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BOOK 270. 1.D857 v. 2 c 1
DUCHESNE # HISTOIRE ANCIENNE DE
LEGLISE
3 T153 00Dbô3m b
Date Due
Demco 293-5
HISTOIRE ANCIENNE
-DE L'ÉGLISE
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L. DUGHESNE
HISTOIRE ANCIENNE
DE L'ÉGLISE
Tome II
QUATRIÈMR ÉDITION
PARIS
E. DE BOCCARD, ÉDITEUR
LIBRAIRE DES ÉCOLES FRANÇAISES D'ATHÈNES ET DE ROME
DE l'institut français d' ARCHÉOLOGIE ORIENTALE DU CAIRE
DU COLLÈGE DE FRANCE
ET DE l'École normale supérieure
l, rue de Médicis, 1
1910
-x^
AVANT-PROPOS
J'ai mis le nom d'Eusèbe en tête de mon pre-
mier volume. C'est encore sous le patronage
de l'évêque de Gésarée que commence celui-ci.
Les trois derniers livres de son Histoire ecclé-
siastique et les quatre de sa Vie de Constantin
traitent à peu près le sujet de mes cinq premiers
chapitres. Fidèle à son habitude de reproduire
ses documents, Eusèhe nous a conservé, pour le
temps où il a vécu lui-même, un grand nombre
de pièces officielles. On aimerait qu'il eût plus
souvent donné la parole à ses souvenirs et à ses
impressions; malheureusement, plus les événe-
ments se rapprochent de lui, plus il semble avoir
peur de les voir et surtout de les raconter. En
dehors de la glorification générale de l'Eglise et
de l'éloge spécial de Constantin, tout est chez lui
enveloppé de tant de réticences, de précautions
v^oratoires, de sous-entendus, qu'on a souvent de
^ la peine à savoir ce qu'il veut dire.
X)
VI AVANT-PROPOS
Après lui l'histoire de l'Eglise resta longtemps
délaissée. Rufin d'Aquilée fut le premier qui se
remit à l'œuvre. A sa tTaduction de l'Histoire
ecclésiastique d'Eusèbe, exécutée au temps où
Alaric ravageait l'Italie, il joignit deux livres
supplémentaires, où le récit est poursuivi jusqu'à
la mort de Théodose (395). C'est un assez mé-
diocre travail, rapidement bâclé, qui n'a d'inté-
rêt que dans les dernières pages, alors que l'au-
teur raconte ce qu'il a vu lui-même.
Le sujet fut repris à Constantinople, peu avant
le milieu du v® siècle \ par deux hommes du
monde, Socrate et Sozomène. Le premier, à tout
le moins, fit son profit de Rufin, qu'un certain
Gélase avait mis en grec. Vers le même temps,
Théodoret, évêque do Gyrrhos en Euphraté-
sienne, entreprenait, lui aussi, de continuer Eu-
sèbe. Enfin Philostorge, un arien de la nuance
la plus avancée, eunomien ou anoméen, s'atta-
cha au même travail, dans l'esprit de sa secte.
Son livre ne s'est pas conservé ; nous n'en avons
que des extraits, assez étendus.
1 Le prêtre Philippe de Sidé avait publié, vers 430, sous le
titre d'Histoire chrétienne , une immense compilation sans ordre et
sans méthode. Elle est perdue; ce qu'en disent Socrate (VII, 27)
et Photius (cod. 35) n'est pas de nature à nous la faire regretter
bien vivement.
AVANT-PROPOS VII
Philostorge est intéressant en c^xîi, qu'il nous
permet d'entendre la voix d'un parti vaincu,
partant réduit à un silence plus profond que ne
le voudrait l'histoire. Théodoret nous conserve
des traditions, des anecdotes, des légendes
d'Antioclie ; Socrate ' et Sozomène nous rendent
le même service pour Gonstantinople et la région
voisine. Socrate avait beaucoup causé avec les
Novatiens de la grande ville : ils lui avaient ap-
pris des choses curieuses sur leur église. Mais ce
qu'il y a de plus important, c'est que les trois
historiens orthodoxes ont travaillé sur des re-
cueils de documents officiels, qu'ils reproduisent
souvent des pièces originales, et que, même sans
les reproduire ni les citer, ils en trahissent l'em-
ploi par les détails de leur narration. Il suit de
là que, d'autorité faible quand ils parlent d'après
leurs souvenirs ou suivant des traditions orales,
ils offrent de sérieuses garanties quand on peut
retrouver sous leur texte le témoignage des do-
cuments contemporains. Cette distinction est
toujours à faire ; elle m'a guidé, cela va sans
dire, dans l'emploi de ces auteurs ; elle ne doit
pas être perdue de vue dans l'appréciation des
renvois que je fais à leurs ouvrages.
1 Bon travail de F. (3eppert sur les sources de Socrate, dans
les Stiidien zur Geschichte der Théologie und der Kirche, t. IIl,
fasc. 4, Leipzig, 1898.
VIII AVANT-PROPOS.
Si nombi^e de pièces originales se sont trou-
vées à la portée de ces auteurs, c'est qu'il s'en
était fait divers recueils, où il était aisé de les
rencontrer. Saint Athanase en constitua un, vers
350, dans son « Apologie contre les Ariens »,
plaidoyer pro domo, où, réinstallé de fait sur
son siège d'Alexandrie, mais déposé en droit,
aux yeux de ses adversaires, il. s'efforce de mon-
trer le mal fondé de la sentence de déposition, et
d'établir qu'elle était annulée par des décisions
plus autorisées. D'autres documents avaient été
joints par lui à son traité « Les décrets du con-
cile de' Nicée », de peu postérieur à 1' « Apolo-
gie » S ainsi qu'à sa « Lettre aux Africains ».
Son c( Histoire des Ariens, adressée aux moines »,
1 G. Loesclicke, clans le Rhein. Museuni, i, LIX, p. 451, qui a
cru pouvoir identifier ce recueil ■ avec l'énigmatique Synodicon
cV Athanase ; E. Scliwartz, Nachrichten de Gottingen, 1904, p 391.
Le Synodique d' Athanase, allégué dans le cli. 13 de Socrale
contenait la liste des évêques de Nicée. Or on n'en connaît qu'une,
celle des collections canoniques, en diverses langues. Elle provient
d'une rédaction constituée à Alexandrie vers la fin du iv^ siècle,
qui contenait, outre le symbole et les canons de Nicée, quelques
appendices apocryphes. E. Révillout {Le concile de Nicée, 1881) et
H. Gelzer (PP. Nicaenorwn nominci, éd. Teubner, 1898, p. xlviii)
rattachent cette pièce au concile d'Alexandrie de 362, sûrement à
tort (cf. Bull, crit., t. l, p. 330). — Le- passage de Socrate oii le
Synodique figure est interpolé, comme l'ont bien vu E. Preuschen
[Theol. Litz., 1902, p. 209) et E. Schwartz {Nachrichten, 1904,
p. 395). Le texte primitif est conservé par Théodore le Lecteur.
AVANT-PROPOS IX
contient aussi plus d'une pièce authentique et
intéressante. Enfin, en 367, alors qu'il était
dans sa quarantième année depiscopat, il fit
établir une sorte de récit des vicissitudes par
lesquelles l'égiise d'Alexandrie avait passé depuis
la grande persécution. Des pièces de haut intérêt
y furent insérées. Ce recueil ne s'est pas con-
servé en grec, mais, dans une collection cano-
nique, connue sous le nom de « Collection du
diacre Théodose », il nous reste d'importants
fragments d'une traduction latine '.
Athanase, du reste, n'avait pas été le premier
et ne fut pas le seul à recueillir ainsi les docu-
ments. Dès avant le concile de Nicée, Arius et
Alexandre avaient réuni les lettres de leurs
adhérents respectifs et s'en étaient servis pour
leur polémique. Au déclin du iv' siècle, Sabinus,
évêque d'Héraclée pour la confession « macédo-
nienne », avait aussi formé un recueil (Suvaycoy-^)
de documents conciliaires, à un tout autre point
de vue qu' Athanase.
Socrate connut ce ret3ueil et aussi les autres.
Il cite ouvertement Sabinus. Sozomène, qui réé-
dita Socrate en le complétant, ne se borna pas à
reproduire ses emprunts \ Il prit lui-même con-
* Ci-dessous, p. 167.
2 Geppert (i. c.) a fait le relevé de ce que Socrate doit à Sa-
AVANT-PROPOS
naissance des documents et en fît un usage plus
étendu et plus judicieux, sans citer le recueil,
ce qui est assez dans ses habitudes. On sait que,
tout en suivant Socrate d'un bout à l'autre, il s'est
abstenu d'en avertir le lecteur, de sorte qu'on
ne saurait lui épai^gner le reproche de plagiat.
Ce n'est pas seulement en Orient que l'on pra-
tiqua la polémique par dossiers historiques et
recueils de pièces officielles. En Occident aussi
on recourut aux mêmes moyens. Vers le temps
où s'achevait la longue carrière d'Eusèbe de Cé-
sarée, les catholiques africains, harcelés par les
Donatistes et mal défendus contre eux par les
autorités impériales, eurent Fidée d'agir sur Fo-
pinion en exposant au public, dans une série de
documents incontestables^ en quelles conditions
était né le lamentable schisme. A cette fin fut
constitué le recueil appelé Gesta purgationis Cae-
ciliani et Felicis, qui servit longtemps de texte à
la polémique antidonatiste et fut plus tard utilisé
par saint Optât et saint Augustin. Gomme dans
les recueils grecs^, un texte succinct reliait les
pièces entre elles et formait une sorte de trame
historique '.
hinus ; Batiffol a fait le même travail pour Sozomène {Sozomcne et
Sabinus, dans le Byzant. Zeitschrift, t. VII (1898), p. 265 283).
* Sylloge Opiatiana, à la suite du saint Optât de l'édition de
^~ AVANT-PROPOS XI
C'est un recueil du même genre que saint Hi-
laire de Poitiers forma en 356 et reprit en 360,
à Constantinople, au moment où Torthodoxie ni
céenne paraissait avoir sombré dans la prévari-
cation, plus ou moins forcée, de l'épiscopat latin
et de l'épiscopat grec.
Outre ces recueils de documents sur lesquels
reposent, par intermittence, les énoncés des his-
toriens postérieurs, ceux-ci ont eu à leur dispo-
sition et nous avons nous aussi, sous la main,
souvent dans une plus large mesure qu'eux, une
littérature considérable. Hilaire, Athanase, Ba-
sile, les deux Grégoire/ Epiphane, Ambroise,
Jérôme, pour ne citer que les plus célèbres, nous
ont laissé toute une bibliothèque, dans laquelle
l'érudition historique puise depuis des siècles.
C'est sur tout cet ensemble de textes que se
fonde mon exposition. Je m'y réfère sobrement,
me bornant, comme dans le premier volume^ à
indiquer çà et là les autorités à consulter sur
certaines questions litigieuses. Si j'étais entré
plus avant dans la bibliographie et les discussions
critiques, les notes auraient pris tant de place
que je ne vois pas ce qui serait resté pour le
Vienne, t. XXVI, p, 206 ; cf. mon mémoire Le dossier du dona-
tisme clans les Mélanges de l'Ecole de Rome, t, X (1890).
XII AVANT-PROPOS
texte. Et pourtant celui-ci comprend toute la pé-
riode qui correspond aux six volumes du feu duc
Albert de Broglie, U Eglise et V empire romain au
IV^ siècle, un livre que je n'ai pas cité, car je ne
cite que des textes de première main ou des dis-
sertations spéciales, mais que je ne saurais omet-
tre de nommer ici, ne fût-ce que pour prier les
lecteurs charitables de ne pas trop s'en souvenir
en parcourant le mien.
Rome, 25 mars 1907.
Outre quelques compléments de bibliographie, la re vision, fort
légère, annoncée au titre de cette édition, ne porte que sur deux
points, l'authenticité de certaines lettres du pape Libère (p. 281 et
suiv.) et quelques détails sur le prisciUianisme (p. 546 et suiv.).
CHAPITRE I
La grande persécution.
Avènement de Dioclétien; la Tétrarchie. — La persôculion dé-
cidée : les quatre édits. — Crise de la Tétrarchie : Constantin et
Maxence. — Application du premier édit en Afrique. — La terreur
de 304. — Les canons de Pierre d'Alexandrie — Débuts de Maxi-
min. — Mort de Galère : son édit de tolérance. — Politique reli-
gieuse de Maximin. — Sa fin. — Licinius à Nicomédie : ôdits de
pacification. — Les martyrs de Palestine, d'Egypte, d'Afrique. —
Controversées littéraires : Arnobc, Hiéroclès, Lactance.
1°. — L' empereur Dioclétien,
Quand Gallienfut assasiné (22 mars 268), l'empire, en
vabi et morcelé, se trouvait au plus bas. Une double tâ-
che s'imposait aux héritiers du fils de Valérien : refaire
la frontière et restaurer l'unité. Les honnêtes princes qui
se succédèrent pendant seize ans, Claude II, Aurélien,
Tacite, Probus, Garus, y travaillèrent avec conscience
et non sans succès. Aurélien reprit la Gaule aux prin-
ces indigènes qu'elle s'était donnés et releva la reine de
Palmyre au gouvernement des provinces, orientales.
Quant à la frontière, on parvint sans doute à la rétabli!",
mais en la ramenant en arrière. L'empire fut amputé de
DucHESKE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 4
2 CHAPITRE I
tout ce qui dépassait le Rhin et le Danube : il perdit,
dans la Germanie Supérieure, les Agri Decumates (Souabe
et Forêt-Noire), et, dans la région des Carpathes, la pro-
vince de Dacie tout entière, avec les parties transdanu-
biennes des deux Mésies. Même après ces arrangements^
on ne se sentait pas, à l'intérieur de l'empire, en parfaite
sécurité. Les villes s'entouraient de murailles élevées à
la hâte : Rome elle même dut être fortifiée. L'enceinte qui
la protégea pendant tout le moyen-âge qonserve le nom
d'Aurélien ^.
A l'Orient la guerre avec les Perses était presque per-
pétuelle. L'empereur Garus y périt (284), laissant deux
fils, dont l'un, Garinus, chargé de gouverner l'Occident,
était resté en Italie. L'autre, Numérien, avait suivi son
père au-delà de l'Euphrate. Il ramenait l'armée quand,
aux environs de Byzance, on le trouva mort dans sr
tente. Les généraux, sans s'inquiéter de Garinus, élurent
l'un d'entre eux à sa place, et c'est ainsi que Dioclétien,
commandant de la garde {cornes domesticorum), fut élevé à
l'empire (17 septembre 284). Garinus .marcha contre
l'usurpateur, l'atteignit en Mésie et lui infligea quelques
échecs; mais il finit par être abandonné de ses troupes,
qui passèrent à Dioclétien.
Il y avait longtemps que celui-ci rêvait du pouvoir
souverain. Formé à l'école d'Aurélien et de ses lieute-
nants, c'était un soldat sérieux, et, mieux que cela, un
organisateur habile. Quand il eut l'empire dans ses
1 Homo, Essai sur le règne de Vempereiir Aiirélien, p. 214 et suiv.
LA GRANDE PERSÉCUTION 3
inains, ce n'est pas à en jouir qu'il songea, mais plutôt à
le restaurer.
Avant tout, il fallait de la stabilité. Dioclétien eatima
que les révolutions et les compétitions avaient pour
cause l'impossibilité, pour un seul homme, de gouverner
un territoire aussi étendu et surtout de diriger des ar-
mées si éloignées les unes des autres. Pour échapper aux
compétiteurs, il se donna des collègues. Dès l'année 285.,
un de ses compagnons d'armes, Maximien, fut adopté par
lui, revêtu du titre de césar et. envoyé en Gaule réduire
l'insurrection des Bagaudes. L'année suivante il, le fit
auguste et lui remit le soin de l'Occident. En 293 le sys-
tème fut perfectionné : chacun des deux augustes fut
pourvu d'un empereur auxiliaire, avec le titre de césar
et un ressort déterminé : Constance le Pâle (Chlore) pré-
sida ainsi, auprès de Maximien, à la Gaule et à la Breta-
gne ; Galère déchargea Dioclétien du soin de veillera" la
frontière danubienne.
Tous ces princes étaient originaires de l'Illyricum et
d'assez basse origine. Maximien et Galère restèrent
sous la pourpre ce qu'ils avaient toujours été, des soldats
grossiers, au besoin féroces, sans lettres et sans mœurs;
Constance paraît avoir été plus civilisé. Dioclétien ne te-
nait pas à ce que ses collègues eussent trop de qualités.
Il avait donné à Maximien le titre d'Berculius et ^ns ^ouv
lui celui de /ouii/s, indiquant ainsi quel rôle il s'attri-
buait dans l'olympe impérial et quels services il atten-
dait de ses collaborateurs. C'est sûrement à lai que l'on
doit rapporter toute la politique de la Dyarchie et de la
4 CHAPITRE I
Tétrarchie, notamment toute la législation réformatrice
par laquelle il s'efforça de ramener l'ordre dans les fi-
nances, l'armée et l'administration.
L'idée-mère du système, c'est la centralisation abso-
lue, la suppression de toute vie politique locale, de tout
vestige des libertés antiques, en un mot l'autocratie.
Dioclétien est le fondateur du régime byzantin. Ce ne
fut pas, assurément, un changement bien considérable.
Le réformateur ne fit que consacrer, par des institutions
appropriées, les tendances de la situation et les usages
déjà établis. Ce régime produisit ce qu'il produit tou-
jours : l'organe centralisateur se développa aux dépens
du corps qu'il devait faire mouvoir, la fiscalité aux dé-
pens de la fortune générale, la direction aux dépens de
l'énergie. L'empire fut bientôt malade de son gouverne-
ment, en attendant^qu'il en mourût.
De l'immense hiérarchie de fonctionnaires, tous déco-
rés des titres les plus pompeux, le chef suprême ne pou-
vait que dépasser les conditions communes de l'huma-
nité. La personne impériale était sacrée, divine, éternelle ;
sa maison aussi était divine (domus divina), Il y régnait
une pompe digne de Suse et de Babylone ; le Jovius de
• Nicomédie n'était guère plus accessible que son patron
céleste. On était loin de la vie simple et des allures fa-
milières qu'Auguste avait maintenues dans sa maison du
Palatin.
Aussi n'est-ce pas à Rome que l'on étalait ces pom-
pes asiatiques. La vieille maîtresse du monde n'était
plus rien. Son sénat, tenu àl'écart de la politique, fermé,
LA GRANDE PERSÉCUTION 5
depuis Gallren, aux anciens militaires, n'était qu'une
grande curie municipale. A la foule qui se pressait encore
dans l'enceinte d'Aurélien, on continuait à donner des
jeux, à ouvrir des thermes : on ne lui montrait plus l'em-
pereur. Dioclétien régnait à Nicomédie ; ses lieutenants
avaient leurs résidences officielles à Milan, à Trêves, à
Sirmium. Sans doute il était bon que les empereurs ne
s'éloignassent pas trop des frontières. Mais il y avait d'au-
tres raisons. Ces soldats de fortune, nés dans les provin-
ces les plus incultes, élevés dans les camps du Danube,
n'avaient aucun souci de Rome. Ses traditions étaient gê-
nantes, sa population prompte aux propos frondeurs ; le
sénat pouvait se rappeler qu'il avait été tout et vouloir
être quelque chose. On l'avait vu, à la mort d'Aurélien,
reprendre vie un court instant et tenter de jouer un rôle.
Mieux valaitsetenir à l'écart de cette Rome incommode,
et, puisque l'empire était devenu une monarchie orien-
tale, installer sa capitale en Orient. Dioclétien le comprit
et Constantin après lui.
Parmi les réformes introduites alors il convient de
signaler ici la nouvelle distribution des provinces. Dio-
clétien en augmenta le nombre. Avant lui il y en avait
déjà une soixantaine; il en laissa quatre-_vingt-seize. Ce
morcellement, toutefois, fut compensé par la création
des diocèses, circonscriptions plus étendues, dans les-
quelles se groupaient plusieurs provinces. Chaque dio-
cèse était dirigé par un vicaire^ c'est-à-dire par un repré-
sentant du préfet du prétoire impérial. Cette organisation
fut, en beaucoup][d'endroits, appropriée à l'usage ecclé-
6 CHAPITRE I
siastique. En Orient, dès le temps du concile de Nicée,
les groupements d'évêques correspondaient presque par-
tout aux nouvelles circonscriptions provinciales tl'évêque
de la ville où résidait le gouverneur, de la métropole,
comme on disait, était le chef de l'épiscopat de la pro-
vince. C'est lui qui dirigeait les élections quand un siège
devenait vacant, qui convoquait ses collègues en, concile
et présidait leurs assemblées. Ce système fut plus tard
adopté dans une grande partie de l'Occident. Les diocèses
aussi servirent, dans une certaine mesure, à délimiter
les ressorts ecclésiastiques. C'est ainsi que Dioclétlen se
trouve avoir été pour quelque chose dans l'organisation
de l'Eglise.
Mais il a de bien autres titres à figurer dans son his-
toire.
2°. — Les éclits de persécution.
Pendant la longue paix qui suivit la persécution de
Valérien, la propagande chrétienne avait fait des progrès
énormes. Sans parler d'Edesse et du royaume d'Armé-
nie, où le christianisme était déjà la religion dominante,
il y avait dans l'empire des- régions où il n'était pas loin
de représenter la moitié ou même la majorité de la popu-
lation. C'était le cas, par exemple ^ en Asie-Mineure.
Dans la Syrie du nord, en Egypte, en Afrique, les chrétiens
étaient également fort nombreux. Aux conciles du temps
1 M. Harnack, Die Mission, p. 539 et suiv. (2= éd., t. II, p. 276
et suiv.) donne des évaluations plus précises, dan-s lesquelles il
entre une part de conjectures mais de conjectures vraisemblables.
LA GRANDE PERSÉCUTION 7
de saint Cyprien on trouve jusqu'à quatre-vingt-dix évo-
ques, ce qui suppose dès lors un bien plus grand nonnbre
d'églises ; dans les quarante ou cinquante ans qui suivi-
rent, beaucoup d'autres doivent avoir été organisées. Les
soixante évêques italiens réunis en 251 par le pape Cor-
nélius donnent lieu aune estimation analogue pour l'Ita-
lie péninsulaire. Dans le sud de l'Espagne et de la Gaule,
en Grèce, en Macédoine, l'évangélisation, sans peut-être
avoir autant progressé, devait cependant avoir atteint de
très notables résultats. En d'autres pays, comme la Sy-
rie centrale et méridionale, le nord de l'Italie, le nord, le
centre et l'ouest de la Gaule, dans l'île de Bretagne, dans
les montagnes des Alpes, des Pyrénées, de l'Hémus, la'
situation était tout autre. Les anciens cultes se mainte-
naient en faveur et les groupes chrétiens ne se rencon-
traient qu'à l'état d'exceptions.
Ce sont là des traits généraux. Dans chaque contrée
la situation se diversifiait suivant les circonstances loca-
les. Non loin d'Edesse la chrétienne, Harran s'obstinait
dans sa vieille religion sémitique, qu'elle conserva jus-
qu'à l'islam. Certaines villes du Liban, comme Héliopo-
lis, ou du littoral syrien, comme Gaza, ne comptaient
que peu ou point de fidèles. En Phrygie on trouvait des
petites villes où tout le monde, y compris les magistrats,
professait le christianisme. Les duumvirs, les curateurs
chrétiens n'étaient pas rares : il y avait même des flami-
nes chréti'ens^. Les évêques étaient en rapports fréquents
1 T. I, p. S21.
8 CUAPITRE I
avec les gouverneurs et les employés des finances ; onles
traitait avec respect : on était complaisant pour eux . Aussi
ne se gênait-on plus pour rebâtir les vieilles églises, pour
en fonder de nouvelles, pour tenir des assemblées nom-
breuses aux jours de fête.
Ce qui est plas significatif encore, au point de vue des
progrés du christianisme et de la liberté de fait dont il
jouissait, c'est que, non seulement les fonctions munici-
pales, mais encore le gouvernement des provinces était
souvent confié à des chrétiens. Le palais lui-même, la di-
vine demeure de l'empereur Jupiter, était rempli de
chrétiens; ils y occupaient les postes supérieurs de l'ad-
ministration centrale. Quelques-uns d'entre eux, Pierre,
Dorothée, Gorgonius, figuraient au nombre des person-
nes les plus haut placées dans la faveur impériale. Les
bureaux, les emplois du service personnel du souverain,
étaient, pour une bonne part, occupés par des chrétiens.
L'impératrice elle-même, Prisca, et sa fille Valeria, sem-
blent bien avoir eu, avec le christianisme, des accointan-
ces fort étroites.
Il n'en était pas de même de Dioclétien. Quelle que
fût sa tolérance pour ses sujets, ses fonctionnaires et sa
famille, il conservait, à part lui, son attachement aux
vieux usages du culte romain. Il fréquentait les temples
et sacrifiait aux dieux, sans mysticisme, sans étalage,
mais avec un sentiment profond, estimant sans doute
qu'il faisait ainsi son devoir d'homme et surtout de sou-
verain. Cette disposition d'âme ne devait pas le rendre fa-
vorable aux religions concurrentes. « Les dieux immor-
LA GRANDE PERSÉCUTION 9
tels )), dit-il dans son rescrit contre les Manichéens, «ont
» daigné, dans leur providence, confier aux lumières
*) d'hommes honnêtes et sages le soin de décider ce qui
» est bon et vrai. Il n'est pas permis de résister à leur
)) autorité: la religion ancienne ne doit pas être critiquée
» par une nouvelle. C'est un grand crime que de revenir
» sur ce qui, réglé par les anciens, est en possession et
« en usage ».
Il était relativement aisé d'appliquer ces principes au
manichéisme, tout récemment importé de l'étranger.
Mais des croyances chrétiennes on pouvait déjà dire,
comme des cultes romains : slatum et cursitm tenent ac
possident. Du reste elles étaient trop répandues pour que
l'on pût espérer les extirper. Dèce et Valérien s'y étaient
essayés : on savait avec quel succès. Depuis lors la si-
tuation des chrétiens s'était accrue et renforcée : une
nouvelle tentative ne pouvait que rencontrer plus d'obs-
tacles.
Le bon sens de l'empereur le tint longtemps éloigné
de toute persécution. A la longue, cependant, ses idées se
modifièrent. Il est possible que, comme tant d'autres ré-
formateurs, il ait été séduit par la chimère de l'unité re-
ligieuse, chimère néfaste et robuste, qui n'a pas fini de
faire des victimes. Cependant les détails qui nous sont
restés sur son attitude n'indiquent pas de telles visées.
Dioclétien semble avoir trouvé, à partir d'un certain mo-
ment, qu'il avait trop de chrétiens autour de lui et dans
son armée. Pour parer à cet inconvénient, point n'était
besoin de faire au christianisme une guerre d'extermina-
10 CHAPITRE 1
lion. Quelques mesures personnelles, quelques élimina-
tions, eussent tout arrangé. Même chez les chrétiens
elles eussent rencontré des approbateurs. Il ne manquait
pas de iidéles qui désapprouvaient le service militaire^
et voyaient d'un mauvais œil ceux de leurs confrères qui
s'engageaient dans les fonctions publiques. On aurait pu
s'en tenir là. Mais Dioclétien était vieux: sa force de_ré-
sistance s'était affaiblie, et, autour de lui, un parti puis-
sant réclamait des mesures radicales. Son chef, le féroce
césar d'Illyricum, trouva le moyen d'amenerà ses fins
le vieil auguste et de^ lui faire commettre l'énormité à
laquelle son nom demeure attaché.
Lactance ^ donne comme origine à la persécution un
fait qui se serait passé dans les provinces orientales.
Dioclétien était en train de sacrifier et de consulter les
entrailles des victimes, lorsque des chrétiens de son es-
corte se mirent à faire le signe de la croix. L'aruspice,
dont les opérations, ce jour-là, n'aboutissaient à aucun
résultat, remarqua le geste et le signala à l'em.pereur, en
se plaignant des profanes qui troublaient ses cérémonies.
1 C'est à cette tendance que se rattachent quelques martyrs
afiicains de ce temps-ci, sur lesquels nous avons des documents
authentiques : Maximilien, conscrit, exécuté pour refus de servixie
militaire, à Théveste, le 12 mars 295 : le proconsul Dion lui oppose
en vain les chrétiens qui servent dans l'armée impériale : « Ils
savent ce qu'ils ont à faire, répond Maximilien ; moi je suis chré-
tien et je ne saurais faire le mal î ; à Tanger, le centurion Marcel,
qui refuse de continuer le service, et le greffier Gassien, qui refuse
d'écrire la sentence rendue contre Marcel (30 octobre et 3 décem-
bre, année indéterminée).
2 De vwrt. pers., 10.
LA GRANDE PERSÉCUTION 11
Fiii'ieux, Di-ocléiien ordonna de contraindre au sacrifice,
non seulement les délinquants, mais tous les officiers de
son palais, et, en cas de refas, de les battre de verges.
Des lettres furent ensuite expédiées aux commandants
militaires, imposant le sacrifice à tous les soldats, sous
peine d'être exclus-de l'armée.
' . Quelle qu'ait été, sur la décision impériale, l'influence
du fait rapporté ici, il est sûr que des mesures furent
prises pour éliminer de l'aririée les éléments chrétiens
qu'elle renfermait ^ Un magister militum, Veturius, fut
spécialement chargé de leur exécution. Un très grand
nombre de chrétiens durent alors renoncer à la profes-
sion des armes et s'y résignèrent. Il n'y avait pas d'autre
sanction"; à peine en un ou deux cas, dit Eusèbe, on re-
courut à la peine de mort, sans doute en raison de cir-
constances spéciales. On était alors à l'année 302.
Revenu d'Orient, Dloclétien passa tout l'hiver à Ni-
comédie Galère vint l'y rejoindre et s'employa de tou-
tes ses forces à obtenir de lui des mesures plus rigou-
reuses. On dit qu'il était poussé par sa mère, vieille
païenne fort dévote, acharnée contre les chrétiens 2.
Dioclétien résistait. « A quoi bon, disait-il, mettre le
» trouble partout, verser des torrents de sang ? Les chré-
)) tiens n'ont pas peur de la mort. Il suffit d'empêcher les
1 De jworit.pers., 10; Eusèbe, H. i?., VIII, 1, 4 ; Chron., ad ann.2317.
2 Lactance ne dit pas, mais on peut soupçonner, qu'il y eut ici
un conflit d'influences féminines. Les princesses de Nicomédie
étaient cliréiiennes ou favorables aux chrétiens ; c'en était assez
pour que lo gynécée rival voulût mal de mort au christianisme.
13 CHAPITRE I
« soldats et les gens du palais de suivre leur religion ».
Galère tenait bon et revenait sans cesse à la charge. L'em-
pereur se décida à convoquer un conseil d'amis, des
militaires, des fonctionnaires civils. Les avis étaient
partagés. Gomme toujours, les ardents, derrière lesquels
on sentait Galère, le césar d'aujourd'hui, l'auguste de
demain, entraînèrent les hésitants. Cependant la vieille
sagesse refusait de se rendre. On convint de consulter
l'oracle de Milet, Apollon Didyméen. La pythonisse S on
le pense bien, ne manqua pas de joindre son inspiration
aux suffrages de Galère et des siens. La guerre fut dé-
cidée.
Si l'on avait écouté Galère, on eût commencé par des
mesures extrêmes et allumé des bûchers partout. Diocté-
tien ne voulait pas de sang ; pour le moment sa volonté
prévalut. On prépara un édit selon ses vues. Dès la veille
de la proclamation (23 février 303), des officiers de police
se rendirent, au petit jour, à l'église de Nicomédie^ grand
édifice en vue du palais impérial. Les livres sacrés fu-
rent saisis et jetés au feu, le mobilier livré au pillage,
l'église elle-même démolie de fond en comble.
Le lendemain (24 février) l'édit était affiché. Il ordon-
nait 2 que, dans tout l'empire^, les églises fussent démo-
lies, les livres saints détruits par le feu. Les chrétiens en
1 C'est, je pense, à celte consultation que se rapportent les sou-
venirs de Constantin, tels que nous les avons dans Eusèbe, Viia
Const., II, 50, 51.
2 Laclance, De mort., 13 ; Eusèbe, H. E., VIII. 2 ; Martyr Pal.,
préface
LA GRANDE PERSÉCUTION 13
possession de charges, dignités ou privilèges, en étaient
dépouillés ; ils perdaient aussi le droit d'ester en justice
pour accuser d'injures, d'adultère, de vol ; les esclaves
chrétiens n'étaient plus libérables ^
Aussitôt affiché, cet édit fut lacéré par un chrétien de
Nicomédie, dont le nom ne s'est pas conservé : il paya
son audace en mourantl'sur le bûcher. Peu de jours après,
le feu prenait ^u palais. Galère accusa les chrétiens de
l'avoir allumé ; ils lui renvoyèrent l'accusation, disant
qu'il avait voulu ainsi exeiter contre eux la colère de
Dioclétien. Pendant que celui-ci enquêtait pour tirer
l'affaire au clair, un second incendie éclata. Le césar, en
dépit de l'hiver, s'empressa de quitter Nicomédie, décla-
rant qu'il ne tenait pas à y être brûlé vif.
Enfin convaincu, Dioclétien se détermina à {recom-
mencer Néron. Tout le palais y passa. Sa femme et sa
fille furent conrraintes à sacritîer ; Adauctus, le chef su-
prême de l'administration fiscale ; les eunuques en
faveur, Pierre, Dorothée et Gorgonius ; l'évêque de Nico-
médie, Anthime; des prêtres, des diacres, des fidèles de
tout âge, :'--ême des femmes, furent brûlés ou noyés en
masse. Ainsi fut expié le crime, prétendu évidemment,
d'avoir incendié lo palais sacré et tenté de faire périr deux
empereurs à la fois.
Mais on ne s'en tint pas à cette répression locale. Des
mouvements séditieux s'étant produits du côté de Méli-
tène et en Syrie, on y vit apparemment la main des chré-
1 Ce premier édit parvint en Palestine vers la fm de mars, au
moment de la, fétc de Pâques (Eusèbe, //. E., VIII, 2).
14 CHAPITRE I
tiens. D'autres édits généraux lirent suite au premier i :
ils prescrivirent d'abord d'arrêter tous les chefs des
églises, évêques, prêtres et autres clercs; ensuite de les
contraindre au sacrifice par tous les moyens.
Le 17 septembre 303, commençait la vingtième année
du règne de Dioclétien. A cette occasion une amnistie
fut accordée aux condamnés 2; rien n'autorise à croire
qu'elle se soit étendue aux confesseurs emprisonnés, qui,
légalement, n'étaient ni des prévenus ni des condamnés,
mais des rebelles. Le vieil empereur résolut .de célébrer
à Rome la fête de ses vicennalia. Elle eut lieu le 20 no-
vembre. Les travaux de ses célèbres thermes n'étaient
pas assez avancés pour que l'on pût procéder à la dédi-
cace ; elle fut remise. Dioclétien, du reste, ne se plaisait
guère aux bords du Tibre. Sa pompe orientale, sa gra-
vité sèche et chagrine, n'en imposaient pas à la plèbe
frondeuse : elle le fatigua si bien de ses familiarités et
de ses plaisanteries qu'il n'attendit même pas le l^'" jan-
vier, jour où il devait inaugurer son neuvième consulat,
et partit, en plein hiver, pour Ravenne. A ce voyage in-
tempestif il gagna une maladie qui traîna longtemps et
s'aggrava aussitôt son retour à Nicomédie,
En cet état, il était, lui, l'Orient, et, à certains égards,
l'empire entier, entre les mains de Galère. La guerre
aux chrétiens s'aggrava. Un quatrième édit parut. Cette
1 Eusébe, Martyr Pal., préface
2 Eusèbe, Martyr Pal,, 2.
LA GRANDE rERSÉGUTlON 15
fois il ne s'agissait plus de catégories: tous les chrétiens,
sans distinction, étaient tenus de sacrifier. Après Néron,
on avait recommencé Valérien ; maintenant c'était Toeu-
vre de Dèce que l'on reprenait.
3°. — Dislocation de la Tétrarchie.
Ce fut l'année terrible, non seulement pour les chré-
tiens, mais aussi pour l'empereur. Sa santé allait de mal
en pire. Au milieu de décembre on le crut mort ; il ne
l'était pas, mais quand il se montra de nouveau en public,
le lei' mars 305, on avait peine à le reconnaître. Affaibli
de corps et d'esprit, il se laissa persuader par Galère
que le moment était venu de se démettre. Galère avait
inculqué la même idée à Maximien Hercule en le mena-
çant dé la guerre civile. Cette double abdication entraî-
nait l'élévation de Constance et de Galère à la qualité
d'augustes. Galère imposa les deux nouveaux césars :
Sévère, un soldat ivrogne, et Daïa, un barbare mal dé-
grossi, que l'on appela Maximinus pour le déguiser en
romain. Avec ces deux collègues, le nouvel auguste
d'Orient espérait tenir l'empire à peu près tout entier:
Constance, lointain et pacifique, d'ailleurs de santé débile,
ne serait pas un obstacle. Maximin Daïa fut préposé au
diocèse d'Orient, c'est-à-dire à la Syrie et à l'Egypte. Ga-
lère adjoignit à son lUyricum les diocèses de Thrace,
d'Asie et de Pont; l'Espagne fut rattachée au ressort de
Constance ; l'Italie et l'Afrique formaient le lot de Sévère.
Ce bel ordre fut troublé par la révolte de l'hérédité.
16 CHAPITRE I
Si Dioclétien et Galère n'avaient pas d'enfants mâles, il
n'en était pas de même de Constance et de Maximien,
et leurs héritiers naturels ne goûtaient guère le nouveau
système successoral. Constantin, fils de Constance, se
trouvait à Nicomédie au moment du changement ; c'était
un otage donné par Constance \ Celui-ci, devenu auguste,
le réclama, et Galère dut s'en séparer, bien que de fort
mauvais gréy Ce qu'il craignait arriva en effet. L'empe-
reur Constance mourut bientôt à York ; à ses derniers
moments il recommanda son fils aux soldats et ceux-ci,
aussitôt que le père eut rendu le dernier soupir, accla-
mèrent le jeune prince (25 juillet 306). Ce fut un grave
ennui pour Galère; mais, comme il y avait loin de York
à Nicomédie et que Constantin n'était pas sans appui, il
fallut bien le reconnaître. Toutefois le titre d'auguste ne
fut pas accepté: Galère proclama Sévère comme auguste
à ta place de Constance Chlore et Constantin comme ce-
sar-à^la place de Sévère. La Tètrarchie était reconstituée
avec les deux augustes. Galère et Sévère, et les deux cé-
sars, Maximin et Constantin.
En même temps que Constantin, Maxence, fils de
Maximien, profitant de l'abandon où l'on avait laissé la
vieille Rome, s'y était emparé du pouvoir, sans s'inquié-
ter autrement de la Tètrarchie. Malgré ses mœurs éche-
velées, qui rappelaient le temps de Commode^ ce jeune
homme sut plaire aux Romains. Comme protestation
contre les capitales nouvelles, il remit en honneur les
1 Eusèbe, {Vita Const., 1, 19) l'avait vu traverser la Palestine
dans l'escorte de l'empereur Dioclétien.
LA GRANDE PERSÉCUTION ' 17
vieux cuites, les antiques légendes, restaura le Forum et
la voie Sacrée, et, près de celle-ci, éleva une basilique
imposante. Sévère essaya en vain de lui disputer la place ;
ses soldats le trahirent. G'^étaient les soldats du vieux
Maximien ; ils se rallièrent d'autant plus volontiers à
son fils que Maxiraien lui-même, sorti de sa retraite, ve-
nait îde reprendre la pourpre, avec le titre d' « auguste
pour la seconde fois » {bis Augustus). Cette réapparition
mettait le comble au désordre. Sévère avait été contraint
au suicide ; Galère accourut paur le venger ; mais, aux
approches de Rome, l'attitude de ses soldats le décida à
retourner chez lui. Maxence, se sentant les mains libres,
se proclama lui-même auguste (27 octobre 307). Cepen-
dant le vieux Maximien, brouillé maintenant avec son
fils, se transportait en Gaule auprès de Constantin, es-
sayait, en s'aidant de lui, déjouer encore un rôle, aban-
donnait son protecteur, lui revenait, le trahissait, et fina-
lement était exécuté ou s'exécutait lui-même sur les
conseils de son hôte (310),
Galère, en quête d'un second auguste, avait imaginé
(11 novembre 308) de donner ce titre à Licinius, un de
ses anciens compagnons d'armes. Maximin réclama sans
retard : du fond de son Orient il voyait avec jalousie ce
nouveau-venu arriver du premier coup aux honneurs su-
prêmes. Constantin aurait pu soulever les mêmes objec-
tions. Galère pour les contenter, leur donna à tous les
deux le titre nouveau de « fils des augustes »; quelques
mois après il alla jusqu'au bout et les fit tout-à-fait au-
gustes. Il y eut ainsi quatre empereurs de premier rang.
DucuESKE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 2
18 CHAPITRE I
Quand Galère mourut, eu mai 311, Liciaius et Maxi-
min se précipitèrent pour recueillir sa succession : un
arrangement, toutefois, fut conclu, en vertu duquel le
Bosphore devenait leur commune limite. Ainsi l'empire
de Maximin comprenait l'Asie-Mineure, avec la Syrie et
l'Egypte; celui de Licinius allait du Bosphore jusqu'aux
Alpes; théoriquement il s'étendait aussi à l'Italie et à
l'Afrique ; en fait ces pays obéissaient à Maxence, em-
pereur illégitime au point de vue du droit tétrarchique,
mais solidement établi dans son pouvoir de fait.
Constantin se maintenait en Gaule, manœuvrant ha-
bilement au milieu de tous ces conflits et méditant sans
doute le dessein qu'il accomplit bientôt, celui d'anéantir
tous ses rivaux, en s'aidant des uns pour se débarrasser
des autres.
C'est par Maxence que la simplification commença.
Après s'être assuré l'appui moral de Licinius, auquel
Maximin donnait d'utiles inquiétudes, Constantin des-
cendit en Italie, battit en diverses rencontres les parti-
sans du « tyran », et finalement lui livra, près du pont
Milvius, la bataille à jamais célèbre (28 octobre 312).
Maxence périt dans les flots du Tibre, Constantin entra
à Rome et fut aussitôt reconnu dans toute l'Italie et en
Afrique. L'année suivante, Licinius eut les mains libres
contre Maximin. Battu en Thrace, le 30 avril, l'odieux
Daïa repassa le Bosphore, puis le Taurus, et finit par
s'empoisonner à Tarse.
Il n'y avait plus que deux empereurs, Constantin et
Liginius, l'un à Rome, l'autre à Nicomédie.
LA GRANDE PERSÉCUTION 19
4°. — La persécution jusqu'à l'édit de Galère.
Revenons maintenant aux lois persécutrices.
Le premier édit, outre les dégradations et incapacités,
qu'il prononçait contre certaines catégories de chrétiens,
ordonnait de démolir les églises et de brûler les livres
saints. Telles sont,, du moins, les dispositions qui nous
sont connues directement ; mais nous savons aussi que
les biens immobiliers des communautés chrétiennes fu-
rent confisqués et qu'avant de détruire les édifices reli-
gieux, on en saisit le mobilier. Ces opérations s^accom-
piissaient suivant des formes régulières: en certains
endroits, on dressait des inventaires authenti'ques ; quel-
ques-uns se conservèrent-fort longtemps. C'est ainsi que
les Donatistes purent alléguer, en 411, les procès-ver-
baux de saisie des églises de Rome ^; ils ont péri depuis.
Mais on peut lire encore ceux qui furent dressés à Girta,
^ en Numidie. Des renseignements plus sommaires nous
restent sur l'application de l'édit en d'autres localités,
d'Afrique et d'ailleurs. H eût été bien difficile de s'oppo-
ser à la saisie des immeubles. Au moins faisait-on son
possible pour sauver le mobilier et surtout les saintes
Ecritures. Des femmes de Thessalonique s'enfuirent dans
\
1 Augustin, Brev. Coll., 34-35. Plusieurs membres du clergé,
entre autres un diacre Straton, y étaient mentionnés comme fai-
sant remise aux magistrats du mobilier ecclésiastique ; le préfet
les qualifiait à'horlalores vanissimae supersiitio-nis >
20 CHAPITRE 1
la montagne avec une quantité de livres et de papiers ^ .
L'évêque de Garthage, Mensurius, avait réussi à cacher
les livres sacrés; à leur place, il laissa dans une de ses
églises une collection de livres hérétiques, qui fut saisie
et détruite par des policiers inattentifs. Les fonctionnai-
res, en effet, n'étaient pas toujours très regardants. Des dé-
curions de Garthage, ayant eu connaissance de la fraude
de Mensurius, la dénoncèrent au proconsul: celui-ci ne
tint pas compte de leurs révélations. S'il en était ainsi
dans les grandes villes, on devine ce qui pouvait se pas-
ser dans les petites localités. Il y avait des endroits où
les chrétiens étaient mal vus, où la municipalité était aux
mains de leurs adversaires ; mais en d'autres ils avaient
affaire à des magistrats chrétiens eux-mêmes ou tout au
moins sympathiques. On trouvait des accommodements.
Gomme à Garthage, on saisissait dans l'église d'autres
livres que ceux de la Bible 2, et, si la perquisition se pour-
suivait jusqu'au domicile de l'évêque, il y avait encore
moyen de s'en tirer. Au lieu de démolir les églises, on se
contentait parfois d'en brûler les portes. Du reste, évê-
ques et clercs se montraient souvent accommodants et don-
naient leurs livres saints^ estimant sans doute qu'il serait
aisé plus. tard d'en avoir de nouveaux exemplaires. Mais
cette complaisance ne fut pas acceptée par l'opinion,
1 Passion des saintes Agapé, Ghionie et Irène {i" avril), docu-
ment sérieux.
2 A Aptonge (sur l'orthographe de ce nom de ville, v. les tex-
tes réunis dans le Thésaurus latin), on saisit ainsi des epistolae sa-
lutatoinae (?) , à Çalama, des livres de médecine ; à Aquae Tihilitanae,
des papiers quelconques
LA GRANDE PERSÉCUTION 31
surtout, bien entendu, quand la persécution fut passée
et qu'on put, sans danger, se montrer intransigeant. On
rappela alors l'héroïsme de certains évoques, comme ce-
lui de Thibiuca, Félix, qui avait payé de sa tête son refus
de livrer les Ecritures * ; on parla aussi de miracles comme
celui d'Abitina, où, pendant que les livres saints, livrés
par l'évêque Fundanus, étaient jetés au bûcher, un orage
épouvantable avait crevé sur les flammes et inondé
toute la contrée.
Dans les pays administrés par le césar Constance,
l'exécution n'alla pas au delà des édifices. Les églises fu-
rent saisies et détruites ; on n'exigea pas qu'il en fût de
même des Ecritures.
Si l'on détruisait les églises, où les chrétiens s'assem-
blaient sous l'œil des autorités, on devait, à plus forte
raison, interdire les réunions clandestines. C'était là une
conséquence nécessaire du premiei* édit , et l'on est fon-
dé à croi-re qu'elle y était expressément formulée. C'est
du reste ce qui résulte d'une pièce africaine, où l'on voit
figurer une cinquantaine de chrétiens de la petite ville
d'Abitina,. accusés d'avoir fait la « collecte » sous la pré-
sidence d'un prêtre appelé Saturnin. Le second édit, qui
prescrivait l'incarcération du clergé, visait indirectement
les réunions de culte ; car comment les aurait-on tenues
sans chefs religieux ?
Jusque là, pour ceux qui observaient les édits, qui
1 La passion de ce saint, authentique pour l'ensemble, a été
pourvue plus tard d'appendices qui en transportent le dénouement
en Italie. V. Anal. BolL, t. XVI, p. 25
22 CHAPITRE I
acceptaient les incapacités légales, qui laissaient brûler
les Ecritures et saisir les églises, qui s'abstenaient de
prendre part aux réunions de culte désormais proliibées,
il y avait encore quelque sécurité. A Nicomédie, il est
vrai, on était allé tout de suite aux rigueurs extrêmes, mais
sous l'empire de circonstances spéciales. La persécution
sanglante n'atteignait pas encore la simple profession de
christianisme. Il en fut autrement quand on renouvela,
pour les clercs d'abord, pour les fidèles ensuite, l'obliga-
tion de participer aux cérémonies du culte officiel : quand
on ne se borna plus à proscrire et que l'on voulut con-
vertir.
Alors se reproduisirent les situations déjà expérimen-
tées dans les précédentes persécutions. On vit des exal-
tés courir au martyre, se dénoncer eux-mêmes, faire
esclandre devant les tribunaux, îiisulter la police. On vit
des personnes sages et fermes attendre qu'on les arrêtât
et opposer alors aux injonctions de l'autorité une résis-
tance persévérante et calme, qui, en bien des cas, triom-
pha de la prison, de la torture et se maintint jusqu'à la
mort. On vit aussi beaucoup d'apostats, la plupart empres-
sés à faire ce que l'on voulait d'eux, pour échapper au
danger ; d'autres résistant d'abord et faiblissant ensuite,
vaincus par l'horreur des cachots et les souffrances de la
question.
Beaucoup s'enfuirent ou se cachèrent, en faisant le sa-
crifice de leurs biens. Les espèces étaient très diverses.
On peut les étudier dans la lettre pénitentielle de l'évê-
que Pierre d'Alexandrie, écrite, en 306, dans les canons du
LA GR'ANDE PERSÉGUïJON 23
concile d'Ancyre (314), dans les récits d'Eusèbe et dans cer-
taines compositions hagiograpliiques. Beaucoup rusaient
avec la police, envoyaient leurs esclaves ou leurs amis
païens sacrifier à leur place et obtenaient ainsi leur billet
de sacrifice. D'autres y allaient plus simplement et ache-
taient ce certificat, quand on était disposé à le leur vendre.
Parmi les courageux, il s'en trouvait qui ne parvenaient
pas à faire accepter leur confession. Certains magistrats
tenaient beaucoup moins aux exécutions qu'aux aposta-
sies. Il y en eut qui, arrivés au terme de leur magistra-
ture, se vantèrent de n'avoir fait périr aucun chrétien K
En fait d'actes païens, ils se contentaient de peu ; parfois
ils inscrivaient les gens malgré eux^, comme ayant satis-
fait à la loi. Il arrivait aussi que des amis inconsidérés,
chrétiens ou païens, tenant absolument à sauver de la
mort un fidèle qu'ils savaient déterminé, le traînaient aux
autels, pieds et poings liés, le bâillonnaient pour l'empê-
cher de crier et le forçaient, en lui brûlant au besoin les
mains, à jeter quelques grains d'encens sur le feu sacré.
Lactance se plaint 2 avec raison de ces ' juges redouta-
bles par leur apparente douceur, qui ne veulent pas tuer,
mais s'ingénient à trouver des tortures assez raffinées
pour avoir raison des résistances les plus intrépides. Il
leur préfère ceux qui sévissent franchement, par féro-
cité naturelle ou pour se faire bien voir des autorités sit^
périeures. On en voyait qui n'hésitaient pas a aller au
delà de leurs instructions, comme celui qui, dans une pe-
1 Lactance, hist., Y, 11.
2 L. c
24 CHAPITRE I
lite ville dePhrygie, dont tous les habitants étaient chré-
tiens, mit le feu à l'église, où la population était réunie
et la brûla toute entière, y compris la curie et les magis-
trats ^
Lechangementd'empereurs déterminépar l'abdication"
de Dioclétien et de Maximien eut pour effet d'étendre, en
Occident, le champ d'action de Constance Chlore. L'Es-
pagne, annexée à son ressort immédiat, participa dès lors
à la paix relative dont, jusqu'alors, les chrétiens avaient
joui en Gaule et en Bretagne. Son lieutenant Sévère ne
semble pas s'être signalé, en Italie et en Afrique, par
un zèle spécial.pour les édits de persécution. Après la
mort de Constance, Constantin se montra encore plus fa-
vorable aux chrétiens que ne l'avait été son père ^ ; Ma-
xenceaussifut tolérant. On peut donc dire que la persécu-
tion rigoureuse ne dura guère plus de deux ans (303-303)
dans les provinces occidentales. 11 en fut tout autrement
dans rillyricum, laThrace ^ l'Asie-Mineure et l'Orient,
1 Lactance, Le, cf. Eusèbe, H. E., VIII, 11. Eusèbe dit que
la ville elle-même (itoXr'-/vY,v) fut brûlée, avec le curateur, le duum-
vir et les autres magistrats ; Lactance ne parle que de l'église,
mais il rapporte aussi que toute la population périt : universum po-
pulum cum ipso pariter coneventiculo concremavil.
2 Suscepto imperio Constantiaus aug. nihil egit prius quam chrisUa-
nos cullui ac Deo suo redderet. Lactance, M. P., 24.
3 Sur les victimes de la persécution dans les états de Galère il
nous reste quelques traditions sérieuses et dignes de foi consignées
en des documents assez rapprochés des événements. Elles permet-
tent de constater l'application courante des édits, mais ne peuvent
servir à caractériser l'action spéciale du prince qui y présidait en
ces contrées. J'entends parler ici des pièces relatives à saint Phi-
lippe d'Héraclée, avec le prêtre Sévère et le diacre Hermès (22 oc-
LA GRANDE PERSÉCUTION 25
OÙ rien ne s'opposait à la volonté de Galère et de Maxi-
min, sa créature. Chez ceux-ci la férocité naturelle était
au service d'une sorte de conviction religieuse : Galère
était dévot, Maximin fanatique. Celui-ci combinait un li-
bertinage effréné, brutal, despotique, avec un zèle extra-
ordinaire pour le culte des dieux. Dès le début de son
règne, la persécution lui ayant semblé se ralentir, il prit
soin de la raviver, en imposant de nouveau l'obligation
de sacrifiera
Des policiers, armés de listes nominatives, allaient
de rue en rue, faisaient l'appel et contraignaient tout le
monde, y compris les femmes et les enfants, à se rendre
au temple, où on leur faisait accomplir les cérémonies pres-
crites. Toutefois, au bout d'un certain temps, à partir de
tobre) ; aux trois saintes femmes de Tiiessalonique, Agapé, Ghio-
nie, Irène (l" avril) ; ans. martyrs de Dorostorum, Pasicrate,
Valention (23 jnai), Marcien, Nicandre (17 juin), Jules (27 mai), He-
sychius (13 juin) ; au prêtre Montan de Singidunum (26 mars); à
l'évêque de Sirmium, Irénée (6 avril), au solitaire Syneros, de la
même ville (22 février), à PoUion, primicier des lecteurs de Giba-
les (28 avril), à l'évêque de Siscia, Quiriniis (3 juin ; cf. Jérôme,
Chron,, a. Abr., 2324); à l'évêque de Poetovio, Victorin (2 novem-
bre; cf. Jérôme, De viris, 74) ; à s. Florian, de Lauriacum en Nori-
que (4 mai), etc. Que l'on ne prenne pas cette énumération comme
exhaustive ; j'y fais figurer seulement quelques noms parmi ceux
des martyrs de ces pays qui peuvent être prudemment rapportés
à la persécutiçn de Dioclétien plutôt qu'à une autre. Le martyro-
loge hiéronymien contient bien d'autres noms sous des rubriques
danubiennes, surtout du bas Danube, depuis Sirmium ; il est bien
probable que, pour la plupart, ils désignent des victimes de la
dernière persécution plutôt que des précédentes.
-1 Eusèbe, M. P., IV, 8. A en croire Maximin lui-même (Ei;s.,
H. E., IX. 9, I 13), il n'aurait jamais persécuté.
26 CHAPITRE I
l'année 307, un tempérament fut introduit. La peine de
mort, dans les cas ordinaires, fut remplacée par celle des
travaux forcés dans les mines, avec cette aggravation que
les confesseurs étaient préalablement éborgnés de l'œil
droit et 'estropiés de la jambe gauche par cautérisation du
tendon. Un peu plus tard, en 308, après un court répit,
les autorités provinciales et municipales furent de nou-
veau mises en mouvement. Le césar ordonnait de rebâtir
partout les vieux temples et de forcer tout le monde, jus-
qu'aux petits enfants, à prendre part aux sacrifices ; le
vin des libations devait être répandu sur les comestibles
du marché; à Ja porte des bains publics on dressait des
autels où tous ceux qui entraient devaient jeter de l'en-
cens. Il y eut encore de mauvais jours à passer.
Cependant le premier auteur de la persécution était
déjà aux prises avec l'épouvantable maladie qui devait
avoir raison de sa férocité. Elle commença presque avec
l'année 310; pendant dix-huit mois environ, le malheu-'
reux Galère se débattit, fatiguant les médecins de ses
plaintes et les dieux de ses inutiles supplications. Enfin
lui vint l'idée la plus étrange, celle d'intéresser à sa santé
les chrétiens qu'il traquait depuis des années et le Dieu
dont il avait juré d'exterminer le culte. De Sardique, sans
doute, où il se trouvait avec Licinius, on expédia dans
toutes les provinces une proclamatiorrau nom des quatre
souverains ^ Elle disait que les empereurs, dans une in.
1 La-iancG [M. P , 3i) a conserve le texte original, mais sans
l'intitulé; celui-ci ne nous est connii que par la veision d'Eusèbe
[H. E., AlII, 17). Elle ne mentionne que Galère, Constantin et Li-
LA GRANDE PERSECUTION )i i
tention générale de réforme, avaient voulu ramener les
chrétiens aux institutions religieuses de leurs ancêtres ^
■.lais qu'ils n'avaient pu y parvenir, les chrétiens ayant per-
sisté, malgré les rigueurs dont ils avaient été victimes,
à suivie les lois qu'ils s'étaient faites eux-mêmes. Dans
ces conditions, comme ils ne voulaient pas honorer les
dieux de l'empire et qu'ils ne pouvaient pratiquer leur
propre culte, il y avait lieu de pourvoir par indulgence à
leur situation. En conséquence on leur permettait d'exis-
ter de nouveau et de reconstituer leurs assemblées, à con-
dition pourtant de ne rien faire contre la règle'. Les ma-
gistrats étaient prévenus qu'une autre lettre impériale
leur expliquerait ce qu'ils avaient à faire. « En retour
» de notre indulgence^ concluait l'édit, « ils devront prier
» leur dieu pour notre santé, pour l'Etat et poureux-mê-
» mes, afin que la république jouisse d'une prospérité
)) parfaite et qu'ils puissent vivre chez eux en sécurité ».
Quel changement ! L'empereur et l'empire recomman-
dés aux prières des chrétiens, et cela par l'auteur respon-
sable de toutes les calamités fqu'ils enduraient depuis
huit ans !
cinius ; Maximin est omis, soit parce que sa mémoire fat abolie
officiellement, soit par la faute des copistes.
1 Ces considérants ressemblent singulièrement à ceux de l'édit
sur les Manichéens.
2 Ut deniio sint chrlstiani et convetiticula sua componant, ita lit ne
quid contra discipl'mam aganl. Il faut remarquer que le terme con-
yenticuliim,s,\gài&e, comme le mot ecclesia, et l'assemblée et le local
où elle se tient.
28 CHAPITRE I
5". : — La persécution de Maximin.
L'édit fut affiché à Nicomédie* et dans toutes les pro-
vinces qui relevaient de Galère, de Licinis et de Cons-
tantin. Dans l'empire de Constantin ce ne pouvait être
que la consécration officielle d'une liberté déjà rétablie
de fait Maxence rendit aux évêques les lieux de culte qui,
jusqu'alors, étaient restés aux mains du fisc. Maximin se
montra moins empressé. Il ne fit pas publier l'édit ; mais ,
sur son ordre, son préfet du prétoire Sabinus en donna
connaissance aux gouverneurs des provinces, en les char-
geant de faire savoir aux magistrats municipaux que les
empereurs renonçaient à convertir le;? chrétiens à la re-
ligion de l'Etat et qu'ils ne devaient plus être poursuivis
pour leur résistance. Cela suffit dans les provinces ori-
entales comme dans l'A-sie-Mineure : les prisons s'ouvri-
rent; les mines rendirent leurs condamnés; les chrétiens
qui se dissimulaient reprirent courage et se montrèrent.
On fitfête aux confesseurs, on accueillit les apostats repen-
tants. Sur les routes retentissaient les cantiques des pi i-
sonniers libérés et des exilés qui rentraient dans leurs
foyers. Les assemblées religieuses, après huit ans d'in-
tervalle, reprenaient comme autrefois. On s'empressait
particulièrement à celles qui se tenaient dans les cime-
tières, sur les tombeaux des martyrs.
Ces joies de la paix religieuse ne durèrent pas long
1 L'aftichace à Nicomédie eut lieu le 30 avril 311.
LA GRANDE PERSÉCUTION 29
temps. Aussitôt Galère mort, Maximin avait transporté
à Nicomédie, avec le siège de sa tyrannie et le scandale
de ses débauches, son zèle fanatique pour le service des
dieux. Les années précédentes il avait fait restaurer tous
les temples d'Orient; maintenant il réorganisa les sacer-
doces. S'inspirant de la hiérarchie chrétienne, il établit
dans chaque ville un prêtre en chef et dans chaque
province un grand-prêtre, leur donnant autorité sur leurs
collègues et les comblant-d'honneurs et de distinctions.
Ces évêques et archevêques païens ^ étaient qualifiés,
bien entendu, pour veiller à ce que les dieux n'eussent
pas à se plaindre de la liberté rendue aux chrétiens. On
fabriqua de prétendus actes de- Pilate, remplis de blas-
phèmes contre le Christ; un fonctionnaire s'étant pro-
curé, par des procédés odieux, de soi-_d^isant révélations
sur les mceurs des chrétiens et les horreurs de leurs as-
semblées, on donna la plus grande publicité à tous ces
documents, en les affichant dans les villes et les vil-
lages, en -les imposant comme texte dans les écoles élé-
mentaires ^.
Le curateur d'Antioche, un certain Théotecne, ima-
gina de faire rendre un oracle contre les chrétiens par
le dieu Zeus Philios dont il avait restauré le culte. Le
1 Cette organisation n'a rien à voir avec celle du culte de Rome
et d'Auguste. Dans celle-ci le prêtre municipal de Rome et d'Au-
guste n'avait aucune autorité sur ses collègues des autres cultes^
pas plus qu'il n'était lui-même sous l'autorité du prêtre provin-
cial. Ici il s'agit d'un groupement général de tous les sacerdoces;
pareille tentative n'avait jamais été faite.
2 Busébe, H. E., IX, o.
30 CHAPITRE I
dieu demandait que les impies fussent chassés de la
ville et de son territoire. La demande, portée à la con-
naissance de Maximin, lui agréa fort. A Nicomédie une
semblable requête lui fut présentée par les magistrats
de la ville. Les gens de Tyr ne voulurent pas rester en
arrière ; à la pétition qu'ils lui envoyèrent, l'empereur
répondit par une lettre pleine d'onction et de reconnais-
sance. Nous l'avons encore, car Eusèbe s'en procura un
exemplaire et l'inséra en grec dans son Histoire K Ce
mouvement se propagea : les curies municipales et les
assemblées provinciales s'empress?èrent de suivre des
exemples si hautement encouragés. Les fonctionnaires,
d'ailleurs, étaient là pour exciter le zèle. Nous avons en-
core', en partie du moins, le texte épigraphique de la pé-
tition adressée à Maximin par l'assemblée provinciale
de Lycie et Pamphylie et celui de la réponse impériale.
On voit dans celle-ci, comme dans la lettre auxTyriens,
que les pétitionnaires étaient fort approuvés et que les plus
grandes récompenses leur étaient promises.
Forts de l'approbation impériale^ les magistrats mu-
nicipaux pouvaient se livrer tout à leur aise à la chasse
aux chrétiens. On vit bientôt errer sur les chemins des
. troupes de malheureux en quête d'un asile. Cependant
l'édit de tolérance n'était pas rapporté officiellement.
1 IX, 7.
2 C. i. L., t. III, n» 12132, trouvée à Arycanda en Lycie. La pé^
tition est adressée, suivant le protocole, aux trois empereurs légi-
times, Maximin, Constantin et Liciniua. Toutefois le nom de Cons-
tantin n'a pas été reproduit sur le marbre ; on a laissé la place en
blanc.
LA. GRANDE PERSÉCUTION 31
On se bornait à interdire les réunions dans les cime-
tières et la reconslruction des églises i. Le gouverne-
ment ne prétendait pas que l'on poursuivît qui que ce fût
pour le simple fait d'être chrétien. Constantin, du reste,
intervenait par ses lettres et s'efforçait de refréner les
intempérances de son collègue oriental. Mais dans la dis-
position d'esprit où se trouvait celui-ci, on pense bien
qu'il lui était aisé de trouver des prétextes pour se dé-
barrasser des chrétiens gênants. C'est ainsi que périt
l'évêque d'Emèse, Silvain, jeté aux bêtes avec deux com-
pagnons ; Pierre, évêque d'Alexandrie, fut décapité
sans forme de procès ; quelques évêques égyptiens fu-
rent traités de la même façon. Lucien, le célèbre prêtre
d'Antioche, retiré à Nicomédie, y fut arrêté, et, en dé-
pit de la défense éloquente qu'il prononça, exécuté dans
la prison.
Tel fut le régime auquel les églises d'Asie-Mineure,
d'Orient et d'Egypte furent soumises pendant les deux
années que pesa sur elles la tyrannie de Maximin. A ces
misères se joignirent encore, en Syrie au moins, le fléau
de la famine et celui des maladies contagieuses. Eusèbe
nous a laissé - à ce sujet des détails émouvants. Les
chrétiens, autour de lui, se signalèrent alors par leur
charité envers les affamés et les malades, sans distinc-
tion de religion, ainsi que par leur zèle à enterrer lés
1 Sur ce point les instructions de Maximin au préfet du pré-
toire Sabinus étaient restées en deçà de l'édit, car celui-ci permet-
tait aux chrétiens de componere conventicula sua,
2 H. E., IV, 8.
32 CHAPITRE 1
morts. Ils désarmèrent ainsi nombre de leurs ennemis.
Pendant ce temps-là, Maximin prétendait intervenir
dans les affaires religieuses des Arméniens amis et alliés
de l'empire 1, et les forcer de « sacrifier aux idoles». Ils
s'insurgèrent, et la guerre ensanglanta, encore une fois,
les confins orientaux.
Mais les jours de Maximin étaient comptés. Au com-
mencement de l'année 312 il apprit que la guerre entre
Constantin et Maxence, guerre prévue et attendue depuis
la mort de Maximieii^, venait enfin d'éclater; que Cons-
tantin était en Italie, marchant de succès en succès; qu'il
avait fiancé sa sœur à Licinius et conclu alliance avec
lui. L'empereur de Nicomédie comprit alors le danger
qui le menaçait; Lui, le prince légitime, consacré par le
choix de Galère, revêtu par Dioclétien des insignes im-
périaux, il se ligua secrètement avec le « tyran » contre
qui, depuis six ans, tonnaient toutes les foudres de la
Tétrarchie. Quand lui parvint la nouvelle de la bataille
du pont Milvius, il se sentit atteint. Constantin avait
trouvé à Rome des statues de Maximin accolées à celles
de Maxence, et, ce quittait plus grave encore, des lettres
qui attestaient l'alliance et la trahison. Il ne prit.pas, ce-
1 En ces Arméniens (Eusèbe, H. E., IX, 8) il faut voir, je crois,
les habitants des cinq satrapies transtigritanes acquises à l'em-
pire parle traité de 297 (Mommsen, Mm. Geschichte, t. V, p. 443).
Elles n'avaient pas été réduites en provinces ; elles demeuraient
sous l'autorité de leurs chefs nationaux. Ceux-ci étaient chrétiens,
en vertu du changement religieux qui, depuis quelque temps, s'é-
tait opéré dans le roj'aume d'Arménie.
2 Constantin avait prononcé contre Maximien la damnatio me
moriae ; au contraire Maxence l'avait fait déclarer divus.
LA GRANDE PERSÉCUTION 33
pendant, une attitude hostile, mais il se fit ou se laissa
décerner par le sénat la première place dans le trium-
virat impérial, place jusque là reconnue à Maximin.
Mauvais symptôme pour celui-ci. On lui notifia officiel-
lement la défaite de Maxence, en l'invitant par la même
occasion à laisser les chrétiens en repos. Il fit sem-
blant de s'exécuter. Dans une nouvelle lettre * adressée
à son préfet du prétoire Sabinus, il lui rappela que, dès
son avènement au pouvoir (305), il avait cru devoir
adoucir, dans les provinces d'Orient soumises à son au-
torité, les rigueurs édictées par Dioclétien et Maximien
contre les sectateurs de la religion chrétienne; que, de-
venu empereur à Nicomédie (311), il avait, il est vrai,
accueilli favorablement les requêtes présentées contre
les chrétiens par les habitants de celte ville et de beau-
coup d'autres ; que cependant il n'entendait pas que
l'on maltraitât qui que ce fût à causale sa religion :
qu'il fallait écrire en ce sens aux fonctionnaires des pro-
vinces.
Ce document manquait de précision. Les chrétiens s'en
défièrent; ils s'abstinrent de tenir des assemblées pu-
bliques et de rebâtir leurs églises : le nouvel édit ne
spécifiait pas qu'ils y fussent autorisés. Ce n'était en
somme qu'une satisfaction de pure forme donnée à Cons-
tantin 2. Au fond les choses demeuraient en l'état où
Maximin les maintenait depuis deux ans.
1 Eusèbe, H. E., IX, 9.
2 Pour Constantin, Maximin ne cessait pas d'être nn empereur.
DucHESNE. Hisl. anc de l'Egl. — T. II. 3
34 ' CHAPITRE I
6°. — La fin des mauvais jours.
On en était là au printemps de 313, lorsque Maximin
ouvrit la campagne contre Licinius. Vaincu le 30 avril
près d'Andrinople, il repassa le Bosphore en se dissimu-
lant sous un vêtement d'emprunt, traversa Nicomêdie
et ne s'arrêta qu'au Taurus. Là, en Gilicie, il était dans
son ancien empire. Mais Licinius le suivait : il força les
passages, et Maximin, désespéré, s'empoisonna à Tarse.
Il mourut dans des souffrances épouvantables. Avant
de se donner la mort il s'était un moment imaginé que
la résistance était encore possible, et, pour se concilier
les chrétiens tant pourchassés par lui, il avait imaginé
de leur délivrer un édit de pleine et entière tolérance i.
Chez lui la férocité ne perdait jamais ses droits. En même
temps qu'il accordait la liberté aux chrétiens, il ordon-
nait de^mettre à mort nombre de prêtres et devins païens,
dont les oracles l'avaient engagé dans cette funeste
guerre.
Son édit, dans sa partie pratique, était absolument
conforme à celui que Licinius s'était empressé de faire
afficher à Nicomêdie -. Voici le texte de ce dernier ;
régulier. Le 13 avril 313, quinze jours avant la bataille d'Andrino-
plej une lettre du proconsul d'Afrique à Constantin porte encore
en tête les noms des trois empereurs (S. Aug., ep. 88).
1 Eusèbe, H. E., IX, 10.
2 Texte latin dans Lactance, M. P., 48, mais sans le prologue;
traduction en grec dans Eusèbe, //. E., X, 5, au complet. . -
La grande persécution 35
« Depuis longtemps déjà, considérant que la liberté
de religion ne pouvait être refusée et que l'on devait
donner à chacun, selon son opinion et sa volonté, la
faculté de se diriger à son gré dans la pratique des
choses divines, nous avions ordonné que chacun, les
chrétiens y compris ^ pût demeurer fidèle à ses principes
religieux ^ Mais comme diverses propositions avaient été
ajoutées au texte par lequel cette concession leur était
délivrée ^ il semble être arrivé bientôt que quelques-uns
d'entre eux n'aient pu en jouir.
)) Pendant * que nous étions heureusement réunis à
Milan, moi, Constantin Auguste, et moi, Licinius Au-
guste, et que nous traitions ensemble de tout ce quia
rapport à l'intérêt et à la sécurité publiques, parmi les
choses qui nous ont paru utiles au plus grand. nombre,
nous crûmes devoir assigner le premier rang à ce qui
concerne le culte de la divinité, en accordant aux chré-
tiens et à tout le monde la libre faculté de suivre la
religion qu'ils voudraient, afin que tout ce qu'il y a de
divinité dans le séjour céleste nous pût être favorable
et propicje% à nous et à tous ceux qui sont placés sous
notre autorité. Ainsi nous nous sommes décidés, sous
i Gr. ; £xa(7T0v "/£xeXe'JX£t|/,£v, xoXz '^£ )(pc(7Ti«voïç, -rviç alpéaew^ '/.oà
r?,; 8p'f,»7xe('aç Tr|Ç lauxwv 'z-qv TiiaTov çuXàtTecv. A moins qu'il ne se soit
perdu quelques mots, l'original latin devait porter, à peu près :
unianquemque iusseramus, non êxceptis christianis, sententiae et reli-
gionis propriae fiduciam servare.
2 L'édit d'avril 311.
3 Les dispositions additionnelles et restrictives de Maximin.
4 Ici commence le texte de Lactance.
5 Placaium ac propitium.
36 CHAPITRE I
l'empire de la saine et droite raison, à ne refuser à
personne la liberté, qu'il se soit attaché à l'obser-
vance des chrétiens ou à toute autre religion selon sa
convenance ; afin que la divinité suprême, dont nous
servons librement la religion, nous puisse accorder en
tout sa faveur et sa bienveillance. Ainsi, le sache Votre
Dévouement S il nous a plu d'écarter absolument toutes
les restrictions contenues dans les lettres qui ont été
antérieurement adressées à vos bureaux au sujet des
chrétiens, restrictions odieuses, incompatibles avec notre
clémence ; et de laisser à chacun de ceux qui veulent
observer la religion chrétienne la liberté pure et simple
de le faire, sans être inquiété ni molesté. Nous avons
cru devoir le signifier expressément à Votre Sollicitude,
afin que vous sachiez bien que nous donnons aux chré-
tiens la liberté pleine et entière de pratiquer leur re-
ligion.
» En leur faisant cette concession, nous voulons, et
Votre Dévouement le comprend, que les autres aussi
aient la même liberté entière de leurs religions et obser-
vances, ainsi que l'exige la paix de notre temps, pour
que chacun ait libre faculté d'adorer ce qu'il lui plait.
Nous l'avons ainsi réglé afin qu'aucune dignité ni aucune
religion ne soit diminuée.
» En ce qui regarde les chrétiens, nous avons décidé
en outre que les locaux où ils avaient coutume de se ras-
sembler, à propos desquels des lettres adressées à vos
1 La pièce est adressée à un fonctionnaire.
LA GRANDE PERSÉCUTION 87
bureaux avaient donné des instructions, si quelques-uns
d'entre eux ont été achetés par notre fisc ou par qui que
ce soit, on les rende aux chrétiens gratis et sans rien de-
mander, sans chercher des prétextes ou soulever des am-
biguïtés ; ceux à qui ils auraient été donnés, qu'ils les
rendent, eux aussi, aux chrétiens dans le plus bref délai
Ces acheteurs, cependant, et ces donataires pourront
s'adresser à notre bienveillance pour obtenir quelque
compensation, ce à quoi pourvoira notre clémence. Et
comme les chrétiens possédaient, non seulement leurs
lieux de réunion, mais d'autres encore, appartenant à
leurs corporations, c'est-à-dire à leurs églises, et non
point à des particuliers, ces biens aussi vous les ferez
rendre tous, dans les conditions exprimées plus haut,
sans ambiguïté ni débat, à ces mêmes chrétiens, c'est-à-
dire à leurs corporations et conventicules, sous la ré-
serve déjà énoncée que ceux qui les rendent sans exiger
aucun prix doivent compter sur une indemnité de notre
bienveillance. En tout cela vous devez prêter audit corps
des chrétiens le concours le plus efficace, afin que nos
ordres soient exécutés dans le plus bref délai et que, par
notre clémence, il soit pourvu à la tranquillité publique.
Ainsi, comme nous l'avons déjà dit, la faveur divine,
dont nous avons fait l'épreuve en des circonstances si
graves, continuera à soutenir nos succès, pour le bonheur
public.
» Pour que la teneur de cette décision de notre bien-
veillance puisse parvenir à la connaissance de tous, vous
aurez soin de publier cet écrit par voie d'affiches appo-
38 CHAPITRE I
sées partout et de le notifier à tout le monde, afin que
personne ne puisse en ignorer ».
Cet édit, au nom des deux empereurs Constantin et
Licinius, mais émané immédiatement de Licinius, était
adressé sans doute au préfet du prétoire d'Orient, chargé
de l'afficher et de le communiquer aux gouverneurs des
provinces et autres magistrats compétents ppur l'exécu
tion. Il représente d'abord l'abolition, par Licinius, de
toutes les restrictions par lesquelles, depuis dix-huit
mois, Maximin s'efforçait d'entraver l'application de
l'édit de tolérance ; en second lieu un complément arrêté
à. Milan entre Constantin et Licinius, lequel complément
portait lui-même sur deux choses : 1° sur la liberté reli-
gieuse en général, qu'il déclarait pleine, entière, abso-
lue, pour les chrétiens comme pour les autres, pour les
autres comme pour les chrétiens ; 2° sur les propriétés
ecclésiastiques en dehors 'des édifices affectés au culte :
il en prescrivait la restitution immédiate, qu'elles fus-
sent restées entre les. mains du fisc ou qu'il'en eût été
disposé, par vente ou donation, en faveur de particu-
liers.
A la suite de l'entrevue de Milan un édit, antérieur
à celui-ci, avait dû porter ces dispositions libérales à
la connaissance du public d'Occident et d'Illyricum ;
nous n'en avons plus la teneur, et c'est seulement par
ses adaptations orientales * que nous en pouvons juger.
i Ensèbe nous a conservé une lettre adressée par les empe-
reurs au proconsul d'Afrique Anulinus relativement à la' restitu-
tion des biens confisqués aux églises {IL E., X, 5 : t Eciiv ô xpoTroi;).
LA GRANDE PERSÉCUTION 39
En somme, grâce à ces compléments apportés à l'édit de
Galère, les chrétiens, comme individus et comme corpo-
ration, étaient remis, par une sorte de restitutio in inle-
grum, dans la situation où ils se trouvaient avant la per-
sécution. Mais cette situation, ils n'en avaient joui alors
que par tolérance tacite. Les nouvelles dispositions leur
donnèrent un titre légal.
7°. — Les effets de la 'persécution.
On avait donc enfin la paix religieuse ; elle était en-
tière, sans réserves, et s'étendait à tout l'empire. Les
chrétiens respiraient; les églises se réorganisaient à la
lumière du jour; on relevait les édifices sacrés, on y re-
prenait les assemblées interrompues. Dans ce réveil de
la vie le souvenir des jours sombres ne tarda pas à s'obli
tèrer, puis à s'effacer. Il serait à peu prés perdu pour
l'histoire si l'infatigable Eusèbe n'avait pris soin d'en
fixer aussitôt quelques traits. Encore ne jugea-t-il pas à
propos de faire un tableau général de la persécution.
Laissant à d'autres ' le soin de raconter ce qu'ils avaient
vu autour d'eux, il borna son enquête spéciale à sa pro-
vince de Palestine, se contentant, pour les autres provin-
ces, de rapporter quelques noms et d'indiquer quelques
traits généraux. Malheureusement les «autres» sur les-
quels il avait compté, ne prirerit nulle part la plume et
1 //. E., VIII, 13.
40 CUAPIÏRE I
c'est seulement sur la province d'Eusèbe que nous som-
mes exactement renseignés.
Son livre « Les Martyrs de Palestine », écrit dès'l'an-
née 313 S au moment même où la persécution s'arrêtait,
énumère quarante-trois personnes condamnées à mort
et exécutées par ordre des gouverneurs de Palestine pen-
dant les dix années 303-313. On doit remarquer tout
d'abord que ce chiffre ne comprend aucun évêque, alors
qu'il y avait au moins une vingtaine' de sièges épisco-
paux dans la province. Le plus qualifié de ces dignitaires,
l'évêque de Gésarée, Agapius, traversa impunément tou-
tes les crises. Eusèbe ^ loue ses aumônes et ses talents
administratifs, mais c'est tout. Hermon, évêque d'^Elia,
s'en tira aussi. Le seul évêque palestinien qui ait fuit
alors le sacrifice' suprême est un évêque marcionite, As-
clepios, martyrisé en 309. En fait de prêtres, il n'y a que
Pamphile, le célèbre et savant disciple d'Origéne, et un
prêtre de Gaza, Silvain. Encore ce dernier fut-il envoyé
aux mines, et, s'il y périt, ce ne fut pas par sentence du
1 II y en a deux recensions : l'une plus courte, qui, dans la plu-
p.art des manuscrits, est adjointe au livre VIII de l'Histoire ecclé-
siastique; l'autre plus longue, dont le texte grec ne s'est conservé
que partiellement ou en abrégé. On en a une version- syriaque au
grand complet, dans un ms. de l'année 411 (W. Gureton, History of
the martyrs in Palestine, 1861). M. Bruno ^Violet {Die Palûstinischen
Miirtyrer des Eusebiiis, dans les Texte u. U., t. XIV4, 1896), en a
donné une version allemande avec utilisation des textes et travaux
antérieurs. Il doit être complété par Anal. Bol., t. XVI, p. M3.
2 Dix-huit évêques palestiniens assistèrent, en 325, au concile
de Nicée.
3 H. E., VII, 32, I £4.
LA GRANDE PERSKGUriON 41
gouverneur de Palestine. Quelques diacres, exorcistes,
lecteurs*, représentent un peu plus largement le clergé
inférieur.
Cependant il ne faut pas croire que ceux dont les noms
ne figurent pas parmi les victimes proprement dites
soient demeurés absolument indemnes. Eusèbe, qui ne
veut aucun bien aux évêques de son pays, raconte^ que,
comme ils n'avaient pas su conduire les brebis du Sei-
gneur, on en fit des conducteurs de chameaux, ou bien
qu'on les chargea de soigner les chevaux de la poste. Ces
traits visent évidemment des personnes qui avaient sur-
vécu et dont il eût été incongru d'approfondir l'histoire.
Il ajoute que, à prapos des vases précieux des églises,
ils eurent à subir beaucoup d'avanies de la part des pré-
posés du fisc.
Une autre observation que suggèrent les récits d'Eu-
sèbe, c'est que, en bien des cas, les personnes exécutées
le furent, non pas pour le simple refus de sacrifier, mais
pour avoir compliqué ce refus de "paroles ou d'actes pro-
pres à l'aggraver, par exemple d'avoir manifesté en fa-
veur des condamnés ou d'avoir assisté les confesseurs
avec trop de zèle. Les ardents, comme il arrive toujours,
ne perdaient pas les occasions de se signaler. Procope,
lecteur à Scythopolis, trouve mauvais qu'il y ait quatre
1 Romain, diacre rural de Gésarée, celui-là martyrisé à Antio-
che ; Valens, diacre d'JElia; Zachée, diacre de Gadara; Romulus,
sous-diacre de Diospolis ; Âlphée, lecteur de Gésarée ; Procope, lec-
teur de Scythopolis.
2 Martyr Pal., 12.
•4 2 CHAPITRE 1
empereurs et cite à l'audience un vers d'Homère où la
monarchie est recommandée. D'autres parlent, à ce pro-
pos, de Jésus-Christ comme du seul vrai roi'. Le gou-
verneur Urbain se rendait un jour à l'amphi théâtre où,
disait-on, un chrétien devait être livré aux bêtes ; il ren-
contre un groupe de six jeunes gens qui se présentent à
lui les mains liées, déclarant qu'ils sont chrétiens, eux
aussi, et qu'il faut les jeter dans l'arène 2. Eusébe et Pam-
phile avaient recueilli chez eux un jeune lycien, Apphia-
nos, lauréat des écoles de Béryte et si fervent chrétien
qu'il n'avait pu supporter la vie commune avec ses pa-
rents, encore païens. Pamphile lui enseignait les saintes
Ecritures. Un jour il entend crier dans la rue. On faisait
l'appel des chrétiens pour les convoquer à une cérémonie
païenne. Il n'y tient plus, s'échappe sans avertir ses 1 ô-
tes, court au temple, où était le gouverneur, se précipite
sur lui, lui saisit la main et veut l'empêcher de sacrifier
aux idoles ^
Apphianos avait un frère, ^Edesios, chrétien comme
lui, et disciple de Pamphile, d'une culture supérieure et
d'un ascétisme ardent. Plusieurs fois arrêté, il avait fini
par être condamné aux mines de Palestine; il en sortit,
s'enfuit à Alexandrie et s'empressa de fréquenter les au-
diences du préfet. Gelci-ci était un certain Hiéroclès,
grand mangeur de chrétiens^. Appelé au gouvernement
1 M. p., !..
2 M. p., 3.
3 M. p., 4.
* Laclance, InsL, V, 2; De mort, pers., 13.
LA GRANDE PERSÉCUTION 43
de la basse Egypte, il appliquait ses principes avec la
plus grande rigueur. iEdesios l'entendit condamner des
vierges chrétiennes à un traitement pire pour elles que le
dernier supplice, et d'aille^urs illégal. C'en fut assez. Il
bondit sur le tribunal, appliqua au juge deux soufflets
retentissants, le jeta par terre et le piétinai
Une vierge de Gaza, menacée du lupanar, proteste
contre le tyran qui se fait représenter par d'aussi abo-
minables magistrats. Aussitôt elle est mise à la question.
Indignée, une pauvre femme de Gésarée, Valentine, fait
esclandre et renverse l'autel. Elles sont brûlées ensem-
ble 2. Trois chrétiens, Antonin, Zébinas, Germain, re-
nouvellent l'exploit d'Apphien et assaillent le gouver-
neur au milieu d'une cérémonie de culte : ils sont dé-
capités ^
De ces récits il résulte, je crois, que les gouverneurs
de Palestine, pourtant fort malmenés par Eusèbe, ne doi-
vent pas être regardés comme ayant déployé une féro-
cité extraordinaire. Ils auront fait des exemples, châtié
sévèrement quelques chrétiens trop empressés à se pro-
duire comme tels ou coupables d'avoir enfreint des pro-
hibitions spéciales. Mais on ne signale aucune de ces
exécutions en masse, aucun de ces supplices raffinés et
révoltants que l'on vit en d'autres provinces*.
1 M. p., 5.
î M. p., 8.
3 M. p., 9.
i Noter aussi que, sur les quarante-trois martyrs d'Eusèbe, il
y a une dizaine d'égyptiens, qui furent arrêtés accidentellement à
Ascalon ou à Gésarée.
44 CHAPITRE I
Depuis l'année 307. la peine de mort était remplacée,
en général, par la condamnation aux mines. Celle-ci, en
revanclie;, fut appliquée très largement, par groupes nom-
breux, par exemple à toute une assemblée de chrétiens
surprise par la vigilante police de Gaza. Les confesseurs
étaient envoyés aux mines de cuivre de Phaeno ', au sud
de la mer Morte. C'était un bien triste séjour. On y ex-
pédiait aussi, en grandes troupes, de cent, cent trenle
personnes, des chrétiens d'Egypte pour lesquels on ne
trouvait plus déplace dans les carrières de leurs pays.
Phaeno finit par devenir une colonie chrétienne. Les con-
damnés, en dehors.de leur travail, y jouissaient d'une
certaine liberté ; ils se réunissaient en certains locaux
transformés en églises. Des prêtres, des évêques, se
trouvaient parmi eux et présidaient ces assemblées. On
y remarquait les évêques égyptiens Nil, Pelée, Mélèce ;
puis Silvain, vétéran de l'armée, passé au service de
l'Eglise. Au moment où éclata la persécution, il exerçait
les fonctions presbytérales dans les environs de Gaza ;
c'était un confesseur émérite. Il fut ordonné évêque à
Phaeno même^. Là aussi officiait le lecteur Jean, aveugle
depuis longtemps, qui savait toute la Bible par cœur et
la récitait sans livre dans les réunions des confesseurs.
Celles-ci n'étaient pas toujours paisibles : même au ba-
gne on trouvait moyen de se quereller. Une telle liberté
1 Phounon, à 6kilom. au sud du village de Thana; v. Lagraugc,
Revue biblique, 1898, p. 114.
2 C'est sans doute une des ordinations irrégulièrement accom-
plies par Mélèce.
LA GRANDE PERSÉCUTION 45
déplut au gouverneur Firmilien. A la suite d'une tournée
en ces parages, il avisa Maximin, et, sur l'ordre de celui-
ci, la colonie de Phaeno fut dispersée en d'autres mines.
On fit à ce moment quelques exécutions : Nil et Pelée pé-
rirent par le feu, avec un prêtre et le confesseur Pater-
raouthios, personnage très renommé pour son zèle. Cette
exécution fut ordonnée par le commandement militaire.
Restaient trente-neuf impotents, incapables de travail
^ sérieux ; c'est dans leur groupe que se trouvaient l'évê-
que Silvain et le lecteur Jean. On s'en débarrassa en leur
tranchant la tête.
En Egypte la persécution fut beaucoup plus dure,
surtout dans le haut pays, dans la Thébaïde. Eusèbe
visita ces régions alors que la persécution durait encore.
On lui parla d'exécutions en masse, de trente, soixante,
jusqu'à cent martyrs exécutés chaque jour, décapités
ou livrés aux flammes ; de supplices abominables, de
femmes qu'on suspendait nues par un pied, de confes-
seurs que l'on attachait par les jambes à des branches
d'arbres voisins rapprochées de force : la corde coupée,
les branches se redressaient, écartelant les malheureux.
On avait beau faire ; la torture n'eiïrayait pas ces Egyp-
tiens durs à eux-mêmes, exaltés par l'enthousiasme et
la résistance. Plus on exécutait, plus il se présentait de
victimes.
Dans la basse Egypte, l'évêque d'Alexandrie, Pierre,
•se tenait caché, l'œil ouvert sur son troupeau; plusieurs
• de ses prêtres, Fauste, Dius, AmmOniuS;, figurèrent parm
des victimes. Le premier avait déjà confessé la foi prés
46 CIIAPIÏl'. E I
d'un demi-siècle auparavant, comme diacre de l'évêque
Denys * ; il était arrivé à l'extrême vieillesse. Des évè-
ques aussi furent arrêtés et exécutés après un long séjour
en prison. On cite Hesychius, Pachymius, Théodore, et
surtout Philéas, le savant évêque de Thmuis. Avant son
épiscopat il avait exercé de hautes fonctions; c'était un
homme fort riche, entouré d'une famille nombreuse. Ses
parents et ses amis, le préfet lui-même, Culcien^, firent
les derniers efforts pour le soustraire à la raort. Il de-
meura inébranlable. Avec lui périt Philoromus, le chef
de l'administration financière en Egypte. De sa prison,
Philéas avait écrit à jses fidèles de Thmuis une lettre où
il leur décrivait les tourments subis par les martyrs
d'Alexandrie. Eusèbe en a conservé un fragment^. Gomme
en Thébaïde, il y avait des exécutions collectives. Outre
les martyrs dont parle Philéas, on en connaît trente-sept
qui, répartis en quatre groupes, périrent le même jour
par des supplices différents, la décollation, la noyade, le
feu, la crucifixion ^ Plusieurs d'entre eux étaient clercs,
de divers ordres.
1 Eusèbe, H. E., VII, H ; VIII, 13.
2 Ce Gulcien était préfet dès l'année 303, comme il résulte d'un
papyrus publié en 1898 par Grenfell et Hunt. Oxyrynchus papyri,
part. I, p. 132. Hiéroclès, dont il a été parlé plus haut, doit avoir
été son successeur.
3 Eusèbe, II. E., VIII, 9, 10. La passion des saints Philéas et
Philorome, publiée-par Ruinart, peut avoir été retouchée çà et là
d'après Rufin, mais elle contient de bonnes parties.
4 Comparer l'homélie publiée par les Bollandistes (18 janvier)
et par Ruinart sous le litre Passio ss. XXXVII martyrum ^Egyptiorum,
avec le texte du martyrologe hiéronymien aux 9 et 14 février, ainsi
LA GRANDE PERSÉCUTION 47
X Ce n'est pas seulement chez eux que les Egyptiens
confessaient la foi. Plusieurs sont mentionnés par Eu-
sèbe comme ayant trouvé le martyre en Palestine et
ailleurs. Il en vit lui-même, dans l'amphithéâtre de Tyr,
que l'on offrait aux bêtes féroces, et qu'elles se refu-
saient à dévorer. Quant on se fut décidé à envoyer aux
mines les chrétiens réluctants, les confesseurs de ïhé-
baïde furent assignés aux carrières de porphyre, près
de la mer Rouge. Mais ce bagne était insuffisant ; des
chaînes de forçats chrétiens étaient à chaque instant
dirigées sur la Palestine, l'Idumée, l'île de Chypre et
la Gilicie.
Avec l'Egypte et la Thébaïde, où la persécution dura
si longtemps, Eusèbe mentionne les provinces africaines
et mauritaniennes ^, où elle fut courte, parmi les pays
où les chrétiens eurent le plus à souffrir. Le commen-
taire de ces paroles nous est fourni par les longues
listes de martyrs égyptiens et africains qui nous ont
été conservées dans le martyrologe dit de saint Jérôme.
Pour l'Afrique surtout, les groupes de trente, cinquante,
cent noms de martyrs reviennent très fréquemment tout
le long du calendrier. C'est vraisemblablement à la per-
sécution de Dioclétien, plutôt qu'à l'une des précédentes,
que ces hécatombes doivent être rapportées 2. La même
qu'au 18 mai. — La jolie histoire de Didyme et Théodora (Bol!.,
28 avril, et Ruinart) est d'une réalité bien douteuse. Saint Am-
broise, qui l'avait entendu raconter (De vlrginibus, II, 4), en place
le théâtre à Antioche. Cf. Bibliotheca hagiog. latina, p. 1169, 1304.
1 H. E., VIII, 6.
2 En fait de documents narratifs, la passion de Grispine de
48 CHAPITRE 1
impression se déduit du martyrologe ce qui regarde
Nicomédie, où la persécution sévit très cruellement.
Pour les autres pays d'Orient, les renseignements
sont bien insuffisants. Nous savons par Eusêbe que
l'évêque d'Emèse, Silvain, périt sous Maximin, dans
l'amphithéâtre de sa ville épiscopale ; que l'évêque de
Tyr, Tyrannion, et un prêtre de Sidon, Zenobius, con-
fessèrent la foi à Antioche ; que le premier fut jeté à la
mer et que Zenobius mourut dans les tourments de la
question^.
L'évêque de Laodicée, Etienne, apostasia honteuse-
ment. Gomme, son prédécesseur Anatole, c'était un
homme de grande culture, très versé dans les lettres
et la philosophie, mais faible de caractère ou hypocrite?
comme le prouva sa chute 2.
A Anlioche périt, tout au commencement de la per°
Thagura (Tliéveste, 5 décembre ?04) est la seule qui soit de main
contemporaine. D'autres, celles des trois saintes, Maxima, Secunda
et Donatilla (Tuburbo Lucernaria, 30 juillet; mentionnées aussi
dans la passio Crispinae; v. Anal. BolL, t. IX, p. 110), de saint Mam-
marius et de ses compagnons (Vagenses, 10 juin; cf. Mabillon, Anal.,
IV, 93 ; cette passion est du même auteur qu.e la précédente), de
sainte Martienne de Gésarée (11 juillet), de saint Fabius de Gar-
tenna (31 juillet; Anal. BolL, t. IX, p. 123), de saint Typasius do
Tigava (Il janvier, ibid., p. 116), se rapportent aussi à. la persécu-
tion de Dioclétien, mais ont été écrites assez tard-'d:ïms le quatrième
siècle.
1 Tyrannion et Zenobius auront été arrêtés hors de chez eux,
car ils étaient justiciables non du gouverneur de Syrie, mais de
celui de Pliénicie. 11 est du reste étrange qu'Eusèbe représente
l'évêque de Tyr comme ayant été jeté à la mer (eaXaTxtotç Tiapaôo-
OeU P'jQoî;) à Antioche, qui n'était pas une ville maritime.
2 Eusèbe, H. E., VIÎ, 32, | 22.
LA GRANDE PERSÉCUTION 49
sécution (303), un Romanus, diacre rural de Gésarée en
Palestine, qui se trouvait de passage dans la métropole
syrienne et se fit remarquer par d'ardentes protestations
contre les apostats. Quant au clergé et aux fidèles d'An-
tioche, nous ne savons pas ce qui leur arriva. L'évêque
ne fut pas atteinte Mais la persécution fut dure. Eusèbe^
rappelle les bûchers où l'on était brûlé lentement à
petit feu, les autels où les martyrs, sommés d'y laisser
tomber de l'encens^ soufi"raient plutôt que leur main,
chair et os, fût dévorée par la flamme. Sans citer de
noms, il évoque le souvenir, présent apparemment à ses
lecteurs, de deux jeunes filles, deux sœurs, distinguées
par leur naissance et leur fortune autant que par leur
vertu, qui furent jetées ensemble à la mer ; et aussi
l'histoire d'une noble dame, qui,' au premier moment,.
1 Eusèbe, dans sa Chronique, place la mort de l'évêque Cyrille
en 301-2, avant la persécution, et dit, dans son Histoire ecclésias-
tique, VU, 3:2, I i, que la persécution éclata (T^x[i,a(jev) sous Tyran-
nus, son successeur. Il est impossible qu'il se soit trompé au point
où il l'aurait fait, si l'on admettait, sur la foi d'un document peu
autorisé, que Cyrille avait été condamné aux mines en 303 et en-
voyé enPannonie travailler à des carrières de marbre. La passion
des Quatre-Couronnés (8 octobre) mentionne, à la vérité, un évêque
i?i custodia religatum, 7iomine Cyrillum, de Anliochia adduclum, pro
nomine Christi vinctum, qui iam multis verberihus fuerat maceratus per
annos 1res, qui serait mort en prison dans le même bagne. Un fait
aussi grave que la confession et l'exil du premier évêque d'Orient
n'aurait pu échapper à Eusébe, et il n'avait aucune raison de le
dissimuler. On parle de ses rancunes théologiques. Alors qu'il
écrivait, il n'avait encore aucune raison de les manifester à ce
point. Pierre d'Alexandrie n'était sûrement pas de son bord. A-t-il
gardé le silence sur ses vertus, son érudition et son martyre?
2 E. H.. VIII, 12.
DucHESNE. Hist. cinc. de l'Egl. — T. Il, 4
50 CHAPITRE I
avait fui avec ses filles, sans doute au delà de l'Euphrate.
Leur retraite découverte, on les ramenait à Antioche,
lorsqu'au passage du fleuve, éperdues à la pensée du
traitement, pire que la mort, qui les attendait au retour,
elles échappèrent à leur escorte et se précipitèrent dans
le courant ^
Pour d'autres pays ce qu'Eusèbe a retenu, c'est le
souvenir de supplices extraordinaires : en Arabie ou
tuait les chrétiens à coups de hache ; en Cappadoce, on
leur brisait les jambes; en Mésopotamie, on les enfu-
mait, pendus par les pieds au dessus d'un brasier ; dans
le Pont, on enfonçait sous les ongles des pointes de
roseau, ou bien l'on arrosait de plomb fondu les parties
les plus intimes du corps. Certains fonctionnaires se
distinguaient par leur ingéniosité à combiner ensemble
la torture et l'obscénité.
Si de telles horreurs nous avaient été transmises en
des récits légendaires, nous ne croirions jamais avoir
assez de défiance contre l'exagération des narrateurs ;
ici, celui qui raconte est un homme bien placé pour
être renseigné, peu enclin à pervertir le sens des docu-
ments qui lui ont été transmis. Au moment où il écrit,
les bûchers sont à peine éteints ; leur cendre est encore
chaude. Il faut donc le croire. Et d'ailleurs, des histoires
1 La légitimité du suicide, en pareil cas, fut reconnue par l'E-
glise. Il y a une homélie de saint Jean Ghrysostome en l'honneur
de ces saintes, Hom. SI; cf. Aug., De civit. Dei, I, 26. Saint Jean
Ghrysostome donne le nom de la mère, Domnina, et des filles, Béré-
nice et Prosdoce. Saint Ambroise, Devirginibus, III, 7 eiEp. 37 parle
aussi de cette histoire, à laquelle il mêle le nom de sainte Pélagie.
La grande persécution 51
moins anciennes et aussi bien attestées ne sont-elles pas
là pour nous apprendre qu'en ce genre de choses, tout,
tout est possible ?
Quant aux faits particuliers dont le souvenir fut, en
chaque pays, consacré par le culte et cultivé par l'ha-
giographie locale, ils ne sauraient être énumérés ici.
Parmi leurs documents^ bien rares sont ceux, auxquels
on peut se fier pour le détail des choses. Des traits que
l'on relève, ceux qui ont un intérêt d'ordre général nous
sont déjà connus par Eusébe et Lactance ; les autres
n'ont d'importance que pour l'histoire locale.
8°.' — Polémiques littéraires.
A la guerre des lois et de la police s'ajoutait la
controverse littéraire. GeUe-ci, à vrai dire, n'avait guète
cessé. Après Tertullien, Minucius Félix et saint Gyprien
avaient renouvelé devant l'opinion publique l'exposition
et la défense du christianisme ; aux apologies grecques
du 11^ siècle avaient fait suite divers écrits dont nous
avons encore le texte, sans en connaître les auteurs '.
Quant parut le livre de Porphyre contre les chrétiens,
Méthode et Eusébe y répondirent sans retard. La per-
séculion excita le zèle des gens qui se plaisent — ceci
est de tous les temps — à accabler les vaincus. Un rhé-
teur africain, Arnobe, professeur officiel à Sicca Veneria,
combattait les chrétiens depuis longtemps, lorsque,
1 Cf. t. I, p. 211.
52 CHAPITRE 1
touché de la grâce, il se fit chrétien lui-même. L'évêque
du lieu, qui se défiait de sa conversion, lui demanda
des gages et Arnobe lui en donna de premier ordre
en publianfune charge à fond contre le paganisme *.
En même temps qu'il se réfutait lui-même, iF parait
avoir visé un certain Cornélius Labeo, auteur d'écrits
hostiles au christianisme. L'ouvrage se ressent de la
hâte avec laquelle il fut composé ; le style en est fort
négligé.; sur l'âme, son origine et son immortalité, le
langage de l'auteur est celui d'un néophyte incomplè-
tement instruit.
Arnobe eut, parmi ses disciples à Sicca Veneria, un
autre africain qui devait prendre, dans l'apologétique
chrétienne, une place bien plus considérable 2. Lactance
{L. Caecilius Firmianus Lactanlius) acquit, comme rhéteur,
une réputation assez grande pour que l'empereur Dioclé-
tien le fît venir à Nicomédie et lui confiât une chair©
officielle d'éloquence latine. Il avait commencé par être
païen et l'était encore, selon toute apparence, au mo-
ment de cette promotion. A Nicomédie iF se convertit.
La persécution le priva de sa place ; il se vit réduit à
l'enseignement privé, bien peu rémunérateur, pour un
professeur de latin, dans cette ville grecque, et, pour un
chrétien, en de tels temps. Il employa ses loisirs forcés
à écrire pour la défense de ses croyances. C'était un
1 De errore pi'ofanaruyn religionum. Sur ce livre, v. Monceaux,
Histoire litlér'aire de l'Afrique chrétienne, t. III, p. 241 et suiv. ; cf.
Martin Schanz, Geschichte der rôni. Litteratur, n°^ 611, 749 et suiv.
2 Monceaux, l. c, p. 286; Schanz, l. c, p. 445.
LA GRANDE PERSÉCUTION 53
homme de talent. Heureusement pour sa gloire littéraire,
il ne prit pas Arnobe pour modèle et s'attacha plutôt à
imiter Gicéron. De sa littérature nous avons conservé
deux petits traités, l'un sur la nature de l'homme {De
opificio Deï), l'autre sur certains anthropomorphismes
(De ira Dei), et surtout un grand ouvrage d'apologétique,
les Institutions divines, en sept livres, dont il fît lui-
même un résumé (Bpitome). Ce sont les attaques des
adversaires qui lui mirent la plume à la main. Pendant
que lés bourreaux instrumentaient contre les chrétiens,
un sophiste, dont il ne nous a pas conservé le nom,
les entreprit dans ses conférences. Apôtre éloquent de
la pauvreté théorique, on le voyait circuler en manteau
court, la crinière en désordre : mais on savait que ses
domaines s'arrondissaient sans cesse, grâce à la faveur
des gens en place ; que chez lui on dînait mieux qu'au
palais impérial et que d'ailleurs on n'y pratiquait aucun
genre d'austérité. Il exposa au public que le rôle des
^philosophes est de redresser les erreurs des hommes et
de leur indiquer la bonne voie, loua fort les empereurs
d'avoir pris la défense de la vieille religion et entreprit
vigoureusement la nouvelle, qu'il ne connaissait guère :
on s'en aperçut. Le public, d'ailleurs, s'accorda à
trouver que le moment était mal choisi pour ce genre
d'exercices et qu'il était honteux de piétiner ainsi les
proscrits. Le sophiste fut sifflé.
Après lui entra en lice un autre ennemi du christia-
nisme, Hiéroclès, naguère gouverneur de Phénicie, puis
vicaire, enfin gouverneur de Bilhynie. C'était un fort
54 CHAPITRE I
gros personnage, un conseiller de l'empereur ; il avait
fait partie du fameux conseil où l'on avait décidé la
persécution. Il publia un ouvrage en deux livres, sous
le titre : Aux chrétiens, l'ami de la vérité ^ Lactance le
trouve très renseigné, très au courant, en particulier,
des difficultés de l'Ecriture Sainte. Gela s'explique. Hié-
roclès avait largement pillé Porphyre. Sur certains points
cependant, il suivait sa voie propre. Je ne sais où il
avait pris que Jésus, chassé par les Juifs, s'était mis à
la tête d'une bande de neuf cents brigands. Le roman
de Philostrate lui avait suggéré l'idée de faire de nom-
breuses comparaisons entre le Sauveur et Apollonius de
Tyane. Sur ce point il fut entrepris par Eusèbe, qui lui
consacra un livre spécial. Devenu plus tard gouverneur
en Egypte, il y eut affaire à un apologiste d'un autre
genre 2,
Quant à Lactance, témoin attristé de ces lâches atta-
ques, elles lui donnèrent l'idée, non de se mesurer
avec les agresseurs — selon lui ils n'en valaient pas
la peine — mais de reprendre, contre tous les adver-
saires du christianisme et devant l'opinion des gens cul-
tivés, la tâche qu'avaient assumée avant lui Tertullien
et Gyprien. Le premier, pehsait-il, avait écrit avec trop
d'ardeur polémique, le second avait fait valoir des ar-
guments plutôt faits pour les chrétiens que pour les
païens. Une exposition calme, en bon style, où l'on res-
1 ^tXaXT^Ôïiç.
2 C'est le même Hiéroclés dont il a été parlé ci-dessus, p. 43.
LA GRANDE PERSÉCUTION 55
terait sur le terrain philosophique et littéraire commun à
tous les gens instruits, voilà ce que Lactance entendait
faire, et ce qu'il fit. Il fut le Gicéron du christianisme.
Il le fut jusqu'aux Philippiques, car c'est bien lui,
on ne le conteste plus guère, qui est l'auteur de l'ardent
pamphlet, La mort des persécuteurs, publié en 313, au mo-
ment où Licinius affichait à Nicomédie l'édit libérateur.
Lactance, qui, pendant les mauvais jours, avait vu ses
amis massacrés ou torturés, et s'était trouvé lui-même
obligé de quitter Nicomédie, y revint jouir dé la paix
religieuse. Il était toujours misérable. Ce fut seulement
quelques années après que la fortune lui sourit : Cons-
tantin l'appela en Occident et lui confia l'éducation de
son fils Grispus (v. 317). Il était déjà fort avancé en
âge.
CHAPITRE II
Constantin, empereur chrétien.
Conversion de ConstanlLn. — Mesures religieuses en Occident.
— Les païens tolérés, les chrétiens favorisés. — Licinius et son
attitude envers les chrétiens. — La guerre de 323 : Constantin seul
empereur. — Développement de sa politique religieuse. — Mesu-
res contre les temples et les sacrifices. — Fondations d'églises ;
les Lieux Saints de Palestine. — Fondation de Gonstantinople. —
Mort de Constantin.
1°. — Constantin, empereur d'Occident.
La victoire de Constantin sur Maxence fut consi-
dérée par tout le monde comme un fait extraordinaire,
où l'intervention de la divinité n'était pas méconnais-
sable. Le sénat traduisit cette impression en faisant
graver sur l'arc commémoratif de l'événement les deux
mots célèbres : instingtv divinitatis. Les païens, qui
ne manquaient pas sous les drapeaux du vainqueur et
dans son entourage, rapportaient le succès à la divinité
abstraite qu'ils honoraient en leurs dieux, ou même à
l'intervention de légions célestes, conduites par l'empe-
reur divinisé Constance Chlore 1. Mais l'impression géné-
1 Paneg. IX, 2 ; X, 14. M. Boissier rapproche avec raison ces
diversités d'interprétation de celles qui se produisirent à propos
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 57
raie était que la catastrophe où Maxeuce avait péri avec
sa brillante armée était l'œuvre du dieu des chrétiens.
Avant la bataille, le « tyran » avait fait appel à toutes
les ressources de la religion païenne : oracles, aruspices,
sacrifices, sortilèges, tout avait été mis en œuvre avec
un appareil extraordinaire. En marchant contre lui, les
soldats de Constantin avaient montré sur leurs boucliers
le signe ^, formé des deux premières lettres du nom du
Christ. C'est à la suite d'un songe i de leur prince qu'ils
avaient reçu l'ordre de peindre sur leurs armes cet em-
blème inaccoutumé. Maxence avait compté sur le secours
des anciens dieux : Constantin s'était mis, lui et son ar-
mée, sous la protection du dieu chrétien.
La bataille du pont Milvius l'affermit dans sa con-
fiance et détermina son adhésion définitive au christia-
nisme. Mais celte confiance avait des racines anciennes.
Il est probable que le christianisme avait pris quelque
pied dans la famille de Constance Chlore, tout comme
dans celle de Dioclétien ; une des sœurs de Constantin
reçut le nom tout chrétien d'Anastasie. Bien que les
édits de persécution eussent porté le nom de Constance
avec ceux de ses collègues impériaux, il sut épargner,
dans son domaine propre,^ le sang des chrétiens ^ Eusèbe
le représente comme étant lui même chrétien de cœur.
Cependant on ne saurait admettre qu'il eût fait les adhé-
de la légion fulminante {La fin du paganisme, t. I, p. 44) ; cf. le t. I
de cette Histoire, p. 2S0.
1 Lactance, De mort, pers., 44.
2 Vita Çonsl.,l, 17..
58 CHAPITRE II
sions formelles auxquelles correspondait l'entrée au
catéchuménat et surtout l'initiation baptismale. Elevé
dans cette famille où le christianisme était, sinon prati-
qué, au moins bien vu, Constantin eut l'occasion, pen-
dant son séjour à Nicomédie, de voir comment on y
traitait les fidèles. Le promoteur de la persécution, Ga-
lère, était l'ennemi de son père et le sien. Quant il fut
devenu le maître dans les provinces occidentales, il prit
tout de suite une attitude favorable à ceux que l'on
persécutait ailleurs. Cependant il y avait encore loin de
ces dispositions tolérantes à la conversion personnelle,
et celle-ci n'était nullement suggérée par les circonstances
politiques. Les chrétiens étaient beaucoup moins nom-
breux en Occident qu'en Asie-Mineure et en Orient.
L'empereur des Gaules, en tant qu'il pouvait s'inspirer
des tendances religieuses de ses sujets, n'avait aucune
raison d'abandonner les anciens dieux, aucun intérêt
politique à se déclarer chrétien. C'est pourtant ce que fit
Constantin. Au moment d'entreprendre son expédition
contre Maxence, préoccupé de mettre de son côté non
seulement toutes les précautions militaires, mais encore
tous les secours divins, il lui vint à l'esprit que l'at-
titude de son père et la sienne devaient lui valoir la
bienveillance du dieu des chrétiens; qu'il en avait même
un témoignage dans le succès qui les avait toujours
accompagnés jusque là, son père et lui, tandis que les
autres princes, ennemis du christianisme, Maximien, Sé-
vère, Galère, avaient fait la plus triste fin. Ces réflexions,
qui paraissent lui avoir été familières, car il y revient
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 59
souvent dans ses lettres, il les communiqua plus tard à
Eiisèbe, en ajoutant que, pour se mieux déterminer, il
demanda à Dieu de l'éclairer par quelque prodige. Peu
après il vit dans le ciel, et toute son armée vit comme
liii, une croix de lumière avec ces mots : « Sois vainqueur
par ceci » ^ ; enfin le Christ lui apparut en songe, tenant
en main l'image qu'il avait vue briller au ciel, lui ordon-
nant de la reproduire et de s'en servir comme d'une
défense contre ses ennemis. Il fit venir des prêtres chré-
tiens et leur demanda quel était le dieu qui lui avait
apparu et ce que signifiait le signe. C'est alors qu'il se
serait fait instruire de la religion chrétienne et l'aurait
professée ouvertement.
Il est difficile d'admettre que Constantin ait été jus-
qu'à ce jour aussi ignorant du christianisme. Le récit,
sur ce point au moins, décèle un peu d'arrangement.
Quant aux visions, de jour et de nuit, nul n'est fondé à
démentir Eusèbe quand il dit qu'elles lui ont été rappor-
tées par Constantin: mais il est malaisé à l'historien
d'apprécier exactement la valeur d'un tel témoignage, et,
en général, de scruter avec fruit des choses aussi intimes.
Laissant donc au mystère ce qui appartient au mystère,
on se bornera ici à constater les faits constatables, à sa-
voir que Constantin aborda la guerre contre Maxence et
spécialement la rencontre du pont Milvius avec l'idée,
hautement manifestée, qu'il était sous la protection du
dieu des chrétiens, et que, depuis lors, il parla et agit
1 TouTu vfxa.
GO CHAPITRE II
toujours, dans les choses religieuses, en croyant con-
vaincu. Le monogramme du Christ peint sur les boucliers
des soldats, disposé au sommet des étendards militaires
(labarum), bientôt gravé sur les monnaies et reproduit do
mille façons diverses, donna une expression éclatante
aux sentiments de l'empereur *. Il y en eut bien d'autre--.
Quelques mois seulement après la bataille du pont Mil-
vius, on rencontre dans son entourage intime une sorte
de conseiller ecclésiastique, Hosius, évêque de Gordoue.
Des lettres expédiées au nom de l'empereur, dès l'an-
née 343, témoignent d'un vif sentiment de piété chré-
tienne 2.
En somme on était arrivé à ce que Tertullien avait
déclaré impossible, à un empereur chrétien *. Constan-
tin aurait pu signer déjà, comme ses successeurs byzan-
tins, tïkjtoç [iiacriXg'jç x,7.l aÙToxpocTtop 'Pw[/,aîcL)V, « prince
chrétien et empereur des Romains ». Et il ne s'agissait
pas simplement d'opinions privées, intimes, dont les
conséquences n'auraient pas débordé la vie de famille et
1 Sur cette question v. surtout Boissier, La fin du paganisme,
t. I, p. 11 et suiv.
2 On ne saurait trop admirer la naïveté de certains critiques,
qui abordent cette littérature impériale avec l'idée préconçue qu'un
empereur ne pouvait avoir de convictions religieuses; que des
gens comme Constantin, Constance, Julien, étaient au fond des li-
bres-penseurs, qui, pour les besoins de leur politique, affichaient
telles ou telles opinions. Au iv siècle les libres-penseurs, s'il y
ea avait, étaient des oiseaux rares, dont l'existence ne saurait être
présumée, ni acceptée facilement. ~"
3 « Sed et Gaesares credidissent super Cliristo, si aiit Gaesares
non ossent saeculo necessarii aut si et christiani potuissent esse
Gaesares ». Apol. 21.
CONSTANTIN, EMPEREUR GHRÉriEN 61
la chapelle domestique. Le changement opéré en Cons-
tantin, quelque sincère qu'il pût être, se rattachait à des
événements extérieurs de la plus haute gravité, l'échec
de la persécution et la catastrophe de Maxence.. Il n'était
pas possible qu'ils n'eussent pas leur contre-coup dans
la direction de l'empire, que 1' a empereur des Romains »
ne s'inspirât pas du « prince chrétien ». On en eut le sen-
timent tout de suite. Les païens se crurent menacés; il
fallut les rassurer, et nous avons trace de cette préoccu-
pation dans l'édit qui suivit l'entrevue de Milan *. Il y
e.st déclaré expressément que la liberté religieuse n'est
pas pour les chrétiens seulement, mais pour tout le
monde.
Ceci, du reste, était garanti par le fait même que, des
deux empereurs, si l'un était chrétien, l'autre ne l'était
pas. Il est vrai qu'avant la ^bataille d'Andrinople, Lici-
nius avait eu, ilui aussi, un songe céleste, et qu'au mo-
ment de combattre il avait fait invoquer le ce Dieu su-
prême » {summus Deus) par ses soldats ^ Il est vrai qu'au
lendemain de sa victoire il s'était empressé de proclamer
la liberté religieuse. Mais, dès l'année 314, il était en
guerre avec Constantin, et sa dévotion au summus Deus
ne devait pas tarder à se ressentir de sa mauvaise hu-
meur contre son collègue chrétien.
Il ne faut pas se figurer les empires de Constantin et
1 Ci-dessus, p. 36.
2 Laclance, {De mort, pers., 46) rapporle le texte même de cette
prière, qu'un ange {angélus Del), dit-il, avait révélo à Licinius pen-
dant son sommeil.
62 '' -CHAPITRE il
de Licinius comme deux états distincts, absolument in-
dépendants l'un de l'autre ; ce n'étaient que deux parties
du même empire romain, gouverné collégialement par
deux personnes impériales. Dans ces conditions, s'il pou-
vait y avoir des diflférences, même fort grandes, dans les
procédés administratifs et dans la distribution des fa-
veurs, il n'en résultait rien pour l'ensemble de la légis-
lation et des institutions.
Constantin laissa subsister toutes les institutions re-
ligieuses antérieurement existantes, les temples, les sa-
cerdoces, les collèges de pontifes, de quindécemvirs, de
vestales; il garda le titre de pmitifex maximus et même
les attributions de cette charge, en tant qu'elles n'impli-
quaient aucune compromission de sa personne avec les
cérémonies païennes. Les ateliers publics continuèrent
quelque temps à frapper des monnaies où figurait^ avec
l'effigie impériale, celle du Soleil ou de quelque autre
divinité. Tout cela peut sembler étrange et difficilement
conciliable avec des convictions sérieuses. Mais il ne
faut pas oublier que déjà, sous les précédents empereurs,
on pouvait être magistrat municipal, gouverneur de
province, chambellan du prince, chef des administrations
centrales, même flamine de cité ou de province, tout en
étant chrétien, et qu'on se faisait aisément dispenser des
cérémonies religieuses incompatibles avec cette profes-
sion. La fonction suprême avait déjà, disait-on, été exer-
cée par un chrétien, Philippe. Tout cela s'arrangeait par
des combinaisons qui pouvaient déplaire, et qui déplai-
saient, aux rigoristes, mais n'en étaient pas moins pra-
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 63
tiquées. Constantin, qui était le maîtrO;, n'avait aucune
peine à aménager ses croyances avec sa situation.
De celle-ci il s'empressa de faire profiter ses coreli-
gionnaires.
On a vu que les mesures concertées à Milan entre les
deux empereurs assuraient aux chrétiens la liberté reli-
gieuse la plus complète et aux églises la rentrée en pos-
session de leurs biens confisqués. Constantin ne s'arrêta
pas là. Sentant bien que la restitution des immeubles
était loin de compenser les dommages causés par la per-
sécution, il s'efforça de subvenir par de larges aumônes
aux premiQrs besoins des communautés nécessiteuses ;
il voulut aussi que des indemnités fussent allouées aux
personnes qui avaient souffert de la persécution. L'évê-
que Hbsius fut chargé d'arranger les détails et de répar-
tir les fonds \
Les clercs furent exemptés des fonctions publiques
onéreuses, c'est-à-dire surtout de la curie, et des corvées ^ .
De telles exemptions étaient accordées depuis longtemps
aux médecins, aux professeurs, aux personnes qui
avaient exercé des sacerdoces coûteux. Constantin es-
tima que les services rendus par les clercs chrétiens mé-
ritaient la même immunité.
Dès ces premiers temps sans doute sa piété se mani-
1 Eusèbe, H. E., X, 6, lettre de Constantin à Gécilien, évèque
de Garthage : 'ETretSvÎTtsp -î^pso-s ; cf. Vita Const., I, 41, 43.
, 2 H. E., X, 7, lettre de Constantin au proconsul Anulinus :
'Eu£'.ô-ri èx TtXstévwv. Ceci détermina beaucoup de vocations ecclésias-
tiques ; il fallut interdire la profession cléricale aux membres des
curies et aux personnes en situation de le devenir.
64 CHAPITRE II
festa par des fondations d'églises. A Rome, la vieille
demeure des Laterani, sur le Gœlius, plusieurs fois con-
fisquée, se trouvait appartenir alors à Fausta, sœur de
Maxence et femme de Constantin. On y transporta la
résidence épiscopale : dès l'automne 313, le pape Miltiade
y tenait concile. On ne put tarder à commencer la cons-
truction de la basilique annexée à cette domus Ecdesiae,
l'église actuelle du Latran. D'autres s'élevèrent, par les
soins de l'empereur, sur les tombeaux de saint Pierre,
de saint Paul, de saint Laurent ^ Les princesses de la
famille constantinienne, qui se fixaient volontiers à
Rome, en construisirent de leur côté. Hélène, mère de
l'empereur, habitait tantôt la domus Sessoriana, au delà
du Latran, tout à l'extrémité de la ville, tantôt- la villa
■Ad duas lauros, sur la voie Labicane. Près de celle-ci
était un cimetière chrétien où reposaient les martyrs
Pierre et Marcellin, victimes de la dernière persécution;
elle leur éleva une petite basilique. Quand, plus tard,
elle eut visité la Palestine et retrouvé les reliques de la
Passion, elle en réserva une partie pour le Sessorium, qui
devint bientôt comme une petite Jérusalem et en prit
même le nom. Constantine, fille de Constantin, affection-
nait une autre villa impériale, située sur la voie Nomen-
tane, près du cimetière où était le tombeau de sainte
Agnès; elle y éleva une basilique, avec un baptistère -
1 Les basiliques constantiniennes de Saint-Paul et de Saint-
Laurent étaient fort petites. Lien au dessous des dimensions des
églises du Latran et de Saint-Pievre.
2 C'est dans ce baptistère que Constantine et sa sœur Hélène,
V
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 65
qui subsiste encore. Enfin il est possible que l'église
d'Anastasie, au pied du Palatin, doive son nom à une
des sœurs de l'empereur.
Celle-ci faillit devenir Impératrice. Elle avait été ma-
riée à un personnage important, Bassianus, dont Cons-
tantin voulait faire un césar. 11 lui aurait assigné l'Italie
comme ressort : Anastasie eût trôné en souveraine au
Palatin. Malheureusement on s'aperçut que Bassianus et
son frère Senecio étaient en relations trop étroites avec
Licinius. Bassianus fut éliminé *, et Senecio, réfugié près
de Licinius, ayant été réclamé en vain, la guerre s'al- ~
luma entre les deux empereurs. Vaincu à Gibales, en
Pannonie, puis en Thrace, Licinius acheta la paix en sa-
crifiant rillyricum (fin 314)-
Ce n'était qu'une trêve. Elle dura huit ans (315-323).
De cette période il nous est resté quelques lois de Cons-
tantin, qui témoignent de ses bonnes dispositions à
l'égard des chrétiens. Il interdit aux juifs, sous peine du
feu, de lapider ceux d'entre eux qui se convertiraient au
christianisme 2; il permit de célébrer les affranchisse-
ments à l'église, par devant l'évêque et le clergé ^ ; il
femme de Julien, reçurent la sépulture, en un grand sarcophage
de porphyre qui est maintenant au musée du Vatican. Un autre
sarcophage, tout semblable à celui-ci, reçut les restes d'Hélène,
rimpératrice-mère. Lui aussi a été transporté au Vatican. On voit
encore, à Tor Pignattara, sur la voie Labicane, les ruines impo-
santes du mausolée d'Hélène.
1 Convictiis et stratus est, dit VOrigo Constantini (Anon. de Va-
lois, éd. Mommsen, Chronica minora, t. I, p. 8.)
2 Cod. Theod., XVI, 8, 1.
3 Cod. Just., 1, 13, 2 ; cf. Cod. Theod.. IV, 7, 1.
DucHESNE. Hist. (me. de VEgl. — T. II. o
66 CHAPITRE II
prescrivit, pour les tribunaux, les bureaux et les ouvriers
des villes, le repos du dimanche ^ ; il proclama la liberté
de tester en faveur des églises -. Quant au paganisme, il
lui conservait sa liberté, se bornant à prohiber, dans les
maisons privées, les opérations d'aruspicine; dans les
temples il les tolérait, et même, en certains cas, il les
prescrivait ^
Mais la bonne volonté de l'empereur fut bientôt mise
à une rude épreuve par les dissensions intérieures de
ses protégés. L'église d'Afrique lui donna fort à faire,
et cela dès les premiers jours. Là s'étaient formés deux '
partis religieux qui, l'un et l'autre, prétendaient être
l'Eglise catholique. Les princes persécuteurs n'avaient
pas fait de différence entre chrétiens ; hérétiques et or-
thodoxes avaient été proscrits ensemble et plus d'un,
parmi les dissidents, avait donné sa vie pour la foi com-
mune. Constantin, lui, voulait que son adhésion et sa
faveur allassent exclusivement à l'Eglise authentique ;
il n'entendait pas protéger tout le monde indistinctement.
C'était déjà un pressant motif pour s'intéresser au conflit
africain : le « prince chrétien » voulait savoir où, en
Afrique, se trouvaient ses confrères. Quant à « l'empe-
reur des Romains », il avait une autre raison d'interve-
nir, la querelle ayant pris des proportions telles que
l'ordre public était troublé. Aussi n'est-il pas étonnant
qu'il ait fait tout son possible pour réduire ce différend,
1 Cod. Just., lii, 12, 2.
2 Cod. Theod., XVI, 2, 4.
3 Cod. Theod., IX, 16, 1> 2, 3 ; XVl. 10, 1.
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 07
qu'il ait provoqué des réunions épiscopales, ordonné des
enquêtes officielles ; qu'il ait siégé lui-même comme ar-
bitre, enfin poursuivi par voie de douceur et par voie de
rigueur l'exécution des sentences rendues. Les fonction-
naires furent mis en campagne, les voitures de la poste
servirent à transporter les évêques aux lieux des conciles.
Il ne faut pas voir en ceci un témoignage de faveur à
l'égard de l'épiscopat. Ce n'est sûrement pas pour leur
plaisir que les évêques se rendaient, sur son invitation,
à Rome, à Arles, à Milan ; c'était pour aider l'empereur
à rétablir l'ordre. En voiturant les évêques, Constantin
obéissait à la raison d'état, tout comme Dioctétien croyait
le faire en les emprisonnant.
2°. — L'Orient sous le gouvernement de Licinius.
Chez Licinius aussi il y avait des réunions épiscopa-
les. Enfin délivrés de Maximin, les chrétiens respiraient,
reprenaient leurs assemblées, relevaient les ruines de
leurs églises, ruines matérielles^ ruines morales. Noin-
breuses durent être alors les fêtes de dédicace, comme
celle de la grande église de Tyr, à laquelle assista l'his-
torien Eusèbe', déjà évêque de Gésarée. Il y prononça un
grand discours d'apparat, et, pour n'en pas priver la
postérité, il l'inséra dans la dernière édition de son His-
toire ecclésiastique ^ De deux conciles tenus au temps
de Licinius, l'un à Ancyre, l'autre à Néocésarée, il nous
1 //. E., X, 4,
68 CHAPITRE II
est resté des canons et des signatures. Les canons ren-
trent en général daris le cadre ordinaire de la législation
ecclésiastique, cas pénitentiels, règlements sur les ordi-
nations, et autres choses de ce genre. Cependant plus de
la moitié des canons d'Ancyre traitent de situations dé-
terminées par la récente persécution. On en était encore
tout près; aussi est-il vraisemblable que cette assemblée
se tint dès l'année 314 Dans les canons de Néocésarée il
n'y a plus aucune trace de la persécution. Les deux con-
ciles réunirent les évêques d'Asie-Mineure, de Gilicie et
de Syrie ; à tous les deux assistèrent les évêques d'An-
tioche et de Gésarée en Gappadoce, Vital et Léonce.
La tranquillité que supposent de telles réunions épis-
copales ne dura pas longtemps. L'influence que Constan-
tin pouvait avoir sur Licinius, soit directement, soit par
l'entremise de sa sœur Gonstantia, était battue en brèche
par la jalousie et l'esprit d'intrigue. Le moment vint où
le vieux compagnon d'armes de Galère crut devoir pré-
parer sa revanche de la campagne de 314. Constantin
devint pour lui l'ennemi. Dans cet état d'esprit il ne
pouvait que se déâer des chrétiens, dont son rival était
le bienfaiteur en Occident, l'espérance en Orient. Il com-
mença, comme avait fait Dioclétien, par éloigner les
chrétiens de sa personne et des services du palais ; puis
vint le tour de l'armée: il i'allut renoncer au service mi-
litaire ou au christianisme^ *. Il fut interdit de visiter ou
1 Sur la persécution de Li einius, v. surtout Eusèbe, ff. E.,X, 8
et Vita Const., I, 49-56 ; Gonciie de Nicée, c. 11-14 ; Constantin, édit
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 69
d'assister les prisonniers, ce qui, surtout en un tel mo-
ment, était une grave atteinte au libre exercice de la cha-
rité chrétienne. Peu sévère en ses mœurs, le prince se
mit à trouver inconvenant que les femmes prissent part
aux assemblées de culte et fassent catéchisées par les
hommes : même réduites aux hommes, les réunions
chrétiennes lui parurent trop nombreuses pour qu'on pût
les tolérer dans les villes : les services religieux durent
se tenir hors les murs. Il se défiait en particulier des
assemblées épiscopales, formées de personnes qu'il soup-
çonnait de vouloir trop de bien à son collègue occiden-
tal : les conciles furent interdits, et nombre d'évêques fu-
rent poursuivis individuellement, sous divers prétextes.
Ces règlements et ces procédés ne constituaient pas
encore une persécution déclarée. La profession du chris->
tianisme et l'exercice du culte, sauf certaines restric-
tions, étaient tolérés chez les particuliers. Quant aux
soldats, aux employés, aux fonctionnaires, aux personnes
qui tenaient à la faveur impériale, il n'en était plus de
même. Gela suffit pour déterminer beaucoup d'apos-
tasies : le concile de Nicée, après Licinius, comme le con-
cile d'Ancyre après Maximin, eut à légiférer sur ce sujet.
Il n'y eut pas que des apostats; il y eut aussi des con-
fesseurs et des martyrs. Plusieurs évêques périrent,
notamment Basile d'Amasie i. La région du Pont fut
portant réparation des dommages causés, dans Eiisèbe, V. C, II,
24-35.
1 A-Qia^sie était la métropole de la province appelée alors Dios-
pontus, plus tard Helènoponlus.
70 CHAPITRE II
particulièrement maltraitée ; en maint endroit on ferma
les églises, on alla même jusqu'à les détruire. C'est à
Sébaste, dans l' Arménie-Mineure, que se place le célèbre
drame des Quarante martyrs de l'étang glacé. Nous
.avons encore, document touchant, le testament ^ de ces
soldats chrétiens; ils y prennent congé de leurs amis
et disposent de la seule chose dont ils puissent dispo-
ser, leurs propres restes. D'autres épisodes ont été re-
tenus et cultivés par la tradition hagiographique; il
est plus sûr de s'en tenir aux généralités, telles qu'elles
sont énumérées par Eusèbe, témoin oculaire, et par
Constantin, dans l'édit de réparation ^ Beaucoup de
chrétiens perdirent leurs situations et leurs dignités, soit
dans l'armée, soit dans les diverses administrations ;
se virent confisquer leurs biens ; furent rattachés indû-
ment aux curies, exilés, relégués dans les îles, condam-
nés aux mines, aux ateliers publics, aux corvées; devinrent
esclaves du fisc, furent même vendus à des particuliers;
beaucoup, poursuivis sous un prétexte ou sous-un autre,
payèrent de leur vie leur attachement à la foi chré-
tienne.
Toutes ces souffrances retentissaient en Occident.
Pour parler comme Eusèbe, la partie de l'empire qui
se trouvait encore plongée dans les ténèbres tournait
les yeux vers celle qui jouissait largement de la lumière.
La tension entre les deux empereurs allait sans cesse en
s'aggravant. Ce n'étaient pas seulement les chrétiens
1 Gcbhardt, Acta martyrum selecta, p. 166,
2 Yitu Const, l, 30-33,
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 71
qui se plaignaient. Licinius, soldat grossier et brutal,
se tranformait de plus en plus en tyran asiatique. Cons-
tantin lui fit des observations; elles furent mal accueillies.
Dans cet état d'hostilité sourde, la paix était fort pré-
caire. Un incident survint. Chargé de surveiller lafrontière
du bas Danube, Licinius s'acquittait mal de ce devoir.
Les Barbares franchirent le fleuve et se répandirent dans
toute la Thrace. Constantin se trouvait alors à Thessa-
lonique ; il marcha contre eux, les repoussa et les rédui-
sit à merci. Mais cette opération l'avait porté sur le ter^^
ritoire de Licinius, de qui relevait le diocèse de Thrace.
Il se fâcha : la guerre éclata. Battu près d'Andrinople
(3 juillet 323) et assiégé dans Byzance, l'empereur orien-
tal y vit arriver la flotte, déjà victorieuse, que comman-
dait Crispus, fils de Constantin. Il repassa le Bosphore
et livra encore, mais sans succès, une autre bataille à
Ghrysopolis (Scutari), le 18 septembre 523. Grâce aux
prières de sa femme, la vie lui fut accordée. On le relé-
gua à Thessalon-ique, où sans doute il se remit à intri-
guer, car Ifrs soldats réclamèrent sa tête et Constantin la
leur accorda '.
L'empereur d'Occident fit son entrée à Nicomédie:on
se figure les acclamations des chrétiens.
1 Origo Consiantini (Anon. de Valois), M. G., Auct. Ant., t. IX,
p. 9 ; cf. p. 232. Sur Vannée, v. Mommsen, Hermès, t. XXXII p. 543,
et E. Schwartz, Nachrichten, p. 540 et suiv. Peut-être faut-il accep-
ter 324. Voir Jouguet dans les Compte-rendus de l'Ac. des inscr.,
1906, p. 231, et O. Seek dans le Rhein. Mus., t. LXII, (1907), p. S17.
73 CHAPITRE II
3*'. — Constantin, seul eiwpereur.
Constantin ne perdit pas de temps et s'empressa
de promulguer deux édits. Par le premier ^ il pourvoyait
aux nécessités de la situation, rappelait les exilés, ou-
vrait les bagnes, les prisons, rendait aux confesseurs
liberté, biens, dignités, situations perdues; les soldats
chrétiens pouvaient à leur choix rentrer dans l'armée
ou rester chez eux avec Vhonesta misslo ; les héritages
des martyrs et des confesseurs étaient restitués à leurs
proches, ou, à leur défaut, dévolus aux églises; de cel-
les-ci les biens confisqués étaient rendus, sauf les fruits ;
en un mot, chacun se trouvait, autant que possible,
rétabli dans l'état où il était avant la persécution. Dans
un autre édit 2, Constantin se proclame nettement chré-
tien, rappelle ses victoires sar les empereurs persécu-
teurs, les attribuant au secours d'en haut; il exprime
son désir de voir tous ses sujets embrasser aussi la foi,
mais déclare qu'il ne contraindra personne;, qu'on doit
laisser ceux d'une autre opinion libres de la professer et
d'exercer leur culte dans les temples qui resteront ouverts.
En même temps il encouragait ^ les évêques à rebâtir
1 Eusèbe nous l'a donné d'après l'exemplaire adressé aiix ha-
bitants de la province de Palestine, èTraf/'w-cac; IlaXato-TÎvn; (F C,
II, 24 et suiv.).
2 Eusèbe, V. C, II, 48-59, l'a traduit sur l'exemplaire latin
adressé « aux Orientaux ».
ï Lettre à Eusèbe, V. C, II, 46; ce n'est qu'un spécimen. Eu-
sèbe dit avoir été le premier à recevoir une lettre semblable.
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 73
les églises détruites, à en construire de plus grandes ; il
donnait ordre à ses agents financiers de les subvention-
ner largement. Les fonctionnaires furent dès lors choisis,
en grande partie, parmi les chrétiens ;.s'ils étaient païens,
il leur fut défendu de prendre part officiellement aux
cérémonies de leur culte ^. /
Cela, c'étaient les mesures du premier moment. Cons-
tantin vécut encore prés de quatorze ans. De la Tétrar-
chie rien ne subsistait plus. Il était désormais le seul
maître de tout l'empire. Sa politique religieuse s'en res-
sentit. On lui attribue souvent l'idée d'un certain équi-
libre entre les deux religions ; il les aurait maintenues
l'une et l'autre, les tenant en respect l'une par l'autre
et les dominant toutes les deux. Pontife suprême du pa-
ganisme par le fait même qu'il était empereur, il eût
étendu sa compétence au christianisme et présidé ainsi
à tout le fonctionnement religieux de son empire. Cette
manière de voir ne me parait pas fondée. Même sur les
cultes païens l'empereur n'avait aucun pouvoir direct; ^
son titre de pontifex maximus correspond à des attri-
butions précises, et, en somme, assez restreintes, nul-
lement susceptibles, en tout cas, d'être étendues au gou-
vernement de l'Eglise. Mais, en dehors de ses titres
sacerdotaux et de sa compétence religieuse, l'empereur
était, pour les chrétiens comme pour les païens, le légis-
lateur suprême, le défenseur de l'ordre public, le distri-
buteur des faveurs. 11 n'était pas indifférent que cette
i Eusèbe, F. C, II, 44.
74 " CHAPITRE 11
énorme puissance penchât d'un côté ou de l'autre, ou se
maintînt en équilibre.
Il put y avoir équilibre dans le commencement. C'était
beaucoup pour les chrétiens que de retrouver leur situa-
tion d'avant la persécution, de se voir assurer la liberté et
même des indemnités pour les dommages subis. Sur le
moment ils n'avaient pas l'idée de réclamer d'avantage.
Ceci était déjà une garantie pour les païens. Une autre
leur était fournie par leur nombre, qui, enbiendesprovin-
ces de l'Occident, surpassait, et de beaucoup, celui des
chrétiens. Enfin Licinius, qui n'avait fait aucune adhésion
au christianisme, représentait, dans le collège impérial,
les partisans de l'ancienne tradition religieuse. De là ré-
sultait une certaine parité, indépendante de tout dessein
politique et même des sentiments intimes des deux per-
sonnes impériales.
Je ne sais quelles étaient au fond les convictions de
Licinius. Nous n'avons de lui aucun écrit qui puisse
nous ouvrir jour sur son intimité religieuse. 11 n'en est
pas de même de son collègue. Constantin était un chré-
tien convaincu, à gros grains, je crois, et d'une théolo-
gie sommaire. L'Etre suprême, le summus Deus, empereur
céleste, antithèse du panthéon païen, compliqué et con-
fus, le préoccupait beaucoup plus que les spéculations sur
le Verbe incarné. Mais son monothéisme n'était pas sim-
plement affaire de philosophie ; c'était un monothéisme
essentiellement religieux, et religieux dans les condi-
tions chrétiennes, un monothéisme révélé et manifesté
en Jésus-Christ, un monothéisme sauveur, dont l'Eglise
CONSTANTIN, EMPEREIR CHRÉTIEN 75
conservait et propageait le bienfait, par son enseigne-
ment, sa discipline et son culte. Pénétré de cette
croyance, Constantin n'avait aucune raison de penser
qu'elle ne fût pas accessible et acceptable à tout le
monde» Tout comme Dioctétien et tant d'autres, il rêvait
d'unité religieuse. Mais, à la différence de ses prédéces-
seurs, il ne la croyait plus possible avec le paganisme
et pensait au contraire qu'on pourrait la réaliser avec la
religion du Christ. De là cette faveur décidée, déclarée,
qui se manifeste dès le premier jour et va sans cesse
en augmentant, déterminant sans doute beaucoup de
conversions et .modifiant ainsi la proportion numéri-
que des partis en conflit. De là, dans une certaine me-
sure, la réaction païenne de Licinius dans les provinces
orientales, où pourtant tout conseillait de ménager les
chrétiens.
Vainqueur dans la lutte finale, Constantin n'avait
plus de rival à redouter; à Nicomédie il se sentait sou-
tenu par une opinion chrétienne bien autrement puis-
sante que celle des pays latins, et cette opinion, in-
disposée par les souvenirs de Galère et de Maximin,
exaspérée récemment par les brutalités de Licinius,
se trouvait prête à suivre l'empereur chrétien sur la
voie des représailles. Beaucoup durent alors penser et
dire qu'il fallait en finir avec ces sacrifices si souvent
imposés par la violence, avec ces autels témoins de tant
d'apostasies forcées, avec ces temples à idoles, que per-
sonne ne prenait plus au sérieux, que l'on ne fré-
quenlait guère que pour s'y livrer à des consulta-
76 CHAPITRE II
tions suspectes ou à des débauches sacrées. CesseA su-
per stitio ! ■
Constantin promit, il est vrai, de laisser aux païens
la liberté; mais en quels termes! « Quant à ceux qui
» se tiennent à l'écart, qu'ils gardent, puisqu'ils le vcu-
» lent, les temples dumensonge .. «.«Quelques-uns, dit-
)) on, prétendent que l'usage des temples est interdit...
» Tel aurait été mon avis; mais, au détriment du bien
» public, l'erreur lamentable résiste encore avec trop de
» force chez quelques-uns » ^ La liberté ainsi concédée
est évidemment, dans l'esprit de Constantin;, une liberté
précaire et provisoire. Dans les années qui suivirent^ des
mesures partielles furent adoptées. Certains temples, cé-
lèbres pour l'immoralité de leur culte, furent interdits et
démolis ; ainsi ceux d'Aphaca, dans le Liban, d'Egées en
Cilicie, d'Heliopolis (Baalbek) en Phénicie. D'autres, no-
tamment celui de Delphes, furent dépouillés de leurs
belles statues de bronze ou de marbre et de leurs autres
richesses artistiques; tout cela fut transporté à Gonstan-
tinople et servit à l'embellissement de la nouvelle capi-
tale 2.
Il parait bien qu'on alla plus loin. Eusèbe ' parie
d'une loi qui interdisait d'élever des idoles, de prati-
quer la divination, enfin de sacrifier ^. En 341, un res-
'1 Eusèbe, F. C, II, SO, 60.
2 y. c., III, 54-38, cf. la chronique de saint Jérôme, a. Ahr.
!346 (332) : Dedicatur Constantino'polis omnium paene urbiinn nuditate.
3 F. C, I, 43; cf. IV, 23, 25.
4 [j,r|tç jjLriv 6ûcW y.a6ôÀou (jiT|§évg4.
GONSTAMTIN, EM PEREUR CHRÉTl EN 77
crit 1 de l'empereur Constant, adressé au vicaire d'Ita-
lie, se réfère à une loi de Constantin contre ceux qui
oseraient « célébrer des sacrifices ». Gomme nous n'a-
vons pas le texte de la loi constantinienne, il serait
difficile d'affirmer qu'elle ait prohibé les sacrifices sans
réserves ni distinctions. Peut-être s'agissait-il, comme
pour l'aruspicina, de cérémonies interdites dans les
maisons privées et tolérées seulement dans les temples.
Du reste, en bien des endroits, le gouvernement
n'avait pas besoin de s'en mêler; les populations, passées
en masse au christianisme, brisaient elles-mêmes leurs
idoles et détruisaient leurs temples. C'est ce qui eut
lieu à Antaradus (Tortose) sur la côte de Phénicie ;
l'empereur approuva fort cette résolution et rebâtit la
ville, en lui donnant son nom-. Le port (Maïouma) de
Gaza en fit autant; Constantin lui donna le. nom de sa
sœur Constantia et l'éleva au rang de cité '\ Renoncer
aux anciens dieux était le plus sur moyen de s'attirer
les faveurs du souverain^. On s'imagine aisément com-
bien de conversions, individuelles et collectives, furent
ainsi déterminées. Il y avait pourtant des résistances.
En dépit de l'exemple de Maïouma, Gaza conserva ses
temples et demeura païenne. A Heliopolis, après avoir
1 C. Tlieod , XVI, 10, 1. Cf. saint Jérôme, Chron., a. Abr. 2347
(333) : Edicto Constantini templa eversa sunt.
2 Eusèbe, F. C, IV,' 39; cf. Théophane,. p. 38 (de Boor).
3 V. C, IV, 38.
4 C'est exactement la situation des derniers temps de Maximin,
savif que la faveur impériale est réservée aux clarétiens au lieu de
l'être aux païens.
'78 CHAPITRE II
détruit le temple de Vénus, l'empereur s'employa à con-
vertir la population. Mais il eut Leau multiplier ses
lettres d'exhortation, construire une grande église, en-
voyer tout un clergé, organiser des distributions chari-
tables, ce fut peine perdue: personne ne vint au chris-
tianisme.
Parmi les manifestations de la faveur impériale, une
des plus éclatantes est la glorification officielle des lieux
saints de l'Evangile et de l'Ancien Testament.
