirer  l'oreille  :  la  mesure  était  trop  im- 
populaire. Julien  se  fâcha  ;  il  était  très  excité  contre 
Athanase,  qui  avait  osé  «  sous  son  règne,  baptiser  de 
nobles  dames  »  2.  Le  préfet,  épouvanté,  s'exécuta  et  fit 
afficher  l'édit  de  proscription,  auquel  Athanase  obéit 
aussitôt  {M  octobre  362).  Quelque  temps  après,  deux 
prêtres,  Paul  et-Astericius,  furent  exilés  sur  les  instances 
de  païens  influents.  Une  pétition  adressée  à  l'empereur 
en  faveur  de  l'évêque  n'eut  d'autre  résultat  que  d'atti- 
rer sur  les  signataires  une  algarade  très  dure  et  sur 
Athanase  un  ordre  d'expulsion  non  plus  seulement 
d'Alexandrie,  mais  de  l'Egypte  tout  entière  ^  Athanase 
resta  caché.  On  eut  partout,  en  Orient,  quelques,  mau- 
vais mois  à  passer.  Le  18  août  363,  la  mort  de  Julien  fut 
affichée  à  Alexandrie,  avec  l'avènement  de  son  succes- 
seur. Athanase  était  à  Antinoé.  Il  rentra  aussitôt  à 
Alexandrie,  et,  sans  s'y  arrêter,  s'embarqua  pour  se 
rendre  à  Antioche, 

Jovien  s'était  empressé  de  le  rappeler  d'exil  par  un 
décre.t  très  flatteur,  dont  le  texte  s'est  conservé  ^  ;  il  lui 
fit  le  plus  grand  accueil.  Vers  le  même  temps  un  certain 
nombre  d'évêques  de  Syrie  et  d'Asie-Mineure,  à  leur  tête 
Mélèce  et  Acace  de  Gésarée,  se  réunissaient  à  Antioche 
pour  se  concerter  sur  la  situation.  Enfin,  Basile  d'Ancyre 

1  Julien,  Ep.  26. 

2  Ep.  6,  au  préfet  Ecdicius. 

3  Ep.  51. 

4  Migne,  P.  G.,  t.  XXVI,  p.  813. 


352  CHAPITRE   X 

et  ses  ayant-cause  i  y  faisaient  parvenir  une  pétition.  Le 
nouvel  empereur,  à  ce  début  d^un  règne  qui  s'ouvrait  si 
tristement,  se  voyait,  surcroît  d'enfuis,  assailli  par  la 
théologie.  Il  n'eut  pas  l'idée  de  réunir  en  assemblée 
tout  ce  monde  épiscopal.  Athanase  lui  remit  un  mémoire 
où  il  recommandait  le  symbole  de  Nicée  à  l'exclusion 
de  tout  autre,  avec  un  petit  complément  sur  le  Saint- 
Esprit.  Acace,  Mélèce  et  leur  groupe  lui  déclarèrent 
aussi  que  le  mi^ux  était  de  s'en  tenir  à  la  foi  de  Nicée  ; 
ils  spécifièrent  toutefois  que  si  V homoousios  avait  suscité 
des  scrupules,  c'est  qu'on  n'avait  pas  bien  vu  d'abord  ce 
qu'il  signifiait,  c'est-à-dire  que  le  Verbe  procède  de 
l'essence  du  Père  et  lui  est  semblable  en  essçnce  ^. 
Les  homoïousiastes,  qui  n'étaient  pas  venus  en  personne, 
demandaient  ou  qu'on  revînt  aux  premières  décisions 
de  Rimini  et  de  Séleucie,  celles  d'avant  les  capitulations, 
c'est-à-dire  à  Vhomoousios  et  à  Vhomoiousios,  ou  que  l'on 
accordât  à  tous  la  liberté  des  réunions  religieuses. 

Les  démarches  de  ces  deux  derniers  groupes  témoi- 
gnent en  somme  que  la  fusion  était  faite  entre  les  deux 

i  Socrate  (III,  25)  nomme  Basile  d'Ancyre,  Silvain  de  Tarse, 
Sophronius  de  Pompeiopolis  (Paphlagonie),  Pasinique  de  Zela, 
Léonce  de  Gomane,  Gallicrate  de  Glaudiopolis,  Théophile  de  Gas- 
tabala.  G'est  la  dernière  fois  qu'il  est  question  de  Basile' d'Ancyre. 
Le  sujet  de  la  lettre  est  mal  indiqué  par  Socrate.  Sozoméne(VI,  4) 
en  donne  une  analyse  détaillée. 

2  Gette  explication  parut  suspecte  à  Paulin  et  à  son  monde. 
G'est  évidemment  de  ce  milieu  que  sortit  la  protestation  intitulée 
«  Réfutation  de  l'hypocrisie  de  Mélèce  et  d'Eusèhe  de  Samosate  », 
et  conservée  dans  les  appendices  de  saintAthanase(P.G.,  t.  XXVIII, 
p.  85). 


APRÈS   RIMINI  353 

nuances  doctrinales.  La  sympathie  d'Hilaire  et  d'Atha- 
nase  pour  les  idées  de,' Basile,  Eustathe,  Eleusius  et 
autres  s'était  précisée  au  concile  de  Paris  d'abord,  puis 
à  celui  d'Alexandrie.  On  ne  peut  pas  dire  que  Vhomoiou- 
sios  ait  triomphé  de  Vhomoousios.  Le  terme  nicéen  ne  fut 
nullement  évincé  ;  ce  fut  même  lui  qui  prévalut  à  l'ex- 
clusion de  l'autre.  Mais  l'idée  que  Vhomoiousios  accen- 
tuait fut  admise,  sous  une  autre  formule,  celle  des  trois 
hypostases,  comme  une  explication  utile,  nécessaire 
même,  de  Vhomoousios.  L'orthodoxie  ainsi  exprimée 
est  celle  qui  va  être  représentée  par  Basile  de  Gésarée 
et  ses  amis,  Grégoire  de  Kazianze,  Grégoire  de  Nysse 
et  Amphilochius  d'Iconium. 

Mais  si  les  doctrines  tendaient  à  se  rapprocher,  il 
n'en  était  pas  de  même  des  personnes.  On  eut  une 
belle  occasion  de  se  réconcilier  quand,  en  octobre  363, 
Athanase  se  rencontra  à  Antioche  avec  Mélèce,  Acace 
et  les  autres.  Le  geste  de  paix  fut  fait  par  l'évêque 
d'Alexandrie;  il  tendit  la  main  aux  représentants  de  cet 
épiscopat  oriental  qui  le  persécutait  depuis  trente  ans, 
Acace  et  les  siens  eurent  le  mauvais  goût  de  se  ren- 
gorger et  de  ne  pas  accepter  tout  de  suite  une  réconcilia- 
tion si  désirable.  Athanase,  très  affligé,  se  rembarqua 
sans  avoir  été  admis  à  leur  communion  u 

La  faveur  dé  Jovien  allait  évidemment  à  tous  ces 
orthodoxes  de  la  veille  ou  du  lendemain.  Très  spéciale- 
ment, Athanase  était  son  homme.  Toutefois  il  s'abstint 


1  Basile,  Ep.  89,  2S8. 
DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  23 


354  CHAPITRE   X 

de  prendre  parti  et  ne  réclama  qu'une  chose:  la  paix. 
On  ne  voit  pas  qu'il  ait  rien  fait  en  vue  d'inquiéter  Eu- 
doxe,  Euzoïus  et  autres  représentants  des  arrangements 
de  Rimini-Gonstantinople.  Ils  se  trouvaient  diminués 
de  nombre  par  la  défection  d'Acace  et  de  son  groupe, 
passés  tout-à-coup  au  concile  de  Nicée.  Ce  qu'ils  avaient 
de  situations,  ils  les  conservèrent;  ils  gardèrent  en 
particulier  les  grands  évêchés  d'Antioche  et  de  Gons- 
tantinople,  qui  devaient  rester  longtemps  entre  leurs 
mains.  Les  anoméens  non  plus  ne  furent  pas  tracassés 
Les  ariens  d'Alexandrie,  à  leur  tête  un  certain  Lucius, 
essayèrent  de  se  faire  entendre  de  l'empereur  et  de 
l'exciter  contre  Athanase.  Ils  perdirent  leur  temps  et 
furent  même  écartés  avec  quelque  mauvaise  humeur  *. 

Dans  son  court  séjour  à  Antioche  ^,  le  nouvel  em- 
pereur n'eut  guère  le  temps  d'approfondir  ces  questions. 

11  partit  pour  Constantinople,  mourut  en  chemin,  le  47  fe- 
rler 364,  et  fut  aussitôt  (26  février)  remplacé  par 
Valentinien,  officier  de  sa  garde,  qui,  comme  lui,  avait 
été  tracassé  sous  Julien  pour  ses  opinions  religieuses. 
Valentinien,  arrivé  à  Constantinople,  s'associa  (28  mars) 
son  frère  Valens  et  lui  confia  le  gouvernement  de 
l'Orient,  tel  que  l'avaient  possédé  Licinius  (314-323)  et 

1  Procès-verbaux  fort  curieux  de  leurs  entrevues  avec  l'empe- 
reur, annexés  à  la  lettre  de  saint  Athanase  à  Jovien  (Migne,  P.  G., 
t.  XXVI,  p.  820). 

2  Un  mois  à  peine;  il  était  à  Edesse   le  27  septembre;  d^s  le 

12  novembre  on  le  trouve  à  Mopsueste,  en  route  pour  Constanti- 
nople (Cod.  Theod.,  VII.  4,  9  ;  XI,  20,  1.) 


APKÈS   RIMINI  355 

Gonstance  (337-350).  Il  y  eut  de  nouveau  un  empereur 
d'Occident  et  un  empereur  d'Orient.  Si  tous  deux  obser- 
vèrent en  somme  la  même  attitude  à  l'égard  du  paga- 
nisme, ils  ne  s'entendirent  pas  sur  la  conduite  à  tenir  en 
présence  des  partis  qui  divisaient  l'Eglise  chrétienne. 

Valentinien,  comme  Jovien,  était  personnellement 
attaché  à  la  foi  de  Nicée,  autant  qu'un  soldat,  préoccupé 
de  son  métier  et  de  sa  carrière,  pouvait  avoir  des  pré- 
férences en  ce  genre  de  choses-  Lui  aussi  tenait  avant 
tout  à  la  paix.  Il  n'entendait  nullement  qu'elle  fût  trou- 
blée pour  des  querelles  confessionnelles,  ni,  à  plus  forte 
raison,  qu'on  fît  intervenir  la  force  publique  en  ces 
questions.  Son  attitude  ressemble  beaucoup  à  celle  de 
l'empereur  Constant.  Si,  dans  les  derniers  mois  de 
l'année  363_,  l'attitude  de  Jovien  avait  fait  naître  quelque 
espoir  d'une  restauration  officielle  du  concile  de  Nicée, 
Valentinien,  lui,  n'ouvrait  que  des  perspectives  moyen- 
nes. Des  paroles  significatives,  qui  se  traduisirent 
bientôt  en  actes  clairs,  apprirent  au  public  religieux 
qu'il  devait  compter  non  sur  l'empereur,  mais  sur  lui- 
même  seulement,  et  qu'avant  tout  il  devait  s'arranger 
de  façon  à  ne  pas  compromettre  l'ordre  public. 

La  situation  en  Occident  était,  en  général,  assez 
simple.  Dès  l'année  360,  l'épiscopat  des  Gaules,  assem- 
blé à  Paris,  avait,  à  l'instigation  d'Hilaire,  arrangé  les 
choses  comme  elles  devaient  l'être  deux  ans  plus  tard  à 
Alexandrie  par  Athanase  et  Eusèbe  de  Verceil.  Le  pape 
Libère,  qui,  comme  on  l'a  vu,  n'avait  eu  aucune  part  au 
concile  de   Rimini,'S'empressa,  lui  aussi,   d'user  de  la 


856  CHAPITRE   X 

liberté  nouvelle  pour  casser  les  décisions  de  cette  as- 
semblée. Gomme  Hilaire,  il  admit  que  leurs  situations 
seraient  conservées  à  ceux  des  évêques  qui  se  réhabili- 
teraient en  adhérant  au  symbole  de  Nicée  K  A  la  nou- 
velle de  ce  qui  s'était  fait  à  Alexandrie,  les  évêques  de 
Grèce  et  de  Macédoine  2  manifestèrefit  dans  le  même  sens; 
le  pape  Libère  écrivit  aux  évêques  d'Italie  ^,  les  évêques 
d'Italie  à  ceux  d'Illyrie  *.  Des  conciles  se  tinrent  en 
Gaule,  en  Espagne,  un  peu  partout.  L'épiscopat  occi- 
dental se  reprenait  et  revenait  à  son  attitude  normale, 
bouleversée  par  l'ingérence  de  l'empereur  Constance  el 
des  prélats  de  sa  cour. 

Les  oppositions  furent  très  peu  nomt)reuses.  Il  y  en 
avait  deux,  une  de  droite,  comme  nous  dirions,  et  une 
de  gauche.  Celle  de  droite  était  représentée  par  Lucifer, 
qui  revint  d'Orient  dans  les  dispositions  les  plus  intran- 
sigeantes et  refusa  absolument  tout  rapport  avec  les 
faillis  de  Rimini  et  ceux  qui  acceptaient  leur  repentir. 
Il  s'enferma  dans  son  diocèse  de  Cagliari,  «  se  conten- 
tant de  sa  communion  ».  Son  attitude  était  imitée  en 
Espagne  par  l'évêque  d'IUiberris  (Grenade),  un  certain 
Grégoire,  qui,  dès  avant  le  concile  de  Rimini,  s'était 
trouvé  en  conflit  avec  Hosius  K   A  Rome,  quelques  per- 

1  J.,  220,  lettre  perdue,  mais  supposée  par  celle  que  contient 
le  fragm.  XJI  de  saint  Hilaire  (J.,  223);  cf.  J.,  255,  décrétais  de 
Sirice,  c.  1. 

2  Basile,  ep.  204,  5  ;  cf.  Ath,  ad  Rufin.,  et  J.,  223. 

3  J.,  223. 

4  Hil.  Fragm.  XII. 

5  Sur  cette  affaire,  voir  le  récit  passionné  et  déjà  légendaire 


APRÈS   RIMINI  357 

sonnes  étaient  dans  les  mêmes  idées  ;  eltes  se  ralliaient 
autour  du  diacre  Hilaire,  celui  que  Libère  avait  envoyé 
avec  Lucifer  au  concile  de  Miian.  Cîomme  Lucifer,  il 
revenait  d'exil.  Ge  fut  le  plus  intransigeant  de  tous,  car 
il  en  vint  à  exiger  que  les  faillis  de  Rimini  et  leurs  adhé- 
rents fussent  sournis  à  un  second  baptême. 

A  gauche  il  y  avait  quelques  ariens  tenaces.  On  cite 
en  Gaule  Saturnin  d'Arles  et  Paterne  de  Périgueux  ;  Hi- 
laire réussit  à  les  faire  déposer  et  il  paraît  que  ces  sen- 
tences furent  exécutées.  .A  Milan,  Auxence  tenait  bon. 
Eusèbe  et  Hilaire  se  chargèrent  de  débusquer  de  son 
siège  l'intrus  eappadocien  *,  Mais  ils  avaient  affaire  à 
forte  partie.  L'ancien  évêque  Denys,  celui  qu' Auxence 
avait  remplacé^  était  mort  en  exil  :  Auxence  n'avait 
donc  pas  de  compétiteur  catholique.  C'était  d'ailleurs  un 
homme  habile  ;  on  l'avait  à  peu  près  accepté  à  Milan. 
L'empereur  Valentinien  venait  d'arriver  dans  cette  ville; 
tout  le  monde  savait  qu'il  n'aimait  pas  le  bruit.  Or  Hi- 
laire et  Eusèbe  ne  pouvaient  se  dispenser  d'en  faire. 
Leur  seul   moyen  d'action  était  un  soulèvement  de  la 


du  Libellus  precum  Marcellini  et  Faustini  (Coll.  Avellana,  n»  2,  p.  14 
Gûnther  ;  cf.  Migne,  P.  L..  t.  XIII,  p.  89).  Lettre  d'Eusèbe  de  Verceil 
à  Grégoire  (v.  360),  dans  Hil.  Fragm.  XI.  De  Grégoire  il  nous  reste 
quelques  écrits.  Un  traité  sur  la  Foi,  c'est-à-dire  sur  la  Trinité, 
et  diverses  homélies.  Sur  cette  littérature,  y.  P.  Lejay,  Revue  bé- 
nédietine.i.  XXV  (1.908).  p-  43.5  ;  et  E.  G.  Butlôr  Journal oftheological 
s/Mdies,  t.  X  (1909),  p.  450. 

i  Valentinien  passa  à  Milan  les  deux  derniers  mois  de  364  et 
l'année  suivante  jusqu'à  l'automne.  C'est  alors  qu'eut  lieu  le  con- 
llit  entée  Auxence  et  saint  Hilaire. 


358-  CBAPITRE    X 

population  contre  l'évêque.  Au  premier  éclat,  un  édit 
impérial  imposa  le  silence;  puis,  comme  Hilaire  pro- 
testait, traitant  Âuxence  de  blasphémateur  et  d'ennemi 
du  Christ,  Valentinien  chargea  le  questear  et  le  maître 
des  offices,  assis^tés  d'une  dizaine  d'évêques,  d'enquêter 
sur  ce  point.  Auxence  commença  par  déclarer  qu'il  n'y 
avait  pas  à  revenir  sur  les  décisions  prises  par  six  cents 
évêques  S  surtout  à  la  demande  de  personnes  condam- 
nées depuis  dix  ans  ^.  Cependant,  puisque  l'empereur  y 
tenait,  il  n'hésitait  pas  à  déclarer  que  le  Christ  était 
vraiment  Dieu,  de  la  même  divinité  et  substance  que 
Dieu  le  Père  ^  On  lui  fit  répéter  celte  profession  de  foi, 
inattendue  sur  les  lèvres  d'un  arien  notoire  ;  on  exigea 
même  qu'il  la  mît  par  écrit.  Il  le  fit,  mais  la  rédaction, 
sivamment  combinée,  pouvait 'signifier  le  contraire  de 
ce  qu'on  lui  avait  fait  dire  *.  Hilaire  aperçut  l'équivoque 
et  protesta  énerglquement.  Mais  l'empereur  se  montra 
satisfait,  accepta  la  communion  d'Auxencé  et  ordonna  à 
Hilaire  de  quitter  Milan.  Force  fut  à  l'intrépide  évêque 
d'abandonner  la  partie  ;  mais  il  ne  le  fit  pas  sans  avertir 
solennellement  les  Milanais  q-ue  leur  évêque  était  un 
hérétique  mal  déguisé  et  qu'ils  devaient  le  fuir  comme 


1  Conciles  de  Rimini  et  de  Séleucie,  additionnés  et  considérés 
comme  favorables  en  masse  à  la  théologie  d'Auxencé. 

2  Hilaire  et  Eusèbe.  s 

3  Christum  Deum  verum  et  unius  cum  Deo  Pâtre  divinitatis  et  suhs- 
tantiae  est  prof essus  (Hil.,  Adv.  Aux,,  7). 

4  Christum  ante  omnia  sœcula  et  a?ite  omne  principium  natum  ex 
Paire  Deum  verum  filium  ex  Deo  Pâtre  {Ibid.,  14).  Suivant  qu'on  met 
une  virgule  avant  ou  après  vei'um,  le  sens  est  arien  ou  catholique. 


APRÈS   RIMINI  359 

l'Antéchrist  *.  Eusèbe,  qui,  dans  cette  affaire,  ne  jouait 
que  le  second  rôle^  était  déjà  parti.  Il  se  renferma  de- 
puis dans  le  soin  de  son  immense  diocèse,  qui  compre- 
nait tout  le  Piémont  actuel,  jusqu'aux  Alpes,  et  s'éten- 
dait même  au  delà.  Auxence,  de  son  côté,  se  contenta  de 
gouverner  son  église  de  Milan,  sans  se  poser  en  chef 
de  parti.  Du  reste,  il  parait  avoir  été,  en  Italie,  le  seul 
représentant  de  la  tradition  de  Rimini;  on  n'entend 
plus  parler  d'Epictète,  évêque  arien  de  Gentumcellae, 
si  fâcheusement  mêlé  à  l'affaire  du  pape  Ljbère  ;  il  était 
sans  doiite*mort. 

En  revanche,  en  Pannonie  et  dans  les  provinces 
latines  du  bas  Danube,  le  personnel  épiscopal  restait 
fidèle  à  son  attitude  du  temps  de  l'empereur  Constance. 
Ursace  et  Valons  y  avaient  toujours  beaucoup  d'in- 
fluence ;  Germinius  se  maintenait  sur  le  siège  épiscopal 
le  plus  important,  celui  de  Sirmium.  Aux  orthodoxes, 
en  ces  contrées,  on  faisait  la  vie  dure.  Saint  Martin,  qui 
était  de  Pannonie,  visita,  vers  ce  temps-là,  son  pays 
natal  de  Sabaria.  Disciple  de  saint  Hiiaire,  il  ne  se  gênait 
pas  pour  manifester  ses  sentiments  orthodoxes  et  pro- 
tester contre  l'hérésie  enseignée  par  le  clergé.  Il  fut  battu 
de  verges  et  chassé  de  la  ville  2.  A  Sirmium,  trois  catho- 
liques, Héraclien,  Firmien,  et  Aurèlien,  furent  empri- 
sonnés pour   le   même  motif.    Nous  avons   encore    un 


1  C'est  le  sujet  de  son  Liber  contra  Auxentium. 

2  Siilpice  Sévère,   Vita  Martini,  4  ;  Auxence  aussi  le  fit  chasser 
de  Milan. 


360  CHAPITRE   X 

curieux  procès-verbal  *  de  leur  comparution  devant 
l'évêque  Germinius  et  de  la  dispute  entre  Héraclien  et 
lui.  La  pièce  est  datée  du  13  janvier  366.  «  C'est  Eusèbe, 
»  dit  l'èvêque,  ce  repris  d'exil,  et  Hilaire,  exilé  lui 
))  aussi,  qui  t'ont  mis  ces  idées  en  tête  ».  Et  comme 
l'autre  se  défend  :  «  Voyez,  dit  Germinius,  comme  il  a  la 
»  langue  longue.  On  ne  lui  cassera  donc  pas  des  dents  »? 
Aussitôt  un  diacre  et  un  lecteur  se  précipitent  et  souf- 
flettent l'accusé.  Cependant  l'entretien  reprend  :  «  Dis- 
»  moi^  Héraclien,  c'est  moi  qui  t'ai  baptisé;  comment 
»  as-tu  reçu  le  baptême  »?  —  Vous  me  l'avez  .donné  au 
»  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  et  non  point 
»  au  nom  d'un  Dieu  plus  grand  et  d'un  Dieu  moindre  et 
»  créé  ».  Cet  Héraclien  était  fort  connu  à  Sirmium  :  il 
avait  jadis  résisté  à  Photin.  Germinius,  au  fond,  ne  lui 
voulait  pas  tant  de  mal.  Il  cherchait  à  le  rallier,  préten- 
dant même  s'être  expliqué  de  sa  foi  avec  Eusèbe,  lequel 
s'était  déclaré  satisfait.  A  la  fin  de  l'audience,  les  clercs 
de  Germinius  parlaient  de  traduire  les  dissidents  devant 
le  consulaire  de  Pannonie  et  de  demander  leurs  têtes. 
L'èvêque  se  contenta  de  leur  présenter  le  symbole  de 
Bimini,  et,  comme  ils  ne  voulurent  pas  le  signer,  de 
leur  donner  sa  bénédiction,  sous  laquelle  ils  consenti- 
rent à  s'incliner. 

Peut-être  y  a-t-il  quelque  chose  de  vrai  dans  ce  que 
dit  ici  Germinius  de  ses  rapports  avec  Eusèbe  de  Vereeil. 

1  Altercatio  Heracliani  laici  cum  Germinio  episcopo  Sirmiensi,  pu- 
bliée par  G.  P.  Gaspari,  Kii^chenhistorische  Anecdota,  Christiania,  1883, 
p.  133. 


APRÈS   RIMINI  361 

Il  n'allait  pas  si  loin  que  les  autres  ;  ses  idées  semblent 
s'être  rapprochées  de  celles  de  Basile  d'Ancyre.  Nous 
avons  encore  une  formule  *  qu'il  produisit,  semble-t-il 
peu  de  temps  après  l'affaire  d'Héraclien.  Sans  employer 
le  terme  de  substance,  il  y  enseigne  la  similitude  en 
divinité,  splendeur,  majesté,  puissance,  etc.,  et  en  tout, 
per  omnia  similem.  Ce  langage  inquiéta  les  ariens.  Valens 
et  un  autre  évêque  appelé  Paul  demandèrent  des  expli- 
cations. Germinius  commença  par  n'en  donner  aucune, 
se  bornant  à  dire  qu'il  restait  uni  de  cœur  avec  ses 
collègues.  Ceux-ci  ne  furent  pas  satisfaits.  Quatre  d'entxe 
eux,  TTrsace,  Valens,  Paul  et  Gains  ^,  réunis  à  Singi- 
dunum,  insistèrent  ^  pour  qu'il  rétractât  le  yer  omnia 
similem.  Mais  l'évêque  de  Sirmium  tint  bon.  Il  écrivit  à 
un  autre  groupe  d'évêques  de  la  région  *,  pour  leur  ex- 
pliquer sa  doctrine  et  protester  contre  Ursaoe  et  ses 
trois  collègues.  Il  savait  d'original,  dit-il,  ce  dont  on 
était  convenu  avant  le  concile  de  Kimini,  car  il  assistait 
à  la  conférence  préparatoire,  où  la  formule  d'entente 
avait  été  discutée.  C'est  Marc  d'Aréthuse  qui  avait  tenu 
la  plume  :  elle  portait  bien  les  mots  FiJium  similem  Patri 
per  omnia. 


1  Hil.  Fragm.Xin. 

2  Ce  Gaius  avait  joué  un  rôle  au  concile  de  Rimini,  à  côté 
d'Ursace  et  de  Valens  (Hil.  Fragm.  VII,  4  ;  VIII,  2,  5;  X,  1). 

3  Hil.  Fragm.  XIV. 

4  Hil.  Fragm.  XV.  Les  destinataires  sont  :  Rufianus,  Palladius, 
Seveinnus,  Nichas,  Heliodorus,  Romulus,  Mucianus,  Stercorius.  Le  Pal- 
ladius  ici  nommé  est  sans  doute  l'évêque  de  Ratiaria,  qui  reparaî- 
tra au  lomps  de  saint  Ambroise. 


362  CHAPITRE    X 

Pendant  qu'en  Occident  on  revenait  ainsi  à  la  foi 
de  Nicée  et  que  les  foyers  d'opposition  se  restreignaient 
ou  se  refroidissaient  peu  à  peu,  l'empire  oriental  con- 
tinuait à  passer  de  crise  en  crise.  On  a  vu  déjà  que,  dans 
l'Asie-Mineure  occidentale  et  dans  les  régions  voisi- 
nes, un  bon  nombre  d'évêques,  ralliés  autour  de  Ba- 
sile d'Ancyre  et  d'Eleusius  de  Gyzique,  professaient 
une  doctrine  équivalente  en  somme,  moyennant  quelques 
explications,  à  l'orthodoxie  de  Nicée.  Persécutés,  exilés, 
en  360,  par  bs  soins  du  clergé  officiel,  c'est-à-dire  des 
ariens  plus  ou  moins  avoués  qui  s'abritaient  derrière  la 
confession  de  Rimini,  ils  profitèrent,  eux  aussi,  des 
circonstances.  Déjà  ils  avaient  envoyé  leur  profession 
de  foi  à  Jovien.  Au  momentf  où  Valentinien,  reconduit 
par  son  frère  Valens,  partait  de  Gonstantinople  pour 
l'Occident,  ils  lui  députèrent  l'évêque  d'Héraclée  en 
Thrace,  Hypatien,  pour  demander  l'autorisation  de 
s'assembler  en  concile  *.  Valentinien  déclara  qu'il  n'y 
voyait  pas  d'inconvénient.  Ils  se  réunirent  donc  à  Lamp' 
saque,  sur  l'Hellespont.  De  leurs  délibérations,  qui 
durèrent  deux  mois,  il  sortit  une  nouvelle  condamnation 
du  concile  de  Rimini-Gonstantinople,  de  ses  formules 
et  de  ses  sentences  contr-e  les  personnes.  On  reproclama 
Vhomoiousios,  nécessaire,  disait-on,  pour  indiquer  la 
distinction  des  personnes  divines;  le  symbole  de  la  dé- 
dicace d'Antioche  fut  canonisé  à  nouveau.  On  prit  aussi 


1  Le  meilleur  récit  est_celui  de  Sozomène,  VII,  7,  qui  mieux 

que  Socrnio,  nous  repro'^sotite  ici  les  documents  de  Snbinns. 


APRÈS   RIMINI  363 

des  mesures  en  vue  d'assurer,  sans  l'aide  du  gouverne- 
ment, la  réintégration  des  évêques  remplacés  sur  leurs 
sièges  à  la  suite  du  concile  de  360.  Eudoxe  et  les  siens 
furent  invités  à  se  rallier,  en  désavouant,  bien  entendu, 
ce  qu'ils  avaient  fait  de  contraire  aux  idées  du  présent 
concile. 

L'évêque  de  Gonstantinople,  personne  n'en  doutait, 
n'était  pas  homme  à  se  laisser  exécuter  sans  défense. 
Il  avait  pris  les  devants  et  son  crédit  était  déjà  assuré 
auprès  de  l'empereur  Valens  quand  celui-ci  vit  arriver 
les  délégués  du  concile  de  Lampsaque.  Ils  furent  mal 
reçus.  Valens  les  exhorta  à  s'entendre  avec  Eudoxe.  Il 
avait  pris  position  et  s'était  déterminé  à  considérer 
comme  officielle  la  doctrine  du  concile  de  Rimini.  Ceci, 
au  premier  abord,  peut  sembler  extraordinaire.  Il  eût 
été  plus  naturel,  semble-t-il,  que  Valens  fît  comme  son 
frère  et  se  maintînt  neutre  entre  les  diverses  confessions 
chrétiennes.  Toutefois,  pour  Valentinien,  le  problème 
était  beaucoup  plus  simple  que  pour  lui.  En  Occident, 
sauf  à  Milan,  où  la  question  fut  tranchée  comme  on  l'a 
vu,  les  différences  de  confession  n'entraînaient  point  de 
discordes  sérieuses.  Il  n'y  avait  point  de  compétiteur 
catholique  contre  Ursace  ou  Germinius,  pas  plus  que 
de  .  compétiteur  arien  contre  Eusèbe  ou  Hilaire.  En 
Orient  il  n'en  était  pas  de  même.  La  division  des  par- 
tis avait  donné  lieu,  en  bien  des  endroits,  à  des  schismes 
locaux;  plusieurs  évêques  se  disputaient  le  même 
siège.  Valens  put  croire  que  le  bon  ordre  exigeait  qu'il 
prît  parti  et  adoptât  une  des  confpssions  en  conflit.  Celle 


3>64  CHAPITRE    X 

de  Nicée  n'avait  guère  eu,  jusque  là^  que  les  Egyptiens 
pour  elle.  Sous  Jovien,  il  est  vrai,  un  certain  nombre 
d'évêques  syriens  ou  id'Asie-Mineure  avaient  signé  le 
formulaire  nicéen.  Mais  ils  demeuraient  en  froid  avec 
Athanase  et  les  siens.  En  Asie-Mineure,  on  venait  de 
voir  se  rallier  contre  Eudoxe  tous  les  adversaires  de 
l'anoméisme;  mais,  dans  ce  parti,  on  se  défiait  encore 
de  Vhomoousios.  Gomme  instrument  de  paix  entre  tant 
d,e  dissidences,  le  symbole  dé  Nicée  n'était  guère  indi- 
qué. Valons  estima  qu'il  valait  mieux  se  décider  pour 
celui  de  Riniini,  dont  l'estampille  officielle  était  encore 
fraîche  et  dont  les  tenants  occupaient  les  grands  sièges 
de  Gonstantinople  et  d'Antioche,  sans  parler  de  beau- 
coup d'autres.  On  se  rattachait  ainsi  à  la  tradition  de 
Constance. 

Au  printemps  365  parut  un  édit  qui  enjoignait  aux 
évêques  déposés  sous  Constance  et  rentrés  sous  Julien 
d'avoir  à  se  retirer.  Cet  édit  fut^affiché  à  Alexandrie 
le  4  du  mois  de  mai.  Il  portait  une  amende  de  300  livres 
d'or  pour  les  curies  municipales  qui  n'auraient  pas  obéi. 
Les  Alexandrins  excipèrent  de  la  situation  spéciale 
d' Athanase.  Il  se  trouvait  que  l'auteur  de  sa  dernière 
expulsion  était  non  point  Constance,  mais  Julien,  et 
que  son  dernier  décret  de  rappel  portait  le  nonr  de  Jo- 
vien. Le  préfet  louvoya,  car  la  population  se  lassait  de 
tïïutes  ces  tracasseries.  Athanase,  de  son  côté,  n'opposa 
pas  de  résistance  et  se  retira  (5  octobre).  Enfin,  on  se 
décida  à  le  rappeler.  Le  l^^  février  363,  un  notaire  impé- 
rial le  réintégrait  officiellement  dans  l'église  de  Denys. 


APRÈS    RIMINI  365 

C'était  la  dernière  fois.  L'année  suivante,  il  est  vrai, 
Lucius  essaya  de  se  montrer  à  Alexandrie  et  de  se  poser 
en  compétiteur  ;  mais,  à  peine  arrivé,  il  faillit  être 
écharpé  :  la  police  eut  fort~^à  faire  pour  lui  sauver  la  vie 
et  le  reconduire  en  Palestine.  Athanase  restait  maître 
du  champ  de  bataille.  Après  quarante  ans  d'agitations,  le 
vieux  lutteur  allait  passer  en  repos  les  quelques  années 
qui  lui  restaient  à  vivre. 

Mélèce,  à  Antioche,  fut  évincé  *  comme  Athanase  ; 
Paulin,  moins  important,  fut  laissé  tranquille.  Il  n'était 
pas  trop  mal  avec  Euzoïus,  qui  désormais  fut  l'évêque 
officiel  de  la  métropole  d'Orient. 

Cependant  les  homoïoûsiastes  du  concile  de  Lampsa- 
que  ne  se  résignaient  pas  à  leur  déconvenue.  Repousses 
par  l'empereur  Valons,  ils  se  décidèrent  à  invoquer  son 
collègue  l'empereur  Valentinien  et  les  évêques  d'Occi- 
dent^.  C'est  ce  qu' Athanase  avait  fait  vingt  ans  avant  eux. 
Ceux  d'Asie  se  réunirent  à  Smyrne  :  d'antres  réunions  se 
tinrent  en  Lycie,  en  Pamphylie,  en  Isaurie  ^  Trois  délé- 


i  Mélèce  fut  trois  fois  chassé  d'Antioclie;  ceci  est  expressé- 
ment marqué  dans  son  oraison  funèbre  par  saint  Grégoire  de  Nysse 
(P.  G.,  t.  XL VI,  p.  857).  Le  premier  exil  est  celui  qui  suivit  pres- 
que immédiatement  son  élection,  en  361  ;  le  dernier,  celui  qui  dura 
jusqu'à  la  mort  de  Valens  (378)  ;  on  ne  sait  trop  où  placer  le  se- 
cond, peut-être  sous  Julien,  peut-être  sous  Valens,  aruquel  cas  Mé- 
lèce aurait  été,  comme  Athanase,  chassé  d'abord  puis  rappelé. 
Plus  tard  on  l'aurait  chassé  de  nouveau. 

2  Socrate,  IV,  12;  Sozom.,  VI,  10,  H.     - 

3  Ces  provinces  méridionales  de  l'Asie-Mineure  sont  indiquées 
plusieurs  fois  par  saint  Athanase  comme  contenant  des  évéques  en 
commvinion  avec  lui. 


366  GUAPITUE    X 

gués  furent  choisis  :  Eustathe  de  Sébaste,  Silvain  de 
Tarse,  Théophile  de  Gastabala  en  Cilicie.  On  leur  donna 
des  lettres  pour  l'empereur  Valentinien  et  pour  le  pape 
Libère.  Valentinien  se  trouvait  alors  en  Gaule  ;  ils  ne 
purent  le  joindre,  probablement  parce  qu'il'  ne  consentit 
pas  à  les  recevoir.  Libère,  lui,  leur  fit  accueil,  non  sans 
quelque  hésitation,  et  reçut  les  lettres  qu'ils  apportaient. 
Les  trois  légats  avaient  été  autorisés  par  leurs  commet- 
tants à  accepter  la  foi  de  Nicée,  que  l'on  savait  être  la 
condition  inéluctable  de  la  communion  romaine.  Ils  le 
firent  en  un  document  très  explicite,  dans  lequel  ils 
condamnaient  en  outre  les  Sabelliens,  les  PatripassienS;, 
les  Marcelliens,  les  Photiniens  et  le  concile  de  Rimini. 
Libère,  de  son  côté,  écrivit  aux  évêques  dont  les  noms 
figuraient  dans  les  papiers  qu'on  lui  avait  présentés  (ils 
étaient  au  nombre  de  soixante-quatre)  ^,  et  à  tous  les 
évêques  orthodoxes  d'Orient  2. 

La  communion  était  rétablie  avec  Rome.  En  retour- 
nant chez  eux  ^,  les  délégués  s'arrêtèrent  en  Sicile,  où 
les  évêques  du  pays,  réunis  en  concile,  fraternisèrent 

1  Parmi  ces  prélats  figure  un  Macedonius,  évêque  d'ApoUonias 
en  Lydie,  dont  j'ai  reconnu  et  commenté  l'épitaphe.  C'était,  comme 
plusieurs  autres  évêques  de  ce  parti,'un  grand  ascète  ;  il  eut  beau- 
coup à  souffrir  de  la  part  des  anoméens  (Bull,  de  corresp.  helléni- 
que, t.  XI,   1887,  p.  311. |, 

2  Les  deux  documents  sont  dans  Socrate,  IV,  12  ;  cf.  Sozom., - 
VI,  H.  Dans  la  lettre  de  Libère,  les  Sabelliens  et  les  Patripassiens 
figurent  «  avec  toutes  les  autres  hérésies  »  parmi  les  personnes  à 
condamner  ;  mais  il  n'est  pas  question  nommément  des  Marcelliens 
et  des  Photiniens. 

3  Pour  ce  qui  suit,  Sozomène,  VI,  12. 


APRÈS    RIMINI  367 

avec  eux  ;  de  ceux  d'Italie,  d'Afrique  et  de  Gaule  ils 
reçurent  également  des  attestations  sympathiques.  Nan- 
tis de  ces  documents,  ils  se  réunirent  à  Tyane,  avec 
quelques  évêques  de  Syrie  ou  d'Asie-Mineure  orientale, 
dont  plusieurs  avaient  déjà  accepté  Vhomoousios  en  363  *. 
Li  fusion  des  néocatholiques  d'Orient  et  des  anciens 
homoïousiastes  d'Asie  était  en  voie  de  se  faire,  sous  les 
auspices  de  Rome  et  de  l'épiscopat  latin.  L'assemblée  de 
Tyane  envoya  partout  les  pièces  apportées  d'Occident 
et  convoqua  tous  les  évêques  à  un  grand  concile  qui 
devait  se  tenir  à  Tarse  au  printemps  suivant.  Mais  Eu- 
doxe  se  mit  au  travers  de  l'entreprise.  L'empereur  Valens 
interdit  le  concile  2. 

Outre  l'acceptation  du  symbole  de  Nicée,  il  y  avait 
encore  un  autre  point  sur  lequel  des  difficultés  conmaen- 
çaient  à  se  manifester.  Parmi  les  personnes  disposées 
à  accorder  au  Fils  une  similitude  absolue,  essentielle, 
avec  le  Père,  et  même  à  accepter,  en  ce  qui  regardait 


1  Sozomène  (VI,  12)  qui  nous  renseigne  sur  le  concile  de  Tyane, 
d'après  Sabinus,  évidemment,  nomme  Eusèbe  de  Gésarée  en  Gap- 
padoce,  Athanase  d'Ancyre,  Pelage  de  Laodieée,  Zenon  de  Tyr, 
Paul  d'Emèse,  Otreos  de  Mélitène,  Grégoire  deNaziance  (le  père). 

2  II  y  a  un  peu  d'incertitude  sut  la  date  exacte  de  ces  derniers 
conciles.  Celui  de  Lampsaque  est  sûrement  ^e  364.  Il  est  possible 
que  le  voyage  à  Rome  des  trois  évêques  ait  été  différé  jusqu'en  366  ; 
Libère  mourut  cette  année-là^  le  24  septembre.  Mais  il  est  difficile 
qu'une  telle  démarche  ait  été  tentée  au  moment  ou  au  lendemain 
immédiat  de  la  compétition  de  Procope  (28  sept.  363-27  mai  366.) 
Je  croirais  plutôt  que  les  évêques  partirent  à  l'été  de  36S,  avant 
que  Procope  n'eût  fait  son  éclat. 


368  CHAPITRE    X 

les  deux  premières  personnes  de  la  Trinité,  le  te«ine  de 
consubstantiel,  il  y  en  avait  qui  se  refusaient  à  faire  la 
même  concession  pour  le  Saint-Esprit.  Peu  à  peu,  le 
débat  s'étant  étendu  de  côté,  les  attitudes  se  précisè- 
rent. La  question  s'était  d'abord  posée  en  Egypte  ;  Atha- 
nase,  dans  les  dernières  années  du  règne  de  Constance, 
Pavait  traitée  amplement  dans  ses  lettres  à  Sérapion.  Il 
l'avait  fait  trancher,  en  362,  par  le  concile  d'Alexandrie; 
l'année  suivante,  il  avait  déclaré  à  l'empereur  Jovien 
que  le  symbole  de  Nicée  devait  être  complété  en  ce  qui 
touche  le  Saint-Esprit.  A  son  exemple  les  néo-orthodoxes 
de  Syrie  et  d'Asie-Mineure  insistèrent  sur  ce  point,  soif 
en  affirmant  expressément  la  consubstantialité  du  Saint- 
Esprit,  soit  en  produisant  des  formules  propres  à  relever 
la  dignité  de  la  troisième  personne  divine.  Saint-Basile 
prenait  tour-à  tour  les  deux  attitudes,  enseignant  la  con- 
substantialité dans  ses  livres,  et  demeurant  en  deçà 
dans  ses  discours  d'église.  Le  symbole  alors  en  usage 
à  Jérusalem,  celui  qui  sert  encore  sous  le  nom  de  sym- 
bole de  Nicée,  n'est  pas  plus  explicite  que  l'éloquence 
officielle  de  saint  Basile.  Il  dit  du  Saint-Esprit  qu'il  est 
«  seigneur  et  vivificateur,  qu'il  procède  du  Père  ;  qu'il 
))  est  adoré  et  glorifié  avec  le  Père  et  le  Fils,  qu'il  a 
»  parié  par  les  Prophètes  ».  Rien  de  plus  ;  ce  n'est  pas 
une  tessère  contre  les  «  Ennemis  du  Saint-Esprit  ». 

Ce  terme  (Pneumatomaques)  ne  tarda  pas  à  être 
employé  pour  caractériser  le  nouveau  parti.  On  disait 
aussi  «  les  Semi-ariens  »,  ce  qui  signifiait  qu'orthodoxes 
en   somme  sur  la  seconde  personne  de  la  Trinité,  ils  ' 


APRÈS   RIMINI  369 

étaient  ariens  en  ce  qui  regardait  la  troisième.  Mais  la 
désignation  qui  est  restée  en  usage  est  celle  de  Macédo- 
niens, du  nom  de  Macedonius,  l'ancien  évêque  de  Gons- 
tautinople.  Voici  comment  on  y  arriva.  Elu  jadis  contre 
l'évêque  Paul  par  le  parti  eusébien,  Macedonius  avait 
été  imposé,  non  sans  peine,  à  la  population  de  Gons- 
tantinople.  Au  commencement  il  fit  la  vie  très  dure  aux 
défenseurs  de  l'orthodoxie  nicéenne,  restés  fidèles  à 
son  prédécesseur.  Quand  le  parti  antiathanasien  se 
divisa  (357),  il  prit  nettement  position  en  faveur  des  mo- 
dérés et  soutint  les  idées  de  Basile  d'Ancyre.  On  ne  voit 
pas  qu'il  se  soit  signalé  par  une  doctrine  spéciale  sur  le 
Saint-Esprit.  Il  mourut,  retiré  aux  environs  de  la  capi- 
tale, peu  après  sa  déposition  par  le  concile  de  360.  Mais 
ses  fidèles  ne  l'abandonnèrent  pas  tous.  Il  y  en  eut  un 
grand  nombre  qui  ne  voulurent  pas  se  rallier  à  Eudoxe 
et  s'organisèrent  comme  ils  purent,  en  une  communauté 
spéciale.  Les  nicéens  purs,  depuis  l'enlèvement  de 
l'évêque  Paul  (342),  formaient  un  groupe  à  part,  sans 
évêque  à  eux,  à  peu  près  comme  les  Eustathiens  d'An- 
tioche,  avant  l'ordination  de  Paulin.  Les  partisans  de 
Macedonius,  les  Macédoniens,  comme  on  disait,  ne  se 
fondirent  pas  avec  eux.  Ils  avaient,  en  dehors  de  Gons- 
tantinople,  l'appui  d'un  grand  nombre  d'évêques,  sur- 
tout dans  les  provinces  de  Thrace,  de  Bithynie  et  d'Hel- 
lespont.  En  ces  contrées  les  nicéens  étaient  rares  ;  nulle 
part  ils  ne  possédaient  d'églises.  Ce  sont  les  Macédo- 
niens qui  y  représentaient  la  résistance  à  l'arianisme 
officiel. 

Ddchesne.  Hisl.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  24 


870  CHAPITRE   X 

Ce  n'était  pas  leur  seule  recommandation.  Les  plus 
en  vue  de  ce  groupe  d'évêques  étaient,  parla  dignité  de 
leur  vie,  par  leur  ascétisme,  par  leur  zèle  à  organiser 
des  œuvres  d'assistance  charitable,  en  grande  considé- 
ration auprès  du  populaire.  A  ce  point  de  vue  ils  se 
distinguaient  avec  avantage  des  ambitieux  et  des  jouis- 
seurs comme  Eudoxe  et  son  monde.  On  citait  parmi 
eux  deux  anciens  clercs  de  Macedonius,  Eleusius  de 
Gyzique,  fort  estimé  de  saint  Hilaire,  et  Marathonius  de 
Nicomédie  *.  Celui-ci  était  un  homme  fort  riche;  après 
avoir  fait  fortune  dans  les  bureaux  de  la  préfecture  du 
prétoire,  il  fonda  à  Gonstantinople'  des  hôpitaux  et  des 
asiles  pour  les  pauvres;  puis,  sur  le  conseil  d'Eustathe 
de  Sébaste,  il  embrassa  la  vie  ascétique  et  organisa  un 
monastère  qui  conserva  longtemps  le  nom  de  son  fon- 
dateui*^. 

1  II  faut  y  ajouter  Macedonius  d'Apollonias  en  Lydie,  d'après 
l'inscription  citée  plus  haut,  p.  366,  n"  1. 

2  Sozomène,  IV,  27.  Socrate  ^II,  38,  suivi  par  Soz6mène,IV,20), 
d'après  une  source  novatienne,  à  ce  qu'il  semble,  dit  qu'il  fut  ins- 
tallé par  Macedonius  à  Nicomédie.  On  ne  vo't  pas  bien  où  le  pla- 
cer. Gecropius  fut  èvèque  de  Nicomédie  depuis  351  jusqu'à  358,  où 
il  périt  dans  le  grand  tremblement  de  terre  du  24  août,  qui  détrui- 
sit la  ville.  Acacft,  en  360,  lui  ordonna  un  successeur  appelé  Oné- 
sime  (Pliilostorge,  V,  1).  Tillemont,  t.  VI,  p.  770,  propose  de  le 
placer  sous  Julien  ;  ce  serait  unanti-évèque  opposé  à  Onésime  par 
Macedonius  ou  par  son  parti.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'action  de  Ma- 
rathonius s'exerça  plutôt  à  Gonstantinople  qu'à  Nicomédie,  soit 
que,  empêché  pour  une  cause  ou  une  autre  de  résider  dans  cette 
dernière  ville,  il  se  fût  fixé  dans  la  capitale,  soit  qu'on  ait  ratta- 
ché à  son  nom  l'influence  exercée  par  son  monastère  Les  «  semi- 
ariens  s  de  Gonstantinople  ont  été  appelés  Marathoniens  aussi  bien 
que  Macédoniens,  ce  qui  donne  lieu   de  croire  que  Marathonius 


APRÈS  RIMINI  371 

Eleusius  était  adoré  des  gens  die  Cyzique.  On  raconte 
que  Valens  ayant  réussi,  à  force  d'instances  et  de  me- 
naces, à  lui  extorquer  une  signature  fâcheuse,  l'évêque, 
revenu  chez  lui,  déclara  devant  son  peuple  qu'on  lui 
avait  fait  violence,  mais  qu'il  ne  se  croyait  plus  digne 
de  rester  en  fonctions  :  on  devait  donc  élire  un  aulre 
évêque  à  sa  place.  Les  fidèles  ne  voulurent  pas  en  en- 
tendre plus  long  ;  ils  protestèrent  qu'ils  ;ie  voulaient 
que  lui  et  qu'ils  le  garderaient,  ce  qui  fut  faiti. 

Les  évêques  homoïousiastes  de  l'un  e£  de  l'autre  côté 
du  Bosphore  étaient  ainsi  en  communion  avec  le  groupe 
Gonstaûtinopolitain  auquel  on  était  habitué  à  donner  le 
nom  de  macédonien.  Au  moment  où  nous  sommes  ils 
avaient,  pour  la  plupart,  adopté  la  formule  de  Nieée  et 
se  trouvaient  en  bons  rapports  avec  l'église  romaine. 
Un  jour  vint  où  la  question  du  Saint-Esprit,  qui  ne 
leur  avait  pas  été  posée  par  le  pape  Libère,  les  mit  aux 
prises  avec  les  néo-orthodoxes  de  la  haute  Asie-Mineure. 
Constitués  en  parti  dissident,  ils  furent  désignés  par  le 
'nom  de  Macédoniens,  que  portaient  leurs  adhérents  à 
Gonstantinople.  C'est  ainsi  que  Macedonius  devint,  après 
sa  mort,  le  patron,  l'éponyme,  d'une  dissidence  spéciale, 
à  laquelle  il  n'avait  problablement  jamais  songé. 

Ce  n'est  pas  seulement  avec  ces  dissidents  de  droite 
que  le  clergé  officiel  avait  à  compter.  Les  intransigeants 


pourrait  avoir  été  le  véritable  auteur  de  la  doctrine  pneumatoma- 
que. 

1  Socrate,  IV.  6;  Sozom.,  VI,  9;  Philost.,  IX,  13. 


372  CHAPITRE   X 

d'extrême-ga.uche  troublaient  aussi  son  repos.  Après  le 
concile  de  360,  Aèce,  on  l'a  vu,  avait  été  exilé  à  Mop- 
sueste  ;  comme  il  y  était  trop  bien  traité  par  l'évêque, 
on  le  transféra  à  Amblada,  triste  et  malsaine  localité 
de  Lycaonie.  Quant  à  Eunome,  son  célèbre  disciple, 
il  consentit  à  signer  la  formule  de  Rimini-Gonstantinople, 
moyennant  quoi  Eudoxe  le  fit  installer  évêque  de  Gyzi- 
que,  à  la  place  d'Eleusius  exilé.  Entre  Eudoxe  et  Eu- 
nome il  y.  avait  eu,  dit-on,  des  conventions  secrètes  ;  le 
nouvel  évêque  de  Constantinople  s'était  engagé  à  pro- 
curer la  réhabilitation  d'Aèce  ;  à  ce  prix  Eunome  avait 
consenti  à  modérer  son  langage.  Il  n'y  parvint  pas 
assez;  les  gens  de  Gyzique  allèrent  le  dénoncer  à  Cons- 
tantinople, et,  comme  Eudoxe  ne  se  décidait  pas  à  les 
débarrasser  de  leur  évêque,  ils  se  plaignirent  à  l'empe- 
reur Constance.  Eunome  tira  tout  le  monde  d'embarras 
en  abandonnant  son  évêché.  Il  tomba  alors  entre  les 
mains  d'Acace,  qui  voyait  d"un  mauvais  œil  les  coquette- 
ries d'Eudoxe  avec  les  Anoméens.  Mandé  à  Antioche, 
il  fut  soumis  à  une  enquête,  mais  son  procès  était  encore 
pendant  quand  Constance  mourut. 

L'avènement  de  Julien  rendit  la  liberté  aux  sectaires. 
Aèce,  qui  avait  été  en  rapport  avec  le  nouvel  empereur, 
fut  appelé  près  de  lui  ^  ;  Julien,  malgré  son  peu  de 
tendresse  pour  les  «  Galiléens  »,  quels  qu'ils  fussent,  lui 
fit  présent  d'un  petit  domaine  dans  l'île  de  Lesbos.  Le 
parti  anoméen  se  trouvait  en  meilleure  situation  que  le 

1  Julien,  Ep.  31. 


.  AIRES    RlMliNI  373 

clergé  politique,  auquel  l'appui  du  gouvernement  faisait 
maintenant  défaut.  Eudoxe  et  Euzoïus,  après  avoir  souvent 
maudit  ces  importuns,  jugèrent  prudent  de  se  rapprocher 
d'eux.  Eudoxe  aurait  voulu  les  faire  réhabiliter  par 
Euzoïus,  Euzoïus  par  Euduxe  ;  ils  se  renvoyaient  l'un  à 
l'autre  cette  tâche  compromettante.  Enlin  l'évêque  d'An- 
tioche  se  décida  à  casser  tout  ce  que  le  concile  de  Gons- 
tantinople  avait  fait  contre  les  Anoméens.  Mais  il  ne  se 
pressait  pas  de  publier  sa  sentence,  si  bien  qu'Aèce  et 
son  monde,  impatientés,  prirent  le  parti  de  s'organiser 
entre  eux  et  de  faire  schisme.  Aèce  fut  ordonné  évoque  ; 
d'autres  membres  du  parti  reçurent  aussi  la  consécration 
épiscopale  et  furent  envoyés  dans  les  provinces  pour 
diriger  les  fidèles  de  Tanoméisme.  Eudoxe  laissait  faire» 
Du  reste,  qu'eût-il  pu  empêcher  ?  On  alla  jusqu'à  lui 
donner  un  compétiteur,  en. organisant,  à  Gonstantinople 
même,  une  église  anoméenne,  dont  les  deux  premiers  évê- 
ques  furent  Poemenius  et  Florentius.  Avec  Euzoïus  on 
employa  plus  de  formes  ;  Théophile,  le  saint  du  parti,  fut 
envoyé  à  Antioche  pour  tâcher  de  s'entendre  avec  l'évêque, 
faute  de  quoi  il  devait  organiser  contre  lui  ce  que  la 
grande  ville  contenait  d'anoméens. 

Ce  beau  feu  se  calma  quand,  à  la  fin  de  364,  Eudoxe 
eut  réussi  à  se  mettre  dans  les  bonnes  grâces  de  Valens 
et  à  lui  faire  reprendre  la  tradition  que  la  mort  de  Cons- 
tance avait  interrompue.  A  Antioche,  Euzoïus  prit  une 
attitude  hostile;  il  ne  se  gêna  plus  pour  traiter  Théophile 
de  nègre  et  ses  disciples  de  coureurs  de  nuages.  Eudoxe, 
lui,  les  appelait  des  .fléaux.   Aèce  rentra  dans  son  île  de 


374  CHAPITRE    X 

Lesbos  ;  Eunome  se  retira  dans  une  propriété  qu'il  avait 
à  Ghalcédoine.  Ils  avaient  renoncé  l'un  eL  l'autre  à 
«xercer  les  fonctions  sacerdotales,  mais  ils  n'en  demeu- 
raient pas  moins  les  chefs  et  comme  les  prophètes  du 
parti. 

Peu  après  survint  la  compétition  de  Procopè  ^  L'usur- 
pateur, au  temps  (363  364)  où  il  menait  la  vie  d'aventu- 
rier, avait  trouvé  asile  chez  Eunome,  à  Ghakédoine. 
Ouand  il  se  fut  emparé  du  pouvoir,  plusieurs  des  amis 
d'Eunome  et  Aèce  lui-même  furent  accusés  d'avoir  pris 
fait  et  cause  contre  l'usurpation  ;  Eunome  intervint  et 
réussit  à  les  tirer  d'affaire.  Mais  Valens  revint  et  il 
fallut  payer  ce  moment  de  faveur.  Maltraités  parla  réac- 
tion, les  chefs  anoméens  invoquèrent  l'appui  d'Eudoxe, 
qui,  n'ayant  plus  besoin  d'eux,  les  traita  de  haut  ;  loin 
de  les  plaindre,  il  leur  disait  qu'ils  avaient  mérité  bien 
d'autres  châtiments.  Aèce,  retiré  depuis  quelque  temps 
à  Constantinople,  auprès  de  Florentins,  mourut  alors: 
Eunome  lui  ferma  l«s  yeux  et  ses  partisans  lui  firent 
de  splendides  funérarlles. 


1  Procope,  parent  éloigné  de  Julien,  fut  êle'vé  par  Mi  à  de  hau- 
tes fonctions  et  même,  dit-on,  choisi  comme  successeur  éventuel. 
Il  paraît  avoir  été  païen,  ou  du  moins  l'être  devenu  momentané- 
ment, pour  plaire  à  son  cousin.  .Peu  après  l'avènement  de  Jovien, 
il  crut  devoir  se  cacher,  craignant  d'être  considéré  comme  préten- 
dant et  traité  en  conséquence.  Après  beaucoup  d'aventures,  il  finit 
par  se  faire  proclamer  empereur  à  Constantinople  (28  septembre  363) 
et  remporta  d'afeord  quelques  succès,  qui  le  firent  reconnaître 
dans  les  provinces  asiatiques  les  plus  voisines  du  Bosphore.  Au 
printemps  366,  Valens  eut  raison  de  son  compétiteur,  qui  fut  pris 
et  décapité  (27  mai). 


APRÈS    KIMIMI  375 

Quant  à  Eunome  lui-même,  impliqué  dans  un  procès 
politique,  il  fut  exilé  en  Mauritanie.  Gomme  il  s'y  ren- 
dait, il  passa  par  Mursa  en  Pannonie,  où  l'évêque  Valens, 
l'ancien  disciple  d'Arius,  le  prit  sous  sa  protection.  Il  fit 
même  si  bien  qu'Eunome  fut  rappelé.  Ce  ne  fut  pas  pour 
longtemps.  Eunome  ne  savait  pas  se  tenir  tranquille.  Il 
continuait  à  diriger  et  à  défendre  son  parti,  polémiquant 
sans  cesse  avec  les  docteurs  orthodoxes,  Didyme,  Apot- 
linaire,  Basile,  les  deux  Grégoire.  Sous  Valens,  le 
préfet  Modeste,  avec  lequel  saint  Basile  aussi  eut  affaire, 
l'exila,  comme  fauteur  de  troubles  ecclésiastiques,  dans 
une  île  de  rArchipel.  Sous  Gratien  et  Théodose,  les  Eu- 
nomiens  perdirent  le  droit  de  se  réunir.  Leur  chef  fut 
.exilé  de  nouveau  à  Halmyris  sur  le  bas  Danube,  puis 
à  Gésarée  de  Gappadoce,  où  le  souvenir  de  ses  conflits 
avec  saint  Basile  lui  valut  tant  d'ennuis  qu'il  dut  se 
retirer  à  Dakora,  dans  une  localité  de  campagne.  Il 
vivait  encore,  en  392,  an  moment  où  saint  Jérôme 
publiait  son  catalogue  des  auteurs  ecclésiastiques.  Après 
sa  mort  on  l'enterra  à  Tyane. 

G'est  dans  la  seconde  Gappadoce,  dont  cette  ville 
était  la  métropole,  que  naquit,  au  bourg  de  Verissos, 
l'historien  Philostorge.  Ses  parents  étaient  eunomiens. 
Il  fut  élevé  dans  les  principes  de  la  secte  et  c'est  à  ce 
point  de  vue  qu'il  écrivit,  sous  Théodose  II,  une  histoire 
ecclésiastique  dont  il  ne  subsiste  que  des  extraits.  Dans 
sa  jeunesse  il  avait  connu  Eunome,  qui  lui  laissa  un 
profond  souvenir.  Un  peu  bègue,  le  visage  ravagé  par 
une   maladie  de  peau,  le   prophète   avait  pourtant  du 


376  CHAPITRE    X 

charme  et  de  réloquence.  Aèce,  esprit  subtil  et  vif  à  la 
réplique,  était  un  maître  en  dispute  ;  Eunome,  lui,  était 
réputé  pour  la  clarté  de  son  exposition. 

C'est  grâce  à  Philostorge  que  nous  connaissons  l'his- 
toire et  même  les  historiettes  de  l'anoméisme.  Malgré  la 
considération  religieuse  dont  jouissaient  q.uelques-uns 
de  ses  chefs,  Aèce,  Eunome,  Théophile,  ce  parti  n'eut  ja- 
mais beaucoup  d'impojtance  numérique.  Cependant, 
comme  il  représentait,  au  point  de  vue  doctrinal,  la  plus 
claire  expression  de  l'arianisme,  il  fit  assez  longtemps 
figure  dans  les  discours  et  les  écrits  des  controversistes, 
enclins,  dès  ces  temps  reculés,  à  s'escrimer  contre  les 
morts. 


CHAPITRE  X[ 
Basile  de  Gésarée. 


Etat  des  partis  dans  l'est  de  l'Asie-Mineure.  —  Jeunesse  de 
Basile  et  de  Grégoire  de  Nazianze.  —  Eustathe  maître  en  ascé- 
tisme, puis  évéque  de  Sébaste.  —  Basile  solitaire,  puis  prêtre  et 
évéque  de  Gésarée.  —  La  politique  religieuse  de  Valens.  —  Mort 
d'Athanase  :  Pierre  et  Lucius.  —  Valens  à  Gésarée.  —  Basile  et 
Eustathe.  —  Basile  négocie  avec  Rome.  —  Sa  rupture  avec  Eus- 
tathe. —  Tracasseries  ariennes.  —  Dorothée  à 'Rome.  —  Affaires 
d'Antioche.  —  Paulin  reconnu  par  Rome.  —  Vitalis.  —  L'hérésie 
d'Apollinaire.—-  Eustathe  passe  aux  Pneumatomaques.  —  Dorothée 
retourne  à  Rome.  —  Evolution  des  Marcelliens.  —  Les  Goths.  — 
Mort  de  l'empereur  Valens. 


Les  anciennes  provinces  de  Galatie  et  de  Gappadoce 
qui,  sous  le  haut  empire,  comprenaient  toute  l'Asie-Mi- 
neure  orientale,  avaient  été  dépecées  sous  Dioclétien. 
De  leurs  parties  montagneuses-  et  littorales,  du  Pont, 
comme  on  disait,  on  avait  fait  trois  provinces,  la  Paphla- 
gônie,  le  Pont  dé  Jupiter  {Diospontus)  *  et  le  Pont  de 
Polémon,  dont  les  métropoles  étaient  respectivement 
les  villes  de  Gangres,  Amasie  et  Néocésarée.  A  l'inté- 
rieur, Ancyre  continuait  d'être  la  métropole  galate, 
Gésarée  la  métropole  cappadocienne  ;  mais,  à  l'est  de 
la  Gappadoce,  l'Arménie -Mineure  formait  une  province 
spéciale  dont  Sébaste  était  le  chef-lieu  ^. 


1  Plus  tard  Hélénopont  ou  Pont  d'Amasie. 

2  Toutes  ces  villes  ont  conservé  leurs  noms,  sous  des  formes 


37H  CHAPITRE   XI 

Le  christianisme,  depuis  le  temps  de  Firmilien  et 
de  Grégoire  le  Thaumaturge,  avait  fait  de  grands  pro- 
grès en  ces  contrées.  Toutefois,  comme  les  villes  y 
étaient  rares,  les  évêchés  ne  s'y  rencontraient  pas  en 
grand  nombre.  C'est  à  peine  si,  pour  une  étendue  de 
pays  comparable  à  celle  de  là  péninsule  italienne,  on 
peut  constater  ou  présumer  l'existence  d'une  quarantaine 
de  sièges  épiscopaux.  Les  plus  considérables  étaient 
toujours  ceux  de  Gésarée  etd'Ancyre.  Gomme  au  m®  siè- 
cle, les  évêques  de  la  haute  Asie-Mineure  se  réunissaient 
volontiers  en  concile,  avec  le  concours  de  leurs  collègues 
de  Syrie.  On  a  parlé  ci-dessus  des  synodes  d'Ancyre  et 
de  Néocésarée,  antérieurs  au  grand  concile  de  Nicée. 
Plus  tard  on  en  tint  d'autres  à  Gangres,  à  Ancyre  encore, 
à  Mélitène,  à  Tyane,  à  Zéla. 

L'arianisme  ne  fit  pas,  que  l'on  sache,  dans  ce  corps 
épiscopal,  des  recrues- bien  notables.  La  Gappadoce,  dont 
l'heure  était  venue,  un  peu  tardivement,  de  se  faire  re- 
marquer, produisit  alors  un  grand  nombre  d'aventuriers 
ecclésiastiques,  qui  s'illustrèfent  au  dehors,  sous  la 
protection  de  la  police  impériale,  comme  Grégoire  et 
Georges,  les  deux  antipapes  d'Alexandrie,  et  Auxence 
de  Milan.  Astère  le  conférencier  du  temps  d'Arius,  Eu- 
nome  aussi,  le  dernier  oracle  de  la  secte,  avaient  vu  le 
jour  en  Gappadoce.  Cependant  ces  notabilités  ne  semblent 
pas  avoir  réuni  beaucoup  de  sympathies  dans  leur  pays 


un  peu  altérées  par  la  pronunciation  turque  :  Kanghri,  Amasia, 
Niksar,  Angora,  Kaifsarié,  Sivas. 


BASILE   DE   CÉSARÉE  379 

d'origine.  L«s  personnes  que  l'élection  appelait  aux  fonc- 
tions épiscopales  étaient  d'idées  moins  avancées.  Au  mo- 
ment du  concile  de  Nicée^,  les  évéques  d'Âncyre  et  de  Césa- 
rée,  Marcel  et  Léonce,  se  montrèrent  les  adversaires  déter- 
minés d'Arius.  Dans  les  églises  de  Tyane,  d'Amasie,  de 
Néocésarée,  de  Sébaste,  en  général  dans  le  Pont  et  l'Ar- 
ménie-Mineure,  la  même  attitude  doctrinale  était  obser- 
vée K  Après  Marcel  d'Ancyre,  qui  dépassa  la  mesure 
dans  le  sens  consubstantialiste,  on  élut  Basile,  qui 
combattît  d'abord  dans  les  rangs  opposés  à  saint  Atha- 
nase,  puis  finit  par  devenir  le  chef  d'une  réaction  contre 
l'arianisme  et  fut  persécuté  pour  ce  fait.  Son  successeur, 
un  autre  Athanase,  profita  de  la  première  occasion  pour 
se  déclarer  fidèle  à  la  foi  de  Nicée  et  ne  démentit  jamais 
cette  attitude.  A  Gésarée,  l'évêque  Léonce  avait  été  rem- 
placé par  un  de  ses  clercs,  Hermogène  2,  celui-là  même 
qui  avait  été  chargé,  à  Nicée,  de  rédiger  le  fameux  sym- 
bole ^  Dianius,  qui  lui  succéda  (avant  340)^  était  un 
homme  de  peu  de  caractère,  orthodoxe  au  fond,  mais 
incapable  de  refuser  sa  signature  quand  on  la  lui  deman- 
dait au  nom  du  parti  ou  du  gouvernement.  Il  figura  en 
tète  de  ces  «  Orientaux  »  qui  écrivirent  d'Antiocbe  une 
lettre  impertinente  au  pape  Jules,  en  340,  et  qui  le  dépo- 

1  Ath.,  Ep.  ad  episcopos  JEg.  et  Libyae,  8.  Le  témoignage  de  Phi- 
lostorge  sur  les  appuis  qu'Arius  aurait  rencontrés  au  concile  de 
Nicée  (P.  G.,  t.  LXV,  p.  623)  est  dépourvu  de  toute  valeur. 

2  Eulalius,  dont  parle  Socrate  (II,  43;  cf.  Sozom.,  IV,  24)  ne 
fut  pas  évêque  de  Gésarée,  mais  de  Sébaste.  Il  figure  parmi  les 
signataires  des  conciles  de  Nicée  et  de  Gangres. 

3  Basile,  Ep.  81. 


380  CHAPITRE    XI 

sèrent  au  concile  schismatique  de  Sardique^  On  ne  voit 
pas  qu'il  se  soit  mis  en  avant  pour  ou  contre  Basile 
d'Ancyre,  en  358  ;  mais,  deux  ans  après,  il  signa,  comme 
tant  d'autres,-  la  formule  de  Rimini-£!onstantinople.  Un 
de  ses  suffragants,  très  brave  homme  lui  aussi,  l'évêque 
de  Nazianze^  Grégoire,  père  de  celui  qui  immortalisa 
le  nom  de  cette  petite  localité,  commit  la  même  fai- 
blesse. 

Quant,  en  355,  Julien  fit  séjour  à  Athènes,  il  y  ren- 
contra deux  jeunes  cappadociens  fort  distingués,  Gré- 
goire et  Basile,  destinés  à  devenir  de  grande,  lumières 
de  l'Eglise.  Le_  premier  était  le  fils  de  l'évêque  de  Na- 
zianze,  de  celui  dont  je  viens  de  parler,  saint  et  original 
personnage,  qui  avait  d'abord  été  membre  d'une  confré- 
rie d'Hypsistariens,  ou  adorateurs  de  Zeus  Hypsistos  2, 
s'était  converti  sur  les  instances  de  sa  femme  Nonna  et 
avait  été  élu  évêque  très  peu  de  temps  après  son  baptême. 
En  ce  temps-là  le  célibat  n'était  pas  encore  obligatoire 
partout,  même  pour  les  évêques;  Grégoire  et  Nonna 
continuèrent  à  vivre  ensemble  et  c'est  alors  qu'ils  eurent 
leur  fils  Grégoire.  La  famille  de  Basile  était  originaire 
de  Néocésarée  dans  le  Pont.  Elle  était  chrétienne  depuis 
longtemps.  La  grand-mère  Macrine  avait  vu  la  persécu- 


4  A  ce  même  concile  prirent  part  les  évêques  de  Juliopolis  en 
Galatie,  de  Sinope  et  de  Néocésarée. 

2  Sur  ce  culte,  dans  lequel  on  discerne  des  éléments  prove- 
nant du  monothéisme  juif,  voir  E.  Schilrer,  Die  Juden  un  Bospora- 
nischen  Reiche,  Comptes-rendus  de  l'Acad.  de  Berlin,  t.  XIII  (1897), 
p.  200  et  suiv.,  et  Fr.  Gumont,  Hypsistos ,  Bruxelles,  1897. 


BASILE   DE    CÉSARÉE  381 

tion  do  Dioclétien,  pendant  laquelle  elle  s'était  enfuie 
dans  les  bois  avec  son  mari  ;  elle  avait  de  longs  souve- 
nirs et  racontait  beaucoup  de  choses  sur  saint  Grégoire 
le'  Thaumaturge.  Le  père,  Basile,  était  un  avocat  très 
réputé  ;  la  mère,  Emmélie,  était  fille  d'un  martyr  ;  un 
des  oncles  de  saint  Basile  fut  évoque  en  même  temps  que 
lui.  Comme  son  ami  Grégoire,  le  futur  évêque  de  Gésa- 
rée  était  né  en  329.  Rapprochés  d'abord  dans  les  écoles 
de  Césarée,  les  deux  'jeunes  gens  se  retrouvèrent  par  la 
suite  à  Athènes,^  où  ils  se  lièrent  d'une  étroite  amitié. 

En  ce  temps-là  on  parlait  beaucoup,  en  Asie-Mineure, 
d'un  ascète  appelé  Eustathe  *,  qui  propageait  partout  les 
formes,  nouvelles  alors,  de  la  vie  monacale.  Dans  sa 
jeunesse  il  avait  fait  séjour  à  Alexandrie  et  suivi  les 
prédications  d'Arius  ^,  mais  surtout  il  s'était  initié  à 
l'ascétisme.  Quand  il  revint  dans  son  pays,  son  père  Eu- 
lalius,  qui  était  évêque  à  Sébaste  ^  mécontent  de  le  voir 
afficher  un  costume  extraordinaire,  le  repoussa  de  son 
église.  Eustathe  s'attacha  alors  à  Hermogène,  évêque  de 
Césarée,  qui   ayant  des  doutes  sur  son  orthodoxie,-  lui 


1  Sur  ce  personnage,  voir  Fr.  Loofs,  Éustathius  von  Sebaste  und 
die  Chronologie  der  Basilius-Briefe,  Halle,  1898,  et  l'article  Eusta- 
the de  Sébaste  dans  l'Encyclopédie  deHauck.  A  certains  endroits 
l'auteur  dépasse  un  peu  la  mesure,  entraîné  par  son  ardeur  de 
réhabilitation. 

2  Basile,  Ep.  130,  1;  223,  3;  244,  3;  263,  3;  cf.  Athanase,  HisL 
arianorum,  4. 

3  Socrate,  II,  43,  et  Sozom.,  IV,  24,  disent  qu'Eulalius  était 
évêque  de  Césarée.  Voir  p.  379,  note  2. 


382  CHAPITRE   XI 

fit  signer  une  profession  de  foi.  Après  la  mort  d'Hermo- 
gène,  il  se  rendit  auprès  d'Eusèbe  de  Nicomédie,  avec 
lequel  il  se  brouilla  pour  des  affaires  d'administration. 
Sa  manière  de  vivre  et  sa  propagande  ascétique  cho- 
quaient tout  le  monde  et  lui  suscitaient  partout  des 
ennemis.  Déjà  il  avait  été  condamné  par  an  concile  tenu 
à  Néocésarée.  Eusèbe  le  poursuivit  devant  une  autre 
assemblée  épiscopale,  qui  se  tint  à  Gangres  en  Paphla- 
gonie,  vers  340.  Nous  avons  encore  la  lettre  que  ce 
concile  adressa,  au  sujet  d'Èustatbe,  aux  évêques  d'Ar- 
ménie-Mineure. A  en  juger  par  ce  document,  Eustathe 
aurait  dépassé  la  mesure  et  repris  les  exagérations 
déjà  réprouvées  des  anciens  Encratites.  Mais  le  déve- 
loppement de  sa  carrière  autorise  à  croire  que  le  concile 
est  excessif  en  ses  reproches,  soit  qu'il  eût  été  mal  in- 
formé sur  les  abus  qu'il  condamne,  soit  plutôt  qu'il  ait 
attribué  à  Eustathe  les  excès  d'adhérents  trop  zélés.  A 
force  de  déconsidérer  le  mariage,  les  novateurs  avaient 
fait  croire  aux  fidèles  qu'on  ne  pouvait  se  sauver  dans 
cet  état  ;  de  là  des  séparations,  puis  des  chutes.  Pis 
méprisaient  les  assemblées  des  églises,  en  tenaient 
de  particulières,  où  ils  distribuaient  des  enseignements 
spéciaux.  Ils  avaient  inventé  des  accoutrements  bizarres; 
les  femmes  s'en  revêtaient  comme  les  hommes-^t  se 
coupaient  les  cheveux  ;  quand  les  esclaves  avaient  pris 
ce  vêtement,  leurs  maîtres  ne  pouvaient  plus  s'en 
faire  respecter.  Sur  l'article  de  l'abstinence,  ils  mépri- 
saient les  règles  de  l'Eglise,  jeûnant  le  dimanche  et 
mangeant  les  jours  de  jeûne.  Ils  détournaient  les  fidèles 


BASILE   DE   CÉSARÉE  38iJ 

de  faire  des  offrandes  à  l'église,  les  engageant  à  assister 
plutôt  leurs  communautés  à  eux.  Certains  refusaient 
de  manger  de  la  viande,  s'abstenaient  de  tout  rapport 
religieux  avec  les  gens  mariés,  surtout  avec  les  prêtres 
mariés,  méprisaient  les  assemblées  de  culte  autour  des 
tombeaux  des  martyrs,  déclaraient  ai;x  riches  que  s'ils 
ne  se  débarrassaient  de  leur  bien  jusqu'à  la  dernière 
obole,  ils  n'avaient  aucun  espoir  de  salut.  Le  concile 
blâme  énergiquement  ces  excès  et  d'autres  du  même 
genre,  car  il  y  voit  une  critique  de  la  vie  religieuse  telle 
qu'elle  est  pratiquée  dans  l'Eglise.  C'est  l'attitude  répul- 
sive que  suscitent  toujours  des  entreprises  comme  celle 
d'Eustalhe.  Celui-ci  fit  sans  doute  quelques  promesses 
de  soumission  ;  mais  il  faut  qu'il  rie  les  ait  tenues 
qu'imparfaitement,  car  il  fut  plus  tard  condamné  comme 
parjure  par  un  concile  d'Antioche. 

Le  mouvement,  cependant,  ne  s'arrêta  pas.  Eustathe, 
puissamment  aidé  à  Constantinople  par  un  ancien  fonc- 
tionnaire, Marathonius,  introduisit  dans  la  grande  ville 
les  formes  monacales  de  la  vie  ascétique  ^.  Marathonius 
était  devenu  diacre  de  l'évêque  Macedonius.  Eustathe, 
tout  à  sa  propagande,  ne  songeait  guère  alors  à  s'in- 
quiéter des  préférences  théologiques  du  clergé  officiel, 
ni  de  la  guerre  que  l'on  faisait  à  saint  Athanase.  Celui-ci 
le  cannaissait  et  ne  l'aimait  pas  2.  Des  années  se-passè- 
rent-.    Eustathe    finit,    vers   356,  par  être  élu  évèque  à 


i  Ci-dessus,  p.  310. 

2  Ep.  ad  ep.  JËg.  et  Lihyae,  7fl;  Hist.  ar.,  5. 


384  CHAPITRE    XI 

Sébaste,  métropole  de  l'Arménie-Mineure.  C'est  vers  ce 
temps  (357)  que  Basile  revint  d'Athènes  en  Gappadoce. 
Il  avait  souvent  entendu  parler  d'Eustathe  ;  peut-être 
avait-il  été  déjà  en  rapports  avec  lui.  A  ce  moment,  il 
hésitait  entre  le  monde  et  la  vie  religieuse.  C'est  sans 
doute  sur  les  conseils  de  l'évêque  de  Sébaste  qu'il  entré- 
prit un  grand  voyage  en  Egypte,  en  Syrie  et  en  Mésopo- 
tamie, pour  visiter,  lui  aussi,  les  solitaires  les  plus  re- 
nommés. Séduit  par  cet  idéal  de  vie,  il  revint  dans  son 
pays  et  s'attacha  décidément  à  celui  que  l'on  y  vénérait 
comme  le  grand  maître  de  l'ascétisme.  Eustathe  était 
et  demeura  longtemps  pour  lui  un  miroir  de  perfection, 
un  être  presque  divin.  Ses  parents  et  ses  amis,  surtout 
sa  sœur  Macrine,  qui  était  déjà  religieuse,  et  Grégoire, 
son  compagnon  d'études,  le  poussaient  aussi  à  fuir  le 
monde.  Il  trouva,  dans  la  vallée  de  l'Iris,  non  loin  de 
Néocésarée,  une  solitude  verdoyante  et  sauvage,  dans 
laquelle  il  s'installa,  avec  quelques  compagnons.  Eusta- 
the venait  de  temps  à  autre  auprès  de  ses  nouveaux 
disciples  et  l'on  allait  ensemble  faire  visite  à  Emmélie, 
mère  de  Basile,  qui  demeurait  dans  un  bourg  voisin. 

La  guerre,  à  ce  moment,  avait  éclaté  dans  l'épiscopat 
oriental  :  Eustathe,  que  sa  nouvelle  situation  d'évêque 
obligeait  à  prendre  parti,  y  avait  un  rôle  très  actif. 
De  concert  avec  Basile  d'Ancyre  et  Eleusius  de  Gyzi- 
que.  il  conduisait  la  droite  homoïousiaste  et  combattait 
avec  la  plus  grande  énergie  Aèce  et  ses  fauteurs.  Après 
un  moment  de  succès,  il  vît  le  parti  adverse  reprendre 
pied   et   reçut   l'un  des  premiers   assauts.  Un   concile 


BASILE   DE   CÉSARÉE  385 

réuni  à  Mélitène  (358),  sous  l'influence  d'Eudoxe,  le 
déclara  déchu  de  l'épiscopat,  on  ne  sait  pourquoi,  mais 
sans  doute  sous  quelque  prétexte  fourni  par  ses  singu- 
larités ascétiques.  Un  prêtre  de  Mélitène,  Mélèce,  accepta 
sa  succession  et  fut  ordonné  à  sa  place.  Mais  les  gens  de 
Sébaste  n'en  voulurent  pas  et  Eustathe  resta  évêque, 
déclarant  que  ceux  qui  l'avaient  déposé  étaient  des  hé- 
rétiques et  qu'il  n'avait  pas  à  tenir  compte  de  leurs 
sentences. 

Une  crise  plus  dure  pour  lui  fut  celle  qui  aboutit, 
au  commencement  de  l'année  360,  à  la  condamnation  de 
Vhomoiousios,  et  à  la  destitution  de  ses  tenants.  Gomme 
les  autres  chefs  de  son  parti,  il  s'exécuta  au  dernier 
moment  et  mit  sa  signature  au  bas  de  la  formule 
de  Rimini  ;  comme  eux,  en  dépit  de  ce  sacrifice,  il  fut 
déposé  pour  d'autres  raisons.  Avec  lui  tombèrent  So- 
phrone,  évêque  de  Pompeiopolis  en  Paphlagonie,  et 
Helpidius,  évêque  de  Satala  en  Arménie-Mineure,  celui- 
ci  coupable,  comme  le  métropolitain  de  Sébaste,  d'avoir 
pris  ses  aises  avec  les  sentences  de  Mélitène.  Eustathe 
fut  exilé  en  Dardanie.  Le  jeune  Basile,  qui  l'avait  suivi 
à  Constantinople,  revint  dans  son  pays.  Il  eut  le  cha- 
grin de  voir  l'évêque  de  Gésarée,  Dianius,  pour  lequel 
il  professait  une  affection  respectueuse,  signer,  comme 
tout  le  monde,  la  confession  de  Rimini.  Affligé  de  cette 
faiblesse,  il  s'enfuit  dans  sa  solitude  du  Pont,  d'où  il 
ne  revint  à  Gésarée  que  pour  assister  aux  derniers  mo- 
ments du  vieil  évêque,  lequel  lui  déclara  qu'en  dépit  de 
ses   signatures  il  demeurait  intérieurement  fidèle  à  la 

DCCHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  25 


386  CHAPITRE    XI 

foi  de  Nicée.  On  était  à  l'année  362  ;  Julien  était  empe- 
reur ;  même  bien  portant,  Dianius  aurait  pu,  sans  dan- 
ger, s'avouer  homoousiaste.  Il  mourut,  regretté  de  son 
disciple,  et,  à  sa  place,  après  des  débats  tumultueux, 
on  finit  par  élire  un  des  notables  de  la  ville,  appelé 
Eusèbe,  homme  recommandable  par  sa  conduite  et  sa 
piété,  mais  encore  catéchumène  et  peu  versé  dans  les 
affaires  ecclésiastiques.  Basile  n'était  encore  que  lecteur; 
Eusèbe  l'éleva  à  la  dignité  de  prêtre,  au  grand  conten- 
tement de  tout  le  monde,  surtout  des  moines  et  de  leur 
clientèle.  Il  était  difficile  qu'un  prêtre  aussi  distingué 
n'excitât  pas  la  jalousie  ;  on  parvint  à  le  brouiller  avec 
son  évêque.  Le  parti  monacal  preiiait  déjà  position 
derrière  lui,  lorsqu'il  se  résolut  sagement  à  quitter  Gésa- 
rée  et  à  se  réfugier,  une  fois  encore,  dans  sa  chère  soli- 
tude du  Pont.  Cependant  les  temps  redevenaient  diffi- 
ciles. On  publiait  partout  l'édit  de  Valons  contre  les 
prélats  qui  s'étaient  réinstallés,  malgré  leur  déposition 
au  temps  de  Constance.  C'était  le  cas  d'Eustathe,  non 
celui  d'Eusèbe.  Mais  l'empereur  et  son  entourage,  épis- 
copal  ou  séculier,  faisaient  ouvertement  propagande  en 
faveur  de  la  confession  de  Rimini.  Valons,  en  route 
poun  Antioche,  était  annoncé  à  Césarée.  L'évêque  rappela 
Basile,  qui,  aidé  de  son  ami  Grégoire,  l'assista  énergique- 
ment  dans  ce  momient  délicat.  L'orage  passé,  la  concorde 
subsista.  Basile  fut  mêlé  aux  négociations  d'Eustathe 
avec  l'Occident.  Ils  allèrent  ensemble  trouver  l'évêque 
de  Tarse,  Silvain,  pour  s'entendre  au  sujet  du  concile 
de  Lanipsaque  ;  Eustathe   voulait  même  l'y   emmener 


BASILE   DE    CÉSARÉE        ,  387 

avec  lui.  Il  resta  à  Gésarée,  mais  quand  Eustathe  et 
Silvain  furent  revenus  de  Rome,  il  suivit  son  évêque 
au  concile  de  Tyane,  où  furent  présentées  les  lettres  du 
pape  Libère. 

Quelques  années  se  passèrent,  pendant  lesquelles 
Basile,  désormais  investi  de  la  confiance  d'Eusèbe,  gou- 
verna sous  son  nom  l'église  de  Çésarée.  Enfin,  en  370, 
l'évêque  mourut  et  Basile,  après  bien  des  contradictions, 
fut  élu  à  sa  place.  Le  vieil  évêque  de  Nazianze  et  Eu- 
sèbe  de  Samosate  figurèrent  au  nombre  de  ses  consécra- 
teurs. 

Il  était  impossible  de  faire  un  meilleur  choix.  Ba- 
sile avait  tout  pour  lui:  la  sainteté  personnelle,  haute- 
ment reconnue,  la  grande  culture  de  l'esprit,  l'éloquence, 
la  science  chrétienne,  l'esprit  politique.  Au  point  de 
vue  de  l'orthodoxie,  il  était  absolument  intact,  n'ayant 
jamais  été  compromis  dans  les  partis  et  les  signatures. 
Il  représentait  la  vieille  et  simple  foi  du  Pont,  trans- 
mise et  pratiquée  dans  la  piété  familiale.  Son  ordination 
était  d'une  régularité  parfaite.  Dans  sa  maison  épisco- 
pale  d'Alexandrie,  l'illustre  Athanase  en  tressaillit  de 
joie  :  à  la  première  occasion  on  l'entendit  remercier  le 
ciel  d'avoir  donné  à  la  Gappadoce  un  évêque  comme 
on  en  souhaiterait  partout,  un  vrai  serviteur  dé  Dieu. 
Le  vieux'  champion  de  la  foi  pouvait  maintenant  quitter 
ce  monde  ;  il  avait  à  qui  passer  le  flambeau. 

Si  l'homme  était  de  premier  ordre,  la  situation,  par 
les  difficultés  qu'elle  lui  ménageait,  était  digne  de  lui. 


388  CHAPITRE    XI 

Valens  allait  revenir  à  Gésarée.  En  365,  il  en  avait  été 
rappelé  subitement  par  la  compétition  de  Procope  ; 
cette  affaire  terminée,  il  lui  avait  fallu  guerroyer  trois 
ou  quatre  ans  sur  le  bas  Danube.  Maintenant  il  avait 
les  mains  libres  du  côté  des  prétendants  et  des  Goths  ; 
il  allait  se  transporter  à  Antioche.  Valens  était  un  homme 
impérieux,  brutal  et  persévérant.  Dans  le  conflit  des  par- 
tis religieux  il  s'était  décidé  dès  la  première  année  de  son 
règne  :  il  demeura  jusqu'au  bout  fidèle  à  son  attitude 
et  soutint  résolument  Eudoxe,  Euzoïus  et  leurs  adhé- 
rents. Le  siège  de  Constantinople  devint  vacant  en  370, 
vers  le  même  temps  que  celui  de  Gésarée  ;  il  y  appela 
l'évêque  de  Bérée  en  Thrace,  Démophile,  celui  qui  avait 
été,  à  un  moment,  le  mauvais  ange  du  pape  Libère.  Ce 
choix  ne  passa  pas  sans  opposition.  Quand  le  nom 
de  Démophile  fut  prononcé  devant  les  fidèles  de  la 
capitale,  au  lieu  de  l'acclamation  ordinaire  «  Digne  », 
on  entendit  beaucoup  de  voix  qui  criaient  «  Indigne  !  ». 
Les  protestataires  furent  poursuivis  avec  une  grande 
rigueur.  Un  certain  nombre  d'entre  eux  s'étant  avisés 
d'aller  à  Nicomédie  réclamer  auprès  de  l'empereur,  il 
leur  répondit  par  un  ordre  d'exil.  On  les  embarqua,  au 
nombre  de  quatre-vingts,  sur  un  navire  ;  puis,  quand  on 
fut  au  large,  l'équipage  mit  le  feu  au  bâtiment  et  se 
sauva  dans  les  chaloupes. 

Une  telle  exécution  était  propre  à  jeter  l'inquiétude 
dans  l'épiscopat  d'Asie-Mineure.  Les  Goths  étaient 
domptés  ;  on  allait  passer  aux  évêques  ;  il  était  clair 
qu'on  les  mènerait  durement.  Le  procédé,  commenous 


BASILE   DE    CÉSARÉE  389 

pouvons  le  voir  par  un  grand  nombre  d'exemples,  était 
fort  simple.  On  présentait  aux  prélats,  s'ils  ne  l'avaient 
déjà  signé,  le  formulaire  de  Rimini-Gonstantinople,  et 
l'on  s'assurait  qu'ils  acceptaient  la  communion  des  chefs 
du  parti.  En  cas  de  refus,  les  églises  étaient  enlevées 
au  clergé  réluctant  ;  il  perdait  tous  ses  privilèges,  no- 
tamment au  point  de  vue  de  la  curie  ;  les  moines  étaient 
envoyés  à  la  caserne.  S'il  y  avait  des  troubles  ou  si 
l'on  avait  lieu  d'en  redouter,  les  évêques  et  les  clercs 
étaient  déportés  en  des  provinces  lointaines.  Les  résis- 
tances locales  étaient  brisées  par  la  force.  De  là  de 
tristes  scènes,  des  églises  assiégées,  profanées,  du  sang 
versé^  des  sentences  rigoureuses. 

Ce  régime  fut  appliqué  partout,  non  toutefois  au 
même  moment.  En  Egypte  on  attendit  la  mort  d'Atha- 
nase  (2  mai  373).  Le  clergé  et  les  fidèles  d'Alexandrie 
s'étaient  empressés  d'élire  à  sa  place  son  frère  Pierre  *, 
désigné  par  lui.  Mais  le  gouvernement  ne  ratifia  pas 
ce  choix  :  il  entendait  faire  installer  Lucius,  le  chef 
des  ariens  d'Alexandrie.  A  cet  effet  la  police,  comman- 
dée par  le  préfet  Palladius  et  soutenue  par  la  plus  vile 
canaille,  envahit  encore  une  fois  l'église  de  Théonas. 
Les  vierges  sacrées  furent  insultées,  assassinées^  violées, 
promenées  nues  par  la  ville.  Un  jeune  homme  fardé  ha- 
billé en  femme,  s'était  hissé  sur  l'autel,  où  il  exécutait 
des  danses  de  caractère,  tandis  qu'un  autre,  assis  tout 


1  Pierre  fat  aussitôt  reconnu  par  saint  Basile  (ep.  133)  et  par 
le  pape  Damase. 


390  CHAPITRE    XI 

nu  dans  la  chaire  où  Athanase  avait  siégé,  y  débitait 
d'obscènes  iiomélifes.  Ainsi  profanée,  la  basilique  véné- 
rable accueillit  l'élu  de  Valens.  Lucius  y  fit  son  entrée, 
escorté  du  comte  des  largesses  Magnus  et  du  vieil  Eu- 
zoïus.  Celui-ci  était  venu  tout  exprès  d'Antioche  pour 
commettre  ce  dernier  attentat  contre  l'église  d'Alexandrie  ; 
il  prenait  ainsi  sa  revanche  de  la  sentence  par  laquelle, 
cinquante  ans  auparavant,  l'évèque  Alexandre  l'avait 
chassé  avec  Arius.  Les  jours  suivants  on  instrumenta 
contre  le  clergé.  Une  vingtaine  de  prêtres  et  de  diacres, 
dont  plusieurs  octogénaires,  furent  incarcérés,  puis  em- 
barqués pour  la  Syrie,  où  on  les  interna  dans  la  ville 
païenne  d'Héliopolis  (Baalbek).  La  population  protestait, 
les  moines  surtout  ;  les  plus  ardents,  au  nombre  de 
vingt-trois,  furent  arrêtés  et  expédiés  aux  mines  de 
Phaeno  et  de  Proconnèse.  Parmi  ceux  qui  allèrent  à  •' 
Phaeno  figurait  un  diacre  romain,  envoyé  par  le  pape 
Damase  pour  saluer  Pierre  à  l'occasion  de  son  avène- 
ment. 

Ces  rigueurs  s'étendirent  à  l'Egypte  entière.  Magnus, 
agissant  en  qualité  de  commissaire  impérial,  allait  d'évê- 
ché  en  évêché  pour  faire  reconnaître  le  patriarche  offic'iel, 
prodiguant  les  mauvais  traitements  à  qui  faisait  résis- 
tance. Onze  évêques  furent  enlevés  de  leurs  sièges  et 
expédiés  en  Palestine,  à  Diocésarée,  localité  galiléenne 
où  il  n'y  avait  que  des  juifs.  Des  protestataires,  sétant 
rendus  à  Antioche  pour  interpeller  l'empereur,  reçurent 
un  ordre  d'exil  qui  les  envoya  à  Néocésarée,  au  fond 
du  Pont..  L'évèque  Pierre,   témoin   affligé  de   ces  hor 


BASILE    DE   GÉSARÉE  391 

reurs,  ne  réussit  pas  longtemps  à  se  cacher  en  Egypte  ; 
il  prit  le  parti  de  s'enfuir  à  Rome,  où  il  attendit,  auprès 
du  pape  Damase,  le  retour  de  jours  meilleurs.  Ainsi 
avait  fait  son  frère  Athanase,  au  moment  de  l'intrusion 
de  Grégoire  (339);  Pierre  l'imita  encore  en  portant  à  la 
connaissance  de  l'épiscopat  catholique  les  violences  qui 
l'avaient  forcé  à  quitter  son  siège  d'Alexandrie  ^ 

Sur  les  autres  pays,  il  s'est  conservé  moins  de  dé- 
tails ;  mais  les  catholiques  furent  partout  traités  avec 
la  même  rigueur.  Mélèce,  pour  la  troisième  fois  2,  fut 
chassé  d'Antioche.  Flavien  et  Diodore,  maintenant  prê- 
tres, prirent  la  direction  de  son  église.  Les  édifices  du 
culte  avaient  été  remis  à  Euzoïus  et  à  son  clergé.  Les 
catholiques,  traqués  d'abri  en  abri,  finirent  par  s'assem- 
bler en  pleine  canîpagne,  ce  qui  leur  faisait  donner  le 
nom  de  Campagnards  {Camjjenses) .  Leur  courage  était  sou- 
tenu par  les  exhortations  de  leurs  vaillants  chefs  et  de 
quelques  moines  célèbres,  accourus  des  déserts  voisins 
pour  aider  à  la  résistance.  Pelage  de  Laodicée,  Eusèbe 
de  Samosate,  Barsès  d'Edesse,  Abraham  de  Batna,  d'au- 
tres encore,  furent  exilés,  avec  beaucoup  de  membres 
du  clergé  inférieur.  C'était  une  désolation  universelle. 