Il y avait longtemps que la curiosité pieuse se portait
vers les lieux mentionnés dans les saintes Ecritures. Les
révolutions, les guerres, les vicissitudes de toute sorte
n'avaient pas réussi à effacer le souvenir du temple d'Is-
raël; en dépit de toutes les transformations de Jérusa-
lem, les chrétiens savaient encore où Jésus avait été
crucifié et mis au tombeau. L'église d'xElia, l'édifice où
Narcisse, Alexandre et les évoques leurs successeurs
réunissaient leurs fidèles, marquait^ croyait-on, l'empla-
cement de la maison où le Seigneur avait célébré la der-
nière cène, où les disciples s'étaient assemblés aux pre-
miers jours du christianisme. D'autres traditions étaient
localisées autour de la ville et dans la Palestine entière.
Au second siècle l'évêque Méliton venait d'Asie au pays
de l'Evangile ^ ; plus tard Alexandre de Gappadoce et
son successeur Firmilien furent attirés aussi par la piété
des saints lieux -. Jules Africain, qui était d'.Elia^ mon-
1 Lettre de lui dans Eusébe, H. E., IV, 26.
2 Eusèbe, H. E,, YI, 11 ; Jérôme, De Viris, o4.
i Grenfell et Hunt, Oci^njnchus pap., u. 412.
CONSTANTIN, EJIPEREUR CHRÉTIEN 79
tra un zèle extraordinaire à rechercher les souvenirs
bibliques en Palestine et ailleurs ^ Il en fut de même
d'Origène ; entre autres monuments évangélicfues il si-
gnale, à Bethléem, la grotte de la nativité -. A l'instiga-
tion de son ami Paulin de Tyr, Eusèbe consacrait toute
une série d'ouvrages à la géographie biblique: traduc-
tion en grec des noms de peuples de la Bible hébraï-
que; description de l'ancienne Palestine, avec sa distri-
bution en tribus ; plan de Jérusalem et du temple ;
explication des noms de lieux contenus dans la sainte
Ecriture ^
L'apparition de tels ouvrages témoigne déjà de l'in-
térêt qu'éveillaient les saints lieux. Les pèlerinages,
commencés sans doute avant la grande persécution*, re-
prirent aussitôt que la paix fut revenue. Dès l'année
333, un pèlerin venu de la Gaule lointaine, dressait sur
1 T. I, p. 460.
2 In Jok., VI, 24 ; Contr. Cels., I, 51.
3 Cette dernière partie seulement s'est conservée, tant en grec
que dans un remaniement latin exécuté par saint Jérôme (v. l'éd.
de Klostermann dans le t. III de l'Eusèbe publié par l'académie
de Berlin). Les travaux d'Eusébe auront servi de base à la cu-
rieuse carte de Palestine, avec plan de Jérusalem, que l'on a re-
trouvée dans un pavéjen mosaïque, à Medaba, au delà du Jourdain
(Stevenson, Nuovo BulL, 1897, p. 45 ; Schulten, Die Mosaikkarte von
Madaha, dans les Abhandlungen de la aociété des sciences de Got-
tingen, pliil.-liist., nouvelle série, t. IV, 1900).
4 Noter qu'Eusèbe, dans sa Démonstration évaugélique (VI, 18),
écrite avant l'avènement de Constantin en Orient, parle des pèle-
rins chrétiens qui, de toutes les parties du monde, venaient prier
à la caverne du Mont des Oliviers, près de laquelle avait eu lieu
l'Ascension du Sauveur.
80 ~ CHAPITRE II
ses notes de voyage, l'itinéraire, aller et retour, de
Bordeaux à Jérusalem, un des plus précieux documents
de la géographie romaine. Arrivé en Palestine, il y
marquait les souvenirs sacrés qu'on lui avait signalés
dans les diverses localités. C'est le plus ancien témoin
des constructions magnifiques dont la piété de Constan-
tin et de sa famille enrichirent alors les lieux saints.
La colonie d'.Elia Capitoliha, fondée par Hadrien
sur l'emplacement de l'ancienne Jérusalem, comprenait i
deux parties distinctes, séparées par une vallée. A l'est,
sur des soubassements énormes, s'étendait une plate-
forme oblongue, rectangulaire, entourée de portiques ;
elle comprenait l'emplacement de l'ancien temple, où
s'élevait maintenant le capitole (Tpi/.àaapov) dédié,
comme tous les capitoles provinciaux, aux trois divini-
tés romaines, Jupiter, Junon et Minerve. De l'autre côté
de la vallée, sur la colline occidentale, la ville propre-
ment dite se développait à peu près parallèlement aux
constructions du Temple. Suivant l'usage, une grande
rue bordée de colonnades la traversait d'un bout à l'au-
tre; à ses extrémités se trouvaient des édifices publics.
Vers le milieu^ du côté de l'ouest, cette colonnade s'inter-
rompait pour donner accès à une plate-forme où s'élevait
le temple de Vénus. Suivant la tradition, cette plate-
forme avait été établie au-dessus de l'endroit consacré
par la crucifixion du Sauveur et par son tombeau. L'évê-
que d'iElia, Macaire, qui assista au concile de Nicée,
1 Sur la topographie de Jérusalem, je me réfère aux excellents
articles du P. Germer-Duranddanslesft'Aos li'OWeni de 1903 et 1904.
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 81
obtint de l'empereur les autorisations nécessaires pour
pratiquer des fouilles. Les constructions du temple fu-
rent démolies, avec la plate- forme qui les supportait ; on
enleva les terres qui avaient été accumulées pour nive-
ler le sol ; finalement on remit au jour un tombeau creusé
dans le roc : il fut reconnu pour celui que l'on cher-
chait *. On identifia aussi le lieu précis de la crucifixion
et même la croix du Sauveur 2, L'empereur, informé de
1 Au temps de Jésus, le Golgotha et le tombeau se trouvaient
en dehors de la ville; peu après, l'enceinte ayant été remaniée
par Hérode Agrippa, ils y furent compris ; ils étaient aussi à l'in-
tériear de la nouvelle enceinte d'^lia, qui, de ce côté, paraît avoir
coïncidé sensiblement avec celle d'Hérode Agrippa. Sur les ques-
tions de topographie et d'histoire relatives à ces emplacements
sacrés, v. entre autres l'ouvrage du major-général G. Wilson,
Golgotha and the holy Sepulchre, Londres, 1906, Je suis moins hési-
tant que lui sur la valeur de la tradition.
2 EuSèbe qui, dans sa vie de Constantin, décrit minutieuse-
ment le.s fouilles de Macaire, ne dit pas un mot de la vraie croix.
Cependant l'oratoire de là Croix existait déjà ; il l'avait mentionné
lui-même dans son discours des Tricennales (De land. Constantini,
c. 9, p. 221, Schwartz), avec les deux autres parties du monument :
oixov E'JXTiqptov 7ia[A[A£Y£9'n (19- basilique), vsoSvTe ctYtov xw awxripîw
o--n[ieîa) (l'oratoire de la Croix), \i.yr^^â. te (le saint Sépulcre). Re-
marquez que, même ici, il parle de la croix comme signe, et non
comme relique, Qtwi.zitù, non ÇuXw. Peut-être a-t-il eu quelque doute
sur l'identité de l'objet. Quoiqu'il en soit de ses scrupules, le bois
de la Croix fut bientôt vénéré publiquement à Jérusalem et l'on
en détacha des fragments que la dévotion dissémina dans le monde
entier. Ceci est attesté vers 347, vingt ans après la découverte,
par les Catéchèses de saint Cyrille, prononcées sur les lieux mê-
mes (IV, 10 ; X, 19 ; XÎII, 4) ; une inscription de l'année 359, trou-
vée à Tixter, aux environs de Sétif en Mauritanie, mentionne, dans
une énumération de reliques, un fragmentée ligno cruels [Mélanges
de l'école de Rome, t. X, p. 441). Depuis lors les témoignages se
multiplient.
DucHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 1 ùy Q û^ ^ ^ ^
82 CHAPITRE II
ces découvertes, donna ordre d'élever en cet endroit un
jnonument digne de tels souvenirs. Sur l'emplacement
élargi du temple de Vénus on vit s'élever d'abord une
basilique immense, précédée d'un vestibule ; la façade
regardait l'Orient i. En arrière, une grande cour carrée,
ornée de portiques, où, dans un édicule spécial, on con-
servait la relique de la Croix ; au delà de cette cour,
vers l'ouest, le saint tombeau, enfermé dans un édifice
de forme ronde (Anastasis).
L'impératrice Hélène, attirée par une pieuse curio-
sité, fit, malgré son grand âge, le pèlerinage de Palestine.
On peut penser si elle s'intéressa aux constructions de
son fils. Elle-même se mit à la recherche d'autres lieux
saints. La grotte de Bethléem et une autre grotte, sur
le mont des Oliviers, où le Seigneur était censé avoir
conféré souvent avec ses disciples ^ et pris congé d'eux
au moment de remonter au ciel, furent entourées, elles
aussi, de basiliques splendides.
Après la mère de l'empereur, sa belle-mère' aussi,
Eutropie, veuve de Maximien Hercule, mère de Maxence
et de Fausta, se signala par sa piété envers les lieux
saints. C'est aux monuments d'Hébron qu'elle s'intéressa.
Là étaient les mystérieux tombeaux des patriarches
1 Sur cette orientation, v. Glermont-Ganneau, dans les Compte-
rendus de VAcad. des inscr., 1897, p. 552.
2 Cî-dessus, p. 79, note 4.
3 Entropie était à la fois la belle-mère de Constance Chlore et
celle de Constantin. Au premier elle avait donné sa fille Théodore,
issue d'un mariage antérieur ; au second, Fausta, fille de Maxi-
mien.
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 83
Abraham, Isaac, Jacob et de leurs femmes, Sara, Rebecca
et Lia. A quelque distance de la ville^ sur le chemin dé
Jérusalem, on montrait le puits creusé par le père des
croyants et surtout un térébinthe énorme, si vieux qu'il
était censé remonter à la création du monde K C'était,
disait-on, le fameux chêne de Mambré, sous lequel Abra-
ham avait reçu la visite de trois envoyés célestes, dont
l'un n'était autre que le Verbe divin. Le vieil arbre était
l'objet d'une vénération universelle. Chaque été on y cé-
lébrait des fêtes et il s'y tenait une grande foire : les
juifs, les chrétiens, 'les païens aussi y venaient en foule.
C'est à cette foire que, sous Hadrien, on avait vendu la
plupart des prisonniers de l'insurrection juive 2, souve-
nir amer, mais qui ne voilait pas celui du grand patriar-
che. Entropie constata qu'il y ava,it près du térébinthe
sacré des idoles et un autel ; elle en informa Constantin,
qui donna aux évêques de Palestine et de Phénicie les
ordres nécessaires pour que ces monuments païens fus-
sent remplacés par une église ^.
A Antioche aussi, à Nicomédie, et en bien d'autres
villes, des églises nouvelles s'élevèrent, monuments im-
posants de la faveur impériale.
A Antioche, l'établissement principal des chrétiens se
trouvait dans la partie ancienne de la ville* ; on croyait
1 Joséiih.e, Bell, iud., IV, 9, 7; Chron. Pasch. Olymp. 224, 3.
2 Saint Jérôme, in Jerem., XXXI, 15: m Zachar., XI, 5.
3 Eusèbe, V. C, III, 51-53.
Théodoret, H. E., II, 27).
84 CHAPITRE II
que cette vieille église ^ remontait jusqu'au temps des
apôtres. Constantin en fit construire une autre, dQ forme
octogonale, dont la haute coupole dominait une cour im-
mense^entourée de portiques 2,
Mais de toutes les fondations constantiniennes, la
plus importante, en elle-même et dans ses conséquences,
ce fut celle de Gonstantinople. Il y avait mille ans que
des colons grecs, venus, dit-on, de Mégare^ avaient dis-
tingué, près de l'embouchure du Bosphore dans la Pro-
pontide, l'endroit où s'ouvre la profonde fissure qui
s'appela depuis la Corne d'Or. Sur la pointe actuelle du
Sérail ils avaient tracé l'emplacement d'un comptoir,
qu'ils appelèrent Byzance, du nom d'un héros thrace,
iionoré sans doute en cette localité. Admirable situation,
sur un promontoire facile à fortifier^ entouré partout
d'une mer profonde, au débouché du Pont-Euxin, sur
une des plus importantes voies commerciales de l'an-
cien mondée Alors s'ouvre une longue histoire de né-
goces et de guerres, dont les 'épisodes se mêlent à la
vie générale du monde grec, au temps de l'indépen-
dance, sous les rois macédoniens, sous l'empire de Rome.
Sévère, en guerre contre Niger, avait assiégé Byzance ,
1 Après la construction de la basilique constantinienne, le
terme de Vieille, Palée [nalx'A), fut transporté du quartier à l'é-
difice même de l'ancienne église (Ath., Tom. ad Ant., c. 3).
2 Eusèbe, V. C, III, 50. L'église ne fut dédiée qu'en 341.
3 Quelques années avant Byzance, Ghalcédoine avail; été fon-
dée de l'autre côté du Bosphore, dans une position beaucoup moins
avantageuse. Ses fondateurs, pour n'avoir pas préféré l'emplace-
ment de Byzance, furent plaisantes par toute l'antiquité.
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 85
trois ans durant, puis l'avait châtiée, enfin l'avait recons-
truite et agrandie. Jusque dans la récente guerre, elle
avait joué son rôle: il avait fallu en débusquer Licinius.
Constantin résolut ^ d'y transporter le siège de l'empire
oriental, d'en faire une ville bien à lui, car il l'aurait
fondée à nouveau et elle porterait son nom, et en même
temps une ville hors de pair, un second sanctuaire de
la puissance romaine, une nouvelle Rome. La Tétrar-
chie n'avait eu que des capitales secondaires, Nicomédie,
Sirmium, Milan, Trêves. Gonstantinople serait bien autre
chose. Et cette ville souveraine serait une capitale chré-
tienne. L'empereur avait vu Rome en 312; il y était
retourné en 315 pour ses décennales, en 326 pour ses
vicennales. Il avait dû constater que les vieux cultes y
étaient encore trop vivants pour qu'il fût aisé de les
déraciner ou d'en faire abstraction. Sur le Bosphore il
aurait les mains libl-es.
Byzance avait, depuis longtemps, une colonie chré-
tienne. C'est de là que vint à Rome, vers la fin du
II' siècle, le fameux hérésiarque Théodote ^. D'après des
traditions assez vagues, les établissements chrétiens au-
raient été d'abord dans les faubourgs, sur la rive orien-
tale de la Corne d'Or^ Plus tard on se transporta en
1 Suivant des récits recueillis par Zosime (II, 30) et Sozomène
(II, 3), il aurait d'abord songé à l'emplacement de Troie. C'est bien
invraisemblable.
2 T. I,,p. 299.
3 Socrate. VII, 25, 26 ; cf. Pseudo-Dorothée dans Lequien,
Oviens christ., t. I, p. 198 ; églises d'Argyropolis (Fuundoukly),
d'Elea (Péra), de Sycae (Galata).
86 CHAPITRE II
ville ; au corameii cernent du quatrième siècle, il s'y trou-
vait une église dite de la Paix * (Irène, Sainte-Irène),
où sans doute siégèrent les premiers évêques, Métro-
phane et Alexandre '^.
L'église d'Irène était voisine du marché de Byzance
(agora), non loin duquel s'élevaient deux importantes
constructions de Sévère, les thermes de Zeuxippe et
l'Hippodrome, celui-ci demeuré inachevé. Constantin
reporta le marché beaucoup plus à l'ouest ^, acheva
l'hippodrome, restaura les thermes, et, entre les deux,
commença les constructions du palais impérial et d'un
autre, pour le nouveau sénat. L'église d'Irène fut res-
taurée et agrandie ; mais on ne tarda pas à la trouver
insuffisante et l'on en commença une autre, à peu de
distance, l'église de la Sagesse (Soçia, Sainte-Sophie).
Sainte-Sophie, le Sénat, le Palais, l'Hippodrome, enca--
draient une vaste place, le forum Augustéen, où, comme
à Rome, s'élevait un milliaire d'or. Une longue colon-
nade, qui remontait aussi à Sévère, conduisait au nouveau
1 Socrate, I, 16; II, 16. L'église d'Hippone portait aussi le nom
d'église de la Paix : le concile d'Hippone, en 393, se réunit in se-
cretario basilicae Pacis,
2 Ce sont ceux qui figurent en tète des ^lus anciennes listes
épiscopales ; les autres catalogues sont suspects, surtout celui du
Pseudo-Dorotbée, qui donne 21 prédécesseurs à Métrophane. Il
semblelbien qu'avant Métrophane les chrétiens de Byzance se soient
rattachés à l'église de Périnthe-Héraclée. Le groupement de deux
villes sous un même évéque persista longtemps en cette région
(T. I, p. 525.J
3 Forum do Constantin ; sa statue s'y élevait au haut d'une
énorme colonne dont un débris subsiste encore (Colonne brûlée).
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 87
marché, le Forum de Constantin, près de la porte prin-
cipale de l'enceinte sévérienne. Au delà s'étendaient les
nouveaux quartiers, traversés par deux grandes voies,
dont l'une, parallèle à la mer, suivait vers l'Occident
le tracé de l'antique via Fgnatia, et aboutissait, dans
l'enceinte constantinienne^ à la porte d'Or ; l'autre, plus
au nord, se dirigeait vers la porte d'Andrinople. Près
de celle-ci, à l'intérieur, l'empereur fit construire une
grande église en l'honneur des Apôtres * ; elle avait la
forme d'une croix et s'élevait au milieu d'une cour en-
tourée de colonnades. Eusèbe, qui la vit toute neuve,
fut frappé des reflets du soleil sur sa coupole de bronze.
Dans la cour se trouvait le mausolée impérial. Constantin
y avait fait disposer douze tombeaux représentatifs, qui
étaient censés ceux des douze apôtres ; son sarcophage
à lui occupait le milieu 2.
Outre ces édifices, Eusèbe^ parle d'autres églises.
tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la ville ; celles-ci
étaient dédiées aux martyrs. Il dit aussi que Constantin
ne souffrit pas que, dans la ville à laquelle il donnait
son nom, il y eût des idoles dans les temples et des
sacrifices sur les autels*. Mais les «idoles» ne man-
1 La mosquée Mohamnaedieh s'élève actuellement sur cet em-
placement,
2 V. C, IV, 58-60. Constantin, dans l'église grecque, est un
saint; on lui donne le titre d"K7au6<TTo>vo;, « égal aux apôtres ».
3 V. C, ni, 48.
4 Ceci est peut-être exagéré, ou'plutôt applicable seulement à
la nouvelle ville, le culte païen ayant pu être toléré dans l'an-
cienne.
88 CHAPITRE II
quaient point sur les places publiques et autre part.
Nombre de chefs-d'œuvre et de statues célèbres, orne-
ments des temples et des villes, furent alors transportés
à Gonstantinople et employés à sa décoration *. Il en
reste encore ; après tant de siècles et de révolutions,
on peut encore voir, sur l'emplacement de l'hippodrome,
la base du célèbre trépied consacré à Delphes par les
cités grecques, en action de grâces de la victoire de
Platées.
Le 11 mai 330, la dédicace de la nouvelle ville fut
célébrée en grande pompe. On s'était pressé d'exécuter
les ordces de l'empereur, trop pressé même : ces cons-
tructions hâtives durèrent fort peu. Elles furent rem-
placées par d'autres, car la cité « gardée par Dieu » ^
n'était pas destinée à une existence éphémère. Des mesu-
res énergiques, privilèges, obligation de résidence, appro-
visionnements officiels, distributions gratuites, avaient
été prises dès le premier moment pour y attirer la popu-
lation. Cependant il fallut du temps pour que la-^ nou-
velle Rome arrivât à la hauteur de l'ancienne ^ En ceci,
comme en d'autres choses, Constantin avait ouvert la
voie, laissant à ses continuateurs le soin de poursuivre
1 Sur ceci, V. AUard, L'art païen sous les empereurs chrétiens,
Paris, 1879, p. 173. Les Scriptores origiJium Constantinopolitanorum
ont été réunis par M. Th. Preger, dans la petite collection Teub-
ner, 1901 (1" fascicule),
2 ôeoçyXaxTOi,.
3 Selon Julien. Orat., I, 8, Gonstantinople surpassait autant
les autres villes qu'elle était elle-même surpassée parEome, ToaoÛTw
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 89
sa tâche. Ils y parvinrent. L'enceinte constantinienne
se remplit ; il en fallut construire une autre, beaucoup
plus large. La nouvelle Rome se développa, en face,
au défaut et aux dépens de l'ancienne'. A la puissance
romaine, brisée en Occident, elle fournit un siège magni-
fique et une forteresse inexpugnable. Derrière ses mu-
railles les dynasties du moyen-âge continuèrent la suc-
cession de César et maintinrent, contre la barbarie slave
et le fanatisme arabe, la tradition de la vieille maîtresse
du monde, tradition affaiblie et mêlée tant qu'on voudra^
mais tradition tout de même. Au point de vue reli-
gieux, elle résista huit siècles à l'islamisme et propagea
l'Evangile chez les envahisseurs qui lui venaient de
l'Oural et du Danube. Malheureusement, par son im-
portance même, elle fut, et cela de bonne heure, une
grave menace pour l'unité chrétienne. La Rome hellé-
nisée du Rosphore ne parvint pas à s'entendre avec la
vieille Rome restée ou redevenue, latine. Leurs conflits
encombrent l'histoire ; leur séparation^ qui semble irré-
médiable, est un des plus graves désastres qu'ait essuyés
la religion de l'Evangile.
Depuis les solennités de la dédicace, l'empereur éta-
blit sa résidence à Gonstantinople et n'en bougea, guère.
Après les fêtes de Pâques de l'année 337, il sentit quel-
ques malaises, coiître lesquels il essaya des eaux ther-
males, puis il passa à Helenopolis où se perpétuait le
souvenir de sa mère avec le culte du martyr Lucien. Là^
sa maladie s'aggrava et lui fit craindre une fin prochaine.
Il se transporta dans la villa impériale d'Achyron, près
90 CHAPITRE II
Nicomédie, et, comme il n'avait pas encore reçu le bap-
tême, il demanda aux évêques de le lui conférer. La
cérémonie fut présidée par l'évêque du lieu, Eusèbe,
personnage d'une notoriété assez fâcheuse, comme on
le verra bientôt *. La mort arriva le 22 mai. Les fils
survivants de Constantin étaient absents tous les trois ;
le plus rapproché, Constance, vint présider aux funé-
railles et conduisit le corps de son père à l'Apostoleion
de Constantinople. La succession ne fut pas réglée sans
difficultés ; on continua d'expédier les affaires au nom de
l'empereur défunt jusqu'au 9 septembre 337, jour où-
ses trois fils furent proclamés augustes.
Constantin a été, est encore, "apprécié diversement.
Le fait capital de son règne, la conversion de l'empe-
reur et de l'empire au christianisme, lui vaut l'enthou-
siasme des uns, la sévérité des autres, car il est dans
la nature des hommes que leurs passions présentes se-,
vissent jusque dans la façon dont ils se représentent
les temps anciens. Pour son malheur il y a trop de
sang dans son histoire. On peut lui passer la mort de
Maximien et de Licinius, prétendants remuants et incom-
modes; mais son fils Crispus^mais le fils 'de Licinius,
mais sa femme Fausta ! Nous sommes très mal renseignés
sur ces horribles choses. Constantin a voulu qu'on en
ignorât le détail; peut-être, par ce silence imposé, a-t-il
supprimé des explications atténuantes. Quoi qu'il en soit
•de ces tragédies domestiques, ce n'est pas seulement
J Eusèbe, F. C, IV, 60-64. Cf. Jérôme, Chron., a. Abr. 2353.
CONSTANTIN, EMPEREUR CHRÉTIEN 91
l'Eglise qui eut à se louer du premier empereur chré-
tien. L'empire aussi apprécia son (gouvernement : il lui
assura, tant qu'il vécut, la paix religieuse, une adminis-
tration sage, la sécurité des frontières, le respect des
nations voisines. C'est quelque chose.
CHAPITRE III
Les schismes issus de la persécution.
Le pape Marcellin et son souvenir. — Séditions romaii»_, \
propos des apostats : Marcel, Eusèbe. — Conflits égyptiens : rup-
ture entre les évêques Pierre et Mélèce. — Le schisme mélétien. —
Origines du schislne donatiste. — Concile de Girta. — Mensurius
et Cécilien, évêques de Garthage. — Schisme contre Gécilien : Ma-
jorin. — Intervention de l'empereur. — Conciles de Rome et d'Ar-
les. — Arbitrage impérial. — Résistance des Donatistes, organi-
sation du schisme.
1°. — Le schisme romain.
Au moment où la persécution éclata, l'église romaine
avait à sa tête, depuis près dé sept ans, l'évêque Mar-
cellin '. L'édit de confiscation des biens ecclésiastiques,
meubles et immeubles, fut appliqué sans difficulté à
Rome. La communauté chrétienne y était si considéra-
ble et si connue que toute dissimulation y eût été,
non pas seulement périlleuse, mais impossible. Les pro-
cès-verbaux de saisie se conservèrent assez longtemps,
grâce à ce que bs Donatistes y crurent trouver des armes
' Son nom est mentionné dans une inscription du cimetière de
Galliste, antérieure à la persécution (De Rossi, Inscr. christ., t. I,
p. cxv).
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉIirOTION 93
contre leurs adversaires. Certains clercs furent appelés à
faire la remise des objets confisqués — on ne parle pas
des saintes Ecritures — et, quand ce cas de conscience
se fut posé en Afrique, il y fut fait grand état de leur
intervention. Vint l'ordre d'arrêter les membres du
clergé : il semble que ceux-ci aient réussi à en esquiver
une application trop étendue. On ne cite qu'un prêtre,
Marcellin, et un exorciste, Pierre, qui aient péri à ce
propos. L'évêque échappa, comme ceux de Carthage,
d'Alexandrie et d'Antioche, aux premières rigueurs ;
mais il mourut, le-24 octobre 304, au moment où Dio-
clétien arrivait à Rome et où la persécution sévissait
partout dans toute sa rigueur.
Pour un personnage de cette importance il était assez
fâcheux, en un tel moment, de mourir dans son lit. La
mémoire de Marcellin fut très malmenée par les Dona-
tistes dans le courant du iv^ siècle. Ils le rangeaient au
nombre des « traditeurs », sans alléguer de preuves bien
nettes. Quelques-uns i allaient plus loin et le chargeaient
d'une faute plus grave : il aurait offert de l'encens aux
autels païens. Ce dernier point parait avoir été admis à
Rome, au moins dans le populaire, vers la fin du v" siè-
cle. De cela nous n'avons d'autres documents que deux
pièces apocryphes : le faux concile de Sinuesse, com-
position peu postérieure à l'année 501, et la vie de
Marcellin dans le Liber pontificalis . Ces deux documents
s'accordent à représenter Marcellin comme s'étant réha-
1 Aug., Contra litt. Peliliani, II, 202 ; De unico baptismo, 27.
94 CHAPITRE III
bilité. Suivant le concile, une nombreuse assemblée
d'évêques aurait constaté sa faute et son repentir, mais
se serait refusé à condamner le souverain évêque ; sui-
vant la légende du Liber pontificalis, le pape coupable,
arrêté de nouveau parTès persécuteurs, aurait montré
plus de courage et versé son sang pour la foi.
Pris en eux-mêmes et ramenés à leur propre valeur,
ces témoignages ne seraient pas très compromettants.
Il y avait à Rome, au iv^ siècle, une colonie de Dona-
tisles, qui aurait pu lancer dans le populaire l'idée d'un
pape infidèle à ses devoirs au moment de la persécution,
idée qui aurait fructifié plus tard entre les mains des
légendaires et des fabricateurs de faux conciles, si ac-
tifs au commencement du yi^ siècle. Mais il faut tenir
compte d'un fait autrement grave, parce qu'il nous ouvre
jour, non sur les rumeurs populaires, mais sur les sen-
timents du haut clergé de Rome, et cela au lendemain
même de la persécution. L'église romaine avait, au temps
de Constantin, un calendrier où étaient marqués les an-
niversaires des papes et ceux des principaux martyrs.
Depuis Fabien (250) jusqu'à Marc (335), tous les papes
y figurent, sauf une seule exception, celle de Marcellin.
Une telle omission \ pour laquelle il est impossible de
faire valoir des erreurs de copie ou autres excuses du
même genre, ne peut avoir été sans motifs> Dans son
Histoire ecclésiastique, Eusèbe se borne à dire que la
1 Marcellin n'est omis que dans le calendrier ; le recueil phi-
localien, qui nous a conservé le calendrier, contient aussi un ca-
talogue des papes où il figure à sa place.
LES SCHISMES ISSUS DE LA. PERSÉCUTION 9&
persécution trouva Marcellin évêque ; c'est une simple
indication chronologique. Il est d'ailleurs peu renseigné
sur ce qui, de son temps, se passait à Rome. En somme
il a dû y avoir quelque chose de fâcheux, mais nous ne
savons au juste quoi. ^
Désorganisée par la persécution, attristée par la mort
de son évêque, l'église romaine traversa une crise très
dangereuse, moins peut-être du fait de la persécution
qu'en raison des dissensions intérieures qui la suivirent.
La persécution violente paraît avoir beaucoup jdiminué
depuis l'abdication de Dioclétien ; quand Maxence se fut
proclamé empereur, elle dut cesser tout à fait ^ Toute-
fois les chrétiens de Rome ne se pressèrent point d'élire
un nouvel évêque. Maxence était un usurpateur, un in-
surgé. Sa bienveillance ne garantissait pas celle de Ga-
lère, en hostilité ouverte avec lui, et qui pouvait, d'un
moment à l'autre, redevenir le maître. Cependant, quand,
après Sévère, Galère eut été repoussé de Rome, et que
Maxence, alors en assez bons termes avec Constantin^
parut s'être consolidé, on se décida à risquer l'élection.
Vers la fin de juin 308, Marcel fut installé, après une va-
cance de près de quatre ans.
Il trouva déjà posée et agitée la question des apos-
tats ^ Le danger passé, ceux-ci revenaient à l'Eglise;
1 Eusèbe, H. E., VIII, 14, va jusqu'à dire qu'au commencement
il feignait d'être chrétien, « pour complaire au peuple romain » ;
il ajoute, ce qui est plus croyable, qu'il ordonna de relâcher la
persécution : xqv xatà Xpoo-nâvcov àveïvai irpoo-xatTSt ôiwyfj-ov.
2 Sur ce qui suit nous n'avons d'autre documents que les épi-
taphes des papes Marcel et Eusèbe, composées longtemps après.
96 CHAPiïKE m
ils prétendaient même y rentrer sans conditions, tandis
que les chefs, et, à leur tête, le no.uveau pape, fidèles
aux principes traditionnels, entendaient qu'ils se sou-
missent à l'expiation pénitentielle. Les apostats étaient
légion. Le conflit qu'ils déchainèrent dégénéra en une
sorte de sédition. Des édifices provisoires où se tenaient
les assemblées chrétiennes, caries églises n'avaient pas
encore été rendues, la querelle tomba bientôt dans la
rue : l'ordre public fut compromis. Le gouvernement de
Maxence intervint. Sur la dénonciation d'un apostat ^
Marcel fut jugé responsable du désordre et éloigné de
Rome. Il mourut en exil.
On le remplaça, soit la même année (309), soit l'an*
née suivante (310), par Eusèbe. Cette fois l'élection ne
fut pas unanime. Un autre candidat, Heraclius, fut ac-
clamé par le parti hostile à la pénitence. Le schisme
était complet : les troubles recommencèrent. Au bout de
quatre mois la police intervint de nouveau, arrêta les
deux chefs et les chassa de Rome. Eusèbe, interné en
Sicile, y mourut peu après.
L'édit de Galère dut être connu à Rome au mois, de
mai 314. Bien que Maxence ne se montrât pas défavo-
rable aux chrétiens, il avait maintenu les confiscations
exécutées en 303. Il semble qu'il n'ait pas voulu être en
par leur successeur Damase. Ce qu'elles disent de la situation à
Rome cadre fort bien avec ce que Ton sait être arrivé à Garthage
et à Alexandrie.
1 Damase ne le nomme pas ; mais il dit qu'il avait renié le
Christ en pleine paix, in pace, c'est-à-dire avant la persécution.
C'était un apostat i de la veille, i
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 97
reste avec Galère au point de vue de la tolérance et qu'il
ait accentué ses bonnes dispositions. L'église romaine,
après une vacance d'un an ou deux, se donna de nouveau
un évêque, en la personne de Miltiade (2 juillet 311), et
celui-ci obtint de Maxence la restitution des lieux con-
fisqués. Le (( tyran » et son préfet du prétoire délivrè-
rent des lettres avec lesquelles les diacres de Miltiade
se présentèrent devant le préfet de Rome : les édifices
leur furent remis officiellement -et procès- verbal fut
dressé de cette opération ^
Cette fois la persécution était bien finie ; l'église ro-
maine jouissait de la paix extérieure. Il semble aussi
que la paix intérieure ait réussi à s'établir, car on n'en-
tend plus parler, depuis lors, du schisme pénitentîel.
D'autres églises furent agitées plus longtemps.
2°. — Le schisme mélétien^.
En Egypte, comme ailleurs, la question des apostats
donnait lieu à des avi« différents, et, partant, eu égard
1 Ce procès- verbal, comme celui de saisie, fut allégué par les
Donatistes à la conférence de 411 {Coll., 499-514 ; Aug., Brev., III,
34-36 ; Ad Don., 17).
2 Sur le schisme mélétien, v. 1° l'épitre canonique de saint
Pierre d'Alexandrie, avec les suppléments du texte syriaque, édi-
. tés par Lagarde dans ses Reliquiae imns ecclesiastici antiquissimae et
retraduits en grec par E. Schwartz, Zu7' Geschichte des Athanasius,
dans les Nachrichten de Gôttingen, 1905, p. 166 et suiv.; 2° quelques
pièces à la suite de VHisto7'ia acephala de saint Athanase contenue
dans la collection dite du diacre Tliéodose (ms. de Vérone, n» LX;
P. Batiffol, Byzantinische Zeitschrift, 1901, les a republiées avec soin
DucHESKE. Hist. anc. de VEgL — T. II. 7
98 CHAPITRE III
aux usages ecclésiastiques d'alors, à des querelles. On
était encore bien loin de la pacification religieuse lors-
que, au printemps de 306, l'évêque d'Alexandrie édicta
un règlement sur la matière, en s'inspirant de sentiments
miséricordieux. Il n'avait pas la moindre idée de rece-
voir les apostats sans pénitence; mais, dans son appré-
ciation des cas et dans son évaluation des réparations à
produire, il témoignait d'une certaine compatissance en-
vers lés pécheurs, en même temps que d'un certain em-
pressement à remplir les cadres de son église, singuliè-
rement éclaircis partant d'apostasies. L'opposition qu'il
pressentait * en publiant son tarif pénitentiel, ne tarda
pas à se manifester. Un évêque de la Haute-Egypte,
Mélèce de Lycopolis, connu pour son rigorisme intran-
sigeant, protesta avec quelque retentissement, déclarant
que ce règlement était inopportun, q^u'on devait attendre
la fin de la persécution avant de tendre la main aux
apostats, et leur imposer alors des conditions sévères.
Il n'allait pas, comme Novatien l'avait fait un demi-siè-
cle plus tôt, jusqu'à dénier aux faillis tout espoir de
réhabilitation. Entre lui et l'évêque Pierre il n'y avait
que des questions de nuances et de dosage. C'en fut assez
pour qu'on en vînt aux extrémités.
Après le conrt répit que l'évêque d'Alexandrie avait
et montré le lien qui les rattache kl'Historia acephala); 3» Epiphane,
hae7\ 68, où les origines sont déjà un peu enluminées de légendes;
4» Athanase, Apol. contra Arianos, 11, 59; Ad episcopos ^gypti et Li-
byae, 22, 23,
1 Nachrichien, 1903, p. 168.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 99
pris à tort pour l'aurore d'une paix sérieuse, la persé-
cution s'était ravivée en Orient. Pierre se cachait de
nouveau, et ses représentants dans la grande ville en
faisaient autant. Mélèce parcourait l'Egypte, allait d'é-
glise en église, provoquant l'agitation sur la question de
la pénitence et s'ingérant à faire des ordinations, en de-
hors des pasteurs que la persécution tenait écartés de
leurs fidèles et des remplaçants qu'ils s'étaient choisis. 11
ordonnait même des évêques, sans tenir compte des droits
du métropolitain Pierre, seul compétent en ce genre de
choses. C'est ainsi qu'il s'attira une lettre sévère de la
part de quatre de ses collègues, Hesychius, Pacôme,
Théodore et Philéas, réunis alors dans une prison d'A-
lexandrie ^ L'évêque de Thmuis et ses trois compagnons
périrent peu après. L'intraitable évêque de Lycopolis
persista néanmoins dans son attitude. Il vint à Alexan-
drie, où il s'aboucha avec deux docteurs ambitieux,
Isidore et Arius ^, celui-ci ascète, l'autre de mœurs plu-
tôt facile ', qui lui révélèrent l'endroit où se tenaient
cachés les vicaires de l'évêque. Mélèce eut l'audace de
les remplacer ; à cet efïet, il choisit deux confesseurs,
dont l'un était en prison, l'autre aux mines, circonstan-
ces propres à leur concilier le respect, mais non à leur
faciliter l'exercice de l&ur ministère.
Pierre, bientôt informé, prononça contre l'évêque de
„ Lycopolis une excommunication qui devait être obser-
1 Migne, P. G., t. X, p. 1365.
2 Peut-être le célèbre hérétique.
3 Moribus turbulentus, porte la version latine.
100 CHAPITRE III
vée jusqu'à plus ample examen. Cependant Mélèce était
arrêté et envoyé aux mines de Phaeno, où il trouva di-
verses personnes de son avis, entre autres un autre évê-
que égyptien, appelée Pelée. Us semèrent la discorde
parmi les fidèles de leur pays qui travaillaient dans ce
bagne. Les malheureux, après avoir peiné tout le jour,
passaient leurs nuits à s'entre-anathématiser. Quand on
les relâcha (314);, leurs querelles n'étaient pas apaisées.
Ils revinrent en Egypte, le cœur ulcéré, moins contre
leurs persécuteurs que contre ceux de leurs frères qui
ne partageaient pas leurs idées. Le martyre de l'évêque
Pierre n'éteignit point ces colères *. Ses successeurs
furent remis en possession des églises : on leur fit con-
currence en des conventicules que l'on qualifiait d' « égli-
ses des martyrs ». Désignation singulière, car enfin
Philéas et ses compagnons, et l'évêque Pierre lui-même;,
censés patrons des apostats, avaient donné leur vie pour
la foi, tandis que Mélèce, revenu des mines^ finit par
mourir dans son lit.
Le schisme se maintint; ii aboutit à la constitution
d'une hiérarchie opposante qui s'étendit à l'Egypte en-
tière et fit quelque figure pendant une ou deux généra-
tions. Nous la retrouverons bientôt.
1 Athanase, Apol. adv. ^r.,59, dit que Mélèce fut condamné en
synode par Pierre d'Alexandrie, pour divers méfaits et pour avoir
sacrifié, ItzX âuo-îa. Cette dernière imputation est bien invraisem-
blable. Elle ne fut pas produite, ou, tout au moins, pas établie,
devant le concile de Nicée, qui, si elle l'avait été, n'aurait pas fait
à Mélèce des conditions si douces.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 101
30. — Le schisme donatisié.
' L'Afrique aussi fut désolée par le schisme; les choses
y allèrent même beaucoup plus loin qu'en Egypte i.
Par l'abdication de Maximin, en 305, les provinces
africaines entrèrent dans le ressort impérial du césar
Sévère. Maxence ne réussit pas sans peine à s'y faire
reconnaître. Le vicaire d'Afrique, Alexandre, louvoyait
entre le « tyran » de Rome et les autres empereurs, lé-
gitimes mais lointains. Il finit par se brouiller avec
Maxence, et, pour sortir des difficultés de sa situation,
il se proclama lui-même empereur (308). Ce règne afri-
cain dura trois ans ; Maxence y mit fin en 311, avant de
s'engager dans sa guerre contre Constantin. Son préfet
du prétoire, Rufius Volusianus, débarqua d'Italie et
vainquit Alexandre, qui fut pris et exécuté.
La persécution semble s'être relâchée de bonne heure
en Afrique. Quand les églises eurent été détruites et les
Ecritures brûlées {dies traditionis, 303)^ quand, pendant
plus d'une année (304) on eut pourchassé les chrétiens
pour leur faire offrir l'encens {dies thurificaîionis), on
commença à les laisser relativement en repos. Il fut pos-
sible de s'assembler secrètement sans courir des dangers
trop graves, et même de pourvoir au remplacement des
évêques disparus. C'est ce qui eut lieu à Cirta, au prin-
1 Sur les documents de cette affaire, v. mon mémoire. Le dossier
du Donatisme, dans les Mélanges de l'école de Rome, t. X, 1890.
102 CHAPITRE III
temps de l'année 305: une dizaine d'évêques ^ s'y réu-
nirent dans une maison particulière pour donner un
successeur à l'évêque Paul. Celui-ci, comme il résulte
du procès- verbal de saisie de son église, dressé en 303,
n'avait pas été un héros. Il en était de même de la plu-
part des personnes présentes. Le président de l'assem-
blée, Secundus de Tigisi, doyen des évêques de Numi-
die, eut l'idée, louable en soi, d'enquêter sur la conduite
de ses collègues. L'un d'eux avait refusé de thurifier,
mais, l'année précédente, il avait été « traditeur » ; un
autre avait jeté au feu les quatre évangiles ; d'autres
avaient remis des livres aux policiers, mais ce n'étaient
pas les Ecritures. Sur Purpurins, évêque de Limata, il
courait des rumeurs fâcheuses; on l'accusait d'avoir tué
deux enfants de sa sœur. C'était sûrement un personnage
peu honorable et très violent de caractère. Il s'emporta
contre le doyen ; celui-ci prit peur, abrégea son enquête
et passa condamnation sur les péchés de ses collègues.
Il n'était pas lui-même exempt de tout soupçon. On
savait qu'il avait été sommé par le curateur et la muni-
cipalité de remettre les livres saints ; comment il s'était
tiré de là, c'est ce qui était moins clairi Purpurins, vif
en propos, ne se gênait pas pour le lui dire en face. Se-
cundus, lui, avait sa manière de raconter la chose ^. Aux
1 Concile de Girta, procés-verbal lu à la conférence de 411
(III, 3ol-.3oo, 387-400, 408-432, 432-470 ; Aug. Brev. III, 27, 31-33).
S. Augustin en donne un long fragment {Ad. Cresc, III, 30) ; cf.
Ep. 43, 3 ; Contra litt. Petiliani, I, 23; Le unico bapt., 31 ; Ad Dotia-
tistas, 18; Contra Gaud., I, 47, etc.; Optât, De schism., 1, 14.
2 Aug., Brev. Coll. III, 25.
LES SCHISMES ISSUS DE LA. PERSÉCUTION 103
envoyés du curateur il avait répondu majestueusement :
« Je suis un chrétien et un évêque; je ne suis pas un tra-
diteur ». Gomme on le pressait de donner au moins quel-
que chose, fût-ce de peu de valeur, il s'y était également
refusé.
C'est ainsi qu'il s'expliquait avec Mensurius de Gar-
thage 1, vers le temps de la réunion de Cirta. Mensurius
lui avait écrit, on ne sait à quel propos, peut-être pour
se concerter avec lui sur les mesures à prendre après la
persécution. L'évêque de Garthage racontait dans sa let-
tre par quelle ruse il avait esquivé les perquisitions et
substitué des ouvrages hérétiques aux Ecritures saintes^.
Il parlait aussi de certains exaltés, à qui personne ne de-
mandait les Ecritures, mais qui allaient d'eux-mêmes à
la police, se vantant d'avoir chez eux des livres sacrés
et criant qu'ils ne les livreraient pas. Les désagréments
qu'ils s'attiraient ainsi ne les recommandaient pas à l'é-
vêque, qui défendait de les honorer. Il n'était pas moins
-sévère à l'endroit de certains chrétiens mal réputés, cri-
minels notoires ou débiteurs du fisc, qui trouvaient dans
la perséc ution un moyen honorable de régler leurs comp-
tes, de se refaire une réputation, même de vivre confor-
tablement en prison, où la générosité des fidèles permet-
tait d'amasser un petit pécule.
Nous savons par d'autres documents que Mensurius,
1 Les lettres de Mensurius et de Secundus, lues à la conférence
de 4il tHI, 334-343 ; Brev. III, 25, 27) sont citées aussi par saint
Augustin, Ad Don., 18 ; De un. bapt., 29 ; Contra Gaud., 1, 47.
2 Ci-dessus, p. 20.
104 CHAPITRE III
dont les habiletés ne pouvaient guère être connues du
public, passait à Garthage pour un traditeur, et que, si
l'opinion des chrétiens de large observance lui passait
son attitude, il était jugé très sévèrement dans les pri-
sons, où les confesseurs souffraient douleur et misère
en attendant les derniers supplices. Il avait cru devoir
intervenir matériellement pour refréner le zèle des fidè-
les. Son diacre, Gécilien, chargé de cette besogne, néces-
saire peut-être dans la pensée de l'évêque, en tout cas
odieuse, apostait des gens aux abords des prisons et in-
terceptait les aliments qu'on y portait. A ces durs procé-
dés les martyrs répondaient par l'excommunication :
« Qui est en communion avec les traditeurs, n'aura point
)> part avec nous dans le royaume céleste » *.
Il y avait donc, à Garthage, une certaine tension des
esprits. De nouveau, comme au temps de Dèce, les con-
fesseurs étaient en conflit avec l'évêque, et Mensurius
n'était pas Gyprien. Le doyen de Numidie, bien au cou-
rant de la situation, répondit à son collègue en faisant
valoir les beaux exemples donnés dans sa province, les
rigueurs de la persécution, la résistance qu'elle avait
rencontrée, le courage des martyrs qui s'étaient refusés
à livrer les saintes Ecritures et qui, pour cette raison,
avaient souffert la mort. C'est à bien juste titre qu'on les
honorait. Il parlait aussi de sa conduite personnelle, dans
1 Passion des saints Saturnin^ Dativus, etc. (Migne, t. VIII,
p. 700, 701). C'est un écrit donatiste et postérieur aux débuts du
schisme. Il est possible que certains traits y soient exagérés. Je
n'y prends pas tout.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 105
les termes cités plus haut. Cette lettre rappelle beaucoup
celle que Gyprien reçut du clergé de Rome après les pre-
miers jours de la persécution *. Il en résulte que, de très
bonne heure, il s'établit entre l'épiscopat numide et les
plus ardents des fidèles de Garthage une certaine com-
munauté de vues, notamment sur l'appréciation de l'é-
vêque Mensurius et de son attitude. De cela les consé-
quences ne tardèrent pas à se révéler.
Parmi les personnes compromises dans 1' « usurpa-
tion » d'Alexandre et qui furent recherchées sévèrement
lors de la réaction maxentienne, figurait un diacre, Félix,
accusé d'avoir écrit un pamphlet contre Maxence ; il se
réfugia chez Tévêque. Sommé de le livrer, Mensurius
s'y refusa ^. Il fallait qu'il eût une grande situation à
Garthage, car le proconsul ne crut pas devoir passer ou-
tre. Il envoya un rapport à l'empereur, lequel ordonna,
si Mensurius persistait, de le lui expédier à Rome. L'évè-
que fut embarqué en effet, plaida sa cause et la gagna.
Autorisé à rentrer chez lui, il mourut avant d'arriver à
Garthage.
Aussitôt connue la mort de Mensurius, on se hâta de
procéder à l'élection de son successeur. Le diacre Géci-
lien fut élu. Trois évêques voisins de Garthage ^, Félix
1 T. I. p. 400.
2 Ce trait fait honneur à Mensurius et prouve qu'il ne manquait
pas de caractère.
C'était déjà l'usage au temps de Gyprien : Quod apud îios quo-
que et per provincias universas tenetur ut ad ordinationes rite celebran-
das ad eam plebem eui praepositus ordinatur episcopi eiusdem provin-
ciae proximi quique conveniant {Ep. LXVII,3). A Rome aussi, c'était
\
106 CHAPITRE III
d'Aptonge et deux autres, célébrèrent l'ordination. Rien
n'était plus régulier. Malheureusement Cécilien était fort
compromis aux yeux des exaltés. Gomme l'évêque défunt,
c'était pour eux un traditeur, un ennemi des saints, un
persécuteur ecclésiastique. Un parti d'opposition se forma
sur-le-champ. Deux prêtres, Botrus et Gaelestius, en
étaient extérieurement les chefs. On raconta depuis
qu'avant son départ pour l'Italie, Mensurius, craignant
pour le trésor de son église, avait confié à deux vieillards
un grand nombre d'objets précieux, et que, sans les en
avertir, il avait remis à une vieille femme une pièce
mentionnant ce dépôt, avec un inventaire. S'il arrivait
malheur à l'évêque, elle devait attendre l'installation de
son successeur et lui remettre le document. C'est ce
qu'elle fit. Gela contraria fort les dépositaires, qui se
proposaient bien d'être infidèles, et les transforma en
ennemis de Cécilien. Mais l'adversaire le plus redouta-
ble était Lucilla, grande dame fort dévote, riche, in--
fluente, d'un naturel batailleur *, depuis longtemps en
querelle avec l'archidiacre, qui, dès avant la persécution,
l'avait contrariée dans ses pratiques de dévotion 2. Elle
saisit l'occasion de lui faire pièce. On sait ce dont sont
capables de telles personnes.
Les opposants s'organisèrent, refusèrent de reconnaî-
l'évéque d'Ostie, assisté de quelques prélats voisins, qui consa-
crait le pape.
1 Poiens et factiosa femma.
2 Elle avait coutume, avant de boire au calice, de baiser un
os qu'elle disait avoir appartenu à un martyr, lequel, en tout cas,
n'était pas reconnu (vindicatus) par l'église de Garthage.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 107
tre Gécilien, et invoquèrent l'appui des évêques de Nu-
midie, avec lesquels ils étaient depuis longtemps en
rapport. L'un de ces prélats, Donat de Casae Nigrae, sé-
journait depuis quelque temps à Garthage; dès avant
l'ordination de Gécilien il affichait la plus grande aver-
sion pour lui et faisait déjà bande à part. Dans ces pre-
miers jours il eut un rôle important. -Quant au doyen
Secundus, il réunit son monde et s'empressa d'arriver
à Garthage, se mêler de ce qui ne le regardait nullement.
Soixante-dix évêques s'assemblèrent ainsi pour faire
la guerre à Gécilien. Bien qu'il eût été régulièrement
installé, ils affectèrent de ne pas le considérer comme
un pasteur légitime et se réunirent en dehors des lieux
ecclésiastiques dont Maxence d'abord, purs Gonstantin,
lui avaient fait remise. Lucilla et les siens se joignirent
à eux, avec tout ce que Garthage contenait de fanatiques
et d'ennemis du clergé en fonctions. Gécilien fut sommé
de comparaître. Il s'y refusa, bien entendu S n'étant
nullement justiciable de cette assemblée irrégulière,
dont le premier devoir eût été de le reconnaître pour
chef. Son affaire fut traitée par contumace. On décida
que son consécrateur, Félix d'Aptonge, ayant été tradi-
1 Optât raconte (De schisvi,, 1, 19) que Gécilien, voyant que l'on
contestait à ses consécrateurs le pouvoir de l'ordination, aurait
dit ; « Eh bien I Qu'ils— m'ordonnent eux-mêmes, s'ils estiment
que je ne suis pas évèque j. Purpurius, alors, aui'ait été d'avis de
le laisser venir et de lui imposer les mains, non comme à un évè-
que, mais comme à un pénitent, ce qui eût été l'exclure du, clergé.
Ces propos, au moins celui de Purpurius. sont assez vraisembla-
bles.
108 CHAPITRE III
teuF;, son ordination était nulle et de nulle valeur ; on
lui reprocha aussi l'attitude qu'il avait eue, comme
diacre de Mensurius, à l'égard des confesseurs empri-
sonnés, Gomme au concile de 256, chacun des évêques
présents émit un vote motivé. Avec Gécilien furent con-
damnés plusieurs évêques des environs de Carthage, et,
avant tous, Félix d'Aptonge, comme coupables de tradi-
tion. Sans désemparer, on élut et l'on ordonna, à la
place de Gécilien, un lecteur appelé Majorin, qui appar-
tenait à la maison de Lucille. Celle-ci, enfin vengée de
son évêque, ne manqua pas de rémunérer ses auxiliai-.
res, et envoya en Numidie des sommes considérables *.
Pour qui eût été au courant des choses, ce concile
eût présenté un singulier spectacle. Il résulte de docu-
ments certains que, parmi ses membres, plusieurs et
des plus influents étaient des traditeurs avérés; que, sur
d'autres, sur Secundus lui-même, pesaient à cet égard
des soupçons fort sérieux. Gela ne les empêchait pas de
se poser en défenseurs des saints et de s'indigner sur la
situation du consécrateur de Gécilien. Mais leurs péchés
n'étaient pas connus à Garthage ; une dizaine d'années
devait s'écouler encore avant que le public n'en reçût
confidence. Aux yeux de bien des gens ils prirent l'as-
pect de juges intègres et zélés ; Majorin eut bientôt au-
tour de lui un parti puissant.
Cependant les églises étaient au pouvoir de Gécilien.
G'est avec lui que le gouvernement traitait pour toutes
1 Quatre cents folles ; cela fait près de soixante mille francs.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 109
les négociations relatives à la liquidation de la dernière
crise ^ Dans une lettre à lui adressée par l'empereur 2,
Constantin, déjà informé des divisions de l'église afri-
caine, l'invite à requérir contre les fauteurs de troubles
l'appui du proconsul Anulinus et du vicaire Patricius.
On était au mois d'avril 313. Le proconsul fut un jour
abordé dans la rue par un grand rassemblement, dont
les chefs lui remirent deux pièces^ l'une scellée, l'autre
ouverte. La première avait pour titre: « Griefs de l'église
» catholique contre Gécilien, présentés par le parti de
» Majorin ». L'autre était une brève requête, ainsi con-
çue : « Nous vous prions, bon empereur Constantin, car
)) vous êtes d'une race juste; votre père, entre tous les
» empereurs, n'a point exercé la persécution et la Gaule
» est demeurée exempte de ce crime. En Afrique il y a
» des querelles entre nous et les autres évêques. Que
» votre pitié nous fasse donner des juges de Gaule. Re-
» mis par Lucien, Dignus, Nasutius, Capiton, Fidentius
)) et autres évêques du parti de Majorin » '. Le proconsul
reçut les documents et les transmit. Constantin se trou-
vait ainsi dans la situation où, quarante ans auparavant,
Aurélien s'était vu à Antioche, saisi d'un débat entre
deux partis chrétiens, et intéressé par le souci de
l'ordre public à ce qu'il fût tranché le plus efficacement
possible. Cependant il apportait en cette affaire des dis-
iXettres dans Eusèbe, H. E., X, 3, 6, 7.
2 Eus., H. E., X, 6.
3 ... et caeteris episcopis partis Donati, porte la transcription de
cette pièce dans Optât, I, 22. Mais ici la finale a été retouchée.
110 CHAPITRE III
positions personnelles très dijEférentes de celles d'Au-
rélien. D'autre part on ne lui demandait pas de juger
lui-même le différend, mais de le soumettre à des évê-
ques d'un pays déterminé. Les juges que demandaient
les Africains dissidents, ils les obtinrent. L'empereur fit
choix des évêques d'Aulun, Rheticius ; de Cologne, Ma-
ternus ; d'Arles, Marinus. Toutefois il crut devoir les
envoyer à Rome et confier au pape Miltiade le soin de
les présider et de diriger les débats. A cette fin il lui
communiqua ^ l'acte d'accusation reçu par Anulinus et
prit des mesures pour que Gécilien vînt à Rome avec dix
évêques africains de son parti et dix du parti adverse.
Le tribunal s'assembla dans la maison de Fausta, au
Latran ^ le 2 octobre 313; il y eut trois audiences 3.
D'accord avec l'empereur, le pape avait adjoint aux évê-
ques venus de Gaule une quinzaine de prélats italiens * ;
il y avait donc en tout dix-neuf évêques.
Donat des Cases Noires conduisait le chœur des op-
1 Lettre de Constantin au pape Miltiade, Eus., H. E., X, 5.
2 C'est la première fois qu'il est cfuestion du Latran dans les
documents ecclésiastiques. La maison de Fausta avait peut-être
été déjà cédée à l'église romaine, soit à titre gracieux, soit comme
compensation pour quelque immeuble confisqué.
3 Le procés-verbai de la première audience fut lu à la confé-
rence de 411 (III, 320-336, 403, 430; Brev., III, 24, 31). Un grand
fragment dans Optât, De schism., I, 23, 24 ; cf. Aug. Contra ep. Par-
men,, I, 10 : ep. 43, '6, 14 ; Ad Donat., oG, etc.
4 Les évêques de Milan, Pise, Florence, Sienne, Rimini, Faenza,
Capoue, Bénévent, Quintiana (Labicum), Préneste, Très Tabernae,
Ostie, Forum Claudii, Ter racine, Vrsinum (?)\ dans ce dernier nom
il faut peut-être reconnaître Bolséne [Vuhinii), peut-être Urbin
{Urvinum).
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTIOE 111
posants. Ceux-ci, requis de dire ce qu'ils reprochaient
à Gécilien, déclarèrent qu'ils ne l'accusaient pas person-
nellement et remirent à une autre séance l'exposition et
la preuve des objections qu'ils soulevaient contre son
ordination K Donat^ cependant, articula quelques griefs,
qu'il ne put établir. Gela conduisit à l'inculper lui-même.
On constata que, dès avant l'ordination de Gécilien. il
avait été à Garthage un fauteur de schisme ; il avoua
avoir pratiqué la rebaptisation, sans doute sur des apos-
tats 2, et avoir imposé les mains à des évêques lapsi,
choses contraires aux règles de l'Eglise. On s'en tint là
le premier jour. A la seconde séance les adversaires de
Gécilien s'abstinrent de paraître ; la troisième fut con-
sacrée aux votes, que les juges prononcèrent l'un après
l'autre, d'abord contre Donat, puis en faveur de Gécilien.
On a encore celui du pape Miltiade, qui parla le der-
nier: « Vu que Gécilien n'est point accusé par ceux qui
» sont venus avec Donat, comme ceux-ci l'avaient an-
» nonce ^ et qu'il n'a été sur aucun point convaincu par
1 C'est ainsi que se peuvent concilier deux points du résumé
de saint Augustin : ubi accusalorss Caeciliani qui missi f aérant nega-
verunt se habere quod in eum dlcerent... ubi etiam promiserunt iidem
adversarii Caeciliani alio die se repraesentaturos quos causas necessarios
subtraxisse arguebantur. Je pense qu'ils avaient l'intention de por-
ter le débat sur le consécrateur Félix d'Aptonge.
2 La rebaptisation des hérétiques était encore pratiquée par
tout le monde en Afrique. On n'aurait pas pu en faire grief à Do-
nat. Quant à l'imposition des mains aux évéques, on ne voit pas
bien s'il s'agit d'une réordination ou de la pénitence ; l'une et l'au-
tre étaient inadmissibles d'après les usages reçus.
3 luxta professionem suam ; ces mots ne sont pas très clairs.
112 CHAPITRE III
» Donat, je pense qu'il y a lieu de le maintenir entière-
» ment dans sa communion ecclésiastique » K
Les schismatiques étaient donc condamnés, et par les
juges qu'ils avaient réclamés eux-mêmes. Ils repartirent
pour l'Afrique, mais ne se tinrent pas pour battus et re-
vinrent bientôt assaillir l'empereur de leurs réclama-
tions. L'affaire, disaient-ils, n'avait pas été examinée
comme il le fallait et en détail. Constantin avait dès lors
peu d'estime pour ces meneurs ; il s'en fût volontiers
rapporté au jugement du concile romain. Mais les ren-
seignements que ses fonctionnaires lui transmettaient
d'Afrique étaient peu rassurants. D'une petite étincelle
était sorti un grand incendie. La division sévissait par-
tout. Les évêques reconnaissaient les uns Majorin, les
autres Gécilien; souvent, dans la même ville, deux par-
tis s'organisaient l'un contre l'autre. Il y avait deux évê-
ques à Garthage, et cette situation se reproduisait ailleurs.
Les esprits étaient excités au plus haut point : les gens
de MajoriuvS'appelaient l'Eglise des martyrs, tout comme
les Mélétiens d'Egypte, et qualifiaient les autres de parti
« des traîtres ». En un milieu surchauffé, comme celui-là,
les querelles d'église dégénéraient tout de suite en vio-
lences, en batailles de rues. Le gouvernement était donc
fondé à s'occuper de cette malencontreuse affaire, si
mesquine qu'elle fût, et à s'efforcer de la résoudre.
Constantin se décida à faire recommencer le juge-
1 C'est-à-dire dans ses rapports de communion, dans ceux qu'il
avait avant le schisme.
LES SCHISMES ISSUS DE LK PERSÉCUTION 113
ment. A cet effet il convoqua un grand concile en'^Gaule,
à Arles, pour le l®'" août 314 *. L'assemblée se tint en
effet 2. Les schismatiques y soutinrent leur cause avec
leur insolence habituelle, qui produisit la plus fâcheuse
impression. Les évêques avaient peine à reconnaître des
chrétiens dans ces enragés fanatiques ^ Non seulement
ils repoussèrent leurs accusations, mais ils les condam-
nèrent eux-mêmes. Ils posèrent aussi les principes qui
devaient régir la matière : « Quiconque aura livré les
» saintes Ecritures ou les vases sacrés oïl les noms de
» ses frères doit être écarté du clergé, à condition toute-
1 Ou a encore la lettre de convocation adressée à l'évêque de
Syracuse, Ghrestus (Eus., H. E., X, 5) et l'ordre donné au vicaire
d'Afrique Jîlafius, d'expédier à Arles un certain nombre d'évéques
africains des deux partis (Migne, P. L.. t. VIII, p. 483.)
2 Nous avons de ce concile une lettre adressée au pape Silves-
tre, dont il subsiste plusieurs recensions. Celle de la Sylloge.Opta-
tiana [Corpus scriptorum eccl. latinorum de Vienne, t. XXVI, p. 206
donne au complet la lettre d'envoi, en abrégé les canons conciliai-
res ; c'est le contraire dans la recension jies collections canoni-
ques, laquelle contient en outre les signatures des membres de
l'assemblée. — Les églises suivantes furent représentées au con-
cile d'Arles, soit par leurs évêques, soit par d'autres clercs : Ita-
lie : Rome, Porto, Gemtumcellae, Ostie, Gapoue, Arpi, Syracuse,
Cagliari, Milan, Aquilée ; — Dalmatie : un évéque dont le nom s'est
perdu; — Gaule : Arles, Vienne, Marseille, Vaison, Orange, Apt,
Nice, Bordeaux, Cabales, Eauze, Lyon, Autun, Rouen, Reims, Trê-
ves, Cologne ; — Bretagne ; Londres, York, Lincoln, peut-être une
quatrième église ; — Espagne : Emerita, Tarragone, Saragosse,
Basti, Ursona et une autre église de Bétique ; — Afrique : Gar-
thage, Gésarée de Mauritanie, Utina,Utique, Thuburbo, Beneven-
tum (?), Pocofeltis (?), Legisvolumini (?), Vera (8).
3 Graves ac perniciosos legi nostrae atque traditionieflrenalaequer
mentis homines pertulimus. Lettre à Siivestre.
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. - 8
114 CHAPITRE III
» fois que les faits soient établis par des documents
» officiels (actis publicis) et non par de simples rumeurs.
» Si quelqu'un d'eux a fait des ordinations et qu'il n'y
» ait rien à reprocher à ceux qu'il a ordonnés, l'ordi-
» nation ainsi conférée ne peut nuire à celui qui l'a
» reçue. Et «omme il y a des gens qui, contre la règle
» ecclésiastique, prétendent être admis à accuser en
» s'autorisant de témoins subornés, il ne faut pas les ad-
» mettre, à moins, comme il a été dit, qu'ils n'allèguent
» des documents officiels » '. -
Rien n'était plus sage. Il fallait en finir avec les ac-
cusations dont, un peu partout, le clergé était menacé
par les mécontents, punir les coupables avérés, assurer
la paix aux innocents, et passer condamnation sur les
cas douteux.
Le concile d'Arles profita de l'occasion pour régler
■divers points de discipline. On relèvera ici rentente qui
s'établit alors, sur la question du baptême des héréti-
ques, entre l'Eglise transmarine et les Africains, ou du
moins ceux qui suivaient Gècilîen. Ceux-ci renoncèrent
à l'usage pour lequel, soixante ans auparavant, Gyprien
avait combattu avec tant d'ardeur et promirent de se
conformer à la règle observée à Rome et dans les autres
églises d'Occident 2.
La sentence d'Arles ne fut pas sans effet; un certain
nombre de dissidents se rallièrent à Gécilien ^ mais les
1 Gan. 43.
2 Gan. 8.
3 Aug., Brev. Coll., III, 37.
LES SCHISMES ISSUS DE LA. PERSÉCUTION 115
chefs demeurèrent intraitables. Aussi peu satisfaits du
concile d'Arles qu'ils l'avaient été du concile de Rome,
ils s'empressèrent d'en appeler au prince qui leur avait
ménagé cette double occasion de justifier leur attitude.
Constantin était fort agacé de leur entêtement. Il voulut
pourtant épuiser les moyens de conciliation et accepta
l'appel ^
Soit avant, soit après le concile d'Arles ^, on s'était
décidé, de part et d'autre, à tirer au clair l'affaire de
Félix d'Aptonge et de sa « tradition ». Les Donatistes ^
avaient imaginé de remonter aux sources et d'obtenir
des magistrats municipaux d'Aptonge un certificat cons-
tatant que l'évêque Félix avait réellement livré les Ecri-
tures en 303. Le duumvir qui avait instrumenté alors,
Alfius Gaecilianus, était encore de ce monde. On lui dé-
puta un certain Ingentius, chargé d'en tirer la pièce vou-
lue. Alfius était un brave païen, assez madré, qui devina
tout de suite qu'on voulait l'exploiter et refusa de par-
ler. Cependant on fit intervenir un de ses amiS;, Augen-
tius, qui avait de l'influence sur lui;, et on lui raconta
que l'évêque Félix ayant reçu en dépôt quelques livres
1 Lettre de Constantin aux 4vêques du concile d'Arles, Mterna,
religiosa (Migne, P. L., t. VIII, p. 487).
2 La chronolcfgie n'est pas aussi précise qu'on le souhaiterait.
Nous savons que le concile d'Arles avait été convoqué pour le
!''•■ août 314; mais rien ne prouve qu'il se soit assemblé juste à ce
moment et nous ignorons combien de temps les évêques demeurè-
rent réunis. Il se tint sûrement en 314 {Mélanges de l'Ecole de
Rome, t. X, p. 644.)
3 On peut maintenant employer ce terme, car le célèbre Donat,
de qui le parti tira son nom, devait alors avoir succédé à Majorin.
116 CHAPITRE III
précieux qu'il ne tenait pas à rendre, désirait que l'on
certifiât qu'ils avaient été brûlés pendant la persécution.
L'honnête Alfius fut scandalisé de cette révélation :
« Voilà, dit-il, la bonne foi des chrétiens 1 » Il consentit
pourtant à écrire à Félix une lettre où il lui rappelait ce
qui s'était passé en 303, comment il avait, en l'absence
de l'évêque, saisi l'église, enlevé la chaire, brûlé les por-
tes et la correspondance {epistolas salutatorias). L'agent
donatiste dut se contenter de cette pièce peu compromet-
tante. Rentré chez lui, il s'empressa de la compléter
par un post-scriptum tout autrement significatif.
Cette lettre, cependant, ne constituait pas une pièce
officielle. Pour lui donner ce caractère, on imagina de
la faire authentiquer par la curie de Garthage. Profitant
d'un voyage que le duùmvir Alfius avait fait à la capi-
tale, on le fit comparaître, à la requête d'un certain
Maxime, autre agent donatiste, par devant « Aurelius
» Didymus Speretius, prêtre de Jupiter très bon et très
» grand, duumvir de la splendide colonie de Garthage »,
à l'effet de certifier, la fameuse lettre. On l'avait aug-
mentée du post-scriptum; soit qu'on ne lui en eût pas
donné lecture intégrale, soit pour quelque autre cause,
Alfius déclara être l'auteur du document. Cette compa-
rution eut lieu le 19 août 314 K
Le gouvernement enquêtait de son côté. Sur l'ordre
de l'empereur, le vicaire ^Elius Paulinus se faisait en-
1 Gesta purgationis Felicis (P. L., t. VIII, p. 718 et "suiv. ; Cor-
pus ss. e. L, t. XXVI, p. 197 et suiv.)
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 117
voyer d'Aptonge rex-duumvir Alfius avec son greffier.
Ils durent attendre assez longtemps à Garthage *, car
^lius Paulinus fut remplacé à ce moment, et son suc-
cesseur Verus tomba malade, si bien que le proconsul
J^ilianus fut obligé de se charger de cette alEïaire. Il fit
comparaître non seulement Alfius, mais encore un cen-
turion, Superius, un ancien curateur, Saturninus, le cu-
rateur en fonctions, Galibius, un esclave public, Solon.
Tout ce monde fut interrogé avec soin, à l'audience
proconsulaire du 15 février 315. Alfius, mis en démeure
de reconnaître sa lettre, l'examina avec plus de soin et
déclara que les phrases compromettantes pour l'évêque
Félix avaient été ajoutées après coup et n'avaient pas
été dictées par lui. Le faussaire Ingentius comparut
aussi; on ne lui donna pas la question, car il se trouva
être décurion d'une petite ville ; il avoua pourtant, sans
torture, qu'il avait complété la lettre d'Alfius pour se
venger de l'évêque Félix, contre lequel il avait quelque
rancune.
Rapport fut expédié à l'empereur, qui se fit envoyer
Ingentius 2.
Constantin était très embarrassé de cette affaire;, car
il voyait bien qu'il n'y avait aucun moyen d'amener de
tels fanatiques à se soumettre de bonne grâce. Il eut un
moment l'idée d'envoyer quelques personnes de con-
1 C'est peut-être pendant ce séjour qu'Alfius Gaecilianus com-
parut devant le duumvir de Garthage.
2 Lettre de Constantin au proconsul Probianus, successeur
d'iElianus, P. LJ\.. VIII, p. 489.
118 CHAPITRE III
fiance en Afrique, où il fit réexpédier * les évêques do-
natistes qui suivaient auprès de lui les affaires de leur
parti. Quelques jours après, il se ravisa, les retint ^ et
manda les deux parties à Rome, où il passa l'été. Les
Donatistes vinrent, mais Gécilien, on ne sait pourquoi,
ne parut pas. L'empereur pn fut très contrarié. Il menaça
de passer lui-même en Afrique et d'apprendre aux uns
et aux autres « comment on doit honorer la divinité » '
Un an s'écoula encore. Constantin réussit à se faire
amener les deux chefs, Gécilien et son compétiteur Do-
nat, successeur de Majorin à la tète de l'église oppo-
sante. Un débat contradictoire eut lieu, à la suite duquel
l'empereur se prononça pour Gécilien. Gommunication
de sa sentence fut aussitôt donnée au vicaire d'Afrique,
Eumelius*.
L'empereur, tout'efoisr^voulut voir si, eu l'absence
des deux évêques, il ne serait pas possible de réunir
les deux églises. A cet effet il retint en Italie Donat et
Gécilien et envoya à Garthage deux commissaires, les
évêques Eunomius et Olympius s; ils y passèrent qua-
rante jours, s'efforçant de produire une entente ; mais
1 Avant le 28 avril 315, date de la pièce Quoniam Lucianiim,
P. L., t. VIII, p. 749, Coi-pus, p. 202,
2 Lettre Antepaucos, ibid., p. 489 ; Corpus, 210.
3 Lettre Perseverare Menalium, ibid.; Corpus p. 211.
4 Lettre du 10 novembre 316, produite à la conférence de 411
(III, 456, 460, 494, 315-517, 520-530, 532, 533 ; Brev. III, 37, 38, 41. Cf.
Aug. Contra Cresc. III, 16, 67, 82; IV, 9; Ad Don., 19, 33, 56; De
un. eccL, 46; Ep. 43, 20 ; 53, 5 ; 7fi, 2; 88, 3 ; 89, 3; 105, 8.
5 Sur cette mission, v. Optât, I, 26.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 119
leur mission pacificatrice se heurta à la violence des
séditieux. Les évêques finirent par déclarer que ceux-
là seuls était catholiques qui se trouvaient en accord
avec l'Eglise répandue dans le monde entier, et, en con-
séquence, entrèrent en communion avec le clergé cé-
cilianiste. Les plus sages du parti opposant s'y ralliè-
rent aussi ; mais la masse demeura inflexible. Donat
échappa à la surveillance et revint à Garthage; Gécilien
en fit autant : la guerre religieuse continua comme de
plus belle.
Constantin essaya des moyens matériels. Les Dona-
tistes occupaient à Garthage un certain nombre d'égli-
ses. Il donna ordre de les leur enlever ^ et, comme ils
résistaient, on procéda manu militari. G'était tout ce que
souhaitaient les ardents du parti : les champions des
martyrs allaient trouver l'occasion de devenir martyrs
eux-mêmes. Sur l'impression que leur fit l'exécution de
la loi, nous avons encore un curieux document relatif
à leur éviction de trois églises de Garthage 2. Dans la
première^il n'y eut pas de sang versé, mais les soldats
s'y installèrent et s'y livrèrent à l'orgie ; dans la deuxième
les Donatistes furent assommés à caups de bâton; un
des leurs, l'évêque de Sicilibba, fut blessé; dans la troi-
sième il y eut un véritable massacre ; plusieurs person-
nes furent tuées^ notamment l'évêque d'Advocata^. Des
1 Loi mentionnée par saint Augustin, Ep. 88, 3; 105, 2, 9 ; Con^
tra lut. Peliliani, II, 205 ; cf. Cod. TheoL, XVI, 6, 2.
2 Sermo de passione ss. Donali et Advocati, P. L., t. VIII, p. 752.
3 A la rigueur tout cela pourrait s'être passé dans la même
120 CHAPITRE III
exécutions de ce genre eurent lieu sans doute en beau-
coup d'endroits; un certain nombre de personnes furent
exilées, soit par mesure de précaution, soit pour résistance
à l'éviction ^
Tout cela demeura inutile. Le schisme se propageait
d'un bout à l'autre de l'Afrique romaine, en dépit de
toutes les sentences, en dépit de la futilité du litige
primitif. On se résignait à être seuls de son avis; des
jugements épiscopaux et impériaux on ne faisait aucun
cas; la communion des églises transmarines ne comptait
pour rien. L'Eglise n'existait plus qu'en Afrique, dans
le parti auquel présidait Donat. Celui-ci n'était pas un
homme quelconque. Intelligent, instruit 2, de mœurs sé-
vères, il dominait de très haut l'étrange personnel dont
il était le chef, et au milieu duquel on est un peu étonné
de le trouver. Mais, comme Tertullien, Donat était îori
orgueilleux; et, dans son monde tel quel, il était le pre- '
mier. Ses partisans, très tiers de lui, le traitaient comme
un être de condition supérieure.
Si le schisme prospérait à Garthage et dans la pro-
église ; le récit est plus éloquent que limpide. Conjectures de
M. Gauckler (Comptes rendus de l'acad. des Inscr., 1898, p. 499), et de
M. Gsell {Mélanges de l'Ecole de Borne, 1899, p. 60) sur le nom d'Ad-
vocata et de l'évêque tué dans cette affaire.
1 Le comte Léonce et le dux Ursacius, qui furent mêlés à ces
répressions, laissèrent aux Donatistes un souvenir odieux. Sur
ces personnages v. Fallu de Dessert, Fastes des prov. africaines,
t. II, p. 174, 233.
2 II ne s'est rien conservé de lui. S. Jérôme (De viris, 93) con-
naissait de Donat multa ad suam haeresim perlinentia, et un traité
du Saint-Esprit, conforme au dogme arien.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 121
vince proconsulaire, ce n'était rien auprès de son succès
en Numidie. Là presque tout J.e monde était donatiste.
Les catholiques y avaient la vie fort dure. On leur
faisait sentir l'inanité de la protection officielle. Avec
eux on ne voulait avoir aucun rapport, non seulement
au point de vue religieux, mais même dans la vie or-
dinaire. On ne leur parlait pas, on ne répondait pas à
leurs lettres, on épiait les occasions de leur faire des
avanies, de les assommer au besoin : « Quoi de commun
entre les fils des martyrs et les sectateurs des traîtres ? »
Les fils des martyrs eurent un gros ennui en 320.
Une querelle éclata cette année là entre l'évêque de
Girta, maintenant appelée Gonstantine, et l'un de ses
diacres. L'évêque était Silvain, l'un des fondateurs et
des coryphées du donatisme. Le diacre Nundinarius
avait été excommunié par lui, nous ne savons trop à
quel propos; il prétendait même avoir été un peu la-
pidé. Il s'en alla porter plainte à divers évêques de la
région, menaçant, si réparation ne lui était faite à Gons-
tantine, de dévoiler des secrets redoutables. Les prélats
interpellés essayèrent d'intervenir ; quelques-uns avaient
intérêt au silence du diacre. Ils ne réussirent pas à le
faire taire, et la querelle aboutit aune enquête officielle,
à laquelle le consulaire de Numidie, Zénophile, procéda
avec solennité. Le gouvernement n'était pas fâché de
prendre la main dans le sac les grands chefs donatistes
et de les déconsidérer ainsi devant l'opinion. L'affaire
fut examinée en audience publique, à la requête de Nun-
dinaire, le 13 décembre 320.
122 CHAPITRE III
On produisit le procès- verbal de la saisie de l'église
de Cirta, en 303, et il en résulta que Silvain, alors
sous- diacre, avait aidé son évêque à livrer aux magis-
trats les vases sacrés de son église. Cet ennemi des
traditeurs, qui depuis des années déblatérait contre eux,
avait été lui-même un traditeur. Il fut établi par témoi-
gnages que Silvain et Purpurins, le fameux et violent
évêque de Limata, étaient des voleurs, qui s'étaient
approprié des jarres de vinaigre appartenant au fisc et
déposées dans un temple, l'un prenant le contenu, l'autre
le contenant ; que Lucille^ la grande patronne du schisme,
avait rémunéré les services des évêques numides, ou,
ce qui serait encore plus grave, que certains d'entre
eux s'étaient attribué les aumônes qu'elle les avait char-
gés de distribuer aux pauvres; que Silvain avait reçu
de l'argent pour ordonner un prêtre. Nundinaire exhiba
aussi, sur l'élection de Silvain, des témoignages qui cons-
tataient la répulsion qu'elle avait soulevée dans une
partie de la population, et de plus un singulier proto-
cole, où les consécrateurs de cet évêque s'avouaient cou-
pables de traditions diverses K
De tout cela il fut dressé un procès-verbal minu-
tieux dont nous n'avons plus qu'une partie. Silvain fut
exilé, on ne saurait dire au juste pourquoi ; les méfaits
que lui reprochait Nundinaire sont, pour la plupart,
d'ordre ecclésiastique 2 et ne tombaient pas sous le coup
1 Document utilisé ci-dessus, p. 102.
2 Cependant le vol des jarres de vinaigre est un crime de droit
commun.
LES SCHISMES ISSUS DE LA PERSÉCUTION 123
pes pénalités légales; il est à croire qu'on le considéra
comme un fauteur de troubles et que, comme plusieurs
autres, il fut éloigné par mesure d'ordre public. Les
Donatistes disaient, au temps de saint Augustin, que
dans la «persécution» d'Ursacé et de Zénophile, Silvain
fut exilé comme n'ayant pas voulu faire 1" union {corn-
municare) ^
Il ne tarda pas à revenir, et avec lui les autres exilés,.
Constantin, ne parvenant pas aies fléchir par la rigueur,
se décida bientôt, sur leur demande, à les laisser libres.
La lettre, du 5 mai 321, par laquelle il notifia cette dé-
cision au vicaire Verinus^, est aussi dure que possible
pour les Donatistes. lien est de même d'une autre lettre
qu'il écrivit un peu plus tard aux évoques catholiques,
pour les engager à supporter patiemment les injures de
leurs ennemis déchaînés ^ L'empereur aimait à se per-
suader que les perturbateurs étaient peu nombreux et
qu'on les gagnerait par la douceur. Illusion adminis-
trative! Il vit bientôt sur quelle reconnaissance il pou-
vait compter. A Gonstantine, dans la ville épiscopale
du fameux Silvain, il avait fait construire, à ses frais,
une basilique qui devait servir aux catholiques. Quand
elle fut terminée^ les Donatistes s'en emparèrent, et il
n'y eut ni sommations, ni sentences de juge, ni lettres
impériales qui pussent les décider à déguerpir. Gons-
1 Âug., Contra Cresc, IIL 30. Cf. p. 120, note 3.
2 Supplique des Donatistes et lettre au vicaire : Coll., III,
Sil-552; Brev.,Ul, 39, 40, 42; Aug., Ep. 141, 9; Ad Donat., 56.
3 Migne, P.L., t. VIII, p. 491 ; Qmd fiées.
124 CHAPITRE III
tantin se vit réduit à en bâtir une autre. La. meilleure
preuve que les Donatistes étaient tout-puissants en Nu-
midie, c'est qu'ils avaient réussi à faire réfuser aux
clercs catholiques les immunités de curie et autres que
l'Etat leur reconnaissait. Pour ceci encore l'empereur
dut intervenir. On doit ajouter que, tout en lâchant les
catholiques africains, il s'étudiait à leur prêcher, en
termes très édifiants, l'oubli des injures *, Maigre con-
fort en des tribulations trop réelles.
1 Lettre Cum summi Dei, Sardique, 5 février 330 (P. L., t. VIII,
p. 531) ; loi du même jour, Cod. Théod., XVI, ii. 7.
CHAPITRE IV
Arius et le concile de Nicée.
Les paroisses d'Alexandrie. — Arius de Baucalis, sa doctrine.
— Conflit avec l'enseignement traditionnel. — Déposition d'Arius
et de ses adhérents. — Arius appuyé en Syrie et à Nicomédie. —
Son retour à Alexandrie : sa Thalie. — Intervention de Constan-
tin. — Débat sur la Pàque. — Le concile de Nicée. — Séances im-
périales. — Arius condamné à nouveau. — Règlement de l'affaire
mélétienne et de la question pascale. — Rédaction du symbole.
- Canons disciplinaires. — L' homoousios . — Premiers essais de
réaction.
Après le martyr Pierre (f 312), l'église d'Alexandrie
avait eu un instant pour chef un des anciens maîtres
du didascalée, Achillas. A celui-ci, qui ne siégea que
peu de mois, succéda Alexandre. Tous les deux eurent
à se plaindre de Mélèce et de son schisme. Alexandre
eut de plus affaire avec Arius, un de ses prêtres, et ce
fut un grand événement.
La ville d'Alexandrie comptait dès lors plusieurs
églises, dirigées avec une certaine autonomie par des
prêtres spéciaux. Saint Epi^hane ^ en nomme quelques-
unes, celles de Denys, de Théonas, de Pierius, de Séra-
pion, de Persaea, de Dizya, de Mendidion, d'Annien,
de Baucalis, qui ne remontent peut-être pas toutes jus-
' Haer., LXIX, 3.
156 CHAPITRE IV
qu'au temps où nous sommes. Sur le personnel de ces
églises, clercs et fidèles, l'évêque avait l'autorité supé-
rieure. Pour en assurer l'exercice et pour maintenir
l'unité du troupeau, des assemblées régulières réunis-
saient prêtres et diacres autour du chef suprême de
l'église locale.
Il y avait quelques tendances centrifuges. Les prê-
tres alexandrins se soutenaient du temps où ils ordon-
naient eux-mêmes leur évêque i. Sous l'épiscopat d'A-
lexandre, l'un d'entre eux, Kolluthus, revendiqua le
pouvoir d'ordination et se mit à consacrer prêtres et
diacres, sans recourir à son chef hiérarchique. Mais on
vit bien autre chose.
Aux environs de l'année 318 2, le prêtre de Bau-
calis, Arius, occupait beaucoup l'opinion. On avait déjà
parlé de lui à propos du schisme mélétien, dans lequel
il paraît s'être compromis quelque temps. Un peu bal-
lotté sous les évêques Pierre et Achillas, il avait fini
par se retrouver en équilibre sous Alexandre. C'était un
homme âgé, grand, maigre, de regard triste et d'aspect
mortifié. On le savait ascète, et cela se voyait à son
costume, une courte tunique sans manches, sur laquelle
1 T. I, p. 94. Il devait subsister quelque chose de cet usage,
car il est encore mentionné au v^ siècle {Apophthegmata PP., II, 78 ;
Migne, P. G., t. LXV, p. 341.)
2 C'est tout ce qu'on peut dire; la chronologie de ces com-
mencements est fort peu précise. Gomme il est impossible de pla-
cer tous les événements entre la victoire de Constantin sur Lici-
nius et le concile de Nicée, il faut remonter à un temps antérieur
à la persécution de Licinius.
ARiUS ET LE CONCILE DE NICÉE 127
il jetait une sorte d'écharpe en guise de manteau. Sa
parole était douce, ses discours insinuants. Les vierges
sacrées, fort nombreuses à Alexandrie, l'avaient en grande
estime ; dans le haut clergé il comptait des partisans dé-
terminés 1. '
Il avait, en effet, un parti et une doctrine. Â. Alexan-
drie ce n'étaitpas chose extraordinaire que d'avoir une
doctrine. On a vu ce qui pouvait s'enseigner au temps
où Clément et Origène dirigeaient l'école des catéchèses.
Cette école fonctionnait encore et n'avait abandonné ni
les idées ni les méthodes des anciens maîtres. Mais
c'était une école : l'enseignement que distribuait Arius
• était distribué au nom de l'Eglise. Celle-ci fut avisée
qu'il soulevait des difficultés. Les Mélétiens prétendirent
plus tard qu'ils avaient eu un rôle en ceci et que c'étaient
eux qui avaient éveillé l'attention de l'évèque. Il
semble plutôt que l'opposition contre Arius ait été me-
née d'abord par Kollutlius, un de ses collègues, peut-
être le même dont il a été question tout- à-l'heure.
Quoi qu'il en sî)it, Arius fut amené à s'expliquer.
1 Sur les commencements de l'affaire d'Arius, outre les docu-
ments officiels, qui seront cités plus loin, il n'y a guère de rensei-
gnements utilisables. Les textes narratifs sont en général tardifs,
rapides et confus. Cependant on peut tirer quelques détails de
saint Epiphane [Haer., LXIX) et surtout de Sozomène, I, 15, qui
a eu sous les yeux des pièces que nous ne possédons pas toutes.
D'après lui, Arius aurait d'abord- été du parti de Mélèce ; rallié à
l'évèque Pierre et ordonné diacre, il se serait de nouveau brouillé
avec son chef. Sous Achillas il aurait pu reprendre ses fonctions
et même aurait été promu à la dignité presbytérale. Cf. ci-dessus,
p. 99.
128 CHAPITRE IV
Dans sa jeunesse il avait fréquenté à Antioche l'école
du célèbre Lucien. C'est de là qu'il avait rapporté son
système, lequel peut être résumé en peu de mots.
« Dieu est un, éternel, inengendré *. Les autres êtres
sont des créatures, le Logos tout le premier. Gomme
les autres créatures, il a été tiré du néant (éC oùx ovtwv)
et non de la substance divine ; il fut un temps ou il
n'était pas (-^v ots oùx -^v); il a été créé, non pas néces-
sairement, mais volontairement. Créature de Dieu, il est
le créateur de tous les autres êtres et ce rapport ju.stifie
le titre de Dieu qui lui est donné improprement. Dieu
l'a adopté comme Fils en prévision de ses.mérites, car
il est libre, susceptible de changer (TpswToç), et c'est par
sa propre volonté qu'il s'est déterminé au bien. De cette
filiation adoptive il ne résulte aucune participation réelle
à la divinité, aucune vraie ressemblance avec elle. Dieu
ne peut avoir de semblable. L'Esprit-Saint est la pre-
mière des créatures du Logos; il est encore moins Dieu
que lui. Le Logos s'est fait chair, en ce sens qu'il rem-
plit en Jésus-Christ les fonctions d'âme ».
Cette idée du Verbe créature, si éloignée qu'elle fût
de la traditioUj n'était pourtant pas sans connexion
avec certains systèmes théologiques antérieurement pro-
fessés.
Depuis Philon jusqu'à Origène et Plotin, en passant,
bien entendu, par la gnose, tous les penseurs religieux
1 En ces temps-là on ne met guère de différence entre Y£vr,T6;
(devenu) et ysvvYi-té; (engendré), pas plus qu'entre leurs contraires.
àyévvriToç et àY£vr,TOî.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 129
exploitaient la notion du Verbe avec des préoccupations
cosmologiques. Leur Dieu abstrait, leur être en soi,
ineffable, inaccessible, s'opposait de telle façon au monde
sensible qu'il n'y avait pas moyen de passer de l'un à
l'autre sans un intermédiaire qui participât de l'un et de
l'autre. Le Verbe procédait de Dieu, de l'essence divine;
mais, comme il contenait, outre la puissance créatrice,
l'idée, le type de la création, il tombait à certains égards
dans la catégorie du créé. Si semblable au Père qu'on
se le représentât, il y avait pourtant entre eux des
différences d'aptitudes. Dans ces conditions le pro-
blème n'était pas résolu, mais transporté. Les deux
notions d'infini et de fini se retrouvaient en face et en
conflit dans la personne intermédiaire. Le Verbe se rat-
tachait à Dieu, par une procession mystérieuse, sur la-
quelle on dissertait beaucoup, à grand renfort d'images,
mais que l'on ne parvenait pas à tirer au clair. Elle ne
cadrait pas aisément soit avec le monothéisme pur, soit
avec l'idée d'une personne distincte, deux données es-
sentielles, fournies par la tradition et appuyées sur
l'Ecriture.
Au moment où nous sommes il est remarquable que
tout le monde soit d'accord pour sortir de cette im-
passe. Les Lucianistes sacrifient résolument l'idée obs-
cure à l'idée claire ; il n'y a plus pour eux de proces-
sion substantielle. Toute la divinité est dans le Père ;
lui seul est vraiment Dieu. Le Verbe est la première des
créatures, mais une créature. Il n'est plus Dieu, il est
essentiellement distinct de Dieu. C'est ainsi que l'on
DacHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 9
130 CHAPITRE IV
entend sauver le monothéisme et aussi la personnalité
du Christ préexistant. La difficulté philosophique est
éliminée, mais avec elle a disparu l'essence même du
christianisme. Tout au contraire d'Arius, Alexandre et
Athanase tiennent fermement à la divinité absolue du
Verbe. Au risque de paraître d'accord avec les moda-
listes, ils coupent court à toute procession extérieure,
négligent les prétendues nécessités de la cosmologie,
'maintiennent comme ils peuvent la distinction des per-
sonnes, mais sauvent avant tout l'identité du Verbe
avec Dieu. L'intérêt religieux prime tout. Il faut que
l'être céleste incarné en Jésus-Christ soit Dieu tout-
à-fait et non pas approximativement et par manière de
parler. Autrement il ne serait pas le Sauveur. Que de
telles idées fussent malaisées à traduire dans la lan-
gue philosophique d'alors, c'est ce dont ils se rendaient
peut-être compte ; mais ils ne s'en inquiétaient guère;
ils n'avaient pas charge de cosmologie, mais de reli-
gion; de convenances scientifiques, mais de tradition i.
D'ailleurs est-ce que, en ces choses divines, on est tenu
de tout expliquer ? Generationem eius quis enarrabit ?
Cette disposition d'esprit n'était pas particulière à
l'évêque d'Alexandrie. Nous l'avons constatée bien ail-
leurs et depuis longtemps. A côté des théories d'école,
1 Alexandre se sentait encore de l'éducation origéniste. On en
voit la trace dans ses deux lettres, C'étaif, comme Eusèbe de Gé-
sarée, un origéniste qui avait sacrifié une des moitiés du sys-
tème;.mais il avait gardé, la bonne, celle que recommandait son
accord avec la tradition.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 131
il y avait, même chez des personnes très cultivées, une
opinion qui respectait ces mystères religieux, tenait
ferme aux doctrines essentielles et se défiait des gens qui
menaçaient de les compromettre, sous prétexte de les
concilier ou de les mettre en meilleure lumière. L'évê-
que Pierre avait déjà représenté cette disposition d'esprit
sur le siège d'Alexandrie. Après Alexandre elle fut main-
tenue très nettement par Athanase, qui déjà, au moment
où commence cette histoire, était diacre et conseiller de
son évoque.
Les doctrines d'Arius furent discutées d'abord dans
l'es assemblées du clergé alexandrin, sous la présidence
d'Alexandre, qui paraît avoir dirigé les débats avec
beaucoup de modération et de bienveillance. On tira au
clair l'enseignement qui se donnait dans certaines égli-
ses de la ville et l'on établit qu'il était contraire à la
tradition. Les prêtres incriminés, priés, puis sommés,
de renoncer à leurs innovations, s'y refusèrent obstiné-
ment. La situation devenait grave. Sur un point capital;
le haut clergé d'Alexandrie était divisé : les uns, avec
l'évêque, enseignaient la divinité absolue du Christ ; les
autres, avec Arius, ne lui reconnaissaient qu'une divi-
nité relative et secondaire.
Une telle situation ne pouvait se prolonger. Du mo-
ment où Arius et les siens refusaient d'accepter l'ensei-
gnement de l'évêque, ils auraient dû cesser leurs fonc-
tions. Ils n'en firent rien, s'imaginant sans daute que,
eu égard a l'autonomie des prêtres alexandrins, ils
étaient des chefs d'église, tout comme leur évêque, et
132 CHAPITRE IV
n'avaient pas de leçons à recevoir de lui. Gomme ils
étaient relativement nombreux, Alexandre crut devoir
renforcer l'autorité de sa décision en faisant intervenir
tout l'épiscopat égyptien. Celui-ci, du reste, commençait
à être travaillé ; Arius y avait des partisans. L'affaire
n'était pas exclusivement une affaire alexandrine: elle
intéressait tout le ressort métropolitain.
Près de cent évêques se réunirent autour d'Alexan-
dre; deux d'entre eux, Secundus de Ptolémaïs en Gyré-
niïque et Théonas de Marmarique, firent défection et se
rangèrent du côté d'Arius. Ils furent déposés, et, avec
eux, six prêtres et six diacres d'Alexandrie, Arius,
Achillas, Aeithalès, Garponès, un autre Arius, Sarmatas,
prêtres ; Euzoïus, Lucius, Jules, Menas, Helladius,
(T.iins, diacres. La Maréote aussi, canton rural autour
'la lac Mareotis, fut représentée dans la liste des pros-
crits : soit au concile, soit peu après, deux prêtres de
cette région, Gharés et Pistus, et quatre diacres, Séra-
pion, Parammon, Zosime, Irénée, déclarèrent faire cause
commune avec Arius et furent déposés comme lui K
Il n'y avait pas eu beaucoup de défections dans l'épis-
copat égyptien, mais le clergé alexandrin était atteint
fort gravement. Arius et ses partisans, comme Origène
autrefois, se décidèrent à quitter l'Egypte, passèrent en
1 V. l'encyclique d'Alexandre 'Evbç (ycSixatoc et le document an-
nexe, KaTàôeaiç 'Apeto-j (Migne, P. G., t. 'XVIII, p. 373, 581). L'ency-
clique fut signée par 17 prêtres et 24 diacres d'Alexandrie, 19 prê-
tres et 2) diacres de la Maréote. En tête des prêtres d'Alexandrie
signe un Kolluthus, qui pourrait bien être celui dont il a été ques-
tion plus haut.
. ARIUS ET LE CONCILE DE NIGÉE 133
Palestine et s'arrêtèrerît à Gésarée. Toujours comme
Origène, ils' y trouvèrent bon accueil. Depuis quelques
années le savant Eîusèbe présidait à cette église. Sa ré-
putation était grande : ses livres d'Mstoire et ses apolo-
gies avaient eu le temps de faire leur chemin. En Jhéo-
logie, son origénisme n'était pas demeuré inflexible. Il
avait sacrifié, en particulier, la création éternelle, et dès
lors la raison origéniste de maintenir l'éternité du Verbe.
Au fond il pensait comme Arius ; mais autant celui-ci
était net et clair en ses propos, autant l'évèque de Césa-
rée excellait à draper ses idées dans un style ondoyant
et diffus et à parler beaucoup pour ne rien dire. On peut
avoir une idé.e de cela par les développements sur la gé-
nération du Verbe qui figurent en tête de son Histoire
ecclésiatique ^ D'autres évêiiues, en Palestine, en Phé-
nicie et en Syrie, étaient dans les mêmes idées 2.
L'évèque de Gésarée n'était pas encore ce qu'il devint
plus tard, un personnage bien en cour et de crédit as-
suré. Ge rôle était tenu par un autre Eusèbe, vieux pré-
lat fort intrigant, qui avait réussi à se transférer de Bé-
ryte, où il avait d'abord exercé les fonctions épiscopales^
au siège plus important de Nicomédie. Là, à proximité
1 I, 2.
2 Dans sa lettre à Eusèbe de Nicomédie, Arius cite, outre l'é-
vèque de Gésarée, ceux de Lj'dda (Aetius), de Tyr (Paulin), de Bé-
ryte (Grégoire), de Laodicée (Théodote), d'Anazarbe (Athanase),
« et tous les Orientaux s. Cependant il avoue lui-même que les
évèques d'Antioche (Philogonius), de Jérusalem (Macarius) et de
Tripoli (Hellanicu?) étaient contre lui. Il y en avait encore d'au-
tres.
134 CHAPITRE IV
de la cour, très bien vu de l'impératrice Gonstantia^
sœur de Constantin et femme de Licinius, il s'était créé
une situation dont bientôt on mesura la force. C'était,
lui aussi, un théologien et un disciple de Lucien d'An-
tioche. Il partageait toutes les idées d'Arius et depuis
longtemps se trouvait en froid avec son collègue d'A-
lexandrie. On n'aurait pu rêver meilleur patronage.
Arius lui écrivit de Palestine ^ et ne tarda guère à le
rejoindre. •
L'évêque de -Nicomédie se mit aussitôt en mouve-
ment : il inonda l'Orient, et l'Asie-Mineure de lettres
adressées aux évêques ^ pour les décider à se ranger du
côté d'Arius et à le soutenir contre son évêque, en .ré-
clamant de celui-ci qu'il revînt sur la sentence, Arius
rédigea un exposé de sa doctrine, sous forme d'une lettre
adressée à Alexandre 3 ; on la fit circuler pour recueillir
des adhésions. Eusébe de Césarée intervint plusieurs
- fois auprès de l'évêque d'Alexandrie ^.
Celui-ci ne resta pas inactif. Il écrivit à tous les évê-
ques, protestant contre l'ingérence d'Eusébe de Nicomé-
1 Epiph., LXIX, 6; Théodoret, I, 5. C'est dans cette lettre
qu'il donne à Eusèbe de NicomédieUe nom de coUucianiste (au/Aoy-
xtaviaràj.
2 Une de ces lettres, adressée à Paulin de Tyr, s'est conservée
dans T-toéodoret, H. E., I, 5. Paulin semble avoir eu quelque peine
à prendre parti.
3 Athauase, De synodis, 16; Epiphane LXIX, 7, 8.
i Lettre mentionnée par Eusèbe de Nicomédie dans le docu-
ment cité plus haut, note 1 ; autre lettre dont quelques fragments
iigurent dans les actes du V1I<î concile œcuménique, Mansi, t. XIII,
£. 317. Cf. Sozoméne, I, IS, à la lin.
AUlUS Eï LE CONCILE DE NICÉE 135
die, « qui se croit chargé du soin de l'Eglise entière, »
» depuis que, abandonnant. Béryte, il a jeté son dévolu
» sur l'église de Nicomédie sans qu'on ait osé l'en pu-
)) nir », et se pose en protecteur d'Arius et de son
monde. Il donnait ensuite les noms des condamnés et
résumait, dans un court exposé, les principaux traits de
leur enseignement « plus pernicieux que les hérésies
du passé, avant-coureur de l'Antéchrist ». A la lettre
étaient jointes les signatures de tout le clergé fidèle,
tant d'Alexandrie que de la Maréote K Un exemplaire
fut envoyé au p'ape Silvestre ' ; d'autres à l'évêque
d'Antioche ^ Philogonius, à Eustathe, évêque de Bérée,
et à beaucoup d'autres. Gomme Arius recueillait des
signatures pour sa profession de foi, ainsi les envoyés
d'Alexandre faisaient signer partout sa protestation.
Nombre d'adhésions lui vinrent de Syrie, de Lycie, de
Pamphylie, d'Asie, de Gappadoce et des pays voisins.
Il écrivit * un peu plus tard à un autre Alexandre,
/ 1 C'est cette lettre ('Evb; aûtixxxoz) [P. G., t. XVIII, p. 572) que
l'on appelle le Tome d'Alexandre. M. E Schwartz [Nachrichten, 1905,
p. 263) voudrait réserver ce titre à une pièce conservée dans un
ms. syriaque du British Muséum [Add., 12156, copié en 562) et
publiée par P. Martin (Pitra, Anal, sacra, t. IV, p. 196; Schwartz
en donne une traduction en grec). Ce document parait dériver
d'un exemplaire du toiiie adressé à un évéque Mélèce (difficilement
celui dont parle Eusèbe, H. E., VII, 32 ; il en parle comme d'un
mort ; v. plutôt Athanase, Ep. ad episcopos Mg., 8) ; on y avait
ajouté des indications topograpliiques assez suspectes, ainsi que
la signature, suspecte aussi, de l'évêque d'Antioche Philogonius.
2 Cité dans une lettre de Libère, en 334 (Jaffé, 212).
» ïhéodoret, H. E., I, 3.
4 P. G., t. XVIir,p. 548.
136 CHAPITRE IV
évêque de Byzance, pour le décider à l'appuyer lui aussi.
Dans cette lettre il se plaint des querelles que le parti
d'Arius lui fait à Alexandrie. Les femmes se mêlaient
de l'affaire ; j'ai déjà dit qu'Arius était en grande faveur
auprès des vierges. Ces personnes entêtées et processi-
ves faisaient à l'évêque chicane sur chicane. On tenait
des assemblées schisinatiques. Bref, le désordre, que
l'exode des condamnés n'avait pas apaisé, se faisait
chaque jour plus intense K
Il fut porté à son comble par le retour d'Arius. Un
synode assemblé en Bithynie par les soins d'Eusèbe de
Nicomédie avait déclaré que les dissidents devaient
être admis à la communion et qu'Alexandre serait prié
de les recevoir. Gomme il s'y refusa, les partisans
d'Arius en Phénicie et en Palestine, Eusèbe de Gésarée,
Paulin de Tyr, Patrophile de Scythopolis et quelques
autres se réunirent à leur tour en concile et l'autorisè-
rent, lui et ses- ayant-cause, à reprendre leurs fonctions,
tout^en demeurant soumis à leur évêque '. '
Gette dernière condition était difficile à remplir.
Arius et ses amis revinrent comptant apparemment sur
le nombre et l'énergie de leurs partisans pour forcer la
main à leur chef ecclésiastique. Rien n'était négligé
pour exciter le populaire et l'intéresser aux opposants.
Des pamphlets circulaient, et même des chan.sons. Arius^
avait composé une longue rapsodie où les beautés de
i Arius était peut-être déjà revenu quand la lettre fut écrite.
- Sozomène, I, 15, résume ici des documents synodaux qui ne
nous sont pas parvenus.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 137
sa métaphysique étaient relevées. C'est ce qu'on appelle
sa Thalie. Il en reste quelques fragments. Elle débutait
ainsi :
Selon la foi des élus de Dieu,
qui comprennent Dieu,
des enfants saints,
orthodoxes,
qui ont reçu le saint esprit de Dieu,
voici ce que j'ai appris
de ceux qui possèdent la sages&e,
des gens- bien élevés, V
instruits par Dieu,
habiles en toutes choses.
C'est sur leur trace que je marche, moi,
que je marche comme eux,
moi dont on parle tant,
qui ai tant souffert
pour la gloire de Dieu
qui ai reçu de Dieu
la sagesse et la science que je possède.
Les ouvriers du port, les marins, les oisifs et le
menu peuple de la rue savaient ces chansons et en re-
battaient les oreilles des fidèles d'Alexandre. De là des
rixes à n'en plus finir.
Au dehors l'épiscopat était très divisé. Dans chacun
des deux partis on se vantait des adhésions reçues. Les
lettres favorables à Arius furent groupées en un re-
cueil^; on en fit autant pour celles qui soutenaient l'évê-
que d'Alexandrie ^ Un rhéteur cappadocien, appelé As-
1 Athanase, De synodis, 17.
2 Je ne saurais accepter comme authentique le concile d'Antio-
che de 324 dont M, È. Schwartz [Nachrichten., 1905, p. 171 et suiv.)
138 CHAPITRE IV
terius, qui avait failli pendant la persécution et ne
pouvait, à cause de cela, entrer dans le clergé; parcourait
l'Orient et faisait des conférences pour exposer et défen-
dre la nouvelle théologie. Le public s'intéressait à ces
questions, même le public païen, qui, bien entendu, en
tirait occasion de s'amuser aux dépens des chrétiens et
de leurs croyances. Les querelles d'Arius et d'Alexan-
dre retentissaient jusque dans les théâtres ^
C'est en cet état d'agitation que Constantin trouva
l'Eglise orientale lorsque sa victoire sur Licinius le mit
en rapport avec elle.
Arrivé à Nicomédie il avait eu d'abord l'intention
de visiter tout aussitôt 1' « Orient » '^ ; parmi les rai-
sons qui le retinrent, les querelles ecclésiatiques eurent
une place importante. Les renseignements qu'on lui
donna sur celle d'Alexandrie l'étonnèrent et l'affligè-
rent. Il avait compté sur l'^iscopat grec pour l'aider à
réduire le schisme africain, souci cuisant de sa politi-
que religieuse; et voilà que l'épiscopat grec était lui-
même divisé. Pourquoi ? Pour une futilité. Alexandre
avait eu l'imprudence de poser à ses prêtres des questions
oiseuses à propos d'un texte de la Bible ^ sur des cho-
publie une prétendue lettre synodale adressée à Alexandre de By-
zance (Néa; Tw[j.t,;), d'après un ms. syriaque de Paris, n» 62. Cf.
Harnack, Comptes-rendus de l'Acad. de Berlin, 1908, p. 303 ; 1909,
p. 401.
1 Eusèbe, VUa Conut., I, 61.
2 Entendez ici la Syrie et l'Egypte,
î Prov. VIII, 22.
ARiaS ET LE CONCILE DE NIGÉE 139
ses de nulle, importance religieuse" ; Arius, au lieu de
garder pour lui ses sentiments, les avait exprimés et
soutenus avec opiniâtreté. Etait-ce bien le moment de
se livrer à de tels exercices ? Ne pouvait-on laisser dor-
mir.des questions irritantes^, insolubles, et vivre en paix
dans la fraternité chrétienne ?
L'empereur écrivit en ce sens une lettre adressée en
commun à Alexandre et à Arius. Elle leur fut portée
par son fidèle conseiller ecclésiastique^, Hosius, évêque
de Cordoue, qui l'avait suivi en Orient. Il les pressait
vivement, avec des accents touchants, de se réconcilier,
de rendre ainsi la paix à l'Eglise et la tranquillité au
souverain.
A la façon dont Constantin prenait cette affaire, on
reconnaît tout de suite l'homme de gouvernement, bien-
veillant pour la religion chrétienne, désireux même que
tout le monde l'accepte et que l'on parvienne ainsi à
l'unité morale (il le dit expressément), mais incapable
de s'intéresser aux choses métaphysiques. Le christia-,.
nisme dont le gouvernement avait présentement besoin,
c'était la religion de l'Etre suprême {summa divinitas),
concrétisée dans la foi au Christ révélateur et sauveur,
et dans l'observation des préceptes religieux et moraux
que .PEglise inculquait en son nom. Quant à alambi-
quer la summa divinitas et ses rapports intimes avec le
Clirist, cela pouvait être un objet d'étude pour des per-
sonnes privées ; on pouvait professer sur ce point des
opinions diverses ; mais à quoi bon les produire en pu-
blic et surtout avec cette insistance qui provoque l'op-
140 CHAPITRE IV
position et fait naître les querelles ? * L'Etat ne pouvait ,
s'intéresser à ces choses que dans la mesure où l'ordre
public s'en ressentait.
Hosius, qui était un homme pratique, pourrait bien
avoir été, au fond, de l'avis de l'empereur. Toutefois,
quand il fut arrivé sur les lieux, il comprit vite que l'ex-
hortation impériale ne suffirait pas à calmer les esprits
agités. Elle aurait peut-être réussi auprès des Occiden-
taux, dont les besoins théologiques étaient limités. Mais
avec les Grecs, penseurs, discoureurs, disputeurs, il en
était tout autrement. La question ne pouvait plus être
étouffée ; il fallait la régler.
On ffrofita cependant du séjour d'Hosius pour termi-
ner quelques affaires locales. C'est sans doute alors que
Kolluthus fut condamné et ses ordinations déclarées in-
valides. On y annula, en tout cas, celle d'un certain Ischy-
ras, qui plus tard revint sur l'eau et fit quelque bruit ^
De retour à Nicomédie, Hosius informa l'empereur et
celui-ci se décida à convoquer un grand concile, qui par-
viendrait^ croyaient-ils tous deux, à faire l'apaisement.
L'affaire d'Arius n'était pas la seule qui soulevât dès
troubles. Il y avait encore le schisme égyptien de Mélèce
1 Noter, dans la lettre impériale, cette curieuse comparaison :
« Les philosophes eux-mêmes (d'une école) s'accordent tous sur
une manière de voir {oôy[i.a); si parfois ils se divisent sur'quelque
solution, cette divergence ne. les empêche pas de s'entendre sur le
fond ï. (Eusèbe, V. C, II, 71).
2 Athan., Apol. c. An\, 74. D'après Socrale, III, 7, on aurait
traité alors avec Hosius les questions d^essence et d'hypostase, à
propos des Sabelliens et de leur dogme.
ARIUS ET LE CONCILE DE NIGÉE 141
et aussi le dissentiment sur le calcul pascal. Voici en
quoi consistait celui-ci ^
La querelle du temps du pape Victor entre l'église
de Rome et les églises d'Asie s'était terminée au profit
de l'usage romain. Tout le monde était d'accord que la
fête de la Résurrection du Christ devait avoir lieu le
dimanche après la Pâque juive. A Antioche on laissait
aux juifs le soin de fixer l'échéance du 14 nisan, c'est-à-
dire de la pleine lune^à laquelle la fête était célébrée. Le
mois de nisan étant le premier mois lunaire, il pouvait
être placé diversement, selon que l'année précédente
avait été de 12 ou de 13 mois. Ce dernier point était dé-
cidé par les autorités juives, suivant des méthodes à
elles. A Alexandrie on ne s'inquiétait pas des juifs ; on
calculait la Pâque soi-même, et le flottement du premier
mois lunaire était arrêté par cette régie spéciale que
la fête célébrée après la pleine lune devait l'être aussi
après l'équinoxe de printemps, fixé au 21 mars. Gomme
les juifs, alors au moins, ne tenaient pas compte de l'équi-
noxe, il en résultait que leur 14 nisan pouvait être d'un
mois antérieur à celui des Alexandrins, et que l'église
d' Antioche, qui l'adoptait, pouvait se trouver, elle aussi,
d'un mois en avance sur la grande métropole égyptienne.
Les deux calculs en concurrence avaient des adhérents,
et, si étrange que la chose puisse nous paraître, deè ad-
hérents passionnés.
1 Voir mon mémoire La question de la Pâque au concile de Nicée,
dans la Bévue des questions historiques, t. XXVIII (188ù), p. 1.
142 CHAPITRE IV
Les grands conciles n'étaient pas une nouveauté pour
l'épiscopat d'Orient 1. On en avait vu beaucoup, au mi-
1 Les procès-verbaux du concile de Nicée, s'il en a été dressé,
ne se sont pas conservés. Le récit d'Eusébe (F. C, III, 22) est le
seul qui émane d'un témoin présent ; Eustathe d'Antioche (Théo-
doret, I, 7) et Atbanase (surtout le De decretis Nicaenis et l'épître
Ad Afros), qui, eux aussi, assistèrent au concile, ne rapportent que
quelques détails. Sous l'empereur Zenon (476-491), un certain Gé-
lase, originaire de Gyzique, compila eh Bithynie une histoire du
concile où il inséra nombre de pièces officielles. La partie narra-
tive de son recueil est empruntée à Eusèbe, à Rufin (un Rufin
grec, traduit par un autre Gélase), à Socrate et à Théodoret. Ces
auteurs (Rufin excepté) lui ont fourni beaucoup de documents ; il
en a aussi emprunté un certain nombre à un recueil antérieur,
formé par un prêtre Jean, d'ailleurs inconnu. Il eut en outre à sa
disposition des extraits tirés par lui, au temps où il demeurait à
Gyzique, d'un.livre qui avait appartenu à Dalmatius, évêque de
cette ville (membre du concile d'Ephèse, en 431); ce livre était une
composition artificielle,^e donnant comme la reproduction exacte
de conversations entre divers philosophes et les membres du con-
cile. Voir sur ce sujet Gerhard Loeschcke, Das Syntagma des Gela-
sius Cyzicenus, étude parue dans le Rheinisches Muséum, 1905, 1906;
l'auteur est beaucoup trop favorable à Gélase et au livre de Dal-
matius. Le texte de Gélase était divisé en trois livres; les deux
premiers sont dans la Patrologie grecque de Migne, t. LXXXV,
p. 1192-1344; pour le troisième, dont Mai {Spic. Rom., t. VI, p. 603)
n'a donné que la table avec quelques mentis fragments, il faut
recourir à Ceriani, Monum. sacra et profana, t. I, p. 129. Ce que Mi-
gne donne comme livre III consiste en trois lettres de Constantin,
dont la première est, en effet, extraite de ce livre, tel que le décrit
la table de Mai et que Ceriani l'a publié. Il paraît avoir été plus
long (cf. Photius, cod. 88) et peut ainsi avoir compris les deux au-
tres. — Quant aux signatures de Nicée, dont on a des recensions
en diverses langues (Patruyn Nicaenoi'um nomina, éd. Teubner [Gel-
zer, Hilgenfeld, Guntz]^ 1908), elles nous viennent en dernière ana-
lyse, non d'un procès-verbal simplement recopié, mais d'un arran-
gement où elles ont été distribuées dans l'ordre géographique. Cet
arrangement paraît être de la fin du iv° siècle.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 143
lieu du nie siècle et depuis, qui réunissaient, à Antio-
che ou ailleurs, les évoques de l'Asie-Mineure orientale
et des provinces syriennes. Alexandrie, elle aussi, voyait
de temps â autre des réunions de l'épiscopat égyptien et
libyen : un de ces conciles locaux avait été tenu précisé-
ment à propos d'Arius. Ces deux groupes, toutefois,
n'avaient jamais été réunis ; jamais les évêques « Orien-
taux » n'avaient délibéré avec ceux d'Egypte. Cette fois
la convocation fut beaucoup plus large. Aux Egyptiens
et aux Orientaux se joignirent des évêques de l'Asie-Mi-
neure entière, aussi bien de l'ancienne province (main-
tenant diocèse) d'Asie, que de la Gappadoce, du Pont et
de-4a Galatie- Les provinces d'outre-Bosphore furent re-
présentées aussi, quoique dans uHe proportion moindre.
Encore moins nombreuse était la représentation des
pays latins : un évêque pannonien ; un de Gaule, celui
de Die ; un évêque de Galabre ; l'évêque de Garthage ;
enfin Hosius de Gordoue, qne l'on pouvait considérer
comme représentant l'épiscopat espagnol, et deux prê-
tres romains, envoyés par le pape Silvestre. Il n'était pas
jusqu'aux pays d'extrême frontière, du côté de la mer
Noire ou de la Perse, d'où il ne fût venu quelques évê-
ques. G'est ainsi qu'on vit à Nicée l'évêque de Pityonte,
dans le Gaucase, celui du royaume de Bosphore ^, deux
de la Grande Arménie, enfin un évêque du royaume de
Perse.
Le nombre exact des membres du concile de Nicée
1 C'est sans-doute le Scythe dont parle Eusébe, V, C, III, 7.
144 CHAPITRE IV
ne fat pas établi d'abord sur des pièces officielles. Eu-
sèbe dé Gésarée ^ qui prit part à cette assemblée, dit
qu'il y en avait plus de 250 ; un autre membre du concile,
Eustathe d'Antioche^, parle de 270, Constantin de plus
de 300 ^ Ce chiffre est celui de saint Athanase, du pape
Jules, de Lucifer de Gagliari. A la longue on le dépassa
un peu pour arriver au nombre symbolique de 318, celui
des serviteurs d'Abraham dans sa lutte contre les rois
coalisés*, et c'est ainsi que se fixa la tradition. Les listes
qui sont venues jusqu'à nous ne mentionnent que 220
noms, dont quatorze sont des noms de chorévêques. Il
est possible que ces listes soient incomplètes et notam-
ment que l'on n'ait pas conservé, sauf pour l'église de
Rome, les noms des sièges épiscopaux dont les titulai-
res se firent représenter par d^s prêtres ou d'autres
clercs ^
Au printemps de l'année 325, tout ce monde s'ache-
mina, sur les voitures de la poste officielle ou sur des
montures fournies par l'empereur, vers le lieu de la
1 F. Const., III, 8.
2 In Prov., VIII, 22 (Théodoret, I, 7). ' ~
3 Lettre à l'église d'Alexandrie, Socrate, I, 9. - ■
4 Gen. XIV, 14.
5 La grande autorité du premier concile œcuménique en fit
bientôt un thème à légendes. Dès la fin du iv« siècle on racontait
à son sujet diverses choses, plus ou moins douteuses, qui déjà, au
siècle suivant, prirent place dans les livres d'histoire. Les légis-
lateurs privés auxquels nous devons tant de recueils apocryphes
de droit canonique s'étaient couverts d'abord de la prétendue au-
torité des apôtres (t. I, p. 533) ; maintenant on les verra se récla-
mer aussi des trois cent-dix-huit Pères.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 145
réunion, la ville de Nicée en Bithynie voisine de la ré-
sidence impériale de Nicomédie.
Ces prélats étaient assez divers de culture. Le^plus
érudit était sans doute Eusèbe de Gésarée. Plusieurs,
comme Alexandre, Eustathe d'Antioche, Marcel d'An-
cyre, nous sont connus par des écrits, de controverse
anti-arienne; ces questions, débattues depuis plusieurs
années, devaient être familières à la plupart. Quelques-
uns, comme Léonce de Gésarée en Gappadoce et Jacques
de Nisibe étaient célèbres par leurs vertus. Mais ceux
qu'on se montrait le plus avidement, c'étaient lès con^
fesseurs de la grande persécution, Paul de Néocésarée
de Syrie, avec ses mains brûlées, Amphion d'Epiphanie,
les égyptiens Paphnuce et Potamon, borgnes et boiteux
depuis le temps des mines. Si cette grande réunion exci-
tait la curiosité des fidèles et des païens eux-mêmes,
elle ne devait pas produire une moindre impression
sur ceux qui la composaient. Jamais l'Eglise n'avait
passé une telle revue de son personnel directeur.
Bien qu'en cette affaire il ait été témoin et acteur,
Eusèbe ne nous renseigne guère sur les détails. Ge qui
l'a surtout frappé, c'est la première séance impériale et
le dîner d'apparat que Constantin offrit aux membres du
concile.
Dans une grande salle du palais, des bancs étaient
' disposés à droite et à gauche ; les évêques y prirent
place et attendirent. On vit bientôt paraître quelques
officiers chrétiens, puis l'empereur, revêtu de la pourpre
et du costume somptueux qui était alors de mise. Ge fut
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 10
146 CHAPITRE IV
un moment solennel, "que cette rencontre entre le chef
de l'Etat romainjet les représentants^des communautés
chrétiennes si longtemps et si durement persécutées.
Maintenant] les mauvais jours étaient passés : Galère,
Maximin, Licinius, tous les ennemis du Christ étaient
morts. Des coups qu'ils avaient portés le souvenir était
encore vivant, et, parmi les présents, plus d'un en por-
tait la trace. L'empereur d'aujourd'hui, le puissant prince
qui, depuis vingt ans, défendait la frontière et tenait les
barbares éloignés, qui venait tout récemment de refaire
l'unité de l'empire et le tenait tout entier dans sa main,
c'était le restaurateur de la liberté religieuse, plus en-
core, le protecteur et l'ami des chrétiens.
Constantin prit place au haut de la salle. L'évêque le
plus rapproché de lui, vers la droite \ peut-être Eusébe
de Césarée, peut-être l'évêque d'Antioche, plus qualifié
par son siège, prit la parole et lui exprima les sentiments
de l'assemblée. L'empereur répondit en latin et sa ré-
ponse fut aussitôt traduite en grec 2. Après quoi les dé-
1 Eusèbe ne marque pas son nom. L'auteur des tables des
chapitres de sa vie de Constantin (III, 11) a cru qu'il s'agissait de
l'évêque de Césarée lui-même; Théodoret (I, 6) indique Eust'atlie
d'Antioche, Hosius, comme faisant partie de l'entourage de l'em-
pereur, était peu indiqué pour ce compliment; L'évêque d'Antio-
che avait présidé les conciles d'Ancyre et de Néocésarée ; il était
naturel qu'il présidât celui de Nicée. Il n'y avait pas encore de
préséances bien établies ; plus tard Alexandrie eut, en ces réu-
nions, le pas sur Antioche. En ce moment Antioche était la rési-
dence du comte d'Orient, sorte de vice-roi, de qui dépendait l'E-
g}''pte aussi bien que la Syrie.
2 Eusébe, T'. C, III, 12, nous a coris&rvé l'allocution impériale.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 147
bats commencèrent. L'empereur les suivit avec attention
et s'y mêla quelquefois.
Entre temps le concile fut convié par lui aux fêtes par
lesquelles on célébrait sa vingtième année d'empire. Eu-
sèbe de Gésarée prononça, à cette occasion, un éloquent
panégyrique. L'empereur oifrit un grand festin aux évê-
ques. Sur leur passage la garde pçésentait les armes ;
' les confesseurs voyaient reluire comme autrefois l'acier
des sabres, mais ils n'en avaient plus peur. Plusieurs se
demandaient si c'était un rêve, ou si l'on était déjà dans
le royaume du Christ.
En dehors de ces pompes, le concile travaillait. L'af-
faire d'Arius vint la première. 11 s'agissait de savoir si
l'on maintiendrait la sentence portée contre lui par son
évêque. Mis en demeure de se justifier, Arius et les siens
s'expliquèrent très franchement, si bien qu'Arlexan^re
n'eut aucune peine à établir le bien-fondé de sa décision.
L'appui que l'évêque de Nicomédie et ses autres parti-
sans donnèrent au prêtre d'Alexandrie ne lui fut d'aucun
secours. Peu de personnes dans l'assemblée étaient dis-
posées à entendre de sang-froid des propos comme ceux-
ci : « Il fut un temps où le Fils de Dieu n'était pas ; il
» a été tiré du néant ; c'est une créature^ un être soumis
» au changement, etc. ». La sentence d'Alexandre fut non
seulement maintenue, mais confirmée. Les condamnés
persistèrent ; il ne fut possible d'en ramener aucun.
Une autre affaire égyptienne, celle de Mélèce et de
son schisme, fut ensuite examinée. Le concile reconnut
que Mélèce avait eu les torts les plus graves. Néanmoins,
148 CHAPITRE IV
dans son désir d'apaisement,, désir sûrement favorisé
par l'empereur, il adopta un arrangement d'après lequel
le clergé mélétien devait être maintenu en fonctions et
fondu avec le clergé d'Alexandre, maïs subordonné à
celui-ci. Toutefois si l'évêque investi par Alexandre ve-
nait à mourir, l'évêque établi par Méléce pouvait être
mis à sa place, moyennant élection régulière et appro-
bation du métropolitain d'Alexandrie. Quant à Mélèce,
en égard à sa culpabilité spéciale, on ne lui conservait
que le titre d'évêque, en lui interdisant absolument toute
fonction pastorale.
Ce n'est pas sur les conseils d'Athanase que l'on
traita les Mélétiens avec autant de miséricorde. Il con-
naissait ce personnel et prévoyait qu'on aurait encore à
s'en plaindre. L'événement lui donna raison..
Quant au comput pascal, l'évêque d'Antioche et ses
Orientaux consentirent à se conforpaer à l'usage d'Alexan-
drie et à célébrer la Pâque en même temps que les autres
églises.
Ces décisions furent notifiées aux églises intéressées,
non seulement par le concile, mais aussi par l'empereur K
Celui-ci avait pris pour tâche spéciale d'insister auprès
des dissidents pour les ramener à l'unité catholique.
Il parut en outre nécessaire, vu les divisions que l'af-
1 Lettre du concile à l'église d'Alexandrie, 'Etieiôy) triç to-j ©eoù,
Socrate, I, 9; Théodoret, I, 8; Gélase, II, 34; — lettre de Cons-
tantin à l'église d'Âlexandri«, Xat'pexE àyaTiriTo:, Socrate, I, 9 ; Gé-
lase, II, 37; — lettre de Constantin aux Orientaux, Ilecpàv Xagcôv,
Eusèbe, F. C, III, 17-20 ; Socrate, I, 9 ; Théodoret, l, 9.
ARIUS ET LÉ CONCILE DE NICÉE '149
faire d'Arius avait introduites dans l'épiseopat, de s'en-
tendre sur une formule qui, admise par tout le monde,
empêcherait le retour des manifestations théologiques
dont on avait eu à se plaindre. La seule synthèse doctri-
nale que l'Eglise reconnût alors était le symbole bap-
tismal, originaire de Rome, mais qui, depuis lès temps
très éloignés où il avait commencé de circuler, s'était
modifié çà et là de diverses façons. Eusèbe de Gésarée
. crut l'occasion bonne de prendre de ce côté une revanche
de la défaite subiepar ses protégés égyptiens; il pré-
senta à l'assemblée le texte en usage dans son église.
On l'accepta, dit-il, |en principe : il ne contenait rien de
choquant. Mais comme, sur les points particuliers qui
avaient été mis en discussion, il demeurait dans un vague
absolu, on le modifia en y introduisant certains complé-
ments et en |supprimant quelques mots inutiles. C'est
ainsi que ^ fut formulé le célèbre symbole de Nicée :
« Nous croyons en un seul Dieu, Père, tout-puissant,
» auteur de toutes choses, visibles et invisibles ; et en
)) un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils de Dieu, engen-
» dré unique 2 du Père, c'est-à-dire de l'essence du Père,
» Dieu de Dieu, jlumière de lumière, vrai Dieu de vrai
» Dieu ; engendré et non pas fait, consubstantiel au
)) Père, par qui tout a été fait ; qui pour nous, hommes,
1 D'après saint Basile, e,p. 81 (cf. 244, 9), la rédaction en fut
confiée à Hermogéne, qui devint plus tard évéque de Gésarée en
Gappadoce. C'était sans doute un prêtre ou un diacre de cette
église, qui avait, comme Âthanase, accompagné son évéque au con-
cile.
- Y6vvri6évx-a [xovoysvYi.
150 CHAPITRE IV
» et pour notre salut est descendu, s'est incarné, s'est
» fait homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour,
» est remonté au ciel et viendra juger vivants et morts ;
» et au Saint-Esprit. »=
» Quant à ceux qui disent : Il fut un temps où il n'était
» pas ; Avant d'être engendré il n'était pas ; Il a été fait
» de rien ou d'une autre substance ou essence * ; Le Fils
» de Dieu est un être créé, changeable, «mutable : ceux-
» là, l'Eglise catholique leur dit analhéme ».
Outre ce symbole, le concile arrêta aussi un certain
nombre de régies ecclésiastiques, qu'il formula en vingt
canons.
Les crises intérieures du siècle précédent avaient
laissé en Orient des traces que le concile s'eJEforça de
faire disparaître. Les Novatiens se rencontraient un peu
partout en Asie-Mineure ; à Antioche et peut-être ail-
leurs, il y avait des Paulianistes, attachés aux doctrines
de Paul de Samosate. Pour les premiers, le concile (c. 8)
se montra très conciliant. Il prescrivit de les admettre à
la communion sur le simple engagement de reconnaître
les dogmes catholiques et de communiquer avec les bi-
games 2 et les apostats repentis. Leur clergé fut main-
tenu en fonctions dans les endroits où il n'y avait pas
de clergé catholique^, fondu avec celui-ci quand il y en
avait un. Quant aux Paulianistes (c. d9), leur baptême fut
déclaré nul; ils furent soumis à la rebàptisation. Leurs
1 è| Ixlpaç ÛTtoffxàffEwç yi oùercaç.
2 II s'agit ici, bien entendu, de bigamie successive, de second
mariage, et non point de bigamie simultanée.
ARiUS ET LE CONCILE DE NIGÉE 151
clercs aussi, pour continuer leurs fonctions, ce que le con-
cile acceptait comme possible, durent être réordonnés.
La persécution de Licinius était encore récente ; plu-
sieurs canons (c. 11-14) furent consacrés à régler les cas
pénitentiels auxquels elle avait donné lieu.
Au point de vue du clergé, le concile interdit de con-
férer les ordres aux eunuques volontaires (c. 1), aux
néophytes (c. 2), aux pénitents (c. 9, 10); il défendit aux
prêtres et aux évêques de se transférer d'une église à
une autre * (c. 15, .16), jaux clercs en général d'exercer
l'usure (c. 17) et de garder chez eux des femmes qui pus-
sent donner lieu au soupçon (c. 3). Les évêques^devaient
être^ dans chaque province, installés par tous leurs col-
lègues ; les absents empêchés devaient tout au moins
donner leur adhésion ; l'installation devait être confir-
mée par l'évêque du chef-lieu, le métropolitain fc. 4),
Aucun évêque ne devait recevoir ni surtout promouvoir
les clercs qui auraient quitté leur église (c. 16), ni réha-
biliter les personnes excommuniées par leurs collègues.
Gomme il pouvait y avoir lieu, sur ce point, à reviser les
sentences épiscopales, les évêques de chaque 'province
étaient invités à s'assembler deux fois par an en concile
pour juger les appels (c. 5).
En édictant ses règlements sur les relations provin-
ciales des évêques, le concile n'entendait pas déroger
aux situations consacrées par l'usage, notamment à celle
1 Ceci touchait les évêques de Nicomédie et d'Antioche, trans-
férés, l'un de Béryte, l'autre de* Bérée ; mais la loi n'avait pas
d'effet rétroactif.
152 CHAPITRE IV
de l'évêque d'Alexandrie * par rapport* aux églises de
l'Egypte entière, de la Libye et de la Pentapole. Pour
toutes ces églises l'évêque d'Alexandrie était le supé-
rieur immédiat de l'évêque. local : il n'y avait d'autre
métropolitain que lui. Les anciens usages d'Antioche et
d'ailleurs devaient de même être maintenus ; l'évêque
d'JElia, lui aussi, devait ^'conserver ses prérogatives tra-
ditionnelles, sans préjudice, toutefois, des droits métro-
politains de Césarée (c. 6, 7).
Telle est la législation de Nicée^, législation sans ca-
ractère synthétique, toute de circonstance, comme fut
toujours, la législation des conciles, représentant non
point la réglementation générale des rapporte ecclésias-
tiques, mais simplement la solution d'un certain nombre
de cas sur lesquels l'attention des membres de l'assem-
blée se trouvait avoir été appelée. Jusque là on avait
vécu soit sur des traditions non écrites, soit sur des re-
cueils qui se recommandaient des apôtres ou de leurs
disciples, niais sans titres vérirfiables. Les conciles d'El-
vire et d'Arles ne furent jamais reçus en Orient; ceu:x
d'Ancyre et de Néocésarée attendirent assez longtemps
1 Ici le concile, allègue l'usage de Rome ; èticiS-/] -xa'i xw âv tv)
Tcip-T, èuia-y.ÔTiw toûto av^rfiiz âaxiv. En effet, le pape exerçait alors
l'autorité métropolitaine sur les évéques de l'Italie entière. Dans
certaines versions latines de ce canon on a précisé, en restreignant
la juridiction métropolitaine du pape aux subwbicaria loca, c'est-à-
dire aux églises que ne comprenaient pas les ressorts de Milan et
d'Aquilée, établis, après le concile de Nicée.
2 Pour ne rien négliger, mentionnons encore deux canons, l'un
contre les empiétements des diacres (c. 18), l'autre contre l'usage
de prier à genoux le dimanche et pendant le temps fiscal (c. 20).
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 153
avant de l'être en Occident : ceux de Nicée furent acceptés
partout, dès la première heure, et partout placés en tête
des documents authentiques du droit ecclésiastique.
Les canons disciplinaires ne semblent pas avoir sou-
levé de discussions bien vives. Il en fut autrement du
symbole. La précision des formules négatives par les-
quelles il se. terminait, 'et quelques expressions comme
« engendré de l'essence du Père, vrai Dieu, engendré et
non pas fait, consubstantiel au Père », excluaient abso-
lument Tarianisme doctrinal. Les partisans d'Arius,
qu'ils fussent venus de l'école lucianiste, comme Eusèbe
de Nicomédie, ou qu'ils fussent des origénistes ralliés,
comme Eusèbe de Gésarée, ne pouvaient signer une telle
profession sans déroger à leurs principes. Ils inciden-
tèrent beaucoup sur le mot consubstantiel, auquel ils re-
prochaient de n'être pas tiré de l'Ecriture et d'avoir été
répudié par le concile d'Antioche, au temps de Paul de
Samosate. A cela les orthodoxes répondaient que des
auteurs anciens et graves, Théognoste, Origène, et sur-
tout Les deux Denys, celui d'Alexandrie et celui dcRouie,
s'étitient servis du^ mot en litige, lequel, il est vrai,
n'était pas scripturaire, mais exprimait bien ce que l'on
voulait inculquer. Ce dernier point était discutable, car,
en soi, le mot consubstantiel n'était pas si clair, et de
fait il n'a pas toujours été pris dans le même sens ^
i Par exemple quand on dit que le Christ, consubstantiel à
Dieu par sa nature divine, nous est consubstantiel par sa nature
humaine.
154 CHAPITRE IV
Mais, dans le symbole, ce qu'on entendait lui faire ex-
primer, c'est que le Fils de Dieu ne rentre nullement
dans la catégorie du créé et que, quel que soit le mystère
de sa génération, son essence est vraiment divine. C'est
ce que signifie la formule « engendré de l'essence du
Père », ly. T^ç. Tou YIolt^oc, oùci'aç, qui a disparu du texte
actuellement reçu, et qui forme en effet double emploi
avec l'ofAooûcioç. Athanase, à qui la formule i/. Tnq tou
ITaTpo; oùç-'aç est très familière, n'emploie pas souvent,
pour son compte, le mot de consubstantiel. Ce n'est pas
lui sans doute, ni son évêque, qui l'auront suggéré au
concile. Il semble plutôt que ce soient les légats romains.
A Rome, en effet, le mot était d'usage courant, officiel :
soixante ans avant le concile de Nicée, on y avait blâmé
Denys d'Alexandrie de son hésitation à l'employer ^ De-
puis Zéphyrin et Calliste, l'église romaine s'était toujours
plus préoccupée de maintenir le monothéisme absolu et
l'absolue divinité de Jésus-Christ que de cultiver des
systèmes pour concilier ces deux données. Cette préoc-
cupation principale était partagée par les modalistes ;
ce que le concile pouvait compter d'esprits à tendance
sabellienne lui était acquis d'avance, notamment l'évêque
d'Ancyre Marcel, qui fera bientôt parler de lui. De tels
partisans de V homoousios n'étaient guère faits, il faut bien
le dire, pour le recommander auprès des personnes, fort
nombreuses, qui, depuis Origène, faisaient une guerre
incessante au modalisme.
1 T. I, p. 486.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE 155
Aussi Vhomoousios eut-il quelque peine à se faire ac-
cepter ; il fut plutôt imposé que reçu. Hosius le patronna
éhergiquement ; il en fut de même des évêques d'Alexan-
drie et d'Antioche. L'empereur fit savoir qu'il y tenait.
Ce fut, pour beaucoup, un argument capital. Les résis-
tances fléchirent, même celle d'Eusèbe de Gésarée, même
celle des évêques dé Nicomédie et de Nicée, ainsi que de
tout le paTti lucianiste. Tout le monde signa, sauf les
deux libyens Théonas et Secundus, qui ne voulurent pas
se séparer de leur parti. Par mesure de police ils furent
internés en Illyricum, avec Arius et ses adhérents alexan-
drins !..
Gomment leurs protecteurs de la veille expliquèrent
leur revirement au public, c'est ce dont on peut se faire
une idée en lisant la lettre piteuse et peu sincère que
l'évêque de Gésarée écrivit tout aussitôt à son église.
Athanase, qui ne lui voulait aucun bien, et pour cause,
eut soin de transmettre ce document à la postérité en
l'annexant à l'ouvrage qu'il publia plus tard sur les dé-
crets de Nicée. Il dut peser bien lourdement sur la cons-'
cience de son auteur. Gependant Eusèbe n'osa pas se
révolter : il attendit l'heure de la revanche.
Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée se mon-
trèrent moins prudents. Au moment du concile ils
l'avaient échappé belle, car l'empereur, eu égard à leur
responsabilité dans les troubles, voulait les traiter comme
Arius et les autres. On se contenta de les obliger à signer.
1 Philostorge, Supp. (Migne, P. G., t. LXV. p. 623).
156 CHAPITRE IV
Mais leurs sentiments n'avaient pas changé. Ils le mon-
trèrent peu après.|Les décisions du concile comportaient,
à Alexandrie, des mesures d'exécution qui donnèrent
lieu à beaucoup de protestations. « Les Egyptiens seuls,
» dit Eusèbe, continuaient, au milieu de la paix univer-
» selle, à s'entre-déchirer » i. Gomme les Donatistes,
après le concile d'Arles, les condamnés^ ariens ou mèlé-
tiens, se mirent de nouveau à importuner l'empereur.
Constantin, cette fois encore, se prêta au rôle d'arbitre,
appela à lui les chefs^de parti et s'employa à les réconci-
lier. Eusèbe et Théognis [profitèrent de l'occasion, ac-
cueillirent les dissidents comme ils avaient accueilli
Arius et prirent hautement leur défense. C'en était trop.
L'empereur ne pouvait tolérer qu'on rallumât une que-
relle à peine éteinte; du reste, il gardait rancune à Eu-
sèbe, qui passait pour avoir montré naguère trop
d'attachement à Licinius. Il fit enlever les deux évèques
et les expédia en Gaule. Puis il écrivit à leurs églises et
les invita à choisir de nouveaux chefs 2, ce qui fut fait.
L'évêque de Laodicée en Syrie, ïhéodote, arien notoire,
tenait apparemment des propos antinicéens. L'empereur
1 Eusèbe vise cette affaire, V. C, III, 23 ; les termes généraux
dont il se sert ne permettenit guère de voir s'il s'agit d'ariens ou
de mélètiens, ou des deux partis à la fois. La même indétermina-
tion se représente dans la lettre de Constantin alléguée ci-dessous.
On a beaucoup exagéré, ces temps derniers, en tirant de cet inci-
dent une seconde session du concile de Nicée. Eusèbe ne parle
nullement d'une nouvelle convocation de l'épiscopat entier, mais
seulement d'une invitation adressée aux a Egyptiens >■>.
2 La lettre à l'église de Nicomédie s'est conservée dans Théo-
doret, I, 20, et dans Gélase de Gyzique, I, 10.
ARIUS ET LE CONCILE DE NICÉE ^ 157
lui écrivit aussi pour lui montrer, par l'exemple d'Eu-
sèbe et de Théognis, quelles pouvaient être les consé-
quences de son attitude.
Constantin était bien décidé à ne pas transiger sur
le concile. C'était son concile à lui : il y avait assisté, il
l'avait même un peu dirigé ; il s'y tint résolument.
Il semblait donc que tout fût fini et qu'il ne restât
plus qu'un petit groupe d'opposants, sur lesquels la po-
lice impériale avait l'œil et la main. Il n'en était rien :
la vraie lutte allait commencer. Au deuxième siècle,
après quelques alertes, la crise gnostique avait fini par
se calmer toute seule : le christianisme avait éliminé
les germes morbides par la simple réaction d'un orga-
nisme vigoureux. Plus tard, le mouvement-modaliste,
après avoir agité les églises un peu partout, en Asie^,
à Home, en Afrique, en Gyrénaïque_, en Arabie, s'était
peu à peu éteint ou confiné. On n'avait eu besoin ni
de concile, ni d'empereur, ni de symboles, ni de signa-
tures. La querelle d'Origène et de son évêque, assez
vive au début, avait fini par s'arranger toute seule. Dans
celle d'Arius on mit en avan,t les grands moyens. Il n'en
résulta qu'une trêve assez courte, suivie d'une guerre
abominable et fratricide, qui divisa la chrétienté entière
depuis l'Arabie jusqu'à l'Espagne, et ne s'apaisa, après
soixante ans de scandale, qu'en léguant aux générations
suivantes les germes de schismes dont l'Eglise se res-
sent encore.
CHAPITRE V
Eusèbe et Athanase.
Eusèbe de Gésarée, son érudition, ses rapports avec Constan-
tin. — Ij'homoousios après le concile de Nicée. — Déposition d'Eus-
tathe d'Antioche. — Réaction contre le symbole de Nicée. — Atha-
nase, évéque d'Alexandrie. — Premiers conflits avec les partisans
de Mélèce et d'Arius. — Soumission d'Arius, son rappel d'exil. —
Nouvelles intrigues contre Athanase. — Concile de Tyr. — Dépo-
sition d'Athanase. —Son premier exil. — Mort d'Arius. — Marcel
d'Ancyre, sa doctrine, sa déposition. — Ecrits d'Eusèbe de Gésa-
rée contre Marcel.
Constantin, en prenant contact avec l'épiscopat d'O-
rient, avait pu se rendre compte de ses divisions, de
l'âpreté avec laquelle on y soutenait les querelles, mais
aussi du respect que l'on y avait pour sa personne et
son autorité. De ce respect il ne manqua pas de faire
usage pour calmer les esprits, écarter les plaintes inop-
portunes, favoriser en toutes choses la paix et la con-
corde. Les évoques de Nicée ne furent pas congédiés
sans exhortations, car Constantin était le plus grand
sermonneur de son empire. Il leur recommanda fort de
ne pas s'entre-déchirer, en particulier de supporter ceux
de leurs collègues qui se distinguaient par leur science,
et de considérer ce don de quelques-uns comme un avan-
tage pour tous.
EUSÈBE ET ATHANASE 159
Ce n'est pas pour rien qu'Eusèbe * a relevé ce détail,
qui le concernait de très près. L'empereur avait tout
de suite distingué ce grand savant ; il le regardait, à
juste titre, comme l'honneur du christianisme et de l'épis-
copat. Il ne pouvait se dissimuler que la considération
de l'évêque de Gésarée avait souffert de son échec au
concile, et sans doute il avait eu vent de plaisanteries
faciles qu'on se permettait contre lui. Il le couvrit ré-
solument de sa faveur.
Eusèbe était un homme précieux. Il savait tout,
l'histoire biblique, l'histoire profane, les lettres ancien-
nes, la philosophie, la géographie, le comput, l'exégèse.
Dans ses grands ouvrages, la Préparation évangélique,
l^Démonstration évangélique, il avait expliqué le chris-
tianisme au public instruit ; par sa Chronique et son
Histoire ecclésiastique il lui avait constitué des annales ;
il l'avait défendu contre Porphyre et Hiéroclès. Déjà
avancé en âge il continuait d'écrire. H commentait Isaïe,
le Psautier, d'autres livres encore. «Avait-on besoin d'ex-
plications sur la difficile question de la Pâque, où s'en-
chevêtraient l'exégèse, le rituel et l'astronomie ? Il était
là pour en donner. L'attention du "public commençait
à se porter vers les Lieux Saints. Eusèbe^ qui connais-
sait à fond la Palestine et la Bible, expliquait les noms,
de lieux et de peuples qui figurent dans l'Ecriture-Sainte,
décrivait la Judée, reconstituait l'ancienne topographie
de la ville sainte. Il excellait dans les discours d'apparat.
1 F. c, m, 21.
160 CHAPITRE V
C'était l'orateur indiqué pour les grandes circonstances,
pour les dédicaces solennelles, pour les panégyriques
impériaux. C'est encore à lui que l'empereur s'adressait
fluand il avait besoin d^ exemplaires de la Bible, bien
copiés et bien corrects. Il lui en demanda un jour cin-
quante à la fois, pour les églises de Constantinople *.
' Hautement estimé du prince, il n'était pas en reste
avec lui et ne se dissimulait guère son enthousiasme.
On le luiP a beaucoup reproché, bien à tort, car c'était
mn enthousiasme sincère et désintéressé. La situation
d'Eusèbe était faite dès avant Constantin et celui-ci n'y
ajouta que sa considération personnelle. L'empereur ne
mit jamais les pieds en Palestine. On ne voit pas qu'Eu-
sèbe ait approché de lui en d'autres occasions que celles
du concile de Nicée (325J et des tricennales (335). Gésarée
était loin de Nicomédie et l'évêque n'était plus d'âge à
se mettre à tout propos sur les chemins.-
Les années qui suivirent le concile de Nicée furent
assez tristes pour lui. 11 digérait mal sa déconvenue,
et, à vrai dire, il n'était pas le seul à goûter médio- .
crement le nouveau symbole, h'îwmootisios imposé par
les Romains n'avait guère de partisans en Orient, si ce
n'est dans les rangs des sabelliens ou des personnes
suspectes de sabelliser. En Egypte, il avait, un sens
très clair ; il signifiait que les Ariens, qui n'en voulaient
pas, étaient des hérétiques ; en dehors de cela les expli-
cations que l'on en donnait ne brillaient pas par leur
1 F. c, IV, 36.
EUSÈBE ET ATHANASE 161
clarté. Dans l'Orient proprement dit, il avait aussi une
signification extrinsèque, c'est que les soixante-dix ou
quatre-vingts évêques qui, en 268, avaient condamné
Paul de Samosate, s'étaient trompés sur un point im-
portant. Ainsi arriva-t-il que, malgré les promesses d'en-
tente et de sagesse qui, de part et d'autre, avaient été.
faites à l'empereur, on recommença bientôt à se disputer.
Eusèbe de Gésarée et son collègue Eustathe d'Antioche
échangèrent des lettres aigres ^ qui n'éclaircirent guère
le débat et ne tardèrent pas à l'envenimer. Eustathe
était un grand ennemi d'Origène et un ennemi fort mi-
litant. Cela ne le recommandait pas à Gésarée ^. A An-
tioche, le clergé était très partagé. Jusque là le siège
épiscopal avait été occupé par des prélats défavorables
aux ariens ; mais Antioche était la vraie partie de l'aria-
nisme : c'est là que Lucien avait fait école. Sa postérité
spirituelle n'était pas toute dispersée dans les évêchés
du dehors ; il en était resté sur les lieux. On le vit bien
quand l'évêque Eustathe, assez vif en propos ^, commença
d'être un sujet à discussions. La querelle s'animant, il
1 Socrate, I, 23, dit avoir vu des lettres épiscopales sur ce su-
jet : 'ûç Se ri|j.eî; èx Stacpopwv èuio-ToXwv eùpYixa[Aev, Sç (xerà tyiv aiJvoSov
oi èitt'o-xoitoe nphz à.Xkr^lo'Oi; eypaçov, i\ xoO ôjxoo'Oo-t'o'U >é|ii; Tivà; StexàpaTTE.
X. T. I. Saint Jérôme, De mm, 85, connaît aussi des lettres d'Eus-
tathe, en grand nombre, infinitae epistolae.
2 Voir le traité d'Eustathe sur la Pythonisse et les explica-
tions d'Origène à propos de cette histoire. Cf. Bulletin critique,
t. vni, p. 5.
3 Outre le traité sur la Pythonisse, un fragment relatif au con-
cile de Nicée, conservé par Théodoret, I, 7, permet de se faire une
idée de son style.
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl, — T. II. H
162 CHAPITRE V
finit par se produire entre eustathiens et aijti-eustathiens
un conflit des plus acharnés. On se jetait à la tète des
accusations de sabellianisme et de polythéisme. Eustathe
reprochait à l'évêque de Césarée de trahir la foi de
Nicée ; celui-ci protestait qu'il n'en était rien, et que,
si Eustathe le prétendait, c'est qu'il était un sabellien.
Les choses en vinrent au point qu'un synode parut
nécessaire. On ne sait par qui il fut convoqué. Il i^e
tint à Antioche, et, comme au temps de Paul de Sa-
mosate, il décida contre l'évêque de cette grande ville.
On n'en a point les actes ; les auteurs en parlent diver-
sement 1. D'après les adversaires qu'Eustathe avait sur
les lieux, c'est pour sa doctrine qu'il aurait été con-
damné, Gyrus, son successeur sur le siège de Bérée,
ayant déposé contre lui une accusation de sabellianisme^.
Théodoret, qui écrit un siècle après les événements,
parle d'une femme qui aurait faussement accusé l'évêque
de l'avoir séduite ^. Athanase donne une autre raison :
Eustathe aurait été accusé auprès de l'empereur d'avoir
fait quelque affront à sa mère. En ceci il pourrait bien y
avoir un fond de vérité. Hélène visita l'Orient au temps
d'Eustathe. On savait qu'elle était très dévote à saint
1 Socrate se plaint ici des évêques, qui, dit-il, déposent les
gens comme impies, sans dire en quoi consiste leur impiété.
2 -Socrate, I, 24, tire cela de Georges de Laodicée, arianisant
notoire, qui parait reproduire un propos d'Eusèbe d'Emèse. Gy-
rus lui-même aurait été déposé sous le même prétexte doctrinal.
3 Théodoret, I, 20, 21. Le concile ai;rait admis cette assertion
sans autre garantie que le serment de la femme, laquelle plus tard
avoua que son enfant était bien d'un Eustathe, mais d'un forgeron
et non pas de l'évêque. Tout cela est fort suspect et sent la légende.
EUSÈBE ET ATHANASE 163
Lucien, le célèbre prêtre d'Antioche, dont le corps, jeté à
la mer devant Nicomédie, avait été porté par les cou-
rants — par un dauphin, dit la légende — précisément
sur le rivage de Drépane, où l'impératrice était née et
où sans doute elle avait une résidence. C'était son martyr
à elle; elle lui fit élever une somptueuse basilique. Lu-
cien avait laissé à Antioche des souvenirs litigieux : les
ariens l'honoraient extrêmement ; leurs adversaires té-
moignaient moins d'enthousiasme. Il est possible qu'à
ce propos Eustathe ait laissé échapper quelque parole
imprudente. Saint Ambroise, plus tard, ne se gênera pas
pour dire qu'Hélène avait été fille d'auberge, stabularia,
ce qui, vu les usages du temps en fait d'hospitalité, pou-
vait signifier beaucoup de choses. Au temps de Cons-
tantin il n'était pas sage de remonter à ces origines.
Je ne voudrais pas affirmer que le concile ait vu là
un cas de déposition et j'accepterais plutôt, pour la sen-
tence ecclésiastique, le motif indiqué par Georges de
Laodicée, le sabellianisrae. Mais les mesures prises par
Constantin portent à croire qu'il vit dans cette affaire
autre chose qu'une question théologique et qu'il prit
connaissance des propos tenus sur sa mère. Hélène était
impératrice {Augusla) ; il y avait cas de lèse- majesté.
Eustathe fut arrêté et conduit devant l'empereur, qui,
après avoir entendu sa défense ^ l'exila à Trajano-
polis en Thrace, puis à Philippes_, avec un certain
nombre de prêtres et de diacres. Il mourut peu après'.
1 F. G., III, 39.
2 Saint Jérôme, dans son De Virîs, dit qu'Eustathe fat exilé à
164 CHAPITRE V
Il fut malaisé de lui donner un successeur *. Eustathe
avait beaucoup de partisans ; il avait aussi des ennemis
acharnés, car il s'était montré très sévère contre les ad-
versaires plus ou moins avoués de la condamnaticn
d'Arius. Antioche entra en effervescence ; la curie, les
magistrats, étaient divisés. Peu s'en fallut que l'on en
vint aux mains. Paulin, évêque de Tyr en disponibilité 2,
antiochénien d'origine, fut quelque temps à 1^ tète de
l'église, peut-être comme administrateur provisoire. Il
mourut au bout de six mots ; alors un certain Eulalius
fut élu évêque; lui aussi dura peu et l'agitation recom-
mença. Constantin envoya à Antioche un comte de son
entourage intime. Un calme relatif s'établit : on parvint
Traianopolis et qu'on y voyait encore son tombeau. C'est cepen-
' anl lie Philippes (v. les chroniques de Victor et de Théophane)
i;m ids restes d'Eustathe furent rapportés à Antioche, vers 482.
S jcrate (IV, 14), suivi par Sozomène (VI, 13), le fait vivre jusqu'au
temps de Valens ; mais il y a ici une confusion. Il n'est plus ja-
mais question d'Eustathe dans les documents du temps de Cons-
tantin et de Constance, où figurent tant d'évêques de situation
analogue ; du reste nous savons par Théodoret (III, 2) qu'Eustathe
était mort quand Mélèce fut élu évêque d' Antioche (360).
1 Sur ceci, v. surtout Eusébe, V. C, III, 59-62.
2 Paulin avait été, on ne sait pourquoi, remplacé comme évê-
que de Tyr'; c'est Zenon qui signa, en cette qualité, au concile de
Nicée. Eusèbe lui dédia, peu après, semble-t-il, son Onomastique.
Dans son ouvrage contre Marcel (I, 4) il dit que l'église d'Antio-
che l'avait revendiqué comme un bien qui lui appartenait ; les ca-
talogues des évêques d'Antioche s'accordent à placer, avant Eus-
tathe ou après, un Paul ou Paulin, à qui ils assignent cinq ans
d'épiscopat ; saint Jérôme, dans sa Chronique, a aussi un Paulin et
il le marque avant Eustathe. Théodoret (I, 21) n'en parle pas. Phi-
lostorge (III, 15) est très précis ; il place Paulin immédiatement
avant Eulalius et dit qu'il mourut après six mois de gouvernement.
EUSÈBE ET ATHANASE - 165
à réunir un grand nombre de suffrages sur le nom d^Eu-
sèbe de Gésarée. Celui-ci ne tenait guère à quitter, pour
l'enfer d'Antioche, son évêché Iranquille et sa commode
bibliothèque. Il protesta que les canons de Nicée, confor-
mes au bon usage jecclésiastique, interdisaient les trans-
lations. L'empereur le loua fort de sa modestie et de
son respect des règles ; il notifia aux évoques syriens
qu'ils eussent à choisir un autre candidate II leur en
indiquait lui-même deux, Euphronius, prêtre de Gésarée
en Gappadoce, et Georges, actuellement prêtre d'Aré-
thuse, mais qui avait été jadis ordonné, puis déposé par
Alexandre d'Alexandrie 2. On se décida pour Euphrone.
C'était un homme du même bord qu'Eulalius et Eusèbe.
Le siège d'Antioche était gagné pour longtemps aux ad-
versaires du concile de Nicée, aux adversaires latents,
bien entendu, car Constantin n'admettait pas qu'on l'at-
taquât ouvertement..
L'organisateur de cette réaction sourde était Eusèbe
de Nicomédie. Son exil n'avait duré que trois ans ^ et
sans doute lui et son ami Théognis étaient déjà revenus
au moment où Eustathe fut déposé (v. 330.) De ce retour,
>
gros de conséquences, les causes ne se laissent pas bien
discerner *. Un revirement complet s'apéra dans les dis-
1 Lettres aux gens d'Antioche, à Eusèbe, aux évêques (Théo-
dote, Théodore, Narcisse, Aetius, Alphius et autres), ibid.
2 C'est celui qui devint plus tard évéque de Laodicée.
3 C'est le chiffre de Philostorge.
i Je serais porté à soupçonner que le récit de Rufin (I, H, v.
plus loin) sur le rappel d'Arius, se rapporte en effet à celui d'Eu-
sèbe. Constantia n'avait pas de raison spéciale pour s'intéresser
N
166 CHAPITRE V
positions de Constantin, près duquel Eusèbe de Ni^omé-
die va désormais avoir une autorité considérable i. Non
seulement les deux prélats furent rappelés d'exil, mais
on. les réinstalla dans leurs évêchés, en écartant les suc-
cesseurs dont ils avaient été pourvus.
En Egypte le vieil évêque Alexandre mourut le 18 avril
328 2. gon diacre Athanase^, déjà fort en vue et par la
à Arius. Eusèbe, évêque de la résidence impériale, lui devait être
connu depuis bien longtemps ; il avait quelque parenté avec la
famille impériale. On conçoit très bien que la veuve de Licinius
ait été affligée de l'exil d'Eusèbe, son père spirituel et ami.
1 Après Tillemont et bien d'autres je me crois obligé d'écar-
ter ici la lettre que Socrate (I, 14) nous donne comme écrite par
Eusèbe et ïhéognis aux évéques les plus considérables (xoïç xopy-
çaiotî Ttôv ÈTttaxoTTwv) pour les exciter à demander leur rappel d'exil.
Voir la discussion dans Tillemont, t. VI, p. 810. D'autre part il
n'est pas aisé d'expliquer la genèse de ce texte. Peut-être Socrate
se sera-t-il trompé sur ses auteurs. Elle conviendrait assez aux
évéques Secundus et Théonas ; en tout cas elle suppose Arius ré-
habilité par les évéques, ce qui n'eut lieu qu'en 335.
2 Contre cette date, fournie par les lettres pascales et leur
Chronique, semble protester un texte de saint Athanase, Ap. c. Ar.,
59) où il est dit qu'Alexandre mourut cinq mois à peine après le
concile de Nicée. En y regardant de près il me semble que cet in-
tervalle est indiqué à partir non du concile de Nicée, mais de la
réception des Mélétiens. Entre la décision de Nicée et la fin du
scLiûUie trii Egypte il a pu s'écouler un certain temps, et il semble
bien (v. ci-dessus, p. 156) qu'il y ait eu, après le concile, de nou-
velles discussions sur ce sujet. Ces sortes d'affaires sont toujours
très délicates à régler. J'admettrais donc que le schisme ait encore
traîné jusque vers la fin de 327. Cf. Eusèbe, V. C, III, 23. Sur les
objections faites à cette date, v. Gerhard Lœschcke, Rheinisches Mu-
séum, 1906, p. 45-49.
3 Sur l'histoire de saint Athanase, en dehors de ces Apologies
et de son o Histoire aux moines », il nous reste deux documents
EUSÈBE ET ATHANASE 167
confiance que lui témoignait Alexandre et par le rôle
qu'il avait joué à Nicée, fut acclamé aussitôt et consacré
le 7 juin*. « C'est un homme probe, vertueux, un bon
» chrétien, un ascète, un véritable évêque » ! Tels étaient
les cris de la foule. Il faut remarquer la qualité d'ascète.
Elle valut à Athanase^ destiné à tant de luttes, l'appui
chronologiques de grande importance, la Chronique des lettres fes-
tales (pascales) et ce qu'on a nommé VHistoria acephala. Le recueil
des lettres pascales d'Athanase nous est parvenu, incomplet, dans
un manuscrit syriaque. Sur ce texte deux versions, en latin (Mai,
Nova PP. bibl., t. VI, p. 1 ; Migne, P. G., t. XXVI, p. 1351) et en
allemand (Larsow, Die Festbriefe des heil. Athanasius, 18S2), ont été
faites ; elles laissent beaucoup à désirer. En tête de chaque lettre
sont marquées, avec la date pascale, diverses indications chrono-
logiques; puis tous ces préambules chronologiques sont repris en
une autre rédaction et réunis en tète du recueil des lettres. Dans
cette autre rédaction, qui nous est parvenue au complet, figurent
çà et là des notes historiques. 'L'Historia acephala a été publiée d'a-
bord par Maffei, d'après une collection canonique latine conservée
à Vérone {Veronensis &Q) , la collection dite du diacre Théodose (Mi-
gne, P. G., t. XXVI, p. 1443; édition bien meilleure par Batiffol,
dans les Mélanges Cabrières, t. I, 1899, p. 100). Il est évident, et Mgr
Batiffol l'a bien établi Byzantinische Zeitschrift,, t. X, 1901, p. 130
et suiv.), que d'autres parties de la collection théodosienne se rat-
tachent au fragment de Maffei et dérivent avec lui d'une sorte de
dossier apologétique, établi sous l'inspiration d'Athanase, en 367,
puis continué jusqu'à sa mort. Mgr Batiffol a proposé Byz.Zeitschr.,
l. c), d'identifier cedossieravecle Synodicon d'Â.iha.nase mentionné
dans Soerate (I, 13); ceci est fort contestable. Sur ces deux docu-
ments, V. E. Schwartz, Zur Geschickte des Athanasius, dans les. Na-
chi'ichten de Gœttingen, 190i, p. 333 et suiv.
1 Ses adversaires osèrent plus tard incidenler sur son élection.
Ils sont réfutés par leconcile égyptiende340 (Athan., Apol. c. Av., 6),
qui cite une lettre adressée aux empereurs par les opposants, la
même sans doufe qui a été sous les yeux de Sozoméne (II, 17). Il
va de soi, du reste, qu'Athanase n'ait pas eu les suffrages des par-
tisans d'Arius, de Mélèce et autres schismatiques.
168 CHAPITRE V
des solitaires d'Egypte, qui commençaient à être, ea ce
pays, une puissance religieuse. Mais c'est avant tout
sur lui-même qu'il pouvait compter. Outre les qualités
du pasteur accompli, Dieu lui avait donné un esprit
clair, un œil bien ouvert sur la tradition chrétienne,
sur les événements, sur les hommes ; et avec cela un
caractère hautement indomptable, tempéré par une par-
faite bonne grâce, mais incapable de faiblir devant qui
ou quoi que ce soit. L'orthodoxie de Nicée avait trouvé
son homme. Déjà menacée à cette heure, elle devait
traverser des crises redoutables. On put croire à certains
moments qu'elle n'avait plus d'autre soutien qu'Atha-
nase. C'était assez. Athanase eut contre lui l'empire et
sa police, les conciles, l'épiscopat : la partie était enccre
égale tant qu'un tel homme restait debout.
Ce n'était ni un illettré ni un savant de profession.
Au moment où on l'élut évèque il avait déjà publié
deux livres d'apologétique S remarquablement tournés,
clairs surtout. Mais il laissait volontiers à d'autres le soin
de débrouiller les énigmes philosophiques et d'explorer
les secrets de l'érudition. Il lui suffisait de savoir écrire
et de ne pas perdre les documents qui l'intéressaient.
De ce talent et de ce soin, ses adversaires se trouvèrent
mal.
La lutte s'engagea de bonne heure. Au commence-
1 Les deux traités oca9' 'EXXi^vwv et Ttepl èvav6f.wiir)(T£a)ç. Dans le
premier il montre l'inanité du paganisme^ dans l'autre il présente
la justification du christianisme ; l'authenticité de ces livres n'a
été contestée qu'avec de mauvaises raisons.
EUSÈBE ET ATHANÂSE 169
ment de l'année 330 11 se trouvait déjà éloigné de ses
fidèles et cela parla mauvaise volonté des « hérétiques ».
Il s'en plaint dans son mandement pascal, sans spécifier
a quelles intrigues il avait affaire. La petite église mélé-
tienne s'était ralliée à l'évèque Alexandre, aux condi-
tions formulées|par le concile de Nicée. Alexandre mort^
elle ne s'accommoda pas dWthanase et des tiraillements
se firent sentir. Le chef des Mélétiens était, depuis la
mort de Mélèce, un certain Jean Arkaph, évêque de
Memphis. Les partisans qu'Arius avait laissés à Alexan-
drie s'agitaient de leur côté. Au commencement de l'année
331, quand il lui fallut écrire la lettre pastorale ^ par
laquelle les évêques d'Alexandrie avaient coutume d'an-
noncer la fête de Pâques, il était de nouveau éloigné de
son troupeau, celte fois encore, du fait des « hérétiques «^
Athanase mettait à leur -rentrée dans l'Eglise des condi-
tions qui leur semblaient excessives ; Eusèbe de Nicomé-
die les appuyait de loin et faisait tenir au jeune évêque
des ^instances écrites et des menaces verbales. Il fit en
sorte que Constantin lui ordonnât de recevoir ceux qui
le demandaient, sous peine d'être lui-même écarté d'A-
1 Cinq mois après l'union (Athanase, ApoL c. A7\, 59), qui eut
lieu ainsi vers la fin de l'année 327. Il y eut entre la fin du concile
de Nicée et la réunion des Mélétiens, un intervalle d'environ deux
ans.
2 Lettre n" 3. La chronique en tête de ces lettres lui fait ex-
pédier celle-ci pendant son voyage de la cour [comitatus] à Alexan-
drie ; mais il doit y avoir confusion, à ce sujet, entre la lettre de
331 et celle de 332.
î Toùç uept "Apsiov dit saint Athanase (l. c.) ; il ne peut être ici
question d'Arius en personne et de ses compagnons d'exil.
170 CHAPITRE V
lexandrie*. Que ces menaces eussent reçu un commen
cernent d'exécution ou que quelque émeute lui eût con-
seillé de se retirer momentanément, il est certain qu'il
dut s'éloigner de sa ville épiscopale. Il écrivit à l'em-
pereur pour justifier son attitude; mais les Mélétiens
entrèrent en lice. Trois de leurs évêques, I^ion, Eudae-
mon et Gallinique ^, s'en allèrent à la cour porter plainte
contre lui. Il avait, disaient-ils, imposé aux Egyptiens
un tribut de chemises de lin. Deux de ses prêtres, Apis
et'Macaire, qui se trouvaient à la cour, réfutèrent l'ac-
cusation; mais l'empereur manda à révêquede se rendre
auprès de lui. Deux autres accusations se produisirent
alors. Le prêtre Macaire avait, sous la responsabilité de
son évêque, brisé un calice dans une tournée pastorale
en Maréote. Athanase lui-même avait envoyé une grosse
somme à un certain Pbilomène, soupçonné de mauvai-
ses intentions à l'égard de la personne impériale. Ceci
surtout était très grave.
Athanase avait à Nicoraédie un ami sûr et puissant,
le préfet du prétoire Ablavius. Il se justifia : ses accu-
sateurs furent chassés de la cour, et lui-même, après
avoir souffert de l'hiver, put rentrer à Alexandrie avant
1 Athanase [Apol. c. Ar., 59) nous a conservé un fragment de
cette lettre impériale; il dit qu'elle fut apportée par les « pala-
tins î Syncletius et Gaudentius. S'il n'y a pasici un lapsus mémo-
riae, il faudra admeltr'e que ces officiers firent deux fois le voyage,
car nous les trouverons plus tard porteurs d'autres lettres impé-
riales.
2 Apol. c. Ar., 60; cf. lettre festale n" 4; dans cette pièce, il
joint aux trois autres accusateurs « le ridicule Hiéràcammon, qui,
» honteux de son nom, se fait appeler Euloge ».
EUSÉBE ET ATHANASE 171
la Pâque de 332 ^ Il y rapportait une lettre impériale
où, après une longue homélie sur la concorde, se trou-
vaient quelques mots de recommandation pour la per-
sonne de l'évêque, sans qu'aucun blâme précis fût in-
fligé à ses accusateurs 2. Athanase reprit le gouvernement
de son église et le cours de ses visites métropolitaines^.
Constantin maintenait encore^ non seulement sa fi-
délité au concile de Nicée, mais aussi son absolue répro-
bation d'Arius, de ses adhérents et de ses fauteurs. Il
lui fallait en Orient un. christianisme pacifique et uni-
forme. Peu après la déposition d'Eustathe, il édiçta* des
mesures rigoureuses contre les vieux dissidents, Nova-
tiens, Valentiniens, Marcionites, Paulianistes Montanis-
tes, et, en général, contre tous les hérétiques, interdi-
sant leurs réunions et canfisquant leurs lieux de culte.
Eu 332 ou 333, des employés de la secrétairerie impé-
riale {magistriani), Syncletius et Gaudentius, apportèrent
à Alexandrie deux lettres impériales adressées l'une aux
évêques et aux fidèles', l'autre à Arius et aux Ariens ^
1 La Chronique des fettres festales, qui avance ce voyage d'un
an, en indique une bien singulière cause; les ennemis d'Athanase
l'avaient accusé d'avoir été fait évéque trop jeune. C'est là tout
ce qu'elle connaît en fait d'accusations. Le mieux est de s'en rap-
porter à l'Apologie contre les Ariens.
2 Apol. c. Av., 61, 62.
3 En 329-330, il visita la Thébaïde : en 331-332, les provinces
libyennes (Pentapole, oasis d'Ammon) ; en 333-334, la Basse-Egypte
(Chronique des lettres festales).
4 F. C, ni, 64, 63.
5 Touç Ttovfipoûç...
8 Kaxoî èp[xyiv£Ûç...
172 CHAPITRE V
De celle-ci, qui était assez longue, lecture officielle fut
faite au palais du préfet, qui s'appelait alors Paterius.
C'est une pièce bien singulière : si l'authenticité n'en-
était pas garantie par tant de signes extérieurs, on au-
rait peine à croire qu'une invective si violente, contre
un malheureux exilé, ait jamais pu être écrite par un
souverain ou en son nom. Mais il n'y a pas place au
doute. Il en résulte qu'à ce moment encore Constantin
était aussi mal disposé que possible à l'égard de ceux
qui avaient mis le trouble dans l'église d'Alexandrie et
dans tout l'empire d'Orient. A la fin cependant, après
avoir menacé les hérétiques de certaines pénalités d'or-
dre financier, au cas où ils s'obstineraient à soutenir
Arius, il s'adressait à celui-ci et l'invitait à venir s'ex-
pliquer avec « l'homme de Dieu », ainsi qu'il se quali-
fiait lui-même. -
Arius se fit prier. Il avait des intelligences à la cour.
L'ex-impératrice Constantia^ veuve de Licinius, ne vou-
lait aucun mal aux protégés de son vieil ami Eusèbe de
Nicomédie. Elle mourut vers le temps où nous sommes;
mais, avant de mourir, elle recommanda à l'empereur
son frère un prêtre de sa confiance 2. Celui-ci insinua
bientôt qu'Arius n'était pas aussi loin qu'on le croyait
d'accepter les doctrines de Nicée. L'empereur se laissa
1 Ici noixs en sommes réduits à un récit de Rufin, I, 11, repro-
duit par Socrate, I, 25, et Sozomène, II, 27. Cf. ci-dessus, p. 165,
note 4.
2 Gélase de Gyzique (III, 12) nous a conservé son nom ; il s'ap-
pelait Eutocius.
EUSÈBE ET ATHANASE 173
convaincre et réitéra son invitation en termes moins
hostiles. Arias vint, avec Euzoïus, un de ses compagnons
d'exil. Il s'entretint avec Constantin et finit par le satis-
faire en lui remettant une profession de foi peu précise,
mais relativement orthodoxe, et susceptible d'être ac-
cordée avec le symbole de Nicée *. L'empereur s'en
déclara satisfait. -^ Il estima que, désormais, tout le
monde étant d'accord, il n'y avait plus qu'à réinté-
grer Arius et les siens dans la communion de l'évêque
d'Alexandrie. Celui-ci s'y refusa ^, ce qui ne dut pas
plaire en haut lieu.
Les intrigues recommencèrent. On reprit l'histoire du
calice brisé. Ce calice, prétendait-on, était celui d'un
prêtre, Ischyras, qui avait une église dans la Maréote.
Il y avait en effet de ces côtés un certain Ischyras, or-
donné autrefois par Kolluthus et dont l'ordination n'avait
pas été reconnue valide, si bien que les gens de la Ma-
réote l'empêchaient d'exercer son ministère et qu'il se
bornait à officier dans sa famille. On prétendit qu'Atha-
nase avait fait renverser son autel et brisé son calice.
En fait, quand ses représentants étaient allés chez Is-
i Voici le début : « Nous croyons en un seul Dieu, Père, tout-
» puissant, et au Seigneur Jésus-Ghrist, son fils, né (yeyevYKJiévov)
D de lui avant tous les siècles. Dieu Verbe, par qui tout a été fait... »
Le terme è| aÙToO YeyEvif)[Alvov, en tenant compte de la synonymie
qui régnait encore entre yevvTixôi;, et ysvyiTÔç, pouvait être considéré
comme équivalent à èx -rriç toO Harpo; oùaîaç. Il exclut sûrement la
création ex nihilo. Uhomoousios nicéen n'est pas prononcé, mais
l'arianisme est écarté pour le fond.
2 ApoL c. Ar., 59. On est tenté de le regretter quand on pense
à ce qui s'ensuivit.
174 - CHAPITRE Y
chyras, celui-ci se trouvait malade etj alité ; aucun ser-
vice divin n'avait pu être troublé. Ischyras, revenu à de
meilleurs sentiments, certifia par écrit qu'il ne savait
rien de toute cette histoire. Athanase était accusé aussi
d'avoir fait mettre à mort un évêque mélétien, Arsène
d'Hypsélé, après lui avoir fait couper la main. On re-
trouva cet Arsène, vivant et pourvu de ses deux mains.
Les Mélétiens l'avaient caché dans un monastère, mais
Athanase sut découyrir sa trace. Arsène aussi demanda
pardon par écrit. Il était temps, car Constantin avait
chargé son demi-frère, le censeur Delmatius, d'instruire
cette affaire au criminel. La cause fut abandonnée ; un
synode convoqué à ce propos et déjà réuni à Gésarée de
Palestine fut décommandé lui aussi, après une longue
attente, et l'évêque d'Alexandrie reçut une nouvelle let-
tre de l'empereur, celle-ci plus explicite, contre les intri-
gants qui avaient failli le perdre. On était à l'année 334 1.
Jean Arkaph, l'archevêque des Mélétiens, s'était ré-
concilié momentanément avec Athanase ; il en fut félicité
par l'empereur, qui le manda près de lui. Fâcheuse ins-
piration. Le chef mélétien fit de mauvaises rencontres à
la cour. L'année suivante (335) tout était à recommencer.
1 Pièces relatives à cette affaire, dans l'Apol. c. Arianos : 1° Ré-
tractation d'Ischyras (c. 64), remise à Athanase devant six prêtres
et sept diacres ; 2" Lettre de Pinès, prêtre du monastère de Pte-
mencyris dans le nome Antéopolite, à Jean Arkaph (c. 67); 3<> Let-
tre d'Arsène à Athanase (c. 69) ; 4» Lettre de Constantin à Atha-
nase, Toiç Ttapà Tïi; Grfi... (c. 68) ; S" Lettre d'Alexandre de Thessa-
lonique à Athanase (c. 66) ; 6° Lettre de Constantin à Jean Arkaph
(c. 70).
EUSÈBE ET ÂTHANASE 175
Les Mélétiens étaient de nouveau brouillés avec Atha-
nase et ligués contre lui avec les ariens et leurs protec-
teurs.
Le moment approchait où l'empereur allait entrer
dans sa trentième année de règne. Il résolut de célébrer
cette date par une grande fête religieuse, la dédicace de
la basilique du Saint-Sépulcre, enfin terminée. Un grand
nombre d'évêques devaient y assister. On suggéra à
Constantin qu'il y avait là une bonne occasion d'apaiser
enfin les querelles égyptiennes, sans cesse renaissantes,
et de les régler par un jugement épiscopal. Déjà, l'année
précédente, on avait été sur le point d'en venir là ; puis-
que la solution donnée par l'empereur à ces afi'aires
n'avait pas amené la pacification, il était naturel de re-
prendre l'idée du concile. N'était-il' pas souhaitable que
les ministres du Seigneur, avant de célébrer les fêtes de
Jérusalem, se missent d'abord en paix les uns avec les au-
tres ? L'empereur entra dans ces idées et la ville de Tyr fut
indiquée comme lieu de la réunion. Tout ce qu'Athanase
comptait d'ennemis dans l'empire s'y donna rendez-vous,
espérant bien qu'on aurait là une revanche du concile
manqué de Césarée et qu'on trouverait moyen de se dé-
barrasser de l'incommode évèque d'Alexandrie. Une let-
tre impériale 1 exhorta le concile à remplir sa tâche paci-
ficatrice, en l'assurant que la force publique saurait bien
amener devant lui ceux dont la présence serait jugée utile.
i Eusèbe, F. C, IV, 42.
176 CHAPITRE V
Ceci visait Athanase. Il fut invité à se présenter et me-
nacé de contrainte, s'il s'y refusait. Le prêtre Macaire
fut amené à Tyr, chargé de chaînes. Un haut dignitaire,
le comte Denys, fut envoyé en mission spéciale auprès
du concile.
Athanase s'exécuta ^ Sentant bien qu'il allait compa-
raître devant une assemblée hostile, il emmena avec lui
une cinquantaine d'évêques égyptiens. Mais^ comme ils
n'avaient point été convoqués, ils ne figurèrent pas parmi
les juges^. Ceux-ci avaient été choisis avec soin. Aucun
des ennemis d' Athanase n'y faisait défaut. On y vit deux
jeunes évoques pannoniens. Ursace de Singidunum (Bel-
grade) et Valens de Mursa (Eszèg), tous deux disciples
d'Arius lui-même, qui avait profité de son exil pour re-
cruter des adhérents en ces contrées lointaines. L'évêque
d'Antioche, Flaccillus, était présent, et aussi Eusèbe de
Gésarée, très irrité de l'échec du concile de l'année pré-
cédente. Quelques prélats indifférents, ou même assez
bien disposés pour Athanase, comme Alexandre de Thes-
salonique, avaient été invités aussi. Mais la majorité et
la direction étaient acquises aux adversaires de l'évêque
d'Alexandrie.
Aucune question de doctrine ne fut soulevée ^ Les
1 Son départ pour Tyr eut lieu le 10 juillet 335.
2 D'après Socrate, le concile aurait compris (en dehors des
égyptiens) environ soixante membres.
3 Sozomène (I, 2S) a en sous les yeux les actes de ce concile ;
ce qu'il en tire a beaucoup d'importance. La version athanasienne
des faits nous est fournie par VAp. contra Ai-ianos : on y trouve
d'abord un récit assez étendu, dans une lettre du concile d'Alexan-
EUSÈBE ET ATHANASE 177
Ariens et leurs partisans n'intervinrent pas au procès
comme tels : tout se passa entre Athanase et les Mélé-
tiens. Ceux-ci avaient contre lui un grief qui remontait à
son élection: les évêques qui y prirent part étaient conve-
nus de n'ordonner personne avant que leurs différents
ne fussent arrangés i. L'ordination ayant eu lieu sans
égard à cette convention, ils s'étaient séparés de sa com-
munion. Pour les contraindre à y rentrer, il avait employé
des procédés violents, la prison en particulier. Cinq évo-
ques mélétiens, Euplus, Pacôme, Achillas, Isaac et Her-
maeon, l'accusaient de les avoir fait battre de verges;
Ischyras, par une nouvelle volte-face, s'était rallié aux
Mélétiens: il se plaignait d'avoir eu son calice brisé et sa
chaire renversée; Athanase l'avait fait jeter en prison à
plusieurs reprises et l'avait calomnié auprès du préfet
Hygin, prétendant qu'il avait lancé des pierres aux sta-
tues de l'empereur. Callinique, évêque (mélélien) de Pé-
luse, ayant refusé sa communion à cause du calice d'Is-
chyras, il l'avait déposé et remplacé. On reparla d'Ar-
sène. Enfin on lut un procès-verbal de cris populaires
proférés par des gens d'Alexandrie qui ne voulaient pas,
drie de 340 (c. 3-19), puis un autre récit d' Athanase lui-même
(c. 71-87), où sont enchâssées diverses pièces contemporaines. On
ne doit pas négliger la version adverse, que nous connaissons par
l'épître synodale du concile des Orientaux, à Sardique (Hilaire,
Fragfn. hist., III, 6, 7), en 343. Ce document concorde assez bien
avec le résumé des actes dans Sozomène.
1 Au moment de l'élection les Mélétiens étaient ralliés à la
grande église. Il ne peut être question ici que de querelles secon-
daires, nées cependant de la séparation antérieure.
DucHESNE Hist. anc. de l'Egl. — T. II. ' 12
178 ' CHAPITRE V
à cause de l'évêque, entrer dans les églises. En somme,
ce qu'on lui reprochait, c'étaient les mesures d'exécution
auxquelles il s'était cru obligé de recourir contre les
relaps du parti mélétien.
Athanase parvint à se justifier sur certains points ;
pour d'autres il demanda un délai. Arsène était vivant,
et de ce fait la plus grosse des accusations tombait. Le
concile s'attacha à l'affaire d'Ischyras, au service^reli-
gieux interrompu et au calice brisé. Une enquête fut dé-
cidée. Athanase ne s'y refusa pas, mais il récusa comme
enquêteurs ses ennemis les plus notoires.
C'est justement ceux-là qui furent choisis, et non en
réunion générale, mais dans un conventicule particulier.
De plus, comme Ischyras se prétendait chef d'une église
mélétienne en Maréote et qu'au su de tout le monde la
Maréote ne contenait pas un seul mélétien, les chefs de
cette secte envoyèrent des racoleurs par toute l'Egypte
pour lui constituer un groupe de paroissiens. Toutes ces
intrigues soulevèrent la protestation, non seulement des
prélats égyptiens, serrés fidèliement autour de leur pape *,
mais aussi de l'évêque de Thessalonique^ vieillard haute-
ment considéré, et du comte Denys lui-même, qui rem-
plissait auprès du concile un rôle analogue à celui que
Constantin avait eu au concile de Nicée. Tout fut inutile ;
1 Cette appellation était alors et demeura longtemps employée
pour désigner les évéques, quels qu'ils fussent. Plus tard elle fut
réservée à l'évêque de Rome en Occident et à celui d'Alexandrie
en Orient. Celui-ci prend encore la qualité de pape dans sa titula-
ture officielle.
EUSÈBE ET ATHANASE 179
le haut fonctionnaire eut la main forcée, et la commis-
sion partit pour l'Egypte.
L'enquête ne fut pas contradictoire. Non seulement
le prêtre Macaire, directement incriminé, fut retenu à
Tyr, mais aucun membre du clergé athanasien, tant de
la ville que de la Maréote, ne put y assister. En revanche
le préfet d'Egypte Philagrius prêta main forte aux com-
missaires du concile et mena si rondement les choses,
que l'on parvint à obtenir les dépositions souhaitées. Les
enquêteurs rentrèrent à Tyr avec une pièce accablante ^.
Quant à l'affaire d'Arsène, qui avait paru d'abord
tourner contre les accusateurs, ceux-ci l'expliquèrent en
disant qu'un certain Plusianus, évêque dépendant d'A-
thanase, avait, par ordre de celui-ci, brûlé la maison
d'Arsène, l'avait fait attacher à une colonne et fouetter,
puis l'avait enfermé dans un petit réduit. Arsène s'était
échappé par une fenêtre et s'était tenu caché, si bien' que
les évêques du parti de Jean Arkaph, regrettant la dis-
parition d'un homme aussi notable et d'un ancien con-
fesseur de la foi, l'avaient cru mort et l'avaient fait
chercher par les autorités 2. Ils étaient donc excusables
de s'être trompés.
1 Toutefois les procès- verbaux de cette enquête étaient si peu
à l'honneur des commissaires que le parti antiathanasien chercha
à les tenir cachés le plus possible ; mais on savait qu'ils avaient
été rédigés par un certain Rufus, qui devint plus tard speculator
à la préfecture augustale. Athanase put invoquer son témoignage.
Du reste le pape Jules, à qui on avait envoyé ces documents, les
lui communiqua lui-même [Apol. c. Ar,, 83).
2 Dans la lettre d'Arsène, indiquée plus haut, p. 174, n" 1,
180 CHAPITRE V
Le procès prenait une mauvaise tournure pour Atha-
nase. Ses ennemis criaient au sorcier, au brutal, le dé-
claraient indigne d'être évêque. Il se fit à l'audience un
tel tumulte contre l'accusé que les fonctionnaires pré-
sents durent le faire sortir en secret. Lui-même comprit
que de tels juges iî n'avait rien à attendre de bon : il
s'embarqua pour Gonstantinople. Le concile prononça,
en son absence, une sentence de déposition, et lui inter-
dit le séjour de l'Egypte. Il admit au contraire à sa com-
munion Jean Arkaph et les siens, les considérant comme
victimes d'une oppression injuste, et les réintégra dans
leurs situations ecclésiastiques. De ces décisions com-
munication fut faite à l'empereur, à l'église d'Alexan-
drie et à l'épiscopat. Les évêques étaient priés de n'avoir
plus de rapports avec Âtbanrfse; il avait été convaincu
sur les points que le concile avait pu discuter: quant
aux autres, sa fuite prouvait qu'il ne se sentait pas en
état de se défendre. Déjà, l'année précédente, il s'était
refusé à comparaître devant le concile de Césarée; cette
fois il était venu, mais entouré d'une escorte nombreuse
et turbulente. Tantôt il refusait de se défendre, tantôt il
insultait les évêques, s'abstenait de paraître devant eux,
récusait leur jugement. Sa culpabilité dans l'affaire de
la Maréote avait été établie.
Ce jugement rendu, le concile se transporta à Jérusa-
l'évêque Plusianus est nommé, mais il n'est fait aucune allusion
à l'histoire de là disparition d'Arsène lui-m«me. Si Alhanase (c. 69)
ne le disait expressément, on ne croirait pas la lettre postérieure
à son aventure.
EUSÈBE ET ATHANASE 181
lem et la dédicace du Saint-Sépulcre fut célébrée, le
14 septembre^ au milieu des pompes du culte et de l'élo-
quence. Le métropolitain de Gésarée, comme il était na-
turel, se distingua particulièrement.
On tint encore une session, à Jérusalem même, pour
régler l'affaire d'Arius et de ses partisans. La profession
de foi présentée à l'empereur par Arius et Euzoïus et
que Constantin avait trouvée suffisante, avait été adres-
sée par lui au concile. Elle le contenta aussi. Les Ariens
furent admis à là communion; l'empereur en fut averti,
et notification du fait fut donnée tant à l'église d'Alexan^
drie qu'à l'épiscopat égyptien *.
Cependant Athanase arrivait àConstantinople et par-
venait à obtenir audience. Sur l'impression que lui firent
ses plaintes, Constantin manda près de lui le concile de
Tyr2. En fait il ne vint que les antiathanasiens les. plus
déclarés, Eusèbe de Gésarée notamment, qui avait à pro-
noncer, pour les Tricennales, un discours d'apparat.
Constantin les écouta. D'après Athanase, ils se seraient
bien gardés de ressasser les histoires discutées au con-
cile, de reparler du calice et d'Arsène : ils auraient
trouvé beaucoup mieux. Athanase, disaient-ils, él;iit
résolu à empêcher le transport du blé à Constantinople.
Affamer sa fondation, sa chère nouvelle Home! L'empe-
reur n'en aurait pas demandé davantage. Le fait est que,
sans attendre qu'il se défenrlit de nouveau, Constantin
1 Fragment de la lettre synodale dans Apol. c. Ar., 8^
2 Lettre de Constantin, 'Eyw (lèv àYvotô {A-pol c Ar.,
183 CHAPITRE V
expédia l'évêque d'Alexandrie au 'fond de la Gaule. Q
fut interné à Trêves K
Quand Athanase fut rentré en grâce, on ne manqua
p;is de dire que, si on l'avait exilé, c'était pour le sous-
traire à la rage de ses ennemis. Il est peu probable que
Constantin ait accepté sans vérification l'imputation re-
lalive au transport des blés. Le mieux çst de voir les
faits comme les vit le public et comme Constantin lui-
même les exposa en des documents très sérieux ^. L'évè-
que d'Alexandrie avait été jugé et condamné .par une
grande assemblée de ses collègues. Le concile de Tyr
l'avait déposé de l'épiscopat, en lui interdisant le séjour
de l'Egypte. En suite de cette sentence, le|gouvernement
prenait les mesures pour lesquelles, il était compétent :
il éloignait Athanase.
Ainsi se termina le premier acte de la tragédie atha-
nasienne. On est tenté de croire, à certains moments,
que les choses auraient pris alors et plus tard une tour-
nure meilleure si le jeune évêque d'Alexandrie eût traité
moins durement les Mélétiens et s'il eût facilité aux
vaincus du concile de Nicée leur rentrée dans le giron
de l'Hlglise. Sans sacritier aucun principe essentiel, il
eût évité d'exaspérer les oppositions ; il n'aurait pas
été aussi facile de le faire passer, aux yeux de l'empe-
reur, pour un homme intraitable et un fauteur de trou-
1 C'est ainsi qu'Athanase raconte ce dernier revirement {Àpol.
c. A?'., 87 ; cf. 9), alléguant le témoignage de cinq évêques égyp-
tiens qui entendirent le propos des adversaires d'Athanase.
2 Voir ci-dessous les lettres à saint Antoine.
EUSÈBE ET ATHANASE 183
bles. Sur le tard, Athanase devint pacifique et pacifica-
teur ; au moment où nous sommes c'était surtout un com-
battant. Il avait raison; mais, par le fait même qu'il
avait raison, trop de gens se trouvaient être dans leur
tort.
Arius était resté à la cour. La grâce impériale l'avait
tiré d'exil ; la sentence du concile de Tyr lui ouvrait de
nouvea^^ l'Eglise. Il ne lui restait plus qu'à faire sa ren-
trée officielle. Suivant des récits postérieurs S il serait
retourné à Alexandrie, puis, à la suite de troubles que
causait sa présence, il aurait été rappelé à Gonstantino-
ple. Il était plus conforme à la manière -de Constantin
d'écarter provisoirement d'Alexandrie toutes les person-
nes litigieuses, Arius aussi bien qu' Athanase. Cepen-
dant, comme il tenait pour sincères et suffisantes les dé-
clarations d'Ârius, il s'employa à le faire admettre par
l'évêque de Gonstantinople 2, Alexandre, qui ne lui était
1 Rufin, I, 11, 12; Socrate, I, 37; Sozom., II, 29. Athanase,
même dans son épître à Sérapion sur la mort d'Arius, ne parle
pas de ce voyage.
2 Une lettre de Constantin à Alexandre, relative à cette affaire,
s'est conservée dans le recueil de Gélase de Gyzique (III, 15, dans
Geriani, Monum, sacra, t. I, p. 145), non pas entière, mais seule-
ment en extraits : Ecirep o5v triç Iv Nixaîa èxTcôetffYiî ôpôî)? xai e'KTa£\
Çtoffriç àTioo-ToXixviç uicrTeaiç àvTîTCotoufz.évo'Uç ayroùç eupYjTE — toOto yàp
xal ècp' Tijj.wv çpoveïv 8caê$6aiwcravTO — Trpovoifio-aTE Ttavtcov, itapaxaXôi.
Dans l'intitulé, la pièce est dite adressée à Alexandre évéque
d'Alexandrie. Geriani, pour cette raison, l'a jugée apocryphe;
Lœschcke {Rheinisches Muséum, 1906, p. 44 et suiv.) en accepte l'au-
thenticité et s'efforce de la concilier avec les faits connus de l'é-
piscopat d'Alexandre. Mais cela est difficile, eu égard surtout à ce
184 CHAPITRE V
pas favorable. Mais Arius mourut subitement, et Alexan-
dre se vit ainsi épargner le chagrin de le recevoir dans
son église. Athanase était déjà parti pour l'exil ; Macaire,
un de ses prêtres, se trouvait à Gonstantinople. C'est
d'après lui que son évêque raconta, vingt-cinq ans plus
tard, la triste fin de son adversaire K
A] Alexandrie le siège épiscopal demeura inoccupé.
On ne tenta même pas, sur le moment, de donner un
successeur à l'exilé, soit que l'empereur ne le voulût pas,
soit plutôt que la population chrétienne ne parût pas
disposée à s'y prêter.
Il y eut des troubles ^ Les fidèles ne cessaient de ré-
clamer leur évêque, de manifester en public et dans les
églises. On fit intervenir le célèbre solitaire Antoine,
qui écrivit plusieurs fois à l'empereur. Tout fut inutile.
Quatre prêtres furent arrêtés et exilés. Constantin écrivit
aux gens d'Alexandrie et spécialement aux clercs et aux
vierges de se tenir tranquilles, affirmant qu'il ne revien-
drait pas sur sa décision et ne rappellerait pas un fauleur
de troubles, condamné régulièrement par un tribunal
fait qu'Arius et Euzoïus sont visés ensemble dans la lettre, tout
comme on les voit figurer ensemble dans les démarches de l'an-
née 333. Le mieux, ce me semble, c'est d'écarter la rubrique gela-
sienne, ou de conjecturer que, dans sou libellé primitif, elle por-
tait seulement Ttpôç 'AXé^avôpov èuta-xoirov, sans 'AXelavSpeta;. Ni les
fragments du texte, ni le rang qu'elle occupe dans le recueil de
Gélase n'iudiqnent qu'elle soit adressée au prédécesseur d'Atba-
nase.
1 Arius serait mort dans les latrines. Sur cet événement, \.Ep.
ad Serapionem de morte Arii et Ep. adepiscopos Mg. et Libyae, c, 19.
2 Sur ceci Sozom., II, 31; cf. Alh., Apol. c. Ar., 17.
EUSÈBE ET ATHANASE 185
ecclésiastique. A saint Antoine il expliqua que, sans
doute, plusieurs des juges pouvaient s'être décidés par
haine ou par complaisance, mais quil ne pouvait croire
qu'une assemblée si nombreuse d'évêques sages et éclai-
rés eût pu se tromper au point de condamner un inno-
cent. Athanase était un insolent, un orgueilleux, un
homme de discorde.
Les Mélétiens, réhabilités par le concile de Tyr, se
«
mirent en devoir de tirer les conséquences de leur succès.
Ils s'y prirent sans doute avec peu de mesure, car leur
chef, Jean Arkaph, fut exilé lui aussi. Les Egyptiens,
de quelque catégorie qu'ils fussent^ étaient décidément
des gens bien incommodes. Seul, Ischyras eut à se louer
des changements survenus. Pour le payer de sa peiné,
le parti mélétien le promut à l'épiscopat. Dans son vil-
lage 1, si petit qu'il n'avait jamais eu de prêtre, on lui
construisit, aux frais de l'Etat, une cathédrale, où il put
faire figure d'évêque.
En dehors de l'Egypte les vainqueurs poursuivirent
leurs succès, facilités çà et là par les excès de zèle et
les maladresses de leurs adversaires. L'église d'Ancyre
avait pour évêque, depuis la fin de la grande persécu-
tiofi, un certain Marcel, homme respectable et de quel-
que théologie. Au concile de Nicée il s'était fait remar-
quer par son ardeur à combattre les idées d'Arius, si
bien qu'il avait fait sur les légats romains une impres-
1 'Ev TdTco) Eip-r]yy\i SexovTàpovpou. Lettre du rationalis d'Egypte
à l'exacteur de la Maréote (Ath., Apol. c. Ar., 83).
186 CHAPITRE V
sion des plus favorables. Pendant les années qui sui-
virent, il continua à ferrailler de la langue contre les
deux Eusèbe, Paulin, et autres défenseurs, plus ou moins
déclarés, de l'hérésie vaincue. En ce temps-là on ne se
risquait pas à écrire. La théologie du^parti arien n'était
représentée devant le public que par les conférences d'As-
teriusi, lesquelles finirent par aboutir à un petit livre.
Faute de mieux, Marcel entreprit le conférencier et ré-
digea, pour le réfuter^ un ouvrage assez 'massif, dans le-
quel il malmenait fort les grands hommes du parti
adverse, vivants et défunts, Paulin, Narcisse, les deux
Eusèbe et les autres. Origène lui-même n'était pas épar-
gné. Marcel assista au concile de Tyr, mais refusa de
s'associer à la condamnation d'Athanase et à la réhabili-
tation d'Arius; il ne voulut même pas prendre part aux
fêtes de la dédicace du Saint-Sépulcre 2, En revanche,
son livre étant achevé, il s'en alla l'offrir à l'empereur,
avec une dédicace remplie d'éloges. Constantin se défia
peut-être du présent ; en tout cas il chargea les évêques
assemblés à Gonstantinople après les fêtes de Jérusalem
de l'examiner et de lui en faire un rapport. C'était livrer
Marcel à ses ennemis. Ils découvrirent en son écrit des
indi^ies lamentables de l'hérésie sabellienne. Une sen-
tence de déposition fat prononcée, puis notifiée cà l'em-
pereur, aux évêques d'Orient, à l'église d'Ancyre ; Mar-
cel, qui comptait plus de vingt ans d'épiscopat^ reçut un
1 Ci-dessus, p. 138.
2 Socrate, T, 36 ; Sozomène, II, 33.
EUSÈBE ET ATHANaSE 187
successeur en la personne d'un certain Basile. Celui-ci,
lui aussi, jouera par la suite un certain rôle. Cependant,
comme nombre de gens criaient au scandale et posaient
Marcel en victime innocente, le concile pria le savant
évêque de Césarée de justifier sa décision en exposant et
en réfutant les erreurs du condamné. C'est le sujet de
ses deux livres a Contre Marcel », publiés aussitôt. Un
peu plus tar(U il reprit le même thème dans un second
ouvrage, dédié à l'évêque d-Antioche Flaccillus, et di-
visé en trois livres, sous le titre : « La Théologie de
l'Eglise )).
A en juger par les extraits d'Eusèbe, qui sont assez
étendus pour que l'on puisse y fonder son appréciation,
le système de Marcel se rapprochait en effet du sabel-
lianisme, sans cependant que les deux théologies fussent
identiques. Les Sabelliens de ce temps-là* concevaient
Dieu comme une monade qui s'élargit (uXaTuverai) en
Trinité. Les termes de Père, de Fils, d'Esprit-Saint, dési-
gnent trois manifestations successives, trois rôles (repo-
ctà-Kx, personae). Gomme Père, Dieu est le législateur de
l'Ancien Testament, comme Fils il se manifeste dans
rincarnation, comme Esprit-Saint dans la sanctification
des âmes. Ces dilatations sont temporaires : elles sont
causées par les besoins de la créature. Une fois le besoin
cessé, la dilatation cesse également, et la divinité se res-
treint; Ce double mouvement (TrXaTUGjto;, (juctoXt)) est
1 Cette exposition se fonde sur saint Athanase, quatrième traité
contre les Ariens.
188 CHAPITRE V
comparable à un bras qui s'ouvre et se replie. Le monde
vers lequel se produisent ces dilatations successives est
l'œuvre de Dieu considéré sous un autre aspect, celui de
Verbe. La manifestation Verbe, à la différence des au-
tres, est permanente : elle dure aussi longtemps que le
monde. On n'en peut dire autant du Fils de Dieu. Les
Sabelliens n'étaient pas d'accord sur la filiation divine :
les uns la plaçaient dans l'humanité du Christ (tov àvôpw-
TTov ôv ivéla.'o&v 6 SwT-yip) ^ les autres dans le composé du
Verbe et de l'humanité; d'autres enfin disaient que le
Verbe assume la qualité de Fils au moment de l'Incar-
nation. Celle-ci a été passagère ; elle cessa avant l'envoi
du Saint-Esprit ^ ; la manifestation Fils eut alors son
terme; le bras divin se replia. Que devint l'humanité du
Christ une fois cessée l'Iucarnation? Nous ne sommes
pas renseignés sur ce point.
Marcel 3 enseignait, lui aussi, une sorte de dilatation
{%kxrua\j.6ç) divine. Comment la monade aurait-elle pu
rester toujours monade et pourtant produire le monde?
La raison éternelle de Dieu ();6yo;) s'extériorise en quel-
que sorte (TûpoÉpj^eTai], par unj énergie agissante (èvep-
1 Dans cette explication cependant, la personnalité est attachée
à l'élément divin ; on ne veut pas qu'elle se fonde sur la qualité
de Fils.
2 Noter comme ce trait concorde avec le fait que, dans la Gy-
rénaïque, au temps de saint Denys d'Alexandrie, on ne préctiait
plus le Fils de Dieu (Ath., De sent. Dionysii, 5).
3 Sur Marcel, v. le livre de Th. Zahn, Marcellus von Ancyra,
Gotha, 1867, et surtout le mémoire de Loofs dans les Comptes-ren-
dus de l'académie de Berlin, 1902, p. 764.
EUSÈBE ET ATHANASE 189
ygi'a SpacTix^), sans cesser de rester en Dieu. Ainsi s'ex-
pliquent la Création et l'Incarnation ; une irradiation
ultérieure du Logos produit la manifestation du Saint-
Esprit K Ces irradiations ne donnent pas lieu à la produc-
tion d'hypostases distinctes ; il n'y a qu'une hypostase
divine. A la fin des choses, une fois terminé le règne de
mille ans, Tirradiation cessera, et le Logos avec le Saint-
Esprit émané de lui, rentrera dans le sein de Dieu. Avant
l'Incarnation, et Marcel invoquait ici le langage de l'Ecri-
ture, il n'^y a que le Verbe. C'est par l'Incarnation seule-
ment que le Verbe devient Fils ; 2 il cessera de l'être
quand son règne terrestre sera fini.
Avec ce système, dans lequel entraient des concep-
tions très anciennes, sûrement étrangères et antérieures
à la théologie origéniste, Marcel défendait fort bien la
monarchie divine, la consubstantialité ; en cela il était,
au point de vue polémique, sur la même ligne que l'église
romaine, le concile de Nicée et saint Athanase. Mais ces
alliés avaient en face d'eux une opposition dont toutes
les revendications n'étaient pas destinées à succomber.
Arius, Eusèbe et les autres avaient contre eux la tradi-
tion quand ils s'attaquaient à l'éternité du Verbe et à
son absolue divinité ; ils étaient soutenus par elle quand
ils défendaient la réelle distinction des hypostases. Sur
1 Ainsi, jusque-là, la Trinité de Marcel n'a que deux termes;
c'est une « binité ». '
"2 Cette notion avait l'avantage de couper court aux raisonne-
ments ariens sur l'antériorité nécessaire du générateur à l'engen-
dré ; mais elle supprimait toute génération divine.
190 CHAPITRE V
ce point leur campagne finit par aboytir, après beaucoup
de conflits et d'éliminations, quand on eut fini par se las-
ser d'une guerre impie, quand on eut consenti à se pren-
dre mutuellement au sérieux, à s'écouter les uns les au-
tres, et que, sans lé dire, sans se proclamer vainqueurs
ni s'avouer vaincus, on se fut résigné à combiner ensem-
ble la consubstantialité et les trois hj'^postases.
Mais nous sommes encore loin de là. A la fin du
règne de Constantin, tant que les ardeurs belliqueuses
n'étaient pas étoufifées par la pression gouvernementale,
on entendait bien triompher les uns des autres et s'entre-
exterminer pei^ fas ou per nefas.
Eustathe, Athanase, Marcel, trois des principaux
champions de Nicée, étaient déjà hors de combat, le
dernier au moins pour cause d'hérésie, ce qui était bien
propre à diffamer le consubstantiel et à montrer que
derrière cette formule si prônée il pouvait se cacher
des doctrines repréhensibles. D'autres évêques succom-
bèrent à la malveillance du parti vainqueur ^ Gepen-
1 Saint Athanase (Ap. de fuga, 3 ; Hist. Ar., 5) en cite plusieurs :
Asclépas de Gaza, qui, d'après la lettre synodale des Orientaux au
concile de Sardique (Ril., Fragm. hist. ,111, H) aurait été condamné
17 ans auparavant, soit en 326; Hellanicus de Tripoli, Garterius
d'Antaradus, Gymatius de Paltus, Euphration de Balanée, Gyrus
de Bérée, dans la Syrie du Nord; Diodore (de Ténédos), en Asie;
Théodule et Olympius (d'^nos), en Thrace, avec deux évêques
successifs d'Andrinople, Eutrope et Lucius : le premier était un
ennemi déclaré d'Eusèbe de Nicomédie, et Basilina, belle-sœur de
Constantin, lui voulait beaucoup de mal ; Domnio de Sirmiura ;
enfin l'évêque de Gonstantinople, Paul, successeur d'Alexandre
en 336.
EUSÈBE ET ATHANASE _191
dant le symbole de Nicée tenait encore. A Tyr rien
n'avait été fait directement contre lui. La réhabilitation
d'Arius ne pouvait être interprétée comme un abandon
de la célèbre formule : on estimait que la profession de
foi remise par l'hérésiarque à l'empereur équivalait à
celle des trois cents évêques. Cependant on ne peut nier
qu'en admettant la substitution d'une formule à une au-
tre on ouvrait la porte à bien des subterfuges.
Constantin mourut sur ces entrefaites, le 22 mai 337,
après s'être fait baptiser dans une villa voisine de Nico-
médie. Ce fut l'évêque du lieu, le vieil Eusèbe, l'infati-
gable défenseur d'Arius, qui présida à l'initiation défi-
nitive du premier empereur chrétien. Son collègue et
homonyme de Gésarée se mit aussitôt à rédiger l'oraison
funèbre en quatre livres, connue sous le nom de Vie de
Constantin, document de son enthousiasme pour ce qu'il
considérait comme les bonnes actions de l'empereur dé-
funt, et de son habileté à dissimuler les autres. Le meur-
tre de Crispus et celui de Fausta n'y ont pas laissé trace ;
l'auteur a trouvé le moyen de raconter les conciles de
Nicée et de Tyr, avec les événements ecclésiastiques qui
s'y rattachent, sans prononcer les noms d'Athanase et
d'Arius. C'est le triomphe de la réticence et de la cir-
conlocution.
CHAPITRE VI
L'empereur Constant.
Les héritiers de Constantin. —Retour d'Athanase. — Intrigues
eusébiennes : compétition de Pistug. — Le pape est s&isi de l'affaire
alexandrine. — Intrusion de Grégoire. — Athanaseà Rome. — Les
Orientaux et le pape Jules. — Concile romain de 340. — Cassation
des sentences orientales contre Athanase et Marcel. — Constant,
seul empereur en Occident. — Concilede la dédicace, à Antioche (341).
— Mort d'Eusébe de Nicomédie. — Paul de Constantinople. — Con-
cile de Sardique : le schisme oriental. — Négociations. — Condam-
nation de Photin. -^ Athanase rappelé à Alexandrie. — Affaires
africaines. — Les Circoncellions. — Mission de Paul et Macaire.
- L'unité rétablie : concile de Gratus.
Constantin avait trois frères, fils de Constance Chlore
et de Théodora: Delmatius, Jules Constance etHanniba-
lien. Peu sympathiques, on le pense bien, à l'impéra-
trice Hélène, ils demeurèrent longtemps éloignés de la
cour. D'abord ils résidèrent à Toulouse ; à la longue ce-
pendant ils se rapprochèrent de l'empereur ; après la
mort d'Hélène ils parvinrent à de grands honneurs.
Delmatius fut nommé consul (333) et même investi de
la charge extraordinaire de censeur, en vertu de laquelle
il eut à s'occuper des accusations soulevées contre Atha-
nase. Jules Constance eut aussi, en 335, les honneurs du
consulat. Du troisième, Hannibalien, on ne sait rien de
semblable ; il est à croire qu'il mourut de bonne heure,
en tous cas avant Constantin. Jules Constance avait
l'empereur constant 1î)3
quatre enfants, deux fils et une fille d'un premier ma-
riage, un fils de son second mariage avec Basilina. Ce
dernier devint l'empereur Julien ; l'un des deux autres,
Gallus, fut césar sous Constance. Ces enfants étaient en-
core en trop bas kge, au moment où Constantin mourut,
pour qu'il eri eût déjà tenu compte dans ses arrange-
ments politiques. Il n'en était pas de même des deux fils
de Delmatius. L'un, appelé aussi Delmatius, fut créé
césar en 335 ; l'autre,' Hannibalien, fut pourvu, sous le
titre de roi du Pont, d'une sorte de souveraineté vassale,
dans les provinces voisines de l'Arménie. Une nouvelle
tétrarchie devait succéder à l'empire unifié de Constan-
tin. A l'ouest, Constantin II était chargé de la Gaule, de
la Bretagne et de l'Espagne; à l'est, Constance, avec le
roi vassal Hannibalien, gouvernerait l'Asie-Mineure, la
Syrie et l'Egypte; l'Italie, l'Afrique et les provinces du
Danube supérieur étaient assignées à Constant, le troi-
siène 'fils de Constantin; le reste, jusqu'au Bosphore,
formait le lot du césar Delmatius. --
-Telles étaient les intentions de Constantin. Elles ne
furent pas entièrement réalisées. Après ses funérailles
il se passa à Constantinople des événements sur lesquels
nous sommes mal renseignés : intrigues de palais, cons-
pirations de caserne, manifestations des armées, sédi-
tions et massacres. Constance, le seul des trois frères
qui fût présenta Constantinople, laissa faire alors beau-
coup de choses qu'il aurait pu empêcher. Les frères de
l'empereur furent massacrés : il en fut de même du césar
Delmatius et du roi Hannibalien ; le fils aîné de Jules
DucHESNE Hist. anc. de l'Egl. -^ T. II. iîi •
194 CHAPITRE VI
Constance périt avec son père; les deux autres, Gallus
et Julien, échappèrent, ce dernier grâce à Fintervention
d'un évêque syrien, Marc d'Aréthuse. On tua aussi le
préfet du prétoire Ablavius et le patrice Optât, beau-
frère de l'empereur défunte De ces horreurs le pré-
texte était que seuls les fils de Constantin devaient avoir
part à sa succession.
C'étaient trois enfants. Le plus âgé, Constantin II,
n'avait pas encore vingt-et-un ans; le second, Constance,
en avait vingt ; le troisième;, Constant, entrait dans sa
quinzième année. Dans le courant de l'été, ils se réuni-
rent à Viminacium, sur les bords du Danube, et convin-
rent de laisser à Constant toutes les provinces que la
mort de Delmatius laissait vacantes. Ainsi le plus jeuLe
des trois princes était le plus avantagé ; toutefois Cons-
tantin II s'attribua sur lui une sorte de tutelle. Tous les
trois prirent le titre d'auguste (9 septembre 337).
Les fils de Constantin avaient été élevés dans la foi
chrétienne. Leur intérêt ne tarda pas à se porter sur les
questions religieuses. Ils s'entendirent pour accorder à
tous les évêques exilés la permission de rentrer chez eux.
Dans sa généralité, cette mesure de clémence n'était pas
sansjnconvénients. Plusieurs des prélats rappelés avaient
été pourvus de successeurs; tous avaient laissé derrière
eux des partisans et des adversaires ; leur réinstallation
"donna lieu à des désordres. Il en fut ainsi à Andrinople,
1 II avait épousé Anastasie, l'une des trois filles de Constance
Chlore, veuve de Bassianus.
l'empereur constant 195
à Gonstantinople, à Ancyre, à Gaza i. Peu de jours après
la mort de son père^, Constantin II avait relâché Atha-
nase et écrit à l'église « catholique » d'Alexandrie pour
le lui annoncer et lui déclarer que cette mesure n'était
autre chose que l'accomplissement des volontés de l'em-
pereur défunt. Athanase rencontra Constance à Vimina-
cium. C'était désormais à ce prince qu'il devait avoir af-
faire. Constance, en dépit de son jeune âge, était un
personnage solennel et empesé, d'une vanité souveraine.
Il dut être médiocrement satisfait de voir revenir un
homme qui, depuis dix ans, passait en Orient pour un
semeur de troubles. C'est peut-être à cause de son mau-
vais vouloir qu' Athanase fut assez longtemps en route.
Ils se rencontrèrent encore à Césarée de Cappadoce.
Athanase se garda bien de parler à l'empereur de ses ad-
versaires, Eusèbe de Nicomédie et autres. Sur la route
il fut mêlé plus d'une fois aux querelles que provoquait
le retour des exilés. On l'accusa plus tard d'avoir prêté
la main à leur réînstallation et même d'avoir ordonné
des évêques nouveaux contre ceux qui étaient en place 3.
A Alexandrie il n'était pas encore arrivé que l'on s'y
1 Ep. Oriental. (Hil., Fragm. hist.. III, 9).
2 La lettre est datée de Trêves XV kal. iul. (17 juin); Constan-
tin il y pçrte encore le titre de césar, qu'il abandonna trois mois
après pour celui d'Auguste.
3 « Per omnem viam reditus sui Ecclesiam subvertebat ; dam-
nâtes episcopos aliquos restaurabat, aliquibus spem ad episcopa-
tus reditum promittebat ; aliquos ex infidelibus constituebat epis-
copos, salvis et integris permanentibus sacerdotibus, per pugnas
et caedes gentilium, nihil respiciens leges, desperationi tribuens
totum ». Ep. Or., l. c, 8.
196 CHAPITRE VI
baUiiit déjà et que les autorités étaient obligées d'interve-
nir ^ Il y rentra enfin, le 23 novembre 337 ^, après une
absence de plus de deux ans. v
On se garda bien de l'y laisser tranquille. Eusèbe de
Nicomédie était en grande faveur auprès du nouveau
souverain de l'Orient. Il ne pouvait souffrir qu'oa lui
arrachât sa vengeance ni que l'on prît ses aises. avec les
sentences du concile de Tyr. Atlianase, il est vrai, avait
été bien accueilli de ses fidèles et sa popularité était
grande en Egypte. Il eût été prudent de ne pas s'attaquer
plus longtemps à cet homme énergique et fertile en res-
sources. Mais est-ce qu'on peut céder?
ÂbîmoDS tout plutôt^ c'est l'esprit de l'Eglise,
p^'!^:!it le vieil Eusèbe, tout comme le chanoine de
D ilcau.
1 Apol. c. Ar., 3.
2 La Chronique festale semble indiquer l'année 338. Un tel re-
tard serait inexplicable ; mais comme elle assigne à la même année
la mort de Constantin et la rentrée d'Athanase, il est possible
qu'elle désigne en réalité l'année 337, tout comme, un peu plus
haut, elle place le concile de Tyr en 336 au lieu de 333. La X" let-
tre festale, pour la Pâque 338, débute par des plaintes sur les af-
flictions auxquelles Athanase est en butte de la part de ses enne-
mis, qui le retiennent au bout du monde et l'empêchent de fêter
la Pâque avec ses fidèles. Il semblerait donc que, pendant l'hiver
337-338, Athanase, se fût encore trouvé à Trêves. Mais la lettre
se termine par l'expression de la joie que causent à l'évêque la lin
de ses tribiilations et la perspective de célébrer les fêtes avec son
église, dans les conditions traditronnelles. Il est clair que l'on a
cousu ensemble le commencement d'une lettre (celle de 337) et la
fin d'une autre (celle de 338).
l'empereur constant 197
On commença par des démarches très mala Iroites.
Les partisans d'Arius, dès avant la mort de leur maître,
formaient à Alexandrie un groupe compact, que les
excommunications d'Athanase tenaient en dehors de la
grande église. Il fut décidé i qu'on leur donnerait un
évèque et que l'on tâcherait de le faire reconnaître au
dehors comme le chef légitime de l'église d'Alexandrie.
A cet effet, on choisit un des ariens de la première
heure, Pistus, jadis prêtre en Maréote, déposé avec
Arius lui-même, par Alexandre. Secundus, ex-évêque
de Ptolémaïs, condamné en même temps que lui, l'or-
donna sur les lieux ^. On affecta de le traiter en con-
frère, d'entretenir une grande correspondance avec lui,
et l'on écrivit à divers évêques, afin de luî"°concilier
leur communion ^. On s'adressa même au pape Jules,
à qui fut député un prêtre, Macaire, avec deux dia-
cres, Hesychius et Martyrius. Ces personnages appor-
tèrent à Rome les procédures du concile de Tyr, afin
de faire bien voir qu'Athanase, ayant été régulièrement
déposé, ne pouvait plus être considéré comme évêque
d'Alexandrie.
A ce coup Athanase répondit par une lettre syno-
dale de tous les évêques d'Egypte ; le concile de Tyr.
y était raconté à son point de vue et discuté à fond ;
1 Celte intrusioa de Pistus peut fort bien être antérieure à la
rentrée d'Athanase.
2 Gi-dessus, p. 132, 155 et 166, n» 1.
3 Lettre des évêques d'Egypte, Apol. c. Ar., 19; lettre du pape
Jules, ibid., 24.
198 CHAPITRE VI
en même temps on y exposait la situation présente,
l'unanimité de l'épiscopat égyptien, l'opposition réduite,
comme toujours, au clergé mélétien et aux .quelques
ouailles de Pistus. Des prêtres alexandrins partirent
pour l'Italie avec cette pièce.
Ils emportaient des lettres non seulement pour le
pape, mais aussi pour les empereurs Constantin II et
Constant, auprès desquels on tentait de diffamer leur
évêque. On prétendait que son retour avait été mal vu
à Alexandrie, que la résistance du peuple avait dû être
matée par la police; qu'il faisait vendre à son profit le
blé que les empereurs confiaient à l'évêque d'Alexandrie
pour être distribué aux pauvres d'Egypte et de Libye*.
Ces propos avaient été tenus d'abord à Constance lui-
même, pour le mieux indisposer.
C'est vers ce temps-là qu'Eusèbe de Nicoraédie, ayant
réussi à faire chasser une seconde fois de Conslanti-
nople le malheureux évêque Paul, se transféra à sa place,
laissant le siège de Nicomédie à Amphion, le rempla-
çant qu'on lui avait donné à lui-même pendant son exil.
Eusèbe de Césarée n'était peut-être plus de ce monde.
Depuis la mort de Constantin on n'entend plus parler
de lui : il parait s'être absorbé dans l'oraison funèbre
du grand empereur et dans le culte de son souvenir ^.
L'arrivée à Piome des représentants d'Athanase sur-
prit désagréablement Macaire. Il repartit aussitôt pour
1 Apol. c. Ar., 3-5, iS; Hist. Ar., 9; Apol. ad Const., 4.
2 II mourut le 30 mai d'une année qui peiit être 338, 339 ou 340.
l'empereur constant 199
l'Orient, laissant derrière lui ses deux compagnons.
Ceux-ci, se voyant démentis parles Alexandrins, prirent
l'initiative d'une démarche très grave: ils demandèrent
au pape de convoquer un synode et de juger l'affaire
contradictoirement, Jules eût hésité à imposer un tel
dérangement aux prélats orientaux ; cependant, puis-
. qu'on demandait le concile en leur nom, il ne crut pas
devoir le refuser, et des lettres de convocation furent en-
voyées tant à l'évoque d'Alexandrie qu'à celui de Gons-
tantinople et à ses ayant-cause.
Pendant ces négociations romaines, la situation s'ag-
gravait en Egypte. Eusèbe et les siens, réunis à An-
tioche auprès de l'empereur Constance, avaient reconnu
l'impossibilité de soutenir Pistus et résolu d'envoyer
comme évêque à Alexandrie un homme qui, tout en
étant de leur bord, n'eût point été compromis dans les
conflits des années précédentes. Leur choix tomba sur
un certain Eusèbe, originaire d'Edesse, qui, après avoir
étudié avec Eusèbe de Gésarée et séjourné quelque
temps à Alexandrie, vivait dans l'entourage de Flac-
cillus, évêque d'Anlioche. Eusèbe refusa, ne voulant
point affronter la popularité d'Athanase *. A son défaut
on s'entendit sur un cappadocien appelé Grégoire, qui
fut aussitôt consacré, puis expédié en Egypte.
On ne pouvait rien imaginer de plus irrégulier.
Même en admettant comme valable la sentence du con-
1 Socrate, 11.9, d'après Georges de Laodicée, contemporain et
ami d'Eusèbe d'Emèse.
200 CHAPITRE VI
cile de Tyr et en considérant Atbanase comme illégi-
time, ilgfallait au moins que son successeur fût élu par
le clergé et les fidèles d'Alexandrie, puis installé jiar
les évêques de son ressort métropolitain. Mais on n'en
était: pas à une illégalité/ie plus ou de moins. Phila-
grius, patronné par le vieil Eusèbe, qui avait appi écié
son zèle au temps du concile de Tyr, était redevenu
préfet d'Egypte ; il fit annoncer par édit, vers le milieu
de^mars 339, qu'Alexandrie avait un nouvel évêqur.
La population chrétienne se porta aux églises en pro-
testant. Les églises d'Alexandrie, en dépit ne tout ce
que l'on avait fait contre l'évèque, étaient restées en son
pouvoir; pendant son exil ses [prêtres y célébraient les
offices. Il s'agissait maintenant de les leur prendre pour
les remettre à l'intrus. L'église de Quirinus ^ fut la pre-
mière attaquée^ le£18 mars ; il y eut des morts, des
blessés, [des scènes lamentables ; enfin le feu prit à l'é-
difice, qui brûla avec le baptistère voisin. Quatre jours
après Grégoire fit son entrée en ville, sous escôrle, aux
acclamationSjjdes païens, des juifs et des ariens. L'évêché
lui fut ouvert, non sans quelques scènes de pillage.
On était en Carême et la fête de Pâques approchait.
Grégoire allait ^d'église en église, avec des gens de po-
lice, et selles faisait remettre une à une. Dans l'une
djfilles, le vendredi-saint, il fit arrêter trente-quatre per-
sonneSjf qui furent fouettées et emprisonnées. Même le
1 Hist. Ar., 10. La Chronique des lettres festales indique l'église
de Théonas, qui fut, en 356, le théâtre de scènes semblables. Il y
a peut-être confusion.
l'empereur constant 301
jour de Pâques il y eut des arrestations. Atbanase te-
nait encore dans une église. Il sut qu'elle allait être
attaquée et se retira de lui-même pour éviter d'autres
scandales. Naturellement les rapports officiels mirent à
son compte toutes les horreurs dont Alexandrie fut alors
le théâtre.
On imagine son exaspération. Il n'y a même pas
besoin d'imaginer; nous avons la protestation indignée
qu'il adressa alors à l'épiscopat tout entier. Elle débute
par l'histoire du lévite d'Epbraïm, qui jadis coupa en
morceaux le cadavre de sa femme outragée et se servit
de ces débris lugubres pour exciter l'indignation des
tribus d'Israël. Son église d'Alexandrie, elle aussi, avait
été violée sous ses yeux ; on la lui avait arrachée mor-
ceau par morceau. Suit le récit lamentable de Tint ru-
sion de Grégoire. 'Enfin, s'adressant à ses collègues,
Atbanase les adjure avec une rude éloquence :
« Voilà la comédie que joue Eusèbe 1 Voilà l'intrigue
» qu'il tramait depuis longtemps, qu'il a fait aboutir,
» grâce aux calomnies dont il assiège l'empereur. Mais
» cela ne lui suffit pas ; il lui faut ma tête ; il cherche
» à effiayer mes amis par des menaces d'exil et de mort.
» Ce n'est pas une raison pour plier devant l'iniquité ;
» au contraire, il faut me défendre et protester contre
» les monstruosités dont je suis victime... Si, pendant
1) que sur vos chaires vous présidez tranquillement les
)) réunions de vos :fidèles^ si tout-à-coup il vous arriva't
» par ordre un successeur, est-ce que vous le suppor-
)) feriez ? Est-ce que vous ne crieriez pas vengeance ?
202 CHAPITRE VI
» Eh bien, voici le moment de vous soulever ; autre-
» ment, si vous vous taisez^ le mal présent s'étendra à
)) toutes les églises ; nos chaires épiscopales seront l'objet
» de basses convoitises et de trafics indignes... Ne lais-
» sez pas faire de telles choses; ne souffrez pas que l'il-
» lustre église d'Alexandrie soit foulée aux pieds par
» les hérétiques ».
Après avoir lancé ce manifeste, Athanase s'embar-
qua pour Rome. Gela ne lui fut pas très facile, car le
port était surveillé ; mais il était populaire parmi les
marins : on le passa. Presque en même temps que lui,
Garpones, un des prêtres alexandrins destitués avec
Arius, débarqua en Italie, porteur d'une lettre de Gré-
goire. Un tel messager était bien propre à confirmer
ee qu*on savait déjà, que Grégoire et ceux qui l'avaient
envoyé étaient des fauteurs de l'ariatiisme. A Rome, où
l'on ne connaissait que le concile de Nicée, ce parti ne
pouvait avoir aucun succès.
Gependant les légats romains Helpidius et Philoxène
partaient pour l'Orient. On les y retint longtemps, sous
divers prétextes, si bien qu'ils ne purent se remettre
en route qu'au mois de janvier 340. Ils n'avaient guère
été édifiés du monde ecclésiastique avec lequel ils s'é-
taient trouvés eu rapport. L'invitation qu'ils apportaient
fut déclinée ; on les chargea d'une lettre fort altière où
l'on protestait contre l'idée de reviser en Occident les
décisions des conciles orientaux, en insinuant que le
pape devait choisir entre, la société de gens comme
Athanase et Marcel- et la communion des prélats de
l'empereur constant 203
l'Orient. Cette pièce, que nous n'avons plusi, était datée
d'Antioche et écrite au nom des évêques de Gésarée en
Gappadoce (Dianius), d'Antioche (Flaccillus) ^, de Cons-
taniinople (Eusèbe) et de quelques autres sièges. Le pape
en fut très offensé, mais il ne laissa pas de tenir con-
cile. L'assemblée, composée d'une cinquantaine d'évê-
ques, se réunit dans l'église [litulus) du prêtre Vitus,
l'un des légats de Silvestre au concile de Nicée, à l'été
ou à l'automne 340. Athanase n'eut pas de peine à se
justifier et à dévoiler les intriguas dont il était victinae.
Son affaire n'était pas la seule. Tout ce qu'il y avait
en Orient d'évêques dépossédés et chassés de leurs siè-
ges était accouru au premier bruit de concile. De Tbrace,
d'Asie-Mineure, de Syrie, de Phénicie, de Palestine, les
exilés, évêques et prêtres, affluaient à Rome. Marcel
d'Ancyre y fit un long séjour. Lui aussi il avait été
dénoncé au pape et celui-ci avait invité ses accusateurs,
tout comme ceux d' Athanase, à se présenter devant lui.
En leur absence Marcel s'expliqua et son langage parut
satisfaisant; yitus et Vincent, les légats romains au con-
cile de Nicée, rappelèrent le zèle qu'il avait montré alors
1 Outre ce qu'en dit la réponse du pape Jules, il y a lieu de
consulter l'analyse de Sozomène, III, 8.
2 Intitulé de la^réponse : 'lotiXioç -Aavéw xat ^XaxcXXw, Napxîdo-o),
Eyo-eptti), Mâpi, Maxeôoviw, ©eoScâpw xa't xoïç o-ùv aÙTôîç àub 'AvTto^etaç
Ypd'j'aa'iv fijxïv. Flaccillus et Dianius paraissent avoir été des gens
assez ternes ; Narcisse de Néronias et Macedonius de Mopsueste,
évêques ciliciens, de même que Maris de Ghalcédoine et Théo-
dore d'Héraclée en Thrace, étaient des colonnes du parti eu-
sébien.
204 CHAPITRE VI
contre les ariens. Bref on lui rendit la communion et
la dignité épiseopale.
Ces décisions furent notifiées à l'épiscopat oriental
par une lettre que le pape Jules adressa* aux signa-
taires de celle que les légats avaient rapportée d'An-
tiociie. C'est un des documents les plus remarquables
de cette histoire. L'aigreur des Orientaux, le ton insolent
qu'ils avaient pris à son égard, ont ému douloureusement
le pape, mais il est resté ce qu'il lui convenait d'être,
calme, pacifique, impartial. S'il a convoqué les Orien-
laux, c'est sur la demande de leurs envoyés; il l'aurait
fait de lui-même, du reste, car il était naturel de donner
suite à la plainte d'évêques qui se disaient injustement
déposés. Reviser les jugements des conciles n'est pas
chose inouïe : les Orientaux, en recevant Arius et les
siens n'en ont-ils pas agi ainsi envers le concile de Nicée ?
On conteste son droit en prétendant que l'autorité des
évêques ne se mesure pas à l'importance des villes.
Argument étrange dans la bouche de gens qui se trans-
fèrent sans cesse de capitale en capitale. Pour lui les
histoires de calices brisés ont moins d'intérêt que l'unité
de l'Eglise. Il ne lui échappe pas que, sous leur répro-
bation des méfaits d'Athanase et des erreurs de Marcel
les ennemis de ceux-ci dissimulent fort mal la préten-
tion d'innocenter les ariens. Cependant il a voulu tout
i Conservée par saint Athanase dans son Apol. c. Ar., 20-25.
Sabinus le Macédonien avait inséré dans son recueil la lettre
des Orientaux à Jules, mais non la réponse de celui-ci (Socrate,
11,17).
L'EMPEREUR CONSTANT 205
examiner de près. Ce n'est pas sa faute si les accusa-
teurs, après avoir sollicité son intervention, se dérobent
maintenant au procès, ni si le préfet d'Egypte empêche
les évêques de ce pays de s'embarquer pour Rome. Il a
jugé sur les renseignements dont il disposait, notam-
ment sur les pièces du concile de Tyr, fournies par les
Orientaux eux-mêmes. Si l'on croit pouvoir établir qu'il
s'est trompé, que l'on vienne; les accusés sont toujours
prêts à répondre. Au lieu de se rendre à la convoca-
tion de l'évêque de Rome on a commis de véritables
énormités, comme la nomination de l'intrus Grégoire.
Si l'on avait voulu se conformer à l'ancien usage*
et, puisqu'il s'agissait d'évêques considérables, du siège
d'Alexandrie, s'adresser d'abord à l'église romaine pour
la prier de définir le droit, on n'en serait pas où l'on
en est. Il faut sortir de ces querelles scandaleuses où
les rancunes de l'amour-propre se donnent carrière aux
dépens de la charité et de l'union fraternelle 2.
Le pape avait mille fois raison. Cette lettre cepen-
dant marque le début d'une alliance qui devait avoir
des conséquences assez fâcheuses, celle de l'église ro-
maine et de saint Athanase avec Marcel d'Ancyre. Marcel
pouvait avoir les meilleures intentions : sa doctrine, -on
l'a vu plus haut, prêtait le flanc à la critique, même
en ces temps où la précision du langage théologique
laissait encore tant à désirer, Athanase, ballotté par tant
1 "H àyvoEÏTE OTC TOÛTO sôo; Y)V, îcpoTspov ypaçsffôat r|(jLÏv xal outwî
'^vÔEV ôptÇeo-Oat ta Si'xaca ; {Apol. c. Ar., 35).
2 La lettre fat portée en Orient par un comte Gabien (ibid.. 20).
206 CHAPITRE VI
de crises, n'a jamais été incriminé pour sa foi, même
par ses adversaires les plus acharnés. Il n'en est pas de
même d'Eustathe et de Marcel. Eustathe disparut de
bonne heure, mais Marcel vécut presque autant qu'Atha-
nase et il est à remarquer que, sans parler des aria-
nisants dont il était la bête noire, il fut partout, ou
peu s'en faut, considéré camme sujet à caution. Saint
Epiphane, deux ans après sa mort, le trouva bon pour
sa collection d'hérétiques et l'y introduisit, il est vrai
avec quelque réserve. Il avait interrogé là-dessus Atha-
nase lui-même, et le vieux lutteur, sans attaquer ni dé-
fendre son ancien compagnon d'armes, répondit par un
sourire ^ où Epiphane lut que Marcel n'avait pas été loin
de se perdre, et qu'il avait été obligé de se justifier.
Il en était déjà là au temps où nous sommes. Le
pape Jules ne le laissa pas quitter Rome sans lui de-
mander une profession de foi écrite '. Habilement ré-
digée, cette pièce voilait les traits caractéristiques de
la doctrine tant attaquée, les années précédentes, par.
Eusèbe de Gésarée. En la lisant on aurait pu croire que
Marcel admettait l'éternité du Verbe, non seulement
comme Verbe, mais comme Fils, et qu'à la formule
« Son régne n'aura point de fin )) il donnait le même
1 Epiph., Haer. LXXII, 4 : [j,6vov 5tà toû upoo-wTtou [Aeiôîàffaç
ÙTtéçvive [Jio-/6ripiaç [L-q\t.(i.y.çia.y aÙTov slvat, xal wç «7roXoYT,a-â|XEVov er/e.
2 Texte conservé par Epiphane, Haer. LXXII, 2-3. Elle devait
être jointe aux lettres adressées aux évéques, évidemment au su-
jet de Marcel, et il y a lieu de croire qu'elle le fut en effet à la
lettre du pape Jules dont il vient d'être parlé.
l'empereur constant 207
sens que l'Evangile *. Cette petite ruse pouvait réussir
auprès des Occidentaux, peu au courant de ces subti-
lités théologiques ; les Orientaux, plus avertis^, ne pou-
vaient s'y laisser prendre.
, Pendant ces négociations, un grand changement po-
litique s'élait produit en Occident. Les empereurs de
Gaule et d'Illyricum^ Constantin II et Constant, étaient
entrés en conflit, le premier ne se trouvant pas satis-
fait de son domaine, ni de la façon dont son jeune
frère acceptait sa tutelle. Ils se rencontrèrent près d'A-
quilée : Constantin II fut vaincu et tué. L'Occident tout
entier, de l'Océan jusqu'à la Thrace, reconnut Constant
(avril 340), dont la puissance, ainsi doublée, s'imposa à
la considération de son collègue oriental Constance.
L'année suivante (341) eut lieu à Antioche la dédi-
cace de la principale église, dont Constantin avait com-
mencé la construction. Cette solemnité fut l'occasion
d'un grand concours d'évêques, une centaine environ 2;
l'empereur Constance y assista. En dépit de leur atti-
tude majestueuse, Eusèbe et les siens étaient très con-
trariés de tout ce qui venait de se passer en Occident.
Ils avaient espéré, sollicité même, l'appui de l'église ro-
maine, et voilà que celle-ci donnait raison à leurs ad-
versaires. Leur souverain Constance était favorable à
leurs idées ; mais Rome, alliée d'Athanase, était patron-
1 Luc. I,, 33.
2 Quatre-yingt-dix d'après saint Athanase ; saint Hilaire et
Sozomène (Sabinus) donnent le chiffre de 97.
208 CHAPITRE VI
née par un prince autrement puissant que le leur. Ils
se voyaient réduits à la défensive. Ce n'était pas seu-
lement à Rome et à la cour de Constant qu'on les re-
présentait comme des défenseurs de l'arianisme et des
ariens ; cette accusation circulait aussi en Orient, même
en dehors de l'Egypte. On savait, malgré la police, ce
qui se passait dans ce malheureux pays, où l'intrus Gré-
goire livrait partout bataille aux chrétiens restés fidèles
à Athanase, donnait l'assaut aux églises et faisait em-
prisonner jusqu'à des confesseurs du temps de Maximin.
Le vieil Eusèbe sentit qu'il était bon de se défendre.
Du concile de la Dédicace {in Encaeniis) partirent di-
verses lettres ^ dont une contenait ces mots :
« Nous ne sommes pas des sectateurs (à,x6>.ou6oi)
» d'Arius. Comment, étant évêques, pourrions-nous nous
» mettre à la suite d'un prêtre ? Nous n'avons pas d'au-
» tre foi que celle qui a été transmise dès le commen-
» cément. Mais ayant eu à nous enquérir de sa foi à
» lui et à l'apprécier, nous l'avons plutôt accueilli que
» suivi. Vous le verrez par ce que nous allons dire ».
Suit une profession de foi anodine^, où ne figurent ni
les termes techniques de Nicée, ni l'anathème final; il
y a en revanche un mot sur le règne éternel du Christ,
évidemment contre Marcel d'Ancyre.
Une autre profession, émanée du même synode^ est
1 Ath., De. syn., 22-25.
2 Passages caractéristiques : v.a.\ ek é'va uVov toO ©eoy [Aovoyevr,,
Ttpb 'navTwv tcôv a'iwvwv ÛTtâpxovxa xa\ auvov-ra rôj ■YtYtv^fiv.ozi avxàv
Harpt... Stajxévovxa (BacrtXéa xa\ ©eov eIç touç aîwva;.
L'EMPEREUR CONSTANT 209
plus explicite sur les prérogatives divines du Fils de
Dieu ; elle accumule même les termes propres à les in-
culquer ^ et répudie d'une certaine façon les expressions
proscrites par le concile de Nicée. Il y est dit que le Fils
est l'image de l'essence (oùcto.) du Père, non qu'il est de
l'essence du Père. Les trois noms. Père, Fils, Saint-Es-
prit sont présentés, non comme des termes sans rapport
avec des réalités, mais comme caractérisant l'hypostase
(ÛTTOdTaatv), le rang, la dignité des personnes nommées ;
ainsi par Thypostase elles sont trois, par leur accord
((7u[j!.(pwvt'a) elles ne font qu'un 2.
Une troisième formule, produite par l'évêque de
Tyane, Théophrone, fut approuvée. Dans sa partie posi-
tive elle est absolument incolore ; mais à la fin elle ré-
pudie formellement Marcel d'Ancyre, Sabellius, Paul de
Samosate « et tous ceux qui sont en communion avec
eux ».
Ces formules indiquent une tendance à modifier un
1 Tov Y^vv^ôévra upb twv atoivwv èx toù IlaTpbç, Seov iv. 9soû, oXov
è| oXo-j, (Aovov èx [xôvou, TÉXetov èx TsXeiov), paaiXéa èx paaiXétoç, xuptov
àub xupc'ou, Xo^ov/ Çmvxa, (70cpcav ÎJûaav, (pùç àXTiOtvbv, o5bv, àlifieiocv ,
àvào-Tacrtv, uotixéva, Qûpav, a-rpeuTtiv t£ xa\ àvaXXot'wirov • iriz ôeô-YiTOç,
oùffia; Te xa\ pouXTjç xa\ 8yvâ[J.£u)î xa'i èô^-qç toO Ilarpoç àTiapâXXaxTov
elxdva, xov TipwToxoxov 7rào'Y]ç XTi'aEwç, xbv ô'vta èv «.p'/r^ ■repbç xbv ©ebv,
Xôyov ©Eov... Ef Tiç Xéyet xbv Tlbv XTÎ(7[ji.a o); £v twv xt tcfAaTw v, t^
yévv'fijxa (bç Iv tûv yevvYiaàTwv, ?] ■ko'.-(][lol m; ev tûv tioiThjloctwv... àvà6e[ia
2 S. Hilaire [De sijnodis, 29 et suiv.) donne un texte latin de
cette formule et l'explique avec bienveillance; ce que fait aussi
Sozomène (III, S), par lequel nous apprenons qu'elle était, dans
le parti, attribuée au martyr Lucien.
DucHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. il. 14
210 CHAPITRE VI
peu la position du parti. Arius est mort ; on commence
à le trouver gênant et à se dégager d'une compromission
trop étroite avec lui. Personne, en effet, sauf quelques
enragés disciples, ne maintient son système. Sur ce point
on recule en échelons, et sans regret. On a trouvé un
meilleur terrain, la lutte contre Marcel. C'est là que la
bataille se renouvelle. « Vous êtes des ariens », crie-t-on
sans cesse, de Rome et d'Alexandrie. — « Vous êtes des
sabelliens », réplique-t-on ^d'Antioche. Et cela est d'au-
tant plus grave que Marcel n'est pas mort, lui ; que les
Occidentaux le gardent dans leurs rangs, le reconnaissent
comme évêque et le défendent.
Athanase, qui nous a conservé les formules d'Antio-
che, ne nous renseigne pas sur la façon dont elles furent
présentées à l'assemblée et approuvées par elle. Il est
possible que^divers évêques ou divers groupes aient pro-
fité de l'occasion pour se faire délivrer des certificats
d'orthodoxie. Le concile de Nicée, en édictant une for-
mule^ n'avait rien décidé sur l'usage que l'on devait en '
faire ni sur la question de savoir si elle devait être subs-
tituée à celles dont les diverses églises se servaient dans
les cérémonies de l'initiation chrétienne. Il semble même
qu'il n'ait pas eu l'idée d'une telle substitution, car il
aurait, en ce cas, complété la finale en y mentionnant
l'église catholique, la rémission des péchés et la résur-
rection de la chair. En fait les églises gardèrent les vieil-
les formules. Dans la profession de foi qu'il remit au
pape Jules, Marcel d'Ancyre inséra mot à mot le texte
du symbole romain. En d'autres endroits on modifia le
l'empereur constant 211
texte traditionnel, soit d'après la |formule de Nicée, soit
d'après d'autres. Déjà, du temps de Constantin, si jaloux
pourtant de son concile, Arius avait pu soumettre à l'em-
pereur une profession de foi qui ne reproduisait pas tex-
tuellement le symbole de Nicée. Il n'est donc pas éton-
nant que d'autres formules aient pu être présentées ou
publiées. Toutefois c'était là un jeu dangereux ; on ne
tarda pas à s'en apercevoir.
Le' concile de la Dédicace * fut le dernier auquel prit
part Eusèbe deNicomédie. Il mourut apparemment vers
la fin de SU, encore dans la communion extérieure de
l'Eglise, car le schisme n'était pas déclaré entre l'Orient
et Rome. S'il se fût toujours mêlé de ses propres affaires
et qu'il n'eût pas eu la fatale idée de s'interposer entre
Arius et son évêque, l'arianisme serait resté un conflit
1 On rattache ordinairement au concile de la Dédicnce les
canons d'un concile d'Antioche qui figure dans les plus anciennes
collections canoniques. Cette attribution est fort .contestable.
D'après la lettre d'envoi aux absents et d'après les signatures,
l'assemblée qui édieta ces canons était formée exclusivement d'é-
vèques du ressort d'Antioche, Syrie, Mésopotamie, Gilicie ; ce
n'est pas le cas pour le concile de la Dédicace, qui comprenait
sûrement d'autres évèques. Elle se tint certainement après le con-
cile de Nicée, qu'elle cite, et avant l'année 359, où, pour la pre-
mière fois, la nouvelle province d'Euphratésienne fait son appa-
rition dans les textes. Si les signatures étaient, pour le détail,
mieux documentées qu'elles ne le sont, on serait porté à placer
ce concile d'Antioche très peu de temps après le concile de Nicée,
car presque tous les signataires sont communs aux deux conciles.
La législation ne fournit guère d'indications; de bonne heure on
y a discerné des préoccupations antiathanasiennes et antieusta-
thiennes ; mais cela n'est pas très fondé. J'inclinerais à croire que
le concile est plutôt antérieur que postérieur à 341.
312 CHAPITRE VI
alexandrin et l'on eût pu le réduire sans trop de peipe.
Mais Eusèbe 'déchaîna contre l'évêque d'Alexandrie
d'abord l'épiscopat d'Orient, puis l'empereur et l'empire.
La mémoire de ce prélat intrigant, chez lequel on ne re-
lève aucun trait sympathique, demeure chargée d'une
lourde responsabilité.
L'église de Gonstantinople, dont il eut la direction
dans ses dernières années, avait, grâce à lui, passé, elle
aussi, par d'étranges crises. Après la mort d'Alexandre
(^36), un certain Paul, originaire de Thessalonîque;, y
avait été élu évêque. Il avait assisté, dit-on, à la déposi-
tion d'Athanase ^ et s'y était associé par sa signature.
Lui-même fut, aussitôt après, accusé par un de ses prê-
tres, Macedonius, déposé par le même concile que Mar-
cel d'Ancyre, et exilé dans le Pont. On ne l'avait pas
encore remplacé quand Constantin mourut. Il rentra
aussitôt dans son église et, pendant quelque temps, Ma-
cedonius se tint en bons rapports avec lui. Mais le siège
de Gonstantinople tentait l'ambition d'Eusèbe. On fit re-
vivre, au moment opportun, les anciennes accusations ;
Paul se vit de nouveau évincé et Eusèbe s'installa à sa
place (fin 338 ou commencement 339). Quand il fut mort
1 Paulus vero Athanasii expositioni intei'fuit, manuque propria sen-
tentiam scribens, cum ceteris eum etiam ipse damnavit {Ep. Or., Hilaire,
fr. III, 13). Je ne saurais me ranger à l'opinion de ceux qui, par- s
tant de ce texte, rejettent entièrement l'histoire de la mort d'Arius,
au temps de l'évêque Alexandre, telle qu'elle est rapportée par
-saint Athanase. Il est possible que Paul ait pris part au concile
de Tyr comme représentant de son évêque, ou que sa signature
ait été donnée à Gonstantinople un peu plus tard.
l'empereur CONSTANT 213
(341), Paul, qui s'était transporté à Trêves, et avait reçu
bon accueil auprès de l'évêque Maximin, obtint par son
entremise l'autorisation de rentrer dans sa ville épisco-
pale. Eusèbe avait eu le temps d'organiser un parti, à la
tête duquel se trouvait désormais Macedonius. La popu-
lation se partagea entre Paul et lui, et la discorde dégé-
néra en scènes violentes. Les choses allèrent si loin
qu'un général, le magisier militum Hermogêne, fut tué
dans une émeute et son corps traîné par les rues (342).
Cependant force resta à l'autorité. Le préfet du prétoire
Philippe parvint, après une bagarre où périrent, dit-on,
plus de trois mille personnes, à installer Macedonius.
Quant à Paul, il fut arrêté, chargé de cliaînes et envoyé
à Singar, au fond de la Mésopotamie, sur la frontière
perse. De là on le transféra à Enièse, puis^à Gueuse, dans
les montagnes de Cappadoce, où l'on chercha à le faire
mourir de faim ; puis, comme il persistait à vivre, le
préfet Philippe ordonna de l'étrangler ^
Cependant la cour impériale d'Occident continuait de
s'intéresser aux affaires de l'église orientale et aux pro-
i L'histoire de Paul est très difficile à- débrouiller. L'épitre
synodale des Orientaux (343) est le plus ancien document, mais il
s'inspire d'une passion trop violente pour qu'on le prenne au
pied de la lettre. Vient ensuite saint Athanase {Hist. ar., 7 ; cf.
Apol. de fiiga, 3), puis saint Jérôme, (Chron. ad ann. Abr. 2358).
Socrate (II, 6, 7, 12 et suiv.) et Sozomène (III, 3, 4, 7-9) nous re-
présentent la tradition locale de Gonstanlinople, mais avec beau-
coup de confusion. Voir la discussion de M. Loofs dans l'encyclo-
pédie de Hauck, article Macedonius.
214 CHAPITRE VI
tégés du siège apostolique. Sur quelque démarche de sa
part, il fut décidé à Antioche qu'on enverrait au jeune
empereur Constant une députation d'évèques. A cet effet
on choisit quatre notabilités du parti arianisant, Narcisse
de Neronias, Maris de Ghalcédoine, Théodore d'Héraclée
et Marc d'Aréthuse : les deux premiers avaient assisté
au concile de Nicée. Ils emportèrent une formule^ ditîé-
renîe des trois que le concile de la Dédicace avait approu-
vées, et conçue à peu près dans le même esprit. Cette
pièce a son importance, car les Orientaux s'y tinrent
quelques années et la présentèrent plusieurs fois, à l'Oc-^
ciJent surtout, comme l'expression de leur croyance. Elle
était vague sur la procession du Fils, précise sur la per-
pétuité de son règne, et répudiait quelques-uns des ter-
nes ariens ^
Les évêques furent reçus à la cour de Trêves, mais
non à l'église. L'évêque Maximin était dévoué à Atha-
nase : il ne voulut pas voir ses ennemis.
C'est sans [doute à la suite de cette ambassade que
Constant, sur le conseil de quelques évêques d'Occident,
s'entendit avec son frère Constance ^ pour convoquer un
nouveau concile où les épiscopats des deux empires
1 Ath., De syn., 25.
2 Tov Tcpb TcâvTwv Twv aîwvwv i% tov Ila-cpoç yevvTjOévTa Ôebv ex OsoO,
cpwç èx cptôTo;... Xoyov ovxa xai aoçiav xai Sûvapitv xai ^wy^v y.at çcôç àXr)-
6ivbv... oy r\ pafftXeca àxaTâ>.\jTo; oZ<ja. SiafjiÉvei et; tou; àTtetpoyç aîwvaç...
Touî 8s Xéyovxai; i\ oùx ovtwv tov Y'tbv y\ k\ iTÉpaç ûuoaTaaewç xat [ati èx
Toy 0£oG, x«i T)V TTOTE )(p6voi; OTE oùx r^v, àX)vOTpîovi; oT8ev y) xaÔoXixYj"
'ExxXriCTta.
3 Athan., Ap. ad Const., 4.
l'empereur constant 215
siégeraient ensemble et arrangeraient! leurs 'différends.
Le lieu choisi pour cette grande réunion fut la ville de
Sardique, actuellement Sofia '. Sardique était la capitale
de la Dacie intérieure {mediterranea) et la dernière ville
de l'empire occidental du côté de la Thrace, comprise,
elle, dans le ressort de Constance 2.
Athanase, avisé par l'empereur, vint le trouver à Mi-
lan, puis en Gaule, où il se rencontra avec Hosius. Celui-
ci était très avancé en âge, mais personne plus que lui
ne connaissait les litiges d'Orient et n'était qualifié pour
traiter avec l'éplscopat de ce pays. On le chargea de con-
duire à Sardique les évèques d'Occident et de présider
l'assemblée, comme il avait plus ou moins dirigé celle de
Nicée.
Quatre-vingts évêques environ vinrent, à l'automne
342 (ou 343), se grouper autour de lui. Pour la moitié ils
venaient de l'illyricum grec et latin ; les autres, de l'Oc-
cident proprement dit. Le pape Jules était représenté par
1 En bulgare on dit encore Sredec, ce qui est l'ancien nom,
2 La date du concile de Sardique, fixée autrefois à l'année 347,
d'après une fausse indication de Socrate, n'est pas encore bien
déterminée. On peut hésiter entre les années 342 et 343. La pre-
mière est indiquée dans le dossier alexandrin de la collection de
Théodose : Congregata est synodus consulatu Constantini et Constan-
tini (lire Constantii et Consiantis) aput Sardicam (Maassen, Quellen,
t. I, p. 548). La Chronique des lettres festales semble indiquer
l'année 343 {Placido et Romulo coss.) ; mais comme le chroniqueur
compte souvent en années égyptiennes, à partir du !«'■ thoth
(29 août), cette indication pourrait bien s'identifier avec la précé-
dente. Rien n'empêche que le concile ait-eu lieu à l'automne (sep-
tembre-octobre) 342. Cf. E. Schwartz, Nachrichten, 1904, p. 341.
216 CHAPITRE VI
deux prêtres, Archidamus et Philoxène, et par le diacre
Léon. Il y avait au moins dix évêques d'Italie et six d'Es-
pagne. Les Orientaux arrivèrent à peu près aussi nom-
breux. Ils avaient voyagé ensemble, sous l'escorte de
deux h^uts fonctionnaires, les comtes Musunianus et
Hesychius. Le nouvel évoque d'Antioche, Etienne, suc-
cesseur de Flaccillus, conduisait ce cortège. Ce n'est pas
de bon cœur que l'on était parti. Il avait bien fallu obéir
à l'empereur Constance, qui, lui-même, déférait en ceci
aux instances de son frère. D'Antioche à Sardique la
route est longue. Le soir, aux étapes- d'Asie-Mineure et
de Thrace, on se concertait sur l'attitude à tenir en face
de ces Occidentaux incommodes. Bon nombre des voya-
geurs étaient ou indifférents, ou même favorables à Atha-
nase. Mais, comme toujours, la masse était dirigée par
quelques meneurs. Les deux Eusèbe n'étaient plu^i là^
mais il restait des eusébiens de la première heure, an-
ciens protecteurs d'Arius, et des membres du concile de
Tyr. Ils persuadèrent aux autres de ne point prendre part
au synode, ni comme parties, ni comme juges; on pous-
serait jusqu'à Sardique, puisque l'empereur y tenait,
mais on ferait en sorte d'en sortir le plus tôt possible et
de fuir le contact des Occidentaux i.
Ce programme fut accompli de point en point. Arrivés
à Sardique, les évêques d'Orient farent chambrés par
leurs chefs, car on craignait les défections 2, Invités à se
1 Apol c. Ar., 48.
2 Deux cependant eurent assez de courage pour passer à Ho-
sius, Asterius de Petra et Arius, autre évêque palestinien.
l'empereur C0N5TANT 217
joindre à leurs collègues d'Occident, ils protestèrent i
qu'ils n'en feraient rien, et donnèrent pour prétexe
qu'Athanase, Marcel et Asclépas, tous les trois déposés
par les conciles orientaux, étaient traités par Hosius, par
l'évêque de Sârdique, Protogène, et par les autres comme
des évêques légitimes. Ce scrupule n'était pas dépourvu
d'une apparence de fondement. Le concile de Rome avait^
à la vérité, cassé les sentences orientales. Mais, puis-
qu'on ne s'en tenait pas au concile de Rome et qu'on
entreprenait de revoir les procès qu'il avait tranchés, il
eût peut-être été plus prudent, eu égard aux mauvaises
dispositions de leurs adversaires, de ne paraître rien pré-
juger. Hosius essaya d'arranger les choses amicalement.
Pour décider les Orientaux à laisser le procès s'instruire^
il leur promit que, même au cas où Athanase serait re-
connu innocent, il les débarrasserait de sa personne im-
portune et l'emmènerait avec lui en Espagne 2. Les
Orientaux ne voulurent rien entendre ; ils tinrent concile
à part, puis se retirèrent en ïhrace, à Philippopoli, et
de là rentrèrent chez eux. Mais avant de quitter Sârdi-
que 3 ils rédigèrent une lettre encyclique, qu'ils adres-
sèrent à tout l'épiscopat, au clergé et aux fidèles, spé-
cialement à Grégoire d'Alexandrie, Donat de Garthage,
•1 D'après Sozomène (III, H) cette protestation aurait été pré-
cédée d'une autre, envoyée de Philippopoli.
2 Lettre d'Hosius dans Athanase, Hist. Ar., 44.
3 La lettre se donne comme écrite à Sârdique : Placiiit nobis de
Sardica scribere (Hil., Fr., III, 23) ; Socrate (II, 20) parle ici de
Philippopoli, mais il ne mérite aucune confiance. Ce qu'il dit du
concile de Sârdique est un tissu d'erreurs.
218 CHAPITRK VI
Maxime de Salone, et à quelques évêques italiens, qu'ils
savaient ou supposaient favorables à leurs idées.
C'est par Marcel qu'ils commencent, par la réproba-
tion de ses doctrines hérétiques. Ils font ensuite, à leur
point de vue, l'histoire d'Athanase, de sa condamnation
à Tyr, des violences dont son retour, à lui et aux autres,
Marcel, Asclépas, Lucius, a été partout le signal. Ils
protestent contre l'idée qu'ils puissent- être réhabilités
loin de chez eux, par des gens qui ne connaissent pas les
faits, et aussi contre la prétention des Occidentaux à re-
viser les sentences des Orientaux. Ceux-ci, à leur arri-
vée à Sardique, ont eu la surprise de voir des personnes
condamnées par eux siéger au milieu de leurs collègues
d'Occident, comme si rien ne s'était passé, comme si eux
et tels de leurs défenseurs actuels ne s'étaient point, les
années précédentes, condamnés les uns les autres. Ils ont
proposé de renouveler l'enquête sur l'affaire de la Ma-
réote; on ne l'a pas voulu *. Dès lors ils se sont séparés
de ces collègues, parmi lesquels, d'ailleurs, il y a des
personnes peu recommandables, en rejetant sur eux la
responsabilité du schisme que, pour défendre quelques
misérables, ils vont déchaîner sur l'Eglise. Ils maintien-
nent toutes les sentences de déposition prononcées par
eux et déclarent en outre déposés et excommuniés: Jules
de Rome, Hosius de Gordoue, Protogène de Sardique,
1 Ils savaient bien qu'avec Grégoire à Alexandrie et le préfet
d'Egypte à leur dévotion, l'enquête ne manquerait pas de tourner
en leur faveur.
L'EMPEREUR CONSTANT 219
Gaudentius de Naïssus (Nisch), Maximin de Trêves. En-
fin, comme protestation contre l'hérésie de Marcel qu'Ho-
sius patronne, ils exposent leur foi. Ici se place le sym-
bole déjà envoyé à Constant, avec quelques anathèmes
complémentaires ^
Les Occidentaux, ainsi abandonnés, reprirent l'exa-
men des procédures contre Athanase, Asclépas et Marcel.
Ils ne jugèrent pas que, pour Athanase, il y eût lieu à
une enquête nouvelle. Celle de Tyr leur suffisait ; elle
se retournait manifestement contre les enquêteurs et in-
nocentait l'évêque d'Alexandrie. Asclépas produisit les
documents de son procès, dressés à Antioche, en présence
de ses accusateurs et d'Eusébe de Gésarée : il en résul-
tait que, lui aussi, il était innocent. Quant à Marcel, on
donna lecture de son fameux livre. On- reconnut, avec
trop d'indulgence, que les passages incriminés étaient
plutôt des hypothèses présentées que des affirmations
soutenues, et qu'au fond sa 'foi était correcte 2.
1 Simililer et illos qui dicunt très es^e deos, aut Chrislum non esse
Deum aut ante ea unum (?) non fuisse Christum neque filium Dei, aut
ipsum Patrem et Filium et Spiritum- sanctum, aut non natum Filium,
aut non sententia neque voluntate- Deum Patrem genuisse Filium (Hil.,
Fragm., III, 29). Ce texte est altéré, comme tout le document, du
reste.
2 Que Marcel en ait ici imposé au concile, c'est ce qui résulte
de ces appréciations : < Il n'a pas dit, comme le prétendent ses
ï adversaires, que le Verbe de Dieu tire son origine de la vierge
1 Marie, ni que son règne doive avoir une fin ; il a écrit que son
B règne est sans fin comme sans commencement ». Ce que les ad-
versaires de Marcel lui reprochaient, ce n'était pas de nier l'éter-
nité du Verbe, mais de faire commencer à l'Incarnation son exîs-
220 CHAPITRE VI
Quîint aux Orientaux, leur conduite fut sévèrement
appréciée. Le concile considéra que, s'ils s'étaient déro-
bés, c'est qu'ils avaient peu de confiance dans j.a correc-
tion de leurs précédents jugements et qu'ils craignaient
d'être mis en cause, eux aussi, ce qui aurait eu lieu, en
effet, car beaucoup de plaintes avaient été relevées con-
tre eux. Leurs victimes s'étaient présentées en grand
nombre, avec des témoins, des documents et jusqu'à des
pièces à conviction, les instruments de torturas subies.
Tous ces griefs furent examinés, et le concile, autant
qu'il était en lui, pourvut aux réparations nécessaires.
Il prononça aussi — par contumace, tout comme les
Orientaux — plusieurs sentences de déposition et d'ex-
communication. Elles frappèrent d'abord les trois suc-
cesseurs indûment donnés aux évêques réhabilités, Gré-
goire d'Alexandrie, Basile d'Ancyre, Quintianus de Gaza :
puis les chefs actuels, du parti, Etienne, évêque d'An-
tioche, Acace de Gésarée en Palestine, Ménophanle
l'Ephèse, Narcisse de Neronias, Théodore d'Héraclée,
Orsace de Singidunum, Valens de Mursa ; ces trois der-
niers avaient pris part à la fameuse enquête en Maréote ;
Valens venait, par surcroît, de se signaler en fomentant
tence comme Fils. Ils l'accusaient, non de limiter le régne du
Verbe, comme Verbe, mais son régne comme Christ, comme
Verbe incarné. Sur ces deux points il était sûrement dans son
tort. Mais Marcel s'entendait à louvoyer. Il avait signé le sym-
bole de Nicée, où la génération du Verbe, antérieurement à l'In-
carnation, est clairement affirmée; c'est donc qu'il interprétait le
terme Y£vvTi6évTa, lequel, dans son système, ne pouvait s'appliquer
qu'au Verbe incarné.
l'empereur constant 221
une sédition pour se faire élire évoque d'Aquilée. Il y
avait eu des scènes violentes : un évêque Viator avait
été tellement meurtri qu'il en était mort trois jours après.
A la liste des personnes proscrites le concile ajouta en-
core Georges, évêque de Laodicée en Syrie, qui pourtant
n'était pas venu avec les autres Orientaux; mais on avait
contre lui qu'étant prêtre à Alexandrie, il avait été dé-
posé par l'évêque Alexandre.
Outre ces questions de personnes, il voulut aussi,
comme l'avait fait le concile de Nicée et comme les Orien-
taux venaient de le faire, dresser une exposition de la
foi. A cet effet on prépara une rédaction assez longue,
qui, pour une large part, justifiait ou voilait certaines
idées reprochées à Marcel et proclamait l'unité d'hypos-
tase, ce mot étant pris, bien entendu, dans le sens de son
équivalent latin substantia K Hosius et Protogène, qui
patronnaient . ce symbole un peu filandreux, avaient
même préparé une lettre au pape Jules pour le lui faire
approuver. Toutefois le projet échoua. On fit comprendre
à l'assemblée, et Athanase paraît bien s'y être employé,
qu'on avait déjà assez de peine à soutenir la formule de
Nicée, sans la compliquer d'appendices qui pourraient
multiplier les résistances ; qu'il valait mieux s'en tenir
1 Pour les gens qui traduisaient ô[xoo\jcrtoç par consuhslantialis,
les termes oùac'a et ûuôcnraa-n; étaient équivalents. Il faut bien noter
que le mot essentia, par lequel nous traduisons oùo-c'a, n'était pas
alors en usage ; que, pour les deux mots grecs oùo-t'a et ûuoa-Tao-tç,
il n'y avait qu'un setil terme latin, substantia. On comprend ainsi
que le concile de Sardique ait été tenté de passer du consubstan-
tiel à l'unité, d'hypostase.
222 CHAPITRE VI
au texte adopté à l'unanimité par la vénérable assem-
blée et ne pas imiter les adversaires qui chaque année
mettaient au jour un nouveau symbole.
Athanase avait bien raison et la suite le montra. Le
concile de Nicée, s'inspirant uniquement du désir de
sauver la divinité absolue du Christ, avait accepté Vho-
moousios occidental, qui sauvegardait en efifet le point
menacé, mais n'exprimait pas la personnalité du Christ
préexistant. Une telle formule était incomplète en soi ;
elle devait être supplémentée par celle des trois person-
nes. Cette dernière, les Occidentaux, à Nicée, pouvaient
ravoir dans" l'esprit: Tertullien et Novatien parlent cou-
ramment des très personae. Mais on ne l'avait pas intro-
duite dans le symbole de Nicée, et, du reste, le mot
persona, T^poacoTCov en grec, n'était pas d'une clarté suffi-
sante. Persona a sans doute le sens d'individu raisonna-
ble, mais il signifie tout aussi bien rôle, masque, per-
sonnage. Les plus orthodoxes parmi les Orientaux
tenaient à une précision plus grande. Cette précision, ils
l'exprimèrent par le terme d'hypostase, insuffisant, lui
aussi, car il signifie proprement substance, et, quand on
parle de trois hypostases divines, on a l'air d'abord de
parler^de trois substances divines, de trois dieux. Ce-
pendant, sans bien comprendre ce que l'on cherchait à
exprimer — et comment comprendre de telles relations
dans l'être infini ? — on finit par reconnaître l'essence
unique et les trois hypostases des Orientaux. Il fut con-
venu que ce qui, dans la Trinité, était commun au Père,
au Fils et au Saint-Esprit, s'appellerait essence (oùaia), _
l'empereur constant 223
ce qui était propre à chacun d'eux serait désigné par les
termes d'hypostase ou de personne. Au moment où nous
sommes on était encore loin de cette solution. Elle au-
rait été sûrement compromise si le concile de Sardique
l'avait préjugée en proscrivant les trois hypostase^.
Athanase fut bien inspiré en s'opposant à cette manifes-
tation.
Le projet de formule, cependant, ne fut pas perdu,
non plus que le texte de la lettre qui devait le recom-
mander au pape Jules* : certains exaltés trouvèrent plus
tard l'occasion de s'en prévaloir. Mais l'encyclique
adressée par le concile à « tous les évêques de l'Eglise
catholique » ne contient rien de ce genre ^. Elle se ter-
mine par une invitation à confirmer par signature les
définitions de l'assemblée à laquelle on n'a pu prendre
part. La rédaction que saint Athanase inséra, quelques
années plus- tard, dans son Apologie contre les Ariens
présente, en effet, plus de deux cents signatures ainsi
ajoutées en dehors de celles des membres du concile.
Celui-ci ne voulut pas se séparer sans édicter des
1 Ils se sont conservés l'un et l'autre dans le dossier alexan-
drin que nous a conservé, en latin, la collection du diacre Théo-
dose. Le texte grec de la formule est dans Théodoret, H. E., II, 6,
p. 844-848 : 'AuoxT;pù-cTO!J.£v 8à ixet'voyç, x. t. "k.
2 Ilonà [AÈv xal TioXXàxt; (Ath., Apol. c. Ar., 44 et suiv.). Le con-
cile écrivit aussi à l'église d'Alexandrie (ihid., 37), ainsi qu'aux
évêques d'Egypte et de Libye (ihid., 41), enfin aux églises de Ma-
réote, Etiam ex his (Coll. du diacre Théodose, Migne, P. L., t. LVI,
p. 848). Athanase lui-même écrivit aux prêtres et diacres d'Alexan-
drie ainsi qu'aux prêtres et diacres de la Maréote {ibid., p. 852
et p. 850).
224 CHAPITRE VI
canons disciplinaires. Pour la plupart ces règlements
s'inspirent des circonstances. Ainsi, les deux premiers
proscrivent très sévèrement les translations d'évêques;
on "sent ici l'impression laissée par l'affaire de Valens*.
D'autres réprouvent les voyages incessants des évêques
à la cour impériale 2, ou règlent des incidents survenus
à Thessalonique ^ ; d'autres visent les ordinations d'évê-
ques, les procès des clercs, le séjour des évêques en
dehors de leurs diocèses*. Les plus célèbres sont les
canons où il est question des condamnations d'évêques 5.
Elles ne peuvent être prononcées que par le concile de la
province à laquelle appartient l'accusé. Si celui-ci n'est
pas satisfait de "la sentence rendue, les comprovinciaux
devront écrire à l'évêque de Rome, lequel décidera s'il
y a lieu à révision, et, en ce cas, désignera les jugés
d'appel. L'appel sera suspensif et l'évêque appelant ne
pourra être remplacé avant la sentence définitive. Les
juges d'appel devront être les évêques d'une province
voisine de celle des premiers juges. Le pape pourra,
sur la demande de l'accusé, se faire représenter à leur
concile par des légats. On a évidemment songé ici à
l'évêque d'Alexandrie déposé en dehors de sa province,
sur la requête des Orientaux, au jugement rendu par
1 Un rapport spécial fut adressé à l'empereur Constant sur
cette affaire.
2 Can. 8-12 du texte latin, 7, 8, 9, 20 du texte grec.
3 Lat. 20, 21; gr. 16-19.
4 Lat. 13-19 ; gr. 10-13.
5 Lat. 3, 4, 7 ; gr. 3, 4, 5.
l'empereur constant 235
le pape Jules, à la convocation du concile de Sardique.
Ces canons, avec les autres documents du concile,
furent expédiés au pape Jules i, avec une lettre ^ signée
de la plupart des membres de l'assemblée; les légats
devaient le renseigner sur les détails.
En somme, le concile de Sardique, réuni à si bonne
intention, avait échoué dans sa tâche essentielle, la paci-
fication de l'Eglise. La faute en est surtout aux mau-
vaises dispositions des Orientaux, toujours menés par
les fauteurs de l'arianisme, toujours implacables dans
leur acharnement contre Athanasç, Il faiit dire aussi
que certaines maladresses avaient été commises par les
Occidentaux et par Hosius tout le premier. Ce « père
des conciles», comme on l'appelait, qui avait siégé à
Elvire dès avant la persécution, qui, sous Constantin,
avait tenu le premier rôle au concile de Nicée^ n'était
cependant pas l'homme qu'il fallait pour présider de
telles assises. C'était un véritable espagnol, autoritaire,
•dur, inflexible. A Nicée il avait imposé Vhomoousios
sans tenir compte des répugnances qu'une telle formule
1 Optimum et valde congruentissimum esse videtur, dit le concile
(lettre à Jules), si ad caput. id est ad Pe/ri apostoli sedem, de singulîs
quibusque provinciis Domini referont sacerdotes.
2 Lettre Quod semper (Hil. Fr.. II, 9-15). Dans cette lettre il faut
noter la phrase suivante, qui caractérise certains rapports : Ipsi
religiosissiyni imperatores pevîniserunt ut de inhrgro uniuersa discussa
disputu-enlur, et ante omnia de sancta fide et de integritale veritatis.
Ainsi les deux empereurs ont eux-mêmes déterminé le programme
du concile. Outre la question de .foi, il y avait celle des sentences
injustement rendues et celle des violences imputées aux Orientaux,
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. ig
226 CHAPITKE VI
présentée sans correctif pouvait soulever en Orient ,
. maintenant il avait fourni aux opposants le prétexte
qu'ils cherchaient contre le concile, en leur permettant
de se poser en défenseurs des procédures correctes et
même de l'orthodoxie.
Tout cela, en somme, représente d'assez mauvaise
besogne. Le pape Jules fit transcrire les canons de Sardi-
que sur ses registres, à la suite de ceux de Nicée. Ils y
dormirent ^. Après comme avant cette législation sur les
appels, le siège apostolique continua à en recevoir, mais
on ne voit pas qu'en cette matière il se soit conformé
à la procédure de Sardique. Au lieu de se borner à
casser les sentences et à désigner de nouveaux juges,
le pape continua de juger lui-même l'appel. L'Occident
ne s'inquiéta guère des nouveaux canons ; l'Orient ne
les reçut que deux ou trois siècles plus tard, et encore
plutôt à titre de documents que comme une législation
obligatoire.
En revenant du concile^, les évêques orientaux furent
mal accueillis à Andrinople, où l'évêque Lucius avait
déjà eu à se plaindre d'eux. On les traita de fuyards,
on refusa de communiquer avec eux. Ils se vengèrent
en faisant de nouveau exiler l'évêque, chaîne au cou^
menottes aux mains ^ Dix ouvriers de la fabrique d'ar-
1 Le pape Zosime les réveilla au siècle suivant ; ils donnè-
rent lieu à un litige célèbre.
2 Âth., Hist. ar., 18-20.
3 II mourut peu après dans le lieu de sa déportation.
l'empereur constant 327
mes, qui leur avaient manqué de respect, furent mis à
mort sur la demande de leur ami Philagrius, élevé main-
tenant à la dignité de comte. Quelques années plus tard;,
Athanase, passant par Andrinople, eut occasion de voir
leurs tombes. Quant aux évoques réhabilités par le con-
cile d'Hosius, il leur fut interdit, sous peine de mort, de
reparaître dans leurs villes épiscopales. Les^évêques
Arius et Astérius, qui avaient abandonné leurs collègues
pour passer aux Occidentaux, furent arrêtés et relégués
au fond de la Libye. Des prêtres^, des diacres d'Alexan-
drie furent déportés en Arménie. Ce fut, dans tout l'O-
rient, une sorte de terreur.
Constant, toutefois, n'abandonna pas ses protégés.
Il partageait sans doute, tout comme son frère, les opi-
nions de son épiscopat ; de plus, il ne devait pas être
fâché d'avoir une prise sur son collègue impérial : les
exilés la lui fournissaient. Vers la Pâque de 344 * on
vit arriver à Antioche deux évèques occidentaux, Vin-
cent de Gapoue, l'ancien légat de Nicée, et Euphratas
de Cologne, escortés par un général, le magister militum
i La date résulte d'un récit de saint Athanase {Hist. ar., 21)
qui place la mort de Grégoire (25 jiiin 343) dix mois environ après
certains événements qui suivirent de près l'affaire d'Euphratas
et la déposition d'Etienne. Ce texte empêche, en tout cas, de re-
monter jusqu'à l'année 343, qui serait d'ailleurs inadmissible si le
concile de Sardique s'était sûrement tenu cette année. S'il s'est
tenu à l'automne 842, comme cela semble probable, il faudra ad-
mettre que les autorités occidentales auront attendu quelques mois
pour se renseigner sur l'attitude de l'empereur oriental à l'égard
des pr élats réhabilités.
228 CHAPITRE VI
Salie 11, et porteurs de lettres de leur empereur *. Ils fu-
rent l'objet de la part de l'évêque Etienne, d'un abo-
minable guet-apens 2. La maison où ils étaient descendus
s'élevait en un lieu assez écarté. Les gens de l'évêque
se procurèrent une fille de joie, et,» grâce à la compli-
cité d'un serviteur, l'introduisirent de nuit dans la cham-
bre où dormait l'évêque de Cologne. Il s'éveilla, appela
au secours; la femme, à qui on avait parlé d'un jeune
homme et qui se voyait en présence d'un vieillard avec
des insignes d'évêque, prit peur, elle aussi, et se mit à
crier de son côté. Juste à ce moment des gens apostés
faisaient irruption dans la maison. Les évêques ne per-
dirent pas la tête; on accourut à leurs cris; la porte
extérieure put être fermée et l'on captura ainsi la femme
avec plusieurs des organisateurs de l'affaire. Le lende-
main le général Salien, qui logeait autre part, arriva, et^
sans écouter ses prélats, qui tenaient déjà des propos
miséricordieux, s'en alla au palais porter plainte et de-
mander une enquête en règle. L'empereur Constance,
très scandalisé, la lui accorda sans difficulté. La compli-
cité d'Etienne fut établie. On eut bientôt fait de réunir
quelques évêques voisins, qui le déposèrent.
Il fut remplacé par un phrygien, Léonce, très dé-
1 Dom Wilmart {Revue bénéd., t. XXIV, 1907, p. 161 et suiv.)
conjeclir.-e qu'une lettre épiscopale par laquelle s'ouvre VAd Cons-
tantium ilo s. Hilaire pourrait avoir été portée à Constance par
les deux évêques. Cette conjecture est très vraisemblable.
2 Ath., Hisl. ar., 20; cf. Tliéodoret, II, 7, 8; Théodoret, qui
était d'Antioche, a conservé quelques détails topiques.
l'empereur constant '22d
voué au parti arianisant. La direction ecclésiasLique
changea de main, mais non d'esprit. Toutefois Constance,
réfléchissant à ce qui venait de se passer et aussi aux
réclamations de son frère, commença à se départir des
rigueurs auxquelles on l'avait entraîné. Les clercs d'A-
lexandrie furent rappelés de leur exil arménien; les
fonctionnaires égyptiens reçurent l'ordre de laisser en
^aix les partisans d'Athanase ^r
Mais l'affaire principale était le schisme, car il y
avait vraiment schisme entre les deux épiscopats. Le
pas de Sucques, entre Sardique et Philippopolis, for-
mait limite • entre les deux communions. De part et
d'autre de la frontière, on pouvait différer d'opinion,
mais on restait en rapports religieux les uns avec les
autres; au delà il n'en était plus ainsi ^ Une telle si-
tuation était intolérable. Les Orientaux, sans doute pour
répondre à la démarche de Vincent et d'Eupliratas, se
décidèrent à envoyer à la cour de Milan quatre évêques,
Démophile, Eudoxe^, Macedonius et Martyrius, chargés
d'expliquer leur croyance à l'empereur Constant et à
ses évêques, et de voir si l'on ne pourrait pas s'en-
tendre, lis emportaient, outre le symbole déjà présenté
en 342 et réédité à Sardique, une longue explication,
en deux articles ^ Elle ne contenait rien d'hétérodoxe,
1 Ath., Hlst. ar., 21.
2 Socrate, 11,22.
3 Eudoxe et Démopbile se succédèrent plus tard sur le siège
de Gonstantlnople.
* AÛi., De syn. 26, qui donne la date, trois ans après le con-
230 CHAPITRE VI
et, n'eût été son silence sur Vhomoousios, on aurait pu
s'en contenter. Naturellement elle développait beaucoup
les points compromis par l'enseignement de Marcel et
de son disciple Photin, appelé par un jeu de mots
Scotini. C'est la première fois qu'il est question de
celui-ci. Lui aussi était Galate; il avait, sous les ordres
de Marcel, exercé à Ancyre les fonctions de diacre. Pré-
sentement il se trouvait à la tête de l'évêché de Sir-
mium, situation fort importante. Ses diocésains l'ai-
maient beaucoup; ils goûtaient sa science, son éloquence
et ses autres qualités. Malheureusement sa doctrine lais-
sait beaucoup à désirer. On la caractérise assez bien
en l'identifiant à peu près avec celle de Paul de Sa-
mosate. Du rèste^ les principes de Marcel, avec son
Verbe sans personnalité^ devenu Fils et hj'postase dis-
tincte seulement par son incarnation, conduisaient lo-
giquement à la théologie des deux Théodotes, réprouvée
à Rome par le pape Victor et à Antioche au temps de
l'évêque Paul. Les Orientaux avaient mille raisons de
la rejeter et même d'en reprocher la paternité à l'an-
cien évoque d'Ancyre. La franchise de son disciple mit
celui-ci en fâcheuse position. Athanase, qui ne s'était
pas trop éloigné de Sardique et vivait retiré à Niseh,
commença à voir plus clair dans les idées de son col-
lègue et à reconnaître qu'elles ne différaient guère de
celles de Photin.
cile de 341. Il nomme trois des éTéques, Eudoxe, Macedonms et
Martyrius.
■ 1 «î'wTrEivô; signifie lumineux, Sv-oteivo'? veut dire ténébreux.
l'empereur constant 231
L'entente aurait pu se faire à Milan. On y toucha
presque. Les évêques d'Occi-dent, réunis autour de l'em-
pereur avec des légats de l'église romaine S se décidè-
rent à condamner. Photin. On demanda, par contre,
aux délégués orientaux de condamner la doctrine d'A-
rius. Ils s'y refusèrent et finirent par s'en aller fâchés 2.
Ursace et Valens, sujets de l'empereur Constant, ne
furent pas si difficiles : ils s'exécutèrent et répudièrent
l'hérésie arienne.
En dépit de la mauvaise humeur des envoyés orien-
taux, le concile de Milan crut devoir notifier à leurs
commettants ce qui avait été décidé au sujet de Photiir.
De cette communication on accusa réception, en ayant
bien soin de remarquer que, si Photin était si lamen-
tablement hérétique, c'est qu'il avait été formé par son
ancien évêque Marcel K Ressasser en un tel moment
1 Hil. Fr., II, 20; AaTI, 2.
2 « Qiiattuor episcopi Demophilus, Macedonius, Eudoxius.
Martyrius, qui ante annos octo, cum apud Mediolanum Arii sen-
tentiam haereticam noluissent daœnare, de concilio animis iratis
exierunt »'. Lettre de Libère écrite en 334 (J. 212 ; HiL. F?-., V, 4).
— (Photiniis) qui ante biennium iam in Mediolanensi synodo erat
baereticus damnatus (HiL F)-., II, 19). — Remarquer l'expression
Arii sententiam haereticam. Il n'était guère possible de demander
aux Orientaux Une condamnation d'Arius en personne, puisqu'ils
l'avaieni, après' satisfaction de sa part, admis de nouveaii à la
communion ecclésiastique.
3 Hil,' Fr., II, ":2. Saint Hilaire s'exténue ici à montrer que
Marcel n'avait été condamné par aucun concile depuis celui de
Constantinople. Il est fâcheux qu'il ait raison. Les Latins auraient
sagement fait de suivre l'exemple d'Athanase et de répudier ce
personnage compromettant. L'appui qu'ils lui donnèrent témoigne
de leur manque de clairvoyance.
232 CHAPITRE VI
riiistoire délicate de Marcel c'était témoigner de sen-
timents peu amicaux. Mais les partis ont la mémoire
longue.
Atlianase, vers ce même temps, allait de lui-même
au devant des désirs orientaux. Il signifiait à Marcel
qu'il ne pouvait plus avoir de rapports avec lui ; ce qui
est tout-à-fait notable, c'est que Marcel se le. tint pour
dit et s'abstint de récriminer. De Pbotin lui-même,
Athanase, en dehors duquel on n'avait sûrement pas
délibéré à Milan, ne pouvait avoir qu'une idée très dé-
favorable. Cependant l'évêque de Sirmium, défendu
par sa popularité locale, s'inquiétait fort peu de la répro-
bation dont il avait été l'objet à Milan, et se maintenait
envers et contre tous.
Au bout de deux. anS;, comme son attitude faisait
scandale et qu'il importait, au point de vue des rapports
avec l'Orient, qu'on ne parût pas compromis dans son
hérésie, un concile s'assembla à Sirmium même, en vue
de se débarrasser de l'évêque. Mais on eut beau faire.
Photin, comme Paul de Samosate, était difficile à, débus-
quer. L'intervention du gouvernement ne fut ni accor-
dée ni même sollicitée : les évêques, réduits aux armes
spirituelles, durent s'en retourner sans avoir abouti.
Cependant un grand événement se produisit : Atha-
nase fut réintégré à Alexandrie. L'intrus Grégoire, depuis
longtemps malade, avait fini par mourir, le 23 juin 343 '.
1 Sur cette date il ne peut y avoir aucun'doute. La Chronique
des lettres testâtes indique le jour (2 epiphi = 23 juin). Il est
l'empereur constant 233
GoriStance en profita pour céder aux sollicitations de son
frère. ïldéfendit de remplacer Grégoire et rappela Atha-
nase. Celui-ci se fit prier plus d'un an. Il se défiait de
Constance et de son entourage. Qui pouvait savoir si, le
vent venant à changer, on ne se souviendrait pas du con-
cile de Tyr? Nul ne parlait d'abroger sa sentence. Mais
ConsLance insista, écrivit jusc^u'à trois fois à l'évêque,
lui fit écrire par plusieurs de ses familiers, même par
son frère Gonstant,~jura que tout était oublié. Athanase
finit par se décider. D'Aquilêe, où il se trouvait alors, il
descendit à Rome prendre congé du pape Jules, qui lui
donna une belle lettre pour le clergé et les fidèles d'A-
lexandrie ; il alla voir aussi Pempereur Constant, qui
l'avait si efficacement défendu, et prit enfin le chemin de
l'Orient. Ses amis Taccueillirent partout avec joie ; quel-
ques-uns> aui ne l'avaient guère soutenu, se montrèrent
embarrassés. Quant aux ennemis^ ils trouvèrent des pré-
textes pour ne pas se faire voir. A Antioche il rencontra
l'empereur et demanda que l'on profitât de l'occasion pour
le mettre en préaence de ses accusateurs et pour discuter
une bonne fois leurs griefs i. On ne l'écouta pas. Il con-
tinua sa route. Plus il allait, plus les sympathies se pro-
nonçaient. En Palestine, où pourtant le métropolitain
Acace^ successeur d'Eusèbe, était un de ses adversaires
vrai qu'elle parle de l'événement à l'année 346, mais à propos du
retour d'Athanase à Alexandrie, arrivé réellement le 21 octo-
bre 346. On sait par l'Historia arianonim, qu'Athanase, rappelé
aussitôt après la mort de Grégoire, se fit attendre plus d'un an.
1 Lettre d'Hosius, dans Atli., HisL ar., 44.
23i CHAPITRE VI
les plus résolus, l'évêque de Jérusalem, Maxime, réunit
un concile de seize évêques pour faire fête à l'exilé. Ils
lui donnèrent des lettres pour l'épiscopat égyptien et
pour les fidèles d'Alexandrie. Enfin on franchit le désert
et le triomphe commença; les fonctionnaires eux-mêmes
allèrent au devant du proscrit jusqu'à cent milles de
distance. Ils avaient reçu des ordres précis ; l'empereur
avait ordonné de détruire, dans les actes officiels, tout
ce qui avait pu y être inséré contre Athanase et ses adhé-
rents. Le 21 octobre 346, l'évêque vainqueur se retrou-
vait au milieu de ses Alexandrins K
Décidément le vent avait changé. C'est ce que pensè-
rent, au bord du Danube, les évêques Ursace et.Valens.
Ils avaient déjà fait une démarche au moment du concile
de Milan, lequel, apparemment, les avait renvoyés au
pape Jules. Celui-ci avait exigé des satisfactions sérieu-
ses et sans doute les deux évêques avaient hésité quelque
temps à les donner. Ils s'y résignèrent à la fin et s'adres-
sèrent au pape, demandant pardon pour leurs méfaits et
reconnaissant les décisions du concile de Sardique. On
se rappelle qu'ils y avaient été déposés. Dans une pensée
d'apaisement, Jules crut devoir leur rendre la direction
de leurs églises ; mais il les manda auprès de lui et leur
fit signer une pièce oîrils rétractaient tout ce qu'ils avaient
dit et fait contre Athanase, condamnaient Ariuset sadoc-
1 Sur ceci, Yoir Ap. c. Ar., Sl-57 ; Hist. av., 21-23, avec les
pièces officielles; cf. Apol. ad ConsL, i. La date précise est don-
née par les chroniques alexandrines.
l'empereur constant 235
trine, et promettaient de ne plus se mêler de ces affaires,
y fussent-ils conyiés par les Orientaux ou par Athanase,
sans l'assentiment du pape K Ils écrivirent aussi à l'é-
vêque d'Alexandrie pour se remettre en communion
avec lui ^
■ Tout semblait s'arranger. Il ne restait plus à régler,
du côté de l'Occident, que la question Photin, dont on
pouvait espérer venir à bout, un jour ou l'autre, sans
recourir aux grands moyens. En Orient on avait été trop
vaincus par Athanase pour ne pas lui en gardar rancune.
Mais cela aussi pouvait avoir une fin, pourvu que la si-
tuation extérieure demeurât ce qu'elle était. L'empereur
Constant tourna alors les yeux du côté de l'Afrique où,
depuis plus de vingt-cincf ans, deux partis religieux
étaient en conflit, et en conflit arméj^ très dommageable
à l'ordre public.
Constantin, on l'a vu, après avoir essayé de tous les
moyens pour amener les Donatistes à l'unité, avait fini
parles laisser tranquilles, ce dont ils n'avaient pas man-
qué de profiter pour susciter partout des désordres et
maltraiter leurs adversaires. Ceux-ci, laissés à eux-mê-
mes, se tiraient comme ils pouvaient et cherchaient à
faire appel au bon sens public, en l'éclairant sur les ori-
gines de la querelle. A cet effet on constitua une sorte de
dossier apologétique où figuraient, avec l'enquête sur
1 La lettre fut écrite par Valens, de sa main, et signée par
Ursace.
2 Lettres originales dans Hil. Fr., 20. Cf. Atli. Ap. ç. Ai-., 58.
236 CHAPITRE VI
Félix d'Aptonge et le procès de Sllvain*, divers docu-
meats relatifs aux jugements de Rome, d'Arles et de Mi-
lan^. Mais les Donatistes n'étaient guère enclins à la dis-
cussion. Cantonnés dans leur intransigeance farguche, ils
ne répondaient aux arguments que par des malédictions
ou des coups. Vers la fin de son régne l'empereur sem
ble avoir perdu patience. Le préfet du prétoire d'Italie
G-régoire (336-337), prit quelques mesures de répression
Donat protesta avec la dernière violence : « Grégoire
«souillure du sénat, honte de la préfecture... «ainsi
commençait sa lettre. Le préfet répondit patiemment, en
style épiscopal, dit saint Optât ^. Les Donatistes ne l'ins-
crivirent pas moins, à la suite de Léonce, Ursace et Zé-
nopiiile, sur la liste de leurs bourreaux, et n'en devinrent
que plus insolents.
C'est vers ce temps-là qu'on voit se former, sous leurs
auspices, le personnel étrangei des Agonistiques ou Cir-
concellions. On appelait ainsi des bandes de fanatiques
qui couraieni les campagnes, en Numidie surtout, pour
1 Ci-dessus, p. 116, 122.
2 C'est ce que j'ai appelé la Sylloge Opiatiana, parce qu'elle
figure à la suite de l'ouvrage de saint Optât sur le schisme dona-
tiste. Elle s'est conservée, fort incomplète, dans un ms. de Cor-
mery {Pansinus i'Ji[). Mais comme elle a été. sousles yeux de
saint 0|ilat et de saint Augiislin, qui s'y réfèrent souvent, il m'a
été possible de la reconstituer complètement. Sur ce suji-t,, voir
mon mémoire Le dossier du Donalisme dans les Mélanges de l'Ecole
de Eome, t. X, 1890. Les fragments contenus dans le ms. de Cor-
mery figurent à la suite du texte d'Optat dans le Corpus ss. eccl.
lut. de Vienne, t. XXVI.
3 Optât, III, 3, 10.
l'empereur constant 237
prêter main-forte à la bonne cause et combattre les tradi-
teurs. Ils prétendaient observer la continence, ce pour-
quoi lesDonatistes les comparèrent plus tard aux moines
catholiques. Armés de solides gourdins, ils se montraient
partout, sur les chemins, dans les foires, rôdaient au-
tour des chaumières, d'où leur nom de circoncellions,
surveillaient étroitement les fermes et les maisons de
campagne. Ce n'est pas seulement à la querelle de Donat
et de Gécilien qu'ils s'intéressaient. Grands redresseurs
de torts, ennemis des inégalités sociales, ils prenaient
volontiers le parti des colons contre les propriétaires,
des esclaves contre les maîtres, des débiteurs contre les
créanciers. Au premier appel des opprimés ou prétendus
tels, surtout du clergé donatiste, quand il se trouvait
serré de près par la police, on les voyait arriver en trou-
pes farouches, poussant leur cri de guerre : Deo laudes !
et brandissant leurs célèbres bâtons. Un de leurs grands
amusements, quand ils rencontraient une voiture précé-
dée de coureurs esclaves, c'était d'y faire monter les es-
claves et d'obliger les maîtres à courir devant. Même
quand.on n'appartenait à aucune des catégories mal vues
de ce singulier monde, il ne faisait pas bon rencontrer
les Circoncellions sur les routes écartées. Les fils des
mart^^rs avaient souvent la prétention d'être martyrs
eux-mêmes, et, comme pour ces gens grossiers, la mort
violente était tout le martyre, ils la recherchaient avec
avidité. Quand la rage les prenait, ils s'adressaient aux
passants et les forçaient à les tuer. Refusait-on, ils vous
tuaient vous-même et couraient à la recherche d'une per-
238 CHAPITRE VI
sonne de meilleure composition. Au besoin ils se procu-
raient eux-mêmes le martyre, se brûlaient vifs, se je-
taient dans les rivières, et surtout dans les précipices.
Une fois morts, ils étaient enterrés par leurs confrères
avec le plus grand respect : les campagnes numides
étaient émaillées de leurs tombes, auxquelles on rendait
les mêmes honneurs qu'à celles des vrais martyrs.
Dans l'i^urès, où ils étaient fortnom-breux, ils avaient
fini par s'organiser. Leurs principaux chefs, Axido et
Fasir, étaient des puissances, redoutables et redoutées. A
la longue ils se rendirent insupportables, non seulement
à leurs victimes, mais au clergé donatiste lui-même, sur
qui l'opinion faisait peser la responsabilité de ce brigan- •
dage religieux. Les évêques firent mine de les désap-
prouver; puis, comme les Girconcellions ne les écou-
taient pas, ils se décidèrent à les déclarer incorrigibles
et s'adressèrent à l'autorité militaire. Le comte Taurin
envoya ses hommes dans les foires et procéda à des ar-
restations. Dans une localité appelée Octava les soldats
rencontrèrent une résistance assez vive ; il y eut beau-
coup de morts et de blessés. Les morts furent, bien en-
tendu, posés en martyrs ; mais cette fois les évêques
donatistes leur refusèrent la sépulture '.
Cette répression localç et momentanée ne pouvait que
renforcer le fanatisme. Les Girconcellions recommencè-
rent à pulluler.
1 Optât, III, 4. — Cet événement n'est pas bien daté ; il sem-
ble devoir se placer entre 340 et 34S.
l'empereur constant 239
Cependant l'empereur Constant se décida à reprendre
l'œuvre d'union dans laquelle avaient échoué les efforts
antérieurs. Deux commissaires, Paul et Macaîre, furent
envoyés en Afrique, avec des sommes considérables
pour essayer d'abord si les subventions impériales, agis-
sant directement sur le menu peuple, ne pourraient pas
le disposer favorablement. A Carthage, ils se présentè-
rent à Donat, qui les reçut majestueusement : « Qu'est-
ce que l'empereur peut avoir à faire avec l'Eglise? » ^
dit-il, en ajoutant qu'il écrirait partout afin qu'on refusât
les aumônes.