Toutefois  les  plaintes  ne  viennent  guère  du  côté  de 

1  Lettre  conservée  en  grande  partiedans  Théodoret,  H.  E.,1Y,  19  ; 
cf.  Socrate,  IV,  22.  —  Sur  ces  événements,  voir  Rufin,  II,  3,  4  ;  cf. 
Socrate,  IV,  20-24  ;  Sozom.,  IV,  19,  20. 

2  Son  premier  exil  est  celui  du  temps  de  Gonstaace  (361)  ;  le 
second  aura  été  causé  sans  doute  par  l'édit  de  365.  Il  dupa  peu, 
car  l'histoire  de  saint  Jean  Ghrysostome  suppose  Mélèce  à  Antio- 
che  de  367  à  370. 


392  CHAPITRE    XI 

l'Asie-Mineure  occidentale,  ni  de  la  Bithynie.  En  ces 
pays  les  «  Macédoniens  »  dominaient;  on  ne  sait  quelle 
fut  leur  tenue  ni  s'ils  furent  persécutés  comme  les 
autres*.  En  Galalie  et  en  Paphlagonie,  la  résistance 
ne  paraît  pas  avoir  été  forte.  L'évêque  de  Gangres,  Basi- 
lide,  était  arien  :  Athanase  d'Ancyre,  mort  sur  ces  entre- 
faites (371),  fut  pourvu  d'un  successeur  agréable  au 
gouvernement.  Dés  lors  les  liens  de  communion  furent 
rompus  entre  la  Galalie  et  la  Gappadoce.  Dans  ce  der- 
nier pays,  Basile,  entrepris  d'abord  par  le  préfet  Mo- 
deste, puis  par  l'empereur  en  personne,  opposa  une 
résistance  admirable  (hiver  371-372).  Tempérant  sa  fer- 
meté par  de  la  prudence  -,  fort  de  sa  dignité  personnelle, 
de  son  éclatante  vertu,  de  sa  popularité,  il  parvint  à 
conserver  le  gouvernement  de  son  église.  Valens  ne  lui 
imposa  ni  formules,  ni  rapports  avec  des  évêques  sus- 
pects. Il  se  contenta  d'assister  lui-même  aux  services 
religieux  présidés  par  l'archevêque  de  Césarée.  Il  esti- 
mait sans  doute  qu'un  tel  évêque  eût  été  difficile  à 
déplacer  et  à  remplacer.  Quoi  qu'il  en  [soit,  il  y  eut  une 
exception  pour  Basile  ^  ;   on  le   laissa  vivre  à  Césarée, 

1  Voir  cependant  l'épitaphe  de  Macedonius  d'ApoUonias,  allé- 
guée ci-dessus,  p.  366,  n»  1. 

2  II  semlile  que  son  refus  ait  été  plutôt  dilatoire  que  catégori- 
que. En  375,  dans  une  lettre  au  vicaire  Démosthène  (ep.  2â5),  il  le 
prie  de  ne  pas  le  contraindre  à  se  rencontrer  avec  des  évêques 
avec  lesquels  «  nous  ne  nous  sommes  pas  encoi-e  (ouTtw)  entendus 
sur  les  questions  ecclésiastiques  s.  Il  s'agit  d'évêques  ariens,  de 
la  confession  de  Rimini. 

3  Basile  fut  traité  par  Valens  à  peu  près  comme  Auxence  l'a- 
vait été  par  Valentinien. 


BASILE   DE    GÉSARÉE  393 

comme  on  laissait  Athanase  mourir  à  Alexandrie.  Il 
fut  même  commissionné  ofÛGiellement  en  372,  pour  ar- 
ranger les  affaires  religieuses  du  royaume  d'Arménie 
et  pour  y  ordonner  des  évêques.  Il  semble  aussi  que, 
dans  les  premiers  temps  au  moins,  on  ait  laissé  en  paix 
les  autres  évêques  de  Cappadoce,  ceux  d'Arménie-Mi- 
neure et  des  provinces  pontiques.  Nous  ne  voyons  pas, 
en  effet,  que  l'on  ait  inquiété  alors  Eustathe  de  Sébaste, 
qui  n'était  sûrement  pas  en  règle  avec  le  concile  de  360, 
ni  les  évêques  de  Néocésarée  et  de  Nicopolls,  qui  l'étaient 
moins  encore. 

Au  printemps  (372),  Valons  partit  pour  Antioche  et 
les  gens  de  Gésarée  respirèrent  plus  librement.  Ce  n'est 
pas  seulement  à  propos  de  la  religion  qu'on  les  tracas- 
sait. Le  gouvernement  de  Valens  s'occupait  alors  à  re- 
manier les  circonscriptions  provinciales.  La  Cappadoce, 
aux  frais  de  laquelle  on  avait  déjà  créé  la  province 
d'Arménie-Mineure  et  celles  du  Pont,  devait  être  divisée 
une  fois  encore.  On  créa  une  Cappadoce  Ile,  comprenant 
la  partie  occidentale  et  méridionale  de  l'ancienne  pro- 
vince, avec  les  cités  de  Tyane,  Colonia  (Archelaïs), 
Cybistra,  Faustinopolis,  et,  au  nord  de  l'Halys,  les  dis- 
tricts de  Mokissos  et  de  Doara.  A  cette  même  circons- 
cription appartenaient  aussi  les  stations  postales  de 
Sasima,  Nazianze  \  Parnassos,  dont  les  deux  dernières 
avaient  déjà   des    évéchés.    Une  autre   station   postale, 


1  Nazianze  a  peut-être  eu,    sous    le  nom  de  Diocésarée,  une 
organisation  municipale. 


iiy4  CHAPITRE   XI 

Podandos,  située  en  plein  Tauriis,  au  débouché  des 
Portes  Ciliciennes,  resta  en  dehors  de  la  nouvelle  pro- 
vince. Il  fut  décidé  d'y  créer  une  cité  nouvelle,  à  laquelle 
on  rattacherait  un  certain  nombre  des  curiales  de  Gésa- 
rée.  Ceux-ci,  peu  flattés  d'aller  habiter  dans  ce  pays 
perdu,  mirent  en  avant  le  crédit  de  leur  évèijue,  qui 
parvint  à  faire  rapporter  la  mesure.  Podandos  resta 
toujours  un  district  ou  région  (peyscov),  dépendant  de  la 
Cappadoce  lie. 

Basile  pouvait  intervenir  dans  cette  dernière  affaire, 
qui  intéressait  directement  ses  fidèles  ;  mais  il  n'avait 
évidemment  aucune  raison  valable  de  s'opposer  à  la 
division  de  la  province  et  il  s'en  abstint  K  Tyane  devint 
ainsi  une  métropole  civile.  Son  évêque,  Anthime,  ne 
tarda  pas  à  tirer,  dans  le  domaine  religieux,  les  con- 
séquences du  démembrement  administratif  :  il  pré- 
tendit être  le  métropolitain,  le  supérieur  ecclésiastique 
des  évêques  compris  dans  le  nouveau  ressort  civil.  Basile 
s'y  opposa.  De  là  une  querelle,  dans  laquelle  le  métropo- 
litain de  Gésarée  se  défendit  comme  il  put,  notamment 
en  organisant  desévèchés  nouveaux.  Nazianze  lui  restait 
fidèle  ;  il  installa  son  frère  Grégoire  à  Nysse,  petite 
localité  à  l'ouest  de  Gésarée;  au  sud,  il  voulut  avoir  un 


1  On  a  dit  souvent  que  ce  démembrement  de  la  Cappadoce 
était  dirigé  contre  Basile,  dont  on  aurait  cherché  ainsi  à  restrein- 
dre le  cercle  d'influence.  Mais  l'influence  d'un  tel  homme  ne  pou- 
vait tenir  à  l'étendue  plus  ou  moins  grande  de  son  ressort  métro- 
politain. Le  gouvernement  avait  des  moyens  plus  directs  et  plus 
efficaces  de  lui  être  désagréable. 


BASILE    DE    GÉSARÉE  395 

évêché  à  Sasima,  sur  la  route  de  Gilicie,  et  il  força  son 
ami  Grégoire  à  en  accepter  le  titre.  L'église  de  Gésarée 
avait  dans  le  Taurus  des  propriétés  considérables,  dont 
les  produits  en  nature  devaient  traverser  la  nouvelle 
province  pour  atteindre  Gésarée.  Anthime  interceptait 
ces  convois.  Grégoire  eut  beau  protester  qu'il  ne  vou- 
lait pas  se  mêler  de  cela  ni  faire  la  guerre  à  Anlhinie 
pour  défendre  les  poules  et  les  mulets  de  Basile  :  l'évê- 
que  de  Gésarée  tint  bon  et  imposa  les  mains  à  son  ami 
récalcitrant.  Mais  il  ne  put  le  décider  à  remplir  les  fonc- 
tions épiscopales  à  Sasima.  Grégoire  n'y  célébra  jamais 
le  service  divin,  n'y  ordonna  aucun  clerc.  Sasima  lui 
faisait  horreur.  C'était  une  triste  localité,  quelques  mai- 
sous  autour  d'un  relais  de  poste.  Ni  eau,  ni  verdure,  rien 
que  de  la  poussière  et  le  bruit  perpétuel  des  charrettes  K 
En  fait  d'habitants,  des  vagabonds,  des  étrangers,  des 
exécuteurs  avec  leurs  victimes,  que  l'on  entendait  gémir 
et  remuer  leurs  chaînes.  De  cet  épiscopat  fâcheux  bien 
des  ennuis  devaient  venir  au  malheureux  Grégoire. 

Quant  à  Basile,  il  rencontra  d'abord,  chez  les 
évoques  de  Gappadoce,  des  oppositions  désagréables, 
dont  il  finit,  à  la  longue,  par  triompher.  A  Gésarée,  sa 
situation  était  très  forte.  Elle  le  devint  encore  plus, 
quand  il  eut  doté  cette  grande  ville  d'un  immense  éta- 
blissement d'assistance,  dont  les  bâtiments  formaient, 
dans  les  faubourgs,  comme  une  ville  nouvelle  :  on 
l'appela   Basiliade.    L'empereur  Valons  l'avait   aidé  à 

1  Greg.  Naz.,  Carm.  de  vita  sua,  vers  439-446. 


396  CHAPITRE    XI 

la   construire,  en  lui  cédant   des  terrains  domaniaux. 

Il  était  resté  en  très  bons  termes  avec  Eustathe, 
son  voisin  de  Sébaste.  Eustathe,  lui  aussi,  avait  fondée 
près  de  sa  ville  épiscopale,  une  sorte  de  grand  hospice, 
qui  servit  de  modèle  pour  la  Basiliade  de  Gésarée.  Au 
commencement  de  son  épiscopat,  il  en  avait  donné  la 
direction  à  un  certain  Aerius  S  un  de  ses  compagnons 
d'ascèse,  qui,  dit-on,  gardait  rancune  à  Eustathe  de 
lui  avoir  été  préféré  pour  l'épiscopat.  Leurs  rapports, 
loin  de  s'améliorer,  devinrent  fort  aigres,  si  bien  qu'un 
beau  jour  Aerius  finit  par  quitter  ses  fonctions  et  se 
mit  à  déblatérer  contre  Eustathe,  l'accusant  d'avarice 
et  lui  reprochant  les  actes  les  plus  légitimes  de  son 
administration.  Aerius  avait  des  partisans  ;  ils  firent 
schisme  avec  lui  et  le  suivirent  aux  conventicules  qu'il 
tenait  dans  les  cavernes  des  environs.  Il  leur  ensei- 
gnait que  les  prêtres  n'étaient  pas  inférieurs  aux  évo- 
ques, que  la  fête  de  Pâques  n'était  qu'un  vieux  reste 
de  judaïsme;,  qu'il  ne  doit  pas  y  avoir  de  temps  fixés 
pour  le  jeûne  et  qu'il  est  inutile  de  prier  pour  les 
morts. 

Il  faut  que  les  Aériens  aient  été  peu  nombreux,  car, 
en  un  temps  et  en  un  pays  où  beaucoup  de  plumes 
étaient  actives,  saint  Epiphane  est  le  seul  auteur  qui 
en  parle,  déplorant  à  la  vérité  leurs  erreurs,  mais  sa- 
tisfait, au  fond,  d'avoir,  grâce  à  eux,  une  pièce  de  plus 
pour    sa    collection   d'hérésies.  A   son  jugement,   trop 

1  Sur  Aerius,  voir  Epiphan.,  Haer.  74. 


BASILE    DE   CÉSARÉE  397 

sévère  sans  doute,  Aerius  et  Eustathe  étaient  ariens 
l'un  et  l'autre,  Aerius,  ouvertement^,  Eustathe  avec  des 
précautions. 

II  est  certain  qu'Eustathe  était  assez  mal  vu,  non 
seulement  des  vieux  nicéens,  comme  Athanase,  Epiphane 
et  Paulin,  mais  des  néo-orthodoxes  eux-mêmes.  Ceux-ci, 
Mélèce  en  tête,  avaient  accepté  toutes  les  conditions 
d'Athanase,  c'est-à-dire  non  seulement  le  symbole  de 
Nicée,  mais  encore  une  profession  explicite  de  l'absolue 
divinité  du  Saint-Esprit.  Eustathe,  toujours  ami  des 
moyens  termes,  ne  disait  pas  que  le  Saint-Esprit  fût 
un  être  créé,  mais  n'affirmait  pas  non  plus  qu'il  fût 
Dieu.  Il  est  possible  qu'une  telle  réserve  lui  parût  né- 
cessaire. J'ai  déjà  dit  qu'elle  était  observée  par  bien 
d'autres  et  que  Basile  lui-même,  qui  avait  pourtant  une 
doctïine  très  ferme  à  cet  égard;,  mettait  quelque  tem- 
pérament à  l'exposer  devant  ses  fidèles. 

Cette  ressemblance  d'attitude  était  propre  à  renfor- 
cer, aux  yeux  des  collègues  de  l'évêque  de  Césarée,  l'im- 
pression fâcheuse  que  produisait  déjà  sa  grande  amitié 
avec  son  voisin  de  Sébaste.  Celui-ci,  qui  considérait 
Basile  comme  son  disciple,  lui  avait  prêté  quelques-uns 
de  ses  moines  pour  l'assister  dans  l'organisation  de  ses 
œuvres.  Par  ces  intermédiaires,  Sébaste  tenait  l'œil 
ouvert  sur  Césarée.  Les  moines  d'Eustathe  se  permirent 
bientôt  de  critiquer  Basile;  des  froissements,  des  rapports 
plus  ou  moins  exacts  se  produisirent  ^  De  tout  cela  ré- 

1  Ep.  119. 


398  CHAPITRE    XI 

sultaU  une  situation  assez  difficile,  qui  iinit  par  se  tendre 
et,  comme  on  le  verra,  aboujlit  à  une  rupture  entre  les 
deux  amis. 

La  politique  religieuse  de  l'empereur  Valons  contras- 
tait douloureusement  avec  celle  de  son  frère  Valenti- 
nien  *.  Bien  des  gens  en  Orient  devaient  se  dire  qu'on  y 
vivait  sous  une  fâcheuse  étoile.  Aux  temps  déjà  lointains 
de  la  grande  persécution,  l'Occident  n'avait  guère  eu  que 
deux  ans  à  souffrir  ;  en  certains  pays  il  avait  été  à  peine 
touche,  tandis  que  l'Orient,  de  Dioctétien  à  Galère,  de 
Galère  à  Maximin.  avait  eu  dix  années  de  misère.  Lici- 
nius  et  Julien  n'avaient  sévi  qu'en  Orient.  Les  évêques 
d'Occident  n'avaient  enduré  Constance  que  pendant  les 
dernières  années  de  son  règne.  Depuis  l'avènement  de 
Julien,  personne  n'avait  plus  songé  à  les  tracasser. 
N'était-il  pas  naturel  que,  favorisés  ainsi  par  la  Pro- 
vidence, les  Occidentaux  s'employassent  à  tirer  de  peine 
leurs  frères  d'Orient?  Persécuté  par  Constance,  Athanase 
avait  trouvé  chez  eux  refuge  et  soutienTlls  avaient  inté- 


1  Celle-ci,  cependant  ne  doit  pas  être  caractérisée  par  la  lettre 
que  reproduit  Théodoret,  H.  E.,  TV,  7,  lettre  manifestement  apo- 
cryphe, ainsi  que  l'épitre  synodale  (IV,  8),  qui  lui  fait  suite.  La 
lettre  impériale,  intitulée  an  nom  des  empereurs  Valentinien.  Va- 
lens  et  Gratien,  s'adresse  aux  Pneumatomaques  d'Asie,  leur 
prêche  la  Irinité  consuhstantielle  en  trois  liypostases,  avec  décla- 
ration d'anathémes,  ce  qui  n'est  guère  de  style  impéiial.  Elle  excite 
les  sujets  de  Valens  à  mépriser  les  ordres  de  leur  souverain,  que 
le  faussaire  se  représente  apparemment  comme  défenseur  spécial 
de  l'hérésie  contré  le  Saint-Esprit.  Il  est  étrange  que  Tillemont 
ait  accepté  de  telles  incongruités. 


Basile  de  gésarée  39& 

ressé  à  sa  cause  leur  empereur  Constant.  Ne  pouvait- on, 
maintenant  que  Constance  revivait  en  Valens,  espérer 
que  Valentinien,  lui  aussi,  interviendrait  efficacement 
auprès  de  son  frère  ?  Il  le  ferait  certainement  si  l'épisco- 
pat  occidental  manifestait  énergiquement  en  faveur  des 
persécutés.  Et  il  le  leur  devait  bien,  car  enfin  les  ortho- 
doxes et  les  gens  de  bonne  volonté  avaient  fait  leur  de- 
voir à  Séleucie,  et,  s'ils  avaient  cédé  à  Constantinople, 
c'est  qu'on  avait  pu  leur  opposer  l'énorme  défaillance 
de  Rimini.  En  Occident  on  s'était  déjugé  au  premier 
moment  de  répit,  et,  dans  cette  nouvelle  attitude,  la 
persévérance  était  facile.  C'est  sur  l'Orient  que  pesait  la 
faute  de  Rimini,  et  elle  pesait  durement. 

Pénétré  de  ces  pensées,  Basile,  dès  le  début  do  son 
épiscopat,  se  mit  en  mouvement  pour  exciter  l'Eglise 
occidentale  à  s'intéresser  aux  malheurs  de  sa  sœur 
d'Orient.  Le  meilleur  intermédiaire  pour  de  telles  négo- 
ciations^ c'était  évidemment  l'évêque  d'Alexandrie.  Atha- 
nase  ne  paraît  pas  avoir  eu  des  rapports  bien  tendres 
avec  le  pape  Libère,  dans  les  dernières  années  de  celui- 
ci  *.  Il  se  trouvait  en  meilleurs  termes  avec  le  nouveau 
pape  Damase,"  auquel,  en  371,  il  demanda  de  condamner, 
non  seulement  Ursace  et  Valens,  mais  encore  Auxence, 
évêque  de  Milan,  de  tous  les  tenants  de  Rimini  le  plus 
accrédité  prés  de  l'empereur  Valentinien.  Basile  écrivit 

1  S'ils  avaient  été  en  bons  termes,  Libère  n'aurait  pas  accueilli 
avec  tant  d'empressement  les  envoyés  du  concile  de  Lampsaque. 
Damase  se  montra  beaucoup  plus  circonspect  dans  ses  rapports 
avec  les  Orientaux. 


400  CHAPITRE    XI 

à  Athanase  S  le  priant  de  faire  agir  l'Occident  en  faveur 
d'une  amélioration  de  la  situation  générale,  et  de  réa- 
liser, ce  qu'il  pouvait  faire  à  lui  tout  seul,  l'union  des  or- 
thodoxes d'Antioche.  Antioche  était,  à  ses  yeux,  la  mère- 
église  de  l'Orient  ^  La  pacification  universelle  dépendait 
de  son  unité  intérieurej  gravement  compromise  par  le 
schisme  entre  Paulin  et  Mélèce. 

La  réponse  d'Athanase  fut  portée  par  un  de  ses  prê- 
tres. Elle  enhardit  Basile  à  préciser  sa  démarche.  Il  se 
concerta  avec  Mélèce  ;  un  diacre  mélétien  d'Antioche, 
Dorothée,  fut  désigné  pour  se  rendre  à  Rome  \  Il  em- 
portait une  lettre  *,  conçue  en  termes  généraux,  où  l'on 
rappelait  aux  Romains  leurs  devoirs  à  l'égard  des  égli- 
ses d'Orient,  assistées  jadis  par  le  pape  Denys  5;  ce 
qu'on  sollicitait  en  ce  moment,  c'était  l'envoi  de  per- 
sonnes orthodoxes  et  pacifiques,  capables  de  rétablir  la 
concorde  troublée.  Dorothée  fut  recommandé  à  l'évèque 
d'Alexandrie^,  auquel  Basile  confiait  ses  désirs.  Les 
Occidentaux  devaient  envoj^er  tous  les  documents  de  ce 
qu'ils  avaient  fait  chez  eux  depuis  Rimini,  condamner 
Marcel  et  arranger  l'affaire  d'Antioche.  Jusqu'à  présent 


1  Ep.  66. 

2  Même  du  monde  entier,  si  l'on  serrait  de  trop  prés  une  de 
ses  expressions  :  Tt'  6'  âv  yâvosTO  xaTî  xarà  ttiv  o'txoufjicvrjv  èxx/Tiffiai; 
Tf|Ç  'AvTio-/£ixi;  èutxaipwTepov  ;  La  suite  du  texte  montre  qu'il  s'agis- 
sait surtout  de  l'Orient. 

3  Ep.  68. 

4  Ep.  70. 

5  Cf.  t.  I.  p.  430. 

6  Ep.  69,  67.  .  ' 


BASILE    DE   CÉSARÉE  401 

ils  n'avaient  condamné  qu'Arius;  ils  le  faisaient  même  à 
tout  propos  ;  mais  de  Marcel  ils  ne  disaient  rien.  Quant 
à  Antioche,  il  devait  être  entendu  que  la  seule  pacifica- 
tion admissible,  c'était  la  reconnaissance  de  Mélèce. 

Entre  temps,  Athanase  était  sollicité  d'accorder  aux 
évêques  orientaux  le  bénéfice  de  sa  communion  ^  Pour 
être  bien  sûr  de  ne  pas  l'égarer,  il  enverrait  ses  lettres 
à  Basile,  qui  ne  les  remettrait  qu'à  bon  escient. 

Tout  cela  paraît  être  resté  inutile.  Dorothée,  arrivé 
à  Alexandrie,  fut  dissuadé  de  s'embarquer  pour  l'Italie. 
Condamner  Marcel,  c'eût  été,  pour  les  Occidentaux,  se 
déjuger  formellement  2,  Quant  à  reconnaître  Méléce,  au- 
tant aurait  valu  ne  pas  reconnaître  Athanase,  qui,  on 
le  savait  à  Rome,  appuyait  manifestement  Paulin. 

Cependant  Athanase  crut  pouvoir  établir  une  com- 
munication entre  Rome  et  Basile.  Un  diacre  de  Milan, 
en  disponibilité  évidemment,  car  il  n'était  pas  au  ser- 
vice d'Auxence,  débarqua  à  Alexandrie,  porteur  d'une 
épître  synodale,  par  laquelle  Damase,  à  la  tête  de  92  évê- 
ques, lui  notifiait  la  condamnation  d'Auxence  et  du  con- 
cile de  Rimini.  Sabinus,  ainsi  s'appelait  le  diacre,  fut 
envoyé  à  Gésarée  avec  son  document.  Celui-ci  n'était 
pas  pour  plaire  à  Basile,  car  il  y  est  dit  que  le  Père,  le 
Fils  et  le  Saint-Esprit  sont  d'une  seule  divinité,  d'une 


1  Ep.  82. 

2  Basile  en  a  bien  le  sentiment,  quand  il  dit  {Ep.  69,  2)  que 
l'hérésie  de  Marcel  est  prouvée  par  ses  livres;  or  c'est  après  avoir 
pris  connaissance  de  ces  livres  que  les  conciles  de  Rome  et  de 
Sardique  l'avaient  réhabilité. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  PEgl.  —  T.  II.  26 


402  CHAPITRE    XI 

seule  vertu,  d'une  seule  figure,  d'une  seule  substance. 
Or  substance,  en  latin,  équivaut  à  hypostase,  en  grec. 
L'évêque  de  Gésarée  ne  pouvait  admettre  cela  sans  user 
d'interprétation  bénigne.  Mais-Basile  savait  que  le  latin 
était  une  langue  assez  pauvre,  et  notamment  que  le 
terme  d'essence  (oÙGia)  y  faisait  défaut.  Au  lieud'inciden- 
ter,  il  saisit  l'occasion  aux  cheveux  et  remit  à  Sabinus 
un  paquet  de  lettres  \,  pour  les  Occidentaux  en  général, 
pour  Valérien  d'Aquilée,  pour  les  évêques  d'Italie  et  de 
Gaule.  Celle-ci  était  au  nom  de  Méièce,  Eusèbe  de  Samo- 
sate,  Basile,  Grégoire  de  Nazianze  (le  père),  Anthime  de 
Tyane,  Pelage  de  Laodicée,  Eustathe  de  Sébaste,  Théo- 
dore de  Nicopolis,  et  autres,  en  tout  trente-deux  prélats 
d'Orient.  On  avait  eu  bien  soin,  cette  fois,  d'éviter  les 
précisions  scabreuses  et  de  se  borner  à  invoquer  la  pitié 
des  collègues  d'Occident,  en  leur  demandant  seulement 
d'envoyer  des  personnes  chargées  de  se  rendre  compte 
de  la  situation  et  de  procurer  la  paix. 

Basile  ne  négligeait  pas  d'exciter  Méièce  à  se  mou- 
trer  déférent  envers  Athanase  ;  il  aurait  voulu  aussi  que 
Méièce  envoyât  quelqu'un  en  Occident  ^.  Méièce  n'envoya 
personne. 

Sabinus  repartit  au  printemps  372.  Une  année  au 
moins  se  passa,  sans  qu'on  entendît  parler  des  Occiden- 
taux. Enfin,  à  l'été  de  l'année  suivante  (373),  on  vit 
arriver  de   chez    eux  un   prêtre  d'Antioche,   Evagrius^ 


1  Ep.  90,  91,  92. 

2  Ep.  89. 


BASILE   DE    CÉSARÉE  /i03 

qui  avait,  onze  ans  plus  tôt,  suivi  en  Italie  le  célèbre 
confesseur  Eusèbe  de  Verceil.  Après  la  mort  de  celui-ci, 
il  rentrait  dans  son  pays.  Il  rapportait  de  Rome  une  for- 
mule à  signer  sans  qu'un  seul  mot  y  pût  être  changé,  et 
les  lettres  que  l'on  avait  confiées,  l'année  précédente,  à 
Sabinus:  elles  n'avaient  pas  plu.  Ces  procédés,  il  faut 
l'avouer,  n'étaient  guère  aimables.  On  ne  les  atténuait 
pas  en  demandant  aux  Orientaux  de  se  présenter  eux- 
mêmes  à  Rome,  afin  que  l'on  eût  une  raison  d'aller  leur 
rendre  visite  ^ 

Basile  fut  froissé;  depuis  lors  il  n'eut  qu'une  médio- 
cre idée  des  Occidentaux,  et  leur  chef,  le  pape  Damase, 
lui  fit  l'effet  d'un  homme  orgueilleux  et  impitoyable. 
Du  reste,  la  mort  d'Athanase  venait  de  lui  enlever  sa 
meilleure  base  d'opérations.  Alexandrie  était  aux  mains 
des  Ariens  et  l'épiscopat  d'Egypte  en  butte  à  la  plus 
dure  persécution.  Les  négociations  avec  l'Occident  fu- 
rent interrompues.  Pour  comble,  on  vit  Evagre,  arrivé 
à  Antioche,  refuser  de  se  joindre  aux  Mélétiens,  et  entrer 
dans  la  communion  de  Paulin  2, 

C'est  à  ce  moment  que  se  consomma  la  rupture  entre 
Basile  et  Eustathe. 

Eustathe,  en  dehors  de  Basile,  avait  peu  d'amis.  Les 
uns  l'abhorraient  à  cause  de  ses  moines,  les  autres  à 
cause  de  sa  doctrine.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  l'amener 
à  prendre  parti  sur  l'affaire  du  Saint-Esprit  ;  malgré  ses 

1  Ep.  138,  2.  Cf.  140,  156. 

2  Ep.  136. 


404  CHAPITRE   XI 

réserves,  on  voyait  qu'il  penchait  pour  l'opinion  con- 
traire à  sa  divinité  absolue.  Dans  les  provinces  d'Asie^, 
d'Hellespont,  de  Bithynie,  il  aurait  été  à  l'unisson  des 
autres  évêques.  Au  fond  du  Pont,  les  voix  les  plus  so- 
nores étaient  en  faveur  de  la  doctrine  opposée,  et  cer- 
tains, qui  n'auraient  peut-être  pas  d'eux-mêmes  défendu 
le  Saint-Esprit  avec  tant  d'ardeur,  se  portaient  de  son 
côté  pour  ne  pas  être  de  celui  d'Eustathe.  Basile,  à  qui 
cette  amitié  dangereuse  valait  chaque  jour  de  nouveaux 
soucis,  prit  le  parti  d'en  finir  et  d'amener  Eustathe  à 
s'expliquer  nettement.  En  372,  au  printemps,  il  se  ren- 
dit à  Sébaste,  et,  après  de  longues  conférences,  amena 
son  vieux  maître  à  embrasser  ses  idées.  Il  allait  conti- 
nuer sa  route  et  se  rendre  auprès  de  Théodote,  évêque 
de  Nicopolis,  l'adversaire  déclaré  d'Eustathe,  pour  con- 
certer avec  lui  et.Mélèce,  qui  se  trouvait  dans  ces  para- 
ges, une  formule  que  l'on  ferait  signer  à  l'évêque  de  Sé- 
baste. Mais,  sur  des  renseignements  qui  lui  parvinrent, 
il  eut  lieu  d'appréhender  que  Théodote,  inquiet  de  la 
conférence  de  Sébaste,  ne  lui  fît  mauvaise  mine.  Il  ren- 
tra donc  chez  lui,  pour  reprendre  le  même  chemin  quel- 
ques semaines  plus  tard,  l'empereur  l'ayant  envoyé  en 
mission  dans  la  Grande-Arménie.  Pour  ce  qu'il  y  allait 
faire  il  avait  besoin  du  concours  de  Théodote.  Il  s'abou- 
cha donc  avec  lui,  dans  la  maison  de  .campagne  où 
s'était  retiré  Mélèce;  ils  parvinrent  à  s'entendre,  pour  le 
moment,  sur  le  cas  d'Eustathe.  Mais  quand  Théodote  fut 
rentré  chez  lui,  il  changea  complètement  d'avis,  et  Basile 
étant  venu  le  prendre  pour  l'emmener  en  Grande-Armé- 


BASILE   DE   CÉSARÉË  '  405 

nie,  il  ne  voulut  même  pas  l'admettre  dans  son  église. 

La  mission  d'Arménie  échoua  de  ce  fait.  Cependant 
Basile  et  Théodote  finirent  par  se  réconcilier  :  ils  s'ac- 
cordèrent même  sur  la  formule  ^  que  l'on  devait  pré- 
senter à  Eustathe,  et  celui-ci  consentit  à  la  signer. 

On  pouvait  croire  que  tout  était  fini  et  qu'il  ne  res- 
tait plus  qu'à  se  tendre  la  main.  Un  rendez-vous  fut 
pris:  Eustathe  devait  s'y  trouver  avec  Basile  et  ses  amis. 
On  l'attendit  en  vain.  Son  entourage  l'avait  retourné  ; 
il  est  bien  possible,  du  reste,  que  l'amitié  de  Basile 
pour  Mélèce,  son  ancien  compétiteur,  lui  ait  paru  exces- 
sive ;  le  fait  est  que,  désormais,  il  voulut  mal  de  mort 
à  sou  ancien  disciple.  Au  retour  d'un  voyage  qu'il  fit 
alors  en  Cilicie,  il  écrivit  à  Basile  pour  lui  déclarer 
qu'il  renonçait  à  sa  communion. 

Le  prétexte  était  une  lettre  de  Basile  à  Apollinaire, 
une  lettre  vieille  de  vingt  ans,  où  il  n'était  nullement 
question  de  dogme  :  Apollinaire  et  Basile  étaient  encore 
laïques  au  temps  de  cette  correspondance.  N'importe  : 
Basile  avait  écrit  à  Apollinaire  ;  c'était  un  apolliuariste, 
un  hérétique.  Une  autre  lettre,  bientôt  répandue  dans 
toute  l'Asie-Miiîeure,  dénonça  Basile  comme  un  intri- 
gant ;  elle  présentait  sous  les  plus  sombres  couleurs  le 
rôle  qu'il  avait  eu  dans  l'affaire  de  la  signature.  Ainsi 
commença  une  controverse  lamentable,  où  Basile  et 
Eustathe  se  renvoyaient  les  accusations  les  plus  amères. 
Basile  était  traité  de  sabellien,  à  cause  de  ses  rapports 

1  Ep.  125. 


406  CHAPITRE   XI 

avec  Apollinaire  ;  on  fit  même  circuler  sous  son  nom 
une  pièce  où  son  orthodoxie,  sur  ce  point,  était  assez 
compromise  1.  De  son  côté  il  réchauffait  la  vieille  his- 
toire des  rapports  d'Eustathe  avec  Arius  et  racontait 
qu'il  avait  été  le  maître  d'Âéce,  comme  si  l'on  pouvait 
être  responsable  de  ses  maîtres  ou  de  ses  disciples. 

Le  parti  arien  profita  de  cette  querelle.  Dès  le  pre- 
mier moment  Eustathe  avait  trouvé,  dans  l'épiscopat  de 
Gilicie,  des  appuis  suspects.  L'année  suivante  (374), 
l'évêque  de  Samosate,  Eusèbe,  l'ami,  le  conseiller  de 
Basile,  fut  exilé  en  Thrace-.  Peu  après,  le  vicaire  du 
Pont,  un  certain  Démosthène,  qui  n'aimait  pas  Basile, 
et  pour  cause  -,  entreprit  une  campag-ne  contre  les  églises 
orthodoxes  de  Cappadoce  et  d'Arménie-Mineure.  Les 
évoques  officiels  tinrent  d'abord  concile  en  Galatie,  sous 
la  direction  d'Euhippius,  un  des  membres  influents  du 
synode  de  360.  Puis  on  se  transporta  en  Cappadoce. 
L'évêque  de  Parnassos,  Hypsis,  le  premier  rencontré, 
fut  déposé  et  remplacé  par  un  homme  sûr,  Ecdicius. 
L'évêque  de  Nysse,  Grégoire^  frère  de  Basile,  accusé  par 
un  particulier,  fut  mandé  à  comparaître  et  amené  sous 
■escorte  ;    mais   il   s'échappa   en  route.    Démosthène   se 


1  Ep.  129.  Texte  complet  publié  à  Rome,  en  1796,  par  L.  Sébas- 
tian!, Epistola  ad  Apollmarem  Laodicenum  celeherrima,  etc.,  et  repro- 
duite par  Loofs,  Eustalhius  von  Sebastia,  p.  72. 

2  Lors  du  séjour  de  Valens  à  Gésarée,  Démosthène  n'était 
encore  que  chef  des  cuisines  impériales.  Gomme  il  faisait  mine  de 
se  mêler  des  atîaires  de  l'Église,  Basile  l'avait  renvoyé  à  ses  four- 
neaux. On  en  parla  beaucoup  à  Gésarée. 


_  BASILE    DE   CÉSARÉE  407 

transporta  ensuite  à  Gésarée,  où  il  adjugea  les  clercs  à 
la  curie  ;  puis  à  Sébaste,  où  il  en  fit  autant  de  ceux  qui 
tenaient  pour  Basile  contre  p]ustathe.  Enfin,  il  réunit  à 
Nysse  un  concile  d'évêques  de  Galatie  et  du  Pont,  qui 
déposa  Grégoire  et  le  pourvut  d'un  successeur.  La 
même  opération  fut  exécutée  à  Doara. 

Sur  ces  entrefaites,  l'évêque  de  Nicopolis,  Théodote, 
élait  mort.  Le  concile  officiel  se  transporta  à  Sébaste  : 
Eustathe,  qui  avait  eu  déjà,  à  Ancyre  même,  quelques 
rapports  avec  ces  prélats,  fraternisa  ouvertement  avec 
eux.  De  là  ils  poussèrent  jusqu'à  Nicopolis.  Déjà,  avec 
l'approbation  de  Basile,  l'évêque  de  Satala  y  avait  ins- 
tallé son  collègue  de  Golonia,  Euphrone  *  ;  Eustathe 
avait  un  autre  candidat,  un  prêtre  appelé  Fronton.  Elu- 
phrone  fut  renvoyé  à  Golonia  et  Fronton  mis  en  posses- 
sion des  églises;  les  dissidents  évincés  durent  tenir  leurs 
réunions  en  pleine  campagne,  comme  le  faisaient  les 
Mélétiens  à  Antioche  ^. 

G'est  sous  l'impression  de  ces  tristes  événements 
que  Basile  écrivit  une  lettre  ^  aux  évêques  d'Italie  et 
de  Gaule.  Depuis  l'accueil  fait  à  sa  correspondance  il 
n'était  guère  disposé  à  reprendre  les  négociations  avec 
Rome.   Gependarut,   l'année  précédente   (364)  "",  il  avait 

1  Nicopolis,  Satala,  Golonia,  faisaient  partie  de  la  province 
d'Arménie-Mineure,  dont  Eustathe  était  métropolitain. 

2  Ep.  225,  237-240,  244,  251. 

3  Ep.  243. 

4  La  date  est  donnée  par  les  letti  es  120  et  121,  qui  nous  mon- 
rent  Sanctissimus  en  Arménie-Mineure  au  moment  où  Anthirae, 
évéque  de  Tyane,  vient  d'ordonner  Fauste,  tov   truvovxa    tw  Ilàua. 


408  CHAPITRE   XI 

aidé  de  ses  recommandations  un  prêtre  Sanctissimus, 
très  au  courant  des  dispositions  occidentales,  qui  par- 
courait l'Arménie  Mineure  et  la  Syrie  *,  recueillant  des 
signatures.  Basile  le  patronnait.  Quand  il  eut  fini  sa 
tournée,  il  partit  pour  l'Italie  (375),  en  compagnie  de 
Dorothée,  maintenant  promu  au  presbytérat.  Ils  empor- 
taient, munie  des  signatures  recueillies  par  Sanctissi- 
mus, la  formule  qu'Evagre  avait  apportée  en  373  et  la 
lettre  de  Basile. 

Le  résultat  ne  fut  pas  celui  que  l'on  désirait.  Per- 
sonne ne  vint  d'Occident;  toutefois  Dorothée  rapporta 
une  lettre  -^  où  l'on  rendait  témoignage  à  son  zèle,  en 
déclarant  qu'on  s'était  efforcé  de  l'aider.  Au  point  de  vue 
doctrinal,  la  lettre  réprouvait  les  erreurs  de  Marcel  et 
d'Apollinaire,  mais  sans  les  nommer.  Le  terme  wia 
substaniia  n'était  plus  employé  ;  on  lui  substituait  celui 
d'una  iisia,  en  grec,  le  latin  ne  possédant  pas  l'équiva- 
lent de  ce  terme  ^  On  rappelait  aussi  que  les  règles 
canoniques  sur  l'ordination  des  évèques  et  des  clercs 


Ce  Papas  n'est  autre  que  le  roi  arménien  Pap,  appelé  Para  dans 
Ammien  Marcellin  (XXX,  1),  qui  fut  assassiné  en  374.  Le  fait  que 
Fauste  «était  avec  Pap  »,  donne  lieu  de  croire  qu'il  avait  suivi  ce, 
prince  dans  son  voyage  en  Gilicie  et  qu'il  demeurait  avec  lui  à 
Tarse.  Sanctissimus  partait  alors  pour  l'Arménie-Mineure,  où  il 
séjourna  longtemps  auprès  de  Méléce.  11  n'alla  en  Syrie  que  l'an- 
née suivante.  —  Je  ne  crois  pas  que  cette  donnée  chronologique 
ait  été  utilisée  jusqu'à  présent. 

1  Ep.  120,  121,  132,  253-256. 

2  Goustant,  Ep.  Rom.  Pontif-,  p.  49S  i  Ea  gratia  ». 

3  Basile  (Ep.  214,  4)  nota  ce  changement.  Désormais  les  Occi- 
dentaux feront  l'a  différence  entre  usia  et  hypostasis. 


BASILE    DE    CÉSARÉE  409 

{sacerdotum  vel  clericorum)  devaient  être  observées  et  que 
ceux  qui  s'en  écartaient  ne  pouvaient  èlre  admis  facile- 
ment à  la  communion.  Ceci  semble  bien  viser  Mélèce. 

Pour  mieux  accuser  l'intention,  une  lettre  fut  écrite 
à  Paulin,  et  celui-ci,  quand  il  la  reçut,  s'empressa  d'en 
faire  trophée  ^  Pierre,  le  nouvel  évêque  d'Alexandrie, 
était  installé  à  Rome  ;  bien  qu'il  se  trouvât  personnelle- 
ment en  bons  termes  avec  Basile  ^  il  ne  partageait  en 
aucune  façon  ses  sympathies  pour  Mélèce. 

La  lettre  ^  que  reçut  Paulin  lui  fut,  je  crois,  appor- 
tée par  Vitalis,  prêtre  d'Antioche,  qui,  jusqu'à  ces  der- 
niers temps,  avait  fait  pat  tie  du  clergé  de  Mélèce,  mais 
s'était  décidé  à  le  quitter,  parce  que  ses  idées  sur  l'In- 
carnation n'y  étaient  pas  agréées.  Vitalis  était  partisan 
d'Apollinaire.  J'ai  exposé  plus  haut  en  quoi  consistait 
la  spécialité  doctrinale  de  ce  savant  homme.  Depuis  le 
temps  du  concile  d'Alexandrie  (362),  l'opposition  entre 
les  deux  tendances  représentées  par  Apollinaire  et  par 
Diodore  n'avait  cessé  de  se  prononcer.  Dans  l'église  de 
Mélèce  on  répudiait  énergiquement  l'apoUinarisme. 
Apollinaire,  quoique  évêque  à  Laodicée,  tenait  cepen- 
dant école  à  Antioche.  Parmi  ses  auditeurs  il  avait  eu, 
les  années  précédentes,  un  moine  latin  fort  lettré,  ap- 
pelé Jérôme,  qui,  après  avoir  étudié  dans  les  écoles  de 
Rome  et  cultivé  l'ascèse  avec  les  clercs  d'Aquilée, 
s'était  décidé  à  essayer  de  la  vie  érémitique  dans  les 

1  Ep.  214,  216. 

2  Ep.  133,  266. 

3  Lettre  perdue,  mentionnée  dans  J.  235. 


410  CHAPITRE   XI 

déserts  d'Orient.  Avant  de  s'y  enfoncer,  il  séjourna 
quelque  temps  à  A.ntioche,  où  il.  s'initia  à  l'exégèse 
sous  la  direction  d'Apollinaire,  tout  en  se  gardant  de 
ses  idées  théologiques.  Il  n'avait  pas  cru  devoir  pren- 
dre parti  entre  les  deux  églises  rivales,  et  s'était  borné, 
en  fait  de  communion  ecclésiastique,  à  celle  des  confes- 
seurs égyptiens  exilés  en  Syrie  pour  la  foi  catholique. 
A  Rome  aussi,  on  avait  longtemps  hésité  entre  Mélèce 
et  Paulin  ;  mais  il  était  inévitable  que  les  relations 
alexandrines  de  celui-ci  ne  fissent  pencher  la  balance  en 
sa  faveur.  C'est  ce  qui  arriva  en  cette  année  375.  Par 
«  son  fils  »  Vitalis,  le  pape  Damase  avait  écrit  officielle- 
ment à  Paulin,  le  commissionnant  pour  les  affaires  de 
communion.  Damase  était  mal  renseigné;  il  ignorait  à 
ce  moment  que  Vitalis  fût  l'homme  d'Apollinaire.  Des 
informations  lui  vinrent,  peut-être  par  Dorothée;  il  se 
ravisa.  Pendant  que  Paulin  se  glorifiait  à  Antiôche  d'être 
reconnu  par  Rome,  de  nouveaux  courriers  lui  étaient 
expédiés,  l'un  pour  l'avertir  que  des  difficultés  étaient 
survenues  ^  l'autre^  pour  lui  donner,  par  rapport  àVita- 

1  Per  Petronium  presbyterum,  J.  2.35. 

2  J.  335,  mais,  bien  entenda  sans  les  anathématismes  et  seule- 
ment jusqu'aux  mots  in  siiscipiendo  tribuat  exemplum.  —  A  la  suite 
de  cette  lettre,  certaines  collections  canoniques  (voir  Maassen, 
Quellen,  t.  I,  p.  232  et  suiv.)  présentent  un  document,  adressé  aussi 
à  Paulin  d'Antioche:  Post  concilium  Nicaenu7n.  D'autres  collections 
le  mettent  à  la  suite  du  concile  de  Nicée;  Théodoret  [H.  E.,  V,  11) 
le  donne  isolément,  traduit  en  grec.  Ce  document  comprend  deux 
séries  d'anathémes.  La  première  vise  nommément  Sabellius,  Arius, 
Ennomius,  les  Macédoniens  et  Photin.  Sans  nommer  ni  Eustathe, 
ni  Apollinaire,  ni  Marcel,  elle  proscrit  leurs  principales  erreurs  et 


BASILE    DE   CÉSARÉE  411 

lis,  des  instructions  plus  complètes.  Vitalis  et  ses  adhé- 
rents ne  devaient  être  admis  qu'après  une  répudiation 
nette  de  la  doctrine  d'après  laquelle  le  Christ  n'aurait 
pas  été  un  homme  parfait,  le  Verbe  divin  ayant  rem- 
placé en  lui  l'âme  intelligente  (sensus,  vouç).  Apollinaire 
n'était  pas  nommé  :  Rome  et  Alexandrie  conservaient 
encore  des  égards  pour  l'illustre  théologien  K  L'afifaire 
de  Vitalis  précisa  les  choses.  Les  Mélétiens  considéraient 
déjà  Apollinaire  et  Vitalis  comme  des  hérétiques;  après 
la  lettre  de  Damase  il  était  impossible  à  Paulin  de  les  ad- 
mettre dans  son  église.  Ils  en  fondèrent  une  autre  et  ce 
fut  Vitalis  lui-même  qui  en  devint  évêque. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  à  Antioche,  Eus- 
tathe,  isolé  dans  son  pays,  où  ses  accointances  suspec- 
tes avec  les  évêques  officiels  lui  avaient  encore  enlevé 
des  sympathies,  eut  l'idée  de  se  rapprocher  de  ses  an- 
ciens amis,  les  «  Macédoniens  «.  Ceux-ci  tinrent  en  376 
un  concile  à   Cyzique.  Il  y  alla.   On  adopta    dans  cette 

se  termine  par  une  réprobation  de  ceux  qui  émigrent  d'une  église 
à  l'autre;  c'est  sans  doute  Mélèce  que  l'on  a  en  vue.  La  seconde 
partie  du  document  :  Si  guis  non  dixerit,  etc.,  ne  vise  ni  Marcel, 
ni  Apollinaire;  elle  s'occupe  presque  exclusivement  du  Saint-Es- 
prit. Je  crois  que  nous  sommes  ici  en  présence  de  deux  pièces  de 
date  différente,  que  l'on  aura  réunies  plus  tard,  sans  tenir  compte 
de  l'ordre  chronologique.  La  seconde,  en  effet,  est  antérieure  à  la 
première.  Elle  pourrait  bien  remonter  au  temps  (v.  371)  où  saint 
Athauase  écrivit  sa  lettre  à  Epictète.  Les  erreurs  sur  l'Incarna- 
tion qai  s'y  trouvent  visées  sont  apparentées  de  plus  près  à  celles 
qu'il  réfute  dans  cette  lettre  qu'à  l'apollinarisme  proprement  dit. 
1  II  faut  se  rappeler  qu'Apollinaire  était  de  la  petite  église, 
compétiteur  de  Pelage  à  Laodicée,  comme  Paulin  l'était  de  Mélèce 
à  Antioche. 


412  CHAPITRE    XI 

réunion  une  nouvelle  profession  de  foi,  où  l'homoonsios 
fut  de  nouveau  répudié  et  remplacé  par  Vhomoiousios  ; 
le  Saint-Esprit  y  était  mis  au  nombre  des  créatures. 
Eustathe  signa  cette  formule,  et  précisa  ainsi  son  alti- 
tude, en  se  classant  parmi  les  Pneumatomaques. 

Au  point  de  vue  de  Basile,  ces  événements  étaient 
propres  à  éclairer  les  Occidentaux  sur  la  valeur  des  per- 
sonnes qui  se  couvraient  en  Orient  de  leur  patronage. 
Eustathe  avait  été  reçu  à  Rome  par  le  pape  précédent; 
il  s'en  était  targué  fort  longtemps.  Apollinaire  et  Paulin, 
chefs  de  la  petite  église,  étaient  des  protégés  de  Rome  ; 
Vitalis  également.  Il  n'y  avait  d'intact  que  Mélèce  et 
son  groupe,  juste  ceux  dont  les  Romains  ne  voulaient 
pas.  On  profita  de  cette  situation  pour  tenter  une  nou- 
velle démarche.  Au  printemps  377,  Dorothée  et  un 
autre  prêtre,  peut-être  encore  Sanctissimus,  reprirent 
le  chemin  de  Rome,  avec  une  lettre  adressée  «  aux  Occi- 
dentaux »,  au  nom  collectif  des  Orientaux'.  Cette  fois-ci 
les  choses  étaient  précisées.  Les  Romains  étaient  avisés 
que  ce  n'étaient  plus  les  ariens  qui  devaient  être~répu- 
diés  :  leurs  excès  les  rendaient  plus  odieux  que  jamais. 
D'autres  ennemis  menaçaient  l'Eglise,  et  d'autant  plus 
dangereux  qu'en  les  ménageant  on  laissait  planer  le 
doute  sur  le  caractère  pernicieux  de  leur  doctrine.  11 
importait  de  condamner  expressément  Eustathe,  le 
chef  des  Pneumatomaques  ;  Apollinaire,  qui  enseignait 


1  Ep.  263  ;  cf.  Ep.  129,   où  Basile  expose  à   Mélèce  le  plan  de 
cette  nouvelle  démarche. 


BASILE    DE   CÉSARÉE  413 

le  règne  de  mille  ans  et  troublait  tout  le  monde  par  sa 
doctrine  sur  l'Incarnation,  enfln  Marcel,  dont  les  disci- 
ples trouvaient  trop  d'accueil  auprès  de  Paulin. 

La  nouvelle  ambassade  de  Dorothée  n'eut  et  ne  pou- 
vait avoir  qu'un  succès  partiel.  Que  l'église  romaine  ré- 
pudiât les  erreurs  attribuées  à  Eustathe,  Apollinaire, 
Marcel,  cela  ne  pouvait  faire  un  doute.  Elle  s'était  déjà 
exprimée  clairement  à  ce  sujet.  Elle  l'avait  fait,  en  par- 
ticulier, dans  la  lettre  que  Dorothée  avait  rapportée  en 
Orient.  Elle  le  fit  encore,  pour  complaire  aux  Orientaux, 
dans  une  autre  lettre  que  Dorothée  remporta  à  son  re- 
tour de  ce  nouveau  voyage  *.  Quant  à  condamner  nom- 
mément des  personnes  absentes,  Eustathe,  Apollinaire, 
Paulin,,  sans  qu'elles  eussent  été  mises  à  même  de  s'ex- 
pliquer dans  un  débat  contradictoire,  c'est  ce  qu'on  ne 
pouvait  guère  demander  au  siège  apostolique.  Tout  au 
plus  lui  aurait-il  été  possible  de  ratifier  une  sentence 
prononcée,  après  un  tel  débat,  par  les  autorités  légitimes 
d'Orient.  Mais  ni  ce  débat  n'avait  eu  lieu,  ni  cette  sen- 
tence n'existait. 

La  situation  était  inextricable.  Sur  les  bonnes  vo- 
lontés contemporaines  pesaient  les  conséquences  de  la 
longue  guerre  dans  laquelle  Eusébe  de  Nicomédie  avait 
engagé  les  Orientaux  contre  Alexandrie  d'abord,  puis 
contre  l'église  romaine.  Encore  tout  le  monde  n'était-il 
pas  de  bonne  volonté  :  Paulin  aurait  dû  se. retirer.  Dé- 


1  Fragments  Illud  sane  miramur  et  Non  nobis  quidquam  (Cons- 
tant., Ep.  Rom.  Pont.,  p.  498,  499). 


414  CHAPITRE    XI 

blayée  de  sa  personne,  la  situation  fût  restée  critique, 
car  l'opinion  égyptienne  n'aurait  pas  cessé  d'apercevoir, 
derrière  Mélèce,  les  ombres  de  ses  anciens  patrons,  les 
Eudoxe  et  les  Acace.  Cependant,  comme  Mélèce  était 
personnellement  très  sympathique^  les  choses  se  seraient 
arrangées  à  Antioche,  et  ailleurs  on  aurait  fini  par  en 
prendre  son  parti.  En  tout  cas  Rome  et  Alexandrie 
auraient  cessé  de  remorquer  l'épave  encombrante  du 
vieux  parti  marcellien;  l'union  se  serait  refaite  entre 
elles  et  les  églises  d'Orient.  Ceci  soit  dit  pour  mieux 
indiquer  les  lignes  et  les  exigences  de  la  situation,  car 
je  n'estime  pas  qu'il  appartienne  à  l'historien  de  s'oc- 
cuper des  choses  qui  auraient  pu  se  passer;  il  a  bien 
assez  à  faire  avec  celles  qui  se  sont  passées  en  réalité. 

Les  entretiens  que  l'envoyé  de  Mélèce  eut  à  Rome 
avec  le  pape  Damase  ne  furent  pas  toujours  très  paisi- 
bles. Pierre  d'Alexandrie  y  assistait.  Quand  il  était 
question  de  Mélèce  et  d'Eusèbe  de  Samosate,  il  ne  se 
gênait  pas  pour  manifester  son  aversion,  et  allait  jus- 
qu'à les  traiter  d'ariens.  Dorothée,  à  la  fin,  perdit  pa- 
tience et  entreprit  le  pape  d'Alexandrie  avec  quelque 
vivacité.  Pierre  s'en  plaignit  à  Basile.  Celui-ci  lui  ex- 
prima 1  ses  regrets,  mais  en  lui  faisant  observer  que  Mé- 
lèce et  Eusébe,  deux  confesseurs  de  la  foi,  exilés  par  les 
ariens,  méritaient  le  respect  de  leurs  collègues;  quanta 
leur  orthodoxie,  sur  tous  les  points  litigieux,  il  la  con- 
naissait et  s'en  portait  garant. 

1  Ep.  266, 


BASILE   DE   CÉSARÉE  415 

Mélèce,  Basile  et  leur  monde  représentaient  en 
somme  une  évolution  à  droite  de  l'ancien  parti  d'oppo- 
sition au  concile  de  Nicée.  Ce  n'était  pas  le  seul  que 
les  circonstances  eussent  amené  à  tempérer  son  attitude 
première.  Au  pôle  opposé,  le  vieil  adversaire  des  «  Orien- 
taux »,  celui  contre  lequel,  depuis  Eusèbe  de  Gésarée 
jusqu'à  saint  Basile,  ils  n'avaient  cessé  de  s'escrimer, 
Marcel  d'Ancyre,  Marcel  le  «  sabellien  »,  évoluait  de 
son  côté,  ou  plutôt  on  évoluait  autour  de  lui.  Il  n'était 
pas  encore  mort  quand  Basile  devint  évêque.  Il  vivait 
retiré  à  Ancyre,  avec  quelques  clercs  et  un  certain 
nombre  de  fidèles,  qui  formaient  autour  de  lui  une 
petite  église.  L'évêque  officiel,  Athanase,  celui  qui  fit 
adhésion,  en  363,  au  concile  de  Nicée,  crut  devoir 
tracasser  ce  petit  groupe.  Marcel  était  depuis  longtemps 
en  froid  avec  l'évêque  d'Alexandrie,  son  ancien  com- 
pagnon de  luttes  à  Rome  et  à  Sardique.  Gela  ne  l'em- 
pêcha pas  de  recourir  à  lui.  Un  de  ses  clercs,  le  diacre 
Eugène,  se  rendit  à  Alexandrie,  avec  des  recomman- 
dations délivrées  par  les  évoques  de  Grèce  et  de  Macé- 
doine. Il  présenta  une  profession  de  foi  ^  où  les  ancien- 
nes doctrines  de  Marcel  se  trouvaient  atténuées  ou 
voilées  ;  cependant  on  n'allait  pas  jusqu'à  parler  des  trois 
hypostases.  Athanase,  on  l'a  vu,  s'il  n'excluait  pas  cette 
expression,  n'y  tenait  pas  non  plus.  Il  donna  des  lettres 
de  communion  au  diacre  de  Marcel  et  à  sa  petite  église. 
Geci  se  passait,  je  crois,  au  moment  du  concile  d'Ale- 

1  Mansi,  Cotic,  t.  III,  p.  469. 


416  CHAPITRE    XI 

xandrie,  en  362;  il  devait  être  nonagénaire  *  et  c'est 
peut-être  son  grand  âge  qui  explique  que,  dans  les  der- 
niers temps,  on  n'entende  plus  parler  de  lui.  Privés  de 
leur  chef,  repoussés  par  Basile  et  son  monde,  qui  ne 
cessaient  de  solliciter  contre  eux  les  anathèmes  de  l'Oc- 
cident, ses  disciples  s'adressèrent  aux  évêques  égyp- 
tiens, exilés  à  Diocésarée  en  Palestine.  Ces  confesseurs, 
à  qui  ils  présentèrent,  avec  une  profession  de  foi  2,  les 
lettres  de  communion  délivrées  jadis  par  saint  Athanase, 
les  admirent  sans  difficulté.  Basile,  auquel  ils  s'adressè- 
rent ensuite,  trouva  que  les  exilés  avaient  été  trop  vite 
en  besogne;  tel  fut  aussi  l'avis  de  Pierre  d'Alexandrie  ^. 
Basile  ne  demandait  pas  mieux  que  d'accueillir  les  Ga- 
lates;  mais  il  voulait  qu'ils  vinssent  à  lui  et  non  qu'ils 
prétendissent  l'attirer  à  eux. 

Cette  affaire,  comme  les  autres,  était  encore  pendante, 
quand,  en  378,  des  événements  fort  graves  vinrent  mo- 
difier la  situation  politique  et  religieuse  de  l'empire 
d'Orient.  Deux  ans  auparavant,  les  Goths- établis  au  delà 
du  Danube  s'étaient  vus  attaqués  parles  Huns  venus  de 
l'Oural.  Refoulés  par  ces  hordes  sauvages,  ils  avaient 
demandé  asile  à  la  terre  d'empire  et  on  leur  avait  permis 
de  s'établir  en  Thrace,  à  certaines  conditions,  parmi  les- 
quelles figurait  la  promesse  de  leur  fournir  des  subsis- 
tances.  L'administration  de  Valens  organisa  ce  service 

1  II  était  déjà  évéque  en  314,  au  moment  du  concile  d'Ancj're. 

2  Epiphane,  iïaec.  LXXII,  11. 

3  Basile,  Ep.  266. 


BASILE    DE    CÉSARÉE  417 

avec  si  peu  de  conscience  et  d'hiumanité  que  les  immigrés 
se  révoltèrent  (376).  On  fut  obligé  de  leur  faire  une 
guerre  en  règle  et  les  choses  finirent  par  prendre  une  si 
mauvaise  tournure  que  Valens  dut  intervenir  de  sa  per- 
sonne. Avant  de  quitter  Anlioche,  dans  une  inspiration 
de  clémence  prudente,  il  révoqua  les  sentences  d'exil 
prononcées  contre  les  personnes  ecclésiastiques  *. 

Arrivé  à  Constantinople  le  30  mai,  il  en  partit  2  quel- 
ques jours  après  pour  diriger  les  opérations  militaires 
en  Thrace.  Le  9  août  il  livra  bataille.  L'armée  romaine 
subit  un  épouvantable  désastre,  dans  lequel  l'empereur 
disparut,  soit  qu'on  n'eût  pu  reconnaître  son  cadavre 
parmi  les  morts,  soit  que,  comme  le  bruit  s'en  accrédita, 
il  eût  péri  dans  l'incendie  d'une  chaumière  où  on  l'a- 
vait transporté  pour  y  soigner  ses  blessures. 

1  Jérôme,  Chron.  :  Valens  de  Antiochia  exire  compulsus  sera 
poenitentia  nostros  de  exilio  revocat  ».  —  Rufin,  H.  E.,1I,  13  : 
«t  Tum  vero  Valentis  bella  quae  ecclesiis  inferebat  in  hostem  coepta 
converti  seraque  poenitentia  episcopos  et  prestbyteros  relaxari 
exiliis  ac  de  metallis  resolvi  monachos  iubet  ». 

2  D'après  une  légende  rapportée  par  Sozomène  (VJ,40)  et  adop- 
tée aussi,  avec  quelque  altération,  par  Théodoret  (IV,  31),  un  moine 
de  Constantinople,  Isaac,  l'aurait  adjuré  en  vain  de  rendre  les 
églises  aux  catholiques.  Cette  histoire,  assez  suspecte  en  elle- 
même,  ne  peut  être  opposée  aux  témoignages  de  saint  Jérôme  et 
de  Rufin,  qui  habitaient  alors  l'Orient,  sur  le  rappel  des  exilés  par 
Valens  lui-même;  du  reste  autre  chose  est  le  rappel  des  exilés, 
autre  leur  réintégration  au  lieu  et  place  du  clergé  oficiel. 


DucHESNE.  Hisi.  anc7  de  l'Egl.  —  T.  II.  27 


CHAPITRE  XII 
Grégoire  de  Nazianze. 


Gratien  et  Tliéodose.  —  Retour  des  évéques  exilés.  —  Mort  de 
Basile.  —  Les  Orientaux  acceptent  les  conditions  de  Rome.  — 
Attitude  de  Tliéodose.  —  Situation  à  Gonstantinople.  —  Grégoire 
de  Nazianze  et  son  église  Anastasis.  —  Conflits  avec  les  ariens.  — 
Opposition  alexandrine  :  Maxime  le  Cynique.  —  Grégoire  à  Sainte- 
Sophie.  —  Second  concile  œcuménique  (3S1).  —  Obstination  des 
Macédoniens.  —  Installation  de  Grégoire.  —  Mort  de  Mélèce  :  dif- 
ficultés pour  sa  succession.  —  Démission  de  Grégoire.  —  Nectaire. 
—  Les  canons.  —  Hostilité  contre  Alexandrie.  —  Flavien  élu  à 
Antioche.  —  Protestations  de'saint  Ambroise.  —  Concile  romain 
de  382.  —  Lettre  des  Orientaux. 


Gratien,  averti  du  danger,  mais  retenu  en  Gaule  par 
une  invasion  alamane,  celle  qui  fut  arrêtée  par  la  ba- 
taille de  Golmar,  arrivait  à  temps,  malgré  tout,  sur  le  bas 
Danube.  Valens  l'eût  attendu,  que  les  Goths,  pris  entre 
les  deux  armées,  eussent  été  facilement  réduits.  Après 
le  désastre,  le  jeune  empereur  d'Occident  —il  n'avait  pas 
vingt  ans  —  prit  d'abord  quelques  mesures  pour  remé- 
dier à  la  situation  ;  puis,  ne  se  sentant  pas  en  état  de 
gouverner  à  lui  seul  les  deux  parties  de  l'empire,  il  se 
déchargea  de  l'Orient  sur  un  de  ses  généraux,  Théodose, 
qui  fat  proclamé  auguste  à  SirmiuniJ^e  16  janvier  379. 
Dès  auparavant,  Gratien  s'était  empressé  de  ratifier  et 
d'élargir  les  mesures  déjà  prises  par  Valens  pour  le  rap- 
pel des  évéques  exilés.  Mélèce  reparut  à  Antioche,  Eu- 


GRÉGOIRE    DE    NAZIANZE  419 

sèbe  à  Samosate;  tous  les  confesseurs  reprirent  la  direc- 
tion de  leurs-églises. 

Un  des  premiers  à  rentrer  fut  Pierre  d'Alexandrie. 
Avant  de  le  laisser  quitter  Rome,  Damase  le  fit  assister 
à  un  concile  où  l'on  se  décida  enfin  à  condamner  nom- 
mément Apollinaire  et  un  de  ses  principaux  lieute- 
nants^ Timothée,  qu'il  venait  de  faire  évoque  à  Béryte. 
Pierre  partit  ensuite.  Il  ne  fut  pas  plutôt  débarqué  à 
Alexandrie  qu'une  émeute  en  chassa  Lucius,  lequel 
s'empressa  de  se  réfugier  à  Gonstantinople.  A  défaut  de 
l'empereur  Valens,  il  y  trouva  l'hospitalité  de  l'évêque 
Démophile,  toujours  en  place,  lui,  et  bien  résolu  à  ne 
s'en  aller  qu'au  dernier  moment. 

C'est  alors  que  mourut  Basile,  le  l^r  janvier  379.  Il 
n'avait  pas  achevé  sa  cinquantième  année;  sa  carrière 
aurait  pu  se  prolonger  longtemps;  après  avoir  été  à  la 
peine,  on  pouvait  s'attendre  à  ce  qu'il  fût  à  l'honneur. 
Mais  sa  santé,  toujours  chétive,  ne  s'était  pas.  raffermie 
dans  les  imprudences  de  l'ascèse  et  dans  les  fatigues 
de  l'épiscopat.  Entre  toutes  ses  misères,  il  se  plaint  par- 
ticulièrement d'une  maladie  de  foie,  que  l'on  soupçon- 
nerait, en  dehors  de  ce  témoignage,  dans  le  ton  inquiet 
et  amer  de  sa  correspondance.  En  butte  à  la  malveil- 
lance, souvent  brutale,  du  gouvernement,  à  des  oppo- 
sitions ecclésiastiques  pour  la  plupart  ineptes,  mais  de 
sens  divers  et,  à  cause  de  cela,  difficiles  à  réduire,  dé- 
pourvu de  collaborateurs  sérieux,  car,  en  dépit  de  leur 
amitié  et  de  leur  talent,  son  frère  Grégoire  de  Nysse 
et  son  ami  Grégoire  de  Nazianze  l'encombrèrent  plus 


420  CHAPITRE   XII 

qu'ils  ne  le  servirent,  Basile  apportait,  au  service  d'un 
programme  pacifique,  un  tempérament  trop  sensible  et 
trop  belliqueux.  De  là  des  déconvenues  perpétuelles. 
Dans  l'affaire  d'Eustathe  on  le  voit,  pour  contenter  des 
consubstantialistes  féroces,  mettre  le  couteau  sur  la  gorge 
à  un  vieil  ami,  à  un  évêque  vénéré,  et  le  résultat  qu'il 
obtient,  c'est  que,  en  dépit  de  ce  sacrifice,  l'intransigeant 
Atarbe  de  Néocésarée  ne  peut  supporter  sa  vue,  s'enfuit 
à  son  approche,  terrorise  ses  paroissiens  par  des  songes 
'menaçants,  si  bien  qu'ils  s'ameutent  contre  l'évêque  de 
Gésarée,  leur  compatriote,  la  gloire  de  leur  pays.  Il  en- 
tend que  Mélèce  soit  reconnu  évêque  d'Antioclie,  et  pour 
cela  il  fait  obstinément  campagne,  sans  se  rendre  compte 
de  la  situation  où  une  telle  entreprise  mettait  les  églises 
de  Rome  et  d'Alexandrie.  On  lui  résiste  :  il  s'irrite  et  tient 
des  propos  peu  mesurés.  Même  dans  son  pays  et  dans 
son  monde  ecclésiastique,  son  influence  est  fort  contestée. 
On  a  voulu  voir  en  lui  le  fondateur  d'une  sorte  de  patriar- 
cat, avec  un  ressort  correspondant  au  diocèse  de  Pont. 
Mais  il  est  clair  qu'il  n'a  aucune  autorité  dans  les  pro- 
vinces occidentales^  celles  de  Bithynie,  de  Galatie  et  de 
Paphlagonie.  Les  évêques  du  littoral  pontique  ^  ne  s'oc- 
cupent pas  de  lui  2.  A  l'intérieur,  quand  les  sièges  ne 
sont  pas  occupés  par  des  ariens,  comme  à  Amasie  et 
dans  la  Tétrapole  arménienne,  leurs  titulaires  se  que- 
rellent entre  eux:  les  uns  admettent  les  moines,  les  au- 

1  Sinope,  Amisos  (Sanisoun),   Polemonion,  Kérassonde,  Trébi- 
zonde. 

2  Ep.  203. 


GRÉGOIRE    DE    NAZIANZE  421 

très  n'en  veulent  pas  ;  les  uns  trouvent  que,  dans  la  ques- 
tion trinitaire,  Basile  penche  trop  à  droite,  les  autres  dé- 
plorent qu'il  fasse  des  concessions  à  gauche.  Servie  par 
une  bonne  santé,  la  grande  âme  de  l'évêque  de  Gésarée 
eût  peut-être  surmonté  toutes  ces  misères.  Mais  l'instru- 
ment se  refusa.  Le  pilote,  harassé,  mourut  au  moment  où 
s'apaisait  la   tempête. 

Quel  jour  amer  pour  les  pontifes  de  l'arianisme  offi- 
ciel que  celui  où  ils  apprirent  le  rappel  de  leurs  com- 
pétiteurs exilés  !  Encore  n'était-ce  qu'une  mesure  préli- 
minaire. On  connaissait  les  sentiments  du  jeune  empereur 
et  l'on  se  doulait  de  ce  qui  allait  suivre.  A  Antioche;, 
Mélèce,  placé  en  face  de  difficultés  spéciales,  prit  vite 
conscience  d'une  situation  maintenant  très  simplifiée. 
S'entendre  avec  Rome  avait  été,  sous  Valens,  chose 
grandement  souhaitable  ;  sous  Gratien  et  ïhéodose, 
c'était  la  seule  et  unique  solution,  Basile,  qui  aurait 
peut-être  eu  des  scrupules,  n'était  plus  là  pour  suggérer 
des  conditions.  Un  concile  de  153  évêques  se  réunit  dans 
la  métropole  syrienne  à  l'automne  >  de  379, et  vota  une 
adhésion  sans  ambages  aux  formulaires  romains  -. 

1  Neuf  mois  après  la  mort  de  Basile,  dit  Grégoire  de  Nysse, 
De  vita  sanclae  Macrinae  (P.  G.,  t.  XLVI,  p.  973). 

2  Nous  avons  encore  (Goustant,  Ep.  Rom.  Pontif.,  p.  500)  les 
signatures  (sept  exprimées,  les  autres  totalisées)  qui  furent  appo- 
sées à  cette  pièce.  Le  sens  du  formulaire  n'est  pas  douteux.  Quant 
à  sa  teneur,  elle  n'est  pas  aisée  à  déterminer.  Les  signatures  sont 
attachées,  dans  le  manuscrit  [Coll.  Theod.)  où  on.  les  trouve,  à  un 
recueil  formé  de  la  lettre  dé  Damase,  Confidimus  guident  et  des  trois 
fragments  Ea  gratia,  Illud  sane  miramui\  Non  nobis  quidquam  (ci- 
dessus,  pp.  401,  408,  413).  Mais  ce  groupe  de  pièces  est  fort  inco- 


422  CHAPITRE    XII 

C'était  prévenir  les  dispositions  de  Théodose.  Le 
nouvel  empereur  s'était  établi  à  Thessalonique.  Il  y 
tomba  malade  pendant  l'hiver  et  fut  baptisé  par  l'évêque 
Acholius,  un  nicéen  déterminé.  Dans  un  édit  *  du  27  fé- 
vrier 380,  il  exposa  àses  peuples  qu'ils  devaient  tous  pro- 
fesser la  religion  que  «  l'apôtre  Pierre  avait  jadis  ensei- 
gnée aux  Romains  et  que  suivaient  présentement  le  pon- 
tife Damase  et  Pierre,  évêque  d'Alexandrie,  homme  d'une 
sainteté  apostolique  ».  De  ce  côté  seulement  on  avait 
droit  au  titre  de  catholiques;  quant  aux  autres,  c'étaient 
des  hérétiques:  leurs  conciliabules  n'étaient  pas  considé- 
rés comme  des  églises;  on  les  menaçait  de  pénalités. 

A  Antioche,  les  orthodoxes,  tant  de  la  grande  église 
(Mélèce)  que  de  la  petite  (Paulin),  étaient  en  nombre. 
Ils  pouvaient  attendre  avec  sérénité  les  mesures  d'exé- 
cution qui  leur  livreraient  les  édifices  ecclésiastiques 
encore  détenus^  non  plus  par  Euzoïus,  mort  depuis  quel- 
que temps,  mais  par  son  successeur  Dorothée.  La  situa- 

hérent.  Il  est  visible  qu'il  rie  représente  qu'un  extrait  d'un  recueil 
plus  étendu.  Les  Orientaux  n'auraient  sûrement  pas  signé  la  lettre 
Confidimus  toute  seule,  car  on  y  trouve  le  terme  una  substantia 
{:=.  (jiia  vTiôffxafft;),  contre  lequel  ils  protestèrent  toujours.  Mais  ce 
terme  pouvait  être  considéré  comme  expliqué  par  les  lettres  sub- 
séquentes, dans  l'une  desquelles  il  est  remplacé  par  l'expression 
una  usia.  Il  est  donc  possible  qu'ils  aient  adhéré  aux  idées  conte- 
nues dans  l'ensemble  du  dossier.  Toutefois  leur  adhésion  a  dû 
être  libellée  dans  un  texte  spécial',  que  l'auteur  de  nos  extraits 
aura  négligé.  Le  texte  par  lequel  il  introduit  les  signatures,  et 
Vexplicit  qui  vient  après,  supposent  une  connexion  étroite  entre  le 
concile  d'Antioche  et  les  documents  romains  qui  le  précèdent. 
1  Cod.  Theod:,  XVI,  1,  2. 


GRÉGOIRE    UE   JSaZIAWZE  423 

tion  n'était  pas  aussi  claire  à  Gonstantinople.  Là  le 
parti  arien  était  en  force.  Soq  chef  Démophile  trônait  à 
Sainte-Sophie;  le  clergé  sous  ses  ordres  occupait  toutes 
les  églises.  Les  opposants,  macédoniens  ou  nicéens,  en 
étaient  rigoureusement  exclus,  tout  comme  les  mélétiens 
et  les  pauliniens  à  Antioche.  A  l'avènement  de  Démo- 
phile, les  nicéens  avaient  essayé  de  se  donner  un  évoque, 
dans  la  personne  d'un  certain  Evagrius;il  fut  aussitôt 
enlevé  par  la  police  et  interné  à  Bérée,  où  il  parait  être 
mort,  car  on  n'entendit  plus  parler  de  lui.  Les  temps* 
étant  devenus  plus  favorables,  ils  sentirent  le  besoin 
de  se  grouper  et  de  s'organiser.  Les  néo-orthodoxes  d'O- 
rient s'empressèrent  de  leur  venir  en  aide,  désireux 
qu'ils  étaient  que  la  place  de  Démophile  fût  donnée  à 
quelqu'un  de  leurs  amis,  et  surtout  d'empêcher  les 
Apollinaristes,  déjà  en  mouvement,  de  s'en  emparer 
pour  eux  mêmes.  Des  négociations  s'engagèrent,  à  la 
suite  desquelles  Grégoire,  le  fils  du  vieil  évêque  de  Na- 
zianze,  fut  choisi  pour  aller  prendre  la  direction  de  ce 
petit  troupeau.  . 

Depuis  la  mort  de  ses  parents  (375),  Grégoire,  enfin 
libre  de  suivre  sa  vocation  ascétique,  s'était  enfui  de 
Nazianze.  Laissant  Basile  se  dépêtrer  des  difficultés  qui 
l'assiégeaient  de  toutes  parts,  il  s'était  réfugié  dans  le 
monastère  de  Sainte-Thècle,  à  Séleucie  d'Isaurie,  C'est 
là  qu'il  apprit  le  désastre  de  Valens  et  la  mort  de  Basile. 
Après  s'être  bien  fait  prier,  il  finit  par  consentir  à  ce 
qu'on  demandait  de  lui  et  se  rendit  à  Gonstantinople,  où 
il  ouvrit  une  petite  église  dans  la  maison  d'un  de  ses 


42i  CHAPITRE    XII 

parents.  Les  orthodoxes  se  groupèrent  autour  de  lui.  Son 
éclatante  vertu  et  surtout  son  admirable  éloquence  lui 
recrutèrent  bientôt  un  auditoire  sérieux.  L'église  de 
Constantinople,  opprimée  depuis  quarante  ans  par  les 
intrigues  et  la  violence,  ressuscitait  dans  cet  édifice  mo- 
deste. Aussi  Grégoire  avait-il  donné  à  sa  chapelle  le  nom 
de  Résurrection  i(Anastasis).  C'e^st  là  qu'entre  tant  d'au- 
tres homélies,  il  prononça  ses  cinq  discours  sur  la  Tri- 
nité, morceaux  classiques  de  la  théologie  grecque.  L'ora- 
toire dissident,  grâce  à  l'éloquence  d'or  de  ce  premier 
Chrysostome,  était  plus  et  mieux  fréquenté  que  les  basi- 
liques officielles.  Les  ariens  s'en  émurent.  Dans  la  nuit 
de  Pâques  (379),  une  foule  furieuse  s'élança  de  Sainte- 
Sophie  contre  l'Anastasis,  où  Grégoire  baptisait  ses  néo- 
phj'tes.  C'étaient  les  vierges  et  les  moines  de  l'église 
arienne,  traînant  à  leur  suite  les  pauvres  assistés^  do-, 
cile  clientèle  du  clergé  dominant.  Grégoire  crut  voir  un 
cortège  de  Corybantes,  avec  Faunes  et  Mènades.  Les 
pierres  volèrent  contre  les  catholiques;  l'évêque  en  reçut 
quelques-unes  ;  un  des  siens  fut  assommé  et  laissé  pour 
mort^.  Gela  n'empêcha  pas  qu'on  ne  le  rendît  responsa- 
ble du  désordre  et  qu'on  ne  le  traînât  devant  les  tribu- 
naux. 

Il  pouvait  mépriser  ces  mauvais  traitements,  venus 
d'où  on  devait  les  attendre.  Plus  sensibles  lui  étaient  les 
déchirements  intérieurs  de  sa  petite  communauté.  Ou  y 
sentait    le    contre-coup    du    schisme    d'Anlioche.    Très 

1  Détails  dans  Or.  35,  Ep.  11.  Carm.  de  Vita,  vers  652-678, 


GRÉGOIRE    DE   NAZIANZE  425 

ferme  sur  les  trois  hypostases,  Grégoire,  s'entendait 
traiter  de  trithéiste.  On  lui  demandait  s'il  était  pour 
Paul  ou  pour  Apollo,  c'est-à-dire  pour  Mélèce  ou  pour 
Paulin.  Il  aurait  bien  voulu  n'être  que  pour  le  Christ, 
mais  cela  était  difficile. 

De  sa  lointaine  Alexandrie,  le  patriarche  Pierre  te- 
nait l'œil  ouvert  sur  cequise  passaità  Gonstantinople,  et, 
toujours  dominé  par  sa  vieille  rancune  contre  les  Orien- 
taux, jadis  persécuteurs  de  son  frère  Àthanase,  il  s'in- 
quiétait de  voir  l'orateur  cappadocien,  l'ami  de  Basile  et 
de  Mélèce,  en  passe  de  recueillir  à  Gonstantinople  la 
succession  des  ariens.  Au  premier  moment  il  avait  écrit 
à  Grégoire  sur  le  ton  le  plus  amical  ;  Grégoire,  de  son 
côté,  prêchait  le  panégyrique  d'Athanase.  A  l'Anastasis 
on  se  croyait  très  sûrs  du  côté  d'Alexandrie.  Aussi  fit-on 
beaucoup  d'accueil  à  un  personnage,  pourtant  bien  sin- 
gulier, qui  venait  de  ce  pays.  C'était  un  certain  Maxime, 
philosophe  cynique,  qui  trouvait  le  moyen  de  combiner 
les  observances  de  sa  secte  avec  la  profession  du  christia- 
nisme. Athanase  avait  correspondu  avec  lui  ^  Il  avait  eu, 
en  plus  d'un  endroit^  des  difficultés  avec  la  police;  mais, 
comme  il  disait  avoir  été  persécuté  pour  la  foi,  c'était 
un  titre  de  plus  à  la  faveur  des  gens  naïfs.  De  ce  nombre, 
il  faut  l'avouer,  était  l'homme  illustre  que  les  circons- 
tances avaient  donné  pour  chef  aux  catholiques  de  Gons- 
tantinople. En  dépit  de  son  bâton,  de  son  manteau  de 
philosophe  et  de  sa  longue  chevelure,  Maxime  fut  traité 

1  Ep.  ad  Maximum  philosophum  (Migne,  P.  G-,  t.  XXVI,  p.  1085). 


A2io  chapitre    XII 

par  lui  comme  un  confesseur  de  la  foi,  comme  un  ami 
intime  ;  il  le  lt)gea  chez  lui,  l'admit  à  sa  table,  lui  donna 
toute  sa  confiance.  Pour  qu'il  ne  manquât  rien  à  ces  dé- 
monstrations, il  l'honora  d'un  beau  panégyrique,  pro- 
noncé à  l'église,  en  présence  du  héros  i.  De  son  côté 
Maxime  se  montrait  très  assidu  aux  sermons  de  Grégoire, 
l'applaudissait  à  l'église  et  le  soutenait  au  dehors  de  la 
popularité  dont  il  jouissait  en  certains  cercles. 

Or  ce  Maxime  était  le  candidat  de  l'évêque  Pierre 
pour  le  siège  de  Gonstantinople.  S'il  se  trouvait  auprès 
de  Grégoire,  c'était  pour  lui  souffler  son  évêché.  Une 
nuit,  l'église  Anastasis,  grâce  à  la  complicité  d'un  prêtre, 
s'ouvrit  pour  accueillir  une  étrange^^assemblée.  Des  ma- 
rins de  la  flotte  annonaire,  venue  d'Alexandrie,  escor- 
taient un  groupe  d'évêques  de  leur  pays,  et  ceux-ci  se 
mettaient  en  devoir  de  procéder  à  l'élection  et  à  la  con- 
sécration de  Maxime  comme  évêque  de  Gonstantinople. 
Grégoire,  àquelque  distance  delà,  dormait  d'un  mauvais 
sommeil,  car  il  était  malade  ;  les  clercs  fidèles  repo- 
saient de  leur  côté.  La  cérémonie  commença.  Les  usages 
d'alors  ne  permettaient  pas  aux  clercs  de  porter  les  che- 
veux longs.  Il  fallut  donc,  comme  dit  Grégoire,  qui  mit 
plus  tard  son  aventure  en  satires,  a  tondre  le  chien  sur 
la  chaire  épiscopale  »  .  Cette  opération  eut  pour  résultat 
de  faire  constater  que,  dans  cette  célèbre  chevelure,  il  y 
avait  des  éléments  artificiels.  Tout  n'était  pas  fini,  lors- 
que l'aurore  amena  du  monde  à  l'église.  Ce  fut  un  beau 

1  0}\  25. 


GRÉGOIRE    DE    NAZIANZË  427 

tumulte.  Les  Egyptiens,  troublés,  se  replièrent  en  dé- 
sordre, et  ne  trouvèrent  d'asile  que  chez  un[^musir,ien  du 
voisinage.  C'est  là  que,  dans  un  réduit  sordide,  ils  termi- 
nèrent leur  cérémonie. 

On  s'imagine  la  situation  de  Grégoire.  Il  se  désolait, 
il  s'accusait  de  sa  naïveté,  il  voulait  s'en  aller.  Mais  ses 
fidèles  le  surveillaient.  Dans  un  de  ses  discours  ils  cru- 
rent discerner  une  intention  de  fuite.  Ils  s'empressèrent 
autour  de  lui,  lui  firent  mille  instances.  Gomme  il  sem- 
blait persister:  «  C'est  donc  la  Trinité,  dirent-ils,  qui  va 
partir  avec  vous  ».  Grégoire  comprit,  et  resta.  Pendant 
ce  temps,  le  nouvel  évêque,  accompagné  de  ses  consécra- 
teurs,  se  rendait  à  Thessalonique,  pour  se  faire  agréer 
de  Théodose.  Il  s'adressait  mal.  L'empereur  était  infor- 
mé :  il  le  repoussa  durement.  Maxime  alors  s'embarqua 
pour  Alexandrie, où  il  sollicita  l'appui  del'évèque  Pierre 
Celui-ci  était  fort  embarrassé.  L'affaire  avait  mal  tourné 
à  Constantinople  ;  l'empereur  était  mécontent;  pour 
comble,  le  pape  Damase,  informé  par  Acholius  et  ses  col- 
lègues de  Macédoine,  protestait  énergiquement  contre 
l'attentat  ^  .  Pierre  fut  puni  par  où  il  avait  péché.  Son 
évêque  de  Constantinople  lui  déchaîna  une  émeute  à 
Alexandrie,  pour  le  décider  à  prendre  son  parti.  Il  fallut 
que  le  préfet  intervînt  et  reléguât  l'épiscopal  cynique 
en  un  lieu  où  il  ne  pût  compromettre  la  tranquillité  des 
rues. 

Ce  qui  ressortait  de  ces   événements,  c'est  que  Gré- 

1  J.,  237,  238. 


428  CHAPITRE    XII 

goire,  en  dépit  de  son  incontestable  sainteté  et  de  son 
éloquence,  manquait  un  peu  de  sens  pratique.  Il  déplai- 
sait sûrement  à  Pierre  d'Alexandrie^  dont  le  rescrit  im- 
périal du  27  février  avait  si  hautement  relevé  le  mérite. 
Etait-ce  vraiment  l'homme  qu'il  fallait,  en  ce  moment, 
à  la  tête  de  l'église  de  Gonstantinople  ?  Théodose, 
homme  positif,  dut  avoir  de  telles  pensées.  Il  s'abstint, 
pour  le  moment,  de  trancher  la  question.  Cependant  il  ne 
pouvait  laisser  se  prolonger  indéfiniment  l'incertitude 
qui  planait,  dans  la  capitale,  sur  la  situation  religieuse. 
Jusque  là  il  avait  été  retenu  à  Thessalonique  par  ses  opé- 
rations militaires  contre  les  Goths.  Dès  qu'il  eut  les 
mains  libres  de  ce  côté,  il  se  dirigea  vers  Gonstantinople, 
où  il  entra  le  24  novembre  380. 

Deux  jours  après,  les  églises  furent  enlevées  aux 
ariens  et  remises  aux  catholiques.  Démophile,  pas  plus 
au  dernier  moment  qu'auparavant,  ne  montra  la  moin- 
dre velléité  d'accepter  le  symbole  de  Nicée.  Il  s'en  alla. 
Le  26  novembre,  l'empereur  conduisit  Grégoire  à  Sainte- 
Sophie.  Une  foule  énorme  s'entassait  sur  le  parcours  ; 
elle  n'était  pas  toute  bienveillante,  tant  s'en  faut;  mais 
un  large  déploiement  de  force  militaire  assurait  l'ordre. 
Derrière  le  prince  robuste  et  imposant,  l'oiseau  bleu  de 
Gappadoce  menait  le  triomphe  de  l'orthodoxie.  Le  temps 
était  gris;  des  nuages  d'automne  voilaient  le  ciel  mati- 
nal. Allait-il  pleuvoir  sur  le  concile  de  Nicée?  Ariens  et 
catholiques  regardaient  en  haut,  avec  des  désirs  opposés. 
Grégoire  entra  dans  la  basilique  assombrie,  et,  pendant 
que  le   cortège  impérial  prenait  place  aux  tribunes,  il 


GRÉGOIRE   DE    NAZIANZE  429 

s'assit  dans  l'abside,  à  côté  du  siège  épiscopal.  Juste  à 
ce  moment,  le  soleil;  perçant  enfin  les  nuages,  rayonna 
de  toutes  les  fenêtres:  il  saluait  la  victoire.  Des  cris  écla- 
tèrent:» Grégoire  èvêque  !  ».  Mais  Grégoire,  éperdu  et 
sans  voix,  faisait  défaut  à  la  solennité.  A  sa  place,  un 
autre  èvêque  invita  l'assemblée  à  se  recueillir  pour  les 
mystères  sacrés. 

A  partir  de  ce  jour  Anastasis  fut  abandonnée  ;  c'est 
à  Sainte-Sophie  que  retentit  l'éloquence  orthodoxe.  Sous 
le  toit  qui  avait  abrité  Eudoxe,  le  saint  de  Nazianze 
organisa  sa  vie  austère  et  dévouée.  Ce  n'est  pas  sans 
peine  qu'il  put  mettre  la  main  à  la  réorganisation  de 
sa  grande  église.  Bien  des  intérêts  se  trouvèrent  lésés  ; 
Grégoire  fut  l'objet  d'une  tentative  d'assassinat.  Cepen- 
dant l'opposition  locale  désarma  peu  à  peu  ;  l'illustre 
èvêque  voyait  arriver  le  moment  où  sa  situation  allait 
être  enfin  régularisée  et, affermie.  Théodose  avait  décidé 
de  réunir  en  un  grand  concile  l'èpiscopat  de  l'empire 
oriental.  C'est  à  cette  assemblée  que  l'on  avait  remis  le 
soin  de  pourvoir  d'une  manière  définitive  au  gouverne- 
ment de  l'église  de  Constantinople. 

Les  convocations  furent  lancées.  Il  semble  bien  qu'on 
n'ait  pas  invité  d'abord  les  évêques  d'Egypte,  ni  ceux 
de  rillyricum  oriental,  dont  le  plus  qualifié  était  le 
métropolitain  de  Thessalonique.  En  tout  cas,  ils  n'ar- 
rivèrent que  longtemps  après  les  autres.  Paulin  ne  parut 
pas,  ni  les  quelques  évêques  de  sa  communion,  comme 
Diodore  de  Tyr  et  Epiphane  de  Salamine.  Mélèce  arriva 


430  CHAPITRE    XII 

de  bonne  heure,  escorté  de  soixante-dix  évêques  du 
«diocèse  »  d'Orient;  Helladius,  le  aouvel  évêque  de  Cé- 
sarée  en  Gappadoce,  vint  aussi,  avec  les  deux  frères  de 
Basile,  Grégoire  et  Pierre,  puis  ses  amis  Amphiloque 
d'Iconium  et  Optimus  d'Antioche  en  Pisidie,  enfin  une 
cinquantaine  d'évêques  de  l'Asie-Mineure  méridionale, 
Lycie,  Pamphylie,  Pisidie,  Lycaonie.  En  somme  cette 
réunion  épiscopale  représentait  assez  bien  le  cercle 
de  Basile.  Il  manquait  à  sa  victoire,  mais  son  esprit 
planait  sur  l'assemblée.  De  Galatie  et  de  Paphlagonie, 
où  les  évêchés  étaient  encore  occupés  par  des  ariens, 
il  ne  vint  personne.  On  ne  trouve  non  plus,  parmi  les 
signataires,  aucun  évêque  de  l'Asie-Mineure  occidentale. 
En  ces  contrées  prévalait  la  confession  semi-arienne  ou 
macédonienne,  promulguée  à  nouveau  dans  de  récents 
conciles,  tenus  à  Gyzique  et  à  Antioche  en  Carie  ^.  Cepen- 
dant Théodose  avait  cru  devoir  convoquer  aussi  les  évê- 
ques de  cette  nuance.  Ils  vinrent,  au  nombre  de  trente-six, 
à  leur  tête  leur  vieux  chef  Eleusius  de  Cyzique,  cham- 
pion célèbre  de  Vhomoiousios,  et  son  collègue  Marcien 
de  Lampsaque.  Eustathe  de  Sébaste  n'était  plus  là/pour 
se  joindre  à  eux.  Il    avait   précédé  ou   suivi    de    peu, 

1  Sur  le  concile  de  Gyzique  (ci-clessus,  p.  412),  voir  Basile, 
ep.  244,  I  9.  Celui  d'Antioche  en  Carie  est  marqué  par  Socrate 
(V,  4,  avec  "la  faute  tt);  Sypc'a?)  -et-Sozomène  (VII,  2)  peu  après 
l'avènemen-t  de  Gratien.  Sozomène  mentionne  ailleurs  (VI,  12)  un 
autre  concile  tenu  en  Carie  par  34  évéques,  au  moment  où  devait 
se  réunir  le  concile  de  Tarse  (ci-dessus,  p.  367),  c'est-à-dire  une 
douzaine  d'années  plus  tôt.  Il  semble  bien  que  ces  deux  assemblées 
n'en  font  qu'une  et  qu'elle  doit  se  placer  en' 318  ou  379. 


GRÉGOIRE  DE  NAZIANZE  431 

dans  la  mort,  son  ancien  ami  Basile  ;  le  plus  jeune  frère 
de  celui-ci,  Pierre,  l'avait  remplacé  comme  évêque  de 
§ébaste. 

Ce  fut  en  vain  que  l'on  discuta  longuement  et  ami- 
calement avec  les  «  Macédoniens  )'  et  que,  dans  une  ho- 
mélie 1  prononcée  à  Sainte-Sophie  le  jour  de  la  Pente- 
côte (16  mai),  Grégoire  traita,  avec  les  plus  grands 
ménagements,  le  sujet  du  Saint-Esprit.  Eleusius  et  son 
monde  maintinrent  obstinément  leur  attitude.  Il  fallut 
se  résigner  à  se  séparer  d'eux.  On  le  fit  avec  d'autant 
plus  de  regret  que,  soit  à  Gonstantinople,  soit  ailleurs, 
ces  dissidents  comptaient  dans  leurs  rangs  nombre  de 
personnes  recommandables. 