Malgré l'opposition du « prince de Tyr », comme l'ap-
pelle Optât, les émissaires impériaux commencèrent leur
tournée, qui se poursuivit paisiblement en Proconsulaire
et fut niême, en beaucoup d'endroitS;, couronnée de suc-
cès. Les aumônes furent distribuées, les populations
exhortées au nom de l'empereur, l'union réalisée sans
qu'il fût nécessaire d'employer de trop grands moyens.
En Numidie il n'en fut pas ainsi. Les évêques donatistes
y organisèrent une résistance acharnée 2. Ils se réuni-
rent en grand nombre autour de l'évêque de Bagaï, l'un
des plus déterminés d'entre eux ; il s'appelait Donat,
comme le grand primat de Carthage. On fit appel aux
« chefs' des saints » : de toute la région de l'Aurès les
Circoncellions se rassemblèrent à Bagaï, où l'église fut
transformée en magasin de vivres. Dix évêques furent
1 Optât, III, 3.
2 Dans ce qui suit je combine avec les renseignements fournis
par le livre III d'Optat quelques données de la passion de Marculus.
a40 CHAPITRE VI
députés aux deux commissaires, qui arrivaient par la
route de Tliéveste, avec mission de protester énergique-
ment contre «' l'union sacrilège ». La rencontre eut lieu à
Vegesela. Les prélats donatistes tinrent aux envoyés de
l'empereur un tel langage qu'on se vit obligé de les châ-
tier sans plus attendre. Attachés à des colonnes et fus-
tigés, ils tempérèrent leur style. L'un deux, cependant,
un certain Marculus, se montra intraitable et fut retenu
prisonnier.
Informés de ce qui se passait à Bagaï, les commis-
saires ne jugèrent pas prudent de s'y rendre sans escorte.
Le comte d'Afrique, Silvestre, mit ses cavaliers à leur
disposition. Quelques-uns de ceux-ci, envoyés en four-
riers à Bagaï, furent accueillis à coups de pierres et obli-
gés de se replier sur leur corps, en emportant des bles-
sés. Les choses, bien entendu, n'en restèrent pas là. Nous
n'avons pas de détails, mais la répression fut prompte
et dure.
Donat de Bagaï y perdit la vie ; Marculus ^ emmené
quelque temps de ville en ville, finit par être précipité
du haut du rocher de Nova Petra. Les Donatistes, on le
pense bien, en firent des martyrs : leurs adversaires pré-
tendaient au contraire que Marculus s'était précipité tout
seul et que Donat, lui aussi, s'était jeté dans un puits ^
1 « Ecce Marculus de petra praecipitatus est ;, ecce Donatus
Bagaiensis in puteum mis^us est. Quando poteslales Romanae ta-
lia supplicia decreyerunt, ut praecipitentur homiues ? » Aug. I?i
Joh.;XI, 15.
2 Passio7i de Marculus (Migne, P. L., t. VIII, p. 760). Ce docu-
l'empereur constant 341
Dès lors les opérations de Macaire et de Paul prirent
un aspect plus sévère. Les envoyés impériaux allaient
de ville en ville avec les cavaliers du comte d'Afrique.
Le clergé donatiste s'enfuyait à leur approche; quant
aux fidèles, on les réunissait à l'église, où ils n'entraient
pas sans appréhension, car on leur faisait croire que
Paul et Macaire plaçaient des images sur l'autel — il
s'agissait sans doute des portraits des empereurs — et
que le sacrifice chrétien allait être offert à ces nouvelles
idoles 1. Bien entendu il ne se passait rien de semblable.
Les commissaires prenaient la parole et exposaient en
termes appropriés l'objet de leur mission. En certains
endroits ils réussirent complètement et rallièrent jusqu'à
l'évêque - donatiste, avec lequel son collègue catholique
trouvait moyen de s'arranger, soit par le partage des
paroisses, soit autrement ^
ment lui-même trahit quelque embarras : l'auteur donatiste qui
l'a rédigé ne dissimule pas que l'exécution n'eut d'autre témoin
que le bourreau. Une autre pièce martyrologique, due à Macrobe,
évéque donatiste de Rome, raconte la mort de deux donatistes de
Garthage, Isaac et Maximien. Celui-ci avait déchiré un édit pro-
consulaire relatif à l'union ; l'autre avait poussé à l'audience des
cris séditieux. Ils furent condamnés à l'exil, puis moururent en
prison. Leurs corps furent jetés à la mer ; mais l'opération ayant
été mal conduite, ils revinrent au rivage. Les Donatistes disaient
que Maximien vivait encore quand on l'avait précipité à l'eau.
Ceci se passa, semble-t-il, en 347, au mois d'août (XVIII kal. sept,
die sabhato), alors que l'union, déjà opérée à Garthage, ne soule-
vait plus de difficultés qu'en Numidie (P. L., t. VIII, p. 767). Il
est possible que Macrobe soit aussi l'auteur de la passion de Mar-
culus.
1 Optât, III, 12 ; VIL 6.
2 Concile de Gratus, c. 12.
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 16
242 CHAPITRE VI
Mais ces cas paraissent avoir été rares. Il y eut beau-
coup de résistances locales, que l'on réprima durement K
Le nom de Macaire resta en abomination parmi les Do-
natistes, et, pour les catholiques eux-mêmes, le souve-
nir de ses dragonnades finit par devenir importun.
Parmi les membres du clergé qui s'étaient enfuis,
plusieurs moururent de fatigue et de misère ; d'autres
se cachèrent ou^'parvinrent même à se maintenir çà et là,
sous la protection des Agonistiques, Ceux qu'on put rat-
traper, au moins les évêques, furent exilés en dehors de
l'Afrique. Donat fut de ce nombre : il mourut dans son
exil. La persécution, on le pense bien, surchauffa encore
la colère des opposants. L'un d'entre eux, un certain
Vitéllius, publia un livre éloquent sous le titre « Les
serviteurs de Dieu sont haïs du monde ». Il est perdu,
malheureusement ; mais il nous reste deux passions de
(( martyrs » donatistes par lesquelles nous pouvons nous
faire une idée de l'état d'esprit des persécutés ^.
Quand, leur tournée achevée, les operarii unitatis se
rembarquèrent pour l'Italie, l'église donatiste était
abolie, extérieurement et afficiellement. Il n'y avait plus
qu'un seul clergé et un seul évêque de Garthage. Gra-
tus, alors revêtu de ces hautes fonctions, réunit, en 348,
un grand' concile, auquel assistèrent plusieurs prélats
donatistes ralliés les années précédentes. C'est un docu-
1 Optât revient souvent là-dessus: aspera, aspere gesta.
2 Gennadius, De viris, 4. Vitéllius avait déjà polémisé contre
les païens et les catholiques. Sur les deux passions, voir p. 241,
note 2.
l'empereur constant 243
ment curieux de l'état des esprits au lendemain de la
réunion. Déjà il y avait eu, dans les provinces, des
conciles partiels ; pour celui-ci les convocations
s'étaient étendues à toute l'Afrique *. Le président
commença par rendre grâces à Dieu, qui avait inspiré
à l'empereur Constant la pensée de cette œuvre d'union
et le choix de ses représentants, Paul et Macaire.
Puis on adopta quelques règlements de circonstance ;
il fut interdit, en particulier, de réitérer le baptême 2,
et d'honorer comme martyrs des gens assassinés ou
qui se seraient tués eux-mêmes, soit en se jetant dans
les précipices, soit autrement. On s'occupa aussi de
discipline générale. A la fin, Gratus rappela et renou-
vela solennellement les condamnations depuis long-
temps portées contre les traditeurs et les rebaptisants.
La réprobation des traditeurs était une satisfaction ac-
cordée aux donatistes ralliés, celle des rebaptisants,
une condamnation indirecte du donatisme lui-même.
On laissait dormir les anciennes querelles : Gécilien,
1 II est fâcheux que nous n'ayons pas, pour ce concile, la
liste complète des signatures. Elle aurait un intérêt tout particu-
lier.
2 Can. 1, 2. Les Donatistes maintenaient l'ancien principe cy-
prianiste qu'il n'y a point de baptême en dehors de la véritable
Eglise. Gomme ils ne reconnaissaient pas ce titre à l'Eglise ca-
tholique, ils étaient bien obligés, quand un catholique se faisait
donatiste, de lui conférer le seul baptême valable à leurs yeux,
c'est-à-dire le leur. On a vu plus haut que l'Eglise catholique
d'Afrique avait abandonné, au concile d'Arles de 314, l'usage au-
trefois défendu par saint Gyprien. Dans ces conditions elle ne
pouvait qu'admettre le baptême donatiste.
244 CHAPITRE VII
Félix, Majoriii, étaient morts depuis longtemps ; il
n'était plus question d'eux.
Avec le sage esprit dont témoignent ces décisions
conciliaires, la paix se fût rétablie à la longue, pourvu
qu'en surveillant de près les agitateurs demeurés dans
le pays -et en tenant éloignés les chefs, on eût permis
au temps d'éteindre les ressentiments et d'habituer à
vivre ensemble des gens qui s'entre-maudissaient depuis
près de quarante ans. Malheureusement pour l'Afrique
— on peut le dire en dehors de toute préoccupation reli-
gieuse — l'attitude du gouvernement ne se maintint pas
assez longtemps. Le feu couvait encore sousr la cendre
quand Julien, pour faire pièce à l'Eglise, relâcha les exi-
lés et déchaîna de nouveau la tempête sur les provinces
africaines.
CHAPITRE VII
La proscription d'Athanase.
Assassinat de Constant. — L'usurpateur Magnence. — Cons-
tance se rend maître de l'Occident. — Les deux césars, Gallus et
Julien. — Déposition de Photin. — Nouvelles intrigues contre
Attianase. — Le concile d'Arles. — Le pape Libère. — Conciles de
Milan et de Béziers. — Exil de Lucifer, d'Eusèbe, de Libère,
d'Hilaire, d'PIosius. — Emeutes policières à Alexandrie. — Assaut
de l'église de ïhéonas : disparition d'Athanase. — Intrusion de
Georges. — Athanase dans sa retraite.
La politique religieuse de Constant avait abouti à
quelque chose. « L'ordre régnait » en Afrique. Au bord
du Danube, l'évêque hérétique de Sirmium se maintenait
encore » ; mais, comme ses diocésains s'arrangeaient de
lui, l'interruption des rapports entre lui et ses collègues
n'était qu'une affaire locale. En Orient on avait obtenu
la réintégration d'Athanase, c'est-à-dire la pacification
de l'Egypte. Les Egyptiens, il est vrai, demeuraient iso-
lés ou peu s'en faut, dans le monde épiscopal d'Orient
et celui-ci n'était pas d'accord avec l'Eglise d'Occident.
Mais on avait fait quelques pas vers l'union; les évê-
ques de Palestine et ceux de l'île de Chypre s'étaient
remis en rapport avec Athanase ; on pouvait espérer
qu'avec le temps les tendances pacifiques s'accentue-
raient et que l'on arriverait à s'entendre. Pour cela il
246 CHAPITRE VII
eût fallu que l'équilibre politique se maintint tel que
l'avaient fait les circonstances.
Il n'en fut rien. Le 18 janvier 350, une conspiration
militaire éclata à Autun et le comte Magnence fut pro-
clamé empereur à la place de Constant, lequel, peu de
jours après, fut assassiné à Elne, au pied des Pyrénées.
Contre cet attentat à la légitimité constantinienne,
tout ce qui restait de la famille fit front d"instinct. En
Occident il y avait encore deux filles de Constantin,
Gonslantine et Entropie, veuves, l'une du roi Hanniba-
lien, l'autre du consulaire Népotien. La première^ qui
résidait à Sirmium, s'empressa d'opposer un compéti-
teur à Magnence, et proclama auguste un vieux général
appelé Vetranio (1" mars). L'autre habitait Rome. Dé-
bordée d'abord par l'empressement de Magnence, qui
s'était fait reconnaître dans la vieille capitale, elle se
reprit et poussa à l'empire son fils Népotien (3 juin).
De celui-ci Magnence eut aisément raison. Un mois
n'était pas écoulé que son général Marcellin reprenait
Rome après un grand combat, où Népotien fut tué. Le
vainqueur ne se montra pas clément : Entropie fut mas-
sacrée et avec elle beaucoup de personnages de Tarislo-
cratie romaine.
Constance, lui aussi, ne s'abandonna pas. Il avait
sur les bras, outre les catastrophes d'Occident, une
guerre interminable avec les Perses. Nisibe subit celte
année un siège héroïque ; ses habitants, soutenus par
leur célèbre évêque Jacques, repoussèrent, quatre mois
durant, tous les assauts du roi Sapor. De ce côté
LA. PROSCRIPTION D'ATHANASE 247
c'étaient lesf lieutenants de l'empereur qui dirigeaient
les opérations militaires. Lui-même il rassemblait des
troupes et prenait bientôt le chemin de l'Occident. Ve-
tranion, avec qui il s'était à peu près entendu, le laissa
passer par l'Illyricum. Il fit plus : le fils de Constantin
réussit à lui persuader de déposer la pourpre, lui suc-
céda sans conflit et l'envoya finir tranquillement ses
jours à Prusias en Bithynie.
A cet arrangement Constance gagnait la péninsule bal-
kanique et les provinces pannoniennes, en supposant
toutefois que Magnence ne vînt pas les lui disputer, ce
qui était fort à craindre. En attendant, il s'installa
pour l'hiver à Sirmium. Au printemps il se porta vers
les Alpes Juliennes ; le a tyran » vint à sa rencontre et
le força de reculer jusqu'au confluent de la Drave et du
Danube. Là s'engagea, le 28 septembre 351, la bataille
de Mursa, dont le résultat, défavorable à Magnence,
l'obligea de repasser les monts.
L'hiver venu, les deux rivaux restèrent dans leurs
positions de l'année précédente, Constance à Sirmium,
Magnence à Aquilée. C'est seulement l'été suivant (352)
que Constance parvint à franchir les passages et à dé-
border en Italie : Magnence dut se replier sur la Gaule.
Le vainqueur entra à Milan, où il épousa Eusebia, belle
et avisée personne, qui ne tarda pas à prendre beaucoup
d'influence sur son mari. En 353, Magnence, qui avait
essayé en vain de défendre les Alpes, fit retraite sur
Lyon. Sur le point d'être trahi par ce qui lui restait
de soldats, il se donna la mort (10 août). Constance
248 CHAPITRE VII
entra à Lyon : l'unité de l'empire était reconstituée.
Toutefois, comme ses prédécesseurs, il sentit le be-
soin d'en partager le fardeau. Il ne pouvait à la fois
conquérir l'Occident et faire face aux Perses. Dès 354
(45 mars) un des fils de Jules Constance, Gallus, fut
tiré de sa retraite et expédié à Antioche avec la qualité
de césar ; on lui donna pour femme la propre sœur de
l'empereur, Gonstantine, veuve d'Hannibalien, celle qui,
l'année précédente, avait inventé Vetranion. Cette per-
sonne entreprenante aida son mari à se transformer en
tyran asiatique : à eux deux ils eurent bientôt fait de
soumettre Antioche à un régime insupportable. Les cris
des opprimés furent entendus jusqu'à Milan. Mandé au-
près du chef de l'empire, Gallus lui envoya d'abord sa
femme, qu'il savait fertile en ressources. Mais elle mou-
rut en route ^ si bien qu'il se crut obligé de partir lui-
même. N'ayant pu prendre l'attitude d'un compétiteur,
il se vit bientôt dans la situation d'un accusé. Conduit
àFlanona, prés de Pola, il y fut jugé et exécuté (fin 355).
Il lui restait un frère, Julien. L'année suivante il
fut appelé à la cour et proclamé césar (6 novembre 355).
On lui confia la Gaule, qui se trouva bien de son gouver-
1 C'est eJle qui fit construire à Rome la célèbre basilique
Sainte-Agnès ; ce fait fut commémoré par une inscription métri-
que, dont nous avons encore le texte: Constantina Deurn venei'ans
Christogue dicata etc. Elle y fut enterrée, dans un mausolée qui est
encore debout (voir ci-dessus, p. 64, note 2). C'est cette Constan-
tine que la légende a transformée en une sainte vierge Constance,
bien qu'elle eût été mariée deux fois, et que, pour le reste, sa vie
n'ait rappelé que de très loin l'idéal évangélique.
- LA PROSCRIPTION D'ATHANASE 3i9
nement et lui fut reconnaissante, en particulier, delà vail-
lance intelligente avec laquelle il sut la défendre contre
les barbares d'outre-Rhin.
Mais il faut revenir aux affaires ecclésiastiques. La
nouvelle de la mort de Constant avait éclaté en Orient
comme un coup de tonnerre. Tout ce qu'Athanase comp-
tait d'ennemis en Syrie et en Asie-Mineure avait, non
pas manifesté sa joie, car cela eût été inconvenant et
dangereux, mais tressailli d'espérance. Quelques-uns
s'étaient même enhardis jusqu'à reparler du concile de
Tyr-et de la nécessité d'en revenir à ses décisions. Ceux-
là étaient trop pressés : Constance refusa de les enten-
dre. Il écrivit à Athanase pour l'assurer que les désirs
de son frère mort seraient respectés et que, quelque
rumeur qui pût lui parvenir, il devait se tenir tranquille :
il serait toujours appuyé K Les fonctionnaires d'Egypte
reçurent des instructions dans le même sens. Athanase, de
son côté, publia pour sa défense un dossier justificatif, où
il produisait d'abord les sentences rendues en sa faveur
par l'épiscopat égyptien, par le concile de Rome et par
celui de Sardique, puis reprenait, dans une suite de piè-
ces officielles, reliées par un court exposé narratif, toute
l'histoire des intrigues dirigées contre lui, jusqu'à son
rappel par l'empereur Constance et à la rétractation d'Ur-
sace et de Valens. C'est ce que nous appelons 1' « Apolo-
gie contre les Ariens ». Jusqu'à ce moment, Athanase
s'était abstenu d'écrire, de crainte que, comme il était ar-
1 Ath. Hist. ar., 23, 51.
250 CHAPITRE VII
rivé pour Marcel, on n'abusât de ses paroles. Même celte
fois il ne se produisait guère, se] contentant de] laisser
parler les documents.
Un autre dignitaire à qui le changement d'empereurs
dut paraître fort désagréable, c'est.l'évêque de Sirmium.
S'il était deveuu un objet de scandale pour ses collègues
d'Occident, on devine quel bien lui pouvaient vouloir
ceux d'Orient. Ceux-ci étaient toujours représentés dans
l'entourage de Constance. Aussitôt qu'ils le virent ins-
tallé à Sirmium, ils y affluèrent et se mirent en devoir
de régler leurs vieux comptes avec Scotin^ comme ils
disaient. Mais Scotin était homme de ressources. Il par-
vint d'abord à esquiver le concile et obtint qu'une com-
mission nommée par l'empereur décidât entre lui et
ceux qui critiquaient sa doctrine. Constance, qui se
plaisait à ce genre d'exercices, désigna un aréopage
de huit fonctionnaires, assisté d'un personnel de sténo-
graphes. Photin comparut, et le parti adverse prit pour
orateur Basile, évoque d'Ancyre, homme d'opinions
modérées, et d'un grand talent de parole. C'était un ga-
late, lui aussi ; il avait dû vivre assez longtemps avec
Photin dans le clergé de Marcel. L'histoire de Paul de
Samosate se reproduisait dans tous les détails : Photin
et Basile recommençaient le duel entre l'évêque d'Aatio-
cheet le prêtre Malchion^ S. Epiphane eut sous les yeux
le procès-verbal de cette discussion ^ qui permit de
1 V. t. I, p. 472.
2 Haer. LXXl, i, 2.
LA PROSCRIPTION D'ATHANASE 251
bien tirer au clair les erreurs de Photin. Le concile
s'assembla alors ; l'évêque de Sirmium reçut des Orien-
taux un supplément de condamnation et l'empereur
l'exila. On le remplaça par un certain Germinius, que
l'on fit venir de Gyzique et qui était dans les idées du
parti. Les Orientaux avaient retrouvé, en ce pays danu-
bien, deux anciens amis, Ursace et Valens, déserteurs
par nécessité, mais qui, libres maintenant de leurs sym-
pathies, s'empressèrent de rallier l'escadron.
La revanche se préparait; toutefois il importait de se
montrer prudents. L'empereur Constance était en train
de conquérir l'Occident ; on espérait bien que cette con-
quête politique aurait pour conséquence une complète
assimilation religieuse. Mais les Latins avaient, on
l'éprouvait depuis longtemps, des répugnances avec les-
quelles il fallait compter. Le concile se contenta de pro-
clamer, pour la quatrième fois, le symbole d'Antioche,
avec un appendice de vingt-sept canons doctrinaux, diri-
gés surtout contre Marcel et Photin, mais sans les nom-
mer ni l'un ni l'autre. Saint Hilaire ^ qui, avec saint
Athanase, nous en a conservé le texte, n'y voit rien de
repréhensible ; et, en effet, si ce symbole avait été pré-
senté par d'autres mains, on aurait pu s'en contenter en
Occident. Sans doute il n'y est pas question de Vhomoou-
sios, mais était-il si sûr qu'on ne pût se passer de cette
1 Hil. De s?/n., 38-62; Alh. De syn., 27. Soerate, II, 29, donne la
date (351) de l'assemblée ; malgré les énormes confusions qu'il fait
ici, on doit reconnaître que sa date cadre bien avec la suite des
faits acquis.
252 CHAPITRE VII
formule, qui soulevait tant d'objections et qui, n'expri-
mant qu'un des aspects de la foi commune, avait toujours
besoin de compléments et d'explications? De bons esprits
pouvaient avoir là dessus quelques perplexités. Il est vrai
que Y homoousios avait été canonisé à Nicée. Mais, sans
manquer de respect à cette vénérable assemblée, ce que
personne alors ne songeait à faire, était-il interdit d'in-
terpréter un peu le texte qu'elle avait arrêté ? De telles
pensées devaient se faire jour en des tètes comme celle
de Basile d'Ancyre. Elles eurent bientôt un grand suc-
cès, mais un succès passager, car c'étaient celles, non
pas de tous les Orientaux, ni probablement de la majo-
rité consciente ou inconsciente de ce parti, mais seule-
ment d'un groupe de modérés.
Pendant que ses adversaires manifestaient en Illyrie
et s'apprêtaient à conquérir l'Occident, Athanase sen-
tait de nouveau leurs intrigues se nouer autour de lui.
L'hiver 351-352 paraît avoir été employé à circonvenir de
nouveau l'empereur. On lui assura qu' Athanase, pendant
son séjour en Occident, l'avait desservi auprès de son
frère et qu'il avait pactisé avec Magnence ^ Constance
faisait construire à Alexandrie une grande église, le
Caesareum ; un jour de Pâques, les fidèles, à l'étroit
dans les locaux ordinaires, s'y transportèrent avec l'évê-
1 Une ambassade envoyée à la cour d'Orient par Magnence,
en 350, avait, pour éviter Vetranion, débarqué en Libye et passé
par Alexandi'ie. Servais, évêque de Tongres, et un autre évéque,
Maxime, eù"~faisaient partie. Aijol. ad Const., 9.
LA PROSCRIPTION D'ATHANASE 253
que. On lui en fit un grand crime : il aurait dû attendre
que l'empereur en^ célébrât la dédicace. Bref, Athanase
redevint pour lui un personnage dangereux *. Les évê-
ques orientaux finirent par se retrouver en état de faire
valoir cette idée qu'il n'avait, au fond, aucune situation,
ayant été déposé par le concile de Tyr. Il n'y avait qu'à
en débarrasser Alexandrie et à le faire répudier par
l'épiscopat d'Occident.
Celui-ci, juste à ce moment, perdait son chef^ le pape
Jules, qui mourut le 12 avril 352, vers le moment où
Constance marchait contre Aquilée. On le remplaça,
un mois après (17 mai), par le diacre Libère, prédes-
tiné, sous le régime qui s'ouvrait, à beaucoup d'infor-
tunes. Peu après son avènement, diverses lettres, émanées
d'évêques orientaux et égyptiens ^, lui dénonçaient Atha-
nase et ses crimes. Gomme tout le haut clergé de Rome,
Libère devait savoir à quoi s'en tenir. Il lut les lettres
des Orientaux « à l'église et au concile m ^ et y répon-
dit, sans accepter des imputations si souvent contredi-
1 Ammien Marcellin (XV, 1, 6), qui en parle d'après les ra-
contars de l'armée, se représente Athanase comme une sorte de
sorcier politique : « Athanasium episcopum eo tempore apud Alexan-
d7iam idtraprofessionem altius se efferentem scitariqice conatum externa,
ut prodidere rumores adsidui, coetus in unum quaesiius eiusdem loci
multorum, synodus, ut appellant, removit a saa'amento quod optinebat.
Dicebatur enim fatidicannn sortium fidem, quaeve augurâtes portende-
rent alites scientissime callens, aliquoties praedixisse futura. Super his
intendebantur et alla quoque a proposito legis abhorrentia eut praeside-
bat 3).
2 Sans doute des Mélétiens.
3 Hil. Fr. Y. 2. Lettre de Libère à Constance, en 354 (J. 212).
254 CHAPITRE VU
tes 1. « Le concile » était sans doute la réunion épisco-
pale qui se tenait tous les ans au natale du pape ; il
serait ainsi daté du 17 mai 353. Vers le même temps ar-
rivait une députation de l'épiscopat égyptien et du clergé
d'Alexandrie, conduite par Sérapion de Thmuis, le
plus fidèle lieutenant d'Athanase. Ces personnages appor-
taient une protestation de quatre-vingts évêquesen faveur
du persécuté -. Au nom d'un grand nombre d'évêques
italiens, le pape s'adressa à l'empereur pour lui de-
mander la réunion à Aquilée d'un grand concile, qui
réglerait à nouveau le litige renaissant. Constance lui
avait fait espérer antérieurement une réunion de ce genre.
Ses légats, Vincent de Gapoue et Marcel, autre évêque
campanien, rencontrèrent l'empereur à Arles, où il pas-
sait la mauvaise saison (353-4). Ils le trouvèrent au mi-
lieu des fêtes de ses tricennales, entouré d'évêques du
pays, auxquels il demandait des signatures contre Atha-
nase
Les querelles orientales étaient peu familières au
clergé des Gaules. Dix ans plus tôt, à l'occasion du con-
cile de Sardique, quelques-uns des évêques s'étaient
trouvés mêlés à ces affaires : c'était le cas de Maximin
1 Sur la lettre Studens paci, conservée dans les Fragments
historiques de s. Hilaire (Fr. IV), v. mon mémoire Libère et Fo7'-
tunatien {Mélanges de l'Ecole de Rome, t. XXVIIl, 1908, p. 42 et
suiv.).
2 Je rattache ici l'envoi de cette lettre à la mission de Sérapion
et de ses compagnons, laquelle partit d'Alexandrie le 18 mai 353,
selon la Chronique athanasienne ; v. aussi la Chronique des let-
tres festales.
LA PROSCRIPTION D'aTHANASE 255
de Trêves, Vérissime de Lyon, Euphratas de Cologne.
Le premier, athanasien déclaré, était mort depuis quel-
temps; peut-être aussi les deux autres. Les signatures,
au nombre d'une trentaine, que l'on avait recueillies en
faveur des sentences de Sardique, avaient sans doute
été, pour la plupart, ajoutées-de confiance, sur la de-
mande de l'empereur Constant et d'évêques considérables,
comme ceux de Trêves et de Lyon. A l'arrivée de Cons-
tance tout cela était déjà un peu lointain. Quant aux
événements antérieurs, on n'en avait qu'une faible idée ;
le concile de Nicée lui-même était à peu prés ignoré.
Hilaire, évêque de Poitiers, pourtant un homme ins-
truitj n'avait jamais entendu parler du célèbre symbole
avant que Constance ne fût venu troubler la quiétude
où, sur ce point, vivait l'épiscopat des Gaules. Celui-ci,
peu informé de ces affaires et de leurs dessous^ ne pou-
vait guère que suivre sa disposition naturelle à faire
ce qu'un empereur aussi religieux lui demandait. En
vain les représentants du pape s'efforcèrent-ils d'arrê-
ter cette manifestation, de réserver la décision au con-
cile à venir, ou tout au moins d'obtenir qu'avant de
condamner Athanase on commençât par réprouver l'hé-
résie d'Arius. Ils n'arrivèrent à rien. L'éloquence de
Valens, porte-parole des Orientaux, et l'enthousiasme
pour le fils de Constantin triomphèrent de toutes les
résistances. L'évêque d'Arles, Saturnin, rallié des
premiers, déploya un grand zèle. Les légats furent
entraînés eux-mêmes et signèrent la condamnation
d'Athanase. Seul l'évêque de Trêves, Paulin, eut le
256 CHAPITRE VII
courage de protester. Il fut déposé et envoyé en exil *.
Le navire qui avait amené Sérapion en Italie s'était
croisé, au large d'Alexaradrie, avec une galère officielle
de laquelle on vit, le 22 mai, débarquer un envoyé de
la cour, appelé Montan. Il parut contrarié de l'ambas-
sade, car il avait mission de ramener Athanase lui-même
Il lui remit une lettre impériale par laquelle il était au-
torisé, « sur sa demande », à se présenter devant le
souverain. Athanase n'avait rien demandé. Habitué au
style de la cour, il flaira un piège et s'excusa. De leur
côté, ses envoyés ne furent pas admis à voir Constance
et revinrent à Alexandrie. L'évêque pensa sans doute
qu'on insisterait et qu'il lui faudrait, un jour ou l'autre,
se rendre auprès de l'empereur. Il prépara, en vue de
cette éventualité, un plaidoyer en beau style, digne
d'être prononcé devant la cour. Il avait été jusqu'à pré-
voir les jeux de physionomie que son éloquence devait
provoquer chez son impérial auditeur : « Vous souriez,
prince, et ce sourire est un acquiescement... ^ ». Ce beau
morceau demeura sans emploi ^. Pendant plus de deux
ans la cour affecta d'ignorer Athanase.
Mais si on le laissait tranquille en Egypte, en Italie
i Indignus ecclesia ab episcopis, dignus exilio a rege est iu-
dicatus (Hil. Fr., I, 6).
2 Ap. ad Const., 16. Athanase était bien confiant, car il n'était
guère facile d'amener le sourire sur les lèvres augustes de l'em-
pereur Constance.
3 11 le reprit plus tard et le publia avec des suppléments four-
nis par la suite de sa tragique histoire. C'est l'Apologie à l'em
pereur Constance.
LA PROSCRIPTION D'ATHANASE 257
et en Gaule on travaillait à l'isoler de plus en plus. Ir-
rité de la résistance de Libère, l'empereur avait envoyé
à Rome une proclamation où le pape était fort maltraité :
on lui reprochait son ambition, sa jactance, son entête-
ment aveugle, son esprit de discorde. Libère se défendit.
Si affligé qu'il fût de l'attitude hostile du souverain et de
la faiblesse de ses légats, il ne perdit pas courage et s'a-
dressa une seconde fois à l'empereur pour en obtenir un
concile, où, après avoir confirmé la foi de Nicée, on ré-
glerait d'un commun accord toutes les questions de per-
sonne ^ Sa lettre fut portée par de nouveaux légats, per-
sonnes intrépides, de qui nulle faiblesse n'était à craindre
mais plutôt des excès de zèle : c'étaient Lucifer, évêque
de Gagliari, le prêtre Pancrace et le diacre Hilaire., Libère
s'efforçait en même temps de raffermir autour de lui le
courage des évêques italiens ; il épanchait sa douleur
auprès d'Hosius de Gordoue, vétéran de ces tristes con-
flits \
Constance n'avait rien à redouter d'un épiscopat aussi
peu résistant; il entra dans les idées du pape et consen-
tit à la réunion d*un concile, qui se tint en effet, non, il
est vrai, à Aquilée, mais à Milan, dans les premiers mois
de l'année 355. Libère avait recommandé ses légats à
l'évêquede Verceil Eusébe, ancien clerc de Rome, connu
pour la sainteté de sa vie et la fermeté de son carac-
tère. Il comptait aussi beaucoup sur l'évêque d'Aquilée,
1 J. 212, 210 (Hil. Fragm.. V).
2 J.. 209, 210 (Hil. Fra^m., VI, 3).
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 17
258 CHAPILRE Vil
Fortunatien. Quand les évêques furent réunis, Eusèbe,
peii rassuré sur leurs dispositions, ne se pressa pas de
venir ; il fallut qu'on le sommât de la part de l'empereur
et que les légats romains l'adjurassent de venir, « comme
autrefois saint Pierre, dèjouerpes prestiges du Magicien ».
Il se présenta enfin, escorté des légats. Mais depuis dix
jours les évêques étaient ■ travaillés sans relâche : ils
commençaient â donner des signes de faiblesse. Eusèbe
fut prié de signer la condamnation d'Athanase. Il dé-
clara que plusieurs des personnes présentes lui parais-
saient être des hérétiques et que, pour être au clair stir
ce point, il fallait que tout le monde signât le symbole
de Nicée. Ce disant, il en tira un exemplaire et le tendit
à l'évêque de Milan, qui prit la plume et allait signer^
quand Valens se précipita sur lui, lui arracha plume et
papier, en criant que cette façon n'était pas admissible.
Un grand tumulte s'ensuivit. Les fidèles accoururent et
menacèrent d'intervenir en faveur de leur évêque. Les
délibérations furent alors transportées de l'église au pa-
lais et changèrent bientôt de forme. On demanda aux
évêques de choisir entre'la signature et l'exil. Trois seu-
lement acceptèrent l'exil : Lucifer, Eusèbe et Denys ; les
autres s'exécutèrent ^.
Des mesures complémentaires furent prises à l'égard
des absents. On alla d'église en église requérir les signa-
1 Sur ce concile, v. surtout Hilaire, Ad Co7ist. I, 8, complété
par AthanasSj Hist. ar., 32-34, Sulpice Sévère, Chron., II, 39, et les
lettres réunies par Mansi, t. III, p. 326 et sùiv.
LA PROSCMP'KFO'N »?ATHA.NA.SE 259
tures ; des clercs d'UrsaBcre et ée Valens accompagnaient
les émissaires impéri-ajux.
On fit plus de^faç-ons avec lé pape Libère-. Son attitude
n'avaii pas vm^ié : ri était pour tes exil'és contre le gou-
vernement. Dès le premier moment il avait écrit à Eu-
sèbe, Denys et Lucifer, une lettre touchante, où il leur
exprimait son regret de ne pouvoir les suivre encore et
la persuasion où il était que son tour ne tarderait pas à
venir ^ Ses Bïessagers, le prêtre Eutrope et le diacre Hi-
laire, furent mal accueillis : on les exila Tun et l'autre, et
le diacre eut, par surcroit, à subir le supplice du fouet 2.
L'eunuque Eusèbe, homme de confiance, fut envoyé à
Rome pour fléchir le pape: ses exhortations n'eurent au-
cun succès. En vain il montra sa bourse; en vain il Ja
vida au tombeau de l'apôtre Pierre : Libère fit jeter l'ar-
gent dehors. Le préfet Léonce fut alors chargé d'expédier
à la cour le pontife récalcitrant. Ce n'était pas chose fa-
cile, car Libère était très aimé de la population ; il fal-
lut s'y prendre de nuit et user de grandes précautions 3.
Enfin on y arriva. Libère fut enlevé et transporté à
Milan. Mis en présence de l'empereur, il ne put que lui
répéter les protestations qu'il ne cessait, depuis deux
ans, de produire à tout propos : il lui était impossible de
condamner les gens sans les entendre ; la sentence de
Tyr, n'ayant point été fondée sur un débat contradic-
IJ. 216 (Hil. Fr., VI, 1-2). " .
2 Ath , Histar,, 41.
3 Ammien, XV, 7, 6. Cf. Ath. Eist. av., 33-40
260 CHAPITRE VII
toire, ne pouvait avoir aucune valeur ; il fallait, avant
tout, rappeler les exilés et s'assurer que tout le monde
était d'accord sur la foi de Nicée ; puis on s'assemblerait
à Alexandrie, sur les lieux mêmes où s'étaient passés les
faits en litige. De cette entrevue il nous est resté une
sorte de procès-verbal i, où les figures des interlocuteurs,
le pape, l'empereur, l'eunuque Eusèbe, l'évêque Epic-
tète 2, se détachent en un relief émouvant. « Pour com-
» bien comptes-tu donc, dit l'empereur, toi qui prends seul
» le parti d'un impie et troubles ainsi la paix du mond«
» entier? — J'ai beau être seul, répond l'évêque, la foi
» n'y perd rien. Aux temps anciens ils n'étaient que trois,
» et ils résistèrent. — Gomment, interrompt Eusèbe, tu
)) prends notre empereur pour Nabuchodonosor I — 11
» s'inquiète bien, dit Epictète, de la foi et des jugements
» ecclésiastiques. Ce qu'il veut, c'est de pouvoir se van-
» ter aux sénateurs de Rome qu'il a tenu tête au souve-
» rain ». La conférence se termina par une dernière in-
vitation à signer. On accorda au pape un ;délai de trois
jours ; il le refusa, comme aussi les secours en argent
offerts par l'empereur et l'impératrice. Puis on l'expédia
à Bérée en Thrace, où il fut confié à l'un des chefs du
parti, l'évêque Démophile.
En Gaule, on tint l'année suivante (356), à Béziers,
1 Conservé par Théodoret, II, 13; Sozomène, IV, H, l'a. eu
aussi sous les yeux. Cf. Ath. Hist. ar., 39, 40.
2 Cet Epictète était un jeune aventurier ecclésiastique, que le
parti de la cour avait fait élire évéque à Gentumcellae (Givitavec-
chia) et chargé de surveiller le pape.
LA PROSCRIPTION D'ATHANASE 261
un concile où furent sommés quelques retardataires. De
ce nombre était Hilaire de Poitiers. Au lendemain du
concile de Milan, il avait organisé une protestation con-
tre l'exil des évêques et, en général, contre l'interven-
tion du pouvoir dans ces questions de foi et de commu-
nion. Hilaire et ses partisans avaient séparé de leur
communion Ursace, Valons et Saturnin, et provoqué à la
résipiscence ceux qui avaient failli, grâce à eux. On l'o-
bligea de se présenter devant le concile de Béziers. Il
refusa catégoriquement de changer d'attituda et entraîna
par son exemple son collègue de Toulouse, Rhodanius,
d'humeur plus accommodante, mais qui, au moment dé-
cisif, opta, lui aussi, pour l'exil K
Restait le « père des conciles », l'incarnation vivante
des souvenirs de Nicée, l'évêque centenaire de Gordoue.
En dépit de son âge on fit venir Hosius à Milan; mais il
demeura sourd à toutes les sollicitations et il fallut le
renvoyer dans son lointain diocèse. Là on l'entreprit de
nouveau, par lettres et par messagers. 11 résista et écri-
vit à l'empereur une lettre fort touchante. Entre autres
choses il lui disait qu'ayant confessé la foi sous son aïeul
Maximien^ il n'était pas disposé à la trahir pour com-
plaire aux Ariens ; qu'il connaissait pertinemment l'in-
nocence d'Athanase et la mauvaise foi de ses accusa-
teurs; que l'empereur devait s'occuper de ses affaires à.
lui et laisser les évêques traiter celles de l'Eglise. Au--
1 Le césar Julien semble avoir essayé de défendre Hilaire
(Hil., Ad Const., II, 2).
262 CHAPITRE Vil
curie éloquence n'était capable d'émouvoir Constance. Il
avait, dans l'épiscopat d'Espagne, un homme atout faire,
l'évêque de Lisbonne Potamius, qui jouait en ce pays à
peu près le même rôle que Saturnin en Gaule, et, pour
cette raison, avait été malmené par Hosius. Sur ses plain-
tes. Constance se fit amener de nouveau le patriarche
rebelle ^. On réussit à le transporter jusqu'à Sirmium,
où résidait alors la cour, et on l'y retint exilé.
Maitenant l'unité était faite. Ni en Occident ni en
Orient il n'y avait plus un seul évêque en fonctions
qui ne se fût déclaré contre Athanase. C'était le moment
d'instrumenter contre lui. Il semblait que l'on n'eût qu'à
lui envoyer une sentence d'exil ou à l'enlever, comme on
avait enlevé Libère. Mais le pape d'Alexandrie avait au-
tour de lui une population plus dévouée encore et plus
intraitable que celle de Rome ; d'autre part il avait en
mains des lettres officielles par lesquelles Constance
s'était solennellement engagé à ne jamais l'abandonner.
Pour sortir de ces difficultés, le gouvernement imagina
de se faire forcer la main. On résolut d'organiser, coûte
que coûte, une émeute à Alexandrie.
L'entreprise était malaisée. Un notaire impérial, Dio-
gène, arriva au mois d'août 355, fit donner à l'évêque
ie conseil de s'en aller, et commença à travailler le
clergé et les fidèles. Mais Athanase se retrancha derrière
1 Marcellini et Faustini Lihellus precum, 32 {Coll. Avellana éd.
Ounther, p. 15).
LA PROSCRIPTION D'ATHANÂ.SE 263
les lettres de l'empereur, protestant qu'il ne partirait
que sur des ordres formels émanés de lui : quant à la po-
pulation, on eut beau la maltraiter, elle ne se laissa pas
faire. Au bout de quatre mois, Diogène s'en retourna
comme il était venu.
Les choses furent reprises pendant l'hiver. On fit ve-
nir des troupes de toute l'Egypte, sous le commande-
ment du due Syrianus, chargé de mener l'opération.
Athanase ne bougea pas, déclarant qu'un évêque ne peut,
sans raison majeure, abandonner son troupeau ; qu'il le
ferait pourtant, si l'empereur le voulait, si même le duc
ou le préfet d'Egypte lui en donnaient l'ordre par écrit.
Le peuple appuyait son attitude et demandait qu'on lui
permît de déléguer à l'empereur. Le ton de ces réclama-
tions fit réfléchir Syrien; il déclara qu'il écrirait lui-
même à la cour et qu'en attendant il ne ferait rien con-
tre les églises.
Cette promesse ne fut pas tenue.
Le 8 février, à minuit, l'église de Théonas fut inves-
tie de tous les côtés. C'était encore la principale église :
Athanase y célébrait un de ces offices nocturnes, appe-
lée vigiles (^'!Z'X^^uyJ.'^sç)y qui n'attirent que les personnes
zélées; aussi n'y avait-il pas une grande foule. Le duc
Syrien fit enfoncer les portes ; sa troupe, grossie de gens
d'émeute, se précipita, sabres nus, clairons sonnants.
Les casques brillaient à la lueur des cierges, les flèches
volaient à travers l'église. On juge de la bagarre. Les
vierges sacrées étaient en grand nombre dans la pieuse
assistance; on les assaillit de cris obs<eèa«s; plusieurs
264 CHAPITRE VII
furent tuées, d'autres outragées. Foulés aux pieds, écra-
sés aux issues, les ûdèles laissèrent plusieurs cadavres
sur les parvis. L'évêque, au milieu de tout cela, demeu-
rait sur sa chaire ; des moines, des laïques dévoués l'en-
touraient. Ils réussirent à l'entraîner ; mais ce ne fut pas
sans être fortement meurtri qu'il parvint à traverser la
foule. Ceux qui le cherchaient ne le reconnurent pas. Du
reste ils ne tenaient guère à le prendre: ce qu'ils vou
laient c'est qu'il déguerpît, c'est qu'il parût chassé piir
un soulèvement populaire. Ils eurent satisfaction. A par-
tir de ce moment on ne revit plus Athanase *.
Le jour venu, les chrétiens d'Alexandrie s'empressè-
rent de protester auprès des autorités. Mais le duc Sy-
rien préparait déjà la version officielle : jl n'y avait eu
aucun esclandre; Athanase s'était fait justice lui-même
en quittant librement Alexandrie. En foi de quoi l'on exi-
geait des signatures, et les réluctants étaient bâtonnés.
Mais les Alexandrins firent afficher, le 12 février, une
seconde ^ protestation, où l'on énumérait les morts, où
i Palladius vit plus tard (v. 388) à Alexandrie une vieille reli-
gieuse, qui, disait-on, avait hébergé Athanase pendant les six ans
de sa disparition. Il se serait caché chez elle, assuré qu'on n'irait
pas le chercher chez une femme jeune," comme elle était alors.
Cette his^toire, improbable en soi, est démentie par ce que saint
Athanase lui-même nous apprend sur ses déplacements d'exilé.
Mais il est possible que la personne en question lui ait servi d'in-
termédiaire pour sa correspondance, ou lui ait même donné l'hos-
pitalité de temps à autre pendant ses séjours furtifs à Alexandrie
(Hist. Laus., c. 64 Butler).
2 Le texte de celle-ci s'est conservé; Athanase l'adjoignit à
son Histoire des ariens.
LA PROSCRIPTION D'ATHANASE 265
l'on relevait la présence du duc à l'église de Théonas^ en
compagnie d'un notaire impérial^ Hilaire. Le stratège
municipal (duumvir) Grorgonius était là aussi: on faisait
appel à son témoignage. Du reste on avait gardé dans
l'église des sabres, des javelots, des flèches; on les gar-
dait encore, comme preuves de la violence subie. Le pré-
fet d'Egypte et les gens de la police étaient adjurés de
porter ces faits à la connaissance de l'empereur et des
préfets du prétoire; les capitaines de navires étaient
priés d'en répandre partout la nouvelle. Et surtout qu'on
ne s'avisât pas d'envoyer aux Alexandrins un autre évo-
que; ils ne le souffriraient point et resteraient fidèles à
Athanase.
On ne les écouta pas. Un comte Heraclius fut envoyé
en Egypte, porteur de lettres impériales pour le sénat et
le peuple d'Alexandrie. Constance s'y excusait d'avoir,
en considération de son frère, souffert quelque temps la
présence d'Athanase à Alexandrie : maintenant c'était
un ennemi public : il fallait le rechercher et le trouver à
tout prix 1. Le 14 juin, les églises furent enlevées au
clergé d'Athanase et remises aux ariens. Ce ne fut pas,
bien entendu, sans résistance. Au Caesareum surtout, il
y eut des scènes horribles 2. On ne se borna pas à saisir
les édifices; une adresse fut expédiée à l'empereur, où
l'on se déclarait prêts à accepter l'évêque qu'il voudrait
bien envoyer. Elle fut couverte de signatures païennes et
1 Hist. ar., 48, 49
2 Hist. a?-., 55-58.
266 CHAPITRE VII
ariennes ; les paiïens, chose singulière, avaient été aver-
tis que, s'ils ne prenaient pas parti, on fermerait leurs
temples.
Enfin, le 24 février 357, l'élu du prince et de son parti
religieux fit son entrée dans la ville d'Alexandrie. Il
venait d'Antioche, où il avait été investi par un concile
d'une trentaine d'évèques, de Syrie, de Tbrace et d'Asie-
Mineure 1. C'était un certain Georges, originaire de Cap-
padoce, comme tant de notabilités d'alors. Par le passé
il avait eu à Gonstantinople un emploi dans les percep-
tions fina.ncières et, disait-on, s'y était montré si honnête
qu'on avait dû se séparer de lui ^ Depuis lors il avait
mené une existence errante, au cours de laquelle il
s'était trouvé en relations avec le futur césar Julien et lui
avait même prêté des livres. Il passait pour aimer beau-
coup l'argent. C'était du reste un homme sans entrailles,
capable de procéder, avec un front d'airain, à toutes les
exécutions imaginables. Cette qualité concordait avec les
exigences de la situation qu'on lui ménageait à Alexan-
drie. Restait à savoir si ces exigences ne seraient pas plus
fortes que l'homme.
Pour le moment tout alla à son gré. On lui avait as-
socié un commandant militaire très apte aux rudes be-
sognes, le duc Sébastien, manichéen de religion, homme
difficile à attendrir. Au bout de quelques semaines, les
1 Sozomène, IV, 8. * ■ '
2 Saint Athanase {Hist. ar., 51), l'appelle mangeur de caisse
(xap-eiôçayoç) ; cf. ibid., 75 : ffqjETepiffâpiîvov Tiàvxa xal 5i' aùrb xoûto
onjyovTa.
LA PROSCRIPTION D ATHANASE 267
quatre-vingt-dix évêques d'Egypte avaient eu des nou-
velles de Georges: seize d'entre eux furent exilés, une
trentaine obligés de s'enfuir, les autres plus ou moins
inquiétés. Il fallait renoncer à la communion d'Athanase
et accepter celle de Georges : les réluctants étaient rem-
placés sans merci. Quant à Alexandrie, la moindre oppo-
sition était aussitôt réprimée. Le clergé fidèle fut envoyé
en exil, condamné aux mines : le terrible metallmn de
Phaeno revit des confesseurs, comme au temps de Maxi-
■ min Daïa. Il était interdit*de tenir des réunions en ville,
même pour de simples distributions d'aumônes. S'as-
' semblait-on dans la banlieue, près des cimetières, le duc
Sébastien arrivait avec sa troupe ; la réunion était dis-
persée ; les femmes, les vierges surtout, qui figuraient
naturellement en tête des plus ardents, étaient maltrai-
tées, fouettées avec des branches épineuses, à moitié rô-
ties sur les brasiers, pour les faire acclamer Arius et
Georges. Des morts restaient sur le terrain, et les pa-
rents n'obtenaient pas aisément la permission de les en-
terrer ; des prisonniers, hommes et femmes, étaient
déportés à travers le désert, jusque dans la grande
Oasis.
La terreur dura dix-huit mois. Les chrétiens ne furent
pas les seuls à en souffrir. Le nouvel évêque se mit à
spéculer, accaparant le nitre^ les salines, les marais où
poussaient le papyrus et le calame, organisant un mono-
pole de pompes funèbres *. A la fin d'août 358, les Alexan-
1 Epiph. Haer. LXXYI. i.
268 CHAPITRE VU
drins, excédés de lui, se soulevèrent et vinrent l'attaquer
dans l'église de Denys. Ce ne fut pas sans peine qu'on
parvint, cette fois, à l'arracher à ceux qui youlaient lui
faire un mauvais parti. Il s'en alla quelques jours après,
et, pendant plus de trois an&, s'abstint de revenir à
Alexandrie. La lutte continua après son départ. Un mo-
ment les athanasiens reprirent leurs églises; mais le duc
Sébastien les força de les rendre. Tant que vécut l'em-
pereur Constance, force resta au parti adverse : pour le
gouvernement, Athanase n'existait plus.
Ce n'est pas que, du fond de ses retraites, il ne trou-
blât parfois le sommeil des gens en place. Constance
avait beau féliciter les Alexandrins de l'empressement (!)
qu'ils avaient mis à le chasser et à se rallier autour de
Georges ', il ne se sentait pas rassuré. Pour l'entretenir
en inquiétude^ Athanase lui envoyait son Apologie, dès
longtemps préparée, pourvue maintenant d'appendices
sur les récents événements. Depuis son éviction de
l'église de Théonas il ne se faisait plus voir; pendant six
ans la police le chercha en vain. Tout ce que l'Egypte
comptait d'honnêtes gens était pour lui. C'était le défen-
seur de la foi, le pape légitime, le père commun ; c'était
aussi, grande recommandation, l'ennemi, la victime du
gouvernement. Le désert lui était hospitalier ; il pouvait
frapper sans crainte à la porte des monastères et des
cellules. Sauf quelques dissidents, qui ne se montraient
1 Lettre 'H (isv nôliz (A.th., Apol. ad Const., 30).
LR PROSCRIPTION D'ATHANASE 269
que derrière les uniformes, la population était entière-
ment à ses ordres. Jamais il ne fut trahi: jamais sa trace
ne fut éventée par la police. En véritable égyptien qu'il
était, il ne dédaignait pas, à l'occasion, de lui jouer des
tours. Un soir qu'il remontait le Nil en barque, il enten-
dit derrière lui un bruit de rames : c'était une galère of-
ficielle. On hêla son bateau : « Avez-vous vu Athanase ?
» — Je crois bien, répondit-il en dissimulant sa voix. —
» Est-il loin ? — Non, il est tout près, devant vous ; ra-
» mez ferme ». — La galère s'élança vers le sud, et le
proscrit, virant de bord, rentra tranquillement chez lui.
Les bruits du dehors- lui parvenaient : ses émissaires
le renseignaient soigneusement. Il ne craignait plus
d'écrire. Auparavant il ne le faisait pas volontiers, par
crainte de donner prise et de se perdre. Maintenant qu'il
était perdu, il n'avait plus rien à ménager. Un jour il
apprend qu'à Antioche on plaisante sur sa fuite. Il saisit
la plume : (^ J'entends Léonce d'Antioche, Narcisse de
)) la ville de Néron *, Georges de Laodicée et les autres
» ariens cancaner sur mon compte et me déchirer ; ils me
» traitent de lâche parce que je ne les ai pas laissés m'as-
)) sassiner ». Ainsi commence 1' « Apologie pour sa
» fuite » ; Léonce et consorts auraient mieux fait de n'en
pas provoquer la publication. Ses loisirs d'exil, il les
employait à combattre les hérétiques ; c'est alors, je
pense, qu'ont été écrits ses quatre traités contre les
Ariens, dont le quatrième est en réalité dirigé contre
1 Neronias en Gilicie.
270 CHA-PITHE VII
le sabellianisme ancien et nouveau. Aax braves moines
dont il est souvent l'hôte il raeonte la vie de J©ur pa-
triarche Antoine, qui a été pour M un ami fidèle et qui
vient justement de mourir. C'est pour eox «^ncore, pour
les mettre au courant des querelles du temps, qu'il écrit
sa curieuse Histoire des ariens *, en un style vif,, imagé,
tout-à-fait propre à émouvoir ces grands enfants. Il faut
voir comme il dramatise les situations et fait parler ses
personnages. Les Orientaux arrivent à Sardique : « Il y
» a erreur, disent-ils. Nous sommes venus avec des com-.
» tes et l'on va juger sans comtes. Sûr, nous sommes
» condamnés. Vous connaissez les ordres : Athanase a en
» main les pièces de la Maréote, de quoi le faire absou-
)) dre et nous couvrir de confusion. Hâtons-nous, trou-
)) vons un prétexte et allons nous en ; autrement nous
» sommes perdus. Mieux vaut la honte d'une retraite
» que la confusion d'être dénoncés comme sycophan-
)) tes » 2. Gomme il sait toutes les histoires de ses enne-
mis, il ne résiste pas au plaisir d'en confier quelques-unes
aux solitaires. C'est ainsi qu'il leur apprend que si l'évê-
que d'Antioche fit jadis le sacrifice de sa virilité, comme
Origène, c'était pour des raisons moins avouables 3. Les
eunuques ont le don d'exercer sa verve. La cour en est
pleine ; ils ont patronné toutes les intrigues dont il a
été victime. « Comment voulez-vous, dit-il, que ces gens-
1 Le commencement est perdu.
2 Hist. ar., 15.
3 Hist. ar., 28.
LÀ PROSCRIPTION D'ATHA.NASE 271
)) là comprennent quelque chose à la génération du » Fils
» de Dieu ? » ^ Avec les moines, Athanase se sent en
famille. De l'empereur lui-même, de ce souverain solen-
nel et empesé, il parle avec une rare familiarité : nous
sommes fort loin de l'Apologie à Constance et de ses
adjectifs officiels. L'empereur est appelé Constance tout
court. Athanase va même jusqu'à le désigner par un so-
briquet : « Costyllius, dit-il, qui oserait le dire chrétien ?
» N'est-ce pas plutôt le portrait de l'Antéchrist ? » 2.
De tels propos ne se pouvaient tenir qu'au désert.
1 Hist. ar., 38.
2 Hist. ar., 74; cf.
CHAPITRE VIII
La déroute de l'orthodoxie.
L'église d'Antioche au temps de l'évêque Léonce. — Paulin,
Flavien et Diodore; Aéce et Théophile. — Etat des partis en 357.
— La défaillance de Libère. — Formulaire de Sirmium, patronné
par Hosius. — Anoméens et homoïousiastes. — Protestations oc-
cidentales. — Eudoxe à Antioche ; triomphe d'Aèce. — Basile
d'Ancyre et la réaction homoïousiaste. — Retour du pape Libère.
— Succès et violences de Basile; il est battu par le parti avancé.
— Formule de 359. — Conciles de Rimini et de Séleucie. — Acace
de Gésarée. — Dénouement à Gonstantinople; prévarication géné-
rale. — Désespoir d'Hilaire. — Le concile de 360. — Eudoxe, évé-
que de Gonstantinople. — Méléce et Euzoïus à Antioche. — Julien
proclamé auguste. — Mort de Constance.
La ville d'Antioche, au milieu du iv' siècle, était en
grande majorité chrétienne. Il y avait encore des temples
et des païens ; mais le nombre de ceux-ci diminuait ra-
pidement : la contagion de l'exemple, surtout de l'exem-
ple impérial, particulièrement efficace en une ville où la
cour séjournait souvent, faisait le vide autour des anciens
autels et remplissait les cadres de l'Eglise. On pouvait
prévoir le moment où celle-ci attirerait à elle la popula-
tion tout entière; les païens lettrés, comme le célèbre
rhéteur Libanius, faisaient déjà figure d'attardés.
Toutefois, si le troupeau du Christ s'augmentait de
plus en plus, il laissait beaucoup à désirer au point de
vue de l'unité et de l'entente. Sans parler des vieilles
dissidences, des Marcionites, des Novatiens, des Paulia-
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 373
nistes, les querelles théologiques du temps avaient
abouti à diverses coteries ecclésiastiques, que l'on ne
parvenait pas sans difficulté à faire vivre ensemble. La
masse,, bien entendis, se. contentait d'un christianisme
rudimentaire, laissait les docteurs s'escrimer à grand
renfort de textgs et les conciles retravailler sans cesse
les formules du. symbole; elle suivait les offices et les
distributions d'aumônes sans trop s'inquiéter des attar
ches du haut clergé. Les jours d'élection épiseopale on
lui disait quel nom, il. fallait acclamer et elle acclamait
de confiance.- Depuis la déposition d'Eustathe, elle avait
•coopéré, dans ces conditions, à l'installation de plusieurs
évoques suggérés par les ariens. Maintenant elle s'as:
semblait sous la houlette de l'évêque Léonce, personnage
peu sympathique à saint Athanase, arien au fond, ou à
tendances ariennes. Il avait eu jadis quelques aventures;
mais l'âge était venu et se signalait,, sur la tête de l'évê-
que, par une belle couronne de cheveux blancs. Acer-
tains moments on le voyait y passer la main et on l'en-
tendait dire : « Quand cette neige sera fondue, il y aura
de la boue à Antioche ». Qui mieux que lui aurait été
renseigné sur les divisions de son église ?
Depuis longtemps déjà, certains faisaient bande à
part. La destitution d'Eustathe, au temps de Constantin,
n'avait pas été acceptée par tout le monde ; un parti
s'était formé pour le soutenir et le redemander. Eustathe
était mort en exil :. les Eustathiens ne s'étaient pas ral-
liés. Ils continuaient à se tenir à Pécart, sous la direction
d'un prêtre appelé Paulin. Dans ce petit groupe on tenait
DucHj;sNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 18
274 CHAPITRE VIII
fortement au concile de |Nicée, à Vhomoousios, sans ex-
plications ni compléments; des trois hypostases, formule
qui circulait de temps à autre, on ne parlait qu'arec hor-
reur. Au fond la tendance de ce petit monde ressemblait
assez à celle de Marcel d'Ancyre et les autres ne man-
quaient pas de relever cette parenté.
D'autres, qui combinaient les trois hypostases avec
la consubstantialité et prévenaient ainsi les arrangements
de l'avenir, avaient pour chefs deux laïques fort distin-
gués par leur savoir et leur éloquence, Diodore et Fia-
vien. Eux aussi tenaient au symbole de Nicée, mais,
comme l'église officielle ne le répudiait pas expressé-
ment, ils ne se croyaient pas autorisés à se séparer
d'elle et demeuraient en communion avec les successeurs
d'Eustathe. Toutefois, quand ils entendaient certains
prédicateurs s'essayer à produire les idées hérétiques
d'Arius, ils ne dissimulaient pas leur mécontentement.
Du reste, à côté des offices de la grande église, ils en
avaient d'autres qu'ils célébraient entre eux. Ils s'assem-
blaient, en dehors des réunions officielles (messe et vi-
gile), dans les cimetières de la banlieue, près des tom-
beaux des martyrs, et passaient de longues heures à
chanter des psaumes en chœurs alternés. Ces chants,
auxquels, grâce à l'usage de refrains aisés à retenir, tout
le monde pouvait prendre part, avaient le plus grand
succès. Le populaire d'Antioche se pressait à ces psal-
modies nouvelles. Léonce, inquiet de cette concurrence,
manda près de lui Flavien et Diodore et les détermina à
transporter leurs offices dans les églises de la ville. Ces
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 275
offres furent acceptées, mais l'évêque dut faire, de son
côté, quelques concessions.
Depuis quelque temps il avait dans son entourage
une sorte de sophiste chrétien, appelé Aetius, dont les
aventures passées et l'attitude présente n'avaient rien de
ra-ssurant pour les orthodoxes. Né à Antioche ou aux en-
virons, il avait exercé bien des métiers, successivement
chaudronnier, orfèvre, domestique, médecin. Entre
temps, et ceci est d'un vrai grec, il avait cultivé son es-
prit, appris la dialectique et la théologie. Sur ce dernier
point, il devait sa formation à certains demeurants de
l'école lucianiste, qui vieillissaient dans les évêchés de
Gilicie ou dans le clergé d'Antioche. C'était un esprit
subtil, capable de couper en quatre les cheveux les plus
fins et de disputer des journées entières. Dans cet exer-
cice il fut d'abord battu par un borborien, gnostique
d'arrière-saison (il y en avait encore). Mais il prit sa re-
vanche, à Alexandrie^ sur un manichéen célèbre, un
certain Aphthonius, qu'il réduisit si honteusement au
silence, que l'autre en mourut de chagrin. Il profita de
son séjour à Alexandrie pour se perfectionner dans l'aris-
totélisme, et, de retour à Antioche, il ne craignit pas de
s'attaquer à l'évêque d'Ancyre, Basile, qui venait de se
couvrir de gloire en disputant heureusement contre Pho-
tin. Basile fut battu, lui aussi. Aèce acquit bientôt la
réputation d'invincible. Basile essaya, pour se venger,
de le perdre auprès du césar Gallus ; mais l'évêque
Léonce intervint et Gallus, au lieu de lui faire casser les
jambes, comme il l'en avait menacé, admit le docteur
976 CHAPITRE viir
dans son intimité ; il lui confia même la mission honora-
ble d'aller compléter l'éducation religieuse deson frère
Julien, qui commençait à donner des inquiétudes i.
Julien était en bonnes mains; On a vu déjà qu'il em-
pruntait des livres à Greorgea d'Alexandrie. A èce était
en situation de l'initier à Parianismé le plu& pur, te plus
sec, devrais-je dire, car sa spécialité était de m-ettre l'hé-
résie en syllogismes. On peut se faire une' idée de sa
manière par un petit traité ^ divisé en courtes- sections,
où il défend ses idées. Voici le début: - .
« S'il est possible au Dieu inengendrè de faire que
)) l'engendré, devienne inengendré, les deux substances
» étant inengendrées, elles ne différeront pas l'une de
» l'autre a,u point de vue de l'indépendanee. Pourquoi
» alors dirait-on que Tune est changée et l'autre la: change
)) alors qu'on ne veut pas que Dieu produise (le Verbe)
» du néant ^ » - •
Ce cantique n'a pas moins de quarante-sept couplets,
tous aussi arides, tous aussi vides de sens religieux.
Aèce, au rapport de saint Epiphane, en avait composé
plus'de trois cents. Une telle éloquence exposait ses au-
diteurs ordinaires à de fortes migraines ; elle était peu
propre à détourner Julien des mystères d'Eleusis et du
Culte d'Apollon.
Le docteur revint à Antioclie, où le complaisant
Léonce finit par l'élever au diaconat, ce qui lui don-
1 Philostorge, III, 27.
2 Epiph. /faer. LXXVI, 11.
LA DÉROUTj: I^& fe'£>*THODOXIE 277
nait le droit de prêcher à l'église, .Les orthodoxes pro-
testèrent. Ce n'était pas la première fois, qu'on leur im-
posait des clercs de passé douteux ■et d'opinions avan-
cées- il était même de tradition qu'aucun prêtre, aucun
diacre» ne fût choisi dans leurs rangs. Mais le clergé,
si mal recruté qu'il fût, av^it encore assez de tenue
pour éviter les esclandres dogmatiques. Aèce n'était pas
seulement un arien notoire, déclaré, militant; on le sa-
vait intraitable dans son intransigeance ; à tout propo.s
on l'entendait protester contre les ménagements et ceux
qui les observaient. L'évêque reconnut qu'il était allé
trop loin : Aèce, écarté, se transporta à Alexandrie, près
de l'intrus Georges, dont il fut, pendant quelques mois,
le conseiller très actif.
Les affaires du parti ne se trouvèrent pas trop mal de
son absence. 11 n'était du reste pas la seule célébrité ano-
méenne qui se pût rencontrer à Antioche; Là vivait un
personnage singulier, Théophile l'Indien, comme disaient
ses amis, le Blemmye, comme les autres l'appelaient.
11 venait d'une île lointaine, l'île Dibous, d'où il avait
été envoyé comme otage sous l'empereur Constantin.
Il était tout jeune alors. Eusèbe de Nicomédie s'était
chargé de son éducation, l'avait initié à la plus pure
théologie arienne et l'avait élevé au diaconat. Il menait
la vie d'ascète et, dans son monde, passait pour un
ijaint. Son teint, très foncé, le caractérisait et le rendait
populaire. Longtemps, très longtemps Jusque sous Théo-
dose, il jouit d'une réputation extraordinaire chez les
ariens. Sous l'évêque Léonce il était très en cour au-
278 CHAPITRE VIII
près du césar Gallus ; Aèce se trouva bien de sa pro-
tection. Quand Gallus tomba en disgrâce, Tiiéophile,
qu'il traitait comme une sorte de saint domestique, le
suivit en Occident et prit sa défense auprès de Cons-
tance, ce qui lui valut une sentence d'exil. Mali l'impéra-
trice Eusèbie étant tombée malade, force fut de rappeler
le saint homme; l'impératrice guérit et Théophile fut
chargé d'une mission auprès du roi des Homèrites (Yémen)
et de celui des Axoumites (Abyssinie) ; à cette occasion
il fut. ordonné évêque (v. 356).
Plus il allait, plus il se renforçait dans son aria-
nisme et dans son intransigeance. Ce n'est pas lui qui
eût approuvé les moyens termes auxquels on se rési-
gnait à l'évêché d'Antioche *.
Le pauvre Léonce était bien embarrassé de ces con-
flits. Tout en faisant les affaires de son parti, il cher-
chait à ne pas trop exaspérer les autres : le gouverne-
ment tenait à ce qu'on ne fit pas de bruit dans les
églises. A l'office, quand arrivait le moment de réciter
la doxologie, les orthodoxes disaient, comme à présent :
« Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit » ; les
autres : « Gloire au Père, par le Fils, dans le Sainj,-
Esprit ». L'évêque, surveillé des deux côtés, commençait
par dire « Gloire au Père » à haute et intelligible voix;
puis il toussait ou perdait momentanément la voix et
ne la retrouvait que pour la finale : « dans tous les siè-
1 Sur Théophile, voir Greg. Nyss. Adv. Eunom. (Migne, P. G.,
t. XLV, p. 264); Philostorge, III, 4-6; IV, 1, 7, 8; V, 4; VII, 6;
VIII, 2; IX, 1, 3, 18.
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 279
des des siècles ». Cette anecdote est un joli symbole de
la situation.
Mais la neige allait fondre et la boue se montrer. L'é-
vêque Léonce mourut vers la fin de l'année 357.
Depuis deux ans environ l'Eglise traversait une
crise singulière. L'orthodoxie, en tant que représentée
par le concile de Nicée, était partout régnante, en ce
sens que nul évêque n'osait s'avouer hostile à cette
sainte assemblée ; partout abolie, en ce sens que nul
évêque en fonctions n'aurait osé défendre le symbole
qu'elle avait promulgué. La tactique du vieil Eusèbe de
Nicomédie avait complètement réussi. Jeter l'anathème
sur le concile ! Qui jamais y eût songé ? Le souvenir
de Constantin le défendait. D'ailleurs ne portait-il pas
la^ignature et d'Eusèbe lui-même^ et de son homonyme
de Césarée, et de Théognis, et de Maris, et de Narcisse,
eijle Patrophile, et des autres ? Tous les grands hommes
du parti arien figuraient au nombre des trois-cent-dix-
huit Pères. Mais l'arianisme, écarté de l'entrée princi-
pale, pouvait rentrer par la porte de derrière, sous le
manteau du silence prudent. Cette tactique fut adoptée.
De telles dissimulations sont de tous les temps et de tous
les partis.
La prudence, toutefois, est une vertu que l'on pra-
tique volontiers pendant la lutte et dont on a coutume
de se départir une fois le succès obtenu. Quand il n'y
eut plus de consubstantialistes que dans les lieux d'exil,
on commença à moins sentir le besoin de rester unis.
^80 - ■ CHAPITRE VIII
Jusque là on avait combattu plutôt pour le droit cano-
nique que pour la tliéologie. Le concile de Nicée, c*étaît
très bien ; mais le concile de Tyr, c'était aussi quelque
chose. D'Arius et de Ses ayant-cause, condamnes à Nicée,
il était advenu ce qu'il avait plu à Dieu et à l'empereur
Constantin. Ils avaient offert des satisfactions; on les
avait acceptées ; ce compte était réglé. Mais le concile
de Tyr avait condamné Atbanase et, si celui-ci avait
réuèsi à se faire réhabiliter par les évêques d'Egypte,
personnes suspectes, et parles Occidentaux, mal informés
et incompétents, leà Orientaux n'avaient jamais relâché
la rigueur des sentences portées par eux contre lui. Tel
était l'essentiel de la position. Quand Athanase cherchait
à compromettre l'épiscopat oriental en parlant de ses
accointances ariennes, on produisait, non pas précisé-
ment le symbole de Nicée, mais un symbole d'Antioche,
plus vague, il est vrai, et ne comportant pas le terme liti-"
gieux à'homoousios, mais orthodoxe en soi et qui avait
l'avantage 'd'être acceptable pour presque tout le monde.
Il y avait bien la question de communion. A Sardique
on s'était excommuniés mutuellement. Mais depuis
quinze ans une partie des personnes nommément con-
damnées avaient disparu. Jules de Rome était mort ; il
en était de même de Théodore d'Héraclée, de Maximin de
' Trêves, sans doute de quelques autres encore; l'évêque
d'Antioche, Etienne, avait été déposé ; les Occidentaux
répudiaient Photin. Du reste, aux conciles d'Arles (353)
et de Milan (355), les deux épiscopats avaient fraternisé.
Les résistances cédaient l'une après l'autre. Hèremius de
LA DÉROtJÏ^Ë Î)E l'orthodoxie 281
Thessalonique avait signé la formule orientale ; Fortu-
natien d'Aquilée aussi, en dépit de la confiance qu'il ins-
pirait aii pape Libère. Il avait même donné à celui-ci des
conseils d'accommod'ement. Ces conseils portèrent fruit.
Une fois à Bérée, a-u fond de la Ttirace, le bon pape finit
par se sentir bien loin de Rome, de son peuple, des séna-
teurs qui l'aimaient, des matrones chez lesquelles il était
reçu avec tant de respect, de ses églises où il prononçait
des discours touchants. Son gardien, l'évêque Démo-
phile, s'employa, lui aussi 4 le travailler. Au bont de
deux ans sa résistance était vaincue. Il n'abandonna pas
le concile de Nicée. Il signa une formule ; mais, au
moment où nous sommes, les form,ules que les Orien-
taux présentaient aux Occidentaux n'avaient rien de
contraire à la foi ; on ne pouvait leur reprocher que
de n'être pas assez précises K Ce qui semble plus grave,
c'est qu'il répudia la communion d'Athanase et se rallia
à celle des Orientaux, groupe fort nuancé, on doit le re-
connaître, dans lequel se rencontraient, avec Ursace et
V.alens, des personnes comme Basile d'Ancyre et Cyrille
de Jérusalem, d'idées beaucoup moins avancées.
Cette démarche de Libère comportait le rétablissement
1 La défaillance de Libère est attestée par saint Athanase
{Hist. Arian:, 41 et Apol. c. Ar., 89), par l'auteur romain de la pré-
face au Lîbellus precum (Coll. Avellana, t. XXXV du Corpus ss.eccL
lat., p. 1), par saint Jérôme (Chronique, a. 2365; De viris, 97) ; saint
Hilaire {In Const., 11) y fait Une allusion manifeste. Des trois pre-
miers textes il résulte que la démarche du pape avait eu lieu au
commencement de 357, deux ans environ après son départ pour
l'exil.
282 CHAPITRE VIII
des rapports avec les partisans du silence prudent.
C'était l'abandon de l'attitude que le pape avait soutenue
jusqu'à ce moment avec le plus grand éclat, pour laquelle
il avait afifronté la colère impériale et les douleurs de
l'exil. C'était une défaillance, une chute ^
1 Au dossier de cette affaire, catalogué dans la note précé-
dente, il faut joindre les quatre lettres conservées dans les Frag-
ments IV et VI de saint Hilaire, Studens paci, Pro deifico. Quia scio.
Non doceo. On a beaucoup discuté sur leur authenticité. Après bien
des perplexités, qui n'étaient pas toutes dissipées lorsque je pu-
bliais la première édition de ce livf-e, je me suis décidé à les ac-
cepter toutes les quatre comme authentiques et je me suis expli-
qué à ce sujet dans un mémoire intitulé Libère et Fortunatien (Mé-
langes de l'Ecole de Rome, t. XXVIII, p. 42-64). Elles se présentent
comme ayant été écrites à Bérée par le pape exilé, pour hâter
son rappel à Piome ; elles sont adressées aux évêques orientaux
(les deux premières), à Ursace, Valens et Germinius, enfin à Vin-
cent de Gapoue. Libère y vise les concessions faites par lui, la
répudiation d'Athanase, l'entrée en communion avec les Orientaux
et l'approbation donnée à leur formulaire. Dans les Fragments
de saint Hilaire ces pièces sont accompagnées d'un texte narratif
qui les flétrit sévèrement ; il y a même çà et là des notes fort du-
res aux endroits les plus fâcheux. L'auteur du texte et des notes
a considéré les lettres comme authentiques. Il identihait la for-
mule signée par Libère. avec une des professions de foi produites
antérieurement par les Orientaux, D'après les signatures qu'elle
portait et qu'il énumère, elle ne peut guère être différente de la
formule proclamée à Sirmium, en 351. En tout jcas, ni ces signa-
tures ni la date de la défaillance du pape ne permettent de croire
que la formule souscrite par lui ait été celle qu'Hosius signa pen-
dant l'été 357. Quand elle fut dressée, les Orientaux étaient encore
unis, et leur symbole officiel était la 4° formule d'Antioche (ci-des-
sus, ,p. 214). Il est étonnant que saint Hilaire, qui est ailleurs si
bienveillant pour cette formule (voir p. 292), la traite ici avec une
telle sévérité, et range, sans aucune nuance ni restriction, parmi
les hérétiques, Basile d'Ancyre, l'un de ses signataires. Auss
peut-on se demander si c'est bien saint Hilaire qui parle en cet
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 283
L'empereur Constance la connaissait déjà lorsqu'il
vint à Rome au mois de mai 357. Très peu après, à
l'été ou à l'automne, le séjour du prince à Sirmium fut
mis à profit par les trois fortes têtes que le parti arien
comptait en ces contrées, Ursace, Valens et Germinius,
pour porter un coup droit au symbole de Nicée. On s'y
était déjà essayé à Milan, deux ans auparavant ; on avait
produit, sous forme d'édit impérial, un exposé théolo-
gique d'une hétérodoxie tellement apparente que le peu-
ple l'avait perçue et que ses protestations avaient fait
échouer la tentative *. Cette fois-ci on adopta la forme
d'une déclaration épiscopale, qui, émanée des évêques
présents à la cour, serait soumise ensuite, dans toutes les
provinces, à l'acceptation de leurs collègues. Chose in-
vraisemblable t On choisit pour « lancer » ce document
antinicéen, où V homoousios était battu en brèche, préci-
sément le grand homme du concile de Nicée, l'inventeur
de Vhomoousios, s'il est permis de s'exprimer ainsi, le
vieux patriarche Hosius de Gt)rdoue. Assisté de l'évêque
de Lisbonne, Potamius, appgiremment réconcilié avec
lui^, de Germinius de Sirmium et des inévitables Ursace
endroit. Il se pourrait que cette partie des Fragments historiques
eût été interpolée par quelque luciférien. M. L. Saltet a fait valoir
des raisons de croire à une telle interpolation [Bulletin de littér.
eccle's., 1905, p. 222 et suiv.). Les lettres, en ce cas, nous vien-
draient de gens à qui Libère était spécialement odieux. Mais cela
ne les empêcherait pas d'être authentiques : on ne s'attend pas à
ce que de tels documents aient été publiés par Libère ou ses amis.
1 Sulpice Sévère, Chron. II, 39. Sulpice paraît dépendre ici
d'un passage perdu des Fragments de saint Hilaire.
2 Ci-dessus, p. 262.
'2t84 CHAPITRE VIII
et Valens, M apposa au bas de cette déGlaration impie
ia signature par laquelle s'ouvrait la liste des tï^is-oeaat-
dix huit Pères. Il est évident que l'on abusa de sa vieil-
lesse, de l'a-ffaiblissement de ses facultés., -et que sa res-
ponsabilité personnelle n'est guère engagée dans cette
triste histoire^. Gela, est d'autant plus vraisemblable,
que — détail touchant — on ne parvint jamais à lui faire
maudire Athanase. Sa pauvre tête s'embrouillait sans
doute dans les quêtions de théologie ; mais Athanase
restait pour Jui une personne concrète, un ami, un com-
pagnon de lutte ; il y tenait, on ne le lui fit pas lâcher.
Le document 2 n'était pas un symbole de foi, mais
une simple déclaration théologique. « Quelque dissenti-
» ment s'étant produit à propos de la foi, toutes les ques-
)) tions ont été traitées et discutées soigneusement, à
)) Sirmium, en présence des saints évêques nos confrères,
)) Valens, Ursace et Germinius. Il est reconnu qu'il n'y
)) a qu'un seul Dieu, etc. ». On écarte l'idée qu'il y ait
deux dieux, on répudie les termes de substance et d'es-
sence ; il ne doit plus être question ni d' homoousios ni
d'homoïousios, expressions qui ne sont pas dans l'Ecri-
ture et qui, d'ailleurs, ont la prétention de traduire des
1 Athanase parle de violences matérielles exercées contre le
Yieillard. Il dit aussi qu'il protesta au moment d& mourir (^poZ.
G. Ar., 89, appendice ajouté après coup à l'ouyrage déjà publié ;
Hist. ar., 45).
2 Latin original dans Hilaire, De sy7iodis, 11 ; grec dans Alli.
De sy7i., 28. C'est ce qu'on appelle souvent la deuxième formule de
Sirmium, la première étant représentée par la profession de foi
du synode de 351.
LA DÉROUTE DE li'ORTHODOXIE 28'5
relations ineffables. Le Père est plu» grand que le Fils ;
on décrit ses attributs comme ceux du Dieu unique, en
mettant toujours le Fils au-dessous de lui. -
Cette pièce est/ en style épiscopal/ une expression
assez claire de la doctrine qu'Arius avait jadis enseignée
et qu'Aèce, à Antioche, traduisait eu syllogismes. Au
moment où nous sommes, l'attention se portait sur l'idé.e
de ressemblance. Au temps d'Arius on se' plaisait plu-
tôt à dire que le Verbe n'était pas éternel, - que c'était
une créature : maintenant, on insistait sur ce qu'il ne res-
semblait pas au Père ; il lui était àvôfioioç, d'où le nom
d'Anoméens, décernée aux Ariens nouveaux. Ceux-ci
avaient contre eux,--dans le monde chrétien d'Orient, ou-
tre le sentiment général, peu favorable à quiconque at-
tentait à l'absolue divinité du Christ, des adversaires
théologiques assez nombreux et fort autorisés. Ils se ral-
liaient autour du mot homoïousios, semblable en essence,
employé quelquefois par Alexandre et Atbanase et' qui,
s'il différait un peu de Vhomoousios. nicéen, revêtait a peu
près, étant données les circonstances dans lesquelles on
l'employait, la même signification. Ceux qui s'en ser-
vaient de préférence et par appréhension du s€ns sabel-
lien dont Vhomoousios demeurait susceptible, ont été d'a-
bord confondus avec les ariens ; plusieurs d'entre eux,
et des plus notables, faisaient depuis trente ans campa-
gne contre Athanase, dans les rangs des «Orientaux».
Mais cette hostilité personnelle, qui leur valut, de la
part des orthodoxes, quelques horions de plus qu'ils .
n'en méritaient, ne doit pas faire préjuger leur théologie.
286 CHAPITRE VIII
Des gens qui disaient que le Fils est, par essence, sembla-
ble au Père et qui entendaient bien être et rester mono-
théistes, se trouvaient en somme au même point que
ceux qui proclamaient l'identité d'essence entre le Père
et le Fils, tout en maintenant la distinction de l'un et de
l'autre. Ursace et Valens savaient bien ce qu'ils faisaient
en réclamant la répudiation de Vhomo'iousios comme de
l'homoousios. Gomme protestation contre l'arianisme, ces
deux termes se valaient.
L'ingénieuse impudence qui faisait patronner par
Hosius une interprétation arienne du symbole de Nicée
n'eut qu'un succès relatif. En Gaule et en Bretagne elle
provoqua une répulsion très vive. Dans ces pays, où la
théologie de l'empereur Constance ne trouvait pas en Ju-
lien un défenseur bien empressé, les évêques avaient
une certaine latitude pour dire ce qu'ils pensaient. De-
puis les affaires d'Arles et de Milan, ils tenaient rigueur
à Saturnin d'Arles, l'homme de la cour, responsable des
disgrâces arrivées à plusieurs de leurs collègues ; ils
n'avaient avec lui aucun rapport de communion. Quand
arriva, la déclaration de Sirmium, l'un d'entre eux, Phœ-
badius d'Agen, en publia une critique très vive S sans se
laisser détourner par la recommandation dont le nom
d'Hosius paraissait la couvrir. Ses collègues et lui s'en-
tendirent, soit en concile, soit autrement, pour la répu-
dier. De cette démarche ils avisèrent l'évêque exilé de
Poitiers, Hilaire, qui, interné en Phrygie, suivait de
1 Migne, P. L., t. XX, p. 13-30.
LA DÉROUTE DE l'ORTHODOXIE 287
près tous ces mouvements*. Les Africains, eux aussi,
protestèrent par écrit*.
C'est à ce moment que la crise prévue par l'évêque
Léonce éclata en Syrie. Le siège d'Antioche était visé
par deux candidats, Eudoxe, évêque de Germanicie, et
Georges, évêque de Laodicée. Eudoxe arriva le premier.
Aussitôt que Léonce fut mort, il se fit confier l'adminis-
tration provisoire de l'église vacante et sut si bien ma-
nœuvrer qu'on l'acclama à titre définitif. Il s'installa, sans
écouter les protestations qui s'élevaient de Laodicée,
Aréthuse et autres évêchés voisins. C'était, au point de
vue religieux, un bien singulier personnage. Il nous est
resté de son éloquence quelques traits vraiment scanda-
leux. Saint Hilaire' rapporte de lui le propos suivant,
qui fut relevé sur une sténographie et présenté au con-
cile de Séleucie : « Dieu était ce qui est. Il n'était pas
)) père, car il n'avait pas de fils. Pour qu'il y eût un fils,
» il fallait qu'ily eût une femme... ^ » Ses opinions avaient
subi quelque fluctuation : homoïousiaste un instant^ il
1 On voit, par l'intitulé de la réponse d'Hilaire (Desyn., 1) que,
sauf la région du Rhône^ Viennoise et Narbonnaise, l'épiscopàt
gallican était tout entier du côté orthodoxe. Toulouse était restée
fidèle à Rhodanius exilé, tout comme Poitiers à Hilaire.
2 Hil. Adv. Const., 26. C'est Basile d'Ancyre qui avait provo-
qué cette manifestation (Sozom., IV, 24).
3 Adv. Const., 13.
4 Le reste ne peut se traduire en français. Voici le latin de
saint Hilaire : ut et femina sit,[et colloquium et sermocinatio et con-
iunctio coniugalis verbi et blandiméntum et postremum ad generandum
natiiralis machinula. Quels évêques I
2.88 CHA.PITRE. VIII , . .
s'était laissé. ramener à la pure doctrine arienne ^, qu'il
savait voiler quand il le fallait. Pour le moment il
n'avait pas lieu de se gêner. Eudoxe envoya son adhé-
sion à là nouvelle formule de Sirmîum, et, quant à lui,
il s'empressa d'élever aux fonctions ecclésiastiques non
seulement Aèce lui-même, mais un grand nombre de ses
partisans ou disciples. Au nombre de ces derniers figu-
rait un certain Eunomius, dont il fit un diacre et qui' de-
vint bientôt une des colonnes du parti. Les modérés, par
contre, et les orthodoxes furent alors malmenés. Geor-
ges de Laedicée prit leur défense. Il adressa aux évêqnes
Macedonîus de Constantînople, Basile d'Ancyre, Gecro-
pius de Nicomédie, Eugène de Nicée, une lettre des plus
pressantes, où il les adjurait de venir au secours de
l'église d'Antioche et d'obtenir, par une manifestation
épiscopale aussi nombreuse que possible,' qu'Eudoxe se
débarassât d'Aècé et de sa bande 2;
Juste à ce moment Basile tenait concile à Ancyre, à
l'occasion d'une fêtô de dédicace. Il n'avait guère besoin
d'être exhorté à marcher contre Aèce et ses protecteurs.
Le sophiste d'Antioche était pour lui un vieil adversaire.
Un formulaire fut bientôt rédigé, approuvé en concile,
expédié à l'épiscopàt des diverses provinces ^ et finale- "
1 Philostorge, IV, 4. Cet historien raconte qu'Eudoxe était le
fils d'un certain Gésaire, d'Arabissos en Arménie mineure, grand
coureur de femmes, mais qui pourtant finit par mourir martyr,
comme on le raconte de saint Boniface.
2 Sozom., IV, 13.
3 Saint Epiphane, Haer., LXXIII, 2-11, nous a conservé le
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 289
ment porté à la cour de Sirmium par Basile lui-même et
ses collègues Eustathe de Sébaste et Eleusius de Gyzi-
que. On était au printemps 358, car le concile s'était
réuni aux approches de Pâques. Basile eut, auprès de
Constance, un succès extraordinaire. L'empereur venait
d'approuver l'installation d'Eudoxe à Antioche ; il avait
même remis des lettres en ce sens à son envoyé, un prê-
tre Asphalius. Il se laissa retourner complètement. As-
phalius fut requis de rendre les lettres, à la place des-
quelles il en fut expédié d'autres, fort désagréables pour
Eudoxe, Aèce et leur monde : « Ce n'est pas nous qui
» avons envoyé Eudoxe ; que personne ne se le figure.
» Nous sommes bien loin "de vouloir appuyer de telles
» gens ». L'empereur continue en désapprouvant les évê-
ques qui changent de siège et les aventuriers comme
Aèce, qui s'acharnent à corrompre le peuple par leurs
hérésies. Lui, il a toujours été homoïousiaste. Les gens
d' Antioche doivent se rappeler les discours qu'il leur a
tenus en ce sens. Il faut éloigner les faux docteurs des
assemblées ecclésiastiques et des rangs du clergé. S'ils
persistent, ils verront ce qui les attend.
Ayant ainsi réglé l'affaire d' Antioche^ Basile se préoc-
cupa de la formule dite d'Hosius. Elle fut retirée de la
texte de l'exemplaire adressé aux évèques de Phénicie, et de plus,
c. 12-22, celui d'une autre lettre sur le même sujet, écrite au nom
de Basile et de Georges. Saint Hilaire {De syn., 12-25) ne donne
qu'une partie de la pièce, douze anathématismes, qui furent déta-
chés de l'ensemble et reçurent à Sirmium une publicité spéciale
(cf. ihid., 90).
DocHESNE. Hisl. anc. de FEgl. — T. II. 19
290 CHAPITRE VIII
circulation. En attendant qu'on en eût édicté une autre, on
réunit deux textes antérieurement adoptés, à Sirmium
(351) contre Paul de Samosate et Photin et à Antioche
(341), au concile de la dédicace ^ Ces textes étaient or-
thodoxes ^ en somme, sauf que I'/iowîoomm'o* y était passé
sous silence. Hosius n'était plus là pour les autoriser de
sa signature; on l'avait ramené en Espagne et peut-être
était-il déjà mort. Mais Libère, rappelé de Bérée, atten-
dait encore à Sirmium qujan lui permît de rentrer à
Rome. On lui demanda de signer cette troisième formule
de Sirmium, identique au fond à la première, déjà ac-
ceptée par lui. Il y consentit et donna ainsi un impor-
tant appui à la réaction, de sens orthodoxe, qui se dessi-
nait contre l'intrigue anoméenne.Il remit même à Basile
une déclaration par laquelle il excluait de l'Eglise qui-
conque n'admettrait pas que le Fils est semblable au
Père en substance et en tout. Cette déclaration n'était
pas inutile, car Eudoxe et les siens faisaient courir le
bruit que le pape avait signé la formule d'Hosius. C'est
dans ces conditions que l'empereur se décida enfin à cé-
der aux incessantes réclamations des Romains et à leur
renvoyer leur évêque. Les prélats réunis à Sirmium écri-
virent à Félix et au clergé de le recevoir et de mettre en
1 Sur ceci, v. Sozomène, IV, 15. Saint Hilaire, De syn., 29-60,
reproduit le. symbole in Encaeniis, le texte du concile (oriental) de
Sardique, enfin celui de 331. Les deux derniers sont identiques
pour la partie positive (Credimus, etc.) ; ils ne diffèrent que par
les anathématismes.
2 Voir la façon dont saint Hilaire (l. c.) les explique.
LA DÉROUTE DE L-ORTHODOXIE 391
oubli toutes les discordes causées par son éloignement.
Félix et Libère gouverneraient ensemble l'église aposto-
lique.
La combinaison était singulière ; mais le gouverne-
ment était trop engagé avec Félix pour qu'il lui fût pos-
sible de l'évincer ouvertement. Il comptait sans doute
que la population lui forcerait la main: c'est, en tout
cas, ce qui arriva. Le système des deux évêques simul-
tanés fut sifflé dans le cirque ^ Dès que Libère se pré-
senta, une émeute éclata et Félix fut chassé; il, se retira
dans la banlieue, et, après une tentative infructueuse
contre la basilique transtévérine de Jules, il se décida
-à vivre tranquille et à l'écart. L'empereur ferma les
yeux; c'était la meilleure solution.
Il ne faut pas croire que l'appui donné par le pape
Libère à Basile ^ ait été mal vu dans les cercles ortho-
doxes. Tout comme lui, E^ilaire l'exilé et Athanase le
proscrit applaudirent à cette entreprise. Sur le terrain
de la doctrine, le rapprochement se préparait ; en face
1 Théodoret, II, 14. '
2 Basile d'Ancyre parait bien être l'auteur d'un traité « de la
Virginité i>, qui figure parmi les apocryphes de saint Basile de
Gésarée (P. G., t. XXX, p. 669). Il est adressé à un évèque Letoïos,
identique évidemment, dans cette hypothèse, au Letoïos qui figure
parmi les signataires de l'épître synodale d'Ancyre, en 358 (ci-
dessus, p. 289). Ce Letoïos est qualifié, dans le titre du traité,
d'évêque de Méliténe, et rien n'empêche qu'il l'ait été, hien qu'un
autre évèque de ce nom se rencontre plus tard dans la série des
évêques de Méliténe. Voir le mémoire de Cavallera; ie De Virgini-
tute de Basile d'Ancyre, dans la Revue d'hist. eccl. de Lou\ain, 190S,
p. 5 et suiv.
292 CHAPITRE VIII
de l'orthodoxie strictement 'nicéenne, on voyait se for-
mer, dans le camp des adversaires d'Athanase, une or-
thodoxie à peu près équivalente. On devait finir par
s'entendre; en attendant, on commençait à se parler et
même à s'approuver. « Ceux, disait alors Athanase i, qui
» acceptent tout ce qui a été écrit à Nicée, tout en con-
» servant des scrupules sur V homoousios , ne doivent pas
» être traités en ennemis. Je ne les attaque pas comme
» des Ariomanes, ni comme des adversaires des Pères ;
» je discute avec eux comme un frère avec des frères,
» qui pensent comme nous et ne diffèrent que sur un
» mot... De leur nombre est Basile d'Ancyre, qui a écrit
» sur la foi ». Quant à Hilaire, il écrivit alors son traité
» Sur les synodes et la foi des Orientaux », adressé aux
évêques des Gaules et de Bretagne, pourries renseigner
sur l'état des controverses en Orient. Il y apprécie avec
beaucoup de bienveillance l'initiative que viennent de
prendre à Sirmium les évêques Basile, Eustathe et
Eleusius ; il montre, en reproduisant et en commentant
leurs formules antérieures, non seulement que ces tex-
tes ne représentent pas une perversion de la foi, mais que
certaines circonstances leur ont donné raison d'être. Il
établit l'équivalence des termes homoousios et homoiou-
sios, pourvu qu'on les prenne dans le sens où les ont pris
leurs patrons respectifs, le concile de Nicée et les amis
de Basile. S'adressant enfin à ceux-ci il les adjure douce-
ment de faire le dernier pas; puisque leur terme techni-
i De syn. 41.
LA DÉROUIK DE L'ORTHODOXIE 293
que est susceptible du même sens que celui du grand
concile, qu'ils en fassent le sacrifice et se rallient à la
formule des trois-cent-dix-huit Pères.
Au moment où Hilaire écrivait ce livre pacifique,
Basile, fort belliqueux de sa nature, instrumentait con-
tre les Anoméens '. Il était parvenu à faire croire à
Constance qu'Aèce et les siens avaient été, au temps de
Gallus, des fauteurs d'intrigues contre l'empereur su-
prême ^. Celui-ci lui donna les pouvoirs les plus étendus.
Aèce fut exilé à Pépuze, chez les Montanistes ; Théo-
phile, à Héraclée du Pont ; Eunome, arrêté à Ancyre,
fut interné à Midaeon en Phrygie ; Eudoxe se retira
en Arménie. Nombre de faits de ce genre furent plus
tard reprochés au chef des homoïousiastes ; on parle de
plus de soixante-dix sentences d'exil rendues à sa re-
quête. Ursace et Valens, bien placés pour voir d'où venait
le vent, s'étaient exécutés des premiers et avaient signée
comme le pape Libère, les manifestes basiliens. Bref,
pendant quelques mois, la terreur régna en Orient^ au
bénéfice de l'orlhodOxie d'Ancyre et de Laodicée.
Basile profita de ses avantages pour obtenir la réu-
nion d'un grand concile œcuménique, qui reprendrait
l'œuvre de Nicée et ferait la paix. On parla d'abord de
le tenir à Nicée même ; puis Nicomédie fut mise en
avant; mais cette ville fut détruite le 24 août (358) par
1 Sur ce qui suit, voir Sozoméne, IV, 16.
2 Gela était assez vraisemblable, vu les rapports de Théophile
et d'Aèce avecle césar d'Antioche. Voir ci-dessus, p. 278.
294 CHAPITRE VIII
un tremblement de terre et s'écroula sur la tête de l'évê-
que Gecroplas. Il n'était pas douteux^ depuis l'interven-
tion d'Hilaire, que ce concile n'eût apporté à Basile
l'appui d'un très grand nombre d'occidentaux. Ainsi
renforcée;, la droite de l'épiscopat oriental eût sûrement
prévalu : l'entente se fût faite, d'une façon ou de l'autre,
sur la question de Vhomoousios et de Vhomoiousios et
l'arianisme eût été mis en déroute. Ce résultat aurait
été obtenu en dehors d'Athanase, toujours proscrit par
le gouvernement, flétri par une partie de l'épiscopat,
abandonné par l'autre. Mais il était écrit que le bon
combattant, qui avait été à la peine, devait être aussi à
l'honneur. La combinaison de Basile aboutit au plus la-
mentable échec.
Il restait en Orient deux évêques ariens de la pre-
mière génération, deux amis personnels d'Arius, qui
l'avaient, il est vrai, abandonné à Nicée, mais qui
s'étaient prêtés à toutes les intrigues ourdies pour le
réhabiliter ; c'étaient Patrophile, de Scythopolis en Pa-
Testine, et Narcisse, de Neronias en Gilicie. Ces deux
Nestors furent députés à la cour de Constance, où ils
s'attachèrent à représenter Basile d'Ancyre comme un
brouillon, ce qui était un peu vrai, et à demander qu'au
lieu d'un seul concile on en réunit deux, l'un en Orient
l'autre en Occident. La différence des langues justifiait
ce système^ et aussi la considération des frais que néces-
siterait le transport en Orient de tant d'évêques latins.
On les écouta. La ville de Rimini, sur la côte italienne
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 295
de l'Adriatique, fut choisie pour le concile occidental,
celle de Séleucie d'Isaurie, près du littoral cilicien, pour
le concile d'Orient. Les Ariens savaient, par l'expérience
des années précédentes, que les Occidentaux n'étaient
pas inaccessibles aux faiblesses et aux mystifications ;
en Orient ils estimaient pouvoir obtenir la majorité,
non sans doute pour un anoméisme cru et sans déguise-
ment, mais pour quelqu'une de ces combinaisons de
silence dont ils avaient si bien profité pendant les trente
dernières années.
De cet accord la formule fut préparée et arrêtée dans
une réunion d'évêqués de cour, peu avant la date assi-
gnée à l'ouverture des conciles, à chacun desquels elle
devait être présentée. C'est l'évêque d'Aréthuse, Marc,
qui fut chargé de la rédiger. Nous en avons le texte ^ :
« La foi catholique^ a été exposée en présence de notre
« maître le très-pieux et triomphant empereur Gons-
« tance Auguste, éternel^ vénérable, sous le consulat
« de FI. Eusèbe et de FI. Hypatius clarissimes, à
« Sirmium, le XI des kalendes de juin (22 mai 359) »,
« Nous croyons en un seul et unique vrai Dieu
« et en un seul Fils unique de Dieu, qui, avant tous les
« siècles, avant toute puissance, avant tout temps con-
« cevable, avant toute substance imaginable, a été en-
ce gendre de Dieu, sans passion semblable au Père
« qui l'a engendré, selon les Ecritures
« Quant au terme d'essence (oùcia) que les Pères ont
1 Ath. De syn., 8; les souscriptions dans Epiph., LXXIII, 22.
296 CHAPITRE VIII
(( emplo5^é avec simplicité, mais qui, inconnu des fidèles,
« leur cause du scandale, comme les Ecritures ne le
« contiennent pas, il a paru bon de le supprimer et d'évi-
(( ter entièrement à l'avenir toute mention d'essence à
(( propos de Dieu, les Ecritures ne parlant jamais d'es-
« sence à propos du Père et du Fils. Mais nous disons
(( que le Fils est semblable au Père en toutes choses,
« comme le disent et l'enseignent les Ecritures ».
Cetie formule ne parlait plus, comme celle de 357,
de la supériorité du Père sur le Fils ; mais, tout comme,
elle, elle répudiait l'emploi des termes à' homoousios et
d'homoiousios. Grave échec, non seulement pour les vieux
oi^thodoxes nicéens, mais aussi pour les néoorthodoxes
dont, l'année précédenle, Basile d'Ancyre avait mené
le tiiornphe. L'influence de ce prélat avait évidemment
baissé dans l'esprit changeant de l'empereur Cons-
tance. Cependant les ariens purs n'avaient pas obtenu
satisfaction complète : on le vit bien, quand il fallut
signer. Valons de Mursa répugnait à employer les mots;
•/.xxoi TcàvTa, « en toutes choses », qui lui semblaient in-
clure, d'une façon implicite, la similitude d'essence. Il
fallut que l'empereur le forçât à introduire ces mots
dans son adhésion. Quant à Basile, il aurait bien voulu
]>arler de similitude xxt' oùcUv; mais, comme cela élait
interdit, il accumula les synonymes, xotrà T7;v ÙKÔarcciiv
xo.'. Y.7.rot rry uTCzpEiv xxl xarà to eîvxu Le malheureux
se raccrochait aux branches. Au fond, ce qui importait,'
c'était sa signature et le texte officiel : les amendements
ne comptaient pas.
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 297
Non seulement on prépara de cette façon précise la
tâche doctrinale des deux conciles; il fut encore décidé *
que, lorsqu'ils l'auraient terminée, chacun d'eux nom-
merait une délégation de dix membres et que les deux
délégations s'assembleraient devant l'empereur pour les
accords définitifs. Ainsi le prince et ses conseillers théo-
logiques étaient au point de départ et au terme de cette
grande consultation. L'épiscopat était bloqué des deux
côtés. Il fut réglé aussi que, pour les questions de per-
sonnes, chacun des deux .conciles ne s'occuperait que
de sa région, les Orientaux des querelles orientales, les
Occidentaux des querelles occidentales.
C'est le concile de Riminis qui s'ouvrit le premier,
vers le commencement de juillet 359. Il était fort nom-
breux. Des agents impériaux avaient battu toutes les
provinces et recruter de gré ou de force, plus de quatre
cents évêques. Les partisans du concile de Nicée for-
maient une majorité énorme ; ils s'installèrent dans
l'église du lieu ; les autres, quatre-vingts au plus, dans
un local à part. Avec ceux-ci étaient Ursace, Valens,
Germinius, Auxence, Epictéte, Saturnin, etc. Du côté
orthodoxe, le plus qualifié parait avoir été l'évêque de
Carthage, Restitutus. L'église romaine ne fut pas repré-
i Lettre du 27 mai. Continent priora (Hil. Fragm. VII, 1 2).
î Exposé narratif dans Sulpice-Sévère. Chron., 11, 41,45; cf.
Jérôme, Adv. Lucif., 17, l8; documents dans Hilaire, Fragm. VII-
IX; cf. Alh. De synodis. Ce dernier livre fut écrit à l'automne
de 359, alors qu'Athanase ne connaissait encore des deux conciles
de Rimini et de Séleucie que leurs manifestations orthodoxes et
non les défaillances qui les suivirent.
298 CHAPITRE VIII
sentée; en ce moment le gouvernement reconnaissait
deux papes, entre lesquels il lui était malaisé de choisir.
Après quelques pourparlers sans résultat, les deux frac-
tions du concile se décidèrent à déléguer séparément
auprès de l'empereur. Les orthodoxes remirent à leurs
représentants une protestation très ferme et très nette *
contre toute idée de toucher au symbole de Nicée et re-
poussèrent la déclaration du 22 mai. Quatre évêques,
Ursace, Valens, Qerminius et Gaius 2, qui la leur avaient
présentée, avaient été excommuniés par eux. Les oppo-
sants envoyèrent, de leur côté, leur adhésion à la for-
mule impériale. Constance était alors en Thrace, se
rapprochant lentement de la frontière de Perse où l'ap-
pelaient d'autres affaires. Il fit bon accueil aux délégués
de l'opposition, lanterna au contraire ceux de la majo-
rité ^. Ceux-ci avaient à leur tête i'évêque de Carthage :
ni lui ni eux n'étaient à la hauteur de leur mission. Ils
furent si bien enveloppés et chapitrés, qu'ils finirent par
trahir leur mandat et prirent sur eux, non seulement
de rentrer en communion avec les quatre évoques dé-
posés qui faisaient partie de la délégation adverse,
mais de casser en général tout ce qu'avaient fait leurs
commettants. Cette démarche, étrangement irrégulière,
fut consacrée par un protocole daté d'une station pos-
1 Hil. Frag7n. VIII, 1-3 ; cf. YII, 3 et suiv.
2 Saint Athanase ajoute ici les noms d'Auxence et de Démo-
pliile {De syn., 9).
3 Voir la lettre impériale adressée à ce moment au concile et
la réponse de celui-ci, à la fin du De synodis d'Athanase.
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 299
taie appelée Nicée, près d'Andrinople, le 10 oetobre.
Restait à la faire accepter par le concile lui-même.
Les vingt légats rentrèrent à Rimini, dans une frater-
nité inattendue. Leur exemple entraîna bientôt des dé-
fections ; la réunion de l'église commença à se dépeupler
au profit de l'autre. Le préfet du prétoire Taurus,
chargé de veiller sur le concile et de l'amener où voulait
l'empereur^ s'acquittait avec succès de son rôle. Les
évêques, parqués, sept mois durant, dans l'enceinte étroite
d'une petite ville où ils n'avaient rien à faire, s'en-
nuj^aient, demandaient qu'on les laissât partir. Taurus
restait sourd à leurs plaintes. On partirait quand tout
le monde aurait signé. U avait ordre, du reste, de ne
pas attendre l'unanimité absolue ; quand le nombre des
réluctants serait tombé au-dessous de quinze, il devait
les envoyer en exil et mettre les autres en liberté.
11 n'eut personne à exiler. Les récalcitrants, réduits
à une vingtaine, sous la conduite de l'évêque d'Agen,
Phoebadius, et de celui de Tongres, Servais, finirent
par céder à ses exhortations. On leur donna, du reste,
une demi-satisfaction, en leur permettant, pourvîTqu'ils
signassent la formule, de la compléter dans l'énoncé de
leur adhésion. Ils profitèrent, avec plus ou moins
d'adresse, de cette concession ; mais ils signèrent, sans
exception. Dix nouveaux délégués, choisis cette fois par
le concile entier, allèrent porter à Constantinople les
documents de cette défaillance'.
1 Hil., Fragm., IX.
300 CHAPITRE VIII
Cependant le concile de Séleucie * ouvrait ses séances.
Léonas, « questeur du sacré palais », comme le préfet
Taurus à Ri mini, représentait l'empereur et exerçait la
tutelle officielle ; le gouverneur militaire 2 de la pro-
vince, le duc Lauricius, devait au besoin lui prêter
main forte. 11 était venu .environ cent-cinquante évoques,
entre autres les deux primats intrus d'Alexandrie et
d'Antioche, Georges et Eudoxe ; le métropolitain de Pa-
lestine, Acace, personnage très influent ; Basile d'Ancyre,
Macedonius de Gonstantinople^ Patrophile, Cyrille de
Jérusalem, Eleusius de Cyzique, Silvain de Tarse, etc.
Hilaire de Poitiers y fut envoyé aussi. Le vicaire du
diocèse d'Asie, chargé d'expédier les évêques au concile,
n'avait pas tenu compte de sa situation d'exilé et l'avait
mis en route avec les autres.
Dès la première séance (27 septembre), les partis se
dessinèrent. Après une discussion confuse sur l'ordre
du jour, on décida de commencer par la question de foi.
Basile était absent ce jour- là. Il^e trouvait désormais
au nombre des personnes litigieuses, une accusation
ayant été déposée contre lui. Aussi n'eut-il guère de
rôle au concile : c'est Eleusius et Silvain qui dirigèrent
son parti. Silvain proposa de n'accepter aucun symbole
1 Socrate donne, II, 39, 40, une analyse des actes, qu'il avait
lus dans la collection de Sabinus. Sozomène (IV, 22) les lut après
lui et en tira quelques détail^ nouveaux ; cf. Hilaire, Adv. Const.,
12-13.
2 L'Isaurie, province assez mal habitée, n'avait pas de gou-
verneur civil ; elle était administrée par un duc.
LA. DÉROUTE DE l'ORTHODOXIE 301
nouveau et de s'en tenir à celui d'Antioche, dit de la
Dédicace. On écartait ainsi tout ce qui avait été fait à
la cour depuis Pâques 358, soit à l'instigation de Basile,
soit Scelle des ariens. Sa proposition fut acclamée par
cent-cinq voix ; alors Acace se retira, lui et les siens ;
ils étaient dix-neuf. En dehors de ces deux groupes, il y
avait quelques évêques égyptiens, qui, comme Hilaire,
s'en tenaient au concile de Nicée ; mais en ce milieu
ils ne pouvaient guère compter.
Le lendemain, pendant que les cent-cinq, enfermés
dans l'église, procédaient à la signature de la formule
d'Antioche, les Acaciens, tout en protestant contre ce
huis-clos, remettaient au questeur une déclaration con-
forme à celle de Sirmium, amendée en ce sens que l'on
y condamnait Vanomoios tout comme Vhomoousios et ho-
moiousios. Cette pièce ^ revêtue de trente-deux signatures,
fut discutée, les deux jours suivants, en séance plénière.
mais on n'aboutit à rien : Silvain, Eleusius et leur
monde demeurèrent inébranlables et ne voulurent en-
tendre parler d'aucun autre symbole que de celui de la
Dédicace 2. Ce que voyant, Léonas déclara qu'il avait été
1 Athan. De syn., 29 ; Epiph. Haer. LXXIII. 25, 26, avec les si-
gnatures, au nombre de 43. Le nombre des adhérents d'Acace varie,
on le voit, suivant les documents.
2 Ils refusèrent expressément de canoniser les formules de 358
et de 359, celles de Basile et celle de Marc. « Si Basile et Marc,
dit Eleusius, ont fait quelque chose en leur particulier, si eux et
les Acaciens s'entre-accusent sur tel ou tel point, cela ne regarde
pas le synode; il n'a pas à rechercher si leur exposition de la foi
est ou non satisfaisante ». Sozom. IV, 22, p. 165.
302 CHAPITRE Vin
délégué auprès d'une assemblée d'accord et non auprès
d'une assemblée divisée. Il prit congé des évêques, en
leur disant : « Maintenant, allez disputailler dans
l'église ». A son exemple les Aca<;iens se refesèrent à
prendre part à des réunions ultérieures.
La majorité se réunit pourtant, et s'occupa des ques-
tions de personnes. Cyrille de Jérusalem, déposé depuis
deux ans par son métropolitain Acaoe, avait interjeté
appel et l'empereur avait remis son affaire au concile de
Séleucie : il fut réhabilité. En revanche Georges, Eudoxe,
Acace, Patrophile et cinq autres furent déclarés déchus
de l'épiscopat ; pour neuf autres on se borna à l'inter-
ruption des rapports,, jusqu'à ce qu'ils eussent répondu
aux accusations déposées contre eux. On ordonna même
•un évêque pour Antioche, à la place d'Eudoxe ; mais le
candidat du concile, Annianus, aussitôt consacré, fut en-
levé par le duc Lauricius et mené en exil.
Enfin l'assemblée se sépara, après avoir désigné
ses dix délégués auprès de l'empereur. Les Acaciens,
comme on pense, étaient déjà sur la route de Constan-
tinople.
Acace, leur chef, n'était pas le premier venu. Déjà
mêlé depuis longtemps à toutes les intrigues théologiques
de la cour, il prend à ce moment le premier rôle. C'était
un homme intelligent, disert, persévéra,nt. A ses dons
personnels s'ajoutait une grande situation ecclésiastique.
Métropolitain de Palestine, successeur de l'illustre Eu-
sèbe, héritier de la fameuse bibliothèque d'Origène, il
passait, lui aussi, pour un homme de grande doctrine.
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 303
Ses idées, au fond, ne différaient guère de celles d'Arius
et d'Aèce ; mais il savait les envelopper d'un style onc-
tueux et chatoyant et surtout les dissimuler sous des for-
mules savantes. Quand il arriva à Gonstantinople, les
premiers délégués de Rimini avaient déjà cédé et l'on
était en train de travailler le concile occidental. Pendant
que s'achevait cette opération, il eut l'idée de produire
Aèce à la cour et de voir s'il ne serait pas possible de
lui ménager un succès, ce quir-eût fort avancé les affai-
res du parti. Constance entra dans ses vues; un aréopage
laïque, présidé par le préfet de Gonstantinople Honora-
tus et quelquefois par l'empereur lui-même, écouta les
raisons du fameux sophiste, lequel, cette fois, fit piteuse
figure et trompa ainsi l'attente de ses patrons. Ceux-ci
imaginèrent alors de le transformer en bouc émissaire
et de prouver leurs bonnes intentions à eux par les ana-
thèmes dont ils l'accableraient.
Sur ces entrefaites, arrivèrent les délégués de Rimini.
Ceux de Séleucie comptaient sur eux pour la ré^stance
commune; ils^ s'empressèrent de les avertir de ce qui se
tramait ^ : on allait condamner la personne d'Aèce, mais
non sa doctrine ; les Latins devaient, comme eux, s'abs-
tenir de rapports ecclésiastiques avec les fauteurs de
l'intrigue. Les bons Orientaux perdaient bien leur temps.
Guidés par leurs nouveaux chefs, Ursace et Valons, les
délégués de Rimini allèrent tout droit se joindre aux gens
d'Acace.
1 Lettre dans Hil. Fragm. X, I.
304 CHAPITRE VIII
Hilaire était venu, lui aussi, à Gonstantinople. Il vit
le désespoir des légats de Séleucie ; il vit ses compa-
triotes, ces Occidentaux dont il avait tant relevé l'ortho-
doxie, la trahir sous ses yeux et se livrer au parti de
la cour. La patience lui échappa ; il les flagella d'impor-
tance : « Gomment ! Arrivés à Gonstantinople après le
)) concile de Séleucie, vous allez aussitôt vous joindre
» aux hérétiques qu'il a condamnés I Vous ne différez
» pas un instant, vous na prenez pas le temps de déli-
» bérer, de vous informer! Les légats du synode oriental,
» qui ne communiquent pas avec les évêques d'ici, vont
» vous trouver ; ils vous mettent au courant des faits,
» vous montrent que l'hérésie vient d'être condamnée :
» n'était-ce pas le moment, au moins alors, de vous tenir
» à l'écart, de réserver votre jugement ?...
» Un esclave, je ne dis pas un bon esclave, mais un
» esclave passable, ne peut supporter qu'on injurie son
» maître : il le venge, s'il peut le faire. Un soldat défend
)) son roi, même au péril de sa vie, même en lui faisant
» un rempart de son corps. Un chien de garde aboie au
» moindre flair, s'élance au premier soupçon. Vous, vous
» entendez dire que le Ghrist, le vrai Fils de Dieu, n'est
» pas Dieu ; votre silence est une adhésion à ce blas-
» phème, et vous vous taisez ! Que dis-je ? Vous pro-
» testez contre ceux qui réclament, vous joignez votre
)) voix à celles qui veulent étouffer les leurs » *.
Hilaire ne s'en tint pas à cette éloquente invective.
1 Hil. Fragnii X, 2-4.
I
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 305
Il demanda audience à l'empereur ^ insista deux fois,
trois fois. On ne l'éçouta pas. Les légats de Séleucie,
restés seuls sur la brèche, furent entrepris individuelle-
ment. Ils résistèrent longtemps ; on les pressa de plus
en plus vivement. Le l^r janvier approchait. Constance
tenait à inaugurer son dixième consulat par la procla-
mation de la paix religieuse. On y arriva tout juste.
C'est seulement dans la nuit du 31 décembre au 1^^ jan-
vier que les dernières signatures furent arrachées.
Il ne restait plus qu'à revêtir de l'autorité conciliaire
les décisions arrêtées avec les légats et à régler certaines
questions personnelles. Ce fut la tâche du concile de
Constantinople ^, qui se tint dans les premiers jours de
janvier 360, avec le concours de divers évêques de
Thrace et de Bithynie; en tout, une cinquantaine de.
membres. Acace dirigea les débats. Parmi les assistants
il faut remarquer le vieux Maris de Ghalcédoine, un des
Pères de Nicée et des protecteurs d'Arius, et Ulfila, évê-
que national d'une colonie de Goths établie sur les bords
du Danube, qui se trouvait par hasard dans la capitale ;
lui aussi était arien, et de vieille date.
La formule de Rimini fut approuvée : elle proclamait
que le Fils est semblable au Père, interdisait les termes
1 Ad Const., II. -
2 Sur ce concile, voir Sozomène, IV, 24, qui a dépouillé des
documents officiels. De ceux-ci un seul s'est conservé, une let-
tre à Georges d'Alexandrie sur la condamnation d'Aèce (Théodo-
ret, II, 24.)
DucHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 20
306 CHAPITRE VIII
d'essence et de substance (hypostase), répudiait tous les-
symboles antérieurs et écartait d'avance tous ceux qu'on
voudrait établir par la suite. C'est le formulaire officiel
de ce qu'on appela désormais l'arianisme, notamment
de celui qui se répandit chez les peuples barbares. Les
deux symboles de 325 et de 360, de Nicée et de Rimini,
s'opposent et s'excluent mutuellement. On ne peut pour-
tant dire que celui de Rimini contienne une profession
explicite de l'arianisme. 11 ne reproduit aucun des termes
techniques de l'hérésie primitive ; et, quant à l'arianisme
nouveau, l'anoméisme, il l'écarté expressément : ce n'est
pas l'àvoy-o'.oç qui est proclamé, c'est l'ofxo'.oc, son con-
traire. Toutefois le vague de la formule permettait de
l'entendre dans les sens les plus divers, même les plus
opposés : Athanase et Aèce, avec un peu de bonne vo-
lonté, auraient pu la réciter ensemble. C'est pour cela
qu'elle était perfide et inutile et que nul chrétien digne
de ce nom, tenant vraiment à la divinité absolue de son
maître, Jie pouvait hésiter à la réprouver.
Aèce fut déposé du diaconat et excommunié sous
condition, c'est-à-dire s'il persistait dans ses sentiments,
« comme ayant, dans ses livres et ses disputes, fait éta-
» lage d'une philosophie chicanière et étrangère à l'es-
» prit ecclésiastique, employé des expressions blasphé-
» matoires et troublé ainsi l'Eglise ».
Cette sentence, toutefois, ne fut pas approuvée de
tout le monde : une dizaine * d'évêques franchement ano-
1 Sozomène. IV, 25; cf. Philostorge, VII, 6; VIII, 4.
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 307
méens se refusèrent à jeter Jonas à la mer * ; on leur
donna six mois pour se décider.
Ceux-là étaient des amis. Vint le tour des autres : ce
fut un massacre. La déposition fut prononcée contre
Macedonius de Gonstantinople, Eleusius de Gyzique,
Eortasius de Sardes, Dracontius de Pergame, Basile
dWncyre, Eustathe de Sébaste en Arménie, Sophronius
de Pompeiopolis en Paphlagonie, Helpidius de Satala,
Néon de Séleucie en Isaurie, Silvain de Tarse, Cyrille de
Jérusalem. Leur condamnation ne fut pas motivée sur la
doctrine; outre le reproche général d'avoir, les deux
années précédentes, troublé gravement la paix de l'Eglise,
on fît valoir contre chacun d'eux des griefs spéciaux,
d'ordre disciplinaire. Basile, en particulier, s'entendit
jeter à la tête tous les coups de force et les excès de
pouvoir qu'il s'était permis pendant ses quelques mois
de faveur °.
Le gouvernement instrumenta à son tour. Aéce fut
interné à Mopsueste et ses ouvrages proscrits. Basile fut
expédié en Illyrie, les autres en divers lieux d'exil. On
les pourvut de successeurs. Pour^ Gonstantinople, on fit
choix d'Éudoxe, qu'il eût été malaisé de rétablir à An-
i G'étaieni, d'abord Théophile l'Indien, le thaumaturge du
parti (Aéce aussi, en dépit de sa scolastique, se posait quelquefois
en inspiré), puis Seras de Paraetonium en Libye, Etienne de Pto-
lémais etHéliodore de Sozouse en Gyrénaïque; un phrygien, Théo-
dule de Kérétapa ; trois lydiens, Léonce de Tripoli, Théodose de
Philadelphie, Phœbus de Polycalanda, et deux autres.
2 Le détail de tout cela est dans Sozomène, IV, 24, qui résume
ici les actes officiels.
308 CHAPITRE VIII
tioche, et, tout aussitôt, on procéda (15 février 360), à la
dédicace de la grande église de la Divine Sagesse (Sainte-
Sophie), en construction depuis vingt ans. Le concile y
assista. Eudoxe prit la parole : « Le Père, dit-il;, est im-
pie {xGeè'fiç), le Fils pieux (eùasêr)i;) ». Aux murmures que
soulevait ce langage étrange, il répondit en expliquant
que le Fils révère le Père, tandis que le Père n'a per-
sonne à révérer. Ce triste calembour, dont le souvenir se
conserva à Gonstantinople, caractérise assez bien la
situation. On voit quelle espèce de prêtres arrivait aux
situations supérieures de l'Eglise' d'Orient ^
Hilaire était encore à Gonstantinople, atterré, exas-
péré. Pour passer sa colère, il se mit à écrire son livre
(t Contre Constance », invective terrible, qu'il eut le bon
esprit de garder en portefeuille. On le laia^a revenir en
t
Occident. '
Le formulaire de Rimini-Gonstantinople fut porté
d'évêché en évêché, afin que ceux qui n'avaient pas pris
part aux conciles pussent y apposer leurs signatures.
En Occident c'était à peine nécessaire, tant avait été
nombreuse, à Rimini, la représentation de l'épiscopat.
En Asie-Mineure, en Syrie, en Egypte, il en était ai^tre-
1 Eudoxe, du reste, tenait à cette idée. On_la retrouve dans sa
profession de foi, publiée par Gaspari, Allé und neue Quellen zur
Geschichle des Taufsymbols', Christiania, 1819, p. 179. Il faut même
y rétablir le mot o impie », dont l'omission, dans le texte de Cas-,
pari, le rend incohérent : [àazm] ôt-. jAT^oiva aéêsiv TrltpuxEv. Cf. Bul-
leiin critique, t, I, p. 169. C'est sans doute à l'occasion de son ins-
tallation à Gonstantinople qa'Budoxe produisit celte singulière
formule.
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 309
ment. C'est alors que saint Athanase, du fond de quelque
désert, adressa aux évêques d'Egypte et de Libye une
' exhortation pressante à rester dans le devoir et à refuser
leur signature. On ne sait quel fut le résultat de cette
démarche. 11 est peu probable que les agents officiels
aient eu de grands succès dans le ressort d' Athanase. Le
clergé lui demeurait dévoué ; en Libye, une notable par-
tie de l'épiscopat était passée à l'anoméisme ; ceux-là
non plus n'étaient guère disposés à signer.
A Gésarée de Gappadoce, le vieil évêque Dianius,
qui siégeait depuis une vingtaine d'années et ne se met-
tait guère en avant, était habitué à signer toutes les for-
mules officielles ; il signa encore celle-là.
A Antioche le siège était vacant : il fallut élire un
nouvel évêque. Le choix tomba sur Mélèce, évêque en
disponibilité. Mélèce était de Mélitène, dans l'Arménie
mineure. Un concile assemblé dans cette ville, en 358,
avait déposé de l'épiscopat l'évêque de Sébaste, Eustathe,
- personnage fort en vue pour l'ardeur qu'il mettait à pro-
pager la vie ascétique et les institutions monastiques.
Dans sa jeunesse il les avait étudiées en Egypte. On,
disait qu'il y avait fréquenté Arius et s'était imbu de sa
doctrine. Quoi qu'il en soit, il est sûr qu'au moment où
la sentence du concile de Mélitène le frappa dans sa si-
tuation épiscopale, Eustathe, comme Basile d'Ancyre,
professait des doctrines très rapprochées de l'orthodoxie
nicéenne. Mélèce, alors membre du clergé de Mélitène,
accepta de le remplacer. C'était un homme fort considéré
pour sa piété, sa douceur affable et sa droiture d'esprit.
310 CHAPITRE VIII
Mais Eustathe, lui aussi, était très populaire ; la popu-
lation de Sébaste n'accepta pas le successeur qu'on pré-
tendait lui donner ; Méléce dut se retirer ; il s'établit à
Bérée de Syrie (Alep). L'année suivante (359) Eustathe
prit part au concile de Séleueie, dans les rangs de la ma-
jorité homoïousiaste; Mélèce^ soit au concile S soit après,
signa la formule acacienne. C'était dom;, au moment où
(hiver 360-361) on lui confia le siège d' Antioche, l'homme
du concile de Rijnini-Gonstantinople, tout comme Acace
de Césarée et Georges d'Alexandrie, qui assistèrent à
son installation. Il y prononça un discours très habile,
où, tout en restant dans les formules officielles, en ne
parlant ni d'essence ni d'hypostase, il laissa voir qu'au
fond il n'était pas loin de penser comme les nicéens 2.
Ceux-ci firent éclater leur joie. Les Ariens comprirent :
au bout d'un mois ils avaient déjà trouvé le moyen de se
débarrasser du nouvel évêque. Sans lui faire un procès
doctrinal, on l'entreprit sur certains actes de son admi-
nistration, notamment sur la réintégration de clercs évin-
cés par ses prédécesseurs, A sa place on mit Euzoïus,
l'ancien compagnon d'Arius, destitué du diaconat, qua-
rante ans auparavant, par Alexandre d'Alexandrie.
L'empereur Constance était revenu à Antioche et
présidait à ces changements. Force lui restait, à lui et
1 Socrate (II, 44) le marque expressément.
2 Saint Epiphane, qui nous a conservé ce discours {Haer.
LXXIII, 29-33), n'y trouve pas grand chose à redire.
LA DÉROUTE DE L'ORTHODOXIE 311
à ses conseillers ecclésiastiques. Nicée et Ancyre, Atha-
nase et Basile, étaient enveloppés dans le même désastre.
« Le monde gémit, dit saint Jérôme, et s'étonna d'être
arien ». Il ne s'étonna pas longtemps. Le joug sous le-
quel se courbait Tépiscopat allait être brisé. A la fin de
l'hiver précédent, en arvril 360, les meilleures troupes de
la Gaule furent appelées par Constance à servir sur la
frontière perse. On les avait réunies à Paris. Au moment
de partir, les soldats refusèrent de quitter la Gaule. Un
soir ils descendirent de leur camp *, se dirigèrent vers
le palais où résidait le césar et l'acclamèrent auguste,
en dépit de sa résistance et de ses protestations.
Constance avait cessé de régner en Occident. Les hauts
fonctionnaires qui le représentaient-à côté du jeune césar
se retirèrent et Julien écrivit à son impérial cousin pour
s'excuser de ce qui était arrivé. Constance était à Césarée
de Cappadoce quand il reçut ces lettres. La guerre des
Perses l'occupa cette année et la plus grande partie de
l'année suivante. Cependant Julien, auguste malgré lui,
se décidait à soutenir par les armes son usurpation for-
cée. En 361 il se mit en marche vers l'Orient. Constance,
enfin libre de ses mouvements, partit d'Antioche pour
aller combattre le compétiteur que l'Occident 1 ui envoyait.
Mais la maladie l'arrêta au pied du Taurus. Euzoïus,
révoque officiel d'Antioche, se trouva là pour le baptiser,
1 Situé sur le penchant ouest de la hauteur appelée depuis
Montagne Sainte-Geneviève, sous la rue Souffloi; actuelle. Quant
au palais de Julien, il en subsiste des ruines importantes.
312 CHAPITRE VIII
car ce grand artisan de formules théologiques n'était en-
core que catéchumène ; il mourut le 3 novembre 361.
Julien reçut la nouvelle en Thrace ; le 41 décembre il
entrait à Gonstantinople ; les destinées de l'empire tout
entier étaient remises entre ses mains.
CHAPITRE IX
Julien et la réaction païenne.
Le paganisme sous les princes constantiniens. — Proscription
des sacrifices. — Déclin des anciennes religions. — La jeunesse
de Julien. — Son évolution religieiise. — Devenu empereur il se
déclare païen. — Revanche de la religion vaincue. — Massacre de
Georges d'Alexandrie. — Littérature de Julien, sa piété, sa tenta-
tive de réformer le paganisme. — Son attitude envers les chrétiens.
— Rappel des évêques exilés. — Retrait des privilèges, interdic-
tion d'enseigner. — Conflits et violences. — Reconstruction du
temple de Jérusalem. — Julien et les gens d'Antioche. — Sa mort.
Déjà, sous Constantin, surtout depuis qu'il fut devenu
seul empereur, l'Etat avait pris parti contre le paga-
nisme. Cependant aucune mesure générale n'aVait fermé
les temples : l'Etat n'y offrait plus de sacrifices ; mais,
sauf peut-être à la fin du règne, les particuliers avaient
conservé la liberté d'en célébrer. Cette tolérance ne de-
vait pas tarder à disparaître : les fils de Constantin se
montrèrent encore plus résolus que leur père à en finir
avec l'ancienne religion. Dès l'année 344, Constant
adressa au vicaire d'Italie le rescrit suivant : « Que la
» êuperstition cesse ! Que l'on abolisse la folie dés sacri-
H fices I Quiconque, contre la loi du divin prince notre
» père et le présent ordre de notre mansuétude, osera
» célébrer des sacrifices, doit être jugé et puni » K D'au-
1 « Gesset snperstitio. sacrificiorum aholeatur insania. Nam
314 CHAPITRE IX
très constitutions répètent cette défense, spécifiant que
les temples doivent être partout fermés, les sacrifices in-
terdits, sous peine de mort et de confiscation *. Magnence,
bien que chrétien lui-même, avait permis, par exception,
que l'on célébrât des sacrifices pendant la nuit; Constance
révoqua cette mesure ^.
Toutefois il y a lieu de remarquer que le seul acte de
culte proscrit par cette législation, c'est le sacrifice. Or
les religions païennes comportaient beaucoup d'autres
cérémonies. On ne voit pas qu'elles tombassent sous le
coup de la loi. Un rescrit impérial de 342 ^ spécifie ex-
pressément qu'on ne doit pas toucher aux temples subur-
bains auxquels se rattachent des jeux de cirque et autres;
on en veut à la superstition, non aux amusements du pu-
blic. Les processions, les repas sacrés, les mystères,
bien d'autres manifestations religieuses se maintinrent
comme auparavant. A Rome, on taurobolisa jusqu'au
temps de Théodose. Les initiations d'Eleusis furent pra-
tiquées sous Constance et même après Julien. A Antio-
che, le fameux sanctuaire de Daphné continua d'être
fréquenté, et cela dans les intentions les moins austères.
quicumque contra legem divi principis parentis nostri et hanc
aostrae mansuetudinis iussionem ausus fuerit sacrificia celebrare,
competens in eum vindicta et praesens sententia exeratur. » Cod.
Theod. XVI, 10, 1.
1 Cod. Theod. XVI, 10, 4 et 6 ; la date précise de la loi 4 est
sujette à contestation; la loi 6 est de 356; elle fat promulguée au
nom de Constance et de Julien.
2 Cod. Theod. XVI, 10. 5, de 353.
3 Cad. Theod. XVI, 10, 3.
JJJLIEN ET LA. RÉACTION PAÏENNE 315
Au lieu de l'interdire absolument, ce que les bonnes
mœurs paraissaient demander, le césar Gallus se borna
à lui organiser une concurrence. Il fit transporter dans
le bois sacré les restes de saint Babylas, l'évêque mar-
tyr ; dès lors les personnes graves purent se risquer sur
la route de Daphné.
Du reste, ce qui est à considérer ici, c'est beaucoup
moins la législation que la pratique. De la législation on
peut dire au moins que les prescriptions terribles de
l'empereur Constance n'ont fait, que l'on sache, aucune
victime. 11 n'est nulle part question de martyrs païens.
A n'en pas douter il y eut en bien des endroits conflit
entre les partisans des deux cultes; certaines histoires de
martyrs chrétiens sont des récits d'émeutes à prétextes
religieux. Des prédicateurs trop zélés, qui s'en vont
prêcher l'Evangile à des populations rurales peu prépa-
rées, sont l'objet de mauvais traitements et quelquefois
massacrés. On se bat autour des temples que des bandes
de chrétiens fanatiques s'ingèrent à détruire ; les ho-
rions, bien entendu, se répartissent entre agresseurs et
défenseurs. A Tipasa, en Mauritanie, une enfant, appelée
Salsa, se glisse dans un temple, s'empare d'un dieu de
bronze et le précipite du haut d'une falaise ; les païens
la surprennent et l'envoient rejoindre l'idole au fond de
la mer. Ces faits n'ont évidemment rien à voir avec les
lois: ce sont des accidents.
Des lois elles-mêmes, l'application devait être assez
diverse. Quand une localité passait tout entière au chris-
tianisme, il était assez naturel qu'elle disposât à son gré
316 CHAPITRE IX
des édifices de l'ancien culte. Les temples se fernaaient
alors sans difficulté, les sacerdoces étaient abolis, les
dieux appropriés à l'ornement des places publiques, ou
emmagasinés dans quelque réduit. Les biens des temples
revenaient aux municipalités, quand l'Etat ne s'en em-
parait pas, ce qu'il fit souvent. Ailleurs, au contraire,
en des villes ou des localités rurales, qui n'avaient pas
voulu ^entendre parler du christianisme, on conservait
temples et sacecdoces ; on maintenait les fêtes, les jeux,
les processions et autres manifestations extérieures ;
quant aux sacrifices, si l'on se risquait à en faire, on
s'arrangeait pour que la police n'en fût point avisée.
Celle-ci fermait souvent les yeux, quand elle n'était pas
de connivence. Vers la fin du règne de Constance, le pré-
fet de Rome, Tertullus, inquiet du retard d'un convoi de
blé, ofi"rit, dans un temple d'Ostie, un sacrifice aux Cas-
tors K Le plus souvent, et surtout dans les grandes vil-
les, on se partageait entre les deux cultes. Il y avait
sûrement beaucoup de gens qui s'intéressaient aux deux
à la fois. Les assemblées chrétiennes, la vigile, la litur-
gie, étaient assez sévères et ne donnaie-nt guère d'aliment
à l'enthousiasme. Le populaire goûtait davantage les réu-
nions que l'on tenait dans la banlieue, près des tom-
beaux des martyrs. Elles comportaient des agapes, de^^-
quelles, en dépit des représentations du clergé, une
certaine joie, souvent excessive, n'était pas exclue. Mais
tout cela était peu de chose auprès des pompes païennes.
1 Amrn. Marc. XIX, 10.
\
JULIEN ET LA RÉACTION PAÏENNE 317
Celles-ci durèrent, en général, tant qu'on n'eut pas
trouvé moyen de les remplacer, tant que celles des for-
mes religieuses qui tenaient le plus au cœur du peuple
n'eurent pas été adaptées par lui à la religion chrétienne.
En somme, et dans l'ensemble de l'empire, le paga-
nisme était en grand déclin. Il pliait sous la défaveur
impériale et la proscription de son culte. De tant de
lettrés qui le professaient encore, aucun ne prenait sa
défense. Au contraire il s'en trouva un qui, l'ayant aban-
donné de frais, dressa contre lui un réquisitoire terrible.
Firmicus Maternus était un avocat de Syracuse, qui se
distrayait des ennuis de sa profession en s'occupant d'as-
trologie. Vers la fin du règne de Constantin il passa en
Gampanie, où il publia un traité sur cette science. Une
dizaine d'années plus tard, ayant, dans l'intervalle, re-
noncé au paganisme et à l'étude des-^astres, il adressait
aux empereurs Constance et Constant un livre sur « La
fausseté des religions profanes », où il fait, avec une
érudition suspecte et des étymologies bizarres i, le pro-
cès des cultes païens. Il en réclame l'abolition, définitive
et sans miséricorde : « Il faut en finir, très sacrés em-
» pereurs, il faut couper court à tout cela par des lois
)) sévères. C'est pour cela que Dieu vous a donné l'em-
» pire, qu'il vous conduit de succès en succès. Enlevez,*
» enlevez sans crainte les ornements des temples ; en-
1 C'est ainsi qu'il retrouve en Sérapi^ le patriarche Joseph. Le
boisseau que le dieu portait sur la tète lui semble être un souve-
nir du ministère de Joseph pendant les années d'abondance et de
disette.
318 GUAFITRE IX
» voyez les dieux à la monnaie, appropriez-vous leurs
» biens... ». Telles sont les exhortations qui reviennent
à chaque page sous cette plume fanatique. Nous som-
mes loin du temps où Justin se contentait de demander
aux empereurs qu'ils ne fissent pas couler le sang des
chrétiens.
Ce temps, il ne semblait guère probable qu'on le re-
vit : la victoire du christianisme était éclatante ; la dis-
parrition totale des anciens cultes pouvait être considérée
comme prochaine. Tout à-coup, cependant^ le vent chan-
gea, les dieux abandonnés remontèrent sur les autels et
les chrétiens se sentirent menacés de nouveau par la
puissance publique redevenue hostile.
Julien 1 était né à Gonstantinople, en 331, de Jules
Constance, frère de Constantin, et de Basilina, grande
dame romaine, qui mourut peu après sa naissance. Il
avait six ans quand son père et l'un de ses frères péri-
rent dans les massacres qui suivirent la mort de Cons-
tantin. Lui-même échappa, avec son autre frère, Gallus.
On lui rappela plus tard qu'à ce moment dangereux il
eut à se louer de certains dévouements ecclésiastiques.
Quand le calme fut revenu et que Constance se fut dé-
cidé à prendre les deux enfants sous sa protection, Ju-
lien fut confié à l'évêque de Nicomédie, Eusèbe, parent
éloigné, dont sa mère avait déjà subi l'influence. Il de-
meura près de lui, à Nicomédie et à Constantinople, pen-
1 P. Allard, Julien l'apostat (1900-J903.)
JULIEN ET LA RÉACTION PAÏENNE 319
dant près de cinq ans. Eusèbe mort, Julien et Gallus,
jusque là séparés, furent réunis et installés dans une villa
appelée Makellon, au pied du mont Argée, non loin de
Gésarée en Gappadoce. Il y restèrent près de huit ans,
jusqu'au moment (351) où Gallus fut nommé césar et s'en
alla régner à Antioche. Quant à Julien, on lui permit de
compléter son éducation en fréquentant les maîtres de
renom. A cet effet il séjourna à Gonstantinople, en.Bi-
thynie et en Asie. Impliqué en 354 dans l'affaire de Gal-
lus, il fut mandé en Italie, près de l'empereur. L'impé-
ratrice Eusébie intervint en sa faveur; on l'autorisa à
reprendre ses études. G'est alors' qu'il vint à Athènes,
où il connut Grégoire et Basile, deux jeunes cappadociens
destinés à s'illustrer dans l'èpisco pat. Il n'y resta pas
longtemps et fut rappelé, en 355, à la cour de Milan,
pour être associé à son tour au gouvernement impérial,
et chargé de veiller à la défense des provinces occiden-
tales. On sait qu'il s'acquitta consciencieusement et heu-
reusement de cette tâche, qu'il ne recula devant aucun
des devoirs, grands ou petits, qu'elle lui imposait, et que
l'impression laissée par lui en Gaule fut une impression
favorable.
Toutefois ce défenseur de la patrie romaine cachait
un sophiste grec ; ce représentant, ce collègue, du pieux
empereur Constance était au fond un païen convaincu et
dévot. Son évolution intérieure, connue ^ou soupçonnée
de quelques personnes seulement, remontait assez haut.
Les circonstances de son éducation l'expliquent dans
une certaine mesure.
320 CHAPITRE IX
Ses parents étaient chrétiens, comme toute la famille
impériale. 11 avait, tout petit enfant, sauté sur les genoux
de Constantin, « l'évêque extérieur » de l'Eglise chré-
tienne. On le baptisa de bonne heure, et, jusqu'à sa sortie
de la villa de Makellon, on le voit toujours entouré de
personnages ecclésiastiques. Il est vrai que c'étaient des
membres éminents de la coterie arienne et que, dans
cette école de sophistique religieuse, l'Evangile était-fort
voilé par la métaphysique. A s'occuper sans cesse des
relations et processions divines on perdait de vue le
message du Christ^ son histoire, son œuvre de salut.
Dans le conflit des symboles, dans les intrigues des évê-
ques de cour, dans leur ardeur à se renverser les uns les
aiftres, l'Eglise usait lamentablement son prestige. Des
hommes comme Eusèbe, Georges, Aèce, ne recomman-
daient que faiblement le christianisme. Toutefois les
convictions résistaient généralement à ce spectacle : il
n'arrêta pas le mouvement des conversions, même chez
les gens cultivés. Da reste la critique que Julien fit de
la religion chrétienne ne s'adressa pas à telle ou telle
nuance. C'est à l'ensemble qu'il s'en prit, c'est du chris-
tianisme comme tel qu'il se détacha. Et il s'en détacha
parce qu'en lui s'était formée une autre conscience re-
ligieuse.
Il savait le latin et le parlait « suffisamment ))^dit Am-
mien^ On ne s'en douterait guère en lisant ses livres et
ses lettres : lui si érudit en littérature, jamais il ne cite
1 XVI, 5, 7.
JULIEN ET LA RÉACTION PAÏENNE 331
Un auteur latin, pas même Virgile. Rome existe à peine
pour lui; c'est Athènes qui est le centre des choses. Au
ciel il ne voit que les dieux grecs, en ce monde que les
souvenirs ouïes intérêts présents de l'hellénisme, et de
l'hellénisme religieux. Julien est un dévot du culte anti-
que, un adepte passionné des mystères et de la théologie
païenne. Des anciens poètes il ne connaît guère que les
poètes sacrés, Homère et Hésiode. Plus éclectique en
philosophie, il lut d'abord Platon, Aristote et les autres;
"mais quand il se vit un peu émancipé des précepteurs,
son inclination le détourna des raisonneurs pour le por-
ter vers les mystiques, vers les néoplatoniciens, et non
pas vers ceux d'entre eux qui, comme ^desius de Per-
game et Eusèbe de Myndos, s'en tenaient à la philosophie
de Plotin, mais plutôt vers les disciples de Jamblique,
vers les praticiens de la théurgie et de l'occultisme. C'est
ainsi qu'il tomba entre les mains de Maxime d'Ephèse,
qui lui fit pénétrer les arcanes de sa philosophie et le
mit en rapport avec les dieux. Julien avait vingt ans; sa
vie, bien surveillée par des personnes de confiance, était
demeurée grave, austère même. Il n'avait de passion
que pour le mystère des choses, surtout des choses invi-
sibles. Dans ces pratiques, ce qui lui restait de christia-
nisme s'évapora. On l'avait initié à la doctrine ; on lui
avait fait lire la Bible et entendre des catéchèses. Main-
tenant Moïse, Jérémie, Luc, Matthieu, lui semblaient de
piètres auteurs auprès d'Homère, de Platon et de Jam-
blique. Ses relations avec les philosophes ayant fait quel-
que bruit, son frère Gallus, inquiet à bon droit de leurs
DucHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 21
322 CHAPITRE IX
conséquences, crut devoir lui expédier le plus en vue
des sophistes chrétiens, Aèce, qui étonnait alors Antio-
che par le succès de ses argumentations. 11 perdait bien
son temps. Contre la mystique qui possédait l'âme de
Julien, que pouvait la scolastique sèche et creuse des
maîtres en arianisme ?
Le disciple de Maxime d'Ephèse endura les argu-
mentations d'Aèce;, comme il endurait beaucoup d'autres
choses : Constance, il le savait, ne plaisantait pas là des-
sus. Julien abhorrait son cousin, qu'on n'avait pas man-
qué de lui représenter comme l'assassin de sa famille.
Cela ne l'empêcha pas de lui consacrer un panégyrique
très élogieux. Il en fit un autre en l'honneur de l'impé-
ratrice Eusébie. Dans ces compositions il était encore *
d'usage que l'on employât le merveilleux païen. C'était
une consolation pour Julien : il célébrait son cousin, ce
qui lui était bien désagréable ; mais il pouvait aussi célé-
brer ses dieux, et cela l'enchantait.
A part ces exercices de style, il lui fallut, malgré sa
ferveur de néophyte, continuer à se feindre chrétien, ga-
liléen, comme il commençait à dire, prendre part aux
assemblées religieuses que présidait le clergé officiel,
cacher sa piété pour les dieux proscrits' sous un zèle ap-
parent pour la religion qui les persécutait. Situation dif-
ficile et cruelle^, car, il n'y a pas là dessus le moindre
J Gela dura très longtemps. Au v» siècle les panégyriques de
Sidoine Apollinaire font encore évoluer le personnel de l'antique
Olympe.
JULIEN ET LA RÉACTION PAÏENNE 323
doute, la nouvelle conviction de Julien était profondé-
ment sincère.
Dieu sait ce qui serait advenu de ce conflit intérieur
s'il avait dû se prolonger autant que. l'âge de Julien
et celui de Constance pouvaient le faire présager. Les
circonstances qui mirent bientôt les deux cousins aux
prises permirent à Julien de se montrer ce qu'il était. Il
ne se pressa pas. Le 6 janvier de l'année 361, on le vit
encore, à Vienne, où il passait l'hiver, prendre part aux
mystères chrétiens. C'était la dernière fois : l'été suivant,
dans sa marche à travers la Pannonie, il cessa de se ca-
cher et se mit à célébrer en grande pompe, devant toute
son armée, les sacrifices que jusque là il dissimulait
dans le secret de son intérieur. Son enthousiasme pour
les anciens dieux éclata bientôt dans ses discours et dans
sa correspondance officielle, comme aussi sa rage contre
Constance!.
Les deux cousins marchaient l'un contre l'autre. La
situation devenait tragique. On allait à une seconde ba-
taille du pont Milvius, à un choc entre une armée païenne
et une armée chrétienne. Cependant les choses prirent
une autre tournure. La mort de Constance permit à Ju-
lien d'enfrer paisiblement à Constantinople (le 11 dé-
cembre 361). Au lieu de livrer bataille à son rival il pré-
sida à ses funérailles. ,
Il se rattrapa sur les ministres. Une cour spéciale fut
instituée et régla durement les comptes du nouvel au-
1 Voir surtout sa lettre aux Athéniens.
324 CHAPITRE IX
guste. Parmi ses victimes figurèrent le préfet ^Taurus,
celui du concile de Riraini, et le grand chambellan Eu-
sèbe, dont la triste figure traverse à certains moments
l'histoire de saint Athanase et du pape Libère. Eusèbe
fut exécuté : il avait joué dans l'affaire de Gallus un
rôle que Julien ne lui pardonna pas. Taurus ne fut
qu'exilé *.