La  question  du  titulaire  de  Gonstantinople  fat  réglée 
sans  difficulté,  entre  amis.  Ce  n'était  qu'une  question 
de  forme,  car  Grégoire  était  bien  évidemment,  et  depuis 
longtemps,  le  candidat  de  Mélèce  ;  l'appui  de  tous  les 
Orientaux  lui  était  assuré.  On  peut  penser  si  les  frères 
et  les  amis  de  Basile  étaient  heureux  de  lui  donner 
leurs  suffrages.  Aucune  opposition  ne  se  manifesta. 
Personne  ne  pouvait  prendre  au  sérieux  les  titres  de 
Maxime  le  Cynique,  répudié  en  Orient  par  tout  le  monde, 
même  par  les  Egyptiens.  Quant  à  la  consécration  forcée 
que  Grégoire  avait  reçue  de  Basile,  tout  le  monde 
savait  qu'elle  n'avait  été  suivie  d'aucune  prise  de  pos- 
session ;  que  le  soi-disant  évêque  de  Sasima  avait  sans 
cesse  protesté  contre  la  violence  qu'on  lui  avait  faite  ; 

1  Or.  41 


432  CHAPITRE    XII 

qu'il  n'avait  jamais  exercé  lès  fonctions  épiscopales  à 
Sasima;  que,  s'il  les  avait  exercées  à  Nazianze,  c'était 
comme  auxiliaire  de  son  père,  jamais  comme  évêque 
en  titre.  On  ne  pouvait  donc  dire  qu'il  se  transférait 
d'un  siège  à  un  autre.  C'est  de  la  solitude  et  non  point 
d'un  autre  évêché  qu'il  était  venu  à  Gonstantinople. 

Tout  cela  était  clair  comme  le  jour.  Grégoire  fut 
installé  définitivement  par  le  concile  et  par  son  chef 
Mélèce.  Vingt  ans  s'étaient  écoulés  depuis  que  celui-ci 
avait  été  lui-même  appelé  au  siège  d'Antioche  par  les 
chefs  du  parti  arien  d'alors,  par  les  amis  d'Euzoïus  et 
d'Acace,  de  Dorothée  et  de  Démophile.  Si  Grégoire 
n'avait  pas  signé  la  formule  de  Rimini,  son  père,  l'évê- 
que  de  Nazianze,  l'avait  fait.  Si  le  concile  n'était  pas 
une  assemblée  de  convertis,  bon  nombre  de  ses  mem- 
bres pouvaient  avoir  des  souvenirs  gênants.  Dans  l'en- 
semble on  revenait  de  loin.  Mais  on  avait  été  assez 
molestés  sous  Valens  pour  être  autorisés  à  ne  pas  s'in- 
quiéter, sous  Théodose,  d'un  passé  déjà  lointain.  Quoi 
qu'on  eût  été  jadis  obligé  de  taire  ou  de  signer,  on 
n'en  avait  pas  moins  gardé  la  vraie  foi,  on  avait  su  la 
maintenir  au  prix  des  plus  durs  sacrifices,  et  c'était  d'un 
cœur  sincère  qu'on  l'acclamait  en  des  temps  paisibles. 
Et  ce  qu'on  avait  fait,  on  l'avait  fait  tout  seuls,  tenus 
à  distance  et  en  suspicion  par  les  Occidentaux  et  les 
Egyptiens.  On  avait  même  conscience  d'avoir  défendu 
contre  leurs  défiances  la  formule  des  trois  hypostases, 
complément  nécessaire  du  consubstantiel  nicéen.  Basile 
triomphait  sur  toute  la  ligne.  Quand  son  ami  Mélèce, 


GRÉGOIRE   DE    NAZIANZE  433 

défendu  par  lui  avec  tant  de  persévérance,  prit  la  main 
de  Grégoire  pour  le  conduire  au  trône  de  Sainte-Sopiiie, 
combien  durent  évoquer  l'image  du  grand  évêque  de 
Césarée  I  L'église  d'Antioche  payait  sa  dette  à  Basile, 
en  même  temps  qu'elle  réparait  magnifiquement  les 
torts  qu'il  pouvait  avoir  eus  jadis  envers  son  frère  de 
cœur.  Meilleur  service  ne  pouvait  être  rendu  à  son  il- 
lustre mémoire. 

Mélèce  mourut  dans  ces  beaux  jours.  L'installation 
de  l'évêque  de  Gonstantinople  fut  la  dernière  céré- 
monie qu'il  présida.  On  célébra  ses  funérailles  avec 
la  plus  grande  pompe  ;  Grégoire  de  Nysse  prononça 
l'oraison  funèbre. 

Cette  disparition  ouvrait  une  question  des  plus 
graves.  Rentré  à  Antioche  au  déclin  de  l'année  378, 
Mélèce  avait  cherché  à  s'arranger  avec  Paulin.  Sur  les 
démarches  ou  conventions  qui  se  produisirent  à  ce 
propos,  nous  ne  sommes  renseignés  que  par  des  lé- 
gendes'.  Est-il  vrai  que  Mélèce  ait  proposé  à  Paulin 
de  siéger  ensemble,  avec  le  livre  des  Evangiles  au  mi- 
lieu d'eux  ?  Ou  que,  tout  au  moins,  il  ait  été  convenu 
que  le  premier  qui  mourrait  n'aurait  pas  de  successeur? 
On  n'en  sait  rien.  Sur  le  dernier  point,  les  pieux  désirs 

1  Socrate,  V,  S  (cf.  Sozom,,  VII,  3),  combine  ensemble  deux 
récits,  l'un  favorable  à  Paulin,  l'autre  où  ses  adhérents  sont  trai- 
tés de  Lucifériens.  Théodoret,  V,  3,  n'est  pas  plus  rassurant.  Il 
n'est  même  pas  sûr  que  le  magister  mililwn  Sapor,  chargé  de  faire 
la  remise  des  églises  d'Antioche  aux  catholiques,  ait  instrumenté 
au  temps  de  Mélèce  plutôt  qu'au  temps  de  Flavien. 

DUCHE3NE.  Hist.  anc.  de  l'Egl,  —  T.  H.  28 


434  CHAPITRE   XII 

des  gens  sensés  de  tout  bord  ne  pouvaient  manquer 
de  converger:  il  est  sûr  que  des  suggestions  en  ce  sens 
étaient  venues  de  l'Occident,  spécialement  de  l'entourage 
de  saint  Ambroise  *.  Mais  en  Occident  on  ne  se  préoccu- 
pait que  du  droit  théorique,  et,  pour  le  détail  des  choses, 
on  acceptait  les  appréciations  alexandrines.  Sur  les 
lieux  mêmes  il  était  évident  que  la  communauté  de 
Paulin  était  peu  importante,  que  Mélèce  était  l'évêque 
réel  et  que  l'église  rivale  n'existait  que  par  la  grâce 
d'Alexandrie  et  de  l'Occident. 

Le  fait  que  la  succcession  de  Mélèce  s'ouvrait  à  Gons- 
tantinople  et  au  milieu  d'un  grand  concile,  composé  à 
peu  près  uniquement  de  ses  partisans,  n'était  pas  propre 
à  favoriser  la  solution  que  souhaitaient,  avec  les  Occi- 
dentaux, les  gens  sensés  d'Orient.  Ceux-ci  trouvèrent 
un  porte-parole  dans  le  nouvel  évêque  de  Gonstanti- 
nople.  Grégoire  insista  beaucoup  pour  qu'on  se  ralliât 
à  Paulin.  On  ne  l'écouta  pas.  Le  groupement  des  Mélé- 
tiens,  leur  faveur  nouvelle,  les  succès  obtenus,  tout 
les  excitait.  Comme  au  temps  d'Eusèbe  de  Nicomédie 
et  du  concile  de  Sardique,  ils  prenaient  conscience  de 
leurs  avantages  en  face  de  l'Occident.  «  N'est-ce  pas, 
disaient-ils,  en  Orient  que  le  Christ  est  né  ?  »  —  «  Oui, 
répondait  Grégoire  ;  et  c'est  en  Orient  aussi  qu'on  l'a 
tué  ».  Il  eut  beau  faire  ;  les  évêques  décidèrent  que 
Paulin  ne  serait  pas  reconnu  et  qu'on  donnerait  un  suc- 
cesseur à  Mélèce. 

1  Lettre  du  concile  d'Aqiiilée,  Ambr.,  Ep.  12,  5;  cfr.  13,  2. 


GRÉGOIRE   DE   NAZIANZE  435 

Grégoire  eir  fut  désolé.  Ce  concile,  qu'il  présidait 
depuis  la  mort  de  Mélèce,  commençait  à  l'agacer.  «  Les 
plus  jeunes,  dit-il  \  jacassaient  comme  une  troupe  de 
geais,  et  s'acharnaient  comme  un  essaim  de  guêpes  ; 
quant  aux  vieux,  ils  se  gardaient  bien  de  modérer  les 
autres  ». 

En  ce  milieu  déplaisant,  sa  chère  solitude  lui  revenait 
à  l'esprit,  avec  ses  souvenirs  de  calme  et  de  religieuses 
méditations.  Il  commença  à  déclarer^que,  puisqu'on  ne 
l'écoutait  pas,  le  mieux  pour  lui  était  de  s'en  aller.  Tel 
n'était  pas  le  désir  des  évêques  :  ils  insistèrent  beaucoup 
pour  qu'il  restât  au  poste  où  ils  l'avaient  mis.  Sur  ces 
entrefaites  arriva  l'évêque  de  Thessalonique,  iVcholius, 
et  le  nouveau  pape  alexandrin,  Timothée,  qui,  depuis 
quelques  mois,  avait  succédé  à  Pierre.  «  Ils  soufflaient 
l'âpre  vent  d'Occident  »,  dit  Grégoire  2,  c'est-à-dire  qu'ils 
étaient  favorables  à  Paulin.  A  ce  point  de  vue,  c'était 
du  renfort  qui  arrivait  à  l'évêque  de  Gonstantinople. 
Malheureusement  ils  ne  le  goûtaient  guère  lui-même, 
ou  plutôt  ils  ne  se  résignaient  pas  à  ce  que  le  siège  de 
Gonstantinople  eût  été  pourvu  par  les  successeurs  d'Eu- 
sèbe  de  Nîcomédie  et  de  Léonce  d'Antioche.  On  les  vit 
prendre  position  pour  les  règles  ecclésiastiques,  inci- 
denter  sur  Sasima  et  Nazianze,  protester  contre  les 
translations  d'un  évêché  à  un  autre. 

Ces  absurdités  exaspérèrent  Grégoire.  Assez  de  niai- 
series, assez  de  conflits  hypocrites  I  Dans  un  dernier 

1  Carm.  de  Vita,  v.  1680-1699. 

2  Ibid.,  V.  1802. 


436  CHAPITRE    XII 

discours  il  rendit  ses  comptes  spirituels  et  fit  les  plus 
touchants  adieux  à  son  peuple,  à  la  ville  de  Constantin, 
à  son  église  Anastasis,  à  Sainte-Sophie,  aux  Saints-Apô- 
tres, au  concile,  à  l'Orient  et  à  l'Occident,  à  l'Occident 
pour  qui  et  par  qui  il  souffrait  persécution.  Puis  il  par- 
tit pour  Nazianze.  Acholius  et  Timothée  avaient  fait  là 
une  belle  besogne. 

A  la  place  laissée  vacante,  on  élut  un  homme  du 
monde,  Nectaire,  cilicien  d'origine,  qui  avait  été  fonc- 
tionnaire à  Constantinople.  Son  passé  n'avait  rien 
d'austère  ;  mais  sa  barbe  avait  blanchi  ;  il  était  main- 
tenant affable  et  grave.  L'évêque  de  Tarse,  Diodore, 
ascète  célèbre,  lui  trouva  un  air  sacerdotal  ;  il  adjoignit 
son  nom  à  la  liste  des  candidats  proposés  à  l'empereur. 
Théodose  le  désigna  ^  On  s'aperçut  alors  qu'il  n'était 
pas  encore  baptisé.  C'était  le  cas  de  saint  Ambroise, 
moins  la  haute  vertu  et  les  capacités  de  l'évêque  de 
Milan.  L'empereur  estima  peut-être  que  Nectaire  serait 
un  autre  Ambroise.  Il  se  trompait  ;  mais,  en  un  mo- 
ment où  l'église  de  Constantinople,  après  tant  de  dé- 
chirements, avait  si  grand  besoin  de  repos,  Nectaire, 
enclin  à  ne  pas  trop  s'effaroucher  pour  des  nuances, 
était  peut-être,  en  dépit  ou  à  cause  de  ses  lacunes, 
l'homme  de  la  situation. 

Sous  sa  présidence,  évidemment  honoraire,  le  con- 
cile acheva  ses  travaux.  Peut-être  même  les  avait- il  ter- 
minés auparavant.  Les  quatre  canons  qui  les  résument 

1  Sozom.,  VII,  8. 


GRÉGOIRE  DE  NAZIANZE  437 

ne  se  ressentent  aucunement  de  l'influence  alexandrine. 
On  a  peine  à  croire  que  Timothée  ait  contribué  à  leur 
rédaction  K  "" 

Le  premier  de  ces  canons  proclame  à  nouveau  la  foi 
de  Nicée  et  porte  anathème  contre  toutes  les  hérésies, 
nommément  celles  des  Eunomiens  ou  Anoméens,  des 
Ariens  ou  Eudoxiens,  des  Semiariens  ou  Pneumatoma- 
ques,  des  Sabelliens,  Marcelliens,  Photiniens,  ApoUina- 
ristes.  Le  second  interdit  aux  prélats  de  se  mêler  des 
affaires  d'autres  «  diocèses  »  civils  que  les  leurs  ;  l'évè- 
que  d'Alexandrie  bornera  sa  sollicitude  à  l'Egypte;  l'ad- 
ministration religieuse  de  l'Orient  ne  regarde  que  les 
évêques  d'Orient,  qui  tiendront  compte  de  ce  qui  a  été 
réglé  à  Nicée  sur  les  prérogatives  de  l'église  d'Atitioche; 
il  en  sera  de  même  pour  les  diocèses  d'Asie,  de  Pont  et 
de  Tbrace.  Quant  aux  chrétientés  situées  en  dehors^des 
frontières  de  l'empire,  elles  seront  régies  selon  l'usage 
établi.  Par  le  troisième  canon,  l'évêque  de  Gonstantinople 
se  voit  attribuer  la  prééminence  honorifique  (toc  TrpeaSeTa 
zriç,  Ti[7,^ç)  après  l'évêque  de  Rome,  «  parce  que  Gonstan- 
tinople est  une  nouvelle  Rome  ».  Enfin  le  dernier  canon 
règle  l'affaire  de  Maxime  le  Cynique  :  il  n'est  pas  re- 
connu comme  évêque,  et  tous  ses  actes,  surtout  ses  ordi- 
nations, sont  frappés  de  nullité  ^. 


1  Son  nom  cependant,  avec  celai  d'un  évêque  d'Oxyrynque, 
figure  dans  la  liste  des  signatures,  laquelle  est,  à  certains  endroits, 
un  peu  artificielle. 

2  Les  trois  canons  qui,  dans  les  collections  canoniques,  font 
suite  à  ceux-ci,  représentent  des  adjonctions  postérieur'^''. 


438  CHAPITRE   XII 

Pour  qui  sait  lire,  ces  décisions  conciliaires  représen- 
tent autant  d'actes  d'hostilité  contre  l'église  d'Alexandrie 
et  ses  prétentions  à  l'hégémonie.  On  est  orthodoxe,  cela 
est  sûr,  et  l'on  condamne  toutes  les  manifestations  héré- 
tiques du  temps;  mais  on  a  soin,  en  les  énumérant,  d'y 
comprendre  les  Marcelliens,  vieux  clients  d'Alexandrie, 
qu'elle  avait  encore,  tout  récemment,  couverts  de  son 
patronage.  Si  l'on  tient  tant  à  ce  que  chacun  se  mêle  de 
ses  affaires  et  reste  dans  son  ressort  «  diocésain  »,  c'est 
parce  qu'on  entend  exclure  l'ingérence  du  pape  égyptien 
dans  les  affaires  de  Gonstantinople,  Antioche  et  autres 
lieux.  Si  la  prééminence  de  Gonstantinople  est  relevée, 
sans  que  l'on  conteste  celle  de  Rome,  c'est  pour  échapper 
à  celle  d'Alexandrie.  Il  eût  peut-être  été  inutile  de  rappe- 
ler ré&hauffourée  du  Maxime  ;  mais,  comme  le  souvenir 
en  était  désagréable  aux  Alexandrins,  on  ne  manqua  pas 
de  le  raviver. 

En  somme  on  se  souvenait  trop  des  vieilles  querelles. 
Grégoire  avait  bien  raison  de  s'enfuir  :  l'heure  n'était  pas 
aux  pacifiques.  Si  l'on  avait  été  plus  sage,  on  aurait  pu 
se  demander  de  quel  côté,  d'Alexandrie  ou  de  l'Orient, 
les  ingérences  dans  les  affaires  d'autrui  avaient  été  plus 
nombreuses  et  plus  nuisibles.  N'était-ce  pas  une  atïaire 
égyptienne  que  celle  d'Arius  ?  Qui  l'avait  envenimée? 
Eusèbe  de  Nicomédie  et  ses  complices  de  Bithynie  et  de 
Syrie.  Etaient-ce  des  évêques  égyptiens  qui  avaient 
mené  le  ramage  du  concile  de  Tyr?  D'où  étaient  venus 
les  compétiteurs  d'Athanase,  les  Grégoire  et  les  Georges? 
A  ce  déchaînement  contre  lui,  Athanase  avait-il  donné 


GRÉGOIRE   DE   NAZIANZE  439 

prétexte  en  entreprenant  sur  le  domaine  d'autrui?  On  se 
défiait  de  la  prépotence  alexandrine  :  n'avait-on  pas  usé 
et  abusé  de  celle  d'Antioche  ? 

Tout  cela  fut  oublié,  sous  l'inspiration  des  rancunes 
présentes.  On  sacrifia  même  le  vieux  prestige  d'Antioche. 
La  métropole  traditionnelle  de  l'Orient,  second  berceau 
du  christianisme,  afî"aiblie  en  ce  moment  par  le  schisme, 
ne  sembla  pas  être  un  rempart  suffisant  contre  le  dan- 
ger alexandrin.  Gomme  centre  de  ralliement  on  lui  pré- 
féra la  ville  de  Constantin,  la  nouvelle  Rome.  Constance, 
Julien,  Valens,  avaient  résidé  le  plus  souvent  à  Antioche: 
les  nécessités  militaires  les  appelaient  du  côté  de  la  fron- 
tière perse.  Maintenant  le  Danube  était  plus  inquiétant 
que  l'Euphrate;  on  pouvait  prévoir  qu' Antioche  serait 
délaissée  pour  Constantinople.  L'évèque  de  cette  grande 
ville  était  appelé  à  bénéficier,  pour  son  influence,  du 
voisinage  de  la  cour  impériale  et  des  administrations 
supérieures.  A  ce  point  de  vue  il  héritait  de  la  situation 
de  l'évèque  d'Antioche.  .Jamais  il  n'oublia  ces  origines. 
L'histoire  ecclésiastique  d'Orient  va  retentir  longtemps  de' 
sa  rivalité  avec  son  collègue  d'Alexandrie. 

Outre  ces  déterminations  pratiques,  les  évêques  rédi- 
gèrent une  exposition  doctrinale  que  nous  n'avons  plus. 
Elle  affectait  sans  doute  la  forme  d'une  lettre  adressée 
soit  à  l'épiscopat  tout  entier,  soit  à  certaines  églises  ^ 

Pendant  que  les  évêques  rentraient  chez  eux,  Théo- 

1  La  lettre  synodale  de  382,  qui  va  être  citée,  est  le  seul  docu- 
ment qui  parle  de  cette  exposition  (TÔfioç).  Elle  suppose,  cerne 
semble,  que  le  pape  Damase  en  avait  le  texte.  Il  n'y  a  sûrement 


440  CHAPITRE    XII 

dose  publiait,  le  30  juillet  381,  une  loi  prescrivant  de 
remettre  partout  les  égli^ses  aux  orthodoxes,  et,  pour 
qu'il  n'y  eût  pas  d'incertitude,  il  indiquait,  dans  chaque 
diocèse  civil,  les  prélats  dont  la  communion  serait,  pour 
les  fonctionnaires,  la  garantie  de  l'orthodoxie.  Pour  la 
Thrace  c'étaient,  avec  Nectaire  de  Constantinople,  l'évê- 
que  de  Scythie  et  celui  de  Marcianopolis ;  pour  lEgypte, 
Timothée  ;  pour  le  Pont,  Helladius  de  Gésarée,  Otreius 
de  Mélitène  et  Grégoire  de  Nysse  ;  pour  l'Asie,  Amphi- 
loque  d'iconium  et  Optime  d'Antioche  en  Pisidie;  pour 
l'Orient,  Pelage  de  Laodicée  et  Diodore  de  Tarse.  Les 
villes  chefs-lieux  des  diocèses  d'Asie  et  d'Orient,  Ephèse 
et  Antioche,  n'avaient  pas  d'évèque,  ou  plutôt  celui 
d'Eplièse  était  macédonien,  et  l'on  attendait  encore,  à 
Antioche,  que  Mélèce  reçût  un  successeur.  Celui-ci  fut 
élu  peu  après:  ce  fut  Flavien,  le  vieux  compagnon  de 
luttes  de  Diodore,  devenu,  lui,  évêque  de  Tarse.  Flavien 
avait  tous  les  titres  et  toutes  les  qualités  possibles; 
malheureusement  son  élection  se  produisait  en  de  telles 
conditions  que,  ni  à  Rome,  ni  à  Alexandrie,  il  n'était  pos- 
sible de  l'agréer. 

Cependant  le  vent  d'ouest,  dont  l'âpreté  était  si  dé- 
sagréable aux  Orientaux,  se  mit  à  souffler  de  nouveau. 


aucune  connexion  entre  cette  pièce,  qui  contenait  des  anathèines 
contre  les  nouvelles  doctrines  (anoméisme,  macédonianisme,  apol- 
linarisme),  et  le  symbole  dit  de  Nicée-Gonstantinople,  celui  qu'on 
chante  maintenant  à  la  messe.  Celui-ci  n'a  rien  à  voir  avec  le 
concile  de  381.  Sur  cette  question,  souvent  débattue,  voir  l'article 
de  Harnack  dans  l'Encj^clopédie  de  Hauck,  t.  XI,  p.  12-28. 


GRÉGOIRE  DE  NAZIANZE  441 

I/empereur  Théodose  reçut  des  lettres  *  d'un  concile 
tenu  à  Aquilée  à  peu  près  en  même  temps  que  celui 
de  Gonstantinople.  A  ce  coneile  avaient  pris  part  ua 
certain  nombre  d'évêques  du  nord  de  l'Italie,  entre 
autres  Valérien  d'Aquilée  et  Ambroise  de  Milan,  avec 
des  délégués  de  l'épiscopat  des  Gaules  et  de  celui  d'Afri- 
que. On  remerciait  l'empereur  oriental  d'avoir  rendu 
les  églises  aux  catholiques,  mais  on  déplorait  qu'entre 
ceux-ci  la  concorde  ne.  régnât  pas.  Timothée  d'Alexan- 
drie et  Paulin  d'Antioche,  avec  qui  on  avait  toujours  été 
en  communion,  avaient  des  sujets  de  plainte  de  la  part 
de  ceux  «  dont  la  foi  s'était,  par  le  passé,  montrée  chan- 
celante» 2.  Il  était  à  souhaiter  que  cette  affaire  fût  ré~ 
glée  en  un  grand  concile:  on  pourrait  le  tenir  à  Alexan- 
drie même. 

Peu  après,  le  lamentable  Maxime  arrivait  à  Aquilée, 
où  le  concile  était  encore  réuni^;  il  parvenait  à  s'insinuer 
dans  les  bonnes  grâces  d'Ambroise,  lui  exhibait  des 
lettres  de  Pierre  d'Alexandrie  et  lui  exposait  à  sa  façon 
l'histoire  de  son  ordination.  L'évêque  de  Milan  ne  prit 
pas  le  temps  de  se  renseigner  à  Rome  ;  il  crut  ce  qu'on 
lui  racontait;,  et  de  nouvelles  lettres  *  des  évêques  d'Italie 
portèrent  à  Gonstantinople  une  protestation  en  faveur 
de  cet  étrange  client,  dont  les  droits,  aux  yeux  d'Am- 

1  Ambr.,  Ep.  12,  Quamlibet. 

2  «  Quorum  fides  superioribus  temporibus  haesitabat  n. 

3  Ceci   paraît  résulter  de   la  lettre  n.   13  de   saint   Ambroise 
{Sanctum,  c.  4),  dont  le  texte  est  en  mauvais  état. 

4  Lettre  perdue,  mentionnée  dans  la  suivante,  Ep.  13,  Sanctum 
anitnum. 


442  CHAPITRE   XII 

broise,  primaient  ceux  de  Grégoire  de  Nazianze.  Sui- 
vant lui,  le  synode  réuni  dans  la  capitale  de  l'empire 
d'Orient  devait  à  tout  le  moins  surseoir  jusqu'au  grand 
concile  demandé  par  la  précédente  lettre.  On  ne  l'écouta 
pas  ;  peut-être  sa  protestation  arriva-t-elle  trop  tard. 
Bientôt  il  apprit  que  Maxime  avait  été  écarté,  Grégoire 
installé,  et  même  pourvu  d'un  successeur  dans  la  per- 
sonne de  Nectaire.  De  même,  à  Antioche,  on  avait  rem- 
placé Mélèce,  en  dépit  de  toutes  les  conventions  ou 
suggestions  de  sens  contraire.  Pour  la  troisième  fois, 
Ambroise  s'adressa  à  Théodose,  en  son  nom  et  au  nom 
des  évêques  du  diocèse  d'Italie  ^  sur  l'avis,  dit-il,  de 
l'empereur  Gratien,  déclarant  que  de  telles  affaires  n'au- 
raient pas  dû  être  résolues  en  dehors  de  l'épiscopat  occi- 
dental, qui  avait  droit  à  savoir  avec  qui  il  devait  être 
en  rapports  de  communion. 

Ces  protestations,  probablement  soutenues  par  le 
pape  Damase  et  par  l'empereur  Gratien,  déterminèrent  ^ 
Théodose  à  accepter  l'idée  d'un  concile  commun,  où  se 
réuniraient  les  deux  épiscopats  d'Orient  et  d'Occident. 
Il  invita  celui  d'Orient  à  envoyer,  à  cet  effet,  des  dé- 
légués à  Constantinople,  et  l'on  s'entendit  pour  que  l'as- 
semblée se  tînt  à  Rome. 

1  Ep.  13,  Sanclum  animum.  Par  son  intitulé  et  son  texte  cette 
lettre  trahit  une  date  postérienre  au  concile  d'Aquilée.  Le  groupe 
épiscopal,  au  nom  duquel  écrit  Ambroise,  est  celui  des  évéques 
du  diocèse  d'Italie,  qu'il  faut  bien  distinguer  du  groupe  des  évé- 
ques du  diocèse  suburbicaire,  lesquels  relevaient  directement  du 
pape  et  n'avaient  rien  à  voir  avec  l'évéqne  de  Milan. 

2  II  semble  avoir  fait  des  o])jections  ;  la  lettre  14  de  saint  Am- 
broise, Firlt>i  tuae,  en  a  conservé  trace. 


GRÉGOIRE   DE    NAZIANZE  443 

On  a  peu  de  renseignements  sur  ce  concile.  Paulin 
d'Antiochey  assista,  en  compagnie  d'Epiphane,  métropo- 
litain  de  l'île  de  Chypre.  Acholius  de  Thessalonique  y 
vint  aussi.  On  peut  croire  que  l'évêque  d'Alexandrie  y  fut, 
à  tout  le  moins,  représenté.  Quant  aux  «  Orientaux  »  pro- 
prement dits,  à  ceux  qui  avaient  tenu  concile,   l'année 
précédente,   à  Gonstantinople,  ils  se  dérobèrent,  coniime 
leurs  ancêtres  spirituels  l'avaient  fait  à  Sardique,  qua- 
rante    ans    plus   tôt.    Cependant   on    doit    reconnaître 
qu'ils  y  mirent  plus  de  formes.  Trois  d'eritre  eux  furent 
envoyés  à  Rome,  porteurs  d'une  lettre  aigre-douce  dont 
nous  avons  le  texte  '.  Elle  s'ouvre   par  une  description 
du  triste  état  où  la  politique  religieuse  de  Valons  avait 
mis  l'Eglise  en  Orient:  on  rappelle  discrètement  que  les 
Occidentaux  ne  se  sont  guère  mis  en  peine  de  leurs  frè- 
res malheureux,  puis  on  les  remercie  de  l'intérêt  qu'en 
des  jours  meilleurs  on  les  voit  témoigner.  On  se  serait 
rendu  avec  plaisir  au  concile  de  Rome;  mais  on  est  venu 
à  Gonstantinople  sans  se  douter  qu'il  s'agissait  d'un  si 
long  voyage,  pour  lequel  on  n'avait  pas  d'instructions  de 
ses  collègues.  Pour  les  consulter,  ir  est  désormais  trop 
tard.  «  Ces  raisons  et  bien  d'autres  nous  empêchent  de 
nous  rendre  en  plus  grand  nombre  auprès  de  vous.  Tou- 
tefois, pour  améliorer  la  situation,   et  vous  témoigner 
netre  affection,  nous  avons  prié  nos  frères  dans  l'épisco- 
pat,  Gyriaque,  Eusèbe  et  Priscien,  de  vouloir  bien  entre- 
prendre le  voyage.  Par  eux  nous  vous  manifestons  nos 

1  Théodoret,  V,  9. 


444  CHAPITRE    XII 

sentiments  pacifiques  et  tendant  à  l'union  i,  en  même 
temps  que  notre  zèle  pour  la  vraie  foi  ».  Ici  était  expo- 
sée la  foi  de  l'Eglise  orientale,  conforme  au  symbole  de 
Nicée,  la  Trinité  consubstantielle  en  trois  hypostases, 
rincarnation  du  Verbe  parfait  en  une  humanité  parfaite. 
Pour  le  détail,  les  Occidentaux  étaient  renvoyés  à  la  con- 
fession (tojaoç)  d'Antioche  ^  et  à  celle  du  concile  «  œcu- 
ménique »  tenu  l'année  précédente  à  Gonstantinople. 
Quant  aux  questions  de  personnes,  elles  ont  f  té  résolues 
suivant  les  règles  traditionnelles  et  le  décret  de  Nicée, 
qui  en  remet  le  soin  aux  évêques  des  diverses  provinces. 
C'est  ainsi  que  Nectaire  a  été  établi  à  Gonstantinople, 
Flavien  à  Antioche  et~que  Cyrille  a  été  reconnu  à  Jéru- 
salem. Tout  cela  s'est  fait  régulièrement,  et  les  Occiden- 
taux n'ont  qu'à  s'en  réjouir. 

En  somme  les  Orientaux,  constatant  qu'aucun  dissen- 
timent sur  la  foi  ne  les  séparait  plus  des  Occidentaux, 
refusaient  à  ceux-ci  le  droit  de  s'ingérer  dans  leurs 
affaires  intérieures.  A  vrai  dire,  les  circonstances  étaient 
faites  pour  justifier,  à  leurs  yeux,  une  telle  attitude.  On 
ne  pouvait  compromettre  indéfiniment  la  paix  de  l'Orient 
pour  les  intérêts  de  Paulin  et  de  sa  petite  église.  On 
avait  peut-être  eu  tort  de  ne  pas  rallier  ce  vieil  obstiné 
en  lui  donnant  la  succession  de  Mélèce;  mais  pouvait-on 
oublier  que,  s'il  était  devenu  si  encombrant,  c'était  la 
faute  des  Occidentaux,  qui  l'avaient  consacré  et  soutenu  ? 


1  Ty)v  rj[X£Tépav  upoaipeo-tv  E(py)vtXY5V  oyaavxal  <jx6iîov  IvcoaEwç  ^^(OUffav. 

2  Celle  de  379,  ci-dessus,  p.  421. 


GRÉGOIRE    DE    NAZIANZE  445 

C'était  à  eux  de  s'en  débarrasser  et  d'en  débarrasser 
les  autres.  Il  eût,  du  reste,  èîé  bien  dangereux  d'aller 
plaider  contre  Paulin  par  devant  ceux  qui  le  défen- 
daient avec  le  parti  pris  de  ne  pas  se  déjuger.  Fal- 
lait-il, en  ce  qui  regardait  Gonstantinople,  affronter 
le  jugement  d'Ambroise,  qui,  l'année  précédente,  s'était 
laissé  surprendre  par  cet  imposteur  de  Maxime  et  ne 
songeait  pas  encore  à  l'abandonner?  Non,  non.  Des 
gens  capables  de  soutenir  Paulin  contre  Mélèce,  Ma- 
xime le  Cynique  contre  Grégoire  de  Nazianze,  des 
gens  dont  Marcel,  Eustathe,  Apollinaire  *,  Vital,  avaient 
été  les  clients,  n'étaient  vraiment  pas  au  courant  des 
■choses  et  des  personnes  orientales.  Le  mieux  était 
de  s'arranger  entre  soi  et  de  laisser  le  temps,  ce 
sage  médecin,  cicatriser  les  plaies  qui,  çà  et  là,  sai- 
gnaient encore.  '^ 

Ainsi  pensaient  les  Orientaux.  Aussi  le  concile  de 
Rome,  tenu  sans  eux,  ne  put  avoir  aucun  effet.  Cepen- 
dant il  ne  semble  pas  que  cette  assemblée  ait  soutenu 
les  revendications  d'Ambroise  en  faveur  de  Maxime  le 
Cynique.  Il  faut  croire  que  l'évêque  de  Milan,  mieux  in- 
formé, les  avait  abandonnées  de  lui-même.  Théodose 
insista,  alors,  je  pense,  pour  que  Nectaire  fût  reconnu  à 
Rome.  Des  dignitaires  de  sa  cour,  appuyés  par  les  dé- 
légués de  l'épiscopat  d'Orient,  firent  le  nécessaire  auprès 
du  pape  et  obtinrent  qu'il  envoyât  à  ConstantinOphe  des 


1  Daus   sa  lettre  Fidei  luae  (ep.  14),  Ambroise  réclame  encore 
pour  Apollinaire  un  jugement  contradictoire. 


446  CHAPITRE   XII 

lettres  de  communion  i.  L'affaire  d'Antioche,  elle,  de- 
meura en  l'état. 

1  Fait  rappelé  par  le  pape  Boniface.  dans  une  lettre  de  l'an- 
née  422  (J.,  365;. 


CHAPITRE   XIII 
Le   pape   Damase. 


L'Occident  et  l'église  romaine  avant  l'emi^ereur  Constance.  — 
Exils  d'évêques.  —  L'intrusion  de  Félix.  —  L'élection  pontificale 
de  366  :  Damase  et  Ursinus.  —  Emeutes  romaines.  —  Acharne- 
ment d'Ursinus  contre  Damase.  —  Les  sectes  de  Eome.  —  Damase 
et  le  bras  séculier.  —  Les  conciles  contre  les  ariens.  —  Ambroise 
évéque  de  Milan.  —  Nouvelles  intrigues  contre  Damase  :  Isaac  lui 
fait  un  procès  criminel.  —  Concile  romain  de  378.  —  Rescrit  de 
Gratien  à  Aquilinus.  —  Concile  d'Aquilée.  —  Concile  romain  de 
382.  —  Jérôme  et  ses  débuts  :  son  séjour  au  désert  syrien.  —  Ses 
rapports  avec  le  pape  Damase.  —  Son  succès  à  Rome  :  Paule  et 
Marcelle.  —  Les  inscriptions  damasiennes  et  le  culte  des  martyrs. 
—  Sirice  succède  à  Damase.  —  Départ  de  Jérôme  pour  la  Pales- 
tine, 


Sauf  l'Â-frique,  où  sévissaient  des  discordes  impies, 
la  paix  régna  dans  les  églises  de  l'Occident  latin  jusqu'au 
moment  où  l'empereur  Constance  y  transporta  les  que- 
relles de  l'Orient.  On  s'y  occupait  paisiblement  de  panser 
les  plaies  de  la  persécution,  de  relever  les  édifices  sa- 
crés, de  les  agrandir  en  vue  des  recrues  fort  nombreuses 
qui  venaient  au  christianisme,  enfin  de  compléter  ce  qui 
manquait  à  l'organisation.  Des  évêchés  nouveaux  se 
fondaient  un  peu  partout,  à  mesure  que  les  groupes 
chrétiens  prenaient  de  l'importance.  On  tenait  sans  doute 
des  conciles,  bien  que  nous  n'entendions  parler  que  de 
ceux  qui  furent  convoqués  à  propos  des  Donatistes  et 
des  Ariens.  Celui  d'Arles,  en  314,  eut  une  importance 


448  CHAPITRE   XIII 

spéciale.  C'était  une  sorte  de  concile  œcuménique,  comme 
on  ne  tarda  pas  à  dire,  où  les  évêques  s'étaient  rassem- 
blés de  toutes  les  parties  de  l'empire  de  Constantin.  Le 
pape  n'y  assista  pas  ;  il  envoya  à  sa  place  deux  prêtres 
romains.  C'est  l'inauguration  d'une  pratique  à  laquelle 
on  demeura  longtemps  fidèle.  Bien  rares  furent  les  papes 
qui  s'absentèrent  de  Rome,  surtout  pour  les  affaires  ec- 
clésiastiques :  maior  a  longinquo  reverentia. 

Au  moment  du  concile  d'Arles,  le  pape  Miltiade  *  ve- 
nait d'être  remplacé  par  Silvestre.  Celui-ci  siégea  pres- 
que jusqu'à  la  fin  du  règne  de  Constantin.  Il  a  un  grand 
nom  dans  la  légende,  mais  son  histoire  est  inconnue. 
Tout  ce  qu'on  sait  de  lui,  c'est  qu'il  fut  accusé  par  des 
«  sacrilèges  »  et  que  l'empereur  évoqua  l'affaire  à  son 
tribunal  personnel^.  Jules,  qui  le  remplaça  après  l'éphé- 
mère épiscopat  de  Marc,  ne  serait  pas  moins  ignoré  s'il 
ne  s'était  trouvé  mêlé  aux  affaires  orientales.  L'histoire 
intérieure  de  l'église  romaine,  en  cette  première  moitié 
du  quatrième  siècle,  semble  s'être  déroulée  sans  épiso- 
des. Le  nombre  des  chrétiens  augmentait  prodigieuse- 
ment. Aux  anciens  lieux  de  culte,  rétablis   en  hâte  au 


1  Miltiade,  2  juillet  3i  4-11  janyier  314;  Silvestre,  31  janvier  314-31 
décembre  335 ;  Marc,  336  (18  janvier-7  octobre)  ;  Jules,  6  février  337-12 
avril  332. 

2  Lettre  du  concile  romain  de  378  aux  empereurs  Gratien  et 
Valentinien  II.  Il  s'agit  sans  doute  de  quelque  procès  criminel 
intenté  par  les  Donatistes.  C'était  une  tactique  assez  commune 
bhez  les  gens  à  qui  les  évêques  déplaisaient  pour  motif  religieux, 
que  de  chercher  à  les  déconsidérer  en  les  traînant  devant  les  tri- 
bunaux séculiers. 


LE    PAPE   DAMASE  449 

lendemain  de  la  persécution,  de  nouvelles  églises  s'ajou- 
taient ^  sans  cesse.  On  recherchait,  dans  les  cimetières 
suburbains,  les  tombes  des  martyrs  ;  on  se  plaisait  à  les 
•décorer  ;  souvent  même  on  élevait  au-dessus  d'elles  des 
chapelles  plus  ou  moins  somptueuses.  Là  se  célébraient 
des  fêtes  d'anniversaire,  dont  on  dressa  de  bonne  heure 
le  calendrier  ^  A  l'accroissement  de  la  population  fidèle 
correspondait  naturellement  un  grand  développement  des 
services  et  du  personnel  ecclésiastique. 

Saint  Athanase,  qui  vint  à  Rome,  en  339,  fit  sensa- 
tion dans  les  meilleurs  cercles.  Il  était  en  situation  de 
raconter  aux  dames  romaines  la  vie  extraordinaire  des 
solitaires  Antoine  et  Pacôme  et  de  leurs  disciples  ^  A  ce 
moment  furent  jetées  les  premières  semences  de  voca- 
tions aristocratiques  qui  portèrent  bientôt  leurs  fruits. 

L'église  romaine  avait  eu,  au  temps  de  Silvestre, 
communication  officielle  de  la  condamnation  d'Arius  par 

1  Titulus  Equitii  (S.  Martine  ai  Monti),  sous  Silvestre;  tilulus 
Marci  (S.  Marco),  sous  Marc;  titulus  Julii  (S.  Maria  in  Trastevere), 
avec  une  autre  basilique  (SS.  Apostoli)  près  du  forum  de  Trajan, 
sous  Jules;  basilica  Liberiana  (S.  Maria  Maggiore)  sous  Libère  ; 
tHulus  Damasi  (S.  Lorenzo  in  Damaso)  sous  Damase. 

2  Le  férial  philocalien  est  de  l'année  336;  il  est  probable  que 
celui  qui  est  entré  dans  la  compilation  du  martyrologe  hiérony- 
mien  remontait  plus  haut  encore. 

3  On  raconta  depuis  qu'il  avait  amené  à  Rome  quelques-uns  de 
ces  ascètes.  Palladius  {Hist.  Laus.,  1)  nomme  Isidore,  l'hospitalier 
d'Alexandrie,  et  Socrate  (IV,  23)  Ammonius  Parotes.  Mais,  au 
rapport  même  de  Palladius,  Isidore  ne  pouvait  avoir  que  21  ans 
lors  du  voyage  d'Athanase  et  Ammonius,  qui  mourut  en  403,  n'était 
guère  plus  âgé. 

DcCHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  29 


450  CHAPITRE    XIII 

l'évêque  d'Alexandrie.  Invité  au  concile  de  Nicée,  le 
pape  y  avait  envoyé,  comme  au  concile  d'Arles,  deux 
prêtres  chargés  de  le  représenter.  Sur  ces  questions  de 
doctrine,  les  Romains  étaient  en  paix.  Les  temps  d'Hip- 
polyte,  de  Galliste,  de  Tertullien,  étaient  désormais  bien 
loin.  En  fait  de  formules,  quand  on  sentait  le  besoin 
d'en  employer,  on  avait  celle  de  Tertullien  et  de  Nova- 
tien,  ((  une  substance,  trois  personnes  »,  qui  paraissait 
suffire  à  tous  les  besoins.  Jadis,  quand  on  parlait  grec, 
le  terme  d'homoousios  avait  été  en  honneur  ;  on  le  tradui- 
sait maintenant  par  consubstantialis,  identifiant  ainsi  les 
deux  mots  oùaia  et  ùizéavocaiç.  C'est  la  terminologie  que 
les  légats  de  Silvestre  recommandèrent  au  concile  de 
Nicée  et  qu'ils  y  firent  adopter. 

Quand,  en  340,  le  concile  romain,  présidé  par  le  pape 
Jules,  vit  comparaître  devant  lui,  dans  une  des  basiliques 
de  la  ville,  les  évêques  d'Alexandrie,  d'Ancyre  et  de 
Gaza,  la  question  dogmatique  ne  souleva  aucune  diffi- 
culté. Des  trois  appelants,  Marcel  d'Ancyre  était  le  seul 
qui  eût  été  condamné  en  Orient  pour  sa  doctrine.  Lui 
aussi  était  pour  l'unité  de  substance  et  la  trinité  de  per- 
sonnes :  les  Romains  n'eurent  aucune  peine  à  s'entendre 
avec  lui. 

De  tout  cela,  rien  n'était  résulté  pour  l'opinion  ro- 
maine, on  peut  même  dire  latine,  si  ce  n'est  l'impression 
que  l'Eglise  était,  dans  l'empire  de  Constance,  tout 
comme  en  Afrique,  travaillée  par  de  profonds  dissenti- 
ments. De  ces  troubles  lointains  on  ne  pouvait  se  préoc- 
cuper outre  mesure.  Pourtant  certains  diîïérends  avaient 


LE    PAPE   DAMASE  451 

été  portés  officiellement  devant  l'église  romaine  :  les  évê 
ques  de  l'Occident  commencèrent  à  voir  qu'il  faudrait  se 
mêler  de  ces  affaires  orientales.  Un  certain  nombre  d'en- 
tre eux  prirent  part  au  concile  de  Sardique,  dont  l'issue, 
comme  on  l'a  vu  plus  haut,  ne  répondit  pas  aux  espé- 
rances de  ceux  qui  l'avaient  réuni.  Irrités  contre  les  dé- 
fenseurs d'Athanase,  les  Orientaux  prononcèrent  des 
sentences  de  déposition  contre  le  pape  Jules,  l'évêque  de 
Trêves  Maximin,  Hosius  de  Gordoue  et  quelques  autres. 
Ces  sentences,  il  e'st  vrai,  n'eurent  aucun  effet;  ni  elles, 
ni  celles  qui  leur  répondirent  du  côté  latin  n'empêchè- 
rent les  négociations  de  reprendre,  l'année  suivante,  en- 
tre les  deux  épiscopats.  Les  évêques  allaient  et  venaient 
de  Milan  à  Antioxihe,  d'Antioche  à  Milan.  Ces  négocia- 
tions, toutefois,  étaient  l'affaire  des  chefs  ;  dans  son  en- 
semble, l'épiscopat  n'y  était  que  faiblement  mêlé  ;  la 
masse  des  fidèles  et  du  clergé  s'en  désintéressait  absolu- 
ment. 

Il  n'en  fut  plus  de  même  à  partir  de  353,  quand 
l'empereur  Constance,  maître  des  deux  moitiés  de  l'em- 
pire, entreprit  de  rallier  l'épiscopat  occidental  à  la  croi- 
sade que  l'on  soutenait  en  Orient  contre  Athanase  et 
contre  le  symbole  de  Nicée.  Il  y  réussit,  non  toutefois 
sans  susciter  quelques  oppositions,  qui  furent  matées 
durement.  Depuis  la  grande  persécution  on  était  accou- 
tumé à  voir  les  évêques  gouverner  paisiblement  leurs 
églises.  La  liste  des  exilés,  des  confesseurs,  se  rouvrit 
sous  les  auspices  du  fils  de  Constantin.  Plusieurs  églises 
se  virent  privées  de  leurs  chefs  ;  ainsi,  en  Gaule,  celles 


453  CHAPITRE   XIU 

de  Trêves,  Poitiers,  Toulouse  ;  en  Sardaigne,  celle  de 
Gagliari;  en  Italie,  celles  de  Milan  et  de  Verceil.  Les  exi- 
lés étaient  parfois  remplacés  par  des  gens  venus  de  Gap- 
padoce  ou  de  quelque  autre  pays  oriental,  qui  parlaient 
à  peine  le  latin.  Auxence  de  Milan  est  le  plus  célèbre  de 
ces  immigrés.  Il  faut  citer  aussi  Epictète,  installé  à  Gen- 
tumcellae  (Givita-Vecchia),  personnage  des  moins  recom- 
mandables. 

Mais  où  le  trouble  fut  le  plus  lamentable,  c'est  à 
Rome.  Au  moment  où  Gonstance  pénétra  en  Italie 
(été  352),  le  pape  Jules  venait  d'être  remplacé  par  Li- 
bère (47  mai).  On  a  vu  plus  haut  quelle  fut  son  attitude 
en  ces  tristes  affaires,  comment  il  fut  enlevé  de  Rome  et 
exilé  au  fond  de  la  Thrace. 

La  violence  dont  il  fut  l'objet  avait  fort  ému  la  popu- 
lation chrétienne.  Sur  le  premier  moment,  les  clercs 
firent  de  grandes  manifestations  de  fidélité.  Dans  une 
assemblée  solennelle,  prêtres^  diacres,  et  autres  clercs 
jurèrent  devant  les  fidèles  que,  Libère  vivant,  ils  n'accep- 
teraient aucun  autre  évêque  ^.  Parmi  les  plus  décidés 
figurait  l'archidiacre  Félix^  avec  le  diacre  Damase,  qui, 
lui,  était  parti  avec  Libère,  mais  revint  peu  après.  Ce 
beau  feu  s'éteignit  bientôt.  La  cour  résolut  de  remplacer 
Libère.  Gette  fois-ci  on  ne  jugea  pasàpropos  de  recourir 
au  personnel  cappadocien  :  le  nouveau  titulaire  fut  choisi 
dans  les  rangs  du  clergé  romain.  L'archidiacre  Félix, 

1  Sur  ceci,  voir  Coll.  Avell.,  n.  1  :  Quae  gesta  sunt  inter'JÂberhim 
et  Felieem  episcopos.  Le  serment  est  attesté  aussi  par  saint  Jérôme, 
dans  sa  Chronique,  a.  Abr.,  2363. 


LE    PAPE    DAMASE  453 

mandé  à  Milan,  accepta,  en  dépit  de  son  serment,  la  suc- 
cession de  l'exilé.  Acace  de  Césarée  menait  toute  cette 
affaire*;  Epictète  y  fut  mêlé  aussi  2.  Us  figuraient  sans 
doute  à  la  cérémomie  de  l'ordination,  célébrée,  dit  Atha- 
nase,  par  trois  espions  3,  dans  le  palais,  en  présence  de 
trois  eunuques  qui  jouaient  le  rôle  du  peuple  chrétien. 
De  retour  à  Rome,  Félix  fut  accueilli  par  la  plus  grande 
partie  du  clergé;  mais  le  peuple  n'en  voulut  point  enten- 
dre parler  et  se  tint  à  l'écart,  saisissant  toutes  les  occa- 
sions pour  exprimer  son  mécontentement  et  pour  récla- 
mer Libère.  Au  mois  de  mai 357,  Constance  vint  à  Rome. 
On  multiplia  les  démarches.  Les  matrones  chrétiennes  se 
présentèrent  au  palais*;  dans  le  cirque,  le  peuple  récla- 
mait son  évèque.  «  Vous  l'aurez,  répondit  Fempereur  ;  il 
vous  reviendra  meilleur  qu'il  n'est  parti  ».  Il  savait  déjà 
que  la  constance  de  Libère  ne  s'était  pas  soutenue,  que 
les  évêques  d'Aquilée  et  de  Bérée  étaient  parv.enus  à  lui 
faire  abandonner  Athanase  pour  accepter  la  communion 
des  Orientaux. 

Toutefois  cette  évolution  de  Libère  mettait  le  gouver- 
nement dans  le  plus  grand  embarras.  On  pouvait  main- 
tenant le  rétablir  à  Rome,  puisqu'il  avait  fait  ce  qu'on 
lui  demandait.  Mais  que  faire  de  P"'élix?5  Après  de  fort 

1  Jérôme,  De  vins,  98, 

2  Alh..  Hist.  art\,  73. 

3  KaTocffxouoi,  jeu  de  mots,  par  opposition  avec  èuto-xoTiot. 

4  Théodoret.  II,  14. 

5  Une  loi  sur  les  immunités  du  bas  clergé  {Cod.  Theod.,  XVI, 
2,  14)  lui  fut  adressée.  La  date  qu'elle  porte  dans  le  code  théodo- 
sien  '6  décembre  357)  est  contestable. 


454  CHAPITRE   XIII 

longs  délais,  la  cour  se  décida  à  faire  diriger  l'église  ro- 
maine par  deux  évêques  simultanés.  J'ai  dit  plus  haut 
que  ce  système  fut  écarté  par  la  population,  qui.  Libère 
lui  étant  rendu,  se  chargea  elle-même  d'éliminer  son  ri- 
val. Cette  solution,  toutt-fois  ne  se  produisit  pas  sans 
bagarres  *.  Des  souvenirs  un  peu  confus  ^  nous  représen- 
tent Libère  installé  sur  la  voie  Nonientane,  près  Sainte- 
Agnès,  et  Félix  réfugié  dans  une  propriété  à  lui,  sur 
la  voie  de  Porto.  Il  est  sûr  que  l'ancien  pape  eut  le  des- 
sus, que  les  fidèles  se  portèrent  au-devant  de  lui  et  lui 
ménagèrent  une  entrée  triomphale  ^  Peu  après,  Félix  fit 
un  retour  offensif  et  chercha  à  reprendre^ied  dans  la  ba- 
silique de  Jules,  au  Transtévère,  avec  la  complicité  des 
clercs  de  son  parti.  Mais  les  fidèles,  l'aristocratie  et  le 
menu  peuple  intervinrent  une  seconde  fois  et  l'intrus*, 
définitivement  écarté,  se  décida  à  rester  tranquille. 

Un  grave  indice  de  cette  situation  troublée,  c'est  que 
l'église  romaine  ne  fut  pas  représentée  au  concile  de  Ri- 


1  Des  scènes  regrettables  qui  se  produisirent  à  ce  propos,  fu- 
rent visées,  en  360,  dans  la  condamnation  de  Basile  d'Ancyre  (So- 
zom.,  IV,  24). 

2  Liber  pontificalis,  vies  de  Libère  et  de  Félix  II. 

3  Jérôme,  Chi-on.,  a.  Abr.  2365;  Coll.  AvelL,  1.  c. 

4  Ou  sait  que  la  légende  donna  une  éclatante  revanche  à  Félix 
et  même  qu'elle  lui  sacrifia  la  mémoire  de  Libère.  Sur  ceci,  voir 
mon  édition  du  Liber  pontificalis,  t.  I,  p.  cxx  et  suiv.  Dans  cette 
chronique  pontificale,  Félix  figure,  par  suite,  je  crois,  d'une  re- 
touche, au  rang  des  papes.  Il  en  est  de  même  en  d'autres  catalo- 
gues, un  peu  plus  anciens.  De  tous  les  antipapes  de  l'antiquité, 
c'est  le  seul  à  qui  Ton  ait  fait  grâce. 


LE    PAPJÎ    DAMASE  455 

mini.  Ce  fut  un  bonheur  pour  elle,  car,  le  concile  dissous, 
il  se  trouva  qu'elle  n'avait  eu  aucune  part  dans  la  défail- 
lance de  cette  assemblée.  L'année  360  se  passa  sans  que 
Libère  en  eût  reconnu  les  décrets,  contre  lesquels  déjà  on 
protestait  en  Gaule.  Au  printemps  de  361  disparurent  les 
fonctionnaires  de  Constance  :  le  règne  de  Julien  s'inau- 
gurait. L'Occident  ne  s'en  ressentît  guère.  On  y  était  ac- 
coutumé à  vivre  avec  les  païens,  encore  nombreux  et  in- 
fluents, largement  représentés  dans  les  administrations 
et  dans  l'aristocratie.  Aussi  ne  s'était-on  guère  laissé  en- 
traîner à  ces  excès  de  zèle  qui,  sous  Julien,  servirent  de 
prétextera  tant  de  réactions.  La  liberté  reparut  entière 
sous  Jovien  et  Valentinien.  En  365,  le  22  décembre,  Félix 
mourut.  Son  parti  eut  la  sagesse  de  ne  pas  lui  donner 
de  successeur,  et  Libère  celle  de  montrer  la  plus  grande 
indulgence  envers  le  personnel  dont  son  rival  avait  été 
le  chef.  L'unité  du  clergé  se  reconstitua.  Il  restait  cepen- 
dant des  rancunes  :  tout  le  monde  n'avait  pas  approuvé 
les  mesures  miséricordieuses  de  Libère;  libérienset  féli- 
ciens  continuaient  à  se  regarder  de  travers.  La  mort 
de  Libère  (24  septembre  366),  qui  suivit  de  trop  près 
celle  de  Félix,  ouvrit  le  conflit  entre  les  deux  tendances. 
A  peine  le  pape  était-il  enterré  que  deux  partis  se  formè- 
rent. Les  uns  se  portèrent  au  bout  du  Ghamp-de-Mars, 
dans  la  basilique  de  Lucine  (S.  Lorenzo  in  Lucina),  les 
autres  dans  celle  de  Jules  (S.  Maria),  au  Transtévère. 
Ceux-ci  étaient  les  irréconciliables,  les  adversaires  de  la 
politique  pacifique  du  pape  défunt.  Ils  n'avaient  avec 
eux  que  sept  prêtres  et  trois  diacres  ;  l'un  de  ceux-ci,  Ur- 


456  CHAPITRE    XIII 

sinus,  fut  acclamé  et  ordonné  sur  le  champ  par  l'évèque 
de  Tibur.  On  était  au  dimanche,  et  l'usage  était  déjà  de 
choisir  ce  jour  pour  les  ordinations  épiscopales.  A  l'é- 
glise de  Lucine,  le  diacre  Damase,  un  félicien  rallié,  fut 
élu  par  la  grande  majorité  du  clergé  et  des  fidèles.  Da- 
mase, était  romain.  Son  père  avait,  avant  lui,  parcouru 
tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  *.  C'était  un  homme  de 
grande  vertu  et  de  quelque  littérature  2,  bien  vu  dans 
l'aristocratie  chrétienne.  Ses  ennemis  lui  reprochaient  la 
considération  dont  il  jouissait  auprès  des  matrones  ^  ;  ils 
n'avaient  pas  oublié  son  empressement  à  accepter  Félix, 
après  avoir  fait  du  zèle  au  moment  du  départ  de  Libère. 
Une  fois  élu,  il  ne  se  pressa  pas  de  se  faire  ordonner  : 
l'heure  était  sans  doute  trop  avancée.  La  cérémonie  fut 
remise  au  dimanche  suivant. 

L'assemblée  de  l'église  de  Lucine  était  à  peine  dis- 
soute que  l'on  apprit  ce  qui  venait  de  se  passer  au  ïrans- 
tévère.  Les  esprits,  comme  toujours  dans  ces  élections 
populaires,  étaient  très  échauffés.  Les  plus  exaltés,  parmi 
lesquels  figuraient,  dit-on,  des  cochers  du  cirque  et  au- 
tres personnes  du  même  genre,  se  précipitèrent  en  foule 
vers  la  basilique  de  Jules.  Les  Ursiniens  résistèrent.  Une 
bataille  s'engagea  :  il  y  eut  des  coups  de  bâton,  des  bles- 


1  Inscription  (Ihm,  n"  57)  de  S.  Lorenzo  ia  Damaso,  église  qui 
s'éleva,  semble-t-il,  sur  l'emplacement  de  sa  maison  paternelle. 

2  Ses  vers  témoignent  d'une  certaine  connaissance  de  Virgile. 
Il  sera  qoiestion  plus  loin  de  ses  rapports  avec  saint  Jérôme. 

3  Ils  l'appellaient  le  gratte-oreilles  des  dames,  aiiinscalpius  ma- 
tro7iarum  {Coll.  Avell.,\.  c). 


LE    PAPE   DAMASE  4  57 

ses  et  même  des  morts.  L'émeute  dura  trois  jours.  Le  di- 
manche suivant,  l^r  octobre,  la  basilique  de  Latran,  mise 
en  état  de  défense  par  les  Damasrens,  vit  s'accomplir  le 
sacre  de  l'évêque  légitime.  Ce  fut  l'évêque  d'Ostie  qui^ 
selon  l'usage,  présida  à  cette  cérémonie. 

Que  faisait  l'autorité  au  milieu  de  ce  désordre  ?  Le 
préfet  de  Rome,  Viventius,  était  un  homme  sage  et 
consciencieux,  mais  d'un  naturel  un  peu  placide.  Il  fit 
de  louables  efforts  pour  apaiser  le  populaire  ;  mais,  n'y 
parvenant  pas,  il  prit  le  parti  de  quitter  la  ville  et  de 
se  retirer  dans  une  maison  de  campagne  à  peu  de  dis- 
tance, espérant  sans  doute  mettre  ainsi  à  l'abri  sa  per- 
sonne et  son  autorité.  Peu  à  peu  le  calme  se  rétablit 
dans  son  esprit;  il  reconnut  la  régularité  de  l'ordination 
de  Damase  et  décida  qu'Ursinus  serait  éloigné  de  Rome, 
avec  les  deux  diacres  Amantius  et  Lupus,  qui  étaient 
après  lui  les  chefs  de  son  parti.  Ainsi  fut  fait.  Mais  les 
récalcitrants  tinrent  bon;  l'es  sept  prêtres  qu'ils  avaient 
avec  eux  continuaient  à  les  réunir  en  assemblées  schis- 
matiques;  Damase  s'adressa  à  l'autorité..  Les  prêtres 
furent,  arrêtés.  On  les  conduisait  hors  de  Rome,  quand 
les  Ursiniens  se  précipitèrent  sur  l'escorte,  délivrèrent 
leurs  captifs  et  les  menèrent  en  triomphe  dans  la  basi- 
lique de  Libère*,  où  ils  s'installèrent  comme  dans  une 
forteresse. 

Mais  les  partisans  de  Damase  ne  les  laissèrent  pas 

1  Dans  son  gros  œuvre,  y  compris  les  colonnades  et  les  mosaï- 
ques qui  les  surmontent,  la  basilique  libérienne  s'est  conservée 
jusqu'à  nos  jours. 


4u8  CflAl^ITRE    XIII 

jouir  de  leur  succès.  Le  26  octobre,  une  contre-émeute, 
dans  les  rangs  de  laquelle  il  y  avait  des  clercs,  vint  as- 
siéger la  basilique  de  l'Esquilin.  Les  portes  étaient  fer- 
mées et  bien  défendues.  Pendant  qu'on  les  attaquait  par 
la  hache  et  par  le  feu,  les  plus  agiles  des  damasiens 
grimpèrent  sur  le  toit,  y  pratiquèrent  une  ouverture  et 
par  là  firent  pleuvoir  une  grêle  de  tuiles  sur  les  fidèles 
d'Ursinus.  Enfin  les  portes  cédèrent  ;  un  tumulte  effroya- 
ble se  produisit.  Quand  le  calme  fut  rétabli,  on  releva 
cent-trente-sept  cadavres  i.  On  pense  bien  que  le  parti 
ursinieh  exploita  ces  victimes  ;  il  fut  admis  que  les  as- 
saillants n'avaient  eu  aucun  mort.  Très  désemparée,  la 
basilique  continua  d'être  le  théâtre  d'assemblées  schis- 
matiques  :  on  y  protestait  contre  la  violence,  on  invo- 
quait le  secours  de  l'empereur,  on  réclamait  un  concile. 
Peu  à  peu,  cependant,  les  gens  du  préfet  parvinrent  à 
rétablir  l'ordre  extérieur. 

Un  an  après  ces  événements,  Valentinien,  croyant 
les  esprits  assez  calmés,  permit  à  Ursinus  et  aux  autres 
exilés  de  reparaître  à  Rome  2.  Le  15  septembre  367, 
l'antipape  fit  une  rentrée  solennelle,  acclamé  par  ses 
partisans,  qui  ne  tardèrent  pas  à  recommencer  le  tapage, 
si  bien  que  l'empereur,  trompé  dans  sa  confiance,  le  fit 
expulser  de  nouveau  (16  novembre).  Le  préfet  Viventius 
avait  été  remplacé  par  Yettius  Agorius  Praetextatus, 


1  C'est  le  chiffre  d'Ammien  Marcellin;  les  Gesta  parlent  de  160 
morts  :  la  Chronique  de  saint  Jérôme  (a.  Abr.  2382)  rnarque  seu- 
lement crudelissimae  intei^fectiones  diversi  sexus. 
2  Coll.  AvelL,  5,  lettre  du  préfet  Prétextât. 


LE    PAPE   DAMJISE  459 

personnage  considéré  pour  son  amabilité  et  sa  grande 
culture  d'esprit,  païen,  du  reste,  et  des  plus  zélés.  Les 
inscriptions  qui  le  mentionnent,  lui  et  sa  femme  Aconia 
Paulina^  relèvent  sa  piété  envers  les  dieux  et  énumè- 
rent  pompeusement  ses  titres  sacerdotaux.  C'est  lui  qui, 
pressé  par  le  pape  Damase  de  se  convertir,  lui  répon- 
dait :  «  Volontiers,  si  l'on  me  fait  évèque  de  Rome  2  ». 
Ammien  Marcelin  fait  une  réflexion  analogue,  précisé- 
ment à  propos  de  la  compétition  d'Ursinus.  Il  trouve 
très  naturel  qu'on  se  dispute  une  situation  comme  celle 
d'évêque  de  la  capitale,  «  car,  dit-il,  une  fois  arrivé  à 
»  ce  poste,  on  jouit  en  paix  d'une  fortune  assurée  par 
»  la  générosité  des  matrones;  on  se, montre  en  voiture, 
»  vêtu  d'habits  somptueux,  et  l'on  donne  des  festins  dont 
»  le  luxe  dépasse  celui  de  la  table  impériale  )).  Il  ajoute 
qu'il  serait  mieux  d'imiter  la  pauvreté  et  la  simplicité 
de  certains  évêques  de  province,  dont  la  vertu  est  une 
recommandation  pour  le  christianisme^.  Ammien  n'est 
pas  le  seul  à  déplorer  les  progrès  du  bien-être  dans  le 
clergé  romain.  Saint  Jérôme  a  stigmatisé  avec  beaucoup 
d'énergie  les  étranges  abus  que  la  prospérité  croissante 
de  l'église  romaine  introduisait  dans  son  sein.  Mais  re- 
venons aux  schismatiques. 

La  basilique  libérienne  était  restée  entre  leurs  mains. 
Damase  la  fit  réclamer  par  le  a  défenseur  »  de  son  église, 
et  Valentinien,  qui  ne  voulait  pas  de  désordres  à  Rome, 

1  C.  I.  L..  t.  VI,  n"  1777-1781. 

2  Jérôme,  Contra  loh.  Hieros.,  8. 
s  Ammien,  XXVII,  3,  14. 


460  CHAPITRE    XllI 

lui  fit  rendre  cet  édifice  ^  On  expulsa  en  même  temps 
les  prêtres  qui  dirigeaient  les  assemblées  des  ursiniens^. 
Cependant  l'effervescence  mit  du  temps  à  se  calmer. 
On  se  réunissait,  les  dimanches  et  jours  de  fête,  dans 
les  cimetières  de  la  banlieue  et  l'on  célébrait  l'office 
tant  bien  que  mal,  en  se  passant  de  clergé.  L'église 
Sainte  AgnéS;,  sur  la  voie  Nomentane,  était  un  des  ren- 
dez-vous des  dissidents.  Un  joai*  il  s'y  engagea  une  rixe 
épouvantable,  dans  laquelle  les  ursiniens  eurent  le  des- 
sous et  furent  évincés.  On  fut  obligé  d'interdire  aux 
fauteurs  de  troubles,  non  seulement  la  ville,  mais  la 
banlieue  elle-même,  dans  un  rayon  de  vingt  milles  3. 
Ursinus  fut  exp£dié  en  Gaule.  Plus  tard  on  lui  permit, 
à  lui  et  à  quelques-ulis  de  ses  partisans,  de  résider 
dans  l'Italie  du  nord*,  mais  en  lui  défendant  d'appro- 
cher de  Rome.  Les  rescrits  impériaux  relatifs  à  cette 
affaire  nous  montrent  Valentinien  toujours  partagé  entre 
la  crainte  d'intervenir  trop  énergiquement  dans  une  que- 
relle religieuse,  et  le  souci  de  la  paix  publique,  très  dif- 
ficile à  maintenir  dans  la  population  oisive  et  remuante 
de  la  vieille  capitale 

Quant  à  Damase,  sa  victoire  avait  coûté  trop  cher  :  il 
y  avait,  dans  sa  promotion,  trop  de  police,  trop  de  res- 
crits impériaux,  trop  de  cadavres.  Tout  son  pontificat 
s'en  ressentit.  Ursinus,  du  reste,  n'avait  pas  désarmé  : 


1  Coll.  AvelL.  6  (fin  361). 
■2  Ibid.,  1,  du  12  janvier  368. 

3  Ibid.,  8,  9,  10,  fin  368. 

4  Col.  AvelL,  11,  12  (fin  370-été  372). 


LE   PAPE   DAMASE  461 

tant  qu'il  vécut,  il  ne  cessa  de  s'acharner  contre  son  ri- 
val. Faute  de  pouvoir  obtenir  sa  destitution,  il  cherchait 
à  se  débarrasser  de  lui  par  des  procès  criminels.  Il  est 
déjà  question  d'une  tentative  de  ce  genre  vers  370  ^  ;  une 
autre  se  produira  plus  tard. 

Et  ce  n'était  pas  seulement  au  schisme  ursinien  que 
le  pape  avait  affaire.  Rome  était  remplie  de  petites 
églises.  Sans  parler  de  ce  qui  pouvait  rester  des  vieilles 
sectes,  valentiniens,  marcionites,  montanistes,  sabel- 
liens,  l'église  novatienae  tenait  toujours,  dirigée  par  une 
série  d'évêques  qui  se  reliait  à  l'ancienne  succession 
épiscopale,  depuis  saint  Pierre  jusqu'à  Fabien,  Les  Afri- 
cains domiciliés,  s'ils  appartenaient  à  la  confession  ca- 
tholique, cécilianiste,  fréquentaient  les  mêmes  églises 
que  les  catholiques  de  Rome  ;  mais  les  Donatistes  s'é- 
taient organisés  à  part,  sous  des  évêques  de  leur  pays^ 


1  Gratien  y  fait  allusion  dans  son  rescrit  à  Aquilinus,  (Coll. 
AvelL,  n»  13,  p.  57  Gûnther)  :  iudiciorum  examine  exploralum  mentis 
sanctissimae  vh'um  (Damase),  ut  etîam  divo  palri  nostro  Valentiniano 
est  comprobaticm.  C'est  sans  doute  cette  affaire  qui  est  visée  par 
Rufin  dans  le  passage  (II,  10)  où  il  parle  de  la  malveillance  du 
préfet  Maximin.  Ce  fonctionnaire  fut  préfet  de  l'annone  en  369-370; 
il  remplaça  le  préfet  de  Piome  malade  et  déploya,  dans  cette  ma- 
gistrature intérimaire,  une  sévérité  qui  le  fit  haïr  de  tout  le  monde. 
Un  peu  plus  tard  (371-372)  il  fut  vicaire  de  Rome,  c'est-à-dire  du 
diocèse  suburbicaire. 

2  Cette  série  épiscopale  est  connue  par  Optât,  II,  4.  Elle  com- 
mençait à  un  Victor,  qui  assista  comme  évéque  de  Garbe  au  con- 
cile de  Girta  (305)  et  vint  plus  tard  s'établir  à  Rome.  Venaient 
ensuite  Boniface,  Encolpius,  Macrobe,  connu  par  quelques  écrits, 
Lucien,  Glaudien.  Ce  Claudien  donna  beaucoup  d'ennui  à  Damase, 
comme  on  le  verra  plus  loin.  i 


463  CHAPITRE   XIII 

On  les  appelait  Montagnards,  Montenses,  à  cause  sans 
doute  dé  quelque  particularité  locale.  Il  y  avait  aussi  les 
Lucifériens,   comme  on  disait,  ceiix  qui   avaient  pris, 
contre  les  faillis  de  Rimini,  la  même  attitude  que  Luci- 
fer de  Gagliari  et  Grégoire  d'Illiberris,  et  pour  qui  Li- 
bère, Hilaire,  Eusèbe  de  Verceil,  Athanase  lui-même, 
étaient  des  prévaricateurs.  Ils  avaient  un  évêque,  appelé 
Aurelius  ;  mais  la  grande  notoriété  du  parti  était  un  prê- 
tre Macaire,  dont  on  vantait  les  austérités.  Les  réunions 
dissidentes  se  tenaient,  faute  d'églises,  en  des  maisons 
privées.  La  police,  stimulée  par  les  dénonciations  du  La- 
tran,  faisait  la  vie  dure  aux  schismatiques.  Macaire,  ar- 
rêté en  assemblée  de  culte,  eut  beaucoup  à  souffrir  des 
brutalités  de  la  populace.  Condamné  à  l'exil,  il  mourut  à 
Ostie  d'une  blessure  qu'on  lui  avait  faite  au  moment  de 
son  arrestation.  L'évêque  d'Ostie,  Florentins,  apparem- 
ment plus  touché  de  ses  vertus  que  choqué  de  son  entê- 
tement rigoriste,  lui  fit  donner  une  sépulture  honorable 
dans  la  basilique  du  martyr  Asterius  ^  Le  parti  se  reforma 
sous  la  direction  d'un  évêque  Ephesius.  Damase  eut  quel- 
que peine  à  se  débarrasser  de  ce  nouveau  compétiteur  2. 
L'évêque  d'Ostie,  bien  qu'il  eût  présidé  à  l'ordina- 
tion du  pape  Damase,  ne  paraît  pas  avoir  goûté  beaucoup 
son  perpétuel   recours  au  bras  séculier.   On  s'imngine 
aisément  ce  qu'en  pouvaient  penser  et  les  consécrateurs 
d'Ursinus  et  les  autres  évêques  qui  avaient  approuvé 

1  Libell.  precum,  77-82. 

2  Ihid.,  84-91,  104-107.  Le  préfet  Bassus,  mentionné  dans  ce  ré- 
cit, est  de  382. 


LE    PAPE    DAMASE  463 

son  ordination.  Damase  avait  donc  à  lutter,  non  seule- 
ment contre  un  parti  romain,  parti  obstiné  et  toujours 
prêt  à  rémeute,  mais  encore  contre  une  forte  opposition 
dans  l'épiscopat  italien.  Il  essaya,  dit-on,  de  faire  con- 
damner Ursinus  dans  un  concile  réuni  à  propos  de  son 
natale,  en  367  ou  368  ;  mais  les  évêques,  tout  en  demeu- 
rant en  communion  avec  le  pape,  se  seraient  refusés  à 
porter  sentence  contre  un  absent  i. 

Aussi,  ayant  si  fort  besoin  du  gouvernement,  se 
montrait-il  peu  disposé  à  lui  créer  des  difficultés.  L'em- 
pereur Valentinien,  on  l'a  vu,  n'admettait  pas  que  l'Etat 
fût  fondé  à  instrumenter  contre  les  prélats  restés  fidèles 
à  la  confession  de  Rimini.  Il  était  assez  délicat,  pour  le 
pape  Damase,  de  se  jeter  au  travers  de  cette  politique 
d'apaisement.  Aussi  Athanase  eut-il  quelque  peine  à  le 
mettre  en  mouvement  contre  ce  qui  restait  d'évêques 
ariens  dans  l'empire  occidental.  Il  commença^  pa*r  Ur- 
sace,  Valens  et  les  autres  «  illyriens  ».  Pour  Auxence, 
spécialement  autorisé  par  l'empereur  Valentinien,  ce  fut 
plus  difficile.  Il  se  décida  enfin  à  s'en  occuper,  et,  dans  un 
second  concile,  tenu  à  l'instigation  d'Athanase,il  déclara^ 

i  Gesta  interLih.  et  Fel.,  13,  document  ursinien,  il  faut  s'en  sou- 
venir. ■ 

2  Ath.,  Ep.  ad  Afros,  10. 

3  J.  232,  Confidimus  quidem;  cf.  Sozom.,  VI,  23;  Tliéodoret,  II, 
22.  La  forme  latine  conservée  dans  la  collection  de  Théodose  (cf. 
p.  421,  n.  2)  est  adressée  aux  évêques  catholiques  d'Orient,  et, 
dans  le  titre,  le  concile  est  dit  s'être  tenu  ex  rescripto  imperiali.  — 
Dans  Sozomène  et  Théodoret,  la  lettre,  traduite  en  grec,  est  adres- 
sée aux  évêques  d'Illyricum. 


464  CHAPITRE   XIII 

que  le  symbole  de  Nicée  était  le  seul  autorisé  et  que 
celui  de  Rimini  ne  pouvait  le  remplacer.  Dans  une 
phrase  incidente  il  parle,  d'après  des  é-vêques  de  Gaule 
et  de  Vénétie,  derrière  lesquels  il  se  retranche,  d'une 
condamnation  déjà  prononcée  contre  Auxence.  A  la  fin  de 
la  lettre  synodale  il  exprime  l'espoir  que  les  récalcitrants 
perdront  bientôt  le  titre  d'évêques,  et  que  leurs  églises 
seront  débarrassées  d'eux. 

Ce  n'est  pas  bien  catégorique.  Mais  peut-être  Damase 
avait-il  raison  de  ne  rien  risquer.  A  quoi  bon?  Il  était 
sûr  que  Valentinien  ne  ferait  rien  pour  déposséder  des 
évêques  reconnus  par  lui  et  acceptés  par  leurs  popula- 
tions. Le  mieux  était  d'attendre  qu'ils  mourussent  et  de 
leur  donner  alors  des  successeurs  orthodoxes. 

Auxence  ne  mit  pas  à  une  trop  longue  épreuve  la  pa- 
tience du  pape  :  il  mourut  à  l'automne  de  374.  Son  rem- 
placement donna  lieu  à  de  grands  conflits,  entre  les  or- 
thodoxes qui  entendaient  conquérir  l'évêché  et  les  ariens 
qui  s'efforçaient  de  le  garder.  La  province  d'Emilie-Li- 
gurie  avait  alors  pour  consulaire  un  noble  romain  appelé 
Ambroise  *.  Au  moment  de  sa  naissance,  son  père,  appelé 
aussi  Ambroise,  était  préfet  du  prétoire  des  Gaules.  Il 
avait  eu  déjà  d'autres  enfants,  une  fille,  appelée  Marcel- 
line,  et  un  fils.  Satyre.  Le  jeune  Ambroise  fut  élevé  à 
Rome,  par  sa  mère  et  sa  sœur,  son  père  étant  mort  d'as- 
sez bonne  heure.  La  famille,  une  des  plus  illustres  de 

1  Aurelius  Amhrosius.  —  Les  détails  biographiques  sur  saint 
Ambroise  nous  viennent  de  son  secrétaire  le  diacre  Paulin,  qui 
écrivit  la  vie  de  son  maître  à  la  demande  de  saint  Augustin. 


LE    PAPE   DAMASE  465 

Rome,  était  depuis  longtemps  chrétienne  ;  un  de  ses 
membres,  sainte  Sotéris,  avait  subi  le  martyre  au  temps 
de  Maximien.  Le  pape  venait  quelquefois  à  la  maison  ; 
les  dames  le  recevaient  avec  le  plus  grand  respect  et  lui 
baisaient  la  main.  Quand  il  était  parti,  le  jeune  Am- 
broise,  encore  à  l'âge  espiègle,  se  mettait  à  imiter  sa  dé- 
marche grave  et  ses  gestes  imposants  ;  il  prétendait 
même  se  faire  baiser  la  main  par  Marcelline,  ce  dont 
celle-ci  se  défendait  en  riant.  Son  éducation  terminée,  il 
entra  dans  les  conseils  du  préfet  du  prétoire  Probus,  le 
plus  grand  seigneur  chrétien  de  Rome.  Probus  le  nomma 
gouverneur  d'Emilie-Ligurie,  en  lui  recommandant  de 
traiter  ses  administrés  avec  douceur,  comme  un  évêque 
et  non  comme  un  magistrat.  Probus  était  prophète.  L'é- 
lection épiscopale  ayant,  comme  je  l'ai  dit,  fort  excité 
les  esprits,  on  fit  tapage  à  l'église  et  le  gouverneur  crut 
devoir  s'y  rendre.  Un  cri  d'enfant  se  fit  entendre  :  «  Am- 
broise  évêque  !  »  Les  deux  partis  le  répétèrent  dans  une 
commune  acclamation.  Ambroise  eut  beau  protester, 
employer  tous  les  moyens  pour  se  dérober  à  la  faveur 
populaire,  déclarer  qu'il  n'était  pas  baptisé  :  rien  n'y  fit. 
Les  évêques  présents  jugèrent  que  son  nom  était  le  seul 
sur  lequel  l'accord  fût  possible.  On  passa  par-dessus  les 
régies  qui  interdisent  l'ordination  des  néophytes.  Am- 
broise fut  baptisé  le  30  novembre  et  ordonné  huit  jours 
après  (7  décembre). 

Evêque  improvisé,   il  avait  beaucoup  à  apprendre, 
sinon  du  christianisme  en  général,  au  moins  de  la  théo- 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  30 


466  CHAPITRE   XIII 

logie.  Gomme  il  savait  le  grec,  il  se  mit  à  lire  les  œu- 
vres de  Philon,  d'Origène,  de  Basile,  de  Didyme.  Dès 
son  avènement  il  eut  occasion  de  correspondre  avec  l'il- 
lustre évêque  de  Gésarée,  qui  le  félicita  sut  son  éléva- 
tion ^  L'église  de  Milan  eut  bientôt  à  se  louer  d'avoir  un 
tel  pasteur.  Mais  ce  n'était  pas  seulement  à  cette  église 
qu'il  avait  été  donné,  c'était  à  toute  la  chrétienté  d'alors. 
On  s'ea  aperçut  bientôt. 

Gependant  l'empereur  Valentinien  mourait  subite- 
ment à  Brigetio,  en  Pannonie,  le  17  novembre  375.  Il 
laissait  deux  fils  :  Gratien,  l'aîné,  âgé  de  seize  ans^  asso- 
cié à  l'empire  depuis  quelques  années-,  se  trouvait  à 
Trêves  au  moment  de  la  mort  de  son  père  ;  l'autre,  Va- 
lentinien, encore  en  bas  âge,  vivait  à  Sirmium  avec  sa 
mère,  l'impératrice  Justine.  L'armée  du  Danube,  sans 
consulter  Gratien,  lui  adjoignit  son  jeune  frère;  il  ratifia 
cet  arrangement,  mais  sans  se  dessaisir  du  gouverne- 
ment de  l'Occident  tout  entier,  Ambroise,  dont  l'élection 
avait  été  accueillie  par  le  défunt  empereur  avec  une 
grande  satisfaction,  demeura  toujours  dévoué  à  sa  fa- 
mille. Tant  que  Gratien  vécut,,  il  fut  pour  lui  un  conseil- 
ler très  écouté. 

L'Italie  était  toujours  troublée  par  l'obstination 
d'Ursinus.  Les  provinces  suburbicaires  lui  étant  inter- 
dites, il  faisait  tapage  à  Milan,  combinant  ses  efforts 
avec  les   ariens,  maintenant  passés  à  la  condition  de 

1  Basile,  Ep.  197. 

2  Gratien  était  né    le    18    avril  359;  il  fut    associé    à   l'emBire 
le  24  août  367. 


LE    PAPE    DAMASE  4  67 

dissidents,  troublant  les  offices  d'Ambroise  et'  contre- 
carrant son  action.  Sa  main  se  retrouvait  à  Rome  en 
diverses  intrigues.  En  374  l'empereur  avait  dû  écrire 
à  ce  sujet  au  vicaire  Simplicius'.  Impuissant,  mulorré 
tant  d'efforts,  à  s'emparer  du  Latran,  Tantipape  s'effor- 
çait d'en  faire  chasser  son  compétiteur.  Un  procès  cri- 
minel fut  intenté  à  Damase  par  Isaac,  juif  converti.  En 
ce  temps-là  les  magistrats  romains  se  piquaient,  à  l'exem- 
ple de  Valentinien,  d'une  excessive  sévérité.  On  ne  sait 
de  quoi  Damase  fut  accusé  2,  mais  il  s'agissait  évidem- 
ment d'un  crime  capital,  et  l'affaire,  vivement  menée 
devant  le  préfet  de  Rome,  menaçait  d'aboutir  à  une  con- 
damnation, quand  on  parvint  à  y  intéresser  Gratien,  qui 
l'évoqua,  la  jugea  et  renvoya  absous  le  vieux  pontife. 
Isaac  fut  exilé  en  Espagne,  Ursinus  interné  à  Cologne. 
Isaac,  peu  après,  abandonna  le  christianisme  et  revint  à 
la  syna:gogue^ 


1  Lettre  perdue,  mais  citée  dans  Coll.  AvelL,  n°  13. 

2  La  légende  du  Liber  ponti/icaHs  parle  d'adultère;  mais  Da- 
mase avait  près  de  quatre-vingts  ans  :  c'eût  été  par  trop  invrai- 
semblable. 

3  Cet  Isaac,  dans  sa  période  chrétienne,  publia  quelques  ou- 
vrages de  théologie  et  d'exégèse.  Gennadius  {De  viris,  26)  a  connu 
et  nous  avons  encore  (Migne,  P.  L.,  t.  XXXIII,  p.  1541)  un  opuscule 
de  lui  sur  la  Trinité  et  l'Incarnation.  Il  faut  lui  attribuer  aussi  une 
«  Exposition  de  la  foi  catholique  »  publiée  en  1883  par  Gaspari 
{Kirchenhistorische  Anecdota,  i.  1,  p.  304).  Dom  G.  Morin  {Revue  d'hist. 
et  de  lut.  relig.,  1899,  p.  97  etsuiv.)  a  proposé  de  lui  attribuer  deux 
ouvrages  importants,  le  Commentaire  dit  de  l'Ambrosiaster  sur 
les  épitres  de  saint  Paul  et  les  Quaestiones  V.  et  N.  Testamenti,  tous 
deux  rédigés  à  Eome  au  temps  du  pape  Damase.  Cette  hypothèse 
est  très  vraisemblable  et  le  demeure,  bien  que  {Revue  bénédlctiyie ^ 


468  CHAPITRE  xni 

De  telles  entreprises  étaient  dans  les  mœurs  du 
temps.  On  juge  de  quelle  sécurité  pouvaient  jouir  les 
'évêques,  surtout  les  évêques  des  grandes  villes,  exposés, 
dans  l'exercice  de  leurs  fonctions  compliquées,  à  contra- 
rier tant  de  personnes  et  à  se  faire  tant  d'ennemis. 

Damase  ne  se  contenta  pas  du  témoignage  que  la 
sentence  impériale  venait  de  rendre  à  son  innocence; 
il  voulut  que  l'affaire  fût  examinée  en  concile.  Une  as- 
semblée d'évêques  venus  de  toutes  les  parties  de  l'Italie 
se  réunit  à  Rome  en  378  ^  Elle  adressa  à  l'empereur 
une  pétition  que  nous  avons  encore,  avec  la  réponse  de 
Gratien.  Les  évêques  lui  rappellent  que,  dans  une  phase 
antérieure  de  l'affaire  d'Ursinus,  le  souverain  avait  dé- 
cidé que,  la  police  se  chargeant  d'éloigner  l'auteur  des 
troubles,  il  appartiendrait  au  pape  d'instrumenter  contre 
les  évêques  qui  avaient  pris  son  parti.  Gela  était  fort 
raisonnable.  Etant  donnée  l'attitude  adoptée,  dans  les 
choses  religieuses,  par  l'empereur  Valentinien,  l'Etat  ne 
pouvait  avoir  l'idée  d'intervenir  dans  les  jugements  ec- 
clésiastiques :  son  affaire  à  lui  était  de  veiller  à  ce  que 
l'ordre  public  ne  fût  pas  compromis.  Cependant  il  pou- 
vait se  présenter  des  cas  où  l'efficacité  des  sentences 
ecclésiastiques  et  les  services  qu'elles  étaient  appelées 

1903,  p,  113)  son  auteur  l'ait  abandonnée.  Je  pense,  comme  M.  Mar- 
tin Schanz  (Gesch.  der  rbm.  Liiteratur,  IV«  partie,  p.  455),  que  dom 
Morin  n'a  pas  réussi  à  se  réfuter  lui-même  et  que  la  nouvelle  so- 
lution qu'il  propose  pour  ce  problème  littéraire  est  loin  d'avoir 
la  valeur  de  la  première. 

1  Dans   les    collections  de  conciles;  voir   aussi  Coustant,  Ep. 
Rom.  Pont.,  p.  523. 


LE    PAPE    DAMASE  469 

à  rendre  au  point  de  vue  du  bon  ordre,  auraient  été 
compromis  par  une  abstention  trop  absolue  de  la  part 
de  l'Etaf.  Aussi  les  évèques  demandent-ils  qu'on  leur 
prête  main  forte,  d'abord  pour  faire  comparaître  les 
prélats  récalcitrants,  ensuite  pour  empêcher  les  évêques 
déposés  de  porter  le  trouble  dans  les  églises  que  le  juge 
ecclésiastique  aurait  soustraites  à  leur  obéissance.  Quel- 
ques cas  sont  spécifiés.  Les  évêques  de  Parme  et  de 
Pouzzoles  refusent  de  se  soumettre  aux  sentences  de 
déposition  rendues  contre  eux  ;  un  évêque  africain,  Res- 
titutus,  et  l'évêque  donatiste  de  Rome,  Glaudien,  sont 
signalés  aussi. 

Mais  c'est  surtout  l'affaire  d'Isaac,  encore  toute  ré- 
cente, qui  préoccupait  le  concile.  Il  chercha  à  obtenir 
que  le  pape,  au  moins,  fût  mis  à  l'abri  de  telles  entre- 
prises. L'empereur,  dit  il,  a  examiué  la  conduite  de  Da- 
mase;  il  doit  être  désormais  interdit  aux  calomniateurs 
de  le  traîner  devant  le  magistrat.  S'il  y  a  lieu  à  procès 
et  que  la  cause  ne  soit  pas  de  la  compétence  du  con- 
cile, au  moins  qu'elle  soit  portée  devant  l'empereur  en 
personne.  En  dehors  du  cas  récent,  il  y  a  un  autre  pré- 
cédent: le  pape  Silvestre,  accusé  par  des  sacrilèges,  fut 
jugé  par  l'empereur  Constantin. 

A  la  suite  de  cette  pétition^  Gratien  adressa  au  vi- 
caire Aquilinus  un  rescrit  *  où  il  entre,  sur  tous  les 
points,  dans  les   vues  du  concile.  Cependant,  en  ce  qui 


1  Coll.  Avelle.,    n.   13;    Ordinàriorum    sententias,    derniers    mois 
de  378. 


470  CHAPITRE    XIII 

regarde  la  juridiction  exceptionnelle  réclamée  pour  le 
cas  du  pape  accusé,  il  se  borne  à  prescrire  de  ne  point 
admeltre  facilement  à  l'accusation  ou  au  témoignage 
des  gens  de  mœurs  suspectes  ou  connus  comme  calom- 
niateurs K  C'est  l'équivalent  d'un  refus.  Le  pape  de- 
meura, comme  ses  fidèles,  soumis  en  principe  à  la 
juridiction  du  préfet  de  Rome.  Il  faut  ajouter  qu'après 
Damase  il  ne  paraît  pas  que  cette  juridiction  se  soit 
exercée  sur  aucun  de  ses  successeurs. 

On  pouvait  croire  que  c'était  fini  et  qu'Drsinus  se 
tiendrait  tranquille.  Il  n'en  fut  rien.  Faible  et  bon,  le 
jeune  empej-eur  se  laissait  approclier  et  circonvenir.  Les 
agents  de  l'antipape,  notamment  un  eunuque  appelé 
Pascliase,  s'aciiarnaient  à  Rome.  En  381  le  préfet  en- 
voya à  la  cour  un  rapport  où  tout  semblait  remis  en 
<]neslion.  A  ce  moment  un  concile  était  réuni  à  Aquilée. 
Ambroise,  qui  en  était  l'âme,  en  obtint ^  une  démarche 
très  pressante  auprès  de  Gratien.  C'est  la  dernière  fois 
qu'il  est  question  d'Ursinus.  Il  mourut  saos  doute  peu 
après. 

Sollicité  sans  cesse  par  les  évêques  d'Orient  de  s'in- 
téresser à  leur  situation,  Damase  aurait  pu  leur  répoudre 
que  la  sienne  n'était  guère  enviable  et  que  lui  non  plus 
n'était  pas  sur  un  lit  de  roses. 


1  «  Ne  facile  sit  cuiciun.iae  pcrdito  notabili  pravitate  moruiu 
ant  inf.iiui  >  ..lunmia  noLiti.)  i  ersoimni  ciiminatoris  assuaiore  uut 
testiiiiniii  i  diclionem  in  accusationeai  episcopi  profiteri  ». 

2  Aiubr.,  Ejj.  11. 


—  LE    PAPEL  DAMASE  471 

Le  concile  d'Aquilée  ^,  dont  je  viens  de  parler,  se 
rattache  à  toute  une  campagne  entreprise  et  menée  ré- 
solument par  Ambroise  pour  éliminer  de  l'empire  d'Oc- 
cident les  derniers  foyers  d'arianisme.  On  a  vu  que  la 
neutralité  confessionnelle  de  l'empereur  Valentinien  per- 
mettait à  certains  évêques  restés  fidèles  à  la  «  foi  »  de 
Rimini  de  se  maintenir  sur  leurs  sièges.  L'épiscopat 
orthodoxe  était  obligé  de  s'aider  lui-même.  En  Espagne, 
en  Gaule,  en  Italie,  on  avait,  dès  le  temps  d'Eusèbe  de 
Verceil  et  d'Hilaire,  tenu  conciles  sur  conciles  et  mul- 
tiplié les  protestations  en  faveur  de  la  foi  de  Nicée  ; 
partout  on  la  proclamait  comme  seule  acceptable.  Quand 
Damase  eut  pris  solennellement  position  contre  Ursace, 
Valens  et  même  Auxence,  d'autres  assemblées  épisco- 
pales  se  tinrent  en  Sicile,  en  Dalmatie,  en  Dardanie, 
eu  Macédoine,  dans  les  deux  Epires,  en  Achaïe  et  en 
Crète  ^  en  un  mot  dans  toutes  les  provinces  d'IUyricum, 
moins  toutefois  les  plus  voisines  du  Danube  ^  où  le 
mouvement  nicéen  se  trouvait  contrarié  par  certaines 
résistnnces.  En  Afrique  aussi  il  semble  y  avoir  eu  quel- 
ques hésitations.  L'évêque  de  Carthage,  Restitutus^,  avait 

1  Sur  le  concile  d'Aquilée,  voir  le  procès-verbal  conservé  parmi 
les  lettres  de  saint  Ambroise  (après  la  lettre  8),  les  lettres  9-12  du 
même  auteur  et  les  fragments  du  livre  de  Maximin  contre  Am- 
broise, dans  'Fr.  Kaufïmann,  Âus  der  Schule  des  Wulfila,  Stras- 
bourg, 1899. 

2  Ath.,  Ep.  ad  Afros,  1. 

3  Les  deux  Dacies,  la  Mésie  supérieure  et  les  provinces  panno- 
niennes. 

4  C'est,  je  pense,  le  Restitutus  dont  il  est  question  dans  la  lettre 
du   concile   à  l'empereur   (c.   6,  voir    ci-dessus,  p.  469).  On    admet~ 


472  CHAPITRE    XIII 

joué  un  rôle  important  dans  la  prévarication  de  359; 
la  confession  de  Rimini  eut  ses  défenseurs  en  Afrique, 
et  Resti tutus  lui-même  paraît  lui  être  demeuré  attaché 
assez  longtemps.  Athanase  s'inquiéta  de  cette  situation. 
Bien  que  les  affaires  d'Afrique  fussent  plutôt  du  ressort 
de  Romej  il  crut  devoir  venir  en  aide  au  pape  Damase 
et  écrivit  aux  «  Africains  »  une  lettre  célèbre  où  il  leur 
inculque  la  nécessité  d'abandonner  la  formule  de  Rimini 
et  de  s'attacher  à  celle  de  Nicée.  Restitutus  ne  se  laissa 
pas  convaincre;  il  maintint  son  attitude.  De  Rome  on 
instrumenta  contre  lui  ;  on  chercha  à  le  faire  compa- 
raître-devant  un  tribunal  d'évêques  et  l'on  obtint  même, 
à  cet  effet,  un  rescrit  de  l'empereur  Gratien;  mais  l'ac- 
cusé lit  résistance  et  ne  comparut  point.  Cette  affaire, 
toutefois,  s'arrangea  peu  après,  soit  par  la  mort  de  Resti- 
tutus, soit  par  son  retour  à  l'orthodoxie. 

Restaient  les  provinces  danubiennes,  où  l'opposi- 
tion à  Nicée  avait  des  racines  profondes  et  se  main- 
tenait en  dépit  de  toutes  les  exhortations  conciliaires. 
Athanase  eût  perdu  son  temps  à  écrire  de  ce  côté.  Mais 
peu  à  peu  la  mort  éclaircit  les  rangs  de  l'épiscopat  op- 
posant; les  nouveaux  titulaires  s'inspirèrent  de  senti- 


généralement  qu'il  s'agit  là  d'un  donatiste  ;  mais  les  Donatistes 
sont  visés  à  part,  dans  la  phrase  suivante.  Le  rescrit  à  Aquilinus 
ne  parle  pas  de  lui  et  ne  peut  en  parler,  car  l'affaire  de  cet  évé- 
que  était  du  ressort  des  autorités  africaines  et  ne  regardait  i  as 
les  fonctionnaires  italiens.  Du  reste,  ^i  l'évéque  de  Garthage  fût 
redevenu  favorable  à  la  foi  de  Nicée,  saint  Athanase  n'aurait  pas 
eu  besoin  d'intervenir;  totit  au  moins  n'aurait-il  pas  manqué  d'al- 
léguer dans  sa  lettre  un  fait  aussi  important. 


LE    PAPE    DAMASE  47S 

ments  conformistes.  A  la  place  de  Germinius  défunt, 
Ainbroise  réussit  à  placer  sur  l'impoitant  siège  de  Sir- 
lîiium  un  évêque  orthodoxe,  Anemius.  Ce  n'est  pas  sans 
peine  qu'il  y  arriva,  car  l'impératrice  Justine,  qui  ré- 
sidait à  Sirmium,  était  une  arienne  fervente  et  contre- 
carrait de  toute  son  énergie  l'entreprise  de  l'évèque  de 
Milan.  Dès  avant  Tordination  d'Anemius,  deux  évêques 
danubiens,  Palladius  de  Ratiaria  ^  et  Secundianus,  in- 
quiétés apparemment  pour  leur  doctrine  et  menacés  de 
perdre  leurs  évêchés,  avaient  obtenu  de  l'empereur 
Gratien  que  leur  cause  serait  jugée  dans  un  concile 
œcuménique,  lequel  se  tiendrait  à  Aquilée.  Retardée 
pour  des  causes  inconnues,  au  nombre  desquelles  il  faut 
évidemment  admettre  les  ravages  de  l'invasion  gotbique, 
l'assemblée  s'ouvrit  le  3  septembre  381.  Elle  comprenait 
un  certain  nombre  d'évêques  de  la  Haute-Italie  [dioecesù 
Ilaliae)  et  du  diocèse  dePannonie;  de  trois  autres  dio- 
cèses, d'Afrique,  de  Gaule  et  des  Cinq  Provinces,  des 
représentants  avaient  été  délégués  par  l'épiscopal.  Le 
pape  Damase,  ne  voyant  pas  la  nécessité  d'un  tel  dé- 
ploiement de  forces  ecclésiastiques,  ne  se  fit  pas  repré- 
senter et  s'opposa  même  à  ce  que  ses  sufifragants  directs 
prissent  part  au  concile.  De  Bretagne  ni  d'Espagne  il 
ne  vint  personne,  d'Orient  non  plus,  bien  que  l'on  y 
eût  fait  circuler  une  invitation  en  termes  généraux.  Les 
Orientaux  venaient  justement  de  s'assembler  à  Gonstan- 
tinople;  ils  ne  se  dérangèrent  pas.  De  l'illyricum  oriental,^ 

1  Artcher,  au  Sud  de  Vidin,  dans  la  Bulgarie  actuelle. 


474  CHAPITRE    XIII 

qui  comprenait  les  diocèses  de  Dacie  et  de  Macédoine, 
il  ne  vint  que  les  deux  évêques  en  cause,  dont  les  sièges 
étaient  dans  le  diocèse  de  Dacie.  Acholius  de  Thessa- 
lonique  et  sans  doute  quelques  autres  prélats  de  sa  ré- 
gion avaient  pris  part,  comme  on  l'a  vu,  au  concile  de 
Gpnstaiitinople  K 

Api'ès  quelques  discussions  un  peu  confuses,  les  dé- 
bats, dirigés  par  Anibroise  avec  la  décision  et  la  net- 
teté d'un  magistrat  de  carrière,  se  fixèrent  sur  un 
document  arien,  une  lettre  d'Arius,  où  la  doctrine  héré- 
tique est  exposée  sans  ambages.  On  la  lut,  et,  sur  chacun 
des  points  litigieux,  les  dissidents  furent  requis  de  de- 


1  Ils  y  prirent  part,  toutefois,  sur  convocation  spéciale  et  en 
«luelqiie  sorte  extraordinaire.  La  façon  dont  en  parle  Grégoire  de 
Nazianze,  qui  les  appelle  des  a  Occidentaux  »  i^Cavtn.  de  vita  sua, 
V.  18J2;  cf.  Ambr.,  Ep.  XTIT,  7),  et  leurs  rapports  avec  le  pape  Da- 
mase  (J.  237,  238)  les  rattachent  nettement  à  l'épiscopat  d'Occi- 
dent. Cela  est  encore  plus  évident  pour  les  évéques  du  diocèse  de 
Uacie  :  des  documents  du  concile  d'Aquilée  il  résulte  clairement 
que  Palladius  et  Secundianus  avaient  leurs  sièges  m  parlibus  Oc- 
cidenLalihus,  et  même  que  l'autorité  séculière  qui  pouvait  les  y 
maintenir  ou  les  en  évincer  matériellement  était  celle  de  l'eiupe- 
reur  Gratien.  On  admet,  sur  la  foi  de  Sozomène  (VIT,  4),  que  Gra- 
tien  confia  à  Théodose  le  soin  de  gouverner  l'IUyrie  avec  l'Orient  : 
'IX/.'jptoùç  xxl  Ta  Trpbç  r^\:o\  àv;o-/ovTa  Tf|Ç  à-p-^rfi  ©eoôoo-ùi)  ènirpéil'aç. 
Sozuiiiéne  en  parlant  d'iXÀupioi',  a  sans  doute  en  vue  Vlllyricum 
orientale  de  la  Kolilia  DlgnlLuLum;  mais  rien  ne -prouve  ({ue  les 
limites  établies  de  ce  coté  eijlre  les  ressorts  impériaux  d'Arcadius 
et  (i'Honorius  remontent  juscjii'au  temps  où  Théodose  fut  associé 
à  l'emiiire.  En  juillet  381  Gr.itien  légifère  en  Mésio,  à  Vimiiuicium 
Cod.  Tlieod.,  I,  10,  1  ;  XII,  1,  S'J).  Du  reste  ces  provinces,  pour  être 
raltachées  politiquement  à  l'empire  oriental,  n'en  continuèrent 
pas  moins  à  faire  partie  du  corps  ecclésiastique  d'Occident. 


LE    PAPE   DAMASE  475 

clarer  s'ils  acceptaient  ou' rejetaient  les  expressions  de 
l'hérésiarque.  Ils  se  perdirent  en  faux-fuyants,  en  dis- 
tinctions subtiles,  en  contestations  sur  la  compétence  du 
triljunal,  qu'ils  ne  jugeaient  pas  assez  imposant.  Am- 
broise  leur  représenta  qu'on  ne  pouvait  pouriant  pas 
déranger  des  centaines  d'évêques,  comme  au  temps  de 
Rimini,  pour  élucider  un  cas  personnel  aussi  simpla. 
Quant  au  fond,  le  langage  et  les  réticences  de  Palladius 
et  de  Secundianus  s'accordaient  à  révéler  leurs  véri- 
tables sentiments.  Il  est  évident  qu'ils  étaient  ariens, 
que,  pour  eux,  le  Père  était  le  seul  Dieu  véritable,  le 
Fils  et  le  Saint-Esprit  des  êtres  nettement  inférieurs  à 
lui.  Le  concile  jugea  qu'il  y  avait  lieu  de  déposer  les 
deux  évêques.  11  avisa  l'empereur  de  sa  sentence,  en  le 
priant  d'y  prêter  main  forte. 

Les  Orientaux,  dont  Palladius  et  son  collègue  récla- 
maient la  présence  à  Aquilée,  ne  les  auraient  pas  traités 
autrement.  Ils  n'avaient  pas  condamné  les  Ariens  ou 
Eudoxiens,  remplacé  Dorotliée  par  Mélèce  et  Démopbile 
par  Grégoire  de  Nazianze,  pour  qu'il  fût  raisonnable  de 
les  invoquer  contre  l'orthodoxie  latine.  11  n'y  avait  {ilus 
moyeu,  désormais,  de  se  glisser  entre  les  églises  d'Orient 
et  celles  d'Occident  pour  introduire  ou  maintenir  l'héré- 
sie d'Arius:  elles  s'entendaient  à  l'écarter. 

Il  restait,  toutefois,  entre  les  deux  églises,  quelques 
litiges  personnels  bien  difficiles  à  aplanir.  J'ai  dit,  au 
chapitre  précédent,  comnjent  Ambroise  avait  provoqué 
la  léunion  à  Rome  d'un  grand  concile  où  il  espérait 
qu'ils  seraient  réglés.  Le  concile  selint   en  effet,    mais 


476  CHAPITRE   XllI 

sans  résultat,  si  ce  n'est  d'otfrir  à  la  pieuse  curiosité 
des  Romains  une  réunion  d'évèques  célèbres,  Acholius 
de  Thessalonique,  Paulin  d'Aiitioche,  Epiphane  de  Chy- 
pre, Anibroise  de  Milan.  Il  fallut  bien,  cette  fois,  que 
Marcelline  baisât  la  main  de  son  frère  ^  D'autres  nobles 
dames  s'empressèrent  d'offrir  aux  prélats  étrangers  l'hos- 
pitalité de  leurs  somptueuses  demeures.  En  dehors  des 
évêques  on  remarquait  beaucoup  le  moine  latin  Jérôme, 
qui  venait  de  séjourner  quelques  années  en  Orient.  Ori- 
ginaire de  Dalmatie  2,  il  était  venu  à  Rome  pour  faire 
ses  études  et,  après  une  jeunesse  assez  dissipée,  il  y 
avait  reçu  le  baptême  ^.  Au  cours  d'un  voyage  en  Gaule 
où  il  s'arrêta  quelque  temps  à  Trêves,  il  se  sentit  ap- 
pelé à  une  vie  de  retraite,  de  prière  et  de  travail  des- 
prit.  Un  de  ses  compagnons  d'études,  Rufin,  qui  était 
d'Aquilée,  l'attira  dans  sa  ville  natale,  où  il  rencontra 
plusieurs  personnes  animées  des  mêmes  désirs  que  lui,. 


1  Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'elle  le  voyait  depuis  son 
élévation  à  l'épiscopat.  Elle  se  trouvait  prés  de  lui  à  Milan,  en  378,. 
pendant  une  grave  maladie  qu'il  fit  alors.  Marcelline  avait  été 
consacrée  vierge  par  le  pape  Libère,  un  jour  de  Noël,  dans  la  ba- 
silique de  Saint-Pierre  (Ambroise,  De  Virginibiis,  III,  1).  Elle  mou- 
rut à  Milan,  après  Satyre  et  Ambroise. 

2  Stridon,  sa  ville  natale,  fut  détruite  de  son  vivant,  vers  378, 
par  les  Goths.  La  situation  en  demeure  incertaine;  voir  cepen- 
dant CIL,  t.  IIL  n"  9860,  et  Bulic,  Bull.  Daim.,  t.  XXII  (1899), 
p.  137.  —  Sur  saint  Jérôme,  voir  l'excellente  monographie  de 
M.  Georg  Grutzmacher,  dans  les  Sludien  zur  Geschichte  der  Théolo- 
gie imd  der  Kirche,  t.  VI  (1901)  et  X  (1906). 

3  II  est  impossible  d'admettre  que  les  désordres  dont  le  souve- 
nir troubla  plus  tard  Jérôme  aient  été  postérieurs  à  son  baptême. 
Dans  ces  conditions  il  n'eût  jamais  été  ordonné  prêtre. 


Lii    PAPE    ÛAMASE  477 

le  prêtre  Ghromatius,  Héliodore  d'Altinum,  Bonose,  Ru- 
fin,  Niceas,  et  autres.  Avec  eux  il  se  croyait  parmi  les 
bienheureux  1.  En  373,  on  ne  sait  pour  quelle  cause,  cette 
édifiante  compagnie  se  dispersa.  Pendant  que  Bonose  allait 
mener  la  vie  érémitique  sur  un  rocher  de  la  côte  dal- 
mate,  Rufin  s'embarquait  pour  Alexandrie  ;  Héliodore, 
Jérôme  et  quelques  autres  jetèrent  leur  dévolu  sur  le 
désert  syrien.  Là  aussi  il  y  avait  des  solitaires  célè- 
bres, dont  on  avait  dû  entendre  parler  à  Evagrius, 
prêtre  d'Antioche,  qui  venait  de  faire  un  long  séjour 
en  Italie.  Justement  il  s'en  retournait  dans  son  pays. 
Peut-être  voyagea-t-on  ensemble.  En  tout  cas  c'est 
chez  lui  que,  arrivé  à  Antioche,  Jérôme  reçut  l'hospi- 
talité. De  ses  compagnons,  deux  perdirent  courage  et 
rentrèrent  en  Vénétie  ;  deux  autres  moururent;  lui-même 
tomba  malade.  C'est  alors  qu'il  eut  ce  célèbre  songe  où 
il  s'entendit  reprocher  son  attachement  aux  lettres  païen- 
nes et  promit  de  ne  plus  jamais  ouvrir  un  poète  ni  un 
orateur  profane.  Revenu  à  la  santé,  il  s'empressa  d'ap- 
prendre le  grec  et  s'initia  à  l'exégèse  sous  la  conduite 
du  célèbre  Apollinaire.  Enfin,  prenant  son  courage  à 
deux  mains,  il  s'enfonça  dans  le  désert  de  Ghalcis,  et, 
dans  les  premiers  temps,  s'efforça  de  rivaliser  d'ascé- 
tisme avec  les  moines  en  renom.  Mais  il  y  avait  en  lui 
une  autre  étoffe  que  celle  d'un  fakir  ^  :  il  revint  à  ses  li- 
vres. Bientôt  il  rédigea  la  vie  de  Paul,  le  premier  ermite 

1  «  Aquileienses    clerici    quasi    chorus   beatorum   habentur  ». 
Chron..  a.  Abr.,  2390. 

2  Sur  les  excès  des  moines  de  ce  pays,  v.  le  chapitre  suivant. 


478  CHAPITRE    XIII 

d'Egypte,  composition  assez  fabuleuse,  et  commença  ses 
travaux  d'exégèse  en  expliquant  le  prophète  Abdias. 
II  se  mit  aussi  à  l'hébreu;  pour  un  disciple  de  Gicéron, 
c'était  une  rude  pénitence. 

Ses  rapports  avec  Apollinaire  ne  Pavaient  point 
induit  en  hérésie,  pas  même  en  théologie.  Rhéteur  et 
non  point  philosophe,  la  théologie  l'attirait  peu.  Sur 
ce  point  il  fut  toujours  tributaire  de  quelqu'un.  Mais 
les  querelles  dogmatiques  le  poursuivaient  jusqu'au 
désert.  Les  Mélétiens  le  tourmentaient  à  propos  des 
trois  hypostases.  Pour  un  latin  comme  lui,  trois  hypos- 
tases,  cela  signifiait  trois  substances,  autrement  dit  trois 
dieux.  Ce  polythéisme  lui  répugnait  à  l'extrême.  A  ces 
perplexités  venait  s'ajouter  l'incertitude  sur  la  situation 
ecclésiastique.  Il  répudiait,  cela  va  sans  dire,  l'église  offi- 
cielle d'Antioche,  celle  des  ariens,  forte  alors  de  la  faveur 
impériale.  Mais,  parmi  les  autres,  à  qui  aller?  Mélèce, 
Paulin,  Vitalis,  il  y  avait  trois  évêques  d'Antioche,  tous 
anti-ariens,  tousse  flattant  d'être  en  communion  avec  le 
siège  apostolique  de  Rome.  Jérôme  n'hésita  pas  à  s'adres- 
ser directement  au  pape  Damase  ^,  qui  ne  répondit  pas 
à  une  première  lettre,  ni  peut-être  à  une  seconde,  mais 
laissa  voir  par  des  actes  clairs  que  Paulin  seul  avait  sa 
confiance.  Le  clergé  mélétien  redoubla  ses  importuni- 
tés.  Excédé  de  ces  perpétuels  soupçons.  Jérôme  prit  le 
parti  de  quitter  le  désert,  laissant  les  moines  à  leurs 
chaînes,  à  leur  crasse  et  à  leur  prétention  de  régenter 

1  Ep.  15,  16. 


LE    PAPE    DaMASE  4/9 

l'Eglise  du  fond  de  leurs  cavernes  '.  A.  Antioche  Paulin 
voulut  l'ordonner  prêtre.  Il  se  laissa  faire,  mais  en  sti- 
pulant qu'il  resterait  moine  et  libre  d'aller  où  bon  lui 
semblerait.  Peu  après  (380-381)  il  se  trouvait  à  Cons- 
tanlinople.  auprès  de  Grégoire  de  Nazianze,  qui  fut  son 
second  maître  en  exégèse.  Grégoire  était  un  grand  admi- 
rateur d'Origène;  Jérôme  le  devint  à  son  école  et  se 
mit  à  traduire  les  œuvres  du  célèbre  alexandrin.  C'est 
alors  aussi  qu'il  traduisit  la  Chronique  d'Eusèbe,  en  la 
complétant  et  en  la  continuant  jusqu'à  la  mort  de  Va- 
lens.  Il  est  étonnant  qu'il  ne  parle  jamais  du  concile 
de  381,  tenu  pendant  son  séjour  à  Constantinople.  Cette 
assemblée,  qui  avait  répudié  Paulin  et  dégoûté  Grégoire 
de  Nazianze,  lui  était  sûrement  peu  sympathique.  C'est 
dans  ces  circonstances  que,  le  pape  Damase  ayant  obtenu 
des  empereurs  la  réunion  d'un  nouveau  concile  à  Rome, 
Jérôme  revit  la  vieille  métropole.  Damase  le  connaissait. 
Outre  ses  lettres  du  désert,  il  avait  reçu  de  lui  un  petit 
traité  exégétique  sur  la  vision  d'Isaïe  2.  Le  pape  avait 
la  curiosité  éveillée  sur  les  difficultés  de  l'Ecriture. 
Personne  plus  que  Jérôme,  si  versé  dans  la  connais- 
sance des  langues  et  dans  l'étude  des  exégètes  anciens 
et  modernes,  n'était  qualifié  pour  le  renseigner.  Quand 
il   l'eut  à  Rome,  à  son  entière  disposition,  il  se  mit  à 


1  Ep.  17  :  K  Pudet  dicere  :  de  cavernis  cellularum  damnamus 
orbem.  In  sacco  et  cinere  volutati,  de  episcopis  sententiam  feri- 
mus.  Quid  facit  sub  tunica  poenitentis  regius  animus?  Gatenae, 
sordes  et  comae  non  sunt  diadematis  signa,  sed  tletus  ». 

2  Ep.  18. 


480  CHAPITRE    XIIl 

l'accabler  de  questions  sur  les  points  difficiles  de  la  Bible; 
il  l'encouragea,  avec  une  ardeur  presque  indiscrète,  à 
traduire  les  exégètes  grecs  ;  il  l'excita  à  revoir  ou  à 
refaire,  sur  les  originaux  hébraïques  ou  grecs,  la  version 
latine  de  l'Ecriture  Sainte.  Jérôme  protestait  doucement, 
mais  se  laissait  faire  ;  il  goûtait  la  plus  pure  joie  des 
personnes  de  son  espèce:  voir  sa  science  servir  à  quelque 
chose.  Comme  il  connaissait  assez  bien  l'Orient,  hommes 
et  livres,  le  pape  avait  recours  à  lui  pour  sa  correspon- 
dance avec  ce  pays.  Dans  toute  la  carrière  de  Damase, 
rien  ne  le  recommande  plus  que  cette  amitié  et  l'ouver- 
ture-  d'esprit  dont  elle  est  le  signe.  Ajoutons  bien  vite 
qu'une  telle  faveur,  et  pour  un  tel  motif,  était  aussi 
propre  que  possible  à  désigner  le  savant  moine  à  la 
malveillance  jalouse  du  clergé  romain.  Elle  se  dissimula 
d'abord:  Jérôme  était  en  faveur.  Des  compliments  lui 
revenaient:  on  le  disait  saint,  humble,  disert;  on  par- 
lait de  lui  pour  le  pontiticat.  Cela  ne  dura  pas.  On 
trouva  des  inconvénients  à  ses  traductions;  elles  d.éran-. 
geaient  la  routine.  L'envie  s'attacha  au  succès  qu'il  obte- 
nait dans  les  cercles  distingués.  Les  matrones  sérieuse- 
ment chrétiennes  goûtaient  cet  homme  austère  et  savant^, 
qui,  sans  aucune  défaillance  de  doctrine  ou  de  conduite, 
les  guidait  avec  franchise  et  dignité  dans  les  sentiers 
les  plus  élevés  de  la  vocation  religieuse.  Parmi  elles  on 
remarquait  Marcelle,  restée  veuve  de  fort  bonne  heure, 
qui  vivait  retirée  dans  un  palais  de  l'Aventin;  une  autre 
veuve,  Lea;  une  vierge,  Asella;  enfin  Paule,  veuve  aussi. 
-Celle-ci  avait  plusieurs  enfants:  l'une  d'elles,  Eustochium, 


LE    PAPE  DAMASE  48Î 

resta  vierge  et  vécut  toujours  auprès  de  sa  mère;  une 
autre,  Blaesilla,  après  un  court  mariage,  hésita  quelque 
temps  entre  le  monde  et  la  retraite.  Jérôme  était  l'ami 
de  ces  saintes  personnes.  Il  leur  expliquait  les  Ecritures 
et  les  encourageait  dans  leurs  pieuses  pratiques.  En 
fallait-il  davantage  ?  Le  clan  mondain  fut  bientôt  contre 
lui  :  les  belles  dames  qui,  dès  ces  temps  reculés,  trou- 
vaient le  moyen  de  combiner  agréablement  l'Evangile 
et  la  vie  frivole,  les  clercs  frisés  et  musqués  de  leur 
clientèle,  ceux  qui  se  pressaient  à  leurs  petits  levers, 
provoquaient  leurs  cadeaux  et  guettaient  leurs  hérita- 
ges, «  tout  le  sénat  des  Pharisiens  »,  se  mit  sur  pied. 
Il  faut  l'avouer,  cependant  :  ce  n'était  pas  seulement 
pour  ses  qualités  qu'on  en  voulait  à  Jérôme.  Il  avait 
des  défauts,  et  des  défauts  très  apparents,  entre  autres 
une  irritabilité  extrême,  qui  lui  rendait  insupportable 
la  moindre  critique  et  l'entraînait  à  de  grandes  violences 
de  langage.  Les  coups  qu'on  lui  portait,  il  les  rendait 
avec  une  énorme  usure.  Il  bataillait  de  parole  autant 
que  de  plume,  se  laissant  entraîner  à  des  disputes  où  les 
interlocuteurs  s'échaufifaient  si  bien  qu'ils  finissaient  par 
s'entre-cracher  au  visage  *.  Marcelle  s'effrayait  parfois  : 
de  tels  exercices  répugnaient  à  sa  gravité.  Paule,  au  con- 
traire, n'élevait  jamais  d'objections  ;  c'était  la  brebis 
modèle.  Rien  ne  l'effarouchait.  Jérôme  adressa  un  jour 

1  C'est  de  Jérôme  lui-même  que  nous  tenons  ce  détail  (Ep. 
L,  4)  :  Quoties  me  iste  (il  s'agit  d'un  autre  moine)  in  circulis  stoma- 
chari  fecit  et  adduxit  ad  choleraml  Quoties  conspuit  et  consputns  abs- 
cessit  ! 

Duchesse.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  31 


482  CHAPITRE    XIII 

à  «a  fille  Eustochium  un  traité  de  la  virginité  où  il  y 
a  de  singuliers  excès  de  style  K  D'autres  s'en  scandali- 
saient ;  elle  approuvait  tout  et  se  laissait  appeler  «  la 
belle-mère  de  Dieu  »,  sa  fille  se  trouvant,  de  par  son 
vœu,  r.épouse  du  Christ. 

C'est  encore  en  ce  temps-là  que  Jérôme  écrivit  son 
dialogue  contre  les  Lucifériens,  où  il  fait  le  procès  de 
la  petite  église  inaugurée  plus  ou  moins  volontairement 
par  le  célèbre  évêque  de  Sardaigne.  Il  entreprit  aussi  un 
certain  Helvidius,  qui,  pour  protester  contre  l'entraîne- 
ment des  vocations  virginales,  s'était  évertué  à  prouver 
que  Marie,  mère  du  Seigneur,  avait  eu,  après  lui,  d'autres 
enfants  de  son  mariage  avec  Joseph.  Mal  lui  en  prit, 
car  Jérôme,  attaqué  au  point  sensible,  lui  fit  expier 
rudement  son  exégèse  inconsidérée. 

Tant  que  Damase  vécut,  Jérôme  put  travailler,  ensei- 
gner, ferrailler  à  son  aise.  Mais  il  n'était  pas  à  Rome 
depuis  trois  ans  que  son  protecteur,  fort  avancé  en  âge, 
passa  de  vie  à  trépas  (11  décembre  384). 

Le  pape  Damase  est  très  populaire  chez  les  archéo- 
logues de  nos  jours,  à  cause  des  belles  inscriptions  dont 
il  orna  les  tombeaux  des  martyrs  romains.  Les  pèlerins 
du  haut  moyen-âge  les  copièrent  avec  avidité;  quelques- 
unes  se  sont  conservées  entièrement  ;  d'autres  se  retrou- 
vent  en  fragments   dans  les  fouilles   des   catacombes. 


1  Ep.  22;  voir  surtout  le  ch.  25.  Omnia  munda  mundis;  mais  il 
est  permis  de  s'étonner  des  propos  que  ce  saint  homme  tenait  à 
une  jeune  fille  de  dix-huit  ans.  Les  païens,  on  le  pense  bien,  lisaient 
avidement  ces  pamphlets  et  s'en  égayaient  fbrt. 


LE    PAPE    DAMASE  483 

Tout  le  monde  connaît  leur  belle  calligraphie.  Jamais 
plus  mauvais  vers  n'ont  été  transcrits  avec  un  tel  luxe. 
S'ils  n'étaient  que  mauvais  !  Mais  ils  sont  vides  d'histoire, 
obscurs,  et  ne  contiennent  guère  que  des  banalités.  Ainsi 
témoignent-ils  que  la  tradition  locale  sur  les  martyrs  était 
à  peu  près  effacée  au  temps  où  le  pieux  pontife  cherchait 
à  la  fixer.  Son  dessein,  toutefois,  doit  être  relevé.  Fort 
contesté,  âprement  combattu,  et  par  des  gens  qui  se 
targuaient  d'un  zèle  supérieur,  Damase  sentait  le  besoin 
de  se  concilier  les  sentiments  du  populaire.  Or  celui-ci 
s'intéressait  de  plus  en  plus  aux  héros  des  anciens  temps. 
Ressaisir  leur  histoire  eût  été  à  peu  près  impossible. 
Elle  eût  d'ailleurs  été  à  peu  près  toujours  la  même. 
Mais  l'autorité  ecclésiastique  était  en  situation  de  savoir 
où  les  martyrs  avaient  été  enterrés;  il  lui  appartenait 
de  diriger  vers  des  tombes  authentiques  un  mouvement 
de  piété  qui  aurait  pu  s'égarer  ailleurs  ;  en  s'y  associant 
hautement,  elle  maintenait,  entre  elle  et  la  multitude 
des  fidèles,  une  indispensable  communion  de  sentiments. 
Damase  mort,  on  élut  pour  le  remplacer  un  ancien 
diacre  de  Libère,  appelé  Sirice.  Le  nouveau  Pharaon 
n'avait  pas  connu  Joseph,  ou  plutôt  ne  le  goûtait  guère. 
Jérôme  s'aperçut  bientôt  que  le  séjour  de  Rome  lui  de- 
viendrait difficile.  Entre  temps,  Blaesilla,  après  quel- 
ques mois  d'un  élégant  veuvage,  avait  été  amenée  par 
lui  à  embrasser,  comme  sa  mère  et  sa  sœur,  une  vie  de 
retraite  et  de  privations.  Elle  mourut  au  bout  de  quatre 
mois.  Déjà  sa((  conversion  «avait  affligé  les  cercles  mon- 
dains; sa  mort  fut  une  désolation.  On  se  déchaîna  contre 


484  CHAPITRE    XIII 

les  moines.  C'est  alors  que  Jérôme  sentit  se  réveiller  en 
lui  l'attrait  des  Lieux  Saints,  qui  l'avait,  douze  ans  plus 
tôt,  transporté  d'Aquilée  à.  Antioche,  sans  cependant  le 
décider  à  faire  le  reste  du  chemin.  Paule,  de  son  côté, 
songeait,  depuis  des  années,  à  suivre  l'exemple  de  Mêla- 
nte, à  visiter  les  moines  d'Egypte  et  les  sanctuaires  de 
Palestine;  elle  déclara  qu'elle  le  suivrait.  Jérôme  s'em- 
barqua le  premier  ;  Paule  et  Eustochium  prirent  un  au- 
tre navire.  On  revit  en  Ghrypre  l'évêque  Epiphane,  et  à 
Antioche  Paulin,  deux  amis  du  dernier  concile. 

C'est  à  Antioche  que  l'on  s'organisa,  sous  la  direction 
de  Paulin,  pour  le  voyage  des  Saints  Lieux. 


CHAPITRE  XIV 
Les  Moines   d'Orient. 


L'Egypte,  patrie  des  moines.  —  Antoine  et  les  anachorètes.  — 
Les  moines  de  Nitrie.  —  Pacôme  et  le  cénobitisme.  —  Schnoudi.  — 
Les  vertus  monacales.  —  Pèlerinages  aux  solitaires  d'Egypte.  — 
Moines  de  Palestine  :  Hilarion,  Epiphane,  le  Sinaï,  Jérusalem.  — 
Moines  de  Syrie  et  de  Mésopotamie.  —  Le  monachisme  en  Asie- 
Mineure  :  Eustathe  et  saint  Basile.  —  Attitude  de  l'Eglise  et  du 
gouvernement. 


L'hérésie  d'Arius,  le  schisme  de  Mélèce,  les  longues 
luttes  et  la  constance  d'Athanase,  donnent  à  l'Egypte  un 
relief  tout  particulier  dans  l'histoire  chrétienne  du 
iv^  siècle.  Les  grands  conciles  de  Nicée,  de  Tyr,  de  Sar- 
dique,  de  Rimini;  l'Eglise  déchirée  ;  les  évêques  déposés, 
exilés,  traqués  par  la  police  de  l'empereur  très-chrétien, 
la  foi  trahie  par  des  formules,  la  religion  pervertie  en 
d'inexpiables  conflits,  toutes  ces  calamités  avaient  leur 
point  de  départ  dans  le  pays  du  Nil.  Cependant  l'Egypte 
n'était  pas  un  objet  de  scandale;  malgré  les  grands  dé- 
rangements qu'il  causait,  Athanase,  par  sa  haute  et 
sereine  vertu,  surtout  par  sa  vaillance  invincible,  de- 
meura toujours  l'objet  de  l'admiration  universelle.  Tout 
ce  qu'il  y  avait  d'honnêtes  gens  se  groupait  d'instinct  au- 
tour de  lui.  On  savait  bien  qu'il  n'était  pas  seul,  que 
tous  les  évêques,  tous  les  fidèles  d'Egypte  le  soutenaient 


486  CHAPITRE    XIV 

de  leur  dévouement  et  que  ce  dévouement  leur  coûtait 
très  cher,  qu'ils  l'avaient  payé  de  persécutions  sans  cesse 
renouvelées,  depuis  le  temps  de  Constantin  jusqu'à  la  fin 
du  régne  de  Valens.  L'Egypte  était  le  sanctuaire  de  l'or- 
thodoxie, la  terre  classique  des  confesseurs  de  la  foi. 

Mais  elle  -avait  un  autre  titre  à  la  considération  :  c'était 
la  patrie  des  moines.  Au  nom  révéré  d'Athanase  se 
joignaient,  dans  les  récits  édifiants,  ceux  d'Antoine  et  de 
Pacôme,  d'Ammon,  des  deux  Macaire,  de  beaucoup  d'au- 
tres personnages  en  qui  la  piété  incarna  bientôt  l'idéal  de 
l'héroïsme  chrétien.  Le  pays  où  vivaient  ces  saintes  gens, 
où  fleurissaient  les  institutions  émanées  d'eux,  devint 
bientôt  une  seconde  Terre-Sainte.  On  y  alla  en  pèleri- 
nage, non  pour  visiter  des  tombeaux  illustres  ou  les 
lieux  témoins  des  grands  faits  bibliques,  mais  pour  vé- 
nérer des  saints  vivants,  contempler  leurs  visages  éma- 
ciés  par  l'ascèse  et  recueillir  leurs  propos  édifiants.  Dès 
l'année  373,  une  grande  dame  romaine,  Mèlanie  l'an- 
cienne, ouvre,  en  ce  genre,  la  série  des  pèlerins  occiden- 
taux. Longtemps  auparavant,  Hilarion,  Eustathe,  Basile, 
étaient  venus  de  Palestine  et  d'Asie-Mineure.  Par  ces 
voyages  se  disséminait  la  renommée  des  moines  d'E- 
gypte; leur  exemple  suscitait  des  imitateurs,  leur  façon 
de  vivre  inspirait  les  réformées  que  l'ancien  ascétisme 
subissait  un  peu  partout. 

11  y  avait  en  eff"et,  un  peu  partout,  des  ascètes  chré- 
tiens ;  il  y  en  avait  eu  dès  l'origine.  J'ai  déjà  dit  que  l'as- 
cétisme n'est  pas  une^ spécialité  du  christianisme;  qu'on 
le  rencontre  avant  lui  et  en  dehors  de  lui,  en  certaines 


LliS  MOINES  d'okient  487 

sectes  religieuses  ou  philosophiques/;  que,^'Eglise  ne 
l'a  juinais  accepté  comme  une  forme  essentielle  et  obli- 
gatoire delà  vie  chrétienne;  qu'elle  s'est -montrée  dé- 
fiante à  son  égard  toutes  les  fois  qu'elle  a  pu  soupçonner 
les  observances  austères  de  se  rattacher  à  des  doctrines 
Incorrectes  2;  que  cependant,  loin  de  condamner  ces  ob- 
servances en  elles-mêmes,  elle  les  a  considérées  comme 
méritoires,  édifiantes  et  honorables.  Au  iii°  siècle  il  y 
avait  beaucoup  d'ascètes  des  deux  sexes,  vivant  dans 
leurs  familles,  ou  tout  au  moins  dans  la  société  com- 

1  Les  Thérapeutes  de  Philon,  si  le  livre  «  De  la  vie  contempla- 
tive ï  est  bien  de  lui,  sont  des  ascètes  juifs,  vivant  en  commuT 
nautés.  On  a  essayé,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  de  ramener 
tout  le  nïonachisme  égyptien  à  certains  cas  de  réclusion  que  l'on 
constate  dans  le  culte  de  Sérapis.  Ce  système  saugrenu  a  d'abord 
fait  fortune;  maintenant  personne  ne  le  soutient  plus. 

2  Un  cas  de  ce  genre  est  représenté  en  Egypte'  par  l'ascétisme 
de  Hiéracas  de  Léontopolis,  qui,  vers  le  commencement  du  iv^  siè- 
cle, fonda  une  secte  où  l'on  n'était  admis  qu'en  renonçant  au 
mariage  et  en  acceptant  le  régime  végétarien.  Suivant  lui,  le 
mariage,  permis  dans  l'Ancien  Testament,  est  défendu  dans  le 
Nouveau,  parce  qu'il  faut  bien  que  celui-ci  ait  quelque  chose  de 
plus  que  l'autre.  Hiéracas  était  un  très  savant  homme,  versé 
dans  les  lettres  égyptiennes  et  dans  les  lettres  grecques.  Il  avait 
cultivé  la  médecine,  l'astronomie  et  autres  sciences.  En  théologie 
il  tenait  un  peu  d'Origène,  en  ce  qu'il  rejetait  la  résurrection.  Les 
enfants,  suivant  lui,  ne,  pouvaient  être  sauvés.  Sur  la  Trinité  il 
avait  des  idées  bizarres  :  il  identifiait  Melchisédech  avec  le  Saint- 
Esprit.  Arius  cite  de  lui  un  propos  qui  sentirait  un  peu  le  moda- 
lisme  (Lettre  à  Alexandre,  Epiph.  haer.,  LXIX,  7),  Saint  Epiphane, 
qui  nous  renseigne  (Haer..  LXVIII)  sur  l'hérésie  de  Hiéracas,  a 
connu  de  lui  des  commentaires  sur  les  six  jours  de  la  Création 
et  sur  d'autres  parties  de  la  Bible.  Il  composa  aussi  nombre  de 
poèmes  sacrés,  en  grec  et  en  égyptien.  Il  mourut  nonagénaire, 
exerçant  la  profession  de  calligraphe. 


488  CHAPITRE   XIV 

mune^  n'ayant  pas  l'idée  de  s'en  segréger  pour  mener  une 
existence  à  part.  Çà  et  là  ils  se  groupaient,  soit  pour 
leurs  exercices,  soit  même  pour  vivre  en  commun  ^  En 
Egypte,  comme  ailleurs,  il  y  avait  des  continents  des 
deux  sexes,  des  «  apotactiques  »,  comme  on  disait  quel- 
quefois ;  ils  sont  souvent  mentionnés,  surtout  les  vierges, 
dans  les  histoires  de  martyres  et  dans  les  récits  d'émeu- 
tes religieuses.  Ils  habitaient  les  villes  et  les  villages, 
parfois  aux  environs,  dans  quelque  retraite  où  ils  vivaient 
seuls;  mais  ils  se  mêlaient  à  la  vie  religieuse  commune 
et  surtout  aux  assemblées  de  culte,  où  ils  se  montraient 
plus  assidus  que  les  autres. 

Le  premier  2  qui  ait  eu  l'idée  de  se  segréger  entiè- 
rement, de  fuir  le  monde  habité  et  même  la  société  ordi- 
naire des  fidèles,  c'est  saint  Antoine  ^ 

11  était  né  en  251,  en  un  village  du  nome  d'Heracleo- 
polis,  dans  l'Egypte  moyenne.  Ses  parents  n'étaient  pas 
sans  fortune.  Dès  sa  première  enfance  il  témoigna  beau- 
coup d'aversion  pour  le  commerce  de  ses  semblables;  on 


1  Ainsi  le  TcafOevtov  où  saint  Antoine  installa  sa  sœur  (Ath.,  Vita 
Ant.,  3). 

2  Je  néglige  ici  saint  Paul  de  Thèbes,  qui,  au  dire  de  saint 
Jérôme,  aurait  fui  au  désert  dès  le  temps  de  l'empereur  Déce. 
Cette  histoire  n'est  pas  très  sûre. 

3  Après  avoir  bien  contesté  l'authenticité  de  la  vie  de  saint 
Antuine,  les  critiques  ont  fini  par  la  réadmettre.  C'est  sur  ce  do- 
cument que  se  fonde  l'exposé  qui  va  suivre.  Sur  les  autres  atte,s- 
talions  de  ce  personnage,  voir  dom  C.  Butler,  The  Lausiac  history 
of  Palladius,  J,  p.  220,  dans  les  Texts  and  Studies  de  Cambridge,  t.  VI. 


LES    MOINES   d'orient  489 

ne  put  jamais  le  faire  aller  à  l'école,  de  sorte  qu'il  resta 
toute  sa  vie  un  illettré,  n'entendant  pas  le  grec  et  ne  sa- 
chant pas  lire,  même  en  copte.  Ses  parents  morts  (vers 
270),  il  vendit  son  bien,  plaça  dans  une  maison  de  vier- 
ges (eiç.'TrapÔEvôva)  une  sœur  qui  lui  restait  et  qui  était 
plus  jeune  que^Uni,  et  se  mit  à  vivre  en  ascète,  d'abord 
à  la  porte  de  sa  maison,  puis  aux  environs  du  village, 
enfin  dans  un  tombeau^qui  en  était  éloigné.  Quinze  ans 
se  passèrent,  pendant  lesquels^  tout  en  recherchant  plu- 
tôt l'entretien  des  ascètes  voisins  ou  de  passage,  il  se 
maintint  [cependant  en  communication  avec  les  gens  de 
son  village.  En  285,  cédant  à  l'attrait  d'une  solitude  plus 
complète,  il  passa  le  Nil  et  se  dirigea  vers  les  monta- 
gnesjde  la  rive  droite  (chaîne  arabique),  où,  dans  un 
désert  affreux,  il  découvrit  les  ruines  d'un  château-fort. 
Une  source  y  jaillissait.  L'endroit  s'appelait  Pispir  ^  Il 
s'y  installa.  Tous  les  six  mois  on  lui  renouvelait  sa  pro- 
vision de  pain.  Son  temps  se  passait  à  prier  ou  à  faire 
des  nattes.  Séparé  des  hopimes,  il  vivait  avec  Dieu,  ,et 
aussi  avec  les  démons,  dont  les  assauts  tiennent  une 
grande  place,  dans  son  histoire. 

Après  vingt  ans  de  retraite  Antoine  se  vit  un  jour 
assiégé  dans  son  fort;  on  en  força  la  porte  :  c'étaient  des 
disciples  qui  lui  venaient  et  conquéraient  ainsi  leur 
maître.  Son  exemple  avait  été  contagieux.  Nombre  de 
chrétiens,   abandonnant   famille,  patrie,    église,   fuyant 

i  Der-el-Meimoun,  sur  la  rive  droite  du  Nil,  entre  Atfih  et  Beni- 
Souef  (Amelineau,  Géog7\  de  l'Egyple,  p.  33  i;  cf.  Anecd.  Oxon.,  Se- 
mitic  séries,  part.  VII,  carte). 


490  GUAPirKE    XIV 

aussi  les  juges  et  les  employés  du  fisc  S  peuplaient  main- 
tenant la  solitude  de  Pispir  et  les  montagnes  environ- 
nantes. A.ntoine  les  accueillit  et  leur  prodigua  ses  con- 
seils. 

On  était  au  moment  de  la  grande  persécution.  Les 
solitaires  étaient  trop  loin  pour  qu'elle  les  atteignît.  Ils 
allèrent  au  devant  d'elle;  sous  Maximin,  Antoine  des- 
cendit à  Alexandrie  avec  quelques-uns  de  ses  disciples 
et  s'employa  à  servir  et  à  encourager  les  confesseurs. 
Ce  voyage  ne  put  manquer  d'accroître  sa  notoriété.  Il 
trouva  bientôt  qu'il  y  avait  trop  de  moines  à  Pispir  et 
qu'il  y  venait  trop  de  visiteurs.  Une  caravane  de  bédouins 
se  dirigeait  vers  la  mer  Rouge  :  il  s'y  adjoignit.  Après 
plusieurs  journées  de  marche  il  découvrit  dans  les  mon- 
tagnes voisines  du  littoral  un  endroit  où  il  y  av;iit  de 
l'eau,  des  palmiers  et  un  peu  de  terre  cultivable.  Ce  fut 
son  second  et  définitif  refuge  2.  Pour  l'aller  chercher  en 
cet  endroit  il  fallait  affronter  des  fatigues  plus  qu'ordi- 
naires. Aussi  le  laissait-on  tranquille.  Parfois  cependant 
il  descendait  vers  la  vallée  du  Nil,  et  venait  passer 
quelques  jours  à  Pispir. 

Sa  vie  se  prolongea  très  longtemps;  il  ne  mourut 
qu'en  356,  à  l'âge  de  cent-cinq  ans.  Presque  nonagé- 
naire, il  fit  une  seconde  fois,  en  338  ^  le  voyage  d'A- 
lexandrie, pour  saluer  Athanase,  au  retour  de  son  pre- 

1  Vita  Ant.,  44. 

2  C'est  le  monastère  de  Saint-Antoine,  encore  existant,  de  même 
que  celui  de  Saint-Paul,  à  quelque  distance. 

3  La  date  est  fournie  par  la  chronique  des  lettres  festales. 


LES   MOINES    D  ORIENT  491 

mier  exil,  et  lui  prêter  main  forte  contre  les  ariens.  Il 
y  avait  des  années  qu'ils  se  connaissaient.  Athanase 
avait  été  quelque  temps  son  disciple  et,  par  la  suite,  ils 
se  revirent  plusieurs  fois.  Dans  les-  querelles  ecclésiasti- 
ques qui  déchiraient  l'Egypte,  le  grand  solitaire  avait 
toujours  tenu  pour  son  ami:  ni  ariens  ni  mélétiens  n'é- 
taient parvenus  à  l'en  détacher.  A  sa  mort,  il  eut  pour 
lui  une  dernière  attention  et  lui  légua,  outre  une  vieille 
tunique  en  peau  de  mouton,  le  manteau  fort  usé  qui  lui 
servait  de  lit  et  que,  du  reste,  il  tenait  d'Athanase  lui- 
même.  L'évêque  de  Thmuis,  Sérapion,  reçut,  lui  aussi, 
un  souvenir  du  même  genre. 

Ces  reliques  symbolisent  le  parfait  et  cordial  accord 
qui  régnait  entre  les  chefs  de  l'église  égyptienne  et  le 
patriarche  des  anachorètes.  Ni  les  uns  ni  les  autres  ne 
semblent  s'être  aperçus  de  ce  que  ces  fuites  au  désert 
pouvaient  avoir  d'inconvénients.  Cependant,  à  y  bien 
regarder,  l'anachorète  était  une  critique  vivante  de  la 
société  ecclésiastique.  Le  seul  fait  de  sa  retraite  prouvait 
qu'à  son  estimation  l'Eglise  était  devenue  inhabitable 
pour  qui  voulait  être  sérieusement  chrétien,  et  son  esti- 
mation se  fondait  sur  un  idéal  de  vie  religieuse  qui  diffé- 
rait notablement  de  celui  de  l'Eglise.  L'essentiel  du 
christianisme  c'était  pour  lui  l'ascèse.  La  fraternité,  les 
assemblées  de  culte,  la  liturgie,  l'enseignement  de  l'évê- 
que, tout  passait  après  cette  culture  de  l'âme  qui  consiste 
surtout  dans  la  macération  individuelle  et  la  prière 
constante.  On    ne   voit  pas  comment   Antoine,  pendant 


492  CHAPITRE    XIV 

ses  vingt  ans  de  réclusion,  aurait  pu  recevoir  l'Eucha- 
ristie. 

Un  tel  genre  de  vie  eût  étonné  saint  Ignace  d'Antioche 
et  saint  Clément  de  Rome.  Même  au  iv^  siècle,  la  séces- 
sion monacale  effaroucha  en  plus  d'un  endroit  les  repré- 
sentants de  la  tradition.  Les  évêques  d'Alexandrie, 
Pierre,  Alexandre,  Athanase,  ne  s'en  inquiétèrent  pas; 
ils  favorisèrent  même  cette  forme  nouvelle  de  la  piété, 
d'où  ressortait,  pour  la  foule  des  chrétiens  affadis,  un 
enseignement  si  éloquent.  Au  danger  ecclésiastique  on 
pouvait  parer  en  maintenant  les  solitaires  sous  la  direc- 
tion de  l'autorité  épiscopale.  C'était  là  une  question  de 
procédé.  Les  reclus  inaccessibles  n'étaient  et  ne  pou- 
vaient être  que  des  exceptions.  Le  commun  des  anacho- 
rètes ne  se  disséminait  pas  trop  :  chacun  avait  sa  hutte 
ou  sa  caverne,  sa  cellule,  comme  on  disait,  mais  pas 
trop  loin  les  unes  des  autres.  Il  était  aisé  de  leur  ména- 
ger un  centre  spirituel,  une  église,  autour  de  laquelle  ils 
s'organiseraient  en  une  sorte  de  paroisse  rurale. 

11  n'y  eut  donc,  en  Egypte,  aucune  difficulté:  évêques 
et  moines  s'arrangèrent  ensemble.  Aussi  le  nouveau 
genre  de  vie  devint-il  bientôt  très  populaire.  Déjà  sous 
Constantin,  il  y  avait  des  moines  dans  toute  l'Egypte. 
Une  de  leurs  plus  célèbres  colonies,  c'était  celle  de  Ni- 
trie.  A  l'ouest  du  Delta,  assez  loin  au  sud  d'Alexandrie, 
s'ouvre,  du  nord-ouest  au  sud  est,  une  large  vallée  dont 
le  fond  est  occupé  par  des  lacs  salins,  producteurs  de 
nitre.  C'est  un  bien  triste  lieu:  il  s'appelle  actuellement 


LES    MOINES   d'orient  493 

Wadi-Natroun,  la  vallée  du  nitre.  C'est  là,  que,  vers 
le  temps  du  concile  de  Nicée,  un  certain  Amoun  ^  vint 
mener  la  vie  d'ascète.  Il  laissait  en  Egypte  une  femme, 
avec  laquelle  il  avait  vécu  dix  huit  ans  dans  un  mariage 
virginal.  Elle  réunit  des  vierges  autour  d'elle;  Amoun, 
de  son  côté,  vit  bientôt  affluer  les  solitaires  dans  sa 
retraite  de  Nitrie.  Les  deux  époux  se  visitaient  deux 
fois  par  an.  Quand  Amoun  mourut,  saint  Antoine,  qui 
était  encore  de  ce  monde,  vit  les  anges  descendre  du 
ciel  et  accueillir  son  âme  .  Sa  postérité  spirituelle  ne 
tarda  pas  à  prendre  des  proportions  considérables  :  qua- 
rante ans  après  sa  mort,  il  y  avait  plus  de  cinq  mille 
moines  dans  l'affreuse  vallée  de  Nitrie. .  Gomme  ceux 
d'Antoine,  ils  habitaient  des  cellules  séparées;  au  centre 
de  la  vallée  s'élevait  une  église  où  ils  se  réunissaient  le 
samedi  et  le  dimanche;  huit  prêtres,  dépendant  de  l'évê- 
que  d'Hermopolis  la  petite,  y  étaient  attachés.  Là  était 
le  centre  de  l'administration  et  de  la  discipline.  Trois 
palmiers  ombrageaient  la  cour  de  l'église;  à  chacun  d'eux 
était  attaché  un  fouet,  dont  il  était  fait  usage  pour  châtier 
les  méfaits  des  malfaiteurs  venus  du  dehors  et,  le  cas 
échéant,  des  solitaires  eux-mêmes.  Les  moines,  en  de- 
hors des  réunions  hebdomadaires,  s'arrangeaient  comme 
ils  l'entendaient  dans  leurs  cellules,  travaillant  pour 
vivre  à  des  ouvrages  de  vannerie,  quelquefois  groupés 


1  Historia  Lausiaca,  8.  Cet  ouvrage  est  toujours  cité  ici  selon 
l'édition  de  dom  Butler.  Voir  ci-dessous,  p.  507,  note.  Cependant 
je  mets  entre  parenthèses  les  numéros  de  chapitre  des  anciennes 
éditions,  quand  ils  diffèrent  des  nouveaux. 


494  CHAPITRE    XIV 

deux  à  deux,  trois  à  trois,  souvent  seuls.  Le  matin  et  le 
soir,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  vallée^  retentissait  le 
chant  des  psaumes.  Au  delà  du  Wadi-Natroun  s'étendait 
un  désert  plus  affreux,  celui  des  Cellules,  où  les  plus 
courageux  avaient  leur  retraite.  Plus  loin  encore,  la  so- 
litude de  Scété,  pays  du  sable  et  de  la  faim,  accueillait 
les  plus  célèbres  virtuoses  de  l'ascétisme  nitrien. 

Car  il  y  avait  une  certaine  virtuosité^  une  concur- 
rence ouverte  entre  les  moines,  non  seulement  de  ce 
canton,  mais  de  l'Egypte  entière.  Pambo,  Or,  Nathanaël, 
Benjamin,  les  deux  Macaire,  l'égyptien  et  l'alexandrin, 
figuraient  au  nombre  des  célébrités  nitriennes.  Macaire 
l'alexandrin  ne  pouvait  entendre  parler  d'une  prouesse 
ascétique  sans  s'efforcer  aussitôt  de  la  surpasser.  Les 
moines  de  Tabenne  ne  mangeaient  rien  de  cuit  pendant 
le  carême;  il  voulut  observer  ce  régime  pendant  sept  ans, 
d'un  bout  de  l'année  à  l'autre.  On  le  vit  s'acharner  vingt 
nuits  de  suite  à  se  tenir  éveillé.  Il  éta^it  déjà  vieux  quand 
il  eut  l'idée  d'aller  à  Tabenne  même,  donner  une  leçon  à 
ces  fameux  ascètes,  qui  passaient  les  nuits  debout  et  ne 
mangeaient,  en  carême,  que  tous  les  cinq  jours.  Il  se  pré- 
senta, sous  un  déguisement,  à  la  porte  d'un  monastère, 
et,  le  carême  étant  venu,  il  le  passa  tout  entier  debout, 
sans  même  fléchir  les  genoux,  ni  le  jour  ni  la  nuit,  sans 
boire  et  même  sans  manger,  si  ce  n'est  que  le  dimanche 
il  avalait,  toutes  crues,  quelques  feuilles  de  choux.  Tout 
en  jeûnant  ainsi,  il  travaillait  de  ses  mains  au  métier  de 
vannier,  et,  quand  il  ne  travaillait  pas,  il  priait.  Les 
moines  de  Tabenne   s'insurgèrent  contre  ce  redoutable 


LES   MOINES   d'orient  495 

jouteur,  mais  leur  supérieur  le  remercia  d'avoir  rabattu 
l'orgueil  de  ses  disciples  ^ 

Ce  n'était  pas  toujours  le  simple  attrait  de  l'ascèse  qui 
poussait  les  gens  au  désert.  Certains  y  venaient  pour 
faire  pénitence.  On  parla  longtemps  en  Nitrie  de  Moïse 
le  nègre,  jadis  esclave  insupportable  et,  pour  cela,  chassé 
par  ses  maîtres,  puis  chef  de  brigands.  En  cette  dernière 
qualité  il  s'était  acquis  une  réputation  terrible.  A  la  lon- 
gue il  se  décida  à  faire  une  fin,  et  prit  une  cellule  dans 
la  vallée  sainte.  Une  nuit  il  y  fut  attaqué  par  quatre  vo- 
leurs. Ceux-ci  s'adressaient  mal  :  le  reclus  n'avait  pas 
perdu  sa  vigueur  ;  il  terrassa  ses  assaillants,  les  gar- 
rotta, chargea  le  groupe  sur  ses  larges  épaules  et  se  ren- 
dit ainsi  à  l'église,  demandant  ce  qu'il  fallait  en  faire. 
Pendant  que  l'on  s'expliquait,  le  nom  de  Moïse  fut  pro- 
noncé. C'était,  pour  les  brigands,  la  grande  célébrité  de 
leur  profession.  Sans  hésiter,  ils  se  firent  moines,  eux 
aussi  2. 

Le  désert,  en  ces  temps-là,  passait  pour  être  rempli  de 
démons.  Les  solitaires,  en  dépit  de  leurs  austérités,  s'en 
apercevaient  souvent.  On  a  déjà  dit  quelle  place  tient, 
dans  la  vie  de  saint  Antoine,  la  lutte  contre  les  tentations 
des  mauvais  esprits.  En  Nitrie  également  on  se  plai- 
gnait beaucoup  d'eux  ;  le  démon  de  l'avarice  rôdait  au- 
tour des  aumônes  que  laissaient  parfois  les  pèlerins  for- 
tunés ;  mais  c'était  surtout  celui  de  la  chair  qui  venait 


1  Hist.  Laus.,  18  (19-20). 
a  Rist.,  Laus.,  19,  (22). 


496  CHAPITRE   XIV 

troubler  les  nuits  des  ascètes.  Ils  le  combattaient  comme 
ils  pouvaient,  quelquefois  par  des]  moyens  insensés. 
L'un  deux,  Pachon,  imagina  de  se  faire  dévorer  par  les 
bêtes  féroces.  Il  alla  s'asseoir  à  l'entrée  d'une  caverne 
qu'il  savait  habitée  par  des  hyènes.  A  la  nuit,  ces  ani- 
maux sortirent  en  effet  et  le  flairèrent  longtemps  ;  mais 
ils  s'en  allèrent  sans  lui  faire  de  mal.  Un  autre  jour  il 
s'appliqua  sur  le  ventre  un  serpent  de  mauvaise  espèce  : 
il  ne  fut  pas  mordu  ^ 

Les  disciples  de  saint  Antoine,  les  moines  de  Nitrie  et 
de  bien  d'autres  endroits  de  la  Basse  et  de  la  Moyenne- 
Egypte  n'étaient,  à  vrai  dire,  soumis  à  aucune  règle,  à 
aucun  supérieur.  Les  prêtres  qui  desservaient  leurs  égli- 
ses n'avaient  que  des  fonctions  liturgiques  ;  ce  n'étaient 
pas  des  supérieurs  monastiques.  Le  fouet  qui  pendait  aux 
palmiers,  près  de  l'église  de  Nitrie,  était  un  instrument 
de  police  générale,  nullement  un  symbole  de  discipline 
conventuelle.  Les  nouveau-venus  s'attachaient  à  quelque 
solitaire  exercé,  qui  guidait  leurs  premiers  pas  dans  la 
carrière  ascétique  ;  ils  s'arrangeaient  ensuite  comme  ils 
l'entendaient,  se  sanctifiant  suivant  les  méthodes  reçues 
et  les  perfectionnant  à  leur  gré. 

Une  telle  indépendance  facilitait  l'accès  du  désert  aux 
personnes  les  plus  diverses  de  culture  et  de  condition. 
Parmi  les  moines  de  Nitrie  il  y  avait  des  hommes  du 
monde,  d'anciens  membres  du  clergé,  des  gens  de  haute 
et  brillante  éducation.  En  certaines  cellules  on  aurait 

1  Hist.  Laus.,  23  (29). 


LES    AÎOINES-^D'ORIENT  497 

trouvé  non  seulement  des  exemplaires  des  livres  saints, 
calligraphiés  par  les  solitaires  eux-mêmes  *  :  mais  les 
œuvres  des  anciens  docteurs,  de  Clément  d'Alexandrie  2, 
d'Origène  surtout,  mal  vu,  il  est  vrai,  dans  les  monas- 
tères pacômiens  ',  mais  qui  conservait  ailleurs  des  parti- 
sans fidèles.  Ceux-ci  eurent  plus  tard,  sous  le  patriarche 
Théophile,  de  mauvais  jours  à  passer. 

Bien  loin  de  Nitrie  et  même  de  Pispir,  au  cœur  de  la 
Haute-Egypte,  se  produisit,  dès  le  temps  de  Licinius, 
une  autre  efflorescence  monacale,  qui  aboutit  à  des  insti- 
tutions assez  différentes  de  l'anachorétisme  primitif.  Un 
jeune  paysan  nommé  Pacôme  (na.j(ou[xioç)  levé  pour  le 
service  militaire  et  licencié  peu  après  (314),  eut  occasion, 
dans  son  court  séjour  à  l'armée,  d'expérimenter  la  cha- 
rité dfs  chrétiens.  Sa  famille  était  païenne  et  habitait  aux 
environs  d'Esnèh  (Latopolis),  as- sud  de  Thèbes.  Il  ne  la' 
revit  pas.  Aussitôt  libéré  il  demanda  le  baptême,  puis  se 
voua  à  l'ascétisme  sous  la  direction  d'un  solitaire  appelé 
Palémon,  qui  avait  son  ermitage  sur  la  rive  droite  du 
Nil,  en  face  de  Denderah.  Bientôt  il  se  sentit  porté  à 
grouper  autour  de  lui  d'autres  ascètes  et  à  mener  avec 

1  II  semble  bien  que  le  beau  manuscrit  H  des  épîtres  de  saint 
Paul,  dont  nous  avons  quelques  fragments,  ait  été  exécuté  par 
Evagrius  de  Nitrie.  Là  dessus,  voir  A.  Ehrhard,  Centralblatt  fur 
Biblioihekswesen,  1891,  p.  385  et  Armitage  Robinson  dans  l'Historia 
Lausiaca  de  dom  Butler,  t.  I,  p.  103-106. 

2  Palladius,  Hist.  Laus.,  60. 

3  Vie  de  Pacôme,  c.  21. 

Duchesse.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  32 


498  CHAPITRE   XIV 

eux  la  vie  commune.  C'est  l'inventeur  '  de  ce  que  nous 
appelons  improprement  les  monastères  ^,  et  de  la  vie  cé- 
nobitique.  Le  premier  monastère  fut  fondé  en  un  endroit 
appelé  Tabennesis. 

Les  disciples  affluèrent  par  centaines  ;  des  groupes 
entiers  d'anachorètes  —  cette  forme  d'ascétisme  était 
très  répandue  dans  la  région  —  se  mirent  sous  la  disci- 
pline du  nouveau  maître.  Un  second  monastère  s'orga- 
nisa, à  une  heure  du  précédent,  au  lieu  dit  Pebôou 
(Ilaêao,  actuellement  Faou)  ;  il  fut  bientôt  insuffisant. 
D'autres  s'élevèrent,  soit  dans  le  voisinage,  soit  un  peu 
plus  bas  ou  plus  haut,  aux  environs  d'Achmîn  (Panopolis) 
et  d'Esnèh  (Latopolis).  Du  vivant  de  Pacôme  il  y  en  eut 
au  moins  neuf.  Ces  monastères  n'étaient  pas  indépen- 
dants les  uns  des  autres  ;  ils  formaient  ce  qu'on  appelle- 
rait maintenant  un  ordre,  une  congrégation.  Tous  obser- 
vaient la  même  manière  de  vivre,  étaient  soumis  à  la 
même  règle,  à  la  même  administration  temporelle  et 
obéissaient  au  même  supérieur.  Celui-ci,  après  avoir  ré- 
sidé d'abord  à  Tabennesis,  fixa  bientôt  à  Pebôou  le  siège 
de  son  gouvernement. 

Chacun  des  monastères  comportait  une  enceinte  close 
dans    laquelle  s'élevaient   plusieurs  maisons,   abritant 


1  Un  essai  de  ce  genre  avait  été  fait  avant  lui,  mais  sans  suc- 
cès, par  un  certain  Aotas  {Vita  Pachomii,  11). 

2  Movao-T'inp'o^  signifie  proprement  lieu  où  l'on  vit  seul  ;  c'est  juste 
le  contraire  du  sens  reçu;  Koivôêtov  dont  nous  n'avons  pas  l'équi- 
valent littéral  en  français,  signifie  lieu  où  l'on  vit  en  commun; 
c'est  le  vrai  tsrme,  mais  il  est  grec. 


LES    MOINES    d'orient  499^ 

chacune  une  quarantaine  de  moines,  groupés  suivant  la 
nature  de  leur  travail  manuel  '. 

La  règle,  que  nous  avons  encore,  était  relativement" 
supportable.   Les  moines  de  Pacôme   travaillaient  des 
mains,  et  même  de  la  tête,  car  ifs  devaient  apprendre 
par  cœur  au  moins  le  psautier  et  le  Nouveau-Testament. 
On  les   laissait   s'alimenter  à    leur  guise,    c'est-à-dire 

1  Sur  les  documents  relatifs  à  saint  Pacôme  et  à  ses  monastè- 
res, voir  Ladeuze,  Etude  sur  le  cénobitisme  Pakhomien  pendant  le 
IV'  siècle  et  la  première  moitié  du  V*.  La  meilleure  pièce  biographi- 
que est  la  vie  grecque,  publiée  (horriblement  :  ce  travail  devrait 
être  refait)  par  les  Bollandistes  {Acta  SS.  maii,  t.  III,  p.  22*  et 
suiv.);  elle  a  été  supplémentée  et  remaniée  par  la  suite,  tant  en 
copte  qu'en  grec  (BolL,  l.  c,  p.  44*53*  et  54*61*  [lettre  d'Ammon  à 
Théophile]).  Les  autres  récits  {Hist.  mon.,  3;  Hist.  Laus.,  32-34  ; 
cf.  7,  18;  Sozom.,  III,  14;  VI,  28)  n'ont  qu'une  importance  moin- 
dre et  ne  peuvent  guère  compter  pour  les  premières  origines.  — 
Quant  au  texte  de  la  règle  pacômienne,  il  en  existe  bien  des  re- 
censions; mais  ces  documents  sont  sujets  à  se  modifier  beaucoup 
par  la  suite  du  temps.  Il  est  bien  difficile  de  distinguer,  dans 
ceux  que  nous  possédons,  ce  qui  remonte  à  Pacôme  lui-même  de 
ce  qui  s'ajouta  peu  à  peu  par  les  soins  de  ses  successeurs.  Bon 
nombre  de  textes  se  ramènent  à  un  résumé  présenté  par  Palladius 
(Hist.  Laus.,  32);  d'après  lui  (cf.  Gennade,  De  viris,  7)  un  ange  au- 
rait apporté  ce  texte  à  saint  Pacôme,  gravé  sur  une  table  d'ai- 
rain. Sozomène  (III,  14)  prétend  même  que  cette  table  se  conser- 
vait de  son  temps  à  Tabennesi.  La  meilleure  rédaction  est  encore 
celle  qui  nous  est  parvenue  dans  une  version  latine  de  saint  Jé- 
rôme (Migne,  P.  L.,  t.  XXIII,  p,  61),  lequel  n'avait  sûrement  pas 
traduit  du  copte  original,  mais  d'un  texte  grec  provenant  du  mo- 
nastère de  Ganope.  Sur  tout  ceci,  voir  Ladeuze,  op.  cit.,  p.  250  et 
suiv.  Jérôme  traduisit  aussi  douze  lettrj&s  de  Pacôme  (Migne,  t.c, 
p.  87),  où  l'on  rencontre  des  caractères  grecs  employés  comme 
signes  cryptographiques-  Selon  Palladius  (L  c.)  ces  caractères 
auraient  servi  aussi  à  désigner  diverses  classes  de  moines;  ce 
n'est  pas  absolument  sûr. 


500  CHAPITRE    XIV 

manger  plus  ou  inoins  souvent,  bien  entendu  des  choses 
fort  peu  délicates  ;  ceux  qui  jeûnaient  plus  travaillaient 
moins.  En  mangeant  ils  se  couvraient  la  tête  de  leur  ca- 
puchon, dissimulant  ainsi  une  opération  qui,  apparem- 
ment, leur  paraissait  inconvenante,  ou,  tout  au  moins, 
gardant  pour  eux  le  secret  des  privations  qu'ils  s'impo- 
saient. Auprès  de  Pacôme  apparut  bientôt  sa  sœur,  qui, 
sur  le  conseil  de  son  frère,  établit  de  son  côté  des  monas- 
tères de  femmes. 

Pacôme  avait  beaucoup  de  visions,  dont  les  moines 
faisaient,  naturellement,  grand  état.  Il  se  reconnaissait, 
en  certains  cas,  le  pouvoir  de  sonder  la  conscience  des 
gens  et  les  traitait  selon  l'impression  qu'il  en  recevait 
ainsi.  Les  évêques  du  voisinage  s'inquiétèrent  de  ce  don 
singulier  et  l'initiateur  dut  s'expliquer  devant  un  synode 
tenu  à  Latopolis.  Par  ailleurs  l'épiscopat  ne  semble  pas, 
loin  de  là,  avoir  mis  obstacle  au  développement  de  ses 
communautés.  Le  «  pape  »  Athanase  était  leur  ami  :  on  le 
vit  à  Tabennesi,  en  333,  au  cours  de  sa  tournée  pastorale 
dans  la  Thébaïde.  Les  moines  communiquaient  réguliè- 
rement avec  Alexandrie  :  ils  avaient  desi^ateaux  qui  fai- 
saient le  service  entre  leurs  diverses  colonies  et  descen- 
daient jusqu'à  la  capitale,  pour  y  vendre  les  produits  de 
leur  travail  et  acheter  les  objets  qui  leur  étaient  néces- 
saires. En  346,  quelques-uns  d'entre  eux  se  trouvèrent  à 
point  pour  acclamer  l'évêque  revenu  d'exil.  Chemin  fai- 
sant ils  avaient  débarqué  àPispir,  pour  visiter  saint  An- 
toine. Il  y  avait  quelques  mois  seulement  que  Pacôme 
était  mort  :  le  patriarche  des  anachorètes  leur  fit  grand 


LES    MOINES    D'ORIENT  50=1 

accueil  et  releva  fort  les  mérites  du  fondateur  des  mai- 
sons cénobitiques.  Plus  tard  l'exil  ramena  Athanase  dans 
laHaiite-Egypte;  les  moines  le  revirent  chez  eux,  pros- 
crit, poursuivi  par  la  police  de  Constance.  A  Pacôme, 
après  un  court  intervalle,  avait  succédé  Orsîsi,  un  de  ses 
plus  anciens  disciples,  homme  excellent,  mais  qui  se 
trouva  un  peu  déconcerté  quand,  pour  la  première  fois, 
des  tendances  centrifuges  se  manifestèrent  dans  la  con- 
grégation. Il  ne  tarda  pas  à  se  donner  un  coadjuteur  dans 
la  personne  d'un  autre  tabennésien  des  premières  heures, 
Théodore,  grâce  auquel  les  fondations  pacômiennes  se 
multiplièrent.  Il  y  en  eut  bientôt  jusqu'à  Hermopolis 
la  grande,  en  face  d'Antinoé.  C'est  là  qu'au  temps  de  Ju- 
lien, Théodore,  en  tournée  d'inspection,  se  rencontra 
pour  la  dernière  fois  avec  Athanase,  l'exilé  perpétuel. 
Il  avait,  en  prévision  de  cette  circonstance,  amené 
du  monde  :  Athanase  fut  accueilli  triomphalement,  au 
chant  des  psaumes.  L'  «  abbé  »  Théodore  le  conduisait, 
tenant  la  bride  de  son  âne  ;  de  l'une  à  l'autre  rive  les 
acclamations  se  faisaient  écho.  En  ce  pays  du  haut 
fleuve  on  ne  s'inquiétait  guère  de  la  police  alexan- 
drine. 

,  C'était  un  autre  monde.  Les  gens  de  la  grande  ville  y 
faisaient  figure  d'étrangers  :  on  les  appelait  les  Alexan- 
drins, les  citadins  (ToXiTr/.o(),  les  Hellènes.  Dans  les  monas- 
tères ils  étaient  traités  comme  dés  hôtes,  groupés  à  part. 
Leur  premier  soin,  s'ils  entendaient  s'agréger  à  la  com- 
munauté, devait  être  d'apprendre  le  copte  thébain  (saï- 
dique). 


S02  CHAPITRE    XIV 

Théodore  mourut  vers  368.  Le  vieil  Orsîsi,  qui  l'avait 
pris  pour  coadjuteur,  vivait  encore.  Athanase  l'exhorta 
à  reprendre  le  gouvernement. 

Ici  s'arrêtent  les  renseignements  fournis  par  la  vie  de 
Pacôme,  document  intéressant,  qui  paraît  bien  avoir  été 
rédigé,  au  lendemain  de  la  mort  de  Théodore,  par  quel- 
qu'un des  rares  moines  grecs,  ou  parlant  grec,  que  conte- 
nait le  monastère  en  chef.  Plus  tard  une  colonie  de  pacô- 
miens  s'établit  tout  prés  d'Alexandrie,  à  Canope.  C'est  par 
elle  que  saint  Jérôme  eut  connaissance  de  Pacôme  et 
de  sa  règle:  c'est  sur  elle  que  la  plupart  des  visiteurs, 
Orecs  ou  Latins,  purent  juger  des  institutions  pacô- 
miennes. 

Au  pays  d'origine  l'œuvre  monastique  continua  son 
€  fflorescence  ;  mais  il  semble  que,  peu  à  peu,  on  en  soit 
venu  à  la  concevoir  comme  pouvant  être  réalisée  en 
dehors  du  groupement  des  communautés,  idéal  de  saint 
Pacôme.  Celui-ci  vivait  encore,  lorsque,  vers  343,  un 
enfaut  de  neuf  ans,  Schnoudi,  embrassa,  non  loin  de  Ta- 
bennesi,  la  profession  monacale.  Celui-là  était  destiné  à 
devenir  une  des  figures  les  plus  originales  du  cénobi- 
lisme  égyptien. 

Sur  un  saillant  de  la  chaîne  libyque,  en  face  de  la 
ville  d'Achmîn  {Chemnis),  s'élève  une  sorte  de  forteresse 
d'aspect  impos'ant,  dans  ses  hautes  et  massives  murailles. 
C'est  le  Blanc  monastère,  celui  de  saint  Schnoudi.  11  y 
avait  jadis  près  de  là  un  village  appelé  Atripé.  Vers  le 
milieu  du  quatrième  siècle,  un  anachorète  appelé  Bgoul 
s'y  laissa  entourer  de  quelques  disciples,  au  nombre  des- 


LES    MOINES   D'ORIENT  503 

quels  se  rangea  bientôt  son  neveu  Schnoudi.  Bgoul  avait 
organisé  son  monde  en  monastère,  suivant  le  système  cé- 
nobitique  de  Pacôme.  Après  sa  mort,  vers  388,  la  direc- 
tion de  la  communauté  passa  aux  mains  de  Schnoudi, 
sous  lequel  elle  prit  des  proportions  extraordinaires.  Aux 
environs  du  grand  monastère  il  y  eut  des  succursales  ; 
des  pouvents  de  femmes  furent  annexés  à  la  congréga- 
tion. Ame  ardente,  servie  par  une  volonté  de  fer  et  par 
un  remarquable  sens  pratique,  Schnoudi  était  fait  pour 
commander  aux  hommes.  Ses  moines,  qui  se  comptaient 
par  centaines,  étaient  entièrement  dans  sa  main.  Il  les 
menait  durement:  les  infractions  à  la  règle  étaient  pu- 
nies à  coup  de  fouet  ou  de  bâton.  Schnoudi  opérait  lui- 
même  et  frappait  fort  ;  un  jour  il  frappa  si  fort  que  le  pa- 
tient mourut,  ce  qui  ne  laissa  pas  de  l'embarrasser.  Son 
influence  s'étendit  bientôt  sur  toute  la  contrée,  où  sa 
main,  quand  elle  était  bienfaisante,  atteignait  toutes  les 
misères  pour  les  soulager;  quand  elle  était  terrible,  s'a- 
battait effroyablement  sur  les  méchants,  sur  les  mauvais 
prêtres,  sur  les  juges  prévaricateurs,  sur  les  païens  at- 
tardés et  sur  leurs  temples.  Il  vécut  jusqu'à  l'âge  incroya- 
ble de  118  ans,  vénéré  et  redouté  de  toute  la  Thébaïde  et 
des  barbares  eux-mêmes,  contre  lesquels  sOn  monastère 
offrait  aux  armées  romaines  un  refuge  inexpugnable.  An- 
toine avait  donné  des  exemples  et  des  conseils,  Pacôme 
des  régies  ;  Macaire  à  Scété  et  Jean  à  Lycopolis  étonnaient 
le  monde  par  des  prodiges  d'austérité.  Schnoudi,  dans 
son  monastère  blanc,  était,  comme  Elle  sur  le  Garmel,  un 
justicier  inspiré,  un  formidable  homme  de  Dieu.  Dans  le 


504  CHAPITRE   XIV 

désarroi  politique  et  social  qui  régnait  en  ces  régions 
abandonnées,  il  s'était,  sans  trop  d'effort,  attribué  une 
sorte  de  lieutenance  divine  et  l'exerçait  à  sa  manière  fa- 
rouche*. 

Ce  n'était  pas  seulement  en  Nitrie,  sur  la  montagne 
de  saint  Antoine,  et  dans  les  couvents  pacômiens  ou 
schnoudistes  que  s'épanouissait  l'ascétisme.  L'Egypte 
était  remplie  de  moines.  Sous  Théodore  la  ville  de  d'Oxy- 
.rhynque'  leur  appartenait  tout  entière.  Leurs  cellules 
envahissaient  les  tours  de  l'enceinte,  les  portes  de  la 
ville,  les  temples  et  autres  édifices  publics  hors  d'usage. 
A  Antinoé,,  Palladius  compta  jusqu'à  douze  monastères 
de  femmes  3.  De  Syène  au  Delta,  dans  les  déserts  com- 
pris entre  les  terres  cultivées  et  les  arides  montagnes 

I 
qui  les  encadrent  à  l'orient  et  à  l'occident,  les  ermitages 

se  succédaient  en  une  chaîne  ininterrompue.  On  en  voyait 
aussi  beaucoup  dans  la  Basse-Egypte,  vers  le  désert  de 


1  Outre  sa  vie,  par  son  disciple  Besas  (Amelineau,  Mémoires  de 
la  mission  arckéol.  du  Caire,  t.  IVi),  il  nous  reste  de  Schnoudi  lui- 
même  des  lettres  et  des  sermons,  qui  permettent  de  se  faire  une 
idée  de  ce  personnage.  Tout  cela  est  en  copte  saïdique.  Schnoudi 
savait  le  grec,  mais  il  ne  le  parlait  qu'à  l'occasion.  Son  milieu 
était  essentiellement  copte  et  sa  littérature  aussi.  C'est  ce  qui  fait 
que  les  auteurs  grecs  et  latins,  même  ceux  qui,  comme  Palladius, 
ont  visité  de  son  temps  la  Thébaïde,  ne  trahissent  aucune  con- 
naissance de  lui.  La  meilleure  monographie  de  Schnoudi  est  celle 
de  M.  Joh.  Leipoldt,  Schenute  von  Ati'ipe,  dans  les  Texte  und  Uni., 
t.  XXV  (1903).  Voir  aussi  Ladeuze,  op  cit. 

2  Hist.  mon.,  5. 

3  Hist.  Laus.,  59  (137). 


LES    MOINES   d'orient  505 

Suez  et  de  Péluse,  jusqu'au  lac  Menzaleh  et  à  la  mer. 
Çàet  là  des  célébrités  s'imposaient  à  l'attention.  Certains 
anachorètes^ vivaient  retirés  du  monde  depuis  le  temps 
de  la  persécution  ou  les  premières  années  de  là  paix. 
Pour  commencer  ils  avaient  vécu  de  racines  dans  d'ef- 
froyables solitudes;  puis  des  disciples  s'étaient  groupés 
autour  d'eux.  Ils  les  dirigeaient,  leur  inculquaient,  en 
brèves  maximes  ou  en  longs  entretiens,  la  discipline  de 
la  vie  solitaire,  et  leur  donnaient,  par  leur  propre  vie, 
les  exemples  les  plus  éloquents.  Leur  austérité  rayonnait 
sur  tout  le  voisinage,  servait  de  leçon  au  clergé  et  aux 
fidèles  restés  dans  le  monde  ainsi  que  d'argument  pour 
convaincre  l'obstination  païenne.  On  leur  attribuait,  bien 
entendu,  toutes  sortes  de  miracles;  quelques-uns,  comme 
Jean  de  Lycopolis,  passaient  pour  prophètes.  Leur  re- 
nommée parvenait  jusqu'à  la  cour,  qui  ne  dédaignait  pas, 
à  l'occasion,  de  les  consulter  comme  des  oracles  ^ 

Il  ne  faut  pas  croire  que  l'austérité  fût  leur  seule 
vertu.  Leurs  maximes,  dont  beaucoup  sont  venues  jus- 
qu'à nous,  indiquent  une  grande  préoccupation  du  perfec- 
tionnement intérieur;  elles  s'adaptent  sans  effort  à  des 
conditions  de  vie  très  différentes  du  terrible  ascétisme 
d'où  elles  sont  sorties.  Bien  des  générations  de  saintes 
gens,  dans  toutes  les  classes  de  la  société  chrétienne,  en 
ont  fait  pendant  des  siècles,  en  font  encore^  leur  profit. 


1  Jean  de  Lycopolis  passait  pour  avoir  prédit  à  Théodose  ses 
■victoires  sur  Maxime  et  sur  Eugène,  et  aussi,  à  la  suite  de  cette 
dernière,  sa  f5n  prochaine. 


506  CHAPITRE   XIV 

Ils  savaient  bien,  sinon  tous,  au  moins  certains  d'entre 
eux,  que  leurs  jeûnes  et  leurs  macérations  de  tout  genre 
n'étaient  en  somme  qu'un  moyen  entre  plusieurs  autres 
et  que,  même  en  restant  dans  le  monde,  on  pouvait  se 
sanctifier  d'une  autre  manière. 

Paphnuce  d'Heracleopolisi,  ou  plutôt  du  désert  voi- 
sin de  cette  ville,  se  macérait  depuis  longtemps,  quand 
il  eut  l'idée  de  demander  à  Dieu  à  quel  degré  de  mérite 
il  était  parvenu.  Il  lui  fut  répondu  qu'il  en  était  au  même 
point  qu'un  homme  qui  exerçait,  au  village  le  plus  voi- 
sin, le  métier  de  joueur  de  flûte.  Paphnuce  voulut  le  voir  : 
l'homme  lui  apprit  qu'avant  de  cultiver  la  musique  il 
avait  été  brigand.  Ce  n'était  guère  rassurant.  Le  solitaire, 
toutefois,  à  force  d'interroger  son  flûtiste,  apprit  que  ce- 
lui-ci, au  cours  de  sa  carrière  de  brigand,  avait  eu  l'occa- 
sion de  sauver  la  vie  et  l'honneur  d'une  vierge  consacrée 
à  Dieu.  Paphnuce  revint  en  son  désert  et  reprit  ses  mor- 
tilications,  en  compagnie  du  musicien  brigand,  dont  il 
avait  fait  son  disciple.  Celui-ci  devint  un  moine  accompli, 
mais  il  mourut.  Resté  seul,  le  maître  s'efforçait  de  me- 
ner une  vie  plus  dure  encore  qu'auparavant.  Au  bout  de 
longues  années  l'envie  le  reprit  d'évaluer  ses  progrès  et 
de  nouveau  il  demanda  à  Dieu  de  lui  dire  où  il  en  était 
:iirivé.  —  Au  même  degré,  lui  fut- il  répondu,  que  le 
maire  de  tel  village.  —  G'était"un  brave  paysan,  excellent 
père  de  famille,  administrateur  intègre  et  bienveillant, 
<]ui  jouissait  de  l'estime  générale.  Une  troisième  épreuve 

1  HisL  mon.,  16. 


LES   MOINES   D'ORIENT  507 

porta  Paphnuce  au  niveau  d'un  négociant  d'Alexandrie, 
honnête  et  charitable,  qui  n'oubliait  pas  les  solitaires  et 
leur  faisait  quelques  présents  de  légumes  secs. 

Ces  leçons  ne  furent  pas  perdues  pour  le  moine 
humble  et  sensé  qu'était  Paphnuce.  Il  se  plaisait  à  incul- 
quer aux  autres  la  doctrine  qui  se  dégageait  de  ses  expé- 
riences, à  proclamer  qu'en  toute  condition  il  est  possible 
de  plaire  à  Dieu  et  d'atteindre  un  haut  degré  de  sainteté. 
Quand  il  mourut,  ses  disciples  le  virent  entrer  au  ciel, 
accueilli  par  les  anges  et  les  prophètes. 

Les  visiteurs,  je  l'ai  dit,  ne  manquaient  pas  à  ces 
saintes  gens  K  II  en  venait  de  loin,  de  Constantinople,  de 


1  En  dehors  des  vies  d'Antoine,  Pacôme  et  Schnoudi,  les  moi- 
nes égyptiens  du  iv«  siècle  nous  sont  connus  par  les  docunaents 
suivants  :  —  I»  Le  voyage  de  394,  dont  le  texte  grec,  isolé  et  com- 
plet, n'a  pas  encore  été  publié,  bien  que  plusieurs  manuscrits  en 
aient  été  signalés;  Sozomène  en  a  fait  son  profit;  on  le  trouve 
aussi,  fondu  avec  celui  de  Palladius,  dans  ce  que  l'on  appelait, 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  VHistoria  Lausiaca,  Rufin  en  fit,  sous 
le  titre  Historia  monachorum,  une  traduction  qui  le  popularisa 
chez  les  Latins.  —  2°  L'Historia  Lausiaca  de  Palladius,  récit  d'un 
solitaire  qui  devint  plus  tard  évêque,  après  avoir  passé  onze  ans 
en  Egypte  (388-399),  principalement  parmi  les  moines  de  Nitrie. 
Dom  Butler  est  parvenu  à  dégager  le  véritable  texte  de  Palladius 
d'avec  les  interpolations  de  VHistoria  monachorum  (The  Lausiac  his- 
tory  of  Palladius,  t.  V"I  des  Texls  and  S^udies  de  Cambridge,  1898-1904). 
—  3"  Les  Tnstitutes  et  les  Conférences  de  Cassien,  qui  séjourna 
en  Egypte  dans  le  même  temps  que  Palladius,  et,  comme  lui, 
attendit  au  moins  une  vingtaine  d'années  avant  de  publier  ses 
souvenirs.  —  4»  Dans  ces  documents  narratifs  il  y  a  déjà  beau- 
coup de  propos  des  saints  moines  et  d'anecdotes  les  concernant. 
D'autres  nous  sont  venus  directement,  dans  les  lettres  de  Pacôme 
et  de  Schnoudi,  et  surtout  dans  ce  qu'on  appelle  i  Les  Apophlheg- 


508       -  CHAPITRE    XIV 

Rome,  de  Gaule  et  d'Espagne.  Tous  n'allaient  i)as  jus- 
qu'en Thébaïde.  En  général  on  se  bornait  à  la  vallée  de 
Nitrie  et  aux  monastères  de.  la  Basse-Egypte.  C'est  ce  que 
firent  les  deux  Mélanies,  et  Silvania,  la  demi-sœur  du 
célèbre  ministre  Rufin,  et  sainte  Paule  et  saint  Jérôme 
lui-même,  que  les  bibliothèques  et  les  savants  d. Alexan- 
drie attiraient,  je  le  crains,  un  peu  plus  que  les  héros  du 
désert.  Gassien  n'alla  pas  plus  loin.  Plus  déterminé, 
Rufin  d'Aquilée,  qui,  d'ailleurs,  passa  six  ans  en  Egypte, 
poussa  jusqu'à  Pispir.  Posthumien,  l'un  des  interlocu- 
teurs des  dialogues  de  Sulpice  Sévère,  ne  s'en  tint  pas 
là;  il  voulut  voir  les  riionastères  lointains  de  saint  An- 
toine et  de  saint  Paul,  près  de  la  mer  Rouge. 

La  Thébaïde  d'alors  comprenait  le  Fayoum  actuel, 
qui,  depuis  Théodose,  avait,  sous  le  nom  d'Arcadia,  une 


mes  des  Pères  »  dont  il  subsiste  plusieurs  collections  :  l'une,  par 
ordre  alphabétique  des  «  Pères  »  (Migne,  P.  G.,  t.  LXV,  p.  72-440), 
s'est  conservée  en  grec;  deux  autres,  Vitae  PP.  de  Rosweyde, 
livres  V-VI  et  livre  VII  (Migne,  P.  L.,  t.  LXXIII)  nous  sont  con- 
nues par  d'anciennes  versions  latines.  Ces  collections  sont  du 
y  siècle  assez  avancé;  mais  eo  bien  des  cas  elles  dérivent  de  re- 
cueils plus  anciens.  Sur  ceci,  voir  Butler,  op.  cit.,  partie  1,  p.  20&. 
Du  reste  c'est  pour  toute  la  littérature  du  sujet  qu'il  y  a  lieu  de 
se  renseigner  dans  le  livre  de  dom  Butler.  Cependant  il  faut  bien 
dire  qu'un  livre  synthétique,  et  même  un  classement  net  et  com- 
mode des  sources,  demeure  encore  à  désirer.  Ce  sujet,  traité  avec 
une  merveilleuse  conscience,  mais  sans  vues  d'ensemble,  par  le 
vénérable  Tillemont,  a  été  compliqué  en  ces  derniers  temps  par 
des  hypothèses  mal  venues  et  des  allégations  aussi  absurdes  que 
malveillante^.  Il  a  fallu  aussi  lutter  contre  la  tendance  des  copti- 
sants  à  confisquer  l'originalité  et  l'autorité  au  profit  des  docu- 
ments en  langue  égyptienne  et  à  déprécier  les  textes  grecs. 


LES    MOINES   D'ORIENT  509 

organisation  provinciale  à  part  :  Rufin  et  Posthumien 
étaient  allés  en  Thébaïde.  La  pèlerine  Etheria  (ou  Eu- 
cberia)*,  dont  le  journal  de  voyage  ne  nous  est  malheu- 
reusement pas  revenu  au  complet,  visita  aussi  la  Thé- 
baïde. En  394,  un  groupe  de  voyageurs  dont  Rufin  a  tra- 
duit le  récit,  s'aventura  jusqu'à  Lycopolis.  Vers  le 
même  temps  Palladius,  lui  aussi,  alla  voir  le  prophète 
Jean.  Plus  tard  les  tribulations  qu'il  eut  à  souffrir  comme 
ami  de  Ghrysostome  lui  firent  faire  plus  ample  connais- 
sanee  avec  la  Haute-Egypte.  Exilé  à  Syène,  il  eut  occasion 
de  visiter  quelques  communautés  pacômiennes,  notam- 
ment celle  de  Panopolis. 

Ces  voyages  n'étaient  pas  très  faciles.  Le  long  des  ma- 
récages du  Nil  les  pieux  voyageurs  étaient  exposés  à 
rencontrer  des  crocodiles  endormis  qui  s'éveillaient  à 
leur  approche  et  leur  causaient  de  belles  peurs.  Lévia- 
than  et  Bébémoth  habitaient  encore  le  grand  tleuve  :  des 
hippopotames  eu  sortaient  quelquefois  et  circulaient  par 
les  champs.  Dans  les  solitudes,  certaines  cavernes  abri- 
taient des  serpents  énormes.  Enfin,  un  peu  partout,  les 
brigands  étaient  en  nombre.  Les  rigueurs  du  fisc  déclas- 


1  Celle  qu'on  a  d'abord  confondu  avec  Silvania  ou  Silvia,  nom- 
mée ci-dessus.  Sur  cette  question,  voir  le  mémoire  de  Dôm  Férotin 
dans  la  Revue  des  questions  historiques,  1903,  t.  LXXIV,  p.  367.  Dans 
la  Revue  augustinienne,  1903  et  1904,  le  P.  Edmond  Bouvy,  en  par- 
tant de  l'orthographe  Eucheria  (les  manuscrits  donnent  les  leçons 
Ettieria,  Echeria,  Eiheria,  Egeria),.  identifie  la  pèlerine  avec  une  iille 
de  FI.  Eucherius,  consul  en  381,  oncle  de  Théodose.  Dom  Férotin 
a  établi,  en  tout  cas,  qu'elle  était  originaire  de  Galice  et  faisait 
partie  d'un  groupe  de  religieuses  de  ce  pays. 


510  CHAPITRE    XIV 

saient  tant  de  gens  que  le  désert  se  peuplait  de  malan- 
drins affamés.  Faute  de  mieux  ils  pillaient  les  ermitages. 
Les  moines  en  convertissaient  de  temps  à  autre  ;  plu- 
sieurs de  ces  recrues  atteignirent  même  à  un  haut  degré 
de  sainteté.  Mais  il  en  restait  dans  le  siècle,  et  sur  les 
chemins. 

Ce  qui  contribuait  le  plus  à  rendre  difficile  le  pèleri- 
nage de  la  Haute-Egypte,  c'étaient  les  barbares  du  sud. 
Sous  Dioclètien,  l'empire  avait  reculé  devant  eux  de  la 
seconde  cataracte  à  la  première.  Non  contents  de  ce  suc- 
cès, ils  ne  cessaient  de  porter  le  ravage  dans  le  pays  que 
les  Romains  s'étaient  réservé.  En  dépit  des  garnisons 
que  le  commandant  militaire  {dux  Thebaidos)  échelonnait 
le  long  du  fleuve  et  dans  les  oasis,  on  les  voyait  partout, 
depuis  Syène  jusqu'à  Lycopolis.  Ce  n'est  pas  pour  rien 
que  les  monastères  pacômiens  s'entouraient  de  hautes 
murailles. 

Les  visiteurs,  quand  ils  étaient  riches,  laissaient  vo- 
lontiers des  aumônes.  Mais  les  solitaires  avaient  peu  de 
besoins  :  du  reste  il  était  rare  qu'ils  n'eussent  pas  un 
travail  manuel,  dont  le  produit  suffisait  à  les  défrayer. 
En  retour  des  respects  qui  leur  étaient  témoignés,  ils  of- 
fraient des  exhortations,  des  conseils,  quelquefois  de  pe- 
tits cadeaux.  Mélanie  l'ancienne,  qui  fut  très  généreuse 
pour  eux,  avait  rapporté  d'Egypte  une  quantité  de  sou- 
venirs. Pambo  de  Nitrie,  qu'elle  vit  mourir,  lui  fit  pré- 
sent d'une  corbeille,  le  dernier  ouvrage  qui  eût  occupé 


LES    MOINES   d'orient  511 

ses  mains  i.  De  Macaire  l'alexandrin  elle  tenait  une  peau 
de  mouton,  qui  avait  une  histoire  bien  extraordinaire. 
Un  jour  le  solitaire  avait  vu  arriveràsa  cellule  une  hyène 
qui  tenait  son  petit  entre  ses  dents  ;  elle  le  déposa  à  ses 
pieds  et  donna  à  entendre,  par  son  attitude,  qu'elle  dési- 
rait quelque  chose.  Macaire  regarda  le  petit  animal,  s'a- 
perçut qu'il  était  aveugle  et  le  guérit.  La  hyène  le  reprit 
et  s'en  alla;  mais  quelque  temps  après  elle  revint  à  l'er- 
mitage, apportant  une  peau  de  mouton,  pour  témoigner 
de  sa  reconnaissance 2. 

Mélanie  trouva  l'Egypte  en  proie  à  une  crise  reli- 
gieuse très  grave.  C'était  le  moment  où  le  gouvernement 
de  Valens  essayait  de  donner  aux  ariens  la  succession 
d'Athanase  et  d'imposer  comme  évêque  d'Alexandrie 
son  candidat  Lucius.  Les  moines  de  Nitrie  se  distinguè- 
rent parmi  les  opposants.  Quelques-uns  des  pères  les 
plus  vénérables  furent  arrêtés  et  transportés  dans  une 
île,  au  milieu  d'un  des  grands  lacs  côtiers^  D'autres  fu- 
rent adjoints  aux  évèques  déportés  à  Diocésarée.  Méla- 
nie se  mit  à  leur  suite,  pourvoyant  à  leurs  nécessités  ma- 
térielles. Son  zèle  attira  l'attention  :  le  consulaire  de 
Palestine,  ignorant  sa  qualité,  la  fit  arrêter,  dans  le 
dessein  de  lui  extorquer  de  l'argent.  La  patricienne  se 
laissa  mettre  en  prison;  mais  quand  elle  y  fat,  elle  dé 
clina  ses  titres  :  les  fonctionnaires  s'inclinèrent  très  bas. 