Mais le principal soin du nouveau prince, la pensée
du règne qui s'ouvrait, ce fut la revanche du paganisme.
Julien dessina tout de suite son attitude et montra en
lui le Constantin de l'ancien culte. Un édit ordonna de
rouvrir les temples et de reprendre partout les sacrifi-
ces*. Cette prescription ne pouvait manquer d'être appré-
ciée diversement. Il y avait des endroits où elle fit plaisir
à la population, restée fidèle aux dieux d'autrefois. Ail-
leurs, elle parut inopportune, la plupart ayant passé au
christianisme. Bien des municipalités avaient commencé
à détruire les temples ; leurs dotations en bien fonds
et leur mobilier avaient été confisqués par l'Etat ou alié-
nés par les curies. Julien prescrivit bientôt de les recons-
tituer. Pareille disposition avait été prise en 312 par
Constantin et Licinius, en faveur des églises chrétiennes.
On n'entend pas dire qu'elle ait alors soulevé de graves
difficultés ; du reste, quand des particuliers devaient être
dépossédés, les empereurs de 312 les dédommageaient.
Julien se crut dispensé d'en faire autant. Dans sa pensée
1 Ammien, XXII, 3.
2 Ammien, XXIT, 5.
JULIEN^ET LA RÉACTION PAÏILNNE 325
le fait d'avoir concouru à la destruction et à' la spolia-
tion des temples constituait un crime dont il était naturel
de tirer vengeance. Il n'alla pas sans doute jusqu'à édic-
terpour cela des~châliments personnels; mais il se mon-
tra très dur dans ses revendications, condamnant au be-
soin à rebâtir les temples des évêques qui en avaient
plus ou moins favorisé la démolition, et surtout se mon-
trant très indulgent pour les émeutes populaires en fa-
veur de sa réaction païenne.
La première victime fut l'évêque intrus d'Alexandrie,
Georges le Gappadocien. Chassé d'Alexandrie en 358, ce
peu sympathique personnage avait traîné de concile en
concile, se mêlant ^ toutes les intrigues contre l'ortho-
doxie et ses défenseurs. Enfin, au moment où Constance
partait d'Antioche pour aller combattre Julien, il rega-
gna, après trois ans d'absence, la métropole égyptienne,
où la police lui avait préparé les voies. Sans parler de
l'horreur qu'il inspirait aux fidèles d'Athanase, Georges
était universellement détesté. Nombre d'Alexandrins
avaient à se plaindre et de ses délations et de ses spolia-
tions. Les temples encore debout l'exaspéraient ; il ne
tarissait pas de menaces à leur endroit. C'est le 26 no-
vembre 361 que les Alexandrins revirent l'évêque exé-
cré. Quatre jours plus tard le pTéfet afficha la nouvelle
de la mort de l'empereur et de l'avènement de Julien.
En un moment la population se souleva. Georges ne fut
pas tué ce jour là, mais seulement emprisonné. Le 25
décembre une autre émeute l'arracha de sa prison. Il fut
massacré, avec un fonctionnaire appelé Dracontius, dont
326 CHAPITRE IX
les païens avaient eu à se plaindre. Le cadavre de l'évê-
que fut hissé sur un chameau; quelques forcenés s'atte-
lèrent à celui de Dracontius. On leur fit faire le tour de
la ville ; puis on les brûla et les cendres furent jetées au
vent. Tel était, à Alexandrie, le rituel des exécutions,
quand la populace s'en chargeait.
Julien, informé de l'affaire, se borna à gronder les
Alexandrins. Ils auraient dû réserver Greorges à la justice
des tribunaux. A part cette question de procédure, il ne
pouvait que les approuver : Georges était un ennemi des
dieux. Il se souvint ensuite que le défunt avait une fort
belle bibliothèque, dont il avait profité jadis pour trom-
per les ennuis de Makellon; les fonctionnaupes furent
mis en réquisition pour la retrouver et l'expédier à la
cour *.
L'empereur, en Julien, n'avait pas tué le lettré. Il ai-
mait toujours les li'^î^es; il trouvait le temps de lire, et
même d'écrire. Ses nuits, que les fêtes mondaines n'abré-
geaient pas, étaient en grande partie consacrées à Tétude.
C'est de ce temps-là, du temps où il eut charge d'empire,
que date presque toute sa littérature, ses traités théolo-
giques, sur le Roi Soleil, sur la Mère des Dieux, ses
écrits contre les cyniques et les chrétiens, ses satires,
les Césars, le Misopogorî, des lettres importantes,
comme celle aux Athéniens, celle à Thémistius, enfin
un long manifeste religieux, dont il ne reste que des frag-
ments. Dès le premier moment il avait appelé à lui rhé-
1 Juliani ep. 9, 10, 36.
JULIEN ET LA RÉACTION PAÏENNE 327
teurs et philosophes, Libanius, Thémistius, Maxime
d'Ephèse, et les honorait comme des demi-dieux. Leur
entretien lui plaisait par dessus tout. Il avait beau
avoir atteint la trentaine; c'était toujours un disciple.
C'était aussi un dévot. On avait vu des empereurs at-
tachés au vieux culte national ; quelques-uns même
s'étaient ardemment employés à y ramener les chrétiens
égarés. Mais une telle piété, une telle avidité pour les
-choses saintes, pour les sacrifLces, les processions, les
temples, personne ne l'avait jamais manifestée. Le seul
de ses prédécesseurs qui lui puisse être comparé à' ce
point de vue, c'est Maximin, le Maximin d'après Galère,
qui ne peut plus persécuter ouvertement, mais trouve
leujnoyen de le faire indirectement, en excitant le zèle
religieux des municipalités.' Julien fait savoir à tout
l'empire que sa faveur est proportionnée à l'ardeur que
l'on montrera pour le service des dieux. Qu'on rebâ-
tisse les temples, qu'on les desserve, qu'on les fréquente,
on obtiendra tout ce qu'on voudra ; sinon rien, pas même
une garnison au moment où l'ennemi approche.
Comme Maximin encore, on le voit organiser les sa-
cerdoces, grouper autour d'un chef pour chaque localité
les prêtres des divers sanctuaires, établir au dessus d'eux-
des prêtres provinciaux, autrement dit constituer des évê-
ques et des- archevêques païens. Mais — et ici éclate une
différence qu'il est juste de relever — tandis que Maxi-
min choisissait pour ces postes des gens riches et titrés,
Julien veut avoir un personnel vertueux. Il lui demande
de bons exemples; les prêtres en chef doivent veiller sur
328 CHAPITRE IX
la conduite de leurs inférieurs, les réprimander, les cor-
riger au besoin. Ses évêques doivent être pieux et de
bonnes mœurs, comme ceux des chrétiens. 11 va même
jusqu'à les exciter à organiser des fondations charitables,
des œuvres d'assistance, comme il y en a'partout dans les
communautés chrétiennes.
Rêve d'écolier ! Le paganisme, en Orient surtout, ne
se prêtait pas à de telles réformes. L'idée que Julien se
faisait du sacerdoce et de ses devoirs était une idée chré- "
tienne. Jamais un prêtre païen ne s'était imaginé qu'il
dût vivre plus sévèrement que les autres hommes ou que
le soin des nùsérables eût une connexion spéciale avec
ses fonctions. Julien versait le vin nouveau dans les
vieilles outres et cherchait à insinuer l'esprit chrétien
dans le cadavre exhumé du paganisme. Le succès fut mé-
diocre. Son entourage fut bientôt excédé de^sa dévotion,
de ses pratiques, de ses sacrifices continuels. Son clergé,
dans lequel il fit entrer quelques apostats du christia-
nisme, était loin de lui donner satisfaction. Quand il se
fut installé à Antioche, il voulut se conformer aux rites du
pays. Mais le culte des dieux syriens n'était pas fait pour
les gens austères. Julien se montra dans les pompes
sacrées avec un entourage qui eût navré ses anciens pré-
cepteurs. Il prêta beaucoup à rire et compromit du même
coup sa philosophie et sa dignité d'empereur.
Cette restauration païenne excluait évidemment les
chrétiens de la. faveur impériale^ en attendant qu'elle les
mit hors la loi. Mais ils étaient nombreux en Orient et
JULIEN Eï LA RÉACTION PAÏENNE 329
Julien dut graduer les manifestations de son mauvais
Tjouloir. Au lendemain de son entrée à Gonstantinople,
les chefs des diverses confessions chrétiennes, ariens,
anoméen^, macédoniens, orthodoxes, novatiens, furent
maniés au palais, pour s'entendre déclarer qu'il n'y
avait plus de christianisme officiel et qu'aucune nuance
n'élait proscrite par l'Etat. On ne pouvait mieux dire;
m lis l'intention qui dictait cette tolérance, c'était de
mettre aux prises les diverses sectes et de diminuer
ainsi la résistance au paganisme ^ C'est pour la même
fin que furent révoquées les mesures d'exil ou d'inter-
nement prononcées en suite des décisions conciliaires.
Les évêques orthodoxes, ceux de la confession de Nicée,
profitèrent de la permission et rentrèrent chez eux. 11 en
fut damême de Basile d'Ancyre et de ses amis, si dure-
ment traités par le concile de 360, et aussi de quelques
anoméens obstinés. On se figure aisément les troubles
auxquels pouvait donner lieu le retour de ces évêques,
qui trouvaient leurs sièges occupés par des successeurs.
Tel ne fut pas, il est vrai, le cas pour Alexandrie, où
Athanase reparut le 21 février, et trouva la place libre.
M'-iis en Afrique le retour des chefs donatistes fut un
véritable fléau, qu'un homme d'état digne de ce nom
n'eût jamais dû déchaîner.
1 C'est Ammien (XXII, 5) qui nous révèle cette intention. Ju-
lien savait, -dit-il, qu'il n'y a pas de bêtes féroces plus redouta-
bles que les chrétiens ne le sont les uns envers les autres. Voilà
l'impression que les païens éclairés recevaient des querelles théo-
logiques de ce temps-là.
330 CHAPITHE IX
Malheureusement, chez Julien, l'homme d'état était
opprimé par le sectaire. Le rappel des évêques exilés,
quelle qu'en fut l'intention secrète, était justifiable en
théorie et, en pratique, s'il eut de mauvais effets, il en
eut aussi de bons. Mais il fut suivi d'autres mesures,
que ne justifiait aucune préoccupation de tolérance. Les.
clercs chrétiens, exemptés de la curie par Constantin, y
furent inscrits de nouveau ; tous les privilèges furent sup-
primés. On enleva aux évêques la juridiction civile ^ que
Constance leur avait attribuée. Un peu plus tard les
chrétiens furent exclus des emplois de la maison impé-
riale, des hautes fonctions administratives et de l'armée
elle-même, autant que cela put se faire. Enfin l'enseigne-
ment de la grammaire et de la rhétorique fut interdit aux
maîtres chrétiens 2. -
Toutes ces mesures, la dernière surtout, furent cruel-
lement ressenties. L'interdiction aux chrétiens d'ensei-
gner la littérature et la philosophie ^ frappa des maîtres
illustres. Victorinus à Rome, Prohaeresius à Athènes^,
1 De cela il sera question plus loin.
2 Ammien (XXII, 10) blâme beaucoup cette mesure : lllud au-
tem erat inclemens, obruendum perenni silentio, quod arcebat docere
Tnagistros rheloricos et grammaticos ritus chrisliani cullores.
3 La philosophie n'est pas m&ntionnée dans le texte d'Ammien,
ci-dessus, note 2, mais Julien la marque expressément dans son
édit (ep. 42), el'Tô pv^xopeç sî'te ypajxjxaxixot xal êti tcXé'ov ol aocpiaTai.
Dans cet édit il laisse aux jeunes chrétiens la faculté de s'instruire
dans les écoles officielles. D'après certains indices il la leur aurait
retirée par la suite. En tout cas, ces écoles devant avoir, dans sa
pensée, un caractère religieux de sens païen, il eût été très diffi-
cile aux chrétiens de les fréquenter.
'julien et la réaction païenne 331
descendirent de leurs chaires, celui-ci malgré les instan-
ces de Julien, qui aurait fait une exception en sa faveur.
Tout ce que le christianisme comptait de gens culti-
vés se sëntit^rappé d'ostracisme. De par l'empereur on
était exclu de la tradition hellénique, de la culture intel-
lectuelle. Deux chrétiens de Laodicée en Syrie, les deux
Apollinaire, père et fils, essayèrent de remplacer les
auteurs qu'on leur arrachait des mains par des composi-
tions en vers et en prose dont la Bible et l'Evangile four-
nissaient le sujet. Leur zèle, secondé par une extraordi-
naire facilité de composition, fat heureusement inutile^
Ils n'avaient pas fini de mettre la Genèse en épopée et
l'Evangile en dialogues socratiques quand le vent chan-
gea. On revint à Homère et à Platon.
Tout ce mauvais vouloir de Julien restait cependant
en deçà de la persécution formelle. Un chrétien qui avait
terminé ses études, qui n'était ni fonctionnaire, ni mili-
taire, et qui pouvait vivre sans rien demander au gouver-
nement, n'était pas menacé de mort par les autorités de
l'Etat pour le seul fait de professer la religion chrétienne.
Les églises restaient ouvertes et le culte y était pratiqué
comme par le passé. Mais la tentative de ressusciter le
paganisme en un pays où presque tout le monde était
chrétien ne pouvait que donner lieu à de nombreuses
protestations, et celles-ci étaient payées cher. Il y eut de
ce fait des exécutions capitales, comme celles du prêtre
Basile, à Ancyre *, du soldat Emilien, brûlé vif à Doros-
1 Sozom-, V, 11.
332 CHAPITRE IX
torum, sur le bas Danube, pour outrage au culte païen S
et de trois chrétiens de Méros en Phrygie, Macedonius,
Théodule et Tatien^, coupables d'avoir brisé des idoles
remises à neuf. Les gens de Gésarée en Gappadoce avaient,
sous Constance, détruit presque tous leurs temples; il en
restait un, celui de la Fortune : ils en décidèrent la démo-
lition. Le moment était mal choisi. La colère de Julien
s'abattit sur l'audacieuse cité, qui perdit ses droits mu-
nicipaux ; sur l'église de Gésarée, qujl frappa d'une
amende énorme ; sur les clercs, qu'il fit enrégimenter
dans les troupes de police, milice onéreuse et vile. Quel-
ques citoyens^ plus spécialement responsables de la des-
truction du temple, furent exilés ou mis à mort; parmi
ces derniers, on a conservé les noms d'Eupsychius et de
Damas ^
Du reste, dans les pays où les païens étaient les plus
nombreux et se sentaient maintenant les maîtres, ils
n'avaient pas à se gêner pour faire expier aux chrétiens
les tracasseries dont leur culte avait été l'objet sous les
règnes précédents. Eh Syrie, où la proportion des chré-
tiens variait beaucoup d'une localité à l'autre, on signale
des scènes kmental)les. A Emèse, à Epiphanie, des pro-
cessions bachiques pénétrèrent dans l'église avec une
1 Jérôme, Chron. a. Abr. 2379.
2 C'est à ceux-là que fut d'abord attribué un mot célèbre, que
l'on mit plus tard sur les lèvres du diacre romain Laurent. Eten-
dus sur un gril ardent, ils interpellèrent le juge : « Assez cuits de
ce côté : fais-nous retourner, tu nous mangeras mieux rôtis » (So-
crate, III, 15; cf. Sozom., V, 11).
3 Sozom., V, 4, 11. S. Basile en parle souvent.
JULIEN ET LA RÉACTION PAÏENNE 333
statue de Dionysos, qui fut installée sur l'autel '. Le
cimetière chrétien d'Emèse fut livré aux flammes ^. Le
vieil évêque d'Aréthuse, Marc, celui-là même qui avait
sauvé Julien lors des massacres de 337, se vit dénoncé à
l'empereur pour avoir malmené les païens et détruit un
temple. Condamné à le rebâtir, il s'y refusa. On le livra
à la populace, qui le traîna par les rues, lui arrachant la
barbe, le tourmentant de mille façons, puis aux enfants
des écoles, qui s'amusèrent à le jeter en l'air pour le re-
cevoir sur leurs styles ; enfin on l'enduisit de miel, tout
meurtri qu'il était, et on l'exposa aux guêpes. Cependant
on ne l'acheva pas ; il survécut à ces traitements abomi-
nables. A Alexandrie, à Ascalon, à Gaza, à Héliopolis,
la populace païenne se soulevait à chaque instant. Les
prêtres, les vierges, étaient massacrés avec d'horribles
raffinements ; on leur ouvrait le ventre : sur leurs entrail-
les pantelantes, on jetait de l'orge pour les faire manger
aux porcs. Julien laissait tout faire. Il flattait même les
populations coupables de ces atrocités. Constantin avait
fait de Maïouma, le port de Gaza, une cité à part.
Maïouma était chrétienne : Julien lui retira son autono-
mie et la soumit de nouveau aux païens de Gaza. Le
gouverneur de Palestine ayant essayé de sévir contre les
auteurs d'une émeute où quatre chrétiens de cette ville
avaient péri, l'empereur le destitua et l'exila.
Tout lui était bon pour agacer les chrétiens. Il y
1 Chron. Pasch., p. 295, 296.
2 Julien, Misopogon, p. 461 Hertlein.
334 CHAPITRE IX
avait bientôt trois siècles que le temple de Jérusalem
était détruit et que les Juifs n'avaient plus accès à leur
ancienne ville sainte ; la nouvelle ville d'.Elia était peu-
plée de chrétiens. Julien imagina de rebâtir le temple
d'Israël et de relever un culte pour lequel, personnelle-
ment, il n'avait que du mépris. L'intention est claire : il
voulait faire pièce au grand pèlerinage chrétien et con-
currence aux belles églises conslantiniennes. L'entre
prise, confiée à un fonctionnaire de haut rang et soute-
nue par de larges crédits, n'eut pourtant aucune suite.
Quand on remua les fondations du vieil édifice, il en
sortit des flammes qui brûlèrent quelques ouvriers et
surtout effrayèrent les gens de Julien, apparemment
aussi superstitieux que leur maître ^.
A Antioche, où presque tout le monde était chrétien,
l'empereur n'avait guère de satisfaction. Il essaya de res-
taurer les cultes disparus, en particulier celui de Daphné.
Le martyr Babylas, installé dans le bois sacré par le césar
Gallus, était pour Apollon un voisin désagréable. Julien
ordonna de reporter ses restes au cimetière. Les chrétiens
s'exécutèrent, mais le transfert eut lieu au milieu d'une
grande affluence de fidèles et prit l'allure d'une protesta-
tion. Antioche, comme s'en vantaient les habitants, res-
tait attachée au X et au K, c'est-à-dire^ au Christ (XpiG-
Toç) et à Constance (KwvGTàvTioc). On apprit bientôt que
le feu avait pris iau sanctuaire de Daphné et que l'idole
avait été brûlée. Julien, furieux, fit fermer la grande
1 Ammien, XXIII, 1.
JULIEN ET LA RÉACTION PAÏENNE 335
église, celle que Constantin avait fait bâtir et qu'avait dé-
diée le concile de 341. Elle fut même dépouillée de son
mobilier sacré. Les fonctionnaires qui, à cette occasion,
envahirent le lieu saint, à leur tête, Julien, comte d'Orient;,
oncle de l'empereur et renégat comme lui, se conduisirent
comme des polissons, ne reculant pas devant des profa-
nations indescriptibles. Le vieil évêque Euzoïus essaya
de protester : on le souffleta.
Ces violences ne faisaient qu'augmenter l'impopula-
rité de l'empereur apostat. Il en avait conscience ; mais
son naturel obstiné résistait à tout, même aux représen-
tations de ses intimes, comme le préfet Salluste et le rhé-
teur Libanius. Sa haine contre les Galiléens débordait
dans ses actes, dans ses lettres, dans ses entretiens. Il
finit par écrire contre eux un ouvrage en trois livres,
plus tard réfuté par Cyrille d'Alexandrie, qui nous en a
ainsi conservé unepartie.il écrivit aussi, contre les gens
'd'Antioche, son célèbre Misopogon, où il répond aux
, railleries dont sa personne, et surtout sa longue
barbe, était sans cesse l'objet. Les Antiochéniens ne
l'aimaient guère, et il le leur rendait. Il finit pas leur
promettre que, quand il serait revenu de la guerre de
Perse qu'il préparait en ce moment, il les priverait de sa
présence et s'établirait à Tarse.
C'est en effet ce qui arriva, mais d'une autre façon
que ne le pensait l'empereur. Julien, après avoir envahi
l'empire perse et conduit son armée jusque devant Gtési-
phon, se vit obligé de rétrograder. Au cours d'une retraite
pénible, une flèche le frappa mortellement (26 juin 363);
336 CHAPITRE IX
son corps fut transporté à Tarse. Les chefs de l'armée
lui donnèrent aussitôt pour successeur le commandant de
la garde, Jovien. La fameuse expédition ae termina par
une paix honteuse, où l'empire perdit, avec une partie
des satrapies transtigritanes annexées sous Dioclétien, la
forte place de Nisibe et la région adjacente, pays compris
depuis longtemps dans la province de Mésopotamie.
Le nouvel empereur était chrétien. Tout le monde
comprit que la fête païenne était terminée. Les fauteurs
de la restauration hellénique eurent un mauvais moment
à passer. Mais ils en furent quittes pour la peur. Jovien
ne persécuta personne ; quant aux chrétiens, ils ne man-
quèrent pas de voir un coup de Providence dans la mort
de l'Apostat et prodiguèrent à sa mémoire les malédic-
tions les plus senties. Ils s'en tinrent là et leurs chefs
furent les premiers à leur prêcher l'oubli des injures.
CHAPITRE X
Après Rimini.
Les conciles de Paris et d'Alexandrie. — Réhabilitation des
faillis. — Lucifer, Eusèbe, Apollinaire. — Schismes d'Antioche,
Mélèce et Paulin. — Athanase exilé sous Julien. — Ses rapports
avec Jovien. — Les « Acaciens » acceptent le symbole de Nicée.
— Valentinien et Valens. — Politique religieuse de Valentinien.
— Opposition de droite : Lucifer et ses amis. — Opposition! de
gauche : Auxence de Milan et les évêques danubiens. — Valens
et la formule de Rimini. — Négociations entre les homoïousias-
tes et le pape Libère. — La question du Saint-Esprit : le parti
macédonien. — Les Anoméens : Aèce et Eunome. — Conflits entre
eux et l'arianisme officiel. — L'historien Philostorge.
Mieux vaut pour l'Eglise un gouvernement qui
l'ignore ou la persécute qu'un gouvernement qui se
mêle trop de ses affaires. Sous Constance le soin de la
foi était entré plus que de raison dans les attributions
de l'Etat. Quand les gendarmes ne furent plus au service
des formules et aux trousses de l'épiscopat, celui-ci
respira plus librement. Les têtes courbées se relevèrent
et les attitudes redevinrent naturelles.
C'est à Paris qu'eut lieu la première manifestation.
L'épiscopat des Gaules avait, depuis quelques années,
traversé bien des agitations. L'empereur Constance
l'avait pressé, dès l'année 353, de souscrire à la condam-
nation d'Athanase et d'accepter la communion des évê-
ques de sa cour. En général il avait plié, mais d'assez
Ddchesne. Hist. anc. de l'Egl. — T. U. _ 22
338 CHAPITRE X
mauvaise grâce. Si quelques-uns seulement avaient refusé*
leur signature et accepté l'exil, comme les évêques de-
Trêves, de Poitiers et de Toulouse, la plupart avaient
vu d'un mauvais œil les violences que l'on exerçait
contre leurs-collègues. L'évêque d'Arles, Saturnin, ins-
trument du mauvais vouloir impérial, était par eux
tenu en quarantaine. Quand leur arriva de Sirmium la
formule dite d'Hosius (357), avec prière de l'approuver,
ils regimbèrent. L'évêque d'Agen, Phoebadius, écrivit
pour la combattre; les signatures furent refusées et l'on
renouvela l'excommunication contre Saturnin. Avisé de
cette situation, Hilaire;, exilé au fond de la Phrygie, féli-
cita vivement ses collègues de leur attitude et chercha à
ménager une entente entre eux et le parti semi-orthodoxe
dont Basile d'Ancyre menait à ce moment le triomphe.
C'est le sujet de son livre « Les synodes » *.
Survint le concile de Rimini où, grâce à la pression
du préfet Taurus et aux intrigues des prélats de cour,
les évêques des Gaules se laissèrent amener, comme les
autres, à une lamentable capitulation. Les plus décidés.
Servais de Tongres et Phoebadius lui-même, se com-
promirent et collaborèrent, directement ou indirecte-
ment, à ce qui devait être, pour longtemps, la formule
des dissidents ariens. Rentrés chez eux, fort attristés,
nous pouvons le croire, ils ne tardèrent pas à entendre
dire que Julien avait été proclamé auguste et que les hauts
fonctionnaires de Constance, notamment le préfet du pré-
1 Ci-dessus, p. 292.
APRÈS RIAIINI 339
toire Florentius, avec lequel ils avaient plutôt affaire
qu'avec le césar, étaient partis pour rejoindre leur maî-
tre. Sur ces entrefaites arriva Hilaire S avec des nou-
velles de Gonstantinople et des lettres adressées aux pré-
lats occidentaux par ceux de leurs collègues grecs sur
lesquels Eudoxe, Acace et autres vainqueurs du jour
venaient de faire pleuvoir des sentences de déposition.
On s'assembla à Paris, probablement dès l'été 360, et de
là on répondit aux Orientaux une lettre 2 pleine de sym-
pathie, où l'on réprouvait Auxence^ Ursace, Valons, et
autres fauteurs des intrigues de Rimini, de même aussi
les successeurs des évêques déposés, enfin Saturnin, déjà
condamné et toujours agissant pour la mauvaise cause.
On reconnaissait, sur les explications des Orientaux,
qu'on avait eu tort dé se laisser tromper ^ en passant
sous silence le terme d'essence (oùai'a); désormais on se
montrerait plus sévères. -
Cette lettre représente, apparemment, tout ce qu'on
pouvait faire en un moment où Constance était encore le
maître en Orient et où rien ne prouvait qu'il ne le rede-
viendrait pas en Occident. L'orthodoxie de Nicée n'était
1 Hilaire n'avait pas été gracié; ce retour en Gaule n'était,
dans la pensée du gouvernement, qu'un changement d'exil. On
considérait que, dangereux en Orient, il le serait moins dans son
propre pays. C'est du moins ce que rapporte Sulpice Sévère,
Chron., II, 45 : postremo quasi discordiae seminarium et periurbalor
Orientis redire ad Gallias iubetur, absque exilii indulgentia.
2 Hil. Fragm., XI.
3 « Gum ex litteris vestris in usise silentio fraudem se passam
simplicitas nostra cognoscat ».
340 CHAPITRE X
presque plus représentée. Paulin et Rhodanius étaient
morls en exil; Athanase avait disparu. A Rome, outre
que la situation politique n'était pas aussi dégagée qu'en
Gaule, le pape Libère, demeuré, grâce à des circonstances
obscures S en deliors de l'afïaire de Rimini, n'était pas
tout-à-fait indemne. Hilaire ne pouvait guère songer à
s'appuyer sur lui. Tout ce qu'il lui était possible de faire,
c'était de ramener dans le bon chemin l'épiscopat des Gau-
les et de s'en servir pour soutenir en Orient ce qui restait
de bonnes intentions. L'attitude prise au concile de Paris
était une répudiation du concile de Rimini, un retour
à la situation où l'on était avant cette assemblée, les
nicéens d'Occident alliés avec les quasi-orthodoxes
d'Orient pour combattre l'arianisme. C'était peu.
La situation s'éclaircit en 362, quand Julien, devenu
seul empereur, eut abandonné le clergé officiel et rappelé-
les exilés. Athanase revint à Alexandrie, Mélèce à An-
tioche. C'est le 21 février 362 que les Alexandrins revi-
rent l'évêque invincible, après six ans d'absence et de
proscription. D'autres exilés-, rappelés par les mêmes
décrets, se trouvèrent un moment groupés autour.de lui.
La plupart étaient égyptiens, mais il y avait aussi un
évoque palestinien, Asterius de Petra, sans doute interné
en Egypte, comme Lucifer de Gagliari et Eusèbe de Yer-
ceil l'avaient été en Thébaïde.
Lucifer, âme ardente, caractère indomptable, avait
passé son exil à écrire des pamphlets d'une violence
1 Mélanges de l'Ecole de Rome, t. XXVIII (1908), p. 69.
APRÈS RIMINI 341
extrême. Tous étaient dirigés contre Constance et l'évê-
que prenait soin de les lui faire parvenir. L'Achab chré-
tien laissait dire le nouvel Elle. 11 l'avait confié d'abord
à Eudoxe, évêque de Germanicie; quand celui-ci se fut
transporté à Antioche, Lucifer fut envoyé en Palestine,
à Eleutheropolis, où l'évèque Eutychius le traita dure-
ment. Puis, comme on ne parvenait pas à le faire taire,
il finit pas être relégué au fond de laThébaïde. Les tit^-es
seuls de ses écrits donnent une idée de son état d'esprit :
(( Pas'd'accord avec les hérétiques » ! « Les rois apostats » !
« Pas de pitié pour les ennemis de Dieu » 1 « Mourons
(( pour le Fils de Dieu »!
Eusèbe n'était pas moins ferme sur les principes,
mais il savait se dominer. Lui, aussi U avait été d'abord
placé sous la garde d'un évêque arien, le vieux Patrophile
deScythopolis, qui fit Timpossiblepour l'amener à entrer
en rapports avec lui ; mais l'évèque de Verceil préférait
se laisser mourir de faim plutôt que de subir le contact
de ses persécuteurs K 11 s'en fallut de peu qu'il ne suc-
combât en effet. On le tira de Scythopolis, peut-être
après la mort de Patrophile ^, pour le transporter en
Gappadoce et enfin en Thôbaïde.
Les deux évêques latins furent invités par Athanase
1 Lettre de lui à ses fidèles italiens, pendant son séjour à Scy-
thopolis (Migne, P. L., t. XII, p. 947.)
2 Patrophile, bien qu'il fût mort avant Constance, eut à souf-
frir de la réaction païenne sous Julien. Les païens de Scythopolis
le déterrèrent, dispersèrent ses os et firent une lampe avec son
crâne {Chron. Pasch., a. 362.)
342 CHAPITRE X
à s'arrêter à Alexandrie et à régler avec lui et son con-
cile certaines questions urgentes. Lucifer déclina l'invi-
tation, mais se fit représenter par deux diacres. Il était
pressé de se rendre à Antioche, où l'appelaient,, disait-il,
les affaires de cette église. On le supplia de ne pas ag-
graver, par des mesures prématurées, les troubles qui la
divisaient. H promit ce qu'on voulut, mais avec un tel
homme et dans un tel état d'exaspération, tout était à
craindre.
Deux autres personnes, absentes également, se firent
représenter au concile: l'évèque Apollinaire, de Lao-
dicée en Syrie, et le prêtre Paulin, chef de la petite église
eustathienne d'Antiociie. De celle-ci il a été question
plus haut. Reste à expliquer la situation ecclésiatique
d'Apollinaire.
Au déclin du m» siècle, Alexandrie avait fourni à
Laodicée deux évêques des plus distingués, Eusèbe et
Anatole *. Peu après le concile de Nicée, un autre alexan-
drin, le grammairien Apollinaire, vient s^y fixer, après
avoir enseigné quelque temps àBéryte. Il y reçut bon ac-
cueil et fut même ordonné prêtre ; son fils, appelé comme
lui Apollinaire, entra aussi dans le clergé, en qualité de
lecteur. Ils n'abandonnèrent point pour cela le culte des
Muses; ils le pratiquèrent même avec un peu d'excès. On
les voyait toujours dans l'auditoire d'un sophiste païen
appelé Epiphane^, et leur exemple y amenait beaucoup
1 T. I, p. 489.
2 Souvent mentionné par Eunaperdans ses « Vies des philo-
sophes ». ^
APRÈS RIMINI 343
de fidèles. L'évêque Théodote voyait cela d'un mauvais
œil. Un jour Epiphane se mit à réciter un hymne en
l'honneur de Bacchus, et, suivant l'usage, il commença
en ordonnant aux profanes de se retirer. Personne ne
bougea, pas plus les chrétiens que les autres. Théodote,
informé du scandale, passa condamnation en ce qui re-
gardait les simples fidèles, mais sévit contre les deux
Apollinaire ; il les réprimanda publiquement et les
excommunia. Les coupables témoignèrent de leur re-
pentir, firent pénitence, et l'évêque finit par leur par-
donner. A Théodote succéda bientôt (vers 335) sur le
siège de Laodicée un prêtre Georges, alexandrin, lui
aussi, déposé jadis par l'évêque Alexandre, qui était
'venu faire carrière en Syrie. Théodote avait été un des
premiers défenseurs d'Arius. Georges était ou devint
plus modéré dans ses opinions théologiques: en 358
nous le trouvons parmi les adversaires d'Eudoxe et du
parti anoméen. Mais c'était un ennemi acharné d'Atha-
nase. Au concile de Sardique il figura sur la liste des
évêques déposés par les Occidentaux. Quand, trois ans
plus tard, Athanase, rappelé à Alexandrie en dépit des
sentences de Georges et de ses amis, s'arrêta à Laodicée,
ils^ne se firent aucune politesse i. Les Apollinaire, au
contraire, affectèrent de recevoir chez eux le proscrit du
concile de Tyr, et, depuis lors, se posèrent en partisans
1 Athanasel'avait particulièrement en horreur. Du reste, même
dans son parti, il n'avait pas une bonne réputation : Z«v àcrwTw?
oOx iXaôsv, iïloL xai itapà tôv otxsiwv xaTayivwffxeTai, to xIXo; toO' ^r^w
xat zr\v EÙÔy^tav âv toïc atff^îo-Totç tieTpwv (Ath., De fuga, 26).
344 CHAPITRE X
d'Athanase et de Nicée. Athanase parti, ils eureM affaire
à Georges, qui les excommunia de nouveau. Cette fois
la séparation fut définitive. Mais l'appui moral d'Atha-
nase leur permit de résister à ce coup. Un parti nicéen
s'organisa autour d'eux et Apollinaire le jeune en devint
évêque.on ne sait au juste quand, probablement après la
mort de Georges et de Constance, car on ne conçoit guère
que, du vivant de celui-ci, une telle démarche ait pu être
risquée ^
Ainsi le personnel réuni ou représenté en 362 autour
d'Athanase était exclusivement composé de nicéens^urs,
qui n'avaient jamais faibli et qiii, à cause de cela,
avaient eu plus ou moins à souffrir sous l'empereur
Constance. Ils sentaient bien qu'eux et leurs pareils ne
formaient, dans l'empire, qu'une très faible minorité,
mais que, la liberté religieuse étant revenue, beaucoup,
qui n'avaient pas témoigné la même constance, voudraient
se joindre à eux et reprendre l'ancienne tradition. A
quelles conditions devaient-ils les accueillir ? Il se po-
sait ici une question de pratique et d'opportunité tout-à-
1 De Georges il n'est plus question après le concile de Séleucie
(359).' Le concile de Gonstantinople (360) l'aurait sûrement déposé
s'il avait été encore de ce monde. Gomme on ne voit pas qu'il l'ait
fait, il y a lieu de penser que Georges mourut vers ce temps-là. Le
Georges dont saint Basile (ep. 251, 2) parle à propos du concile de
Gonstanlinople est sûrement Georges d'Alexandrie. Philos torge(V,l)
dit qu'Acace de Gésarée, en revenant du concile, ordonna des éVê-
ques dans les églises vacantes ; parmi eux il nomnre Pelage pour
Laodicée. Pelage était évéque de Laodicée en 363, sous Jovien. Ce
serait donc contre lui qu'Apollinaire aurait fait schisme.
APRÈS RIMINI 345
fait analogue à celle^que soulevait, au lendemain des
persécutions, le repentir des apostats. Déjà, en Occident,
Hilaire n'avait vu aucun inconvénient à se mêler aux
faillis de Rimini alors qu'ils désavouaient leur faiblesse.
Pareille solution fut adoptée par Athanase,. Èusèbe et
les autres. Ils décidèrent que tous les évoques de foi
correcte à qui ou aurait extorqué des signatures, pour-
raient, en les répudiant, être maintenus dans leurs
fonctions. Quand aux meneurs, on leur pardonnerait,
s'ils se repentaient, mais ils seraient exclus du clergé K
Cette mesure ne pouvait guère avoir d'effet en dehors
de l'Occident et de l'Egypte 2. Là tous, ou peu s'en faut,
étaient nicéens au fond et partisans d'Athanase ; la vio-
lence seule avait fait plier. Elle cessait : on revenait
tout naturellement à son attitude ancienne, comme les
chrétiens que la persécution forçait à sacrifier, mais dont
le cœur, nullement détaché de l'Eglise, lui revenait à la
première lueur de tranquillité. En Syrie, en Asie-Mi-
neure, en Thrace, il en était autrement. Presque tous
les évêques y avaient fait campagne contre Athanase et
soutenu des formules plus ou moins hétérodoxes, en
conflit les unes avec les autres, mais s'accordant au
moins à passer sous silence les formules essentielles de
Nicée. Le fait que Constance n'était plus là pour im-
poser le symbole de Rimini-Constantinople n'entraînait
1 A th., Ep. ad Rufinianum.
2 Cependant il y avait en Palestine, dans l'île de Chypre, en
Lyci", en l'amphylie et en Isaurie, un certain nombre de parti-
sans d'Athanase.
346 CHAPITRE X
pas, en ces pays, le retour à l'orthodoxie pure. On reve-
nait, non pas à la situation de 325, mais à celle de 359.
Dans ce monde oriental, la situation la plus intéres-
sante était celle de l'église d'Antioche, tant en raison de
l'importance de la ville que pour la complexité de la
situation.
Il y avait à Antioche un groupe d'anoméens, réfrac-
taires au concile de Rimini tout comme au concile de
Nicée, partisans irréductibles d'Aéce. Les principaux
avaient été exilés : les autres n'avaient pas, sous Cons-
tance, le droit de se réunir. Après eux, dans l'échelle
doctrinale, venait l'église officielle, attachée à la confes-
sion de Rimini-Gonstantinople et présidée par le vieil
Euzoïus, arien iie la première heure, qui s'était rétracté
sous Constantin et n'avait pas cessé depuis de figurer
dans les rangs opportunistes. Ceux-ci, à l'avènement de
Julien, détenaient la grande église, la cathédrale d'An-
tioche. Puis venaient les orthodoxes longtemps résignés,
qui, jusqu'à Léonce inclusivement, avaient subi les évê-
ques agréables à la cour et au parti arianisant, sans
rien abandonner cependant de leur correction doctrinale.
Ralliés d'abord par Flavien et Diodore, ils avaient
accepté avec enthousiasme l'élection de Méléce et lui
demeuraient fidèles, bien que l'exil l'eût éloigné d'eux.
Ils ne se mêlaient plus, comme autrefois, aux assem-
blées de l'église officielle; ils formaient bande à part et se
réunissaient dans la plus vieille église d'Antioche, l'Apos-
tolique, l'Ancienne, la Palée, comme on disait, à laquelle
la belle basilique constantinienne avait enlevé son rang
APRÈS RIMINI 347
de cathédrale. Enfin, il y avait le groupe de Paulin,
séparé de l'église officielle depuis bien plus longtemps
que le précédent, depuis la déposition d'Eustathe (v. 330).
Entre ces deux variétés d'orthodoxes il y avait quelques
nuances de formules : les premiers tenaient aux trois
hypostases, les autres n'agréaient pas ce langage. Au
fond ils étaient d'accord. Ils n'étaient séparés que parce
qu'ils l'avaient été, parce que les circonstances les
avaient amenés à vivre à part les uns des autres pen-
dant une trentaine d'années. Avec un peu de tact et de
condescendance on fût parvenu sans doute à les faire
se réconcilier tout-à-fait. Gela était d'autant plus facile
que l'un des deux groupes seulement était pourvu d'un
évêque.
Le concile d'Athanase se préoccupa fort de cette si-
tuation. Le seul de ses documents qui nous soit parvenu
est une lettre relative aux dissentiments d'Antioche.
Elle est adressée pour la forme aux évêques nicéens
qui se trouvaient à Antioche ou qui allaient s'y rendre,
Eusèbe, Lucifer, Asterius, Gymatius ^ Anatole, en réa-
lité à Paulin et à sa communauté. Le concile indique à
quelles conditions les dissidents de la Palée (Mélétiens)
et les ariens eux-mêmes pourront être reçus. Ils devront
1 Gymatius était évêque de Paltus, petit port sur la côte sy-
rienne ; il y avait plus de vingt ans que les Ariens l'avaient privé
de son siège (Ath., De fuga, 3 ; Hist. ar., 5). Quant à Anatole, il est
qualifié, à la fin de la lettre, d'évéque Eùpoiaç. Il y avait à Bérée
en Syrie un évêque appelée Anatole, qui signa en 363 une lettre à
Jovien ; mais il n'était pas du même parti que Gymatius et les
autres.
348 CHAPITRE X
accepter le symbole de Nicée et coni.lainaer ceux qui
disent que le Saint-Esprit est une créature, un être sé-
paré de l'essence du Christ *. C'est tout. Les manda-
taires du concile devront admettre quiconque acceptera
ce programme et les adjoindre au groupe de Paulin.
Celui-ci ne devra rien' exiger de plus ; surtout on ne
parlera pas d'un prétendu symbole de Sardique, où
l'unité d'hypostase est affirmée. Ce symbole fut pré-
senté au concile, cela est vrai, mais écarté par lui, pour
ne pas faire concurrence à celui de Nicée, le seul que
l'on doive reconnaître. Du reste Athanase et les siens se
sont assurés que ceux qui parlent de trois hypostases
sont d'accord avec ceux qui n'en veulent qu'une, les uns
appliquant le terme d'hypostase aux personnes, les
autres à l'essence divine.
Une autre querelle commençait à diviser les esprits,
à Antioche et ailleurs. C'était le prélude des célèbres
controverses du v^ siècle sur l'Incarnation du Fils de
Dieu. Les uns ne semblaient admettre qu'uue union mo-
rale entre le Christ historique et le Verbe divin, les autres
disaient que le Verbe avait fait, dans le Christ, Ips fonc-
tions d'âme pensante (voO;). Le concile entendit des re-
présentants de chaque opinion 2. Il constata que tout le
monde était d'accord sur deux points : d'abord que
1 KTto-[Aa etvKi xal 5i'/ipriu.Évov âx tyj; oyataç xo'j Xpicrtoy.
2, Le concile ne cite aucun nom, mais la première explication
passait pour être représentée à Antioche par le prêtre mélâtien
Diodore, l'antre par Vitalis, un de ses collègues, et surtout par
Apollinnire de Laodicôe.
APRÈS RIMINI 349
rincamation est tout autre chose que l'habitation du
Verbe dans l'âme des prophètes, en second lieu que
le Sauveur a possédé un corps animé, pourvu de sen-
sibilité et d'intelligence. Dans ces conditions il n'y
avait pas lieu de se diviser. Toutes ces questions, du
reste, devaient être laissées de côté pour s'en tenir à la
foi de Nicée et rétablir ainsi l'unité ecclésiastique.
Le programme doctrinal était simple, le plan d'union
semblait assez naturel. Il y avait en Syrie des nicéens
fidèles; c'est eux qui devaient former le centre de rallie-
ment. Le mal est que ces nicéens étaient peu nombreux
et qu'ils étaient représentés surtout par les deux petites
églises d'Antioche et de Laodicée, considérées jusque là
..comme schismatiques par l'épiscopat du pays et par l'en-
semble des fidèles. Au lieu de s'adresser directement à
Mélèce et à Pelage et de négocier avec eux une réunion
collective, on chercha à détourner d'eux leurs fidèles
pour les rallier autour de Paulin et d'Apollinaire. Erreur
fatale, dont les conséquences se firent sentir pendant
plus d'un demi-siècle à Antioche, et bien plus longtemps
dans l'ensemble de l'Eglise.
Peut-être Eusèbe et Asterius sm^aient-ils, sur les
lieux, parvenus à se" rendre compte de cette situation et
y auraient-ils porté remède. Mais quand ils arrivèrent^^
à Antioche ils la trouvèrent singulièrement aggravée.
Lucifer, sans attendre les décisions d'Alexandrie, s'était
arrangé avec Paulin et l'avait ordonné évêque d'Antio-
che. Dès lors il n'y avait plus moyen de s'entendre
avec Mélèce, soit en le reconnaissant comme évêque
350 CHAPITRE X
unique, soit en lui persuadant de renoncer à l'évêché
d'Antioche pour procéder en commun à une nouvelle
élection. Très affligé, Eusèbe, ne crut pourtant pas
devoir condamner ce qu'avait fait Lucifer. Il ne reconnut
ni Paulin 1 ni Mélèce et retourna en Italie, promulguant
sur son chemin les dispositions miséricordieuses du
concile d'Alexandrie à l'égard des faillis de Rimini.
Quant à Lucifer, furieux du blâme indirect qui ressor-
tait pour lui de l'attitude d'Eusèbe, embarrassé de
l'adhésion donnée par ses diacres au concile d'Atha-
nase, il s'en retourna aussi, cantonné dans son intran-
sigeance, et ne voulant plus communiquer avec per-
sonne. Selon lui, en acceptant le repentir des faillis,
les confesseurs eux-mêmes avaient participé à leur
déchéance. Quelques exaltés, en très petit nombre,
adoptèrent la même attitude.
Cependant les rigueurs de Julien comprimaient ces
irritations. On a vu comment Euzoïus fut traité à An-
tioche. Athanase était à peine réinstallé que l'empereur
ordonnait de le chasser, sous prétexte qu'un homme
chargé de condamnations ne pouvait rentrer sans un
ordre spécial et aussi que les évoques exilés avaient
bien été rappelés, mais qu'il ne leur était pas loisible
1 Paulin signa le tome d'Alexandrie, a»ec d'assez longues
explications. D'autres signatures y furent sans doute apposées.
Nous n'avons plus que celle de Garterius, évêque d'Antaradus,
déposé depuis longtemps par les Ariens (Ath., De fuga, 3 ; liist.
ar., 5).
APRÈS RIMINI 351
de reprendre leurs fonctions ^ Les magistrats, cepen-
dant, se firent tirer l'oreille : la mesure était trop im-
populaire. Julien se fâcha ; il était très excité contre
Athanase, qui avait osé « sous son règne, baptiser de
nobles dames » 2. Le préfet, épouvanté, s'exécuta et fit
afficher l'édit de proscription, auquel Athanase obéit
aussitôt {M octobre 362). Quelque temps après, deux
prêtres, Paul et-Astericius, furent exilés sur les instances
de païens influents. Une pétition adressée à l'empereur
en faveur de l'évêque n'eut d'autre résultat que d'atti-
rer sur les signataires une algarade très dure et sur
Athanase un ordre d'expulsion non plus seulement
d'Alexandrie, mais de l'Egypte tout entière ^ Athanase
resta caché. On eut partout, en Orient, quelques, mau-
vais mois à passer. Le 18 août 363, la mort de Julien fut
affichée à Alexandrie, avec l'avènement de son succes-
seur. Athanase était à Antinoé. Il rentra aussitôt à
Alexandrie, et, sans s'y arrêter, s'embarqua pour se
rendre à Antioche,
Jovien s'était empressé de le rappeler d'exil par un
décre.t très flatteur, dont le texte s'est conservé ^ ; il lui
fit le plus grand accueil. Vers le même temps un certain
nombre d'évêques de Syrie et d'Asie-Mineure, à leur tête
Mélèce et Acace de Gésarée, se réunissaient à Antioche
pour se concerter sur la situation. Enfin, Basile d'Ancyre
1 Julien, Ep. 26.
2 Ep. 6, au préfet Ecdicius.
3 Ep. 51.
4 Migne, P. G., t. XXVI, p. 813.
352 CHAPITRE X
et ses ayant-cause i y faisaient parvenir une pétition. Le
nouvel empereur, à ce début d^un règne qui s'ouvrait si
tristement, se voyait, surcroît d'enfuis, assailli par la
théologie. Il n'eut pas l'idée de réunir en assemblée
tout ce monde épiscopal. Athanase lui remit un mémoire
où il recommandait le symbole de Nicée à l'exclusion
de tout autre, avec un petit complément sur le Saint-
Esprit. Acace, Mélèce et leur groupe lui déclarèrent
aussi que le mi^ux était de s'en tenir à la foi de Nicée ;
ils spécifièrent toutefois que si V homoousios avait suscité
des scrupules, c'est qu'on n'avait pas bien vu d'abord ce
qu'il signifiait, c'est-à-dire que le Verbe procède de
l'essence du Père et lui est semblable en essçnce ^.
Les homoïousiastes, qui n'étaient pas venus en personne,
demandaient ou qu'on revînt aux premières décisions
de Rimini et de Séleucie, celles d'avant les capitulations,
c'est-à-dire à Vhomoousios et à Vhomoiousios, ou que l'on
accordât à tous la liberté des réunions religieuses.
Les démarches de ces deux derniers groupes témoi-
gnent en somme que la fusion était faite entre les deux
i Socrate (III, 25) nomme Basile d'Ancyre, Silvain de Tarse,
Sophronius de Pompeiopolis (Paphlagonie), Pasinique de Zela,
Léonce de Gomane, Gallicrate de Glaudiopolis, Théophile de Gas-
tabala. G'est la dernière fois qu'il est question de Basile' d'Ancyre.
Le sujet de la lettre est mal indiqué par Socrate. Sozoméne(VI, 4)
en donne une analyse détaillée.
2 Gette explication parut suspecte à Paulin et à son monde.
G'est évidemment de ce milieu que sortit la protestation intitulée
« Réfutation de l'hypocrisie de Mélèce et d'Eusèhe de Samosate »,
et conservée dans les appendices de saintAthanase(P.G., t. XXVIII,
p. 85).
APRÈS RIMINI 353
nuances doctrinales. La sympathie d'Hilaire et d'Atha-
nase pour les idées de,' Basile, Eustathe, Eleusius et
autres s'était précisée au concile de Paris d'abord, puis
à celui d'Alexandrie. On ne peut pas dire que Vhomoiou-
sios ait triomphé de Vhomoousios. Le terme nicéen ne fut
nullement évincé ; ce fut même lui qui prévalut à l'ex-
clusion de l'autre. Mais l'idée que Vhomoiousios accen-
tuait fut admise, sous une autre formule, celle des trois
hypostases, comme une explication utile, nécessaire
même, de Vhomoousios. L'orthodoxie ainsi exprimée
est celle qui va être représentée par Basile de Gésarée
et ses amis, Grégoire de Kazianze, Grégoire de Nysse
et Amphilochius d'Iconium.
Mais si les doctrines tendaient à se rapprocher, il
n'en était pas de même des personnes. On eut une
belle occasion de se réconcilier quand, en octobre 363,
Athanase se rencontra à Antioche avec Mélèce, Acace
et les autres. Le geste de paix fut fait par l'évêque
d'Alexandrie; il tendit la main aux représentants de cet
épiscopat oriental qui le persécutait depuis trente ans,
Acace et les siens eurent le mauvais goût de se ren-
gorger et de ne pas accepter tout de suite une réconcilia-
tion si désirable. Athanase, très affligé, se rembarqua
sans avoir été admis à leur communion u
La faveur dé Jovien allait évidemment à tous ces
orthodoxes de la veille ou du lendemain. Très spéciale-
ment, Athanase était son homme. Toutefois il s'abstint
1 Basile, Ep. 89, 2S8.
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 23
354 CHAPITRE X
de prendre parti et ne réclama qu'une chose: la paix.
On ne voit pas qu'il ait rien fait en vue d'inquiéter Eu-
doxe, Euzoïus et autres représentants des arrangements
de Rimini-Gonstantinople. Ils se trouvaient diminués
de nombre par la défection d'Acace et de son groupe,
passés tout-à-coup au concile de Nicée. Ce qu'ils avaient
de situations, ils les conservèrent; ils gardèrent en
particulier les grands évêchés d'Antioche et de Gons-
tantinople, qui devaient rester longtemps entre leurs
mains. Les anoméens non plus ne furent pas tracassés
Les ariens d'Alexandrie, à leur tête un certain Lucius,
essayèrent de se faire entendre de l'empereur et de
l'exciter contre Athanase. Ils perdirent leur temps et
furent même écartés avec quelque mauvaise humeur *.
Dans son court séjour à Antioche ^, le nouvel em-
pereur n'eut guère le temps d'approfondir ces questions.
11 partit pour Constantinople, mourut en chemin, le 47 fe-
rler 364, et fut aussitôt (26 février) remplacé par
Valentinien, officier de sa garde, qui, comme lui, avait
été tracassé sous Julien pour ses opinions religieuses.
Valentinien, arrivé à Constantinople, s'associa (28 mars)
son frère Valens et lui confia le gouvernement de
l'Orient, tel que l'avaient possédé Licinius (314-323) et
1 Procès-verbaux fort curieux de leurs entrevues avec l'empe-
reur, annexés à la lettre de saint Athanase à Jovien (Migne, P. G.,
t. XXVI, p. 820).
2 Un mois à peine; il était à Edesse le 27 septembre; d^s le
12 novembre on le trouve à Mopsueste, en route pour Constanti-
nople (Cod. Theod., VII. 4, 9 ; XI, 20, 1.)
APKÈS RIMINI 355
Gonstance (337-350). Il y eut de nouveau un empereur
d'Occident et un empereur d'Orient. Si tous deux obser-
vèrent en somme la même attitude à l'égard du paga-
nisme, ils ne s'entendirent pas sur la conduite à tenir en
présence des partis qui divisaient l'Eglise chrétienne.
Valentinien, comme Jovien, était personnellement
attaché à la foi de Nicée, autant qu'un soldat, préoccupé
de son métier et de sa carrière, pouvait avoir des pré-
férences en ce genre de choses- Lui aussi tenait avant
tout à la paix. Il n'entendait nullement qu'elle fût trou-
blée pour des querelles confessionnelles, ni, à plus forte
raison, qu'on fît intervenir la force publique en ces
questions. Son attitude ressemble beaucoup à celle de
l'empereur Constant. Si, dans les derniers mois de
l'année 363_, l'attitude de Jovien avait fait naître quelque
espoir d'une restauration officielle du concile de Nicée,
Valentinien, lui, n'ouvrait que des perspectives moyen-
nes. Des paroles significatives, qui se traduisirent
bientôt en actes clairs, apprirent au public religieux
qu'il devait compter non sur l'empereur, mais sur lui-
même seulement, et qu'avant tout il devait s'arranger
de façon à ne pas compromettre l'ordre public.
La situation en Occident était, en général, assez
simple. Dès l'année 360, l'épiscopat des Gaules, assem-
blé à Paris, avait, à l'instigation d'Hilaire, arrangé les
choses comme elles devaient l'être deux ans plus tard à
Alexandrie par Athanase et Eusèbe de Verceil. Le pape
Libère, qui, comme on l'a vu, n'avait eu aucune part au
concile de Rimini,'S'empressa, lui aussi, d'user de la
856 CHAPITRE X
liberté nouvelle pour casser les décisions de cette as-
semblée. Gomme Hilaire, il admit que leurs situations
seraient conservées à ceux des évêques qui se réhabili-
teraient en adhérant au symbole de Nicée K A la nou-
velle de ce qui s'était fait à Alexandrie, les évêques de
Grèce et de Macédoine 2 manifestèrefit dans le même sens;
le pape Libère écrivit aux évêques d'Italie ^, les évêques
d'Italie à ceux d'Illyrie *. Des conciles se tinrent en
Gaule, en Espagne, un peu partout. L'épiscopat occi-
dental se reprenait et revenait à son attitude normale,
bouleversée par l'ingérence de l'empereur Constance el
des prélats de sa cour.
Les oppositions furent très peu nomt)reuses. Il y en
avait deux, une de droite, comme nous dirions, et une
de gauche. Celle de droite était représentée par Lucifer,
qui revint d'Orient dans les dispositions les plus intran-
sigeantes et refusa absolument tout rapport avec les
faillis de Rimini et ceux qui acceptaient leur repentir.
Il s'enferma dans son diocèse de Cagliari, « se conten-
tant de sa communion ». Son attitude était imitée en
Espagne par l'évêque d'IUiberris (Grenade), un certain
Grégoire, qui, dès avant le concile de Rimini, s'était
trouvé en conflit avec Hosius K A Rome, quelques per-
1 J., 220, lettre perdue, mais supposée par celle que contient
le fragm. XJI de saint Hilaire (J., 223); cf. J., 255, décrétais de
Sirice, c. 1.
2 Basile, ep. 204, 5 ; cf. Ath, ad Rufin., et J., 223.
3 J., 223.
4 Hil. Fragm. XII.
5 Sur cette affaire, voir le récit passionné et déjà légendaire
APRÈS RIMINI 357
sonnes étaient dans les mêmes idées ; eltes se ralliaient
autour du diacre Hilaire, celui que Libère avait envoyé
avec Lucifer au concile de Miian. Cîomme Lucifer, il
revenait d'exil. Ge fut le plus intransigeant de tous, car
il en vint à exiger que les faillis de Rimini et leurs adhé-
rents fussent sournis à un second baptême.
A gauche il y avait quelques ariens tenaces. On cite
en Gaule Saturnin d'Arles et Paterne de Périgueux ; Hi-
laire réussit à les faire déposer et il paraît que ces sen-
tences furent exécutées. .A Milan, Auxence tenait bon.
Eusèbe et Hilaire se chargèrent de débusquer de son
siège l'intrus eappadocien *, Mais ils avaient affaire à
forte partie. L'ancien évêque Denys, celui qu' Auxence
avait remplacé^ était mort en exil : Auxence n'avait
donc pas de compétiteur catholique. C'était d'ailleurs un
homme habile ; on l'avait à peu près accepté à Milan.
L'empereur Valentinien venait d'arriver dans cette ville;
tout le monde savait qu'il n'aimait pas le bruit. Or Hi-
laire et Eusèbe ne pouvaient se dispenser d'en faire.
Leur seul moyen d'action était un soulèvement de la
du Libellus precum Marcellini et Faustini (Coll. Avellana, n» 2, p. 14
Gûnther ; cf. Migne, P. L.. t. XIII, p. 89). Lettre d'Eusèbe de Verceil
à Grégoire (v. 360), dans Hil. Fragm. XI. De Grégoire il nous reste
quelques écrits. Un traité sur la Foi, c'est-à-dire sur la Trinité,
et diverses homélies. Sur cette littérature, y. P. Lejay, Revue bé-
nédietine.i. XXV (1.908). p- 43.5 ; et E. G. Butlôr Journal oftheological
s/Mdies, t. X (1909), p. 450.
i Valentinien passa à Milan les deux derniers mois de 364 et
l'année suivante jusqu'à l'automne. C'est alors qu'eut lieu le con-
llit entée Auxence et saint Hilaire.
358- CBAPITRE X
population contre l'évêque. Au premier éclat, un édit
impérial imposa le silence; puis, comme Hilaire pro-
testait, traitant Âuxence de blasphémateur et d'ennemi
du Christ, Valentinien chargea le questear et le maître
des offices, assis^tés d'une dizaine d'évêques, d'enquêter
sur ce point. Auxence commença par déclarer qu'il n'y
avait pas à revenir sur les décisions prises par six cents
évêques S surtout à la demande de personnes condam-
nées depuis dix ans ^. Cependant, puisque l'empereur y
tenait, il n'hésitait pas à déclarer que le Christ était
vraiment Dieu, de la même divinité et substance que
Dieu le Père ^ On lui fit répéter celte profession de foi,
inattendue sur les lèvres d'un arien notoire ; on exigea
même qu'il la mît par écrit. Il le fit, mais la rédaction,
sivamment combinée, pouvait 'signifier le contraire de
ce qu'on lui avait fait dire *. Hilaire aperçut l'équivoque
et protesta énerglquement. Mais l'empereur se montra
satisfait, accepta la communion d'Auxencé et ordonna à
Hilaire de quitter Milan. Force fut à l'intrépide évêque
d'abandonner la partie ; mais il ne le fit pas sans avertir
solennellement les Milanais q-ue leur évêque était un
hérétique mal déguisé et qu'ils devaient le fuir comme
1 Conciles de Rimini et de Séleucie, additionnés et considérés
comme favorables en masse à la théologie d'Auxencé.
2 Hilaire et Eusèbe. s
3 Christum Deum verum et unius cum Deo Pâtre divinitatis et suhs-
tantiae est prof essus (Hil., Adv. Aux,, 7).
4 Christum ante omnia sœcula et a?ite omne principium natum ex
Paire Deum verum filium ex Deo Pâtre {Ibid., 14). Suivant qu'on met
une virgule avant ou après vei'um, le sens est arien ou catholique.
APRÈS RIMINI 359
l'Antéchrist *. Eusèbe, qui, dans cette affaire, ne jouait
que le second rôle^ était déjà parti. Il se renferma de-
puis dans le soin de son immense diocèse, qui compre-
nait tout le Piémont actuel, jusqu'aux Alpes, et s'éten-
dait même au delà. Auxence, de son côté, se contenta de
gouverner son église de Milan, sans se poser en chef
de parti. Du reste, il parait avoir été, en Italie, le seul
représentant de la tradition de Rimini; on n'entend
plus parler d'Epictète, évêque arien de Gentumcellae,
si fâcheusement mêlé à l'affaire du pape Ljbère ; il était
sans doiite*mort.
En revanche, en Pannonie et dans les provinces
latines du bas Danube, le personnel épiscopal restait
fidèle à son attitude du temps de l'empereur Constance.
Ursace et Valons y avaient toujours beaucoup d'in-
fluence ; Germinius se maintenait sur le siège épiscopal
le plus important, celui de Sirmium. Aux orthodoxes,
en ces contrées, on faisait la vie dure. Saint Martin, qui
était de Pannonie, visita, vers ce temps-là, son pays
natal de Sabaria. Disciple de saint Hiiaire, il ne se gênait
pas pour manifester ses sentiments orthodoxes et pro-
tester contre l'hérésie enseignée par le clergé. Il fut battu
de verges et chassé de la ville 2. A Sirmium, trois catho-
liques, Héraclien, Firmien, et Aurèlien, furent empri-
sonnés pour le même motif. Nous avons encore un
1 C'est le sujet de son Liber contra Auxentium.
2 Siilpice Sévère, Vita Martini, 4 ; Auxence aussi le fit chasser
de Milan.
360 CHAPITRE X
curieux procès-verbal * de leur comparution devant
l'évêque Germinius et de la dispute entre Héraclien et
lui. La pièce est datée du 13 janvier 366. « C'est Eusèbe,
» dit l'èvêque, ce repris d'exil, et Hilaire, exilé lui
)) aussi, qui t'ont mis ces idées en tête ». Et comme
l'autre se défend : « Voyez, dit Germinius, comme il a la
» langue longue. On ne lui cassera donc pas des dents »?
Aussitôt un diacre et un lecteur se précipitent et souf-
flettent l'accusé. Cependant l'entretien reprend : « Dis-
» moi^ Héraclien, c'est moi qui t'ai baptisé; comment
» as-tu reçu le baptême »? — Vous me l'avez .donné au
» nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et non point
» au nom d'un Dieu plus grand et d'un Dieu moindre et
» créé ». Cet Héraclien était fort connu à Sirmium : il
avait jadis résisté à Photin. Germinius, au fond, ne lui
voulait pas tant de mal. Il cherchait à le rallier, préten-
dant même s'être expliqué de sa foi avec Eusèbe, lequel
s'était déclaré satisfait. A la fin de l'audience, les clercs
de Germinius parlaient de traduire les dissidents devant
le consulaire de Pannonie et de demander leurs têtes.
L'èvêque se contenta de leur présenter le symbole de
Bimini, et, comme ils ne voulurent pas le signer, de
leur donner sa bénédiction, sous laquelle ils consenti-
rent à s'incliner.
Peut-être y a-t-il quelque chose de vrai dans ce que
dit ici Germinius de ses rapports avec Eusèbe de Vereeil.
1 Altercatio Heracliani laici cum Germinio episcopo Sirmiensi, pu-
bliée par G. P. Gaspari, Kii^chenhistorische Anecdota, Christiania, 1883,
p. 133.
APRÈS RIMINI 361
Il n'allait pas si loin que les autres ; ses idées semblent
s'être rapprochées de celles de Basile d'Ancyre. Nous
avons encore une formule * qu'il produisit, semble-t-il
peu de temps après l'affaire d'Héraclien. Sans employer
le terme de substance, il y enseigne la similitude en
divinité, splendeur, majesté, puissance, etc., et en tout,
per omnia similem. Ce langage inquiéta les ariens. Valens
et un autre évêque appelé Paul demandèrent des expli-
cations. Germinius commença par n'en donner aucune,
se bornant à dire qu'il restait uni de cœur avec ses
collègues. Ceux-ci ne furent pas satisfaits. Quatre d'entxe
eux, TTrsace, Valens, Paul et Gains ^, réunis à Singi-
dunum, insistèrent ^ pour qu'il rétractât le yer omnia
similem. Mais l'évêque de Sirmium tint bon. Il écrivit à
un autre groupe d'évêques de la région *, pour leur ex-
pliquer sa doctrine et protester contre Ursaoe et ses
trois collègues. Il savait d'original, dit-il, ce dont on
était convenu avant le concile de Kimini, car il assistait
à la conférence préparatoire, où la formule d'entente
avait été discutée. C'est Marc d'Aréthuse qui avait tenu
la plume : elle portait bien les mots FiJium similem Patri
per omnia.
1 Hil. Fragm.Xin.
2 Ce Gaius avait joué un rôle au concile de Rimini, à côté
d'Ursace et de Valens (Hil. Fragm. VII, 4 ; VIII, 2, 5; X, 1).
3 Hil. Fragm. XIV.
4 Hil. Fragm. XV. Les destinataires sont : Rufianus, Palladius,
Seveinnus, Nichas, Heliodorus, Romulus, Mucianus, Stercorius. Le Pal-
ladius ici nommé est sans doute l'évêque de Ratiaria, qui reparaî-
tra au lomps de saint Ambroise.
362 CHAPITRE X
Pendant qu'en Occident on revenait ainsi à la foi
de Nicée et que les foyers d'opposition se restreignaient
ou se refroidissaient peu à peu, l'empire oriental con-
tinuait à passer de crise en crise. On a vu déjà que, dans
l'Asie-Mineure occidentale et dans les régions voisi-
nes, un bon nombre d'évêques, ralliés autour de Ba-
sile d'Ancyre et d'Eleusius de Gyzique, professaient
une doctrine équivalente en somme, moyennant quelques
explications, à l'orthodoxie de Nicée. Persécutés, exilés,
en 360, par bs soins du clergé officiel, c'est-à-dire des
ariens plus ou moins avoués qui s'abritaient derrière la
confession de Rimini, ils profitèrent, eux aussi, des
circonstances. Déjà ils avaient envoyé leur profession
de foi à Jovien. Au momentf où Valentinien, reconduit
par son frère Valens, partait de Gonstantinople pour
l'Occident, ils lui députèrent l'évêque d'Héraclée en
Thrace, Hypatien, pour demander l'autorisation de
s'assembler en concile *. Valentinien déclara qu'il n'y
voyait pas d'inconvénient. Ils se réunirent donc à Lamp'
saque, sur l'Hellespont. De leurs délibérations, qui
durèrent deux mois, il sortit une nouvelle condamnation
du concile de Rimini-Gonstantinople, de ses formules
et de ses sentences contr-e les personnes. On reproclama
Vhomoiousios, nécessaire, disait-on, pour indiquer la
distinction des personnes divines; le symbole de la dé-
dicace d'Antioche fut canonisé à nouveau. On prit aussi
1 Le meilleur récit est_celui de Sozomène, VII, 7, qui mieux
que Socrnio, nous repro'^sotite ici les documents de Snbinns.
APRÈS RIMINI 363
des mesures en vue d'assurer, sans l'aide du gouverne-
ment, la réintégration des évêques remplacés sur leurs
sièges à la suite du concile de 360. Eudoxe et les siens
furent invités à se rallier, en désavouant, bien entendu,
ce qu'ils avaient fait de contraire aux idées du présent
concile.
L'évêque de Gonstantinople, personne n'en doutait,
n'était pas homme à se laisser exécuter sans défense.
Il avait pris les devants et son crédit était déjà assuré
auprès de l'empereur Valens quand celui-ci vit arriver
les délégués du concile de Lampsaque. Ils furent mal
reçus. Valens les exhorta à s'entendre avec Eudoxe. Il
avait pris position et s'était déterminé à considérer
comme officielle la doctrine du concile de Rimini. Ceci,
au premier abord, peut sembler extraordinaire. Il eût
été plus naturel, semble-t-il, que Valens fît comme son
frère et se maintînt neutre entre les diverses confessions
chrétiennes. Toutefois, pour Valentinien, le problème
était beaucoup plus simple que pour lui. En Occident,
sauf à Milan, où la question fut tranchée comme on l'a
vu, les différences de confession n'entraînaient point de
discordes sérieuses. Il n'y avait point de compétiteur
catholique contre Ursace ou Germinius, pas plus que
de . compétiteur arien contre Eusèbe ou Hilaire. En
Orient il n'en était pas de même. La division des par-
tis avait donné lieu, en bien des endroits, à des schismes
locaux; plusieurs évêques se disputaient le même
siège. Valens put croire que le bon ordre exigeait qu'il
prît parti et adoptât une des confpssions en conflit. Celle
3>64 CHAPITRE X
de Nicée n'avait guère eu, jusque là^ que les Egyptiens
pour elle. Sous Jovien, il est vrai, un certain nombre
d'évêques syriens ou id'Asie-Mineure avaient signé le
formulaire nicéen. Mais ils demeuraient en froid avec
Athanase et les siens. En Asie-Mineure, on venait de
voir se rallier contre Eudoxe tous les adversaires de
l'anoméisme; mais, dans ce parti, on se défiait encore
de Vhomoousios. Gomme instrument de paix entre tant
d,e dissidences, le symbole dé Nicée n'était guère indi-
qué. Valons estima qu'il valait mieux se décider pour
celui de Riniini, dont l'estampille officielle était encore
fraîche et dont les tenants occupaient les grands sièges
de Gonstantinople et d'Antioche, sans parler de beau-
coup d'autres. On se rattachait ainsi à la tradition de
Constance.
Au printemps 365 parut un édit qui enjoignait aux
évêques déposés sous Constance et rentrés sous Julien
d'avoir à se retirer. Cet édit fut^affiché à Alexandrie
le 4 du mois de mai. Il portait une amende de 300 livres
d'or pour les curies municipales qui n'auraient pas obéi.
Les Alexandrins excipèrent de la situation spéciale
d' Athanase. Il se trouvait que l'auteur de sa dernière
expulsion était non point Constance, mais Julien, et
que son dernier décret de rappel portait le nonr de Jo-
vien. Le préfet louvoya, car la population se lassait de
tïïutes ces tracasseries. Athanase, de son côté, n'opposa
pas de résistance et se retira (5 octobre). Enfin, on se
décida à le rappeler. Le l^^ février 363, un notaire impé-
rial le réintégrait officiellement dans l'église de Denys.
APRÈS RIMINI 365
C'était la dernière fois. L'année suivante, il est vrai,
Lucius essaya de se montrer à Alexandrie et de se poser
en compétiteur ; mais, à peine arrivé, il faillit être
écharpé : la police eut fort~^à faire pour lui sauver la vie
et le reconduire en Palestine. Athanase restait maître
du champ de bataille. Après quarante ans d'agitations, le
vieux lutteur allait passer en repos les quelques années
qui lui restaient à vivre.
Mélèce, à Antioche, fut évincé * comme Athanase ;
Paulin, moins important, fut laissé tranquille. Il n'était
pas trop mal avec Euzoïus, qui désormais fut l'évêque
officiel de la métropole d'Orient.
Cependant les homoïoûsiastes du concile de Lampsa-
que ne se résignaient pas à leur déconvenue. Repousses
par l'empereur Valons, ils se décidèrent à invoquer son
collègue l'empereur Valentinien et les évêques d'Occi-
dent^. C'est ce qu' Athanase avait fait vingt ans avant eux.
Ceux d'Asie se réunirent à Smyrne : d'antres réunions se
tinrent en Lycie, en Pamphylie, en Isaurie ^ Trois délé-
i Mélèce fut trois fois chassé d'Antioclie; ceci est expressé-
ment marqué dans son oraison funèbre par saint Grégoire de Nysse
(P. G., t. XL VI, p. 857). Le premier exil est celui qui suivit pres-
que immédiatement son élection, en 361 ; le dernier, celui qui dura
jusqu'à la mort de Valens (378) ; on ne sait trop où placer le se-
cond, peut-être sous Julien, peut-être sous Valens, aruquel cas Mé-
lèce aurait été, comme Athanase, chassé d'abord puis rappelé.
Plus tard on l'aurait chassé de nouveau.
2 Socrate, IV, 12; Sozom., VI, 10, H. -
3 Ces provinces méridionales de l'Asie-Mineure sont indiquées
plusieurs fois par saint Athanase comme contenant des évéques en
commvinion avec lui.
366 GUAPITUE X
gués furent choisis : Eustathe de Sébaste, Silvain de
Tarse, Théophile de Gastabala en Cilicie. On leur donna
des lettres pour l'empereur Valentinien et pour le pape
Libère. Valentinien se trouvait alors en Gaule ; ils ne
purent le joindre, probablement parce qu'il' ne consentit
pas à les recevoir. Libère, lui, leur fit accueil, non sans
quelque hésitation, et reçut les lettres qu'ils apportaient.
Les trois légats avaient été autorisés par leurs commet-
tants à accepter la foi de Nicée, que l'on savait être la
condition inéluctable de la communion romaine. Ils le
firent en un document très explicite, dans lequel ils
condamnaient en outre les Sabelliens, les PatripassienS;,
les Marcelliens, les Photiniens et le concile de Rimini.
Libère, de son côté, écrivit aux évêques dont les noms
figuraient dans les papiers qu'on lui avait présentés (ils
étaient au nombre de soixante-quatre) ^, et à tous les
évêques orthodoxes d'Orient 2.
La communion était rétablie avec Rome. En retour-
nant chez eux ^, les délégués s'arrêtèrent en Sicile, où
les évêques du pays, réunis en concile, fraternisèrent
1 Parmi ces prélats figure un Macedonius, évêque d'ApoUonias
en Lydie, dont j'ai reconnu et commenté l'épitaphe. C'était, comme
plusieurs autres évêques de ce parti,'un grand ascète ; il eut beau-
coup à souffrir de la part des anoméens (Bull, de corresp. helléni-
que, t. XI, 1887, p. 311. |,
2 Les deux documents sont dans Socrate, IV, 12 ; cf. Sozom., -
VI, H. Dans la lettre de Libère, les Sabelliens et les Patripassiens
figurent « avec toutes les autres hérésies » parmi les personnes à
condamner ; mais il n'est pas question nommément des Marcelliens
et des Photiniens.
3 Pour ce qui suit, Sozomène, VI, 12.
APRÈS RIMINI 367
avec eux ; de ceux d'Italie, d'Afrique et de Gaule ils
reçurent également des attestations sympathiques. Nan-
tis de ces documents, ils se réunirent à Tyane, avec
quelques évêques de Syrie ou d'Asie-Mineure orientale,
dont plusieurs avaient déjà accepté Vhomoousios en 363 *.
Li fusion des néocatholiques d'Orient et des anciens
homoïousiastes d'Asie était en voie de se faire, sous les
auspices de Rome et de l'épiscopat latin. L'assemblée de
Tyane envoya partout les pièces apportées d'Occident
et convoqua tous les évêques à un grand concile qui
devait se tenir à Tarse au printemps suivant. Mais Eu-
doxe se mit au travers de l'entreprise. L'empereur Valens
interdit le concile 2.
Outre l'acceptation du symbole de Nicée, il y avait
encore un autre point sur lequel des difficultés conmaen-
çaient à se manifester. Parmi les personnes disposées
à accorder au Fils une similitude absolue, essentielle,
avec le Père, et même à accepter, en ce qui regardait
1 Sozomène (VI, 12) qui nous renseigne sur le concile de Tyane,
d'après Sabinus, évidemment, nomme Eusèbe de Gésarée en Gap-
padoce, Athanase d'Ancyre, Pelage de Laodieée, Zenon de Tyr,
Paul d'Emèse, Otreos de Mélitène, Grégoire deNaziance (le père).
2 II y a un peu d'incertitude sut la date exacte de ces derniers
conciles. Celui de Lampsaque est sûrement ^e 364. Il est possible
que le voyage à Rome des trois évêques ait été différé jusqu'en 366 ;
Libère mourut cette année-là^ le 24 septembre. Mais il est difficile
qu'une telle démarche ait été tentée au moment ou au lendemain
immédiat de la compétition de Procope (28 sept. 363-27 mai 366.)
Je croirais plutôt que les évêques partirent à l'été de 36S, avant
que Procope n'eût fait son éclat.
368 CHAPITRE X
les deux premières personnes de la Trinité, le te«ine de
consubstantiel, il y en avait qui se refusaient à faire la
même concession pour le Saint-Esprit. Peu à peu, le
débat s'étant étendu de côté, les attitudes se précisè-
rent. La question s'était d'abord posée en Egypte ; Atha-
nase, dans les dernières années du règne de Constance,
Pavait traitée amplement dans ses lettres à Sérapion. Il
l'avait fait trancher, en 362, par le concile d'Alexandrie;
l'année suivante, il avait déclaré à l'empereur Jovien
que le symbole de Nicée devait être complété en ce qui
touche le Saint-Esprit. A son exemple les néo-orthodoxes
de Syrie et d'Asie-Mineure insistèrent sur ce point, soif
en affirmant expressément la consubstantialité du Saint-
Esprit, soit en produisant des formules propres à relever
la dignité de la troisième personne divine. Saint-Basile
prenait tour-à tour les deux attitudes, enseignant la con-
substantialité dans ses livres, et demeurant en deçà
dans ses discours d'église. Le symbole alors en usage
à Jérusalem, celui qui sert encore sous le nom de sym-
bole de Nicée, n'est pas plus explicite que l'éloquence
officielle de saint Basile. Il dit du Saint-Esprit qu'il est
« seigneur et vivificateur, qu'il procède du Père ; qu'il
)) est adoré et glorifié avec le Père et le Fils, qu'il a
» parié par les Prophètes ». Rien de plus ; ce n'est pas
une tessère contre les « Ennemis du Saint-Esprit ».
Ce terme (Pneumatomaques) ne tarda pas à être
employé pour caractériser le nouveau parti. On disait
aussi « les Semi-ariens », ce qui signifiait qu'orthodoxes
en somme sur la seconde personne de la Trinité, ils '
APRÈS RIMINI 369
étaient ariens en ce qui regardait la troisième. Mais la
désignation qui est restée en usage est celle de Macédo-
niens, du nom de Macedonius, l'ancien évêque de Gons-
tautinople. Voici comment on y arriva. Elu jadis contre
l'évêque Paul par le parti eusébien, Macedonius avait
été imposé, non sans peine, à la population de Gons-
tantinople. Au commencement il fit la vie très dure aux
défenseurs de l'orthodoxie nicéenne, restés fidèles à
son prédécesseur. Quand le parti antiathanasien se
divisa (357), il prit nettement position en faveur des mo-
dérés et soutint les idées de Basile d'Ancyre. On ne voit
pas qu'il se soit signalé par une doctrine spéciale sur le
Saint-Esprit. Il mourut, retiré aux environs de la capi-
tale, peu après sa déposition par le concile de 360. Mais
ses fidèles ne l'abandonnèrent pas tous. Il y en eut un
grand nombre qui ne voulurent pas se rallier à Eudoxe
et s'organisèrent comme ils purent, en une communauté
spéciale. Les nicéens purs, depuis l'enlèvement de
l'évêque Paul (342), formaient un groupe à part, sans
évêque à eux, à peu près comme les Eustathiens d'An-
tioche, avant l'ordination de Paulin. Les partisans de
Macedonius, les Macédoniens, comme on disait, ne se
fondirent pas avec eux. Ils avaient, en dehors de Gons-
tantinople, l'appui d'un grand nombre d'évêques, sur-
tout dans les provinces de Thrace, de Bithynie et d'Hel-
lespont. En ces contrées les nicéens étaient rares ; nulle
part ils ne possédaient d'églises. Ce sont les Macédo-
niens qui y représentaient la résistance à l'arianisme
officiel.
Ddchesne. Hisl. anc. de VEgl. — T. II. 24
870 CHAPITRE X
Ce n'était pas leur seule recommandation. Les plus
en vue de ce groupe d'évêques étaient, parla dignité de
leur vie, par leur ascétisme, par leur zèle à organiser
des œuvres d'assistance charitable, en grande considé-
ration auprès du populaire. A ce point de vue ils se
distinguaient avec avantage des ambitieux et des jouis-
seurs comme Eudoxe et son monde. On citait parmi
eux deux anciens clercs de Macedonius, Eleusius de
Gyzique, fort estimé de saint Hilaire, et Marathonius de
Nicomédie *. Celui-ci était un homme fort riche; après
avoir fait fortune dans les bureaux de la préfecture du
prétoire, il fonda à Gonstantinople' des hôpitaux et des
asiles pour les pauvres; puis, sur le conseil d'Eustathe
de Sébaste, il embrassa la vie ascétique et organisa un
monastère qui conserva longtemps le nom de son fon-
dateui*^.
1 II faut y ajouter Macedonius d'Apollonias en Lydie, d'après
l'inscription citée plus haut, p. 366, n" 1.
2 Sozomène, IV, 27. Socrate ^II, 38, suivi par Soz6mène,IV,20),
d'après une source novatienne, à ce qu'il semble, dit qu'il fut ins-
tallé par Macedonius à Nicomédie. On ne vo't pas bien où le pla-
cer. Gecropius fut èvèque de Nicomédie depuis 351 jusqu'à 358, où
il périt dans le grand tremblement de terre du 24 août, qui détrui-
sit la ville. Acacft, en 360, lui ordonna un successeur appelé Oné-
sime (Pliilostorge, V, 1). Tillemont, t. VI, p. 770, propose de le
placer sous Julien ; ce serait unanti-évèque opposé à Onésime par
Macedonius ou par son parti. Quoi qu'il en soit, l'action de Ma-
rathonius s'exerça plutôt à Gonstantinople qu'à Nicomédie, soit
que, empêché pour une cause ou une autre de résider dans cette
dernière ville, il se fût fixé dans la capitale, soit qu'on ait ratta-
ché à son nom l'influence exercée par son monastère Les « semi-
ariens s de Gonstantinople ont été appelés Marathoniens aussi bien
que Macédoniens, ce qui donne lieu de croire que Marathonius
APRÈS RIMINI 371
Eleusius était adoré des gens die Cyzique. On raconte
que Valens ayant réussi, à force d'instances et de me-
naces, à lui extorquer une signature fâcheuse, l'évêque,
revenu chez lui, déclara devant son peuple qu'on lui
avait fait violence, mais qu'il ne se croyait plus digne
de rester en fonctions : on devait donc élire un aulre
évêque à sa place. Les fidèles ne voulurent pas en en-
tendre plus long ; ils protestèrent qu'ils ;ie voulaient
que lui et qu'ils le garderaient, ce qui fut faiti.
Les évêques homoïousiastes de l'un e£ de l'autre côté
du Bosphore étaient ainsi en communion avec le groupe
Gonstaûtinopolitain auquel on était habitué à donner le
nom de macédonien. Au moment où nous sommes ils
avaient, pour la plupart, adopté la formule de Nieée et
se trouvaient en bons rapports avec l'église romaine.
Un jour vint où la question du Saint-Esprit, qui ne
leur avait pas été posée par le pape Libère, les mit aux
prises avec les néo-orthodoxes de la haute Asie-Mineure.
Constitués en parti dissident, ils furent désignés par le
'nom de Macédoniens, que portaient leurs adhérents à
Gonstantinople. C'est ainsi que Macedonius devint, après
sa mort, le patron, l'éponyme, d'une dissidence spéciale,
à laquelle il n'avait problablement jamais songé.
Ce n'est pas seulement avec ces dissidents de droite
que le clergé officiel avait à compter. Les intransigeants
pourrait avoir été le véritable auteur de la doctrine pneumatoma-
que.
1 Socrate, IV. 6; Sozom., VI, 9; Philost., IX, 13.
372 CHAPITRE X
d'extrême-ga.uche troublaient aussi son repos. Après le
concile de 360, Aèce, on l'a vu, avait été exilé à Mop-
sueste ; comme il y était trop bien traité par l'évêque,
on le transféra à Amblada, triste et malsaine localité
de Lycaonie. Quant à Eunome, son célèbre disciple,
il consentit à signer la formule de Rimini-Gonstantinople,
moyennant quoi Eudoxe le fit installer évêque de Gyzi-
que, à la place d'Eleusius exilé. Entre Eudoxe et Eu-
nome il y. avait eu, dit-on, des conventions secrètes ; le
nouvel évêque de Constantinople s'était engagé à pro-
curer la réhabilitation d'Aèce ; à ce prix Eunome avait
consenti à modérer son langage. Il n'y parvint pas
assez; les gens de Gyzique allèrent le dénoncer à Cons-
tantinople, et, comme Eudoxe ne se décidait pas à les
débarrasser de leur évêque, ils se plaignirent à l'empe-
reur Constance. Eunome tira tout le monde d'embarras
en abandonnant son évêché. Il tomba alors entre les
mains d'Acace, qui voyait d"un mauvais œil les coquette-
ries d'Eudoxe avec les Anoméens. Mandé à Antioche,
il fut soumis à une enquête, mais son procès était encore
pendant quand Constance mourut.
L'avènement de Julien rendit la liberté aux sectaires.
Aèce, qui avait été en rapport avec le nouvel empereur,
fut appelé près de lui ^ ; Julien, malgré son peu de
tendresse pour les « Galiléens », quels qu'ils fussent, lui
fit présent d'un petit domaine dans l'île de Lesbos. Le
parti anoméen se trouvait en meilleure situation que le
1 Julien, Ep. 31.
. AIRES RlMliNI 373
clergé politique, auquel l'appui du gouvernement faisait
maintenant défaut. Eudoxe et Euzoïus, après avoir souvent
maudit ces importuns, jugèrent prudent de se rapprocher
d'eux. Eudoxe aurait voulu les faire réhabiliter par
Euzoïus, Euzoïus par Euduxe ; ils se renvoyaient l'un à
l'autre cette tâche compromettante. Enlin l'évêque d'An-
tioche se décida à casser tout ce que le concile de Gons-
tantinople avait fait contre les Anoméens. Mais il ne se
pressait pas de publier sa sentence, si bien qu'Aèce et
son monde, impatientés, prirent le parti de s'organiser
entre eux et de faire schisme. Aèce fut ordonné évoque ;
d'autres membres du parti reçurent aussi la consécration
épiscopale et furent envoyés dans les provinces pour
diriger les fidèles de Tanoméisme. Eudoxe laissait faire»
Du reste, qu'eût-il pu empêcher ? On alla jusqu'à lui
donner un compétiteur, en. organisant, à Gonstantinople
même, une église anoméenne, dont les deux premiers évê-
ques furent Poemenius et Florentius. Avec Euzoïus on
employa plus de formes ; Théophile, le saint du parti, fut
envoyé à Antioche pour tâcher de s'entendre avec l'évêque,
faute de quoi il devait organiser contre lui ce que la
grande ville contenait d'anoméens.
Ce beau feu se calma quand, à la fin de 364, Eudoxe
eut réussi à se mettre dans les bonnes grâces de Valens
et à lui faire reprendre la tradition que la mort de Cons-
tance avait interrompue. A Antioche, Euzoïus prit une
attitude hostile; il ne se gêna plus pour traiter Théophile
de nègre et ses disciples de coureurs de nuages. Eudoxe,
lui, les appelait des .fléaux. Aèce rentra dans son île de
374 CHAPITRE X
Lesbos ; Eunome se retira dans une propriété qu'il avait
à Ghalcédoine. Ils avaient renoncé l'un eL l'autre à
«xercer les fonctions sacerdotales, mais ils n'en demeu-
raient pas moins les chefs et comme les prophètes du
parti.
Peu après survint la compétition de Procopè ^ L'usur-
pateur, au temps (363 364) où il menait la vie d'aventu-
rier, avait trouvé asile chez Eunome, à Ghakédoine.
Ouand il se fut emparé du pouvoir, plusieurs des amis
d'Eunome et Aèce lui-même furent accusés d'avoir pris
fait et cause contre l'usurpation ; Eunome intervint et
réussit à les tirer d'affaire. Mais Valens revint et il
fallut payer ce moment de faveur. Maltraités parla réac-
tion, les chefs anoméens invoquèrent l'appui d'Eudoxe,
qui, n'ayant plus besoin d'eux, les traita de haut ; loin
de les plaindre, il leur disait qu'ils avaient mérité bien
d'autres châtiments. Aèce, retiré depuis quelque temps
à Constantinople, auprès de Florentins, mourut alors:
Eunome lui ferma l«s yeux et ses partisans lui firent
de splendides funérarlles.
1 Procope, parent éloigné de Julien, fut êle'vé par Mi à de hau-
tes fonctions et même, dit-on, choisi comme successeur éventuel.
Il paraît avoir été païen, ou du moins l'être devenu momentané-
ment, pour plaire à son cousin. .Peu après l'avènement de Jovien,
il crut devoir se cacher, craignant d'être considéré comme préten-
dant et traité en conséquence. Après beaucoup d'aventures, il finit
par se faire proclamer empereur à Constantinople (28 septembre 363)
et remporta d'afeord quelques succès, qui le firent reconnaître
dans les provinces asiatiques les plus voisines du Bosphore. Au
printemps 366, Valens eut raison de son compétiteur, qui fut pris
et décapité (27 mai).
APRÈS KIMIMI 375
Quant à Eunome lui-même, impliqué dans un procès
politique, il fut exilé en Mauritanie. Gomme il s'y ren-
dait, il passa par Mursa en Pannonie, où l'évêque Valens,
l'ancien disciple d'Arius, le prit sous sa protection. Il fit
même si bien qu'Eunome fut rappelé. Ce ne fut pas pour
longtemps. Eunome ne savait pas se tenir tranquille. Il
continuait à diriger et à défendre son parti, polémiquant
sans cesse avec les docteurs orthodoxes, Didyme, Apot-
linaire, Basile, les deux Grégoire. Sous Valens, le
préfet Modeste, avec lequel saint Basile aussi eut affaire,
l'exila, comme fauteur de troubles ecclésiastiques, dans
une île de rArchipel. Sous Gratien et Théodose, les Eu-
nomiens perdirent le droit de se réunir. Leur chef fut
.exilé de nouveau à Halmyris sur le bas Danube, puis
à Gésarée de Gappadoce, où le souvenir de ses conflits
avec saint Basile lui valut tant d'ennuis qu'il dut se
retirer à Dakora, dans une localité de campagne. Il
vivait encore, en 392, an moment où saint Jérôme
publiait son catalogue des auteurs ecclésiastiques. Après
sa mort on l'enterra à Tyane.
G'est dans la seconde Gappadoce, dont cette ville
était la métropole, que naquit, au bourg de Verissos,
l'historien Philostorge. Ses parents étaient eunomiens.
Il fut élevé dans les principes de la secte et c'est à ce
point de vue qu'il écrivit, sous Théodose II, une histoire
ecclésiastique dont il ne subsiste que des extraits. Dans
sa jeunesse il avait connu Eunome, qui lui laissa un
profond souvenir. Un peu bègue, le visage ravagé par
une maladie de peau, le prophète avait pourtant du
376 CHAPITRE X
charme et de réloquence. Aèce, esprit subtil et vif à la
réplique, était un maître en dispute ; Eunome, lui, était
réputé pour la clarté de son exposition.
C'est grâce à Philostorge que nous connaissons l'his-
toire et même les historiettes de l'anoméisme. Malgré la
considération religieuse dont jouissaient q.uelques-uns
de ses chefs, Aèce, Eunome, Théophile, ce parti n'eut ja-
mais beaucoup d'impojtance numérique. Cependant,
comme il représentait, au point de vue doctrinal, la plus
claire expression de l'arianisme, il fit assez longtemps
figure dans les discours et les écrits des controversistes,
enclins, dès ces temps reculés, à s'escrimer contre les
morts.
CHAPITRE X[
Basile de Gésarée.
Etat des partis dans l'est de l'Asie-Mineure. — Jeunesse de
Basile et de Grégoire de Nazianze. — Eustathe maître en ascé-
tisme, puis évéque de Sébaste. — Basile solitaire, puis prêtre et
évéque de Gésarée. — La politique religieuse de Valens. — Mort
d'Athanase : Pierre et Lucius. — Valens à Gésarée. — Basile et
Eustathe. — Basile négocie avec Rome. — Sa rupture avec Eus-
tathe. — Tracasseries ariennes. — Dorothée à 'Rome. — Affaires
d'Antioche. — Paulin reconnu par Rome. — Vitalis. — L'hérésie
d'Apollinaire.—- Eustathe passe aux Pneumatomaques. — Dorothée
retourne à Rome. — Evolution des Marcelliens. — Les Goths. —
Mort de l'empereur Valens.
Les anciennes provinces de Galatie et de Gappadoce
qui, sous le haut empire, comprenaient toute l'Asie-Mi-
neure orientale, avaient été dépecées sous Dioclétien.
De leurs parties montagneuses- et littorales, du Pont,
comme on disait, on avait fait trois provinces, la Paphla-
gônie, le Pont dé Jupiter {Diospontus) * et le Pont de
Polémon, dont les métropoles étaient respectivement
les villes de Gangres, Amasie et Néocésarée. A l'inté-
rieur, Ancyre continuait d'être la métropole galate,
Gésarée la métropole cappadocienne ; mais, à l'est de
la Gappadoce, l'Arménie -Mineure formait une province
spéciale dont Sébaste était le chef-lieu ^.
1 Plus tard Hélénopont ou Pont d'Amasie.
2 Toutes ces villes ont conservé leurs noms, sous des formes
37H CHAPITRE XI
Le christianisme, depuis le temps de Firmilien et
de Grégoire le Thaumaturge, avait fait de grands pro-
grès en ces contrées. Toutefois, comme les villes y
étaient rares, les évêchés ne s'y rencontraient pas en
grand nombre. C'est à peine si, pour une étendue de
pays comparable à celle de là péninsule italienne, on
peut constater ou présumer l'existence d'une quarantaine
de sièges épiscopaux. Les plus considérables étaient
toujours ceux de Gésarée etd'Ancyre. Gomme au m® siè-
cle, les évêques de la haute Asie-Mineure se réunissaient
volontiers en concile, avec le concours de leurs collègues
de Syrie. On a parlé ci-dessus des synodes d'Ancyre et
de Néocésarée, antérieurs au grand concile de Nicée.
Plus tard on en tint d'autres à Gangres, à Ancyre encore,
à Mélitène, à Tyane, à Zéla.
L'arianisme ne fit pas, que l'on sache, dans ce corps
épiscopal, des recrues- bien notables. La Gappadoce, dont
l'heure était venue, un peu tardivement, de se faire re-
marquer, produisit alors un grand nombre d'aventuriers
ecclésiastiques, qui s'illustrèfent au dehors, sous la
protection de la police impériale, comme Grégoire et
Georges, les deux antipapes d'Alexandrie, et Auxence
de Milan. Astère le conférencier du temps d'Arius, Eu-
nome aussi, le dernier oracle de la secte, avaient vu le
jour en Gappadoce. Cependant ces notabilités ne semblent
pas avoir réuni beaucoup de sympathies dans leur pays
un peu altérées par la pronunciation turque : Kanghri, Amasia,
Niksar, Angora, Kaifsarié, Sivas.
BASILE DE CÉSARÉE 379
d'origine. L«s personnes que l'élection appelait aux fonc-
tions épiscopales étaient d'idées moins avancées. Au mo-
ment du concile de Nicée^, les évéques d'Âncyre et de Césa-
rée, Marcel et Léonce, se montrèrent les adversaires déter-
minés d'Arius. Dans les églises de Tyane, d'Amasie, de
Néocésarée, de Sébaste, en général dans le Pont et l'Ar-
ménie-Mineure, la même attitude doctrinale était obser-
vée K Après Marcel d'Ancyre, qui dépassa la mesure
dans le sens consubstantialiste, on élut Basile, qui
combattît d'abord dans les rangs opposés à saint Atha-
nase, puis finit par devenir le chef d'une réaction contre
l'arianisme et fut persécuté pour ce fait. Son successeur,
un autre Athanase, profita de la première occasion pour
se déclarer fidèle à la foi de Nicée et ne démentit jamais
cette attitude. A Gésarée, l'évêque Léonce avait été rem-
placé par un de ses clercs, Hermogène 2, celui-là même
qui avait été chargé, à Nicée, de rédiger le fameux sym-
bole ^ Dianius, qui lui succéda (avant 340)^ était un
homme de peu de caractère, orthodoxe au fond, mais
incapable de refuser sa signature quand on la lui deman-
dait au nom du parti ou du gouvernement. Il figura en
tète de ces « Orientaux » qui écrivirent d'Antiocbe une
lettre impertinente au pape Jules, en 340, et qui le dépo-
1 Ath., Ep. ad episcopos JEg. et Libyae, 8. Le témoignage de Phi-
lostorge sur les appuis qu'Arius aurait rencontrés au concile de
Nicée (P. G., t. LXV, p. 623) est dépourvu de toute valeur.
2 Eulalius, dont parle Socrate (II, 43; cf. Sozom., IV, 24) ne
fut pas évêque de Gésarée, mais de Sébaste. Il figure parmi les
signataires des conciles de Nicée et de Gangres.
3 Basile, Ep. 81.
380 CHAPITRE XI
sèrent au concile schismatique de Sardique^ On ne voit
pas qu'il se soit mis en avant pour ou contre Basile
d'Ancyre, en 358 ; mais, deux ans après, il signa, comme
tant d'autres,- la formule de Rimini-£!onstantinople. Un
de ses suffragants, très brave homme lui aussi, l'évêque
de Nazianze^ Grégoire, père de celui qui immortalisa
le nom de cette petite localité, commit la même fai-
blesse.
Quant, en 355, Julien fit séjour à Athènes, il y ren-
contra deux jeunes cappadociens fort distingués, Gré-
goire et Basile, destinés à devenir de grande, lumières
de l'Eglise. Le_ premier était le fils de l'évêque de Na-
zianze, de celui dont je viens de parler, saint et original
personnage, qui avait d'abord été membre d'une confré-
rie d'Hypsistariens, ou adorateurs de Zeus Hypsistos 2,
s'était converti sur les instances de sa femme Nonna et
avait été élu évêque très peu de temps après son baptême.
En ce temps-là le célibat n'était pas encore obligatoire
partout, même pour les évêques; Grégoire et Nonna
continuèrent à vivre ensemble et c'est alors qu'ils eurent
leur fils Grégoire. La famille de Basile était originaire
de Néocésarée dans le Pont. Elle était chrétienne depuis
longtemps. La grand-mère Macrine avait vu la persécu-
4 A ce même concile prirent part les évêques de Juliopolis en
Galatie, de Sinope et de Néocésarée.
2 Sur ce culte, dans lequel on discerne des éléments prove-
nant du monothéisme juif, voir E. Schilrer, Die Juden un Bospora-
nischen Reiche, Comptes-rendus de l'Acad. de Berlin, t. XIII (1897),
p. 200 et suiv., et Fr. Gumont, Hypsistos , Bruxelles, 1897.
BASILE DE CÉSARÉE 381
tion do Dioclétien, pendant laquelle elle s'était enfuie
dans les bois avec son mari ; elle avait de longs souve-
nirs et racontait beaucoup de choses sur saint Grégoire
le' Thaumaturge. Le père, Basile, était un avocat très
réputé ; la mère, Emmélie, était fille d'un martyr ; un
des oncles de saint Basile fut évoque en même temps que
lui. Comme son ami Grégoire, le futur évêque de Gésa-
rée était né en 329. Rapprochés d'abord dans les écoles
de Césarée, les deux 'jeunes gens se retrouvèrent par la
suite à Athènes,^ où ils se lièrent d'une étroite amitié.
En ce temps-là on parlait beaucoup, en Asie-Mineure,
d'un ascète appelé Eustathe *, qui propageait partout les
formes, nouvelles alors, de la vie monacale. Dans sa
jeunesse il avait fait séjour à Alexandrie et suivi les
prédications d'Arius ^, mais surtout il s'était initié à
l'ascétisme. Quand il revint dans son pays, son père Eu-
lalius, qui était évêque à Sébaste ^ mécontent de le voir
afficher un costume extraordinaire, le repoussa de son
église. Eustathe s'attacha alors à Hermogène, évêque de
Césarée, qui ayant des doutes sur son orthodoxie,- lui
1 Sur ce personnage, voir Fr. Loofs, Éustathius von Sebaste und
die Chronologie der Basilius-Briefe, Halle, 1898, et l'article Eusta-
the de Sébaste dans l'Encyclopédie deHauck. A certains endroits
l'auteur dépasse un peu la mesure, entraîné par son ardeur de
réhabilitation.
2 Basile, Ep. 130, 1; 223, 3; 244, 3; 263, 3; cf. Athanase, HisL
arianorum, 4.
3 Socrate, II, 43, et Sozom., IV, 24, disent qu'Eulalius était
évêque de Césarée. Voir p. 379, note 2.
382 CHAPITRE XI
fit signer une profession de foi. Après la mort d'Hermo-
gène, il se rendit auprès d'Eusèbe de Nicomédie, avec
lequel il se brouilla pour des affaires d'administration.
Sa manière de vivre et sa propagande ascétique cho-
quaient tout le monde et lui suscitaient partout des
ennemis. Déjà il avait été condamné par an concile tenu
à Néocésarée. Eusèbe le poursuivit devant une autre
assemblée épiscopale, qui se tint à Gangres en Paphla-
gonie, vers 340. Nous avons encore la lettre que ce
concile adressa, au sujet d'Èustatbe, aux évêques d'Ar-
ménie-Mineure. A en juger par ce document, Eustathe
aurait dépassé la mesure et repris les exagérations
déjà réprouvées des anciens Encratites. Mais le déve-
loppement de sa carrière autorise à croire que le concile
est excessif en ses reproches, soit qu'il eût été mal in-
formé sur les abus qu'il condamne, soit plutôt qu'il ait
attribué à Eustathe les excès d'adhérents trop zélés. A
force de déconsidérer le mariage, les novateurs avaient
fait croire aux fidèles qu'on ne pouvait se sauver dans
cet état ; de là des séparations, puis des chutes. Pis
méprisaient les assemblées des églises, en tenaient
de particulières, où ils distribuaient des enseignements
spéciaux. Ils avaient inventé des accoutrements bizarres;
les femmes s'en revêtaient comme les hommes-^t se
coupaient les cheveux ; quand les esclaves avaient pris
ce vêtement, leurs maîtres ne pouvaient plus s'en
faire respecter. Sur l'article de l'abstinence, ils mépri-
saient les règles de l'Eglise, jeûnant le dimanche et
mangeant les jours de jeûne. Ils détournaient les fidèles
BASILE DE CÉSARÉE 38iJ
de faire des offrandes à l'église, les engageant à assister
plutôt leurs communautés à eux. Certains refusaient
de manger de la viande, s'abstenaient de tout rapport
religieux avec les gens mariés, surtout avec les prêtres
mariés, méprisaient les assemblées de culte autour des
tombeaux des martyrs, déclaraient ai;x riches que s'ils
ne se débarrassaient de leur bien jusqu'à la dernière
obole, ils n'avaient aucun espoir de salut. Le concile
blâme énergiquement ces excès et d'autres du même
genre, car il y voit une critique de la vie religieuse telle
qu'elle est pratiquée dans l'Eglise. C'est l'attitude répul-
sive que suscitent toujours des entreprises comme celle
d'Eustalhe. Celui-ci fit sans doute quelques promesses
de soumission ; mais il faut qu'il rie les ait tenues
qu'imparfaitement, car il fut plus tard condamné comme
parjure par un concile d'Antioche.
Le mouvement, cependant, ne s'arrêta pas. Eustathe,
puissamment aidé à Constantinople par un ancien fonc-
tionnaire, Marathonius, introduisit dans la grande ville
les formes monacales de la vie ascétique ^. Marathonius
était devenu diacre de l'évêque Macedonius. Eustathe,
tout à sa propagande, ne songeait guère alors à s'in-
quiéter des préférences théologiques du clergé officiel,
ni de la guerre que l'on faisait à saint Athanase. Celui-ci
le cannaissait et ne l'aimait pas 2. Des années se-passè-
rent-. Eustathe finit, vers 356, par être élu évèque à
i Ci-dessus, p. 310.
2 Ep. ad ep. JËg. et Lihyae, 7fl; Hist. ar., 5.
384 CHAPITRE XI
Sébaste, métropole de l'Arménie-Mineure. C'est vers ce
temps (357) que Basile revint d'Athènes en Gappadoce.
Il avait souvent entendu parler d'Eustathe ; peut-être
avait-il été déjà en rapports avec lui. A ce moment, il
hésitait entre le monde et la vie religieuse. C'est sans
doute sur les conseils de l'évêque de Sébaste qu'il entré-
prit un grand voyage en Egypte, en Syrie et en Mésopo-
tamie, pour visiter, lui aussi, les solitaires les plus re-
nommés. Séduit par cet idéal de vie, il revint dans son
pays et s'attacha décidément à celui que l'on y vénérait
comme le grand maître de l'ascétisme. Eustathe était
et demeura longtemps pour lui un miroir de perfection,
un être presque divin. Ses parents et ses amis, surtout
sa sœur Macrine, qui était déjà religieuse, et Grégoire,
son compagnon d'études, le poussaient aussi à fuir le
monde. Il trouva, dans la vallée de l'Iris, non loin de
Néocésarée, une solitude verdoyante et sauvage, dans
laquelle il s'installa, avec quelques compagnons. Eusta-
the venait de temps à autre auprès de ses nouveaux
disciples et l'on allait ensemble faire visite à Emmélie,
mère de Basile, qui demeurait dans un bourg voisin.
La guerre, à ce moment, avait éclaté dans l'épiscopat
oriental : Eustathe, que sa nouvelle situation d'évêque
obligeait à prendre parti, y avait un rôle très actif.
De concert avec Basile d'Ancyre et Eleusius de Gyzi-
que. il conduisait la droite homoïousiaste et combattait
avec la plus grande énergie Aèce et ses fauteurs. Après
un moment de succès, il vît le parti adverse reprendre
pied et reçut l'un des premiers assauts. Un concile
BASILE DE CÉSARÉE 385
réuni à Mélitène (358), sous l'influence d'Eudoxe, le
déclara déchu de l'épiscopat, on ne sait pourquoi, mais
sans doute sous quelque prétexte fourni par ses singu-
larités ascétiques. Un prêtre de Mélitène, Mélèce, accepta
sa succession et fut ordonné à sa place. Mais les gens de
Sébaste n'en voulurent pas et Eustathe resta évêque,
déclarant que ceux qui l'avaient déposé étaient des hé-
rétiques et qu'il n'avait pas à tenir compte de leurs
sentences.
Une crise plus dure pour lui fut celle qui aboutit,
au commencement de l'année 360, à la condamnation de
Vhomoiousios, et à la destitution de ses tenants. Gomme
les autres chefs de son parti, il s'exécuta au dernier
moment et mit sa signature au bas de la formule
de Rimini ; comme eux, en dépit de ce sacrifice, il fut
déposé pour d'autres raisons. Avec lui tombèrent So-
phrone, évêque de Pompeiopolis en Paphlagonie, et
Helpidius, évêque de Satala en Arménie-Mineure, celui-
ci coupable, comme le métropolitain de Sébaste, d'avoir
pris ses aises avec les sentences de Mélitène. Eustathe
fut exilé en Dardanie. Le jeune Basile, qui l'avait suivi
à Constantinople, revint dans son pays. Il eut le cha-
grin de voir l'évêque de Gésarée, Dianius, pour lequel
il professait une affection respectueuse, signer, comme
tout le monde, la confession de Rimini. Affligé de cette
faiblesse, il s'enfuit dans sa solitude du Pont, d'où il
ne revint à Gésarée que pour assister aux derniers mo-
ments du vieil évêque, lequel lui déclara qu'en dépit de
ses signatures il demeurait intérieurement fidèle à la
DCCHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 25
386 CHAPITRE XI
foi de Nicée. On était à l'année 362 ; Julien était empe-
reur ; même bien portant, Dianius aurait pu, sans dan-
ger, s'avouer homoousiaste. Il mourut, regretté de son
disciple, et, à sa place, après des débats tumultueux,
on finit par élire un des notables de la ville, appelé
Eusèbe, homme recommandable par sa conduite et sa
piété, mais encore catéchumène et peu versé dans les
affaires ecclésiastiques. Basile n'était encore que lecteur;
Eusèbe l'éleva à la dignité de prêtre, au grand conten-
tement de tout le monde, surtout des moines et de leur
clientèle. Il était difficile qu'un prêtre aussi distingué
n'excitât pas la jalousie ; on parvint à le brouiller avec
son évêque. Le parti monacal preiiait déjà position
derrière lui, lorsqu'il se résolut sagement à quitter Gésa-
rée et à se réfugier, une fois encore, dans sa chère soli-
tude du Pont. Cependant les temps redevenaient diffi-
ciles. On publiait partout l'édit de Valons contre les
prélats qui s'étaient réinstallés, malgré leur déposition
au temps de Constance. C'était le cas d'Eustathe, non
celui d'Eusèbe. Mais l'empereur et son entourage, épis-
copal ou séculier, faisaient ouvertement propagande en
faveur de la confession de Rimini. Valons, en route
poun Antioche, était annoncé à Césarée. L'évêque rappela
Basile, qui, aidé de son ami Grégoire, l'assista énergique-
ment dans ce momient délicat. L'orage passé, la concorde
subsista. Basile fut mêlé aux négociations d'Eustathe
avec l'Occident. Ils allèrent ensemble trouver l'évêque
de Tarse, Silvain, pour s'entendre au sujet du concile
de Lanipsaque ; Eustathe voulait même l'y emmener
BASILE DE CÉSARÉE , 387
avec lui. Il resta à Gésarée, mais quand Eustathe et
Silvain furent revenus de Rome, il suivit son évêque
au concile de Tyane, où furent présentées les lettres du
pape Libère.
Quelques années se passèrent, pendant lesquelles
Basile, désormais investi de la confiance d'Eusèbe, gou-
verna sous son nom l'église de Çésarée. Enfin, en 370,
l'évêque mourut et Basile, après bien des contradictions,
fut élu à sa place. Le vieil évêque de Nazianze et Eu-
sèbe de Samosate figurèrent au nombre de ses consécra-
teurs.
Il était impossible de faire un meilleur choix. Ba-
sile avait tout pour lui: la sainteté personnelle, haute-
ment reconnue, la grande culture de l'esprit, l'éloquence,
la science chrétienne, l'esprit politique. Au point de
vue de l'orthodoxie, il était absolument intact, n'ayant
jamais été compromis dans les partis et les signatures.
Il représentait la vieille et simple foi du Pont, trans-
mise et pratiquée dans la piété familiale. Son ordination
était d'une régularité parfaite. Dans sa maison épisco-
pale d'Alexandrie, l'illustre Athanase en tressaillit de
joie : à la première occasion on l'entendit remercier le
ciel d'avoir donné à la Gappadoce un évêque comme
on en souhaiterait partout, un vrai serviteur dé Dieu.
Le vieux' champion de la foi pouvait maintenant quitter
ce monde ; il avait à qui passer le flambeau.
Si l'homme était de premier ordre, la situation, par
les difficultés qu'elle lui ménageait, était digne de lui.
388 CHAPITRE XI
Valens allait revenir à Gésarée. En 365, il en avait été
rappelé subitement par la compétition de Procope ;
cette affaire terminée, il lui avait fallu guerroyer trois
ou quatre ans sur le bas Danube. Maintenant il avait
les mains libres du côté des prétendants et des Goths ;
il allait se transporter à Antioche. Valens était un homme
impérieux, brutal et persévérant. Dans le conflit des par-
tis religieux il s'était décidé dès la première année de son
règne : il demeura jusqu'au bout fidèle à son attitude
et soutint résolument Eudoxe, Euzoïus et leurs adhé-
rents. Le siège de Constantinople devint vacant en 370,
vers le même temps que celui de Gésarée ; il y appela
l'évêque de Bérée en Thrace, Démophile, celui qui avait
été, à un moment, le mauvais ange du pape Libère. Ce
choix ne passa pas sans opposition. Quand le nom
de Démophile fut prononcé devant les fidèles de la
capitale, au lieu de l'acclamation ordinaire « Digne »,
on entendit beaucoup de voix qui criaient « Indigne ! ».
Les protestataires furent poursuivis avec une grande
rigueur. Un certain nombre d'entre eux s'étant avisés
d'aller à Nicomédie réclamer auprès de l'empereur, il
leur répondit par un ordre d'exil. On les embarqua, au
nombre de quatre-vingts, sur un navire ; puis, quand on
fut au large, l'équipage mit le feu au bâtiment et se
sauva dans les chaloupes.
Une telle exécution était propre à jeter l'inquiétude
dans l'épiscopat d'Asie-Mineure. Les Goths étaient
domptés ; on allait passer aux évêques ; il était clair
qu'on les mènerait durement. Le procédé, commenous
BASILE DE CÉSARÉE 389
pouvons le voir par un grand nombre d'exemples, était
fort simple. On présentait aux prélats, s'ils ne l'avaient
déjà signé, le formulaire de Rimini-Gonstantinople, et
l'on s'assurait qu'ils acceptaient la communion des chefs
du parti. En cas de refus, les églises étaient enlevées
au clergé réluctant ; il perdait tous ses privilèges, no-
tamment au point de vue de la curie ; les moines étaient
envoyés à la caserne. S'il y avait des troubles ou si
l'on avait lieu d'en redouter, les évêques et les clercs
étaient déportés en des provinces lointaines. Les résis-
tances locales étaient brisées par la force. De là de
tristes scènes, des églises assiégées, profanées, du sang
versé^ des sentences rigoureuses.
Ce régime fut appliqué partout, non toutefois au
même moment. En Egypte on attendit la mort d'Atha-
nase (2 mai 373). Le clergé et les fidèles d'Alexandrie
s'étaient empressés d'élire à sa place son frère Pierre *,
désigné par lui. Mais le gouvernement ne ratifia pas
ce choix : il entendait faire installer Lucius, le chef
des ariens d'Alexandrie. A cet effet la police, comman-
dée par le préfet Palladius et soutenue par la plus vile
canaille, envahit encore une fois l'église de Théonas.
Les vierges sacrées furent insultées, assassinées^ violées,
promenées nues par la ville. Un jeune homme fardé ha-
billé en femme, s'était hissé sur l'autel, où il exécutait
des danses de caractère, tandis qu'un autre, assis tout
1 Pierre fat aussitôt reconnu par saint Basile (ep. 133) et par
le pape Damase.
390 CHAPITRE XI
nu dans la chaire où Athanase avait siégé, y débitait
d'obscènes iiomélifes. Ainsi profanée, la basilique véné-
rable accueillit l'élu de Valens. Lucius y fit son entrée,
escorté du comte des largesses Magnus et du vieil Eu-
zoïus. Celui-ci était venu tout exprès d'Antioche pour
commettre ce dernier attentat contre l'église d'Alexandrie ;
il prenait ainsi sa revanche de la sentence par laquelle,
cinquante ans auparavant, l'évèque Alexandre l'avait
chassé avec Arius. Les jours suivants on instrumenta
contre le clergé. Une vingtaine de prêtres et de diacres,
dont plusieurs octogénaires, furent incarcérés, puis em-
barqués pour la Syrie, où on les interna dans la ville
païenne d'Héliopolis (Baalbek). La population protestait,
les moines surtout ; les plus ardents, au nombre de
vingt-trois, furent arrêtés et expédiés aux mines de
Phaeno et de Proconnèse. Parmi ceux qui allèrent à •'
Phaeno figurait un diacre romain, envoyé par le pape
Damase pour saluer Pierre à l'occasion de son avène-
ment.
Ces rigueurs s'étendirent à l'Egypte entière. Magnus,
agissant en qualité de commissaire impérial, allait d'évê-
ché en évêché pour faire reconnaître le patriarche offic'iel,
prodiguant les mauvais traitements à qui faisait résis-
tance. Onze évêques furent enlevés de leurs sièges et
expédiés en Palestine, à Diocésarée, localité galiléenne
où il n'y avait que des juifs. Des protestataires, sétant
rendus à Antioche pour interpeller l'empereur, reçurent
un ordre d'exil qui les envoya à Néocésarée, au fond
du Pont.. L'évèque Pierre, témoin affligé de ces hor
BASILE DE GÉSARÉE 391
reurs, ne réussit pas longtemps à se cacher en Egypte ;
il prit le parti de s'enfuir à Rome, où il attendit, auprès
du pape Damase, le retour de jours meilleurs. Ainsi
avait fait son frère Athanase, au moment de l'intrusion
de Grégoire (339); Pierre l'imita encore en portant à la
connaissance de l'épiscopat catholique les violences qui
l'avaient forcé à quitter son siège d'Alexandrie ^
Sur les autres pays, il s'est conservé moins de dé-
tails ; mais les catholiques furent partout traités avec
la même rigueur. Mélèce, pour la troisième fois 2, fut
chassé d'Antioche. Flavien et Diodore, maintenant prê-
tres, prirent la direction de son église. Les édifices du
culte avaient été remis à Euzoïus et à son clergé. Les
catholiques, traqués d'abri en abri, finirent par s'assem-
bler en pleine canîpagne, ce qui leur faisait donner le
nom de Campagnards {Camjjenses) . Leur courage était sou-
tenu par les exhortations de leurs vaillants chefs et de
quelques moines célèbres, accourus des déserts voisins
pour aider à la résistance. Pelage de Laodicée, Eusèbe
de Samosate, Barsès d'Edesse, Abraham de Batna, d'au-
tres encore, furent exilés, avec beaucoup de membres
du clergé inférieur. C'était une désolation universelle.
Toutefois les plaintes ne viennent guère du côté de
1 Lettre conservée en grande partiedans Théodoret, H. E.,1Y, 19 ;
cf. Socrate, IV, 22. — Sur ces événements, voir Rufin, II, 3, 4 ; cf.
Socrate, IV, 20-24 ; Sozom., IV, 19, 20.
2 Son premier exil est celui du temps de Gonstaace (361) ; le
second aura été causé sans doute par l'édit de 365. Il dupa peu,
car l'histoire de saint Jean Ghrysostome suppose Mélèce à Antio-
che de 367 à 370.
392 CHAPITRE XI
l'Asie-Mineure occidentale, ni de la Bithynie. En ces
pays les « Macédoniens » dominaient; on ne sait quelle
fut leur tenue ni s'ils furent persécutés comme les
autres*. En Galalie et en Paphlagonie, la résistance
ne paraît pas avoir été forte. L'évêque de Gangres, Basi-
lide, était arien : Athanase d'Ancyre, mort sur ces entre-
faites (371), fut pourvu d'un successeur agréable au
gouvernement. Dés lors les liens de communion furent
rompus entre la Galalie et la Gappadoce. Dans ce der-
nier pays, Basile, entrepris d'abord par le préfet Mo-
deste, puis par l'empereur en personne, opposa une
résistance admirable (hiver 371-372). Tempérant sa fer-
meté par de la prudence -, fort de sa dignité personnelle,
de son éclatante vertu, de sa popularité, il parvint à
conserver le gouvernement de son église. Valens ne lui
imposa ni formules, ni rapports avec des évêques sus-
pects. Il se contenta d'assister lui-même aux services
religieux présidés par l'archevêque de Césarée. Il esti-
mait sans doute qu'un tel évêque eût été difficile à
déplacer et à remplacer. Quoi qu'il en [soit, il y eut une
exception pour Basile ^ ; on le laissa vivre à Césarée,
1 Voir cependant l'épitaphe de Macedonius d'ApoUonias, allé-
guée ci-dessus, p. 366, n» 1.
2 II semlile que son refus ait été plutôt dilatoire que catégori-
que. En 375, dans une lettre au vicaire Démosthène (ep. 2â5), il le
prie de ne pas le contraindre à se rencontrer avec des évêques
avec lesquels « nous ne nous sommes pas encoi-e (ouTtw) entendus
sur les questions ecclésiastiques s. Il s'agit d'évêques ariens, de
la confession de Rimini.
3 Basile fut traité par Valens à peu près comme Auxence l'a-
vait été par Valentinien.
BASILE DE GÉSARÉE 393
comme on laissait Athanase mourir à Alexandrie. Il
fut même commissionné ofÛGiellement en 372, pour ar-
ranger les affaires religieuses du royaume d'Arménie
et pour y ordonner des évêques. Il semble aussi que,
dans les premiers temps au moins, on ait laissé en paix
les autres évêques de Cappadoce, ceux d'Arménie-Mi-
neure et des provinces pontiques. Nous ne voyons pas,
en effet, que l'on ait inquiété alors Eustathe de Sébaste,
qui n'était sûrement pas en règle avec le concile de 360,
ni les évêques de Néocésarée et de Nicopolls, qui l'étaient
moins encore.
Au printemps (372), Valons partit pour Antioche et
les gens de Gésarée respirèrent plus librement. Ce n'est
pas seulement à propos de la religion qu'on les tracas-
sait. Le gouvernement de Valens s'occupait alors à re-
manier les circonscriptions provinciales. La Cappadoce,
aux frais de laquelle on avait déjà créé la province
d'Arménie-Mineure et celles du Pont, devait être divisée
une fois encore. On créa une Cappadoce Ile, comprenant
la partie occidentale et méridionale de l'ancienne pro-
vince, avec les cités de Tyane, Colonia (Archelaïs),
Cybistra, Faustinopolis, et, au nord de l'Halys, les dis-
tricts de Mokissos et de Doara. A cette même circons-
cription appartenaient aussi les stations postales de
Sasima, Nazianze \ Parnassos, dont les deux dernières
avaient déjà des évéchés. Une autre station postale,
1 Nazianze a peut-être eu, sous le nom de Diocésarée, une
organisation municipale.
iiy4 CHAPITRE XI
Podandos, située en plein Tauriis, au débouché des
Portes Ciliciennes, resta en dehors de la nouvelle pro-
vince. Il fut décidé d'y créer une cité nouvelle, à laquelle
on rattacherait un certain nombre des curiales de Gésa-
rée. Ceux-ci, peu flattés d'aller habiter dans ce pays
perdu, mirent en avant le crédit de leur évèijue, qui
parvint à faire rapporter la mesure. Podandos resta
toujours un district ou région (peyscov), dépendant de la
Cappadoce lie.
Basile pouvait intervenir dans cette dernière affaire,
qui intéressait directement ses fidèles ; mais il n'avait
évidemment aucune raison valable de s'opposer à la
division de la province et il s'en abstint K Tyane devint
ainsi une métropole civile. Son évêque, Anthime, ne
tarda pas à tirer, dans le domaine religieux, les con-
séquences du démembrement administratif : il pré-
tendit être le métropolitain, le supérieur ecclésiastique
des évêques compris dans le nouveau ressort civil. Basile
s'y opposa. De là une querelle, dans laquelle le métropo-
litain de Gésarée se défendit comme il put, notamment
en organisant desévèchés nouveaux. Nazianze lui restait
fidèle ; il installa son frère Grégoire à Nysse, petite
localité à l'ouest de Gésarée; au sud, il voulut avoir un
1 On a dit souvent que ce démembrement de la Cappadoce
était dirigé contre Basile, dont on aurait cherché ainsi à restrein-
dre le cercle d'influence. Mais l'influence d'un tel homme ne pou-
vait tenir à l'étendue plus ou moins grande de son ressort métro-
politain. Le gouvernement avait des moyens plus directs et plus
efficaces de lui être désagréable.
BASILE DE GÉSARÉE 395
évêché à Sasima, sur la route de Gilicie, et il força son
ami Grégoire à en accepter le titre. L'église de Gésarée
avait dans le Taurus des propriétés considérables, dont
les produits en nature devaient traverser la nouvelle
province pour atteindre Gésarée. Anthime interceptait
ces convois. Grégoire eut beau protester qu'il ne vou-
lait pas se mêler de cela ni faire la guerre à Anlhinie
pour défendre les poules et les mulets de Basile : l'évê-
que de Gésarée tint bon et imposa les mains à son ami
récalcitrant. Mais il ne put le décider à remplir les fonc-
tions épiscopales à Sasima. Grégoire n'y célébra jamais
le service divin, n'y ordonna aucun clerc. Sasima lui
faisait horreur. C'était une triste localité, quelques mai-
sous autour d'un relais de poste. Ni eau, ni verdure, rien
que de la poussière et le bruit perpétuel des charrettes K
En fait d'habitants, des vagabonds, des étrangers, des
exécuteurs avec leurs victimes, que l'on entendait gémir
et remuer leurs chaînes. De cet épiscopat fâcheux bien
des ennuis devaient venir au malheureux Grégoire.
Quant à Basile, il rencontra d'abord, chez les
évoques de Gappadoce, des oppositions désagréables,
dont il finit, à la longue, par triompher. A Gésarée, sa
situation était très forte. Elle le devint encore plus,
quand il eut doté cette grande ville d'un immense éta-
blissement d'assistance, dont les bâtiments formaient,
dans les faubourgs, comme une ville nouvelle : on
l'appela Basiliade. L'empereur Valons l'avait aidé à
1 Greg. Naz., Carm. de vita sua, vers 439-446.
396 CHAPITRE XI
la construire, en lui cédant des terrains domaniaux.
Il était resté en très bons termes avec Eustathe,
son voisin de Sébaste. Eustathe, lui aussi, avait fondée
près de sa ville épiscopale, une sorte de grand hospice,
qui servit de modèle pour la Basiliade de Gésarée. Au
commencement de son épiscopat, il en avait donné la
direction à un certain Aerius S un de ses compagnons
d'ascèse, qui, dit-on, gardait rancune à Eustathe de
lui avoir été préféré pour l'épiscopat. Leurs rapports,
loin de s'améliorer, devinrent fort aigres, si bien qu'un
beau jour Aerius finit par quitter ses fonctions et se
mit à déblatérer contre Eustathe, l'accusant d'avarice
et lui reprochant les actes les plus légitimes de son
administration. Aerius avait des partisans ; ils firent
schisme avec lui et le suivirent aux conventicules qu'il
tenait dans les cavernes des environs. Il leur ensei-
gnait que les prêtres n'étaient pas inférieurs aux évo-
ques, que la fête de Pâques n'était qu'un vieux reste
de judaïsme;, qu'il ne doit pas y avoir de temps fixés
pour le jeûne et qu'il est inutile de prier pour les
morts.
Il faut que les Aériens aient été peu nombreux, car,
en un temps et en un pays où beaucoup de plumes
étaient actives, saint Epiphane est le seul auteur qui
en parle, déplorant à la vérité leurs erreurs, mais sa-
tisfait, au fond, d'avoir, grâce à eux, une pièce de plus
pour sa collection d'hérésies. A son jugement, trop
1 Sur Aerius, voir Epiphan., Haer. 74.
BASILE DE CÉSARÉE 397
sévère sans doute, Aerius et Eustathe étaient ariens
l'un et l'autre, Aerius, ouvertement^, Eustathe avec des
précautions.
II est certain qu'Eustathe était assez mal vu, non
seulement des vieux nicéens, comme Athanase, Epiphane
et Paulin, mais des néo-orthodoxes eux-mêmes. Ceux-ci,
Mélèce en tête, avaient accepté toutes les conditions
d'Athanase, c'est-à-dire non seulement le symbole de
Nicée, mais encore une profession explicite de l'absolue
divinité du Saint-Esprit. Eustathe, toujours ami des
moyens termes, ne disait pas que le Saint-Esprit fût
un être créé, mais n'affirmait pas non plus qu'il fût
Dieu. Il est possible qu'une telle réserve lui parût né-
cessaire. J'ai déjà dit qu'elle était observée par bien
d'autres et que Basile lui-même, qui avait pourtant une
doctïine très ferme à cet égard;, mettait quelque tem-
pérament à l'exposer devant ses fidèles.
Cette ressemblance d'attitude était propre à renfor-
cer, aux yeux des collègues de l'évêque de Césarée, l'im-
pression fâcheuse que produisait déjà sa grande amitié
avec son voisin de Sébaste. Celui-ci, qui considérait
Basile comme son disciple, lui avait prêté quelques-uns
de ses moines pour l'assister dans l'organisation de ses
œuvres. Par ces intermédiaires, Sébaste tenait l'œil
ouvert sur Césarée. Les moines d'Eustathe se permirent
bientôt de critiquer Basile; des froissements, des rapports
plus ou moins exacts se produisirent ^ De tout cela ré-
1 Ep. 119.
398 CHAPITRE XI
sultaU une situation assez difficile, qui iinit par se tendre
et, comme on le verra, aboujlit à une rupture entre les
deux amis.
La politique religieuse de l'empereur Valons contras-
tait douloureusement avec celle de son frère Valenti-
nien *. Bien des gens en Orient devaient se dire qu'on y
vivait sous une fâcheuse étoile. Aux temps déjà lointains
de la grande persécution, l'Occident n'avait guère eu que
deux ans à souffrir ; en certains pays il avait été à peine
touche, tandis que l'Orient, de Dioctétien à Galère, de
Galère à Maximin. avait eu dix années de misère. Lici-
nius et Julien n'avaient sévi qu'en Orient. Les évêques
d'Occident n'avaient enduré Constance que pendant les
dernières années de son règne. Depuis l'avènement de
Julien, personne n'avait plus songé à les tracasser.
N'était-il pas naturel que, favorisés ainsi par la Pro-
vidence, les Occidentaux s'employassent à tirer de peine
leurs frères d'Orient? Persécuté par Constance, Athanase
avait trouvé chez eux refuge et soutienTlls avaient inté-
1 Celle-ci, cependant ne doit pas être caractérisée par la lettre
que reproduit Théodoret, H. E., TV, 7, lettre manifestement apo-
cryphe, ainsi que l'épitre synodale (IV, 8), qui lui fait suite. La
lettre impériale, intitulée an nom des empereurs Valentinien. Va-
lens et Gratien, s'adresse aux Pneumatomaques d'Asie, leur
prêche la Irinité consuhstantielle en trois liypostases, avec décla-
ration d'anathémes, ce qui n'est guère de style impéiial. Elle excite
les sujets de Valens à mépriser les ordres de leur souverain, que
le faussaire se représente apparemment comme défenseur spécial
de l'hérésie contré le Saint-Esprit. Il est étrange que Tillemont
ait accepté de telles incongruités.
Basile de gésarée 39&
ressé à sa cause leur empereur Constant. Ne pouvait- on,
maintenant que Constance revivait en Valens, espérer
que Valentinien, lui aussi, interviendrait efficacement
auprès de son frère ? Il le ferait certainement si l'épisco-
pat occidental manifestait énergiquement en faveur des
persécutés. Et il le leur devait bien, car enfin les ortho-
doxes et les gens de bonne volonté avaient fait leur de-
voir à Séleucie, et, s'ils avaient cédé à Constantinople,
c'est qu'on avait pu leur opposer l'énorme défaillance
de Rimini. En Occident on s'était déjugé au premier
moment de répit, et, dans cette nouvelle attitude, la
persévérance était facile. C'est sur l'Orient que pesait la
faute de Rimini, et elle pesait durement.
Pénétré de ces pensées, Basile, dès le début do son
épiscopat, se mit en mouvement pour exciter l'Eglise
occidentale à s'intéresser aux malheurs de sa sœur
d'Orient. Le meilleur intermédiaire pour de telles négo-
ciations^ c'était évidemment l'évêque d'Alexandrie. Atha-
nase ne paraît pas avoir eu des rapports bien tendres
avec le pape Libère, dans les dernières années de celui-
ci *. Il se trouvait en meilleurs termes avec le nouveau
pape Damase," auquel, en 371, il demanda de condamner,
non seulement Ursace et Valens, mais encore Auxence,
évêque de Milan, de tous les tenants de Rimini le plus
accrédité prés de l'empereur Valentinien. Basile écrivit
1 S'ils avaient été en bons termes, Libère n'aurait pas accueilli
avec tant d'empressement les envoyés du concile de Lampsaque.
Damase se montra beaucoup plus circonspect dans ses rapports
avec les Orientaux.
400 CHAPITRE XI
à Athanase S le priant de faire agir l'Occident en faveur
d'une amélioration de la situation générale, et de réa-
liser, ce qu'il pouvait faire à lui tout seul, l'union des or-
thodoxes d'Antioche. Antioche était, à ses yeux, la mère-
église de l'Orient ^ La pacification universelle dépendait
de son unité intérieurej gravement compromise par le
schisme entre Paulin et Mélèce.
La réponse d'Athanase fut portée par un de ses prê-
tres. Elle enhardit Basile à préciser sa démarche. Il se
concerta avec Mélèce ; un diacre mélétien d'Antioche,
Dorothée, fut désigné pour se rendre à Rome \ Il em-
portait une lettre *, conçue en termes généraux, où l'on
rappelait aux Romains leurs devoirs à l'égard des égli-
ses d'Orient, assistées jadis par le pape Denys 5; ce
qu'on sollicitait en ce moment, c'était l'envoi de per-
sonnes orthodoxes et pacifiques, capables de rétablir la
concorde troublée. Dorothée fut recommandé à l'évèque
d'Alexandrie^, auquel Basile confiait ses désirs. Les
Occidentaux devaient envoj^er tous les documents de ce
qu'ils avaient fait chez eux depuis Rimini, condamner
Marcel et arranger l'affaire d'Antioche. Jusqu'à présent
1 Ep. 66.
2 Même du monde entier, si l'on serrait de trop prés une de
ses expressions : Tt' 6' âv yâvosTO xaTî xarà ttiv o'txoufjicvrjv èxx/Tiffiai;
Tf|Ç 'AvTio-/£ixi; èutxaipwTepov ; La suite du texte montre qu'il s'agis-
sait surtout de l'Orient.
3 Ep. 68.
4 Ep. 70.
5 Cf. t. I. p. 430.
6 Ep. 69, 67. . '
BASILE DE CÉSARÉE 401
ils n'avaient condamné qu'Arius; ils le faisaient même à
tout propos ; mais de Marcel ils ne disaient rien. Quant
à Antioche, il devait être entendu que la seule pacifica-
tion admissible, c'était la reconnaissance de Mélèce.
Entre temps, Athanase était sollicité d'accorder aux
évêques orientaux le bénéfice de sa communion ^ Pour
être bien sûr de ne pas l'égarer, il enverrait ses lettres
à Basile, qui ne les remettrait qu'à bon escient.
Tout cela paraît être resté inutile. Dorothée, arrivé
à Alexandrie, fut dissuadé de s'embarquer pour l'Italie.
Condamner Marcel, c'eût été, pour les Occidentaux, se
déjuger formellement 2, Quant à reconnaître Méléce, au-
tant aurait valu ne pas reconnaître Athanase, qui, on
le savait à Rome, appuyait manifestement Paulin.
Cependant Athanase crut pouvoir établir une com-
munication entre Rome et Basile. Un diacre de Milan,
en disponibilité évidemment, car il n'était pas au ser-
vice d'Auxence, débarqua à Alexandrie, porteur d'une
épître synodale, par laquelle Damase, à la tête de 92 évê-
ques, lui notifiait la condamnation d'Auxence et du con-
cile de Rimini. Sabinus, ainsi s'appelait le diacre, fut
envoyé à Gésarée avec son document. Celui-ci n'était
pas pour plaire à Basile, car il y est dit que le Père, le
Fils et le Saint-Esprit sont d'une seule divinité, d'une
1 Ep. 82.
2 Basile en a bien le sentiment, quand il dit {Ep. 69, 2) que
l'hérésie de Marcel est prouvée par ses livres; or c'est après avoir
pris connaissance de ces livres que les conciles de Rome et de
Sardique l'avaient réhabilité.
DucHESNE. Hist. anc. de PEgl. — T. II. 26
402 CHAPITRE XI
seule vertu, d'une seule figure, d'une seule substance.
Or substance, en latin, équivaut à hypostase, en grec.
L'évêque de Gésarée ne pouvait admettre cela sans user
d'interprétation bénigne. Mais-Basile savait que le latin
était une langue assez pauvre, et notamment que le
terme d'essence (oÙGia) y faisait défaut. Au lieud'inciden-
ter, il saisit l'occasion aux cheveux et remit à Sabinus
un paquet de lettres \, pour les Occidentaux en général,
pour Valérien d'Aquilée, pour les évêques d'Italie et de
Gaule. Celle-ci était au nom de Méièce, Eusèbe de Samo-
sate, Basile, Grégoire de Nazianze (le père), Anthime de
Tyane, Pelage de Laodicée, Eustathe de Sébaste, Théo-
dore de Nicopolis, et autres, en tout trente-deux prélats
d'Orient. On avait eu bien soin, cette fois, d'éviter les
précisions scabreuses et de se borner à invoquer la pitié
des collègues d'Occident, en leur demandant seulement
d'envoyer des personnes chargées de se rendre compte
de la situation et de procurer la paix.
Basile ne négligeait pas d'exciter Méièce à se mou-
trer déférent envers Athanase ; il aurait voulu aussi que
Méièce envoyât quelqu'un en Occident ^. Méièce n'envoya
personne.
Sabinus repartit au printemps 372. Une année au
moins se passa, sans qu'on entendît parler des Occiden-
taux. Enfin, à l'été de l'année suivante (373), on vit
arriver de chez eux un prêtre d'Antioche, Evagrius^
1 Ep. 90, 91, 92.
2 Ep. 89.
BASILE DE CÉSARÉE /i03
qui avait, onze ans plus tôt, suivi en Italie le célèbre
confesseur Eusèbe de Verceil. Après la mort de celui-ci,
il rentrait dans son pays. Il rapportait de Rome une for-
mule à signer sans qu'un seul mot y pût être changé, et
les lettres que l'on avait confiées, l'année précédente, à
Sabinus: elles n'avaient pas plu. Ces procédés, il faut
l'avouer, n'étaient guère aimables. On ne les atténuait
pas en demandant aux Orientaux de se présenter eux-
mêmes à Rome, afin que l'on eût une raison d'aller leur
rendre visite ^
Basile fut froissé; depuis lors il n'eut qu'une médio-
cre idée des Occidentaux, et leur chef, le pape Damase,
lui fit l'effet d'un homme orgueilleux et impitoyable.
Du reste, la mort d'Athanase venait de lui enlever sa
meilleure base d'opérations. Alexandrie était aux mains
des Ariens et l'épiscopat d'Egypte en butte à la plus
dure persécution. Les négociations avec l'Occident fu-
rent interrompues. Pour comble, on vit Evagre, arrivé
à Antioche, refuser de se joindre aux Mélétiens, et entrer
dans la communion de Paulin 2,
C'est à ce moment que se consomma la rupture entre
Basile et Eustathe.
Eustathe, en dehors de Basile, avait peu d'amis. Les
uns l'abhorraient à cause de ses moines, les autres à
cause de sa doctrine. Il n'y avait pas moyen de l'amener
à prendre parti sur l'affaire du Saint-Esprit ; malgré ses
1 Ep. 138, 2. Cf. 140, 156.
2 Ep. 136.
404 CHAPITRE XI
réserves, on voyait qu'il penchait pour l'opinion con-
traire à sa divinité absolue. Dans les provinces d'Asie^,
d'Hellespont, de Bithynie, il aurait été à l'unisson des
autres évêques. Au fond du Pont, les voix les plus so-
nores étaient en faveur de la doctrine opposée, et cer-
tains, qui n'auraient peut-être pas d'eux-mêmes défendu
le Saint-Esprit avec tant d'ardeur, se portaient de son
côté pour ne pas être de celui d'Eustathe. Basile, à qui
cette amitié dangereuse valait chaque jour de nouveaux
soucis, prit le parti d'en finir et d'amener Eustathe à
s'expliquer nettement. En 372, au printemps, il se ren-
dit à Sébaste, et, après de longues conférences, amena
son vieux maître à embrasser ses idées. Il allait conti-
nuer sa route et se rendre auprès de Théodote, évêque
de Nicopolis, l'adversaire déclaré d'Eustathe, pour con-
certer avec lui et.Mélèce, qui se trouvait dans ces para-
ges, une formule que l'on ferait signer à l'évêque de Sé-
baste. Mais, sur des renseignements qui lui parvinrent,
il eut lieu d'appréhender que Théodote, inquiet de la
conférence de Sébaste, ne lui fît mauvaise mine. Il ren-
tra donc chez lui, pour reprendre le même chemin quel-
ques semaines plus tard, l'empereur l'ayant envoyé en
mission dans la Grande-Arménie. Pour ce qu'il y allait
faire il avait besoin du concours de Théodote. Il s'abou-
cha donc avec lui, dans la maison de .campagne où
s'était retiré Mélèce; ils parvinrent à s'entendre, pour le
moment, sur le cas d'Eustathe. Mais quand Théodote fut
rentré chez lui, il changea complètement d'avis, et Basile
étant venu le prendre pour l'emmener en Grande-Armé-
BASILE DE CÉSARÉË ' 405
nie, il ne voulut même pas l'admettre dans son église.
La mission d'Arménie échoua de ce fait. Cependant
Basile et Théodote finirent par se réconcilier : ils s'ac-
cordèrent même sur la formule ^ que l'on devait pré-
senter à Eustathe, et celui-ci consentit à la signer.
On pouvait croire que tout était fini et qu'il ne res-
tait plus qu'à se tendre la main. Un rendez-vous fut
pris: Eustathe devait s'y trouver avec Basile et ses amis.
On l'attendit en vain. Son entourage l'avait retourné ;
il est bien possible, du reste, que l'amitié de Basile
pour Mélèce, son ancien compétiteur, lui ait paru exces-
sive ; le fait est que, désormais, il voulut mal de mort
à sou ancien disciple. Au retour d'un voyage qu'il fit
alors en Cilicie, il écrivit à Basile pour lui déclarer
qu'il renonçait à sa communion.
Le prétexte était une lettre de Basile à Apollinaire,
une lettre vieille de vingt ans, où il n'était nullement
question de dogme : Apollinaire et Basile étaient encore
laïques au temps de cette correspondance. N'importe :
Basile avait écrit à Apollinaire ; c'était un apolliuariste,
un hérétique. Une autre lettre, bientôt répandue dans
toute l'Asie-Miiîeure, dénonça Basile comme un intri-
gant ; elle présentait sous les plus sombres couleurs le
rôle qu'il avait eu dans l'affaire de la signature. Ainsi
commença une controverse lamentable, où Basile et
Eustathe se renvoyaient les accusations les plus amères.
Basile était traité de sabellien, à cause de ses rapports
1 Ep. 125.
406 CHAPITRE XI
avec Apollinaire ; on fit même circuler sous son nom
une pièce où son orthodoxie, sur ce point, était assez
compromise 1. De son côté il réchauffait la vieille his-
toire des rapports d'Eustathe avec Arius et racontait
qu'il avait été le maître d'Âéce, comme si l'on pouvait
être responsable de ses maîtres ou de ses disciples.
Le parti arien profita de cette querelle. Dès le pre-
mier moment Eustathe avait trouvé, dans l'épiscopat de
Gilicie, des appuis suspects. L'année suivante (374),
l'évêque de Samosate, Eusèbe, l'ami, le conseiller de
Basile, fut exilé en Thrace-. Peu après, le vicaire du
Pont, un certain Démosthène, qui n'aimait pas Basile,
et pour cause -, entreprit une campag-ne contre les églises
orthodoxes de Cappadoce et d'Arménie-Mineure. Les
évoques officiels tinrent d'abord concile en Galatie, sous
la direction d'Euhippius, un des membres influents du
synode de 360. Puis on se transporta en Cappadoce.
L'évêque de Parnassos, Hypsis, le premier rencontré,
fut déposé et remplacé par un homme sûr, Ecdicius.
L'évêque de Nysse, Grégoire^ frère de Basile, accusé par
un particulier, fut mandé à comparaître et amené sous
■escorte ; mais il s'échappa en route. Démosthène se
1 Ep. 129. Texte complet publié à Rome, en 1796, par L. Sébas-
tian!, Epistola ad Apollmarem Laodicenum celeherrima, etc., et repro-
duite par Loofs, Eustalhius von Sebastia, p. 72.
2 Lors du séjour de Valens à Gésarée, Démosthène n'était
encore que chef des cuisines impériales. Gomme il faisait mine de
se mêler des atîaires de l'Église, Basile l'avait renvoyé à ses four-
neaux. On en parla beaucoup à Gésarée.
_ BASILE DE CÉSARÉE 407
transporta ensuite à Gésarée, où il adjugea les clercs à
la curie ; puis à Sébaste, où il en fit autant de ceux qui
tenaient pour Basile contre p]ustathe. Enfin, il réunit à
Nysse un concile d'évêques de Galatie et du Pont, qui
déposa Grégoire et le pourvut d'un successeur. La
même opération fut exécutée à Doara.
Sur ces entrefaites, l'évêque de Nicopolis, Théodote,
élait mort. Le concile officiel se transporta à Sébaste :
Eustathe, qui avait eu déjà, à Ancyre même, quelques
rapports avec ces prélats, fraternisa ouvertement avec
eux. De là ils poussèrent jusqu'à Nicopolis. Déjà, avec
l'approbation de Basile, l'évêque de Satala y avait ins-
tallé son collègue de Golonia, Euphrone * ; Eustathe
avait un autre candidat, un prêtre appelé Fronton. Elu-
phrone fut renvoyé à Golonia et Fronton mis en posses-
sion des églises; les dissidents évincés durent tenir leurs
réunions en pleine campagne, comme le faisaient les
Mélétiens à Antioche ^.
G'est sous l'impression de ces tristes événements
que Basile écrivit une lettre ^ aux évêques d'Italie et
de Gaule. Depuis l'accueil fait à sa correspondance il
n'était guère disposé à reprendre les négociations avec
Rome. Gependarut, l'année précédente (364) "", il avait
1 Nicopolis, Satala, Golonia, faisaient partie de la province
d'Arménie-Mineure, dont Eustathe était métropolitain.
2 Ep. 225, 237-240, 244, 251.
3 Ep. 243.
4 La date est donnée par les letti es 120 et 121, qui nous mon-
rent Sanctissimus en Arménie-Mineure au moment où Anthirae,
évéque de Tyane, vient d'ordonner Fauste, tov truvovxa tw Ilàua.
408 CHAPITRE XI
aidé de ses recommandations un prêtre Sanctissimus,
très au courant des dispositions occidentales, qui par-
courait l'Arménie Mineure et la Syrie *, recueillant des
signatures. Basile le patronnait. Quand il eut fini sa
tournée, il partit pour l'Italie (375), en compagnie de
Dorothée, maintenant promu au presbytérat. Ils empor-
taient, munie des signatures recueillies par Sanctissi-
mus, la formule qu'Evagre avait apportée en 373 et la
lettre de Basile.
Le résultat ne fut pas celui que l'on désirait. Per-
sonne ne vint d'Occident; toutefois Dorothée rapporta
une lettre -^ où l'on rendait témoignage à son zèle, en
déclarant qu'on s'était efforcé de l'aider. Au point de vue
doctrinal, la lettre réprouvait les erreurs de Marcel et
d'Apollinaire, mais sans les nommer. Le terme wia
substaniia n'était plus employé ; on lui substituait celui
d'una iisia, en grec, le latin ne possédant pas l'équiva-
lent de ce terme ^ On rappelait aussi que les règles
canoniques sur l'ordination des évèques et des clercs
Ce Papas n'est autre que le roi arménien Pap, appelé Para dans
Ammien Marcellin (XXX, 1), qui fut assassiné en 374. Le fait que
Fauste «était avec Pap », donne lieu de croire qu'il avait suivi ce,
prince dans son voyage en Gilicie et qu'il demeurait avec lui à
Tarse. Sanctissimus partait alors pour l'Arménie-Mineure, où il
séjourna longtemps auprès de Méléce. 11 n'alla en Syrie que l'an-
née suivante. — Je ne crois pas que cette donnée chronologique
ait été utilisée jusqu'à présent.
1 Ep. 120, 121, 132, 253-256.
2 Goustant, Ep. Rom. Pontif-, p. 49S i Ea gratia ».
3 Basile (Ep. 214, 4) nota ce changement. Désormais les Occi-
dentaux feront l'a différence entre usia et hypostasis.
BASILE DE CÉSARÉE 409
{sacerdotum vel clericorum) devaient être observées et que
ceux qui s'en écartaient ne pouvaient èlre admis facile-
ment à la communion. Ceci semble bien viser Mélèce.
Pour mieux accuser l'intention, une lettre fut écrite
à Paulin, et celui-ci, quand il la reçut, s'empressa d'en
faire trophée ^ Pierre, le nouvel évêque d'Alexandrie,
était installé à Rome ; bien qu'il se trouvât personnelle-
ment en bons termes avec Basile ^ il ne partageait en
aucune façon ses sympathies pour Mélèce.
La lettre ^ que reçut Paulin lui fut, je crois, appor-
tée par Vitalis, prêtre d'Antioche, qui, jusqu'à ces der-
niers temps, avait fait pat tie du clergé de Mélèce, mais
s'était décidé à le quitter, parce que ses idées sur l'In-
carnation n'y étaient pas agréées. Vitalis était partisan
d'Apollinaire. J'ai exposé plus haut en quoi consistait
la spécialité doctrinale de ce savant homme. Depuis le
temps du concile d'Alexandrie (362), l'opposition entre
les deux tendances représentées par Apollinaire et par
Diodore n'avait cessé de se prononcer. Dans l'église de
Mélèce on répudiait énergiquement l'apoUinarisme.
Apollinaire, quoique évêque à Laodicée, tenait cepen-
dant école à Antioche. Parmi ses auditeurs il avait eu,
les années précédentes, un moine latin fort lettré, ap-
pelé Jérôme, qui, après avoir étudié dans les écoles de
Rome et cultivé l'ascèse avec les clercs d'Aquilée,
s'était décidé à essayer de la vie érémitique dans les
1 Ep. 214, 216.
2 Ep. 133, 266.
3 Lettre perdue, mentionnée dans J. 235.
410 CHAPITRE XI
déserts d'Orient. Avant de s'y enfoncer, il séjourna
quelque temps à A.ntioche, où il. s'initia à l'exégèse
sous la direction d'Apollinaire, tout en se gardant de
ses idées théologiques. Il n'avait pas cru devoir pren-
dre parti entre les deux églises rivales, et s'était borné,
en fait de communion ecclésiastique, à celle des confes-
seurs égyptiens exilés en Syrie pour la foi catholique.
A Rome aussi, on avait longtemps hésité entre Mélèce
et Paulin ; mais il était inévitable que les relations
alexandrines de celui-ci ne fissent pencher la balance en
sa faveur. C'est ce qui arriva en cette année 375. Par
« son fils » Vitalis, le pape Damase avait écrit officielle-
ment à Paulin, le commissionnant pour les affaires de
communion. Damase était mal renseigné; il ignorait à
ce moment que Vitalis fût l'homme d'Apollinaire. Des
informations lui vinrent, peut-être par Dorothée; il se
ravisa. Pendant que Paulin se glorifiait à Antiôche d'être
reconnu par Rome, de nouveaux courriers lui étaient
expédiés, l'un pour l'avertir que des difficultés étaient
survenues ^ l'autre^ pour lui donner, par rapport àVita-
1 Per Petronium presbyterum, J. 2.35.
2 J. 335, mais, bien entenda sans les anathématismes et seule-
ment jusqu'aux mots in siiscipiendo tribuat exemplum. — A la suite
de cette lettre, certaines collections canoniques (voir Maassen,
Quellen, t. I, p. 232 et suiv.) présentent un document, adressé aussi
à Paulin d'Antioche: Post concilium Nicaenu7n. D'autres collections
le mettent à la suite du concile de Nicée; Théodoret [H. E., V, 11)
le donne isolément, traduit en grec. Ce document comprend deux
séries d'anathémes. La première vise nommément Sabellius, Arius,
Ennomius, les Macédoniens et Photin. Sans nommer ni Eustathe,
ni Apollinaire, ni Marcel, elle proscrit leurs principales erreurs et
BASILE DE CÉSARÉE 411
lis, des instructions plus complètes. Vitalis et ses adhé-
rents ne devaient être admis qu'après une répudiation
nette de la doctrine d'après laquelle le Christ n'aurait
pas été un homme parfait, le Verbe divin ayant rem-
placé en lui l'âme intelligente (sensus, vouç). Apollinaire
n'était pas nommé : Rome et Alexandrie conservaient
encore des égards pour l'illustre théologien K L'afifaire
de Vitalis précisa les choses. Les Mélétiens considéraient
déjà Apollinaire et Vitalis comme des hérétiques; après
la lettre de Damase il était impossible à Paulin de les ad-
mettre dans son église. Ils en fondèrent une autre et ce
fut Vitalis lui-même qui en devint évêque.
Pendant que ces choses se passaient à Antioche, Eus-
tathe, isolé dans son pays, où ses accointances suspec-
tes avec les évêques officiels lui avaient encore enlevé
des sympathies, eut l'idée de se rapprocher de ses an-
ciens amis, les « Macédoniens «. Ceux-ci tinrent en 376
un concile à Cyzique. Il y alla. On adopta dans cette
se termine par une réprobation de ceux qui émigrent d'une église
à l'autre; c'est sans doute Mélèce que l'on a en vue. La seconde
partie du document : Si guis non dixerit, etc., ne vise ni Marcel,
ni Apollinaire; elle s'occupe presque exclusivement du Saint-Es-
prit. Je crois que nous sommes ici en présence de deux pièces de
date différente, que l'on aura réunies plus tard, sans tenir compte
de l'ordre chronologique. La seconde, en effet, est antérieure à la
première. Elle pourrait bien remonter au temps (v. 371) où saint
Athauase écrivit sa lettre à Epictète. Les erreurs sur l'Incarna-
tion qai s'y trouvent visées sont apparentées de plus près à celles
qu'il réfute dans cette lettre qu'à l'apollinarisme proprement dit.
1 II faut se rappeler qu'Apollinaire était de la petite église,
compétiteur de Pelage à Laodicée, comme Paulin l'était de Mélèce
à Antioche.
412 CHAPITRE XI
réunion une nouvelle profession de foi, où l'homoonsios
fut de nouveau répudié et remplacé par Vhomoiousios ;
le Saint-Esprit y était mis au nombre des créatures.
Eustathe signa cette formule, et précisa ainsi son alti-
tude, en se classant parmi les Pneumatomaques.
Au point de vue de Basile, ces événements étaient
propres à éclairer les Occidentaux sur la valeur des per-
sonnes qui se couvraient en Orient de leur patronage.
Eustathe avait été reçu à Rome par le pape précédent;
il s'en était targué fort longtemps. Apollinaire et Paulin,
chefs de la petite église, étaient des protégés de Rome ;
Vitalis également. Il n'y avait d'intact que Mélèce et
son groupe, juste ceux dont les Romains ne voulaient
pas. On profita de cette situation pour tenter une nou-
velle démarche. Au printemps 377, Dorothée et un
autre prêtre, peut-être encore Sanctissimus, reprirent
le chemin de Rome, avec une lettre adressée « aux Occi-
dentaux », au nom collectif des Orientaux'. Cette fois-ci
les choses étaient précisées. Les Romains étaient avisés
que ce n'étaient plus les ariens qui devaient être~répu-
diés : leurs excès les rendaient plus odieux que jamais.
D'autres ennemis menaçaient l'Eglise, et d'autant plus
dangereux qu'en les ménageant on laissait planer le
doute sur le caractère pernicieux de leur doctrine. 11
importait de condamner expressément Eustathe, le
chef des Pneumatomaques ; Apollinaire, qui enseignait
1 Ep. 263 ; cf. Ep. 129, où Basile expose à Mélèce le plan de
cette nouvelle démarche.
BASILE DE CÉSARÉE 413
le règne de mille ans et troublait tout le monde par sa
doctrine sur l'Incarnation, enfln Marcel, dont les disci-
ples trouvaient trop d'accueil auprès de Paulin.
La nouvelle ambassade de Dorothée n'eut et ne pou-
vait avoir qu'un succès partiel. Que l'église romaine ré-
pudiât les erreurs attribuées à Eustathe, Apollinaire,
Marcel, cela ne pouvait faire un doute. Elle s'était déjà
exprimée clairement à ce sujet. Elle l'avait fait, en par-
ticulier, dans la lettre que Dorothée avait rapportée en
Orient. Elle le fit encore, pour complaire aux Orientaux,
dans une autre lettre que Dorothée remporta à son re-
tour de ce nouveau voyage *. Quant à condamner nom-
mément des personnes absentes, Eustathe, Apollinaire,
Paulin,, sans qu'elles eussent été mises à même de s'ex-
pliquer dans un débat contradictoire, c'est ce qu'on ne
pouvait guère demander au siège apostolique. Tout au
plus lui aurait-il été possible de ratifier une sentence
prononcée, après un tel débat, par les autorités légitimes
d'Orient. Mais ni ce débat n'avait eu lieu, ni cette sen-
tence n'existait.
La situation était inextricable. Sur les bonnes vo-
lontés contemporaines pesaient les conséquences de la
longue guerre dans laquelle Eusébe de Nicomédie avait
engagé les Orientaux contre Alexandrie d'abord, puis
contre l'église romaine. Encore tout le monde n'était-il
pas de bonne volonté : Paulin aurait dû se. retirer. Dé-
1 Fragments Illud sane miramur et Non nobis quidquam (Cons-
tant., Ep. Rom. Pont., p. 498, 499).
414 CHAPITRE XI
blayée de sa personne, la situation fût restée critique,
car l'opinion égyptienne n'aurait pas cessé d'apercevoir,
derrière Mélèce, les ombres de ses anciens patrons, les
Eudoxe et les Acace. Cependant, comme Mélèce était
personnellement très sympathique^ les choses se seraient
arrangées à Antioche, et ailleurs on aurait fini par en
prendre son parti. En tout cas Rome et Alexandrie
auraient cessé de remorquer l'épave encombrante du
vieux parti marcellien; l'union se serait refaite entre
elles et les églises d'Orient. Ceci soit dit pour mieux
indiquer les lignes et les exigences de la situation, car
je n'estime pas qu'il appartienne à l'historien de s'oc-
cuper des choses qui auraient pu se passer; il a bien
assez à faire avec celles qui se sont passées en réalité.
Les entretiens que l'envoyé de Mélèce eut à Rome
avec le pape Damase ne furent pas toujours très paisi-
bles. Pierre d'Alexandrie y assistait. Quand il était
question de Mélèce et d'Eusèbe de Samosate, il ne se
gênait pas pour manifester son aversion, et allait jus-
qu'à les traiter d'ariens. Dorothée, à la fin, perdit pa-
tience et entreprit le pape d'Alexandrie avec quelque
vivacité. Pierre s'en plaignit à Basile. Celui-ci lui ex-
prima 1 ses regrets, mais en lui faisant observer que Mé-
lèce et Eusébe, deux confesseurs de la foi, exilés par les
ariens, méritaient le respect de leurs collègues; quanta
leur orthodoxie, sur tous les points litigieux, il la con-
naissait et s'en portait garant.
1 Ep. 266,
BASILE DE CÉSARÉE 415
Mélèce, Basile et leur monde représentaient en
somme une évolution à droite de l'ancien parti d'oppo-
sition au concile de Nicée. Ce n'était pas le seul que
les circonstances eussent amené à tempérer son attitude
première. Au pôle opposé, le vieil adversaire des « Orien-
taux », celui contre lequel, depuis Eusèbe de Gésarée
jusqu'à saint Basile, ils n'avaient cessé de s'escrimer,
Marcel d'Ancyre, Marcel le « sabellien », évoluait de
son côté, ou plutôt on évoluait autour de lui. Il n'était
pas encore mort quand Basile devint évêque. Il vivait
retiré à Ancyre, avec quelques clercs et un certain
nombre de fidèles, qui formaient autour de lui une
petite église. L'évêque officiel, Athanase, celui qui fit
adhésion, en 363, au concile de Nicée, crut devoir
tracasser ce petit groupe. Marcel était depuis longtemps
en froid avec l'évêque d'Alexandrie, son ancien com-
pagnon de luttes à Rome et à Sardique. Gela ne l'em-
pêcha pas de recourir à lui. Un de ses clercs, le diacre
Eugène, se rendit à Alexandrie, avec des recomman-
dations délivrées par les évoques de Grèce et de Macé-
doine. Il présenta une profession de foi ^ où les ancien-
nes doctrines de Marcel se trouvaient atténuées ou
voilées ; cependant on n'allait pas jusqu'à parler des trois
hypostases. Athanase, on l'a vu, s'il n'excluait pas cette
expression, n'y tenait pas non plus. Il donna des lettres
de communion au diacre de Marcel et à sa petite église.
Geci se passait, je crois, au moment du concile d'Ale-
1 Mansi, Cotic, t. III, p. 469.
416 CHAPITRE XI
xandrie, en 362; il devait être nonagénaire * et c'est
peut-être son grand âge qui explique que, dans les der-
niers temps, on n'entende plus parler de lui. Privés de
leur chef, repoussés par Basile et son monde, qui ne
cessaient de solliciter contre eux les anathèmes de l'Oc-
cident, ses disciples s'adressèrent aux évêques égyp-
tiens, exilés à Diocésarée en Palestine. Ces confesseurs,
à qui ils présentèrent, avec une profession de foi 2, les
lettres de communion délivrées jadis par saint Athanase,
les admirent sans difficulté. Basile, auquel ils s'adressè-
rent ensuite, trouva que les exilés avaient été trop vite
en besogne; tel fut aussi l'avis de Pierre d'Alexandrie ^.
Basile ne demandait pas mieux que d'accueillir les Ga-
lates; mais il voulait qu'ils vinssent à lui et non qu'ils
prétendissent l'attirer à eux.
Cette affaire, comme les autres, était encore pendante,
quand, en 378, des événements fort graves vinrent mo-
difier la situation politique et religieuse de l'empire
d'Orient. Deux ans auparavant, les Goths- établis au delà
du Danube s'étaient vus attaqués parles Huns venus de
l'Oural. Refoulés par ces hordes sauvages, ils avaient
demandé asile à la terre d'empire et on leur avait permis
de s'établir en Thrace, à certaines conditions, parmi les-
quelles figurait la promesse de leur fournir des subsis-
tances. L'administration de Valens organisa ce service
1 II était déjà évéque en 314, au moment du concile d'Ancj're.
2 Epiphane, iïaec. LXXII, 11.
3 Basile, Ep. 266.
BASILE DE CÉSARÉE 417
avec si peu de conscience et d'hiumanité que les immigrés
se révoltèrent (376). On fut obligé de leur faire une
guerre en règle et les choses finirent par prendre une si
mauvaise tournure que Valens dut intervenir de sa per-
sonne. Avant de quitter Anlioche, dans une inspiration
de clémence prudente, il révoqua les sentences d'exil
prononcées contre les personnes ecclésiastiques *.
Arrivé à Constantinople le 30 mai, il en partit 2 quel-
ques jours après pour diriger les opérations militaires
en Thrace. Le 9 août il livra bataille. L'armée romaine
subit un épouvantable désastre, dans lequel l'empereur
disparut, soit qu'on n'eût pu reconnaître son cadavre
parmi les morts, soit que, comme le bruit s'en accrédita,
il eût péri dans l'incendie d'une chaumière où on l'a-
vait transporté pour y soigner ses blessures.
1 Jérôme, Chron. : Valens de Antiochia exire compulsus sera
poenitentia nostros de exilio revocat ». — Rufin, H. E.,1I, 13 :
«t Tum vero Valentis bella quae ecclesiis inferebat in hostem coepta
converti seraque poenitentia episcopos et prestbyteros relaxari
exiliis ac de metallis resolvi monachos iubet ».
2 D'après une légende rapportée par Sozomène (VJ,40) et adop-
tée aussi, avec quelque altération, par Théodoret (IV, 31), un moine
de Constantinople, Isaac, l'aurait adjuré en vain de rendre les
églises aux catholiques. Cette histoire, assez suspecte en elle-
même, ne peut être opposée aux témoignages de saint Jérôme et
de Rufin, qui habitaient alors l'Orient, sur le rappel des exilés par
Valens lui-même; du reste autre chose est le rappel des exilés,
autre leur réintégration au lieu et place du clergé oficiel.
DucHESNE. Hisi. anc7 de l'Egl. — T. II. 27
CHAPITRE XII
Grégoire de Nazianze.
Gratien et Tliéodose. — Retour des évéques exilés. — Mort de
Basile. — Les Orientaux acceptent les conditions de Rome. —
Attitude de Tliéodose. — Situation à Gonstantinople. — Grégoire
de Nazianze et son église Anastasis. — Conflits avec les ariens. —
Opposition alexandrine : Maxime le Cynique. — Grégoire à Sainte-
Sophie. — Second concile œcuménique (3S1). — Obstination des
Macédoniens. — Installation de Grégoire. — Mort de Mélèce : dif-
ficultés pour sa succession. — Démission de Grégoire. — Nectaire.
— Les canons. — Hostilité contre Alexandrie. — Flavien élu à
Antioche. — Protestations de'saint Ambroise. — Concile romain
de 382. — Lettre des Orientaux.
Gratien, averti du danger, mais retenu en Gaule par
une invasion alamane, celle qui fut arrêtée par la ba-
taille de Golmar, arrivait à temps, malgré tout, sur le bas
Danube. Valens l'eût attendu, que les Goths, pris entre
les deux armées, eussent été facilement réduits. Après
le désastre, le jeune empereur d'Occident —il n'avait pas
vingt ans — prit d'abord quelques mesures pour remé-
dier à la situation ; puis, ne se sentant pas en état de
gouverner à lui seul les deux parties de l'empire, il se
déchargea de l'Orient sur un de ses généraux, Théodose,
qui fat proclamé auguste à SirmiuniJ^e 16 janvier 379.
Dès auparavant, Gratien s'était empressé de ratifier et
d'élargir les mesures déjà prises par Valens pour le rap-
pel des évéques exilés. Mélèce reparut à Antioche, Eu-
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 419
sèbe à Samosate; tous les confesseurs reprirent la direc-
tion de leurs-églises.
Un des premiers à rentrer fut Pierre d'Alexandrie.
Avant de le laisser quitter Rome, Damase le fit assister
à un concile où l'on se décida enfin à condamner nom-
mément Apollinaire et un de ses principaux lieute-
nants^ Timothée, qu'il venait de faire évoque à Béryte.
Pierre partit ensuite. Il ne fut pas plutôt débarqué à
Alexandrie qu'une émeute en chassa Lucius, lequel
s'empressa de se réfugier à Gonstantinople. A défaut de
l'empereur Valens, il y trouva l'hospitalité de l'évêque
Démophile, toujours en place, lui, et bien résolu à ne
s'en aller qu'au dernier moment.
C'est alors que mourut Basile, le l^r janvier 379. Il
n'avait pas achevé sa cinquantième année; sa carrière
aurait pu se prolonger longtemps; après avoir été à la
peine, on pouvait s'attendre à ce qu'il fût à l'honneur.
Mais sa santé, toujours chétive, ne s'était pas. raffermie
dans les imprudences de l'ascèse et dans les fatigues
de l'épiscopat. Entre toutes ses misères, il se plaint par-
ticulièrement d'une maladie de foie, que l'on soupçon-
nerait, en dehors de ce témoignage, dans le ton inquiet
et amer de sa correspondance. En butte à la malveil-
lance, souvent brutale, du gouvernement, à des oppo-
sitions ecclésiastiques pour la plupart ineptes, mais de
sens divers et, à cause de cela, difficiles à réduire, dé-
pourvu de collaborateurs sérieux, car, en dépit de leur
amitié et de leur talent, son frère Grégoire de Nysse
et son ami Grégoire de Nazianze l'encombrèrent plus
420 CHAPITRE XII
qu'ils ne le servirent, Basile apportait, au service d'un
programme pacifique, un tempérament trop sensible et
trop belliqueux. De là des déconvenues perpétuelles.
Dans l'affaire d'Eustathe on le voit, pour contenter des
consubstantialistes féroces, mettre le couteau sur la gorge
à un vieil ami, à un évêque vénéré, et le résultat qu'il
obtient, c'est que, en dépit de ce sacrifice, l'intransigeant
Atarbe de Néocésarée ne peut supporter sa vue, s'enfuit
à son approche, terrorise ses paroissiens par des songes
'menaçants, si bien qu'ils s'ameutent contre l'évêque de
Gésarée, leur compatriote, la gloire de leur pays. Il en-
tend que Mélèce soit reconnu évêque d'Antioclie, et pour
cela il fait obstinément campagne, sans se rendre compte
de la situation où une telle entreprise mettait les églises
de Rome et d'Alexandrie. On lui résiste : il s'irrite et tient
des propos peu mesurés. Même dans son pays et dans
son monde ecclésiastique, son influence est fort contestée.
On a voulu voir en lui le fondateur d'une sorte de patriar-
cat, avec un ressort correspondant au diocèse de Pont.
Mais il est clair qu'il n'a aucune autorité dans les pro-
vinces occidentales^ celles de Bithynie, de Galatie et de
Paphlagonie. Les évêques du littoral pontique ^ ne s'oc-
cupent pas de lui 2. A l'intérieur, quand les sièges ne
sont pas occupés par des ariens, comme à Amasie et
dans la Tétrapole arménienne, leurs titulaires se que-
rellent entre eux: les uns admettent les moines, les au-
1 Sinope, Amisos (Sanisoun), Polemonion, Kérassonde, Trébi-
zonde.
2 Ep. 203.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 421
très n'en veulent pas ; les uns trouvent que, dans la ques-
tion trinitaire, Basile penche trop à droite, les autres dé-
plorent qu'il fasse des concessions à gauche. Servie par
une bonne santé, la grande âme de l'évêque de Gésarée
eût peut-être surmonté toutes ces misères. Mais l'instru-
ment se refusa. Le pilote, harassé, mourut au moment où
s'apaisait la tempête.
Quel jour amer pour les pontifes de l'arianisme offi-
ciel que celui où ils apprirent le rappel de leurs com-
pétiteurs exilés ! Encore n'était-ce qu'une mesure préli-
minaire. On connaissait les sentiments du jeune empereur
et l'on se doulait de ce qui allait suivre. A Antioche;,
Mélèce, placé en face de difficultés spéciales, prit vite
conscience d'une situation maintenant très simplifiée.
S'entendre avec Rome avait été, sous Valens, chose
grandement souhaitable ; sous Gratien et ïhéodose,
c'était la seule et unique solution, Basile, qui aurait
peut-être eu des scrupules, n'était plus là pour suggérer
des conditions. Un concile de 153 évêques se réunit dans
la métropole syrienne à l'automne > de 379, et vota une
adhésion sans ambages aux formulaires romains -.
1 Neuf mois après la mort de Basile, dit Grégoire de Nysse,
De vita sanclae Macrinae (P. G., t. XLVI, p. 973).
2 Nous avons encore (Goustant, Ep. Rom. Pontif., p. 500) les
signatures (sept exprimées, les autres totalisées) qui furent appo-
sées à cette pièce. Le sens du formulaire n'est pas douteux. Quant
à sa teneur, elle n'est pas aisée à déterminer. Les signatures sont
attachées, dans le manuscrit [Coll. Theod.) où on. les trouve, à un
recueil formé de la lettre dé Damase, Confidimus guident et des trois
fragments Ea gratia, Illud sane miramui\ Non nobis quidquam (ci-
dessus, pp. 401, 408, 413). Mais ce groupe de pièces est fort inco-
422 CHAPITRE XII
C'était prévenir les dispositions de Théodose. Le
nouvel empereur s'était établi à Thessalonique. Il y
tomba malade pendant l'hiver et fut baptisé par l'évêque
Acholius, un nicéen déterminé. Dans un édit * du 27 fé-
vrier 380, il exposa àses peuples qu'ils devaient tous pro-
fesser la religion que « l'apôtre Pierre avait jadis ensei-
gnée aux Romains et que suivaient présentement le pon-
tife Damase et Pierre, évêque d'Alexandrie, homme d'une
sainteté apostolique ». De ce côté seulement on avait
droit au titre de catholiques; quant aux autres, c'étaient
des hérétiques: leurs conciliabules n'étaient pas considé-
rés comme des églises; on les menaçait de pénalités.
A Antioche, les orthodoxes, tant de la grande église
(Mélèce) que de la petite (Paulin), étaient en nombre.
Ils pouvaient attendre avec sérénité les mesures d'exé-
cution qui leur livreraient les édifices ecclésiastiques
encore détenus^ non plus par Euzoïus, mort depuis quel-
que temps, mais par son successeur Dorothée. La situa-
hérent. Il est visible qu'il rie représente qu'un extrait d'un recueil
plus étendu. Les Orientaux n'auraient sûrement pas signé la lettre
Confidimus toute seule, car on y trouve le terme una substantia
{:=. (jiia vTiôffxafft;), contre lequel ils protestèrent toujours. Mais ce
terme pouvait être considéré comme expliqué par les lettres sub-
séquentes, dans l'une desquelles il est remplacé par l'expression
una usia. Il est donc possible qu'ils aient adhéré aux idées conte-
nues dans l'ensemble du dossier. Toutefois leur adhésion a dû
être libellée dans un texte spécial', que l'auteur de nos extraits
aura négligé. Le texte par lequel il introduit les signatures, et
Vexplicit qui vient après, supposent une connexion étroite entre le
concile d'Antioche et les documents romains qui le précèdent.
1 Cod. Theod:, XVI, 1, 2.
GRÉGOIRE UE JSaZIAWZE 423
tion n'était pas aussi claire à Gonstantinople. Là le
parti arien était en force. Soq chef Démophile trônait à
Sainte-Sophie; le clergé sous ses ordres occupait toutes
les églises. Les opposants, macédoniens ou nicéens, en
étaient rigoureusement exclus, tout comme les mélétiens
et les pauliniens à Antioche. A l'avènement de Démo-
phile, les nicéens avaient essayé de se donner un évoque,
dans la personne d'un certain Evagrius;il fut aussitôt
enlevé par la police et interné à Bérée, où il parait être
mort, car on n'entendit plus parler de lui. Les temps*
étant devenus plus favorables, ils sentirent le besoin
de se grouper et de s'organiser. Les néo-orthodoxes d'O-
rient s'empressèrent de leur venir en aide, désireux
qu'ils étaient que la place de Démophile fût donnée à
quelqu'un de leurs amis, et surtout d'empêcher les
Apollinaristes, déjà en mouvement, de s'en emparer
pour eux mêmes. Des négociations s'engagèrent, à la
suite desquelles Grégoire, le fils du vieil évêque de Na-
zianze, fut choisi pour aller prendre la direction de ce
petit troupeau. .
Depuis la mort de ses parents (375), Grégoire, enfin
libre de suivre sa vocation ascétique, s'était enfui de
Nazianze. Laissant Basile se dépêtrer des difficultés qui
l'assiégeaient de toutes parts, il s'était réfugié dans le
monastère de Sainte-Thècle, à Séleucie d'Isaurie, C'est
là qu'il apprit le désastre de Valens et la mort de Basile.
Après s'être bien fait prier, il finit par consentir à ce
qu'on demandait de lui et se rendit à Gonstantinople, où
il ouvrit une petite église dans la maison d'un de ses
42i CHAPITRE XII
parents. Les orthodoxes se groupèrent autour de lui. Son
éclatante vertu et surtout son admirable éloquence lui
recrutèrent bientôt un auditoire sérieux. L'église de
Constantinople, opprimée depuis quarante ans par les
intrigues et la violence, ressuscitait dans cet édifice mo-
deste. Aussi Grégoire avait-il donné à sa chapelle le nom
de Résurrection i(Anastasis). C'e^st là qu'entre tant d'au-
tres homélies, il prononça ses cinq discours sur la Tri-
nité, morceaux classiques de la théologie grecque. L'ora-
toire dissident, grâce à l'éloquence d'or de ce premier
Chrysostome, était plus et mieux fréquenté que les basi-
liques officielles. Les ariens s'en émurent. Dans la nuit
de Pâques (379), une foule furieuse s'élança de Sainte-
Sophie contre l'Anastasis, où Grégoire baptisait ses néo-
phj'tes. C'étaient les vierges et les moines de l'église
arienne, traînant à leur suite les pauvres assistés^ do-,
cile clientèle du clergé dominant. Grégoire crut voir un
cortège de Corybantes, avec Faunes et Mènades. Les
pierres volèrent contre les catholiques; l'évêque en reçut
quelques-unes ; un des siens fut assommé et laissé pour
mort^. Gela n'empêcha pas qu'on ne le rendît responsa-
ble du désordre et qu'on ne le traînât devant les tribu-
naux.
Il pouvait mépriser ces mauvais traitements, venus
d'où on devait les attendre. Plus sensibles lui étaient les
déchirements intérieurs de sa petite communauté. Ou y
sentait le contre-coup du schisme d'Anlioche. Très
1 Détails dans Or. 35, Ep. 11. Carm. de Vita, vers 652-678,
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 425
ferme sur les trois hypostases, Grégoire, s'entendait
traiter de trithéiste. On lui demandait s'il était pour
Paul ou pour Apollo, c'est-à-dire pour Mélèce ou pour
Paulin. Il aurait bien voulu n'être que pour le Christ,
mais cela était difficile.
De sa lointaine Alexandrie, le patriarche Pierre te-
nait l'œil ouvert sur cequise passaità Gonstantinople, et,
toujours dominé par sa vieille rancune contre les Orien-
taux, jadis persécuteurs de son frère Àthanase, il s'in-
quiétait de voir l'orateur cappadocien, l'ami de Basile et
de Mélèce, en passe de recueillir à Gonstantinople la
succession des ariens. Au premier moment il avait écrit
à Grégoire sur le ton le plus amical ; Grégoire, de son
côté, prêchait le panégyrique d'Athanase. A l'Anastasis
on se croyait très sûrs du côté d'Alexandrie. Aussi fit-on
beaucoup d'accueil à un personnage, pourtant bien sin-
gulier, qui venait de ce pays. C'était un certain Maxime,
philosophe cynique, qui trouvait le moyen de combiner
les observances de sa secte avec la profession du christia-
nisme. Athanase avait correspondu avec lui ^ Il avait eu,
en plus d'un endroit^ des difficultés avec la police; mais,
comme il disait avoir été persécuté pour la foi, c'était
un titre de plus à la faveur des gens naïfs. De ce nombre,
il faut l'avouer, était l'homme illustre que les circons-
tances avaient donné pour chef aux catholiques de Gons-
tantinople. En dépit de son bâton, de son manteau de
philosophe et de sa longue chevelure, Maxime fut traité
1 Ep. ad Maximum philosophum (Migne, P. G-, t. XXVI, p. 1085).
A2io chapitre XII
par lui comme un confesseur de la foi, comme un ami
intime ; il le lt)gea chez lui, l'admit à sa table, lui donna
toute sa confiance. Pour qu'il ne manquât rien à ces dé-
monstrations, il l'honora d'un beau panégyrique, pro-
noncé à l'église, en présence du héros i. De son côté
Maxime se montrait très assidu aux sermons de Grégoire,
l'applaudissait à l'église et le soutenait au dehors de la
popularité dont il jouissait en certains cercles.
Or ce Maxime était le candidat de l'évêque Pierre
pour le siège de Gonstantinople. S'il se trouvait auprès
de Grégoire, c'était pour lui souffler son évêché. Une
nuit, l'église Anastasis, grâce à la complicité d'un prêtre,
s'ouvrit pour accueillir une étrange^^assemblée. Des ma-
rins de la flotte annonaire, venue d'Alexandrie, escor-
taient un groupe d'évêques de leur pays, et ceux-ci se
mettaient en devoir de procéder à l'élection et à la con-
sécration de Maxime comme évêque de Gonstantinople.
Grégoire, àquelque distance delà, dormait d'un mauvais
sommeil, car il était malade ; les clercs fidèles repo-
saient de leur côté. La cérémonie commença. Les usages
d'alors ne permettaient pas aux clercs de porter les che-
veux longs. Il fallut donc, comme dit Grégoire, qui mit
plus tard son aventure en satires, a tondre le chien sur
la chaire épiscopale » . Cette opération eut pour résultat
de faire constater que, dans cette célèbre chevelure, il y
avait des éléments artificiels. Tout n'était pas fini, lors-
que l'aurore amena du monde à l'église. Ce fut un beau
1 0}\ 25.
GRÉGOIRE DE NAZIANZË 427
tumulte. Les Egyptiens, troublés, se replièrent en dé-
sordre, et ne trouvèrent d'asile que chez un[^musir,ien du
voisinage. C'est là que, dans un réduit sordide, ils termi-
nèrent leur cérémonie.
On s'imagine la situation de Grégoire. Il se désolait,
il s'accusait de sa naïveté, il voulait s'en aller. Mais ses
fidèles le surveillaient. Dans un de ses discours ils cru-
rent discerner une intention de fuite. Ils s'empressèrent
autour de lui, lui firent mille instances. Gomme il sem-
blait persister: « C'est donc la Trinité, dirent-ils, qui va
partir avec vous ». Grégoire comprit, et resta. Pendant
ce temps, le nouvel évêque, accompagné de ses consécra-
teurs, se rendait à Thessalonique, pour se faire agréer
de Théodose. Il s'adressait mal. L'empereur était infor-
mé : il le repoussa durement. Maxime alors s'embarqua
pour Alexandrie, où il sollicita l'appui del'évèque Pierre
Celui-ci était fort embarrassé. L'affaire avait mal tourné
à Constantinople ; l'empereur était mécontent; pour
comble, le pape Damase, informé par Acholius et ses col-
lègues de Macédoine, protestait énergiquement contre
l'attentat ^ . Pierre fut puni par où il avait péché. Son
évêque de Constantinople lui déchaîna une émeute à
Alexandrie, pour le décider à prendre son parti. Il fallut
que le préfet intervînt et reléguât l'épiscopal cynique
en un lieu où il ne pût compromettre la tranquillité des
rues.
Ce qui ressortait de ces événements, c'est que Gré-
1 J., 237, 238.
428 CHAPITRE XII
goire, en dépit de son incontestable sainteté et de son
éloquence, manquait un peu de sens pratique. Il déplai-
sait sûrement à Pierre d'Alexandrie^ dont le rescrit im-
périal du 27 février avait si hautement relevé le mérite.
Etait-ce vraiment l'homme qu'il fallait, en ce moment,
à la tête de l'église de Gonstantinople ? Théodose,
homme positif, dut avoir de telles pensées. Il s'abstint,
pour le moment, de trancher la question. Cependant il ne
pouvait laisser se prolonger indéfiniment l'incertitude
qui planait, dans la capitale, sur la situation religieuse.
Jusque là il avait été retenu à Thessalonique par ses opé-
rations militaires contre les Goths. Dès qu'il eut les
mains libres de ce côté, il se dirigea vers Gonstantinople,
où il entra le 24 novembre 380.
Deux jours après, les églises furent enlevées aux
ariens et remises aux catholiques. Démophile, pas plus
au dernier moment qu'auparavant, ne montra la moin-
dre velléité d'accepter le symbole de Nicée. Il s'en alla.
Le 26 novembre, l'empereur conduisit Grégoire à Sainte-
Sophie. Une foule énorme s'entassait sur le parcours ;
elle n'était pas toute bienveillante, tant s'en faut; mais
un large déploiement de force militaire assurait l'ordre.
Derrière le prince robuste et imposant, l'oiseau bleu de
Gappadoce menait le triomphe de l'orthodoxie. Le temps
était gris; des nuages d'automne voilaient le ciel mati-
nal. Allait-il pleuvoir sur le concile de Nicée? Ariens et
catholiques regardaient en haut, avec des désirs opposés.
Grégoire entra dans la basilique assombrie, et, pendant
que le cortège impérial prenait place aux tribunes, il
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 429
s'assit dans l'abside, à côté du siège épiscopal. Juste à
ce moment, le soleil; perçant enfin les nuages, rayonna
de toutes les fenêtres: il saluait la victoire. Des cris écla-
tèrent:» Grégoire èvêque ! ». Mais Grégoire, éperdu et
sans voix, faisait défaut à la solennité. A sa place, un
autre èvêque invita l'assemblée à se recueillir pour les
mystères sacrés.
A partir de ce jour Anastasis fut abandonnée ; c'est
à Sainte-Sophie que retentit l'éloquence orthodoxe. Sous
le toit qui avait abrité Eudoxe, le saint de Nazianze
organisa sa vie austère et dévouée. Ce n'est pas sans
peine qu'il put mettre la main à la réorganisation de
sa grande église. Bien des intérêts se trouvèrent lésés ;
Grégoire fut l'objet d'une tentative d'assassinat. Cepen-
dant l'opposition locale désarma peu à peu ; l'illustre
èvêque voyait arriver le moment où sa situation allait
être enfin régularisée et, affermie. Théodose avait décidé
de réunir en un grand concile l'èpiscopat de l'empire
oriental. C'est à cette assemblée que l'on avait remis le
soin de pourvoir d'une manière définitive au gouverne-
ment de l'église de Constantinople.
Les convocations furent lancées. Il semble bien qu'on
n'ait pas invité d'abord les évêques d'Egypte, ni ceux
de rillyricum oriental, dont le plus qualifié était le
métropolitain de Thessalonique. En tout cas, ils n'ar-
rivèrent que longtemps après les autres. Paulin ne parut
pas, ni les quelques évêques de sa communion, comme
Diodore de Tyr et Epiphane de Salamine. Mélèce arriva
430 CHAPITRE XII
de bonne heure, escorté de soixante-dix évêques du
«diocèse » d'Orient; Helladius, le aouvel évêque de Cé-
sarée en Gappadoce, vint aussi, avec les deux frères de
Basile, Grégoire et Pierre, puis ses amis Amphiloque
d'Iconium et Optimus d'Antioche en Pisidie, enfin une
cinquantaine d'évêques de l'Asie-Mineure méridionale,
Lycie, Pamphylie, Pisidie, Lycaonie. En somme cette
réunion épiscopale représentait assez bien le cercle
de Basile. Il manquait à sa victoire, mais son esprit
planait sur l'assemblée. De Galatie et de Paphlagonie,
où les évêchés étaient encore occupés par des ariens,
il ne vint personne. On ne trouve non plus, parmi les
signataires, aucun évêque de l'Asie-Mineure occidentale.
En ces contrées prévalait la confession semi-arienne ou
macédonienne, promulguée à nouveau dans de récents
conciles, tenus à Gyzique et à Antioche en Carie ^. Cepen-
dant Théodose avait cru devoir convoquer aussi les évê-
ques de cette nuance. Ils vinrent, au nombre de trente-six,
à leur tête leur vieux chef Eleusius de Cyzique, cham-
pion célèbre de Vhomoiousios, et son collègue Marcien
de Lampsaque. Eustathe de Sébaste n'était plus là/pour
se joindre à eux. Il avait précédé ou suivi de peu,
1 Sur le concile de Gyzique (ci-clessus, p. 412), voir Basile,
ep. 244, I 9. Celui d'Antioche en Carie est marqué par Socrate
(V, 4, avec "la faute tt); Sypc'a?) -et-Sozomène (VII, 2) peu après
l'avènemen-t de Gratien. Sozomène mentionne ailleurs (VI, 12) un
autre concile tenu en Carie par 34 évéques, au moment où devait
se réunir le concile de Tarse (ci-dessus, p. 367), c'est-à-dire une
douzaine d'années plus tôt. Il semble bien que ces deux assemblées
n'en font qu'une et qu'elle doit se placer en' 318 ou 379.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 431
dans la mort, son ancien ami Basile ; le plus jeune frère
de celui-ci, Pierre, l'avait remplacé comme évêque de
§ébaste.
Ce fut en vain que l'on discuta longuement et ami-
calement avec les « Macédoniens )' et que, dans une ho-
mélie 1 prononcée à Sainte-Sophie le jour de la Pente-
côte (16 mai), Grégoire traita, avec les plus grands
ménagements, le sujet du Saint-Esprit. Eleusius et son
monde maintinrent obstinément leur attitude. Il fallut
se résigner à se séparer d'eux. On le fit avec d'autant
plus de regret que, soit à Gonstantinople, soit ailleurs,
ces dissidents comptaient dans leurs rangs nombre de
personnes recommandables.
La question du titulaire de Gonstantinople fat réglée
sans difficulté, entre amis. Ce n'était qu'une question
de forme, car Grégoire était bien évidemment, et depuis
longtemps, le candidat de Mélèce ; l'appui de tous les
Orientaux lui était assuré. On peut penser si les frères
et les amis de Basile étaient heureux de lui donner
leurs suffrages. Aucune opposition ne se manifesta.
Personne ne pouvait prendre au sérieux les titres de
Maxime le Cynique, répudié en Orient par tout le monde,
même par les Egyptiens. Quant à la consécration forcée
que Grégoire avait reçue de Basile, tout le monde
savait qu'elle n'avait été suivie d'aucune prise de pos-
session ; que le soi-disant évêque de Sasima avait sans
cesse protesté contre la violence qu'on lui avait faite ;
1 Or. 41
432 CHAPITRE XII
qu'il n'avait jamais exercé lès fonctions épiscopales à
Sasima; que, s'il les avait exercées à Nazianze, c'était
comme auxiliaire de son père, jamais comme évêque
en titre. On ne pouvait donc dire qu'il se transférait
d'un siège à un autre. C'est de la solitude et non point
d'un autre évêché qu'il était venu à Gonstantinople.
Tout cela était clair comme le jour. Grégoire fut
installé définitivement par le concile et par son chef
Mélèce. Vingt ans s'étaient écoulés depuis que celui-ci
avait été lui-même appelé au siège d'Antioche par les
chefs du parti arien d'alors, par les amis d'Euzoïus et
d'Acace, de Dorothée et de Démophile. Si Grégoire
n'avait pas signé la formule de Rimini, son père, l'évê-
que de Nazianze, l'avait fait. Si le concile n'était pas
une assemblée de convertis, bon nombre de ses mem-
bres pouvaient avoir des souvenirs gênants. Dans l'en-
semble on revenait de loin. Mais on avait été assez
molestés sous Valens pour être autorisés à ne pas s'in-
quiéter, sous Théodose, d'un passé déjà lointain. Quoi
qu'on eût été jadis obligé de taire ou de signer, on
n'en avait pas moins gardé la vraie foi, on avait su la
maintenir au prix des plus durs sacrifices, et c'était d'un
cœur sincère qu'on l'acclamait en des temps paisibles.
Et ce qu'on avait fait, on l'avait fait tout seuls, tenus
à distance et en suspicion par les Occidentaux et les
Egyptiens. On avait même conscience d'avoir défendu
contre leurs défiances la formule des trois hypostases,
complément nécessaire du consubstantiel nicéen. Basile
triomphait sur toute la ligne. Quand son ami Mélèce,
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 433
défendu par lui avec tant de persévérance, prit la main
de Grégoire pour le conduire au trône de Sainte-Sopiiie,
combien durent évoquer l'image du grand évêque de
Césarée I L'église d'Antioche payait sa dette à Basile,
en même temps qu'elle réparait magnifiquement les
torts qu'il pouvait avoir eus jadis envers son frère de
cœur. Meilleur service ne pouvait être rendu à son il-
lustre mémoire.
Mélèce mourut dans ces beaux jours. L'installation
de l'évêque de Gonstantinople fut la dernière céré-
monie qu'il présida. On célébra ses funérailles avec
la plus grande pompe ; Grégoire de Nysse prononça
l'oraison funèbre.
Cette disparition ouvrait une question des plus
graves. Rentré à Antioche au déclin de l'année 378,
Mélèce avait cherché à s'arranger avec Paulin. Sur les
démarches ou conventions qui se produisirent à ce
propos, nous ne sommes renseignés que par des lé-
gendes'. Est-il vrai que Mélèce ait proposé à Paulin
de siéger ensemble, avec le livre des Evangiles au mi-
lieu d'eux ? Ou que, tout au moins, il ait été convenu
que le premier qui mourrait n'aurait pas de successeur?
On n'en sait rien. Sur le dernier point, les pieux désirs
1 Socrate, V, S (cf. Sozom,, VII, 3), combine ensemble deux
récits, l'un favorable à Paulin, l'autre où ses adhérents sont trai-
tés de Lucifériens. Théodoret, V, 3, n'est pas plus rassurant. Il
n'est même pas sûr que le magister mililwn Sapor, chargé de faire
la remise des églises d'Antioche aux catholiques, ait instrumenté
au temps de Mélèce plutôt qu'au temps de Flavien.
DUCHE3NE. Hist. anc. de l'Egl, — T. H. 28
434 CHAPITRE XII
des gens sensés de tout bord ne pouvaient manquer
de converger: il est sûr que des suggestions en ce sens
étaient venues de l'Occident, spécialement de l'entourage
de saint Ambroise *. Mais en Occident on ne se préoccu-
pait que du droit théorique, et, pour le détail des choses,
on acceptait les appréciations alexandrines. Sur les
lieux mêmes il était évident que la communauté de
Paulin était peu importante, que Mélèce était l'évêque
réel et que l'église rivale n'existait que par la grâce
d'Alexandrie et de l'Occident.
Le fait que la succcession de Mélèce s'ouvrait à Gons-
tantinople et au milieu d'un grand concile, composé à
peu près uniquement de ses partisans, n'était pas propre
à favoriser la solution que souhaitaient, avec les Occi-
dentaux, les gens sensés d'Orient. Ceux-ci trouvèrent
un porte-parole dans le nouvel évêque de Gonstanti-
nople. Grégoire insista beaucoup pour qu'on se ralliât
à Paulin. On ne l'écouta pas. Le groupement des Mélé-
tiens, leur faveur nouvelle, les succès obtenus, tout
les excitait. Comme au temps d'Eusèbe de Nicomédie
et du concile de Sardique, ils prenaient conscience de
leurs avantages en face de l'Occident. « N'est-ce pas,
disaient-ils, en Orient que le Christ est né ? » — « Oui,
répondait Grégoire ; et c'est en Orient aussi qu'on l'a
tué ». Il eut beau faire ; les évêques décidèrent que
Paulin ne serait pas reconnu et qu'on donnerait un suc-
cesseur à Mélèce.
1 Lettre du concile d'Aqiiilée, Ambr., Ep. 12, 5; cfr. 13, 2.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 435
Grégoire eir fut désolé. Ce concile, qu'il présidait
depuis la mort de Mélèce, commençait à l'agacer. « Les
plus jeunes, dit-il \ jacassaient comme une troupe de
geais, et s'acharnaient comme un essaim de guêpes ;
quant aux vieux, ils se gardaient bien de modérer les
autres ».
En ce milieu déplaisant, sa chère solitude lui revenait
à l'esprit, avec ses souvenirs de calme et de religieuses
méditations. Il commença à déclarer^que, puisqu'on ne
l'écoutait pas, le mieux pour lui était de s'en aller. Tel
n'était pas le désir des évêques : ils insistèrent beaucoup
pour qu'il restât au poste où ils l'avaient mis. Sur ces
entrefaites arriva l'évêque de Thessalonique, iVcholius,
et le nouveau pape alexandrin, Timothée, qui, depuis
quelques mois, avait succédé à Pierre. « Ils soufflaient
l'âpre vent d'Occident », dit Grégoire 2, c'est-à-dire qu'ils
étaient favorables à Paulin. A ce point de vue, c'était
du renfort qui arrivait à l'évêque de Gonstantinople.
Malheureusement ils ne le goûtaient guère lui-même,
ou plutôt ils ne se résignaient pas à ce que le siège de
Gonstantinople eût été pourvu par les successeurs d'Eu-
sèbe de Nîcomédie et de Léonce d'Antioche. On les vit
prendre position pour les règles ecclésiastiques, inci-
denter sur Sasima et Nazianze, protester contre les
translations d'un évêché à un autre.
Ces absurdités exaspérèrent Grégoire. Assez de niai-
series, assez de conflits hypocrites I Dans un dernier
1 Carm. de Vita, v. 1680-1699.
2 Ibid., V. 1802.
436 CHAPITRE XII
discours il rendit ses comptes spirituels et fit les plus
touchants adieux à son peuple, à la ville de Constantin,
à son église Anastasis, à Sainte-Sophie, aux Saints-Apô-
tres, au concile, à l'Orient et à l'Occident, à l'Occident
pour qui et par qui il souffrait persécution. Puis il par-
tit pour Nazianze. Acholius et Timothée avaient fait là
une belle besogne.
A la place laissée vacante, on élut un homme du
monde, Nectaire, cilicien d'origine, qui avait été fonc-
tionnaire à Constantinople. Son passé n'avait rien
d'austère ; mais sa barbe avait blanchi ; il était main-
tenant affable et grave. L'évêque de Tarse, Diodore,
ascète célèbre, lui trouva un air sacerdotal ; il adjoignit
son nom à la liste des candidats proposés à l'empereur.
Théodose le désigna ^ On s'aperçut alors qu'il n'était
pas encore baptisé. C'était le cas de saint Ambroise,
moins la haute vertu et les capacités de l'évêque de
Milan. L'empereur estima peut-être que Nectaire serait
un autre Ambroise. Il se trompait ; mais, en un mo-
ment où l'église de Constantinople, après tant de dé-
chirements, avait si grand besoin de repos, Nectaire,
enclin à ne pas trop s'effaroucher pour des nuances,
était peut-être, en dépit ou à cause de ses lacunes,
l'homme de la situation.
Sous sa présidence, évidemment honoraire, le con-
cile acheva ses travaux. Peut-être même les avait- il ter-
minés auparavant. Les quatre canons qui les résument
1 Sozom., VII, 8.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 437
ne se ressentent aucunement de l'influence alexandrine.
On a peine à croire que Timothée ait contribué à leur
rédaction K ""
Le premier de ces canons proclame à nouveau la foi
de Nicée et porte anathème contre toutes les hérésies,
nommément celles des Eunomiens ou Anoméens, des
Ariens ou Eudoxiens, des Semiariens ou Pneumatoma-
ques, des Sabelliens, Marcelliens, Photiniens, ApoUina-
ristes. Le second interdit aux prélats de se mêler des
affaires d'autres « diocèses » civils que les leurs ; l'évè-
que d'Alexandrie bornera sa sollicitude à l'Egypte; l'ad-
ministration religieuse de l'Orient ne regarde que les
évêques d'Orient, qui tiendront compte de ce qui a été
réglé à Nicée sur les prérogatives de l'église d'Atitioche;
il en sera de même pour les diocèses d'Asie, de Pont et
de Tbrace. Quant aux chrétientés situées en dehors^des
frontières de l'empire, elles seront régies selon l'usage
établi. Par le troisième canon, l'évêque de Gonstantinople
se voit attribuer la prééminence honorifique (toc TrpeaSeTa
zriç, Ti[7,^ç) après l'évêque de Rome, « parce que Gonstan-
tinople est une nouvelle Rome ». Enfin le dernier canon
règle l'affaire de Maxime le Cynique : il n'est pas re-
connu comme évêque, et tous ses actes, surtout ses ordi-
nations, sont frappés de nullité ^.
1 Son nom cependant, avec celai d'un évêque d'Oxyrynque,
figure dans la liste des signatures, laquelle est, à certains endroits,
un peu artificielle.
2 Les trois canons qui, dans les collections canoniques, font
suite à ceux-ci, représentent des adjonctions postérieur'^''.
438 CHAPITRE XII
Pour qui sait lire, ces décisions conciliaires représen-
tent autant d'actes d'hostilité contre l'église d'Alexandrie
et ses prétentions à l'hégémonie. On est orthodoxe, cela
est sûr, et l'on condamne toutes les manifestations héré-
tiques du temps; mais on a soin, en les énumérant, d'y
comprendre les Marcelliens, vieux clients d'Alexandrie,
qu'elle avait encore, tout récemment, couverts de son
patronage. Si l'on tient tant à ce que chacun se mêle de
ses affaires et reste dans son ressort « diocésain », c'est
parce qu'on entend exclure l'ingérence du pape égyptien
dans les affaires de Gonstantinople, Antioche et autres
lieux. Si la prééminence de Gonstantinople est relevée,
sans que l'on conteste celle de Rome, c'est pour échapper
à celle d'Alexandrie. Il eût peut-être été inutile de rappe-
ler ré&hauffourée du Maxime ; mais, comme le souvenir
en était désagréable aux Alexandrins, on ne manqua pas
de le raviver.
En somme on se souvenait trop des vieilles querelles.
Grégoire avait bien raison de s'enfuir : l'heure n'était pas
aux pacifiques. Si l'on avait été plus sage, on aurait pu
se demander de quel côté, d'Alexandrie ou de l'Orient,
les ingérences dans les affaires d'autrui avaient été plus
nombreuses et plus nuisibles. N'était-ce pas une atïaire
égyptienne que celle d'Arius ? Qui l'avait envenimée?
Eusèbe de Nicomédie et ses complices de Bithynie et de
Syrie. Etaient-ce des évêques égyptiens qui avaient
mené le ramage du concile de Tyr? D'où étaient venus
les compétiteurs d'Athanase, les Grégoire et les Georges?
A ce déchaînement contre lui, Athanase avait-il donné
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 439
prétexte en entreprenant sur le domaine d'autrui? On se
défiait de la prépotence alexandrine : n'avait-on pas usé
et abusé de celle d'Antioche ?
Tout cela fut oublié, sous l'inspiration des rancunes
présentes. On sacrifia même le vieux prestige d'Antioche.
La métropole traditionnelle de l'Orient, second berceau
du christianisme, afî"aiblie en ce moment par le schisme,
ne sembla pas être un rempart suffisant contre le dan-
ger alexandrin. Gomme centre de ralliement on lui pré-
féra la ville de Constantin, la nouvelle Rome. Constance,
Julien, Valens, avaient résidé le plus souvent à Antioche:
les nécessités militaires les appelaient du côté de la fron-
tière perse. Maintenant le Danube était plus inquiétant
que l'Euphrate; on pouvait prévoir qu' Antioche serait
délaissée pour Constantinople. L'évèque de cette grande
ville était appelé à bénéficier, pour son influence, du
voisinage de la cour impériale et des administrations
supérieures. A ce point de vue il héritait de la situation
de l'évèque d'Antioche. .Jamais il n'oublia ces origines.
L'histoire ecclésiastique d'Orient va retentir longtemps de'
sa rivalité avec son collègue d'Alexandrie.
Outre ces déterminations pratiques, les évêques rédi-
gèrent une exposition doctrinale que nous n'avons plus.
Elle affectait sans doute la forme d'une lettre adressée
soit à l'épiscopat tout entier, soit à certaines églises ^
Pendant que les évêques rentraient chez eux, Théo-
1 La lettre synodale de 382, qui va être citée, est le seul docu-
ment qui parle de cette exposition (TÔfioç). Elle suppose, cerne
semble, que le pape Damase en avait le texte. Il n'y a sûrement
440 CHAPITRE XII
dose publiait, le 30 juillet 381, une loi prescrivant de
remettre partout les égli^ses aux orthodoxes, et, pour
qu'il n'y eût pas d'incertitude, il indiquait, dans chaque
diocèse civil, les prélats dont la communion serait, pour
les fonctionnaires, la garantie de l'orthodoxie. Pour la
Thrace c'étaient, avec Nectaire de Constantinople, l'évê-
que de Scythie et celui de Marcianopolis ; pour lEgypte,
Timothée ; pour le Pont, Helladius de Gésarée, Otreius
de Mélitène et Grégoire de Nysse ; pour l'Asie, Amphi-
loque d'iconium et Optime d'Antioche en Pisidie; pour
l'Orient, Pelage de Laodicée et Diodore de Tarse. Les
villes chefs-lieux des diocèses d'Asie et d'Orient, Ephèse
et Antioche, n'avaient pas d'évèque, ou plutôt celui
d'Eplièse était macédonien, et l'on attendait encore, à
Antioche, que Mélèce reçût un successeur. Celui-ci fut
élu peu après: ce fut Flavien, le vieux compagnon de
luttes de Diodore, devenu, lui, évêque de Tarse. Flavien
avait tous les titres et toutes les qualités possibles;
malheureusement son élection se produisait en de telles
conditions que, ni à Rome, ni à Alexandrie, il n'était pos-
sible de l'agréer.
Cependant le vent d'ouest, dont l'âpreté était si dé-
sagréable aux Orientaux, se mit à souffler de nouveau.
aucune connexion entre cette pièce, qui contenait des anathèines
contre les nouvelles doctrines (anoméisme, macédonianisme, apol-
linarisme), et le symbole dit de Nicée-Gonstantinople, celui qu'on
chante maintenant à la messe. Celui-ci n'a rien à voir avec le
concile de 381. Sur cette question, souvent débattue, voir l'article
de Harnack dans l'Encj^clopédie de Hauck, t. XI, p. 12-28.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 441
I/empereur Théodose reçut des lettres * d'un concile
tenu à Aquilée à peu près en même temps que celui
de Gonstantinople. A ce coneile avaient pris part ua
certain nombre d'évêques du nord de l'Italie, entre
autres Valérien d'Aquilée et Ambroise de Milan, avec
des délégués de l'épiscopat des Gaules et de celui d'Afri-
que. On remerciait l'empereur oriental d'avoir rendu
les églises aux catholiques, mais on déplorait qu'entre
ceux-ci la concorde ne. régnât pas. Timothée d'Alexan-
drie et Paulin d'Antioche, avec qui on avait toujours été
en communion, avaient des sujets de plainte de la part
de ceux « dont la foi s'était, par le passé, montrée chan-
celante» 2. Il était à souhaiter que cette affaire fût ré~
glée en un grand concile: on pourrait le tenir à Alexan-
drie même.
Peu après, le lamentable Maxime arrivait à Aquilée,
où le concile était encore réuni^; il parvenait à s'insinuer
dans les bonnes grâces d'Ambroise, lui exhibait des
lettres de Pierre d'Alexandrie et lui exposait à sa façon
l'histoire de son ordination. L'évêque de Milan ne prit
pas le temps de se renseigner à Rome ; il crut ce qu'on
lui racontait;, et de nouvelles lettres * des évêques d'Italie
portèrent à Gonstantinople une protestation en faveur
de cet étrange client, dont les droits, aux yeux d'Am-
1 Ambr., Ep. 12, Quamlibet.
2 « Quorum fides superioribus temporibus haesitabat n.
3 Ceci paraît résulter de la lettre n. 13 de saint Ambroise
{Sanctum, c. 4), dont le texte est en mauvais état.
4 Lettre perdue, mentionnée dans la suivante, Ep. 13, Sanctum
anitnum.
442 CHAPITRE XII
broise, primaient ceux de Grégoire de Nazianze. Sui-
vant lui, le synode réuni dans la capitale de l'empire
d'Orient devait à tout le moins surseoir jusqu'au grand
concile demandé par la précédente lettre. On ne l'écouta
pas ; peut-être sa protestation arriva-t-elle trop tard.
Bientôt il apprit que Maxime avait été écarté, Grégoire
installé, et même pourvu d'un successeur dans la per-
sonne de Nectaire. De même, à Antioche, on avait rem-
placé Mélèce, en dépit de toutes les conventions ou
suggestions de sens contraire. Pour la troisième fois,
Ambroise s'adressa à Théodose, en son nom et au nom
des évêques du diocèse d'Italie ^ sur l'avis, dit-il, de
l'empereur Gratien, déclarant que de telles affaires n'au-
raient pas dû être résolues en dehors de l'épiscopat occi-
dental, qui avait droit à savoir avec qui il devait être
en rapports de communion.
Ces protestations, probablement soutenues par le
pape Damase et par l'empereur Gratien, déterminèrent ^
Théodose à accepter l'idée d'un concile commun, où se
réuniraient les deux épiscopats d'Orient et d'Occident.
Il invita celui d'Orient à envoyer, à cet effet, des dé-
légués à Constantinople, et l'on s'entendit pour que l'as-
semblée se tînt à Rome.
1 Ep. 13, Sanclum animum. Par son intitulé et son texte cette
lettre trahit une date postérienre au concile d'Aquilée. Le groupe
épiscopal, au nom duquel écrit Ambroise, est celui des évéques
du diocèse d'Italie, qu'il faut bien distinguer du groupe des évé-
ques du diocèse suburbicaire, lesquels relevaient directement du
pape et n'avaient rien à voir avec l'évéqne de Milan.
2 II semble avoir fait des o])jections ; la lettre 14 de saint Am-
broise, Firlt>i tuae, en a conservé trace.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 443
On a peu de renseignements sur ce concile. Paulin
d'Antiochey assista, en compagnie d'Epiphane, métropo-
litain de l'île de Chypre. Acholius de Thessalonique y
vint aussi. On peut croire que l'évêque d'Alexandrie y fut,
à tout le moins, représenté. Quant aux « Orientaux » pro-
prement dits, à ceux qui avaient tenu concile, l'année
précédente, à Gonstantinople, ils se dérobèrent, coniime
leurs ancêtres spirituels l'avaient fait à Sardique, qua-
rante ans plus tôt. Cependant on doit reconnaître
qu'ils y mirent plus de formes. Trois d'eritre eux furent
envoyés à Rome, porteurs d'une lettre aigre-douce dont
nous avons le texte '. Elle s'ouvre par une description
du triste état où la politique religieuse de Valons avait
mis l'Eglise en Orient: on rappelle discrètement que les
Occidentaux ne se sont guère mis en peine de leurs frè-
res malheureux, puis on les remercie de l'intérêt qu'en
des jours meilleurs on les voit témoigner. On se serait
rendu avec plaisir au concile de Rome; mais on est venu
à Gonstantinople sans se douter qu'il s'agissait d'un si
long voyage, pour lequel on n'avait pas d'instructions de
ses collègues. Pour les consulter, ir est désormais trop
tard. « Ces raisons et bien d'autres nous empêchent de
nous rendre en plus grand nombre auprès de vous. Tou-
tefois, pour améliorer la situation, et vous témoigner
netre affection, nous avons prié nos frères dans l'épisco-
pat, Gyriaque, Eusèbe et Priscien, de vouloir bien entre-
prendre le voyage. Par eux nous vous manifestons nos
1 Théodoret, V, 9.
444 CHAPITRE XII
sentiments pacifiques et tendant à l'union i, en même
temps que notre zèle pour la vraie foi ». Ici était expo-
sée la foi de l'Eglise orientale, conforme au symbole de
Nicée, la Trinité consubstantielle en trois hypostases,
rincarnation du Verbe parfait en une humanité parfaite.
Pour le détail, les Occidentaux étaient renvoyés à la con-
fession (tojaoç) d'Antioche ^ et à celle du concile « œcu-
ménique » tenu l'année précédente à Gonstantinople.
Quant aux questions de personnes, elles ont f té résolues
suivant les règles traditionnelles et le décret de Nicée,
qui en remet le soin aux évêques des diverses provinces.
C'est ainsi que Nectaire a été établi à Gonstantinople,
Flavien à Antioche et~que Cyrille a été reconnu à Jéru-
salem. Tout cela s'est fait régulièrement, et les Occiden-
taux n'ont qu'à s'en réjouir.
En somme les Orientaux, constatant qu'aucun dissen-
timent sur la foi ne les séparait plus des Occidentaux,
refusaient à ceux-ci le droit de s'ingérer dans leurs
affaires intérieures. A vrai dire, les circonstances étaient
faites pour justifier, à leurs yeux, une telle attitude. On
ne pouvait compromettre indéfiniment la paix de l'Orient
pour les intérêts de Paulin et de sa petite église. On
avait peut-être eu tort de ne pas rallier ce vieil obstiné
en lui donnant la succession de Mélèce; mais pouvait-on
oublier que, s'il était devenu si encombrant, c'était la
faute des Occidentaux, qui l'avaient consacré et soutenu ?
1 Ty)v rj[X£Tépav upoaipeo-tv E(py)vtXY5V oyaavxal <jx6iîov IvcoaEwç ^^(OUffav.
2 Celle de 379, ci-dessus, p. 421.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 445
C'était à eux de s'en débarrasser et d'en débarrasser
les autres. Il eût, du reste, èîé bien dangereux d'aller
plaider contre Paulin par devant ceux qui le défen-
daient avec le parti pris de ne pas se déjuger. Fal-
lait-il, en ce qui regardait Gonstantinople, affronter
le jugement d'Ambroise, qui, l'année précédente, s'était
laissé surprendre par cet imposteur de Maxime et ne
songeait pas encore à l'abandonner? Non, non. Des
gens capables de soutenir Paulin contre Mélèce, Ma-
xime le Cynique contre Grégoire de Nazianze, des
gens dont Marcel, Eustathe, Apollinaire *, Vital, avaient
été les clients, n'étaient vraiment pas au courant des
■choses et des personnes orientales. Le mieux était
de s'arranger entre soi et de laisser le temps, ce
sage médecin, cicatriser les plaies qui, çà et là, sai-
gnaient encore. '^
Ainsi pensaient les Orientaux. Aussi le concile de
Rome, tenu sans eux, ne put avoir aucun effet. Cepen-
dant il ne semble pas que cette assemblée ait soutenu
les revendications d'Ambroise en faveur de Maxime le
Cynique. Il faut croire que l'évêque de Milan, mieux in-
formé, les avait abandonnées de lui-même. Théodose
insista, alors, je pense, pour que Nectaire fût reconnu à
Rome. Des dignitaires de sa cour, appuyés par les dé-
légués de l'épiscopat d'Orient, firent le nécessaire auprès
du pape et obtinrent qu'il envoyât à ConstantinOphe des
1 Daus sa lettre Fidei luae (ep. 14), Ambroise réclame encore
pour Apollinaire un jugement contradictoire.
446 CHAPITRE XII
lettres de communion i. L'affaire d'Antioche, elle, de-
meura en l'état.
1 Fait rappelé par le pape Boniface. dans une lettre de l'an-
née 422 (J., 365;.
CHAPITRE XIII
Le pape Damase.
L'Occident et l'église romaine avant l'emi^ereur Constance. —
Exils d'évêques. — L'intrusion de Félix. — L'élection pontificale
de 366 : Damase et Ursinus. — Emeutes romaines. — Acharne-
ment d'Ursinus contre Damase. — Les sectes de Eome. — Damase
et le bras séculier. — Les conciles contre les ariens. — Ambroise
évéque de Milan. — Nouvelles intrigues contre Damase : Isaac lui
fait un procès criminel. — Concile romain de 378. — Rescrit de
Gratien à Aquilinus. — Concile d'Aquilée. — Concile romain de
382. — Jérôme et ses débuts : son séjour au désert syrien. — Ses
rapports avec le pape Damase. — Son succès à Rome : Paule et
Marcelle. — Les inscriptions damasiennes et le culte des martyrs.
— Sirice succède à Damase. — Départ de Jérôme pour la Pales-
tine,
Sauf l'Â-frique, où sévissaient des discordes impies,
la paix régna dans les églises de l'Occident latin jusqu'au
moment où l'empereur Constance y transporta les que-
relles de l'Orient. On s'y occupait paisiblement de panser
les plaies de la persécution, de relever les édifices sa-
crés, de les agrandir en vue des recrues fort nombreuses
qui venaient au christianisme, enfin de compléter ce qui
manquait à l'organisation. Des évêchés nouveaux se
fondaient un peu partout, à mesure que les groupes
chrétiens prenaient de l'importance. On tenait sans doute
des conciles, bien que nous n'entendions parler que de
ceux qui furent convoqués à propos des Donatistes et
des Ariens. Celui d'Arles, en 314, eut une importance
448 CHAPITRE XIII
spéciale. C'était une sorte de concile œcuménique, comme
on ne tarda pas à dire, où les évêques s'étaient rassem-
blés de toutes les parties de l'empire de Constantin. Le
pape n'y assista pas ; il envoya à sa place deux prêtres
romains. C'est l'inauguration d'une pratique à laquelle
on demeura longtemps fidèle. Bien rares furent les papes
qui s'absentèrent de Rome, surtout pour les affaires ec-
clésiastiques : maior a longinquo reverentia.
Au moment du concile d'Arles, le pape Miltiade * ve-
nait d'être remplacé par Silvestre. Celui-ci siégea pres-
que jusqu'à la fin du règne de Constantin. Il a un grand
nom dans la légende, mais son histoire est inconnue.
Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il fut accusé par des
« sacrilèges » et que l'empereur évoqua l'affaire à son
tribunal personnel^. Jules, qui le remplaça après l'éphé-
mère épiscopat de Marc, ne serait pas moins ignoré s'il
ne s'était trouvé mêlé aux affaires orientales. L'histoire
intérieure de l'église romaine, en cette première moitié
du quatrième siècle, semble s'être déroulée sans épiso-
des. Le nombre des chrétiens augmentait prodigieuse-
ment. Aux anciens lieux de culte, rétablis en hâte au
1 Miltiade, 2 juillet 3i 4-11 janyier 314; Silvestre, 31 janvier 314-31
décembre 335 ; Marc, 336 (18 janvier-7 octobre) ; Jules, 6 février 337-12
avril 332.
2 Lettre du concile romain de 378 aux empereurs Gratien et
Valentinien II. Il s'agit sans doute de quelque procès criminel
intenté par les Donatistes. C'était une tactique assez commune
bhez les gens à qui les évêques déplaisaient pour motif religieux,
que de chercher à les déconsidérer en les traînant devant les tri-
bunaux séculiers.
LE PAPE DAMASE 449
lendemain de la persécution, de nouvelles églises s'ajou-
taient ^ sans cesse. On recherchait, dans les cimetières
suburbains, les tombes des martyrs ; on se plaisait à les
•décorer ; souvent même on élevait au-dessus d'elles des
chapelles plus ou moins somptueuses. Là se célébraient
des fêtes d'anniversaire, dont on dressa de bonne heure
le calendrier ^ A l'accroissement de la population fidèle
correspondait naturellement un grand développement des
services et du personnel ecclésiastique.
Saint Athanase, qui vint à Rome, en 339, fit sensa-
tion dans les meilleurs cercles. Il était en situation de
raconter aux dames romaines la vie extraordinaire des
solitaires Antoine et Pacôme et de leurs disciples ^ A ce
moment furent jetées les premières semences de voca-
tions aristocratiques qui portèrent bientôt leurs fruits.
L'église romaine avait eu, au temps de Silvestre,
communication officielle de la condamnation d'Arius par
1 Titulus Equitii (S. Martine ai Monti), sous Silvestre; tilulus
Marci (S. Marco), sous Marc; titulus Julii (S. Maria in Trastevere),
avec une autre basilique (SS. Apostoli) près du forum de Trajan,
sous Jules; basilica Liberiana (S. Maria Maggiore) sous Libère ;
tHulus Damasi (S. Lorenzo in Damaso) sous Damase.
2 Le férial philocalien est de l'année 336; il est probable que
celui qui est entré dans la compilation du martyrologe hiérony-
mien remontait plus haut encore.
3 On raconta depuis qu'il avait amené à Rome quelques-uns de
ces ascètes. Palladius {Hist. Laus., 1) nomme Isidore, l'hospitalier
d'Alexandrie, et Socrate (IV, 23) Ammonius Parotes. Mais, au
rapport même de Palladius, Isidore ne pouvait avoir que 21 ans
lors du voyage d'Athanase et Ammonius, qui mourut en 403, n'était
guère plus âgé.
DcCHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 29
450 CHAPITRE XIII
l'évêque d'Alexandrie. Invité au concile de Nicée, le
pape y avait envoyé, comme au concile d'Arles, deux
prêtres chargés de le représenter. Sur ces questions de
doctrine, les Romains étaient en paix. Les temps d'Hip-
polyte, de Galliste, de Tertullien, étaient désormais bien
loin. En fait de formules, quand on sentait le besoin
d'en employer, on avait celle de Tertullien et de Nova-
tien, (( une substance, trois personnes », qui paraissait
suffire à tous les besoins. Jadis, quand on parlait grec,
le terme d'homoousios avait été en honneur ; on le tradui-
sait maintenant par consubstantialis, identifiant ainsi les
deux mots oùaia et ùizéavocaiç. C'est la terminologie que
les légats de Silvestre recommandèrent au concile de
Nicée et qu'ils y firent adopter.
Quand, en 340, le concile romain, présidé par le pape
Jules, vit comparaître devant lui, dans une des basiliques
de la ville, les évêques d'Alexandrie, d'Ancyre et de
Gaza, la question dogmatique ne souleva aucune diffi-
culté. Des trois appelants, Marcel d'Ancyre était le seul
qui eût été condamné en Orient pour sa doctrine. Lui
aussi était pour l'unité de substance et la trinité de per-
sonnes : les Romains n'eurent aucune peine à s'entendre
avec lui.
De tout cela, rien n'était résulté pour l'opinion ro-
maine, on peut même dire latine, si ce n'est l'impression
que l'Eglise était, dans l'empire de Constance, tout
comme en Afrique, travaillée par de profonds dissenti-
ments. De ces troubles lointains on ne pouvait se préoc-
cuper outre mesure. Pourtant certains diîïérends avaient
LE PAPE DAMASE 451
été portés officiellement devant l'église romaine : les évê
ques de l'Occident commencèrent à voir qu'il faudrait se
mêler de ces affaires orientales. Un certain nombre d'en-
tre eux prirent part au concile de Sardique, dont l'issue,
comme on l'a vu plus haut, ne répondit pas aux espé-
rances de ceux qui l'avaient réuni. Irrités contre les dé-
fenseurs d'Athanase, les Orientaux prononcèrent des
sentences de déposition contre le pape Jules, l'évêque de
Trêves Maximin, Hosius de Gordoue et quelques autres.
Ces sentences, il e'st vrai, n'eurent aucun effet; ni elles,
ni celles qui leur répondirent du côté latin n'empêchè-
rent les négociations de reprendre, l'année suivante, en-
tre les deux épiscopats. Les évêques allaient et venaient
de Milan à Antioxihe, d'Antioche à Milan. Ces négocia-
tions, toutefois, étaient l'affaire des chefs ; dans son en-
semble, l'épiscopat n'y était que faiblement mêlé ; la
masse des fidèles et du clergé s'en désintéressait absolu-
ment.
Il n'en fut plus de même à partir de 353, quand
l'empereur Constance, maître des deux moitiés de l'em-
pire, entreprit de rallier l'épiscopat occidental à la croi-
sade que l'on soutenait en Orient contre Athanase et
contre le symbole de Nicée. Il y réussit, non toutefois
sans susciter quelques oppositions, qui furent matées
durement. Depuis la grande persécution on était accou-
tumé à voir les évêques gouverner paisiblement leurs
églises. La liste des exilés, des confesseurs, se rouvrit
sous les auspices du fils de Constantin. Plusieurs églises
se virent privées de leurs chefs ; ainsi, en Gaule, celles
453 CHAPITRE XIU
de Trêves, Poitiers, Toulouse ; en Sardaigne, celle de
Gagliari; en Italie, celles de Milan et de Verceil. Les exi-
lés étaient parfois remplacés par des gens venus de Gap-
padoce ou de quelque autre pays oriental, qui parlaient
à peine le latin. Auxence de Milan est le plus célèbre de
ces immigrés. Il faut citer aussi Epictète, installé à Gen-
tumcellae (Givita-Vecchia), personnage des moins recom-
mandables.
Mais où le trouble fut le plus lamentable, c'est à
Rome. Au moment où Gonstance pénétra en Italie
(été 352), le pape Jules venait d'être remplacé par Li-
bère (47 mai). On a vu plus haut quelle fut son attitude
en ces tristes affaires, comment il fut enlevé de Rome et
exilé au fond de la Thrace.
La violence dont il fut l'objet avait fort ému la popu-
lation chrétienne. Sur le premier moment, les clercs
firent de grandes manifestations de fidélité. Dans une
assemblée solennelle, prêtres^ diacres, et autres clercs
jurèrent devant les fidèles que, Libère vivant, ils n'accep-
teraient aucun autre évêque ^. Parmi les plus décidés
figurait l'archidiacre Félix^ avec le diacre Damase, qui,
lui, était parti avec Libère, mais revint peu après. Ce
beau feu s'éteignit bientôt. La cour résolut de remplacer
Libère. Gette fois-ci on ne jugea pasàpropos de recourir
au personnel cappadocien : le nouveau titulaire fut choisi
dans les rangs du clergé romain. L'archidiacre Félix,
1 Sur ceci, voir Coll. Avell., n. 1 : Quae gesta sunt inter'JÂberhim
et Felieem episcopos. Le serment est attesté aussi par saint Jérôme,
dans sa Chronique, a. Abr., 2363.
LE PAPE DAMASE 453
mandé à Milan, accepta, en dépit de son serment, la suc-
cession de l'exilé. Acace de Césarée menait toute cette
affaire*; Epictète y fut mêlé aussi 2. Us figuraient sans
doute à la cérémomie de l'ordination, célébrée, dit Atha-
nase, par trois espions 3, dans le palais, en présence de
trois eunuques qui jouaient le rôle du peuple chrétien.
De retour à Rome, Félix fut accueilli par la plus grande
partie du clergé; mais le peuple n'en voulut point enten-
dre parler et se tint à l'écart, saisissant toutes les occa-
sions pour exprimer son mécontentement et pour récla-
mer Libère. Au mois de mai 357, Constance vint à Rome.
On multiplia les démarches. Les matrones chrétiennes se
présentèrent au palais*; dans le cirque, le peuple récla-
mait son évèque. « Vous l'aurez, répondit Fempereur ; il
vous reviendra meilleur qu'il n'est parti ». Il savait déjà
que la constance de Libère ne s'était pas soutenue, que
les évêques d'Aquilée et de Bérée étaient parv.enus à lui
faire abandonner Athanase pour accepter la communion
des Orientaux.
Toutefois cette évolution de Libère mettait le gouver-
nement dans le plus grand embarras. On pouvait main-
tenant le rétablir à Rome, puisqu'il avait fait ce qu'on
lui demandait. Mais que faire de P"'élix?5 Après de fort
1 Jérôme, De vins, 98,
2 Alh.. Hist. art\, 73.
3 KaTocffxouoi, jeu de mots, par opposition avec èuto-xoTiot.
4 Théodoret. II, 14.
5 Une loi sur les immunités du bas clergé {Cod. Theod., XVI,
2, 14) lui fut adressée. La date qu'elle porte dans le code théodo-
sien '6 décembre 357) est contestable.
454 CHAPITRE XIII
longs délais, la cour se décida à faire diriger l'église ro-
maine par deux évêques simultanés. J'ai dit plus haut
que ce système fut écarté par la population, qui. Libère
lui étant rendu, se chargea elle-même d'éliminer son ri-
val. Cette solution, toutt-fois ne se produisit pas sans
bagarres *. Des souvenirs un peu confus ^ nous représen-
tent Libère installé sur la voie Nonientane, près Sainte-
Agnès, et Félix réfugié dans une propriété à lui, sur
la voie de Porto. Il est sûr que l'ancien pape eut le des-
sus, que les fidèles se portèrent au-devant de lui et lui
ménagèrent une entrée triomphale ^ Peu après, Félix fit
un retour offensif et chercha à reprendre^ied dans la ba-
silique de Jules, au Transtévère, avec la complicité des
clercs de son parti. Mais les fidèles, l'aristocratie et le
menu peuple intervinrent une seconde fois et l'intrus*,
définitivement écarté, se décida à rester tranquille.
Un grave indice de cette situation troublée, c'est que
l'église romaine ne fut pas représentée au concile de Ri-
1 Des scènes regrettables qui se produisirent à ce propos, fu-
rent visées, en 360, dans la condamnation de Basile d'Ancyre (So-
zom., IV, 24).
2 Liber pontificalis, vies de Libère et de Félix II.
3 Jérôme, Chi-on., a. Abr. 2365; Coll. AvelL, 1. c.
4 Ou sait que la légende donna une éclatante revanche à Félix
et même qu'elle lui sacrifia la mémoire de Libère. Sur ceci, voir
mon édition du Liber pontificalis, t. I, p. cxx et suiv. Dans cette
chronique pontificale, Félix figure, par suite, je crois, d'une re-
touche, au rang des papes. Il en est de même en d'autres catalo-
gues, un peu plus anciens. De tous les antipapes de l'antiquité,
c'est le seul à qui Ton ait fait grâce.
LE PAPJÎ DAMASE 455
mini. Ce fut un bonheur pour elle, car, le concile dissous,
il se trouva qu'elle n'avait eu aucune part dans la défail-
lance de cette assemblée. L'année 360 se passa sans que
Libère en eût reconnu les décrets, contre lesquels déjà on
protestait en Gaule. Au printemps de 361 disparurent les
fonctionnaires de Constance : le règne de Julien s'inau-
gurait. L'Occident ne s'en ressentît guère. On y était ac-
coutumé à vivre avec les païens, encore nombreux et in-
fluents, largement représentés dans les administrations
et dans l'aristocratie. Aussi ne s'était-on guère laissé en-
traîner à ces excès de zèle qui, sous Julien, servirent de
prétextera tant de réactions. La liberté reparut entière
sous Jovien et Valentinien. En 365, le 22 décembre, Félix
mourut. Son parti eut la sagesse de ne pas lui donner
de successeur, et Libère celle de montrer la plus grande
indulgence envers le personnel dont son rival avait été
le chef. L'unité du clergé se reconstitua. Il restait cepen-
dant des rancunes : tout le monde n'avait pas approuvé
les mesures miséricordieuses de Libère; libérienset féli-
ciens continuaient à se regarder de travers. La mort
de Libère (24 septembre 366), qui suivit de trop près
celle de Félix, ouvrit le conflit entre les deux tendances.
A peine le pape était-il enterré que deux partis se formè-
rent. Les uns se portèrent au bout du Ghamp-de-Mars,
dans la basilique de Lucine (S. Lorenzo in Lucina), les
autres dans celle de Jules (S. Maria), au Transtévère.
Ceux-ci étaient les irréconciliables, les adversaires de la
politique pacifique du pape défunt. Ils n'avaient avec
eux que sept prêtres et trois diacres ; l'un de ceux-ci, Ur-
456 CHAPITRE XIII
sinus, fut acclamé et ordonné sur le champ par l'évèque
de Tibur. On était au dimanche, et l'usage était déjà de
choisir ce jour pour les ordinations épiscopales. A l'é-
glise de Lucine, le diacre Damase, un félicien rallié, fut
élu par la grande majorité du clergé et des fidèles. Da-
mase, était romain. Son père avait, avant lui, parcouru
tous les degrés de la hiérarchie *. C'était un homme de
grande vertu et de quelque littérature 2, bien vu dans
l'aristocratie chrétienne. Ses ennemis lui reprochaient la
considération dont il jouissait auprès des matrones ^ ; ils
n'avaient pas oublié son empressement à accepter Félix,
après avoir fait du zèle au moment du départ de Libère.
Une fois élu, il ne se pressa pas de se faire ordonner :
l'heure était sans doute trop avancée. La cérémonie fut
remise au dimanche suivant.
L'assemblée de l'église de Lucine était à peine dis-
soute que l'on apprit ce qui venait de se passer au ïrans-
tévère. Les esprits, comme toujours dans ces élections
populaires, étaient très échauffés. Les plus exaltés, parmi
lesquels figuraient, dit-on, des cochers du cirque et au-
tres personnes du même genre, se précipitèrent en foule
vers la basilique de Jules. Les Ursiniens résistèrent. Une
bataille s'engagea : il y eut des coups de bâton, des bles-
1 Inscription (Ihm, n" 57) de S. Lorenzo ia Damaso, église qui
s'éleva, semble-t-il, sur l'emplacement de sa maison paternelle.
2 Ses vers témoignent d'une certaine connaissance de Virgile.
Il sera qoiestion plus loin de ses rapports avec saint Jérôme.
3 Ils l'appellaient le gratte-oreilles des dames, aiiinscalpius ma-
tro7iarum {Coll. Avell.,\. c).
LE PAPE DAMASE 4 57
ses et même des morts. L'émeute dura trois jours. Le di-
manche suivant, l^r octobre, la basilique de Latran, mise
en état de défense par les Damasrens, vit s'accomplir le
sacre de l'évêque légitime. Ce fut l'évêque d'Ostie qui^
selon l'usage, présida à cette cérémonie.
Que faisait l'autorité au milieu de ce désordre ? Le
préfet de Rome, Viventius, était un homme sage et
consciencieux, mais d'un naturel un peu placide. Il fit
de louables efforts pour apaiser le populaire ; mais, n'y
parvenant pas, il prit le parti de quitter la ville et de
se retirer dans une maison de campagne à peu de dis-
tance, espérant sans doute mettre ainsi à l'abri sa per-
sonne et son autorité. Peu à peu le calme se rétablit
dans son esprit; il reconnut la régularité de l'ordination
de Damase et décida qu'Ursinus serait éloigné de Rome,
avec les deux diacres Amantius et Lupus, qui étaient
après lui les chefs de son parti. Ainsi fut fait. Mais les
récalcitrants tinrent bon; l'es sept prêtres qu'ils avaient
avec eux continuaient à les réunir en assemblées schis-
matiques; Damase s'adressa à l'autorité.. Les prêtres
furent, arrêtés. On les conduisait hors de Rome, quand
les Ursiniens se précipitèrent sur l'escorte, délivrèrent
leurs captifs et les menèrent en triomphe dans la basi-
lique de Libère*, où ils s'installèrent comme dans une
forteresse.
Mais les partisans de Damase ne les laissèrent pas
1 Dans son gros œuvre, y compris les colonnades et les mosaï-
ques qui les surmontent, la basilique libérienne s'est conservée
jusqu'à nos jours.
4u8 CflAl^ITRE XIII
jouir de leur succès. Le 26 octobre, une contre-émeute,
dans les rangs de laquelle il y avait des clercs, vint as-
siéger la basilique de l'Esquilin. Les portes étaient fer-
mées et bien défendues. Pendant qu'on les attaquait par
la hache et par le feu, les plus agiles des damasiens
grimpèrent sur le toit, y pratiquèrent une ouverture et
par là firent pleuvoir une grêle de tuiles sur les fidèles
d'Ursinus. Enfin les portes cédèrent ; un tumulte effroya-
ble se produisit. Quand le calme fut rétabli, on releva
cent-trente-sept cadavres i. On pense bien que le parti
ursinieh exploita ces victimes ; il fut admis que les as-
saillants n'avaient eu aucun mort. Très désemparée, la
basilique continua d'être le théâtre d'assemblées schis-
matiques : on y protestait contre la violence, on invo-
quait le secours de l'empereur, on réclamait un concile.
Peu à peu, cependant, les gens du préfet parvinrent à
rétablir l'ordre extérieur.
Un an après ces événements, Valentinien, croyant
les esprits assez calmés, permit à Ursinus et aux autres
exilés de reparaître à Rome 2. Le 15 septembre 367,
l'antipape fit une rentrée solennelle, acclamé par ses
partisans, qui ne tardèrent pas à recommencer le tapage,
si bien que l'empereur, trompé dans sa confiance, le fit
expulser de nouveau (16 novembre). Le préfet Viventius
avait été remplacé par Yettius Agorius Praetextatus,
1 C'est le chiffre d'Ammien Marcellin; les Gesta parlent de 160
morts : la Chronique de saint Jérôme (a. Abr. 2382) rnarque seu-
lement crudelissimae intei^fectiones diversi sexus.
2 Coll. AvelL, 5, lettre du préfet Prétextât.
LE PAPE DAMJISE 459
personnage considéré pour son amabilité et sa grande
culture d'esprit, païen, du reste, et des plus zélés. Les
inscriptions qui le mentionnent, lui et sa femme Aconia
Paulina^ relèvent sa piété envers les dieux et énumè-
rent pompeusement ses titres sacerdotaux. C'est lui qui,
pressé par le pape Damase de se convertir, lui répon-
dait : « Volontiers, si l'on me fait évèque de Rome 2 ».
Ammien Marcelin fait une réflexion analogue, précisé-
ment à propos de la compétition d'Ursinus. Il trouve
très naturel qu'on se dispute une situation comme celle
d'évêque de la capitale, « car, dit-il, une fois arrivé à
» ce poste, on jouit en paix d'une fortune assurée par
» la générosité des matrones; on se, montre en voiture,
» vêtu d'habits somptueux, et l'on donne des festins dont
» le luxe dépasse celui de la table impériale )). Il ajoute
qu'il serait mieux d'imiter la pauvreté et la simplicité
de certains évêques de province, dont la vertu est une
recommandation pour le christianisme^. Ammien n'est
pas le seul à déplorer les progrès du bien-être dans le
clergé romain. Saint Jérôme a stigmatisé avec beaucoup
d'énergie les étranges abus que la prospérité croissante
de l'église romaine introduisait dans son sein. Mais re-
venons aux schismatiques.
La basilique libérienne était restée entre leurs mains.
Damase la fit réclamer par le a défenseur » de son église,
et Valentinien, qui ne voulait pas de désordres à Rome,
1 C. I. L.. t. VI, n" 1777-1781.
2 Jérôme, Contra loh. Hieros., 8.
s Ammien, XXVII, 3, 14.
460 CHAPITRE XllI
lui fit rendre cet édifice ^ On expulsa en même temps
les prêtres qui dirigeaient les assemblées des ursiniens^.
Cependant l'effervescence mit du temps à se calmer.
On se réunissait, les dimanches et jours de fête, dans
les cimetières de la banlieue et l'on célébrait l'office
tant bien que mal, en se passant de clergé. L'église
Sainte AgnéS;, sur la voie Nomentane, était un des ren-
dez-vous des dissidents. Un joai* il s'y engagea une rixe
épouvantable, dans laquelle les ursiniens eurent le des-
sous et furent évincés. On fut obligé d'interdire aux
fauteurs de troubles, non seulement la ville, mais la
banlieue elle-même, dans un rayon de vingt milles 3.
Ursinus fut exp£dié en Gaule. Plus tard on lui permit,
à lui et à quelques-ulis de ses partisans, de résider
dans l'Italie du nord*, mais en lui défendant d'appro-
cher de Rome. Les rescrits impériaux relatifs à cette
affaire nous montrent Valentinien toujours partagé entre
la crainte d'intervenir trop énergiquement dans une que-
relle religieuse, et le souci de la paix publique, très dif-
ficile à maintenir dans la population oisive et remuante
de la vieille capitale
Quant à Damase, sa victoire avait coûté trop cher : il
y avait, dans sa promotion, trop de police, trop de res-
crits impériaux, trop de cadavres. Tout son pontificat
s'en ressentit. Ursinus, du reste, n'avait pas désarmé :
1 Coll. AvelL. 6 (fin 361).
■2 Ibid., 1, du 12 janvier 368.
3 Ibid., 8, 9, 10, fin 368.
4 Col. AvelL, 11, 12 (fin 370-été 372).
LE PAPE DAMASE 461
tant qu'il vécut, il ne cessa de s'acharner contre son ri-
val. Faute de pouvoir obtenir sa destitution, il cherchait
à se débarrasser de lui par des procès criminels. Il est
déjà question d'une tentative de ce genre vers 370 ^ ; une
autre se produira plus tard.
Et ce n'était pas seulement au schisme ursinien que
le pape avait affaire. Rome était remplie de petites
églises. Sans parler de ce qui pouvait rester des vieilles
sectes, valentiniens, marcionites, montanistes, sabel-
liens, l'église novatienae tenait toujours, dirigée par une
série d'évêques qui se reliait à l'ancienne succession
épiscopale, depuis saint Pierre jusqu'à Fabien, Les Afri-
cains domiciliés, s'ils appartenaient à la confession ca-
tholique, cécilianiste, fréquentaient les mêmes églises
que les catholiques de Rome ; mais les Donatistes s'é-
taient organisés à part, sous des évêques de leur pays^
1 Gratien y fait allusion dans son rescrit à Aquilinus, (Coll.
AvelL, n» 13, p. 57 Gûnther) : iudiciorum examine exploralum mentis
sanctissimae vh'um (Damase), ut etîam divo palri nostro Valentiniano
est comprobaticm. C'est sans doute cette affaire qui est visée par
Rufin dans le passage (II, 10) où il parle de la malveillance du
préfet Maximin. Ce fonctionnaire fut préfet de l'annone en 369-370;
il remplaça le préfet de Piome malade et déploya, dans cette ma-
gistrature intérimaire, une sévérité qui le fit haïr de tout le monde.
Un peu plus tard (371-372) il fut vicaire de Rome, c'est-à-dire du
diocèse suburbicaire.
2 Cette série épiscopale est connue par Optât, II, 4. Elle com-
mençait à un Victor, qui assista comme évéque de Garbe au con-
cile de Girta (305) et vint plus tard s'établir à Rome. Venaient
ensuite Boniface, Encolpius, Macrobe, connu par quelques écrits,
Lucien, Glaudien. Ce Claudien donna beaucoup d'ennui à Damase,
comme on le verra plus loin. i
463 CHAPITRE XIII
On les appelait Montagnards, Montenses, à cause sans
doute dé quelque particularité locale. Il y avait aussi les
Lucifériens, comme on disait, ceiix qui avaient pris,
contre les faillis de Rimini, la même attitude que Luci-
fer de Gagliari et Grégoire d'Illiberris, et pour qui Li-
bère, Hilaire, Eusèbe de Verceil, Athanase lui-même,
étaient des prévaricateurs. Ils avaient un évêque, appelé
Aurelius ; mais la grande notoriété du parti était un prê-
tre Macaire, dont on vantait les austérités. Les réunions
dissidentes se tenaient, faute d'églises, en des maisons
privées. La police, stimulée par les dénonciations du La-
tran, faisait la vie dure aux schismatiques. Macaire, ar-
rêté en assemblée de culte, eut beaucoup à souffrir des
brutalités de la populace. Condamné à l'exil, il mourut à
Ostie d'une blessure qu'on lui avait faite au moment de
son arrestation. L'évêque d'Ostie, Florentins, apparem-
ment plus touché de ses vertus que choqué de son entê-
tement rigoriste, lui fit donner une sépulture honorable
dans la basilique du martyr Asterius ^ Le parti se reforma
sous la direction d'un évêque Ephesius. Damase eut quel-
que peine à se débarrasser de ce nouveau compétiteur 2.
L'évêque d'Ostie, bien qu'il eût présidé à l'ordina-
tion du pape Damase, ne paraît pas avoir goûté beaucoup
son perpétuel recours au bras séculier. On s'imngine
aisément ce qu'en pouvaient penser et les consécrateurs
d'Ursinus et les autres évêques qui avaient approuvé
1 Libell. precum, 77-82.
2 Ihid., 84-91, 104-107. Le préfet Bassus, mentionné dans ce ré-
cit, est de 382.
LE PAPE DAMASE 463
son ordination. Damase avait donc à lutter, non seule-
ment contre un parti romain, parti obstiné et toujours
prêt à rémeute, mais encore contre une forte opposition
dans l'épiscopat italien. Il essaya, dit-on, de faire con-
damner Ursinus dans un concile réuni à propos de son
natale, en 367 ou 368 ; mais les évêques, tout en demeu-
rant en communion avec le pape, se seraient refusés à
porter sentence contre un absent i.
Aussi, ayant si fort besoin du gouvernement, se
montrait-il peu disposé à lui créer des difficultés. L'em-
pereur Valentinien, on l'a vu, n'admettait pas que l'Etat
fût fondé à instrumenter contre les prélats restés fidèles
à la confession de Rimini. Il était assez délicat, pour le
pape Damase, de se jeter au travers de cette politique
d'apaisement. Aussi Athanase eut-il quelque peine à le
mettre en mouvement contre ce qui restait d'évêques
ariens dans l'empire occidental. Il commença^ pa*r Ur-
sace, Valens et les autres « illyriens ». Pour Auxence,
spécialement autorisé par l'empereur Valentinien, ce fut
plus difficile. Il se décida enfin à s'en occuper, et, dans un
second concile, tenu à l'instigation d'Athanase,il déclara^
i Gesta interLih. et Fel., 13, document ursinien, il faut s'en sou-
venir. ■
2 Ath., Ep. ad Afros, 10.
3 J. 232, Confidimus quidem; cf. Sozom., VI, 23; Tliéodoret, II,
22. La forme latine conservée dans la collection de Théodose (cf.
p. 421, n. 2) est adressée aux évêques catholiques d'Orient, et,
dans le titre, le concile est dit s'être tenu ex rescripto imperiali. —
Dans Sozomène et Théodoret, la lettre, traduite en grec, est adres-
sée aux évêques d'Illyricum.
464 CHAPITRE XIII
que le symbole de Nicée était le seul autorisé et que
celui de Rimini ne pouvait le remplacer. Dans une
phrase incidente il parle, d'après des é-vêques de Gaule
et de Vénétie, derrière lesquels il se retranche, d'une
condamnation déjà prononcée contre Auxence. A la fin de
la lettre synodale il exprime l'espoir que les récalcitrants
perdront bientôt le titre d'évêques, et que leurs églises
seront débarrassées d'eux.
Ce n'est pas bien catégorique. Mais peut-être Damase
avait-il raison de ne rien risquer. A quoi bon? Il était
sûr que Valentinien ne ferait rien pour déposséder des
évêques reconnus par lui et acceptés par leurs popula-
tions. Le mieux était d'attendre qu'ils mourussent et de
leur donner alors des successeurs orthodoxes.
Auxence ne mit pas à une trop longue épreuve la pa-
tience du pape : il mourut à l'automne de 374. Son rem-
placement donna lieu à de grands conflits, entre les or-
thodoxes qui entendaient conquérir l'évêché et les ariens
qui s'efforçaient de le garder. La province d'Emilie-Li-
gurie avait alors pour consulaire un noble romain appelé
Ambroise *. Au moment de sa naissance, son père, appelé
aussi Ambroise, était préfet du prétoire des Gaules. Il
avait eu déjà d'autres enfants, une fille, appelée Marcel-
line, et un fils. Satyre. Le jeune Ambroise fut élevé à
Rome, par sa mère et sa sœur, son père étant mort d'as-
sez bonne heure. La famille, une des plus illustres de
1 Aurelius Amhrosius. — Les détails biographiques sur saint
Ambroise nous viennent de son secrétaire le diacre Paulin, qui
écrivit la vie de son maître à la demande de saint Augustin.
LE PAPE DAMASE 465
Rome, était depuis longtemps chrétienne ; un de ses
membres, sainte Sotéris, avait subi le martyre au temps
de Maximien. Le pape venait quelquefois à la maison ;
les dames le recevaient avec le plus grand respect et lui
baisaient la main. Quand il était parti, le jeune Am-
broise, encore à l'âge espiègle, se mettait à imiter sa dé-
marche grave et ses gestes imposants ; il prétendait
même se faire baiser la main par Marcelline, ce dont
celle-ci se défendait en riant. Son éducation terminée, il
entra dans les conseils du préfet du prétoire Probus, le
plus grand seigneur chrétien de Rome. Probus le nomma
gouverneur d'Emilie-Ligurie, en lui recommandant de
traiter ses administrés avec douceur, comme un évêque
et non comme un magistrat. Probus était prophète. L'é-
lection épiscopale ayant, comme je l'ai dit, fort excité
les esprits, on fit tapage à l'église et le gouverneur crut
devoir s'y rendre. Un cri d'enfant se fit entendre : « Am-
broise évêque ! » Les deux partis le répétèrent dans une
commune acclamation. Ambroise eut beau protester,
employer tous les moyens pour se dérober à la faveur
populaire, déclarer qu'il n'était pas baptisé : rien n'y fit.
Les évêques présents jugèrent que son nom était le seul
sur lequel l'accord fût possible. On passa par-dessus les
régies qui interdisent l'ordination des néophytes. Am-
broise fut baptisé le 30 novembre et ordonné huit jours
après (7 décembre).
Evêque improvisé, il avait beaucoup à apprendre,
sinon du christianisme en général, au moins de la théo-
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 30
466 CHAPITRE XIII
logie. Gomme il savait le grec, il se mit à lire les œu-
vres de Philon, d'Origène, de Basile, de Didyme. Dès
son avènement il eut occasion de correspondre avec l'il-
lustre évêque de Gésarée, qui le félicita sut son éléva-
tion ^ L'église de Milan eut bientôt à se louer d'avoir un
tel pasteur. Mais ce n'était pas seulement à cette église
qu'il avait été donné, c'était à toute la chrétienté d'alors.
On s'ea aperçut bientôt.
Gependant l'empereur Valentinien mourait subite-
ment à Brigetio, en Pannonie, le 17 novembre 375. Il
laissait deux fils : Gratien, l'aîné, âgé de seize ans^ asso-
cié à l'empire depuis quelques années-, se trouvait à
Trêves au moment de la mort de son père ; l'autre, Va-
lentinien, encore en bas âge, vivait à Sirmium avec sa
mère, l'impératrice Justine. L'armée du Danube, sans
consulter Gratien, lui adjoignit son jeune frère; il ratifia
cet arrangement, mais sans se dessaisir du gouverne-
ment de l'Occident tout entier, Ambroise, dont l'élection
avait été accueillie par le défunt empereur avec une
grande satisfaction, demeura toujours dévoué à sa fa-
mille. Tant que Gratien vécut,, il fut pour lui un conseil-
ler très écouté.
L'Italie était toujours troublée par l'obstination
d'Ursinus. Les provinces suburbicaires lui étant inter-
dites, il faisait tapage à Milan, combinant ses efforts
avec les ariens, maintenant passés à la condition de
1 Basile, Ep. 197.
2 Gratien était né le 18 avril 359; il fut associé à l'emBire
le 24 août 367.
LE PAPE DAMASE 4 67
dissidents, troublant les offices d'Ambroise et' contre-
carrant son action. Sa main se retrouvait à Rome en
diverses intrigues. En 374 l'empereur avait dû écrire
à ce sujet au vicaire Simplicius'. Impuissant, mulorré
tant d'efforts, à s'emparer du Latran, Tantipape s'effor-
çait d'en faire chasser son compétiteur. Un procès cri-
minel fut intenté à Damase par Isaac, juif converti. En
ce temps-là les magistrats romains se piquaient, à l'exem-
ple de Valentinien, d'une excessive sévérité. On ne sait
de quoi Damase fut accusé 2, mais il s'agissait évidem-
ment d'un crime capital, et l'affaire, vivement menée
devant le préfet de Rome, menaçait d'aboutir à une con-
damnation, quand on parvint à y intéresser Gratien, qui
l'évoqua, la jugea et renvoya absous le vieux pontife.
Isaac fut exilé en Espagne, Ursinus interné à Cologne.
Isaac, peu après, abandonna le christianisme et revint à
la syna:gogue^
1 Lettre perdue, mais citée dans Coll. AvelL, n° 13.
2 La légende du Liber ponti/icaHs parle d'adultère; mais Da-
mase avait près de quatre-vingts ans : c'eût été par trop invrai-
semblable.
3 Cet Isaac, dans sa période chrétienne, publia quelques ou-
vrages de théologie et d'exégèse. Gennadius {De viris, 26) a connu
et nous avons encore (Migne, P. L., t. XXXIII, p. 1541) un opuscule
de lui sur la Trinité et l'Incarnation. Il faut lui attribuer aussi une
« Exposition de la foi catholique » publiée en 1883 par Gaspari
{Kirchenhistorische Anecdota, i. 1, p. 304). Dom G. Morin {Revue d'hist.
et de lut. relig., 1899, p. 97 etsuiv.) a proposé de lui attribuer deux
ouvrages importants, le Commentaire dit de l'Ambrosiaster sur
les épitres de saint Paul et les Quaestiones V. et N. Testamenti, tous
deux rédigés à Eome au temps du pape Damase. Cette hypothèse
est très vraisemblable et le demeure, bien que {Revue bénédlctiyie ^
468 CHAPITRE xni
De telles entreprises étaient dans les mœurs du
temps. On juge de quelle sécurité pouvaient jouir les
'évêques, surtout les évêques des grandes villes, exposés,
dans l'exercice de leurs fonctions compliquées, à contra-
rier tant de personnes et à se faire tant d'ennemis.
Damase ne se contenta pas du témoignage que la
sentence impériale venait de rendre à son innocence;
il voulut que l'affaire fût examinée en concile. Une as-
semblée d'évêques venus de toutes les parties de l'Italie
se réunit à Rome en 378 ^ Elle adressa à l'empereur
une pétition que nous avons encore, avec la réponse de
Gratien. Les évêques lui rappellent que, dans une phase
antérieure de l'affaire d'Ursinus, le souverain avait dé-
cidé que, la police se chargeant d'éloigner l'auteur des
troubles, il appartiendrait au pape d'instrumenter contre
les évêques qui avaient pris son parti. Gela était fort
raisonnable. Etant donnée l'attitude adoptée, dans les
choses religieuses, par l'empereur Valentinien, l'Etat ne
pouvait avoir l'idée d'intervenir dans les jugements ec-
clésiastiques : son affaire à lui était de veiller à ce que
l'ordre public ne fût pas compromis. Cependant il pou-
vait se présenter des cas où l'efficacité des sentences
ecclésiastiques et les services qu'elles étaient appelées
1903, p, 113) son auteur l'ait abandonnée. Je pense, comme M. Mar-
tin Schanz (Gesch. der rbm. Liiteratur, IV« partie, p. 455), que dom
Morin n'a pas réussi à se réfuter lui-même et que la nouvelle so-
lution qu'il propose pour ce problème littéraire est loin d'avoir
la valeur de la première.
1 Dans les collections de conciles; voir aussi Coustant, Ep.
Rom. Pont., p. 523.
LE PAPE DAMASE 469
à rendre au point de vue du bon ordre, auraient été
compromis par une abstention trop absolue de la part
de l'Etaf. Aussi les évèques demandent-ils qu'on leur
prête main forte, d'abord pour faire comparaître les
prélats récalcitrants, ensuite pour empêcher les évêques
déposés de porter le trouble dans les églises que le juge
ecclésiastique aurait soustraites à leur obéissance. Quel-
ques cas sont spécifiés. Les évêques de Parme et de
Pouzzoles refusent de se soumettre aux sentences de
déposition rendues contre eux ; un évêque africain, Res-
titutus, et l'évêque donatiste de Rome, Glaudien, sont
signalés aussi.
Mais c'est surtout l'affaire d'Isaac, encore toute ré-
cente, qui préoccupait le concile. Il chercha à obtenir
que le pape, au moins, fût mis à l'abri de telles entre-
prises. L'empereur, dit il, a examiué la conduite de Da-
mase; il doit être désormais interdit aux calomniateurs
de le traîner devant le magistrat. S'il y a lieu à procès
et que la cause ne soit pas de la compétence du con-
cile, au moins qu'elle soit portée devant l'empereur en
personne. En dehors du cas récent, il y a un autre pré-
cédent: le pape Silvestre, accusé par des sacrilèges, fut
jugé par l'empereur Constantin.
A la suite de cette pétition^ Gratien adressa au vi-
caire Aquilinus un rescrit * où il entre, sur tous les
points, dans les vues du concile. Cependant, en ce qui
1 Coll. Avelle., n. 13; Ordinàriorum sententias, derniers mois
de 378.
470 CHAPITRE XIII
regarde la juridiction exceptionnelle réclamée pour le
cas du pape accusé, il se borne à prescrire de ne point
admeltre facilement à l'accusation ou au témoignage
des gens de mœurs suspectes ou connus comme calom-
niateurs K C'est l'équivalent d'un refus. Le pape de-
meura, comme ses fidèles, soumis en principe à la
juridiction du préfet de Rome. Il faut ajouter qu'après
Damase il ne paraît pas que cette juridiction se soit
exercée sur aucun de ses successeurs.
On pouvait croire que c'était fini et qu'Drsinus se
tiendrait tranquille. Il n'en fut rien. Faible et bon, le
jeune empej-eur se laissait approclier et circonvenir. Les
agents de l'antipape, notamment un eunuque appelé
Pascliase, s'aciiarnaient à Rome. En 381 le préfet en-
voya à la cour un rapport où tout semblait remis en
<]neslion. A ce moment un concile était réuni à Aquilée.
Ambroise, qui en était l'âme, en obtint ^ une démarche
très pressante auprès de Gratien. C'est la dernière fois
qu'il est question d'Ursinus. Il mourut saos doute peu
après.
Sollicité sans cesse par les évêques d'Orient de s'in-
téresser à leur situation, Damase aurait pu leur répoudre
que la sienne n'était guère enviable et que lui non plus
n'était pas sur un lit de roses.
1 « Ne facile sit cuiciun.iae pcrdito notabili pravitate moruiu
ant inf.iiui > ..lunmia noLiti.) i ersoimni ciiminatoris assuaiore uut
testiiiiniii i diclionem in accusationeai episcopi profiteri ».
2 Aiubr., Ejj. 11.
— LE PAPEL DAMASE 471
Le concile d'Aquilée ^, dont je viens de parler, se
rattache à toute une campagne entreprise et menée ré-
solument par Ambroise pour éliminer de l'empire d'Oc-
cident les derniers foyers d'arianisme. On a vu que la
neutralité confessionnelle de l'empereur Valentinien per-
mettait à certains évêques restés fidèles à la « foi » de
Rimini de se maintenir sur leurs sièges. L'épiscopat
orthodoxe était obligé de s'aider lui-même. En Espagne,
en Gaule, en Italie, on avait, dès le temps d'Eusèbe de
Verceil et d'Hilaire, tenu conciles sur conciles et mul-
tiplié les protestations en faveur de la foi de Nicée ;
partout on la proclamait comme seule acceptable. Quand
Damase eut pris solennellement position contre Ursace,
Valens et même Auxence, d'autres assemblées épisco-
pales se tinrent en Sicile, en Dalmatie, en Dardanie,
eu Macédoine, dans les deux Epires, en Achaïe et en
Crète ^ en un mot dans toutes les provinces d'IUyricum,
moins toutefois les plus voisines du Danube ^ où le
mouvement nicéen se trouvait contrarié par certaines
résistnnces. En Afrique aussi il semble y avoir eu quel-
ques hésitations. L'évêque de Carthage, Restitutus^, avait
1 Sur le concile d'Aquilée, voir le procès-verbal conservé parmi
les lettres de saint Ambroise (après la lettre 8), les lettres 9-12 du
même auteur et les fragments du livre de Maximin contre Am-
broise, dans 'Fr. Kaufïmann, Âus der Schule des Wulfila, Stras-
bourg, 1899.
2 Ath., Ep. ad Afros, 1.
3 Les deux Dacies, la Mésie supérieure et les provinces panno-
niennes.
4 C'est, je pense, le Restitutus dont il est question dans la lettre
du concile à l'empereur (c. 6, voir ci-dessus, p. 469). On admet~
472 CHAPITRE XIII
joué un rôle important dans la prévarication de 359;
la confession de Rimini eut ses défenseurs en Afrique,
et Resti tutus lui-même paraît lui être demeuré attaché
assez longtemps. Athanase s'inquiéta de cette situation.
Bien que les affaires d'Afrique fussent plutôt du ressort
de Romej il crut devoir venir en aide au pape Damase
et écrivit aux « Africains » une lettre célèbre où il leur
inculque la nécessité d'abandonner la formule de Rimini
et de s'attacher à celle de Nicée. Restitutus ne se laissa
pas convaincre; il maintint son attitude. De Rome on
instrumenta contre lui ; on chercha à le faire compa-
raître-devant un tribunal d'évêques et l'on obtint même,
à cet effet, un rescrit de l'empereur Gratien; mais l'ac-
cusé lit résistance et ne comparut point. Cette affaire,
toutefois, s'arrangea peu après, soit par la mort de Resti-
tutus, soit par son retour à l'orthodoxie.
Restaient les provinces danubiennes, où l'opposi-
tion à Nicée avait des racines profondes et se main-
tenait en dépit de toutes les exhortations conciliaires.
Athanase eût perdu son temps à écrire de ce côté. Mais
peu à peu la mort éclaircit les rangs de l'épiscopat op-
posant; les nouveaux titulaires s'inspirèrent de senti-
généralement qu'il s'agit là d'un donatiste ; mais les Donatistes
sont visés à part, dans la phrase suivante. Le rescrit à Aquilinus
ne parle pas de lui et ne peut en parler, car l'affaire de cet évé-
que était du ressort des autorités africaines et ne regardait i as
les fonctionnaires italiens. Du reste, ^i l'évéque de Garthage fût
redevenu favorable à la foi de Nicée, saint Athanase n'aurait pas
eu besoin d'intervenir; totit au moins n'aurait-il pas manqué d'al-
léguer dans sa lettre un fait aussi important.
LE PAPE DAMASE 47S
ments conformistes. A la place de Germinius défunt,
Ainbroise réussit à placer sur l'impoitant siège de Sir-
lîiium un évêque orthodoxe, Anemius. Ce n'est pas sans
peine qu'il y arriva, car l'impératrice Justine, qui ré-
sidait à Sirmium, était une arienne fervente et contre-
carrait de toute son énergie l'entreprise de l'évèque de
Milan. Dès avant Tordination d'Anemius, deux évêques
danubiens, Palladius de Ratiaria ^ et Secundianus, in-
quiétés apparemment pour leur doctrine et menacés de
perdre leurs évêchés, avaient obtenu de l'empereur
Gratien que leur cause serait jugée dans un concile
œcuménique, lequel se tiendrait à Aquilée. Retardée
pour des causes inconnues, au nombre desquelles il faut
évidemment admettre les ravages de l'invasion gotbique,
l'assemblée s'ouvrit le 3 septembre 381. Elle comprenait
un certain nombre d'évêques de la Haute-Italie [dioecesù
Ilaliae) et du diocèse dePannonie; de trois autres dio-
cèses, d'Afrique, de Gaule et des Cinq Provinces, des
représentants avaient été délégués par l'épiscopal. Le
pape Damase, ne voyant pas la nécessité d'un tel dé-
ploiement de forces ecclésiastiques, ne se fit pas repré-
senter et s'opposa même à ce que ses sufifragants directs
prissent part au concile. De Bretagne ni d'Espagne il
ne vint personne, d'Orient non plus, bien que l'on y
eût fait circuler une invitation en termes généraux. Les
Orientaux venaient justement de s'assembler à Gonstan-
tinople; ils ne se dérangèrent pas. De l'illyricum oriental,^
1 Artcher, au Sud de Vidin, dans la Bulgarie actuelle.
474 CHAPITRE XIII
qui comprenait les diocèses de Dacie et de Macédoine,
il ne vint que les deux évêques en cause, dont les sièges
étaient dans le diocèse de Dacie. Acholius de Thessa-
lonique et sans doute quelques autres prélats de sa ré-
gion avaient pris part, comme on l'a vu, au concile de
Gpnstaiitinople K
Api'ès quelques discussions un peu confuses, les dé-
bats, dirigés par Anibroise avec la décision et la net-
teté d'un magistrat de carrière, se fixèrent sur un
document arien, une lettre d'Arius, où la doctrine héré-
tique est exposée sans ambages. On la lut, et, sur chacun
des points litigieux, les dissidents furent requis de de-
1 Ils y prirent part, toutefois, sur convocation spéciale et en
«luelqiie sorte extraordinaire. La façon dont en parle Grégoire de
Nazianze, qui les appelle des a Occidentaux » i^Cavtn. de vita sua,
V. 18J2; cf. Ambr., Ep. XTIT, 7), et leurs rapports avec le pape Da-
mase (J. 237, 238) les rattachent nettement à l'épiscopat d'Occi-
dent. Cela est encore plus évident pour les évéques du diocèse de
Uacie : des documents du concile d'Aquilée il résulte clairement
que Palladius et Secundianus avaient leurs sièges m parlibus Oc-
cidenLalihus, et même que l'autorité séculière qui pouvait les y
maintenir ou les en évincer matériellement était celle de l'eiupe-
reur Gratien. On admet, sur la foi de Sozomène (VIT, 4), que Gra-
tien confia à Théodose le soin de gouverner l'IUyrie avec l'Orient :
'IX/.'jptoùç xxl Ta Trpbç r^\:o\ àv;o-/ovTa Tf|Ç à-p-^rfi ©eoôoo-ùi) ènirpéil'aç.
Sozuiiiéne en parlant d'iXÀupioi', a sans doute en vue Vlllyricum
orientale de la Kolilia DlgnlLuLum; mais rien ne -prouve ({ue les
limites établies de ce coté eijlre les ressorts impériaux d'Arcadius
et (i'Honorius remontent juscjii'au temps où Théodose fut associé
à l'emiiire. En juillet 381 Gr.itien légifère en Mésio, à Vimiiuicium
Cod. Tlieod., I, 10, 1 ; XII, 1, S'J). Du reste ces provinces, pour être
raltachées politiquement à l'empire oriental, n'en continuèrent
pas moins à faire partie du corps ecclésiastique d'Occident.
LE PAPE DAMASE 475
clarer s'ils acceptaient ou' rejetaient les expressions de
l'hérésiarque. Ils se perdirent en faux-fuyants, en dis-
tinctions subtiles, en contestations sur la compétence du
triljunal, qu'ils ne jugeaient pas assez imposant. Am-
broise leur représenta qu'on ne pouvait pouriant pas
déranger des centaines d'évêques, comme au temps de
Rimini, pour élucider un cas personnel aussi simpla.
Quant au fond, le langage et les réticences de Palladius
et de Secundianus s'accordaient à révéler leurs véri-
tables sentiments. Il est évident qu'ils étaient ariens,
que, pour eux, le Père était le seul Dieu véritable, le
Fils et le Saint-Esprit des êtres nettement inférieurs à
lui. Le concile jugea qu'il y avait lieu de déposer les
deux évêques. 11 avisa l'empereur de sa sentence, en le
priant d'y prêter main forte.
Les Orientaux, dont Palladius et son collègue récla-
maient la présence à Aquilée, ne les auraient pas traités
autrement. Ils n'avaient pas condamné les Ariens ou
Eudoxiens, remplacé Dorotliée par Mélèce et Démopbile
par Grégoire de Nazianze, pour qu'il fût raisonnable de
les invoquer contre l'orthodoxie latine. 11 n'y avait {ilus
moyeu, désormais, de se glisser entre les églises d'Orient
et celles d'Occident pour introduire ou maintenir l'héré-
sie d'Arius: elles s'entendaient à l'écarter.
Il restait, toutefois, entre les deux églises, quelques
litiges personnels bien difficiles à aplanir. J'ai dit, au
chapitre précédent, comnjent Ambroise avait provoqué
la léunion à Rome d'un grand concile où il espérait
qu'ils seraient réglés. Le concile selint en effet, mais
476 CHAPITRE XllI
sans résultat, si ce n'est d'otfrir à la pieuse curiosité
des Romains une réunion d'évèques célèbres, Acholius
de Thessalonique, Paulin d'Aiitioche, Epiphane de Chy-
pre, Anibroise de Milan. Il fallut bien, cette fois, que
Marcelline baisât la main de son frère ^ D'autres nobles
dames s'empressèrent d'offrir aux prélats étrangers l'hos-
pitalité de leurs somptueuses demeures. En dehors des
évêques on remarquait beaucoup le moine latin Jérôme,
qui venait de séjourner quelques années en Orient. Ori-
ginaire de Dalmatie 2, il était venu à Rome pour faire
ses études et, après une jeunesse assez dissipée, il y
avait reçu le baptême ^. Au cours d'un voyage en Gaule
où il s'arrêta quelque temps à Trêves, il se sentit ap-
pelé à une vie de retraite, de prière et de travail des-
prit. Un de ses compagnons d'études, Rufin, qui était
d'Aquilée, l'attira dans sa ville natale, où il rencontra
plusieurs personnes animées des mêmes désirs que lui,.
1 Ce n'était pas la première fois qu'elle le voyait depuis son
élévation à l'épiscopat. Elle se trouvait prés de lui à Milan, en 378,.
pendant une grave maladie qu'il fit alors. Marcelline avait été
consacrée vierge par le pape Libère, un jour de Noël, dans la ba-
silique de Saint-Pierre (Ambroise, De Virginibiis, III, 1). Elle mou-
rut à Milan, après Satyre et Ambroise.
2 Stridon, sa ville natale, fut détruite de son vivant, vers 378,
par les Goths. La situation en demeure incertaine; voir cepen-
dant CIL, t. IIL n" 9860, et Bulic, Bull. Daim., t. XXII (1899),
p. 137. — Sur saint Jérôme, voir l'excellente monographie de
M. Georg Grutzmacher, dans les Sludien zur Geschichte der Théolo-
gie imd der Kirche, t. VI (1901) et X (1906).
3 II est impossible d'admettre que les désordres dont le souve-
nir troubla plus tard Jérôme aient été postérieurs à son baptême.
Dans ces conditions il n'eût jamais été ordonné prêtre.
Lii PAPE ÛAMASE 477
le prêtre Ghromatius, Héliodore d'Altinum, Bonose, Ru-
fin, Niceas, et autres. Avec eux il se croyait parmi les
bienheureux 1. En 373, on ne sait pour quelle cause, cette
édifiante compagnie se dispersa. Pendant que Bonose allait
mener la vie érémitique sur un rocher de la côte dal-
mate, Rufin s'embarquait pour Alexandrie ; Héliodore,
Jérôme et quelques autres jetèrent leur dévolu sur le
désert syrien. Là aussi il y avait des solitaires célè-
bres, dont on avait dû entendre parler à Evagrius,
prêtre d'Antioche, qui venait de faire un long séjour
en Italie. Justement il s'en retournait dans son pays.
Peut-être voyagea-t-on ensemble. En tout cas c'est
chez lui que, arrivé à Antioche, Jérôme reçut l'hospi-
talité. De ses compagnons, deux perdirent courage et
rentrèrent en Vénétie ; deux autres moururent; lui-même
tomba malade. C'est alors qu'il eut ce célèbre songe où
il s'entendit reprocher son attachement aux lettres païen-
nes et promit de ne plus jamais ouvrir un poète ni un
orateur profane. Revenu à la santé, il s'empressa d'ap-
prendre le grec et s'initia à l'exégèse sous la conduite
du célèbre Apollinaire. Enfin, prenant son courage à
deux mains, il s'enfonça dans le désert de Ghalcis, et,
dans les premiers temps, s'efforça de rivaliser d'ascé-
tisme avec les moines en renom. Mais il y avait en lui
une autre étoffe que celle d'un fakir ^ : il revint à ses li-
vres. Bientôt il rédigea la vie de Paul, le premier ermite
1 « Aquileienses clerici quasi chorus beatorum habentur ».
Chron.. a. Abr., 2390.
2 Sur les excès des moines de ce pays, v. le chapitre suivant.
478 CHAPITRE XIII
d'Egypte, composition assez fabuleuse, et commença ses
travaux d'exégèse en expliquant le prophète Abdias.
II se mit aussi à l'hébreu; pour un disciple de Gicéron,
c'était une rude pénitence.
Ses rapports avec Apollinaire ne Pavaient point
induit en hérésie, pas même en théologie. Rhéteur et
non point philosophe, la théologie l'attirait peu. Sur
ce point il fut toujours tributaire de quelqu'un. Mais
les querelles dogmatiques le poursuivaient jusqu'au
désert. Les Mélétiens le tourmentaient à propos des
trois hypostases. Pour un latin comme lui, trois hypos-
tases, cela signifiait trois substances, autrement dit trois
dieux. Ce polythéisme lui répugnait à l'extrême. A ces
perplexités venait s'ajouter l'incertitude sur la situation
ecclésiastique. Il répudiait, cela va sans dire, l'église offi-
cielle d'Antioche, celle des ariens, forte alors de la faveur
impériale. Mais, parmi les autres, à qui aller? Mélèce,
Paulin, Vitalis, il y avait trois évêques d'Antioche, tous
anti-ariens, tousse flattant d'être en communion avec le
siège apostolique de Rome. Jérôme n'hésita pas à s'adres-
ser directement au pape Damase ^, qui ne répondit pas
à une première lettre, ni peut-être à une seconde, mais
laissa voir par des actes clairs que Paulin seul avait sa
confiance. Le clergé mélétien redoubla ses importuni-
tés. Excédé de ces perpétuels soupçons. Jérôme prit le
parti de quitter le désert, laissant les moines à leurs
chaînes, à leur crasse et à leur prétention de régenter
1 Ep. 15, 16.
LE PAPE DaMASE 4/9
l'Eglise du fond de leurs cavernes '. A. Antioche Paulin
voulut l'ordonner prêtre. Il se laissa faire, mais en sti-
pulant qu'il resterait moine et libre d'aller où bon lui
semblerait. Peu après (380-381) il se trouvait à Cons-
tanlinople. auprès de Grégoire de Nazianze, qui fut son
second maître en exégèse. Grégoire était un grand admi-
rateur d'Origène; Jérôme le devint à son école et se
mit à traduire les œuvres du célèbre alexandrin. C'est
alors aussi qu'il traduisit la Chronique d'Eusèbe, en la
complétant et en la continuant jusqu'à la mort de Va-
lens. Il est étonnant qu'il ne parle jamais du concile
de 381, tenu pendant son séjour à Constantinople. Cette
assemblée, qui avait répudié Paulin et dégoûté Grégoire
de Nazianze, lui était sûrement peu sympathique. C'est
dans ces circonstances que, le pape Damase ayant obtenu
des empereurs la réunion d'un nouveau concile à Rome,
Jérôme revit la vieille métropole. Damase le connaissait.
Outre ses lettres du désert, il avait reçu de lui un petit
traité exégétique sur la vision d'Isaïe 2. Le pape avait
la curiosité éveillée sur les difficultés de l'Ecriture.
Personne plus que Jérôme, si versé dans la connais-
sance des langues et dans l'étude des exégètes anciens
et modernes, n'était qualifié pour le renseigner. Quand
il l'eut à Rome, à son entière disposition, il se mit à
1 Ep. 17 : K Pudet dicere : de cavernis cellularum damnamus
orbem. In sacco et cinere volutati, de episcopis sententiam feri-
mus. Quid facit sub tunica poenitentis regius animus? Gatenae,
sordes et comae non sunt diadematis signa, sed tletus ».
2 Ep. 18.
480 CHAPITRE XIIl
l'accabler de questions sur les points difficiles de la Bible;
il l'encouragea, avec une ardeur presque indiscrète, à
traduire les exégètes grecs ; il l'excita à revoir ou à
refaire, sur les originaux hébraïques ou grecs, la version
latine de l'Ecriture Sainte. Jérôme protestait doucement,
mais se laissait faire ; il goûtait la plus pure joie des
personnes de son espèce: voir sa science servir à quelque
chose. Comme il connaissait assez bien l'Orient, hommes
et livres, le pape avait recours à lui pour sa correspon-
dance avec ce pays. Dans toute la carrière de Damase,
rien ne le recommande plus que cette amitié et l'ouver-
ture- d'esprit dont elle est le signe. Ajoutons bien vite
qu'une telle faveur, et pour un tel motif, était aussi
propre que possible à désigner le savant moine à la
malveillance jalouse du clergé romain. Elle se dissimula
d'abord: Jérôme était en faveur. Des compliments lui
revenaient: on le disait saint, humble, disert; on par-
lait de lui pour le pontiticat. Cela ne dura pas. On
trouva des inconvénients à ses traductions; elles d.éran-.
geaient la routine. L'envie s'attacha au succès qu'il obte-
nait dans les cercles distingués. Les matrones sérieuse-
ment chrétiennes goûtaient cet homme austère et savant^,
qui, sans aucune défaillance de doctrine ou de conduite,
les guidait avec franchise et dignité dans les sentiers
les plus élevés de la vocation religieuse. Parmi elles on
remarquait Marcelle, restée veuve de fort bonne heure,
qui vivait retirée dans un palais de l'Aventin; une autre
veuve, Lea; une vierge, Asella; enfin Paule, veuve aussi.
-Celle-ci avait plusieurs enfants: l'une d'elles, Eustochium,
LE PAPE DAMASE 48Î
resta vierge et vécut toujours auprès de sa mère; une
autre, Blaesilla, après un court mariage, hésita quelque
temps entre le monde et la retraite. Jérôme était l'ami
de ces saintes personnes. Il leur expliquait les Ecritures
et les encourageait dans leurs pieuses pratiques. En
fallait-il davantage ? Le clan mondain fut bientôt contre
lui : les belles dames qui, dès ces temps reculés, trou-
vaient le moyen de combiner agréablement l'Evangile
et la vie frivole, les clercs frisés et musqués de leur
clientèle, ceux qui se pressaient à leurs petits levers,
provoquaient leurs cadeaux et guettaient leurs hérita-
ges, « tout le sénat des Pharisiens », se mit sur pied.
Il faut l'avouer, cependant : ce n'était pas seulement
pour ses qualités qu'on en voulait à Jérôme. Il avait
des défauts, et des défauts très apparents, entre autres
une irritabilité extrême, qui lui rendait insupportable
la moindre critique et l'entraînait à de grandes violences
de langage. Les coups qu'on lui portait, il les rendait
avec une énorme usure. Il bataillait de parole autant
que de plume, se laissant entraîner à des disputes où les
interlocuteurs s'échaufifaient si bien qu'ils finissaient par
s'entre-cracher au visage *. Marcelle s'effrayait parfois :
de tels exercices répugnaient à sa gravité. Paule, au con-
traire, n'élevait jamais d'objections ; c'était la brebis
modèle. Rien ne l'effarouchait. Jérôme adressa un jour
1 C'est de Jérôme lui-même que nous tenons ce détail (Ep.
L, 4) : Quoties me iste (il s'agit d'un autre moine) in circulis stoma-
chari fecit et adduxit ad choleraml Quoties conspuit et consputns abs-
cessit !
Duchesse. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 31
482 CHAPITRE XIII
à «a fille Eustochium un traité de la virginité où il y
a de singuliers excès de style K D'autres s'en scandali-
saient ; elle approuvait tout et se laissait appeler « la
belle-mère de Dieu », sa fille se trouvant, de par son
vœu, r.épouse du Christ.
C'est encore en ce temps-là que Jérôme écrivit son
dialogue contre les Lucifériens, où il fait le procès de
la petite église inaugurée plus ou moins volontairement
par le célèbre évêque de Sardaigne. Il entreprit aussi un
certain Helvidius, qui, pour protester contre l'entraîne-
ment des vocations virginales, s'était évertué à prouver
que Marie, mère du Seigneur, avait eu, après lui, d'autres
enfants de son mariage avec Joseph. Mal lui en prit,
car Jérôme, attaqué au point sensible, lui fit expier
rudement son exégèse inconsidérée.
Tant que Damase vécut, Jérôme put travailler, ensei-
gner, ferrailler à son aise. Mais il n'était pas à Rome
depuis trois ans que son protecteur, fort avancé en âge,
passa de vie à trépas (11 décembre 384).
Le pape Damase est très populaire chez les archéo-
logues de nos jours, à cause des belles inscriptions dont
il orna les tombeaux des martyrs romains. Les pèlerins
du haut moyen-âge les copièrent avec avidité; quelques-
unes se sont conservées entièrement ; d'autres se retrou-
vent en fragments dans les fouilles des catacombes.
1 Ep. 22; voir surtout le ch. 25. Omnia munda mundis; mais il
est permis de s'étonner des propos que ce saint homme tenait à
une jeune fille de dix-huit ans. Les païens, on le pense bien, lisaient
avidement ces pamphlets et s'en égayaient fbrt.
LE PAPE DAMASE 483
Tout le monde connaît leur belle calligraphie. Jamais
plus mauvais vers n'ont été transcrits avec un tel luxe.
S'ils n'étaient que mauvais ! Mais ils sont vides d'histoire,
obscurs, et ne contiennent guère que des banalités. Ainsi
témoignent-ils que la tradition locale sur les martyrs était
à peu près effacée au temps où le pieux pontife cherchait
à la fixer. Son dessein, toutefois, doit être relevé. Fort
contesté, âprement combattu, et par des gens qui se
targuaient d'un zèle supérieur, Damase sentait le besoin
de se concilier les sentiments du populaire. Or celui-ci
s'intéressait de plus en plus aux héros des anciens temps.
Ressaisir leur histoire eût été à peu près impossible.
Elle eût d'ailleurs été à peu près toujours la même.
Mais l'autorité ecclésiastique était en situation de savoir
où les martyrs avaient été enterrés; il lui appartenait
de diriger vers des tombes authentiques un mouvement
de piété qui aurait pu s'égarer ailleurs ; en s'y associant
hautement, elle maintenait, entre elle et la multitude
des fidèles, une indispensable communion de sentiments.
Damase mort, on élut pour le remplacer un ancien
diacre de Libère, appelé Sirice. Le nouveau Pharaon
n'avait pas connu Joseph, ou plutôt ne le goûtait guère.
Jérôme s'aperçut bientôt que le séjour de Rome lui de-
viendrait difficile. Entre temps, Blaesilla, après quel-
ques mois d'un élégant veuvage, avait été amenée par
lui à embrasser, comme sa mère et sa sœur, une vie de
retraite et de privations. Elle mourut au bout de quatre
mois. Déjà sa(( conversion «avait affligé les cercles mon-
dains; sa mort fut une désolation. On se déchaîna contre
484 CHAPITRE XIII
les moines. C'est alors que Jérôme sentit se réveiller en
lui l'attrait des Lieux Saints, qui l'avait, douze ans plus
tôt, transporté d'Aquilée à. Antioche, sans cependant le
décider à faire le reste du chemin. Paule, de son côté,
songeait, depuis des années, à suivre l'exemple de Mêla-
nte, à visiter les moines d'Egypte et les sanctuaires de
Palestine; elle déclara qu'elle le suivrait. Jérôme s'em-
barqua le premier ; Paule et Eustochium prirent un au-
tre navire. On revit en Ghrypre l'évêque Epiphane, et à
Antioche Paulin, deux amis du dernier concile.
C'est à Antioche que l'on s'organisa, sous la direction
de Paulin, pour le voyage des Saints Lieux.
CHAPITRE XIV
Les Moines d'Orient.
L'Egypte, patrie des moines. — Antoine et les anachorètes. —
Les moines de Nitrie. — Pacôme et le cénobitisme. — Schnoudi. —
Les vertus monacales. — Pèlerinages aux solitaires d'Egypte. —
Moines de Palestine : Hilarion, Epiphane, le Sinaï, Jérusalem. —
Moines de Syrie et de Mésopotamie. — Le monachisme en Asie-
Mineure : Eustathe et saint Basile. — Attitude de l'Eglise et du
gouvernement.
L'hérésie d'Arius, le schisme de Mélèce, les longues
luttes et la constance d'Athanase, donnent à l'Egypte un
relief tout particulier dans l'histoire chrétienne du
iv^ siècle. Les grands conciles de Nicée, de Tyr, de Sar-
dique, de Rimini; l'Eglise déchirée ; les évêques déposés,
exilés, traqués par la police de l'empereur très-chrétien,
la foi trahie par des formules, la religion pervertie en
d'inexpiables conflits, toutes ces calamités avaient leur
point de départ dans le pays du Nil. Cependant l'Egypte
n'était pas un objet de scandale; malgré les grands dé-
rangements qu'il causait, Athanase, par sa haute et
sereine vertu, surtout par sa vaillance invincible, de-
meura toujours l'objet de l'admiration universelle. Tout
ce qu'il y avait d'honnêtes gens se groupait d'instinct au-
tour de lui. On savait bien qu'il n'était pas seul, que
tous les évêques, tous les fidèles d'Egypte le soutenaient
486 CHAPITRE XIV
de leur dévouement et que ce dévouement leur coûtait
très cher, qu'ils l'avaient payé de persécutions sans cesse
renouvelées, depuis le temps de Constantin jusqu'à la fin
du régne de Valens. L'Egypte était le sanctuaire de l'or-
thodoxie, la terre classique des confesseurs de la foi.
Mais elle -avait un autre titre à la considération : c'était
la patrie des moines. Au nom révéré d'Athanase se
joignaient, dans les récits édifiants, ceux d'Antoine et de
Pacôme, d'Ammon, des deux Macaire, de beaucoup d'au-
tres personnages en qui la piété incarna bientôt l'idéal de
l'héroïsme chrétien. Le pays où vivaient ces saintes gens,
où fleurissaient les institutions émanées d'eux, devint
bientôt une seconde Terre-Sainte. On y alla en pèleri-
nage, non pour visiter des tombeaux illustres ou les
lieux témoins des grands faits bibliques, mais pour vé-
nérer des saints vivants, contempler leurs visages éma-
ciés par l'ascèse et recueillir leurs propos édifiants. Dès
l'année 373, une grande dame romaine, Mèlanie l'an-
cienne, ouvre, en ce genre, la série des pèlerins occiden-
taux. Longtemps auparavant, Hilarion, Eustathe, Basile,
étaient venus de Palestine et d'Asie-Mineure. Par ces
voyages se disséminait la renommée des moines d'E-
gypte; leur exemple suscitait des imitateurs, leur façon
de vivre inspirait les réformées que l'ancien ascétisme
subissait un peu partout.
11 y avait en eff"et, un peu partout, des ascètes chré-
tiens ; il y en avait eu dès l'origine. J'ai déjà dit que l'as-
cétisme n'est pas une^ spécialité du christianisme; qu'on
le rencontre avant lui et en dehors de lui, en certaines
LliS MOINES d'okient 487
sectes religieuses ou philosophiques/; que,^'Eglise ne
l'a juinais accepté comme une forme essentielle et obli-
gatoire delà vie chrétienne; qu'elle s'est -montrée dé-
fiante à son égard toutes les fois qu'elle a pu soupçonner
les observances austères de se rattacher à des doctrines
Incorrectes 2; que cependant, loin de condamner ces ob-
servances en elles-mêmes, elle les a considérées comme
méritoires, édifiantes et honorables. Au iii° siècle il y
avait beaucoup d'ascètes des deux sexes, vivant dans
leurs familles, ou tout au moins dans la société com-
1 Les Thérapeutes de Philon, si le livre « De la vie contempla-
tive ï est bien de lui, sont des ascètes juifs, vivant en commuT
nautés. On a essayé, il y a une trentaine d'années, de ramener
tout le nïonachisme égyptien à certains cas de réclusion que l'on
constate dans le culte de Sérapis. Ce système saugrenu a d'abord
fait fortune; maintenant personne ne le soutient plus.
2 Un cas de ce genre est représenté en Egypte' par l'ascétisme
de Hiéracas de Léontopolis, qui, vers le commencement du iv^ siè-
cle, fonda une secte où l'on n'était admis qu'en renonçant au
mariage et en acceptant le régime végétarien. Suivant lui, le
mariage, permis dans l'Ancien Testament, est défendu dans le
Nouveau, parce qu'il faut bien que celui-ci ait quelque chose de
plus que l'autre. Hiéracas était un très savant homme, versé
dans les lettres égyptiennes et dans les lettres grecques. Il avait
cultivé la médecine, l'astronomie et autres sciences. En théologie
il tenait un peu d'Origène, en ce qu'il rejetait la résurrection. Les
enfants, suivant lui, ne, pouvaient être sauvés. Sur la Trinité il
avait des idées bizarres : il identifiait Melchisédech avec le Saint-
Esprit. Arius cite de lui un propos qui sentirait un peu le moda-
lisme (Lettre à Alexandre, Epiph. haer., LXIX, 7), Saint Epiphane,
qui nous renseigne (Haer.. LXVIII) sur l'hérésie de Hiéracas, a
connu de lui des commentaires sur les six jours de la Création
et sur d'autres parties de la Bible. Il composa aussi nombre de
poèmes sacrés, en grec et en égyptien. Il mourut nonagénaire,
exerçant la profession de calligraphe.
488 CHAPITRE XIV
mune^ n'ayant pas l'idée de s'en segréger pour mener une
existence à part. Çà et là ils se groupaient, soit pour
leurs exercices, soit même pour vivre en commun ^ En
Egypte, comme ailleurs, il y avait des continents des
deux sexes, des « apotactiques », comme on disait quel-
quefois ; ils sont souvent mentionnés, surtout les vierges,
dans les histoires de martyres et dans les récits d'émeu-
tes religieuses. Ils habitaient les villes et les villages,
parfois aux environs, dans quelque retraite où ils vivaient
seuls; mais ils se mêlaient à la vie religieuse commune
et surtout aux assemblées de culte, où ils se montraient
plus assidus que les autres.
Le premier 2 qui ait eu l'idée de se segréger entiè-
rement, de fuir le monde habité et même la société ordi-
naire des fidèles, c'est saint Antoine ^
11 était né en 251, en un village du nome d'Heracleo-
polis, dans l'Egypte moyenne. Ses parents n'étaient pas
sans fortune. Dès sa première enfance il témoigna beau-
coup d'aversion pour le commerce de ses semblables; on
1 Ainsi le TcafOevtov où saint Antoine installa sa sœur (Ath., Vita
Ant., 3).
2 Je néglige ici saint Paul de Thèbes, qui, au dire de saint
Jérôme, aurait fui au désert dès le temps de l'empereur Déce.
Cette histoire n'est pas très sûre.
3 Après avoir bien contesté l'authenticité de la vie de saint
Antuine, les critiques ont fini par la réadmettre. C'est sur ce do-
cument que se fonde l'exposé qui va suivre. Sur les autres atte,s-
talions de ce personnage, voir dom C. Butler, The Lausiac history
of Palladius, J, p. 220, dans les Texts and Studies de Cambridge, t. VI.
LES MOINES d'orient 489
ne put jamais le faire aller à l'école, de sorte qu'il resta
toute sa vie un illettré, n'entendant pas le grec et ne sa-
chant pas lire, même en copte. Ses parents morts (vers
270), il vendit son bien, plaça dans une maison de vier-
ges (eiç.'TrapÔEvôva) une sœur qui lui restait et qui était
plus jeune que^Uni, et se mit à vivre en ascète, d'abord
à la porte de sa maison, puis aux environs du village,
enfin dans un tombeau^qui en était éloigné. Quinze ans
se passèrent, pendant lesquels^ tout en recherchant plu-
tôt l'entretien des ascètes voisins ou de passage, il se
maintint [cependant en communication avec les gens de
son village. En 285, cédant à l'attrait d'une solitude plus
complète, il passa le Nil et se dirigea vers les monta-
gnesjde la rive droite (chaîne arabique), où, dans un
désert affreux, il découvrit les ruines d'un château-fort.
Une source y jaillissait. L'endroit s'appelait Pispir ^ Il
s'y installa. Tous les six mois on lui renouvelait sa pro-
vision de pain. Son temps se passait à prier ou à faire
des nattes. Séparé des hopimes, il vivait avec Dieu, ,et
aussi avec les démons, dont les assauts tiennent une
grande place, dans son histoire.
Après vingt ans de retraite Antoine se vit un jour
assiégé dans son fort; on en força la porte : c'étaient des
disciples qui lui venaient et conquéraient ainsi leur
maître. Son exemple avait été contagieux. Nombre de
chrétiens, abandonnant famille, patrie, église, fuyant
i Der-el-Meimoun, sur la rive droite du Nil, entre Atfih et Beni-
Souef (Amelineau, Géog7\ de l'Egyple, p. 33 i; cf. Anecd. Oxon., Se-
mitic séries, part. VII, carte).
490 GUAPirKE XIV
aussi les juges et les employés du fisc S peuplaient main-
tenant la solitude de Pispir et les montagnes environ-
nantes. A.ntoine les accueillit et leur prodigua ses con-
seils.
On était au moment de la grande persécution. Les
solitaires étaient trop loin pour qu'elle les atteignît. Ils
allèrent au devant d'elle; sous Maximin, Antoine des-
cendit à Alexandrie avec quelques-uns de ses disciples
et s'employa à servir et à encourager les confesseurs.
Ce voyage ne put manquer d'accroître sa notoriété. Il
trouva bientôt qu'il y avait trop de moines à Pispir et
qu'il y venait trop de visiteurs. Une caravane de bédouins
se dirigeait vers la mer Rouge : il s'y adjoignit. Après
plusieurs journées de marche il découvrit dans les mon-
tagnes voisines du littoral un endroit où il y av;iit de
l'eau, des palmiers et un peu de terre cultivable. Ce fut
son second et définitif refuge 2. Pour l'aller chercher en
cet endroit il fallait affronter des fatigues plus qu'ordi-
naires. Aussi le laissait-on tranquille. Parfois cependant
il descendait vers la vallée du Nil, et venait passer
quelques jours à Pispir.