1  Hist.  Laiis.,  10. 

2  Hist.  Laus.,  18  (19-20). 

3  Rufin,  H.  E.,  II,  4. 


512  CHAPITRE   XIV 

L'Egypte  ne  garda  pas  longtemps  le  monopole  de 
l'anachorétisme  et  du  cénobitisme.  L'Orient  entra  de 
bonne  heure  dans  les  voies  ouvertes  par  Antoine  et  Pa- 
côme. 

En  Palestine,  c'est  Hilarion  qui,  le  premier,  introdui- 
sit le  genre  de  vie  des  solitaires  égyptiens  *.  Né  dans  une 
famille  païenne  de  Gaza,  il  fut  envoyé  à  Alexandrie  pour 
y  faire  ses  études.  Il  se  convertit  au  christianisme;  puis, 
comme  on  parlait  beaucoup  d'Antoine,  qui  venait  de 
quitter  son  fort  de  Pispir  et  commençait  à  accepter  des 
disciples,  il  se  rendit  auprès  de  lui,  et,  après  un  court 
séjour,  revint  dans  son  pays,  escorté  de  quelques  compa- 
pagnons,  qui,  comme  lui,  s'étaient  épris  de  la  vie  ana- 
chorétique^.  Il  s'installa  sur  la  côte  déserte  au  sud  de 
Gaza  et  y  vécut  fort  longtemps,  dans  un  ascétisme  ex- 
traordinaire. Entre  temps  il  prêchait  aux  païens  de  la 
campagne  philistine,  faisait  la  guerre-aux  temples  et  con- 
vertissait les  Arabes  des  tribus  voisines.  Il  eut  bientôt 
des  disciples,  au  nombre  de  plusieurs  milliers. 

Gomme  Antoine,  Hilarion  était  un  anachorète,  maître 
et  directeur  d'anachorètes.  Non  loin  de  lui,  Epiphane 
d'Eleutheropolis  organisa  un  véritable  monastère,  sui- 
vant le  type  de  Pacôme.  Lui  aussi   il   s'était  formé  en 

1  Sur  saint  Hilarion,  voir  sa  vie  écrite  par  saint  Jérôme.  Cf. 
Sozom.,  III,  14. 

2  D'après  les  données  de  saint  Jérôme,  Hilarion  serait  né 
en  291;  lors  de  son  séjour  auprès  de  saint  Antoine,  il  n'aurait  eu 
que  quinze  ans.  Ce  séjour,  se  placerait  ainsi  en  306,  en  pleine  per- 
sécution. Il  est  étrange  que  la  persécution  n'ait  pas  laissé  trace 
dans  le  récit. 


LES    MOINES   d'orient  513 

Egypte,  où  il  avait  séjourné  dans  les  dernières  années 
de  Constantin.  Sa  colonie  cénobitique  fut  installée  au 
lieu  dit  Vieil  Ad,  près  de  son  village  natal  de  Besan- 
douk'. 

Plus  au  sud,  la  sainte  montagne  du  Sinaï  attirait 
pèlerins  et  solitaires.  A  ceux-ci  les  vallées  compliquées 
de  l'extrême  péninsule  offraient  des  retraites  appropriées 
à  leur  genre  de  vie.  Ils  ne  tardèrent  pas  à  s'y  multiplier. 
Les  souvenirs  bibliques  dont  ces  lieux  étaient  pleins  ne 
pouvaient  manquer  d'être  cultivés  par  ces  saintes  gens. 
Ils  eurent  bientôt  fait  de  retrouver  l'emplacement  précis 
de  toutes  les  scènes  de  l'Exode.  La  topographie  sacrée 
du  Sinaï  fut  fixée  pour  des  siècles.  De  très  bonne  heure 
la  cime  du  Djebel  Mousa  fut  couronnée  par  une  cha- 
pelle; un  autre  oratoire  s'éleva  à  l'endroit  du  buisson 
ardent,  là  où  maintenant  on  visite  le  célèbre  monastère 


1  Hilarion  et  Epiphane,  qui,  sans  doute,  s'étaient  déjà  connus 
en  Palestine,  se  rencontrèrent,  beaucoup  plus  tard,  dans  l'île  de 
Chypre,  où  Epiphane  devint  évéque  vers  367.  Hilarion,  dérangé 
dans  son  ascèse  par  l'affluence  des  visiteurs,  s'était  transporté  en 
Egypte  vers  356.  Quelques  années  après,  la  police  de  Julien,  exci- 
tée par  les  gens  de  Gaza,  qui  ne  voulaient  nul  bien  au  solitaire 
ennemi  des  dieux,  l'obligea  de  s'enfuir  plus  loin.  Il  séjourna  alors 
en  Sicile,  puis  en  Dalmatie  et  finalement  à  Paphos  en  Chypre.  On 
connaît  la  jolie  légende  de  son  entretien  avec  Epiphane.  L'évêque 
lui  ayant  servi  quelque  volaille,  le  solitaire  protesta  que  de  sa 
vie  il  n'avait  touché  à  de  tels  aliments.  A.  quoi  Epiphane  aurait 
répliqué  qu'il  ne  s'était,  lui,  jamais  endormi  sans  s'être  réconcilié 
avec  ceux  qu'il  pouvait  avoir  fâchés.  —  «  Mon  père,  dit  Hi- 
»  larion,  votre  philosophie  vaut  mieux  que  la  mienne  ».  Vitae 
PP-.  V,  4). 

DocHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  33 


514  CHAPITRE    XIV 

de  Sainte-Catherine  ^  Dans  le  wadi  Feirân  actuel,  l'en- 
droit habité  qu'on  appellait  la  ville  de  Pharan  était,  pour 
les  nomades  delà  péninsule  comme  pour  les  solitaires,  un 
centre  de  commerce  et  d'administration.  On  trouvait  des 
ermitages  et  des  chapelles  jusque  sur  le  littoral,  en  des 
endroits  affreux,  où  pourtant,  grâce  à  quelque  pauvre 
filet  d'eau  et  à  la  modicité  de  leurs  besoins,  les  moines 
parvenaient  à  vivre. 

C'est  en  cette  région  maritime  que  se  trouvait  la  so- 
litude de  Raïthou  (Tôr),  dont  les  moines  furent  massa 
crés  en  373  par  des  pirates  blemmyes,  venus  du  fond  de 
la  mer  Rouget  Le  même  Jour,  dit-on.  une  bande  de 
Sarrasins  s'abattit  sur  les  ermitages  au-dessus  de  Pha- 
ran; quelques  moines  purent  se  réfugier  dans  une  tour; 
les  autres  furent  égorgés  ^  De  telles  razzias  étaient  fré- 
quentes. Elles  étaient  peu  productives  en  butin.  Mais 
les  moines  eux-mêmes  avaient,  pour  les  Bédouins,  une 
certaine  valeur  marchande.  Ils  les  vendaient  comme  es- 


1  La.  publication  de  la  Peregrinalio  a  écarté  définitivement  le 
système  suivant  lequel  ces  identifications  ne  remonteraient  qu'à 
Justinien,  le  Serbal  ayant  été,  avant  le  Djebel  Katarin,  la  monta- 
gne sacrée  que  visitaient  les  pèlerins  chrétiens.  La  pèlerine  du 
temps  de  Théodose  ne  s'inquiète  pas  du  Serbal;  les  lieux  saints 
qu'elle  visite  sont  les  mêmes  qu'à  présent. 

2  Ceux-ci  ne  s'attaquèrent  pas  qu'aux  moines.  Les  gens  de  Pha- 
ran, qui  avaient  tenté  de  les  arrêter,  furent  battus  par  eux  ;  leurs 
femmes  et  leurs  enfants  furent  faits  prisonniers 

3  Récits  d'Ammonius,  témoin  oculaire,  dans  Gombéfis,  Illustrium 
martyrum  lecti  triumphi,  1660,  p.  88.  Cf.  Jérôme,  Chron.,  a.  2372,  et 
l'histoire  de  Théodule,  fils  de  saint  Nil,  racontée  par  son  père 
lui-même  (Narrationes,  Mign.,  P.  G.,,  t.  LXXIX,  p.  589).  Cette  his- 
toire a  été  écrite  dans  les  premières  années  du  v«  siècle. 


LES   MOINES   D'ORIENT  515 

claves,  ou  les  immolaient  à  leur  déesse  Ouazza,  l'étoile 
du  matin. 

En  Palestine  et  en  Syrie,  tout  comme  en  Egypte,  la 
région  des  moines  était  aussi  celle  des  brigands.  De  la 
mer  Rouge  à  l'Euphrate,  solitaires  et  Bédouins  se  ren- 
contraient dans  les  déserts  de  la  frontière.  De  temps  à 
au-tre  il  se  produisait  des  accidents  comme  ceux  que  je 
viens  de  signaler.  A  la  longue  pourtant  les  relations  s'a- 
méliorèrent. Les  vertus  des  saintes  gens,  leur  austérité, 
leur  charité,  finirent  par  toucher,  dans  une  certaine  me- 
sure, des  barbares  assez  rebelles  aux  émotions  douces. 
Les  moines  les  amenèrent  peu  à  peu  au  christianisme. 
Mais  de  ceci  il  sera  question  plus  loin. 

Jérusalem  et  la  Palestine  entière*  étaient  remplis  de 
moines.  Dans  la  ville  sainte,  les  monazontes  et  parthenae 
que  l'on  voit  assidus  aux  offices  des  évêques  Cyrille  et 
Jean  représentent  sans  doute  une  efflorescence  de  l'an- 
cien ascétisme  local.  Mais  il  y  eut  de  bonne  heure,  au- 
tour de  Jérusalem,  des  monastères  de  vie  commune  et  des 
essaims  d'anachorètes,  suivant  les  types  égyptiens.  Il  y 
en  avait  de  toutes  les  langues.  Les  établissements  latins 
auxquels  présidaient  Rufin  sur  le  mont  des  Oliviers  et 
Jérôme  à  Bethléem  nous  en  représentent  d'autres  du 
même  type,  habités  par  des  religieux  ou  des  religieuses 
de  langue  grecque  ou  de  parler  syriaque. 

En  Phénicie,  où  le  christianisme  avait  encore  beau- 


1  Palladius,   Hist.   Laus..    43-46    (103,    104,    113,    117,    118),   4856. 
(106-112);  Sozom.,  VI,  32.  Voir  aussi  la  Peregrinaiio. 


516  CHAPITRE   XIV 

coup  de  progrès  à  faire,  les  groupements  d'ascètes  étaient 
plus  rares.  Quelques  solitaires  isolés  s'y  rencontraient 
pourtant  ;  on  cite  parmi  eux  deux  disciples  de  saint 
Antoine,  Gronius  et  Jacques  le  boiteux.  En  ce  pays  les 
moines  avaient  beaucoup  à  souffrir;  ils  se  heurtaient  au 
mauvais  vouloir  de  la  population  païenne  ^ 

11  n'en  était  pas  de  même  dans  la  Syrie  du  nord,  au- 
tour des  villes  chrétiennes  d'Antioche,  de  Bérée,  de 
Chalcis,  ni  dans  le  pays  d'outre-Euphrate,  aux  environs 
d'Edesse,  de  Batna,  même  de  Harran.  Bien  que  les  habi- 
tants de  cette  ville  fussent  demeurés  rebelles  à  la  pré- 
dication évangélique,  les  lieux  saints  d'Abraham,  de 
Laban  et  de  Rébecca  avaient  leurs  chapelles,  tout  comme 
ceux  de  Moïse  et  d'Elie.  Le  désert  syrien,  depuis  le 
Liban  jusqu'aux  montagnes  arméniennes,  était  plein  de 
solitaires.  Aonès  passait  pour  le  plus  ancien  de  tous.  Il 
vécut  longtemps  près  de  Harran,  au  puits  où  Jacob  et 
Rachel  s'étaient  rencontrés.  Ces  solitaires  menaient  une 
vie  plus  dure  encore  que  ceux  d'Egypte;  on  en  trouvait 
qui  vivaient  comme  des  bêtes  sauvages,  en  pleine  forêt, 
sans  provisions  aucunes,  ne  se  nourrissant  que  d'her- 
bes crues.  C'est  ce  qu'on  appellait  les  bergers  (^Ocrxoi), 
appellation  honnête,  car  ils  auraient  été  plus  justement 
qualifiés  de  moutons.  D'autres  se  faisaient  attacher  à 
des  chaînes  scellées  dans  le  roc,  portaient  des  poids 
énormes,  se  livraient  à  toutes  les  extravagances  des  fa- 
kirs indiens.  Les  évêques  essayaient  parfois  de  les  mo- 

1  Palladius,  Hist.  Laus.,  47  (90-95):  Sozom.,  VI,  34. 


LES   MOINES    d'orient  517 

dérer;  ils  n'étaient  guère  écoutés.  En  revanche  les  Ara- 
bes diL  désert  et  les  paysans  syriens  avaient,  pour  ces 
êtres  extraordinaires,  la  plus  grande  considérati€)n.  Ils 
étaient  populaires  jusque  dans  les  villes.  En  temps  de 
crise  le  clergé  ne  se  faisait  pas  faute  de  recourir  à  leur 
prestige.  C'est  ainsi  que,  sous  l'empereur  Valens,  on  vit 
Aphraate  et  Julien  Sabbas  quitter  leurs  solitudes  pour 
venir  à  Antioche  se  ranger  auprès  de  Flavien  et  de  Dio- 
dore  et  les  assister  dans  leur  lutte  contre  l'hérésie  offi- 
cielle ^ 

Des  gens  très  cultivés,  comme  Jérôme  et  Ghiysos- 
tome,  poussèrent  l'admiration  pour  ce  genre  de  vie  jus- 
qu'à vouloir  lé  pratiquer  eux-mêmes.  Jérôme  s'en  dégoûta 
vite;  Ghrysostome  ne  quitta  le  désert  que  quand  la  ma- 
ladie, suite  naturelle  de  ses  imprudences  ascétiques,  eut 
fini  par  triompher  de  son  courage. 

On  ne  voit  pas  que  les  folies  sacrées  des  solitaires  d'O- 
rient aient  une  connexion  bien  marquée  avec  le  mouve- 
ment égyptien.  Les  moines  orientaux  étaient  peu  portés 
à  la  vie  commune.  Le  groupement  en  monastères  ou  en 
colonies  d'anachorètes  ne  se  constate  chez  eux  qu'assez 
tardivement.  On  n'entend  point  parler  de  règles  aux- 
quelles ils.  se  soient  attachés.  Il  n'est  pas  étonnant  que, 
n'ayant  pas  de  supérieurs  à  les  diriger,  vivant  loin  les 


1  Sur  Aphraate,  voir  Théodoret,  Hist.  relîg.,  8;  sur  Julien,  voir 
son  éloge  par  saint  Ephrem  (Assemani,  S.  Ephraemi  Syri  opéra, 
gr.-lat.,  t.  III.  p.  254);  Palladius,  Hist.  Laiis.,  42  (102,;  Théodoret, 
Hist.  relig.,  2;  Sozom.,  III,  14.  C'est  surtout  par  VHistoria  religiosa 
de  Théodoret  que  nous  sommes  renseignés  sur  les  moines  de  Syrie. 


518  CHAPITRE   XIV 

uns  des  autres  et  chacun  à  sa  guise,  ils  se  soient  laissés 
entraîner  à  de  véritables  excès. 

Tout  autre  est  le  monachisme  que  l'on  rencontre  en 
Asie-Mineure.  Ici  l'influence  égyptienne  est  évidente. 
Eustathe  d'abord,  Basile  ensuite,  sont  des  disciples  des 
moines  égyptiens.  Entre  les  mains  d'Eustatbe  l'ascétisme 
prend  tout  de  suite  dés  formes  caractérisées,  qui,  soit 
par  la  faute  du  maître,  soit  par  celle  de  disciples  im- 
prudents, heurtent  les  habitudes  et  soulèvent  des  pro- 
testations très  vives.  La  nature  du  pays,  dans  le  Pont  et 
la  Gappadoce,  ne  comportait  pas  la  même  liberté  qu'en 
Egypte  et  en  Orient.  Dans  ces  régions,  le  désert  n'était 
jamais  bien  loin;  une  fois  qu'on  s'y  était  retiré  on  pou- 
vait tout  se  permettre  en  fait  d'ascèse  sans  que  les  autres 
en  fussent  incommodés.  Le  froid,  d'ailleurs,  n'y  est 
guère  à  craindre  et  la  température  y  modère  l'appétit. 
On  y  peut  vivre,  à  la  rigueur,  de  quelques  dattes.  Au 
nord  du  Taurus  c'était  tout  autre  chose.  Sous  ce  climat 
froid,  le  désert  c'est  la  montagne  inculte,  mortelle  en 
hiver.  Force  était  aux  ascètes  de  ne  pas  s'écarter  des 
lieux  habités,  et,  leurs  besoins  étant  moins  limités 
que  ceux  de  leurs  confrères  de  la  Thébaïde,  d'en- 
tretenir avec  le  reste  des  hommes  des  relations  plus 
étroites. 

Eustathe,  malgré  ses  expériences  égyptiennes,  ne 
semble  avoir  propagé  d'abord,  ni  le  cénobitisme,  nil'ana- 
chorétisme.  Les  critiques  que  lui  adressa  le  concile-  de 


LES    AIOKNES   D'oKIENT  519 

Gangres,  vers  340*,  visent,  non  point  un  ascétisme  exoti- 
que, ni  même  une  bien  grande  exagération  de  l'ascétisme 
ancien  et  traditionnel,  mais  plutôt  une  tendance  à  pré- 
senter celui-ci  comme  obligatoire,  à  la  façon  des  En- 
cratites.  Soit  qu'Eustathe  ait  été  alors  jugé  trop  défavo- 
rablemenf,  soit  qu'il  ait  plus  tard  rectifié  ses  idées,  une 
ciiose  est  sûre,  c'est  que,  au  moment  où  il  se  lia  avec 
saint  Basile,  son  ascétisme  ne  soulevait  plus,  de  la  part 
de  l'Eglise,  aucune  objection  de  principe.  Sur  ce  terrain, 
la  maître  et  le  disciple  marchèrent  toujours  la  main  dans 
la  main.  La  querelle  qui  les  divisa,  dans  leurs  dernières 
années,  laissa  ce  point  intact.  Un  grand  nombre  d'ou- 
vrages ascétiques  2,  Grandes  et  Petites  Régies,  Consti- 
tutions, etc.,  furent  réunis  de  bonne  heure,  sous  le  nom 
de  saint  Basile  ^  en  un  recueil  spécial,  qui,  parla  suite, 
se  grossit  de  beaucoup  d'additions.  Au  temps  de  Sozo- 
mène*,  quelques-uns  en  attribuaient  la  paternité  à  Eus- 
tathe.  Ceci  est  bien  douteux.  Quoiqu'il  en  soit  de  cette 
question  d'histoire  littéraire,  l'esprit,  étant  sûrement 
celui  de  Basile,  ne  peut  guère  différer  de  celui  d'Eus- 
tathe.  Ce  qui  est  bien  autrement  important,  c'est  que 
nous  avons  en  ces  livres  le  code  monastique  de  l'Orient 
byzantin.  C'est  sous  la  règle  de  saint  Basile  qu'ont  vécu 
durant  des  siècles  presque  tous  les  couvents  du  monde 


1  Ci-dessus,  p.  382.  * 

2  Migne,  P.  G.,  t.. XXXI. 

3  L'àffXYjTtxôv  de  Basile  est  déjà  mentionné,  en  392,  dans  le  De 
vh'is  de  saint  Jérôme  (c.  116). 

4  III,  14,  I  31. 


520  CHAPITRE   XIV 

gréco-slave  et  qu'ils  vivent  encore  à  l'heure  qu'il  est. 
Malgré  ses  attaches  égyptiennes,  le  monachisme  basi- 
lien  marque  un  grand  progrès  vers  la  modération  et  la 
discipline.  La  vie  commune  est  renforcée;  l'inspiration 
de  Pacôme  prévaut  sur  celle  d'Antoine.  Les  moines  ont 
un  supérieur,  chargé  de  maintenir  la  discipline,  de  pré- 
sider aux  admissions  et  probations,  d'instruire  et  de  di- 
riger toute  la  communauté.  Le  temps  se  partage  entre 
les  réunions  de  prière,  la  lecture  de  la  Bible  et  le  tra- 
vail manuel,  notamment  le  travail  des  champs.  Les  aus- 
térités prévues  par  la  règle  sont  de  nature  simple  «t  re- 
lativement modérées. 

Du  Pont  et  de  la  Gappadoce,  ainsi  que  des  colonies  de 
Constantinople' ,  ce  nouveau  type  d'ascétisme  se  ré- 
pandit avec  une  extrême  rapidité.  L'opinion,  l'opinion 
épiscopale  surtout,  ne  pouvait  manquer  de  lui  être  plus 
favorable  qu'aux  excentricités  orientales.  Elle  lui  fut 
même  reconnaissante  d'absorber  peu  à  peu  l'ancien  ascé- 
tisme, celui  des  religieux  dispersés  dans  le  monde.  Dans 
les  monastères,  l'enthousiasme  des  «  continents»  et  des 
vierges  sacrées  trouva  une  discipline  que  les  cadres  de 
l'église  locale  ne  lui  auraient  pas  imposée  sans  diffi- 
culté. Les  monastères,  il  est  vrai,  eurent  eux-mêmes 
quelque  peine,  dans  les  premiers  temps,  à  s'harmoniser 
avec  le  groupement  ecclésiastique  antérieur:  il  y  eut  des 
froissements,  des  tâtonnements,  des  querelles.  Peu  à 
peu,  cependant,  on  arriva  à  l'équilibre  et  les  relations 

1  Ci -dessus,  p.  369,  383. 


LES    MOINES   d'orient  521 

nouvelles  furent  consacrées  par  la  législation  canonique. 
Quant  à  la  loi  civile,  son  intervention  ne  se  mani- 
feste guère,  dans  ces  premiers  temps,  que  par  intermit- 
tence et  à  la  demande  de  certaines  circonstances.  Valens, 
irrité  contre  les  moines  de  Nitrie,  qui  faisaient  résistance 
à  l'intrusion  de  Lucius,  en  punit  un  certain  nombre  et 
porta  même  une  loi  qui  leur  imposait  le  service  militaire. 
Cette  loi,  dont  saint  Jérôme  parle  à  l'année  377,  ne  peut 
avoir  eu  d'effets  durables.  Il  est  du  reste  fort  à  croire 
qu'elle  ne  concernait  que  les  moines  qui  avaient  donné 
des  sujets  de  plainte.  Tiiéodose  aussi  prit  des  mesurés 
contre  les  moines  :  il  leur  interdit  quelque  temps  le  sé- 
jour des  villes^  où  leur  présence  était  souvent  préjudi- 
ciable au  bon  ordre.  Si  pieux  qu'il  fût,  cet  empereur  ne 
goûtait  guère  l'intervention  des  moines  dans  les  affaires, 
même  religieuses,  du  monde  auquel  ils  prétendaient 
avoir  renoncé.  Et  de  fait  on  ne  voit  pas  quelle  police 
aurait  pu  prendre  son  parti  de  laisser  vaguer  dans  les 
chemins  ces  bandes  indisciplinées  de  prétendus  redres- 
seurs de  torts,  toujours  prêts  à  s'ingérer  dans  les  juge- 
ments et.  dans  l'application  des  lois,  à  malmener  ceux 
qui  ne  partageaient  pas  leurs  idées,  à  détruire  tumul- 
tuairement  les  édifices  des  '  cultes  proscrits.  Monachi 
multa  scelera  faciunt,  disait^  Théodose  à  saint  Ambroise. 
Ce  qu'il  y  avait  de  plus  grave,  c'est  qu'avec  leur  franc- 
parler  et  leur  audace,   ils   étaient  fort  populaires.  A  ce 


1  Cod.  Theod.,  XVI.  3,  1,  loi  révoquée  deux  ans  après  (XVI,  3,  2). 

2  Ambr.,  Ep.  41,  |  27. 


522  CHAPITRE    XIV 

point  de  vue,  le  gouvernement  ne  pouvait  que  favoriser 
leur  internement  dans  les  monastères,  où,  grâce  à  la 
règle  et  à  l'autorité  des  supérieurs,  on  avait  lieu  d'espé- 
rer qu'ils  se  maintiendraient  dans  l'esprit  dé  leur  voca- 
tion et  ne  se  transformeraient  pas  en  perturbateurs  du 
repos  public.  Mais  il  s'en  fallait  encore  de  beaucoup,  au 
temps  de  Théodose,  que  l'institution  des  monastères  fût 
assez  répandue  pour  produire  partout  ces  salutaires 
effets.  On  dut  encore,  pendant  quelque  temps,  s'arranger 
de  l'enthousiasme  des  moines  et  de  leur  popularité. 


CHAPITRE   XV 
L'Occident  au  temps  de  saint  Ambroise. 

Saint  Hilaire  et  ses  écrits.  —  Saint  Martin  de  Tours.  —  Con- 
cile de  Valence.  —  Priscillien  et  son  ascèse. —  Conflits  espagnols, 
concile  de  Saragosse.  —  Attitude  de  Damase,  d'Ambroise  et  de 
Gratien.  —  Maxime  en  Gaule  :  le  procès  de  Trêves.  —  Les  Itha- 
ciens.  —  Réaction  sous  Valentinien  II  :  le  schisme  de  B'élix,  le 
rhéteur  Pacatus.  —  Le  pricillianisme  en  Galice.  —  Concile  de  To- 
lède  :  dissensions  dans  l'épiscopat  espagnol.  —  La  doctrine  pns- 
cillianiste.  —  Saint  Ambroise  et  la  cour  de  .Justine.  —  Ambroise 
et  Théodose.  —  Le  pape  Sirice.  —  Jovinien  et  saint  Jérôme. 

Hilaire  de  Poitiers  mourut  en  366  S  laissant  un  grand 
souvenir.  De  tous  les  évêques  d'Occident  c'est  lui  qui, 
au  cours  des  dernières  luttes,  avait  joué  le  rôle  le  plus 
actif,  et  cela  non  seulement  en  Gaule,  mais  en  Orient  et 
en  Italie.  Du  lieu  de  son  siège  il  ne  tirait  aucune  autorité 
spéciale,  mais  son  âme  était  une  âme  de  chef:  dans  les 
moments  critiques,  on  se  ralliait  d'instinct  autour  de  lui. 
Fier  et  ferme,  jugeant  sûrement  et  riipidement  les  situa- 
tions, il  savait  résister,  et  sa  résistance  était  indomp- 
table; il  savait  aussi  découvrir,  quand  il  y  en  avait,  les 
voies  d'accommodement  L'impression  laissée  par  ses 
actes  se  renforça,  pour  les  générations  suivantes,  du  té- 
moignage de  ses  écrits.   Au  christianisme,  qu'il  n'en- 

1  Le  14  janvier,  suivant  la  tradition  de  l'anniversaire  liturgi- 
que. 


524  CHAPITRE    XV 

brassa  qu'à  l'âge  mûr,  il  avait  apporté  une  culture  déjà 
fort  étendue.  Interné  en  Asie,  il  trouva  dans  l'étude  un 
emploi  de  ses  loisirs  forcés:  c'est  alors  qu'il  se  familia- 
risa avec  la  langue  grecque  et  se  mit  en  rapport  avec  les 
docteurs  d'Orient,  Origène  surtout,  dont  l'exégèse  à 
figures,  toujours  préoccupée  de  retrouver  le  Nouveau 
Testament  dans  l'Ancien,  cadrait  avec  celle  qu'il  avait 
vu  pratiquer  et  pratiquée  lui-même.  Mais  c'est  surtout 
en  théologie  qu'Hilaire  apprit  des  Orientaux.  Parti  de 
Gaule  avec  des  notions  assez  vagues  sur  les  controverses 
du  temps  *,  il  en  revint,  non  seulement  avec  son  De  Sy- 
nodis,  où  sont  traitées  des  questions  fort  subtiles,  mais 
encore  avec  un  grand  ouvrage  en  douze  livres,  sur  la 
Trinité.  Ces  compositions  révèlent  un. progrès  très  sen- 
sible sur  son  «  Commentaire  de  saint  Matthieu  » ,  écrit 
antérieur  à  356.  Dans  celui-ci,  Hilaire  en  est  encore  aux 
idées  de  Tertullien  et  de  Novatien  :  le  Verbe  est  éternel 
comme  Verbe,  non  comme  Fils^.  De  ce  langage  suranné 
l'inconvénient  lui  fut  révélé  par  un  examen  plus  appro- 
fondi. On  ne  le  rencontre  plus  dans  les  livres  de  l'exil. 

Hilaire  s'intéressa  aussi  à  la  poésie.  Il  avait  composé 
un  recueil  d'hymnes.  Une  de  ces  pièces  au  moins  est  ve- 
nue jusqu'à  nous:  c'est  un  cantique  abécédaire  ^  sur  le 
mètre  horatien  Sic  te  diva  potens  Cypri.  J'ai  signalé  plus 

1  «  Regeneratus  pridem  et  in  episcopatu  aliquantisper  manens, 
fidem  Nicaenam  numquam  nisi  exsulaturus  aiidivi  ».  (De  syno- 
dis.  91). 

2  In  Matth.,  XVI,  4;  XXXI,  3. 

3  Publié  par  Gamurrini  d'après  un  manuscrit  d'Arezzo  (Sancti 
Hilarii  tractatus,  etc.  Rome,  1887,  p.  28). 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise        525 

haut  ses  requêtes  à  l'empereur  Goftstance  et  le  pamphlet 
terrible  qu'il  lui  lança  en  360,  en  un  moment  de  déses- 
poir. Il  voulut  exposer  au  public,  par  un  récit  bien  docu- 
menté, l'origine  et  l'état  présent  des  querelles  épisco- 
pales.  De  cet  ouvrage,  analogue  de  forme  et  d'intention  à 
l'apologie  d'Athanase  contre  les  Ariens,  il  ne  nous  reste 
que  des  débris*  et  un  prologue,  manifestement  imité  des 
Histoires  de  Tacite  ^.  Encore  les  fragments  qui  ont  sur- 
vécu sont-ils  ceux  d'un  remaniement,  car  on  y  trouve 
des  pièces  postérieures  à  la  mort  d'Hilaire. 

Chose  singulière!  Ce  grand  champion  de  l'orthodoxie 
nicéenne,  qui  a  tant  combattu  et  tant  souffert  pour  Atha- 
nase,  semble  lui  être  demeuré  inconnu.  Pas  une  seule  fois 
il  n'est  nommé  dans  les  ouvrages  de  l'évêque  d'Alexandrie. 
Les  autres  orientaux  ne  l'ont  pas  moins  ignoré.  Théodoret 
n'en  parle  pas;  si  Socrate,  et  Sozomène  d'après  lui,  en 
disent  quelque  chose^  c'est  grâce  à  Rufin,dont  l'informe 
histoire  fut  traduite  en  grec.  En  Occident  il  en  fut  tout 
autrement.  Le  souvenir  des  luttes  contre  les  ariens,  sous 
l'empereur  Constance,  alla  bientôt  en  s'effaçant;  mais 
les  livres  d'Hilaire  ne  périrent  pas.  Il  fut  toujours  tenu 


1  C'est  ce  qu'on  appelle  ses  Fragmenta  historica.  —  S.  Jérôme 
{De  viris,  100)  le  catalogue  sous  le  titre  Liber  adversus  Valentem  et 
Ursacium,  historiam  Ariminensis  et  Seleuciensis  synodi  continens  Dom 
Wilmart  (Revue  Bénédictine,  t.  XXIV,  1907)  a  établi  que  ce  livre 
fut  d'abord  publié  en  356,  après  le  concile  de  Béziers,  et  que  le 
morceau  appelé  ordinairement  Ad  Constantium  liber  1  en  faisait 
partie.  Postérieurement  au  concile  de  Rimini,  il  fut  réédité  avec 
des  suppléments  considérables. 

2  Comparer  Fragm.,  I,  4,  avec  Tacite,  tlist.,  I,  2. 


536  CHAPITRE   XV 

pour  un   maître  en   doctrine,  même  quand  on  eut  Am- 
broise,  Jérôme  et  Augustin. 

Dans  l'entourage  d'Hilaire  on  avait  vu  longtemps  un 
ascète  étrange  appelé  Martin,  qui,  après  avoir  passé  par 
le  service  militaire,  remplissait  à  Poitiers  les  fonctions 
d'exorciste.  Martin  était  né  de  parents  païens;  son  père, 
officier  dans  l'armée,  le  fit  entrer  sous  les  drapeaux, 
puis  se  retira  lui-même  du  service  et  se  fixa  à  Sabaria, 
en  Pannonie,  d'où  il  était  originaire.  Martin,  dès  l'âge 
de  douze  ans,  s'était  fait  recevoir  catéchumène,  à  Pavie, 
où  ses  parents  habitaient  alors.  On  le  trouve  plus  tard  à 
Amiens  ^  puis  à  Worms,  où  il  demanda  son  congé,  solli- 
cité qu'il  était  intérieurement  de  renoncer  au  monde  et 
de  vivre  en  ascète.  Peu  après  son  installation  à  Poitiers 
il  se  rendit  en  Pannonie,  dans  le  dessein  de  convertir  ses 
parents.  Auprès  de  sa  mère  il  réussit;  mais  le  vieux 
tribun  demeura  fidèle  à  ses  dieux.  Pendant  ce  temps-là, 
Hilaire  s'acheminait  vers  l'exil.  Martin  protesta,  autant 
qu'il  le  pouvait  faire  dans  sa  condition,  prenant  haute- 
ment la  défense  de  son  maître,  des  autres  proscrits  et 
de  la  foi  de  Nicée.  Il  eut  à  ce  propos  beaucoup  de  désa- 
gréments, car  les  évêques  pannoniens  étaient  tous  plus 
ou  moins  dans  le  parti  contraire.  A  Milan,  où  il  voulut 
se  fixer;,  Auxence  lui  fit  la  vie  si  dure,  qu'il  alla  se  réfu- 
gier dans  la  petite  île  de  Gallinaria,  sur  la  côte  de  Li- 
gurie.  Hilaire  revenu,  il  le  rejoignit  à  Poitiers,  où  on  le 


1  C'est  à  Amiens  que  se  place  la  célèbre  histoire  du  manteau 
partagé. 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise        527 

laissa  vivre  comme  il  l'entendait.  Aux  environs  de  la 
ville  il  se  choisit  un  ermitage,  auprès  duquel  d'autres 
ascètes  vinrent  bientôt  se  grouper.  C'est  l'origine  du 
monastère  de  Ligugé,  le  premier  que  l'on  ait  vu  en  Gaule 
et  même  en  Occident.  Ces  saintes  gens  et  surtout  leur 
maître  attirèrent  bientôt  l'attention.  Sept  ans  après  la 
mort  d'Hilaire  (373),  l'église  de  Tours  ayant  perdu  son 
évêque,  la  voix  du  peuple  se  fit  entendre  pour  acclamer 
le  saint  de  Poitiers.  Il  y  eut  des  résistances,  surtout 
parmi  les  évêques,  qui  répugnaient  à  se  donner  pour  col- 
lègue un  moine  peu  lavé  et  mal  accoutré.  On  sent  ici 
déjà  le  conflit  entre  l'enthousiasme  populaire,  qui  regarde 
plus  à  la  vertu  qu'à  la  tenue,  et  le  souci  du  monde,  qui 
sévit  et  sévira  de  plus  en  plus  dans  le  haut  clergé.  Martin 
fut  consacré  malgré  ces  oppositions,  auxquelles  la  sienne 
n'avait  pas  manqué  de  se  joindre;  mais  il  trouva  moyen 
de  combiner  la  vie  cénobitique  avec  les  devoirs  de  son 
nouvel  état.  Un  autre  monastère  fut  organisé  par  lui 
près  de  Tours,  dans  les  falaises  qui  dominent  au  nord  le 
cours  de  la  Loire  i.  Il  s'y  installa  avec  ses  disciples  et  y 
passa  tout  le  temps  que  ne  réclamait  pas  son  ministère 
pastoral.  Dans  sa  vie,  que  nous  devons  à  l'enthousiasme 
d'un  de  ses  amis,  Sulpice  Sévère,  grand  seigneur  con- 
verti à  l'ascèse,  on  relève,  au  milieu  de  beaucoup  de  mi- 
racles, un  trait  caractéristique,  la  guerre  au  paganisme 
rural.  Martin  eut  fort  à  faire  pour  amener  au  christia- 
nisme les  paysans    de  Gaule,  énergiquement  attachés  à 

1  G'efit  Marmoutier  (Martini  monasterium). 


528  CHAPITRE   XV 

leurs  vieux  usages  religieux,  au  culte  des  temples  rusti- 
ques et  des  arbres  sacrés. 

Cette  lutte  contre  le  paganisme  au  déclin  était,  en  ce 
temps-là,  la  principale  affaire  des  évoques.  Par  ailleurs, 
dans  ces  régions  de  l'extrême  Occident,  on  ne  voit  pas 
que  les  vingt  années  qui  suivirent  le  concile  de  Rimini 
aient  été  fertiles  en  événements.  De  la  Bretagne  insulaire 
on  n'entend  pas  parler  avant  le  v^  siècle.  En  Gaule, 
Martin  était  déjà  évêque  quand  un  concile  se  réunit  à 
Valence  (374)  pour  régler  nous  ne  savons  quel  différend. 
Il  nous  en  reste  quelques  dispositions  disciplinaires,  com- 
muniquées sous  forme  de  lettre  aux  évêques  des  deux 
diocèses  '  administratifs  entre  lesquels  se  répartissaient 
les  provinces  gallicanes.  Le  premier  des  signataires, 
parmi  lesquels  figuraient  les  évêques  de  Trêves,  Vienne, 
Arles  et  Lyon,  est  l'évêque  d'Agen,  Foegadius  ou  Phoe- 
badius,  dont  il  a  été  question  au  temps  de  l'empereur 
Constance. 

En  Espagne  le  petit  foyer  de  schisme  que  l'évêque 
Grégoire  entretenait  à  Illiberris  (Grenade)  ^  —  c'était  un 
foyer  peu  rayonnant  —  s'éteignit  avec  ce  personnage  ^ 
Quelques  novatiens  exerçaient  le  style  de  l'évêque  de 
Barcelone  Pacien  ^.  Tout  cela  était  peu  de  chose.  Mais  on 

1  «  Fratribus    per    Gallias   et    quinque  provincias    constitutis 
episcopis  ». 

2  Ci-dessus,  p.  356. 

3  Au  moment  où  saint  Jérôme  écrivit  son  De  viris  (392)  Grégoire 
paraît  avoir  été  encore  en  vie. 

4  Trois   lettres    à  un   novatien  appelé    Sympronianus   (Migne, 
P.  L.,  t.  XIII,  p.  1051  et  suiv.).  Pacien  a  laissé  aussi  deux  home- 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise  529 
touchait  au  moment  oùl'Ei^pagne  allait  faire  parler  d'elle 
et  agiter  tout  l'Occident. 

Vers  le  début  du  règne  de  Gratien  il  y  était  beaucoup 
question  d'un  mouvement  ascétique  de  caractère  spécial, 
que  dirigeait  un  maître  de  doctrine  appelé  Priscillien  \. 
C'était  un  homme  riche,  distingué  de  naissance  et  d'édu- 
cation, très  versé  dans  les  lettres,  chrétiennes  et  autres, 
même  dans  l'astrologie  et  les  sciences  occultes,  doué  d'un 
esprit  subtil  et  d'une  éloquence  pénétrante,  le  tout  au 
service  d'un  zèle  ardent  pour  la  propagation  de  ses 
idées.  Celles-ci  visaient  surtout  la  pratique  de  la  vie  : 
Priscillien  était  un  prédicateur  d'ascétisme. 

L'ascétisme  n'était  pas  inconnu  en  Espagne.  Le  con- 
cile d'Elvire  parle  beaucoup  des  continents  {confessores) 
et  des  vierges  sacrées,  entendant  ipar  là  des  gens  qui  pra- 
tiquaient la  continence  et  l'abstinence  suivant  les  usa- 
lies,  une  sur  le  baptême,  l'autre  sur  la  pénitence.  Dans  un  ou- 
vrage qui  s'est  perdu,  le  Cervulus,  il  prêchait  contre  certaines 
superstitions  païennes,  surtout  contre  les  mascarades  du  1="'  jan- 
vier. Il  n'eut  qu'un  succès  médiocre;  on  le  voit  même  se  lamenter 
de  ce  que  ses  descriptions  aient  donné  le  goût  du  carnaval  à  ceux 
qui  ne  le  connaissaient  pas  (Paraenesis,  c.  I;  Migne,  t.  c,  p.  1081). 

1  Sur  le  mouvement  priscillianiste,  voir  Sulpice  Sévère,  Chron., 
II,  46-51  (cf.  Dial.  II,  6,  II),  dont  le  récit  doit  être  rectifié  quel- 
quefois par  les  indications  de  Priscillien  lui-même  dans  ses  mé- 
moires apologétiques,  surtout  le  tr.  II,  adressé  au  pape  Damase 
(Corpus  script,  eccl.  de  Vienne,  t.  XVIII);  cf.  le  concile  de  Sara- 
'  gosse  de  380;  lettre  de  Maxime  au  pape  Sirice  (Cotl.  Avell.,  40); 
Philastrius,  De /faeresJ6ws,  84;Pacatus.  Panégyrique  de  Théodose,  29; 
Jérôme,  De  viris,  21,  et  lettre  75;  concile  de  Tolède  de  l'an  400. 

DucHESNE.  Hisl.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  34 


530  CHAPITRE    XV 

ges  déjà  anciens  de  l'Eglise  et  dans  les  cadres  de  son 
organisation.  Les  disciples  de  Priscillien  se  singulari- 
saient davantage.  D'abord  ils  étaient  les  disciples  de 
quelqu'un,  et  de  quelqu'un  qui  n'avait  pas  mission  de 
l'Eglise,  qui  se  réclamait,  dans  une  certaine  mesure, 
d'une  inspiration  propre  et  se  fondait,  dans  son  ensei- 
gnement, non  seulement  sur  les  Ecritures  reçues,  mais 
encore  sur  les  apocryphes,  notamment  sur  ces  vies  des 
apôtres  Pierre,  Jean,  André,  Thomas,  si  fortement  em- 
preintes de  l'esprit  encratite,  hostile  au  mariage,  au  vin 
et  à  toute  alimentation  forte.  De  plus  il  régnait  parmi 
eux  une  tendance  à  mésestimer  les  autres  chrétiens.  Ils 
se  segrégeaient  à  certains  moments  de  l'année,  pendant 
le  carême  et  aux  approches  de  l'Epiphanie  ^  ;  alors  ils 
disparaissaient  :  on  ne  les  voyait  plus  ;  ils  se  tenaient 
confinés  dans  leurs  maisons  ou  dans  les  montagnes  ;  on 
savait  qu'ils  se  réunissaient  secrètement  en  des  villas 
écartées,  et  l'on  avait  remarqué  qu^'ils  aimaient  à  marcher 
nu-pieds.  Ils  jeûnaient  le  dimanche.  Quand  ils  venaient 
à  l'église,  ils  se  laissaient  donner  l'Eucharistie,  mais  on 
ne  les  voyait  pas  communier.  Eufin,  et  ceci  était  plus 
grave  encore,  les  femmes,  auxquelles  plaisent  toujours 
les  nouveautés,  même  et  surtout  les  nouveautés  religieu- 
ses, s'empressaient  autour  du  docteur  en  renom.  Il  se 
tenait  des  assemblées  féminines,  qu'il  présidait  lui-même 
ou  par  ses  collaborateurs. 

1  Depuis  le  17  décembre  jusqu'au  6  janvier,  dit  le  concile  de 
Saragosse  (c.  4).  Il  est  possible  qu'au  temps  du  concile  la  fête  de 
Noël  n'eût  pas  encore  été  .introduite  en  Espagne. 


l'occident  au  temps  de  saint  ambrojse  531 
Tout  cela  était  fait  pour  inquiéter.  L'ascétisme  propa- 
gandiste a  toujours  excité  la  mauvaise  humeur  du  chris- 
tianisme commun.  A.U  temps  où  nous  sommes,  le  clergé 
ne  l'appuyait  guère,  lui  résistait  plutôt,  soit  pour  de 
npauvais  motifs,  par  attachement  à  une  certaine  facilité 
de  vie,  soit  pour  de  bons,  comme  le  souci  de  l'unité  et 
la  crainte  que  les  observances  ne  dissimulassent  quelque 
doctrine  repréhensible.  Sur  ce  dernier  point  les  craintes 
n'étaient  pas  sans  fondement;  dés  le  début,  des  rumeurs 
fâcheuses  circulèrent  à  propos  de  la  nouvelle-secte.  Rien 
cependant  n'était  encore  établi  :  la  critique  ne  pouvait 
s'en  prendre  qu'à  ce  qui  apparaissait  au  dehors,  la  séces- 
sion, les  docteurs  sans  mission,  les  réunions  de  femmes, 
l'usage  des  apocryphes. 

'  La  première  protestation  vint  de  l'évêque  de  Gor- 
doue,  Hygin,  qui  mit  en  mouvement  son  collègue  d'Eme- 
rita,  Ydace.  Celui-ci  entra  aussitôt  en  campagne.  Parmi 
les  adeptes  du  mouvement,  on  signalait  une  femme  d'as- 
sez haut  rang,  Agapé,  qui,  avec  un  rhéteur  Helpidius, 
avait,  disait-on,  transmis  à  Priscillien  les  doctrines  d'un 
gnostique,  Marc  de  Memphis,  émigré  d'Egypte  en  Espa- 
gne. Ils  ne  manquaient  pas  d'appuis  dans  l'épiscopat. 
Deux  de  leurs  amis,  Instantius  et  Salvianus,  étaient  de- 
venus évêques  et  soutenaient  ouvertement  le  parti  ;  Sym- 
posius,  évêque  d'Astorga  en  Galice,  se  joignit  à  eux^  et 
bientôt  le  groupe  se  renforça  par  l'adhésion  de  l'évêque  de 
Gordoue,  qui  s'était  ravisé  et  avait  fini  par  se  convaincre 
que  les  nouveaux  ascètes  n'étaient  nullement  dangereux. 
G'est  dans  les  provinces  de  l'ouest,  celles  de  Lusitanie  et 


532  CHAPITRE    XV 

de  Galice,  que  le  mouvement  paraît  avoir  été  le  plus 
décidé.  Ydace,  miétropolitain  de  Lusitanie,  crut  devoir 
informer  le  pape  Damase.  Celui-ci  répondit  par  une  lettre 
que  nous  n'avons  plus,  dans  laquelle,  prévoyant  que  les 
évêques  espagnols  s'assembleraient  pour  régler  l'affaire, 
il  leur  recommandait  de  ne  porter  aucune  condamnation 
personnelle  en  l'absence  des  gens  et  'sans  les  avoir  en- 
tendus 1.  Un  concile  se  tint  en  effet  à  Saragosse,  en  380  : 
nous  en  avons  un  protocole,  divisé  en  canons  disciplinai- 
res, où  sont  visés  les  points  sur  lesquels  on  faisait  grief 
aux  Priscillianistes.  Deux  évêques  de  Gaule,  Foegadius 
d'Agen  et  Delphinus  de  Bordeaux,  prirent  part  aux  sé- 
ances et  signèrent  les  premiers.  Avec  eux  il  y  avait  dix 
prélats  espagnols,  dont  Symposius,  favorable  aux  nova- 
teurs. 

Ceux-ci,  n'ayant  point  été  touciiés  par  des  condamna- 
tions directes  ^,  laissèrent  dire  leurs  adversaires  et  con- 
tinuèrent leur  propagande.  Ils  prirent  même  une  attitude 
offensive.  L'évêché  d'Avila,  dans  la  province  d'Ydace, 
étant  devenu  vacant,  ils  y  firent  élire  Priscillien  et  cher- 
chèrent, en  d'autres  endroits,  à  se  donner  des  collègues 
dans  leurs  idées.   Contre  Ydace  des  accusations  furent 

1  «  Ne  quid  in  absentes  et  inauditos  decerneretur  »  {PriscilL, 
tr.  II,  p.  35). 

2  Sulpice  Sévère,  Chron.,  II,  47,  dit  formellement  que  le  con- 
cile condamna  les  évêques  Instantius  et  Salvianus,  avec  les  laï- 
ques Helpidius  et  Priscillien.  Mais  ceci  est  réfuté  par  le  récit  que 
ce  dernier  nous  a'iaissé  de  cette  phase  de  l'affaire.  Il  est  possi- 
ble, toutefois,  que  quelque  chose  ait  été  tenté  en  ce  sens,  car  le 
bruit  de  la  condamnation  circula  en  Espagne  {PriscilL,  tr.  II, 
p.  40). 


L'OCCIDENT    AU    TEMPS   DE    SAINJ    AMBROISE  533 

déposées  ;  elles  suscitèrent  un  grand  scandale  dans 
l'église  d'Emerita.  Priscillien  et  ses  deux  amis  les  ac- 
cueillirent, dénoncèrent  Ydace  à  l'épiscopat  espagnol,  al- 
lèrent même  à  Emerita  manifester  contre  lui.  On  par- 
lait déjà  d'un  nouveau  concile.  Ydace  prit  les  devants  et, 
grâce  à  l'appui  d'Ambroise,  qu'il  sut  se  concilier,  obtint 
de  l'empereur  un  rescrit,  en  termes  généraux,  contre 
((  les  faux  évêques  et  les  Manichéens  »..  Il  se  préparait  à 
en  faire  usage  contre  les  opposants,  bien  qu'ils  ne  fus- 
sent pas  désignés  nommément  dans  le  rescrit.  Inquiets 
de  la  tournure  que  prenait  l'afïaire_,  Priscillien  et  ses 
deux  collègues  se  transportèrent  en  personne  à  Milan, 
munis  de  lettres  testimoniales  de  leurs  clercs  et  de  leurs 
fidèles,  pour  bien  établir  qu'ils  étaient  de  vrais  évêques; 
quant  à  l'accusation  de  manichéisme,  ils  sauraient 
l'écarter  par  leurs  déclarations.  Le  questeur  impérial  les 
écouta,  leur  donna  de  bonnes  paroles  ;  mais  Ambroise 
demeurait  défavorable  :  rien  ne  se  concluait.  Ils  poussèrent 
jusqu'à  Rome  et  firent  tenir  au  pape  Damase  un  mémoire 
justificatif  que  nous  avons  encore.  Damase  ne  voulut  pas 
les  recevoir.  L'un  d'eux,  Salvianus,  mourut  à  Rome.  Ins- 
tantius  et  Priscillien  revinrent  à  Milan,  où,  en  dépit  de 
l'opposition  d'Ambroise,  ils  réussirent  à  obtenir,  par  le 
maître  des  offices  Macedonius,  un  décret  avec  lequel  ils 
regagnèrent  l'Espagne;  ils  se  réinstallèrent  dans  leurs 
évêchés. 

L'évêque  d'Emerita  eut  alors  fort  à  faire.  Pour  sa 
campagne  contre  les  Priscillianistes  il  s'était  associé  son 
collègue  d'Ossonova,  Ithace,  qui  se  prétendait  commis- 


534  CHAPITRE    XV 

sionné  par  le  concile  de  Saragosse  pour  suivre  cette 
affaire.  Ithace  était  un  prélat  des  moins  recommandables, 
mondain,  fastueux,  impudent,  adonné  aux  plaisirs  de  la 
table,  bien  fait  pour  être  désagréable  aux  saintes  gens. 
Contre  lui,  Priscillien  mit  en  mouvement  le  proconsul 
Volventius,  qui,  sur  une  accusation  d'attentat  à  la  paix 
publique,  allait  lui  faire  un  mauvais  parti,  quand  il 
réussit  à  s'échapper  en  Gaule.  Là  il  trouva  bon  accueil 
auprès  du  préfet  du  prétoire.  Ce  haut  dignitaire,  appelé 
Grégoire,  était  en  train  d'évoquer  l'affaire  à  son  tribunal, 
lorsqu'il  arriva  de  Milan  un  nouveau  rescrit,  dû,  comme 
le  précédent,  à  l'intervention  bienveillante  de  Macedo- 
nius.  Cette  fois  le  jugement  devait  avoir  lieu  en  Espa- 
gne; il  était  remis  au  vicaire  de  ce  diocèse;  ordre  était 
donné  d'expédier  Ithace  au  delà  des  Pyrénées.  L'évêque 
d'Ossonova  se  trouvait  dans  la  situation  la  plus  critique; 
il  se  cacha. 

Bien  lui  en  prit.  Juste  à  ce  moment,  Maxime  se  décla- 
rait empereur  dans  l'île  de  Bretagne  ;  peu  après  il  dé- 
barquait en  Gaule  ;  Gratien,  abandonné  de  ses  troupes, 
était  tué  à  Lyon  (25  août  383).  Le  «  tyran  »  faisait  son 
entrée  à  Trêves  et  son  autorité  était  reconnue  de  l'Océan 
jusqu'aux  Alpes. 

Ce  fut  un  désastre  pour  les  Priscillianistes.  A  la 
nouvelle  cour  de  Trêves,  leurs  amis  de  Milan  ne  pou- 
vaient plus  rien  ^  L'évêque  du  lieu,  Britto,  avait  été  se- 


1  Macedonius,  du  reste,  était  tombé  en  disgrâce  (Paulin,  Vita 
Ambr.,  37).  Ce  n'était  pas  un  ami  d'Ambroise. 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise  535 
courable  à  Ithace  ;  il  l'appuya  près  du  nouvel  empe- 
reur. Maxime  tenait  naturellement  à  se  faire  bien  voir, 
surtout  des  évoques,  dont  il  connaissait  l'influence  sur 
les  populations.  Il  n'est  sorte  de  cajolerie  dont  il  n'ait  usé 
avec  saint  Martin.  Ithace  profita  de  ces  dispositions  et 
lui  fit  voir  en  ses  adversaires  les  plus  dangereux  des 
malfaiteurs.  Les  chefs  du  mouvement  espagnol  furent 
invités  à  se  présenter  devant  un  concile  réuni  à  Bordeaux. 
Ithace  y  prit  le  rôle  d'accusateur  :  le  mémoire  qu'il  dé- 
posa contre  ses  adversaires  se  conserva  longtemps  K  Les 
accUsés  répondirent  de  la  même  façon  :  Tiberianus, 
Asarbus  et  quelques  autres  lurent  un  plaidoyer  ;  nous 
avons  encore  celui  de  Priscillien  et  d'Instantius  ^.  Le  tri- 
bunal se  montra  défavorable  :  Instantius  fut  déposé  de 
l'épiscopat.  On  allait  passer  à  Priscillien,  lorsqu'il  eut  la 
fâcheuse  idée  de  réclamer  le  tribunal  impérial.  Les  évo- 
ques s'inclinèrent  ^  et  le  procès  fut  transporté  à  Trêves. 
L'épiscopat  des  Gaules  ne  manifestait  alors  aucune 
ardeur  pour  l'ascétisme  ;  celui  des  Priscillianistes,  com- 
promis par  les  conflits  auxquels  il  avait  donné  lieu  en 
Espagne,  avait  contre  lui,  outre  des  soupçons  plus  ou 
moins  précis,  l'attitude  méfiante  des  deux  grandes  auto- 
rités   ecclésiastiques    d'Occident,   le    pape    Damase    et 


i  Isidore,  De  vins  ilL,  15.  C'est  là  sans  doute  que  Sulpice  Sé- 
vère aura  pris  ce  qu'il  rapporte  de  Marc  de-  Memphis  comme 
maître  de  Priscillien. 

2  Priscilliani  tract.  I. 

3  II  y  avait  dans  l'affaire  des  accusations  de  commun  droit  cri- 
minel, qui  n'étaient  pas  de  compétence  ecclésiastique. 


536  CHAPITRE   XV 

l'jvèque  Ambroise.  Sa  propagande  était  considérée 
comme  dangereuse  ;  elle  avait  déjà  fait  des  ravages  en 
Aquitaine.  Dans  le  territoire  de.  Bordeaux,  une  grande 
dame,  Euchrotia,  et  sa  fille,  "Procula  *,  le  patronnaient 
efficacement.  Les  fidèles  d'Eauze,  on  le  déplorait,  avaient 
passé  en  masse  au  priscillianisme.  De  tout  cela  il  résul- 
tait un  état  d'opinion  peu  fait  pour  attirer  sur  les  nova- 
teurs la  sympathie  du  nouveau  gouvernement. 

Secondé  par  son  métropolitain  Ydace,  l'évêque  d'Os- 
sonova  reprit  à  Trêves,  devant  le  magistrat  criminel, 
son  rôle  d'accusateur.  Maintenant  qu'il  se  sentait  le  plus 
fort,  il  avait  le  verbe  haut  ;  ce  n'est  pas  seulement  con- 
tre les  Priscillianistes  qu'il  s'acharnait  ;  tout  ascétisme 
lui  était  odieux.  Il  s'en  prit  même  à  saint  Martin  et  pré- 
tendit le  taxer  d'hérésie.  Martin,  de  son  côté,  adjurait 
Ithace  d'abandonner  un  rôle  odieux  et  protestait  auprès 
de  l'empereur  contre  l'intervention  du  juge  criminel  dans 
une  question  de  doctrine.  «  Pas  de  sang  !  disait-il.  C'est 
))  bien  assez  des  peines  ecclésiastiques,  de  la  déposition  ». 
Maxime  finit  par  lui  promettre  .qu'on  n'en  viendrait  pas 
aux  extrémités.  Il  repartit  là  dessus.  Délivrés  de  sa  pré- 
sence, les  évêques  reprirent  l'œuvre  néfaste  ;  deux  d'en- 
tre eux,  Magnus  et  Rufus,  parvinrent  à  retourner  l'empe- 
reur. Une  enquête  fut  décidée;  on  en  chargea  le  préfet  du 
prétoire  Evode^  homme  dur  et  sévère,  qui  parvint  à  con- 

1  A  propos  de  celle-ci  Sulpice  Sévère  a  eu  le  tort  de  raconter 
une  historiette  invérifiable  et  invraisemblable  {Chron.,  II,  48).  Eu- 
chrotia était  veuve  du  rhéteur  païen  Delphidius,  dont  parlent 
Ausone  {Prof.,  6),  Ammien  (XVIII,  1)  et  saint  Jérôme,  ep.  d20. 

2  7s  (Evode)   Priscillianum  gemino  iudicio   aiiditum    convicinmque 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise  537 
vaincre  Priscillien  de  maléfice.  Il  fit  son  rapport  à  l'em- 
pereur :  Maxime  jugea  que  les  accusés  méritaient  la  peine 
de  mort. 

Le  procès  fut  repris  dans  les  formes.  Ce  n'est  pas 
sans  peine  que  l'on  parvint  enfin  à  arracher  Ithace  du 
banc  des  accusateurs.  Priscillien  fut  condamné  à  mort  et 
exécuté,  avec  six  autres,  les  diacres  Asarbus  et  Aure- 
lius  :  puis  Felicissimus  et  Armenius,  passés  tout  récem- 
ment à  la  secte  ;  enfin  Latronianus,  poète  distingué  *, 
et  la  matrone  Euchrotia.  L'évêque  Instantius  en  fut 
quitte  pour  l'exil,  ainsi  que  le  rhéteur  Tiberianus  ^  ;  ils 
furent  relégués  dans  les  îles  Scilly. 
-  On  ne  s'en  tint  pas  là.  Une  commission  militaire  fut 
désignée  pour  se  rendre  en  Espagne,  rechercher  sur  les 
lieux  mêmes  les  complices  de  Priscillien  et  les  juger 
sommairement.  De  telles  atrocités  soulevèrent  le  cœur 
des  honnêtes  gens.  Contre  le  sentiment  de  la  plupart  des 
évêques,  un  d'entre  eux,  Théognis,  osa  excommunier 
Ithace.  Martin  reprit  le  chemin  de  Trêves.  L'évêque 
Britto  venait  de  mourir  ;  ses  collègues  se  rassemblaient 
pour  lui  donner  un  successeur;  le  choix  était  tombé  sur 

maleficii  nec  diffilentem  obscenis  se  studisse  doctrinis,  nocturnos  etiam 
turpium  feminarnm  egîsse  conventus  nudumque  orare  solitum  nocentem 
pronunciavit  (Sulpice  Sévère,  Chron.,  II,  50).  Le  crime  de  maléfice 
était  seul  capital.  Pour  le  reste  il  faut  considérer  que  les  doctri- 
nes excessives  deviennent  facilement  obscenae  et  les  femmes  turpes, 
quand  la  malveillance  s'en  mêle  ;  le  nudus  orare  pouvait  être  une 
forme  d'ascèse.  Rien  de  tout  cela  d'ailleurs  ne  regardait  le  juge 
séculier. 

1  Jérôme,  De  viris,  122. 

2  Ibid.,  i23. 


53:5  CHAPITEE    XV 

un  certain  Félix,  personnellement  recommandable.  Ar- 
rivé à  la  résidence  impériale,  Martin  refusa  de  communi- 
quer avec  les  évèques,  au  milieu  desquels  il  voyait  le  san- 
glant Ithace.  Celui-ci  chercha  bien  à  le  compromettre 
avec  les  comdamnés,  mais  il  ne  lui  fut  pas  possible  d'en 
imposer  à  l'empereur.  Martin  ne  cessait  de  protester 
contre  le  sang  versé,  de  réclamer  qu'on  s'arrêtât  enfin  et 
que  les  tribuns  ne  fussent  pas  envoyés  en  Espagne.  A 
aucun  prix  il  ne  voulait  entendre  parler  d'entrer  en  com- 
munion avec  ceux  qu'on  appelait  déjà  les  Ithaciens.  Il 
céda  cependant,  quand  on  lui  eut  donné  le  choix  entre 
son  assistance  à  l'ordination  de  Félix  et  l'envoi  immé- 
diat des  commissaires.  Mais  toute  sa  vie  il  déplora  d'avoir 
été  dans  la  nécessité  d'interrompre  un  instant  sa  protes- 
tation contre  le  sang  versé. 

Il  ne  fut  pas  le  seul.  Le  nouveau  pape  Sirice  paraît 
bien  avoir  demandé  des  explications,  car  nous  voyons 
Maxi  iie  empressé  de  lui  en  donner,  en  affectant  d'assi- 
miler les  Priscillianistes  aux  Manichéens,  ce  qui  les  fai- 
sait tombersonsle  coup  de  lois  très  sévères.  Il  fit  du  reste 
passer  au  pape  toutes  les  pièces  du  procès,  pour  lui  mon- 
trer qu'on  n'avait  pas  condamné  des  innocents  i.  Malgré 
ces  explications,  Sirice  fit  comme  saint  Martin  et  refusa 
sa  communion  aux  partisans  d'Ithace.  Ambroise  adopta 
la  mêaie  altitude  2.  On  le  vit  bien  quand  il  vint  à  Trêves, 
en  384,  comme  ambassadeur  de  Valentinien  II.  Il  se-p*é- 


1  Coll.  AvelL,  n.  40. 

2  Concile  de  Turin,  c.  6.  Cf.  kmhv.,-Ep.  26. 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise  539 
senta  à  la  cour  de  Maxime,  mais  non  à  l'église  de  Félix, 
ne  voulant  avoir  aucun  rapport  avec  les  évêques  «  qui 
avaient  demandé  la  mort  des  hérétiques  » 

Mais  Ambroise,  représentant  d'un  prince  contre  le- 
quel on  armait  déjà  dans  les  Gaules,  n'était  pas  en  situa- 
tion d'arrêter  les  rigueurs  édictées  à  Trêves.  La  chasse 
aux  Priscillianistes  continuait.  En  s'en  retournant  chez 
lui,  l'évêquede  Milan  rencontra  un  vieillard  que  l'on  me- 
nait en  exil  ;  c'était  son  collègue  de  Cordoue^  Hygin,  ce- 
lui qui,  après  avoir  dénoncé  les  Priscillianistes,  avait 
fini  parleur  témoigner  de  la  bienveillance.  En  vain  Am- 
broise demanda-t-il  qu'au  moins  on  eût  des  égards  pour 
son  âge,  qu'on  lui  donnât  des  vêtements  et  autres  choses 
indispensables.  Il  fut  repoussé. 

Tant  que  dura  Maxime,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'été  388, 
les  Priscillianistes  continuèrent  d'être  pourchassés  et  les 
ascètes,  en  général,  d'être  considérés  comme  suspects.  Il 
n'était  pas  prudent,  en  ce  temps-là,  de  montrer  un  visage 
amaigri  par  le  jeûne  ni  de  consacrer  ses  nuits  à  de  pieu- 
ses lectures.  Les  prélats  mondains,  Ithace  à  leur  tête,  fai- 
saient bonne  garde  et  réprimaient  la  dévotion.  Tout  cela 
changea  quand  Valentinien  II  eut  été  restauré  (388).  Il 
y  eut  même  une  réaction  :  Ithace  fut  poursuivi.  En  vain 
allégua  t-il  qu'il  n'avait  pas  été  le  seul  à  instrumenter  con- 
tre Priscillien;  ses  complices  de  la  veille  s'empressèrent 
de  l'abandonner  et  le  laissèrent  déposer  de  l'épiscopat. 
Ydaced'Emerita,  son  métropolitain,  avait  pris  les  devants 
et  donné  sa  démission.  Malheureusement  pour  lui,  il  se 
ravisa  et  voulut  rentrer  dans  son  église,   ce  qui  donna 


540  CHAPITRE    XV 

lieu  à  des  troubles.  Le  gouvernement  interna  les  deux 
évêques  à  Naples  K 

Cependant  les  amis  des  suppliciés  obtenaient  l'autori- 
sation de  leur  rendre  les  honneurs  funèbres.  Les  restes 
des  chefs  priscillianistes  furent  transportés  en  Espagne 
et  enterrés  avec  la  plus  grande  pompe,  au  milieu  de  l'en- 
thousiame  de  leurs  partisans.  En  Gaule  le  priscillianisme 
conservait  des  adhérents  sur  certains  points  de  l'Aqui- 
taine; mais  la  conséquence  la  plus  grave  de  cette  affaire 
c'est  la  division  qu'elle  introduisait  entre  les  évêques.  Fé- 
lix de  Trêves,  ordonné  par  les  ithaciens,  avait  les  sympa- 
thies des  prélats  hostiles  à  l'ascétisme.  Les  autres,  sans 
rien  lui  objecter  de  personnel,  s'écartaient  de  lui  comme 
d'un  pestiféré:  mieux  eût  valu  pour  lui  qu'on  l'eût  exilé 
comme  les  évêques  d'Emerita  et  d'Ossonova.  Eu  son 
pays  l'esprit  de  parti  l'avait  transformé  en  bouc  émis- 
saire; le  sang  d'Euchrotia  et  de  Priscillien  apparaissait 
à  bien  des  yeux  sur  son  manteau  épiscopal  et  n'en  pou- 
vait être  effacé.  Sirice  et  Ambroise  ^  ne  voulaient  pas 
de  lui  ;  en  des  lettres  expresses  ils  avaient  déclaré  qu'il 
fallait  choisir  entre  leur  communion  et  la  sienne^.  Le 
schisme  durait  encore  en  396,  car  c'est  surtout  pour  le 
réduire  qu'il  se  tint,  cette  année,  un  grand  concile  à  Ni- 


i  Ithace  {Ithacius  Clarus)  paraît  bien  avoir  écrit,  outre  le  mé- 
moire déjà  mentionné,  un  traité  sur  l'arianisme,  où  il  réfutait  un 
diacre  arien  appelé  Varimadus  (Migue,  P.  L.,  t.  LXII,  p.  351), 

2  L'affaire  paraît  avoir  été  examinée  dans  un  concile  de  Milan, 
tenu  en  390  propter  adventum  Gallorum  episcoporum  {kmhï.,Ep.  51). 

3  Concile  de  Turin,  c.  6. 


L'ûGCiDENT    AU    TEMPS   DE    SAINT    AMBROISE  541 

mes  1  et  en  ÂOi,  au  moment  où  Sulpice  Sévère,  qui  s'en 
plaint  amèrement,  terminait  sa  Chronique.  Vers  ce  même 
temps,  le  concile  italien,  siégeant  à  Turin,  maintenait  sa 
réprobation.  Le  différend  ne  s'apaisa  qu'à  la  mort  du 
malheureux  Félix. 

,  La  politique,  bien  entendu,  joua  son  rôle  en  cette  af- 
faire, et  les  ithaciens  eurent  à  souffrir  d'avoir  été  proté- 
gés par  Maxime.  En  389,  le  rhéteur  Pacatus  Drepanius, 
député  des  Gaules  auprès  de  Théodose,  prononça  devant 
ce  prince  et  devant  le  sénat  de  Rome  un  panégyrique  où 
l'exécution  des  Priscillianistes,  surtout  de  la  matrone 
Euchrotia,  figure  parmi  les  crimes  de  l'usurpateur.  Que 
leur  reprochait-on?  — D'être  trop  pieux:  nimia  religio  et 
diligenlius  culta  divinitas,  —  C'est  pour  cela  qu'ils  étaient 
poursuivis,  et  par  des  délateurs  qui  n'avaient  de  prêtre 
que  le  nom,  que  l'on  n'avait  pas  vus  sans  horreur  passer 
des  séances  de  torture  aux  cérémonies  sacrées  ^. 

En  Espagne,  la  réaction  contre  Maxime  eut  de  bien 
autres  conséquences.  Priscillien  devint  un  demi-dieu  ; 
ses  partisans  ne  jurèrent  plus  que  par  son  nom.  C'est 
surtout  en  Galice,  où,  apparemment,  se  trouvait  son 
tombeau,  qu'éclata  l'enthousiasme  de  ses  partisans.  On 
célébrait  l'anniversaire  des  nouveaux  martyrs,  on  lisait 
avidement  leurs  livres,  on  prêchait  ostensiblement  leur 
doctrine.  Plusieurs  êvêques  étaient  entrés  dans  le  mou- 


1  Sur  le  concile  de  Nimes,  outre  la  lettre  synodale  (Hefele,  Con- 
ciliengeschichte,  t.  II,  p.  62),  voir  Sulpice  Sévère,  Dial.  1,  13. 

2  Pacatus,  Paneg.,  29. 


542  CHAPITRE   XV 

vement,  quelques-uns  par  conviction,  d'autres  par  force, 
pour  ne  pas  se  mettre  à  dos  leurs  populations  fanatisées. 
Le  plus  considéré  était  Symposius  d'Astorga,  celui  qui 
avait  assisté  au  concile  de  Saragosse;  avec  lui  Vegeti- 
nus,  Herenas,  d'autres  encore.  Aussitôt  qu'un  évêque 
mourait,  la  population  acclamait  un  candidat  priscillia- 
niste;  Symposius,  qui  était  apparemment  le  doyen  ou  le 
métropolitain  de  la  province,  prêtait  son  concours  pour 
l'ordination.  Il  consacra  ainsi  Paternus  dans  la  ville  im- 
portante de  Bracara  Augusta  (Braga);  d'autres  évêques, 
Isonius,  Donatus,  Acurius,  ^Emilius,  et  son  propre  fils 
Dictinius  reçurent  de  lui  l'imposition  des  mains.  C'était 
presque  tout  l'épiscopat  de  Galice  '  ;  f;ette  province  sembla 
perdue  pour  l'orthodoxie. 

Un  tel  scandale  ne  pouvait  durer.  Il  excita  sans  doute 
l'attention  de  Théodose,  qui,  né  en  Galice,  ne  pouvait 
manquer  de  s'intéresser  à  son  pays  natal.  Les  évêques 
des  autres  provinces  se  réunirent  à  Saragosse  2,  puis  à 
Tolède,  et  sommèrent  leurs  collègues  Prisciilianistes  de 
se  présenter  devant  eux.  Ils  refusèrent.  Entre  les  deux 

1  On  n'aperçoit  en  ce  temps-là  d'autre  évêque  orthodoxe  qu'Or- 
tygius  d'Aquae  Celaenae.  Encore  fut-il  chassé  par  les  sectaires.  Il 
siégea  au  concile  de  Tolède,  en  400,  où  son  rétablissement  fut  dé- 
cidé. 

2  Ne  pas  confondre  avec  celui  de  380  ce  nouveau  concile  de  Sa- 
ragosse, dont  l'attitude  détermina  le  recours  de  Symposius  et  de 
Dictinius  auprès  de  saint  Ambroise  et  du  pape.  Le  pape  alors 
était  Sirice  et  non  plus  Damase;  parmi  les  conditions  posées  par 
saint  Ambroise  aux  deux  évêques  galiciens  figure  l'obligation  de 
ïayer  Priscillien  et  ses  compagnons  du  nombre  des  martyrs.  Tout 
cela  indique  une  date  postérieure  à  385. 


l'occident    AU    TEMPS   DE    SAINT    AMBROISE  54  3 

conciles,  Symposius  et  Dictinius,  qui  n'avait  encore 
reçu  que  l'ordination  presbytérale,  firent  le  voyage  de 
Milan,  espérant  qu'Ambroise,  si  duraux  ithaciens,  leur 
serait  de  quelque  secours.  Us  furent  déçus.  Ambroise  ju- 
gea qu'ils  devaient  condamner  Priscillien  et  sa  doctrine, 
moyennant  quoi  on  pourrait  les  admettre  à  la  commu- 
nion; encore  Dictinius  devait-il  renoncer  à  devenir  évê- 
que.  Ils  promirent  de  s'exécuter;  Ambroise  et  le  pape 
Sirice  écrivirent  alors  aux  évèques  d'Espagne  de  les 
recevoir  aux  conditions  convenues.  Mais  ces  conditions 
étaient  plus  faciles  à  accepter  à  Milan  qu'à  tenir  en  Ga- 
lice, De  retour  chez  lui,  Symposius  essaya  d'effacer  Pris- 
cillien du  catalogue  des  martyrs  et  Dictinius  fit  mine  de 
refuser  l'épiscopat.  Mais  le  peuple  protesta  ;  les  choses 
furent  remises  sur  l'ancien  pied,  et  l'on  vit  même  bientôt 
circuler  des  lettres  de  Dictinius  où  les  observances  pros- 
crites étaient  plus  ou  moins  justifiées. 

Ambroise  mourut  (397)  et,  deux  ans  après  (399),  le 
pape  Sirice  le  suivit  dans  la  tombe.  L'année  d'après,  les 
évêques  orthodoxes  d'Espagne  s'assemblèrent  de  nouveau 
à  Tolède.  Cette  fois  les  prélats  galiciens  comparurent; 
l'autorité  séculière  était  sans  doute  intervenue.  La  situa- 
tion était  fort  complexe.  Parmi'les  accusés,  les  uns  don- 
naient des  signes  de  repentir,  condamnaient  Priscillien, 
ses  livres,  sa  doctrine,  signaient  toutes  les.  rétractations 
qu'on  leur  demandait,  alléguaient  qu'ils  n'avaient  péché 
que  par  erreur,  que,  leurs  sentiments  restant  ortho- 
doxes, ils  avaient  dû  céder  à  la  violence  du  peuple. 
D'autres  déolarnient  que  Priscillien  était  un    martyr. 


54'i  CHAPITRE    XV 

victime  de  la  jalousie  des  évêques,  et  qu'ils  ne  l'aban- 
donneraient jamais.  Vegetinus  et  Symposius  étaient  les 
chefs  du  premier  parti  ;  l'autre  se  ralliait  derrière  He- 
renas.  Quant  aux  orthodoxes,  ils  étaient  eux-mêmes  fort 
partagés:  les  évêques  de  Bétique  et  de  Carthaginoise  ne 
voulaient  pas  entendre  parler  de  transaction;  ils  exi- 
geaient la  destitution  en  masse  de  tout  l'épiscopat  galicien, 
tout  au  moins  sa  mise  en  état  de  blocus.  Les  Lusitaniens 
et  les  Tarraconais,  moins  intraitables,  n'étaient  pourtant 
pas  très  portés  à  l'indulgence.  Tout  bien  considéré,  on 
commença  par  déposer  les  récalcitrants,  Herenas  en  tête. 
Quant  aux  autres,  un  seul  fut  admis  à  la  communion, 
Vegetinus,  qui  parut  le  moins  compromis.  On  permit  à 
l'évêque  de  Bracara,  Paternus,  d'entrer  en  rapports  avec 
lui:  Paternus  était  admis  ainsi  par  intermédiaire.  Les 
autres,  Symposius,  Dictinius,  Isonius  et  tous  ceux  qui 
communiquaient  avec  Symposius,  furent  invités  à  si- 
gner une  formule,  moyennant  quoi  il  leur  fut  permis  de 
conserver  leurs  sièges.  Mais,  comme  on  ne  pouvait  s'en- 
tendre sur  la  question  des  rapports  à  entretenir'  avec 
eux,  il  fut  décidé  qu'on  s'en  remettrait  au  nouveau  pape, 
Anastase,  et  au  nouvel  évêque  de  Milan,  Simplicien, 
Jusqu'à  leur  décision,  les  prélats  réhabilités  devaient 
s'abstenir  de  faire  des  ordinations  *. 


1  Sur  tout  ceci  nous  sommes  renseignés  par  certains  fragments 
du  concile  de  Tolède  de  l'an  400,  annexés  à  une  profession  de  foi 
antipriscillianiste,  de  l'année  447  (Mansi,  t.  III,  p.  1004).  Cf.  le 
chronique  d'Idace,  à  l'année  399. 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise  545 
La  réponse  ^  des  deux  primats  italiens  ne  se  fit  pas 
trop  attendre  ;  elle  était  favorable  aux  orthodoxes  mo- 
dérés et  aux  prélats  repentants.  La  communion  fut  donc 
rétablie  entre  ceux-ci  et  le  reste  de  la  catholicité.  Mais  il 
resta  toujours  en  Galice  un  noyau  de  priscillianistes 
intransigeants  ;  ils  s'y  maintinrent,  en  dfepit  des  lois  im- 
périales qui  ne  tardèrent  pas  à  tomber  sur  eux  '  ;  du  reste, 
l'invasion  suève  leur  rendit  bientôt  toute  liberté.  On 
parla  d'eux  longtemps  encore.  Peu  à  peu  le  culte  de 
Priscillien  se  cantonna  vers  l'extrémité  de  la  province, 
dans  le  diocèse  d'Iria  Flavia,  où  on  les  retrouve  encore 
au  déclin  du  vi^  siècle.  C'est  précisément  dans  ce  pays, 
dans  le  dernier  refuge  du  priscillianisme,  que  les  Espa- 
gnols du  temps  des  rois  asturiens  devaient  «  retrouver  » 
le  tombeau  de  l'apôtre  Jacques,  fils  de  Zébédée,  et  fonder 
un  culte  célèbre. 

Quant  aux  évêques  orthodoxes,  la  réconciliation  des 
priscillianistes  fut  pour  eux  une  pierre  de  scandale.  Les 
prélats  de  Bétique  et  de  Carthaginoise,  irrités  de  l'indul- 
gence italienne,  refusèrent  tout  rapport  avec  ceux  qui 
acceptaient  la  communion  des  réhabilités.  L'esprit  de 
Grégoire  d'Illiberris  les  agitait.  En  vain  le  pape  Innocent 
intervint-il  ^  pour  blâmer  les  rigoristes.  Ils  ne  l'écoutèrent 
pas  ;  leur  schisme  dura  jusqu'aux  barbares  (409). 

Telle  est  l'histoire  extérieure  du  mouvement  priscil- 
lianiste.  Maintenant,  que  faut-il  penser  au  juste  de  la 

1  Supposée  par  une  lettre  du  pape  Innocent,  J.  292. 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  5,  40,  43,  48. 

3  J.  292. 

DncHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  35 


546  CHAPITRE    XV 

doctrine  enseignée  par  Priscillien?  Sulpice  Sévère  la 
traite  très  durement,  mais  sans  s'expliquer.  Il  semble  y 
voir  une  sorte  de  gnose  immorale.  Depuis  que  l'on  a 
retrouvé  quelques  écrits  de  Priscillien,  il  est  de  mode  de 
les  opposer  à  Sulpice  et  de  présenter  Priscillien  comme 
un  simple  prédicateur  d'ascétisme,  auquel  on  ne  peut 
reprocher,  tout  au  plus,  que  son  goût  pour  les  apocry- 
phes; son  affaire  ne  serait  qu'un  épisode  du  conflit  entre 
l'épiscopat  mondanisé  et  ie  parti  ascétique  *.  Jene  saurais 
accepter  une  telle  réhabilitation.  Sans  doute  aucune 
thèse  hérétique  n'est  soutenue  dans  les  écrits  de  Priscil- 
lien qui  nous  sont  parvenus.  Mais  il  est  bon  de  rappeler 
que  cette  littérature  se  compose  de  trois  mémoires  justi- 
ficatifs, écrits  pour  être  présentés  aux  autorités  ecclé- 
siastiques, et  de  quelques  sermons- prononcés  devant  les 
fidèles  d'Avila,  en  un  temps  où  la  doctrine  de  Priscillien, 
déjà  suspecte,  ne  pouvait  guère  être  exposée  au  public  2. 
Ce  n'est  pas  en  de  telles  compositions  que  l'on  peut  s'at- 
tendre à  trouver  des  hérésies  manifestes.  L'auteur,  il  est 
vrai,  déclare  à  plusieurs  reprises  qu'il  condamne  toutes 
les  hérésies,  les  Ophites,  les  Nicolaïtes,  les  Patripassiens, 
les  Manichéens  ;  mais  ses  anathèmes  portent  toujours  à 


1  C'est  la  position  prise  par  M.  E.  Babut,  dans  son  livre  Pris- 
cillien et  le  PriscilUanisme,  1909,  où  la  question  est  étudiée  avec 
beaucoup  de  soin. 

2  On  connaissait  déjà  ce  qu'on  appelle  les  Canones  Priscilliani, 
une  sorte  d-exposé  de  la  doctrine  chrétienne  en  90  articles,  avec 
indication  des  textes  de  saint  Paul  qui  les  établissent.  Mais  nous 
n'en  avons  qu'un  remaniement  orthodoxe,  dû  à  un  évêque  appelé 
Peregfinus. 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise        547 

côté  de  la  question.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'il  ne  voit 
dans  le  manichéisme  que  le  culte  du  Soleil  et  de  la  Lune 
et  que  les  Patripassiens  sont  pour  lui  des  gens  qui  ne 
savent  pas  voir  dans  l'Evangile  la  mention  du  Fils  de 
Dieu.  Il  faudrait  être  bien  novice  en  inquisition  pour  se 
laisser  prendre  à  de  tels  anathèmes.  Ambroise,  Damase, 
Martin,  personnages  que  nul  ne  rangera  parmi  les  adver- 
saires de  l'ascétisme,  se  sont  tenus  eh  défiance  i.  L'accueil 
qu'ils  firent  aux  mystiques  espagnols  est,  sur  ce  point, 
très  significatif,  encore  qu'on  ne  voie  pas  bien  ce  qu'ils 
leur  reprochaient  au  juste.  Sans  doute  il  ne  leur  était  pas 
facile  d'être  édifiés.  La  secte  était  très  mystérieuse;  ce 
fut,  non  pas  depuis  les  supplices,  mais  dès  le  premier 
jour,  ijne  société  secrète.  Dans  les  réunions  d'initiés  on 
disait  évidemment  des  choses  que  l'on  ne  jugeait  pas 
devoir  être  confiées  aux  fidèles  ordinaires,  même  aux 
ascètes  d'ancienne  tradition.  Il  y  a  plus:  les  Priscillia- 
nistes  admettaient  que  l'on  mentit  pour  dissimuler  la 
doctrine  du  parti.  Dictinius,  avant  sa  conversion,  avait 
composé  un  traité  intitulé  «  La  Livre  »  {Libra),  où  s'é- 
talait la  théorie  du  mensonge  utile  2.  On  n'est  si  précau- 
tionneux que  quand  on  a  quelque  chose  à  cacher. 

Il  est  du  reste  certain  que  les  initiés  priscillianistes, 
toHt  comme  les  c(  pneumatiques  »  valentiniens  et  les 
«  élus  »  manichéens,  formaient,  dans  les  idées  de  la  secte, 

1  Saint  Ambroise  alla  plus  loin.  Il  écrivit  contre  le  Priscillia- 
nisme  des  livres  que  nous  n'avons  plus,  qui  décidèrent  Paternus 
de  Braga  à  abandonner  la  secte  (Mansi,  t.  III,  p.  1006). 

2  Saint  Augustin  en  parle  longuement  dans  son  livre  Contra 
mendacium. 


548  CHAPITRE    XV 

une  catégorie  supérieure  au  reste  des  fidèles.  Eux  seuls 
avaient  la  plénitude  de  la  doctrine  et  la  perfection  de 
la  vie.  Celle-ci  était  réalisée  dans  l'ascèse,  une  ascèse  à 
base  dualiste.  Dans  l'homme  il  y  a  un  élément  divin,  au 
sens  propre  du  mot  ;  par  cet  élément,  Dieu  et  l'homme 
sont  de  même  nature  *.  Le  monde  est  l'œuvre  d'un  autre 
principe.  Priscillien  a  beau  condamner  le  Patripassia- 
iiisme;  la  doctrine  du  Filius  innascibilis,  avouée  par  ses 
disciples  2,  suppose  une  Trinité  purement  nominale;  il 
n'y  a,  du  reste,  qu'à  le  lire  lui-même  pour  constater  que 
sa  théologie,  sur  ce  point,  s'inspire  à  l'excès  des  vieilles 
idées  modalistes. 

Ce  n'est  pas  sans  fondement  que  les  premiers  qui  ont 
caractérisé  le  priscillianisme  l'ont  présenté  comme  une 

1  Dictinius,  au  concile  de  400,  reconnut  expressément  avoir 
professé  cette  doctrine. 

2  Symposius,  au  même  concile,  répudie  la  doctrine  des  deux 
principes  et  celle  du  Filius  innascibilis,  mais  avoue,  en  somme, 
qu'elles  étaient  reçues  dans  la  secte.  Ce  n'est  pas  donner  une  idée 
exacte  des  choses  que  de  ramener  toutes  les  réprobations  doctri- 
nales du  concile  de  Tolède  à  la  seule  répudiation  du  Filius  innasci- 
bilis. La  doctrina,  la  secta  Priscilliani,  les  novae  scientiae  quas  Priscil- 
lia7ius  composuerat,  correspondent  évidemment  à  tout  autre  chose. 
Quelques-uns  des  traits  de  la  doctrine  incriminée  apparaissent 
dans  les  fragments,  si  incomplets,  du  concile  lui-même.  En  vain 
aussi  dit-on  que  la  formule  Filius  innascibilis  échappe  à  la  critique 
parce  que  le  mot  innascibilis  a  un  sens  orthodoxe  dans  une  homélie 
de  Priscillien  (tr.  VI,  p.  74,  1.  13,  éd.  Schepss).  Rien  ne  dit  que  le 
terme  FILIUS  innascibilis  (et  non  innascibilis  tout  court)  ait  été  re- 
levé dans  ce  texte  et  non  pas  dans  un  autre  qui  ne  nous  est  pas 
parvenu.  Dom  G.  Morin  {Revue  bénédictine,  1909,  p.  255-280)  a  si- 
gnalé dans  un  ms.  de  Laon,  un  traité  sur  la  Trinité,  d'un  sabel- 
lianisme  évident,  et  de  main  priscillianiste,  sinon  de  Priscillien 
lui-même. 


l'occident  au  temfs  de  saint  ambroise        549 

ascèse  inspirée  par  des  idées  gnostiques.  C'est  ainsi 
qu'en  parle  Philastrius  de  Brescia  S  peu  après  les  scènes 
de  Trêves.  Saint  Jérôme,  en  392,  n'avait  pas  encore  étu- 
dié la  question  par  lui-même  2.  Il  savait  seulement  que 
Priscillien  avait  laissé  quelques  écrits;  que  les  uns  le 

présentaient  comme  un  gnostique,  les  autres  le  défen- 

1 
daient  de  cette  erreur  ^.  On  était  alors  très  peu  renseigné 

sur  les  conciles  de  Saragosse  et  de  Bordeaux,  où  les 
questions  de  doctrine  avaient  dû  être  débattues.  La  secte 
gardait  encore  ses  livres  secrets. 

Elle  ne  les  garda  pas  toujours,  Orose  et  saint  Augus- 
tin en  ont  connu  ^;  les  extraits  qu'ils  en  donnent  et  les 
renseignements  qu'ils  en  tirent  concordent  tout-à-fait  avec 
l'idée  d'une  gnose  ascétique.  Peu  à  peu  l'opinion  se  pré- 
cisa. Des  études  directes  vinrent  fortifier  l'impression 
laissée  par  les  procédures  du  concile  de  Tolède  et  par  la 
rétractation  qu'il  obtint  de  plusieurs  chefs  priscillianistes 
En  vain  exciperait-on  d'un  développement  doctrinal  qui 
se  serait  produit  dans  la  secte  après  la  mort  du  fondateur. 
Les  évêques  Symposius  et  Dictinius,  qui  abjurèrent  en 

1  Haer.,  84. 

2  De  viris,  121. 

3  Quelques  années  plus  tard,  vet*s  399,  écrivant  à  une  grande 
dame  d'Espagne,  il  prend  nettement  parti  contre  Priscillien  ;  mais 
il  ne  semble  pas  avoir  étudié  bien  profondément  sa  doctrine.  Ce 
qu'il  en  dit  relève  uniquement  du  mémoire  d'Ithace  ;  il  commet  à 
ce  propos  une  étrange  bévue,  identifiant  Marc  de  Memphis,  dont 
parlait  Itliace,  avec  Marc  le  gnostique,  contemporain  de  saint  Iré- 
née.  Jérôme,  Ep.  LXXV,  5  ;  cf.  Adv.  Vigilantium,  7,  et  In  Esaiam, 
LXIV,  S. 

4  Voir  le  Commonitorium  d'Orose  et  la  réponse  de  saint  Augus- 
tin, P.  L.,  t.  XLII,  p.  663  et  suiv. 


550  CHAPITRE    XV 

400,  n'étaient  pas' des  adeptes  de  la  dernière  heure;  rien 
ne  prouve  que  leur  priscillianisme  différât  en  quoi  que 
ce  soit  de  celui  de  Priscillien  lui-même. 

En  somme,  quelque  horribles  que  soient  les  exécu- 
tions de  Trêves,  quelque  réprobation  qu'elles  aient  sou- 
levée dans  l'Eglise,  il  étaifimpossible  à  celle-ci  de  re- 
connaître sa  tradition  dans  le  système  religieux  des 
victimes. 

Ambroise,  à  Milan,  était,  pour  l'Occident  tout  entier, 
une  sorte  d'oracle  ;  même  en  Orient  on  comptait  avec  lui. 
C'était  vraiment  le  sacerdos  magnus  de  la  Bible,  le  «  gran 
prête  »  du  poète.  Romain  de  race,  de  tradition,  d'éduca- 
tion, le  gouvernement  était  son  affaire.  Il  gouvernait 
l'Eglise  hardiment,  comme  il  eût  au  besoin  gouverné 
l'Etat.  Evêque  de  la^capitale  latine,  il  avait  le  souverain 
à  portée  de  ses  exhortations.  Tout  alla  bien,  de  ce  côté, 
tant  que  vécut  Gratien.  L'aimable  prince  était  pour  lui 
un  fils  docile.  La  guerre,  la  chasse,  les  conseils  de  l'Etat, 
ne  l'empêchaient  pas  de  s'intéresser  aux  choses  reli- 
gieuses. 11  pressait  Ambroise  de  questions,  et  l'évêque, 
absorbé,  lui  aussi,  par  des  soins  étrangers  à  la  spécula- 
tion pure,  devait  trouver  le  temps  d'écrire,  pour  son 
impérial  disciple,  de  véritables  traités  de  théologie  *. 

Un  coup  terrible  le  frappa  quand  il  apprit  que  Gratien, 
abandonné  de  l'armée  des  Gaules,  avait  été  traîtreuse- 
ment assassiné.  Aux  regrets  que  lui  laissait  le  jeune  et 

1  Traités  De  fide.  De  Spiritu  sanclo.  De  incarnatio7iis  dominicae 
sacramento. 


l'occident    au   temps    DK    saint    AAlBliOISE  551 

sympathique  empereur  s'ajoutaient  de  graves  appréhen- 
sions et  pour  l'empire  et  pour  la  religion  orthodoxe. 
Maintenant  c'est  à  Valentinien  II  qu'il  allait  avoir  affaire, 
ou  plutôt  à  sa  mère  Justine,  l'amie,  la  patronne  des  ariens. 
Celle-ci,  toutefois,  eut,  au  premier  moment  des  soucis 
plus  graves  que  celui  du  symbole  de  Rimini.  A-mbroise 
la  vit  arriver  avec  son  fils,  un  enfant  de  douze  ans  :  elle 
le  lui  poussa  dans  les  bras.  L'évêque  accepta  d'aller 
outre-monts  traiter  avec  Maxime  et  sauver  ce  qui  pouvait 
encore  l'être.  Maxime,  à  ce  moment,  se  montrait  très 
fier;  les  négociations  furent  assez  orageuses.  Cependant 
on  finit  par  s'arranger;  les  envoyés  de  Valentinien  II 
acceptèrent  de  reconnaître  l'usurpateur,  et  celui-ci  promit 
de  ne  pas  dépasser  les  Alpes. 

Rentré  à  Milan,  Ambroise  n'eut  tout  d'abord  qu'à  se 
louer  de  la  cour.  On  le  soutint  énergiquement  dans  son 
conflit  avec  Symmaque  (384),  à  propos  de  l'autel  de  la 
Victoire.  Mais,  l'année  suivante  (385),  la  question 
arienne  se  rouvrit  et  les  rapports  furent  gravement  trou- 
blés. Il  était  resté  à  Milan,  depuis  le  temps  d'Auxence, 
quelques  personnes  attachées  à  là  confession  de  Rimini, 
même  quelques  clercs,  bien  que  le  nouvel  évêque  eût  eu 
la  sagesse  d'accepter  en  bloc  tout  le  personnel  ecclésias- 
tique de  son  prédécesseur.  Ursinus,  le  prétendant  romain, 
s'était  aidé  de  ce  monde  pour  faire  esclandre  contre 
Ambroise  *  ;  un  évêque  pannonien  en  disponibilité^  Julia- 
nus  Valens,  s'agitait  dans  les  mêmes  cercles,  à  Milan  et 
dans  les   villes  voisines.    Celui-ci  avait    été  ordonné  à 

1  Ambr.,  Ep.  11  ;  ci-dessus,  p.  466 


552  CUAPITKE    XV 

Pettau  [Poetovio)  par  le  parti  arien,  contre  Marc,  l'évêque 
catholique  du  lieu.  Quand  les  Goths  se  montrèrent  sur  le 
haut  cours  de  la  Drave,  Valens  se  mit  de  leur  côté  et  les 
aida  à  se  rendre  maîtres  de  sa  ville  épiscopale.  Il  s'était 
fait  à  moitié  goth  et  portait,  à  la  mode  barbare,  collier  et 
bracelets.  La  ville  fut  pillée,  mais  les  gens  de  Pettau 
persistèrent  à  ne  point  vouloir  de  Valens,  qui  dut  s'expa- 
trier *.  La  paix  se  fit  avec  les  Goths  (382)  :  beaucoup 
d'entre  eux  pénétrèrent  alors  dans  le  cercle  de  la  cour; 
de  plus  en  plus  l'armée  se  recrutait  parmi  les  barbares; 
leurs  chefs  parvenaient  aux  plus  hautes  dignités.  Tout 
cela  formait  autour  de  l'impératrice  un  groupe  arien  assez 
inquiétant  pour  Ambroise.  Il  le  devint  plus  encore  lors- 
que les  circonstances  l'eurent  pourvu  d'un  chef  religieux, 
en  la  personne  d'un  second  Auxence.  Celui-ci,  je  crois, 
doit  être  identifié  avec  Auxence,  évêque  arien  de  Doros- 
torum,  sur  le  bas  Danube  ^.  C'était  un  disciple  d'Ulfila; 
il  avait  même  écrit  la  vie  de  ce  personnage  célèbre.  S'il 
se  trouvait  à  la  cour  de  Milan,  c'est  sans  doute  parce  que 
l'attitude  résolue  de  Théodose  ne  permettait  pas  à  un 
prélat  notoirement  arien  de  rester  en  fonctions  dans 
l'empire  d'Orient  ^.  Auxence  voulut  avoir  une  église;  la 

1  Ambr.,  Ep.  12.  Cette  lettre  et  la  précédente  sont  écrites  au 
nom  du  concile  d'Aquilée  (381). 

2  "Voir  plus  loin,  chapitre  XVI. 