Sa vie se prolongea très longtemps; il ne mourut
qu'en 356, à l'âge de cent-cinq ans. Presque nonagé-
naire, il fit une seconde fois, en 338 ^ le voyage d'A-
lexandrie, pour saluer Athanase, au retour de son pre-
1 Vita Ant., 44.
2 C'est le monastère de Saint-Antoine, encore existant, de même
que celui de Saint-Paul, à quelque distance.
3 La date est fournie par la chronique des lettres festales.
LES MOINES D ORIENT 491
mier exil, et lui prêter main forte contre les ariens. Il
y avait des années qu'ils se connaissaient. Athanase
avait été quelque temps son disciple et, par la suite, ils
se revirent plusieurs fois. Dans les- querelles ecclésiasti-
ques qui déchiraient l'Egypte, le grand solitaire avait
toujours tenu pour son ami: ni ariens ni mélétiens n'é-
taient parvenus à l'en détacher. A sa mort, il eut pour
lui une dernière attention et lui légua, outre une vieille
tunique en peau de mouton, le manteau fort usé qui lui
servait de lit et que, du reste, il tenait d'Athanase lui-
même. L'évêque de Thmuis, Sérapion, reçut, lui aussi,
un souvenir du même genre.
Ces reliques symbolisent le parfait et cordial accord
qui régnait entre les chefs de l'église égyptienne et le
patriarche des anachorètes. Ni les uns ni les autres ne
semblent s'être aperçus de ce que ces fuites au désert
pouvaient avoir d'inconvénients. Cependant, à y bien
regarder, l'anachorète était une critique vivante de la
société ecclésiastique. Le seul fait de sa retraite prouvait
qu'à son estimation l'Eglise était devenue inhabitable
pour qui voulait être sérieusement chrétien, et son esti-
mation se fondait sur un idéal de vie religieuse qui diffé-
rait notablement de celui de l'Eglise. L'essentiel du
christianisme c'était pour lui l'ascèse. La fraternité, les
assemblées de culte, la liturgie, l'enseignement de l'évê-
que, tout passait après cette culture de l'âme qui consiste
surtout dans la macération individuelle et la prière
constante. On ne voit pas comment Antoine, pendant
492 CHAPITRE XIV
ses vingt ans de réclusion, aurait pu recevoir l'Eucha-
ristie.
Un tel genre de vie eût étonné saint Ignace d'Antioche
et saint Clément de Rome. Même au iv^ siècle, la séces-
sion monacale effaroucha en plus d'un endroit les repré-
sentants de la tradition. Les évêques d'Alexandrie,
Pierre, Alexandre, Athanase, ne s'en inquiétèrent pas;
ils favorisèrent même cette forme nouvelle de la piété,
d'où ressortait, pour la foule des chrétiens affadis, un
enseignement si éloquent. Au danger ecclésiastique on
pouvait parer en maintenant les solitaires sous la direc-
tion de l'autorité épiscopale. C'était là une question de
procédé. Les reclus inaccessibles n'étaient et ne pou-
vaient être que des exceptions. Le commun des anacho-
rètes ne se disséminait pas trop : chacun avait sa hutte
ou sa caverne, sa cellule, comme on disait, mais pas
trop loin les unes des autres. Il était aisé de leur ména-
ger un centre spirituel, une église, autour de laquelle ils
s'organiseraient en une sorte de paroisse rurale.
11 n'y eut donc, en Egypte, aucune difficulté: évêques
et moines s'arrangèrent ensemble. Aussi le nouveau
genre de vie devint-il bientôt très populaire. Déjà sous
Constantin, il y avait des moines dans toute l'Egypte.
Une de leurs plus célèbres colonies, c'était celle de Ni-
trie. A l'ouest du Delta, assez loin au sud d'Alexandrie,
s'ouvre, du nord-ouest au sud est, une large vallée dont
le fond est occupé par des lacs salins, producteurs de
nitre. C'est un bien triste lieu: il s'appelle actuellement
LES MOINES d'orient 493
Wadi-Natroun, la vallée du nitre. C'est là, que, vers
le temps du concile de Nicée, un certain Amoun ^ vint
mener la vie d'ascète. Il laissait en Egypte une femme,
avec laquelle il avait vécu dix huit ans dans un mariage
virginal. Elle réunit des vierges autour d'elle; Amoun,
de son côté, vit bientôt affluer les solitaires dans sa
retraite de Nitrie. Les deux époux se visitaient deux
fois par an. Quand Amoun mourut, saint Antoine, qui
était encore de ce monde, vit les anges descendre du
ciel et accueillir son âme . Sa postérité spirituelle ne
tarda pas à prendre des proportions considérables : qua-
rante ans après sa mort, il y avait plus de cinq mille
moines dans l'affreuse vallée de Nitrie. . Gomme ceux
d'Antoine, ils habitaient des cellules séparées; au centre
de la vallée s'élevait une église où ils se réunissaient le
samedi et le dimanche; huit prêtres, dépendant de l'évê-
que d'Hermopolis la petite, y étaient attachés. Là était
le centre de l'administration et de la discipline. Trois
palmiers ombrageaient la cour de l'église; à chacun d'eux
était attaché un fouet, dont il était fait usage pour châtier
les méfaits des malfaiteurs venus du dehors et, le cas
échéant, des solitaires eux-mêmes. Les moines, en de-
hors des réunions hebdomadaires, s'arrangeaient comme
ils l'entendaient dans leurs cellules, travaillant pour
vivre à des ouvrages de vannerie, quelquefois groupés
1 Historia Lausiaca, 8. Cet ouvrage est toujours cité ici selon
l'édition de dom Butler. Voir ci-dessous, p. 507, note. Cependant
je mets entre parenthèses les numéros de chapitre des anciennes
éditions, quand ils diffèrent des nouveaux.
494 CHAPITRE XIV
deux à deux, trois à trois, souvent seuls. Le matin et le
soir, d'un bout à l'autre de la vallée^ retentissait le
chant des psaumes. Au delà du Wadi-Natroun s'étendait
un désert plus affreux, celui des Cellules, où les plus
courageux avaient leur retraite. Plus loin encore, la so-
litude de Scété, pays du sable et de la faim, accueillait
les plus célèbres virtuoses de l'ascétisme nitrien.
Car il y avait une certaine virtuosité^ une concur-
rence ouverte entre les moines, non seulement de ce
canton, mais de l'Egypte entière. Pambo, Or, Nathanaël,
Benjamin, les deux Macaire, l'égyptien et l'alexandrin,
figuraient au nombre des célébrités nitriennes. Macaire
l'alexandrin ne pouvait entendre parler d'une prouesse
ascétique sans s'efforcer aussitôt de la surpasser. Les
moines de Tabenne ne mangeaient rien de cuit pendant
le carême; il voulut observer ce régime pendant sept ans,
d'un bout de l'année à l'autre. On le vit s'acharner vingt
nuits de suite à se tenir éveillé. Il éta^it déjà vieux quand
il eut l'idée d'aller à Tabenne même, donner une leçon à
ces fameux ascètes, qui passaient les nuits debout et ne
mangeaient, en carême, que tous les cinq jours. Il se pré-
senta, sous un déguisement, à la porte d'un monastère,
et, le carême étant venu, il le passa tout entier debout,
sans même fléchir les genoux, ni le jour ni la nuit, sans
boire et même sans manger, si ce n'est que le dimanche
il avalait, toutes crues, quelques feuilles de choux. Tout
en jeûnant ainsi, il travaillait de ses mains au métier de
vannier, et, quand il ne travaillait pas, il priait. Les
moines de Tabenne s'insurgèrent contre ce redoutable
LES MOINES d'orient 495
jouteur, mais leur supérieur le remercia d'avoir rabattu
l'orgueil de ses disciples ^
Ce n'était pas toujours le simple attrait de l'ascèse qui
poussait les gens au désert. Certains y venaient pour
faire pénitence. On parla longtemps en Nitrie de Moïse
le nègre, jadis esclave insupportable et, pour cela, chassé
par ses maîtres, puis chef de brigands. En cette dernière
qualité il s'était acquis une réputation terrible. A la lon-
gue il se décida à faire une fin, et prit une cellule dans
la vallée sainte. Une nuit il y fut attaqué par quatre vo-
leurs. Ceux-ci s'adressaient mal : le reclus n'avait pas
perdu sa vigueur ; il terrassa ses assaillants, les gar-
rotta, chargea le groupe sur ses larges épaules et se ren-
dit ainsi à l'église, demandant ce qu'il fallait en faire.
Pendant que l'on s'expliquait, le nom de Moïse fut pro-
noncé. C'était, pour les brigands, la grande célébrité de
leur profession. Sans hésiter, ils se firent moines, eux
aussi 2.
Le désert, en ces temps-là, passait pour être rempli de
démons. Les solitaires, en dépit de leurs austérités, s'en
apercevaient souvent. On a déjà dit quelle place tient,
dans la vie de saint Antoine, la lutte contre les tentations
des mauvais esprits. En Nitrie également on se plai-
gnait beaucoup d'eux ; le démon de l'avarice rôdait au-
tour des aumônes que laissaient parfois les pèlerins for-
tunés ; mais c'était surtout celui de la chair qui venait
1 Hist. Laus., 18 (19-20).
a Rist., Laus., 19, (22).
496 CHAPITRE XIV
troubler les nuits des ascètes. Ils le combattaient comme
ils pouvaient, quelquefois par des] moyens insensés.
L'un deux, Pachon, imagina de se faire dévorer par les
bêtes féroces. Il alla s'asseoir à l'entrée d'une caverne
qu'il savait habitée par des hyènes. A la nuit, ces ani-
maux sortirent en effet et le flairèrent longtemps ; mais
ils s'en allèrent sans lui faire de mal. Un autre jour il
s'appliqua sur le ventre un serpent de mauvaise espèce :
il ne fut pas mordu ^
Les disciples de saint Antoine, les moines de Nitrie et
de bien d'autres endroits de la Basse et de la Moyenne-
Egypte n'étaient, à vrai dire, soumis à aucune règle, à
aucun supérieur. Les prêtres qui desservaient leurs égli-
ses n'avaient que des fonctions liturgiques ; ce n'étaient
pas des supérieurs monastiques. Le fouet qui pendait aux
palmiers, près de l'église de Nitrie, était un instrument
de police générale, nullement un symbole de discipline
conventuelle. Les nouveau-venus s'attachaient à quelque
solitaire exercé, qui guidait leurs premiers pas dans la
carrière ascétique ; ils s'arrangeaient ensuite comme ils
l'entendaient, se sanctifiant suivant les méthodes reçues
et les perfectionnant à leur gré.
Une telle indépendance facilitait l'accès du désert aux
personnes les plus diverses de culture et de condition.
Parmi les moines de Nitrie il y avait des hommes du
monde, d'anciens membres du clergé, des gens de haute
et brillante éducation. En certaines cellules on aurait
1 Hist. Laus., 23 (29).
LES AÎOINES-^D'ORIENT 497
trouvé non seulement des exemplaires des livres saints,
calligraphiés par les solitaires eux-mêmes * : mais les
œuvres des anciens docteurs, de Clément d'Alexandrie 2,
d'Origène surtout, mal vu, il est vrai, dans les monas-
tères pacômiens ', mais qui conservait ailleurs des parti-
sans fidèles. Ceux-ci eurent plus tard, sous le patriarche
Théophile, de mauvais jours à passer.
Bien loin de Nitrie et même de Pispir, au cœur de la
Haute-Egypte, se produisit, dès le temps de Licinius,
une autre efflorescence monacale, qui aboutit à des insti-
tutions assez différentes de l'anachorétisme primitif. Un
jeune paysan nommé Pacôme (na.j(ou[xioç) levé pour le
service militaire et licencié peu après (314), eut occasion,
dans son court séjour à l'armée, d'expérimenter la cha-
rité dfs chrétiens. Sa famille était païenne et habitait aux
environs d'Esnèh (Latopolis), as- sud de Thèbes. Il ne la'
revit pas. Aussitôt libéré il demanda le baptême, puis se
voua à l'ascétisme sous la direction d'un solitaire appelé
Palémon, qui avait son ermitage sur la rive droite du
Nil, en face de Denderah. Bientôt il se sentit porté à
grouper autour de lui d'autres ascètes et à mener avec
1 II semble bien que le beau manuscrit H des épîtres de saint
Paul, dont nous avons quelques fragments, ait été exécuté par
Evagrius de Nitrie. Là dessus, voir A. Ehrhard, Centralblatt fur
Biblioihekswesen, 1891, p. 385 et Armitage Robinson dans l'Historia
Lausiaca de dom Butler, t. I, p. 103-106.
2 Palladius, Hist. Laus., 60.
3 Vie de Pacôme, c. 21.
Duchesse. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 32
498 CHAPITRE XIV
eux la vie commune. C'est l'inventeur ' de ce que nous
appelons improprement les monastères ^, et de la vie cé-
nobitique. Le premier monastère fut fondé en un endroit
appelé Tabennesis.
Les disciples affluèrent par centaines ; des groupes
entiers d'anachorètes — cette forme d'ascétisme était
très répandue dans la région — se mirent sous la disci-
pline du nouveau maître. Un second monastère s'orga-
nisa, à une heure du précédent, au lieu dit Pebôou
(Ilaêao, actuellement Faou) ; il fut bientôt insuffisant.
D'autres s'élevèrent, soit dans le voisinage, soit un peu
plus bas ou plus haut, aux environs d'Achmîn (Panopolis)
et d'Esnèh (Latopolis). Du vivant de Pacôme il y en eut
au moins neuf. Ces monastères n'étaient pas indépen-
dants les uns des autres ; ils formaient ce qu'on appelle-
rait maintenant un ordre, une congrégation. Tous obser-
vaient la même manière de vivre, étaient soumis à la
même règle, à la même administration temporelle et
obéissaient au même supérieur. Celui-ci, après avoir ré-
sidé d'abord à Tabennesis, fixa bientôt à Pebôou le siège
de son gouvernement.
Chacun des monastères comportait une enceinte close
dans laquelle s'élevaient plusieurs maisons, abritant
1 Un essai de ce genre avait été fait avant lui, mais sans suc-
cès, par un certain Aotas {Vita Pachomii, 11).
2 Movao-T'inp'o^ signifie proprement lieu où l'on vit seul ; c'est juste
le contraire du sens reçu; Koivôêtov dont nous n'avons pas l'équi-
valent littéral en français, signifie lieu où l'on vit en commun;
c'est le vrai tsrme, mais il est grec.
LES MOINES d'orient 499^
chacune une quarantaine de moines, groupés suivant la
nature de leur travail manuel '.
La règle, que nous avons encore, était relativement"
supportable. Les moines de Pacôme travaillaient des
mains, et même de la tête, car ifs devaient apprendre
par cœur au moins le psautier et le Nouveau-Testament.
On les laissait s'alimenter à leur guise, c'est-à-dire
1 Sur les documents relatifs à saint Pacôme et à ses monastè-
res, voir Ladeuze, Etude sur le cénobitisme Pakhomien pendant le
IV' siècle et la première moitié du V*. La meilleure pièce biographi-
que est la vie grecque, publiée (horriblement : ce travail devrait
être refait) par les Bollandistes {Acta SS. maii, t. III, p. 22* et
suiv.); elle a été supplémentée et remaniée par la suite, tant en
copte qu'en grec (BolL, l. c, p. 44*53* et 54*61* [lettre d'Ammon à
Théophile]). Les autres récits {Hist. mon., 3; Hist. Laus., 32-34 ;
cf. 7, 18; Sozom., III, 14; VI, 28) n'ont qu'une importance moin-
dre et ne peuvent guère compter pour les premières origines. —
Quant au texte de la règle pacômienne, il en existe bien des re-
censions; mais ces documents sont sujets à se modifier beaucoup
par la suite du temps. Il est bien difficile de distinguer, dans
ceux que nous possédons, ce qui remonte à Pacôme lui-même de
ce qui s'ajouta peu à peu par les soins de ses successeurs. Bon
nombre de textes se ramènent à un résumé présenté par Palladius
(Hist. Laus., 32); d'après lui (cf. Gennade, De viris, 7) un ange au-
rait apporté ce texte à saint Pacôme, gravé sur une table d'ai-
rain. Sozomène (III, 14) prétend même que cette table se conser-
vait de son temps à Tabennesi. La meilleure rédaction est encore
celle qui nous est parvenue dans une version latine de saint Jé-
rôme (Migne, P. L., t. XXIII, p, 61), lequel n'avait sûrement pas
traduit du copte original, mais d'un texte grec provenant du mo-
nastère de Ganope. Sur tout ceci, voir Ladeuze, op. cit., p. 250 et
suiv. Jérôme traduisit aussi douze lettrj&s de Pacôme (Migne, t.c,
p. 87), où l'on rencontre des caractères grecs employés comme
signes cryptographiques- Selon Palladius (L c.) ces caractères
auraient servi aussi à désigner diverses classes de moines; ce
n'est pas absolument sûr.
500 CHAPITRE XIV
manger plus ou inoins souvent, bien entendu des choses
fort peu délicates ; ceux qui jeûnaient plus travaillaient
moins. En mangeant ils se couvraient la tête de leur ca-
puchon, dissimulant ainsi une opération qui, apparem-
ment, leur paraissait inconvenante, ou, tout au moins,
gardant pour eux le secret des privations qu'ils s'impo-
saient. Auprès de Pacôme apparut bientôt sa sœur, qui,
sur le conseil de son frère, établit de son côté des monas-
tères de femmes.
Pacôme avait beaucoup de visions, dont les moines
faisaient, naturellement, grand état. Il se reconnaissait,
en certains cas, le pouvoir de sonder la conscience des
gens et les traitait selon l'impression qu'il en recevait
ainsi. Les évêques du voisinage s'inquiétèrent de ce don
singulier et l'initiateur dut s'expliquer devant un synode
tenu à Latopolis. Par ailleurs l'épiscopat ne semble pas,
loin de là, avoir mis obstacle au développement de ses
communautés. Le « pape » Athanase était leur ami : on le
vit à Tabennesi, en 333, au cours de sa tournée pastorale
dans la Thébaïde. Les moines communiquaient réguliè-
rement avec Alexandrie : ils avaient desi^ateaux qui fai-
saient le service entre leurs diverses colonies et descen-
daient jusqu'à la capitale, pour y vendre les produits de
leur travail et acheter les objets qui leur étaient néces-
saires. En 346, quelques-uns d'entre eux se trouvèrent à
point pour acclamer l'évêque revenu d'exil. Chemin fai-
sant ils avaient débarqué àPispir, pour visiter saint An-
toine. Il y avait quelques mois seulement que Pacôme
était mort : le patriarche des anachorètes leur fit grand
LES MOINES D'ORIENT 50=1
accueil et releva fort les mérites du fondateur des mai-
sons cénobitiques. Plus tard l'exil ramena Athanase dans
laHaiite-Egypte; les moines le revirent chez eux, pros-
crit, poursuivi par la police de Constance. A Pacôme,
après un court intervalle, avait succédé Orsîsi, un de ses
plus anciens disciples, homme excellent, mais qui se
trouva un peu déconcerté quand, pour la première fois,
des tendances centrifuges se manifestèrent dans la con-
grégation. Il ne tarda pas à se donner un coadjuteur dans
la personne d'un autre tabennésien des premières heures,
Théodore, grâce auquel les fondations pacômiennes se
multiplièrent. Il y en eut bientôt jusqu'à Hermopolis
la grande, en face d'Antinoé. C'est là qu'au temps de Ju-
lien, Théodore, en tournée d'inspection, se rencontra
pour la dernière fois avec Athanase, l'exilé perpétuel.
Il avait, en prévision de cette circonstance, amené
du monde : Athanase fut accueilli triomphalement, au
chant des psaumes. L' « abbé » Théodore le conduisait,
tenant la bride de son âne ; de l'une à l'autre rive les
acclamations se faisaient écho. En ce pays du haut
fleuve on ne s'inquiétait guère de la police alexan-
drine.
, C'était un autre monde. Les gens de la grande ville y
faisaient figure d'étrangers : on les appelait les Alexan-
drins, les citadins (ToXiTr/.o(), les Hellènes. Dans les monas-
tères ils étaient traités comme dés hôtes, groupés à part.
Leur premier soin, s'ils entendaient s'agréger à la com-
munauté, devait être d'apprendre le copte thébain (saï-
dique).
S02 CHAPITRE XIV
Théodore mourut vers 368. Le vieil Orsîsi, qui l'avait
pris pour coadjuteur, vivait encore. Athanase l'exhorta
à reprendre le gouvernement.
Ici s'arrêtent les renseignements fournis par la vie de
Pacôme, document intéressant, qui paraît bien avoir été
rédigé, au lendemain de la mort de Théodore, par quel-
qu'un des rares moines grecs, ou parlant grec, que conte-
nait le monastère en chef. Plus tard une colonie de pacô-
miens s'établit tout prés d'Alexandrie, à Canope. C'est par
elle que saint Jérôme eut connaissance de Pacôme et
de sa règle: c'est sur elle que la plupart des visiteurs,
Orecs ou Latins, purent juger des institutions pacô-
miennes.
Au pays d'origine l'œuvre monastique continua son
€ fflorescence ; mais il semble que, peu à peu, on en soit
venu à la concevoir comme pouvant être réalisée en
dehors du groupement des communautés, idéal de saint
Pacôme. Celui-ci vivait encore, lorsque, vers 343, un
enfaut de neuf ans, Schnoudi, embrassa, non loin de Ta-
bennesi, la profession monacale. Celui-là était destiné à
devenir une des figures les plus originales du cénobi-
lisme égyptien.
Sur un saillant de la chaîne libyque, en face de la
ville d'Achmîn {Chemnis), s'élève une sorte de forteresse
d'aspect impos'ant, dans ses hautes et massives murailles.
C'est le Blanc monastère, celui de saint Schnoudi. 11 y
avait jadis près de là un village appelé Atripé. Vers le
milieu du quatrième siècle, un anachorète appelé Bgoul
s'y laissa entourer de quelques disciples, au nombre des-
LES MOINES D'ORIENT 503
quels se rangea bientôt son neveu Schnoudi. Bgoul avait
organisé son monde en monastère, suivant le système cé-
nobitique de Pacôme. Après sa mort, vers 388, la direc-
tion de la communauté passa aux mains de Schnoudi,
sous lequel elle prit des proportions extraordinaires. Aux
environs du grand monastère il y eut des succursales ;
des pouvents de femmes furent annexés à la congréga-
tion. Ame ardente, servie par une volonté de fer et par
un remarquable sens pratique, Schnoudi était fait pour
commander aux hommes. Ses moines, qui se comptaient
par centaines, étaient entièrement dans sa main. Il les
menait durement: les infractions à la règle étaient pu-
nies à coup de fouet ou de bâton. Schnoudi opérait lui-
même et frappait fort ; un jour il frappa si fort que le pa-
tient mourut, ce qui ne laissa pas de l'embarrasser. Son
influence s'étendit bientôt sur toute la contrée, où sa
main, quand elle était bienfaisante, atteignait toutes les
misères pour les soulager; quand elle était terrible, s'a-
battait effroyablement sur les méchants, sur les mauvais
prêtres, sur les juges prévaricateurs, sur les païens at-
tardés et sur leurs temples. Il vécut jusqu'à l'âge incroya-
ble de 118 ans, vénéré et redouté de toute la Thébaïde et
des barbares eux-mêmes, contre lesquels sOn monastère
offrait aux armées romaines un refuge inexpugnable. An-
toine avait donné des exemples et des conseils, Pacôme
des régies ; Macaire à Scété et Jean à Lycopolis étonnaient
le monde par des prodiges d'austérité. Schnoudi, dans
son monastère blanc, était, comme Elle sur le Garmel, un
justicier inspiré, un formidable homme de Dieu. Dans le
504 CHAPITRE XIV
désarroi politique et social qui régnait en ces régions
abandonnées, il s'était, sans trop d'effort, attribué une
sorte de lieutenance divine et l'exerçait à sa manière fa-
rouche*.
Ce n'était pas seulement en Nitrie, sur la montagne
de saint Antoine, et dans les couvents pacômiens ou
schnoudistes que s'épanouissait l'ascétisme. L'Egypte
était remplie de moines. Sous Théodore la ville de d'Oxy-
.rhynque' leur appartenait tout entière. Leurs cellules
envahissaient les tours de l'enceinte, les portes de la
ville, les temples et autres édifices publics hors d'usage.
A Antinoé,, Palladius compta jusqu'à douze monastères
de femmes 3. De Syène au Delta, dans les déserts com-
pris entre les terres cultivées et les arides montagnes
I
qui les encadrent à l'orient et à l'occident, les ermitages
se succédaient en une chaîne ininterrompue. On en voyait
aussi beaucoup dans la Basse-Egypte, vers le désert de
1 Outre sa vie, par son disciple Besas (Amelineau, Mémoires de
la mission arckéol. du Caire, t. IVi), il nous reste de Schnoudi lui-
même des lettres et des sermons, qui permettent de se faire une
idée de ce personnage. Tout cela est en copte saïdique. Schnoudi
savait le grec, mais il ne le parlait qu'à l'occasion. Son milieu
était essentiellement copte et sa littérature aussi. C'est ce qui fait
que les auteurs grecs et latins, même ceux qui, comme Palladius,
ont visité de son temps la Thébaïde, ne trahissent aucune con-
naissance de lui. La meilleure monographie de Schnoudi est celle
de M. Joh. Leipoldt, Schenute von Ati'ipe, dans les Texte und Uni.,
t. XXV (1903). Voir aussi Ladeuze, op cit.
2 Hist. mon., 5.
3 Hist. Laus., 59 (137).
LES MOINES d'orient 505
Suez et de Péluse, jusqu'au lac Menzaleh et à la mer.
Çàet là des célébrités s'imposaient à l'attention. Certains
anachorètes^ vivaient retirés du monde depuis le temps
de la persécution ou les premières années de là paix.
Pour commencer ils avaient vécu de racines dans d'ef-
froyables solitudes; puis des disciples s'étaient groupés
autour d'eux. Ils les dirigeaient, leur inculquaient, en
brèves maximes ou en longs entretiens, la discipline de
la vie solitaire, et leur donnaient, par leur propre vie,
les exemples les plus éloquents. Leur austérité rayonnait
sur tout le voisinage, servait de leçon au clergé et aux
fidèles restés dans le monde ainsi que d'argument pour
convaincre l'obstination païenne. On leur attribuait, bien
entendu, toutes sortes de miracles; quelques-uns, comme
Jean de Lycopolis, passaient pour prophètes. Leur re-
nommée parvenait jusqu'à la cour, qui ne dédaignait pas,
à l'occasion, de les consulter comme des oracles ^
Il ne faut pas croire que l'austérité fût leur seule
vertu. Leurs maximes, dont beaucoup sont venues jus-
qu'à nous, indiquent une grande préoccupation du perfec-
tionnement intérieur; elles s'adaptent sans effort à des
conditions de vie très différentes du terrible ascétisme
d'où elles sont sorties. Bien des générations de saintes
gens, dans toutes les classes de la société chrétienne, en
ont fait pendant des siècles, en font encore^ leur profit.
1 Jean de Lycopolis passait pour avoir prédit à Théodose ses
■victoires sur Maxime et sur Eugène, et aussi, à la suite de cette
dernière, sa f5n prochaine.
506 CHAPITRE XIV
Ils savaient bien, sinon tous, au moins certains d'entre
eux, que leurs jeûnes et leurs macérations de tout genre
n'étaient en somme qu'un moyen entre plusieurs autres
et que, même en restant dans le monde, on pouvait se
sanctifier d'une autre manière.
Paphnuce d'Heracleopolisi, ou plutôt du désert voi-
sin de cette ville, se macérait depuis longtemps, quand
il eut l'idée de demander à Dieu à quel degré de mérite
il était parvenu. Il lui fut répondu qu'il en était au même
point qu'un homme qui exerçait, au village le plus voi-
sin, le métier de joueur de flûte. Paphnuce voulut le voir :
l'homme lui apprit qu'avant de cultiver la musique il
avait été brigand. Ce n'était guère rassurant. Le solitaire,
toutefois, à force d'interroger son flûtiste, apprit que ce-
lui-ci, au cours de sa carrière de brigand, avait eu l'occa-
sion de sauver la vie et l'honneur d'une vierge consacrée
à Dieu. Paphnuce revint en son désert et reprit ses mor-
tilications, en compagnie du musicien brigand, dont il
avait fait son disciple. Celui-ci devint un moine accompli,
mais il mourut. Resté seul, le maître s'efforçait de me-
ner une vie plus dure encore qu'auparavant. Au bout de
longues années l'envie le reprit d'évaluer ses progrès et
de nouveau il demanda à Dieu de lui dire où il en était
:iirivé. — Au même degré, lui fut- il répondu, que le
maire de tel village. — G'était"un brave paysan, excellent
père de famille, administrateur intègre et bienveillant,
<]ui jouissait de l'estime générale. Une troisième épreuve
1 HisL mon., 16.
LES MOINES D'ORIENT 507
porta Paphnuce au niveau d'un négociant d'Alexandrie,
honnête et charitable, qui n'oubliait pas les solitaires et
leur faisait quelques présents de légumes secs.
Ces leçons ne furent pas perdues pour le moine
humble et sensé qu'était Paphnuce. Il se plaisait à incul-
quer aux autres la doctrine qui se dégageait de ses expé-
riences, à proclamer qu'en toute condition il est possible
de plaire à Dieu et d'atteindre un haut degré de sainteté.
Quand il mourut, ses disciples le virent entrer au ciel,
accueilli par les anges et les prophètes.
Les visiteurs, je l'ai dit, ne manquaient pas à ces
saintes gens K II en venait de loin, de Constantinople, de
1 En dehors des vies d'Antoine, Pacôme et Schnoudi, les moi-
nes égyptiens du iv« siècle nous sont connus par les docunaents
suivants : — I» Le voyage de 394, dont le texte grec, isolé et com-
plet, n'a pas encore été publié, bien que plusieurs manuscrits en
aient été signalés; Sozomène en a fait son profit; on le trouve
aussi, fondu avec celui de Palladius, dans ce que l'on appelait,
jusqu'à ces derniers temps, VHistoria Lausiaca, Rufin en fit, sous
le titre Historia monachorum, une traduction qui le popularisa
chez les Latins. — 2° L'Historia Lausiaca de Palladius, récit d'un
solitaire qui devint plus tard évêque, après avoir passé onze ans
en Egypte (388-399), principalement parmi les moines de Nitrie.
Dom Butler est parvenu à dégager le véritable texte de Palladius
d'avec les interpolations de VHistoria monachorum (The Lausiac his-
tory of Palladius, t. V"I des Texls and S^udies de Cambridge, 1898-1904).
— 3" Les Tnstitutes et les Conférences de Cassien, qui séjourna
en Egypte dans le même temps que Palladius, et, comme lui,
attendit au moins une vingtaine d'années avant de publier ses
souvenirs. — 4» Dans ces documents narratifs il y a déjà beau-
coup de propos des saints moines et d'anecdotes les concernant.
D'autres nous sont venus directement, dans les lettres de Pacôme
et de Schnoudi, et surtout dans ce qu'on appelle i Les Apophlheg-
508 - CHAPITRE XIV
Rome, de Gaule et d'Espagne. Tous n'allaient i)as jus-
qu'en Thébaïde. En général on se bornait à la vallée de
Nitrie et aux monastères de. la Basse-Egypte. C'est ce que
firent les deux Mélanies, et Silvania, la demi-sœur du
célèbre ministre Rufin, et sainte Paule et saint Jérôme
lui-même, que les bibliothèques et les savants d. Alexan-
drie attiraient, je le crains, un peu plus que les héros du
désert. Gassien n'alla pas plus loin. Plus déterminé,
Rufin d'Aquilée, qui, d'ailleurs, passa six ans en Egypte,
poussa jusqu'à Pispir. Posthumien, l'un des interlocu-
teurs des dialogues de Sulpice Sévère, ne s'en tint pas
là; il voulut voir les riionastères lointains de saint An-
toine et de saint Paul, près de la mer Rouge.
La Thébaïde d'alors comprenait le Fayoum actuel,
qui, depuis Théodose, avait, sous le nom d'Arcadia, une
mes des Pères » dont il subsiste plusieurs collections : l'une, par
ordre alphabétique des « Pères » (Migne, P. G., t. LXV, p. 72-440),
s'est conservée en grec; deux autres, Vitae PP. de Rosweyde,
livres V-VI et livre VII (Migne, P. L., t. LXXIII) nous sont con-
nues par d'anciennes versions latines. Ces collections sont du
y siècle assez avancé; mais eo bien des cas elles dérivent de re-
cueils plus anciens. Sur ceci, voir Butler, op. cit., partie 1, p. 20&.
Du reste c'est pour toute la littérature du sujet qu'il y a lieu de
se renseigner dans le livre de dom Butler. Cependant il faut bien
dire qu'un livre synthétique, et même un classement net et com-
mode des sources, demeure encore à désirer. Ce sujet, traité avec
une merveilleuse conscience, mais sans vues d'ensemble, par le
vénérable Tillemont, a été compliqué en ces derniers temps par
des hypothèses mal venues et des allégations aussi absurdes que
malveillante^. Il a fallu aussi lutter contre la tendance des copti-
sants à confisquer l'originalité et l'autorité au profit des docu-
ments en langue égyptienne et à déprécier les textes grecs.
LES MOINES D'ORIENT 509
organisation provinciale à part : Rufin et Posthumien
étaient allés en Thébaïde. La pèlerine Etheria (ou Eu-
cberia)*, dont le journal de voyage ne nous est malheu-
reusement pas revenu au complet, visita aussi la Thé-
baïde. En 394, un groupe de voyageurs dont Rufin a tra-
duit le récit, s'aventura jusqu'à Lycopolis. Vers le
même temps Palladius, lui aussi, alla voir le prophète
Jean. Plus tard les tribulations qu'il eut à souffrir comme
ami de Ghrysostome lui firent faire plus ample connais-
sanee avec la Haute-Egypte. Exilé à Syène, il eut occasion
de visiter quelques communautés pacômiennes, notam-
ment celle de Panopolis.
Ces voyages n'étaient pas très faciles. Le long des ma-
récages du Nil les pieux voyageurs étaient exposés à
rencontrer des crocodiles endormis qui s'éveillaient à
leur approche et leur causaient de belles peurs. Lévia-
than et Bébémoth habitaient encore le grand tleuve : des
hippopotames eu sortaient quelquefois et circulaient par
les champs. Dans les solitudes, certaines cavernes abri-
taient des serpents énormes. Enfin, un peu partout, les
brigands étaient en nombre. Les rigueurs du fisc déclas-
1 Celle qu'on a d'abord confondu avec Silvania ou Silvia, nom-
mée ci-dessus. Sur cette question, voir le mémoire de Dôm Férotin
dans la Revue des questions historiques, 1903, t. LXXIV, p. 367. Dans
la Revue augustinienne, 1903 et 1904, le P. Edmond Bouvy, en par-
tant de l'orthographe Eucheria (les manuscrits donnent les leçons
Ettieria, Echeria, Eiheria, Egeria),. identifie la pèlerine avec une iille
de FI. Eucherius, consul en 381, oncle de Théodose. Dom Férotin
a établi, en tout cas, qu'elle était originaire de Galice et faisait
partie d'un groupe de religieuses de ce pays.
510 CHAPITRE XIV
saient tant de gens que le désert se peuplait de malan-
drins affamés. Faute de mieux ils pillaient les ermitages.
Les moines en convertissaient de temps à autre ; plu-
sieurs de ces recrues atteignirent même à un haut degré
de sainteté. Mais il en restait dans le siècle, et sur les
chemins.
Ce qui contribuait le plus à rendre difficile le pèleri-
nage de la Haute-Egypte, c'étaient les barbares du sud.
Sous Dioclètien, l'empire avait reculé devant eux de la
seconde cataracte à la première. Non contents de ce suc-
cès, ils ne cessaient de porter le ravage dans le pays que
les Romains s'étaient réservé. En dépit des garnisons
que le commandant militaire {dux Thebaidos) échelonnait
le long du fleuve et dans les oasis, on les voyait partout,
depuis Syène jusqu'à Lycopolis. Ce n'est pas pour rien
que les monastères pacômiens s'entouraient de hautes
murailles.
Les visiteurs, quand ils étaient riches, laissaient vo-
lontiers des aumônes. Mais les solitaires avaient peu de
besoins : du reste il était rare qu'ils n'eussent pas un
travail manuel, dont le produit suffisait à les défrayer.
En retour des respects qui leur étaient témoignés, ils of-
fraient des exhortations, des conseils, quelquefois de pe-
tits cadeaux. Mélanie l'ancienne, qui fut très généreuse
pour eux, avait rapporté d'Egypte une quantité de sou-
venirs. Pambo de Nitrie, qu'elle vit mourir, lui fit pré-
sent d'une corbeille, le dernier ouvrage qui eût occupé
LES MOINES d'orient 511
ses mains i. De Macaire l'alexandrin elle tenait une peau
de mouton, qui avait une histoire bien extraordinaire.
Un jour le solitaire avait vu arriveràsa cellule une hyène
qui tenait son petit entre ses dents ; elle le déposa à ses
pieds et donna à entendre, par son attitude, qu'elle dési-
rait quelque chose. Macaire regarda le petit animal, s'a-
perçut qu'il était aveugle et le guérit. La hyène le reprit
et s'en alla; mais quelque temps après elle revint à l'er-
mitage, apportant une peau de mouton, pour témoigner
de sa reconnaissance 2.
Mélanie trouva l'Egypte en proie à une crise reli-
gieuse très grave. C'était le moment où le gouvernement
de Valens essayait de donner aux ariens la succession
d'Athanase et d'imposer comme évêque d'Alexandrie
son candidat Lucius. Les moines de Nitrie se distinguè-
rent parmi les opposants. Quelques-uns des pères les
plus vénérables furent arrêtés et transportés dans une
île, au milieu d'un des grands lacs côtiers^ D'autres fu-
rent adjoints aux évèques déportés à Diocésarée. Méla-
nie se mit à leur suite, pourvoyant à leurs nécessités ma-
térielles. Son zèle attira l'attention : le consulaire de
Palestine, ignorant sa qualité, la fit arrêter, dans le
dessein de lui extorquer de l'argent. La patricienne se
laissa mettre en prison; mais quand elle y fat, elle dé
clina ses titres : les fonctionnaires s'inclinèrent très bas.
1 Hist. Laiis., 10.
2 Hist. Laus., 18 (19-20).
3 Rufin, H. E., II, 4.
512 CHAPITRE XIV
L'Egypte ne garda pas longtemps le monopole de
l'anachorétisme et du cénobitisme. L'Orient entra de
bonne heure dans les voies ouvertes par Antoine et Pa-
côme.
En Palestine, c'est Hilarion qui, le premier, introdui-
sit le genre de vie des solitaires égyptiens *. Né dans une
famille païenne de Gaza, il fut envoyé à Alexandrie pour
y faire ses études. Il se convertit au christianisme; puis,
comme on parlait beaucoup d'Antoine, qui venait de
quitter son fort de Pispir et commençait à accepter des
disciples, il se rendit auprès de lui, et, après un court
séjour, revint dans son pays, escorté de quelques compa-
pagnons, qui, comme lui, s'étaient épris de la vie ana-
chorétique^. Il s'installa sur la côte déserte au sud de
Gaza et y vécut fort longtemps, dans un ascétisme ex-
traordinaire. Entre temps il prêchait aux païens de la
campagne philistine, faisait la guerre-aux temples et con-
vertissait les Arabes des tribus voisines. Il eut bientôt
des disciples, au nombre de plusieurs milliers.
Gomme Antoine, Hilarion était un anachorète, maître
et directeur d'anachorètes. Non loin de lui, Epiphane
d'Eleutheropolis organisa un véritable monastère, sui-
vant le type de Pacôme. Lui aussi il s'était formé en
1 Sur saint Hilarion, voir sa vie écrite par saint Jérôme. Cf.
Sozom., III, 14.
2 D'après les données de saint Jérôme, Hilarion serait né
en 291; lors de son séjour auprès de saint Antoine, il n'aurait eu
que quinze ans. Ce séjour, se placerait ainsi en 306, en pleine per-
sécution. Il est étrange que la persécution n'ait pas laissé trace
dans le récit.
LES MOINES d'orient 513
Egypte, où il avait séjourné dans les dernières années
de Constantin. Sa colonie cénobitique fut installée au
lieu dit Vieil Ad, près de son village natal de Besan-
douk'.
Plus au sud, la sainte montagne du Sinaï attirait
pèlerins et solitaires. A ceux-ci les vallées compliquées
de l'extrême péninsule offraient des retraites appropriées
à leur genre de vie. Ils ne tardèrent pas à s'y multiplier.
Les souvenirs bibliques dont ces lieux étaient pleins ne
pouvaient manquer d'être cultivés par ces saintes gens.
Ils eurent bientôt fait de retrouver l'emplacement précis
de toutes les scènes de l'Exode. La topographie sacrée
du Sinaï fut fixée pour des siècles. De très bonne heure
la cime du Djebel Mousa fut couronnée par une cha-
pelle; un autre oratoire s'éleva à l'endroit du buisson
ardent, là où maintenant on visite le célèbre monastère
1 Hilarion et Epiphane, qui, sans doute, s'étaient déjà connus
en Palestine, se rencontrèrent, beaucoup plus tard, dans l'île de
Chypre, où Epiphane devint évéque vers 367. Hilarion, dérangé
dans son ascèse par l'affluence des visiteurs, s'était transporté en
Egypte vers 356. Quelques années après, la police de Julien, exci-
tée par les gens de Gaza, qui ne voulaient nul bien au solitaire
ennemi des dieux, l'obligea de s'enfuir plus loin. Il séjourna alors
en Sicile, puis en Dalmatie et finalement à Paphos en Chypre. On
connaît la jolie légende de son entretien avec Epiphane. L'évêque
lui ayant servi quelque volaille, le solitaire protesta que de sa
vie il n'avait touché à de tels aliments. A. quoi Epiphane aurait
répliqué qu'il ne s'était, lui, jamais endormi sans s'être réconcilié
avec ceux qu'il pouvait avoir fâchés. — « Mon père, dit Hi-
» larion, votre philosophie vaut mieux que la mienne ». Vitae
PP-. V, 4).
DocHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 33
514 CHAPITRE XIV
de Sainte-Catherine ^ Dans le wadi Feirân actuel, l'en-
droit habité qu'on appellait la ville de Pharan était, pour
les nomades delà péninsule comme pour les solitaires, un
centre de commerce et d'administration. On trouvait des
ermitages et des chapelles jusque sur le littoral, en des
endroits affreux, où pourtant, grâce à quelque pauvre
filet d'eau et à la modicité de leurs besoins, les moines
parvenaient à vivre.
C'est en cette région maritime que se trouvait la so-
litude de Raïthou (Tôr), dont les moines furent massa
crés en 373 par des pirates blemmyes, venus du fond de
la mer Rouget Le même Jour, dit-on. une bande de
Sarrasins s'abattit sur les ermitages au-dessus de Pha-
ran; quelques moines purent se réfugier dans une tour;
les autres furent égorgés ^ De telles razzias étaient fré-
quentes. Elles étaient peu productives en butin. Mais
les moines eux-mêmes avaient, pour les Bédouins, une
certaine valeur marchande. Ils les vendaient comme es-
1 La. publication de la Peregrinalio a écarté définitivement le
système suivant lequel ces identifications ne remonteraient qu'à
Justinien, le Serbal ayant été, avant le Djebel Katarin, la monta-
gne sacrée que visitaient les pèlerins chrétiens. La pèlerine du
temps de Théodose ne s'inquiète pas du Serbal; les lieux saints
qu'elle visite sont les mêmes qu'à présent.
2 Ceux-ci ne s'attaquèrent pas qu'aux moines. Les gens de Pha-
ran, qui avaient tenté de les arrêter, furent battus par eux ; leurs
femmes et leurs enfants furent faits prisonniers
3 Récits d'Ammonius, témoin oculaire, dans Gombéfis, Illustrium
martyrum lecti triumphi, 1660, p. 88. Cf. Jérôme, Chron., a. 2372, et
l'histoire de Théodule, fils de saint Nil, racontée par son père
lui-même (Narrationes, Mign., P. G.,, t. LXXIX, p. 589). Cette his-
toire a été écrite dans les premières années du v« siècle.
LES MOINES D'ORIENT 515
claves, ou les immolaient à leur déesse Ouazza, l'étoile
du matin.
En Palestine et en Syrie, tout comme en Egypte, la
région des moines était aussi celle des brigands. De la
mer Rouge à l'Euphrate, solitaires et Bédouins se ren-
contraient dans les déserts de la frontière. De temps à
au-tre il se produisait des accidents comme ceux que je
viens de signaler. A la longue pourtant les relations s'a-
méliorèrent. Les vertus des saintes gens, leur austérité,
leur charité, finirent par toucher, dans une certaine me-
sure, des barbares assez rebelles aux émotions douces.
Les moines les amenèrent peu à peu au christianisme.
Mais de ceci il sera question plus loin.
Jérusalem et la Palestine entière* étaient remplis de
moines. Dans la ville sainte, les monazontes et parthenae
que l'on voit assidus aux offices des évêques Cyrille et
Jean représentent sans doute une efflorescence de l'an-
cien ascétisme local. Mais il y eut de bonne heure, au-
tour de Jérusalem, des monastères de vie commune et des
essaims d'anachorètes, suivant les types égyptiens. Il y
en avait de toutes les langues. Les établissements latins
auxquels présidaient Rufin sur le mont des Oliviers et
Jérôme à Bethléem nous en représentent d'autres du
même type, habités par des religieux ou des religieuses
de langue grecque ou de parler syriaque.
En Phénicie, où le christianisme avait encore beau-
1 Palladius, Hist. Laus.. 43-46 (103, 104, 113, 117, 118), 4856.
(106-112); Sozom., VI, 32. Voir aussi la Peregrinaiio.
516 CHAPITRE XIV
coup de progrès à faire, les groupements d'ascètes étaient
plus rares. Quelques solitaires isolés s'y rencontraient
pourtant ; on cite parmi eux deux disciples de saint
Antoine, Gronius et Jacques le boiteux. En ce pays les
moines avaient beaucoup à souffrir; ils se heurtaient au
mauvais vouloir de la population païenne ^
11 n'en était pas de même dans la Syrie du nord, au-
tour des villes chrétiennes d'Antioche, de Bérée, de
Chalcis, ni dans le pays d'outre-Euphrate, aux environs
d'Edesse, de Batna, même de Harran. Bien que les habi-
tants de cette ville fussent demeurés rebelles à la pré-
dication évangélique, les lieux saints d'Abraham, de
Laban et de Rébecca avaient leurs chapelles, tout comme
ceux de Moïse et d'Elie. Le désert syrien, depuis le
Liban jusqu'aux montagnes arméniennes, était plein de
solitaires. Aonès passait pour le plus ancien de tous. Il
vécut longtemps près de Harran, au puits où Jacob et
Rachel s'étaient rencontrés. Ces solitaires menaient une
vie plus dure encore que ceux d'Egypte; on en trouvait
qui vivaient comme des bêtes sauvages, en pleine forêt,
sans provisions aucunes, ne se nourrissant que d'her-
bes crues. C'est ce qu'on appellait les bergers (^Ocrxoi),
appellation honnête, car ils auraient été plus justement
qualifiés de moutons. D'autres se faisaient attacher à
des chaînes scellées dans le roc, portaient des poids
énormes, se livraient à toutes les extravagances des fa-
kirs indiens. Les évêques essayaient parfois de les mo-
1 Palladius, Hist. Laus., 47 (90-95): Sozom., VI, 34.
LES MOINES d'orient 517
dérer; ils n'étaient guère écoutés. En revanche les Ara-
bes diL désert et les paysans syriens avaient, pour ces
êtres extraordinaires, la plus grande considérati€)n. Ils
étaient populaires jusque dans les villes. En temps de
crise le clergé ne se faisait pas faute de recourir à leur
prestige. C'est ainsi que, sous l'empereur Valens, on vit
Aphraate et Julien Sabbas quitter leurs solitudes pour
venir à Antioche se ranger auprès de Flavien et de Dio-
dore et les assister dans leur lutte contre l'hérésie offi-
cielle ^
Des gens très cultivés, comme Jérôme et Ghiysos-
tome, poussèrent l'admiration pour ce genre de vie jus-
qu'à vouloir lé pratiquer eux-mêmes. Jérôme s'en dégoûta
vite; Ghrysostome ne quitta le désert que quand la ma-
ladie, suite naturelle de ses imprudences ascétiques, eut
fini par triompher de son courage.
On ne voit pas que les folies sacrées des solitaires d'O-
rient aient une connexion bien marquée avec le mouve-
ment égyptien. Les moines orientaux étaient peu portés
à la vie commune. Le groupement en monastères ou en
colonies d'anachorètes ne se constate chez eux qu'assez
tardivement. On n'entend point parler de règles aux-
quelles ils. se soient attachés. Il n'est pas étonnant que,
n'ayant pas de supérieurs à les diriger, vivant loin les
1 Sur Aphraate, voir Théodoret, Hist. relîg., 8; sur Julien, voir
son éloge par saint Ephrem (Assemani, S. Ephraemi Syri opéra,
gr.-lat., t. III. p. 254); Palladius, Hist. Laiis., 42 (102,; Théodoret,
Hist. relig., 2; Sozom., III, 14. C'est surtout par VHistoria religiosa
de Théodoret que nous sommes renseignés sur les moines de Syrie.
518 CHAPITRE XIV
uns des autres et chacun à sa guise, ils se soient laissés
entraîner à de véritables excès.
Tout autre est le monachisme que l'on rencontre en
Asie-Mineure. Ici l'influence égyptienne est évidente.
Eustathe d'abord, Basile ensuite, sont des disciples des
moines égyptiens. Entre les mains d'Eustatbe l'ascétisme
prend tout de suite dés formes caractérisées, qui, soit
par la faute du maître, soit par celle de disciples im-
prudents, heurtent les habitudes et soulèvent des pro-
testations très vives. La nature du pays, dans le Pont et
la Gappadoce, ne comportait pas la même liberté qu'en
Egypte et en Orient. Dans ces régions, le désert n'était
jamais bien loin; une fois qu'on s'y était retiré on pou-
vait tout se permettre en fait d'ascèse sans que les autres
en fussent incommodés. Le froid, d'ailleurs, n'y est
guère à craindre et la température y modère l'appétit.
On y peut vivre, à la rigueur, de quelques dattes. Au
nord du Taurus c'était tout autre chose. Sous ce climat
froid, le désert c'est la montagne inculte, mortelle en
hiver. Force était aux ascètes de ne pas s'écarter des
lieux habités, et, leurs besoins étant moins limités
que ceux de leurs confrères de la Thébaïde, d'en-
tretenir avec le reste des hommes des relations plus
étroites.
Eustathe, malgré ses expériences égyptiennes, ne
semble avoir propagé d'abord, ni le cénobitisme, nil'ana-
chorétisme. Les critiques que lui adressa le concile- de
LES AIOKNES D'oKIENT 519
Gangres, vers 340*, visent, non point un ascétisme exoti-
que, ni même une bien grande exagération de l'ascétisme
ancien et traditionnel, mais plutôt une tendance à pré-
senter celui-ci comme obligatoire, à la façon des En-
cratites. Soit qu'Eustathe ait été alors jugé trop défavo-
rablemenf, soit qu'il ait plus tard rectifié ses idées, une
ciiose est sûre, c'est que, au moment où il se lia avec
saint Basile, son ascétisme ne soulevait plus, de la part
de l'Eglise, aucune objection de principe. Sur ce terrain,
la maître et le disciple marchèrent toujours la main dans
la main. La querelle qui les divisa, dans leurs dernières
années, laissa ce point intact. Un grand nombre d'ou-
vrages ascétiques 2, Grandes et Petites Régies, Consti-
tutions, etc., furent réunis de bonne heure, sous le nom
de saint Basile ^ en un recueil spécial, qui, parla suite,
se grossit de beaucoup d'additions. Au temps de Sozo-
mène*, quelques-uns en attribuaient la paternité à Eus-
tathe. Ceci est bien douteux. Quoiqu'il en soit de cette
question d'histoire littéraire, l'esprit, étant sûrement
celui de Basile, ne peut guère différer de celui d'Eus-
tathe. Ce qui est bien autrement important, c'est que
nous avons en ces livres le code monastique de l'Orient
byzantin. C'est sous la règle de saint Basile qu'ont vécu
durant des siècles presque tous les couvents du monde
1 Ci-dessus, p. 382. *
2 Migne, P. G., t.. XXXI.
3 L'àffXYjTtxôv de Basile est déjà mentionné, en 392, dans le De
vh'is de saint Jérôme (c. 116).
4 III, 14, I 31.
520 CHAPITRE XIV
gréco-slave et qu'ils vivent encore à l'heure qu'il est.
Malgré ses attaches égyptiennes, le monachisme basi-
lien marque un grand progrès vers la modération et la
discipline. La vie commune est renforcée; l'inspiration
de Pacôme prévaut sur celle d'Antoine. Les moines ont
un supérieur, chargé de maintenir la discipline, de pré-
sider aux admissions et probations, d'instruire et de di-
riger toute la communauté. Le temps se partage entre
les réunions de prière, la lecture de la Bible et le tra-
vail manuel, notamment le travail des champs. Les aus-
térités prévues par la règle sont de nature simple «t re-
lativement modérées.
Du Pont et de la Gappadoce, ainsi que des colonies de
Constantinople' , ce nouveau type d'ascétisme se ré-
pandit avec une extrême rapidité. L'opinion, l'opinion
épiscopale surtout, ne pouvait manquer de lui être plus
favorable qu'aux excentricités orientales. Elle lui fut
même reconnaissante d'absorber peu à peu l'ancien ascé-
tisme, celui des religieux dispersés dans le monde. Dans
les monastères, l'enthousiasme des « continents» et des
vierges sacrées trouva une discipline que les cadres de
l'église locale ne lui auraient pas imposée sans diffi-
culté. Les monastères, il est vrai, eurent eux-mêmes
quelque peine, dans les premiers temps, à s'harmoniser
avec le groupement ecclésiastique antérieur: il y eut des
froissements, des tâtonnements, des querelles. Peu à
peu, cependant, on arriva à l'équilibre et les relations
1 Ci -dessus, p. 369, 383.
LES MOINES d'orient 521
nouvelles furent consacrées par la législation canonique.
Quant à la loi civile, son intervention ne se mani-
feste guère, dans ces premiers temps, que par intermit-
tence et à la demande de certaines circonstances. Valens,
irrité contre les moines de Nitrie, qui faisaient résistance
à l'intrusion de Lucius, en punit un certain nombre et
porta même une loi qui leur imposait le service militaire.
Cette loi, dont saint Jérôme parle à l'année 377, ne peut
avoir eu d'effets durables. Il est du reste fort à croire
qu'elle ne concernait que les moines qui avaient donné
des sujets de plainte. Tiiéodose aussi prit des mesurés
contre les moines : il leur interdit quelque temps le sé-
jour des villes^ où leur présence était souvent préjudi-
ciable au bon ordre. Si pieux qu'il fût, cet empereur ne
goûtait guère l'intervention des moines dans les affaires,
même religieuses, du monde auquel ils prétendaient
avoir renoncé. Et de fait on ne voit pas quelle police
aurait pu prendre son parti de laisser vaguer dans les
chemins ces bandes indisciplinées de prétendus redres-
seurs de torts, toujours prêts à s'ingérer dans les juge-
ments et. dans l'application des lois, à malmener ceux
qui ne partageaient pas leurs idées, à détruire tumul-
tuairement les édifices des ' cultes proscrits. Monachi
multa scelera faciunt, disait^ Théodose à saint Ambroise.
Ce qu'il y avait de plus grave, c'est qu'avec leur franc-
parler et leur audace, ils étaient fort populaires. A ce
1 Cod. Theod., XVI. 3, 1, loi révoquée deux ans après (XVI, 3, 2).
2 Ambr., Ep. 41, | 27.
522 CHAPITRE XIV
point de vue, le gouvernement ne pouvait que favoriser
leur internement dans les monastères, où, grâce à la
règle et à l'autorité des supérieurs, on avait lieu d'espé-
rer qu'ils se maintiendraient dans l'esprit dé leur voca-
tion et ne se transformeraient pas en perturbateurs du
repos public. Mais il s'en fallait encore de beaucoup, au
temps de Théodose, que l'institution des monastères fût
assez répandue pour produire partout ces salutaires
effets. On dut encore, pendant quelque temps, s'arranger
de l'enthousiasme des moines et de leur popularité.
CHAPITRE XV
L'Occident au temps de saint Ambroise.
Saint Hilaire et ses écrits. — Saint Martin de Tours. — Con-
cile de Valence. — Priscillien et son ascèse. — Conflits espagnols,
concile de Saragosse. — Attitude de Damase, d'Ambroise et de
Gratien. — Maxime en Gaule : le procès de Trêves. — Les Itha-
ciens. — Réaction sous Valentinien II : le schisme de B'élix, le
rhéteur Pacatus. — Le pricillianisme en Galice. — Concile de To-
lède : dissensions dans l'épiscopat espagnol. — La doctrine pns-
cillianiste. — Saint Ambroise et la cour de .Justine. — Ambroise
et Théodose. — Le pape Sirice. — Jovinien et saint Jérôme.
Hilaire de Poitiers mourut en 366 S laissant un grand
souvenir. De tous les évêques d'Occident c'est lui qui,
au cours des dernières luttes, avait joué le rôle le plus
actif, et cela non seulement en Gaule, mais en Orient et
en Italie. Du lieu de son siège il ne tirait aucune autorité
spéciale, mais son âme était une âme de chef: dans les
moments critiques, on se ralliait d'instinct autour de lui.
Fier et ferme, jugeant sûrement et riipidement les situa-
tions, il savait résister, et sa résistance était indomp-
table; il savait aussi découvrir, quand il y en avait, les
voies d'accommodement L'impression laissée par ses
actes se renforça, pour les générations suivantes, du té-
moignage de ses écrits. Au christianisme, qu'il n'en-
1 Le 14 janvier, suivant la tradition de l'anniversaire liturgi-
que.
524 CHAPITRE XV
brassa qu'à l'âge mûr, il avait apporté une culture déjà
fort étendue. Interné en Asie, il trouva dans l'étude un
emploi de ses loisirs forcés: c'est alors qu'il se familia-
risa avec la langue grecque et se mit en rapport avec les
docteurs d'Orient, Origène surtout, dont l'exégèse à
figures, toujours préoccupée de retrouver le Nouveau
Testament dans l'Ancien, cadrait avec celle qu'il avait
vu pratiquer et pratiquée lui-même. Mais c'est surtout
en théologie qu'Hilaire apprit des Orientaux. Parti de
Gaule avec des notions assez vagues sur les controverses
du temps *, il en revint, non seulement avec son De Sy-
nodis, où sont traitées des questions fort subtiles, mais
encore avec un grand ouvrage en douze livres, sur la
Trinité. Ces compositions révèlent un. progrès très sen-
sible sur son « Commentaire de saint Matthieu » , écrit
antérieur à 356. Dans celui-ci, Hilaire en est encore aux
idées de Tertullien et de Novatien : le Verbe est éternel
comme Verbe, non comme Fils^. De ce langage suranné
l'inconvénient lui fut révélé par un examen plus appro-
fondi. On ne le rencontre plus dans les livres de l'exil.
Hilaire s'intéressa aussi à la poésie. Il avait composé
un recueil d'hymnes. Une de ces pièces au moins est ve-
nue jusqu'à nous: c'est un cantique abécédaire ^ sur le
mètre horatien Sic te diva potens Cypri. J'ai signalé plus
1 « Regeneratus pridem et in episcopatu aliquantisper manens,
fidem Nicaenam numquam nisi exsulaturus aiidivi ». (De syno-
dis. 91).
2 In Matth., XVI, 4; XXXI, 3.
3 Publié par Gamurrini d'après un manuscrit d'Arezzo (Sancti
Hilarii tractatus, etc. Rome, 1887, p. 28).
l'occident au temps de saint ambroise 525
haut ses requêtes à l'empereur Goftstance et le pamphlet
terrible qu'il lui lança en 360, en un moment de déses-
poir. Il voulut exposer au public, par un récit bien docu-
menté, l'origine et l'état présent des querelles épisco-
pales. De cet ouvrage, analogue de forme et d'intention à
l'apologie d'Athanase contre les Ariens, il ne nous reste
que des débris* et un prologue, manifestement imité des
Histoires de Tacite ^. Encore les fragments qui ont sur-
vécu sont-ils ceux d'un remaniement, car on y trouve
des pièces postérieures à la mort d'Hilaire.
Chose singulière! Ce grand champion de l'orthodoxie
nicéenne, qui a tant combattu et tant souffert pour Atha-
nase, semble lui être demeuré inconnu. Pas une seule fois
il n'est nommé dans les ouvrages de l'évêque d'Alexandrie.
Les autres orientaux ne l'ont pas moins ignoré. Théodoret
n'en parle pas; si Socrate, et Sozomène d'après lui, en
disent quelque chose^ c'est grâce à Rufin,dont l'informe
histoire fut traduite en grec. En Occident il en fut tout
autrement. Le souvenir des luttes contre les ariens, sous
l'empereur Constance, alla bientôt en s'effaçant; mais
les livres d'Hilaire ne périrent pas. Il fut toujours tenu
1 C'est ce qu'on appelle ses Fragmenta historica. — S. Jérôme
{De viris, 100) le catalogue sous le titre Liber adversus Valentem et
Ursacium, historiam Ariminensis et Seleuciensis synodi continens Dom
Wilmart (Revue Bénédictine, t. XXIV, 1907) a établi que ce livre
fut d'abord publié en 356, après le concile de Béziers, et que le
morceau appelé ordinairement Ad Constantium liber 1 en faisait
partie. Postérieurement au concile de Rimini, il fut réédité avec
des suppléments considérables.
2 Comparer Fragm., I, 4, avec Tacite, tlist., I, 2.
536 CHAPITRE XV
pour un maître en doctrine, même quand on eut Am-
broise, Jérôme et Augustin.
Dans l'entourage d'Hilaire on avait vu longtemps un
ascète étrange appelé Martin, qui, après avoir passé par
le service militaire, remplissait à Poitiers les fonctions
d'exorciste. Martin était né de parents païens; son père,
officier dans l'armée, le fit entrer sous les drapeaux,
puis se retira lui-même du service et se fixa à Sabaria,
en Pannonie, d'où il était originaire. Martin, dès l'âge
de douze ans, s'était fait recevoir catéchumène, à Pavie,
où ses parents habitaient alors. On le trouve plus tard à
Amiens ^ puis à Worms, où il demanda son congé, solli-
cité qu'il était intérieurement de renoncer au monde et
de vivre en ascète. Peu après son installation à Poitiers
il se rendit en Pannonie, dans le dessein de convertir ses
parents. Auprès de sa mère il réussit; mais le vieux
tribun demeura fidèle à ses dieux. Pendant ce temps-là,
Hilaire s'acheminait vers l'exil. Martin protesta, autant
qu'il le pouvait faire dans sa condition, prenant haute-
ment la défense de son maître, des autres proscrits et
de la foi de Nicée. Il eut à ce propos beaucoup de désa-
gréments, car les évêques pannoniens étaient tous plus
ou moins dans le parti contraire. A Milan, où il voulut
se fixer;, Auxence lui fit la vie si dure, qu'il alla se réfu-
gier dans la petite île de Gallinaria, sur la côte de Li-
gurie. Hilaire revenu, il le rejoignit à Poitiers, où on le
1 C'est à Amiens que se place la célèbre histoire du manteau
partagé.
l'occident au temps de saint ambroise 527
laissa vivre comme il l'entendait. Aux environs de la
ville il se choisit un ermitage, auprès duquel d'autres
ascètes vinrent bientôt se grouper. C'est l'origine du
monastère de Ligugé, le premier que l'on ait vu en Gaule
et même en Occident. Ces saintes gens et surtout leur
maître attirèrent bientôt l'attention. Sept ans après la
mort d'Hilaire (373), l'église de Tours ayant perdu son
évêque, la voix du peuple se fit entendre pour acclamer
le saint de Poitiers. Il y eut des résistances, surtout
parmi les évêques, qui répugnaient à se donner pour col-
lègue un moine peu lavé et mal accoutré. On sent ici
déjà le conflit entre l'enthousiasme populaire, qui regarde
plus à la vertu qu'à la tenue, et le souci du monde, qui
sévit et sévira de plus en plus dans le haut clergé. Martin
fut consacré malgré ces oppositions, auxquelles la sienne
n'avait pas manqué de se joindre; mais il trouva moyen
de combiner la vie cénobitique avec les devoirs de son
nouvel état. Un autre monastère fut organisé par lui
près de Tours, dans les falaises qui dominent au nord le
cours de la Loire i. Il s'y installa avec ses disciples et y
passa tout le temps que ne réclamait pas son ministère
pastoral. Dans sa vie, que nous devons à l'enthousiasme
d'un de ses amis, Sulpice Sévère, grand seigneur con-
verti à l'ascèse, on relève, au milieu de beaucoup de mi-
racles, un trait caractéristique, la guerre au paganisme
rural. Martin eut fort à faire pour amener au christia-
nisme les paysans de Gaule, énergiquement attachés à
1 G'efit Marmoutier (Martini monasterium).
528 CHAPITRE XV
leurs vieux usages religieux, au culte des temples rusti-
ques et des arbres sacrés.
Cette lutte contre le paganisme au déclin était, en ce
temps-là, la principale affaire des évoques. Par ailleurs,
dans ces régions de l'extrême Occident, on ne voit pas
que les vingt années qui suivirent le concile de Rimini
aient été fertiles en événements. De la Bretagne insulaire
on n'entend pas parler avant le v^ siècle. En Gaule,
Martin était déjà évêque quand un concile se réunit à
Valence (374) pour régler nous ne savons quel différend.
Il nous en reste quelques dispositions disciplinaires, com-
muniquées sous forme de lettre aux évêques des deux
diocèses ' administratifs entre lesquels se répartissaient
les provinces gallicanes. Le premier des signataires,
parmi lesquels figuraient les évêques de Trêves, Vienne,
Arles et Lyon, est l'évêque d'Agen, Foegadius ou Phoe-
badius, dont il a été question au temps de l'empereur
Constance.
En Espagne le petit foyer de schisme que l'évêque
Grégoire entretenait à Illiberris (Grenade) ^ — c'était un
foyer peu rayonnant — s'éteignit avec ce personnage ^
Quelques novatiens exerçaient le style de l'évêque de
Barcelone Pacien ^. Tout cela était peu de chose. Mais on
1 « Fratribus per Gallias et quinque provincias constitutis
episcopis ».
2 Ci-dessus, p. 356.
3 Au moment où saint Jérôme écrivit son De viris (392) Grégoire
paraît avoir été encore en vie.
4 Trois lettres à un novatien appelé Sympronianus (Migne,
P. L., t. XIII, p. 1051 et suiv.). Pacien a laissé aussi deux home-
l'occident au temps de saint ambroise 529
touchait au moment oùl'Ei^pagne allait faire parler d'elle
et agiter tout l'Occident.
Vers le début du règne de Gratien il y était beaucoup
question d'un mouvement ascétique de caractère spécial,
que dirigeait un maître de doctrine appelé Priscillien \.
C'était un homme riche, distingué de naissance et d'édu-
cation, très versé dans les lettres, chrétiennes et autres,
même dans l'astrologie et les sciences occultes, doué d'un
esprit subtil et d'une éloquence pénétrante, le tout au
service d'un zèle ardent pour la propagation de ses
idées. Celles-ci visaient surtout la pratique de la vie :
Priscillien était un prédicateur d'ascétisme.
L'ascétisme n'était pas inconnu en Espagne. Le con-
cile d'Elvire parle beaucoup des continents {confessores)
et des vierges sacrées, entendant ipar là des gens qui pra-
tiquaient la continence et l'abstinence suivant les usa-
lies, une sur le baptême, l'autre sur la pénitence. Dans un ou-
vrage qui s'est perdu, le Cervulus, il prêchait contre certaines
superstitions païennes, surtout contre les mascarades du 1="' jan-
vier. Il n'eut qu'un succès médiocre; on le voit même se lamenter
de ce que ses descriptions aient donné le goût du carnaval à ceux
qui ne le connaissaient pas (Paraenesis, c. I; Migne, t. c, p. 1081).
1 Sur le mouvement priscillianiste, voir Sulpice Sévère, Chron.,
II, 46-51 (cf. Dial. II, 6, II), dont le récit doit être rectifié quel-
quefois par les indications de Priscillien lui-même dans ses mé-
moires apologétiques, surtout le tr. II, adressé au pape Damase
(Corpus script, eccl. de Vienne, t. XVIII); cf. le concile de Sara-
' gosse de 380; lettre de Maxime au pape Sirice (Cotl. Avell., 40);
Philastrius, De /faeresJ6ws, 84;Pacatus. Panégyrique de Théodose, 29;
Jérôme, De viris, 21, et lettre 75; concile de Tolède de l'an 400.
DucHESNE. Hisl. anc. de l'Egl. — T. II. 34
530 CHAPITRE XV
ges déjà anciens de l'Eglise et dans les cadres de son
organisation. Les disciples de Priscillien se singulari-
saient davantage. D'abord ils étaient les disciples de
quelqu'un, et de quelqu'un qui n'avait pas mission de
l'Eglise, qui se réclamait, dans une certaine mesure,
d'une inspiration propre et se fondait, dans son ensei-
gnement, non seulement sur les Ecritures reçues, mais
encore sur les apocryphes, notamment sur ces vies des
apôtres Pierre, Jean, André, Thomas, si fortement em-
preintes de l'esprit encratite, hostile au mariage, au vin
et à toute alimentation forte. De plus il régnait parmi
eux une tendance à mésestimer les autres chrétiens. Ils
se segrégeaient à certains moments de l'année, pendant
le carême et aux approches de l'Epiphanie ^ ; alors ils
disparaissaient : on ne les voyait plus ; ils se tenaient
confinés dans leurs maisons ou dans les montagnes ; on
savait qu'ils se réunissaient secrètement en des villas
écartées, et l'on avait remarqué qu^'ils aimaient à marcher
nu-pieds. Ils jeûnaient le dimanche. Quand ils venaient
à l'église, ils se laissaient donner l'Eucharistie, mais on
ne les voyait pas communier. Eufin, et ceci était plus
grave encore, les femmes, auxquelles plaisent toujours
les nouveautés, même et surtout les nouveautés religieu-
ses, s'empressaient autour du docteur en renom. Il se
tenait des assemblées féminines, qu'il présidait lui-même
ou par ses collaborateurs.
1 Depuis le 17 décembre jusqu'au 6 janvier, dit le concile de
Saragosse (c. 4). Il est possible qu'au temps du concile la fête de
Noël n'eût pas encore été .introduite en Espagne.
l'occident au temps de saint ambrojse 531
Tout cela était fait pour inquiéter. L'ascétisme propa-
gandiste a toujours excité la mauvaise humeur du chris-
tianisme commun. A.U temps où nous sommes, le clergé
ne l'appuyait guère, lui résistait plutôt, soit pour de
npauvais motifs, par attachement à une certaine facilité
de vie, soit pour de bons, comme le souci de l'unité et
la crainte que les observances ne dissimulassent quelque
doctrine repréhensible. Sur ce dernier point les craintes
n'étaient pas sans fondement; dés le début, des rumeurs
fâcheuses circulèrent à propos de la nouvelle-secte. Rien
cependant n'était encore établi : la critique ne pouvait
s'en prendre qu'à ce qui apparaissait au dehors, la séces-
sion, les docteurs sans mission, les réunions de femmes,
l'usage des apocryphes.
' La première protestation vint de l'évêque de Gor-
doue, Hygin, qui mit en mouvement son collègue d'Eme-
rita, Ydace. Celui-ci entra aussitôt en campagne. Parmi
les adeptes du mouvement, on signalait une femme d'as-
sez haut rang, Agapé, qui, avec un rhéteur Helpidius,
avait, disait-on, transmis à Priscillien les doctrines d'un
gnostique, Marc de Memphis, émigré d'Egypte en Espa-
gne. Ils ne manquaient pas d'appuis dans l'épiscopat.
Deux de leurs amis, Instantius et Salvianus, étaient de-
venus évêques et soutenaient ouvertement le parti ; Sym-
posius, évêque d'Astorga en Galice, se joignit à eux^ et
bientôt le groupe se renforça par l'adhésion de l'évêque de
Gordoue, qui s'était ravisé et avait fini par se convaincre
que les nouveaux ascètes n'étaient nullement dangereux.
G'est dans les provinces de l'ouest, celles de Lusitanie et
532 CHAPITRE XV
de Galice, que le mouvement paraît avoir été le plus
décidé. Ydace, miétropolitain de Lusitanie, crut devoir
informer le pape Damase. Celui-ci répondit par une lettre
que nous n'avons plus, dans laquelle, prévoyant que les
évêques espagnols s'assembleraient pour régler l'affaire,
il leur recommandait de ne porter aucune condamnation
personnelle en l'absence des gens et 'sans les avoir en-
tendus 1. Un concile se tint en effet à Saragosse, en 380 :
nous en avons un protocole, divisé en canons disciplinai-
res, où sont visés les points sur lesquels on faisait grief
aux Priscillianistes. Deux évêques de Gaule, Foegadius
d'Agen et Delphinus de Bordeaux, prirent part aux sé-
ances et signèrent les premiers. Avec eux il y avait dix
prélats espagnols, dont Symposius, favorable aux nova-
teurs.
Ceux-ci, n'ayant point été touciiés par des condamna-
tions directes ^, laissèrent dire leurs adversaires et con-
tinuèrent leur propagande. Ils prirent même une attitude
offensive. L'évêché d'Avila, dans la province d'Ydace,
étant devenu vacant, ils y firent élire Priscillien et cher-
chèrent, en d'autres endroits, à se donner des collègues
dans leurs idées. Contre Ydace des accusations furent
1 « Ne quid in absentes et inauditos decerneretur » {PriscilL,
tr. II, p. 35).
2 Sulpice Sévère, Chron., II, 47, dit formellement que le con-
cile condamna les évêques Instantius et Salvianus, avec les laï-
ques Helpidius et Priscillien. Mais ceci est réfuté par le récit que
ce dernier nous a'iaissé de cette phase de l'affaire. Il est possi-
ble, toutefois, que quelque chose ait été tenté en ce sens, car le
bruit de la condamnation circula en Espagne {PriscilL, tr. II,
p. 40).
L'OCCIDENT AU TEMPS DE SAINJ AMBROISE 533
déposées ; elles suscitèrent un grand scandale dans
l'église d'Emerita. Priscillien et ses deux amis les ac-
cueillirent, dénoncèrent Ydace à l'épiscopat espagnol, al-
lèrent même à Emerita manifester contre lui. On par-
lait déjà d'un nouveau concile. Ydace prit les devants et,
grâce à l'appui d'Ambroise, qu'il sut se concilier, obtint
de l'empereur un rescrit, en termes généraux, contre
(( les faux évêques et les Manichéens ».. Il se préparait à
en faire usage contre les opposants, bien qu'ils ne fus-
sent pas désignés nommément dans le rescrit. Inquiets
de la tournure que prenait l'afïaire_, Priscillien et ses
deux collègues se transportèrent en personne à Milan,
munis de lettres testimoniales de leurs clercs et de leurs
fidèles, pour bien établir qu'ils étaient de vrais évêques;
quant à l'accusation de manichéisme, ils sauraient
l'écarter par leurs déclarations. Le questeur impérial les
écouta, leur donna de bonnes paroles ; mais Ambroise
demeurait défavorable : rien ne se concluait. Ils poussèrent
jusqu'à Rome et firent tenir au pape Damase un mémoire
justificatif que nous avons encore. Damase ne voulut pas
les recevoir. L'un d'eux, Salvianus, mourut à Rome. Ins-
tantius et Priscillien revinrent à Milan, où, en dépit de
l'opposition d'Ambroise, ils réussirent à obtenir, par le
maître des offices Macedonius, un décret avec lequel ils
regagnèrent l'Espagne; ils se réinstallèrent dans leurs
évêchés.
L'évêque d'Emerita eut alors fort à faire. Pour sa
campagne contre les Priscillianistes il s'était associé son
collègue d'Ossonova, Ithace, qui se prétendait commis-
534 CHAPITRE XV
sionné par le concile de Saragosse pour suivre cette
affaire. Ithace était un prélat des moins recommandables,
mondain, fastueux, impudent, adonné aux plaisirs de la
table, bien fait pour être désagréable aux saintes gens.
Contre lui, Priscillien mit en mouvement le proconsul
Volventius, qui, sur une accusation d'attentat à la paix
publique, allait lui faire un mauvais parti, quand il
réussit à s'échapper en Gaule. Là il trouva bon accueil
auprès du préfet du prétoire. Ce haut dignitaire, appelé
Grégoire, était en train d'évoquer l'affaire à son tribunal,
lorsqu'il arriva de Milan un nouveau rescrit, dû, comme
le précédent, à l'intervention bienveillante de Macedo-
nius. Cette fois le jugement devait avoir lieu en Espa-
gne; il était remis au vicaire de ce diocèse; ordre était
donné d'expédier Ithace au delà des Pyrénées. L'évêque
d'Ossonova se trouvait dans la situation la plus critique;
il se cacha.
Bien lui en prit. Juste à ce moment, Maxime se décla-
rait empereur dans l'île de Bretagne ; peu après il dé-
barquait en Gaule ; Gratien, abandonné de ses troupes,
était tué à Lyon (25 août 383). Le « tyran » faisait son
entrée à Trêves et son autorité était reconnue de l'Océan
jusqu'aux Alpes.
Ce fut un désastre pour les Priscillianistes. A la
nouvelle cour de Trêves, leurs amis de Milan ne pou-
vaient plus rien ^ L'évêque du lieu, Britto, avait été se-
1 Macedonius, du reste, était tombé en disgrâce (Paulin, Vita
Ambr., 37). Ce n'était pas un ami d'Ambroise.
l'occident au temps de saint ambroise 535
courable à Ithace ; il l'appuya près du nouvel empe-
reur. Maxime tenait naturellement à se faire bien voir,
surtout des évoques, dont il connaissait l'influence sur
les populations. Il n'est sorte de cajolerie dont il n'ait usé
avec saint Martin. Ithace profita de ces dispositions et
lui fit voir en ses adversaires les plus dangereux des
malfaiteurs. Les chefs du mouvement espagnol furent
invités à se présenter devant un concile réuni à Bordeaux.
Ithace y prit le rôle d'accusateur : le mémoire qu'il dé-
posa contre ses adversaires se conserva longtemps K Les
accUsés répondirent de la même façon : Tiberianus,
Asarbus et quelques autres lurent un plaidoyer ; nous
avons encore celui de Priscillien et d'Instantius ^. Le tri-
bunal se montra défavorable : Instantius fut déposé de
l'épiscopat. On allait passer à Priscillien, lorsqu'il eut la
fâcheuse idée de réclamer le tribunal impérial. Les évo-
ques s'inclinèrent ^ et le procès fut transporté à Trêves.
L'épiscopat des Gaules ne manifestait alors aucune
ardeur pour l'ascétisme ; celui des Priscillianistes, com-
promis par les conflits auxquels il avait donné lieu en
Espagne, avait contre lui, outre des soupçons plus ou
moins précis, l'attitude méfiante des deux grandes auto-
rités ecclésiastiques d'Occident, le pape Damase et
i Isidore, De vins ilL, 15. C'est là sans doute que Sulpice Sé-
vère aura pris ce qu'il rapporte de Marc de- Memphis comme
maître de Priscillien.
2 Priscilliani tract. I.
3 II y avait dans l'affaire des accusations de commun droit cri-
minel, qui n'étaient pas de compétence ecclésiastique.
536 CHAPITRE XV
l'jvèque Ambroise. Sa propagande était considérée
comme dangereuse ; elle avait déjà fait des ravages en
Aquitaine. Dans le territoire de. Bordeaux, une grande
dame, Euchrotia, et sa fille, "Procula *, le patronnaient
efficacement. Les fidèles d'Eauze, on le déplorait, avaient
passé en masse au priscillianisme. De tout cela il résul-
tait un état d'opinion peu fait pour attirer sur les nova-
teurs la sympathie du nouveau gouvernement.
Secondé par son métropolitain Ydace, l'évêque d'Os-
sonova reprit à Trêves, devant le magistrat criminel,
son rôle d'accusateur. Maintenant qu'il se sentait le plus
fort, il avait le verbe haut ; ce n'est pas seulement con-
tre les Priscillianistes qu'il s'acharnait ; tout ascétisme
lui était odieux. Il s'en prit même à saint Martin et pré-
tendit le taxer d'hérésie. Martin, de son côté, adjurait
Ithace d'abandonner un rôle odieux et protestait auprès
de l'empereur contre l'intervention du juge criminel dans
une question de doctrine. « Pas de sang ! disait-il. C'est
)) bien assez des peines ecclésiastiques, de la déposition ».
Maxime finit par lui promettre .qu'on n'en viendrait pas
aux extrémités. Il repartit là dessus. Délivrés de sa pré-
sence, les évêques reprirent l'œuvre néfaste ; deux d'en-
tre eux, Magnus et Rufus, parvinrent à retourner l'empe-
reur. Une enquête fut décidée; on en chargea le préfet du
prétoire Evode^ homme dur et sévère, qui parvint à con-
1 A propos de celle-ci Sulpice Sévère a eu le tort de raconter
une historiette invérifiable et invraisemblable {Chron., II, 48). Eu-
chrotia était veuve du rhéteur païen Delphidius, dont parlent
Ausone {Prof., 6), Ammien (XVIII, 1) et saint Jérôme, ep. d20.
2 7s (Evode) Priscillianum gemino iudicio aiiditum convicinmque
l'occident au temps de saint ambroise 537
vaincre Priscillien de maléfice. Il fit son rapport à l'em-
pereur : Maxime jugea que les accusés méritaient la peine
de mort.
Le procès fut repris dans les formes. Ce n'est pas
sans peine que l'on parvint enfin à arracher Ithace du
banc des accusateurs. Priscillien fut condamné à mort et
exécuté, avec six autres, les diacres Asarbus et Aure-
lius : puis Felicissimus et Armenius, passés tout récem-
ment à la secte ; enfin Latronianus, poète distingué *,
et la matrone Euchrotia. L'évêque Instantius en fut
quitte pour l'exil, ainsi que le rhéteur Tiberianus ^ ; ils
furent relégués dans les îles Scilly.
- On ne s'en tint pas là. Une commission militaire fut
désignée pour se rendre en Espagne, rechercher sur les
lieux mêmes les complices de Priscillien et les juger
sommairement. De telles atrocités soulevèrent le cœur
des honnêtes gens. Contre le sentiment de la plupart des
évêques, un d'entre eux, Théognis, osa excommunier
Ithace. Martin reprit le chemin de Trêves. L'évêque
Britto venait de mourir ; ses collègues se rassemblaient
pour lui donner un successeur; le choix était tombé sur
maleficii nec diffilentem obscenis se studisse doctrinis, nocturnos etiam
turpium feminarnm egîsse conventus nudumque orare solitum nocentem
pronunciavit (Sulpice Sévère, Chron., II, 50). Le crime de maléfice
était seul capital. Pour le reste il faut considérer que les doctri-
nes excessives deviennent facilement obscenae et les femmes turpes,
quand la malveillance s'en mêle ; le nudus orare pouvait être une
forme d'ascèse. Rien de tout cela d'ailleurs ne regardait le juge
séculier.
1 Jérôme, De viris, 122.
2 Ibid., i23.
53:5 CHAPITEE XV
un certain Félix, personnellement recommandable. Ar-
rivé à la résidence impériale, Martin refusa de communi-
quer avec les évèques, au milieu desquels il voyait le san-
glant Ithace. Celui-ci chercha bien à le compromettre
avec les comdamnés, mais il ne lui fut pas possible d'en
imposer à l'empereur. Martin ne cessait de protester
contre le sang versé, de réclamer qu'on s'arrêtât enfin et
que les tribuns ne fussent pas envoyés en Espagne. A
aucun prix il ne voulait entendre parler d'entrer en com-
munion avec ceux qu'on appelait déjà les Ithaciens. Il
céda cependant, quand on lui eut donné le choix entre
son assistance à l'ordination de Félix et l'envoi immé-
diat des commissaires. Mais toute sa vie il déplora d'avoir
été dans la nécessité d'interrompre un instant sa protes-
tation contre le sang versé.
Il ne fut pas le seul. Le nouveau pape Sirice paraît
bien avoir demandé des explications, car nous voyons
Maxi iie empressé de lui en donner, en affectant d'assi-
miler les Priscillianistes aux Manichéens, ce qui les fai-
sait tombersonsle coup de lois très sévères. Il fit du reste
passer au pape toutes les pièces du procès, pour lui mon-
trer qu'on n'avait pas condamné des innocents i. Malgré
ces explications, Sirice fit comme saint Martin et refusa
sa communion aux partisans d'Ithace. Ambroise adopta
la mêaie altitude 2. On le vit bien quand il vint à Trêves,
en 384, comme ambassadeur de Valentinien II. Il se-p*é-
1 Coll. AvelL, n. 40.
2 Concile de Turin, c. 6. Cf. kmhv.,-Ep. 26.
l'occident au temps de saint ambroise 539
senta à la cour de Maxime, mais non à l'église de Félix,
ne voulant avoir aucun rapport avec les évêques « qui
avaient demandé la mort des hérétiques »
Mais Ambroise, représentant d'un prince contre le-
quel on armait déjà dans les Gaules, n'était pas en situa-
tion d'arrêter les rigueurs édictées à Trêves. La chasse
aux Priscillianistes continuait. En s'en retournant chez
lui, l'évêquede Milan rencontra un vieillard que l'on me-
nait en exil ; c'était son collègue de Cordoue^ Hygin, ce-
lui qui, après avoir dénoncé les Priscillianistes, avait
fini parleur témoigner de la bienveillance. En vain Am-
broise demanda-t-il qu'au moins on eût des égards pour
son âge, qu'on lui donnât des vêtements et autres choses
indispensables. Il fut repoussé.
Tant que dura Maxime, c'est-à-dire jusqu'à l'été 388,
les Priscillianistes continuèrent d'être pourchassés et les
ascètes, en général, d'être considérés comme suspects. Il
n'était pas prudent, en ce temps-là, de montrer un visage
amaigri par le jeûne ni de consacrer ses nuits à de pieu-
ses lectures. Les prélats mondains, Ithace à leur tête, fai-
saient bonne garde et réprimaient la dévotion. Tout cela
changea quand Valentinien II eut été restauré (388). Il
y eut même une réaction : Ithace fut poursuivi. En vain
allégua t-il qu'il n'avait pas été le seul à instrumenter con-
tre Priscillien; ses complices de la veille s'empressèrent
de l'abandonner et le laissèrent déposer de l'épiscopat.
Ydaced'Emerita, son métropolitain, avait pris les devants
et donné sa démission. Malheureusement pour lui, il se
ravisa et voulut rentrer dans son église, ce qui donna
540 CHAPITRE XV
lieu à des troubles. Le gouvernement interna les deux
évêques à Naples K
Cependant les amis des suppliciés obtenaient l'autori-
sation de leur rendre les honneurs funèbres. Les restes
des chefs priscillianistes furent transportés en Espagne
et enterrés avec la plus grande pompe, au milieu de l'en-
thousiame de leurs partisans. En Gaule le priscillianisme
conservait des adhérents sur certains points de l'Aqui-
taine; mais la conséquence la plus grave de cette affaire
c'est la division qu'elle introduisait entre les évêques. Fé-
lix de Trêves, ordonné par les ithaciens, avait les sympa-
thies des prélats hostiles à l'ascétisme. Les autres, sans
rien lui objecter de personnel, s'écartaient de lui comme
d'un pestiféré: mieux eût valu pour lui qu'on l'eût exilé
comme les évêques d'Emerita et d'Ossonova. Eu son
pays l'esprit de parti l'avait transformé en bouc émis-
saire; le sang d'Euchrotia et de Priscillien apparaissait
à bien des yeux sur son manteau épiscopal et n'en pou-
vait être effacé. Sirice et Ambroise ^ ne voulaient pas
de lui ; en des lettres expresses ils avaient déclaré qu'il
fallait choisir entre leur communion et la sienne^. Le
schisme durait encore en 396, car c'est surtout pour le
réduire qu'il se tint, cette année, un grand concile à Ni-
i Ithace {Ithacius Clarus) paraît bien avoir écrit, outre le mé-
moire déjà mentionné, un traité sur l'arianisme, où il réfutait un
diacre arien appelé Varimadus (Migue, P. L., t. LXII, p. 351),
2 L'affaire paraît avoir été examinée dans un concile de Milan,
tenu en 390 propter adventum Gallorum episcoporum {kmhï.,Ep. 51).
3 Concile de Turin, c. 6.
L'ûGCiDENT AU TEMPS DE SAINT AMBROISE 541
mes 1 et en ÂOi, au moment où Sulpice Sévère, qui s'en
plaint amèrement, terminait sa Chronique. Vers ce même
temps, le concile italien, siégeant à Turin, maintenait sa
réprobation. Le différend ne s'apaisa qu'à la mort du
malheureux Félix.
, La politique, bien entendu, joua son rôle en cette af-
faire, et les ithaciens eurent à souffrir d'avoir été proté-
gés par Maxime. En 389, le rhéteur Pacatus Drepanius,
député des Gaules auprès de Théodose, prononça devant
ce prince et devant le sénat de Rome un panégyrique où
l'exécution des Priscillianistes, surtout de la matrone
Euchrotia, figure parmi les crimes de l'usurpateur. Que
leur reprochait-on? — D'être trop pieux: nimia religio et
diligenlius culta divinitas, — C'est pour cela qu'ils étaient
poursuivis, et par des délateurs qui n'avaient de prêtre
que le nom, que l'on n'avait pas vus sans horreur passer
des séances de torture aux cérémonies sacrées ^.
En Espagne, la réaction contre Maxime eut de bien
autres conséquences. Priscillien devint un demi-dieu ;
ses partisans ne jurèrent plus que par son nom. C'est
surtout en Galice, où, apparemment, se trouvait son
tombeau, qu'éclata l'enthousiasme de ses partisans. On
célébrait l'anniversaire des nouveaux martyrs, on lisait
avidement leurs livres, on prêchait ostensiblement leur
doctrine. Plusieurs êvêques étaient entrés dans le mou-
1 Sur le concile de Nimes, outre la lettre synodale (Hefele, Con-
ciliengeschichte, t. II, p. 62), voir Sulpice Sévère, Dial. 1, 13.
2 Pacatus, Paneg., 29.
542 CHAPITRE XV
vement, quelques-uns par conviction, d'autres par force,
pour ne pas se mettre à dos leurs populations fanatisées.
Le plus considéré était Symposius d'Astorga, celui qui
avait assisté au concile de Saragosse; avec lui Vegeti-
nus, Herenas, d'autres encore. Aussitôt qu'un évêque
mourait, la population acclamait un candidat priscillia-
niste; Symposius, qui était apparemment le doyen ou le
métropolitain de la province, prêtait son concours pour
l'ordination. Il consacra ainsi Paternus dans la ville im-
portante de Bracara Augusta (Braga); d'autres évêques,
Isonius, Donatus, Acurius, ^Emilius, et son propre fils
Dictinius reçurent de lui l'imposition des mains. C'était
presque tout l'épiscopat de Galice ' ; f;ette province sembla
perdue pour l'orthodoxie.
Un tel scandale ne pouvait durer. Il excita sans doute
l'attention de Théodose, qui, né en Galice, ne pouvait
manquer de s'intéresser à son pays natal. Les évêques
des autres provinces se réunirent à Saragosse 2, puis à
Tolède, et sommèrent leurs collègues Prisciilianistes de
se présenter devant eux. Ils refusèrent. Entre les deux
1 On n'aperçoit en ce temps-là d'autre évêque orthodoxe qu'Or-
tygius d'Aquae Celaenae. Encore fut-il chassé par les sectaires. Il
siégea au concile de Tolède, en 400, où son rétablissement fut dé-
cidé.
2 Ne pas confondre avec celui de 380 ce nouveau concile de Sa-
ragosse, dont l'attitude détermina le recours de Symposius et de
Dictinius auprès de saint Ambroise et du pape. Le pape alors
était Sirice et non plus Damase; parmi les conditions posées par
saint Ambroise aux deux évêques galiciens figure l'obligation de
ïayer Priscillien et ses compagnons du nombre des martyrs. Tout
cela indique une date postérieure à 385.
l'occident AU TEMPS DE SAINT AMBROISE 54 3
conciles, Symposius et Dictinius, qui n'avait encore
reçu que l'ordination presbytérale, firent le voyage de
Milan, espérant qu'Ambroise, si duraux ithaciens, leur
serait de quelque secours. Us furent déçus. Ambroise ju-
gea qu'ils devaient condamner Priscillien et sa doctrine,
moyennant quoi on pourrait les admettre à la commu-
nion; encore Dictinius devait-il renoncer à devenir évê-
que. Ils promirent de s'exécuter; Ambroise et le pape
Sirice écrivirent alors aux évèques d'Espagne de les
recevoir aux conditions convenues. Mais ces conditions
étaient plus faciles à accepter à Milan qu'à tenir en Ga-
lice, De retour chez lui, Symposius essaya d'effacer Pris-
cillien du catalogue des martyrs et Dictinius fit mine de
refuser l'épiscopat. Mais le peuple protesta ; les choses
furent remises sur l'ancien pied, et l'on vit même bientôt
circuler des lettres de Dictinius où les observances pros-
crites étaient plus ou moins justifiées.
Ambroise mourut (397) et, deux ans après (399), le
pape Sirice le suivit dans la tombe. L'année d'après, les
évêques orthodoxes d'Espagne s'assemblèrent de nouveau
à Tolède. Cette fois les prélats galiciens comparurent;
l'autorité séculière était sans doute intervenue. La situa-
tion était fort complexe. Parmi'les accusés, les uns don-
naient des signes de repentir, condamnaient Priscillien,
ses livres, sa doctrine, signaient toutes les. rétractations
qu'on leur demandait, alléguaient qu'ils n'avaient péché
que par erreur, que, leurs sentiments restant ortho-
doxes, ils avaient dû céder à la violence du peuple.
D'autres déolarnient que Priscillien était un martyr.
54'i CHAPITRE XV
victime de la jalousie des évêques, et qu'ils ne l'aban-
donneraient jamais. Vegetinus et Symposius étaient les
chefs du premier parti ; l'autre se ralliait derrière He-
renas. Quant aux orthodoxes, ils étaient eux-mêmes fort
partagés: les évêques de Bétique et de Carthaginoise ne
voulaient pas entendre parler de transaction; ils exi-
geaient la destitution en masse de tout l'épiscopat galicien,
tout au moins sa mise en état de blocus. Les Lusitaniens
et les Tarraconais, moins intraitables, n'étaient pourtant
pas très portés à l'indulgence. Tout bien considéré, on
commença par déposer les récalcitrants, Herenas en tête.
Quant aux autres, un seul fut admis à la communion,
Vegetinus, qui parut le moins compromis. On permit à
l'évêque de Bracara, Paternus, d'entrer en rapports avec
lui: Paternus était admis ainsi par intermédiaire. Les
autres, Symposius, Dictinius, Isonius et tous ceux qui
communiquaient avec Symposius, furent invités à si-
gner une formule, moyennant quoi il leur fut permis de
conserver leurs sièges. Mais, comme on ne pouvait s'en-
tendre sur la question des rapports à entretenir' avec
eux, il fut décidé qu'on s'en remettrait au nouveau pape,
Anastase, et au nouvel évêque de Milan, Simplicien,
Jusqu'à leur décision, les prélats réhabilités devaient
s'abstenir de faire des ordinations *.
1 Sur tout ceci nous sommes renseignés par certains fragments
du concile de Tolède de l'an 400, annexés à une profession de foi
antipriscillianiste, de l'année 447 (Mansi, t. III, p. 1004). Cf. le
chronique d'Idace, à l'année 399.
l'occident au temps de saint ambroise 545
La réponse ^ des deux primats italiens ne se fit pas
trop attendre ; elle était favorable aux orthodoxes mo-
dérés et aux prélats repentants. La communion fut donc
rétablie entre ceux-ci et le reste de la catholicité. Mais il
resta toujours en Galice un noyau de priscillianistes
intransigeants ; ils s'y maintinrent, en dfepit des lois im-
périales qui ne tardèrent pas à tomber sur eux ' ; du reste,
l'invasion suève leur rendit bientôt toute liberté. On
parla d'eux longtemps encore. Peu à peu le culte de
Priscillien se cantonna vers l'extrémité de la province,
dans le diocèse d'Iria Flavia, où on les retrouve encore
au déclin du vi^ siècle. C'est précisément dans ce pays,
dans le dernier refuge du priscillianisme, que les Espa-
gnols du temps des rois asturiens devaient « retrouver »
le tombeau de l'apôtre Jacques, fils de Zébédée, et fonder
un culte célèbre.
Quant aux évêques orthodoxes, la réconciliation des
priscillianistes fut pour eux une pierre de scandale. Les
prélats de Bétique et de Carthaginoise, irrités de l'indul-
gence italienne, refusèrent tout rapport avec ceux qui
acceptaient la communion des réhabilités. L'esprit de
Grégoire d'Illiberris les agitait. En vain le pape Innocent
intervint-il ^ pour blâmer les rigoristes. Ils ne l'écoutèrent
pas ; leur schisme dura jusqu'aux barbares (409).
Telle est l'histoire extérieure du mouvement priscil-
lianiste. Maintenant, que faut-il penser au juste de la
1 Supposée par une lettre du pape Innocent, J. 292.
2 Cod. Theod., XVI, 5, 40, 43, 48.
3 J. 292.
DncHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 35
546 CHAPITRE XV
doctrine enseignée par Priscillien? Sulpice Sévère la
traite très durement, mais sans s'expliquer. Il semble y
voir une sorte de gnose immorale. Depuis que l'on a
retrouvé quelques écrits de Priscillien, il est de mode de
les opposer à Sulpice et de présenter Priscillien comme
un simple prédicateur d'ascétisme, auquel on ne peut
reprocher, tout au plus, que son goût pour les apocry-
phes; son affaire ne serait qu'un épisode du conflit entre
l'épiscopat mondanisé et ie parti ascétique *. Jene saurais
accepter une telle réhabilitation. Sans doute aucune
thèse hérétique n'est soutenue dans les écrits de Priscil-
lien qui nous sont parvenus. Mais il est bon de rappeler
que cette littérature se compose de trois mémoires justi-
ficatifs, écrits pour être présentés aux autorités ecclé-
siastiques, et de quelques sermons- prononcés devant les
fidèles d'Avila, en un temps où la doctrine de Priscillien,
déjà suspecte, ne pouvait guère être exposée au public 2.
Ce n'est pas en de telles compositions que l'on peut s'at-
tendre à trouver des hérésies manifestes. L'auteur, il est
vrai, déclare à plusieurs reprises qu'il condamne toutes
les hérésies, les Ophites, les Nicolaïtes, les Patripassiens,
les Manichéens ; mais ses anathèmes portent toujours à
1 C'est la position prise par M. E. Babut, dans son livre Pris-
cillien et le PriscilUanisme, 1909, où la question est étudiée avec
beaucoup de soin.
2 On connaissait déjà ce qu'on appelle les Canones Priscilliani,
une sorte d-exposé de la doctrine chrétienne en 90 articles, avec
indication des textes de saint Paul qui les établissent. Mais nous
n'en avons qu'un remaniement orthodoxe, dû à un évêque appelé
Peregfinus.
l'occident au temps de saint ambroise 547
côté de la question. C'est ainsi, par exemple, qu'il ne voit
dans le manichéisme que le culte du Soleil et de la Lune
et que les Patripassiens sont pour lui des gens qui ne
savent pas voir dans l'Evangile la mention du Fils de
Dieu. Il faudrait être bien novice en inquisition pour se
laisser prendre à de tels anathèmes. Ambroise, Damase,
Martin, personnages que nul ne rangera parmi les adver-
saires de l'ascétisme, se sont tenus eh défiance i. L'accueil
qu'ils firent aux mystiques espagnols est, sur ce point,
très significatif, encore qu'on ne voie pas bien ce qu'ils
leur reprochaient au juste. Sans doute il ne leur était pas
facile d'être édifiés. La secte était très mystérieuse; ce
fut, non pas depuis les supplices, mais dès le premier
jour, ijne société secrète. Dans les réunions d'initiés on
disait évidemment des choses que l'on ne jugeait pas
devoir être confiées aux fidèles ordinaires, même aux
ascètes d'ancienne tradition. Il y a plus: les Priscillia-
nistes admettaient que l'on mentit pour dissimuler la
doctrine du parti. Dictinius, avant sa conversion, avait
composé un traité intitulé « La Livre » {Libra), où s'é-
talait la théorie du mensonge utile 2. On n'est si précau-
tionneux que quand on a quelque chose à cacher.
Il est du reste certain que les initiés priscillianistes,
toHt comme les c( pneumatiques » valentiniens et les
« élus » manichéens, formaient, dans les idées de la secte,
1 Saint Ambroise alla plus loin. Il écrivit contre le Priscillia-
nisme des livres que nous n'avons plus, qui décidèrent Paternus
de Braga à abandonner la secte (Mansi, t. III, p. 1006).
2 Saint Augustin en parle longuement dans son livre Contra
mendacium.
548 CHAPITRE XV
une catégorie supérieure au reste des fidèles. Eux seuls
avaient la plénitude de la doctrine et la perfection de
la vie. Celle-ci était réalisée dans l'ascèse, une ascèse à
base dualiste. Dans l'homme il y a un élément divin, au
sens propre du mot ; par cet élément, Dieu et l'homme
sont de même nature *. Le monde est l'œuvre d'un autre
principe. Priscillien a beau condamner le Patripassia-
iiisme; la doctrine du Filius innascibilis, avouée par ses
disciples 2, suppose une Trinité purement nominale; il
n'y a, du reste, qu'à le lire lui-même pour constater que
sa théologie, sur ce point, s'inspire à l'excès des vieilles
idées modalistes.
Ce n'est pas sans fondement que les premiers qui ont
caractérisé le priscillianisme l'ont présenté comme une
1 Dictinius, au concile de 400, reconnut expressément avoir
professé cette doctrine.
2 Symposius, au même concile, répudie la doctrine des deux
principes et celle du Filius innascibilis, mais avoue, en somme,
qu'elles étaient reçues dans la secte. Ce n'est pas donner une idée
exacte des choses que de ramener toutes les réprobations doctri-
nales du concile de Tolède à la seule répudiation du Filius innasci-
bilis. La doctrina, la secta Priscilliani, les novae scientiae quas Priscil-
lia7ius composuerat, correspondent évidemment à tout autre chose.
Quelques-uns des traits de la doctrine incriminée apparaissent
dans les fragments, si incomplets, du concile lui-même. En vain
aussi dit-on que la formule Filius innascibilis échappe à la critique
parce que le mot innascibilis a un sens orthodoxe dans une homélie
de Priscillien (tr. VI, p. 74, 1. 13, éd. Schepss). Rien ne dit que le
terme FILIUS innascibilis (et non innascibilis tout court) ait été re-
levé dans ce texte et non pas dans un autre qui ne nous est pas
parvenu. Dom G. Morin {Revue bénédictine, 1909, p. 255-280) a si-
gnalé dans un ms. de Laon, un traité sur la Trinité, d'un sabel-
lianisme évident, et de main priscillianiste, sinon de Priscillien
lui-même.
l'occident au temfs de saint ambroise 549
ascèse inspirée par des idées gnostiques. C'est ainsi
qu'en parle Philastrius de Brescia S peu après les scènes
de Trêves. Saint Jérôme, en 392, n'avait pas encore étu-
dié la question par lui-même 2. Il savait seulement que
Priscillien avait laissé quelques écrits; que les uns le
présentaient comme un gnostique, les autres le défen-
1
daient de cette erreur ^. On était alors très peu renseigné
sur les conciles de Saragosse et de Bordeaux, où les
questions de doctrine avaient dû être débattues. La secte
gardait encore ses livres secrets.
Elle ne les garda pas toujours, Orose et saint Augus-
tin en ont connu ^; les extraits qu'ils en donnent et les
renseignements qu'ils en tirent concordent tout-à-fait avec
l'idée d'une gnose ascétique. Peu à peu l'opinion se pré-
cisa. Des études directes vinrent fortifier l'impression
laissée par les procédures du concile de Tolède et par la
rétractation qu'il obtint de plusieurs chefs priscillianistes
En vain exciperait-on d'un développement doctrinal qui
se serait produit dans la secte après la mort du fondateur.
Les évêques Symposius et Dictinius, qui abjurèrent en
1 Haer., 84.
2 De viris, 121.
3 Quelques années plus tard, vet*s 399, écrivant à une grande
dame d'Espagne, il prend nettement parti contre Priscillien ; mais
il ne semble pas avoir étudié bien profondément sa doctrine. Ce
qu'il en dit relève uniquement du mémoire d'Ithace ; il commet à
ce propos une étrange bévue, identifiant Marc de Memphis, dont
parlait Itliace, avec Marc le gnostique, contemporain de saint Iré-
née. Jérôme, Ep. LXXV, 5 ; cf. Adv. Vigilantium, 7, et In Esaiam,
LXIV, S.
4 Voir le Commonitorium d'Orose et la réponse de saint Augus-
tin, P. L., t. XLII, p. 663 et suiv.
550 CHAPITRE XV
400, n'étaient pas' des adeptes de la dernière heure; rien
ne prouve que leur priscillianisme différât en quoi que
ce soit de celui de Priscillien lui-même.
En somme, quelque horribles que soient les exécu-
tions de Trêves, quelque réprobation qu'elles aient sou-
levée dans l'Eglise, il étaifimpossible à celle-ci de re-
connaître sa tradition dans le système religieux des
victimes.
Ambroise, à Milan, était, pour l'Occident tout entier,
une sorte d'oracle ; même en Orient on comptait avec lui.
C'était vraiment le sacerdos magnus de la Bible, le « gran
prête » du poète. Romain de race, de tradition, d'éduca-
tion, le gouvernement était son affaire. Il gouvernait
l'Eglise hardiment, comme il eût au besoin gouverné
l'Etat. Evêque de la^capitale latine, il avait le souverain
à portée de ses exhortations. Tout alla bien, de ce côté,
tant que vécut Gratien. L'aimable prince était pour lui
un fils docile. La guerre, la chasse, les conseils de l'Etat,
ne l'empêchaient pas de s'intéresser aux choses reli-
gieuses. 11 pressait Ambroise de questions, et l'évêque,
absorbé, lui aussi, par des soins étrangers à la spécula-
tion pure, devait trouver le temps d'écrire, pour son
impérial disciple, de véritables traités de théologie *.
Un coup terrible le frappa quand il apprit que Gratien,
abandonné de l'armée des Gaules, avait été traîtreuse-
ment assassiné. Aux regrets que lui laissait le jeune et
1 Traités De fide. De Spiritu sanclo. De incarnatio7iis dominicae
sacramento.
l'occident au temps DK saint AAlBliOISE 551
sympathique empereur s'ajoutaient de graves appréhen-
sions et pour l'empire et pour la religion orthodoxe.
Maintenant c'est à Valentinien II qu'il allait avoir affaire,
ou plutôt à sa mère Justine, l'amie, la patronne des ariens.
Celle-ci, toutefois, eut, au premier moment des soucis
plus graves que celui du symbole de Rimini. A-mbroise
la vit arriver avec son fils, un enfant de douze ans : elle
le lui poussa dans les bras. L'évêque accepta d'aller
outre-monts traiter avec Maxime et sauver ce qui pouvait
encore l'être. Maxime, à ce moment, se montrait très
fier; les négociations furent assez orageuses. Cependant
on finit par s'arranger; les envoyés de Valentinien II
acceptèrent de reconnaître l'usurpateur, et celui-ci promit
de ne pas dépasser les Alpes.
Rentré à Milan, Ambroise n'eut tout d'abord qu'à se
louer de la cour. On le soutint énergiquement dans son
conflit avec Symmaque (384), à propos de l'autel de la
Victoire. Mais, l'année suivante (385), la question
arienne se rouvrit et les rapports furent gravement trou-
blés. Il était resté à Milan, depuis le temps d'Auxence,
quelques personnes attachées à là confession de Rimini,
même quelques clercs, bien que le nouvel évêque eût eu
la sagesse d'accepter en bloc tout le personnel ecclésias-
tique de son prédécesseur. Ursinus, le prétendant romain,
s'était aidé de ce monde pour faire esclandre contre
Ambroise * ; un évêque pannonien en disponibilité^ Julia-
nus Valens, s'agitait dans les mêmes cercles, à Milan et
dans les villes voisines. Celui-ci avait été ordonné à
1 Ambr., Ep. 11 ; ci-dessus, p. 466
552 CUAPITKE XV
Pettau [Poetovio) par le parti arien, contre Marc, l'évêque
catholique du lieu. Quand les Goths se montrèrent sur le
haut cours de la Drave, Valens se mit de leur côté et les
aida à se rendre maîtres de sa ville épiscopale. Il s'était
fait à moitié goth et portait, à la mode barbare, collier et
bracelets. La ville fut pillée, mais les gens de Pettau
persistèrent à ne point vouloir de Valens, qui dut s'expa-
trier *. La paix se fit avec les Goths (382) : beaucoup
d'entre eux pénétrèrent alors dans le cercle de la cour;
de plus en plus l'armée se recrutait parmi les barbares;
leurs chefs parvenaient aux plus hautes dignités. Tout
cela formait autour de l'impératrice un groupe arien assez
inquiétant pour Ambroise. Il le devint plus encore lors-
que les circonstances l'eurent pourvu d'un chef religieux,
en la personne d'un second Auxence. Celui-ci, je crois,
doit être identifié avec Auxence, évêque arien de Doros-
torum, sur le bas Danube ^. C'était un disciple d'Ulfila;
il avait même écrit la vie de ce personnage célèbre. S'il
se trouvait à la cour de Milan, c'est sans doute parce que
l'attitude résolue de Théodose ne permettait pas à un
prélat notoirement arien de rester en fonctions dans
l'empire d'Orient ^. Auxence voulut avoir une église; la
1 Ambr., Ep. 12. Cette lettre et la précédente sont écrites au
nom du concile d'Aquilée (381).
2 "Voir plus loin, chapitre XVI.
3 Je ne vois pas que Ton ait fait jusqu'ici cette identification
entre l'Auxence de Dorostorum et l'Anxence de Milan, contempo-
rain de"^aint Ambroise. Celui-ci [Sermo contra Aux^, 22) Ail qu'il
Tenait de Scythie, oii il s'appelait Mercurinus. Dorostorum était
encore en Mésie inférieure, mais à la limite entre cette province
et celle de Scythie.
L'OCCIDENT AU TEMPS DE SAINT AMBROISE 553
cour fit demander à Ambroise la basilique Portienne
(Saint Victor ad corpus), située en dehors des murs.
Ambroise refusa. On insista; il fut même question, un
moment, de lui prendre la basilique neuve, c'est-à-dire
l'un des édifices de sa cathédrale K
La fête de Pâques (385) approchait. L'empereur fit
saisir la basilique Portienne, puis, devant l'attitude du
peuple et de l'évéque, abandonna son dessein 2. Cette
défaite irrita extrêmement la cour. Auxence en profita
pour obtenir une loi accordant le droit de réunion aux
fidèles de la confession de Rimini ; les opposants,c'est-à-
dire les catholiques, y étaient durement tancés ^ Par con-
tre on vit Maxime intervenir en cette affaire, Maxime,
l'usurpateur de Gaule, le meurtrier de Gratien. La cour
de Milan reçut de lui une lettre très pressante, où il pre-
nait la défense des catholiques opprimés ^. Une telle dé
marche ne pouvait qu'enven?mer le débat. Quand revin-
rent les fêtes de Pâques (386), Ambroise fut de nouveau
sommé de livrer une église, puis invité officiellement à
s'éloigner de Milan. Il refusa d'abandonner son peuple,
qui, du reste, n'entendait pas le laisser partir et faisait
bonne garde, passant jours et nuits dans l'église. Il refusa
i II y avait à ce moment à Milan deux_ basiliques cathédra-
les : l'ancienne église, qui s'est conservée jusqu'au xvi« siècle sous
le nom de Sainte-Thécle; elle fut démolie en 1548 pour agrandir
la place du Dôme; l'autre était toute neuve au temps d'Ambroise;
c'est à elle qu'a succédé la cathédrale actuelle.
2 Tout cela est raconté, avec de grands détails, dans une lettre
d'Ambroise à sa sœur Marcelline {Ep. 20).
3 Cod. rheod.,XVI, i, 3.
4 Coll. AvelL, 39.
ÔOi CHAPITUE XV
aussi de prendre part à un colloque avec Auxence * . Force
fut de le laisser tranquille. Il sembla, du reste, que le
ciel vînt à son secours. Le 47 juin 386, il découvrit les
restes de deux martyrs milanais, Gervais et Protais; aus-
sitôt exhumés, ils donnèrent lieu à des miracles si écla-
tants que non seulement la ville de Milan, mais la chré-
tienté tout entière en retentit 2. Ambroise acquit, en ce
genre de choses, une spécialité inattendue. Avant lui on
connaissait à Milan trois martyrs, Victor, Nabor et Félix;
après Gervais et Protais il découvrit à Bologne, en 393,
les tombes des saints Vital et Agricola, et, de nouveau à
Milan, en 395, celles des saints Nazaire et Gelse ^
Cependant Maxime, le protecteur peu désintéressé des
catholiques d'Italie, donnait à la cour de Milan des in-
quiétudes déplus en plus vives. Au printemps 387^, Am-
broise réconcilié avec Valentinien et sa mère, reprit le
chemin de la Gaule, avec la mission ostensible de récla-
mer les restes de Gratien, mais évidemment dans le des-
sein d'arranger les choses, si cela était encore possible.
Gela n'était plus possible. Quelques mois après, Maxime
était en Italie: Valentinien, Justine et toute la cour s'en-
1 Ep. 21; Sermo contra Auxentium.
2 Ep. 22.
3 Paulin, Vita Ambrosii, 14, 29, 32. Ambr., Exhort. virgin., 1. —
Sur les saints de Milan, voir les travaux du P. F. Savio, Ambro-
siana, 1897 (Nazaire et Gelse) ; Nuovo bull. di archeol. crist., 1898,
p. 153 (Gervais et Protais) ; Rivista di scienze storiche, Pavie, 1906
(Victor, Nabor et Félix).
•4 Après Pâques, qui arriva cette année le 25 avril ; c'est alors
qu'Augustin reçut le baptême à Milan, des mains d'Ambroise.
L'OGCIÛENÏ au temps de saint AMBKOISË 555
fuyaient par mer et trouvaient refuge à Thessalo-
nique.
Théodose leur fit accueil et se mit en devoir de réta-
blir les affaires de son jeune collègue. Il y parvint, dès
l'été suivant: Maxime, battu sur la Save et sur la Drave,
se réfugia dans Aquilée ; les troupes de l'empereur orien-
tal l'y rejoignirent et s'emparèrent de sa personne. On
l'exécuta sans retard (28 juillet 388) et Valentinien II fut
reconnu comme empereur de l'Occident tout entier. C'est
vers ce temps qu'il perdit sa mère, dernier espoir du
parti arien : il passa sous la tutelle morale de Théodose
et sous l'influence religieuse d'Ambroise.
Théodose, du reste, séjourna près de trois ans en
Occident. Il eut alors de fréquents rapports avec Am-
broise. L'estime qu'ils professaient l'un pour l'autre ne
les empêchait pas de se trouver parfois en conflit. Les
gens de Gallinique ^ sur l'Euphrate^ avaient mis à sac une
synagogue, à l'instigation, parait-il, de leur êvèque. Dans
la même contrée, une procession de moines s'étant ren-
contrée avec un groupe de valentinien*, un conflit avait
éclaté, à la suite duquel les moines, vainqueurs des hé-
rétiques, s'étaient précipités sur leur temple et l'avaient
réduit en cendres. Théodose ordonna une répression sé-
vère et voulut en particulier que l'êvêque de Gallinique
reconstruisît la synagogue à ses frais. Ambroise inter-
vint et réussit à empêcher toute poursuite. Dans ces cas-
là Théodose se laissait fléchir, mais en maugréant, et se
1 Sur cette affaire, voir les lettres 40 et 41 de saint Am-
broise.
556 CHAPITRE XV
plaignait des moines *. Ambroise alléguait que juifs et
païens en avaient fait bien d'autres sous Julien, sans
qu'on les inquiétât. C'était, il faut l'avouer^, un médiocre
argument.
En revanche il eut la raison pour' lui quand il protesta
contre le massacre des gens de Thessalonique, coupables
de sédition, et exigea que l'empereur se soumît à la péni-
tence 2. Théodose s'inclina; il avait été, du reste, le pre-
mier à'regretter son emportement et à déplorer les suites
afifreuses qu'il avait eues. Avant qu'il ne reprît le chemin
de l'Orient (391), Ambroise était revenu à la charge au-
près de lui pour en obtenir enfin le règlement de l'affaire
d'Antioche, à laquelle il n'avait pas cessé de porter inté-
rêt. Le résultat de ses démarches fut qu'un grand concile
se réunit à Gapoue, en 391. Le pape Sirice dut y être re-
présenté et l'êvêque de Milan en être l'âme, mais nous
n'avons sur cette assemblée qu'un petit nombre de ren-
seignements, relatifs tant à l'affaire principale qu'à cer-
taines affaires locales dont il sera question plus tard.
L'année suivante le jeune empereur Valentinien II
était assassiné en Gaule, et sa place prise par un nouvel
1 Ep"^, 41, I 27. • _ -
2 Ep. 51. Ce récit a été fort dramatisé par Sozomène (VII, 25)
et surtout par Théodoret (V, 17). Ces auteurs ajoutent, d'après
Rufin (II, 18), que Théodose, à la suite de cette affaire prescrivit
par une loi spéciale de différer toujours d'un mois l'exécution des
sentences impériales, quand elles entraînaient des peines sévères
{vindicari severius). C'est la loi Cod. Theod., IX, 40, 13, mal datée
dans le code théodosien, comme il résulte des observations de Momm-
sen à propos d'une autre loi, VII, 18, 8.
l'occident au temps de saint AMBROlSE 557
usurpateur, Eugène, sous lequel une dernière réaction
païenne s'esquissait, à Rome au moins S quand Théo-
dose reparut (394). Ambroise, navré de la mort de Valen-
tinien, s'était tenu sur la réserve avec le nouveau gouver-
nement. Il ne jouit pas longtemps du plaisir de revoir
Théodose, car ce prince mourut dès le 17 janvier 395. Ses
restes furent transportés de Milan à Gonstantinople.
Le grand évêque le suivit de près, le 4 avril 397, la
veille de Pâques. Dix ans auparavant, dans la même so-
lennité pascale, il avait versé l'eau sainte sur le front
d'Augustin. Au moment où il mourut, son néophyte était
déjà évêque d'Hippone : une lumière succédait à l'autre.
Ambroise, du reste, ne disparaissait pas tout entier. Ou-
tre le rayonnement de son souvenir, il laissait beaucojip
de livres, des livres d'évêque, sermons sur la Bible,
transformés pour la publication en traités d'exégèse;
oraisons funèbres ; hymnes et commentaires liturgiques :
dissertations théologiques, contre l'arianisme, sur la di-
vinité du Saint-Esprit, sur Tlncarnation ; exhortations
morales, sur les devoirs des clercs, sur la profession vir-
ginale; lettres sur les questions qui chaque jour étaient
posées à son expérience. Tout cela fut écrit vite, au mi-
lieu des soucis d'un ministère absorbant. Ambroise ne
regardait pas à s'aider d'ouvrages antérieurs. Il savait
très bien le grec et mettait largement à contribution Ori-
gène, Didyme et Basile. Dans son traité des devoirs il
s'est attaché à suivre Gicéron. Il n'avait aucune coquette-
1 Voir plus loin, ch. XYII.
558 GUAFITRE XV
rie littéraire. En ses livres il ne voyait que leur utilité
pratique, nullement le lustre qu'ils pouvaient jeter sur
lui. Qu'ils fussent plus ou moins originaux, cela lui im-
portait peu, pourvu qu'ils servissent au but pour lequel
il les publiait. Qui pourrait reprocher à un tel homme
d'avoir ménagé son temps pour l'action ?
Un peu effacé par son imposant collègue, le pape Si-
rice administrait dignement l'église apostolique. Gomme
la plupart des papes de ces temps anciens, il parait avoir
été de valeur moyenne et surtout pratique. A Rome
l'usage était de choisir l'évêque dans le clergé local ; le
pape sortait invariablement de la carrière. Une élection
comme celle d'Ambroise était impossible. A ce système
on perdait la chance d'avoir des chefs de haute envergure,
mais on était à peu près sûr qu'ils seraient toujours sa-
ges et expérimentés. Le schisme d'Ursinus était réduit.
Réunis pour donner un successeur à Damase, les fidèles
de Rome avaient protesté contre le prétendant K L'église
rpmaine, sous Sirice, vécut* à peu près en paix, se recru-
tant de plus en plus aux dépens du paganisme, multi-
pliant ou dilatant ses édifices sacrés. C'est alors que fut
reconstruite, sur les proportions que nous lui voyons ac-
tuellement, la basilique de Saint-Paul 2. En fait de con-
flits intérieurs, on n'entend parler que des quei elles entre
les moines et leurs adversaires. Sirice, homme d'ordre,
maintenait les principes généraux de l'ascélisme chrétien,
1 Lettre de Valentinien II au préfet Pinien {Coll. Avell., 4). du
24 février 385.
2 Lettre de Valentinien II au préfet Salluste {Coll. Avell., 3).
L'OCGIDKNf AU TEMPS DE SAINT AMBROISE 559
mais faisait grise mine aux perturbateurs. Jérôme avait
senti, dès les premiers jours de ce pontificat, que l'air de
Rome devenait malsain pour lui. Mais il jn'était pas le
seul dont on pût s'inquiéter. Au moins, lui, c'était un
honnête homme ; son austérité n'était pas feinte, sa vie
était pure et utilement occupée. Mais en ce temps où nul
monastère n'existait à Rome, où les moines étaient aban-
donnés à eux-mêmes et vaguaient tout le jour par les
rues, on se figure à quelles excentricités et même à quels
désordres la surveillance ecclésiastique devait parer. On
voyait de prétendus « continents )) rivaliser avec les clercs
les plus m.usqués par leur assiduité auprès des matrones
et leur ingéniosité dans la captation des testaments i. Il'
fallut qu'une loi ^, affichée dans toutes les églises de
Rome, vînt réprimer ces abus; et cette loi si dure, qui
interdisait de tester en faveur des prêtres et des moines
chrétiens alors que les prêtres païens conservaient le
droit d'héritage, fut, par les autorités ecclésiastiques du
temps, déclarée juste et nécessaire.
Ces abus, toutefois, n'avaient pas pour effet de décon-
sidérer la profession religieuse. Bien au contraire; jamais
les évèques, évidemment soutenus par l'opinion, ne s'at-
tachèrent plus vivement à la relever. On répétait sans
1 C'est à cela, je pense, que se rattache la composition de cer-
taines pièces liturgiques entrées plus tard dans le reciieil appelé
« Sacramentaire léonien ». Voir mes Origines du culte chrétien, 3^ éd.,
p. 142.
2 Cod. Theod., XVI, 2, 20; cf. Ambr., Ep. XVIIl, 14 ; Jérôme,
El). LU, 6.
560 CHAPITRE XV
cesse que, toutes choses^ égales d'ailleurs, la virginité
l'emporte sur le mariage, représente un état meilleur,
plus méritoire pour l'autre vie. J'ai dit « toutes choses
égales d'ailleurs », car nul ne songeait à placer un mau-
vais moine ou une vierge frivole au dessus d'un père ou
d'une mère de famille fidèle à ses devoirs. Mais, cette ré-
serve faite, il n'est sorte d'éloges que l'on ne donnât à la
vie continente et abstinente ; et, comme il était inévitable,
l'enthousiasme qu'on manifestait pour elle dépassait
quelquefois les bornes. De là, chez quelques-uns, une ten-
dance à réagir, qui, lors qu'elle se traduisait dans le lan-
gage, était sujette, elle aussi, à manquer de mesure.
Au temps où nous sommes (v. 390), cette tendance était
représentée à Rome par un certain Jovinien *, qui, après
avoir vécu longtemps comme un moine, mal peigné, mal
vêtu, plongé dans les jeûnes et les macérations, avait fini
par se convaincre du néant de ses observances et par re-
venir aux conditions ordinaires de la vie, sans cependant
pousser jusqu'au mariage. S'ils'en fût tenu là, il n'y au-
rait eu rien à dire ; mais il ne tarda pas à passer de la
pratique à la théorie et à faire propagande. Selon ce que
lui et ses disciples enseignaient à tout venant, il n'y avait
aucune différence morale entre la vie des continents et
celle des gens mariés ; l'abstinence et autres pratiques
d'ascétisme étaient tout aussi inutiles; dans l'autre
monde, aucune récompense spéciale ne couronnait ces
observances; tout cela, disaient-ils, résultait clairement
1 Sur Jovinien, voir Haller, Jovinianus, dans les Texte und Un-
ters.. t. XVII (1897).
l'occident au temps de saint ambroise 561
des récits de la Bible sur les patriarches, les prophètes, les
apôtres eux-mêmes ; quant à la vierge Marie, elle avait
cessé de l'être en mettant son fils au monde * ; après lui,
elle avait eu d'autres enfants. Tout cela se tenait assez
bien, une fois admis le point de départ. Jovinien avait
une autre doctrine, d'après laquelle les vrais chrétiens ne
sauraient pécher; ceux qui le font n'ont pas été baptisés;
ils n'ont reçu que l'extérieur du sacrement, sans en subir
l'efficacité intérieure ^
Ces idées se répandaient par les disputes et les confé-
rences ; elles finirent par s'exprimer en un livre;, et ce fut
un malheur pour Jovinien, car ses adversaires eurent dès
lors une base d'opération contre lui. Parmi les plus actifs
étaient les amis de Jérôme, surtout le sénateur Pamma-
chms, homme fort pieux, qui avait renoncé au monde et
se consacrait aux œuvres de charité. Ils dénoncèrent Jovi-
nien au pape Sirice; celui-ci réunit son clergé, et, quand
il eut été établi que les nouvelles doctrines étaient incom-
patibles avec la « loi chrétienne », Jovinien et huit de ses
adhérents furent excommuniés comme propagateurs
d'hérésie. Avis de cette sentence fut aussitôt donné à Mi-
lan par trois prêtres romains, que Sirice chargea d'y por-
ter une sorte de lettre circulaire ^ Jovinien y était déjà,
1 Jovinien ne niait pas la conception virginale du Christ.
2 Grâce à cette doctrine, Jovinien (ou plutôt son souvenir)
joua plas tard un rôle dans les controverses entre pélagiens et
antipélagiens, qui se le jetèrent mutuellement à la tète,
• 3. J. 260.
DuCHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 36
562 CHAPITRE XV
espérant sans doute arranger son affaire avec l'aide de la
cour. Il se trompait. Ambroise n'avait guère besoin d'être
excjté contre les ennemis de la virginité. Il réunit autour
de lui quelques évêques et prononça contre Jovinien un
supplément de condamnation *. L'empereur, averti par
les légats, ne fit aucun accueil aux hérétiques : ils furent
même chassés de Milan 2. Un peu plus tard (396), deux
moines de Verceil, en rupture de profession, se mirent
aussi à prêcher contre l'ascétisme. Ambroise écrivit à
l'église de Verceil, dans les termes les plus sévèfgs, trai-
tant les novateurs d'épicuriens ^ Augustin, lui aussi eut
occasion d'écrire contre les doctrines de Jovinien *.
Mais ces réfutations se produisirent un peu plus tard.
Sur le moment, Pammachius, que les sentences de Rome
et de Milan n'avaient pas suffi à calmer, eut l'idée de faire
intervenir Jérôme. De celui-ci, depuis quelques années,
on n'entendait plus parler. Plongé à Bethléem dans ses
études bibliques, il semblait avoir tourné le dos pour
1 Lettre 42, adressée au pape Sirice. Le concile de Milan va
un peu loin en assimilant au manichéisme les idées de Jovinien.
Autant que nous sommes renseignés, il n'y a rien de commun en-
tre les deux systèmes.
2 Dans' une loi du code théodosien (XVI, 5, 53) Jovinien est re-
présenté comme tenant des conciliabules aux environs de Rome.
Il est prescrit de le déporter, lui et ses adhérents, en des îles di-
verses. La loi est datée de 412 ; le nom du préfet auquel elle est
adressée conduirait plutôt à l'année 398. Du reste, le nom de l'hé-
rétique est, dans la tradition manuscrite, Jovianus et non Jovinia-
nus. Il est en somme assez douteux qu'il soit ici question du notre
Jovinien.
3 Ep. 83, v. 396.
4 C'est le sujet de son De bono coniugah.
L'OCCIDENT AU TEMPS DE SAINT AMBROISE 56 3
toujours à laBabylone d'Italie. S'il y écrivait, c'était pour
engager ses amis à rejoindre en Palestine la colonie qu'il
y avait fondée avec Paule et Eustochium et pour vanter
la béatitude des Saints Lieux. Cependant il lui restait
des souvenirs. Ni saint Paul, ni les prophètes, qu'il com-
mentait assidûment, ni Origène qu'il traduisait avec ar-
deur, ne lui faisaient oublier Gicéron ; si bruyamment
qu'il célébrât les charmes de la Terre-Sainte ou les ver-
tus des solitaires palestiniens^, Rome vivait toujours au
fond de son âme. Pammachius lui fit passer le livre de
Jovinien.
Quelle aubaine ! La virginité, l'ascétisme tout entier
à défendre, et cela devant le public de Rome, et contre
un adversaire qui ne, savait pas écrire ^ I Jérôme s'aban-
donna à sa verve. En peu de semaines il eut rédigé ses
deux livres contre Jovinien, et Rome en retentit bientôt.
Malheureusement il avait dépassé la mesure, et ce n'est
pas contre Jovinien, écrasé par les sentences officielles,
que l'opinion se déchaîna, mais contre l'imprudent con-
troversiste qui, sous prétexte de défendre l'ascétisme,
mettait les gens mariés dans la situation la plus désa-
gréable. Pammachius se repentit d'avoir évoqué un tel
auxiliaire ; il fit ce qu'il put pour retirer de la circulation
la malencontreuse philippique. Le prêtre Domnio, autre
ami de Jérôme, en relevait de son côté les passages les
plus fâcheux et tous deux avertissaient le solitaire.
1 Ses vies de Malchus et d'Hilarion sont de ce temps-là.
2 II le cite en le réfutant : ses extraits donnent en effet l'idée
d'un auteur peu soucieux de son stj^le.
564 CHAPITRE XV
Jérôme se mit sur la défensive. Il commença par expli-
quer modestement à ses amis que ses livres n'étaient pas
de ceux qu'on pût à son gré supprimer ou expurger : le
public leur faisait si grand accueil qu'ils étaient, aussitôt
écrits, dans les mains de tout le monde. Quand aux ob-
jections qu'on lui faisait, il était naturellement d'avis
qu'elles n'avaient pas le sens commun.
En Jérôme le vieil homme ne se pressait pas de
mourir. Au moment où il partait en guerre contre Jovi-
nien, il venait de publier son De viris illustribus, où ses
jugements littéraires se ressentent si fort de ses amitiés
et de ses rancunes. C'est ainsi qu'il se contente de
nommer Ambroise, sans dire un mot de ses écrits, « de
peur qu'on ne l'accuse de flatterie ou que l'on n'inculpe
sa véracité ». La flatterie n'était pas à craindre, car, en
dehors de quelques mentions banales, il ne parlait jamais
d' Ambroise que pour le décrier. Amplement paré lui-
même des plumes d'Origène et d'Eusèbe, il trouvait à
redire aux emprunts qu'Ambroise avait faits aux auteurs
grecs; il avait même pris la peine de traduire l'ouvrage de
Didyme sur le Saint-Esprit, afin que le public latin pût
juger de ce que, sur un sujet semblable, une déplaisante
corneille {informis cornicuta, lisez saint Ambroise) devait
au docteur alexandrin. C'est dans une intention aussi cha-
ritable qu'il avait mis en latin les homélies d'Origène sur
saint Luc. Dans sa Chronique il avait malmené Cyrille
de Jérusalem et saint Basile, traitant le premier d'arien
et prétendant que les mérites de l'évêque de Césarée
étaient annihilés par son orgueil. De Jean Ghrysostome,
l'occident au temps de saint ambroise 565
dont l'éloquence, au moment où Jérôme écrivait son De
viris, tenait Antioche attentive et resplendissait sur tout
l'Orient, il ne connaît qu'un petit traité sur le Sacerdoce.
Il devait plus tard aggraver singulièrement ses torts à
l'égard de cet homme illustre. Mais Basile avait été l'ami
de Mélèce, Ghrysostome était prêtre de Flavien : les rap-
ports de Jérôme avec la petite église d'Antioche explique-
raient, dans une certaine mesure, la inauvaise humeur
qu'il leur témoigne. Il est plus difficile de voir pourquoi
il voulait si peu de bien à l'évêque de Milan, lui aussi
partisan, de^ Paulin, lui aussi champion de l'ascétisme et
patron de la virginité. Y aura-t-il eu quelque froissement
entre les salons pieux de Marcelle et de Marcelline, ou
Ambroise, qui vint à Rome en un moment (382) où Jérôme
s'y trouvait aussi, aura-t-il égratigné par mégarde le plus
sensible des épidermes ? Nous n'en savons rien.
Fort discret sur la littérature d'Ambroise, et, en gé-
nérai, des auteurs qui ne lui plaisaient pas, Jérôme est
heureusement moins réservé sur la sienne. Son De viris
se termine par un long chapitre où il dresse le catalogue
complet de tout ce qu'il avait publié jusqu'à l'année 392.
Ce n'est pas peu de chose. Si Jérôme avait mauvais
caractère, au moins ne perdait-il pas son temps.
CHAPITRE XVI
L'Orient chrétien sous Théodose.
Etablissements chrétiens au nord du Danube. — Ulfila et la
conversion des Goths. — Les sectes. — La convocation de 383. —
Divisions chez les ariens et les eunomiens. — Les Novatiens. —
Sectes enthousiastes : les Messaliéns. — Amphilochius, évêque
d'Iconium. — Grégoire de Nysse. — Grégoire de Nazianze. — Epi-
phane et les hérétiques. — Apollinaire, sa doctrine, sa propagande.
— Diodore de Tarse. — Flavien et Ghrysostome. — Le schisme
d'Antioche : concile de Gésarée. — Eusèbe de-Samosate. — Edesse
et ses légendes : saint Ephrem. — La Palestine. — Cyrille de Jé-
rusalem. — Le pèlerinage : visite de Grégoire de Nysse. — Rufin
et Jérôme. — L'Arabie : le culte de Marie. — Titus de Bostra et
ses successeurs. — Le concile de 394.
1° — L'arianisme chez les Goths.
La propagande chrétienne, en Occident^, n'avait guère
dépassé les frontières ; elle avait encore 4rop à faire à
l'intérieur pour s'engager dans les missions lointaines.
Dn reste les Scots et les Pietés, au delà de la Bretagne
romaine, les Saxons, Francs etAlamans, dans la Germa-
nie indépendante, étaient, avec l'empire, en état de per-
pétuelle hostilité. On avait déjà assez de peine à les
empêcher d'y porter le ravage sans parler d'aller chez
eux les évangéliser. Sur quelques points, en Germanie
supérieure [Agri Decumates) et du côLé des Karpathes
(Mésie e; Dacie), les établissements romains avaient jadis
débordé la ligne du Rhin et celle d-u Danube; mais tout
l'orient chrétien sous théodose 567
cela avait été submergé par les invasions du milieu du
m» siècle, puis, finalement, l'empire avait abandonné ces
positions excentriques. Il est possible que le christianisme
s'y fût déjà implanté en quelques endroits ; mais de cela
nous n'avons ni indice ni témoignage.
La situation se maintint telle jusqu'à la fin du vi^ siè-
cle. Sauf vers les bouches du Danube, il n'est nulle part
question d'églises établies au delà des frontières, mais
bien plutôt d'églises détruites, en territoire romain, par
les Incursions des barbares.
Au delà du bas Danube, le légat de Mésie inférieure
avait surveillé longtemps le passage entre l'angle S.E. du
plateau transylvanien et la mer Noire. Sa protection
s'étendait, sur le littoral de celle-ci, à divers établisse-
ments grecs, comme les villes de Tyra et d'Olbia, à l'em-
bouchuie du Tyras (Dniestr) et du Boiysthène (Dniepr),
celfe de Chqrson (Sébastopol) et le petit royaume de Bos-
phore (Kertch), à l'entrée de la mer d'Azow. Tyra et Olbia,
antiques colonies de Milet, étaient, sous l'empire, en
grande décadence; l'hellénisme s'y voyait de plus en
plus opprimé par la barbarie. On n'en entend plus parler
après Alexandre Sévère, ce qui donne lieu de croire
qu'elles furent détruites par les Goths. Il n'en fut pas de
même de Gherson et de Bosphore: ces deux cités, diver-
ses d'origine et d'institutions, l'une démocratique, l'autre
monarchi(jue, eurent sans doute beaucoup à soufî"rir des
nouveaux barbares, et dans leur commerce et dans l'in-
fluence politique qu'elles exerçaient chez les Scythes et
les Sarmates; cependant elles se maintinrent.et continué-
568 CHAPITRE XVI
rent à vivre jusqu'au moyen- âge. Le christianisme s'y
établit d'assez bonne heure : un évêque de Bosphore
assistait au concile de Nicée (32S) S un évêque de Cher-
son, à celui de Gonstantinople (381).
Les Goths eux-mêmes furent touchés par la propa-
gande évangélique, dès le temps où ils habitaient au voi-
sinage de la mer Noire. On peut même dire que leurs
origines chrétiennes se rattachent aux terribles invasions
dont ils affligèrent l'empire vers le milieu du iii^ siècle.
De leurs expéditions en Asie-Mineure ils ramprièrenl,
entre autres captifs, plusieurs chrétiens^ qui leur ensei-
gnèrent avec succès la doctrine du Christ ^. Des clercs se
trouvaient parmi eux ; ils organisèrent les premiers
groupes de convertis. Les églises de Bosphore et de Cher-
son, ainsi que celles du bas Danube, ne purent manquer
d'offrir des points d'appui à la propagande. Au concile de
Nicée il y avait un évêque de « Gothie », appelé Théo-
phile. Certains indices donnent lieu de le rattacher à un
groupe dépopulations germaniques qui finit par s'établir
en Crimée, abandonnant la vie nomade, pendant que la
1 KâSjioi; BoffTtopou. Un autre évêque de ce siège péiil en 3S8, à
Nicomédie, sous les ruines de l'église, renversée par un tremble-
ment de terre. Sozomène (IV, 16) le mentionne sans indiquer son
nom. Sur les antiquités chrétiennes de Kertch, voir l'article de
.T. Kulakowsky, dans le Romische Qua)'talschrift,t. VIII (1894), p. 309
et suiv.
2 Philostorge (II, 5) et Sozomène (II, 6) sont d'accord là-dessus.
C'est, peut-être un de ces captifs que l'Eutychès cappadocien dont
il est question dans une lettre de saint Basile [Ep. 16b).
l'orient chrétien sous théodose 569
masse des Goths et de leur clientèle s'écoulait vers l'Oc-
cident *.
Quelques ascètes mèsopotamiens avaient été exilés en
Scythie» vers les dernières années de Constantin, peut-
être un peu plus tard. Leur chef était un certain Audius.
Le clergé officiel leur reprochait, outre un genre de vie
assez bizarre, une insubordination insolente à l'égard de
la hiérarchie, quelques doctrines erronées, l'anthropomor-
phisme entre autres, enfin leur opposition au décret pas-
cal du concile de Nicée ^. C'étaient des gens très zélés;
1 Au temps de saint Jean Ghrysostome ces Goths recevaient
leurs évêques de Gonstanlinople. Lui-même il leur en ordonna un,
appelé Unila, dont.il dit beaucoup de bien {Ep. 14). Unila mourut
pendant son exil, ce qui lui donna beaucoup d'inquiétudes, car il
ne voulait pas que le successeur fût consacré par l'intrus Arsace
{Ep. 206, 207) Gette mission était en rapport avec un inonastére
goth de Gonstantinople, celui de Promotus. En 547, des Goths de
Grimée, que Procope(Be/i. Goth., IV, 5) appelle Tétraxites, deman-
dèrent un évéque à Justinien. Ils habitaient le long de la mer d'A-
Z0V7. D'autres Goths sont signalés par le même écrivain (De aedif.,
III, 7) comme sédentaires, agriculteurs et alliés de l'empire, au-
quel ils pouvaient fournir 3,000 combattants. Ils habitaient dans
la région maritime, autour d'une localité appelée Dory. G'est de
ce côté, c'est-à-dire à l'est de Gherson, que se trouvait l'évéché
de Gothie, marqué dans les notices byzantines depuis le x^ siècle
(Néa xaxTtxx) ; les notices plus anciennes ne le mentionnent pas. Il
est possible que toutes ces données se rattachent à un seul et même
évéché, qui, depuis Théophile, aurait représenté le groupement
religieux des Goths et autres barbares établis en Grimée. Mais
cela n'est pas sûr ; il faudrait, en tout cas, admettre des change-
ments de résidence et peut-être des intermittences.
2 Ce décret fut canonisé à nouveau par le concile d'Antioche
(c. 1). Sur les Audiens, la meilleure source est Epiphane, Haer.,
LXX. Théodoret {H. E., IV, 9) ajoute quelques traits nouveaux.
570 CHAPITRE XVI
l'évangélisation des Goths les tenta. Ils s'y mirent avec
ardeur et obtinrent quelques succès ; ils arrivèrent même
à organiser des monastères. Après la mort d'Arudius, un
autre mésopotamlen, Uranius, prit la direction de la
secte. Tous deux étaient évêques, il est vrai d'ordination
irrégulière. Ils ordonnèrent de leur côté quelques-uns de
leurs convertis, notamment un certain Silvanus.
Mais l'efifort le plus considérable fut celui de l'évèque
Ulfila. Celui-ci, en dépttde son nom germanique, descen-
dait d'une famille de captifs cappadociens, enlevés sous
l'empereur Valérien K Vers l'âge de trente ans il exerçait
les fonctions de lecteur, sans doute dans quelque église
de mission, lorsqu'il fut désigné par le roi des Goths
pour faire partie d'une ambassade auprès de l'empereur
Constance. Les évêques de la cour le virent^ et, augu-
rant bien de ses aptitudes, le consacrèrent évêque pour
sa nation. Ulfila, rentré chez lui, se mit à l'œuvre avec le
zèle le plus intelligent. Ce fut l'iniliateur de la nation go-
thique à la civilisation romaine et chrétienne. Il constitua
un alphabet, qui remplaça fort avantageusement la vieille
écriture runique, et traduisit en gothique la plupart des
qui correspondent vraisemblablement à un développement ulté-
rieur. Sur l'a^ltitude des Avidiens dans la question pascale, voir
mon mémoire La question deja Pâque au concile de Nicée, dans la
lievue des g. hist.. t. XXVIII (IS80), p. 29.
1 Dans le bourg de Sadagoltbina, près de Parnassos.
2 Philostorge^ II, 5 : -Inro p]ya-£6cou xa\ tûv auv airw èm.ijv.6n(x>^ .
Plutôt par un de ceux-ci, car Eusèbe était sans doute déjà
mort.
L'ORIENT CHRÉTIEN SOUS THÉODOSE 571
livres saints *. Un grand nombre de ses compatriotes em-
brassèrent le christianisme. Le roi Hermanaric finit par
s'inquiéter de voir tant dB ses compagnons d'armes pas-
ser à la religion des Romains. Il se fâcha et ordonna à
tous les missionnaires, ceuxd'Audius comme ceux d'Ul-
fila, de repasser le Danube. Les Audiens rentrèrent en
Orient; Ulfila et ses disciples, qni l'avaient suivi en
grand nombre, furent autorisés à s'installer dans la pro-
vince de Mésie inférieure, près de la ville de Nicopolis.
Cet exode eut lieu en 349 environ. Ulfila vécut encore
trente-trois uns. Il était arien. En 360 il assista au concile
de Gonstantinople et joignit son suffrage à ceux qui. ap-
prouvèrent la formule de Riniini. En 383, mandé par l'em-
pereur Théodose avec les chefs des autres groupes dissi-
dents, il fit de nouveau le voyage de la capitale, où il
mourut aussitôt son arrivée. La confession de foi qu'il
avait préparée et qui fut son testament spirituel nous est
parvenue : c'est l'arianisme le plus net 2.
1 Philostorge, II, 5. Il n'aurait omis que les livres des Rois,
jugeant inutile de mettre tant de récits de batailles sous, les yeux
d'un peuple qui n'était que trop porté à la guerre. C'est ce que
dit Philostorge. A ce compte-là, Ulfila aurait dû faire d'autres
coupures^ans l'Ancien Testament.
2 Aux renseignementsdes historiens du v siècle (Philostorge, II,
5; Socrate, II, 41; IV, 33; Sozomène, IV, 24 : VI, 37) nous pouvons
joindre maintenant des pièces contemporaines conservées dans le
traité de l'évéque arien Maximin contre saint Ambroise. Ce traité,
transcrit dans les marges du manuscrit 8907 de Paris, a été étu-
dié d'abord par Waitz, Veber das Leben und die Lehre des Ulfilas,
Hanovre, 1840 ; puis par Bessell, f/eèe?- das Leben des Ulfilas, etc.
Gôtlingen, 4^60. Il a été publié intégralement — autant que le
permet l'état du manuscrit — yar ]\I. Kauffmann, Aus der Scinde
572 CHAPITRE XVI
La mesure prise par le roi des Goths contre l'évêque
Ulfila n'arrêta pas complètement la propagande transda-
nubienne. L'évêque de Thessalonique, Acholius, s'y in-
téressait efficacement. Mais les temps devenaient de plus
en plus difficiles. Les Goths voisins du Danube avaient
soutenu la compétition de Procope contre Valens; de là,
quand celui-ci se fut débarrassé de son rival, une guerre
qui dura trois ans (367-369). Les prédicateurs de la reli-
gion romaine subirent le contre-coup de ces hostilités.