3  Je  ne  vois  pas  que  Ton  ait  fait  jusqu'ici  cette  identification 
entre  l'Auxence  de  Dorostorum  et  l'Anxence  de  Milan,  contempo- 
rain de"^aint  Ambroise.  Celui-ci  [Sermo  contra  Aux^,  22)  Ail  qu'il 
Tenait  de  Scythie,  oii  il  s'appelait  Mercurinus.  Dorostorum  était 
encore  en  Mésie  inférieure,  mais  à  la  limite  entre  cette  province 
et  celle  de  Scythie. 


L'OCCIDENT    AU   TEMPS   DE    SAINT    AMBROISE  553 

cour  fit  demander  à  Ambroise  la  basilique  Portienne 
(Saint  Victor  ad  corpus),  située  en  dehors  des  murs. 
Ambroise  refusa.  On  insista;  il  fut  même  question,  un 
moment,  de  lui  prendre  la  basilique  neuve,  c'est-à-dire 
l'un  des  édifices  de  sa  cathédrale  K 

La  fête  de  Pâques  (385)  approchait.  L'empereur  fit 
saisir  la  basilique  Portienne,  puis,  devant  l'attitude  du 
peuple  et  de  l'évéque,  abandonna  son  dessein  2.  Cette 
défaite  irrita  extrêmement  la  cour.  Auxence  en  profita 
pour  obtenir  une  loi  accordant  le  droit  de  réunion  aux 
fidèles  de  la  confession  de  Rimini  ;  les  opposants,c'est-à- 
dire  les  catholiques,  y  étaient  durement  tancés  ^  Par  con- 
tre on  vit  Maxime  intervenir  en  cette  affaire,  Maxime, 
l'usurpateur  de  Gaule,  le  meurtrier  de  Gratien.  La  cour 
de  Milan  reçut  de  lui  une  lettre  très  pressante,  où  il  pre- 
nait la  défense  des  catholiques  opprimés  ^.  Une  telle  dé 
marche  ne  pouvait  qu'enven?mer  le  débat.  Quand  revin- 
rent les  fêtes  de  Pâques  (386),  Ambroise  fut  de  nouveau 
sommé  de  livrer  une  église,  puis  invité  officiellement  à 
s'éloigner  de  Milan.  Il  refusa  d'abandonner  son  peuple, 
qui,  du  reste,  n'entendait  pas  le  laisser  partir  et  faisait 
bonne  garde,  passant  jours  et  nuits  dans  l'église.  Il  refusa 

i  II  y  avait  à  ce  moment  à  Milan  deux_ basiliques  cathédra- 
les :  l'ancienne  église,  qui  s'est  conservée  jusqu'au  xvi«  siècle  sous 
le  nom  de  Sainte-Thécle;  elle  fut  démolie  en  1548  pour  agrandir 
la  place  du  Dôme;  l'autre  était  toute  neuve  au  temps  d'Ambroise; 
c'est  à  elle  qu'a  succédé  la  cathédrale  actuelle. 

2  Tout  cela  est  raconté,  avec  de  grands  détails,  dans  une  lettre 
d'Ambroise  à  sa  sœur  Marcelline  {Ep.  20). 

3  Cod.  rheod.,XVI,  i,  3. 

4  Coll.  AvelL,  39. 


ÔOi  CHAPITUE    XV 

aussi  de  prendre  part  à  un  colloque  avec  Auxence  * .  Force 
fut  de  le  laisser  tranquille.  Il  sembla,  du  reste,  que  le 
ciel  vînt  à  son  secours.  Le  47  juin  386,  il  découvrit  les 
restes  de  deux  martyrs  milanais,  Gervais  et  Protais;  aus- 
sitôt exhumés,  ils  donnèrent  lieu  à  des  miracles  si  écla- 
tants que  non  seulement  la  ville  de  Milan,  mais  la  chré- 
tienté tout  entière  en  retentit  2.  Ambroise  acquit,  en  ce 
genre  de  choses,  une  spécialité  inattendue.  Avant  lui  on 
connaissait  à  Milan  trois  martyrs,  Victor,  Nabor  et  Félix; 
après  Gervais  et  Protais  il  découvrit  à  Bologne,  en  393, 
les  tombes  des  saints  Vital  et  Agricola,  et,  de  nouveau  à 
Milan,  en  395,  celles  des  saints  Nazaire  et  Gelse  ^ 

Cependant  Maxime,  le  protecteur  peu  désintéressé  des 
catholiques  d'Italie,  donnait  à  la  cour  de  Milan  des  in- 
quiétudes déplus  en  plus  vives.  Au  printemps  387^,  Am- 
broise réconcilié  avec  Valentinien  et  sa  mère,  reprit  le 
chemin  de  la  Gaule,  avec  la  mission  ostensible  de  récla- 
mer les  restes  de  Gratien,  mais  évidemment  dans  le  des- 
sein d'arranger  les  choses,  si  cela  était  encore  possible. 
Gela  n'était  plus  possible.  Quelques  mois  après,  Maxime 
était  en  Italie:  Valentinien,  Justine  et  toute  la  cour  s'en- 


1  Ep.  21;  Sermo  contra  Auxentium. 

2  Ep.  22. 

3  Paulin,  Vita  Ambrosii,  14,  29,  32.  Ambr.,  Exhort.  virgin.,  1.  — 
Sur  les  saints  de  Milan,  voir  les  travaux  du  P.  F.  Savio,  Ambro- 
siana,  1897  (Nazaire  et  Gelse)  ;  Nuovo  bull.  di  archeol.  crist.,  1898, 
p.  153  (Gervais  et  Protais)  ;  Rivista  di  scienze  storiche,  Pavie,  1906 
(Victor,  Nabor  et  Félix). 

•4  Après  Pâques,  qui  arriva  cette  année  le  25  avril  ;  c'est  alors 
qu'Augustin  reçut  le  baptême  à  Milan,  des  mains  d'Ambroise. 


L'OGCIÛENÏ   au   temps   de   saint    AMBKOISË  555 

fuyaient   par   mer   et    trouvaient    refuge    à    Thessalo- 
nique. 

Théodose  leur  fit  accueil  et  se  mit  en  devoir  de  réta- 
blir les  affaires  de  son  jeune  collègue.  Il  y  parvint,  dès 
l'été  suivant:  Maxime,  battu  sur  la  Save  et  sur  la  Drave, 
se  réfugia  dans  Aquilée  ;  les  troupes  de  l'empereur  orien- 
tal l'y  rejoignirent  et  s'emparèrent  de  sa  personne.  On 
l'exécuta  sans  retard  (28  juillet  388)  et  Valentinien  II  fut 
reconnu  comme  empereur  de  l'Occident  tout  entier.  C'est 
vers  ce  temps  qu'il  perdit  sa  mère,  dernier  espoir  du 
parti  arien  :  il  passa  sous  la  tutelle  morale  de  Théodose 
et  sous  l'influence  religieuse  d'Ambroise. 

Théodose,  du  reste,  séjourna  près  de  trois  ans  en 
Occident.  Il  eut  alors  de  fréquents  rapports  avec  Am- 
broise.  L'estime  qu'ils  professaient  l'un  pour  l'autre  ne 
les  empêchait  pas  de  se  trouver  parfois  en  conflit.  Les 
gens  de  Gallinique  ^  sur  l'Euphrate^  avaient  mis  à  sac  une 
synagogue,  à  l'instigation,  parait-il,  de  leur  êvèque.  Dans 
la  même  contrée,  une  procession  de  moines  s'étant  ren- 
contrée avec  un  groupe  de  valentinien*,  un  conflit  avait 
éclaté,  à  la  suite  duquel  les  moines,  vainqueurs  des  hé- 
rétiques, s'étaient  précipités  sur  leur  temple  et  l'avaient 
réduit  en  cendres.  Théodose  ordonna  une  répression  sé- 
vère et  voulut  en  particulier  que  l'êvêque  de  Gallinique 
reconstruisît  la  synagogue  à  ses  frais.  Ambroise  inter- 
vint et  réussit  à  empêcher  toute  poursuite.  Dans  ces  cas- 
là  Théodose  se  laissait  fléchir,  mais  en  maugréant,  et  se 

1  Sur  cette  affaire,  voir  les  lettres  40  et  41  de  saint  Am- 
broise. 


556  CHAPITRE    XV 

plaignait  des  moines  *.  Ambroise  alléguait  que  juifs  et 
païens  en  avaient  fait  bien  d'autres  sous  Julien,  sans 
qu'on  les  inquiétât.  C'était,  il  faut  l'avouer^,  un  médiocre 
argument. 

En  revanche  il  eut  la  raison  pour' lui  quand  il  protesta 
contre  le  massacre  des  gens  de  Thessalonique,  coupables 
de  sédition,  et  exigea  que  l'empereur  se  soumît  à  la  péni- 
tence 2.  Théodose  s'inclina;  il  avait  été,  du  reste,  le  pre- 
mier à'regretter  son  emportement  et  à  déplorer  les  suites 
afifreuses  qu'il  avait  eues.  Avant  qu'il  ne  reprît  le  chemin 
de  l'Orient  (391),  Ambroise  était  revenu  à  la  charge  au- 
près de  lui  pour  en  obtenir  enfin  le  règlement  de  l'affaire 
d'Antioche,  à  laquelle  il  n'avait  pas  cessé  de  porter  inté- 
rêt. Le  résultat  de  ses  démarches  fut  qu'un  grand  concile 
se  réunit  à  Gapoue,  en  391.  Le  pape  Sirice  dut  y  être  re- 
présenté et  l'êvêque  de  Milan  en  être  l'âme,  mais  nous 
n'avons  sur  cette  assemblée  qu'un  petit  nombre  de  ren- 
seignements, relatifs  tant  à  l'affaire  principale  qu'à  cer- 
taines affaires  locales  dont  il  sera  question  plus  tard. 

L'année  suivante  le  jeune  empereur  Valentinien  II 
était  assassiné  en  Gaule,  et  sa  place  prise  par  un  nouvel 


1  Ep"^,  41,  I  27.  •  _    - 

2  Ep.  51.  Ce  récit  a  été  fort  dramatisé  par  Sozomène  (VII,  25) 
et  surtout  par  Théodoret  (V,  17).  Ces  auteurs  ajoutent,  d'après 
Rufin  (II,  18),  que  Théodose,  à  la  suite  de  cette  affaire  prescrivit 
par  une  loi  spéciale  de  différer  toujours  d'un  mois  l'exécution  des 
sentences  impériales,  quand  elles  entraînaient  des  peines  sévères 
{vindicari  severius).  C'est  la  loi  Cod.  Theod.,  IX,  40,  13,  mal  datée 
dans  le  code  théodosien,  comme  il  résulte  des  observations  de  Momm- 
sen  à  propos  d'une  autre  loi,  VII,  18,  8. 


l'occident    au   temps   de    saint    AMBROlSE  557 

usurpateur,  Eugène,  sous  lequel  une  dernière  réaction 
païenne  s'esquissait,  à  Rome  au  moins  S  quand  Théo- 
dose reparut  (394).  Ambroise,  navré  de  la  mort  de  Valen- 
tinien,  s'était  tenu  sur  la  réserve  avec  le  nouveau  gouver- 
nement. Il  ne  jouit  pas  longtemps  du  plaisir  de  revoir 
Théodose,  car  ce  prince  mourut  dès  le  17  janvier  395.  Ses 
restes  furent  transportés  de  Milan  à  Gonstantinople. 

Le  grand  évêque  le  suivit  de  près,  le  4  avril  397,  la 
veille  de  Pâques.  Dix  ans  auparavant,  dans  la  même  so- 
lennité pascale,  il  avait  versé  l'eau  sainte  sur  le  front 
d'Augustin.  Au  moment  où  il  mourut,  son  néophyte  était 
déjà  évêque  d'Hippone  :  une  lumière  succédait  à  l'autre. 
Ambroise,  du  reste,  ne  disparaissait  pas  tout  entier.  Ou- 
tre le  rayonnement  de  son  souvenir,  il  laissait  beaucojip 
de  livres,  des  livres  d'évêque,  sermons  sur  la  Bible, 
transformés  pour  la  publication  en  traités  d'exégèse; 
oraisons  funèbres  ;  hymnes  et  commentaires  liturgiques  : 
dissertations  théologiques,  contre  l'arianisme,  sur  la  di- 
vinité du  Saint-Esprit,  sur  Tlncarnation  ;  exhortations 
morales,  sur  les  devoirs  des  clercs,  sur  la  profession  vir- 
ginale; lettres  sur  les  questions  qui  chaque  jour  étaient 
posées  à  son  expérience.  Tout  cela  fut  écrit  vite,  au  mi- 
lieu des  soucis  d'un  ministère  absorbant.  Ambroise  ne 
regardait  pas  à  s'aider  d'ouvrages  antérieurs.  Il  savait 
très  bien  le  grec  et  mettait  largement  à  contribution  Ori- 
gène,  Didyme  et  Basile.  Dans  son  traité  des  devoirs  il 
s'est  attaché  à  suivre  Gicéron.  Il  n'avait  aucune  coquette- 

1  Voir  plus  loin,  ch.  XYII. 


558  GUAFITRE    XV 

rie  littéraire.  En  ses  livres  il  ne  voyait  que  leur  utilité 
pratique,  nullement  le  lustre  qu'ils  pouvaient  jeter  sur 
lui.  Qu'ils  fussent  plus  ou  moins  originaux,  cela  lui  im- 
portait peu,  pourvu  qu'ils  servissent  au  but  pour  lequel 
il  les  publiait.  Qui  pourrait  reprocher  à  un  tel  homme 
d'avoir  ménagé  son  temps  pour  l'action  ? 

Un  peu  effacé  par  son  imposant  collègue,  le  pape  Si- 
rice  administrait  dignement  l'église  apostolique.  Gomme 
la  plupart  des  papes  de  ces  temps  anciens,  il  parait  avoir 
été  de  valeur  moyenne  et  surtout  pratique.  A  Rome 
l'usage  était  de  choisir  l'évêque  dans  le  clergé  local  ;  le 
pape  sortait  invariablement  de  la  carrière.  Une  élection 
comme  celle  d'Ambroise  était  impossible.  A  ce  système 
on  perdait  la  chance  d'avoir  des  chefs  de  haute  envergure, 
mais  on  était  à  peu  près  sûr  qu'ils  seraient  toujours  sa- 
ges et  expérimentés.  Le  schisme  d'Ursinus  était  réduit. 
Réunis  pour  donner  un  successeur  à  Damase,  les  fidèles 
de  Rome  avaient  protesté  contre  le  prétendant  K  L'église 
rpmaine,  sous  Sirice,  vécut* à  peu  près  en  paix,  se  recru- 
tant de  plus  en  plus  aux  dépens  du  paganisme,  multi- 
pliant ou  dilatant  ses  édifices  sacrés.  C'est  alors  que  fut 
reconstruite,  sur  les  proportions  que  nous  lui  voyons  ac- 
tuellement, la  basilique  de  Saint-Paul  2.  En  fait  de  con- 
flits intérieurs,  on  n'entend  parler  que  des  quei  elles  entre 
les  moines  et  leurs  adversaires.  Sirice,  homme  d'ordre, 
maintenait  les  principes  généraux  de  l'ascélisme  chrétien, 

1  Lettre  de  Valentinien  II  au  préfet  Pinien  {Coll.  Avell.,  4).  du 
24  février  385. 

2  Lettre  de  Valentinien  II  au  préfet  Salluste  {Coll.  Avell.,  3). 


L'OCGIDKNf    AU    TEMPS    DE    SAINT    AMBROISE  559 

mais  faisait  grise  mine  aux  perturbateurs.  Jérôme  avait 
senti,  dès  les  premiers  jours  de  ce  pontificat,  que  l'air  de 
Rome  devenait  malsain  pour  lui.  Mais  il  jn'était  pas  le 
seul  dont  on  pût  s'inquiéter.  Au  moins,  lui,  c'était  un 
honnête  homme  ;  son  austérité  n'était  pas  feinte,  sa  vie 
était  pure  et  utilement  occupée.  Mais  en  ce  temps  où  nul 
monastère  n'existait  à  Rome,  où  les  moines  étaient  aban- 
donnés à  eux-mêmes  et  vaguaient  tout  le  jour  par  les 
rues,  on  se  figure  à  quelles  excentricités  et  même  à  quels 
désordres  la  surveillance  ecclésiastique  devait  parer.  On 
voyait  de  prétendus  «  continents  ))  rivaliser  avec  les  clercs 
les  plus  m.usqués  par  leur  assiduité  auprès  des  matrones 
et  leur  ingéniosité  dans  la  captation  des  testaments  i.  Il' 
fallut  qu'une  loi  ^,  affichée  dans  toutes  les  églises  de 
Rome,  vînt  réprimer  ces  abus;  et  cette  loi  si  dure,  qui 
interdisait  de  tester  en  faveur  des  prêtres  et  des  moines 
chrétiens  alors  que  les  prêtres  païens  conservaient  le 
droit  d'héritage,  fut,  par  les  autorités  ecclésiastiques  du 
temps,  déclarée  juste  et  nécessaire. 

Ces  abus,  toutefois,  n'avaient  pas  pour  effet  de  décon- 
sidérer la  profession  religieuse.  Bien  au  contraire;  jamais 
les  évèques,  évidemment  soutenus  par  l'opinion,  ne  s'at- 
tachèrent plus  vivement  à  la  relever.  On  répétait  sans 


1  C'est  à  cela,  je  pense,  que  se  rattache  la  composition  de  cer- 
taines pièces  liturgiques  entrées  plus  tard  dans  le  reciieil  appelé 
«  Sacramentaire  léonien  ».  Voir  mes  Origines  du  culte  chrétien,  3^  éd., 
p.  142. 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  2,  20;  cf.  Ambr.,  Ep.  XVIIl,  14  ;  Jérôme, 
El).  LU,  6. 


560  CHAPITRE   XV 

cesse  que,  toutes  choses^ égales  d'ailleurs,  la  virginité 
l'emporte  sur  le  mariage,  représente  un  état  meilleur, 
plus  méritoire  pour  l'autre  vie.  J'ai  dit  «  toutes  choses 
égales  d'ailleurs  »,  car  nul  ne  songeait  à  placer  un  mau- 
vais moine  ou  une  vierge  frivole  au  dessus  d'un  père  ou 
d'une  mère  de  famille  fidèle  à  ses  devoirs.  Mais,  cette  ré- 
serve faite,  il  n'est  sorte  d'éloges  que  l'on  ne  donnât  à  la 
vie  continente  et  abstinente  ;  et,  comme  il  était  inévitable, 
l'enthousiasme  qu'on  manifestait  pour  elle  dépassait 
quelquefois  les  bornes.  De  là,  chez  quelques-uns,  une  ten- 
dance à  réagir,  qui,  lors  qu'elle  se  traduisait  dans  le  lan- 
gage, était  sujette,  elle  aussi,  à  manquer  de  mesure. 

Au  temps  où  nous  sommes  (v.  390),  cette  tendance  était 
représentée  à  Rome  par  un  certain  Jovinien  *,  qui,  après 
avoir  vécu  longtemps  comme  un  moine,  mal  peigné,  mal 
vêtu,  plongé  dans  les  jeûnes  et  les  macérations,  avait  fini 
par  se  convaincre  du  néant  de  ses  observances  et  par  re- 
venir aux  conditions  ordinaires  de  la  vie,  sans  cependant 
pousser  jusqu'au  mariage.  S'ils'en  fût  tenu  là,  il  n'y  au- 
rait eu  rien  à  dire  ;  mais  il  ne  tarda  pas  à  passer  de  la 
pratique  à  la  théorie  et  à  faire  propagande.  Selon  ce  que 
lui  et  ses  disciples  enseignaient  à  tout  venant,  il  n'y  avait 
aucune  différence  morale  entre  la  vie  des  continents  et 
celle  des  gens  mariés  ;  l'abstinence  et  autres  pratiques 
d'ascétisme  étaient  tout  aussi  inutiles;  dans  l'autre 
monde,  aucune  récompense  spéciale  ne  couronnait  ces 
observances;  tout  cela,  disaient-ils,  résultait  clairement 

1  Sur  Jovinien,  voir  Haller,  Jovinianus,  dans  les  Texte  und  Un- 
ters..  t.  XVII  (1897). 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise  561 
des  récits  de  la  Bible  sur  les  patriarches,  les  prophètes,  les 
apôtres  eux-mêmes  ;  quant  à  la  vierge  Marie,  elle  avait 
cessé  de  l'être  en  mettant  son  fils  au  monde  *  ;  après  lui, 
elle  avait  eu  d'autres  enfants.  Tout  cela  se  tenait  assez 
bien,  une  fois  admis  le  point  de  départ.  Jovinien  avait 
une  autre  doctrine,  d'après  laquelle  les  vrais  chrétiens  ne 
sauraient  pécher;  ceux  qui  le  font  n'ont  pas  été  baptisés; 
ils  n'ont  reçu  que  l'extérieur  du  sacrement,  sans  en  subir 
l'efficacité  intérieure  ^ 

Ces  idées  se  répandaient  par  les  disputes  et  les  confé- 
rences ;  elles  finirent  par  s'exprimer  en  un  livre;,  et  ce  fut 
un  malheur  pour  Jovinien,  car  ses  adversaires  eurent  dès 
lors  une  base  d'opération  contre  lui.  Parmi  les  plus  actifs 
étaient  les  amis  de  Jérôme,  surtout  le  sénateur  Pamma- 
chms,  homme  fort  pieux,  qui  avait  renoncé  au  monde  et 
se  consacrait  aux  œuvres  de  charité.  Ils  dénoncèrent  Jovi- 
nien au  pape  Sirice;  celui-ci  réunit  son  clergé,  et,  quand 
il  eut  été  établi  que  les  nouvelles  doctrines  étaient  incom- 
patibles avec  la  «  loi  chrétienne  »,  Jovinien  et  huit  de  ses 
adhérents  furent  excommuniés  comme  propagateurs 
d'hérésie.  Avis  de  cette  sentence  fut  aussitôt  donné  à  Mi- 
lan par  trois  prêtres  romains,  que  Sirice  chargea  d'y  por- 
ter une  sorte  de  lettre  circulaire  ^  Jovinien  y  était  déjà, 


1  Jovinien  ne  niait  pas  la  conception  virginale  du  Christ. 

2  Grâce  à  cette  doctrine,  Jovinien  (ou  plutôt  son  souvenir) 
joua  plas  tard  un  rôle  dans  les  controverses  entre  pélagiens  et 
antipélagiens,  qui  se  le  jetèrent  mutuellement  à  la  tète, 

•  3.  J.  260. 

DuCHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  36 


562  CHAPITRE    XV 

espérant  sans  doute  arranger  son  affaire  avec  l'aide  de  la 
cour.  Il  se  trompait.  Ambroise  n'avait  guère  besoin  d'être 
excjté  contre  les  ennemis  de  la  virginité.  Il  réunit  autour 
de  lui  quelques  évêques  et  prononça  contre  Jovinien  un 
supplément  de  condamnation  *.  L'empereur,  averti  par 
les  légats,  ne  fit  aucun  accueil  aux  hérétiques  :  ils  furent 
même  chassés  de  Milan  2.  Un  peu  plus  tard  (396),  deux 
moines  de  Verceil,  en  rupture  de  profession,  se  mirent 
aussi  à  prêcher  contre  l'ascétisme.  Ambroise  écrivit  à 
l'église  de  Verceil,  dans  les  termes  les  plus  sévèfgs,  trai- 
tant les  novateurs  d'épicuriens  ^  Augustin,  lui  aussi  eut 
occasion  d'écrire  contre  les  doctrines  de  Jovinien  *. 

Mais  ces  réfutations  se  produisirent  un  peu  plus  tard. 
Sur  le  moment,  Pammachius,  que  les  sentences  de  Rome 
et  de  Milan  n'avaient  pas  suffi  à  calmer,  eut  l'idée  de  faire 
intervenir  Jérôme.  De  celui-ci,  depuis  quelques  années, 
on  n'entendait  plus  parler.  Plongé  à  Bethléem  dans  ses 
études  bibliques,  il  semblait  avoir  tourné  le  dos  pour 

1  Lettre  42,  adressée  au  pape  Sirice.  Le  concile  de  Milan  va 
un  peu  loin  en  assimilant  au  manichéisme  les  idées  de  Jovinien. 
Autant  que  nous  sommes  renseignés,  il  n'y  a  rien  de  commun  en- 
tre les  deux  systèmes. 

2  Dans' une  loi  du  code  théodosien  (XVI,  5,  53)  Jovinien  est  re- 
présenté comme  tenant  des  conciliabules  aux  environs  de  Rome. 
Il  est  prescrit  de  le  déporter,  lui  et  ses  adhérents,  en  des  îles  di- 
verses. La  loi  est  datée  de  412  ;  le  nom  du  préfet  auquel  elle  est 
adressée  conduirait  plutôt  à  l'année  398.  Du  reste,  le  nom  de  l'hé- 
rétique est,  dans  la  tradition  manuscrite,  Jovianus  et  non  Jovinia- 
nus.  Il  est  en  somme  assez  douteux  qu'il  soit  ici  question  du  notre 
Jovinien. 

3  Ep.  83,  v.  396. 

4  C'est  le  sujet  de  son  De  bono  coniugah. 


L'OCCIDENT   AU  TEMPS   DE   SAINT   AMBROISE  56  3 

toujours  à  laBabylone  d'Italie.  S'il  y  écrivait,  c'était  pour 
engager  ses  amis  à  rejoindre  en  Palestine  la  colonie  qu'il 
y  avait  fondée  avec  Paule  et  Eustochium  et  pour  vanter 
la  béatitude  des  Saints  Lieux.  Cependant  il  lui  restait 
des  souvenirs.  Ni  saint  Paul,  ni  les  prophètes,  qu'il  com- 
mentait assidûment,  ni  Origène  qu'il  traduisait  avec  ar- 
deur, ne  lui  faisaient  oublier  Gicéron  ;  si  bruyamment 
qu'il  célébrât  les  charmes  de  la  Terre-Sainte  ou  les  ver- 
tus des  solitaires  palestiniens^,  Rome  vivait  toujours  au 
fond  de  son  âme.  Pammachius  lui  fit  passer  le  livre  de 
Jovinien. 

Quelle  aubaine  !  La  virginité,  l'ascétisme  tout  entier 
à  défendre,  et  cela  devant  le  public  de  Rome,  et  contre 
un  adversaire  qui  ne,  savait  pas  écrire  ^  I  Jérôme  s'aban- 
donna à  sa  verve.  En  peu  de  semaines  il  eut  rédigé  ses 
deux  livres  contre  Jovinien,  et  Rome  en  retentit  bientôt. 
Malheureusement  il  avait  dépassé  la  mesure,  et  ce  n'est 
pas  contre  Jovinien,  écrasé  par  les  sentences  officielles, 
que  l'opinion  se  déchaîna,  mais  contre  l'imprudent  con- 
troversiste  qui,  sous  prétexte  de  défendre  l'ascétisme, 
mettait  les  gens  mariés  dans  la  situation  la  plus  désa- 
gréable. Pammachius  se  repentit  d'avoir  évoqué  un  tel 
auxiliaire  ;  il  fit  ce  qu'il  put  pour  retirer  de  la  circulation 
la  malencontreuse  philippique.  Le  prêtre  Domnio,  autre 
ami  de  Jérôme,  en  relevait  de  son  côté  les  passages  les 
plus  fâcheux  et  tous  deux  avertissaient    le   solitaire. 

1  Ses  vies  de  Malchus  et  d'Hilarion  sont  de  ce  temps-là. 

2  II  le  cite  en  le  réfutant  :  ses  extraits  donnent  en  effet  l'idée 
d'un  auteur  peu  soucieux  de  son  stj^le. 


564  CHAPITRE    XV 

Jérôme  se  mit  sur  la  défensive.  Il  commença  par  expli- 
quer modestement  à  ses  amis  que  ses  livres  n'étaient  pas 
de  ceux  qu'on  pût  à  son  gré  supprimer  ou  expurger  :  le 
public  leur  faisait  si  grand  accueil  qu'ils  étaient,  aussitôt 
écrits,  dans  les  mains  de  tout  le  monde.  Quand  aux  ob- 
jections qu'on  lui  faisait,  il  était  naturellement  d'avis 
qu'elles  n'avaient  pas  le  sens  commun. 

En  Jérôme  le  vieil  homme  ne  se  pressait  pas  de 
mourir.  Au  moment  où  il  partait  en  guerre  contre  Jovi- 
nien,  il  venait  de  publier  son  De  viris  illustribus,  où  ses 
jugements  littéraires  se  ressentent  si  fort  de  ses  amitiés 
et  de  ses  rancunes.  C'est  ainsi  qu'il  se  contente  de 
nommer  Ambroise,  sans  dire  un  mot  de  ses  écrits,  «  de 
peur  qu'on  ne  l'accuse  de  flatterie  ou  que  l'on  n'inculpe 
sa  véracité  ».  La  flatterie  n'était  pas  à  craindre,  car,  en 
dehors  de  quelques  mentions  banales,  il  ne  parlait  jamais 
d' Ambroise  que  pour  le  décrier.  Amplement  paré  lui- 
même  des  plumes  d'Origène  et  d'Eusèbe,  il  trouvait  à 
redire  aux  emprunts  qu'Ambroise  avait  faits  aux  auteurs 
grecs;  il  avait  même  pris  la  peine  de  traduire  l'ouvrage  de 
Didyme  sur  le  Saint-Esprit,  afin  que  le  public  latin  pût 
juger  de  ce  que,  sur  un  sujet  semblable,  une  déplaisante 
corneille  {informis  cornicuta,  lisez  saint  Ambroise)  devait 
au  docteur  alexandrin.  C'est  dans  une  intention  aussi  cha- 
ritable qu'il  avait  mis  en  latin  les  homélies  d'Origène  sur 
saint  Luc.  Dans  sa  Chronique  il  avait  malmené  Cyrille 
de  Jérusalem  et  saint  Basile,  traitant  le  premier  d'arien 
et  prétendant  que  les  mérites  de  l'évêque  de  Césarée 
étaient  annihilés  par  son  orgueil.  De  Jean  Ghrysostome, 


l'occident  au  temps  de  saint  ambroise        565 

dont  l'éloquence,  au  moment  où  Jérôme  écrivait  son  De 
viris,  tenait  Antioche  attentive  et  resplendissait  sur  tout 
l'Orient,  il  ne  connaît  qu'un  petit  traité  sur  le  Sacerdoce. 
Il  devait  plus  tard  aggraver  singulièrement  ses  torts  à 
l'égard  de  cet  homme  illustre.  Mais  Basile  avait  été  l'ami 
de  Mélèce,  Ghrysostome  était  prêtre  de  Flavien  :  les  rap- 
ports de  Jérôme  avec  la  petite  église  d'Antioche  explique- 
raient, dans  une  certaine  mesure,  la  inauvaise  humeur 
qu'il  leur  témoigne.  Il  est  plus  difficile  de  voir  pourquoi 
il  voulait  si  peu  de  bien  à  l'évêque  de  Milan,  lui  aussi 
partisan,  de^ Paulin,  lui  aussi  champion  de  l'ascétisme  et 
patron  de  la  virginité. Y  aura-t-il  eu  quelque  froissement 
entre  les  salons  pieux  de  Marcelle  et  de  Marcelline,  ou 
Ambroise,  qui  vint  à  Rome  en  un  moment  (382)  où  Jérôme 
s'y  trouvait  aussi,  aura-t-il  égratigné  par  mégarde  le  plus 
sensible  des  épidermes  ?  Nous  n'en  savons  rien. 

Fort  discret  sur  la  littérature  d'Ambroise,  et,  en  gé- 
nérai, des  auteurs  qui  ne  lui  plaisaient  pas,  Jérôme  est 
heureusement  moins  réservé  sur  la  sienne.  Son  De  viris 
se  termine  par  un  long  chapitre  où  il  dresse  le  catalogue 
complet  de  tout  ce  qu'il  avait  publié  jusqu'à  l'année  392. 
Ce  n'est  pas  peu  de  chose.  Si  Jérôme  avait  mauvais 
caractère,  au  moins  ne  perdait-il  pas  son  temps. 


CHAPITRE  XVI 
L'Orient   chrétien  sous  Théodose. 


Etablissements  chrétiens  au  nord  du  Danube.  —  Ulfila  et  la 
conversion  des  Goths.  —  Les  sectes.  —  La  convocation  de  383.  — 
Divisions  chez  les  ariens  et  les  eunomiens.  —  Les  Novatiens.  — 
Sectes  enthousiastes  :  les  Messaliéns.  —  Amphilochius,  évêque 
d'Iconium.  —  Grégoire  de  Nysse.  —  Grégoire  de  Nazianze.  —  Epi- 
phane  et  les  hérétiques.  —  Apollinaire,  sa  doctrine,  sa  propagande. 
—  Diodore  de  Tarse.  —  Flavien  et  Ghrysostome.  —  Le  schisme 
d'Antioche  :  concile  de  Gésarée.  —  Eusèbe  de-Samosate.  —  Edesse 
et  ses  légendes  :  saint  Ephrem.  —  La  Palestine.  —  Cyrille  de  Jé- 
rusalem. —  Le  pèlerinage  :  visite  de  Grégoire  de  Nysse.  —  Rufin 
et  Jérôme.  —  L'Arabie  :  le  culte  de  Marie.  —  Titus  de  Bostra  et 
ses  successeurs.  —  Le  concile  de  394. 


1°  —  L'arianisme  chez  les  Goths. 

La  propagande  chrétienne,  en  Occident^,  n'avait  guère 
dépassé  les  frontières  ;  elle  avait  encore  4rop  à  faire  à 
l'intérieur  pour  s'engager  dans  les  missions  lointaines. 
Dn  reste  les  Scots  et  les  Pietés,  au  delà  de  la  Bretagne 
romaine,  les  Saxons,  Francs  etAlamans,  dans  la  Germa- 
nie indépendante,  étaient,  avec  l'empire,  en  état  de  per- 
pétuelle hostilité.  On  avait  déjà  assez  de  peine  à  les 
empêcher  d'y  porter  le  ravage  sans  parler  d'aller  chez 
eux  les  évangéliser.  Sur  quelques  points,  en  Germanie 
supérieure  [Agri  Decumates)  et  du  côLé  des  Karpathes 
(Mésie  e;  Dacie),  les  établissements  romains  avaient  jadis 
débordé  la  ligne  du  Rhin  et  celle  d-u  Danube;  mais  tout 


l'orient  chrétien  sous  théodose  567 

cela  avait  été  submergé  par  les  invasions  du  milieu  du 
m»  siècle,  puis,  finalement,  l'empire  avait  abandonné  ces 
positions  excentriques.  Il  est  possible  que  le  christianisme 
s'y  fût  déjà  implanté  en  quelques  endroits  ;  mais  de  cela 
nous  n'avons  ni  indice  ni  témoignage. 

La  situation  se  maintint  telle  jusqu'à  la  fin  du  vi^  siè- 
cle. Sauf  vers  les  bouches  du  Danube,  il  n'est  nulle  part 
question  d'églises  établies  au  delà  des  frontières,  mais 
bien  plutôt  d'églises  détruites,  en  territoire  romain,  par 
les  Incursions  des  barbares. 

Au  delà  du  bas  Danube,  le  légat  de  Mésie  inférieure 
avait  surveillé  longtemps  le  passage  entre  l'angle  S.E.  du 
plateau  transylvanien  et  la  mer  Noire.  Sa  protection 
s'étendait,  sur  le  littoral  de  celle-ci,  à  divers  établisse- 
ments grecs,  comme  les  villes  de  Tyra  et  d'Olbia,  à  l'em- 
bouchuie  du  Tyras  (Dniestr)  et  du  Boiysthène  (Dniepr), 
celfe  de  Chqrson  (Sébastopol)  et  le  petit  royaume  de  Bos- 
phore (Kertch),  à  l'entrée  de  la  mer  d'Azow.  Tyra  et  Olbia, 
antiques  colonies  de  Milet,  étaient,  sous  l'empire,  en 
grande  décadence;  l'hellénisme  s'y  voyait  de  plus  en 
plus  opprimé  par  la  barbarie.  On  n'en  entend  plus  parler 
après  Alexandre  Sévère,  ce  qui  donne  lieu  de  croire 
qu'elles  furent  détruites  par  les  Goths.  Il  n'en  fut  pas  de 
même  de  Gherson  et  de  Bosphore:  ces  deux  cités,  diver- 
ses d'origine  et  d'institutions,  l'une  démocratique,  l'autre 
monarchi(jue,  eurent  sans  doute  beaucoup  à  soufî"rir  des 
nouveaux  barbares,  et  dans  leur  commerce  et  dans  l'in- 
fluence politique  qu'elles  exerçaient  chez  les  Scythes  et 
les  Sarmates;  cependant  elles  se  maintinrent.et  continué- 


568  CHAPITRE    XVI 

rent  à  vivre  jusqu'au  moyen- âge.  Le  christianisme  s'y 
établit  d'assez  bonne  heure  :  un  évêque  de  Bosphore 
assistait  au  concile  de  Nicée  (32S)  S  un  évêque  de  Cher- 
son,  à  celui  de  Gonstantinople  (381). 

Les  Goths  eux-mêmes  furent  touchés  par  la  propa- 
gande évangélique,  dès  le  temps  où  ils  habitaient  au  voi- 
sinage de  la  mer  Noire.  On  peut  même  dire  que  leurs 
origines  chrétiennes  se  rattachent  aux  terribles  invasions 
dont  ils  affligèrent  l'empire  vers  le  milieu  du  iii^  siècle. 
De  leurs  expéditions  en  Asie-Mineure  ils  ramprièrenl, 
entre  autres  captifs,  plusieurs  chrétiens^  qui  leur  ensei- 
gnèrent avec  succès  la  doctrine  du  Christ  ^.  Des  clercs  se 
trouvaient  parmi  eux  ;  ils  organisèrent  les  premiers 
groupes  de  convertis.  Les  églises  de  Bosphore  et  de  Cher- 
son,  ainsi  que  celles  du  bas  Danube,  ne  purent  manquer 
d'offrir  des  points  d'appui  à  la  propagande.  Au  concile  de 
Nicée  il  y  avait  un  évêque  de  «  Gothie  »,  appelé  Théo- 
phile. Certains  indices  donnent  lieu  de  le  rattacher  à  un 
groupe  dépopulations  germaniques  qui  finit  par  s'établir 
en  Crimée,  abandonnant  la  vie  nomade,  pendant  que  la 


1  KâSjioi;  BoffTtopou.  Un  autre  évêque  de  ce  siège  péiil  en  3S8,  à 
Nicomédie,  sous  les  ruines  de  l'église,  renversée  par  un  tremble- 
ment de  terre.  Sozomène  (IV,  16)  le  mentionne  sans  indiquer  son 
nom.  Sur  les  antiquités  chrétiennes  de  Kertch,  voir  l'article  de 
.T.  Kulakowsky,  dans  le  Romische  Qua)'talschrift,t.  VIII  (1894),  p.  309 
et  suiv. 

2  Philostorge  (II,  5)  et  Sozomène  (II,  6)  sont  d'accord  là-dessus. 
C'est,  peut-être  un  de  ces  captifs  que  l'Eutychès  cappadocien  dont 
il  est  question  dans  une  lettre  de  saint  Basile  [Ep.  16b). 


l'orient  chrétien  sous  théodose  569 

masse  des  Goths  et  de  leur  clientèle  s'écoulait  vers  l'Oc- 
cident  *. 

Quelques  ascètes  mèsopotamiens  avaient  été  exilés  en 
Scythie»  vers  les  dernières  années  de  Constantin,  peut- 
être  un  peu  plus  tard.  Leur  chef  était  un  certain  Audius. 
Le  clergé  officiel  leur  reprochait,  outre  un  genre  de  vie 
assez  bizarre,  une  insubordination  insolente  à  l'égard  de 
la  hiérarchie,  quelques  doctrines  erronées,  l'anthropomor- 
phisme entre  autres,  enfin  leur  opposition  au  décret  pas- 
cal du  concile  de  Nicée  ^.  C'étaient  des  gens  très  zélés; 


1  Au  temps  de  saint  Jean  Ghrysostome  ces  Goths  recevaient 
leurs  évêques  de  Gonstanlinople.  Lui-même  il  leur  en  ordonna  un, 
appelé  Unila,  dont.il  dit  beaucoup  de  bien  {Ep.  14).  Unila  mourut 
pendant  son  exil,  ce  qui  lui  donna  beaucoup  d'inquiétudes,  car  il 
ne  voulait  pas  que  le  successeur  fût  consacré  par  l'intrus  Arsace 
{Ep.  206,  207)  Gette  mission  était  en  rapport  avec  un  inonastére 
goth  de  Gonstantinople,  celui  de  Promotus.  En  547,  des  Goths  de 
Grimée,  que  Procope(Be/i.  Goth.,  IV,  5)  appelle  Tétraxites,  deman- 
dèrent un  évéque  à  Justinien.  Ils  habitaient  le  long  de  la  mer  d'A- 
Z0V7.  D'autres  Goths  sont  signalés  par  le  même  écrivain  (De  aedif., 
III,  7)  comme  sédentaires,  agriculteurs  et  alliés  de  l'empire,  au- 
quel ils  pouvaient  fournir  3,000  combattants.  Ils  habitaient  dans 
la  région  maritime,  autour  d'une  localité  appelée  Dory.  G'est  de 
ce  côté,  c'est-à-dire  à  l'est  de  Gherson,  que  se  trouvait  l'évéché 
de  Gothie,  marqué  dans  les  notices  byzantines  depuis  le  x^  siècle 
(Néa  xaxTtxx)  ;  les  notices  plus  anciennes  ne  le  mentionnent  pas.  Il 
est  possible  que  toutes  ces  données  se  rattachent  à  un  seul  et  même 
évéché,  qui,  depuis  Théophile,  aurait  représenté  le  groupement 
religieux  des  Goths  et  autres  barbares  établis  en  Grimée.  Mais 
cela  n'est  pas  sûr  ;  il  faudrait,  en  tout  cas,  admettre  des  change- 
ments de  résidence  et  peut-être  des  intermittences. 

2  Ce  décret  fut  canonisé  à  nouveau  par  le  concile  d'Antioche 
(c.  1).  Sur  les  Audiens,  la  meilleure  source  est  Epiphane,  Haer., 
LXX.  Théodoret  {H.  E.,  IV,  9)  ajoute  quelques  traits  nouveaux. 


570  CHAPITRE   XVI 

l'évangélisation  des  Goths  les  tenta.  Ils  s'y  mirent  avec 
ardeur  et  obtinrent  quelques  succès  ;  ils  arrivèrent  même 
à  organiser  des  monastères.  Après  la  mort  d'Arudius,  un 
autre  mésopotamlen,  Uranius,  prit  la  direction  de  la 
secte.  Tous  deux  étaient  évêques,  il  est  vrai  d'ordination 
irrégulière.  Ils  ordonnèrent  de  leur  côté  quelques-uns  de 
leurs  convertis,  notamment  un  certain  Silvanus. 

Mais  l'efifort  le  plus  considérable  fut  celui  de  l'évèque 
Ulfila.  Celui-ci,  en  dépttde  son  nom  germanique,  descen- 
dait d'une  famille  de  captifs  cappadociens,  enlevés  sous 
l'empereur  Valérien  K  Vers  l'âge  de  trente  ans  il  exerçait 
les  fonctions  de  lecteur,  sans  doute  dans  quelque  église 
de  mission,  lorsqu'il  fut  désigné  par  le  roi  des  Goths 
pour  faire  partie  d'une  ambassade  auprès  de  l'empereur 
Constance.  Les  évêques  de  la  cour  le  virent^  et,  augu- 
rant bien  de  ses  aptitudes,  le  consacrèrent  évêque  pour 
sa  nation.  Ulfila,  rentré  chez  lui,  se  mit  à  l'œuvre  avec  le 
zèle  le  plus  intelligent.  Ce  fut  l'iniliateur  de  la  nation  go- 
thique à  la  civilisation  romaine  et  chrétienne.  Il  constitua 
un  alphabet,  qui  remplaça  fort  avantageusement  la  vieille 
écriture  runique,  et  traduisit  en  gothique  la  plupart  des 


qui  correspondent  vraisemblablement  à  un  développement  ulté- 
rieur. Sur  l'a^ltitude  des  Avidiens  dans  la  question  pascale,  voir 
mon  mémoire  La  question  deja  Pâque  au  concile  de  Nicée,  dans  la 
lievue  des  g.  hist..  t.  XXVIII  (IS80),  p.  29. 

1  Dans  le  bourg  de  Sadagoltbina,  près  de  Parnassos. 

2  Philostorge^  II,  5  :  -Inro  p]ya-£6cou  xa\  tûv  auv  airw  èm.ijv.6n(x>^ . 
Plutôt  par  un  de  ceux-ci,  car  Eusèbe  était  sans  doute  déjà 
mort. 


L'ORIENT   CHRÉTIEN    SOUS   THÉODOSE  571 

livres  saints  *.  Un  grand  nombre  de  ses  compatriotes  em- 
brassèrent le  christianisme.  Le  roi  Hermanaric  finit  par 
s'inquiéter  de  voir  tant  dB  ses  compagnons  d'armes  pas- 
ser à  la  religion  des  Romains.  Il  se  fâcha  et  ordonna  à 
tous  les  missionnaires,  ceuxd'Audius  comme  ceux  d'Ul- 
fila,  de  repasser  le  Danube.  Les  Audiens  rentrèrent  en 
Orient;  Ulfila  et  ses  disciples,  qni  l'avaient  suivi  en 
grand  nombre,  furent  autorisés  à  s'installer  dans  la  pro- 
vince de  Mésie  inférieure,  près  de  la  ville  de  Nicopolis. 
Cet  exode  eut  lieu  en  349  environ.  Ulfila  vécut  encore 
trente-trois  uns.  Il  était  arien.  En  360  il  assista  au  concile 
de  Gonstantinople  et  joignit  son  suffrage  à  ceux  qui.  ap- 
prouvèrent la  formule  de  Riniini.  En  383,  mandé  par  l'em- 
pereur Théodose  avec  les  chefs  des  autres  groupes  dissi- 
dents, il  fit  de  nouveau  le  voyage  de  la  capitale,  où  il 
mourut  aussitôt  son  arrivée.  La  confession  de  foi  qu'il 
avait  préparée  et  qui  fut  son  testament  spirituel  nous  est 
parvenue  :  c'est  l'arianisme  le  plus  net  2. 

1  Philostorge,  II,  5.  Il  n'aurait  omis  que  les  livres  des  Rois, 
jugeant  inutile  de  mettre  tant  de  récits  de  batailles  sous,  les  yeux 
d'un  peuple  qui  n'était  que  trop  porté  à  la  guerre.  C'est  ce  que 
dit  Philostorge.  A  ce  compte-là,  Ulfila  aurait  dû  faire  d'autres 
coupures^ans  l'Ancien  Testament. 

2  Aux  renseignementsdes  historiens  du  v  siècle  (Philostorge,  II, 
5;  Socrate,  II,  41;  IV,  33;  Sozomène,  IV,  24  :  VI,  37)  nous  pouvons 
joindre  maintenant  des  pièces  contemporaines  conservées  dans  le 
traité  de  l'évéque  arien  Maximin  contre  saint  Ambroise.  Ce  traité, 
transcrit  dans  les  marges  du  manuscrit  8907  de  Paris,  a  été  étu- 
dié d'abord  par  Waitz,  Veber  das  Leben  und  die  Lehre  des  Ulfilas, 
Hanovre,  1840  ;  puis  par  Bessell,  f/eèe?-  das  Leben  des  Ulfilas,  etc. 
Gôtlingen,  4^60.  Il  a  été  publié  intégralement  —  autant  que  le 
permet  l'état  du  manuscrit  —  yar  ]\I.    Kauffmann,  Aus  der  Scinde 


572  CHAPITRE    XVI 

La  mesure  prise  par  le  roi  des  Goths  contre  l'évêque 
Ulfila  n'arrêta  pas  complètement  la  propagande  transda- 
nubienne. L'évêque  de  Thessalonique,  Acholius,  s'y  in- 
téressait efficacement.  Mais  les  temps  devenaient  de  plus 
en  plus  difficiles.  Les  Goths  voisins  du  Danube  avaient 
soutenu  la  compétition  de  Procope  contre  Valens;  de  là, 
quand  celui-ci  se  fut  débarrassé  de  son  rival,  une  guerre 
qui  dura  trois  ans  (367-369).  Les  prédicateurs  de  la  reli- 
gion romaine  subirent  le  contre-coup  de  ces  hostilités. 
Plusieurs  histoires  de  martyrs  se  rapportent  à  ce 
temps-là.  La  mieux  documentée  est  celle 'd'un  saint  Sa- 
bas.-noyé  dans  la  rivière  Buseu  *,  en  372.  D'autres  furent 
brûlés,  quelquefois  en  masse,  dans  les  tentes  qui  ser- 
vaient^d'églises^. 

Ainsi  préparée,  la  conversion*  générale  s'opéra  à  la 
suite  d'un  grave  événement  politique.  Les  Huns,  débor- 
des Wulfila,  dans  le  t.  I  des  Texte  und  Untersuchungen  zur  altgerma' 
nischen  Religionsgeschichte,  Strasbourg,  1899.  Il  contient  (p.  73-76) 
un  long  extrait  d'une  lettre  où  Auxence,  évèque  de  Dorostorum  et 
disciple  d'Ulfila,  racontait  la  vie  de  son  maître.  C'est  à  la  fin  de 
ce  morceau  que  se  trouve  le  Credo  d'Ufila  ;  t  Ego  Ulfila  episko- 
»  pus  et  confessor  semper  sic  credidi  et  in  bac  fide  sola  et  vera 
»  transitum  facio  ad  dominum  meum.  » 

1  Mo'jffsov,  affluent  de  droite  du  Sereth.  L'événement  eut  lieu  le 
12  avril,  qui  est  le  jour  de  la  fête. 

2  Socrate,  IV,  34  ;  Sozom.,  VII,  37  ;  Basile,  Ep.  164,  165  ;  Ambr., 
Ep.  15,  16  ;  in  Luc,  II,  37  ;  Aug.,  De  civ.  Dei,  XVIII,  42  ;  voir  aussi 
les  traditions  hagiographiques  sur  les  saints  Batbusius  et  Vereas 
(26  mars),  sur  saint  Nicetas  (15  sept.)  et  saint  Sabas  (12  avril). 
Les  restes  de  ces  martyrs  furent  transportés  respectivement  à  Gy- 
zique,  à  Mopsueste  et  à  Césarée  de  Cappadoce-Les  restes  de  saint 
Sabas  furent  recueillis  et  expédiés  à  saint  Basile  par  le  duc  de 
Scythie,  Junius  Soranus,  son  compatriote 


L'ORIENT   CHRÉTIEN    SOUS    THÉOÛOSE  573 

dant  la  ligne  du  Don,  rejetèrent  les  Goths  sur  le  Dniestr 
d'abord,  puis  sur  le  Sereth,  menaçant  de  les  pousser  plus 
loin  encore.  Acculés  au  Danube,  les  vaincus  eurent  l'idée 
de  demander  asile  à  l'empire  romain.  Ils  y  furent  accueil- 
lis comme  hôtes  et,  auxiliaires  (376);  mais  bientôt  ils  s'y 
conduisirent  en  maîtres,  et,  depuis  le  désastre  d'Andri- 
nople  (378),  leur  histoire  se  poursuit,  non  plus  au  voisi- 
nage, mais  à  l'intérieur  même  de  l'empire.  Au  moment 
où  ils  y  pénétrèrent,  la  confession  de  Rimini  représen- 
tait le  christianisme  officiel;  l'église  de  Gonstantinople 
était  dirigée  par  un  évêque  arien.  Mais  ceci  dura  peu  ;  le 
gouvernement  de  Gratien  et  de  Théodose  prit  nettement 
position  pour  la  foi  de  Nicée.  De  ce  côté,  les  barbares  ne 
purent  subir  aucune  pression  sérieuse.  Mais  l'épiscopat 
était  partagé.  Si  les  évoques  de  Tomi  *  et  de  Marciano- 
polis  2  étaient  des  colonnes  de  l'orthodoxie,  Auxence  de 
Dorostorum  ^  ett.iL  un  fervent  disciple  d'Ulfila;  Palladius 
de  Ratiaria  *  avait  de  longs  états  de  service  dans  le  camp 
arien,  et  ils  n'étaient  pas  les  seuls.  Mais  c'est  surtout  Ul- 
fila  qui  compte  en  cette  affaire.  Quel  initiateur  était 
plus  recommandé  à  la  nation  gothique  et  à  ses  chefs? 
Avec  lui  le  culte  chrétien  revêtait  des  formes  nationales; 
il  se  célébrait  en  gothique  ;  c'est  dans  cette  langue  que 
l'on  prêchait  et  que  l'on  priait.  Il  est  vrai  que,  pour  le 
symbole,  il  n'était  pas  d'accord  avec  les  dépositaires  ac- 

1  L'évêque  de  Tomi  était  le  seul  de  sa  province  de  Scythie. 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  1,  3. 

3  Sur  Auxence,  cf.  ci-dessus,  p.  5S2. 

4  Ci-dessus,  p.  473  et  suiv. 

1  ^ 


574  •  CHAPITRE   XVI 

tuels  de  l'autorité  impériale;  mais  il  l'avait  été  sous  le 
gouvernement  de  Constance  et  de  Valens.  Qui  pouvait 
dire  qu'un  nouveau  revirement  fût  impossible  ?  Et  après 
tout,  était-il  si  urgent  d'effacer  toute  distinction  reli- 
gieuse entre  Goths  et  Romains? 

Que  l'on  ait  ou  non  raisonné  ainsi  sur  la  situation,  le 
fait  est  qu'elle  se  dessina  bientôt  de  telle  manière  que 
l'arianisme,  à  mesure  qu'il  perdait  du  terrain  chez  les 
sujets  de  l'empire,  en  gagnait  chez  ses  «  alliés  ». 

Et  ce  n'est  pas  seulement  sur  le  bas  Danube  qu'il  en 
fut  ainsi.  Tout  le  long  de  ce  fleuve,  les  barbares  qui  bor- 
daient la  frontière  passèrent  les  uns  après  les  autres  au 
christianisme,  et  au  christianisme  arien  i.  Les  circons- 
tances étaient  àpeu  près  les  mêmes.  En  Pannonie,  comme 
en  Mésie,  les  églises  avaient  été  dirigées  par  des  prélats 
ariens.  Si,  de  ce  côté,  on  ne  trouve  pas  l'équivalent  d'Ulfi- 
la,  il  faut  bien  reconnaître  que  l'exemple  des  Goths 
contribua  beaucoup  à  décider  les  autres  nations  germa- 
niques. L'arianisme  commence,  en  ce  moment,  une  nou- 
velle  carrière.  Goths  de  l'ouest  et  de  l'est,  Burgondes, 
Suèves,  Vandales,  Lonàbards,  vont  en  faire  leur  religion 
nationale;  dans  les  provinces  arrachées  par  eux  à  l'em- 
pire ils  remettront  en  honneur  la  confession  de  Rimini  ; 
jusqu'au  vi«  et  au  vu"  siècle  elle  y  tiendra  en  échec  la  foi 


1  A  noter  cependant  l'histoire  de  Fritigil,  reine  des  Marco- 
mans,  que  saint  Ambroise  avait  catéchisée  par  lettre  (Paulin,  Vita 
Ambr.,  36).  Elle  persuada  au  roi  son  mari  de  se  donner  aux  Ro- 
mains et  vint  elle-même  à  Milan,  où  saint  Ambroise  venait  de 
mourir. 


l'orient  chrétien. sous  théodose  575- 

de  Nicée.  Mais  ce  sont  là  des  développements  postérieurs- 
et  occidentaux.  Pour  le  moment  tout  ce  qu'il  y  a  lieu  de 
relever,  c'est  que,  même  à  l'intérieur. de  l'empire,  tant 
en  Orient  qu'en  Occident,  et  parmi  les  populations  ro- 
maines, l'arianisme  va  profiter  du  prestige  de  ses  nou- 
veaux adhérents.  Inutile  de  songer  à  l'extirper  de  l'ar- 
mée; les  Goths  s'imposent  désormais  comme  troupes 
auxiliaires,  et  cela  sous  le  commandement  de  leurs  chefs 
nationaux  ;  du  reste,  même  dans  les  rangs  de  l'armée 
régulière  et  de  son  état- major  supérieur,  ils  sont  large- 
ment représentés.  Il  faut  compter  avec  eux,  sur  ce  point 
comme  sur  tant  d'autres. 


2°  —  Théodose  et  les  sectes. 

Les  sectateurs  barbares  de  l'ayianisme  n'étaient  pas 
seuls  à  réclamer  l'attention  de  l'empereur  Théodose.  Il 
avait  été  rela4;ivement  aisé  de  remettre  les  églises  aux- 
prélats  orthodoxes  et  de  faire  pleuvoir  les  sentences 
conciliaires  sur  les  partisans  de  Démophile  et  d'Eunome. 
L'accord  des  esprits  ne  se  faisait  pas  aussi  rapidement. 
Evincé  des  édifices  officiels,  l'enseignement  hérétique  se 
maintenait  dans  les  conventicules  ;  l'esprit  d'Aéce  y 
soufflait  toujours.  On  avait  beau  exiler  Eunome;  il  trou- 
vait partout  le  moyen  d'entretenir  la  controverse.  C'est 
surtout  à  Gonstantinople  qu'elle  sévissait.  On  en  était  as- 
sailli dans  la  rue,  sur  les  places  publiques  ;  il  n'y  avait 
pas  de  carrefour  où  l'on  ne  discutât  avec  fureur  sur  les 


576  CHAPITRE   XVI 

choses  les  plus  Incompréhensibles.  Le  changeur  à  qui 
l'on  s'adressait  pour  avoir  de  la  monnaie  vous  parlait  de 
l'engendré  et  de  l'inengendré  ;  le  boulanger,  au  lieu  de 
vous  indiquer  le  prix  du  pain,  déclarait  que  le  Père  est 
le  plus  grand  et  que  le  Fils  lui  est  soumis.  Vous  deman- 
diez un  bain  :  «  Le  Fils  vient  sûrement  du  néant  »,  répon- 
dait le  baigneur  anoméen  *. 

Théodose  eût  bien  désiré  mettre  un  terme  à  ces  divi- 
sions  et  n'avoir  pas  à  sévir  contre  des  dissidents,  qui, 
après  tout,  étaient,  pour  la  plupart,  des  gens  convaincus 
et  tranquilles.  Il  se  figura  que,  par  son  intervention  di- 
recte, il  obtiendrait  quelques  résultats  2.  Après  les  deux 
réunions  conciliaires  de  381  et  de  382,  il  en  convoqua 
une  troisième,  en  383,  qui  devait  avoir  le  caractère  d'un 
colloque  entre  les  chefs  des  diverses  confessions  ;  l'empe- 
reur y  interviendrait  et  tâcherait  de  ménager  une  en- 
tente. 

La  réunion  eut  lieu  en  effet  ^  ;  elle  se  tint  au  mois  de 
juin.  Ulfila,  malgré  son  grand  âge,  se  transporta  à  Gons- 
tantinople,  où  il  mourut  aussitôt  arrivé.  Nous  avons  en- 
core la  profession  de  foi  qu'il  entendait  remettre  à  l'em- 
pereur. Eunome,  à  ce  moment,  résidait  à  Ghalcédoine; 


1  Grégoire  de  Nysse,  Or.  de  Deitate  Filii  et  Sp.  S.,  Migne,  P.  G., 
t.  XLVI,  p.  557. 

2  Un  récit  légendaire  rapporté  par  Sozomène  (VII,  6)  et  Théo- 
doret  (V,  16  ;  celui-ci  y  fait  intervenir  Amphilochius  d'Iconium) 
représente  Thébdose  comme  hésitant,  alors  encore,  entre-  l'aria- 
nisme  et  l'orthodoxie.  Rien  n'est  plus  invraisemblable. 

3  Kauffmann,  Aus  de?-  Schuie  des  Wulfila,  p.  76.  Cf.  ci-dessus, 
p.  57d. 


l'orient  chrétien  sous  ïhéodose  577 

il  vint  présenter  la  sienne,  qui  s'est  aussi  conservée  *. 
Les  autres,  Démophile  pour  les  Ariens,  Eleusius  pour 
les  Macédoniens,  en  firent  autant.  A  en  juger'par  les  do- 
cuments d'Eunome  et  d'Ulfila,  chacun  s'était  borné  à 
déclarer  sa  croyance,  sans  faire  le  moindre  pas  vers  la 
conciliation.  Les  explications  orales  ne  témoignèrent  non 
plus  d'aucun  désir  d'entente.  Suivant  une  tradition,  les 
orthodoxes  auraient  proposé  de  s'en  tenir  à  celle  des  for- 
mules qui  reproduirait  l'enseignement  des  anciens  Pères, 
de  ceux  qui  avaient  vécu  avant  l'apparition  de  l'aria- 
nisme;  cette  demande  n'aurait  pas  été  accueillie  2,  Dans 
ces  conditions  il  n'y  avait  qu'à  persévérer  dans  les  voies 
de  rigueur,  et  c'est  ce  qui  fut  fait.  Une  nouvelle  loi  ^  in- 
terdit les  réunions  de  culte,  publiques  ou  privées,  des 
Eunomiens,  Ariens  et  Macédoniens,  tout  comme  celles 
des  Manichéens  et  sectes  analogues.  Les  Nôvatiens  seuls 
obtinrent  qu'on  tolérât  leurs  églises. 

Il  parait  bien,  du  reste,  que,  sinon  en  droit,  au  moins 
en  fait,  il  en  fut  de  même  des  Macédoniens  et  des  Ariens. 
Leurs  assemblées  étaient  prohibées,  mais  elles  se  tenaient 
tout  de  même  et  la  police  fermait  les  yeux  *,  en  dépit 
des  réclamations  de  certains  évêques.  A  quoi  eût  servi 
la  rigueur  ?  Les  sectes  s'acheminaient  toutes  seules  vers 

1  Migne,  P.  G.,  t.  LXVII,  p.  587,  note  34;  Mansi,  t.  III.  p.  645. 

2  Socrate,  V,  10,  qui  exagère  évidemment  le  rôle  joué  alors  par 
les  Nôvatiens. 

3  Cod.  Theod..  XVI,  5,  11,  du  25  juillet  383  ;  cf.  XVI,  5,  12  et  13, 
du  3  décembre  et  du  21  janvier  suivants. 

4  Socrate,  V,  20. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  37 


578  CHAPITRE   XVI 

leur  fin.   Chaque  jour  elles   perdaient   des   adhérents; 
ceux  qui  restaient  s'exaltaient  entre  eux,  se  querellaient, 
faisaient  schisme.  Quand  Démophile  fut  mort,  on  alla 
lui  chercher  un  successeur  en  Thrace,  un  certain  Ma- 
rinus;  d'autres  ariens  acclamèrent  Dorothée,  dépossédé 
de   son    évêché    d'Antioche.    D'accord   sur  le  fond    du 
dogme  arien,  les  deux  partis  avaient  découvert  des  points 
sur  lesquels  ils  ne  pouvaient  s'entendre.  Avant  Ja  création 
du  Fils,  Dieu  pouvait-il  être  appelé  Père  ?  Oui^,  disait 
Marin  ;  non,  déclarait  Dorothée.    Un  pâtissier  syrien, 
Théoctiste,   soutenait  chaudement  les  idées  de  Marin; 
aussi  les  disciples  de  celui-ci  avaient- ils  reçu  le  sobriquet 
de  Pâtissiers  [Psathyriani).  Ils  avaient  aussi  l'appui  de 
l'évèque  des  Goths^,  Selenas,  successeur  d'Ulfila.  Gela  leur 
créait  une  certaine  respectabilité,  mais  ne  les  empêchait 
pas  de  se  diviser  encore:  l'évèque  psathyrien  d'Ephèse, 
un  certain  Agapius,  eut  des  difficultés  avec  Marin.  C'est 
seulement  en  419  que  ces  querelles  intérieures  s'apai- 
sèrent 1. 

Les  Eunomiens,  qui,  du  reste,  n'étaient  pas  moins 
divisés  entre  eux,  furent  pourchassés  avec  plus  de  ri- 
gueur. J'ai  parlé  plus  haut  des  exils  successifs  de  leur 
prophète  Eunome.  Ces  sectateurs  semblent  avoir  pris 
plaisir  à  renforcer  les  différences  qui  les  séparaient 
de  l'orthodoxie.  Ils  allèrent  jusqu'à  modifier  le  rituel  du 
baptême,  duquel  ils  éliminèrent  et  la  triple  immersion 
et  rénumération  des  personnes  divines.  Une  fois  pourvus 

1  Socrate,  V.  2i. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  bld' 

d'un  baptême  spécial,  ils  ne  tardèrent  pas  à  le  présenter 
comme  le  seul  efficace  et  à  rebaptiser  ceux  qui  venaient 
à  eux  des  autres  sectes.  C'est  contre  eux  .qu'on  légifère- 
en  des  rescrits  sans  cesse  renouvelés  ^  et  que  s'escriment 
de  tous  côtés  les  théologiens  orthodo:^es.  De  Basile  d'An- 
cyre  et  de  ses  amis,  saint  Basile  de  Gésarée  avait  hérité 
cette  controverse  :  son  frère  Grégoire  de  Nysse  la  reprit 
après  lui  ^.  Chrysostome,  à  Antioche,  prononça  de- 
nombreux  discours  contre  les  anoniéens. 

3°  —  L' Asie-Mineure. 

Ce  n'était  pas  seulement  de  ces  dissidences  récentes^ 
toutes  plus  ou  moins  dérivées  de  l'hérésie  d'Arius,  que- 
les  èvêques  de  Théodose  avaient  à  se  préoccuper.  Les- 
vieille^  sectes  organisées  depuis  le  ii^  et  le  iir  siècle- 
continuaient  à  subsister  et  à  diviser  l'Eglise.  Les  No- 
vatiens,  tolérés  depuis  assez  longtemps',   étaient  très- 

1  Cod.  Theod.,  XVI,  5,  8,  U-13,  17,  23,  25,  27,  31,  32,  34,  36,  i9r 
58,  60,  65. 

2  L'  «  Apologétique  j  d'Eunome,  exposé  doctrinal  publié  par 
ce  docteur  dans  les  premières  années  de  sa  carrière  théologique^ 
fut  réfuté  par  saint  Basile  —  qui  nous  en  a  ainsi  conservé  le  texte*. 
—  avant  son  élévation  à  l'épiscopat.  Eunome  répondit  à  Basile  ;-. 
mais  il  prit  son  temps  et  sa  réponse  venait  à  peine  d'être  publiée, 
quand  Basile  mourut.  L^évêque  de  Gésarée  y  était  attaqué  per-- 
sonnellement  et  avec  beaucoup  d'aigreur.  Ses  frères,  Pierre  de  Se— 
baste  et  Grégoire  de  Nysse,  pensèrent  qu'il  y  avait  lieu  de  répliquer.-. 
Telle  est  l'origine  des  douze  livres  de  Grégoire  contre  Eunome.  — 
Apollinaire  et  Didyme  avaient  aussi  écrit  contre  l' i  Apologétique.  » 

3  Pour  leur  situation  sous  Constantin  et  Constance,  voir  le.; 
chapitre  suivant. 


580  CHAPITRE    XVI 

nombreux  à  Constantinople  et  dans  les  provinces  asia- 
tiques de  Bithynie,  de  Paphlagonie  et  de  Phrygie.  En 
ces  pays  de  mœurs  simples,  le  rigorisme  trouvait  tou- 
jours  accueil.  Leurs  communautés  les  plus  puissantes, 
celles  qui  donnaient  le  ton  aux  autres,  étaient  celles 
de  Constantinople,  de  Nicomédie,  de  Nicée,  de  Kotyaeon 
(Kutahié).  L'historien  Socrate,  très  renseigné  sur  ce 
groupe  religieux,  raconte  diverses  choses  sur  les  évo- 
ques novatiens  de  Constantinople,  Acesius^  qui  vivait 
au  temps  du  concile  de  Nicée  et  avait,  paraît-il,  rendu 
témoignage  à  l'homoousios,  puis  Agelius,  persécuté  avec 
les  catholiques  sous  Constance  et  sous  Valons.  Agelius 
vivait  encore  en  383  ;  il  prit  part  au  colloque  religieux 
de  cette  année^.  Dans  ce  petit  monde  rigoriste,  il  y 
avait  quelques  hommes  distingués,  qui,  soit  par  tradition 
de  famille,  soit  par  attrait  pour  une  piété  épurée,  s'y 
trouvaient  plus  à  l'aise  que  dans  les  multitudes  de  la 
grande  Eglise.  Sous  Valens,  un  d'entre  eux,  Marcien, 
après  avoir  fait  carrière  au  palais  impérial,  fut  élevé 
au  presbytérat  ;  il  était  fort  instruit  :  ses  croyances  n'em- 
pêchèrent pas  l'empereur  de  lui  confier  l'éducation  de 
ses  filles  Anastasie  et  Garosa.  Il  profita  de  sa  faveur 
pour  faire  adoucir  les  mesures  de  rigueur  dont  ses  core- 
ligionnaires avaient  alors  àsoufi^rir^.  Son- fils  Chrysanthe 
était,  lui  aussi,  un  homme  en  vue;  il  exerça  sous  Théo- 
dose lès  fonctions  de    consulaire  d'Italie  et  de  vicaire 

1  Socrate,  I,  10. 

2  Socrate,  IT,  38  ;  IV.  9;  V,  10 

3  Socrate,  IV,  9. 


L'ORIENT   CHRÉTIEN   SOUS    THÉODOSE  581 

des  Bretagnes  *.  Un  autre  prêtre  novatien,  Sisiniu?, 
avait  suivi  jadis,  en  compagnie  de  Julien,  les  leçons  de 
Maxime  d'Ephèse.  Agelius,  avant  de  mourir,  consacra 
évêques  Marcien  et  Sisinius,  en  stipulant  toutefois  que 
Marcien  exercerait  le  premier  les  fonctions  épiscopales 
et  que  Sisinius  serait  son  successeur. 

C'est  ce  qui  arriva.  Marcien  eut  beaucoup  de  diffi- 
cultés avec  un  de  ses  prêtres,  Sabbatius,  qui  se  mit  à 
faire  schisme  à  propos  de  la  date  dej  Pâques.  C'était 
là  une  vieille  querelle.  Chez  les  Novatiens,  comme  chez 
l«s  catholiques  avant  le  concile  de  Nicée,  il  y  avait  deux 
manières  de  fixer  la  date  pascale  ;  les  uns  tenaient  compte 
de  l'équinoxe,  et  c'était  le  plus  grand  nombre  ;  sur  ce 
point  les  Novatiens  de  Rome  et  de  Constantinople  étaient 
d'accord  avec  la  grande  Eglise  ;  d'autres,  comme  les 
Orientaux  avant  Nicée  et  les  Audiens  après,  s'en  rap- 
portaient aux  calculs  juifs.  Ce  dernier  usage  avait  été  ca- 
nonisé, au  temps  de  Valons,  dans  un  concile  tenu  au 
bourg  de  Pazos^  près  des  sources  du  Sangarius,  par  un 
«ertain  nombre  d'évêques  novatiens  de  la  région  phry- 
gienne. Marcien  n'osa  pas  se  mettre  en  conflit  avec  eux  ; 
il  fit  décider  dans  un  synode  que  chacun  ferait  la  Pâque"^ 
selon  l'usage  qui  lui  agréerait  ^ 

En  Phrygie  le  foyer  montaniste  de  Pépuze  se  main- 
tenait ;  il  avait  même  assez  de  rayonnement  pour  pro- 
voquer des  lois  répressives.  Les  Montanistes,  Priscil- 

1  Socrate,  VU,  12. 

»  Socratg.  IV,  28;  V,  21. 


5S2  "  •      CHAPITRE   XVI 

Jiiinistes  ',  Phrygiens,  PépuzienS;,  Tascodrugites,  sont 
-mentionnés  de  temps  en  temps  dans  le  code  théodosien^. 
Tous  les  ans  ils  célébraient,  le  6  avril,  une  grande  pa- 
^négyrie,  qui  était  pour  eux  la  fête  de  Pâques  ^.  On  en 
convertissait  quelquefois*  ;  mais  plus  on  allait,  plus 
ces  vieilles  sectes  se  cantonnaient  dans  un  particula- 
risme farouche.  Il  y  avait  aussi  les  partisans  de  l'en- 
cratisme  obligatoire,  isolés  d'abord,  maintenant  grou- 
pés en  confréries  propagandistes,  diverses  de  noms  et 
d'observances,  Encratites,  Hydroparastates,  Apotacti- 
ques,  Saccophores  ^  Ceux-ci,  comme  leur  nom  l'indique, 
étaient  vêtus  de  sacs.  Une  autre  variété  d'enthousiates 
se  manifeste  au  moment  où  nous  sommes,  les  Messaliens 
on  Euchites.  Ces  deux  dénominations,  dont  la  première 
€st  sémitique,  l'autre  grecque,  pourraient  se  traduire 
par  le  mot  Prieurs.  Le  mouvement  qu'elles  désignent, 
originaire  de  la  région  où  le  pays  syriaque  confine  à 
l'Arménie,  se  propagea  très  vite  en  Syrie  et  en  Asie- 
Mineure.  Epiphane  en  parle  dans  son  Panarion,  écrit 
antérieuF  à  la  mort  de  l'empereur  Valens.  Au  commen- 
cement, les  Messaliens  n'avaient  aucune  organisation, 
C'étaient  des  gens  qui  avaient  renoncé  à  leurs  biens,  ne 
■wivaient  que  d'aumônes,  allaient  et  venaient,  toujours 
^priant  et  ne  faisant  autre  chose.   Le  soir  venu  ils  dor- 

■1  Disciples  de  la  prophétesse  Priscille;  ne  pas  confondre  avec 
les  Priscillia.nistes  d'Espagne, 

2  Cod.  Theod..  XVI,  3,  10,  40,  48,  57,  63. 

3  Sozom.,  VII.  18. 
*  Basile,  Ep.  188. 

5  Basile,  Ep.  188,  189. 


l'orient -CHRÉTIEN  ^OUS    THÉODOSE  583 

maient  pêle-mêle,  hommes  et  femmes,  en  plein  air  autant 
que  possible.  Des  offices  de  l'Eglise  et  de  ses  jeûnes  ils  ne 
s'inquiétaient  en  aucune  façon.  Par  la  prière  seule  et 
par  le  détachement  absolu  des  biens  de  ce  monde  ils  se 
tenaient  en  rapport  avec  Dieu  et  ses  saints,  et  en  rap- 
port si  étroit  qu'ils  n'hésitaient  pas  à  s'attribuer  à  eux- 
mêmes  les  qualifications  d'anges,  de  prophètes,  de  patriar- 
ches, de  Christs.  Suivant  eux  le  baptême  n'efface  que  les 
péchés  passés  ;  il  n'empêche  pas  qu'en  chaque  homme  il 
n'habitO;,  dés  sa  naissance,  un  démon  avec  lequel  il  faut 
lutter  sans  cesse.  La  lutte  contre  les  démons  les  préoc- 
cupait extrêmement  ;  quand  elle  s'exaspérait  en  eux,  on 
les  voyait  faire  le  geste  de  lancer  des  traits,  exécuter 
d'énormes  bonds  ou  même  se  mettre  à  danser. 

Ces  derviches  chrétiens  étaient  aussi  faits  que  pos- 
sible pour  alarmer  l'épiscopat  d'alors,  tout  entier  à  la 
tâche  de  pacifier  l'Eglise  et  d'y  maintenir  une  bonne 
tenue.  Le  premier  qui  s'en  occupa  fut  le  métropolitain 
d'Iconium^,  Amphilochius  :  à  la  tête  d'un  concile  tenu  à 
Sidé  en  Pamphylie,  il  condamna  sévèrement  un  tel  genre 
de  vie.  Avis  de  cette  condamnation  fut  donné  à  l'évê- 
que  d'Antioche,  Flavien,  qui  assisté  de  quelques  évê- 
ques,  fit  comparaître  l'un  des  chefs  messaliens,  Adel- 
phius,  vieillard  très  avancé  en  âge.  Il  parvint,  en  usant 
de  ruse,  à  lui  faire  avouer  ses  secrets,  car  la  secte  en 
avait  et  les  dissimulait  avec  le  plus  grand  soin.  Une 
seconde  fois,  les  Messaliens  furent  condamnés.  Flavien, 
du  reste,  fit  le  nécessaire  pour  que  sa  sentence  fût  ac- 
ceptée par  les  évêques  de  Mésopotamie  et  d'Arménie- 


584  CHAPITRE   XVI 

Mineure,  pays  où  l'étrange  secte  avait  jeté  ses  premières 
racines  1. 

Il  s'en  faut  que  ces  mesures  disciplinaires  et  les 
proscriptions  législatives  dont  elles  furent  suivies  aient 
eu  raison  du  messalianisme.  Cette  hérésie  se  maintint 
en  Pamphylie  et  dans  l'est  de  l'Asie-Mineure.  En  Armé- 
nie aussi  elle  donna  longtemps  des  préoccupations. 

Amphilochius  d'Iconium,  que  nous  avons  vu  paraître 
en  cette  affaire,  était,  sous  Théodose,  le  personnage  ec- 
clésiastique le  plus  important  de  toute  l'Asie-Mineure. 
En  lui,  bien  plus  qu'en  ses  proches,  Basile  avait  trouvé 
un  héritier.  A  vrai  dire  Amphilochius  était  son  œuvre. 
Elevé  à  l'école  de  Libanius,  qui  lui  conserva  toujours 
beaucoup  d'affection,  puis  avocat  à  Gonstantinople,  il 
n'était  pas  resté  longtemps  dans  le  monde  et  vivait  re- 
tiré en  Gappadoce  auprès  de  son  père  infirme,  quand 
Basile,  vers  la  fin  de  l'année  373,  fut  prié  par  les  gens 
d'Iconium  de  leur  choisir  un  évêque.  Son  choix  tomba 
sur  Amphilochius,  qui  n'avait  guère  dépassé  la  trentaine. 
Juste  à  ce  moment,  la  ville  d'Iconium  devenait  métro- 
pole d'une  nouvelle  province,^  celle  de  Lycaonie,  formée 
aux  dépens  de  la  Pisidie  et  de  l'Isaurie.  De  là  certaines 
difficultés  spéciales,  qui  obligaient  le  nouvel  évêque  à 
recourir  souvent  aux  lumières  de  son  illustre  protecteur. 
Basile  ne  lui  fit  pas  défaut.  Nombre  de  ses  lettres  sont 
adressées  à  Amphilochius,  notamment  ses  trois  épîtres 

i  Sur  cette  affaire,  voir  Pliotius,  cod.  52,  qui  dépouille  un  dos- 
sier de  pièces  officielles  ;  cf.  Tliéodoret,  Haer.  fab.,  IV,  11. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  585 

synodiques  ^  qui  passèrent  plus  tard  dans  les  codes 
canoniques  grecs  avec  une  autorité  analogue  à  celle  que 
revêtent,  dans  les  recueils  latins,  les  décrétales  des  papes 
L'évêque  de  Gésarée,  outre  qu'il  trouvait  dans  cette 
direction  un  aliment  à  son  zèle,  était  heureux  d'avoir, 
dans  le  centre  de  l'Asie-Mineure,  un  homoae  de  con- 
fiance, plein  d'énergie  et  de  dévouement.  Par  lui  il 
pouvait  rallier  les  bonnes  volontés  éparses  en  Phrygie, 
en  Pisidie  et  jusque  dans  les  provinces  plus  lointaines  de 
Lycie  et  de  Pamphylie.  Amphilochius  venait  de  temps 
à  autre  à  Gésarée,  malgré  la  difficulté  du  voyage  à  travers 
le  steppe  central  d'Asie-Mineure.  Basile  aussi  se  montra 
à  Iconium.  En  376  il  y  fit  parvenir  son  traité  du  Saint- 
Esprit,  qui  fut  lu  en  synode  et  envoyé  par  les  soins 
d'Amphilochius  aux  provinces  plus  éloignées,  comme 
préservatif  contre  la  propagande  des  Pneumatomaques, 
Sous  une  telle  direction,  Amphilochius,  qui,  avant  de 
devenir  évêque,  ne  s'était  guère  occupé  de  théologie, 
devint  bientôt  un  homme  de  grande  doctrine  et  une 
sorte  d'oracle.  De  ses  écrits,  cependant,  il  ne  nous  reste 
guère  que  des  fragments  2.  On  a  vu  qu'en  381  il  fut  dé- 
signé, avec  son  voisin  Optime,  le  métropolitain  de  Pi- 
sidie, comme  centre  des  rapports  ecclésiastiques  dans 
le  diocèse  occidental  d'Asie-Mineure.  Ils  paraissent  avoir 
vécu  tous  les  deux  autant  que  régna  Théodose  ^.  Très  liés 

1  Ep.Am,  199,  217. 

2  Sur  Amphilochius,  voir  la  monographie  de  Karl  Holl,  Am- 
philochius von  Iconium,  Tubingue,  1904,  Cf.  G.Ficker,Amphilochiana» 
1"  partie,  Leipzig,  1906. 

3  Amphilochius  assista  encore  au  concile  de  394. 


586  CHAPITRE    XVI 

avec  les  frères  de  Basile  et  avec  Grégoire  de  Nazianze, 
ils  jouissaient,  à  Gonstantinople  aussi,  d'une  précieuse 
amitié,  celle  de  la  célèbre  matrone  Olympias,  qui  rendit 
plus  tard  tant  de  services  à  Ghrysostome  i.  C'est  chez 
elle  que  mourut  Optime. 

En  Gappadoce  et  dans  les  pays  voisins  la  tradition 
de  Basile  vivait  toujours,  représentée  par  sa  famille  et 
ses  amis.  Emmélie  avait  assez  vécu  pour  voir  son  fils 
évêque  ;  après  elle,  sa  fille  aînée,  Macrine,  dirigea  le 
monastère  d'Annesi,  sur  l'Iris,  organisé  par  elles  en 
face  du  lieu  où  Basile  lui-même  avait  sa  solitude.  Ma- 
crine survécut  quelques  années  à  sa  mère,  quelques 
mois  seulement  à  Basile.  C'est  près  d'elle  qu'avait 
été  élevé  le  plus  jeune  de  ses  frères,  Pierre,  qui,  peu 
après  sa  mort,  fut  élu  évêque  de  Sébaste.  Son  autre 
frère,  Grégoire  de  Nysse,  assista  à  ses  derniers  mo- 
ments ;  leurs  entretiens  suprêmes  forment  le  cadre  de 
son  dialogue  «  L'âme  et  la  résurrection  ». 

L'évêque  de  Nysse,  traité  naguère  d'un  peu  haut  par 
son  grand  frère  Basile,  prenait  maintenant  beaucoup 
d'importance.  Il  était  orateur;  on  le  recherchait  pour 
les  'grandes  oraisons  funèbres  et  autres  discouts  d'ap- 
parat. Lui  que  Basile  trouvait  trop  simple  pour  aller 
négocier  avec  le  pape  Damase,  il  se  vit  attribuer  par  le 
concile  de  381  ^  une  mission  de  grande  confiance  auprès 

1  Palladius,  Dial.  17. 

2  On  hésite  pour  cette  mission  entre  le  concile  d'Antioche 
en  379  et  celui  de  Gonstantinople  tenu  deux  ans  plus  tard.  Je  crois 
qu'il  s'agit  de  celui-ci. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  587 

des  évêques  d'Arabie  et  de  Palestine  ;  il  est  vrai  qu'il 
en  revint  "sans  ïrvoir  réussi.  C'était  un  théologien;  il 
écrivait  contre  Eunome  ^  et  contre  Apollinaire;  on  lui 
doit  un  remarquable  exposé  doctrinal,  intitulé  Grande 
Catéchèse,  et  bien  d'autres  menus  traités.  Ses  vies  de 
saint  Grégoire  le  Thaumaturge  et  de  sainte  Macrine  lui 
donnent  rang  parmi  les  hagiographes.    " 

Gomme  tous  les  prédicateurs  de  ce  temps,  il  disserta 
beaucoup  sur  l'Ecriture  sainte.  En  exégèse  tous  les 
Cappadociens  étaient  tributaires  d'Origène.  Basile  et 
Grégoire  de  Nazianze  avaient  formé  ensemble,  sous  le 
titre  de  Philocalie,  un  recîleil  des  plus  beaux  morceaux 
du  docteur  alexandrin.  Cependant  ils  s'étaient  abstenus 
de  s'approprier  celles  ^e  ses  idées  qui  s'écartaient  de 
l'enseignement  reçu.  Grégoire  de  Ny sse  fut  moins  réservé. 
Il  se  laissa  séduire  par  la  doctrine  de  la  restauration 
dernière  (à,7i;oxaTa,(7TaGi<;),  du  salut  universel  destiné  à 
s'étendre  finalement  aux  plus  méchants  des  hommes  et 
aux  démons  eux-mêmes. 

L'autre  Grégoire,  l'évêque  démissionnaire  de  Constan- 
tinople,  s'était  retiré  dans  son  pays  de  Nazianze.  Avant 
de  quitter  la  capitale  il  avait  rédigé  son  testament,  do- 
■cument  curieux,  qui  s'est  conservé  parmi  ses  œuvres. 
A  Nazianze  il  n'y  avait  pas  d'évêque.  Depuis  la  mort 
du-*^eux  Grégoire  le  siège  était  resté  inoccupé.  Son 
fils  n'avait  nullement  l'idée  de  s'y  installer  :  ses  pré- 
tendues  translations    lui    avaient   valu    trop    d'ennuis 

1  Ci-dessus,  p.  579,  note  2. 


588  CHAPITRE    XVI 

pour  qu'il  pût  songer  à  s'en  permettre  une  autre.  Ce-, 
pendant  il  lui  était  impossible  de  se  désintéresser  de 
celte  église.  Il  la  dirigeait  d'Arianze,  un  bien  de  sa 
famille,  oùXl  habitait  ordinairement.  Son  aventure  l'avait 
ulcéré.  Le  souvenir  amer  qu'il  en  conserva  se  traduit 
dans  sa  correspondance  et  dans  ses  vers.  Car  il  écrivait 
beaucoup  ;  presque  toutes  ses  lettres  sont  de  ces  dernières 
années.  Il  lui  arrivait  de  passer  le  carême  sans  prononcer 
une  parole,  et  c'était  sans  doute  une  grande  pénitence, 
pour  lui  et  pour  les  autres  ;  mais  sa  plume  ne  s'arrêtait 
pas. 

Dans  le  clergé  de  Nazianze  il  y  avait  un  parti  apol- 
linariste  :  cela  compliquait  la  situation.  Les  évêques 
de  la  région,  à  leur  tête  Théodore,  le  nouveau  métro- 
politain de  Tyane,  ne  voyaient  pas  d'inconvénient  à  ce 
que  la  vacance  se  prolongeât  sous  un  tel  administrateur, 
et  c'est  ce  qui  fait  qu'il  était  si  difficile  à  Grégoire  de 
donner  un  successeur  à  son  père  ;  mais  il  y  avait  encore 
à  craindre  que,  les  évêques  venant  à  consentir  à  l'élection, 
on  ne  leur  amenât  un  candidat  de  foi  suspecte.  C'est  dans 
ces  circonstances  que  Grégoire  écrivit  à  Cledonius,  un 
des  prêtres  de  NazianzO;,  deux  lettres  où  il  traite,  contre 
les  Apollinaristes,  le  sujet  de  l'Incarnation.  Ces  lettres 
eurent,  par  la  suite,  la  même  vogue  que  ses  discours 
sur  la  Trinité  ;  dans  les  controverses  des  siècles  suivants 
on  les  voit  attestées  sans  cesse.  Sur  le  moment  elles 
n'eurent  aucun  effet  à  Nazianze.  Les  Apollinaristes,  pro- 
fitant d'une  maladie  qui  tenait  Grégoire  éloigné,  par- 
vinrent à  se  donner  un  évêque.  C'en  était  trop  :  Grégoire 


L'ORIENT   CHRÉTIEN   SOUS   THÉODOSE  589 

protesta;  le  gouverneur  le  débarrassa  de  son  intrus  et 
les  évêques  de  Gappadoce  pourvurent  enfin  à  la  vacance 
de  l'église  menacée. 

Il  vécut  encore  quelques  années,  dans  la  retraite  et 
les  austérités,  sans  toutefois  se  désintéresser  des  affaires 
locales,  ni  même  de  la  situation  générale  de  l'Eglise.  Par 
ses  poésies  il  entendait  faire  concurrence  à  celles  d'Apol- 
linaire; il  tenait  l'œil  ouvert  sur  ce  parti,  très  actif  alors, 
en  dépit  des  condamnations  dont  il  avait  été  accablé,  L^s 
Apollinaristes  profitaient  de  la  tolérance  de  Théodose, 
qui  laissait  volontiers  dormir  les  lois  sur  les  hérétiques, 
et  de  l'indolence  de  Nectaire,  qui  ne  semblait  pas  d'hu- 
meur à  les  réveiller.  Grégoire  crut  devoir^  du  fond  de 
sa  solitude,  en  faire  des  reproches  à  son  successeur  *. 
C'est  sans  doute  à  son  intervention  que  les  Apollina- 
ristes durent  la  loi  de  388,  par  laquelle  leur  organi- 
sation religieuse  était  proscrite  à  nouveau.  Grégoire 
mourut  en  389  ou  390. 

L'île  de  Chypre  était  en  relations  constantes  avec 
le  sud  de  l'Asie-Mineure.  Au  moment  où  nous  sommes, 
elle  formait,  au  civil,  une  province  à  part,  dont  la  mé- 
tropole, Salamine,  avait  pour  évêque  Epiphane^,  un  saint 
homme,  réputé  dans  tout  l'Orient.  Le  suffrage  des  Chry- 
priotes  l'avait  tiré,  en  367,  de  son  monastère  d'Eleu- 
theropolis  en  Palestine,  où  il  avait  mené  longtemps  une 


1  Ep.  202. 

2  Ci-dessus,  p.  513, 


590  GHA.PITRE    XVI 

vie  austère  et  studieuse.  J'ai  déjà  dit  comment  cette 
fondation  monacale  se  rattache  à  un  assez  long  séjour 
qu'Epiphane  avait  fait  en  Egypte^,  dans  sa  première 
jeunesse.  Ce  n'est  pas  seulement  avec  les  solitaires  qu'il 
y  avait  été  en  rapport  ;  il  avait  rencontré  aussi  beau- 
coup d'hérétiques,  dont  les  singularités  excitèrent  son 
attention.  Il  faillit  même  les  connaître  de  trop  près.  Des 
dames  gnostiques  s'intéressèrent  à  lui  et  prétendirent 
l'initier  à  des  cérémonies  rédemptrices.  Heureusement 
il  commença  par  lire  leurs  livres,  qui  l'édifièrent  sur  les 
intentions  des  doctoresses  : .  Joseph,  cette  fois  encore, 
échappa  au  harem  de  Putiphar.  Il  se  vengea  de  cette 
aventure  en  dénonçant  à  l'évêque  du  lieu  tous  les  sec- 
taires qu'il  connaissait;  l'évêquô  fit  agir  la  police  et 
quatre-vingts  personnes  furent  chassées  de  la  ville  ^ 

A  ce  temps-là,  évidemment,  remonte  sa  haine  vigou- 
reuse pour  les  hérétiques.  11  commença  de  bonne  heure 
à  s'informer  de  leur  histoire  et  à  recueillir  les  livres  et 
les  documents  propres  à  le  renseigner.  Cependant  il  n'é- 
crivit rien  avant  d'être  évêque.  G'estvà.  la  sollicitation 
de  quelques  personnes  de  Syedra  en  Pamphylie  qu'il . 
rédigea  d'abord,  sur  les  hérésies  trinitaires  du  temps, 
un  traité  intitulé  Ancorat,  à  la  fin  duquel  apparaît,  pour 
la  première  fois,  le  symbole  actuellement  en  usage  sous 
le  nom  de  symbole  de  Nicée  Peu  après,  deux  salitaires 
syriens,  Acace  et  Paul,  l'exhortèrent  à  entreprendre  une 
réfutation  générale  de  toutes  les  hérésies.  Il  y  travailla 

1  Haer.,  XXVI,  17. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  591 

plusieurs  années,  de  374  à  377;  cette  seconde  compi- 
lation reçut  le  nom.  de  Panarion.  Quatre-vingts  hérésies 
y  sont  décrites  et  combattues.  La  série  s'ouvre  par  les 
sectes  philosophiques,  Stoïciens,  Platoniciens,  Pythago- 
riciens; puis  on  passe  aux  sectes  samaritaines  et  judaï- 
ques; enfin,  avec  Simon,  on  aborde  les  hérésies  chré- 
tiennes. Les  anciens  auteurs  d'hérésiologies,  notamment 
Irênée  et  Hippolyte  ^,  sont  mis  à  contribution  très  lar- 
gement ;  quelques  réfutations  d'hérésies  spéciales,  même 
des  livres  hérétiques,  ont  été  dépouillés  aussi.  Enfin,  sur 
beaucoup  de  points,  surtout  en  ce  qui  regarde  les  dis- 
sidences contemporaines,  Epiphane  parle  d'après  son 
expérience  personnelle.  En  plus  d'un  endroit  il  utilise 
des  récits  ou  des  faits  recueillis  par  lui  pendant  son 
séjour  en  Egypte.  En  ce  temps,  déjà  lointain,  il  était 
déjà  l'homme  simple  et  naïf  qu'il  resta  toute  sa  vie. 
Ce  n'est  pas  seulement  aux  dames  carpocratiennes  qu'il 
eut  affaire.  Les  Mélétiens  l'accaparèrent  de  leur  côté  et 
lui  en  contèrent  sur  leurs  origines.  Sur  Origène  aussi  on 
lui  en  fit  beaucoup  accroire.  Alors  qu'il  lui  eût  été  si  aisé 
de  trouver  l'histoire  réelle  de  ce  personnage  dans  les 
écrits  de  Pamphile  et  d'Eusèbe,  il  nous  rapporte  à  son 
sujet  d'absurdes  légendes.  Sans  doute  il  n'y  a  pas  lieu 
de  lui  reprocher  son  aversion  pour  les  idées  d'Origéne. 
Bien  d'autres  avant  lui  les  avaient  réprouvées,  Méthode 
surtout,  dont  il  s'est  approprié  les  polémiques.  Mais 
pour  lui  Origène  était  l'auteur  responsable  de  toutes  les 

I  T.  I.  p.  313. 


592  CHAPITRE    XVI 

hérésies,  qui  sous  ses  yeux,  déchiraient  l'Eglise  ;  aussi  ne 
perdait-il  pas  une  occasion  pour  charger  contre  lui,  avec 
une  vértable  fureur.  Les  cinq  langues*  qu'il  savait,  il 
entendait  les  employer  à  diffamer  Origène  dans  tout 
l'univers. 

Très  orthodoxe,  très  enthousiaste  d'A.thanase,  Epi- 
phane  ne  pouvait  manquer  d'être  pour  Paulin  contre 
Mélèce.  Cela  ne  l'empêchait  pas  d'être  en  bons  termes 
avec  Basile  et  d'accepter  les  trois  hypostases^.  Bien 
qu'en  Origène  il  ait  maudit  la  culture  hellénique,  il 
n'était  nullement  ennemi  de  la  science  :  il  tenait  Apol- 
linaire en  grande  vénération  et  saint  Jérôme  l'eut  pour 
ami.  La  chute  d'Apollinaire  l'attrista  profondément  ;  mais 
il  n'hésita  pas  à  donner  aux  Dimœrites,  comme  il  ap- 
pelait les  ApoUinaristes,  une  place  dans  sa  galerie  d'hé- 
rétiques. 

4°  —  V  Apollinarisme. 

Apollinaire,  on  l'a  vu  plus  haut^  était,  à  Laodicée, 
èvêque  d'une  petite  église  analogue  à  celle  de  Paulin 
d'xAntioche.  C'était  un  homme  de  très  vaste  culture.  De 
tous  les  chrétiens  lettrés  que  l'Orient  possédait  alors, 
c'était  de  beaucoup  le  plus  en  vue,  surtout  le  plus  fécond 

1  Grec,  égyptien,  syriaque,  hébreu,  latin.  Pour  le  latin,  Jérôme 
{Adv.  Ruf.,  II,  22)  dit  qu'il  savait  cette  langue  ex  parte.  En  fait 
il  n'écrivit  jamais  qu'en  grec,  et  très  mal. 

2  Basile,  Ep.  258. 

3  Ci-dessus,  p.  342.  - 


l'orient  chrétien  sous  théodose  593 

en  œuvres  de  plume.  Il  avait  combattu  pour  la  foi  com- 
mune, contre  Porphyre,  contre  Eunome  ^  ;  sous  Julien 
il  avait  tiré  de  la  Bible  toute  une  série  de  classiques, 
pour  remplacer  les  auteurs  de  l'antiquité  hellénique, 
interdits  aux  chrétiens.  Son  exégèse  était  célèbre.  Ré- 
pudiant l'ancien  allégorisme,  dont  Origène  et  ses  imita- 
teurs avaient  tant  abusé,  il  expliquait  les  livres  saints 
d'après  leur  sens  naturel.  Cette  manière  nouvelle  était 
accueillie  avec  plaisir,  bien  qu'elle  ne  manquât  pas  d'in-  ' 
convénients.  Par  sa  méthode  Apollinaire  se  trouva  conduit 
à  tirer  de  l'Apocalypse  la  promesse  du  règne  de  mille 
ans,  d'une  restauration  terrestre  du  Temple  et  de  la 
Loi.  Le  temps  était  loin  où  ces  idées  avait  été  popu- 
laires ;  en  Orient  elles  étaient  fort  démodées.  Ces  pers- 
pectives judaïsantes  avaient  fait  tort  à  FApocalypse 
elle-même  :  beaucoup  d'églises  lui  refusaient  la  qualité 
dé  livre  canonique. 

Mais  c'est  surtout  par  sa  théologie  qu'Apollinaire 
prêtait  le  flanc  à  la  critique.  Les  amis  de  Mélèce,  pour 
qui  l'église  de  Paulin  était  suspecte  de  sabellianisme, 
ne  se  gênaient  pas  pour  attribuer  à  Apollinaire  des 
propos  compromettants  à  ce  point  de  vue  ^.  Il  semble 
cependant  que  sur  la  question  trinifaire,  il  n'y  ait  eu 
rien  de  sérieux  à  lui  reprocher.  C'est  sur  un  autre  point 
que  sa  doctrine  suscita  des  difficultés.  Ici  quelques  ex- 
plications sont  nécessaires. 

1  D'après  Epiphane,  Haer.,  LXXVII,  24,  il  aurait  été  exilé  par 
l&s  ariens. 

2  Basile,  Ep.  129. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  38 


594  CHAPITRE   XVI 

Au  moment  où  paraît  Apollinaire,  l'Eglise  a  trouvé 
les  formules  par  lesquelles  elle  va  désormais  expliquer 
comment  elle  entend  le  rapport  entre  l'unité  de  Dieu 
et  la  divinité  de  Jésus-Christ.  L'être  divin  manifesté  en 
Jésus  est  absolument  identique  au  seul  et  unique  Dieu 
que  le  christianisme  reconnaisse  ;  il  s'en  distingue  cepen- 
dant par  une  spécialité  évidemment  mystérieuse^,  incom- 
préhensible, qui,  dans  le  langage  du  Nouveau  Testament, 
sur  lequel  se  règle  celui  de  l'Eglise,  a  pour  expression 
le  rapport  de  Fils  à  Père.  De  là  naît  la  distinction  des 
personnes,  comme,  on  dit  en  Occident,  des  hypostases, 
comme  on  dit  en  Orient.  Aux  deux  hypostases  ou  per- 
sonnes du  Père  et  du  Fils  s'ajoute,  par  une  distinction 
analogue,  la  troisième  hypostase  ou  personne  du  Saint- 
Esprit.  Ainsi  est  constituée  la  Trinité  théologique  ;  ainsi 
la  tradition  chrétienne  est  formulée,  aussi  clairement 
que  le  comporte  un  tel  mystère,  dans  la  langue  philoso- 
phique du  temps. 

Un  autre  problème  restait  à  résoudre.  Quel  est  au 
juste  le  rapport  enti*e  la  forme  humaine  de  Jésus  et 
l'être  divin  qui  s'est  uni  à  elle?  Quel  degré  de  réalité 
humaine  faut-il  reconnaître  au  Christ  que  les  apôtres 
connurent,  avec  lequel  ils  vécurent  et  conversèrent  ?  Les 
chrétiens  d'éducation  hellénique,  recrutés  par  les  pre- 
mières prédications  aux  païens,  se  trouvèrent  tout 
d'abord  tentés  par  une  explication  très  naturelle  à  leur 
point  de  vue.  La  forme  humaine,  la  vie  humaine  du 
Christ,  y  compris  sa  passion  et  sa  résurrection,  n'était 
qu'une  succession  d'apparences.  N'était-ce  pas  ainsi  que 


l'orient  chrétien  sous  théodose  595 

les  dieux  se  rendaient  visibles?  Jupiter  et  ses  collègues, 
quand  il  se  montraient  sur  terre,  prenaient  une  forme 
matérielle,  le  plus  souvent  la  forme  humaine.  On  était 
familiarisé  avec  les  opérations  magiques  qui  changent 
l'extérieur  des  êtres  et  permettent  aux  esprits  invisibles 
de  se  manifester.  Dans  la  Bible  elle-même  il  est  souvent 
question  d'apparitions  divines; -des  histoires  comme 
celle  de  Tobie  et  de  son  voyage  avec  l'ange  Raphaël 
popularisaient  l'idée  d'êtres  invisibles  de  leur  nature, 
qui  revêtaient  à  l'occasion  des  apparences  humaines  et 
semblaient  alors  appartenir  à  l'humanité.  Il  ne  faut  pas 
s'étonner  que,  dès  le  temps  de  Traj an,  saint  Ignace  d'An- 
tioche  ait  tant  à  faire  avec  l'incarnation  apparente,  le 
docétisme,  comme  on  disait.  Cent  ans  plus  tard,  son  suc- 
cesseur Sérapion  trouvait  à  Antioche  une  secte  de  «  Do- 
cètes  »,  avec  son  organisation  et  ses  livres  sacrés.  Du 
reste,  les  Gnostiques  et  les  Marcionites  s'étaient  tout  de 
suite  approprié  cette  conception,  qui  cadrait  merveilleu- 
sement avec  leurs  idées  dualistes.  Au  iv^  siècle  il  y  avait 
encore  des  Docètes  à  Antioche  et  nous  voyons  l'interpo- 
lateur  des  lettres  d'Ignace  faire  campagne  contre  la 
christologie  des  apparences.  En  certains  endroits  elle 
avait  pris  des  formes  spéciales  :  on  disait  que  la  chair  du 
Christ  était  venue  du  ciel,  qu'elle  représentait  un  anéan- 
tissement physique  de  la  divinité,  qu'elle  ne  devait  rien 
au  développement  naturel  par  lequel  l'enfant  procède  de 
sa  mère.  Athanase,  déjà  près  de  sa  fin,  écrivit  sur  ce 
sujet  à  l'évêque  de  Gorinthe  Epictète,  autour  duquel  ces 


5iJ6  CHAPITRE   XVI 

idées  avaient  trouvé  accueil.  Peu  après  nous  les  voyons 
combattues  par  saint  Basile,  dans  une  lettre  adressée  aux 
^^.ens  de  Sozopolis  en  Pisidie  ^  Au  fond  de  ce  système 
iilya  toujours  la  préoccupation  de  rincompatibilité  entre 
les  infirmités  humaines  et  la  majesté  divine  ;  cette  préo- 
cupation  ne  disparut  pas  :  on  la  retrouve  dans  les  con- 
troverses des  siècles  suivants. 

Loin  de  s'en  alarmer,  la  mystique  chrétienne,  très 
heureusement  formulée  par  Athanase,  s'attachait  avec 
ardeur  à  l'idée  que  Dieu  a  voulu  revêtir  toutes  nos  faibles - 
.ses  pour  les  transformer  en  force  divine,  devenir  homme 
ipour  nous  diviniser  :  otÙToç  yàp  êv/ivOpwTWiGsv  ïvoc  vip^stç 
6807i:oi7)9w(xev.  Mais  ces  choses,  s'il  est  possible  d'en  parler 
en  langue  religieuse,  sont  difficiles  à  exprimer  en  style 
philosophique.  Il  ne  manquait  pas  de  gens,  au  iv*  siècle, 
qui  croyaient  tout  arranger  en  disant  que  le  Verbe  divin 
avait  pris  en  Jésus  la  place  de  l'âme,  et  que  le  Christ 
était  composé  d'un  corps  humain  et  d'une  âme  divine. 
Ainsi  pensait  Arius  et  il  n'était  pas  le  seul.  Même  parmi 
lés  catholiques  intransigeants,  même  dans  l'entourage 
d'Apollinaire,  cette  combinaison  trouvait  des  partisans, 
Apollinaire,  lui,  était  arrivé  à  une  solution  un  peu  dif- 
férente.  Partant  de  la  distinction  entre  le  corps,  l'âme 
et  l'intelligence,  il  admettait  que  Jésus  avait  eu  de  l'huma- 
nité un  corps  animé,  mais  que  l'intelligence  humaine 
(vouç)  était  remplacée  chez  lui  par  l'élément  divin.  En 
dehors  de  cet  assemblage,  il  ne  voyait  pas  moyen  de 

1  Basile,  Ep.  261. 


l'orient    chrétien    SO.US    THÉODOSE  597 

sauver  l'unité  du  Christ.  Ceux  qui  se  le  représentaient 
comme  formé  de  la  divinité  et  d'un  homme  complet  lui 
semblaient  des  insensés,  capables  de  croire  aux  centaures^ 
à  l'hircocerf  et  autres  êtres  irréels. 

Cette  assertion,  qu'Apollinaire  traitait  d'absurde,, 
était  cependant  soutenue,  à  Antioche  même,  par  un 
grand  nombre  de  personnes  qui  n'étaient  nullement 
étrangères  à  la  culture  théologique.  Pour  Diodore  et 
les  siens,  l'intelligence,  en  Jésus,  était  une  intelligence 
humaine.  Ils  ne  niaient  pas  pour  autant  l'unité  du  Christ,, 
et  s'efforçaient  de  la  concilier  avec  leur  manière  de  voir^ 
Peut-être  leurs  explications  laissaient-elles  à  désirer  ;  on 
dut  les  compléter  par  la  suite.  Pour  le  moment  c'est  le 
système  d'Apollinaire  qui  heurta  le  sentiment  tradi- 
tionnel. 

11  fallut  cependant  un  certain  temps  pour  que  l'ouc 
aboutît  à  un  éclat.  Lors  du  concile  d'Alexandrie,  en  362, 
la  théorie  était  déjà  connue  ;  Athanase,  tout  à  la  paix, 
en  ce  moment,  paraît  avoir  pris  le  change  et  s'être  con- 
tenté d'explications  habiles.  Apollinaire  lui  avait  con- 
cédé que  le  Christ  avait  possédé  une  âme  et  une  intel-^ 
ligence,  sans  spécifier  si  cette  intelligence  était  humaine^ 
ou  divine.  Il  n'en  avait  pas  demandé  davantage.  Apol- 
linaire était  si  honoré,  les  vieux  nicéens  d'Orient  s'esti- 
maient si  heureux  de  posséder  un  savant  d'un  tel  mé- 
rite, qu'on  avait  une  tendance  à  fermer  les  yeux  sur 
ce  que  son  enseignement  pouvait  avoir  de  critiquable. 
Tant  que  vécut  Athanase,  il  ne  paraît  pas  que  la  chris,- 


598  CHAPITRE   XVI 

tologie  de  Laodicée  ait  fait  scandale  à  Alexandrie  ^  Même 
en  Syrie  on  mit  quelque  temps  à  se  rendre  bien  compte 
de  ce  qu'on  avait  à  lui  reprocher. 

Il  semble,  du  reste  2,  qu'avec  Apollinaire  lui-même 
la  question  soit  longtemps  restée  dans  le  domaine  de 
l'école  et  de  ses  polémiques.  Diodore  et  Flavien  échan- 
geaient avec  lui  des  réfutations  ;  il  soutenait  ses  idées  en 
des  traités  d'exposition.  En  dépit  des  désagréments  dont 
ils  étaient  l'objet  sous  Valons,  les  catholiques  d'Antioche 
trouvaient  le  moyen  de  se  passionner  pour  ces  choses, 
La  querelle  ne  prit  un  caractère  ecclésiastique  que  quand 
un  des  amis  d'Apollinaire,  Vitalis,  prêtre  de  Méléce 
comme  Flavien  et  Diodore,  les  eut  quittés  pour  passer 
à  l'église  de  Paulin.  A  celle-ci  il  rendit  d'abord  un  très 
grand  service  en  lui  procurant  l'alliance  de  l'église  ro- 
maine. Il  fit  le  voyage  d'Italie,  vit  le  pape  Damase,  et 
en  obtint  des  lettres  où  il  reconnaissait  Paulin.  J'ai  dit 
plus  haut  comment  Damase,  inquiet  de  ce  que  d'autres 
lui  racontèrent  sur  Vitalis^  se  ravisa  et  prescrivit  de  ne 


1  Les  écrits  d'Athanase  contre  Apollinaire  sont  dépourvus 
d'authenticité. 

2  L'histoire  d'Apollinaire  est  pleine  d'obscurités  ;  les  contem- 
porains ne  nous  renseignent  guère  ;  quant  à  ses  écrits,  ils  ont  été 
supprimés  pour  la  plupart  ou  placés  sous  de  faux  noms.  Drâseke, 
Apollinarios  von  Laodicea,  dans  les  Texte  und  Unt.,  t.  VII  (1892).  a 
essayé  de  reconstituer  son  œuvre  dogmatique  ;  mais  toutes  ses  at- 
tributions ne  sont  pas  également  sûres.  Les  plus  importants  de 
ces  écrits  sont  le  traité  Xlept  xïi;  Ôet'aç  (rapxwo-swç  ttii;  xa9'  ôtiot'ioffiv 
àv6pto7toTj,  reconstitué  d'après  les  citations  par  Drâseke,  op.  cit., 
p.  381,  et  la  profession  de  foi  KaTà  [iépo;  uîffTtç  (p.  369),  mise  sous 
le  nom  de  saint  Grégoire  le  Thaumaturge. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  599 

le  recevoir  qu'à  certaines  conditions.  Les  accepter  eût 
été,  pour  Vitalis,  trahir  son  attitude  antérieure.  11  resta 
fidèle  à  Apollinaire.  Ecarté  par  Paulin  et  n'ayant  plus 
de  place  dans  l'église  de  Mélèce,  il  n'hésita  pas  à  en 
fonder  une  autre:  par  ses  soins  et  en  sa  personne,  An- 
tioche  eut  un  troisième  évéque,  sans  parler,  bien  en- 
tendu, de  l'évêque  officiel.  Euzoïus,  qui  était  arien.  C'est 
alors  qu'Epiphane,  qui,  de  son  île  de  Chypre,  suivait 
attentivement  tous  ces  mouvements,  se  décida  à  venir 
à  Antioche  voir  ce  qu'il  y  avait  de  vrai  dans  les  rap- 
ports qu'on  lui  en  faisait.  Il  causa  avec  Paulin,  traité 
de  sabellien  par  Vitalis  :  Paulin  se  disculpa  sans  diffi- 
culté. Quant  à  Vitalis,  Epiphane  vit  avec  plaisir  qu'il 
répudiait  les  doctrines  absurdes  mises  en  avant  par  les 
docètes  de  divers  types,  mais  avec  regret  qu'il  professait 
le  système  du  Christ  imparfaitement  homme,  le  Verbe 
faisant  en  lui  les  fonctions  de  l'intelligence  *.  Il  le  rai- 
sonna en  vain  et  dut  rentrer  chez  lui  fort  affligé. 

Cependant  le  pape  Damase,  sans  nommer  Apolli- 
naire, condamnait  sa  christologie,  réprouvant  en  même 
temps  ceux  qui  divisaient  le  Christ  en  deux  personnes, 
le  Fils  de  l'homme  et  le  Fils  de  Dieu.  De  ce  dernier 
système,  personne  en  Orient  ne  se  portait  responsable; 
mais  les  Apollinaristes  cherchaient  toujours  à  y  acculer 
leurs  adversaires.  Les  évêques  égyptiens  exilés  en  Pa- 
lestine  avaient  manifesté   de  leur  côté  contre    Apolli- 


1  Récit  curieux  de  cette  entrevue  dans  Epiphane,  ifae?'.,  LXXVII, 
20-23, 


600  CHAPITRE   XVI 

naire^  Le  nouveau  dogme  avait  ainsi  contre  lui  et 
Rome  et  l'Egypte  orthodoxe.  Il  est  étrange  que  Vitalis 
et  Apollinaire  aient  eu  l'idée  de  résister.  Que  pouvaient- 
ils  attendre?  Tout  ce  qui  en  Orient  se  ralliait  autour 
de  Mélèce  et  de  Basile  les  tenait  depuis  longtemps  en 
défiance  ;  n'étaient-ils  pas  de  la  petite  Eglise  ?  Mainte- 
nant que  celle-ci  les  repoussait  et  que  ses  protecteurs 
d'Occident  et  d'Egypte  les  condamnaient  expressément, 
sur  quels  appuis  pouvaient-ils  compter? 

Ils  se  risquèrent  pourtant.  Outre  les  deux  églises 
d'Antioche  et  de  Laodicée  ils  en  organisèrent  une  autre 
à  Béryte,  dont  un  certain  Timothée  devint  évêque. 
D'autres  évêques  furent  consacrés  et  envoyés  au  loin. 
Dès  l'année  377,  Basile  se  plaint  amèrement  de  leur 
propagande;  des  émissaires  se  répandent  partout,  cher- 
chant à  diviser  les  églises.  On  a  vu  qu'au  lendemain 
de  la  mort  de  Valens  le  parti  essaya  de  mettre  la  main 
sur  l'église  de  Gonstantinople  et  qu'il  eut  assez  d'audace 
pour  entreprendre  quelque  chose  à  Nazianze  même  contre 
l'illustre  Grégoire. 

Ces  tentatives  ne  pouvaient  avoir  aucun  succès. 
Rome,  Alexandrie,  Antioche,  la  petite  église  et  la  grande, 
multipliaient  leurs  condamnations  ;  le  concile  œcumé- 
nique de  381  mit  les  ApoUinairistes  au  catalogue  des 
hérétiques,  en  même  temps  qu'il  assurait  en  Orient  la 
prépondérance  de  leurs  adversaires  les  plus  déclarés. 
Vinrent  enfin,  depuis  383,  les  lois  impériales  2,  qui  les 

1  Basile,  Ep.  265. 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  5.  12.  13,  14,  33. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  601 

assimilèrent  aux  Eunomiens,  Ariens  et  Macédoniens  ;  il 
leur  fut  interdit  de  tenir  des  réunions  et  d'avoir  un 
clergé  spécial. 

Ainsi  réprimé,  le  mouvement  s'arrêta,  ou  plutôt  il 
se  dissimula.  Une  église  apollinariste  n'était  plus  pos- 
sible, si  jamais  elle  l'avait  été  ;  il  ne  resta  qu'une  école, 
sans  organisation  apparente.  Le  maître  vécut  encore 
quelques  années,  dans  une  ombre  que  nous  ne  parve- 
nons pas  à  percer.  Il  paraît  avoir  continué  d'écrire- 
Quand  il  fut  mort,  ses  disciples,  pour  sauver  sa  litté- 
rature, imaginèrent  de  la  dissimuler  sous  des  noms  d'em- 
prunt. De  cette  façon  la  circulation  en  fut  maintenue  ; 
Grégoire  le  Thaumaturge,  Athanase,  les  papes  Denys, 
Félix,  Jules,  furent  appelés  à  couvrir  de  leur  patronage 
les  productions  d'Apollinaire  et  de  son  école.  Cette 
fraude  eut  un  grand  succès  :  elle  fit  beaucoup  de  victimes 
au  siècle  suivant  ^. 

5*^.  —  La  Syrie. 

Diodore  et  Flavien,  les  deux  champions  de  la  foi 
orthodoxe  aux  tristes  temps  de  Constance  et  de  Valons, 
présidaient  maintenant  aux  églises  de  l'Orient,  l'un 
comme  évêque  de  Tarse  et  métropolitain  de  Cilicie, 
l'autre  comme  évêque  d'Antioche.  Jusqu'à  sa  promotion 
à  l'épiscopat  (378),  Diodore  avait  habité  Antioche,  où 
il  était  très  considéré.  C'était,  comme    Apollinaire,  un 

1  Léonce  de  Byzance  (?)  Adv.  fraudes  Apollinarislm^it^m,  Migne, 
P.  G.,  t.  LXXXVI  2,  p.  1943. 


602  CHAPITRE   XVI 

savant  homme,  nourri  dans  la  philosophie  d'Aristote 
et  versé  dans  l'exégèse  la  plus  sérieuse.  11  écrivait  beau- 
coup, sur  toutes  sortes  de  sujets,  pourvu  qu'ils  eussent 
un  intérêt  religieux.  Ce  n'est  pas  seulement  contre  les 
ariens  et  contre  Apollinaire  qu'il  dirigeait  ses  polémi- 
ques ;  païens  et  philosophes  exerçaient  aussi  sa  plume. 
Au  milieu  des  frivolités  de  la  grande  ville  il  trouvait 
le  moyen  d'observer  l'ascétisme  le  plus  rigoureux.  Sa 
maigreur  était  célèbre  ;  il  ressemblait  à  un  squelette. 
L'empereur  Julien,  qui  le  connaissait  et  ne  l'aimait 
guère,  prétendait  que  c'était  un  châtiment  des  dieux 
olympiques  i. 

Au  moment  où  Julien  émettait  cette  idée,  Diodore 
le  maigre  avait  encore  plus  de  trente  ans  à  vivre.  Avant 
de  quitter  Antioche  il  y  forma  deux  jeunes  gens  appelés 
l'un  et  l'autre  à  une  très  haute  renommée:  Théodore, 
qui,  comme  son  maître,  se  transporta  par  la  suite 
en  Cilicie,  où  il  mourut  évêque  de  Mopsueste,  et  Jean, 
plus  tard  surnommé  Chrysostome,  destiné  à  tant  de 
succès  oratoires  et  à  de  si  lamentables  tragédies.  Théo- 
dore de  Mopsueste  est  le  père  du  «  nestorianisme  m  ;  Dio- 
dore en  est  l'aïeul.  Adversaire  acharné  d'Apollinaire, 
il  avait  réussi  à  maintenir  contre  lui  l'humanité  absolue, 
intégrale,  du  Christ,  et  à  sauver  ainsi,  pour  les  géné- 
rations qui  allaient  suivre,  le  sens  historique  de  l'Evan- 
gile. Mais  il  n'était  pas  parvenu  à  trouver,  pour  exprimer 
le  rapport  entre  l'humanité  de  Jésus-Christ  et  sa  divi- 

1  Julien,  Ep.  79. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  603 

nité,  une  formule  qui  satisfît  aux  exigences  religieuses 
de  ce  grave  problème.  Entre  les  deux  «  natures  »  *  il  n'ad- 
mettait qu'un  lien  moral.  Les  termes  de  deux  fils,  de 
deux  personnes,  étaient  évités  :  mais  au  fond,  Diodore 
et  les  siens  se  figuraient  le  Christ  comme  un  prophète 
«  possédé  »  de  la  divinité,  non  d'une  manière  transitoire 
et  partielle,  comme  les  anciens  prophètes  d'Israël,  mais 
d'une  façon  permanente,  perpétuelle  et  complète.  Avec 
ces  idées  on  n'arrivait  pas  à  ce  contact,  à  cette  péné- 
tration, que  réclament  et  la  parole  évangélique  «  Le 
Verbe  s'est  fait  chair  »,  et  la  formule  mystique  :  «  Dieu 
s'est  fait  homme  pour  nous  diviniser  ».  On  se  rappro- 
chait plutôt  des  conceptions  soutenues  jadis,  à  Antio- 
che  même,  par  Paul  de  Samosate. 

En  attendant  les  critiques,  qui  allaient  bientôt  venir 
et  non  plus  seulement  du  côté  apollinariste.  Diodore 
était,  pour  le  moment,  en  Orient,  l'oracle  théologique  de 
l'église  dominante. 

Flavien,  quand  il  devint  évêque  d'Antioche,  était 
déjà  très  avancé  en  âge,  car  il  se  rappelait  les  discours 
d'Eustathe,  l'un  des  Pères  de  Nicée.  Il  n'a  laissé  aucun  re- 
nom d'écrivain.  Gomme  Nectaire  à  Gonstantinople,  c'é- 
tait un  bon  et  pacifique  pasteur.  Pour  son  troupeau  le 
temps  des  luttes  aiguës  était  passé;  le  vieux  combattant 


1  «  Deux  natures  »  était  le  terme  technique  de  Diodore  ;  «  Une 
seule  nature  i,  celui  d'Apollinaire  ([ita  tpûcrtç  toO  ©eoû  Aôyou  o-Eca- 
pxw[j.évTi),  qui  la  légua  à  Cyrille  d'Alexandrie  et  aux  monophy- 
sites. 


604  CHAPITRE   XVI 

se  reposait.  Il  put  le  faire  avec  d'autant  plus  de  sécurité 
qu'il  se  trouva  bientôt  pourvu  d'un  admirable  collabo- 
rateur dans  la  personne  de  Ghrysostome.  Gomme  Dio- 
dore,  Tliéodore  et  Flavien  lui-mênie,  Jean  était  sorti 
d'une  famille  distinguée  :  Libanius  l'avait  eu  pour  élève. 
11  s'en  félicita  longtemps  ;  on  dit  même  qu'au  moment, 
de  mourir,  l'illustre  rhéteur  désigna  son  disciple  chré- 
tien pour  le  remplacer  dans  sa  chaire  d'éloquence.  Mais 
Jean  avait  d'autres  visées.  Mélèce  l'avait  baptisé  et  or- 
donné lecteur;  il  vécut  quelque  temps  auprès  de  son 
évêque,  puis  auprès  de  sa  mère,  quand  Mélèce  eut  été 
envoyé  en  exil.  Un  beau  jour  il  s'échappa  au  désert 
et  s'en  alla  vivre  parmi  les  moines,  dans  la  montagne 
voisine  d'Antioche.  C'est  vers  le  même  temps  que  Jé- 
rôme se  macérait,  non  loin  de  là,  dans  les  solitu- 
des de  Ghalcis.  Leurs  impressions  sur  les  anachorètes 
d'Orient  sont  très  différentes.  Autant  Jérôme  est  amer  i,. 
autant  Jean  se  montre  enthousiaste.  Sa  belle  âme,  jeune,, 
pure,  confiante,  ne  voyait  que  saintes  gens  et  actions 
édifiantes.  Mais  la  rude  vie  du  désert  n'était  pas  faite 
pour  lui;  au  bout  de  six  ans  sa  santé  délabrée  le  ra- 
mena à  Antioche  (380).  Mélèce  venait  d'y  rentrer.  Il  le 
reprit  dans  son  clergé,  en  qualité  de  diacre,  et,  en  386, 
Flavien  l'éleva  au  presbytèrat.  Jean  était  déjà  connu 
par  plusieurs  écrits,  siir  le  sacerdoce,  sur  la  vie  monas- 
tique, sur  la  Providence;  son  talent  de  parole  s'était 
révélé  en  quelques  essais.  Flavien  lui  donna  une  chaire 

1  Ci-dessus,  -p.  477  et  suiv. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  605 

et  l'installa  dans  la  vieille  cathédrale,  la  Palée^  comme 
on  l'appelait.  C'est  de  là  que,  pendant  douze  ans,  coula 
sur  la  population  d'Antioche  un  fleuve  d'éloquence  claire, 
d'une  élégante  simplicité,   s'adaptant  merveilleusement 
aux  besoins  du  temps,  au  goût  des  antiochéniens,  à  leurs 
dispositions  du  moment.  La  Bible,  expliquée  sans  raffi- 
nements allégoriques,  en  faisait  le  thème  ordinaire;  par- 
fois l'orateur  entreprenait  les  Anoméens,  encore  nom- 
breux et  remuants,  ou  les  Juifs,  ou  plutôt  les  chrétiens 
que  sollicitait  l'attrait  des  fêtes  juives.  Les  grands  jours 
de  l'année  chrétienne,  les  anniversaires  des  martyrs^  va- 
riaient de  temps  en  temps  l'ordonnance  des  prédications. 
Il  y  avait  aussi  des  événements  extraordinaires,  des  mo- 
ments d'émotion  où  l'inquiétude  de  tout  un  peuple  pas- 
sait dans  l'âme  de  l'orateur  et,  s'y  rencontrant  avec  le 
grand  calme  des  saints,   s'y  transformait  en   discours 
d'une    poignante    élévation.    C'est    ainsi    qu'en    387,    à 
propos  de  quelque  impôt   nouveau,  la  populace  se  sou- 
leva, jeta  bas  les  statues  de  l'empereur  Théodose  et  de 
l'impératrice  Fla<;cille,  les  traînadans  les  rues  et  se  mit 
à  acclamer  Maxime,  l'usurpateur  d'Occident.  Il  était  aisé 
de  prévoir  quelle  vengeance  allait  venir.  On  n'avait  pas 
encore  sous  les  yeux  l'exemple  de  ïhessalonique  :  il  ne 
se  produisit  que  l'année  suivante.  Mais  on  connaissait 
déjà  la  sévérité  de  Théodose  et  les   emportements   de 
sa  colère.   Pendant   que  le  vénérable    Flavien  prenait, 
au  milieu  de  l'hiver,  le  chemin  de  Constantinople,  Chry- 
sostome  tenait  en  haleine  les  chrétiens  d'Antioche,  les 
réconfortait  et  profilait  de  leur  angoisse   présente  pour 


606  CHAPITRE   XVI 

leur  faire  entendre  de  salutaires  exhortations.  Plus  tard, 
en  395,  on  apprit  que  les  Huns  envahissaient  l'Asie 
romaine;  on  les  vit  jusqu'aux  environs  d'Antioche. 
Bonne  occasion  de  prêcher  la  pénitence  :  Jean  ne  la 
manqua  pas. 

Mais  le  moment  approchait  où,  victime  de  sa  grande 
renommée,  il  allait  être  arraché  à  l'enthousiasme  de  ses 
compatriotes  et  transporté  sur  le  théâtre  de  la  capitale. 
En  398  Jean  succédait  à  Nectaire  comme  évêque  de  Gons- 
tantinople. 

Le  schisme  qui  divisait  les  catholiques  d'Antioche 
n'était  pas  encore  apaisé.  Paulin  se  maintenait  contre 
Flavien,  fort  de  l'appui  des  Occidentaux  et  des  Egyp- 
tiens. Quelque  temps  après  le  passage  de  Paule  et  de 
Jérôme  *,  il  sentit  la  mort  approcher.  De  peur  sans  doute 
que  sa  coterie  ne  lui  survécut  pas  et  qu'un  appel  sérieux 
au  cœur  et  au  bon  sens  de  ses  fidèles  ne  les  ralliât  à 
la  grande  Eglise,  il  s'arrangea  pour  avoir  un  successeur. 
A  cette  fin,  il  jeta  les  yeux  sur  Evagre,  l'ancien  ami 
d'Eusèbe  de  VerceiP,  et  le  consacra  lui-même,  avant 
de  mourir.  Encore  procéda-t-il  seiil  à  cette  ordination, 
sans  l'assistance  d'aucun  autre  évêque  ^  Tout  cela  était 

1  Ci -dessus,  p.  484. 

2  Ci-dessus,  p.  402,  477. 

3  II  lui  eût  sans  doute  été  difficile  d'en  trouver  en  Syrie,  où 
tout  le  monde  était  rallié  à  Flavien.  Recourir  à  Epiphane  ou  aux 
égyptiens  eût  été  malaisé,  à  cause  de  l'éloignement.  Du  reste 
ceux-là  même  ne  se  seraient  pas  prêtés  à  une  ordination  qui  per- 
pétuait inutilement  le  schisme.  Ils  ne  soutinrent  pas  Evagre. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  607 

irrégulier  au  dernier  point.  Cependant  les»  Eustathiens  » 
avaient  de  telles  racines  à  Antioche  et  aussi  de  tels 
appuis  au  dehors,  que  l'on  passa  condamnation  :  Evagre 
fut  accepté  par  la  petite  église. 

Celle-ci,  bien  entendu,  se  recrutait  de  tous  les  mécon- 
tents de  la  grande.  Quiconque  avait  à  se  plaindre  de 
Flavien  et  de  son  clergé  s'empressait  d'aller  chez  Eva- 
gre. Les  femmes  surtout  voletaient  incessamment  d'une 
communion  à  l'autre.  Des  deux  côtés  on  se  croyait  catho- 
liques; la  préférence  ne  pouvait  se  fonder  que  sur  des 
nuances  très  fugitives.  Cela  n'empêchait  pas  les  disputes, 
les  injures,  les  anathèmes.  Le  clergé  de  Flavien  en  était 
fort  préoccupé  i.  Mais  qu'y  faire  ? 

Evagre  ne  fut  reconnu  ni  par  l'évêque  d'Alexandrie  ni 
par  ceux  d'Occident.  Ceux-ci,  quand  même  l'ordination 
eût  été  régulière,  se  seraient  vraiment  trop  déjugés,  si, 
après  avoir  tant  protesté  contre  l'idée  de  donner  un  suc- 
cesseur à  Mélèce,  ils  avaient  approuvé  qu'on  remplaçât 
Paulin.  Cependant  ils  ne  se  ralliaient  pas  à  Flavien  et 
continuaient  de  considérer  ses  droits  comme  problémati- 
ques. Ambroise  menait  cette  campagne  avec  sa  ténacité 
"tabitueile.  Il  avait  voulu,  en  382,  faire  comparaître  Fla- 

1  Ghrysost.,  Hom.  XI  in  Eph.,  5,  6  (P.  G.,  t.  LXII,  p.  85-86)  ; 
Hom.  de  Anathemate  (P.  G.,  t.  XL VIII,  p.  945  et  suiv.  ).  Gavallera 
(Le  schisme  d' Antioche,  p.  16)  attribue  cette  dernière  homélie  à  Fla- 
vien, à  cause  d'un  passage  d'Ignace  d'Antioclie,  visé  par  les  mots 
(ÎY'oÇ  fn;  'Jrpô  Y|txwv  Tri?  BtaSo^'îiî  twv  àitooToXwv  yevôjievoç.  Mais  dans  ce 
texte,  l'orateur  exprime  simplement  l'idée  qu'Ignace  a  vécu  dans 
une  génération  passée,  voisine  des  apôtres  ;  il  ne  me  paraît  pas  le 
présenter  comme  son  prédécesseur  sur  le  siège  apostolique  d'An- 
tioche. 


€08  CHAPITRE   XVI 

vien  et  Paulin  ;  maintenant  il  voulait  qu'on  envoyât  en 
Italie  Flavien  et  Evagre,  et  ne  manquait  aucune  occaéion 
d'importuner  Théodose  à  ce  sujet.  Mais  Flavien  n'enten- 
dait pas  que  ses  droits,  évidents  pour  lui,  fussent  discu- 
tés par  d'autres.  Il  trouvait  toujours  moyen  d'échapper 
aux  convocations  i.  En  391  Ambroise  crut  le  tenir.  Il 
avait  obtenu  la  convocation  d'un  grand  concile  à  Capoue, 
et  Théodose,  rentré  en  Orient,  avait  mandé  prés  de  lui 
l'évêque  d'Antioche.  Il  le  chapitra  et  voulut  l'expédier 
en  Italie  ;  mais  Flavien  allégua  l'hiver,  son  grand  âge  : 
bref,  il  obtint  qu'on  le  laissât  rentrer  chez  lui.  Le 
concile  de  Capoue  se  tint  sans  lui.  De  guerre  lasse,  on  se 
rangea  à  l'idée  de  rétablir  les  rapports  avec  tous  les 
évêques  orthodoxes  d'Orient,  et,  quant  à  l'affaire  d'An- 
tioche, d'en  confier  à  Théophile  le  règlement  définitif. 
Théophile  convoqua  donc  les  deux  parties;  mais,  cette 
fois  encore,  Flavien  esquiva  la  comparution  et  se  retran- 
cha derrière  des  rescrits  impériaux  2. 

La  chose  n'était  pas  si  simple  que  se  l'imaginait 
Ambroise.  Flavien  et  Evagre  n'étaient  pas  des  personnes 
à  mettre  sur  le  même  pied^  ni  comme  importance,  ni 
comme  légitimité.  Théophile  y  mit  des  formes  et  le  pap^ 
Sirice  se  prêta  à  des  ménagements  qui  facilitèrent  sin- 
gulièrement la  solution.  L'évêque  d'Alexandrie  convo- 
qua un  concile  à  Gésarée  de  Palestine.  11  devait  le  pré- 
sider,  mais  au   dernier   moment,   il  découvrit  que   les 

1  Théodoret,  V,  23,  ne  peut  fournir  ici  que  des  traits  généraux, 
car  son  récit  est  inexact  et  confus. 

2  Amhr.r  Ep.  56. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  609 

nécessités  de  la  guerre  qu'il  menait  contre  les  dieux  le 
retenaient  à  Alexandrie  :  l'assemblée,  formée  d'évêques 
syriens,  entra  tout  naturellement  dans  les  vues  pacifica- 
trices du  pape.  Celui-ci  avait  dit,  en  traçant  le  pro- 
gramme à  suivre,  qu'il  ne  fallait  pas  contrevenir  au 
canon  de  Nicée  où  plusieurs  évoques  sont  requis  pour  en 
consacrer  un.  C'était  la  condamnation  d'Evagre.  Sirice 
avait  dit  encore  qu'il  ne  devait  y  avoir  à  Antioche  qu'un 
seul  évêque,  légalement  installé,  en  conformité  avec  les 
canons  de  Nicée.  Dans  cette  description  le  concile  recon- 
nut Flavien,  et  le  fit  savoir  à  Théodose  K 

Peu  après  (394)  Flavien,  Nectaire  et  Théophile  frater- 
nisaient en  concile  à  Constantinople  ^.  Il  est  naturel  de 
croire  que  Rome  ne  se  montra  pas  plus  difficile  qu'Alexan- 
drie et  que  les  rapports  furent  rétablis  sans  tarder 
avec  l'Occident.  Une  députation  du  clergé  d'Antioche, 

!  Ce  concile  de  Gésarée  n'est  connu  que  depuis  peu,  par  la 
publication  d'une  lettre  où  Sévère  d'Antioche  en  parle;  il  cite, 
même  un  passage  important  d'un  rapport  adressé  par  cette  assem- 
blée aux  empereurs  Théodose,  Arcadius  et  Honorius.  On  voit  par 
ce  document  que  le  concile  avait  pris  connaissance  de  trois  lettres, 
une  des  «  frères  s  (d'Occident  ?)  à  Théophile,  une  autre  du  concile 
de  Gapoue  aux  évêques  d'Orient,  une  troisième  de*  Sirice,  évêque 
de  Rome,  en  conformité  de  laquelle  il  rend  son  jugement  (E.  W. 
Brooks,  The  sixthakook  of  the  sélect  letters  of  Severus,  t.  II  (version 
anglaise),  part.  I,  1903,  p.  223;  on  trouvera  ce  texte  en  français 
dans  Gavallera,  Le  schisme  d'Antioche,  p.  286,  où,  pour  la  première 
fois,  il  a  été  tiré  parti  du  document).  Il  va  de  soi  que  le  concile 
dut  informer  de  sa  décision  non  seulement  l'empereur,  mais  aussi 
le  pape  Sirice  et  Théophile  ;  de  ces  lettres,  nous  n'avons  aucune 
nouvelle. 

2  Voir  ci-dessous,  p.  624. 

DucHESNE.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T».  II.  39 


610  CHAPITRE  XVI 

conduite  par  Acace,-  évêque  de  Bérée,  se  rendit  à 
Rome*.  Théophile  y  envoya  en  même  temps  un  prêtre 
vénérable  de  son  église,  Isidore.  L'accueil  qu'ils  reçurent 
et  les  lettres  qu'ils  emportèrent  mirent  fin  à  cette  longue 
contestation.  Mais  la  petite  église  se  maintint  encore.  Eva- 
gre  mourut,  il  est  vrai,  et  Flavien  parvint  à  empêcher  qu'on 
le  remplaçât  :  ses  fidèles  restèrent  groupés  autour  de  leur 
clergé  dissident.  Il  faut  dire  que  Flavien  ne  facilitait  pas 
le  ralliement.  Il  refusait  d'accepter  parmi  ses  clercs  ceux 
qui  devaient  leur  ordination  à  Paulin  et  à  Evagre.  De 
telles  ordinations  étaient  nulles  à  ses  yeux.  Son  intransi- 
geance déplaisait  à  Rome  ;  Théophile  s'entremit  encore 
et  pressa  par  lettres  son  collègue  d'Antioche  de  se  mon- 


1  Théodoret,  V,  23,  Cet  historien  ne  met  pas  cette  réconcilia- 
tion de  Rome  et  d'Antioche  en  rapport  avec  l'installation  de  Chry- 
sostome  à  Gonstantinople  ;  Socrate  (V,  15)  non  plus.  Il  n'y  a  que 
Sozomène  (VIII,  3)  qui  groupe  ensemble  les  deux  événements.  On 
a  tort  de  confondre  les  deux  voyages  d'Acace  dont  parle  Palladius, 
Dial.  4  et  6.  Isidore  n'a  sûrement  pas  été  chargé  de  porter  à  Rome 
les  documents  de  l'élection  de  Ghrysostome,  dont  il  avait  été  le 
concurrent  :  Théophile,  à  ce  moment,  n'aurait  pas  voulu  lui  im- 
poser une  tâche  aussi  amère.  Il  vaudrait  peut-être  mieux  retenir, 
pour  fixer  la  date  de  son  voyage  à  Rome,  mais  avec  une  légère 
correction,  l'histoire  que  raconte  Socrate  (VI,  2),  d'après  laquelle 
Isidore  aurait  emporté  en  Italie  deux  lettres  de  son  évêque,  adres- 
sées l'une  à  Maxime,  l'autre  à  Théodose,  une  seule  devant  être 
remise,  à  celui  des  deux  que  le  sort  des  armes  aurait  favorisé. 
Ceci  suppose  qu'Isidore  vint  à  Rome  en  388,  l'année  où  Palladius 
le  vit  à  Alexandrie.  Socrate  aura  peut-être  confondu  la  guerre 
contre  Maxime  avec  la  guerre  contre  Eugène  :  de  telles  erreurs 
sont  fréquentes  chez  lui.  En  ce  cas  le  voyage  d'Isidore  et  d'Acace 
se  placerait  en  394,  date  qui  cadre  bien  avec  celles  des  conciles 
de  Gapoue,  de  Gésarée  et  de  Gonstantinople. 


L'ORIENT    CHRÉTIEN    SOUS    ÏHÉODOSE  611 

trer  plus  conciliant,  Il  lui  citait  divers  exemples,  en  par» 
ticulier  celui  d'Ambroise  de  Milan,  qui  n'avait  pas  hésité 
à  accepter  le  clergé  d'Auxence  ^  On  était  au  temps  du 
pa_pe  Anastase  (400  ou  401);  Flavien  mourut  peu  après, 
sans  que  le  schisme  local  eût  été  réduit. 

La  Syrie  de  l'Euphrate,  ou  province  Euphratésienne, 
avait  connu,  sous  Constant,  le  célèbre  Eudoxe,  évèque  de 
Germanicia,  que  ses  intrigues  menèrent  successivement 
aux  grands  sièges  d'Antioche  et  de  Gonstantinople.  Au 
temps  de  l'empereur  Valens  elle  possédait  une  célébrité 
épiscopale  bien  différente,  Eusèbe  évêque  de  Samosate  2, 
ami  de  Mélèce  et  de  Basile,  tout  aussi  mêlé  qu'eux  au 
mouvement  par  lequel  l'Orient  se  rapprochait  de  l'ortho- 
doxie nicéenne.  Son  attitude  lui  valut  d'être  exilé  en 
Thrace  (374).  Ce  n'était  pas  un  écrivain,  mais  un  homme 
de  bon  conseil  et  d'un  grand  sens  pratique.  Profondément 
convaincu  de  l'importance  qu'il  y  avait  à  ce  que  les  égli- 
ses fussent  pourvues  de  bons  évêques,  on  le  voit  s'inté- 
resser à  toutes  les  ordinations.  Il  prit  part,  en  361,  à 
celle  de  Mélèce  à  Antioche  ;  plus  tard  à  celle  de  Basile  de 
Gésarée  ;  après  la  mort  de  Valens  il  consacra  lui-même 
un  évêque  à  Edesse  ^  ;  c'est  dans  une  de  ces  occasions  qu'il 
périt,  à  Doliché,  où  il  était  venu  ordonner  le  nouvel  évê- 


1  Brooks,  l.  c,  p.  303  et  suiy.  ;  Gavallera,  l.  c,  p.  290. 

2  Souvent  mentionné  dans  les  lettres  de  Basile  et  de  Grégoire 
de  Nazianze  ;  cf.  Théodoret,  H.  E.,  IV,  12,  13  ;  V,  4. 

_     3  Théodoret,  H.   E.,  Y,  4,  cite  beaucoup  d'autres  ordinations 
accomplies  par  lui. 


'612  CHAPITRE    XVI 

que  Maris.  Gomme  il  passait  dans  la  rue,  une  vieille 
arienne  lui  lança  une  tuile  qui  l'atteignit  à  la  tête  et  le 
blessa  mortellement. 

EulogiuS;,  ordonné  par  Eusèbe  à  Edesse,  était,  comme 
Sun  consécrateur,  un  revenant  de  la  persécution.  Il  avait 
été   éloigné    d'Edesse    en    même    temps    que    l'évêque 
Barsès,  qui,  lui,  ne  revint  pas  de  la  lointaine  Philé,  son 
lieu  d'exil.  Les  chrétiens  de  cette  génération  se  souve- 
maient  du   saint  diacre  Ephrem   (Aphreïm)  de  Nisibe, 
fpoète  et  exégète  fort  distingué  i.  Quand  Nisibe  avait  été 
Qivrée  aux  Perses  (363),  Ephrem  s'était  retiré  en  terre 
romaine  et  fixé  à  Edesse,  où  il  continua  d'écrire.  Ses 
commentaires  sur  la  Bible,  très  estimés  en  cesjtemps-là, 
^furent  traduits  de  bonne  heure  en  grec  et  plus  tard  en 
•arménien.  Pour  les  évangiles,  le  texte  qu'il  suivit  fut  le 
■Diatessaron,  compilation  où  les  textes  des  quatre  évan- 
gélistes  se  trouvaient  fondus  en  un  seul  récit 2.  Cette  dis- 
position était  très  ancienne  ;  elle  remontait  au  célèbre 
apologiste  Tatien,  originaire  de  ces  pays  de  langue  sy- 


1  L'histoire  de  saint  Ephrem,  très  précise  chez  certains  au- 
teurs, même  chez  Tillemont,  repose  sur  des  documents  biographi- 
ques ou  même  autobiographiques  très  circonstanciés,  mais  très 
suspects  ;  je  les  néglige  pour  me  borner  à  quelques  traits  essen- 
tiels et  bien  vérifiés.  Cf.  Rubens  Duval,  La  littérature  syriaque, 
Paris,  1899,  p.  332  et  suiv.  Il  y  a  encore  beaucoup  à  faire  pour 
cet  auteur,  son  histoire  et  son  œuvre.  Celle-ci  n'est  conservée  que 
très  incomplètement;  il  s'y  mêle  une  énorme  proportion  d'apocry- 
phes. Cf.  Jérôme,  De  viris,  115;  Palladius,  Eist.  Laus.,  40  (101);  So- 
zom.,  TU,  16  ;  Théodoret,  II,  26  et  IV,  26. 

2  Le  commentaire  d'Ephrem  sur  le  Diatessaron  n'existe  qu'en 
arménien. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  643* 

riaque  :  les  églises  d'Osroène  l'avaient  adoptée  de  bonne 
heure  pour  l'usage  liturgique.  Basile  connaissait  le  sa- 
vant «  syrien  »  et  l'estimait  grandement  ^  Ce  qui  l'a 
rendu  le  plus  célèbre,  ce  sont  ses  poésies.  A  Nisibe  il 
avait  chanté  les  exploits  de  ses  concitoyens  assiégés  par 
les  Perses  ;  à  Edesse  il  s'appliqua  spécialement  à  faire 
concurrence  aux  hérétiques,  Bardesane  et  son  fils  Har- 
monius  avaient  laissé  tout  un  héritage  de  chants  popu- 
laires, qui  perpétuaient  leur  doctrine  et  la  popularisaient- 
Ephrem  en  composa  d'autres,  dans  un  mètre  caractérisé- 
par  le  vers  de  sept  syllabes,  où  il  prend  vivement  à  partie 
non  seulement  les  Bardesanites  encore  nombreux,  mais 
les  Marcionites,  Manichéens  et  autres  hérétiques,  et, 
inculque  avec  les  vertus  chrétiennes  la  foi  authentique 
de  l'Eglise.  Il  mourut  en  373,  au  moment  où  se  levait  le- 
souffle  de  persécution  qui  jeta  sur  les  chemins  de  l'exil 
et  son  évêque  Barsès  et  tant  d'autres  prélats  d'Os- 
roène. 

L'orage  passé,  on  se  reprit  à  vivre.  Pendant  que  les 
moines  de  Harran  cultivaient  le  souvenir  d'Abraham,  les 
gens  d'Edesse  s'attachaient  à  celui  du  roi  Abgar  et  au 
culte  de  saint  Thomas.  Depuis  plus  de  cent  ans  qu'elle 
circulait,  la  légende  d' Abgar  était  entrée  dans  le  domaine 
des  choses  reçues.  Dans  l'ancien  palais  des  rois  d'Edesse 
on  montrait  les  portraits  sculptés  d' Abgar  et  de  son  fils 
Manou;  on  y  voyait  aussi  la  célèbre  source,  qui  avait  mi- 
raculeusement jailli  pendant  un  siège,  pour  remplacer  les. 

1  Basile,  Hexam.,  2  ;  De  Spir.  Sancio,  29. 


614  CHAPITRE    XVI 

aqueducs  coupés  par  les  Perses  :  des  poissons  sacrés  y 
nageaient,  alors  comme  à  présent.  Et  surtout  on  conser- 
vait, relique  insigne,  la  fameuse  lettre  de  Jésus  au  roi 
Abgar.  Les  pèlerins  de  distinction  étaient  admis  à  la  voir, 
et  même  à  en  prendre  copie.  Si  les  Perses  approchaient 
d'Edesse,  l'évêque  montait  sur  les  remparts  et  lisait 
solennellement  le  texte  sacré  ;  il  n'en  fallait4)as  davan- 
tage :  l'ennemi  se  retirait  aussitôt.  Quant  à  saint  Thomas, 
on  conservait  son.  corps  dans  une  immense  et  splendide 
basilique.  D'où  venait-il  ?  Il  eût  été  peut-être  indiscret 
de  le  demander  ;  plus  tard  on  admit  qu'il  avait  été  rap- 
porté des  Indes  *. 

Peu  de  pèlerins  se  ■  hasardaientj^dans  ce  lointain 
pays  de  Mésopotamie,  situé  en  dehors  du  monde  hellé- 
nisé et  sans  cesse  ravagé  par  la  guerre.  En  revanche, 
les  chemins  qui  conduisaient  en  Palestine  étaient  de 
plus  en  plus  fréquentés.  C'était  comme  une  réalisation 
des  prophéties  antiques:  toutes  les  [nations  venaient  à 
Jérusalem. 

Après  Macaire,  sous  lequel  la  piété  impériale  avait 
tant  fait  pour  les  Lieux  Saints,  le  siège  d'^Elia  avait 
été  occupé  par  Maxime,  un  vieux  confesseur,  borgne  et 
boiteux  depuis  le  temps  où  l'empereur  Daïa  l'avait  en- 
voyé aux  ruines,  ^lia  se  souvenait  d'avoir  été  Jéru- 
salem. Gomment  l'eût  elle  oublié,  surtout  en  ce  temps 
où  les  basiliques   de  Constantin  et  d'Hélène,  assiégées 

1  Sur  le  pèlerinage  d'Edesse,  au  temps  de  Théodose,  voir  sur- 
tout la  Peregrinatio,  c.  19. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  615 

par  d'énormes  affluences,  ravivaient,  exaltaient  ses  tradi- 
tions vénérables  ?  L'évêque  de  Jérusalem  était,  pour  le 
métropolitain  de  Gésarée,  un  suffragant  bien  imposant  ; 
leurs  rapports  s'en  ressentaient  :  ils  avaient  été,  il  est 
vrai,  déterminés  par  le  concile  de  Ntcée,  mais  un  peu 
vaguement,  et  ce  règlement  n'avait  pas  diminué  la  ri- 
valité des  deux  sièges.  Dans  les  conflits  dogmatiques 
du  iv^  siècle,  les  deux  titulaires  se  trouvent  rare- 
ment du  même  côté.  Macaire  ne  semble  pas  avoir  rap- 
porté du  concile  de  Nicée  les  mêmes  déboires  qu'Eu- 
sèbe  de  Gésarée  ;  en  346,  Maxime  fit  fête  à  Athanase 
revenu  d'Occident  et  organisa  même,  à  ce  propos,  un 
concile  de  seize  évêques  palestiniens.  Gette  manifestation 
n'était  pas  pour  plaire  à  Acace,  le  nouveau  métropo- 
litain. En  ce  temps  là  un  des  prêtres  de  Maxime,  Cyrille, 
jouissait  d'une  grande  réputation  d'éloquence  ;  nous  avons 
encore  de  lui  toute  une  série  de  catéchèses,  prononcées 
au  cours  d'un  carême,  pour  l'instruction  des  candidats 
au  baptême  pascal.  Sur  la  question  trinitaire,  l'ora- 
teur se  montre  très  prudent  :  il  évite  le  terme  litigieux 
d'homoousios,  mais  sa  doctrine  est  correcte  et  sans  com- 
promission avec  l'arianisme.  Vers  l'année  350  *,  Cyrille 
fut  élu  comme  successeur  de  Maxime,  puis  installé  régu- 
lièrement par  les  évêques  de  la  province,  et,  cela  va  sans 
dire,  avec  le  consentement  du  métropolitain 2.   En   351 

1  C'est  celle  que  donne  la  chronique  de  saint  Jérôme. 

2  Lettre  du  concile  de  382  (Théodoret,  H,  E..  Y,  9,  p.  1033). 
Socrate,  II,  38,  dit  que  Maxime  avait  été  déposé  par  Acace  et  Pa- 
trophile  ;  c'est  une  erreur. 


616  CHAPITRE   XVI 

il  écrivit  à  l'empereur  Constance  pour  lui  signaler  un 
phénomène  céleste,  une  croix  de  lumière,  apparue  sur 
l'horizon  de  Jérusalem*.  Peu  après  on  le  voit  entrer 
en  conflit  avec  Acace  pour  des  questions  de  juridiction  ; 
le  conflit  s'aggrava  au  point  que  le  métropolitain  fit 
assigner'son  suffragant  à  comparaître  devant  son  con- 
cile, et  le  déposa  même  par  contumace.  On  était  à  l'an- 
née 357  ;  Acace  de  Césarée  était  fort  bien  en  cour.  Cyrille 
appela  de  ce  jugement,  sans  toutefois  pouvoir  conserver 
son  siège,  qui  fut  aussitôt  donné  à  un  intrus.  Retiré  à 
Tarse,  prés  de  l'évêque  Silvain,  il  se  mêla  au  groupe 
des  semi-orthodoxes,  Basile  d'Ancyre,  Georges  de  Lao- 
dicée,  et  autres  adversaires  de  l'arianisme  radical.  Réha- 
bilité par  le  concile  de  Séleucie  (359),  qui  jugea  son 
appel,  il  fut,  quelques  mois  après,  déposé  de  nouveau 
par  celui  de  Gonstantinople,  que  dirigeait  Acace  ^.  On 
le  revit  à  Jérusalem  sous  Julien  ^,  mais  Valens  le  fit 
expulser  de  nouveau  et  c'est  seulement  en  378  qu'il  put 
revenir.  Il  prit  part  au  concile  de  Constantinople  en  381, 
et  cette  assemblée  le  reconnut  solennellement  comme 
évêque  légitime.  Depuis  lors  on  le  laissa  en  paix.  Il  put 
reprendre  le   gouvernement  de  son  église,  et  même  des 

1  La  finale  de  cette  lettre  est  sûrement  inauthentique. 

2  Parmi  les  griefs  ostensibles  que  l'on  faisait  valoir  contre  lui, 
il  y  avait  celui-ci.  En  un  temps  de  famine,  Cyrille  avait  fait  ven- 
dre divers  objets  précieux  du  trésor  de  son  église,  entre  autres 
un  vêtement  richement  brodé,  don  de  Constantin  à  l'évêque  Ma- 
caire.  D'acheteur  en  acheteur  le  précieux  tissu  était  tombé  entre 
les  mains  d'une  personne  de  théâtre,  qui  l'exhibait  sur  la  scène 
(Sozom.,  IV,  25). 

î  Rufin,  H.  E.,  I,  37. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  617 

églises  voisines,  car  on  le  voit  installer  sur  le  siège  de 
Gésarée  un  de  ses  neveux  appelé  Gélase. 

La  situation  religieuse,  à  Jérusalem,  se  ressentait  de 
ces  déchirements.  Depuis  la  déposition  de  Cyrille,  pen- 
dant plus  de  vingt  ans,  divers  intrus,  protégés  par  les 
ariens,  s'étaient  succédé  à  la  direction  religieuse  de  la 
ville  sainte.  Il  y  avait  un  parti  contre  eux,  et  non  seu- 
lement dans  la  population  indigène,  mais  encore  parmi 
les  colonies  monacales,  de  jour  en  jour  plus  nombreuses. 
Ce  monde  d'opposition  avait  des  attaches  avec  l'Egypte, 
l'Occident,  et,  en  Syrie,  avec  le  parti  dirigé  par  Paulin 
et  Apollinaire.  Les  intrus  y  étaient  naturellement  abhor- 
rés ;  mais  Cyrille  lui-même  n'y  avait  guère  de  sympa- 
thies. Il  n'était  pas  assez  pur  ;  on  lui  raprochait  ses 
accointances  avec  les  amis  de  Basile  d'Ancyre  et  de 
Silvatn  ^  ses  rapports  avec  Mélèce  et  Flavien.  Jérôme, 
par  qui  nous  entendons  les  cancans  de  ces  gens  zélés, 
n'hésite  pas  à  mettre  dans  le  même  sac  et  Cyrille  et 
ses  compétiteurs  ;  suivant  lui,  c'étaient  tous  des  ariens  '^. 
Du  reste,  les  moines  eussent  été  unis  dans  un  même 
dévouement  à  Cyrille  —  on  en  était  loin  —  qu'ils  se 
seraient  encore  trouvés  en  désaccord  à  propos  de  Paulin 


1  II  y  avait  aussi  des  Pneumatomaques,  dont  l'opposition  était 
de  sens  différent  (Palladius,  Hist.  Làus.,  46  [118]  ;  mais  ils  ne  sem- 
blent pas  avoir  été  très  nombreux.  Mélanie  et  Rufinles  ramenèrent 
au  bercail. 

2  Chronique,  a.  Abr.,  2364.  Ceci  a  été  écrit  avant  son  voyage 
en  Palestine,  après  son  séjour  à  Antioche  ;  c'est^  je  pense,  dans 
l'entourage  de  Paulin  qu'il  aura  recueilli  les  propos,  très  mal- 
veillants et  très  inexacts,  qu'il  tient  sur  le  compte  de  Cyrille. 


618  CHAPITRE    XVI 

et  Apollinaire,  de  celui-ci  "surtout,  dont  la  propagande 
agitait  les  cellules  du  mont  des  Oliviers.  La  situation  s'en- 
venima à  tel  point  que  le  concile  de  381  jugea  à  propos 
d'envoyer  Grégoire  de  Nysse  en  mission  spéciale,  tant  en 
Palestine  qu'en  Arabie,  où  il  y  avait  aussi  des  troubles. 

Grégoire  vit  de  près  ce  fameux  pèlerinage,  sur  le- 
quel il  nous  reste  tant  d'appréciations  optimistes.  En 
son  âme  d'évêque,  l'enthousiasme  pour  les  localités  bi 
bliques  n'absorbait  pas  les  préoccupations  d'ordre  supé- 
rieur. Rentré  chez  lui,  il  ne  montra  aucun  zèle  pour 
les  Lieux  Saints.  Gomme  plus  tard  l'auteur  de  l'Imi- 
tation, il  estimait  que  les  coureurs  de  pèlerinages  ne 
sont  pas  sur  le  chemin  de  la  sanctification.  Nulle  part 
il  n'avait  rencontré  autant  de  coquins  qu'à  Jérusalem  :  le 
vol,  l'adultère,  l'empoisonnement,  l'assassinat,  y  étaient 
choses  ordinaires.  Au  lieu  d'aller  exposer  sa  vertu  sur 
les  chemins  et  sa  vie  en  de  tels  coupe-gorges,  que  ne 
restait-on  dans  ce  bon  pays  de  Gappadoce,  où  les  églises 
ne  manquaient  pas,  où  les  fripons  étaient  plus  rares  que 
les  honnêtes  gens  ? 

On  se  demande  ce  qui  serait  arrivé  si  l'évêque  de 
Nysse,  au  lieu  de  confier  ses  impressions  à  des  corres- 
pondants choisis  *,  les  eût  exprimées  devant  Mélanie, 
Paule,  Silvanie,  Ethérie,  et  autres  pèlerins  convaincus. 
Heureusement  on  ne  l'entendit  pas  et  la  vogue  des  Lieux 
Saints  ne  se  ressentit  nullement  de  ses  critiques.  Plus 
on  allait,   plus  ces  endroits  sacrés  se  multipliaient.  Il 

1  Grég.  Nyss.,  Ep.  2,  3. 


l'orient   chrétien   sous   THÉaDOSE  619 

n'y  avait  pas  de  village  en  Palestine  qui  n'eût  quel(^ue 
souvenir  biblique.  Un  grand  nombre,  bien  entendu, 
étaient  authentiques,  au  moins  en  ce  sens  que  les  loca- 
lités dénommées  dans  la  Bible  pouvaient  être  identifiées 
avec  des  villes,  des  bourgades,  des  rivières,  des  mon- 
tagnes réellement  existantes.  Mais  la  curiosité  des  pèle- 
rins réclamait  plus  de  précision  ;  et,  l'offre  ne  pouvant 
manquer  de  correspondre  à  la  demande,  on  arrivait  à 
tout  retrouver,  même  les  choses  les  plus  problématiques;, 
•omme  le  tombeau  de  Job  et  le  palais  de  Melchisédech. 
Aussitôt  créé,  le  sanctuaire  attirait  les  moines  et  la  lé- 
gende prospérait. 

Parmi  les  colonies  latines,  celle  du  mont  des  Oliviers 
et  celle  de  Bethléem  excitaient  l'attention  et  faisaient 
même  quelque  bruit.  La  première  était  la  plus  ancienne. 
Elle  remontait  aux  dernières  années  de  l'empereur  Va- 
lons. Mélanie  et  Rufin  y  vivaient,  entourés  chacun  d'un 
groupe  de  pieuses  personnes  de  leur  sexe,  se  sanctifiant 
dans  le  jeûne,  la  prière  et  l'étude  des  saints  livres. 
Une  dizaine  d'années"  plus  tard,  Paule  et  Jérôme  s'ins- 
tallèrent à  Bethléem,  dans  les  mêmes  conditions.  Rufin 
et  Mélanie  avaient  d'abord  fait  séjour  en  Egypte  ;  les 
nouveau-venus,  arrivés  par  Antioche,  ne  négligèrent  pas 
d'accomplir  aussi  le  pèlerinage  aux  solitaires  de  Nil. 
Jérôme  en  profita  pour  s'entretenir  à  Alexandrie  avec 
le  vieil  et  vénérable  Didyme  2,  qui,    aveugle  dès  ses  pre- 


1  Sur  Didyme  et   sa  théologie,   voir  l'excellente  monographie 
de  J.  Leitpold,  Didymus  der  Blinde  {Texte  iind  Unt..  t.  XXIX,  1903). 


620  CKAPITRE   XVI 

mières  années,  avait  pourtant  trouvé  moyen  de  s'ins- 
truire si  profondément  des  sciences  sacrées  qu'Athanase 
lui  avait  confié  la  direction  de  l'école  catéchétique.  Di- 
dyme  justifiait  la  confiance  de  son  évêque.  Avec  un 
calme  que  ne  troublaient  pas  les  bruits  du  dehors,  pour- 
tant bien  aigus  autour  de  lui,  il  enseignait  la  Trinité 
d'après  les  formules  les  plus  récentes  et  les  plus  ortho- 
doxes, tout  en  maintenant,  pour  l'ensemble,  le  système,, 
déjà  bien  attaqué,  d'Origène.  C'était  un  grand  ascète  : 
saint  Antoine,  qui  l'avait  visité  longtemps  avant  Jérôme, 
lui  avait  donné  des  marques  de  son  estime  ;  parmi  les- 
solitaires  de  Nitrie  il  comptait  beaucoup  d'admirateurs. 
Cependant,  même  en  son  pays,  il  ne  plaisait  pas  à  tout 
le  monde  :  son  origéuisme  inquiétait. 

Il  n'avait  sûrement  pas  inquiété  Rufin,  qui,  avant 
Jérôme,  avait  suivi  l'enseignement  de  Didyme.  Jérôme 
ne  s'en  mit  pas  davantage  en  peine.  Le  savant  aveu- 
gle d'Alexandrie  s'ajouta  aux  maîtres  grecs  dont  il  se 
glorifiait  ^  déjà,  Apollinaire  et  Grégoire  de  Nazianze. 
Origène  continuait  d'être  pour  lui  une  grande  lumière 
de  l'Eglise  ;  sans  plus  se  compromettre  avec  sa  doctrine 
spéciale  qu'il  ne  l'avait  fait  avec  celle  d'Apollinaire,, 
il  professait  pour  lui  une  admiration  sans  bornes  et, 
avec  sa  -mansuétude  ordinaire,  traitait  de  chien  enragé  ^ 


1  De  vijns,  109,  où  Jérôme  insiste  sur  ses  relations  littéraires 
avec  Didyme. 

2  Texte  cité,  t.  I,  p.  346,  n.  2. 


l'orient  chrétietj  sous  théodose  621 

quiconque  se  permettait  de  critiquer  le  maître  alexan- 
drin. 

C'est  en  ces  dispositions  qu'il  revint  d'Egypte  et 
reprit,  dans  sa  solitude  de  Bethléem,  ses  travaux  sur 
le  texte  et  le  commentaire  de  la  Bible.  Entre  temps  il 
traduisait  Origène  et  Didyme.  Rufin,  pour  ce  qui  regarde 
Origène,  était  au  même  point  que  son  ami.  Ils  s'accor- 
daient aussi  sur  la  question  d'Apollinaire,  dont  l'un  et 
l'autre  ils  réprouvaient  et  la  doctrine  et  la  propagande, 
et  même  sur  l'affaire  d'Antioche;  ils  étaient  tous  deux  du 
parti  de  Paulin,  sans  toutefois  se  croire  autorisés  à  bouder 
l'évêque  Jean,  successeur  de  Cyrille,  et,  comme  lui,  en 
communion  -avec  Flavien.  Ils  n'avaient  donc  aucune 
raison  de  ne  pas  s'entendre,  sinon  qu'ils  étaient  deux, 
à  la  tête  de  deux  colonies  de  même  origine,  exposées 
aux  tentations  de  rivalité.  Du  reste,  près  de  Rufin  vivait 
Mélanie,  personne  autoritaire  et  inflexible  ;  lui-même, 
avec  toute  sa  piété  et  son  érudition,  était  homme  à 
manquer  parfois  de  tact  et  de  mesure,  alors  qu'il  en 
eût  fallu  beaucoup  pour  ne  pas  froisser  l'homme  irritable 
entre  tous  que  les  circonstances  leur  avaient  donné  pour 
voisin. 

Dans  la  province  d'Arabie,  au  delà  du  Jourdain 
et  de  la  mer  Morte,  l'épiscopat  avait,  sauf  quelques 
rares  exceptions,  suivi  les  diverses  évolutions  du  groupe 
oriental.  Depuis  363  il  s'était  rallié,  comme  Acace  et 
Mélèce,  à  la  formule  de  Nicée.  Le  siège  métropolitain 
de  Bostra  était  alors  occupé  par  Titus,  écrivain  distingué, 


623  CHAPITRE    XVI 

auquel  on  doit  un  traité  contre  les  Manichéens  i.  Titus 
et  son  clergé  eurent  beaucoup  à  se  plaindre  de  Julien 
l'apostat.   A   propos   de  quelques  troubles   qui  étaient 
arrivés  à  Bostra,  l'évêque  fut  amené  à  protester  à  l'em- 
pereur que,  bien  que  les  chrétiens  fussent  aussi  nombreux 
autour  de  lui  que  les  païens,  il  se  faisait  fort  de  les  main- 
tenir dans  le  devoir.  Julien  lui  fit  un  crime  de  ce  qu'il 
qualifiait  de  prétention  injurieuse  pour  les  gens  de  Bostra 
et  chercha  à  les  ameuter  contre  leur  évêque.Ge  n'est  sûre- 
ment pas  sa  faute  s'ils  ne  lui  firent  pas  un  mauvais  parti  2, 
Au  temps  où  Apollinaire   agitait   l'Orient,  l'Arabie 
voyait  naître  des  nouveautés  singulières,  qui   n'eurent 
peut-être  pas   beaucoup  d'importance   locale,  mais  qui 
sont  intéressantes  à  observer,  car  elles  ouvrent  jour  sur 
un  certain  travail  des  esprits.  Pour  la  première  fois  on 
entend  parler  d'un  culte  rendu  à  Marie,   mère  du  Sau- 
veur. Gomme   il  était  naturel,  ce  furent  les  femmes  qui 
l'inaugurèrent.  Elles  l'avaient,  parait-il,  importé  de  Thrace 
et  de  Scythie.  Ce  culte  consistait  en  une  fête  annuelle. 
On   s'assemblait  autour  d'une    sorte    de  trône,   monté 
sur  roues,  et  l'on   offrait  à  la  Vierge-Mère  des  gâteaux 
d'une  préparation  spéciale,  appelé  «  collyrides  )).   Il  y 
avait  toute  une  liturgie,  que  les  femmes  seules  pouvaient 


*  Migne,  P.  G.,  t.  XVIII,  p.  1069;  mais  ce  texte  est  interpolé 
et  incomplet  ;  il  faut  tenir  compte  de  la  version  syriaque  éditée 
en  1859  par  Lagarde.  Sur  Titus,  voir  Jérôme,  De  uîVw,  102  ;  Ep.  LXX, 
4  ;  Sozomène,  V,  15  ;  monographie  récente  de  J.  Sickenberger  dans 
les  Texte  und  U7it.,  t.  XXI,  1901, 

2  Julien,  £p.  52. 


l'orient  chrétien  sous  théodose  623 

célébrer.  Epiphane,  si  informé  en  ce  genre  de  choses, 
déduisit  de  là  l'hérésie  des  Gollyridiens,  et  la  réfuta  avec 
soin,  tant  par  lettre  spéciale,  adressée  en  Arabie,  que 
dans  son  grand  traité  contre  toutes  les  hérésies.  Mais 
il  dut,  en  même  temps  et  dans  les  mêmes  documents, 
s'occuper  aussi  d'une  autre  manifestation,  peut-être 
suscitée  par  la  précédente,  en  tout  cas  de  sens  con- 
traire. C'est  ce  qu'il  appelle  l'hérésie  des  Antidicoma- 
rianites.  Il  s'agit,  en  somme^  de  personnes  qui  pensaient, 
comme  Helvidius  et  Jovinien,  que,  du  moment  où  l'Evan- 
gile mentionne  des  frères  du  Seigneur  et  qualifie  Jésus 
de  premier-né,  Marie  doit  avoir  eu  d'autres  enfants 
après  lui. 

Un  conflit  plus  sérieux  était  né  à  propos  de  la  succes- 
sion de  Titus.  Un  certain  Bagadius,  élu  et  ordonné  évê- 
que  de  Bostra^  se  trouva  bientôt  en  butte  à  une  opposi- 
tion très  vive,  à  laquelle  un  tribunal  épiscopal,  composé 
de  deux  évêques,  Cyrille  ^  et  Palladius,  donna  raison. 
Ces  deux  prélats  déposèrent  Bagadius  ;  on  l'évinça,  et,  à 
sa  place,  on  ordonna  un  autre  évêque,  Agapius.  Mais  Ba- 
gadius n'iiccepta  pas  sa  destitution  ;  il  se  présenta,  en 
381,  au  grand  concile  de  Constantinople  ;  Agapius  en  fit 
autant.  Le  concile,  ne  voyant  pas  moyen  de  se  décider 
entre  eux,  chargea  Grégoire  de  Nysse  de  se  transporter 
sur  les  lieux  et  d'arranger  cette  affaire.  Grégoire  n'y 
réussit  pas.  La  querelle  persista.  Les  intéressés  la  por- 
tèrent jusqu'à  Rome  ;  ils  revinrent  en  Orient  avec  une 

1  Peut-être  Cyrille  de  Jérusalem, 


624  CHAPITRE   XVI 

lettre  du  pape  Sirice,  qui  chargeait  Théophile  d'Alexan- 
drie de  régler  définitivement  l'interminable  litige. 

Dans  les  dernières  années  de  Théodose,  le  personnage 
le  plus  en  vue  de  l'empire  oriental  était  le  préfet  du  pré- 
toire Rufin,  homme  ambitieux,  rapace  et  cruel.  Théodose 
avait  en  lui  la  plus  entière  confiance.  C'est  à  sa  garde 
qu'il  confia  sa  famille  et  ses  états  d'Orient  lorsque,  en 
394,  il  dut  prendre  le  chemin  de  l'Italie  pour  réprimer 
l'usurpation  d'Eugène.  Les  prétentions  de  Rufin  n'avaient 
pas  de  bornes.  On  lui  attribua  des  visées  impériales,  et 
il  paraît  bien  qu'il  avait  choisi  Arcadius,  l'aîné  des  fils 
de  Théodose,  associé  depuis  longtemps  à  l'empire,  pour 
être  le  mari  de  sa  fille.  Pendant  que  Théodose  guerroyait 
contre  Arbogast  et  Nicomaque  Flavien,  Rufin  consacra 
ses  loisirs  à  de  grandes  fêtes  en  son  propre  honneur. 
Comme  il  affichait  une  dévotion  profonde,  il  avait  fait 
construire,  dans  sa  villa  du  Chêne,  à  trois  milles  de  Chal- 
cédoine,  une  superbe  basilique  en  l'honneur  des  apôtres 
Pierre  et  Paul.  Le  pape  lui  avait  envoyé  de  leurs  reli- 
ques. Quand  l'édifice  fut  terminé  il  résolut  d'en  célébrer 
la  dédicace  par  une  grande  fête,  à  laquelle  il  convia  les 
principaux  évêques  d'Orient,  Nectaire  de  Constantinople, 
Théophile  d'Alexandrie,  Flavien  d'Antioche,  Amphilo- 
chius  d'Iconium,  Grégoire  de  Nysse,  Théodore  de  Mop 
sueste,  les  métropolitains  de  Césarée  en  Cappadoce, 
d'Ancyre,  de  Tarse,  de  Césarée  en  Palestine,  et  bien 
d'autres,  en  tout  trente-sept  prélats.  Il  profita  de  l'occa- 
sion pour  se  faire  administrer  le  baptême  et  voulut  avoir 
pour  parrain  l'un  des  plus  vénérés  parmi  les  solitaires 


l'orient  chrétien  sous  théodose  635 

de  Nitrie,  Ammonius,  celui  qui  s'était  coupé  une  oreille 
pour  échapper  à  l'épiscopat  '.  Le  saint  homme  fut  amené 
d'Egypte  et  joua  dans  les  fêtes  de  Rufin  le  rôle  qu'on 
lui  avait  assigné. 

Quant  aux  évêques,  ils  profitèrent  de  leur  réunion 
pour  tenir  concile.  A  cet  effet  ils  se  transportèrent  à 
Constantinople,  dans  le  baptistère  de  Sainte-Sophie.  Des 
affaires  qu'ils  traitèrent  nous  n'en  connaissons  qu'une, 
celle  du  siège  de  Bostra.  Les  deux  prétendants  étaient 
présents.  Théophile,  s'acquittant  de  la  commission  dont 
l'avait  chargé  le  pape  Sirice,  soumit  à  l'assemblée  ce  fa- 
meux débat.  La  conduite  des  évêques  qui  avaient  déposé 
Bagadius  fut  sévèrement  appréciée  ;  quelques-uns  par- 
laient même  de  condamner  leur  mémoire.  Mais  les  chefs 
ne  furent  pas  d'avis  que  l'on  prononçât  une  sentence 
quelconque  contre  des  morts. 

Gomment  au  juste  fut  réglée  l'affaire  de  Bostra,  c'est 
ce  que  nous  ne  trouvons  pas  dans  les  quelques  lignes  qui 
nous  restent  du  procès-verbal  2.  Du  reste,  ce  qui  fait 
l'importance  de  cette  réunion  épiscopale,  ce  n'est  ni  la 
cérémonie  fastueuse  qui  en  fut  le  prétexte  ni  les  senten- 

1  Palladius,  Hist.  Laus.,  11  (12).  Cf.  p.  448,  n.  3. 

2  On  le  connaissait  jusqu'ici  par  un  extrait  conservé  dans  un 
recueil  de  droit  canonique  byzantin  ;  cet  extrait  figure  dans  les 
collections  de  conciles.  Depuis  j'ai  trouvé  un  autre  extrait  du  même 
protocole  dans  un  traité  (encore  inédit)  du  diacre  romain  Pelage 
contre  la  condamnation  des  Trois  Chapitres.  Cet  extrait  a  élé  pu- 
blié dans  les  Annales  de  philosophie  chrétienne,  1885,  p.  281.  C'est 
là  qu'il  est  question  du  pape  Sirice  :  l'autre  extrait  ne  le  mentionne 
pas. 

DucHESNË.  Hist.  anc.  de  VEgl.  —  T.  II.  40 


626  CHAPITRE    XVI 

ces  qui  ont  pu  en  émaner,  c'est  le  témoignage    qu'elle 
nous  donne  de  la  pacification  religieuse  accomplie  en 
Orient.  Tout   le  monde  est  d'accord  ;  Flavien  siège  au- 
près de  Théophile.  Celui-ci,  avec  ses  collègues  d'Orient, 
défère  aux  désirs  du  pape  Sirice.  Le  schisme  d'Arabie 
est  arrangé,    celui    d'Antioche   réduit  aux  proportions 
d'une  dissidence  locale,  sans  écho  désormais  dans  les 
rapports  entre  les  grandes  églises.  C'est  une  fête  de  la 
paix,  destinée,  hélas,  à  des  lendemains  fort  troublés.  A 
peine  une  année  sera-t-elle  écoulée  que  Rufin,  le  promo- 
teur de  ces  solennités,  tombera  victime  d'un  assassinat 
politique.  En  403,  sa  basilique  sera  témoin  de  la  déposi- 
tion de  Chrysostome,  et  de  cet  attentat  sortiront  d'affreuses 
discordes.  Encore  celles-là  sont-elles  destinées  à  s'apai- 
ser. Le  nom  de  Théodore  de  Mopsueste  en  rappelle  d'au- 
tres, dont  l'écho  retentira  pendant  de  longs  siècles.  Le 
concile  de  Rufin  n-est  qu'une  halte  sur  la  voie   doulou- 
reuse. 


CHAPITRE   XVII 
Le   christianisme,  religion  d'Etat. 


Le  paganisme  après  Julien.  —  Attitude  de  Valentinien  et  de- 
Valens.  —  Gratien.  —  L'autel  de  la  Victoire.  —  Réaction  païenne 
à  Rome  sous  Eugène.  —  Théodose  :  les  temples  fermés.  —  Le  tem- 
ple de  Sérapis  à  Alexandrie.  —  Conflits  populaires.  —  Situation 
des  sectes  chrétiennes  à  l'avènement  de  Constantin.  —  Lois  pro- 
hibitives. —  Les  Novatiens. —  L'église  catholique  seule  reconnue. 
—  Alliance  de  l'Église  avec  l'Etat.  —  Liberté,  droit  de  propriété, 
privilèges.  —  Intervention  de  l'Etat  dans  les  litiges  religieux, 
dans  la  nomination  ou  la  destitution  des  évêques. —  Elections- 
épiscopales.  —  For  civil  des  évêques. 


1°  —  La  fin  du -paganisme. 

La  dynastie  constantinienne,  par  une  singulière  iro- 
nie, s'était  éteinte  en  un  prince  apostat  et  païen.  Mais  le 
règne  de  Julien  avait  peu  duré  ;  sa  restauration  de  l'hel- 
lénisme n'avait  jeté  aucune  racine  ;  le  souvenir  qui  en 
resta  fut  celui  d'une  tentative  insensée,  d'une  sorte  de 
mascarade  religieuse.  A  part  quelques  hiérophantes,  les 
païens  sérieux  ne  semblent  pas  s'y  être  prêtés  autant 
que  l'eût  souhaité  le  metteur  en  scène.  De  celui-ci  ils. 
gardèrent  un  souvenir  pieux,  mais  sans  regrets  bien^. 
profonds. 

_  Ses  procédés,  en  effet,  ne  pouvaient  que  jeter  le-  ridi- 
cule, l'odieux  même,  sur  le  mélancolique  mais  inévitable 
déclin  de  la  vieille  religion.  Désormais  le  sort  en  était 
jeté  ;  le  courant  était  trop  fort  pour  que  l'Etat  lui-même^ 


628  CHAPITRE    XVII 

avec  toute  sa  puissance,  pût  le  remonter.  Que  l'empe- 
reur fût  ou  non  favorable,  le  christianisme  était  sûr  du 
succès.  Quand  on  pense  qu'il  ne  cessait  de  progresser  en 
Afrique,  malgré  le  scandale  donatiste,  que  la  crise 
arienne,  que  des  évêques  comme  Eusèbe  de  Nicomédie, 
Etienne  d'Antioche,  Grégoire  et  Georges  d'Alexandrie, 
Eudoxe  de  Gonstantinople,  ne  l'empêchaient  pas  de  con- 
quérir l'Orient,  on  peut  juger  de  ce  que  lui  pouvait  la 
malveillance  officielle  et  même  la  persécution. 

Les  princes  chrétiens  qui  succédèrent  à  Julien,  Jo- 
vien,  Valentinien  et  Valens,  avaient  tous  fait  partie  de 
son  entourage  militaire.  Loin  de  dissimuler  leur  foi,  ils 
en  avaient  témoigné  avec  assez  de  vivacité  pour  encourir 
le  mécontentement  du  souverain,  et  même  des  disgrâces 
passagères.  Arrivés  au  pouvoir,  ils  fermèrent  simplement 
la  parenthèse  païenne  et  les  choses  reprirent  le  cours 
qu'elles  avaient  eu  au  temps  de  Constance,  toutefois  avec 
moins  de  rigueur.  Les  biens  rendus  aux  temples  par  Ju- 
lien leur  furent  repris  au  profit  du  domaine  impérial  *, 
mais  la  liberté  de  chacun  en  matière  de  religion  fut  hau- 
tement proclamée  2.  Il  semble  que  d'abord  on  ait  laissé 
tomber  la  prohibition  absolue  des  sacrifices.  Sur  quel- 
ques points  seulement  il  y  eut  des  mesures  restrictives  ; 
les  cérémonies  nocturnes  furent  interdites,  sauf  excep- 
tions cependant,  car  les  mystères  d'Eleusis,  qui  se  célé- 


1  Cod.  Theod.,  X,  1,  8. 

2  Lois  rappelées  dans   Cod.   Theod.,   IX,   16,  9.  Cf.  Ammien, 
XXX,  9. 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION   D'ÉTAT  629 

braient  la  nuit,  bénéficièrent  d'une  dispense  K  L'aruspi- 
cine,  sans  être  proscrite  ni  même  blâmée,  fut  surveillée 
de  près,  de  même  que  les  autres  pratiques  religieuses 
auxquelles  se -rattachait  la  divination  de  l'avenir,  de  l'ave- 
nir politique,  bien^entendu.  Hommes  nouveaux,  héritiers 
d'une  dynastie  qui  avait  ses  racines  et  dont  le  dernier  re- 
présentant avait  laissé  des  sympathies,  Valentinien  et 
Valons  sentaient  vivement  la  nécessité  de  s'affermir  à 
leur  tour  et  de  ne  pas  se  laisser  contrecarrer  par  des 
compétiteurs  du  genre  de  Procope.  Celui-ci  était  jusle- 
ment  un  parent  de  Julien,  et  non  sans  attaches  person- 
nelles avec  le  paganisme. 

Dans  l'empire  d'Orient,  les  catholiques,  chassés  c!e 
leurs  églises,  réduits  à  se  réunir  dans  les  lieux  écartés, 
enviaient  aux  païens  la  publicité  de  leur  culte.  Soit  que 
ceux-ci  aient  abusé  de  la  facilité  qu'on  leur  laissait  ^, 
soit  pour  d'autres  causes,  les  deux  empereurs  frères  fini- 
rent par  se  montrer  plus  rigoureux.  Les  sacrifices  furent 
interdits  de  nouveau,  non  cependant  l'acte  de  brûler  de 
l'encens  sur  les  autels  s.  Gratien,  d'abord,  ne  se  Montra 
pas  plus  sévère.  Cependant  on  ne  voit  pas  que,  depuis  la 
mort  de  son  père  (375),  il  ait  pris  le  titre  de  ponlifex  ma- 
ximus,  que   les  empereurs  portaient  depuis  Auguste  et 


1  Cod.  Theod.,  IX,  16,  7,  loi  de  364  ;  cf.  pour  Eleusis,  Zosime, 
IV,  3. 

2  Le  concile  de  Valence,  en  374  (c.  3)  se  préoccupe  encore  de 
chrétiens  baptisés  qui  offrent  des  sacrifices  ou  se  font  taurobo- 
liser. 

3  Libanius,  Or.  pro  templis. 


630  CHAPITRE   XV[I 

que,  dorénavant,  personne  ne  porta  plus.  Zosime  ^  ra- 
cohte  à  ce  propos  une  histoire  d'après  laquelle  les  ponti- 
fices  de  Rome  auraient  offert  à  Gratien,  lors  de  son  avè 
nement,  une  robe  sacerdotale  en  sa  qualité  de  chef  de  leur 
^îollège  ;  il  l'aurait  refusée  pour  motif  religieux.  L'anec- 
dote est  plus  que  douteuse  ;  mais  elle  symbolise  assez 
bien  l'attitude  plus  décidée,  au  point  de  vue  personnel 
d'abord,  puis,  plus  tard,  comme  législateur,  que  prit 
Oratien  en  ces  affaires.  Ce  jeune  prince,  élevé  dans  une 
maison  honnêtement  chrétienne,  avait  eu  pour  précep- 
teur le  célèbre  Ausone,  qui  l'avait  nourri  des  lettres  an- 
tiques et  sûrement  ne  lui  avait  inculqué  aucun  préjugé 
contre  l'hellénisme.  Devenu  empereur,  il  eut  avec  saint 
Ambroise  des  relations  très  étroites,  d'où  lui  vint  une  au- 
tre direction  Atout  prendre,  cependant,  c'est  de  sa  cons- 
cience et  des  circonstances  qu'il  s'inspira  surtout.  En  dé- 
pit de  toutes  les  protestations  de  tolérance^  aucun  des 
empereurs  du  iv»  siècle,  pas  plus  Julien  que  les  autres, 
n'avait  renoncé  à  l'unité  religieuse.  Gratien  héritait  de 
son  père  l'idée  que  le  paganisme  était  destiné  à  disparaî- 
tre et  que  l'Etat  devait  y  aider,  sans  toutefois  se  com- 
promettre par  l'emploi  de  moyens  violents.  Il  continua 
'd'interdire  les  sacrifices,  mais  n'alla  pas  plus  loin,  au 
tmoins  dans  sa  législation.  Théodose  aussi,  bien  que  la 
rsituation  fût  plus  mûre  en  Orient,  s'en  tint  là  dans  les 
^premières  années  2.  A  la  longue  la  distinction  longtemps 

1  IV,  36.  L'histoire  est  combinée  de  manière  à  expliquer  un 
calembour  prophétique  sur  l'usurpation  de  Maxime. 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  10,  7,  9. 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION   d'ÉTAT  631 

admise  entre  le  sacrifice  et  les  autres  actes  de  culte  finit 
par  être  abandonnée.  Toute  manifestation  extérieure  de 
la  religion  païenne  fut  rigoureusement  interdite,  soit 
dans  les  temples,  soit  sur  les  chemins  et  dans  les  pro- 
priétés particulières  '. 

De  telles  mesures  entraînaient,  ou  peu  s'en  faut,  la 
fermeture  des  temples.  Ces  édifices  étaient,  un  peu  par- 
tout, l'ornement  des  villes.  Quelques-uns,  imposants  par 
leur  grandeur  et  la  majesté  de  leurs  constructions,  se 
défendaient  en  outre  par  la  terreur  religieuse  qu'ils 
avaient  inspirée  pendant  de  longs  siècles.  Beaucoup  con- 
tenaient des  œuvres  d'art  du  plus  haut  prix.  Qu'allaient-ils 
devenir  ?  Le  législateur  semble  s'être  préoccupé,  et  cela 
dès  le  temps  de  Constantin,  de  sauvegarder  les  intérêts 
de  l'art  et  de  conserver  leurs  monuments  aux  cités  ^  A 
diverses  reprises  il  fut  prescrit  de  conserver  lès  temples, 
même  de  les  maintenir  ouverts,  surtout  quand  ils  pou- 
vaient être  adaptés  aux  services  publics,  par  exemple  aux 
réunions  des  conseils  et  des  magistrats  locaux.  Du  reste, 
si  l'ancien  culte  était  proscrit  au  fond  et  dans  ses  actes 
religieux,  on  ne  songeait  nullement  à  priver  le  public 
des  jeux  ou  autres  réjouissances  dont  il  avait  été  l'occa- 
sion. En  bien  des  endroits  on  continua  à  s'assembler 
autour  des  temples,  alors  même  qu'ils  eurent  été  vidés 
de  leurs  idoles.  De  la  fête  ancienne  on  supprimait  ïe 


1  Lois  de  391  et  392;  Cod.  Theod.,  XVI,  10,  10-12. 
2  Cod.  Theod.,  XVI,  10,  8,  de  382  (il  est  ici  question  d'un  temple 
situé  en  Osroéne  ;  je  pense   qu'il  s'agit  de  la  ville  de  Harran); 
XVL  10,  15-18,  de  399. 


632  CHAPITRE    XVII 

rituel  religieux,  mais  tout  le  reste  était  conservé,  même 
le  sacerdoce,  qui  avait  encore  une  raison  d'être  en  ce  qu'il 
restait  chargé  de  la  présidence  et  de  l'organisation  des 
fêtes  publiques  *.  Il  va  de  soi  qu'en  bien  des  endroits  on 
maintenait  un  peu  plus  que  les  rigoristes  ne  l'eussent 
admis.  Dans  les  localités  écartées,  au  fond  des  campa- 
gnes, sur  les  grands  domaines  privés,  les  temples,  les 
bois  sacrés,  les  sources  mystérieuses,  conservèrent  leur 
prestige.  La  dernière  victime  ne  fut  immolée  que  bien 
longtemps  après  les  interdictions  de  Constance  et  de 
Théodose. 

Il  y  a  lieu,  du  reste,  surtout  en  ce  genre  âe  choses, 
de  ne  pas  confondre  la  loi  et  l'application  de  la  loi.  Même 
dans  les  grandes  villes,  où  l'Etat  était  en  force,  il  fallut 
du  temps  pour  que  le  paganisme,  proscrit  en  principe, 
cessât  en  fait  de  conserver  une  grande  situation.  Cons- 
tance visita  Rome  en  357  ;  il  vit  les  temples  debout  et  fré- 
quentés suivant  la  tradition  antique;  il  savait  (comment 
l'eùt-il  ignoré?)  qu'en  dépit  de  ses  lois,  l'encens  y  fumait 
et  aussi  le  sangjdes  victimes;  que  les  frais  des  pompes 
religieuses  étaient  encore  supportés  par  l'Etat.  Il  n'ap- 


1  Les  sacerdotes  ou  coronati  sont  mentionnés,  assez  longtemps 
encore,  dans  les  lois  impériales.  Ces  fonctions  étaient  même,  comme 
au  temps  du  concile  d'Elvire,  recherchées  par  certains  chrétiens 
peu  scrupuleux.  Il  fallut  des  lois  pour  les  en  écarter  (Cod.  Theod:, 
XII,  1,  112).  Bien  que  ne  comportant  plus  l'obligation  de  sacrifier, 
les  sacerdoces  avaient  cependant  trop  de  connexions  avec  le  pa- 
ganisme pour  qu'il  ne  fût  pas  inconvenant  de  les  voir  exercés  par 
des  chrétiens. 


LE    CHRISTIANISME,    RELIGION    D'ÉTAT  633 

prouva  pas,  car  il  était  de  marbre  et  se  piquait  de  ne 
jamais  trahir  ses  impressions;  il  ne  condamna  pas  non 
plus.  Julien  n'eut  pas  à  relever  les  autels  de  Rome  :  ils 
n'avaient  jamais  été  renversés.  Ils  se  maintinrent  sous 
les  princes  chrétiens  qui  vinrent  après  lui.  Cependant  les 
progrès  incessants  du  christianisme  enlevaient  à  l'an- 
cienne religion  la  faveur  du  populaire.  Plus  on  allait, 
plus  se  rétrécissait  le  cercle  des  adorateurs.  Tenace  des 
anciennes  traditions,  l'aristocratie  s'efforçait  de  les  main- 
tenir. Ce  n'était  pas  sans  peine.  Les  collèges  sacrés  et  les 
sacerdoces  se  recrutaient  avec  difficulté.  Certains  grands 
seigneurs  cumulaient  les  fonctions  divines,  évidemment 
parce  que  peu  de  gens  étaient  en  situation  de  les  occuper. 
Dans  ces  conditions  on  conçoit  que  l'P^tat  se  soit  demandé 
s'il  devait  continuer  à  faire  les  frais  d'un  culte  de  moins 
en  moins  pratiqué.  Ici  il  y  a  lieu  à  quelques  explica- 
tions. Sous  le  régime  païen,  c[uand  l'Etat  demandait  des 
sacrifices,  c'est  lui  qui  en  faisait  les  frais.  Ceci,  sous  les 
empereurs  chrétiens,  n'avait  plus  lieu  :  Gratien  n'eut  rien 
à  changer  sur  ce  point.  Mais  les  temples  étaient  pourvus 
de  dotations  mobilières  et  immobilières,  qui  servaient  à 
payer  les  dépenses  du  culte  courant.  D'autre  part,  le 
personnel,  quand  ses  fonctions  n'étaient  pas  gratuites 
et  simplement  honorifiques,  était  rétribué  par  les  muni- 
cipalités, à  Rome  par  l'Etat,  qui,  en  général,  avait  aussi 
l'administration  du  patrimoine  des  temples,  et  avait  fini, 
à  la  longue,  par  s'en  considérer  comme  le  véritable 
propriétaire.  La  population  passée  au  christianisme  ,  en 
tout  ou  en  grande  majorité,  les  municipalités  avaient  dû 


63'i:  CHAPITRE    XVII 

s'arranger  pour  liquider  cette  situation.  Bien  que  nous  ne 
soyons  pas  renseignés  sur  les  détails,  il  est  aisé  de  sup- 
poser que  l'on  n'y  parvint  pas  partout  en  même  temps, 
ni  dé  la  même  façon,  et  que  beaucoup  d'ajDus  et  d'usur- 
pations se  produisirent.  Gratien  prit  une  mesure  générale, 
dont  le  texte  ne  s'est  pas  conservé  ^  ;  elle  s'appliqua  non 
seulement  aux  établissements  religieux  qui,  abandonnés 
des  populations,  n'avaient  vraiment  plus  de  raison  d'être, 
mais  à  des  institutions  encore  vivantes,  dont  on  entendait 
ainsi  précipiter  la  fin.  C'est  alors  que  les  grands  collèges 
romainS;,  pontifes,  vestales,  quindécemvirs  etjautres, 
recurent  le  coup  fatal. 

Cette  loi  était  déjà  appliquée  lorsque,  en  382,se  pro- 
duisit l'incident  de  l'autel  de  la  Victoire.  Auguste,  après 
la  bataille  d'Actium,  avait  fait  placer  dans  la  salle  des 
séances  du  sénat  une  statue  de  la  .Victoire  rapportée 
jadis  de  Tarente,  au  moment  où  la  république  romaine 
s'était  emparée  de  cette  ville.  Au  dessous,  un  autel  était 
disposé  let  les  sénateurs,  en  entrant,  y  jetaient  quelques 
grains  d'encens;  les  serments,  les  vœux,  quand  il  y  avait 
lieu  d'en  faire,  étaient  consacrés  par  la  présence  de  la 
déesse.  Quand  il  y  eut  des  sénateurs  chrétiens,  ils  se 
trouvèrent  bientôt  offusqués  de  cette  idole.  L'empereur 
Constance  la  fit  enlever  ;  Julien  la  rétablit  ;  après  lui  elle 
se  maintint,  à  la  faveur  de  la  tolérance  relative  qui  régna 


1  Souvent  visée  dans  la  discussion  entre  saint  Ambroise  et 
Symmaque  à  propos  de  l'autel  de  la  Victoire;  cf.  Cod.  Theod.,  Xyl. 
10,  20. 


LE   CHRISTIANISME,   RELIGION   D'ÉTAT  635 

SOUS  Jovien  et  Valentinien.  Mais  les  sénateurs  chrétiens 
devenaient  chaque  jour  plus  nombreux  ;  leurs  scrupules 
eurent  accès  auprès  de  Gratien,  qui  ordonna  d'enlever  de 
nouveau  la  déesse  litigieuse.  Cette  décision  donna  lieu  à 
un  débat  célèbre  ;  les  sénateurs  païens  protestèrent  par  la 
bouche  de  Symmaque,  l'un  des  plus  considérables  d'entre 
eux  ;  ils  prétendaient  être  la  majorité  et  demandaient  que, 
au  sénat  du  moins,  la  religion  romaine  fût  respectée. 
Gratien  ne  reçut  pas  leur  envoyé  :  il  avait  appris,  par 
une  protestation  des  sénateurs  chrétiens  que  lui  fit  tenir 
le  pape  Damase,  que  Symmaque  ne  représentait  pas  les 
véritables  sentiments  de  l'assemblée.  Mais  Gratien  mou- 
rut l'année  suivante  (383)  et  Valentinien  II  permit  à  Sym- 
maque de  se  faire  entendre  devant  le  conseil  impérial. 
Dans  l'intervalle  il  avait  été  nommé  préfet  de  Rome.  Son 
plaidoyer  1  fit  grand  effet.  Ambroise  intervint  alors, 
réclama  communication  du  rapport  et  le  discuta  pied  à 
pied  2.  Ce  n'était  pas  seulement  pour  le  rétablissement  de 
l'autel  de  la  Victoire  que  réclamait  le  vieux  Romain  ;  il 
protestait  aussi  contre  les  lois  spoliatrices  qui  avaient 
privé  les  temples  de  leurs  revenus  et  les  prêtres  de  leurs 
traitements  ;  les  Vestales,  en  particulier,  étaient  défen- 
dues par  lui  avec  la  plus  grande  chaleur.  Ambroise  eut 
réponse  à  tout  ;  mais  il  faut  bien  avouer  qu'après  tant  de 
siècles  on  ressent  une  impression  étrange  en  comparant 
ses  arguments  avec  ceux  de  Symmaque  et  en  songeant 


1  Symm.  rel.,  3. 

2  Ambr.,  Ep.  17,  18. 


636  CHAPITRE    XVII 

aux  bouches  qui  les  reproduisent  de  nos  jours,  les  uns 
et  les  autres,  en  un  conflit  semblable*. 

La  réclamation  de  Symmaque  n'eut  aucune  suite  :  les 
choses  demeurèrent  en  l'état.  Cette  année  384,  les  dieux 
perdirent  un  de  leurs  plus  Mêles  serviteurs  en  la  per- 
sonne de  Vettius  Agorius  Praetextatus.  Il  était  préfet  du 
prétoire  en  même  temps  que  Symmaque  était  préfet  de 
Rome^  Un  autre  grand  personnage  païen,  Nicomaque 
Flavien,  avait  été,  lui  aussi  (383),  préfet  du  prétoire.  De 
telles  situations  sont  propres  à  montrer  que,  si  les  lois  se 
faisaient  dures  au  paganisme,  le  gouvernement  ne  gardait 
pas  rancune  à  ses  défenseurs.  En  387,  Maxime  envahit 
l'Italie  et  força  Valentinien  II  à  se  réfugier  auprès  de 
Théodose.  Son  autorité  fut  reconnue  à  Rome  pendant 
quelques  mois,  et  Symmaque,  qui  n'en  était  pas  à  son  pre- 
mier panégyrique,  en  prononça  encore  un  en  l'honneur  du 
nouveau  prince.  Mal  lui  en  prit,  car  Théodose  ne  tarda 
pas  à  rétablir  son  jeune  collègue  ;  Maxime,  vaincu  en  plu- 
sieurs batailles,  livré  à  l'empereur  d'Orient,  enfin  exé- 
cuté, ceux  qui  avaient  pris  fait  et  cause  pour  lui  se  trou- 
vèrent grandement  embarrassés.  Symmaque  se  réfugia 
dans  une  église  ^  On  lui  fit  grâce  ;  il  n'eut  à  souffrir  ni 
dans  sa  personne,  ni  dans  ses  biens,  ni  dans  ses  dignités. 
Théodose  et  Valentinien  vinrent  à  Rome  en  389.  Flavien 


1  Sur  cette  affaire,  souvent  exposée  devant  le  public,  voir  sur- 
tout Boissier,  La  fin  du  -paganisme,  p.  267-338. 

2  Voir  ci-dessus,  p.  459. 

3  C'était  une  église  novatienne,  placée  sous  l'autorité  du  pape 
novatien,  Léonce  (Socrate,  V,  14). 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION    D'ÉTA.T  637 

et  Syramaque  reparurent  à  ses  côtés;  le  premier  rede- 
vint préfet  du  prétoire  ;  quant  à  Symmaque,  il  fat  désigné 
pour  le  consulat  et  l'inaugura  en  effet,  le  l^r  janvier  391. 
Le  gouvernement  cherchait  évidemment  à  se  concilier 
par  des  faveurs  personnelles  ce  qui  restait  encore  de 
l'aristocratie  païenne,  de  plus  en  plus  corftrariée  dans  sa 
tradition  religieuse.  Mais  il  avait  à  lutter  contre  des 
sentiments  tenaces.  Le  parti  païen  ne  se  résignait  pas  au 
désétablissement  du  culte  romain  ni  à  la  suppression  de 
l'autel  de  la  Victoire.  Il  ne  cessait  d'assiéger  les  princes 
de  ses  réclamations.  Théodose  reçut  à  Milan  *  une  dépu- 
tation  du  sénat  ;  quand  il  fut  parti  pour  l'Orient,  Valen- 
tinien  II,  qui  s'était  transporté  en  Gaule,  y  fut  relancé 
par  une  autre  ambassade  2.  Tout  cela  demeura  sans 
effet. 

Mais  le  15  mai  392  Valentinien  fut  assassiné  à  Vienne, 
par  les  soins  du  comte  Arbogast,  général  trop  puissant. 
Le  meurtrier  jeta  la  pourpre  sur  les  épaules  d'un  fonc- 


1  Probablement  en  389,  avant  son  voyage  à  Rome.  L'auteur  du 
De  promissionibus,  qui  écrivait  vers  le  milieu  du  v=  siècle,  raconte 
(III,  38)  que  Symmaque,  dans  un  panégyrique  officiellement  pro- 
noncé {praeconio  laudum  in  consistorio  recitato)  ayant  demandé  à 
Théodose  le  rétablissement  de  l'autel  de  la  Victoire,  l'empereur  le 
fit  chasser  de  sa  présence  et  transporter  au  plus  vite,  à  cent  milles 
de  là,  dans  une  charrette  grossière.  Ceci  est,  à  mon  avis,  une 
transformation  légendaire  de  quelqu'une  des  démarches  faites  inu- 
tilement par  le  sénat  et  par  Symmaque  auprès  de  Gratien,  Valen- 
tinien II  ou  Théodose. 

î  Sur  ces  instances  du  sénat,  voir  Ambr.,  Ep.  57.  L'évéque  de 
Milan  semble  avoir  craint  un  moment  que  Théodose  ne  faiblît. 


638  CHAPITRE   XVII 

tionnaire  de  la  chancellerie  impériale,  Eugène,  qui  par 
le  passé,  avait  eu  quelque  vogue  comme  professeur  de 
belles-lettres.  Il  était  chrétien  ;  Arbogast,  son  patron,  ne 
l'était  pas.  Quand  il  vit,  ce  qui  ne  tarda  guère,  que  Théo- 
dose ne  le  reconnaîtrait  pas,  il  jugea  utile  de  s'appuyer 
sur  le  parti  païen,  parti  d'opposition,  exaspéré  par  tant 
d'insuccès  et  surtout  par  les  lois  récentes,  qui  venaient 
de  proscrire  absolument  tout  exercice  de  l'ancien  culte. 
Justement  le  préfet  du  prétoire  d'Italie  était  alors  Nico- 
maque  Flavien,  cousin  et  gendre  de  Symmaque,  comme 
lui  fort  zélé  pour  les  dieux.  Les  grands  seigneurs  païens 
eurent  toute  latitude  pour  réaliser  leur  programme.  Le 
rétablissement  des  subventions  à  l'ancien  culte  souffrit, 
il  est  vrai,  quelques  difflcultés.  Eugène  se  fit  prier  :  il  ne 
lui  convenait  guère,  vu  sa  qualité  de  chrétien,  de  prendre 
une  telle  responsabilité.  On  finit  par  trouver  un  biais  ; 
les  biens  etrles  traitements  furent  rendus^  non  pas  direc- 
tement aux  temples,  mais  aux  sénateurs  païens.  Quant  à 
l'autel  de  la  Victoire,  quant  à  la  liberté  de  sacrifier  et  de 
célébrer  toutes  les  cérémonies  païennes,  les  vœux  de 
Symmaque  et  des  siens  reçurent  pleine  et  entière  satis- 
faction. Symmaque,  cependant,  paraît  *  avoir  accueilli 
avec  quelque  prudence  ce  changement  inespéré.  C'est 
Nicomaque  Flavien  qui  prit  le  premier  rôle.  Jusque  là, 
quoique  fort  attaché  au  culte  des  dieux  et  peu  tendre 
aux  chrétiens  quand  ses  fonctions  lui  permettaient  de 


1  Les  collecteurs  de  sa  correspondance  en  ont  éliminé  les  let- 
tres de  cette  période. 


LE   CHRISTIANISME,    RELIGION   D'ÉTAT  639 

leur  être  désagréable  *,  il  n'avait  pas  témoigné  d'une  dé- 
votion aussi  intense  que  Prétextât  ni  manifesté  avec  au- 
tant d'insistance  que  Symmaque  en  faveur  des  anciennes 
traditions.  Maintenant  on  le  vit  déployer  un  zélé  extrême . 
Les  biens  des  temples  servirent  à  organiser  des  fêtes 
solennelles',  bruyantes;  on  porta  en  procession  Gybèle, 
la  Mère  des  Dieux  ;  les  cérémonies  d'Isis  furent  repri- 
ses; on  sacrilia  en  grande  pompe  à  Jupiter  Latial;  les 
temples  fort  décriés  de  Vénus  et  de  Flore  se  rouvrirent 
à  leurs  cultes  licencieux  ;  enfin,  une  lustration  complète 
de  la  ville,  suivant  l'antique  rituel  purificatoire,  occupa 
pendant  trois  mois  les  demeurants  de  l'ancien  culte,  et 
agaça  fort,  on  le  pense  bien,  les  fidèles  du  nouveau. 
Parmi  ceux-ci,  quelques-uns,  chagrinés  d'être  mal  vus 
de  la  nouvelle  administration  et  écartés  des  fonctions 
publiques,  commençaient  à  se  sentir  des  velléités  d'apos- 
tasie. Ce  qu'Antioche  avait  vu  sous  Julien^  Rome  le 
subissait  maintenant  par  les  soins  de  son  aristocratie 2, 


1  Aug.,  Ep.  87,  8  ;  cf.  la  loi  de  377.  Cod.  Theod.,  XVI.  6,  2  {Cod. 
Just.,  I.  6,  1).  Dans  la  nouvelle  édition  du  code  théodosien  on  a 
tort  de  contester  que  la  loi  ait  été  adressée  à  Flavien,  vicaire  d'A- 
frique ;  le  sujet  seul  exclut  la  leçon  Floriano  vie.  Asiae.  Il  est  d'ail- 
leurs clair  qu'elle  n'a  pas  été  datée  de  Gonstantinople,  où  ni  Gra- 
tien,  ni  Valens,  ni  Valentinien  II  ne  se  trouvaient  en  377.  Saint 
Augustin  dit  que  Flavien  fut  l'homme  des  Donatistes  (partis  vestrae 
homini).  S'il  n'y  a  pas  erreur  —  et  je  ne  le  crois  guère  —  cela  si- 
gnifie qu'il  les  favorisa,  non  qu'il  fût  lui-même  donatiste.  Nicoma- 
que  Flavien  avait  traduit  en  latin  le  livre  de  Philostrate  sur 
Apollonius  de  Tyane  (Sid.  ApolL.  Ep.,  VIII,  3). 

2  Sur  le  détail  de  ces  événements  on  peut  consulter  1'  «  Invec- 
tive contre  Nicomaque  Flavien  »,  Dicite  qui  colitis,  découverte  par 


640  CHAPITRE    XVll 

Théodose  troubla  la  fête.  Il  reprit,  comme  en  388,  le 
chemin  de  l'Italie.  Arbogast  et  Flavien  marchèrent  pour 
l'arrêter.  A  leur  départ  de  Milan,  ils  avaient  promis  de 
changer  en  écurie  la  cathédrale  d'Ambroise.  Ils  ne 
revinrent  pas.  Flavien,  chargé  de  garder  le  passage  des 
Alpes  Juliennes,  le  laissa  forcer  et  se  tua  de  désespoir. 
Dans  la  bataille  qui  suivit,  près  de  la  rivière  Froide', 
Eugène  fut  vaincu  et  pris;  Théodose  le  fit  décapiter. 
Arbogast  se  suicida,  lui  aussi.  Les  enseignes  des  vaincus 
portaient  l'image  d'Hercule;  encore  une  fois  le  Christ 
était  resté  maître  du  champ  de  bataille. 

Ce  fut  la  fin.  Les  lois  prohibitives  du  culte  païen 
furent  remises  en  vigueur.  On  ne  persécuta  pas  les  per- 
sonnes, pas  même  celles  qui  avaient  été  le  plus  impli- 
quées dans  l'usurpation  et  dans  la  réaction  païenne  : 
Symmaque  vécut  longtemps  encore  et  la  famille  de  Ni- 
comaque  Flavien,  sans  se  rallier  le  moins  du  monde  à 
la  religion  victorieuse,  se  maintint  dans  les  hauts 
emplois.  Mais  le  culte  fut  interdit  et  les  temples_fermés. 

Il  ne  faut  pas  croire  qu'on  les  ait  livrés  aux  chrétiens 
pour  être  transformés  en  églises.  En  bien  des  endroits 


M.  L.  Delisle  dans  un  célèbre  manuscrit  de  Prudence  (Paris,  8084) 
et  publiée  par  lui  en  1867  dans  la  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes.  D'au- 
tres éditions  ont  paru  depuis,  notamment  celles  de  Haupt,  dans 
l'Hermès,  t.  VI,  p.  354  et  celle  de  Riese,  dans  VAnthologia  latina 
(coll.  Teubner),  n.  4.  C'est  une  déclamation  en  vers  contre  la  réac- 
tion païenne  de  394,  écrite  à  Rome,  au  lendemain  de  la  mort  de 
Flavien.  Parmi  les  commentaires  qui  en  ont  été  donnés,  voir  sur- 
tout celui  de  De  Rossi,  Bull.,  1868,  p.  49  et  suiv. 
1  La  rivière  de  Wippach,  à  l'est  de  Gorice. 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION    D'ÉTAT  641 

et  très  spécialement  à  Rome,  où  les  deux  religions  fonc- 
tionnèrent côte  à  côte  pendant  tout  le  iv^  siècle,  les 
chrétiens  étaient  suffisamment  pourvus  d'édifices  et 
n'avaient  nulle  envie  de  réclamer  les  temples.  Ce  n'est 
pas  avant  le  vii^  siècle  qu'on  les  voit  s'en  approprier  un^ 
et  le  changer  en  église  :  la  transformation  du.Panthéo», 
vers  612,  est  le  plus  ancien  fait  de  ce  genre  qui  se  puisse 
constater  à  Rome.  Or  il  se  place  en  un  temps  où  l'Etat 
ne  savait  plus  que  faire  des  monuments  antiques.  Ils  ne 
servaient  plus  à  rien;  le  trésor  public  se  fût  épuisé  à  les 
réparer  ;  ce  qu'on  pouvait  faire  de  mieux  pour  les  sauver 
ou  pour  en  tirer  parti,  c'était  de  les  donner  à  l'Église. 
Gomme  tous  les  beaux  monuments  de  Rome,  les  temples, 
eurent  beaucoup  à  soutïrir  et  des  Goths  d'Alaric  et  des 
Vandales  de  Genséric,  qui  les  dépouillèrent  de  leurs 
ornements  en  métaux  et  autres  matières  précieuses; 
mais  ils  demeurèrent  debout  tant  qu'il  leur  fut  donné  de 
résister  à  l'âge  et  aux  intempéries. 

Du  reste  la  transformation  des  temples  en  églises 
n'allait  pas  sans  quelques  inconvénients.  L'immense 
temple  de  Céleste  à  Carthage,  après  quelque  temps  de 
fermeture,  se  trouvait  envahi  par  les  broussailles.  Les 
autorités  permirent  â  l'évêque  Aurelius  d'y  installer  le 
culte  chrétien,  si  bien  qu'un  jour  de  Pâques  la  chaire 
épiscopale  fut  dressée  à  la  place  même  où  avait  été 
l'idole  antique.  Dans  la  foule  qui  se  pressait  autour  du 
primat  de  Carthage  se  trouvait  un  jeune  homme  à 
l'esprit  éveillé,  qui,  tout  en   suivant  les  offices,   regar- 

DucHESNE.  Hist.  une.  de  l'Egl.  —  T.  II.  41 


642  CHAPITRE   XVII 

dait  autour  de  lui.  Une  inscription  en  belles  lettres  de 
bronze  doré  attira  son  intention.  Elle  se  lisait  sur  la 
façade  du  temple:  avreliys  pontifex  dedicavit.  C'était 
comme  une  prophétie.  Cependant  on  ne  tarda  pas 
à  s'apercevoir  que  le  second  Aurèle  et  le  culte  au- 
quel il  présidait  n'étaient  pas  parvenus  à  faire  oublier 
l'ancienne  tradition.  Nombre  de  néophytes,  mal  dégrossis 
de  leur  paganisme,  combinaient  dans  leurs  prières  le 
culte  de  la  déesse  tyrienne  avec  celui  du  Christ.  Ce 
fut  la  perte  du  vieux  temple.  Ordre  arriva  de  le  dé- 
molir 1. 

Il  semble  qu'en  beaucoup  d'endroits  la  fermeture  des 
temples  se  soit  accomplie,  comme  à  Rome,  assez  paisi- 
blement. Il  n'en  fut  pas  de  même  en  Orient,  en  Syrie 
surtout,  où  certaines  localités  importantes  demeuraient 
attachées  invinciblement  à  leurs  anciens  cultes,  A  Alexan- 
drie, tout  comme  à  Rome,  il  avait  fallu  tolérer  non  seu- 
lement l'ouverture  des  temples,  mais  la  continuation  des 
sacrifices.  Dans  les  campagnes,  peut-être  aussi  dans 
certaines  villes,  on  s'ingéniait  à  tourner  la  loi.  Aux  jours 
traditionnels  on  s'assemblait  devant  le  temple  ;  sans 
offrir  de  sacrifice  proprement  dit,  on. tuait  l'animal  rituel 
et  on  le  mangeait  ensemble,  en  un  festin  dont  le  ca- 
ractère religieux  était  indiqué  par  des  chants  en  l'hon- 
neur des  dieux.  Ainsi  prétendait-on  être  en  régie  avec 
la  légalité.  Mais  celle-ci  avait^  dans  les  rangs  du  popu- 

1  Pseudo-Prosper,  De  Promissionibus,  III,  38  ;  Salvien,  De  ç/u- 
bern.  Dei,  8. 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION   D'ÉTAT  643 

laire  chrétien,  des  défenseurs  volontaires,  peu  disposés 
à  se  payer  de  fictions  complaisantes,  et  d'un  zèle 
enclin  à  dépasser  toutes  les  bornes.  Le  noir  essaim  des 
moines  s'abattait  sur  la  fête  ;  à  coups  de  bâton,  à  coups 
de  poing,  ils  dispersaient  les  infidèles,  puis  se  précipi- 
taient sur  le  temple  et  le  mettaient  à  sac.  Ces  choses 
là  se  voyaient  souvent  aux  environs  d'Antioche.  Les 
païens  se  plaignaient  à  Kévêque  et  n'en  étaient  guère 
écoutés.  Libanius  prit  leur  cause  en  main  et  composa 
à  ce  propos,  au  commencement  de  384,  son  plaidoyer 
pour  les  temples  S  adressé  à  l'empereur  Théodose.  L'il- 
lustre rhéteur  était  bien  en  retard.  Il  se  figurait  bonne- 
ment qu'on  allait  s'en  tenir  à  la  prohibition  des  sa- 
crifices et  laisser  subsister  le  reste.  A  la  fin  de  sa 
harangue,  croyant  énoncer  une  hypothèse  absurde,  il 
interpelle  ainsi  l'empereur  :  a  Vous  auriez  pu,  prince, 
»  faire  proclamer  ceci  :  Que  personne  de  mes  sujets  ne  - 
»  croie  plus  aux  dieux  ni  ne  les  honore;  que  personne 
»  ne  leur  demande  quoi  que  ce  soit,  ni  pour  lui  ni  pour 
))  ses  enfants,  si  ce  n'est  en  silence  et  en  secret;  que 
»  tout  le  monde  accepte  ce  que  j'honore  (la  religion 
»  chrétienne),  prenne  part  à  son  culte,  prie  suivant  ses 
))  rites  et  courbe]  la^tête  sous  la  main  de  ceux  qui  y 
»  président^  et  cela  sous  peine  de  mort  ». 

C'était  pourtant  bien  ce  que  voulait  Théodose,  sauf 
le  recours,  je  ne  dis  pas  à  la  peine  de  mort,  mais  à 
une  pénalité  quelconque.  En  dehors  de  ces  moyens  dont 

1  Ed.  Richard  Fœrster,  Libanii  opéra  (Teubner),   t.  HT,  p.  80. 


64 't  CHAPITRE  ,XVII 

on  s'interdisait  l'usage,  l'extirpation  du  paganisme  était 
poursuivie  par  toutes  les  voies  dont  le  gouvernement 
di^sposait.  Si  personne  ne  fut  touché  dans  sa  fortune 
ni  même  dans  ses  emplois,  en  revanche  on  s'en  prit 
vigoureusement  au  culte  lui-même  et  à  ses  temples. 
Quand  la  fermeture  parut  insuffisante,  on  ne  recula  pas 
devant  la  démolition.  La  loi  l'interdisait  en  général, 
mais  on  procédait  par  rçscrits  spéciaux.  La  même  année 
'OÙ  Libanius  écrivit  son  plaidoyer,  le  préfet  du  prétoire 
.d'Orient,  Gynegius,  fut  envoyé  en  Syrie  et  en  Egypte 
vavec  la  mission  spéciale  de  fermer  efficacement  les 
temples  qui  ne  Pétaient  pas  ou  ne  Pétaient  qu'à  demi  *. 
Ce  fut,  pour  Alexandrie,  la  fin  du  régime  de  tolérance. 
Quelques  années  après,  un  conflit  des  plus  violents  éclata 
•dans  cette  grande  ville  entre  les  païens  et  les  chrétiens. 
Le  nouvel  évêque,  Théophile,  s'était  fait  donner  par 
l'empereur  un  ancien  édifice,  déjà  affecté  sous  Constance 
au  culte  arien.  Pour  le  changer  en  église  il  y  fit  faire 
quelques  travaux,  qui  remirent  an  jour  divers  objets  du 
•culte;  il  y  avait  eu  là,  autrefois,  un  temple  de  Bacchus 
ou  de  Mithra  ;  on  en  retrouva  les  ex-votos,  parmi  lesquels 
il  y  en  avait  de  fort  inconvenants.  Théophile,  pour  faire 
pièce  aux  païens,  les  fit  promener  dans  toute  la  ville. 
Cette  exhibition  déchaîna  une  émeute.  Après  une  longue 
bataille  de  rues,  les  païens,  sous  la  direction  d'un  philo- 
sophe Olympius,  se  réfugièrent  dans  le  Serapeum  et 
s'y   fortifièrent.    Ce  temple  immense  s'élevait  sur  une 

1  Zosime,  IV,  37. 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION   D'ÉTAT  645- 

colline  artificielle  ;  on  y  accédait  par  un  escalier  de  cent 
degrés  ;  sur  la  plate-forme,  outre  le  naos  lui-même  et 
les  portiques,  s'élevaient  divers  édifices  affectés  aux  ser- 
vices du  sanctuaire.  De  cette  citadelle  les  émeutiers- 
faisaient  des  sorties,  d'où  ils  revenaient  souvent  avec- 
des  prisonniers  ;  à  ceux-ci  ils  imposaient  de  renoncer 
au  christianisme;  un  certain  nombre  moururent  ainsi, 
d'un  martyre  inattendu.  Impuissantes  à  réduire  la  ré- 
bellion, les  autorités  locales  parlementèrent  ;  il  fut  con- 
venu qu'on  écrirait  à  l'empereur.  Théodose  répondit.  Il 
pardonnait  l'émeute  et  même  les  supplices  infligés  aux 
chrétiens  i,  mais  il  prescrivait  l'abolition  du  culte  de 
Sérapis.  OiTlie  détruisit  que  l'idole.  Encore  ne  fut-il 
pas  aisé  de  trouver  quelqu'un  pour  y  porter  la  main. 
La  statue  colossale  du  dieu  occupait  le  fond  du  tem- 
ple ;  sur  sa  tête  se  dressait  le  célèbre  boisseau,  signe 
de  fertilité.  En  face,  une  fenêtre  habilement  ménagée 
amenait  à  certains  jours,  sur  ses  lèvres  dorées,  le  pre- 
mier rayon  du  soleil  levant.  D'autres  prodiges  encore 
se  voyaient  dans  ce  temple,  entre  tous  vénéré  et  re- 
douté. Les  païens  déclaraient  que  si  l'on  touchait  à 
Sérapis,  le  monde  s'abîmerait  à  l'instant.  Cependant 
un  soldat  se  risqua  à  lancer  sa  framée  dans  la  tête  du 
dieu;'le  charme  rompu,  Sérapis  fut   mis  en   pièces   et 

2  Le  chef  de  la  révolte,  Olympius,  se  retira  en  Italie  ;  deux, 
autres,  deux  lettrés,  Helladius  et  Ammonius,  prêtres  païens,  de- 
vinrent maîtres  de  grammaire  à  Gonstantinople.  L'historien  So- 
crate  suivit  leurs  leçons.  Helladius,  sur  le  tard,  contait  volontiers 
qu'au  temps  des  troubles  d'Alexandrie  il  avait  tué.  de  sa  main, 
jusqu'à  neuf  chrétiens. 


646  chaiHtre  XVII 

traîné  par  les  rues  d'Alexandrie.  Le  patriarche  Théo- 
phile recommença  ses  fouilles,  qui  le  mirent  de  nou- 
veau en  possession  de  documents  peu  édifiants  ;  il  n'était 
pas  homme  à  les  garder  pour  lui  ^  L'empereur  avait 
ordonné  que  les  idoles  en  métal  précieux  fussent  fondues 
et  que  le  produit  en  fût  distribué  aux  pauvres  :  Théo- 
phile eut  soin  d'en  réserver  une,  particulièrement 
étrange,  et  la  plaça  en  bon  lieu^  toujours  pour  agacer 
les  païens.  Les  autres  temples  d'Alexandrie  eurent  le 
même  sort  que  le  Serapeum.  A  Ganope  aussi,  Sérapis 
avait  un  sanctuaire*  célèbre;  il  en  fut  délogé  :  une  co- 
lonie de  Pacômiens  vint  installer  en  cet  endroit  le  «  mo- 
jiastére  de  la  Pénitence  ». 

En  Syrie^  comme  en  Egypte,  le  paganisme  se  dé- 
fendait, et  avec  plus  de  succès  encore.  A  Petra,  à  Areo- 
polis,  dans  l'antique  Idumée,  à  Graza  et  à  Raphia,  dans 
ia  Palestine  maritime,  à  Heliopolis,  dans  le  Liban,  la 
population  résistait  énergiquement  aux  décrets  de  fer- 
meture. On  par-vint  cependant  à  les  appliquer.  Même 
à  Gaza,  Marnas,  le  célèbre  dieu  local,  se  vit  enfermé 
dans  son  sanctuaire  ^  Dans  la  Syrie  du  nord,  l'évêque 
d'Apamée,  Marcel,  obtint  des  ordres  de  démolition.  Il 
réussit,  non  sans  peine,  à  détruire  le  principal  temple 
de  sa  ville  épiscopale  :  le  vieil  édifice  se  défendait  par 
sa  masse  et  la  solidité  de  sa  construction.  Quand  il  fut 
par  terre,  l'évêque  entreprit  les  autres  temples   de  son 

^Sur  tout    ceci,  voir  Rufin,  H.    E.,   II,  22  30  ;  cf.  Sozomène, 
VII,  15  et  Socrate,  V,  16. 
2  Jérôme,  Ep.  107. 


LE    CHRISTIANISME,    RELIGION    D'ÉTAT  647 

ressort.  Un  jour,  dans  une  localité  nommée  Aulon,  où 
s'était  organisée  une  résistance  armée,  il  se  présenta 
avec  des  soldats  et  des  gladiateurs.  Le  combat  s'en- 
gagea ;  les  païens  remarquèrent  l'évêque,  [qui  priait  à 
l'écart.  Ils  se  saisirent  de  lui  et  le  brûlèrent  vif.  Bien 
entendu,  ses  fidèles  en  firent  un  martyr.  Les  meurtriers 
furent  découverts,  mais  les  évêques  de  la  province  s'op- 
posèrent à  toute  poursuite  *. 

L'agonie  dura  encore  quelque  temps.  Si  confiné  qu'il 
fût  dans  son  temple,  Marnas  y  recevait  souvent  la  visite 
furtive  de  ses  Gazéens  fidèles.  L'évêque  Porphyre  obtint 
d'Arcadius,  non  sans  peine,  un  ordre  de  démolition. 
Dans  les  premières  années  du  V®  siècle,  Ghrysostome 
lançait  les  moines  syriens  contre  les  sanctuaires  du 
Liban.  Harran,  en  dépit  de  tous  les  efforts,  se  main- 
tenait païenne.  Il  n'est  pas  prouvé,  que^  dans  ces  pays 
de  religions  antiques,  les  dieux  d'Aram  n'aient  pas  con- 
servé jusqu'à  la  conquête  musulmane  et  plus  tard  encore 

quelques  adorateurs  attardés. 

». 

Il  m'est  impossible  de  suivre  en  tous  ses  détails  le 
conflit  final  entre  les  deux  religions.  Trop  souvent, 
comme  à  Apamée  et  à  Alexandrie,  il  eut  des  épisodes 
sanglants.  Saint  Augustin  parle  de  soixante  chrétiens 
massacrés  à  Sufès,  en  représailles  de  la  destruction  d'une 
idole  2.  En  396,  trois  clercs  envoyés  dans  le  Valdi  Nona, 
au  dessus  de  Trente,  pour  initier  ces  montagnards   au 

2  Théodoret,  H.  E.,  V.  21. 
t  Ep.  50. 


648  CHAPITRE    XYII 

christianisme,  furent  massacrés  par  eux  ^  Les  aventu- 
res de  saint  Martin,  dans  sa  lutte  contre  le  paganisme 
des  campagnes,  sont  connues  de  tous.  En  Gaule  et  ail- 
leurs, beaucoup  de  légendes  martyrologiques,  que  l'on 
ne  parvient  pas  à  faire  cadrer  avec  les  persécutions  offi- 
cielles, reposent  sur  des  faits  de  ce  genre,  sur  des  que- 
relles sanglantes,  amenées  par  le  zèle  intempestif  de 
certains  chrétiens  et  par  l'attachement  persistant  aux 
anciens  cultes.  Les  seules  victimes  que  l'on  connaisse 
sont,  il  est  vrai,  des  chrétiens  ;  mais  les  chrétiens  seuls 
ont  écrit  et  il  est  naturel  qu'ils  n'aient  pas  compté  les 
morts  de  leurs  adversaires. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  répartition  et  même  du 
nombre  des  vies  humaines  qui  furent  alors  sacrifiées, 
le  paganisme  finit  par  être  extirpé.  A  coups  de  lois  et 
de  rescrits,  par  le  progrès  naturel  du  christianisme  ou 
par  la  lutte  violente  entre  les  partisans  de  l'ancienne 
religion  et  ceux  de  la  nouvelle,  celle-ci  finit  par  l'empor- 
ter, en  droit  et  en  fait. 

2°  —  La  'proscription  des  sectes. 

Le  conflit  entre  l'ancien  culte  et  le  nouveau  ne  re- 
présentait, pour  le  gouvernement  impérial,  qu'une  par- 
tie du  problème  religieux.  Dans  le  christianisme  lui- 
même  il  y  avait   assez  de  variétés,   de  dissidences,    de 

2  Lettres  de  l'évéque  Vigile  de  Trente  à  Simplicien.de  Milan 
et  à  saiQt  Jean  Ghrysostome  (Migne,  P.  L.,  t.  XII7,  p.  549  ;  elles 
sont  aussi  dans  les  Ac{a  sincera  de  Ruinart). 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION   D'ÉTAT  64^ 

querelles,  pour  exercer  la  patience  des  gouvernants  et 
mettre  leur  savoir-faire  à  l'épreuve. 

Avec  le  manichéisme,  qui  n'avait  de  chrétien  que 
certaines  formes  extérieures  et  représentait  en  somme 
une  religion  tout  à  fait  à  part,  les  rapports  étaient  fort 
simples  et  déjà  traditionnels.  C'est  Dioctétien  qui  avait 
proscrit  cette  religion  étrangère  ^  et  cela  en  un  temps 
où  il  ne  persécutait  pas  encore  le  christianisme.  Sa  loi 
terrible  ne  semble  pas  avoir  été  appliquée  à  la  lettre 
sous  les  empereurs  chrétiens  ^.  Le  manichéisme  est  sou- 
vent réprouvé  dans  leur  législation  et  plus  durement 
que  les  autres  sectes  ;  on  a  connaissance  de  manichéens 
relégués,  exilés  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  la  peine  de 
mort,  édictée  par  Dioctétien,  leur  ait  jamais  été  appli- 
quée. 

Quant  aux  sectes  chrétiennes,  la  loi,  sous  les  empe- 
reurs païens,  ne  les  avait  jamais  distinguées  de  la  grande 
Eglise.  Les  édits  de  persécution  ou  de  tolérance  s'appli- 
quaient indifféremment  à  toutes  les  variétés  de  chré- 
tiens. Depuis  Constantin  il  n'en  est   plus  ainsi. 

On  a  vu  plus  haut  qu'en  dehors  du  droit  d'exister  re- 
connu aux  communautés  chrétiennes  par  les  édits  de 
Galère,  Constantin  et  Licinius,  en  dehors  même  des  me- 
sures de  restitution  arrêtées  par  ces  deux  derniers  em- 
pereurs, des  privilèges,  des  exemptions,  des  faveurs,  pé- 


1  T.  I,  p.  565. 

2  Le  summum  supplicium  ne  reparaît  qu'une  fois  dans  le  code 
théodosien  (XVI,  5,  9),  à  propos  de  certaines  catégories  qui  pa- 
raissent correspondre  aux  €  élus  »  manichéens.    . 


650  CHAPITRE    XVII 

cuniaires  et  autres,  furent  accordés  de  bonne  heure  aux 
églises,  d'abord  en  Occident,  puis  en  Orient,  quand  Cons- 
tantin y  fut  devenu  le  maître.  Ce  prince,  bien  au  cou- 
rant des  divisions  intérieures  du  christianisme,  décida, 
dès  le  premier  moment,  que  ses  faveurs  n'iraient  qu'à 
la  grande  Eglise,  reconnue  par  lui  comme  authentique 
et  légitime.  Cette  disposition  se  traduisit  d'abord  par 
des  actes  ;  elle  finit  par  s'exprimer  dans  la  législation  : 
nous  là  trouvons  consignée  dans  une  loi  de  326  *. 

Mais  en  dehors  de  cette  question  des  privilèges,  les 
hérétiques  avaient  eu,  à, l'origine,  comme  tous  les  chré- 
tiens^ le  droit  de  rétablir  leurs  églises  et  de  reprendre 
leurs  réunions.  La  plus  ancienne  église  chrétienne  qui 
soit  encore  debout,  est  une  église  marcionite,  située,  il 
est  vrai,  dans  un  pays  soumis  alors  àLicinius  ^  En  Afri- 
que, Constantin  essaya  d'enlever  leurs  églises  aux  Do- 
natistes  ^  ;  mais  ici  il  s'agit  d'une  secte  naissante  et 
d'édifices  qui  pouvaient  être  considérés  comme  détour- 
nés par  elle  de  leur  affectation  légitime,  comme  enlevés  à 
la  véritable  propriétaire,  l'église  catholique  du  lieu.  Cette 
nuance  se  révèle  clairement  dans  une  loi  de  326  *,  qui, 
tout  en  autorisant  les  Novatiens  à  posséder  églises  et  ci- 


1  Cod.  Theod.,  XVI,  5,  1.  ' 

2  Dans  le  village   actuel  de    Deir-Ali,    au  sud  de  Damas  fan- 
.cienne  Iturée).  On  y  lit  encore,  au-dessus  de  la  porte,  l'inscription 

SuvaYwyn  MapxiwvtffTwv  xwpiTiç  Aeêâéwv,  xoy  xupîoy  xai  o-wTTÏpo;  'Itio-ow 
XpKTToO,  Ttpovota  IlayXou  TtpsaP'JTlpou,  toO  >.x'  etouç.  Cette  année  630 
de  l'ère  des  Séleucides  correspond  à  l'année  318  de  notre  ère. 

3  Ci-dessus,  p.  119. 

4  Cod.  Theod.,  XVI,  5.  2. 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION   D'ÉTAT  651 

metières,  fait  exception  pour  les  immeubles  que  la  secte 
aurait  usurpés  sur  la  grande  Eglise  au  moment  de  sa  sé- 
paration. L'autorisation  ici  accordée  aux  Novatiens  se 
présente  comme  ne  concernant  qu'eux,  comme  repré- 
sentant une  situation  spéciale,  meilleure  que  celle  des 
autres  sectes  K  Ceci  concorde  tout  à  fait  avec  les  égards 
relatifs  dont  le  concile  de  Nicée  usa  envers  ces  dissi- 
dents, ou  plulôt  envers  ceux  d'entre  eux  qui  se  ralliaient 
à  l'Eglise  catholique. 

Ils  sont  cependant  nommés,  avec  les  autres  sectes, 
dans  un  édit  postérieur  dé  quelques  années,  dont  Eu- 
sèbe  2  nous  a  conservé  le  texte.  C'est  une  sorte  d'exhor- 
tation adressée  directement  par  l'empereur  aux  héréti- 
ques, Novatiens,  Valentiniens,  Marcionites,  Pauliniens, 
Montanistes  et  autres^  pour  les  engager  à  rentrer  dans 
l'Eglise.  On  y  vise  une  loi,  expédiée  aux  gouverneurs  de 
province,  d'après  laquelle  les  assemblées  religieuses 
étaient  interdites  aux  dissidents,  même  dans  les  maisons 
privées  ;  leurs  lieux  de  réunion  leur  étaient  enlevés  pour 
être  remis  à  l'Eglise  officielle  ;  enfin  Leurs  biens  de  com- 
munauté étaient  confisqués  par  l'Etat.  Eusèbe  constate  ' 
que  ces  rigueurs,  renforcées  par  des  mesures  d'interne- 
ment prises  contre  les  chefs,  eurent  pour  effet  de  rallier 
à  l'Eglise  un  grand  nombre  de  dissidents. 


1  «   Novatianos  non    adeo   comperinius   praedamnatûs  ul  his 
quae  petiverunt  crederemus  minime  largienda  i. 
3  Vita  ConsL,  III,  64,  65. 
3  Ihid.,  c.  66. 


653  CHAPITRE   XVII 

De  telles  lois,  on  ?le  voit  par  l'éclatant  exemple  des- 
Donatistes,  n'étalent  pas  uniformément  applicables.  En. 
fait  les  petites  églises  continuèrent  à  vivre.  Les  Nova- 
tiens  en  avaient  une  à  Gonstantinople.  Au  temps  de- 
Constance,  l'évêque  Macedonius,  -personnage  fort  peu 
tolérant,  les  força  de  la  transporter  de  l'autre  côté  de  la 
Corne  d'Or  (Galata).  Sous  cet  évêque,  les  partisans  de  son< 
prédécesseur  Paul  et  de  Vhomoousios  étaient  traités  en, 
dissidents  et  plus  malmenés  encore  que  les  Novatiens. 
Ils  suivirent  ceux-ci  dans  les  faubourgs^,  fréquentèrent 
leurs  églises,  à  défaut  d'autres,  et  peu  s'en  fallut  qu'en- 
tre eux  la  fusion  ne  s'opérât,  sous  le  coup  d'une  commune- 
persécution  K  A  Gyzique  aussi,  l'église  novatienne  fut 
détruite  alors  par  les  soins  de  l'évêque  Eleusius.  En  Pa- 
pblagonie,  où  ils  étaient  fort  nombreux,  les  Novatiens- 
eurent  à  souffrir  du  zèle  dévorant  de  l'évêque  de  Cons- 
tantinople  :  Macedojiius,  usant  de  son  crédit  auprès  des 
autorités;,  parvint  à  faire  envoyer  en  ce  pays  une  vérita- 
ble expédition  militaire.  Les  dissidents,  excités  sans 
doute  par  des  tracasseries  antérieures,  s'étaient  rassem- 
blés en  une  localité  appeliée  Mantineion.  Les  quatre  nu- 
meri  qui  marchaient  contre  eux  ne  les  effrayèrent  pas  ;. 
armés  de  haches  et  de  faux,  ces  paysans  mirent  en  piè- 
ces les  troupes  impériales  '. 

1  Les  détails  recueillis  par  Socrate  (II,  21,  38;  cf.  Sozomène,, 
VI.  2,  3)  sur  les  mauvais  traitements  dont  les  partisans  de  Paul 
furent  alors  l'objet  visent  plutôt  des  violences  privées  que  des 
actes  de  l'autorité. 

2  Julien  fait  allusion  à  ces  faits  dans  sa  lettre  52,  où  il  parle 
de  massacres  d'hérétiques  arrivés  sous  Constance  èv  Sa[j.oo-âToiç  xal 
KuÇtxo)  xa\  naçXayovi  a  xai  Biôuvs'a  xa"t  ra>vaTta. 


LE  'christianisme,    RELIGION   D'ÉTAT  653 

De  telles  entreprises  de  la  part  des  évêques  officiels 
supposent  qu'ils  avaient  la  loi  pour  eux,  que  l'édit  relaté 
par  Eusèbe  n'est  nullement  imaginaire  et  que  les  Nova- 
tiens  eux-mêmes  n'avaient  pas  joui  longtemps  des  con- 
ditions exceptionnelles  que  Constantin  leur  avait  accor- 
dées d'abord.  Ils  les  retrouvèrent  sous  les  successeurs 
de  Constance,  et,  jusqu'au  commencement  du  v«  siècle, 
on  parait  les  avoir  laissés  tranquilles.  A  Constantino- 
ple,  à  Rome,  à  Alexandrie  et  en  bien  d'autres  endroits, 
il  est  question  d'églises  novatiennes  dont  l'existence 
n'est  ni  inquiétée  ni  dissimulée. 

Les  autres  dissidents  se  maintenaient  aussi,  en  dépit 
de  la  législation  qui  leur  était  de  moins  en  moins  favora- 
ble. Abrogées  un  instant  sous  Julien,  les  lois  qui  les  con- 
cernaient n'avaient  pas  tardé  à  revivre.  Officiellement  il 
leur  était  interdit  *  de  tenir  des  réunions  de  culte,  et  cela 
à  peine  de  confiscation  de  l'immeuble  où  l'on  s'était  as- 
semblé. Mais  le  fait  même  que  l'on  était  obligé  à  chaque 
instant  de  réitérer  cette  interdiction  et  de  rédiger  de  nou- 
velles lois  contre  les  sectes  ^  prouve  que  celles-ci  conti- 
nuaient à  vivre.  Sans  parler  des  Donatistes,  qui  étaient 
les  maîtres  chez  eux  et  auxquels  on  ne  se  hasardait  pas 
à  parler  du  code,  beaucoup  de  communautés  dissidentes 
se  défendaient,  un  peu  partout,  par  leur  nombre  et  leur 


1  Interdiction  visée  dans  une  loi  de  Valens  et  Gratien  (375-378'), 
Cod.  Theod,,  XVI,  5,  4.  Suspendue  un  moment,  à  ce  qu'il  semBle, 
elle  fat  rétablie  par  la  loi  du  3  août  379   {Cod.   Theod.,  XVI,  5,  5). 

2  Le  titre  de  Haereticis,  dans  le  code  théodosien  (XVI,  5),  ne 
contient  pas  moins  de  soixante-six  lois,  et  ce  n'est  pas  tout. 


654  CHAPITRE    XVII 

influence.  Quand  on  ne  faisait  pas  peur  aux  magistrats, 
on  trouvait  d'autres  moyens  pour  qu'ils  vous  laissassent 
en  paix  —  leur  vénalité  jouait  ici  son  rôle—  et,  à  part 
quelques  mauvais  moments,  on  parvenait  à  se  tirer  d'af- 
faire. 

Cependant,  si  graves  et  si  nombreuses  que  pussent 
être  les  infractions,  la  législation  subsistait,  se  renouve- 
lait, se  précisait,  en  s'inspirant  invariablement  de  ce 
principe  qu'il  n'y  a  qu'une  manière  d'être  chrétien,  celle 
que  reconnaît  l'Etat  et  que  réglemente  l'Eglise  officielle. 
Celle-ci  seule  a  le  droit  d'exister  et  d'exercer  le  culte,  le 
culte  collectif,  le  culte  de  communauté,  que  tous  les 
chrétiens,  quelle  que  soit  leur  dénomination,  considèrent 
comme  essentiel  à  leur  religion,  comme  constituant  pour 
eux  un  devoir  rigoureux.  Quant  aux  convictions  indivi- 
duelles, tant  qu'elles  ne  se  manifestent  ^pas  par  des  actes 
extérieurs,  notamment  par  la  participation  aux  réunions 
interdites,  l'Etat  les  respecte  en-général.  On  ne  voit  pas 
qu'il  ait  jamais  contraint  les  hérétiques  à  abjurer.  Toute- 
fois, surtout  quand  il  s'agit  de  sectes  particulièrement 
mal  vues,  comme  les  Manichéens  d'abord,  puis  les  Euno- 
miens  et  quelques  autres  encore  à  certains  moments,  le 
fait  de  leur  appartenir  entraine  des  conséquences  plus  ou 
moins  graves  :  inaptitude  aux  fonctions  publiques  et  au 
service  militaire,  limitation  du  droit  de  disposer  de  ses 
biens  par  testament  et  par  donation,  ou  d'en  acquérir  par 
les  mêmes  voies,  interdictions  de  séjour,  internements. 

Il  faut  noter  aussi  la  proscription  des  livres.  Ceux 
d'Arius  furent  déclarés  par  Constantin  assimilables  au 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION    D'ÉTAT  655 

traité  de  Porphyre  contre  les  chrétiens,  et,  comme  pour 
celui-ci,  il  fut  interdit,  sous  peine  de  mort,  de  les  con- 
server 1.  La  même  prohibition,  sous  la  même  peine,  fut 
appliquée  aux  livres  des  Eunojçiens  2. 

30  —  L' Eglise  dans  l'Etat. 

Mais  cette  religion  chrétienne,  à  laquelle  on  sacrifiait 
toutes  les  anciennes  traditions  de  culte,  cette  Eglise  ca- 
tholique, en  qui  seule  on  consentait  à  reconnaître  le  chris- 
tianisme authentique,  quels  étaient  au  juste  ses  rap- 
ports avec  l'Etat  ?  L'église  locale  en  (Êiaque  cité,  le  grou- 
pement des  églises  dans  l'ensemble  de  l'empire,  ne 
pouvait  représenter,  en  face  de  l'Etat,  qu'une  société 
privée.  Telle  avait  été  la  situation  au  temps  des  lois  per- 
sécutrices ;  telle  elle  demeura  sous  les  empereurs  chré- 
tiens. En  lui  permettant  de  vtvre,  les  empereurs  de  314 
reconnaissaient  implicitemrent  que  son  existence  était 
conciliable  avec  le  fonctionnement  de  l'Etat.  C'était  une 
sorte  d'approbation,  au  point  de  vue  extérieur  et  policier^ 
des  statuts  essentiels  de  la  communauté  chrétienne.  Si 
l'Etat  s'en  fût  tenu,  envers  l'Eglise,  à  la  simple  tolé- 
rance d'un  pouvoir  indifférent,  ses  relations  avec  elle 
fussent  demeurées  fort  simples,  analogues,  par  exem- 
ple, à  celles  qu'il  en\tretenait  avec  les  communautés  jui- 
ves. Mais  d'abord,  l'Eglise,  locale  ou  universelle,  dépas- 

1  Lettre  de  Constantin  Toù;  itovxipotj?,  Socrate,  I,  9,  p.  31. 

2  Cod.  Theod.,  XVI,  S,  84. 


656  CHAPITRE    XVII 

sait  déjà  et  dépassa  de  plus  en  plus  en  importance  tout 
ce  que  l'empire  pouvait  contenir  d'associations  organi- 
sées. L'empereur  fût  demeuré  païen  qu'il  lui  eût  été  dif- 
ficile de  ne  pas  se  préoccuper  spécialement  d'une  société 
aussi  étendue;  le  simple  exercice  de  son  autocratie  l'eût 
amené  à  se  mêler  des  affaires  intérieures  de  l'Eglise.  La 
conversion  du  prince  renforça  cette  tendance.  Qui,  plus 
que  lui,  avait  intérêt  à  savoir  où  était)  entre  tant  de  dis- 
sidences, la  véritable  tradition  chrétienne  ?  A  qui,  en  cas 
de  conflits,  était-il,  je  ne  dis  pas  plus  légitime,  mais  plus 
tentant,  de  s'adresser  ?  N'est-ce  pas  les  Donatistes  et 
les  Ariens  qui  ont  introduit  Constantin  dans  le  domaine 
du  droit  canonique  et  de  la  théologie  ?  Même  en  dehors 
de  l'ordre  public  et  du  souci  légitime  qu'en  devait  avoir 
un  empereur  quelconque,  un  prince  chrétien  n'était-il  pas 
conduit  tout  naturellement  à  faire  en  sorte  que  la  paix 
régnât  parmi  ses  frères  en  Jésus-Christ  et  que  leur  di- 
rection fût  confiée  à  des  pasteui^s  recommandables  ? 

Que  de  motifs  d'intervention  dans  les  affaires  reli- 
gieuses !  Mais  ce  n'était  pas  tout.  Devenu  chrétien,  l'em- 
pereur voulut  bientôt  convertir  aussi  l'empire,  et  non 
seulement  le  convertir,  mais  faire  de  la  nouvelle  reli- 
gion ce  qu'on  n'avait  pu  faire  de  l'ancienne,  une  institu- 
tion universelle  et  officielle,  une  religion  d'Etat. 

Un  tel  dessein  supposait,  bien  entendu,  que  l'Etat 
s'efforcerait  de  précipiter  la  disparition  de  l'ancien  culte 
païen  et  qu'il  emploierait,  sinon  tous  les  moyens,  au 
moins  beaucoup  de  zèle,  pour  entraver  les  dissidences 
capables  de  disloquer  l'Eglise.  Mais  il    supposait  aussi 


LE   CHRISTIANISME,    RELIGION    D'^ÉTAT  657 

que  le  gouvernement  se  mêlerait  souvent  des  choses  ec- 
clésiastiques et  que  la  grande  faveur  qui,  de  secte  pros- 
crite, élevait  l'Eglise  à  la  situation  d'une  sorte  d'institu- 
tion d'Etat  serait  payée  par  de  notables  allégeances. 

L'Eglise  s'y  résigna.  On  ne  voit  nulle  part  qu'elle 
ait  soulevé  des  objections  de  principe.  On  trouvait  cela 
tout  naturel.  L'exaltation  du  Christ,  de  sa  religion,  de 
son  Eglise,  de  ses  fidèles,  c'était  prédit  par  les  pro- 
phètes, annoncé  dans  l'Evangile,  réclamé  par  la  cons- 
cience chrétienne.  Autrefois  on  avait  maudit  la  Baby- 
lone  des  sept  collines  ;  maintenant  on  la  conquérait,  on 
la  convertissait.  Quel  triomphe  plus  souhaitable  ?  Sans 
doute  il  y  avait  de  mauvais  moments,  où  Babylone, 
tout  baptisée  qu'elle  fût,  faisait  encore  sentir  sa  lourde 
main.  C'est  alors  que  Donat  disait  :  «  Que  vient  faire 
l'empereur  dans  les  choses  de  l'Eglise  ?  ».  C'est  alors 
qu'Athanase  découvrait  en  Costyllius  toutes  sortes  de 
ressemblances  avec  l'Antéchrist.  Mais  quand  les  choses 
allaient  bien,  personne  ne  se  scandalisait  de  voir  l'empe- 
reur intervenir.  Qu'il  intervînt  seulement  dans  le  bon 
sens,  c'est  tout  ce  qu'on  lui  demandait. 

Ces  conceptions  nous  paraissent  simplistes,  parce 
que  notre  éducation,  en  ce  genre  de  choses,  s'est  sin- 
gulièrement raffinée.  Mais  au  temps  de  Théodose  per- 
sonne ne  pensait  autrement,  même  ceux  qui  pouvaient 
avoir  à  se  plaindre  de  l'ingérence  impériale.  Tenons 
pour  certain  que  si  Donat  et  Eunome  avaient  été  en 
faveur,  ils  n'eussent   pas  hésité  à  faire   marquer  leur 

Ddchesne.  Hist.  anc.  de  l'Egl.  —  T.  II.  42 


658  '  CHAPITRE   XVII 

dogme  de  l'estampille  officielle  et  à  lui  procurer  l'appui 
des  gendarmes. 

Aoix  changements  opérés  en  311  et  en  313  dans 
leur  situation  légale,  les  chrétiens  devaient  avant  tout 
la  liberté  de  leurs  associations,  reconnues  pour  ce  qu'elles 
étaient  en  réalité  et  affranchies  des  entraves  que  la  loi 
imposait  aux  corps  moraux.  Ils  avaient  le  droit  de 
posséder  corporativement  non  seulement  une  caisse  de 
communauté,  mais  ^aussi  les  immeubles  qui  leun  ser- 
vaient de  siège  social,  c'est-à-dire  les  églises  et  leurs 
dépendances,  maison  de  l'évêque,  hospices  et  autres  éta- 
blissements d'assistance,  puis  leurs  cimetières,  et  même 
des  propriétés  de  rapport.  Le  patrimoine  ecclésiastique 
pouvait  s'augmenter  par  donation  et  par  testament. 
L'Etat  reconnaissait  les  évêques,  chefs  élus  des  commu- 
nautés, comme  les  administrateurs  de  leur  temporel, et 
leurs  directeurs  religieux. 

A  cette  liberté,  reconnue  de  temps  immémorial  aux 
communautés  juives  et  dont  les  églises  chrétiennes  avaient 
joui  en  fait,  elles  aussi,  longtemps  avant  Constantin, 
dans  l'intervalle  des  persécutions,  s'ajoutèrent  bientôt 
quelques  menus  privilèges,  exemption  de  la  curie  ',  de 
la  corvée,  de  l'impôt  foncier  pour  les  églises  publiques  2, 


1  Ci-dessus,  p.  63.  L'exemption  est  de  313;  voir  Cod.  Theod., 
XVI,  2,  où  il  en  est  souvent  question. 

2  Dans  la  loi  de  Constance  {Cod.  Theod.,  XI,  1,  1,  faussement 
datée  de  313,  plutôt  de  3G0)  qui  mentionne  cette  exemption,  il  ne 
faut  pas  prendre  les  mots  ecclesias  catholicas  comme  désignant  les 
églises  orthodoxes  par  opposition  aux  églises  non-conformistes  ;  il 


LE    CHRISTIANISME,   RELIGION   D^TAT  659' 

de  celui  du  chrysargyre  (patente)  pour  les  bas  clercs, 
qui  exerçaient  quelque  petit  commerce  K 

Mais  ce  qui  est  surtout  important,  c'est  le  fait  que 
la  situation  reconnue  à  la  grande  Eglise,  à  l'Eglise 
catholique,  ne  l'était  pas  aux  groupes  dissidents.  De 
là  résultait,  une  orthodoxie  d'Etat.  L'Etat  était  obligé 
de  savoir  quel  était,  entre  les  partis  en  conflit,  celui 
qui  représentait  le  christianisme  authentique,  celui  qu'il 
devait  reconnaître  et  protéger  comme  tel.  En  théorie, 
semble-t-il,  il  n'avait  pas  d'avis  adonner;  c'était  aux 
communautés  chrétiennes  à  trancher  elles-mêmes  leurs; 
litiges.  En  fait,  outre  que  son  arbitrage  était  parfois 
invoqué,  le  souci  de  l'ordre  public,  même  celui  du  bien 
de  l'Eglise,  portait  le  souverain  à  intervenir  dans  ces- 
querelles  et  à  prendre,  pour  les  réduire,  toutes  les  me- 
sures qu'il  jugeait  opportunes.  Aussi  voit-on  les  empe- 
reurs organiser  des  enquêtes  religieuses,  assembler  des 
concileS;,  s'intéresser  de  très  près  à  leurs  travaux,  en 
dresser  le  programme,  s'ingérer  jusque  dans  la  rédaction 
des  formules  et  dans  le  choix  des  évêques. 

Quand  les  litiges  ne  dépassaient  pas  le  domaine  de. 
l'église  locale,  on  pouvait  encore  les  réduire  par  l'inter- 
vention d'autorités  ecclésiastiques  supérieures,  auxquel- 
les, au  besoin,  le  gouvernement  prêtait  main  forte.  Mais 
si  l'épiscopat  était  divisé,  quel  moyen  de  le  mettre  d'ac- 

s'agît  des  églises  publiques,  à  l'usage  de  toute  la  communauté',, 
par  opposition  aux  églises  privées,  oratoires  domestiques,  chapelles- 
de  monastères,  etc.  "• 

1  Cod.  Theod..  XIII,  i,  11,  14  ;  XVI,  2,  8,  10,  36. 


/ 

660  CHAPITRE   XVII 

cord  et  comment  prendre'  parti  ?  S'il  y  avait  eu,  dans 
PEglise  du  iv^  siècle,  une  autorité  centrale,  reconnue 
et  agissante,  elle  aurait  offert  un  moyen  de  solution. 
Mais  il  n'en  était  pas  ainsi.  Antioche  et  Alexandrie  sont 
en  conflit;  Tépiscopat  égyptien  soutient  Athanase,  Tépis- 
copat  oriental  le  combat.  Comment  les  départager  ?  Faire 
comme  Aurélien  et  se  mettre  du  côté  où  est  l'église 
romaine  ?  Il  eût  fallu  pour  cela  qu'il  y_  eût  à  ce  sujet 
une  tradition,  une  habitude  ;  que  l'on  fût  accoutumé  à 
voir  l'église  romaine  intervenir  en  ces  affaires.  En  fait 
il  y  avait  assez  longtemps  qu'on  n'entendait  plus  parler 
d'elle  en  Orient.  Au  siècle  précédent,  les  façons  autori- 
taires du  pape  Etienne  y  avaient  froissé  beaucoup  de 
gens  et  des  plus  respectés.  La  déposition  de  Paul  de 
Samosate  fut  notifiée  à  l'église  de  Rome,  comme  à  celle 
d'Alexandrie,  mais  elle  n'avait  pas  eu  à  s'en  mêler.  Elle 
ne  joua  qu'un  faible  rôle  au  concile  de  Nicée.  Athanase, 
déposé  par  le  concile  de  Tyr,  ne  parait  pas  avoir  eu 
l'idée  qu'un  appel  à  Rome  pourrait  rétablir  ses  affaires. 
Ce  sont  ses  adversaires  qui,  en  quête  d'appuis  pour  les 
intrus  d'Alexandrie,  font  les  premières  démarches  auprès 
du  pape  Jules.  Encore,  aussitôt  qu'ils  rencontrent  de  la 
résistance,  les  voit-on  prendre  une  attitude  dédaigneuse 
envers  le  pape  et  prétendre  même  le  déposer.  Même  en 
Occident  on  a  vu  quel  cas  les  Donatistes  faisaient  de 
l'Eglise  transmarine  en  général  et  de  l'église  romaine  en 
particulier. 

Il  n'y  avait  pas  là  un  pouvoir  directeur,  une  expres- 
sion efficace  de  l'unité  chrétienne.  La  papauté,  telle  que 


LE   CHRISTIANISME,   RELIGION   D'ÉTAT  6ol 

l'Occident  la  conaut  plus  tard,  était  encore  à  naître. 
La  place  qu'elle  n'occupait  pas  encore,  l'Etat  s'y  installa 
sans  hésitation.  La  religion  chrétienne  devint  la  religioa 
de  l'empereur^  non  seulement  en  ce  sens  qu'elle  était 
professée  par  lui,  mais  en  ce  sens  qu'elle  était  dirigée- 
par  lui.  Tel  n'est  pas  le  droit,  telle  n'est  pas  la  théorie,. 
mais  tel  est  le  fait. 

L'empereur,,  à  la  vérité,  ne  détermine  pas  lui-même- 
les  formules  de  foi  ;  c'est  l'affaire  des  évoques.  S'il 
éprouve  le  besoin  de  faire  préciser,  sur  quelque  point,, 
le  langage[théologique,  c'est  à  eux  qu'il  s'adresse.  Qu'ils 
soient  réunis  en  conciles,  plus  ou  moins  œcuméniques^ 
à  un  ou  à  deux  compartiments,  ou  qu'ils  s'assemblent 
sûr  convocations  individuelles,  expédiées  au  choix^  c'est 
toujours  à  lui  que  l'assemblée  doit  sa  formation,  de  lui 
qu'elle  attend  son  programme,  sa  direction  générale,  et 
surtout  la  sanction  de  ses  arrêts.  Si,  comme  Théodose, 
l'empereur  se  méfie  des  formules  et  s'en  rapporte  plus 
volontiers  aux  personnes,,  c'est  lui  qui  détermine  avec 
qui  on  doit  être  en  communion.  Et  sur  quoi  se  déter- 
mine-t-il  ?  Sur  son  appréciation  personnelle  de  la  situa- 
tion. Théodose  est  nicéen,  comme  tous  les  Occidentaux  ^ 
appelé  à  gouverner  l'Orient,  il  lui  indique  comme  types 
d'orthodoxie  les  évêques  de  Rome  et  d'Alexandrie.  Puiâ, 
prenant  mieux  connaissance  de  son  monde  épiscopal, 
il  s'aperçoit  que  ces  autorités  ne  sont  pas  aussi  décisives 
qu'il  le  faudrait,  et  il  en  indique  d'autres. 

L'empereur  ne  s'attribue  pas  non  plus,  en  théorie, 
le   droit   de   déposer  un  évêque.   Ceci   est   l'afifaire   de 


€62  CHAPITRE    XVII 

l'Eglise,  qui  seule  est  en  situation  de  savoir  si  tel  de 
ses  représentants  a  ou  non  violé  ses  statuts  intérieurs. 
Dans  les  procès  faits  aux  évèques  et  aux  autres  clercs 
l'Etat  nlntervient  pas,  pourvu  que  ces  procès  n'aient 
rapport  qu'aux  obligations  statutaires  et  n'engagent  pas 
le  droit  commun.  Qu'un  évêque  enseigne  l'hérésie,  qu'un 
-clerc  enfreigne  la  loi  du  célibat  (pourvu  qu'il  ne  s'agisse 
pas  d'adultère),  c'est  à  l'Eglise  et  non  à  l'Etat  de  le  faire 
rentrer  dans  le  devoir  et  de  lui  appliquer  ses  pénalités 
propres,  la  destitution  (déposition)  et  l'exclusion  (excom- 
munication). Où  l'Etat  intervient,  et  à  la  sollicitation 
de  l'Eglise,  c'est  dans  les  conséquences  que  peut  avoir, 
>pour  l'ordre  public,  l'exécution  de  la  sentence  ecclésias- 
tique. Par  mesure  de  police  il  évincera,  éloignera,  inter- 
nera tel  évêque,  tel  prétendant,  qui  lui  sera  signalé 
-soit  par  ses  fonctionnaires  eux-mêmes,  soit  simplement 
par  l'autorité  épiscopale,  à  la  suite  d'un  jugement  ré- 
gulier. 

Telle  est  la  théorie.  En  pratique  il  est  clair  que  le 
-gouvernement  trouvera  sans  difficulté,  dans  les  divisions 
de  l'épiscopat  et  les  faiblesses  de  ses  membres,  une 
'base  d'opération  contre  les  personnes  qui  s'aviseraient 
•de  lui  déplaire.  Du  reste,  le  droit  commun,  avec  ses 
■crimes  de  lèse-majesté  et  de  rébellion,  lui  fournit,  en 
•certains  cas,  d'autres  moyens  d'agir.  En  somme  un 
•évêque,  surtout  un  évêque  important,  qui  tient  à  vivre 
tranquille,  doit  se  garder  de  contredire  les  dogmes  offi- 
■ciels  et,  en  général,  les  manifestations,  même  religieuses, 
de  la  volonté  gouvernementale. 


LE    CHRISTIANISME,    RELIGION   D'ÉTAT  663 

.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  aller  trop  loin  et  as- 
similer les  évoques  aux  fonctionnaires.  La  «  milice  de 
l'Eglise  »  se  distingue  toujours  de  la  «  milice  du  siècle  », 
non  seulement  par  la  nature  et  la  dignité  de  ses  fonc- 
tions, mais  aussi  par  son  origine.  Les  évêques  sont  et 
demeurent  les  élus  de  leur  église;  ils  s'investissent  entre 
eux,  sans  que  l'Etat  ait  rien  à  y  voir.  En  face  de  la  hié- 
rarchie des  fonctionnaires,  qui  tous  procèdent,  directe- 
ment ou  par  intermédiaire,  de  la  volonté  impériale, 
s'élève  la  hiérarchie  ecclésiastique,  qui,  elle,  tient  ses 
pouvoirs  de  l'élection.  Et  cette  élection  demeure  généra- 
lement libre.  11  n'est  pas  interdit  de  supposer  que,  en 
certains  cas  où  le  choix  des  personnes  lui  importait  da- 
vantage, à  Antioche  et  à  Gonstantinople,  par  exemple,  les 
suggestions  du  prince  n'aient  aidé  les  électeurs  à  se  déter- 
miner. Mais  à  Rome,  à  Alexandrie  et  ailleurs,  autant  que 
l'on  peut  voir,  le  choix  des  électeurs  était  respecté^  Tout 
au  plus,  en  cas  de  doute,  comme  en  cas  d'ambiguité 
dogmatique,  le  gouvernement  intervient-il  pour  faire 
tirer  l'affaire  au  clair,  non  pour  imposer  un  candidat. 

Ce  n'était  pas  là  un  mince  avantage  pour  l'Eglise. 
Chez  elle  seulement  le  droit  électoral  était  exercé.  On 
peut  même  dire  que,  par  ses  conciles,  elle  présentait 
quelques  traces  d'un  gouvernement  d'opinion  et  d'insti- 
tutions représentatives.  En  dehors  d'elle,  sur  le  terrain 
civil  et  politique,  il   n'y  avait  que   des  administrateurs 

1  Sauf,  bien  entendu,  certaines  exceptions,  dans  les  moments 
de  crise,  comme  ceux  où  l'on  imposa  les  intrus  Grégoire,  Georges, 
Félix,  Lucius. 


664  CHAPITRE   XVII 

et  des  administrés.  Cette  situation  particulière,  elle  la 
tenait  de  sa  condition  essentielle,  celle  de  société  privée, 
indépendante  de  l'Etat  une  fois  qu'elle  s'était  mise  en 
régie  avec  ses  déterminations  législatives.  L'Etat  ayant, 
après  épreuve,  admis  son  existence,  n'avait  plus  aucun 
droit  de  s'ingérer  dans  son  gouvernement  intérieur,  et 
force  lui  était  d'en  respecter  ce  qu'il  pouvait  avoir  de 
libéral. 

Ces  deux  sociétés  qui  tendaient  de  plus  en  plus  à 
comprendre  les  mêmes  personnes  et  ne  se  distinguaient 
plus  guère  que  par  leurs  fins,  ne  pouvaient  manquer 
de  multiplier  leurs  rapports,  de  s'appuyer,  de  s'aider 
mutuellement.  Un  conflit  entre  elles  faisait  l'effet  d'une 
absurdité.  Un  prince  égaré  dans  l'hérésie,  un  évêque  re- 
belle à  l'autorité  publique^  demeuraient  choses  possibles, 
mais  c'étaient  là  des  accidents. 

Un  des  plus  anciens  et  des  plus  expressifs  témoi- 
gnages de  cette  entente,  c'est  l'institution  du  for  épis- 
copal  au  IV®  siècle.  Ici,  hâtons-nous  de  le  dire,  il  n'est 
pas  question  des  jugements  rendus  par  les  évêques  et 
leurs  prêtres  dans  les  litiges  entre  chrétiens.  Ceci  re- 
monte à  l'origine  même  du  christianisme.  Les  membres 
des  primitives  communautés  chrétiennes,  comme  ceux  des 
communautés  juives,  portaient  volontiers  leurs  procès 
devant  leûrs^chefs  religieux.  Ils  continuèrent  de  le  faire 
au  lye  siècle  et  même  après.  Les  sentences  ainsi  ren- 
dues étaient  exécutoires  devant  la  conscience,  mais  ne 
pouvaient  être  appuyées  que  par  les  moyens  statutaires. 
Pour  que  la  force  publique  fût  réclamée,  il  fallait  que 


LE   CHRISTIANISME,   RELIGION    D'ÉTAT  665 

le  jugement  fût  rendu  suivant  la  forme  arbitrale,  avec 
compromis  préalable  entre  les  parties.  Ce  que  j'entends 
signaler  ici,  c'est  le  droit  reconnu  aux  plaideurs,  par 
les  empereurs  chrétiens,  de  porter  leurs  litiges  civils  et 
de  traduire  leurs  parties  devant  les  évéques,  puis  de 
réclamer  l'exécution  sans  aucun  compromis  préalable  ^ 
Le  recours  à  ce  tribunal  ecclésiastique  n'était  pas  limité 
aux  causes  entre  chrétiens  ;  il  était  offert  à  tout  le 
monde,  et  cela  en  quelque  état  que  fût  le  procès,  quand 
même  il  eût  été  débattu  devant  le  juge  séculier  et  que 
celui-ci  eût  commencé  à  rendre  sa  sentence.  Ce  n'était 
pas  un  tribunal  d'appel  ;  c'était  un  for  spécial,  que  l'on 
considérait  comme  pouvant  inspirer  plus  de  confiance 
que  le  for  commun,  et  dont  on  facilitait  l'accès.  L'évêque 
avait  ainsi  juridiction  d'arbitre  ;  fort  de  la  sentence  ren- 
due par  lui,  on  pouvait  en  réclamer  l'exécution  offi- 
cielle. 

En  somme,  l'Etat  admettait  que  la  procédure  épisco- 
pale,  plus  simple,  plus  honnête,  moins  coûteuse,  que  celle 
de  ses  juges  à  lui,  offrait  aux  plaideurs  des  avantages 
spéciaux,  et  il  n'hésitait  pas  à  les  leur  assurer.  C'est  là 
un  témoignage  fort  honorable  pour  l'Eglise  :  il  est  permis 
de  le  relever  après  avoir  remué  tant  de  querelles  et  de 
scandales. 

Telle  était,  à  la  fin  du  iv^  siècle,  la  situation  de 
l'Eglise  par  rapport  à  l'Etat.  Quel  changement  depuis 

i  Cod.  Theod.,  I,  27,  1;  Const.  Sirm.,  i.  '    ' 


6GG  CHAPITRE    XVII 

Dioclétien  !  Non  seulement  on  ne  la  persécutait  plus, 
mais  on  la  protégeait,  on  se  l'était  "assiniilée,  elle  était 
devenue  comme  une  institution  publique.  L'unité  reli- 
gieuse, tant  rêvée  par  les  hommes  d'état,  était  devenue, 
par  elle,  une  réalité.  Inutile  maintenant  de  parler  de  syn- 
crétisme :  toutes  les  religions  étaient  désertées  pour  une 
seule,  justement  celle  contre  laquelle  on  voulait  jadis  les 
coaliser.  Absorbée,  dans  une  certaine  mesure,  par  l'Etat 
romain,  l'Eglise  l'absorbait  de  son  côté,  le  pénétrait  de 
ses  principes,  faisait  de  lui  l'Etat  chrétien. 

Mais,  de  ce  grand  changement  extérieur,  qu,'était-il 
résulté  pour  le  christianisme  ?  En  quoi  la  tradition  évan- 
gélique  et  la  vie  intime  de  l'Eglise  s'étaient-elles  res- 
senties de  l'accession  des  multitudes  et  de  la  faveur  sécu- 
lière, c'est  ce  qu'il  faut  maintenant  apprécier. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


PAG. 

Avant-propos •  .    .   .        y 


■Chapitre  I.  —  La  grande  persécution. 


Avènement  de  Dioclétien  :  la  Tétrarchie.  —  La  per- 
sécution décidée:  les  quatre  édits.  —  Crise  de  la  Tétrar- 
chie :  Constantin  et  Maxence.  —  Application  du  premier 
édit  en  Afrique.  —  La  terruur  de  30-i.  —  Les  canons  de 
Pierre  d'Alexandrie.  — :  Débuts  de  Maximin.  —  Mort  de 
Galère  :  son  édit  de  tolérance.  —  Politique  religieuse  de 
Maximin.  —  Sa  fin.  —  Licinius  à  Nicomédie  :  édits  de 
pacification.  —  Les  martyrs  de  Palestine,  d'Egypte,  d'A- 
frique. —  Controverses  littéraires  :  Arnobe,  Hiéroclès, 
Lactance. 

-Chapitre  IE.  —  Constantin,  empereur  chrétien. 56 

Conversion  de  Constantin.  —  Mesures  religieuses  en 
Occident.  —  Les  païens  tolérés,  les  chrétiens  favorisés. 

—  Licinius  et  son  attitude  envers  les  chrétiens.  —  La 
guerre  de  323  :  Constantin  seul  empereur.  —  Développe- 
ment de  sa  politique  religieuse.  —  Mesures  contre  les 
temples  et  les  sacrifices.  —  Fondations  d'églises  :  les 
Lieux  Saints  de  Palestine.  —  Fondation  de  Constantino- 
ple.  —  Mort  de  Constantin. 

(Chapitre  III.  —  Les  schismes  issus  de  la  persécution  ...      9^ 

Le  pape  Alarcellin  et  son  souvenir.  —  Séditions  ro- 
maines à  propos  des  apostats:  Marcel,  Eusêbe.  —  Conflits 
égyptiens:  rupture  entre  les  évêques  Pierre  et  Mélèce. 
"  —  Le  schisme  mélétien.  —  Origines  du  schisme  dona- 
tiste.  -^  Concile  deCirta.  —  Mensurius  et  Cécilien,  évê- 
ques de  Carthage.  —  Schisme  contre  Cécilien  :  Majorlu. 

—  Intervention  de  l'empereur.  —  Conciles  de  Rome  et 
d'Arles.  —  Arbitrage  impérial.  —  Résistance  des  Dona- 
tistes,  organisition  du  schisme. 


668  TABLE    DES    MATIÈRES 


PAG. 


Chapitre  IV.  —  Arius  et  le  concile  de  Nicée 125 

Les  paroisses  d'Alexandrie.  —  Arius  de  Baucalis,  sa 
doctrine.  —  Conflit  avec  l'enseignement  traditionnel.  — 
Déposition  d'Arius  et  de  ses  adhérents.  —  Arius  appuyé 
en  Syrie  et  à  Nicomédie.  —  Son  retour  à  Alexandrie  :  sa 
Thalie.  —  Intervention  de  Constantin.  —  Débat  sur  la 
Pâque.  —  Le  concile  de  Nicée.  —  Séances  impériales.  — 
Arius  condamné  à  nouveau.  —  Règlement  de  l'affaire 
mélétieune  et  de  la  question  pascale.  —  Rédaction  du 
symbole.  —  Canons  disciplinaires,  —  L' homoottsios .  — 
Premiers  essais  de  réaction. 

Chapitre  V.  —  Eusèbe  et  Athanase 158 

Eusèbe  de  Césarée,  son  érudition,  ses  rapports  avec 
Constantin.  —  L'homooiisios  après  le  concile  de  Nicée.  — 
Déposition  d'Eustathe  d'Antioche.  —  Réaction  contre  le 
symbole  de  Nicée,  —  Athanase,  évoque  d'Alexandrie.  — 
Premiers  conflits  avec  les  partisans  de  Mélèce  et  d'Arius. 

—  Soumission  d'Arius,  son  rappel  d'exil.  —  Nouvelles 
intrigues  contre  Athanase.  —  Concile  de  Tyr.  —  Dépo- 
sition d'Athanase.  —  Son  premier  exil.  —  Mort  d'Arius. 

—  Marcel  d'Ancyre,  sa  doctrine,  sa  déposition.  —  Ecrits 
d'Eusèbe  de  Césarée  contre  Marcel. 

Chapitre  VI.  —  L'empereur  Constant 192 

Les  héritiers  de  Constantin.  —  Retour  d'Athanase.  — 
Intrigues  eusébiennes:  compétition  de  Pistus.  —  Le 
pape  est  saisi  de  l'affaire  alexandrine.  —  Intrusion  de 
Grégoire.  —  Athanase  à  Rome.  —  Les  Orientaux  et  le 
pape  Jules.  —  Concile  romain  de  340.  —  Cassation  des 
sentences  orientales  contre  Athanase  et  Marcel.  —  Cons- 
tant, seul  empereur  en  Occident.  —  Concile  de  la  Dédi- 
cace, à  Antioche  (341),  —  Mort  d'Eusèbe  de  Nicomédie.  — 
Paul  de  Constàntinople.  —  Concile  de  Sardique  :  le 
schisme  oriental.  —  Négociations.  —  Condamnation  de 
Photin.  —  Athanase  rappelé  à  Alexandrie.  —  Affaires 
africaines.  —  Les  Circoncellions,  —  Mission  de  Paul  et 
Macaire.  —  L'unité  rétablie  :  concile  de  Gratus. 

Chapitre  VIL  —  La  proscription  d'Athanase 192 

Assassinat  de  Constant.   —  L'usurpateur   Magnence. 

—  Constance  se  rend  maître  de  l'Occident.  —  Les  deux 
césars,  Gallus  et  Julien.  —  Déposition  de  Photin.  —  Nou- 
velles intrigues  contre  Athanase.  —  Le  concile  d'Arles. 

—  Le  pape  Libère.  —  Conciles  de  Milan  et  de  Béziers.  — 
Exil  de  Lucifer,  d'Eusèbe,  de  Libère,  d'Hilaire,  d'Hosius. 

—  Emeutes  policières  à  Alexandrie.  —  Assaut  de  l'église 
de  Théonas  :  disparition  d'Athanase.  —  Intrusion  de 
Georges.  —  Athanase  dans  sa  retraite. 


TABLE    DES    MATIÈRES  669 

~-  PAG. 

Chapitre  VIII.  —  La  déroute  de  l'horthodoxie 272 

L'église  d'Antioche  au  temps  rie  l'évêque  Léonce.  — 
Paulin  ;  Flavien  et  Diodore  ;  Aêce  et  Théophile.  —  Etat 
des  partis  en  357.  —  La  défaillance  de  Libère.  —  Formu- 
laire de  Sirmium,  patronné  par  Hosius.  —  Anoméens 
et  homoiousiastes.  —  Protestations  occidentales.  —  Eu- 
doxe  à  Antioche  :  triomphe  d'Aêce.  —  Basile  d'Ancyre  et 
la  réaction  homoiousiaste.   —   Retour  du  pape   Libère. 

—  Succès  et  violences  de  Basile;  il  est  battu  par  le  parti 
avancé.  —  Formule  de  359.  —  Conciles  de  Rimini  et  de 
Séleucie.  —  Acace  de  Césarée.  —  Dénouement  à  Gons- 
tantinople  :  prévarication  générale.  —  Désespoir  d'Hi- 
laire.  —  Le  concile  de  360.  —  Eudoxe,  évêque  de  Cons- 
tantinople.  —  Mélèce  et  Euzoius  à  Antioche.  —  Julien 
proclamé  auguste.  —  Mort  de  Constance. 

Chapitre  IX.  —  Julien  et  la  réaction  païenne 313^ 

Le  paganisme  sous  les  princes  constantiniens.  —  Pros- 
cription des  sacrifices.  —  Déclin  des  anciennes  religions. 

—  La  jeunesse  de  Julien.  —  Son  évolution  religieuse.  — 
Devenu  empereur  il  se  déclare  païen.  —  Revanche  de  la 
religion  vaincue.  —  Massacre  de  Georges  d'Alexandrie. 

—  Littérature  de  Julien,  sa  piété,  sa  tentative  de  ré- 
former le  paganisme.  —  Son  attitude  envers  les  chré- 
tiens. —  Rappel  des  évêques  exilés.  —  Retrait  des  privi- 
lèges, interdiction  d'enseigner.  —  Conflits  et  violences. 

—  Reconstruction  du  temple  de  Jérusalem.  —  Julien  et 
les  gens  d'Antioche.  —  Sa  mort. 

Chapitre  X.  —  Après  Rimini 337 

Les  conciles  de  Paris  et  d'Alexandrie.  —  Réhabilita- 
tion des  faillis.  —  Lucifer,  Eusèbe,  Apollinaire.  — 
Schisme  d'Antioche,  Mélèce  et  Paulin.  —  Athanase  exMé 
sous  Julien.  —  Ses  rapports  avec  Jovien.  —  Les  «  Aca- 
ciens  »  acceptent  le  symbole  de  Nicée.  —  Valentinien  et 
Valens.  —  Politique  religieuse  de  Valentinien.  —  Oppo- 
sition de  droite  :  Lucifer  et  ses  amis.  —  Opposition  de 
gauche  :  Auxence  de  Milan  et  les  évêques  danubiens.  — 
Valens  et  la  formule  de  Rimini.  —  Négociations  entre 
les  homoiousiastes  et  le  pape  Libère.  —  La  question  du 
Saint-Esprit:  le.  parti  macédonien.  —  Les  Anoméens: 
Aèce  et  Eunome.  —  Conflits  entre  eux  et  l'arianisme  of- 
ficiel. —  L'historien  Philostorge. 

Chapitre  XI.  —  Basile  de  Césarée 377 

Etat  des  partis  dans  l'est  de  l'Asie-Mineure.  —  Jeu- 
nesse de  Basile  et  de  Grégoire  de  Nazianze.  —  Eustathe 
maître  en  ascétisme,  puis  évêque  de  Sébaste.  —  Basile 
solitaire,  puis  prêtre  et  évêque  de  Césarée.  —  La  politi- 


670  ÏABLK    DKS    MAT[ÈRES 

PAG. 

que  religieuse  de  Valens.  —  Mort  d'Athanase  :  Pierre  et 
Lucius.  —  Valens  à  Césarée.  —  Basile  et  Eustathe.  — 
Basile  négocie  avec  Rome.  —  Sa  rujjture  avec  Eustathe. 

—  Tracasseries  arienaes.  —  Dorothée  à  Rome.  —Affaires 
d'Antioche.  —  Paulin  reconnu  par  Rome.  —  Vitalis.  — 
L'hérésie  d'Apollinaire.  —  Eustathe  passe  aux  Pneuma- 
tomaques.  —  Dorothée  retourne  à  Rome.  —  Evolution 
des  Marcelliens.  —  Les  Goths.  —  Mort  de  l'empereur 
Valens. 

Chapitre  XII.  —  Grégoire  de  Nazianze 418 

Gratien  et  Théodose.  —  Retour  des  évèques  exilés.  — 

Mort  de  Basile Les  Orientaux  acceptent  les  conditions 

de  Rome.  —  Attitmle  de  Théodose.  —  Situation  à  Cons- 
tantinople.  —  Grégoire  de  Nazianze  et  son  église  Anas- 
tasis.  —  Conflits  avec  les  ariens.  —  Opposition  alexan- 
drine  :  Maxime  le  Cynique.  —  Grégoire  â  Sainte-Sophie. 

—  Second  concile  œcuménique  (381).  —  Obstination  des 
Macédoniens.  —  Installation  de  Grégoire.  —  Mort  de 
Mélèce  :  difficultés  pour  sa  succession.  —  Démission  de 
Grégoire.  —  Nectaire.  —  Les  canons.  —  Hostilité  contre 

,  Alexandrie.   —  Flavlen  élu  à  Antioche.  —  Protestations 

de  saint  Ambrolse.  —  Concile  romain  de  382.  —  Lettre 
des  Orientaux. 

Chapitre  XIII.  —  Le  pape  Damase 447 

L'Oocldent  et  l'église  romaine  avant  l'empereur  Cons- 
tance. —  Exils  d'évêques.  —  L'intrusion  de  Félix.  — 
L'élection  pontificale  de  366  :  Damase  et  Ursinus.  — 
Emeutes  romaines.  —  Acharnement  d'Urslnus  contre 
Damase.  —  Les  sectes  à  Rome.  —  Damase  et  le  bras  sé- 
culier. —  Les  conciles  contre  les  ariens.  —  Ambrolse 
évêque  de  Milan.  —  Nouvelles  Intrigues  contre  Damase  : 
Isaac  lui  fuit  un  procès  criminel,  —  Concile  romain  de 
378.  —  Rescrit  de  Gratien  à  Aquillnus.  —  Concile  d'Aqui- 
lée.  —  Concile  romain  de  382.  —  Jérôme  et  ses  débuts: 
son  séjour  au  désert  syrien.  —  Ses  ra])ports  avec  le  jDape 
Damase.  —  Son  succès  à  Rome  :  Paule  et  Marcelle.  — 
Les  inscriptions  damasiennes  et  le  culte  des  martyrs.  — 
Sirice  succède  à  Damase.  —  Départ  de  Jérôme  pour  la 
Palestine, 

Chapitre  XIY.  —  Les  Moines  d'Orient 485 

L'Egypte,  patrie  des  moines.  —  Antoine  et  les  ana- 
chorètes. —  Les  moines  de  Nitrie.  —  Pacôme  et  le  céno- 
bitisme.  —  Schnoudl.  —  Les  vertus  monacales.  —  Pèle- 
rinages aux  solitaires  d'Egypte.  —  Moines  de  Palestine: 
Hilarion,  Epiphane,  le  Siuaï,  Jérusalem.  —  Moines  de 
Syrie    et  d«  Mésopotamie.  —   Le   monachisme   en   Asie- 


TABLE    DES    MATIERES  671 

PAO. 

Mineure  :  Eustathe  et  saint  Basile.  —  Attitude  de  l'E- 
glise et  du  gouvernement. 

Chapitre  XV.  —  L'Occident  aa  temps  de  saint  Ambroise.  .    523 

Saint  Hilaire  et  ses  écrits.  —  Saint  Martin  de  Tours. 

—  Concile  de  Valence.  —  Priscillien  et  son  ascèse.  — 
Conflits  espagnols  :  concile  de  Saragosse.  —  Attitude  de 
Damase,  d'AmLroise  et  de  Gratien.  —  Maxime  en  Gaule  : 
le  i^rocês  de  Trêves.  —  Les  Ithaciens.  —  Réaction  sous 
Valentinien  II  :  le  schisme  de  Félix,  le  rhéteur  Pacatus. 

—  Le  Priscillianisme  en  Galice.  —  Concile  de  Tolède  : 
dissensions  dans  l'épiscopat  espagnol.  —  La  doctrine 
priscillianiste.  —  Saint  Ambroise  et  la  cour  de  Justine. 

—  Ambroise  et  Théodose.  —  Le  pape  Sirice.  —  Jovinien 
et  saint  Jérôme. 

Chapitre  XVI.  —  L'Orient  chrétien  sous  Théodose  ....     566 

Etablissements  chrétiens  au  nord  du  Danube.  —  Ulflla 
et  la  coQversion  des  Goths.  —  Les  sectes.  —  La  convo- 
^cation  de  383.  —  Divisions  chez  les  ariens  et  les  euno- 
miens.  —  Les  Novatiens.  —  Sectes  enthousiastes  :  les 
Messaliens.  —  Amphilochius,  évêque  d'Iconium.  —  Gré- 
goire de  Nysse.  —  Grégoire  de  Nazianze.  —  Epiphane  et 
les  hérétiques.  —  Apollinairp,  sa  doctrine,  sa  propa- 
gande. —  Diodore  de  Tarse.  —  Flavien  et  Chrysostome. 

—  Le  schisme  d'Antioche  :  concile  deCésarée.  —  Eusèbe 
de  Samosate.  —  Edesse  et  ses  légendes  :    saint  Ephrem. 

—  La  Palestine.  —  Cyrille  de  Jérusalem.  —  Le  pèleri- 
nage :   visite  de  Grégoire  de  Nysse.  —  Rufln  et  Jérôme. 

—  L'Arabie  :  le  culte  de-Marie.  —  Titus  de  Bostra  et  ses 
successeurs.  —  Le  concile  de  394. 

Chapitre  XVIL  —  Le  christianisme,  rehgion  d'Etat ....    6^27 

Le  paganisme  après  Julien.  —  Attitude  de  Valenti- 
nien et  de  Valens.  — Gratien.  —  L'autel  de  la  Victoire. 

—  Réaction  païenne  à  Rome  sous  Eugène.  —  Théodose  : 
les  temples  fermés.  —  Le  temple  de  Sérapis  à  Alexan- 
drie. —  Conflits  populaires  —  Situation  des  sectes  chré- 
tiennes à  l'avène*nent  de  Constantin.  —  Lois  prohibi- 
tives. —  Les  Novatiens.  —  L'Eglise  catholique  seule 
reconnue.  —  Alliance  de  l'Eglise  avec  l'Etat.  —  Liberté, 
droit  de  propriété,  privilèges.  —  Intervention  de  l'Etat 
dans  les  litiges  religieux,  dans  la  nomination  ou  la  des- 
titution des  évêques.  —  Elections  épiscopales.  —  For 
civil  des  évêques. 


Imprimerie  Générale  de   Châtillon  sur  Seine.   —    EUVRARD  PICHAT. 


REIMPRIMATUR 

P.  Fr.  Albertus  Lepidi  Ord.  Praed. 

S.  P.  A.  Magister. 

REIMPRIMATUR 

JosEPHXJS  Geppetelli  Patr.  Constant. 

Vicesgerens.