Plusieurs histoires de martyrs se rapportent à ce
temps-là. La mieux documentée est celle 'd'un saint Sa-
bas.-noyé dans la rivière Buseu *, en 372. D'autres furent
brûlés, quelquefois en masse, dans les tentes qui ser-
vaient^d'églises^.
Ainsi préparée, la conversion* générale s'opéra à la
suite d'un grave événement politique. Les Huns, débor-
des Wulfila, dans le t. I des Texte und Untersuchungen zur altgerma'
nischen Religionsgeschichte, Strasbourg, 1899. Il contient (p. 73-76)
un long extrait d'une lettre où Auxence, évèque de Dorostorum et
disciple d'Ulfila, racontait la vie de son maître. C'est à la fin de
ce morceau que se trouve le Credo d'Ufila ; t Ego Ulfila episko-
» pus et confessor semper sic credidi et in bac fide sola et vera
» transitum facio ad dominum meum. »
1 Mo'jffsov, affluent de droite du Sereth. L'événement eut lieu le
12 avril, qui est le jour de la fête.
2 Socrate, IV, 34 ; Sozom., VII, 37 ; Basile, Ep. 164, 165 ; Ambr.,
Ep. 15, 16 ; in Luc, II, 37 ; Aug., De civ. Dei, XVIII, 42 ; voir aussi
les traditions hagiographiques sur les saints Batbusius et Vereas
(26 mars), sur saint Nicetas (15 sept.) et saint Sabas (12 avril).
Les restes de ces martyrs furent transportés respectivement à Gy-
zique, à Mopsueste et à Césarée de Cappadoce-Les restes de saint
Sabas furent recueillis et expédiés à saint Basile par le duc de
Scythie, Junius Soranus, son compatriote
L'ORIENT CHRÉTIEN SOUS THÉOÛOSE 573
dant la ligne du Don, rejetèrent les Goths sur le Dniestr
d'abord, puis sur le Sereth, menaçant de les pousser plus
loin encore. Acculés au Danube, les vaincus eurent l'idée
de demander asile à l'empire romain. Ils y furent accueil-
lis comme hôtes et, auxiliaires (376); mais bientôt ils s'y
conduisirent en maîtres, et, depuis le désastre d'Andri-
nople (378), leur histoire se poursuit, non plus au voisi-
nage, mais à l'intérieur même de l'empire. Au moment
où ils y pénétrèrent, la confession de Rimini représen-
tait le christianisme officiel; l'église de Gonstantinople
était dirigée par un évêque arien. Mais ceci dura peu ; le
gouvernement de Gratien et de Théodose prit nettement
position pour la foi de Nicée. De ce côté, les barbares ne
purent subir aucune pression sérieuse. Mais l'épiscopat
était partagé. Si les évoques de Tomi * et de Marciano-
polis 2 étaient des colonnes de l'orthodoxie, Auxence de
Dorostorum ^ ett.iL un fervent disciple d'Ulfila; Palladius
de Ratiaria * avait de longs états de service dans le camp
arien, et ils n'étaient pas les seuls. Mais c'est surtout Ul-
fila qui compte en cette affaire. Quel initiateur était
plus recommandé à la nation gothique et à ses chefs?
Avec lui le culte chrétien revêtait des formes nationales;
il se célébrait en gothique ; c'est dans cette langue que
l'on prêchait et que l'on priait. Il est vrai que, pour le
symbole, il n'était pas d'accord avec les dépositaires ac-
1 L'évêque de Tomi était le seul de sa province de Scythie.
2 Cod. Theod., XVI, 1, 3.
3 Sur Auxence, cf. ci-dessus, p. 5S2.
4 Ci-dessus, p. 473 et suiv.
1 ^
574 • CHAPITRE XVI
tuels de l'autorité impériale; mais il l'avait été sous le
gouvernement de Constance et de Valens. Qui pouvait
dire qu'un nouveau revirement fût impossible ? Et après
tout, était-il si urgent d'effacer toute distinction reli-
gieuse entre Goths et Romains?
Que l'on ait ou non raisonné ainsi sur la situation, le
fait est qu'elle se dessina bientôt de telle manière que
l'arianisme, à mesure qu'il perdait du terrain chez les
sujets de l'empire, en gagnait chez ses « alliés ».
Et ce n'est pas seulement sur le bas Danube qu'il en
fut ainsi. Tout le long de ce fleuve, les barbares qui bor-
daient la frontière passèrent les uns après les autres au
christianisme, et au christianisme arien i. Les circons-
tances étaient àpeu près les mêmes. En Pannonie, comme
en Mésie, les églises avaient été dirigées par des prélats
ariens. Si, de ce côté, on ne trouve pas l'équivalent d'Ulfi-
la, il faut bien reconnaître que l'exemple des Goths
contribua beaucoup à décider les autres nations germa-
niques. L'arianisme commence, en ce moment, une nou-
velle carrière. Goths de l'ouest et de l'est, Burgondes,
Suèves, Vandales, Lonàbards, vont en faire leur religion
nationale; dans les provinces arrachées par eux à l'em-
pire ils remettront en honneur la confession de Rimini ;
jusqu'au vi« et au vu" siècle elle y tiendra en échec la foi
1 A noter cependant l'histoire de Fritigil, reine des Marco-
mans, que saint Ambroise avait catéchisée par lettre (Paulin, Vita
Ambr., 36). Elle persuada au roi son mari de se donner aux Ro-
mains et vint elle-même à Milan, où saint Ambroise venait de
mourir.
l'orient chrétien. sous théodose 575-
de Nicée. Mais ce sont là des développements postérieurs-
et occidentaux. Pour le moment tout ce qu'il y a lieu de
relever, c'est que, même à l'intérieur. de l'empire, tant
en Orient qu'en Occident, et parmi les populations ro-
maines, l'arianisme va profiter du prestige de ses nou-
veaux adhérents. Inutile de songer à l'extirper de l'ar-
mée; les Goths s'imposent désormais comme troupes
auxiliaires, et cela sous le commandement de leurs chefs
nationaux ; du reste, même dans les rangs de l'armée
régulière et de son état- major supérieur, ils sont large-
ment représentés. Il faut compter avec eux, sur ce point
comme sur tant d'autres.
2° — Théodose et les sectes.
Les sectateurs barbares de l'ayianisme n'étaient pas
seuls à réclamer l'attention de l'empereur Théodose. Il
avait été rela4;ivement aisé de remettre les églises aux-
prélats orthodoxes et de faire pleuvoir les sentences
conciliaires sur les partisans de Démophile et d'Eunome.
L'accord des esprits ne se faisait pas aussi rapidement.
Evincé des édifices officiels, l'enseignement hérétique se
maintenait dans les conventicules ; l'esprit d'Aéce y
soufflait toujours. On avait beau exiler Eunome; il trou-
vait partout le moyen d'entretenir la controverse. C'est
surtout à Gonstantinople qu'elle sévissait. On en était as-
sailli dans la rue, sur les places publiques ; il n'y avait
pas de carrefour où l'on ne discutât avec fureur sur les
576 CHAPITRE XVI
choses les plus Incompréhensibles. Le changeur à qui
l'on s'adressait pour avoir de la monnaie vous parlait de
l'engendré et de l'inengendré ; le boulanger, au lieu de
vous indiquer le prix du pain, déclarait que le Père est
le plus grand et que le Fils lui est soumis. Vous deman-
diez un bain : « Le Fils vient sûrement du néant », répon-
dait le baigneur anoméen *.
Théodose eût bien désiré mettre un terme à ces divi-
sions et n'avoir pas à sévir contre des dissidents, qui,
après tout, étaient, pour la plupart, des gens convaincus
et tranquilles. Il se figura que, par son intervention di-
recte, il obtiendrait quelques résultats 2. Après les deux
réunions conciliaires de 381 et de 382, il en convoqua
une troisième, en 383, qui devait avoir le caractère d'un
colloque entre les chefs des diverses confessions ; l'empe-
reur y interviendrait et tâcherait de ménager une en-
tente.
La réunion eut lieu en effet ^ ; elle se tint au mois de
juin. Ulfila, malgré son grand âge, se transporta à Gons-
tantinople, où il mourut aussitôt arrivé. Nous avons en-
core la profession de foi qu'il entendait remettre à l'em-
pereur. Eunome, à ce moment, résidait à Ghalcédoine;
1 Grégoire de Nysse, Or. de Deitate Filii et Sp. S., Migne, P. G.,
t. XLVI, p. 557.
2 Un récit légendaire rapporté par Sozomène (VII, 6) et Théo-
doret (V, 16 ; celui-ci y fait intervenir Amphilochius d'Iconium)
représente Thébdose comme hésitant, alors encore, entre- l'aria-
nisme et l'orthodoxie. Rien n'est plus invraisemblable.
3 Kauffmann, Aus de?- Schuie des Wulfila, p. 76. Cf. ci-dessus,
p. 57d.
l'orient chrétien sous ïhéodose 577
il vint présenter la sienne, qui s'est aussi conservée *.
Les autres, Démophile pour les Ariens, Eleusius pour
les Macédoniens, en firent autant. A en juger'par les do-
cuments d'Eunome et d'Ulfila, chacun s'était borné à
déclarer sa croyance, sans faire le moindre pas vers la
conciliation. Les explications orales ne témoignèrent non
plus d'aucun désir d'entente. Suivant une tradition, les
orthodoxes auraient proposé de s'en tenir à celle des for-
mules qui reproduirait l'enseignement des anciens Pères,
de ceux qui avaient vécu avant l'apparition de l'aria-
nisme; cette demande n'aurait pas été accueillie 2, Dans
ces conditions il n'y avait qu'à persévérer dans les voies
de rigueur, et c'est ce qui fut fait. Une nouvelle loi ^ in-
terdit les réunions de culte, publiques ou privées, des
Eunomiens, Ariens et Macédoniens, tout comme celles
des Manichéens et sectes analogues. Les Nôvatiens seuls
obtinrent qu'on tolérât leurs églises.
Il parait bien, du reste, que, sinon en droit, au moins
en fait, il en fut de même des Macédoniens et des Ariens.
Leurs assemblées étaient prohibées, mais elles se tenaient
tout de même et la police fermait les yeux *, en dépit
des réclamations de certains évêques. A quoi eût servi
la rigueur ? Les sectes s'acheminaient toutes seules vers
1 Migne, P. G., t. LXVII, p. 587, note 34; Mansi, t. III. p. 645.
2 Socrate, V, 10, qui exagère évidemment le rôle joué alors par
les Nôvatiens.
3 Cod. Theod.. XVI, 5, 11, du 25 juillet 383 ; cf. XVI, 5, 12 et 13,
du 3 décembre et du 21 janvier suivants.
4 Socrate, V, 20.
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 37
578 CHAPITRE XVI
leur fin. Chaque jour elles perdaient des adhérents;
ceux qui restaient s'exaltaient entre eux, se querellaient,
faisaient schisme. Quand Démophile fut mort, on alla
lui chercher un successeur en Thrace, un certain Ma-
rinus; d'autres ariens acclamèrent Dorothée, dépossédé
de son évêché d'Antioche. D'accord sur le fond du
dogme arien, les deux partis avaient découvert des points
sur lesquels ils ne pouvaient s'entendre. Avant Ja création
du Fils, Dieu pouvait-il être appelé Père ? Oui^, disait
Marin ; non, déclarait Dorothée. Un pâtissier syrien,
Théoctiste, soutenait chaudement les idées de Marin;
aussi les disciples de celui-ci avaient- ils reçu le sobriquet
de Pâtissiers [Psathyriani). Ils avaient aussi l'appui de
l'évèque des Goths^, Selenas, successeur d'Ulfila. Gela leur
créait une certaine respectabilité, mais ne les empêchait
pas de se diviser encore: l'évèque psathyrien d'Ephèse,
un certain Agapius, eut des difficultés avec Marin. C'est
seulement en 419 que ces querelles intérieures s'apai-
sèrent 1.
Les Eunomiens, qui, du reste, n'étaient pas moins
divisés entre eux, furent pourchassés avec plus de ri-
gueur. J'ai parlé plus haut des exils successifs de leur
prophète Eunome. Ces sectateurs semblent avoir pris
plaisir à renforcer les différences qui les séparaient
de l'orthodoxie. Ils allèrent jusqu'à modifier le rituel du
baptême, duquel ils éliminèrent et la triple immersion
et rénumération des personnes divines. Une fois pourvus
1 Socrate, V. 2i.
l'orient chrétien sous théodose bld'
d'un baptême spécial, ils ne tardèrent pas à le présenter
comme le seul efficace et à rebaptiser ceux qui venaient
à eux des autres sectes. C'est contre eux .qu'on légifère-
en des rescrits sans cesse renouvelés ^ et que s'escriment
de tous côtés les théologiens orthodo:^es. De Basile d'An-
cyre et de ses amis, saint Basile de Gésarée avait hérité
cette controverse : son frère Grégoire de Nysse la reprit
après lui ^. Chrysostome, à Antioche, prononça de-
nombreux discours contre les anoniéens.
3° — L' Asie-Mineure.
Ce n'était pas seulement de ces dissidences récentes^
toutes plus ou moins dérivées de l'hérésie d'Arius, que-
les èvêques de Théodose avaient à se préoccuper. Les-
vieille^ sectes organisées depuis le ii^ et le iir siècle-
continuaient à subsister et à diviser l'Eglise. Les No-
vatiens, tolérés depuis assez longtemps', étaient très-
1 Cod. Theod., XVI, 5, 8, U-13, 17, 23, 25, 27, 31, 32, 34, 36, i9r
58, 60, 65.
2 L' « Apologétique j d'Eunome, exposé doctrinal publié par
ce docteur dans les premières années de sa carrière théologique^
fut réfuté par saint Basile — qui nous en a ainsi conservé le texte*.
— avant son élévation à l'épiscopat. Eunome répondit à Basile ;-.
mais il prit son temps et sa réponse venait à peine d'être publiée,
quand Basile mourut. L^évêque de Gésarée y était attaqué per--
sonnellement et avec beaucoup d'aigreur. Ses frères, Pierre de Se—
baste et Grégoire de Nysse, pensèrent qu'il y avait lieu de répliquer.-.
Telle est l'origine des douze livres de Grégoire contre Eunome. —
Apollinaire et Didyme avaient aussi écrit contre l' i Apologétique. »
3 Pour leur situation sous Constantin et Constance, voir le.;
chapitre suivant.
580 CHAPITRE XVI
nombreux à Constantinople et dans les provinces asia-
tiques de Bithynie, de Paphlagonie et de Phrygie. En
ces pays de mœurs simples, le rigorisme trouvait tou-
jours accueil. Leurs communautés les plus puissantes,
celles qui donnaient le ton aux autres, étaient celles
de Constantinople, de Nicomédie, de Nicée, de Kotyaeon
(Kutahié). L'historien Socrate, très renseigné sur ce
groupe religieux, raconte diverses choses sur les évo-
ques novatiens de Constantinople, Acesius^ qui vivait
au temps du concile de Nicée et avait, paraît-il, rendu
témoignage à l'homoousios, puis Agelius, persécuté avec
les catholiques sous Constance et sous Valons. Agelius
vivait encore en 383 ; il prit part au colloque religieux
de cette année^. Dans ce petit monde rigoriste, il y
avait quelques hommes distingués, qui, soit par tradition
de famille, soit par attrait pour une piété épurée, s'y
trouvaient plus à l'aise que dans les multitudes de la
grande Eglise. Sous Valens, un d'entre eux, Marcien,
après avoir fait carrière au palais impérial, fut élevé
au presbytérat ; il était fort instruit : ses croyances n'em-
pêchèrent pas l'empereur de lui confier l'éducation de
ses filles Anastasie et Garosa. Il profita de sa faveur
pour faire adoucir les mesures de rigueur dont ses core-
ligionnaires avaient alors àsoufi^rir^. Son- fils Chrysanthe
était, lui aussi, un homme en vue; il exerça sous Théo-
dose lès fonctions de consulaire d'Italie et de vicaire
1 Socrate, I, 10.
2 Socrate, IT, 38 ; IV. 9; V, 10
3 Socrate, IV, 9.
L'ORIENT CHRÉTIEN SOUS THÉODOSE 581
des Bretagnes *. Un autre prêtre novatien, Sisiniu?,
avait suivi jadis, en compagnie de Julien, les leçons de
Maxime d'Ephèse. Agelius, avant de mourir, consacra
évêques Marcien et Sisinius, en stipulant toutefois que
Marcien exercerait le premier les fonctions épiscopales
et que Sisinius serait son successeur.
C'est ce qui arriva. Marcien eut beaucoup de diffi-
cultés avec un de ses prêtres, Sabbatius, qui se mit à
faire schisme à propos de la date dej Pâques. C'était
là une vieille querelle. Chez les Novatiens, comme chez
l«s catholiques avant le concile de Nicée, il y avait deux
manières de fixer la date pascale ; les uns tenaient compte
de l'équinoxe, et c'était le plus grand nombre ; sur ce
point les Novatiens de Rome et de Constantinople étaient
d'accord avec la grande Eglise ; d'autres, comme les
Orientaux avant Nicée et les Audiens après, s'en rap-
portaient aux calculs juifs. Ce dernier usage avait été ca-
nonisé, au temps de Valons, dans un concile tenu au
bourg de Pazos^ près des sources du Sangarius, par un
«ertain nombre d'évêques novatiens de la région phry-
gienne. Marcien n'osa pas se mettre en conflit avec eux ;
il fit décider dans un synode que chacun ferait la Pâque"^
selon l'usage qui lui agréerait ^
En Phrygie le foyer montaniste de Pépuze se main-
tenait ; il avait même assez de rayonnement pour pro-
voquer des lois répressives. Les Montanistes, Priscil-
1 Socrate, VU, 12.
» Socratg. IV, 28; V, 21.
5S2 " • CHAPITRE XVI
Jiiinistes ', Phrygiens, PépuzienS;, Tascodrugites, sont
-mentionnés de temps en temps dans le code théodosien^.
Tous les ans ils célébraient, le 6 avril, une grande pa-
^négyrie, qui était pour eux la fête de Pâques ^. On en
convertissait quelquefois* ; mais plus on allait, plus
ces vieilles sectes se cantonnaient dans un particula-
risme farouche. Il y avait aussi les partisans de l'en-
cratisme obligatoire, isolés d'abord, maintenant grou-
pés en confréries propagandistes, diverses de noms et
d'observances, Encratites, Hydroparastates, Apotacti-
ques, Saccophores ^ Ceux-ci, comme leur nom l'indique,
étaient vêtus de sacs. Une autre variété d'enthousiates
se manifeste au moment où nous sommes, les Messaliens
on Euchites. Ces deux dénominations, dont la première
€st sémitique, l'autre grecque, pourraient se traduire
par le mot Prieurs. Le mouvement qu'elles désignent,
originaire de la région où le pays syriaque confine à
l'Arménie, se propagea très vite en Syrie et en Asie-
Mineure. Epiphane en parle dans son Panarion, écrit
antérieuF à la mort de l'empereur Valens. Au commen-
cement, les Messaliens n'avaient aucune organisation,
C'étaient des gens qui avaient renoncé à leurs biens, ne
■wivaient que d'aumônes, allaient et venaient, toujours
^priant et ne faisant autre chose. Le soir venu ils dor-
■1 Disciples de la prophétesse Priscille; ne pas confondre avec
les Priscillia.nistes d'Espagne,
2 Cod. Theod.. XVI, 3, 10, 40, 48, 57, 63.
3 Sozom., VII. 18.
* Basile, Ep. 188.
5 Basile, Ep. 188, 189.
l'orient -CHRÉTIEN ^OUS THÉODOSE 583
maient pêle-mêle, hommes et femmes, en plein air autant
que possible. Des offices de l'Eglise et de ses jeûnes ils ne
s'inquiétaient en aucune façon. Par la prière seule et
par le détachement absolu des biens de ce monde ils se
tenaient en rapport avec Dieu et ses saints, et en rap-
port si étroit qu'ils n'hésitaient pas à s'attribuer à eux-
mêmes les qualifications d'anges, de prophètes, de patriar-
ches, de Christs. Suivant eux le baptême n'efface que les
péchés passés ; il n'empêche pas qu'en chaque homme il
n'habitO;, dés sa naissance, un démon avec lequel il faut
lutter sans cesse. La lutte contre les démons les préoc-
cupait extrêmement ; quand elle s'exaspérait en eux, on
les voyait faire le geste de lancer des traits, exécuter
d'énormes bonds ou même se mettre à danser.
Ces derviches chrétiens étaient aussi faits que pos-
sible pour alarmer l'épiscopat d'alors, tout entier à la
tâche de pacifier l'Eglise et d'y maintenir une bonne
tenue. Le premier qui s'en occupa fut le métropolitain
d'Iconium^, Amphilochius : à la tête d'un concile tenu à
Sidé en Pamphylie, il condamna sévèrement un tel genre
de vie. Avis de cette condamnation fut donné à l'évê-
que d'Antioche, Flavien, qui assisté de quelques évê-
ques, fit comparaître l'un des chefs messaliens, Adel-
phius, vieillard très avancé en âge. Il parvint, en usant
de ruse, à lui faire avouer ses secrets, car la secte en
avait et les dissimulait avec le plus grand soin. Une
seconde fois, les Messaliens furent condamnés. Flavien,
du reste, fit le nécessaire pour que sa sentence fût ac-
ceptée par les évêques de Mésopotamie et d'Arménie-
584 CHAPITRE XVI
Mineure, pays où l'étrange secte avait jeté ses premières
racines 1.
Il s'en faut que ces mesures disciplinaires et les
proscriptions législatives dont elles furent suivies aient
eu raison du messalianisme. Cette hérésie se maintint
en Pamphylie et dans l'est de l'Asie-Mineure. En Armé-
nie aussi elle donna longtemps des préoccupations.
Amphilochius d'Iconium, que nous avons vu paraître
en cette affaire, était, sous Théodose, le personnage ec-
clésiastique le plus important de toute l'Asie-Mineure.
En lui, bien plus qu'en ses proches, Basile avait trouvé
un héritier. A vrai dire Amphilochius était son œuvre.
Elevé à l'école de Libanius, qui lui conserva toujours
beaucoup d'affection, puis avocat à Gonstantinople, il
n'était pas resté longtemps dans le monde et vivait re-
tiré en Gappadoce auprès de son père infirme, quand
Basile, vers la fin de l'année 373, fut prié par les gens
d'Iconium de leur choisir un évêque. Son choix tomba
sur Amphilochius, qui n'avait guère dépassé la trentaine.
Juste à ce moment, la ville d'Iconium devenait métro-
pole d'une nouvelle province,^ celle de Lycaonie, formée
aux dépens de la Pisidie et de l'Isaurie. De là certaines
difficultés spéciales, qui obligaient le nouvel évêque à
recourir souvent aux lumières de son illustre protecteur.
Basile ne lui fit pas défaut. Nombre de ses lettres sont
adressées à Amphilochius, notamment ses trois épîtres
i Sur cette affaire, voir Pliotius, cod. 52, qui dépouille un dos-
sier de pièces officielles ; cf. Tliéodoret, Haer. fab., IV, 11.
l'orient chrétien sous théodose 585
synodiques ^ qui passèrent plus tard dans les codes
canoniques grecs avec une autorité analogue à celle que
revêtent, dans les recueils latins, les décrétales des papes
L'évêque de Gésarée, outre qu'il trouvait dans cette
direction un aliment à son zèle, était heureux d'avoir,
dans le centre de l'Asie-Mineure, un homoae de con-
fiance, plein d'énergie et de dévouement. Par lui il
pouvait rallier les bonnes volontés éparses en Phrygie,
en Pisidie et jusque dans les provinces plus lointaines de
Lycie et de Pamphylie. Amphilochius venait de temps
à autre à Gésarée, malgré la difficulté du voyage à travers
le steppe central d'Asie-Mineure. Basile aussi se montra
à Iconium. En 376 il y fit parvenir son traité du Saint-
Esprit, qui fut lu en synode et envoyé par les soins
d'Amphilochius aux provinces plus éloignées, comme
préservatif contre la propagande des Pneumatomaques,
Sous une telle direction, Amphilochius, qui, avant de
devenir évêque, ne s'était guère occupé de théologie,
devint bientôt un homme de grande doctrine et une
sorte d'oracle. De ses écrits, cependant, il ne nous reste
guère que des fragments 2. On a vu qu'en 381 il fut dé-
signé, avec son voisin Optime, le métropolitain de Pi-
sidie, comme centre des rapports ecclésiastiques dans
le diocèse occidental d'Asie-Mineure. Ils paraissent avoir
vécu tous les deux autant que régna Théodose ^. Très liés
1 Ep.Am, 199, 217.
2 Sur Amphilochius, voir la monographie de Karl Holl, Am-
philochius von Iconium, Tubingue, 1904, Cf. G.Ficker,Amphilochiana»
1" partie, Leipzig, 1906.
3 Amphilochius assista encore au concile de 394.
586 CHAPITRE XVI
avec les frères de Basile et avec Grégoire de Nazianze,
ils jouissaient, à Gonstantinople aussi, d'une précieuse
amitié, celle de la célèbre matrone Olympias, qui rendit
plus tard tant de services à Ghrysostome i. C'est chez
elle que mourut Optime.
En Gappadoce et dans les pays voisins la tradition
de Basile vivait toujours, représentée par sa famille et
ses amis. Emmélie avait assez vécu pour voir son fils
évêque ; après elle, sa fille aînée, Macrine, dirigea le
monastère d'Annesi, sur l'Iris, organisé par elles en
face du lieu où Basile lui-même avait sa solitude. Ma-
crine survécut quelques années à sa mère, quelques
mois seulement à Basile. C'est près d'elle qu'avait
été élevé le plus jeune de ses frères, Pierre, qui, peu
après sa mort, fut élu évêque de Sébaste. Son autre
frère, Grégoire de Nysse, assista à ses derniers mo-
ments ; leurs entretiens suprêmes forment le cadre de
son dialogue « L'âme et la résurrection ».
L'évêque de Nysse, traité naguère d'un peu haut par
son grand frère Basile, prenait maintenant beaucoup
d'importance. Il était orateur; on le recherchait pour
les 'grandes oraisons funèbres et autres discouts d'ap-
parat. Lui que Basile trouvait trop simple pour aller
négocier avec le pape Damase, il se vit attribuer par le
concile de 381 ^ une mission de grande confiance auprès
1 Palladius, Dial. 17.
2 On hésite pour cette mission entre le concile d'Antioche
en 379 et celui de Gonstantinople tenu deux ans plus tard. Je crois
qu'il s'agit de celui-ci.
l'orient chrétien sous théodose 587
des évêques d'Arabie et de Palestine ; il est vrai qu'il
en revint "sans ïrvoir réussi. C'était un théologien; il
écrivait contre Eunome ^ et contre Apollinaire; on lui
doit un remarquable exposé doctrinal, intitulé Grande
Catéchèse, et bien d'autres menus traités. Ses vies de
saint Grégoire le Thaumaturge et de sainte Macrine lui
donnent rang parmi les hagiographes. "
Gomme tous les prédicateurs de ce temps, il disserta
beaucoup sur l'Ecriture sainte. En exégèse tous les
Cappadociens étaient tributaires d'Origène. Basile et
Grégoire de Nazianze avaient formé ensemble, sous le
titre de Philocalie, un recîleil des plus beaux morceaux
du docteur alexandrin. Cependant ils s'étaient abstenus
de s'approprier celles ^e ses idées qui s'écartaient de
l'enseignement reçu. Grégoire de Ny sse fut moins réservé.
Il se laissa séduire par la doctrine de la restauration
dernière (à,7i;oxaTa,(7TaGi<;), du salut universel destiné à
s'étendre finalement aux plus méchants des hommes et
aux démons eux-mêmes.
L'autre Grégoire, l'évêque démissionnaire de Constan-
tinople, s'était retiré dans son pays de Nazianze. Avant
de quitter la capitale il avait rédigé son testament, do-
■cument curieux, qui s'est conservé parmi ses œuvres.
A Nazianze il n'y avait pas d'évêque. Depuis la mort
du-*^eux Grégoire le siège était resté inoccupé. Son
fils n'avait nullement l'idée de s'y installer : ses pré-
tendues translations lui avaient valu trop d'ennuis
1 Ci-dessus, p. 579, note 2.
588 CHAPITRE XVI
pour qu'il pût songer à s'en permettre une autre. Ce-,
pendant il lui était impossible de se désintéresser de
celte église. Il la dirigeait d'Arianze, un bien de sa
famille, oùXl habitait ordinairement. Son aventure l'avait
ulcéré. Le souvenir amer qu'il en conserva se traduit
dans sa correspondance et dans ses vers. Car il écrivait
beaucoup ; presque toutes ses lettres sont de ces dernières
années. Il lui arrivait de passer le carême sans prononcer
une parole, et c'était sans doute une grande pénitence,
pour lui et pour les autres ; mais sa plume ne s'arrêtait
pas.
Dans le clergé de Nazianze il y avait un parti apol-
linariste : cela compliquait la situation. Les évêques
de la région, à leur tête Théodore, le nouveau métro-
politain de Tyane, ne voyaient pas d'inconvénient à ce
que la vacance se prolongeât sous un tel administrateur,
et c'est ce qui fait qu'il était si difficile à Grégoire de
donner un successeur à son père ; mais il y avait encore
à craindre que, les évêques venant à consentir à l'élection,
on ne leur amenât un candidat de foi suspecte. C'est dans
ces circonstances que Grégoire écrivit à Cledonius, un
des prêtres de NazianzO;, deux lettres où il traite, contre
les Apollinaristes, le sujet de l'Incarnation. Ces lettres
eurent, par la suite, la même vogue que ses discours
sur la Trinité ; dans les controverses des siècles suivants
on les voit attestées sans cesse. Sur le moment elles
n'eurent aucun effet à Nazianze. Les Apollinaristes, pro-
fitant d'une maladie qui tenait Grégoire éloigné, par-
vinrent à se donner un évêque. C'en était trop : Grégoire
L'ORIENT CHRÉTIEN SOUS THÉODOSE 589
protesta; le gouverneur le débarrassa de son intrus et
les évêques de Gappadoce pourvurent enfin à la vacance
de l'église menacée.
Il vécut encore quelques années, dans la retraite et
les austérités, sans toutefois se désintéresser des affaires
locales, ni même de la situation générale de l'Eglise. Par
ses poésies il entendait faire concurrence à celles d'Apol-
linaire; il tenait l'œil ouvert sur ce parti, très actif alors,
en dépit des condamnations dont il avait été accablé, L^s
Apollinaristes profitaient de la tolérance de Théodose,
qui laissait volontiers dormir les lois sur les hérétiques,
et de l'indolence de Nectaire, qui ne semblait pas d'hu-
meur à les réveiller. Grégoire crut devoir^ du fond de
sa solitude, en faire des reproches à son successeur *.
C'est sans doute à son intervention que les Apollina-
ristes durent la loi de 388, par laquelle leur organi-
sation religieuse était proscrite à nouveau. Grégoire
mourut en 389 ou 390.
L'île de Chypre était en relations constantes avec
le sud de l'Asie-Mineure. Au moment où nous sommes,
elle formait, au civil, une province à part, dont la mé-
tropole, Salamine, avait pour évêque Epiphane^, un saint
homme, réputé dans tout l'Orient. Le suffrage des Chry-
priotes l'avait tiré, en 367, de son monastère d'Eleu-
theropolis en Palestine, où il avait mené longtemps une
1 Ep. 202.
2 Ci-dessus, p. 513,
590 GHA.PITRE XVI
vie austère et studieuse. J'ai déjà dit comment cette
fondation monacale se rattache à un assez long séjour
qu'Epiphane avait fait en Egypte^, dans sa première
jeunesse. Ce n'est pas seulement avec les solitaires qu'il
y avait été en rapport ; il avait rencontré aussi beau-
coup d'hérétiques, dont les singularités excitèrent son
attention. Il faillit même les connaître de trop près. Des
dames gnostiques s'intéressèrent à lui et prétendirent
l'initier à des cérémonies rédemptrices. Heureusement
il commença par lire leurs livres, qui l'édifièrent sur les
intentions des doctoresses : . Joseph, cette fois encore,
échappa au harem de Putiphar. Il se vengea de cette
aventure en dénonçant à l'évêque du lieu tous les sec-
taires qu'il connaissait; l'évêquô fit agir la police et
quatre-vingts personnes furent chassées de la ville ^
A ce temps-là, évidemment, remonte sa haine vigou-
reuse pour les hérétiques. 11 commença de bonne heure
à s'informer de leur histoire et à recueillir les livres et
les documents propres à le renseigner. Cependant il n'é-
crivit rien avant d'être évêque. G'estvà. la sollicitation
de quelques personnes de Syedra en Pamphylie qu'il .
rédigea d'abord, sur les hérésies trinitaires du temps,
un traité intitulé Ancorat, à la fin duquel apparaît, pour
la première fois, le symbole actuellement en usage sous
le nom de symbole de Nicée Peu après, deux salitaires
syriens, Acace et Paul, l'exhortèrent à entreprendre une
réfutation générale de toutes les hérésies. Il y travailla
1 Haer., XXVI, 17.
l'orient chrétien sous théodose 591
plusieurs années, de 374 à 377; cette seconde compi-
lation reçut le nom. de Panarion. Quatre-vingts hérésies
y sont décrites et combattues. La série s'ouvre par les
sectes philosophiques, Stoïciens, Platoniciens, Pythago-
riciens; puis on passe aux sectes samaritaines et judaï-
ques; enfin, avec Simon, on aborde les hérésies chré-
tiennes. Les anciens auteurs d'hérésiologies, notamment
Irênée et Hippolyte ^, sont mis à contribution très lar-
gement ; quelques réfutations d'hérésies spéciales, même
des livres hérétiques, ont été dépouillés aussi. Enfin, sur
beaucoup de points, surtout en ce qui regarde les dis-
sidences contemporaines, Epiphane parle d'après son
expérience personnelle. En plus d'un endroit il utilise
des récits ou des faits recueillis par lui pendant son
séjour en Egypte. En ce temps, déjà lointain, il était
déjà l'homme simple et naïf qu'il resta toute sa vie.
Ce n'est pas seulement aux dames carpocratiennes qu'il
eut affaire. Les Mélétiens l'accaparèrent de leur côté et
lui en contèrent sur leurs origines. Sur Origène aussi on
lui en fit beaucoup accroire. Alors qu'il lui eût été si aisé
de trouver l'histoire réelle de ce personnage dans les
écrits de Pamphile et d'Eusèbe, il nous rapporte à son
sujet d'absurdes légendes. Sans doute il n'y a pas lieu
de lui reprocher son aversion pour les idées d'Origéne.
Bien d'autres avant lui les avaient réprouvées, Méthode
surtout, dont il s'est approprié les polémiques. Mais
pour lui Origène était l'auteur responsable de toutes les
I T. I. p. 313.
592 CHAPITRE XVI
hérésies, qui sous ses yeux, déchiraient l'Eglise ; aussi ne
perdait-il pas une occasion pour charger contre lui, avec
une vértable fureur. Les cinq langues* qu'il savait, il
entendait les employer à diffamer Origène dans tout
l'univers.
Très orthodoxe, très enthousiaste d'A.thanase, Epi-
phane ne pouvait manquer d'être pour Paulin contre
Mélèce. Cela ne l'empêchait pas d'être en bons termes
avec Basile et d'accepter les trois hypostases^. Bien
qu'en Origène il ait maudit la culture hellénique, il
n'était nullement ennemi de la science : il tenait Apol-
linaire en grande vénération et saint Jérôme l'eut pour
ami. La chute d'Apollinaire l'attrista profondément ; mais
il n'hésita pas à donner aux Dimœrites, comme il ap-
pelait les ApoUinaristes, une place dans sa galerie d'hé-
rétiques.
4° — V Apollinarisme.
Apollinaire, on l'a vu plus haut^ était, à Laodicée,
èvêque d'une petite église analogue à celle de Paulin
d'xAntioche. C'était un homme de très vaste culture. De
tous les chrétiens lettrés que l'Orient possédait alors,
c'était de beaucoup le plus en vue, surtout le plus fécond
1 Grec, égyptien, syriaque, hébreu, latin. Pour le latin, Jérôme
{Adv. Ruf., II, 22) dit qu'il savait cette langue ex parte. En fait
il n'écrivit jamais qu'en grec, et très mal.
2 Basile, Ep. 258.
3 Ci-dessus, p. 342. -
l'orient chrétien sous théodose 593
en œuvres de plume. Il avait combattu pour la foi com-
mune, contre Porphyre, contre Eunome ^ ; sous Julien
il avait tiré de la Bible toute une série de classiques,
pour remplacer les auteurs de l'antiquité hellénique,
interdits aux chrétiens. Son exégèse était célèbre. Ré-
pudiant l'ancien allégorisme, dont Origène et ses imita-
teurs avaient tant abusé, il expliquait les livres saints
d'après leur sens naturel. Cette manière nouvelle était
accueillie avec plaisir, bien qu'elle ne manquât pas d'in- '
convénients. Par sa méthode Apollinaire se trouva conduit
à tirer de l'Apocalypse la promesse du règne de mille
ans, d'une restauration terrestre du Temple et de la
Loi. Le temps était loin où ces idées avait été popu-
laires ; en Orient elles étaient fort démodées. Ces pers-
pectives judaïsantes avaient fait tort à FApocalypse
elle-même : beaucoup d'églises lui refusaient la qualité
dé livre canonique.
Mais c'est surtout par sa théologie qu'Apollinaire
prêtait le flanc à la critique. Les amis de Mélèce, pour
qui l'église de Paulin était suspecte de sabellianisme,
ne se gênaient pas pour attribuer à Apollinaire des
propos compromettants à ce point de vue ^. Il semble
cependant que sur la question trinifaire, il n'y ait eu
rien de sérieux à lui reprocher. C'est sur un autre point
que sa doctrine suscita des difficultés. Ici quelques ex-
plications sont nécessaires.
1 D'après Epiphane, Haer., LXXVII, 24, il aurait été exilé par
l&s ariens.
2 Basile, Ep. 129.
DucHESNE. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 38
594 CHAPITRE XVI
Au moment où paraît Apollinaire, l'Eglise a trouvé
les formules par lesquelles elle va désormais expliquer
comment elle entend le rapport entre l'unité de Dieu
et la divinité de Jésus-Christ. L'être divin manifesté en
Jésus est absolument identique au seul et unique Dieu
que le christianisme reconnaisse ; il s'en distingue cepen-
dant par une spécialité évidemment mystérieuse^, incom-
préhensible, qui, dans le langage du Nouveau Testament,
sur lequel se règle celui de l'Eglise, a pour expression
le rapport de Fils à Père. De là naît la distinction des
personnes, comme, on dit en Occident, des hypostases,
comme on dit en Orient. Aux deux hypostases ou per-
sonnes du Père et du Fils s'ajoute, par une distinction
analogue, la troisième hypostase ou personne du Saint-
Esprit. Ainsi est constituée la Trinité théologique ; ainsi
la tradition chrétienne est formulée, aussi clairement
que le comporte un tel mystère, dans la langue philoso-
phique du temps.
Un autre problème restait à résoudre. Quel est au
juste le rapport enti*e la forme humaine de Jésus et
l'être divin qui s'est uni à elle? Quel degré de réalité
humaine faut-il reconnaître au Christ que les apôtres
connurent, avec lequel ils vécurent et conversèrent ? Les
chrétiens d'éducation hellénique, recrutés par les pre-
mières prédications aux païens, se trouvèrent tout
d'abord tentés par une explication très naturelle à leur
point de vue. La forme humaine, la vie humaine du
Christ, y compris sa passion et sa résurrection, n'était
qu'une succession d'apparences. N'était-ce pas ainsi que
l'orient chrétien sous théodose 595
les dieux se rendaient visibles? Jupiter et ses collègues,
quand il se montraient sur terre, prenaient une forme
matérielle, le plus souvent la forme humaine. On était
familiarisé avec les opérations magiques qui changent
l'extérieur des êtres et permettent aux esprits invisibles
de se manifester. Dans la Bible elle-même il est souvent
question d'apparitions divines; -des histoires comme
celle de Tobie et de son voyage avec l'ange Raphaël
popularisaient l'idée d'êtres invisibles de leur nature,
qui revêtaient à l'occasion des apparences humaines et
semblaient alors appartenir à l'humanité. Il ne faut pas
s'étonner que, dès le temps de Traj an, saint Ignace d'An-
tioche ait tant à faire avec l'incarnation apparente, le
docétisme, comme on disait. Cent ans plus tard, son suc-
cesseur Sérapion trouvait à Antioche une secte de « Do-
cètes », avec son organisation et ses livres sacrés. Du
reste, les Gnostiques et les Marcionites s'étaient tout de
suite approprié cette conception, qui cadrait merveilleu-
sement avec leurs idées dualistes. Au iv^ siècle il y avait
encore des Docètes à Antioche et nous voyons l'interpo-
lateur des lettres d'Ignace faire campagne contre la
christologie des apparences. En certains endroits elle
avait pris des formes spéciales : on disait que la chair du
Christ était venue du ciel, qu'elle représentait un anéan-
tissement physique de la divinité, qu'elle ne devait rien
au développement naturel par lequel l'enfant procède de
sa mère. Athanase, déjà près de sa fin, écrivit sur ce
sujet à l'évêque de Gorinthe Epictète, autour duquel ces
5iJ6 CHAPITRE XVI
idées avaient trouvé accueil. Peu après nous les voyons
combattues par saint Basile, dans une lettre adressée aux
^^.ens de Sozopolis en Pisidie ^ Au fond de ce système
iilya toujours la préoccupation de rincompatibilité entre
les infirmités humaines et la majesté divine ; cette préo-
cupation ne disparut pas : on la retrouve dans les con-
troverses des siècles suivants.
Loin de s'en alarmer, la mystique chrétienne, très
heureusement formulée par Athanase, s'attachait avec
ardeur à l'idée que Dieu a voulu revêtir toutes nos faibles -
.ses pour les transformer en force divine, devenir homme
ipour nous diviniser : otÙToç yàp êv/ivOpwTWiGsv ïvoc vip^stç
6807i:oi7)9w(xev. Mais ces choses, s'il est possible d'en parler
en langue religieuse, sont difficiles à exprimer en style
philosophique. Il ne manquait pas de gens, au iv* siècle,
qui croyaient tout arranger en disant que le Verbe divin
avait pris en Jésus la place de l'âme, et que le Christ
était composé d'un corps humain et d'une âme divine.
Ainsi pensait Arius et il n'était pas le seul. Même parmi
lés catholiques intransigeants, même dans l'entourage
d'Apollinaire, cette combinaison trouvait des partisans,
Apollinaire, lui, était arrivé à une solution un peu dif-
férente. Partant de la distinction entre le corps, l'âme
et l'intelligence, il admettait que Jésus avait eu de l'huma-
nité un corps animé, mais que l'intelligence humaine
(vouç) était remplacée chez lui par l'élément divin. En
dehors de cet assemblage, il ne voyait pas moyen de
1 Basile, Ep. 261.
l'orient chrétien SO.US THÉODOSE 597
sauver l'unité du Christ. Ceux qui se le représentaient
comme formé de la divinité et d'un homme complet lui
semblaient des insensés, capables de croire aux centaures^
à l'hircocerf et autres êtres irréels.
Cette assertion, qu'Apollinaire traitait d'absurde,,
était cependant soutenue, à Antioche même, par un
grand nombre de personnes qui n'étaient nullement
étrangères à la culture théologique. Pour Diodore et
les siens, l'intelligence, en Jésus, était une intelligence
humaine. Ils ne niaient pas pour autant l'unité du Christ,,
et s'efforçaient de la concilier avec leur manière de voir^
Peut-être leurs explications laissaient-elles à désirer ; on
dut les compléter par la suite. Pour le moment c'est le
système d'Apollinaire qui heurta le sentiment tradi-
tionnel.
11 fallut cependant un certain temps pour que l'ouc
aboutît à un éclat. Lors du concile d'Alexandrie, en 362,
la théorie était déjà connue ; Athanase, tout à la paix,
en ce moment, paraît avoir pris le change et s'être con-
tenté d'explications habiles. Apollinaire lui avait con-
cédé que le Christ avait possédé une âme et une intel-^
ligence, sans spécifier si cette intelligence était humaine^
ou divine. Il n'en avait pas demandé davantage. Apol-
linaire était si honoré, les vieux nicéens d'Orient s'esti-
maient si heureux de posséder un savant d'un tel mé-
rite, qu'on avait une tendance à fermer les yeux sur
ce que son enseignement pouvait avoir de critiquable.
Tant que vécut Athanase, il ne paraît pas que la chris,-
598 CHAPITRE XVI
tologie de Laodicée ait fait scandale à Alexandrie ^ Même
en Syrie on mit quelque temps à se rendre bien compte
de ce qu'on avait à lui reprocher.
Il semble, du reste 2, qu'avec Apollinaire lui-même
la question soit longtemps restée dans le domaine de
l'école et de ses polémiques. Diodore et Flavien échan-
geaient avec lui des réfutations ; il soutenait ses idées en
des traités d'exposition. En dépit des désagréments dont
ils étaient l'objet sous Valons, les catholiques d'Antioche
trouvaient le moyen de se passionner pour ces choses,
La querelle ne prit un caractère ecclésiastique que quand
un des amis d'Apollinaire, Vitalis, prêtre de Méléce
comme Flavien et Diodore, les eut quittés pour passer
à l'église de Paulin. A celle-ci il rendit d'abord un très
grand service en lui procurant l'alliance de l'église ro-
maine. Il fit le voyage d'Italie, vit le pape Damase, et
en obtint des lettres où il reconnaissait Paulin. J'ai dit
plus haut comment Damase, inquiet de ce que d'autres
lui racontèrent sur Vitalis^ se ravisa et prescrivit de ne
1 Les écrits d'Athanase contre Apollinaire sont dépourvus
d'authenticité.
2 L'histoire d'Apollinaire est pleine d'obscurités ; les contem-
porains ne nous renseignent guère ; quant à ses écrits, ils ont été
supprimés pour la plupart ou placés sous de faux noms. Drâseke,
Apollinarios von Laodicea, dans les Texte und Unt., t. VII (1892). a
essayé de reconstituer son œuvre dogmatique ; mais toutes ses at-
tributions ne sont pas également sûres. Les plus importants de
ces écrits sont le traité Xlept xïi; Ôet'aç (rapxwo-swç ttii; xa9' ôtiot'ioffiv
àv6pto7toTj, reconstitué d'après les citations par Drâseke, op. cit.,
p. 381, et la profession de foi KaTà [iépo; uîffTtç (p. 369), mise sous
le nom de saint Grégoire le Thaumaturge.
l'orient chrétien sous théodose 599
le recevoir qu'à certaines conditions. Les accepter eût
été, pour Vitalis, trahir son attitude antérieure. 11 resta
fidèle à Apollinaire. Ecarté par Paulin et n'ayant plus
de place dans l'église de Mélèce, il n'hésita pas à en
fonder une autre: par ses soins et en sa personne, An-
tioche eut un troisième évéque, sans parler, bien en-
tendu, de l'évêque officiel. Euzoïus, qui était arien. C'est
alors qu'Epiphane, qui, de son île de Chypre, suivait
attentivement tous ces mouvements, se décida à venir
à Antioche voir ce qu'il y avait de vrai dans les rap-
ports qu'on lui en faisait. Il causa avec Paulin, traité
de sabellien par Vitalis : Paulin se disculpa sans diffi-
culté. Quant à Vitalis, Epiphane vit avec plaisir qu'il
répudiait les doctrines absurdes mises en avant par les
docètes de divers types, mais avec regret qu'il professait
le système du Christ imparfaitement homme, le Verbe
faisant en lui les fonctions de l'intelligence *. Il le rai-
sonna en vain et dut rentrer chez lui fort affligé.
Cependant le pape Damase, sans nommer Apolli-
naire, condamnait sa christologie, réprouvant en même
temps ceux qui divisaient le Christ en deux personnes,
le Fils de l'homme et le Fils de Dieu. De ce dernier
système, personne en Orient ne se portait responsable;
mais les Apollinaristes cherchaient toujours à y acculer
leurs adversaires. Les évêques égyptiens exilés en Pa-
lestine avaient manifesté de leur côté contre Apolli-
1 Récit curieux de cette entrevue dans Epiphane, ifae?'., LXXVII,
20-23,
600 CHAPITRE XVI
naire^ Le nouveau dogme avait ainsi contre lui et
Rome et l'Egypte orthodoxe. Il est étrange que Vitalis
et Apollinaire aient eu l'idée de résister. Que pouvaient-
ils attendre? Tout ce qui en Orient se ralliait autour
de Mélèce et de Basile les tenait depuis longtemps en
défiance ; n'étaient-ils pas de la petite Eglise ? Mainte-
nant que celle-ci les repoussait et que ses protecteurs
d'Occident et d'Egypte les condamnaient expressément,
sur quels appuis pouvaient-ils compter?
Ils se risquèrent pourtant. Outre les deux églises
d'Antioche et de Laodicée ils en organisèrent une autre
à Béryte, dont un certain Timothée devint évêque.
D'autres évêques furent consacrés et envoyés au loin.
Dès l'année 377, Basile se plaint amèrement de leur
propagande; des émissaires se répandent partout, cher-
chant à diviser les églises. On a vu qu'au lendemain
de la mort de Valens le parti essaya de mettre la main
sur l'église de Gonstantinople et qu'il eut assez d'audace
pour entreprendre quelque chose à Nazianze même contre
l'illustre Grégoire.
Ces tentatives ne pouvaient avoir aucun succès.
Rome, Alexandrie, Antioche, la petite église et la grande,
multipliaient leurs condamnations ; le concile œcumé-
nique de 381 mit les ApoUinairistes au catalogue des
hérétiques, en même temps qu'il assurait en Orient la
prépondérance de leurs adversaires les plus déclarés.
Vinrent enfin, depuis 383, les lois impériales 2, qui les
1 Basile, Ep. 265.
2 Cod. Theod., XVI, 5. 12. 13, 14, 33.
l'orient chrétien sous théodose 601
assimilèrent aux Eunomiens, Ariens et Macédoniens ; il
leur fut interdit de tenir des réunions et d'avoir un
clergé spécial.
Ainsi réprimé, le mouvement s'arrêta, ou plutôt il
se dissimula. Une église apollinariste n'était plus pos-
sible, si jamais elle l'avait été ; il ne resta qu'une école,
sans organisation apparente. Le maître vécut encore
quelques années, dans une ombre que nous ne parve-
nons pas à percer. Il paraît avoir continué d'écrire-
Quand il fut mort, ses disciples, pour sauver sa litté-
rature, imaginèrent de la dissimuler sous des noms d'em-
prunt. De cette façon la circulation en fut maintenue ;
Grégoire le Thaumaturge, Athanase, les papes Denys,
Félix, Jules, furent appelés à couvrir de leur patronage
les productions d'Apollinaire et de son école. Cette
fraude eut un grand succès : elle fit beaucoup de victimes
au siècle suivant ^.
5*^. — La Syrie.
Diodore et Flavien, les deux champions de la foi
orthodoxe aux tristes temps de Constance et de Valons,
présidaient maintenant aux églises de l'Orient, l'un
comme évêque de Tarse et métropolitain de Cilicie,
l'autre comme évêque d'Antioche. Jusqu'à sa promotion
à l'épiscopat (378), Diodore avait habité Antioche, où
il était très considéré. C'était, comme Apollinaire, un
1 Léonce de Byzance (?) Adv. fraudes Apollinarislm^it^m, Migne,
P. G., t. LXXXVI 2, p. 1943.
602 CHAPITRE XVI
savant homme, nourri dans la philosophie d'Aristote
et versé dans l'exégèse la plus sérieuse. 11 écrivait beau-
coup, sur toutes sortes de sujets, pourvu qu'ils eussent
un intérêt religieux. Ce n'est pas seulement contre les
ariens et contre Apollinaire qu'il dirigeait ses polémi-
ques ; païens et philosophes exerçaient aussi sa plume.
Au milieu des frivolités de la grande ville il trouvait
le moyen d'observer l'ascétisme le plus rigoureux. Sa
maigreur était célèbre ; il ressemblait à un squelette.
L'empereur Julien, qui le connaissait et ne l'aimait
guère, prétendait que c'était un châtiment des dieux
olympiques i.
Au moment où Julien émettait cette idée, Diodore
le maigre avait encore plus de trente ans à vivre. Avant
de quitter Antioche il y forma deux jeunes gens appelés
l'un et l'autre à une très haute renommée: Théodore,
qui, comme son maître, se transporta par la suite
en Cilicie, où il mourut évêque de Mopsueste, et Jean,
plus tard surnommé Chrysostome, destiné à tant de
succès oratoires et à de si lamentables tragédies. Théo-
dore de Mopsueste est le père du « nestorianisme m ; Dio-
dore en est l'aïeul. Adversaire acharné d'Apollinaire,
il avait réussi à maintenir contre lui l'humanité absolue,
intégrale, du Christ, et à sauver ainsi, pour les géné-
rations qui allaient suivre, le sens historique de l'Evan-
gile. Mais il n'était pas parvenu à trouver, pour exprimer
le rapport entre l'humanité de Jésus-Christ et sa divi-
1 Julien, Ep. 79.
l'orient chrétien sous théodose 603
nité, une formule qui satisfît aux exigences religieuses
de ce grave problème. Entre les deux « natures » * il n'ad-
mettait qu'un lien moral. Les termes de deux fils, de
deux personnes, étaient évités : mais au fond, Diodore
et les siens se figuraient le Christ comme un prophète
« possédé » de la divinité, non d'une manière transitoire
et partielle, comme les anciens prophètes d'Israël, mais
d'une façon permanente, perpétuelle et complète. Avec
ces idées on n'arrivait pas à ce contact, à cette péné-
tration, que réclament et la parole évangélique « Le
Verbe s'est fait chair », et la formule mystique : « Dieu
s'est fait homme pour nous diviniser ». On se rappro-
chait plutôt des conceptions soutenues jadis, à Antio-
che même, par Paul de Samosate.
En attendant les critiques, qui allaient bientôt venir
et non plus seulement du côté apollinariste. Diodore
était, pour le moment, en Orient, l'oracle théologique de
l'église dominante.
Flavien, quand il devint évêque d'Antioche, était
déjà très avancé en âge, car il se rappelait les discours
d'Eustathe, l'un des Pères de Nicée. Il n'a laissé aucun re-
nom d'écrivain. Gomme Nectaire à Gonstantinople, c'é-
tait un bon et pacifique pasteur. Pour son troupeau le
temps des luttes aiguës était passé; le vieux combattant
1 « Deux natures » était le terme technique de Diodore ; « Une
seule nature i, celui d'Apollinaire ([ita tpûcrtç toO ©eoû Aôyou o-Eca-
pxw[j.évTi), qui la légua à Cyrille d'Alexandrie et aux monophy-
sites.
604 CHAPITRE XVI
se reposait. Il put le faire avec d'autant plus de sécurité
qu'il se trouva bientôt pourvu d'un admirable collabo-
rateur dans la personne de Ghrysostome. Gomme Dio-
dore, Tliéodore et Flavien lui-mênie, Jean était sorti
d'une famille distinguée : Libanius l'avait eu pour élève.
11 s'en félicita longtemps ; on dit même qu'au moment,
de mourir, l'illustre rhéteur désigna son disciple chré-
tien pour le remplacer dans sa chaire d'éloquence. Mais
Jean avait d'autres visées. Mélèce l'avait baptisé et or-
donné lecteur; il vécut quelque temps auprès de son
évêque, puis auprès de sa mère, quand Mélèce eut été
envoyé en exil. Un beau jour il s'échappa au désert
et s'en alla vivre parmi les moines, dans la montagne
voisine d'Antioche. C'est vers le même temps que Jé-
rôme se macérait, non loin de là, dans les solitu-
des de Ghalcis. Leurs impressions sur les anachorètes
d'Orient sont très différentes. Autant Jérôme est amer i,.
autant Jean se montre enthousiaste. Sa belle âme, jeune,,
pure, confiante, ne voyait que saintes gens et actions
édifiantes. Mais la rude vie du désert n'était pas faite
pour lui; au bout de six ans sa santé délabrée le ra-
mena à Antioche (380). Mélèce venait d'y rentrer. Il le
reprit dans son clergé, en qualité de diacre, et, en 386,
Flavien l'éleva au presbytèrat. Jean était déjà connu
par plusieurs écrits, siir le sacerdoce, sur la vie monas-
tique, sur la Providence; son talent de parole s'était
révélé en quelques essais. Flavien lui donna une chaire
1 Ci-dessus, -p. 477 et suiv.
l'orient chrétien sous théodose 605
et l'installa dans la vieille cathédrale, la Palée^ comme
on l'appelait. C'est de là que, pendant douze ans, coula
sur la population d'Antioche un fleuve d'éloquence claire,
d'une élégante simplicité, s'adaptant merveilleusement
aux besoins du temps, au goût des antiochéniens, à leurs
dispositions du moment. La Bible, expliquée sans raffi-
nements allégoriques, en faisait le thème ordinaire; par-
fois l'orateur entreprenait les Anoméens, encore nom-
breux et remuants, ou les Juifs, ou plutôt les chrétiens
que sollicitait l'attrait des fêtes juives. Les grands jours
de l'année chrétienne, les anniversaires des martyrs^ va-
riaient de temps en temps l'ordonnance des prédications.
Il y avait aussi des événements extraordinaires, des mo-
ments d'émotion où l'inquiétude de tout un peuple pas-
sait dans l'âme de l'orateur et, s'y rencontrant avec le
grand calme des saints, s'y transformait en discours
d'une poignante élévation. C'est ainsi qu'en 387, à
propos de quelque impôt nouveau, la populace se sou-
leva, jeta bas les statues de l'empereur Théodose et de
l'impératrice Fla<;cille, les traînadans les rues et se mit
à acclamer Maxime, l'usurpateur d'Occident. Il était aisé
de prévoir quelle vengeance allait venir. On n'avait pas
encore sous les yeux l'exemple de ïhessalonique : il ne
se produisit que l'année suivante. Mais on connaissait
déjà la sévérité de Théodose et les emportements de
sa colère. Pendant que le vénérable Flavien prenait,
au milieu de l'hiver, le chemin de Constantinople, Chry-
sostome tenait en haleine les chrétiens d'Antioche, les
réconfortait et profilait de leur angoisse présente pour
606 CHAPITRE XVI
leur faire entendre de salutaires exhortations. Plus tard,
en 395, on apprit que les Huns envahissaient l'Asie
romaine; on les vit jusqu'aux environs d'Antioche.
Bonne occasion de prêcher la pénitence : Jean ne la
manqua pas.
Mais le moment approchait où, victime de sa grande
renommée, il allait être arraché à l'enthousiasme de ses
compatriotes et transporté sur le théâtre de la capitale.
En 398 Jean succédait à Nectaire comme évêque de Gons-
tantinople.
Le schisme qui divisait les catholiques d'Antioche
n'était pas encore apaisé. Paulin se maintenait contre
Flavien, fort de l'appui des Occidentaux et des Egyp-
tiens. Quelque temps après le passage de Paule et de
Jérôme *, il sentit la mort approcher. De peur sans doute
que sa coterie ne lui survécut pas et qu'un appel sérieux
au cœur et au bon sens de ses fidèles ne les ralliât à
la grande Eglise, il s'arrangea pour avoir un successeur.
A cette fin, il jeta les yeux sur Evagre, l'ancien ami
d'Eusèbe de VerceiP, et le consacra lui-même, avant
de mourir. Encore procéda-t-il seiil à cette ordination,
sans l'assistance d'aucun autre évêque ^ Tout cela était
1 Ci -dessus, p. 484.
2 Ci-dessus, p. 402, 477.
3 II lui eût sans doute été difficile d'en trouver en Syrie, où
tout le monde était rallié à Flavien. Recourir à Epiphane ou aux
égyptiens eût été malaisé, à cause de l'éloignement. Du reste
ceux-là même ne se seraient pas prêtés à une ordination qui per-
pétuait inutilement le schisme. Ils ne soutinrent pas Evagre.
l'orient chrétien sous théodose 607
irrégulier au dernier point. Cependant les» Eustathiens »
avaient de telles racines à Antioche et aussi de tels
appuis au dehors, que l'on passa condamnation : Evagre
fut accepté par la petite église.
Celle-ci, bien entendu, se recrutait de tous les mécon-
tents de la grande. Quiconque avait à se plaindre de
Flavien et de son clergé s'empressait d'aller chez Eva-
gre. Les femmes surtout voletaient incessamment d'une
communion à l'autre. Des deux côtés on se croyait catho-
liques; la préférence ne pouvait se fonder que sur des
nuances très fugitives. Cela n'empêchait pas les disputes,
les injures, les anathèmes. Le clergé de Flavien en était
fort préoccupé i. Mais qu'y faire ?
Evagre ne fut reconnu ni par l'évêque d'Alexandrie ni
par ceux d'Occident. Ceux-ci, quand même l'ordination
eût été régulière, se seraient vraiment trop déjugés, si,
après avoir tant protesté contre l'idée de donner un suc-
cesseur à Mélèce, ils avaient approuvé qu'on remplaçât
Paulin. Cependant ils ne se ralliaient pas à Flavien et
continuaient de considérer ses droits comme problémati-
ques. Ambroise menait cette campagne avec sa ténacité
"tabitueile. Il avait voulu, en 382, faire comparaître Fla-
1 Ghrysost., Hom. XI in Eph., 5, 6 (P. G., t. LXII, p. 85-86) ;
Hom. de Anathemate (P. G., t. XL VIII, p. 945 et suiv. ). Gavallera
(Le schisme d' Antioche, p. 16) attribue cette dernière homélie à Fla-
vien, à cause d'un passage d'Ignace d'Antioclie, visé par les mots
(ÎY'oÇ fn; 'Jrpô Y|txwv Tri? BtaSo^'îiî twv àitooToXwv yevôjievoç. Mais dans ce
texte, l'orateur exprime simplement l'idée qu'Ignace a vécu dans
une génération passée, voisine des apôtres ; il ne me paraît pas le
présenter comme son prédécesseur sur le siège apostolique d'An-
tioche.
€08 CHAPITRE XVI
vien et Paulin ; maintenant il voulait qu'on envoyât en
Italie Flavien et Evagre, et ne manquait aucune occaéion
d'importuner Théodose à ce sujet. Mais Flavien n'enten-
dait pas que ses droits, évidents pour lui, fussent discu-
tés par d'autres. Il trouvait toujours moyen d'échapper
aux convocations i. En 391 Ambroise crut le tenir. Il
avait obtenu la convocation d'un grand concile à Capoue,
et Théodose, rentré en Orient, avait mandé prés de lui
l'évêque d'Antioche. Il le chapitra et voulut l'expédier
en Italie ; mais Flavien allégua l'hiver, son grand âge :
bref, il obtint qu'on le laissât rentrer chez lui. Le
concile de Capoue se tint sans lui. De guerre lasse, on se
rangea à l'idée de rétablir les rapports avec tous les
évêques orthodoxes d'Orient, et, quant à l'affaire d'An-
tioche, d'en confier à Théophile le règlement définitif.
Théophile convoqua donc les deux parties; mais, cette
fois encore, Flavien esquiva la comparution et se retran-
cha derrière des rescrits impériaux 2.
La chose n'était pas si simple que se l'imaginait
Ambroise. Flavien et Evagre n'étaient pas des personnes
à mettre sur le même pied^ ni comme importance, ni
comme légitimité. Théophile y mit des formes et le pap^
Sirice se prêta à des ménagements qui facilitèrent sin-
gulièrement la solution. L'évêque d'Alexandrie convo-
qua un concile à Gésarée de Palestine. 11 devait le pré-
sider, mais au dernier moment, il découvrit que les
1 Théodoret, V, 23, ne peut fournir ici que des traits généraux,
car son récit est inexact et confus.
2 Amhr.r Ep. 56.
l'orient chrétien sous théodose 609
nécessités de la guerre qu'il menait contre les dieux le
retenaient à Alexandrie : l'assemblée, formée d'évêques
syriens, entra tout naturellement dans les vues pacifica-
trices du pape. Celui-ci avait dit, en traçant le pro-
gramme à suivre, qu'il ne fallait pas contrevenir au
canon de Nicée où plusieurs évoques sont requis pour en
consacrer un. C'était la condamnation d'Evagre. Sirice
avait dit encore qu'il ne devait y avoir à Antioche qu'un
seul évêque, légalement installé, en conformité avec les
canons de Nicée. Dans cette description le concile recon-
nut Flavien, et le fit savoir à Théodose K
Peu après (394) Flavien, Nectaire et Théophile frater-
nisaient en concile à Constantinople ^. Il est naturel de
croire que Rome ne se montra pas plus difficile qu'Alexan-
drie et que les rapports furent rétablis sans tarder
avec l'Occident. Une députation du clergé d'Antioche,
! Ce concile de Gésarée n'est connu que depuis peu, par la
publication d'une lettre où Sévère d'Antioche en parle; il cite,
même un passage important d'un rapport adressé par cette assem-
blée aux empereurs Théodose, Arcadius et Honorius. On voit par
ce document que le concile avait pris connaissance de trois lettres,
une des « frères s (d'Occident ?) à Théophile, une autre du concile
de Gapoue aux évêques d'Orient, une troisième de* Sirice, évêque
de Rome, en conformité de laquelle il rend son jugement (E. W.
Brooks, The sixthakook of the sélect letters of Severus, t. II (version
anglaise), part. I, 1903, p. 223; on trouvera ce texte en français
dans Gavallera, Le schisme d'Antioche, p. 286, où, pour la première
fois, il a été tiré parti du document). Il va de soi que le concile
dut informer de sa décision non seulement l'empereur, mais aussi
le pape Sirice et Théophile ; de ces lettres, nous n'avons aucune
nouvelle.
2 Voir ci-dessous, p. 624.
DucHESNE. Hist. anc. de VEgl. — T». II. 39
610 CHAPITRE XVI
conduite par Acace,- évêque de Bérée, se rendit à
Rome*. Théophile y envoya en même temps un prêtre
vénérable de son église, Isidore. L'accueil qu'ils reçurent
et les lettres qu'ils emportèrent mirent fin à cette longue
contestation. Mais la petite église se maintint encore. Eva-
gre mourut, il est vrai, et Flavien parvint à empêcher qu'on
le remplaçât : ses fidèles restèrent groupés autour de leur
clergé dissident. Il faut dire que Flavien ne facilitait pas
le ralliement. Il refusait d'accepter parmi ses clercs ceux
qui devaient leur ordination à Paulin et à Evagre. De
telles ordinations étaient nulles à ses yeux. Son intransi-
geance déplaisait à Rome ; Théophile s'entremit encore
et pressa par lettres son collègue d'Antioche de se mon-
1 Théodoret, V, 23, Cet historien ne met pas cette réconcilia-
tion de Rome et d'Antioche en rapport avec l'installation de Chry-
sostome à Gonstantinople ; Socrate (V, 15) non plus. Il n'y a que
Sozomène (VIII, 3) qui groupe ensemble les deux événements. On
a tort de confondre les deux voyages d'Acace dont parle Palladius,
Dial. 4 et 6. Isidore n'a sûrement pas été chargé de porter à Rome
les documents de l'élection de Ghrysostome, dont il avait été le
concurrent : Théophile, à ce moment, n'aurait pas voulu lui im-
poser une tâche aussi amère. Il vaudrait peut-être mieux retenir,
pour fixer la date de son voyage à Rome, mais avec une légère
correction, l'histoire que raconte Socrate (VI, 2), d'après laquelle
Isidore aurait emporté en Italie deux lettres de son évêque, adres-
sées l'une à Maxime, l'autre à Théodose, une seule devant être
remise, à celui des deux que le sort des armes aurait favorisé.
Ceci suppose qu'Isidore vint à Rome en 388, l'année où Palladius
le vit à Alexandrie. Socrate aura peut-être confondu la guerre
contre Maxime avec la guerre contre Eugène : de telles erreurs
sont fréquentes chez lui. En ce cas le voyage d'Isidore et d'Acace
se placerait en 394, date qui cadre bien avec celles des conciles
de Gapoue, de Gésarée et de Gonstantinople.
L'ORIENT CHRÉTIEN SOUS ÏHÉODOSE 611
trer plus conciliant, Il lui citait divers exemples, en par»
ticulier celui d'Ambroise de Milan, qui n'avait pas hésité
à accepter le clergé d'Auxence ^ On était au temps du
pa_pe Anastase (400 ou 401); Flavien mourut peu après,
sans que le schisme local eût été réduit.
La Syrie de l'Euphrate, ou province Euphratésienne,
avait connu, sous Constant, le célèbre Eudoxe, évèque de
Germanicia, que ses intrigues menèrent successivement
aux grands sièges d'Antioche et de Gonstantinople. Au
temps de l'empereur Valens elle possédait une célébrité
épiscopale bien différente, Eusèbe évêque de Samosate 2,
ami de Mélèce et de Basile, tout aussi mêlé qu'eux au
mouvement par lequel l'Orient se rapprochait de l'ortho-
doxie nicéenne. Son attitude lui valut d'être exilé en
Thrace (374). Ce n'était pas un écrivain, mais un homme
de bon conseil et d'un grand sens pratique. Profondément
convaincu de l'importance qu'il y avait à ce que les égli-
ses fussent pourvues de bons évêques, on le voit s'inté-
resser à toutes les ordinations. Il prit part, en 361, à
celle de Mélèce à Antioche ; plus tard à celle de Basile de
Gésarée ; après la mort de Valens il consacra lui-même
un évêque à Edesse ^ ; c'est dans une de ces occasions qu'il
périt, à Doliché, où il était venu ordonner le nouvel évê-
1 Brooks, l. c, p. 303 et suiy. ; Gavallera, l. c, p. 290.
2 Souvent mentionné dans les lettres de Basile et de Grégoire
de Nazianze ; cf. Théodoret, H. E., IV, 12, 13 ; V, 4.
_ 3 Théodoret, H. E., Y, 4, cite beaucoup d'autres ordinations
accomplies par lui.
'612 CHAPITRE XVI
que Maris. Gomme il passait dans la rue, une vieille
arienne lui lança une tuile qui l'atteignit à la tête et le
blessa mortellement.
EulogiuS;, ordonné par Eusèbe à Edesse, était, comme
Sun consécrateur, un revenant de la persécution. Il avait
été éloigné d'Edesse en même temps que l'évêque
Barsès, qui, lui, ne revint pas de la lointaine Philé, son
lieu d'exil. Les chrétiens de cette génération se souve-
maient du saint diacre Ephrem (Aphreïm) de Nisibe,
fpoète et exégète fort distingué i. Quand Nisibe avait été
Qivrée aux Perses (363), Ephrem s'était retiré en terre
romaine et fixé à Edesse, où il continua d'écrire. Ses
commentaires sur la Bible, très estimés en cesjtemps-là,
^furent traduits de bonne heure en grec et plus tard en
•arménien. Pour les évangiles, le texte qu'il suivit fut le
■Diatessaron, compilation où les textes des quatre évan-
gélistes se trouvaient fondus en un seul récit 2. Cette dis-
position était très ancienne ; elle remontait au célèbre
apologiste Tatien, originaire de ces pays de langue sy-
1 L'histoire de saint Ephrem, très précise chez certains au-
teurs, même chez Tillemont, repose sur des documents biographi-
ques ou même autobiographiques très circonstanciés, mais très
suspects ; je les néglige pour me borner à quelques traits essen-
tiels et bien vérifiés. Cf. Rubens Duval, La littérature syriaque,
Paris, 1899, p. 332 et suiv. Il y a encore beaucoup à faire pour
cet auteur, son histoire et son œuvre. Celle-ci n'est conservée que
très incomplètement; il s'y mêle une énorme proportion d'apocry-
phes. Cf. Jérôme, De viris, 115; Palladius, Eist. Laus., 40 (101); So-
zom., TU, 16 ; Théodoret, II, 26 et IV, 26.
2 Le commentaire d'Ephrem sur le Diatessaron n'existe qu'en
arménien.
l'orient chrétien sous théodose 643*
riaque : les églises d'Osroène l'avaient adoptée de bonne
heure pour l'usage liturgique. Basile connaissait le sa-
vant « syrien » et l'estimait grandement ^ Ce qui l'a
rendu le plus célèbre, ce sont ses poésies. A Nisibe il
avait chanté les exploits de ses concitoyens assiégés par
les Perses ; à Edesse il s'appliqua spécialement à faire
concurrence aux hérétiques, Bardesane et son fils Har-
monius avaient laissé tout un héritage de chants popu-
laires, qui perpétuaient leur doctrine et la popularisaient-
Ephrem en composa d'autres, dans un mètre caractérisé-
par le vers de sept syllabes, où il prend vivement à partie
non seulement les Bardesanites encore nombreux, mais
les Marcionites, Manichéens et autres hérétiques, et,
inculque avec les vertus chrétiennes la foi authentique
de l'Eglise. Il mourut en 373, au moment où se levait le-
souffle de persécution qui jeta sur les chemins de l'exil
et son évêque Barsès et tant d'autres prélats d'Os-
roène.
L'orage passé, on se reprit à vivre. Pendant que les
moines de Harran cultivaient le souvenir d'Abraham, les
gens d'Edesse s'attachaient à celui du roi Abgar et au
culte de saint Thomas. Depuis plus de cent ans qu'elle
circulait, la légende d' Abgar était entrée dans le domaine
des choses reçues. Dans l'ancien palais des rois d'Edesse
on montrait les portraits sculptés d' Abgar et de son fils
Manou; on y voyait aussi la célèbre source, qui avait mi-
raculeusement jailli pendant un siège, pour remplacer les.
1 Basile, Hexam., 2 ; De Spir. Sancio, 29.
614 CHAPITRE XVI
aqueducs coupés par les Perses : des poissons sacrés y
nageaient, alors comme à présent. Et surtout on conser-
vait, relique insigne, la fameuse lettre de Jésus au roi
Abgar. Les pèlerins de distinction étaient admis à la voir,
et même à en prendre copie. Si les Perses approchaient
d'Edesse, l'évêque montait sur les remparts et lisait
solennellement le texte sacré ; il n'en fallait4)as davan-
tage : l'ennemi se retirait aussitôt. Quant à saint Thomas,
on conservait son. corps dans une immense et splendide
basilique. D'où venait-il ? Il eût été peut-être indiscret
de le demander ; plus tard on admit qu'il avait été rap-
porté des Indes *.
Peu de pèlerins se ■ hasardaientj^dans ce lointain
pays de Mésopotamie, situé en dehors du monde hellé-
nisé et sans cesse ravagé par la guerre. En revanche,
les chemins qui conduisaient en Palestine étaient de
plus en plus fréquentés. C'était comme une réalisation
des prophéties antiques: toutes les [nations venaient à
Jérusalem.
Après Macaire, sous lequel la piété impériale avait
tant fait pour les Lieux Saints, le siège d'^Elia avait
été occupé par Maxime, un vieux confesseur, borgne et
boiteux depuis le temps où l'empereur Daïa l'avait en-
voyé aux ruines, ^lia se souvenait d'avoir été Jéru-
salem. Gomment l'eût elle oublié, surtout en ce temps
où les basiliques de Constantin et d'Hélène, assiégées
1 Sur le pèlerinage d'Edesse, au temps de Théodose, voir sur-
tout la Peregrinatio, c. 19.
l'orient chrétien sous théodose 615
par d'énormes affluences, ravivaient, exaltaient ses tradi-
tions vénérables ? L'évêque de Jérusalem était, pour le
métropolitain de Gésarée, un suffragant bien imposant ;
leurs rapports s'en ressentaient : ils avaient été, il est
vrai, déterminés par le concile de Ntcée, mais un peu
vaguement, et ce règlement n'avait pas diminué la ri-
valité des deux sièges. Dans les conflits dogmatiques
du iv^ siècle, les deux titulaires se trouvent rare-
ment du même côté. Macaire ne semble pas avoir rap-
porté du concile de Nicée les mêmes déboires qu'Eu-
sèbe de Gésarée ; en 346, Maxime fit fête à Athanase
revenu d'Occident et organisa même, à ce propos, un
concile de seize évêques palestiniens. Gette manifestation
n'était pas pour plaire à Acace, le nouveau métropo-
litain. En ce temps là un des prêtres de Maxime, Cyrille,
jouissait d'une grande réputation d'éloquence ; nous avons
encore de lui toute une série de catéchèses, prononcées
au cours d'un carême, pour l'instruction des candidats
au baptême pascal. Sur la question trinitaire, l'ora-
teur se montre très prudent : il évite le terme litigieux
d'homoousios, mais sa doctrine est correcte et sans com-
promission avec l'arianisme. Vers l'année 350 *, Cyrille
fut élu comme successeur de Maxime, puis installé régu-
lièrement par les évêques de la province, et, cela va sans
dire, avec le consentement du métropolitain 2. En 351
1 C'est celle que donne la chronique de saint Jérôme.
2 Lettre du concile de 382 (Théodoret, H, E.. Y, 9, p. 1033).
Socrate, II, 38, dit que Maxime avait été déposé par Acace et Pa-
trophile ; c'est une erreur.
616 CHAPITRE XVI
il écrivit à l'empereur Constance pour lui signaler un
phénomène céleste, une croix de lumière, apparue sur
l'horizon de Jérusalem*. Peu après on le voit entrer
en conflit avec Acace pour des questions de juridiction ;
le conflit s'aggrava au point que le métropolitain fit
assigner'son suffragant à comparaître devant son con-
cile, et le déposa même par contumace. On était à l'an-
née 357 ; Acace de Césarée était fort bien en cour. Cyrille
appela de ce jugement, sans toutefois pouvoir conserver
son siège, qui fut aussitôt donné à un intrus. Retiré à
Tarse, prés de l'évêque Silvain, il se mêla au groupe
des semi-orthodoxes, Basile d'Ancyre, Georges de Lao-
dicée, et autres adversaires de l'arianisme radical. Réha-
bilité par le concile de Séleucie (359), qui jugea son
appel, il fut, quelques mois après, déposé de nouveau
par celui de Gonstantinople, que dirigeait Acace ^. On
le revit à Jérusalem sous Julien ^, mais Valens le fit
expulser de nouveau et c'est seulement en 378 qu'il put
revenir. Il prit part au concile de Constantinople en 381,
et cette assemblée le reconnut solennellement comme
évêque légitime. Depuis lors on le laissa en paix. Il put
reprendre le gouvernement de son église, et même des
1 La finale de cette lettre est sûrement inauthentique.
2 Parmi les griefs ostensibles que l'on faisait valoir contre lui,
il y avait celui-ci. En un temps de famine, Cyrille avait fait ven-
dre divers objets précieux du trésor de son église, entre autres
un vêtement richement brodé, don de Constantin à l'évêque Ma-
caire. D'acheteur en acheteur le précieux tissu était tombé entre
les mains d'une personne de théâtre, qui l'exhibait sur la scène
(Sozom., IV, 25).
î Rufin, H. E., I, 37.
l'orient chrétien sous théodose 617
églises voisines, car on le voit installer sur le siège de
Gésarée un de ses neveux appelé Gélase.
La situation religieuse, à Jérusalem, se ressentait de
ces déchirements. Depuis la déposition de Cyrille, pen-
dant plus de vingt ans, divers intrus, protégés par les
ariens, s'étaient succédé à la direction religieuse de la
ville sainte. Il y avait un parti contre eux, et non seu-
lement dans la population indigène, mais encore parmi
les colonies monacales, de jour en jour plus nombreuses.
Ce monde d'opposition avait des attaches avec l'Egypte,
l'Occident, et, en Syrie, avec le parti dirigé par Paulin
et Apollinaire. Les intrus y étaient naturellement abhor-
rés ; mais Cyrille lui-même n'y avait guère de sympa-
thies. Il n'était pas assez pur ; on lui raprochait ses
accointances avec les amis de Basile d'Ancyre et de
Silvatn ^ ses rapports avec Mélèce et Flavien. Jérôme,
par qui nous entendons les cancans de ces gens zélés,
n'hésite pas à mettre dans le même sac et Cyrille et
ses compétiteurs ; suivant lui, c'étaient tous des ariens '^.
Du reste, les moines eussent été unis dans un même
dévouement à Cyrille — on en était loin — qu'ils se
seraient encore trouvés en désaccord à propos de Paulin
1 II y avait aussi des Pneumatomaques, dont l'opposition était
de sens différent (Palladius, Hist. Làus., 46 [118] ; mais ils ne sem-
blent pas avoir été très nombreux. Mélanie et Rufinles ramenèrent
au bercail.
2 Chronique, a. Abr., 2364. Ceci a été écrit avant son voyage
en Palestine, après son séjour à Antioche ; c'est^ je pense, dans
l'entourage de Paulin qu'il aura recueilli les propos, très mal-
veillants et très inexacts, qu'il tient sur le compte de Cyrille.
618 CHAPITRE XVI
et Apollinaire, de celui-ci "surtout, dont la propagande
agitait les cellules du mont des Oliviers. La situation s'en-
venima à tel point que le concile de 381 jugea à propos
d'envoyer Grégoire de Nysse en mission spéciale, tant en
Palestine qu'en Arabie, où il y avait aussi des troubles.
Grégoire vit de près ce fameux pèlerinage, sur le-
quel il nous reste tant d'appréciations optimistes. En
son âme d'évêque, l'enthousiasme pour les localités bi
bliques n'absorbait pas les préoccupations d'ordre supé-
rieur. Rentré chez lui, il ne montra aucun zèle pour
les Lieux Saints. Gomme plus tard l'auteur de l'Imi-
tation, il estimait que les coureurs de pèlerinages ne
sont pas sur le chemin de la sanctification. Nulle part
il n'avait rencontré autant de coquins qu'à Jérusalem : le
vol, l'adultère, l'empoisonnement, l'assassinat, y étaient
choses ordinaires. Au lieu d'aller exposer sa vertu sur
les chemins et sa vie en de tels coupe-gorges, que ne
restait-on dans ce bon pays de Gappadoce, où les églises
ne manquaient pas, où les fripons étaient plus rares que
les honnêtes gens ?
On se demande ce qui serait arrivé si l'évêque de
Nysse, au lieu de confier ses impressions à des corres-
pondants choisis *, les eût exprimées devant Mélanie,
Paule, Silvanie, Ethérie, et autres pèlerins convaincus.
Heureusement on ne l'entendit pas et la vogue des Lieux
Saints ne se ressentit nullement de ses critiques. Plus
on allait, plus ces endroits sacrés se multipliaient. Il
1 Grég. Nyss., Ep. 2, 3.
l'orient chrétien sous THÉaDOSE 619
n'y avait pas de village en Palestine qui n'eût quel(^ue
souvenir biblique. Un grand nombre, bien entendu,
étaient authentiques, au moins en ce sens que les loca-
lités dénommées dans la Bible pouvaient être identifiées
avec des villes, des bourgades, des rivières, des mon-
tagnes réellement existantes. Mais la curiosité des pèle-
rins réclamait plus de précision ; et, l'offre ne pouvant
manquer de correspondre à la demande, on arrivait à
tout retrouver, même les choses les plus problématiques;,
•omme le tombeau de Job et le palais de Melchisédech.
Aussitôt créé, le sanctuaire attirait les moines et la lé-
gende prospérait.
Parmi les colonies latines, celle du mont des Oliviers
et celle de Bethléem excitaient l'attention et faisaient
même quelque bruit. La première était la plus ancienne.
Elle remontait aux dernières années de l'empereur Va-
lons. Mélanie et Rufin y vivaient, entourés chacun d'un
groupe de pieuses personnes de leur sexe, se sanctifiant
dans le jeûne, la prière et l'étude des saints livres.
Une dizaine d'années" plus tard, Paule et Jérôme s'ins-
tallèrent à Bethléem, dans les mêmes conditions. Rufin
et Mélanie avaient d'abord fait séjour en Egypte ; les
nouveau-venus, arrivés par Antioche, ne négligèrent pas
d'accomplir aussi le pèlerinage aux solitaires de Nil.
Jérôme en profita pour s'entretenir à Alexandrie avec
le vieil et vénérable Didyme 2, qui, aveugle dès ses pre-
1 Sur Didyme et sa théologie, voir l'excellente monographie
de J. Leitpold, Didymus der Blinde {Texte iind Unt.. t. XXIX, 1903).
620 CKAPITRE XVI
mières années, avait pourtant trouvé moyen de s'ins-
truire si profondément des sciences sacrées qu'Athanase
lui avait confié la direction de l'école catéchétique. Di-
dyme justifiait la confiance de son évêque. Avec un
calme que ne troublaient pas les bruits du dehors, pour-
tant bien aigus autour de lui, il enseignait la Trinité
d'après les formules les plus récentes et les plus ortho-
doxes, tout en maintenant, pour l'ensemble, le système,,
déjà bien attaqué, d'Origène. C'était un grand ascète :
saint Antoine, qui l'avait visité longtemps avant Jérôme,
lui avait donné des marques de son estime ; parmi les-
solitaires de Nitrie il comptait beaucoup d'admirateurs.
Cependant, même en son pays, il ne plaisait pas à tout
le monde : son origéuisme inquiétait.
Il n'avait sûrement pas inquiété Rufin, qui, avant
Jérôme, avait suivi l'enseignement de Didyme. Jérôme
ne s'en mit pas davantage en peine. Le savant aveu-
gle d'Alexandrie s'ajouta aux maîtres grecs dont il se
glorifiait ^ déjà, Apollinaire et Grégoire de Nazianze.
Origène continuait d'être pour lui une grande lumière
de l'Eglise ; sans plus se compromettre avec sa doctrine
spéciale qu'il ne l'avait fait avec celle d'Apollinaire,,
il professait pour lui une admiration sans bornes et,
avec sa -mansuétude ordinaire, traitait de chien enragé ^
1 De vijns, 109, où Jérôme insiste sur ses relations littéraires
avec Didyme.
2 Texte cité, t. I, p. 346, n. 2.
l'orient chrétietj sous théodose 621
quiconque se permettait de critiquer le maître alexan-
drin.
C'est en ces dispositions qu'il revint d'Egypte et
reprit, dans sa solitude de Bethléem, ses travaux sur
le texte et le commentaire de la Bible. Entre temps il
traduisait Origène et Didyme. Rufin, pour ce qui regarde
Origène, était au même point que son ami. Ils s'accor-
daient aussi sur la question d'Apollinaire, dont l'un et
l'autre ils réprouvaient et la doctrine et la propagande,
et même sur l'affaire d'Antioche; ils étaient tous deux du
parti de Paulin, sans toutefois se croire autorisés à bouder
l'évêque Jean, successeur de Cyrille, et, comme lui, en
communion -avec Flavien. Ils n'avaient donc aucune
raison de ne pas s'entendre, sinon qu'ils étaient deux,
à la tête de deux colonies de même origine, exposées
aux tentations de rivalité. Du reste, près de Rufin vivait
Mélanie, personne autoritaire et inflexible ; lui-même,
avec toute sa piété et son érudition, était homme à
manquer parfois de tact et de mesure, alors qu'il en
eût fallu beaucoup pour ne pas froisser l'homme irritable
entre tous que les circonstances leur avaient donné pour
voisin.
Dans la province d'Arabie, au delà du Jourdain
et de la mer Morte, l'épiscopat avait, sauf quelques
rares exceptions, suivi les diverses évolutions du groupe
oriental. Depuis 363 il s'était rallié, comme Acace et
Mélèce, à la formule de Nicée. Le siège métropolitain
de Bostra était alors occupé par Titus, écrivain distingué,
623 CHAPITRE XVI
auquel on doit un traité contre les Manichéens i. Titus
et son clergé eurent beaucoup à se plaindre de Julien
l'apostat. A propos de quelques troubles qui étaient
arrivés à Bostra, l'évêque fut amené à protester à l'em-
pereur que, bien que les chrétiens fussent aussi nombreux
autour de lui que les païens, il se faisait fort de les main-
tenir dans le devoir. Julien lui fit un crime de ce qu'il
qualifiait de prétention injurieuse pour les gens de Bostra
et chercha à les ameuter contre leur évêque.Ge n'est sûre-
ment pas sa faute s'ils ne lui firent pas un mauvais parti 2,
Au temps où Apollinaire agitait l'Orient, l'Arabie
voyait naître des nouveautés singulières, qui n'eurent
peut-être pas beaucoup d'importance locale, mais qui
sont intéressantes à observer, car elles ouvrent jour sur
un certain travail des esprits. Pour la première fois on
entend parler d'un culte rendu à Marie, mère du Sau-
veur. Gomme il était naturel, ce furent les femmes qui
l'inaugurèrent. Elles l'avaient, parait-il, importé de Thrace
et de Scythie. Ce culte consistait en une fête annuelle.
On s'assemblait autour d'une sorte de trône, monté
sur roues, et l'on offrait à la Vierge-Mère des gâteaux
d'une préparation spéciale, appelé « collyrides )). Il y
avait toute une liturgie, que les femmes seules pouvaient
* Migne, P. G., t. XVIII, p. 1069; mais ce texte est interpolé
et incomplet ; il faut tenir compte de la version syriaque éditée
en 1859 par Lagarde. Sur Titus, voir Jérôme, De uîVw, 102 ; Ep. LXX,
4 ; Sozomène, V, 15 ; monographie récente de J. Sickenberger dans
les Texte und U7it., t. XXI, 1901,
2 Julien, £p. 52.
l'orient chrétien sous théodose 623
célébrer. Epiphane, si informé en ce genre de choses,
déduisit de là l'hérésie des Gollyridiens, et la réfuta avec
soin, tant par lettre spéciale, adressée en Arabie, que
dans son grand traité contre toutes les hérésies. Mais
il dut, en même temps et dans les mêmes documents,
s'occuper aussi d'une autre manifestation, peut-être
suscitée par la précédente, en tout cas de sens con-
traire. C'est ce qu'il appelle l'hérésie des Antidicoma-
rianites. Il s'agit, en somme^ de personnes qui pensaient,
comme Helvidius et Jovinien, que, du moment où l'Evan-
gile mentionne des frères du Seigneur et qualifie Jésus
de premier-né, Marie doit avoir eu d'autres enfants
après lui.
Un conflit plus sérieux était né à propos de la succes-
sion de Titus. Un certain Bagadius, élu et ordonné évê-
que de Bostra^ se trouva bientôt en butte à une opposi-
tion très vive, à laquelle un tribunal épiscopal, composé
de deux évêques, Cyrille ^ et Palladius, donna raison.
Ces deux prélats déposèrent Bagadius ; on l'évinça, et, à
sa place, on ordonna un autre évêque, Agapius. Mais Ba-
gadius n'iiccepta pas sa destitution ; il se présenta, en
381, au grand concile de Constantinople ; Agapius en fit
autant. Le concile, ne voyant pas moyen de se décider
entre eux, chargea Grégoire de Nysse de se transporter
sur les lieux et d'arranger cette affaire. Grégoire n'y
réussit pas. La querelle persista. Les intéressés la por-
tèrent jusqu'à Rome ; ils revinrent en Orient avec une
1 Peut-être Cyrille de Jérusalem,
624 CHAPITRE XVI
lettre du pape Sirice, qui chargeait Théophile d'Alexan-
drie de régler définitivement l'interminable litige.
Dans les dernières années de Théodose, le personnage
le plus en vue de l'empire oriental était le préfet du pré-
toire Rufin, homme ambitieux, rapace et cruel. Théodose
avait en lui la plus entière confiance. C'est à sa garde
qu'il confia sa famille et ses états d'Orient lorsque, en
394, il dut prendre le chemin de l'Italie pour réprimer
l'usurpation d'Eugène. Les prétentions de Rufin n'avaient
pas de bornes. On lui attribua des visées impériales, et
il paraît bien qu'il avait choisi Arcadius, l'aîné des fils
de Théodose, associé depuis longtemps à l'empire, pour
être le mari de sa fille. Pendant que Théodose guerroyait
contre Arbogast et Nicomaque Flavien, Rufin consacra
ses loisirs à de grandes fêtes en son propre honneur.
Comme il affichait une dévotion profonde, il avait fait
construire, dans sa villa du Chêne, à trois milles de Chal-
cédoine, une superbe basilique en l'honneur des apôtres
Pierre et Paul. Le pape lui avait envoyé de leurs reli-
ques. Quand l'édifice fut terminé il résolut d'en célébrer
la dédicace par une grande fête, à laquelle il convia les
principaux évêques d'Orient, Nectaire de Constantinople,
Théophile d'Alexandrie, Flavien d'Antioche, Amphilo-
chius d'Iconium, Grégoire de Nysse, Théodore de Mop
sueste, les métropolitains de Césarée en Cappadoce,
d'Ancyre, de Tarse, de Césarée en Palestine, et bien
d'autres, en tout trente-sept prélats. Il profita de l'occa-
sion pour se faire administrer le baptême et voulut avoir
pour parrain l'un des plus vénérés parmi les solitaires
l'orient chrétien sous théodose 635
de Nitrie, Ammonius, celui qui s'était coupé une oreille
pour échapper à l'épiscopat '. Le saint homme fut amené
d'Egypte et joua dans les fêtes de Rufin le rôle qu'on
lui avait assigné.
Quant aux évêques, ils profitèrent de leur réunion
pour tenir concile. A cet effet ils se transportèrent à
Constantinople, dans le baptistère de Sainte-Sophie. Des
affaires qu'ils traitèrent nous n'en connaissons qu'une,
celle du siège de Bostra. Les deux prétendants étaient
présents. Théophile, s'acquittant de la commission dont
l'avait chargé le pape Sirice, soumit à l'assemblée ce fa-
meux débat. La conduite des évêques qui avaient déposé
Bagadius fut sévèrement appréciée ; quelques-uns par-
laient même de condamner leur mémoire. Mais les chefs
ne furent pas d'avis que l'on prononçât une sentence
quelconque contre des morts.
Gomment au juste fut réglée l'affaire de Bostra, c'est
ce que nous ne trouvons pas dans les quelques lignes qui
nous restent du procès-verbal 2. Du reste, ce qui fait
l'importance de cette réunion épiscopale, ce n'est ni la
cérémonie fastueuse qui en fut le prétexte ni les senten-
1 Palladius, Hist. Laus., 11 (12). Cf. p. 448, n. 3.
2 On le connaissait jusqu'ici par un extrait conservé dans un
recueil de droit canonique byzantin ; cet extrait figure dans les
collections de conciles. Depuis j'ai trouvé un autre extrait du même
protocole dans un traité (encore inédit) du diacre romain Pelage
contre la condamnation des Trois Chapitres. Cet extrait a élé pu-
blié dans les Annales de philosophie chrétienne, 1885, p. 281. C'est
là qu'il est question du pape Sirice : l'autre extrait ne le mentionne
pas.
DucHESNË. Hist. anc. de VEgl. — T. II. 40
626 CHAPITRE XVI
ces qui ont pu en émaner, c'est le témoignage qu'elle
nous donne de la pacification religieuse accomplie en
Orient. Tout le monde est d'accord ; Flavien siège au-
près de Théophile. Celui-ci, avec ses collègues d'Orient,
défère aux désirs du pape Sirice. Le schisme d'Arabie
est arrangé, celui d'Antioche réduit aux proportions
d'une dissidence locale, sans écho désormais dans les
rapports entre les grandes églises. C'est une fête de la
paix, destinée, hélas, à des lendemains fort troublés. A
peine une année sera-t-elle écoulée que Rufin, le promo-
teur de ces solennités, tombera victime d'un assassinat
politique. En 403, sa basilique sera témoin de la déposi-
tion de Chrysostome, et de cet attentat sortiront d'affreuses
discordes. Encore celles-là sont-elles destinées à s'apai-
ser. Le nom de Théodore de Mopsueste en rappelle d'au-
tres, dont l'écho retentira pendant de longs siècles. Le
concile de Rufin n-est qu'une halte sur la voie doulou-
reuse.
CHAPITRE XVII
Le christianisme, religion d'Etat.
Le paganisme après Julien. — Attitude de Valentinien et de-
Valens. — Gratien. — L'autel de la Victoire. — Réaction païenne
à Rome sous Eugène. — Théodose : les temples fermés. — Le tem-
ple de Sérapis à Alexandrie. — Conflits populaires. — Situation
des sectes chrétiennes à l'avènement de Constantin. — Lois pro-
hibitives. — Les Novatiens. — L'église catholique seule reconnue.
— Alliance de l'Église avec l'Etat. — Liberté, droit de propriété,
privilèges. — Intervention de l'Etat dans les litiges religieux,
dans la nomination ou la destitution des évêques. — Elections-
épiscopales. — For civil des évêques.
1° — La fin du -paganisme.
La dynastie constantinienne, par une singulière iro-
nie, s'était éteinte en un prince apostat et païen. Mais le
règne de Julien avait peu duré ; sa restauration de l'hel-
lénisme n'avait jeté aucune racine ; le souvenir qui en
resta fut celui d'une tentative insensée, d'une sorte de
mascarade religieuse. A part quelques hiérophantes, les
païens sérieux ne semblent pas s'y être prêtés autant
que l'eût souhaité le metteur en scène. De celui-ci ils.
gardèrent un souvenir pieux, mais sans regrets bien^.
profonds.
_ Ses procédés, en effet, ne pouvaient que jeter le- ridi-
cule, l'odieux même, sur le mélancolique mais inévitable
déclin de la vieille religion. Désormais le sort en était
jeté ; le courant était trop fort pour que l'Etat lui-même^
628 CHAPITRE XVII
avec toute sa puissance, pût le remonter. Que l'empe-
reur fût ou non favorable, le christianisme était sûr du
succès. Quand on pense qu'il ne cessait de progresser en
Afrique, malgré le scandale donatiste, que la crise
arienne, que des évêques comme Eusèbe de Nicomédie,
Etienne d'Antioche, Grégoire et Georges d'Alexandrie,
Eudoxe de Gonstantinople, ne l'empêchaient pas de con-
quérir l'Orient, on peut juger de ce que lui pouvait la
malveillance officielle et même la persécution.
Les princes chrétiens qui succédèrent à Julien, Jo-
vien, Valentinien et Valens, avaient tous fait partie de
son entourage militaire. Loin de dissimuler leur foi, ils
en avaient témoigné avec assez de vivacité pour encourir
le mécontentement du souverain, et même des disgrâces
passagères. Arrivés au pouvoir, ils fermèrent simplement
la parenthèse païenne et les choses reprirent le cours
qu'elles avaient eu au temps de Constance, toutefois avec
moins de rigueur. Les biens rendus aux temples par Ju-
lien leur furent repris au profit du domaine impérial *,
mais la liberté de chacun en matière de religion fut hau-
tement proclamée 2. Il semble que d'abord on ait laissé
tomber la prohibition absolue des sacrifices. Sur quel-
ques points seulement il y eut des mesures restrictives ;
les cérémonies nocturnes furent interdites, sauf excep-
tions cependant, car les mystères d'Eleusis, qui se célé-
1 Cod. Theod., X, 1, 8.
2 Lois rappelées dans Cod. Theod., IX, 16, 9. Cf. Ammien,
XXX, 9.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 629
braient la nuit, bénéficièrent d'une dispense K L'aruspi-
cine, sans être proscrite ni même blâmée, fut surveillée
de près, de même que les autres pratiques religieuses
auxquelles se -rattachait la divination de l'avenir, de l'ave-
nir politique, bien^entendu. Hommes nouveaux, héritiers
d'une dynastie qui avait ses racines et dont le dernier re-
présentant avait laissé des sympathies, Valentinien et
Valons sentaient vivement la nécessité de s'affermir à
leur tour et de ne pas se laisser contrecarrer par des
compétiteurs du genre de Procope. Celui-ci était jusle-
ment un parent de Julien, et non sans attaches person-
nelles avec le paganisme.
Dans l'empire d'Orient, les catholiques, chassés c!e
leurs églises, réduits à se réunir dans les lieux écartés,
enviaient aux païens la publicité de leur culte. Soit que
ceux-ci aient abusé de la facilité qu'on leur laissait ^,
soit pour d'autres causes, les deux empereurs frères fini-
rent par se montrer plus rigoureux. Les sacrifices furent
interdits de nouveau, non cependant l'acte de brûler de
l'encens sur les autels s. Gratien, d'abord, ne se Montra
pas plus sévère. Cependant on ne voit pas que, depuis la
mort de son père (375), il ait pris le titre de ponlifex ma-
ximus, que les empereurs portaient depuis Auguste et
1 Cod. Theod., IX, 16, 7, loi de 364 ; cf. pour Eleusis, Zosime,
IV, 3.
2 Le concile de Valence, en 374 (c. 3) se préoccupe encore de
chrétiens baptisés qui offrent des sacrifices ou se font taurobo-
liser.
3 Libanius, Or. pro templis.
630 CHAPITRE XV[I
que, dorénavant, personne ne porta plus. Zosime ^ ra-
cohte à ce propos une histoire d'après laquelle les ponti-
fices de Rome auraient offert à Gratien, lors de son avè
nement, une robe sacerdotale en sa qualité de chef de leur
^îollège ; il l'aurait refusée pour motif religieux. L'anec-
dote est plus que douteuse ; mais elle symbolise assez
bien l'attitude plus décidée, au point de vue personnel
d'abord, puis, plus tard, comme législateur, que prit
Oratien en ces affaires. Ce jeune prince, élevé dans une
maison honnêtement chrétienne, avait eu pour précep-
teur le célèbre Ausone, qui l'avait nourri des lettres an-
tiques et sûrement ne lui avait inculqué aucun préjugé
contre l'hellénisme. Devenu empereur, il eut avec saint
Ambroise des relations très étroites, d'où lui vint une au-
tre direction Atout prendre, cependant, c'est de sa cons-
cience et des circonstances qu'il s'inspira surtout. En dé-
pit de toutes les protestations de tolérance^ aucun des
empereurs du iv» siècle, pas plus Julien que les autres,
n'avait renoncé à l'unité religieuse. Gratien héritait de
son père l'idée que le paganisme était destiné à disparaî-
tre et que l'Etat devait y aider, sans toutefois se com-
promettre par l'emploi de moyens violents. Il continua
'd'interdire les sacrifices, mais n'alla pas plus loin, au
tmoins dans sa législation. Théodose aussi, bien que la
rsituation fût plus mûre en Orient, s'en tint là dans les
^premières années 2. A la longue la distinction longtemps
1 IV, 36. L'histoire est combinée de manière à expliquer un
calembour prophétique sur l'usurpation de Maxime.
2 Cod. Theod., XVI, 10, 7, 9.
LE CHRISTIANISME, RELIGION d'ÉTAT 631
admise entre le sacrifice et les autres actes de culte finit
par être abandonnée. Toute manifestation extérieure de
la religion païenne fut rigoureusement interdite, soit
dans les temples, soit sur les chemins et dans les pro-
priétés particulières '.
De telles mesures entraînaient, ou peu s'en faut, la
fermeture des temples. Ces édifices étaient, un peu par-
tout, l'ornement des villes. Quelques-uns, imposants par
leur grandeur et la majesté de leurs constructions, se
défendaient en outre par la terreur religieuse qu'ils
avaient inspirée pendant de longs siècles. Beaucoup con-
tenaient des œuvres d'art du plus haut prix. Qu'allaient-ils
devenir ? Le législateur semble s'être préoccupé, et cela
dès le temps de Constantin, de sauvegarder les intérêts
de l'art et de conserver leurs monuments aux cités ^ A
diverses reprises il fut prescrit de conserver lès temples,
même de les maintenir ouverts, surtout quand ils pou-
vaient être adaptés aux services publics, par exemple aux
réunions des conseils et des magistrats locaux. Du reste,
si l'ancien culte était proscrit au fond et dans ses actes
religieux, on ne songeait nullement à priver le public
des jeux ou autres réjouissances dont il avait été l'occa-
sion. En bien des endroits on continua à s'assembler
autour des temples, alors même qu'ils eurent été vidés
de leurs idoles. De la fête ancienne on supprimait ïe
1 Lois de 391 et 392; Cod. Theod., XVI, 10, 10-12.
2 Cod. Theod., XVI, 10, 8, de 382 (il est ici question d'un temple
situé en Osroéne ; je pense qu'il s'agit de la ville de Harran);
XVL 10, 15-18, de 399.
632 CHAPITRE XVII
rituel religieux, mais tout le reste était conservé, même
le sacerdoce, qui avait encore une raison d'être en ce qu'il
restait chargé de la présidence et de l'organisation des
fêtes publiques *. Il va de soi qu'en bien des endroits on
maintenait un peu plus que les rigoristes ne l'eussent
admis. Dans les localités écartées, au fond des campa-
gnes, sur les grands domaines privés, les temples, les
bois sacrés, les sources mystérieuses, conservèrent leur
prestige. La dernière victime ne fut immolée que bien
longtemps après les interdictions de Constance et de
Théodose.
Il y a lieu, du reste, surtout en ce genre âe choses,
de ne pas confondre la loi et l'application de la loi. Même
dans les grandes villes, où l'Etat était en force, il fallut
du temps pour que le paganisme, proscrit en principe,
cessât en fait de conserver une grande situation. Cons-
tance visita Rome en 357 ; il vit les temples debout et fré-
quentés suivant la tradition antique; il savait (comment
l'eùt-il ignoré?) qu'en dépit de ses lois, l'encens y fumait
et aussi le sangjdes victimes; que les frais des pompes
religieuses étaient encore supportés par l'Etat. Il n'ap-
1 Les sacerdotes ou coronati sont mentionnés, assez longtemps
encore, dans les lois impériales. Ces fonctions étaient même, comme
au temps du concile d'Elvire, recherchées par certains chrétiens
peu scrupuleux. Il fallut des lois pour les en écarter (Cod. Theod:,
XII, 1, 112). Bien que ne comportant plus l'obligation de sacrifier,
les sacerdoces avaient cependant trop de connexions avec le pa-
ganisme pour qu'il ne fût pas inconvenant de les voir exercés par
des chrétiens.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 633
prouva pas, car il était de marbre et se piquait de ne
jamais trahir ses impressions; il ne condamna pas non
plus. Julien n'eut pas à relever les autels de Rome : ils
n'avaient jamais été renversés. Ils se maintinrent sous
les princes chrétiens qui vinrent après lui. Cependant les
progrès incessants du christianisme enlevaient à l'an-
cienne religion la faveur du populaire. Plus on allait,
plus se rétrécissait le cercle des adorateurs. Tenace des
anciennes traditions, l'aristocratie s'efforçait de les main-
tenir. Ce n'était pas sans peine. Les collèges sacrés et les
sacerdoces se recrutaient avec difficulté. Certains grands
seigneurs cumulaient les fonctions divines, évidemment
parce que peu de gens étaient en situation de les occuper.
Dans ces conditions on conçoit que l'P^tat se soit demandé
s'il devait continuer à faire les frais d'un culte de moins
en moins pratiqué. Ici il y a lieu à quelques explica-
tions. Sous le régime païen, c[uand l'Etat demandait des
sacrifices, c'est lui qui en faisait les frais. Ceci, sous les
empereurs chrétiens, n'avait plus lieu : Gratien n'eut rien
à changer sur ce point. Mais les temples étaient pourvus
de dotations mobilières et immobilières, qui servaient à
payer les dépenses du culte courant. D'autre part, le
personnel, quand ses fonctions n'étaient pas gratuites
et simplement honorifiques, était rétribué par les muni-
cipalités, à Rome par l'Etat, qui, en général, avait aussi
l'administration du patrimoine des temples, et avait fini,
à la longue, par s'en considérer comme le véritable
propriétaire. La population passée au christianisme , en
tout ou en grande majorité, les municipalités avaient dû
63'i: CHAPITRE XVII
s'arranger pour liquider cette situation. Bien que nous ne
soyons pas renseignés sur les détails, il est aisé de sup-
poser que l'on n'y parvint pas partout en même temps,
ni dé la même façon, et que beaucoup d'ajDus et d'usur-
pations se produisirent. Gratien prit une mesure générale,
dont le texte ne s'est pas conservé ^ ; elle s'appliqua non
seulement aux établissements religieux qui, abandonnés
des populations, n'avaient vraiment plus de raison d'être,
mais à des institutions encore vivantes, dont on entendait
ainsi précipiter la fin. C'est alors que les grands collèges
romainS;, pontifes, vestales, quindécemvirs etjautres,
recurent le coup fatal.
Cette loi était déjà appliquée lorsque, en 382,se pro-
duisit l'incident de l'autel de la Victoire. Auguste, après
la bataille d'Actium, avait fait placer dans la salle des
séances du sénat une statue de la .Victoire rapportée
jadis de Tarente, au moment où la république romaine
s'était emparée de cette ville. Au dessous, un autel était
disposé let les sénateurs, en entrant, y jetaient quelques
grains d'encens; les serments, les vœux, quand il y avait
lieu d'en faire, étaient consacrés par la présence de la
déesse. Quand il y eut des sénateurs chrétiens, ils se
trouvèrent bientôt offusqués de cette idole. L'empereur
Constance la fit enlever ; Julien la rétablit ; après lui elle
se maintint, à la faveur de la tolérance relative qui régna
1 Souvent visée dans la discussion entre saint Ambroise et
Symmaque à propos de l'autel de la Victoire; cf. Cod. Theod., Xyl.
10, 20.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 635
SOUS Jovien et Valentinien. Mais les sénateurs chrétiens
devenaient chaque jour plus nombreux ; leurs scrupules
eurent accès auprès de Gratien, qui ordonna d'enlever de
nouveau la déesse litigieuse. Cette décision donna lieu à
un débat célèbre ; les sénateurs païens protestèrent par la
bouche de Symmaque, l'un des plus considérables d'entre
eux ; ils prétendaient être la majorité et demandaient que,
au sénat du moins, la religion romaine fût respectée.
Gratien ne reçut pas leur envoyé : il avait appris, par
une protestation des sénateurs chrétiens que lui fit tenir
le pape Damase, que Symmaque ne représentait pas les
véritables sentiments de l'assemblée. Mais Gratien mou-
rut l'année suivante (383) et Valentinien II permit à Sym-
maque de se faire entendre devant le conseil impérial.
Dans l'intervalle il avait été nommé préfet de Rome. Son
plaidoyer 1 fit grand effet. Ambroise intervint alors,
réclama communication du rapport et le discuta pied à
pied 2. Ce n'était pas seulement pour le rétablissement de
l'autel de la Victoire que réclamait le vieux Romain ; il
protestait aussi contre les lois spoliatrices qui avaient
privé les temples de leurs revenus et les prêtres de leurs
traitements ; les Vestales, en particulier, étaient défen-
dues par lui avec la plus grande chaleur. Ambroise eut
réponse à tout ; mais il faut bien avouer qu'après tant de
siècles on ressent une impression étrange en comparant
ses arguments avec ceux de Symmaque et en songeant
1 Symm. rel., 3.
2 Ambr., Ep. 17, 18.
636 CHAPITRE XVII
aux bouches qui les reproduisent de nos jours, les uns
et les autres, en un conflit semblable*.
La réclamation de Symmaque n'eut aucune suite : les
choses demeurèrent en l'état. Cette année 384, les dieux
perdirent un de leurs plus Mêles serviteurs en la per-
sonne de Vettius Agorius Praetextatus. Il était préfet du
prétoire en même temps que Symmaque était préfet de
Rome^ Un autre grand personnage païen, Nicomaque
Flavien, avait été, lui aussi (383), préfet du prétoire. De
telles situations sont propres à montrer que, si les lois se
faisaient dures au paganisme, le gouvernement ne gardait
pas rancune à ses défenseurs. En 387, Maxime envahit
l'Italie et força Valentinien II à se réfugier auprès de
Théodose. Son autorité fut reconnue à Rome pendant
quelques mois, et Symmaque, qui n'en était pas à son pre-
mier panégyrique, en prononça encore un en l'honneur du
nouveau prince. Mal lui en prit, car Théodose ne tarda
pas à rétablir son jeune collègue ; Maxime, vaincu en plu-
sieurs batailles, livré à l'empereur d'Orient, enfin exé-
cuté, ceux qui avaient pris fait et cause pour lui se trou-
vèrent grandement embarrassés. Symmaque se réfugia
dans une église ^ On lui fit grâce ; il n'eut à souffrir ni
dans sa personne, ni dans ses biens, ni dans ses dignités.
Théodose et Valentinien vinrent à Rome en 389. Flavien
1 Sur cette affaire, souvent exposée devant le public, voir sur-
tout Boissier, La fin du -paganisme, p. 267-338.
2 Voir ci-dessus, p. 459.
3 C'était une église novatienne, placée sous l'autorité du pape
novatien, Léonce (Socrate, V, 14).
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTA.T 637
et Syramaque reparurent à ses côtés; le premier rede-
vint préfet du prétoire ; quant à Symmaque, il fat désigné
pour le consulat et l'inaugura en effet, le l^r janvier 391.
Le gouvernement cherchait évidemment à se concilier
par des faveurs personnelles ce qui restait encore de
l'aristocratie païenne, de plus en plus corftrariée dans sa
tradition religieuse. Mais il avait à lutter contre des
sentiments tenaces. Le parti païen ne se résignait pas au
désétablissement du culte romain ni à la suppression de
l'autel de la Victoire. Il ne cessait d'assiéger les princes
de ses réclamations. Théodose reçut à Milan * une dépu-
tation du sénat ; quand il fut parti pour l'Orient, Valen-
tinien II, qui s'était transporté en Gaule, y fut relancé
par une autre ambassade 2. Tout cela demeura sans
effet.
Mais le 15 mai 392 Valentinien fut assassiné à Vienne,
par les soins du comte Arbogast, général trop puissant.
Le meurtrier jeta la pourpre sur les épaules d'un fonc-
1 Probablement en 389, avant son voyage à Rome. L'auteur du
De promissionibus, qui écrivait vers le milieu du v= siècle, raconte
(III, 38) que Symmaque, dans un panégyrique officiellement pro-
noncé {praeconio laudum in consistorio recitato) ayant demandé à
Théodose le rétablissement de l'autel de la Victoire, l'empereur le
fit chasser de sa présence et transporter au plus vite, à cent milles
de là, dans une charrette grossière. Ceci est, à mon avis, une
transformation légendaire de quelqu'une des démarches faites inu-
tilement par le sénat et par Symmaque auprès de Gratien, Valen-
tinien II ou Théodose.
î Sur ces instances du sénat, voir Ambr., Ep. 57. L'évéque de
Milan semble avoir craint un moment que Théodose ne faiblît.
638 CHAPITRE XVII
tionnaire de la chancellerie impériale, Eugène, qui par
le passé, avait eu quelque vogue comme professeur de
belles-lettres. Il était chrétien ; Arbogast, son patron, ne
l'était pas. Quand il vit, ce qui ne tarda guère, que Théo-
dose ne le reconnaîtrait pas, il jugea utile de s'appuyer
sur le parti païen, parti d'opposition, exaspéré par tant
d'insuccès et surtout par les lois récentes, qui venaient
de proscrire absolument tout exercice de l'ancien culte.
Justement le préfet du prétoire d'Italie était alors Nico-
maque Flavien, cousin et gendre de Symmaque, comme
lui fort zélé pour les dieux. Les grands seigneurs païens
eurent toute latitude pour réaliser leur programme. Le
rétablissement des subventions à l'ancien culte souffrit,
il est vrai, quelques difflcultés. Eugène se fit prier : il ne
lui convenait guère, vu sa qualité de chrétien, de prendre
une telle responsabilité. On finit par trouver un biais ;
les biens etrles traitements furent rendus^ non pas direc-
tement aux temples, mais aux sénateurs païens. Quant à
l'autel de la Victoire, quant à la liberté de sacrifier et de
célébrer toutes les cérémonies païennes, les vœux de
Symmaque et des siens reçurent pleine et entière satis-
faction. Symmaque, cependant, paraît * avoir accueilli
avec quelque prudence ce changement inespéré. C'est
Nicomaque Flavien qui prit le premier rôle. Jusque là,
quoique fort attaché au culte des dieux et peu tendre
aux chrétiens quand ses fonctions lui permettaient de
1 Les collecteurs de sa correspondance en ont éliminé les let-
tres de cette période.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 639
leur être désagréable *, il n'avait pas témoigné d'une dé-
votion aussi intense que Prétextât ni manifesté avec au-
tant d'insistance que Symmaque en faveur des anciennes
traditions. Maintenant on le vit déployer un zélé extrême .
Les biens des temples servirent à organiser des fêtes
solennelles', bruyantes; on porta en procession Gybèle,
la Mère des Dieux ; les cérémonies d'Isis furent repri-
ses; on sacrilia en grande pompe à Jupiter Latial; les
temples fort décriés de Vénus et de Flore se rouvrirent
à leurs cultes licencieux ; enfin, une lustration complète
de la ville, suivant l'antique rituel purificatoire, occupa
pendant trois mois les demeurants de l'ancien culte, et
agaça fort, on le pense bien, les fidèles du nouveau.
Parmi ceux-ci, quelques-uns, chagrinés d'être mal vus
de la nouvelle administration et écartés des fonctions
publiques, commençaient à se sentir des velléités d'apos-
tasie. Ce qu'Antioche avait vu sous Julien^ Rome le
subissait maintenant par les soins de son aristocratie 2,
1 Aug., Ep. 87, 8 ; cf. la loi de 377. Cod. Theod., XVI. 6, 2 {Cod.
Just., I. 6, 1). Dans la nouvelle édition du code théodosien on a
tort de contester que la loi ait été adressée à Flavien, vicaire d'A-
frique ; le sujet seul exclut la leçon Floriano vie. Asiae. Il est d'ail-
leurs clair qu'elle n'a pas été datée de Gonstantinople, où ni Gra-
tien, ni Valens, ni Valentinien II ne se trouvaient en 377. Saint
Augustin dit que Flavien fut l'homme des Donatistes (partis vestrae
homini). S'il n'y a pas erreur — et je ne le crois guère — cela si-
gnifie qu'il les favorisa, non qu'il fût lui-même donatiste. Nicoma-
que Flavien avait traduit en latin le livre de Philostrate sur
Apollonius de Tyane (Sid. ApolL. Ep., VIII, 3).
2 Sur le détail de ces événements on peut consulter 1' « Invec-
tive contre Nicomaque Flavien », Dicite qui colitis, découverte par
640 CHAPITRE XVll
Théodose troubla la fête. Il reprit, comme en 388, le
chemin de l'Italie. Arbogast et Flavien marchèrent pour
l'arrêter. A leur départ de Milan, ils avaient promis de
changer en écurie la cathédrale d'Ambroise. Ils ne
revinrent pas. Flavien, chargé de garder le passage des
Alpes Juliennes, le laissa forcer et se tua de désespoir.
Dans la bataille qui suivit, près de la rivière Froide',
Eugène fut vaincu et pris; Théodose le fit décapiter.
Arbogast se suicida, lui aussi. Les enseignes des vaincus
portaient l'image d'Hercule; encore une fois le Christ
était resté maître du champ de bataille.
Ce fut la fin. Les lois prohibitives du culte païen
furent remises en vigueur. On ne persécuta pas les per-
sonnes, pas même celles qui avaient été le plus impli-
quées dans l'usurpation et dans la réaction païenne :
Symmaque vécut longtemps encore et la famille de Ni-
comaque Flavien, sans se rallier le moins du monde à
la religion victorieuse, se maintint dans les hauts
emplois. Mais le culte fut interdit et les temples_fermés.
Il ne faut pas croire qu'on les ait livrés aux chrétiens
pour être transformés en églises. En bien des endroits
M. L. Delisle dans un célèbre manuscrit de Prudence (Paris, 8084)
et publiée par lui en 1867 dans la Bibl. de l'Ecole des Chartes. D'au-
tres éditions ont paru depuis, notamment celles de Haupt, dans
l'Hermès, t. VI, p. 354 et celle de Riese, dans VAnthologia latina
(coll. Teubner), n. 4. C'est une déclamation en vers contre la réac-
tion païenne de 394, écrite à Rome, au lendemain de la mort de
Flavien. Parmi les commentaires qui en ont été donnés, voir sur-
tout celui de De Rossi, Bull., 1868, p. 49 et suiv.
1 La rivière de Wippach, à l'est de Gorice.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 641
et très spécialement à Rome, où les deux religions fonc-
tionnèrent côte à côte pendant tout le iv^ siècle, les
chrétiens étaient suffisamment pourvus d'édifices et
n'avaient nulle envie de réclamer les temples. Ce n'est
pas avant le vii^ siècle qu'on les voit s'en approprier un^
et le changer en église : la transformation du.Panthéo»,
vers 612, est le plus ancien fait de ce genre qui se puisse
constater à Rome. Or il se place en un temps où l'Etat
ne savait plus que faire des monuments antiques. Ils ne
servaient plus à rien; le trésor public se fût épuisé à les
réparer ; ce qu'on pouvait faire de mieux pour les sauver
ou pour en tirer parti, c'était de les donner à l'Église.
Gomme tous les beaux monuments de Rome, les temples,
eurent beaucoup à soutïrir et des Goths d'Alaric et des
Vandales de Genséric, qui les dépouillèrent de leurs
ornements en métaux et autres matières précieuses;
mais ils demeurèrent debout tant qu'il leur fut donné de
résister à l'âge et aux intempéries.
Du reste la transformation des temples en églises
n'allait pas sans quelques inconvénients. L'immense
temple de Céleste à Carthage, après quelque temps de
fermeture, se trouvait envahi par les broussailles. Les
autorités permirent â l'évêque Aurelius d'y installer le
culte chrétien, si bien qu'un jour de Pâques la chaire
épiscopale fut dressée à la place même où avait été
l'idole antique. Dans la foule qui se pressait autour du
primat de Carthage se trouvait un jeune homme à
l'esprit éveillé, qui, tout en suivant les offices, regar-
DucHESNE. Hist. une. de l'Egl. — T. II. 41
642 CHAPITRE XVII
dait autour de lui. Une inscription en belles lettres de
bronze doré attira son intention. Elle se lisait sur la
façade du temple: avreliys pontifex dedicavit. C'était
comme une prophétie. Cependant on ne tarda pas
à s'apercevoir que le second Aurèle et le culte au-
quel il présidait n'étaient pas parvenus à faire oublier
l'ancienne tradition. Nombre de néophytes, mal dégrossis
de leur paganisme, combinaient dans leurs prières le
culte de la déesse tyrienne avec celui du Christ. Ce
fut la perte du vieux temple. Ordre arriva de le dé-
molir 1.
Il semble qu'en beaucoup d'endroits la fermeture des
temples se soit accomplie, comme à Rome, assez paisi-
blement. Il n'en fut pas de même en Orient, en Syrie
surtout, où certaines localités importantes demeuraient
attachées invinciblement à leurs anciens cultes, A Alexan-
drie, tout comme à Rome, il avait fallu tolérer non seu-
lement l'ouverture des temples, mais la continuation des
sacrifices. Dans les campagnes, peut-être aussi dans
certaines villes, on s'ingéniait à tourner la loi. Aux jours
traditionnels on s'assemblait devant le temple ; sans
offrir de sacrifice proprement dit, on. tuait l'animal rituel
et on le mangeait ensemble, en un festin dont le ca-
ractère religieux était indiqué par des chants en l'hon-
neur des dieux. Ainsi prétendait-on être en régie avec
la légalité. Mais celle-ci avait^ dans les rangs du popu-
1 Pseudo-Prosper, De Promissionibus, III, 38 ; Salvien, De ç/u-
bern. Dei, 8.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 643
laire chrétien, des défenseurs volontaires, peu disposés
à se payer de fictions complaisantes, et d'un zèle
enclin à dépasser toutes les bornes. Le noir essaim des
moines s'abattait sur la fête ; à coups de bâton, à coups
de poing, ils dispersaient les infidèles, puis se précipi-
taient sur le temple et le mettaient à sac. Ces choses
là se voyaient souvent aux environs d'Antioche. Les
païens se plaignaient à Kévêque et n'en étaient guère
écoutés. Libanius prit leur cause en main et composa
à ce propos, au commencement de 384, son plaidoyer
pour les temples S adressé à l'empereur Théodose. L'il-
lustre rhéteur était bien en retard. Il se figurait bonne-
ment qu'on allait s'en tenir à la prohibition des sa-
crifices et laisser subsister le reste. A la fin de sa
harangue, croyant énoncer une hypothèse absurde, il
interpelle ainsi l'empereur : a Vous auriez pu, prince,
» faire proclamer ceci : Que personne de mes sujets ne -
» croie plus aux dieux ni ne les honore; que personne
» ne leur demande quoi que ce soit, ni pour lui ni pour
)) ses enfants, si ce n'est en silence et en secret; que
» tout le monde accepte ce que j'honore (la religion
» chrétienne), prenne part à son culte, prie suivant ses
)) rites et courbe] la^tête sous la main de ceux qui y
» président^ et cela sous peine de mort ».
C'était pourtant bien ce que voulait Théodose, sauf
le recours, je ne dis pas à la peine de mort, mais à
une pénalité quelconque. En dehors de ces moyens dont
1 Ed. Richard Fœrster, Libanii opéra (Teubner), t. HT, p. 80.
64 't CHAPITRE ,XVII
on s'interdisait l'usage, l'extirpation du paganisme était
poursuivie par toutes les voies dont le gouvernement
di^sposait. Si personne ne fut touché dans sa fortune
ni même dans ses emplois, en revanche on s'en prit
vigoureusement au culte lui-même et à ses temples.
Quand la fermeture parut insuffisante, on ne recula pas
devant la démolition. La loi l'interdisait en général,
mais on procédait par rçscrits spéciaux. La même année
'OÙ Libanius écrivit son plaidoyer, le préfet du prétoire
.d'Orient, Gynegius, fut envoyé en Syrie et en Egypte
vavec la mission spéciale de fermer efficacement les
temples qui ne Pétaient pas ou ne Pétaient qu'à demi *.
Ce fut, pour Alexandrie, la fin du régime de tolérance.
Quelques années après, un conflit des plus violents éclata
•dans cette grande ville entre les païens et les chrétiens.
Le nouvel évêque, Théophile, s'était fait donner par
l'empereur un ancien édifice, déjà affecté sous Constance
au culte arien. Pour le changer en église il y fit faire
quelques travaux, qui remirent an jour divers objets du
•culte; il y avait eu là, autrefois, un temple de Bacchus
ou de Mithra ; on en retrouva les ex-votos, parmi lesquels
il y en avait de fort inconvenants. Théophile, pour faire
pièce aux païens, les fit promener dans toute la ville.
Cette exhibition déchaîna une émeute. Après une longue
bataille de rues, les païens, sous la direction d'un philo-
sophe Olympius, se réfugièrent dans le Serapeum et
s'y fortifièrent. Ce temple immense s'élevait sur une
1 Zosime, IV, 37.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 645-
colline artificielle ; on y accédait par un escalier de cent
degrés ; sur la plate-forme, outre le naos lui-même et
les portiques, s'élevaient divers édifices affectés aux ser-
vices du sanctuaire. De cette citadelle les émeutiers-
faisaient des sorties, d'où ils revenaient souvent avec-
des prisonniers ; à ceux-ci ils imposaient de renoncer
au christianisme; un certain nombre moururent ainsi,
d'un martyre inattendu. Impuissantes à réduire la ré-
bellion, les autorités locales parlementèrent ; il fut con-
venu qu'on écrirait à l'empereur. Théodose répondit. Il
pardonnait l'émeute et même les supplices infligés aux
chrétiens i, mais il prescrivait l'abolition du culte de
Sérapis. OiTlie détruisit que l'idole. Encore ne fut-il
pas aisé de trouver quelqu'un pour y porter la main.
La statue colossale du dieu occupait le fond du tem-
ple ; sur sa tête se dressait le célèbre boisseau, signe
de fertilité. En face, une fenêtre habilement ménagée
amenait à certains jours, sur ses lèvres dorées, le pre-
mier rayon du soleil levant. D'autres prodiges encore
se voyaient dans ce temple, entre tous vénéré et re-
douté. Les païens déclaraient que si l'on touchait à
Sérapis, le monde s'abîmerait à l'instant. Cependant
un soldat se risqua à lancer sa framée dans la tête du
dieu;'le charme rompu, Sérapis fut mis en pièces et
2 Le chef de la révolte, Olympius, se retira en Italie ; deux,
autres, deux lettrés, Helladius et Ammonius, prêtres païens, de-
vinrent maîtres de grammaire à Gonstantinople. L'historien So-
crate suivit leurs leçons. Helladius, sur le tard, contait volontiers
qu'au temps des troubles d'Alexandrie il avait tué. de sa main,
jusqu'à neuf chrétiens.
646 chaiHtre XVII
traîné par les rues d'Alexandrie. Le patriarche Théo-
phile recommença ses fouilles, qui le mirent de nou-
veau en possession de documents peu édifiants ; il n'était
pas homme à les garder pour lui ^ L'empereur avait
ordonné que les idoles en métal précieux fussent fondues
et que le produit en fût distribué aux pauvres : Théo-
phile eut soin d'en réserver une, particulièrement
étrange, et la plaça en bon lieu^ toujours pour agacer
les païens. Les autres temples d'Alexandrie eurent le
même sort que le Serapeum. A Ganope aussi, Sérapis
avait un sanctuaire* célèbre; il en fut délogé : une co-
lonie de Pacômiens vint installer en cet endroit le « mo-
jiastére de la Pénitence ».
En Syrie^ comme en Egypte, le paganisme se dé-
fendait, et avec plus de succès encore. A Petra, à Areo-
polis, dans l'antique Idumée, à Graza et à Raphia, dans
ia Palestine maritime, à Heliopolis, dans le Liban, la
population résistait énergiquement aux décrets de fer-
meture. On par-vint cependant à les appliquer. Même
à Gaza, Marnas, le célèbre dieu local, se vit enfermé
dans son sanctuaire ^ Dans la Syrie du nord, l'évêque
d'Apamée, Marcel, obtint des ordres de démolition. Il
réussit, non sans peine, à détruire le principal temple
de sa ville épiscopale : le vieil édifice se défendait par
sa masse et la solidité de sa construction. Quand il fut
par terre, l'évêque entreprit les autres temples de son
^Sur tout ceci, voir Rufin, H. E., II, 22 30 ; cf. Sozomène,
VII, 15 et Socrate, V, 16.
2 Jérôme, Ep. 107.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 647
ressort. Un jour, dans une localité nommée Aulon, où
s'était organisée une résistance armée, il se présenta
avec des soldats et des gladiateurs. Le combat s'en-
gagea ; les païens remarquèrent l'évêque, [qui priait à
l'écart. Ils se saisirent de lui et le brûlèrent vif. Bien
entendu, ses fidèles en firent un martyr. Les meurtriers
furent découverts, mais les évêques de la province s'op-
posèrent à toute poursuite *.
L'agonie dura encore quelque temps. Si confiné qu'il
fût dans son temple, Marnas y recevait souvent la visite
furtive de ses Gazéens fidèles. L'évêque Porphyre obtint
d'Arcadius, non sans peine, un ordre de démolition.
Dans les premières années du V® siècle, Ghrysostome
lançait les moines syriens contre les sanctuaires du
Liban. Harran, en dépit de tous les efforts, se main-
tenait païenne. Il n'est pas prouvé, que^ dans ces pays
de religions antiques, les dieux d'Aram n'aient pas con-
servé jusqu'à la conquête musulmane et plus tard encore
quelques adorateurs attardés.
».
Il m'est impossible de suivre en tous ses détails le
conflit final entre les deux religions. Trop souvent,
comme à Apamée et à Alexandrie, il eut des épisodes
sanglants. Saint Augustin parle de soixante chrétiens
massacrés à Sufès, en représailles de la destruction d'une
idole 2. En 396, trois clercs envoyés dans le Valdi Nona,
au dessus de Trente, pour initier ces montagnards au
2 Théodoret, H. E., V. 21.
t Ep. 50.
648 CHAPITRE XYII
christianisme, furent massacrés par eux ^ Les aventu-
res de saint Martin, dans sa lutte contre le paganisme
des campagnes, sont connues de tous. En Gaule et ail-
leurs, beaucoup de légendes martyrologiques, que l'on
ne parvient pas à faire cadrer avec les persécutions offi-
cielles, reposent sur des faits de ce genre, sur des que-
relles sanglantes, amenées par le zèle intempestif de
certains chrétiens et par l'attachement persistant aux
anciens cultes. Les seules victimes que l'on connaisse
sont, il est vrai, des chrétiens ; mais les chrétiens seuls
ont écrit et il est naturel qu'ils n'aient pas compté les
morts de leurs adversaires.
Quoi qu'il en soit de cette répartition et même du
nombre des vies humaines qui furent alors sacrifiées,
le paganisme finit par être extirpé. A coups de lois et
de rescrits, par le progrès naturel du christianisme ou
par la lutte violente entre les partisans de l'ancienne
religion et ceux de la nouvelle, celle-ci finit par l'empor-
ter, en droit et en fait.
2° — La 'proscription des sectes.
Le conflit entre l'ancien culte et le nouveau ne re-
présentait, pour le gouvernement impérial, qu'une par-
tie du problème religieux. Dans le christianisme lui-
même il y avait assez de variétés, de dissidences, de
2 Lettres de l'évéque Vigile de Trente à Simplicien.de Milan
et à saiQt Jean Ghrysostome (Migne, P. L., t. XII7, p. 549 ; elles
sont aussi dans les Ac{a sincera de Ruinart).
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 64^
querelles, pour exercer la patience des gouvernants et
mettre leur savoir-faire à l'épreuve.
Avec le manichéisme, qui n'avait de chrétien que
certaines formes extérieures et représentait en somme
une religion tout à fait à part, les rapports étaient fort
simples et déjà traditionnels. C'est Dioctétien qui avait
proscrit cette religion étrangère ^ et cela en un temps
où il ne persécutait pas encore le christianisme. Sa loi
terrible ne semble pas avoir été appliquée à la lettre
sous les empereurs chrétiens ^. Le manichéisme est sou-
vent réprouvé dans leur législation et plus durement
que les autres sectes ; on a connaissance de manichéens
relégués, exilés ; mais on ne voit pas que la peine de
mort, édictée par Dioctétien, leur ait jamais été appli-
quée.
Quant aux sectes chrétiennes, la loi, sous les empe-
reurs païens, ne les avait jamais distinguées de la grande
Eglise. Les édits de persécution ou de tolérance s'appli-
quaient indifféremment à toutes les variétés de chré-
tiens. Depuis Constantin il n'en est plus ainsi.
On a vu plus haut qu'en dehors du droit d'exister re-
connu aux communautés chrétiennes par les édits de
Galère, Constantin et Licinius, en dehors même des me-
sures de restitution arrêtées par ces deux derniers em-
pereurs, des privilèges, des exemptions, des faveurs, pé-
1 T. I, p. 565.
2 Le summum supplicium ne reparaît qu'une fois dans le code
théodosien (XVI, 5, 9), à propos de certaines catégories qui pa-
raissent correspondre aux € élus » manichéens. .
650 CHAPITRE XVII
cuniaires et autres, furent accordés de bonne heure aux
églises, d'abord en Occident, puis en Orient, quand Cons-
tantin y fut devenu le maître. Ce prince, bien au cou-
rant des divisions intérieures du christianisme, décida,
dès le premier moment, que ses faveurs n'iraient qu'à
la grande Eglise, reconnue par lui comme authentique
et légitime. Cette disposition se traduisit d'abord par
des actes ; elle finit par s'exprimer dans la législation :
nous là trouvons consignée dans une loi de 326 *.
Mais en dehors de cette question des privilèges, les
hérétiques avaient eu, à, l'origine, comme tous les chré-
tiens^ le droit de rétablir leurs églises et de reprendre
leurs réunions. La plus ancienne église chrétienne qui
soit encore debout, est une église marcionite, située, il
est vrai, dans un pays soumis alors àLicinius ^ En Afri-
que, Constantin essaya d'enlever leurs églises aux Do-
natistes ^ ; mais ici il s'agit d'une secte naissante et
d'édifices qui pouvaient être considérés comme détour-
nés par elle de leur affectation légitime, comme enlevés à
la véritable propriétaire, l'église catholique du lieu. Cette
nuance se révèle clairement dans une loi de 326 *, qui,
tout en autorisant les Novatiens à posséder églises et ci-
1 Cod. Theod., XVI, 5, 1. '
2 Dans le village actuel de Deir-Ali, au sud de Damas fan-
.cienne Iturée). On y lit encore, au-dessus de la porte, l'inscription
SuvaYwyn MapxiwvtffTwv xwpiTiç Aeêâéwv, xoy xupîoy xai o-wTTÏpo; 'Itio-ow
XpKTToO, Ttpovota IlayXou TtpsaP'JTlpou, toO >.x' etouç. Cette année 630
de l'ère des Séleucides correspond à l'année 318 de notre ère.
3 Ci-dessus, p. 119.
4 Cod. Theod., XVI, 5. 2.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 651
metières, fait exception pour les immeubles que la secte
aurait usurpés sur la grande Eglise au moment de sa sé-
paration. L'autorisation ici accordée aux Novatiens se
présente comme ne concernant qu'eux, comme repré-
sentant une situation spéciale, meilleure que celle des
autres sectes K Ceci concorde tout à fait avec les égards
relatifs dont le concile de Nicée usa envers ces dissi-
dents, ou plulôt envers ceux d'entre eux qui se ralliaient
à l'Eglise catholique.
Ils sont cependant nommés, avec les autres sectes,
dans un édit postérieur dé quelques années, dont Eu-
sèbe 2 nous a conservé le texte. C'est une sorte d'exhor-
tation adressée directement par l'empereur aux héréti-
ques, Novatiens, Valentiniens, Marcionites, Pauliniens,
Montanistes et autres^ pour les engager à rentrer dans
l'Eglise. On y vise une loi, expédiée aux gouverneurs de
province, d'après laquelle les assemblées religieuses
étaient interdites aux dissidents, même dans les maisons
privées ; leurs lieux de réunion leur étaient enlevés pour
être remis à l'Eglise officielle ; enfin Leurs biens de com-
munauté étaient confisqués par l'Etat. Eusèbe constate '
que ces rigueurs, renforcées par des mesures d'interne-
ment prises contre les chefs, eurent pour effet de rallier
à l'Eglise un grand nombre de dissidents.
1 « Novatianos non adeo comperinius praedamnatûs ul his
quae petiverunt crederemus minime largienda i.
3 Vita ConsL, III, 64, 65.
3 Ihid., c. 66.
653 CHAPITRE XVII
De telles lois, on ?le voit par l'éclatant exemple des-
Donatistes, n'étalent pas uniformément applicables. En.
fait les petites églises continuèrent à vivre. Les Nova-
tiens en avaient une à Gonstantinople. Au temps de-
Constance, l'évêque Macedonius, -personnage fort peu
tolérant, les força de la transporter de l'autre côté de la
Corne d'Or (Galata). Sous cet évêque, les partisans de son<
prédécesseur Paul et de Vhomoousios étaient traités en,
dissidents et plus malmenés encore que les Novatiens.
Ils suivirent ceux-ci dans les faubourgs^, fréquentèrent
leurs églises, à défaut d'autres, et peu s'en fallut qu'en-
tre eux la fusion ne s'opérât, sous le coup d'une commune-
persécution K A Gyzique aussi, l'église novatienne fut
détruite alors par les soins de l'évêque Eleusius. En Pa-
pblagonie, où ils étaient fort nombreux, les Novatiens-
eurent à souffrir du zèle dévorant de l'évêque de Cons-
tantinople : Macedojiius, usant de son crédit auprès des
autorités;, parvint à faire envoyer en ce pays une vérita-
ble expédition militaire. Les dissidents, excités sans
doute par des tracasseries antérieures, s'étaient rassem-
blés en une localité appeliée Mantineion. Les quatre nu-
meri qui marchaient contre eux ne les effrayèrent pas ;.
armés de haches et de faux, ces paysans mirent en piè-
ces les troupes impériales '.
1 Les détails recueillis par Socrate (II, 21, 38; cf. Sozomène,,
VI. 2, 3) sur les mauvais traitements dont les partisans de Paul
furent alors l'objet visent plutôt des violences privées que des
actes de l'autorité.
2 Julien fait allusion à ces faits dans sa lettre 52, où il parle
de massacres d'hérétiques arrivés sous Constance èv Sa[j.oo-âToiç xal
KuÇtxo) xa\ naçXayovi a xai Biôuvs'a xa"t ra>vaTta.
LE 'christianisme, RELIGION D'ÉTAT 653
De telles entreprises de la part des évêques officiels
supposent qu'ils avaient la loi pour eux, que l'édit relaté
par Eusèbe n'est nullement imaginaire et que les Nova-
tiens eux-mêmes n'avaient pas joui longtemps des con-
ditions exceptionnelles que Constantin leur avait accor-
dées d'abord. Ils les retrouvèrent sous les successeurs
de Constance, et, jusqu'au commencement du v« siècle,
on parait les avoir laissés tranquilles. A Constantino-
ple, à Rome, à Alexandrie et en bien d'autres endroits,
il est question d'églises novatiennes dont l'existence
n'est ni inquiétée ni dissimulée.
Les autres dissidents se maintenaient aussi, en dépit
de la législation qui leur était de moins en moins favora-
ble. Abrogées un instant sous Julien, les lois qui les con-
cernaient n'avaient pas tardé à revivre. Officiellement il
leur était interdit * de tenir des réunions de culte, et cela
à peine de confiscation de l'immeuble où l'on s'était as-
semblé. Mais le fait même que l'on était obligé à chaque
instant de réitérer cette interdiction et de rédiger de nou-
velles lois contre les sectes ^ prouve que celles-ci conti-
nuaient à vivre. Sans parler des Donatistes, qui étaient
les maîtres chez eux et auxquels on ne se hasardait pas
à parler du code, beaucoup de communautés dissidentes
se défendaient, un peu partout, par leur nombre et leur
1 Interdiction visée dans une loi de Valens et Gratien (375-378'),
Cod. Theod,, XVI, 5, 4. Suspendue un moment, à ce qu'il semBle,
elle fat rétablie par la loi du 3 août 379 {Cod. Theod., XVI, 5, 5).
2 Le titre de Haereticis, dans le code théodosien (XVI, 5), ne
contient pas moins de soixante-six lois, et ce n'est pas tout.
654 CHAPITRE XVII
influence. Quand on ne faisait pas peur aux magistrats,
on trouvait d'autres moyens pour qu'ils vous laissassent
en paix — leur vénalité jouait ici son rôle— et, à part
quelques mauvais moments, on parvenait à se tirer d'af-
faire.
Cependant, si graves et si nombreuses que pussent
être les infractions, la législation subsistait, se renouve-
lait, se précisait, en s'inspirant invariablement de ce
principe qu'il n'y a qu'une manière d'être chrétien, celle
que reconnaît l'Etat et que réglemente l'Eglise officielle.
Celle-ci seule a le droit d'exister et d'exercer le culte, le
culte collectif, le culte de communauté, que tous les
chrétiens, quelle que soit leur dénomination, considèrent
comme essentiel à leur religion, comme constituant pour
eux un devoir rigoureux. Quant aux convictions indivi-
duelles, tant qu'elles ne se manifestent ^pas par des actes
extérieurs, notamment par la participation aux réunions
interdites, l'Etat les respecte en-général. On ne voit pas
qu'il ait jamais contraint les hérétiques à abjurer. Toute-
fois, surtout quand il s'agit de sectes particulièrement
mal vues, comme les Manichéens d'abord, puis les Euno-
miens et quelques autres encore à certains moments, le
fait de leur appartenir entraine des conséquences plus ou
moins graves : inaptitude aux fonctions publiques et au
service militaire, limitation du droit de disposer de ses
biens par testament et par donation, ou d'en acquérir par
les mêmes voies, interdictions de séjour, internements.
Il faut noter aussi la proscription des livres. Ceux
d'Arius furent déclarés par Constantin assimilables au
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 655
traité de Porphyre contre les chrétiens, et, comme pour
celui-ci, il fut interdit, sous peine de mort, de les con-
server 1. La même prohibition, sous la même peine, fut
appliquée aux livres des Eunojçiens 2.
30 — L' Eglise dans l'Etat.
Mais cette religion chrétienne, à laquelle on sacrifiait
toutes les anciennes traditions de culte, cette Eglise ca-
tholique, en qui seule on consentait à reconnaître le chris-
tianisme authentique, quels étaient au juste ses rap-
ports avec l'Etat ? L'église locale en (Êiaque cité, le grou-
pement des églises dans l'ensemble de l'empire, ne
pouvait représenter, en face de l'Etat, qu'une société
privée. Telle avait été la situation au temps des lois per-
sécutrices ; telle elle demeura sous les empereurs chré-
tiens. En lui permettant de vtvre, les empereurs de 314
reconnaissaient implicitemrent que son existence était
conciliable avec le fonctionnement de l'Etat. C'était une
sorte d'approbation, au point de vue extérieur et policier^
des statuts essentiels de la communauté chrétienne. Si
l'Etat s'en fût tenu, envers l'Eglise, à la simple tolé-
rance d'un pouvoir indifférent, ses relations avec elle
fussent demeurées fort simples, analogues, par exem-
ple, à celles qu'il en\tretenait avec les communautés jui-
ves. Mais d'abord, l'Eglise, locale ou universelle, dépas-
1 Lettre de Constantin Toù; itovxipotj?, Socrate, I, 9, p. 31.
2 Cod. Theod., XVI, S, 84.
656 CHAPITRE XVII
sait déjà et dépassa de plus en plus en importance tout
ce que l'empire pouvait contenir d'associations organi-
sées. L'empereur fût demeuré païen qu'il lui eût été dif-
ficile de ne pas se préoccuper spécialement d'une société
aussi étendue; le simple exercice de son autocratie l'eût
amené à se mêler des affaires intérieures de l'Eglise. La
conversion du prince renforça cette tendance. Qui, plus
que lui, avait intérêt à savoir où était) entre tant de dis-
sidences, la véritable tradition chrétienne ? A qui, en cas
de conflits, était-il, je ne dis pas plus légitime, mais plus
tentant, de s'adresser ? N'est-ce pas les Donatistes et
les Ariens qui ont introduit Constantin dans le domaine
du droit canonique et de la théologie ? Même en dehors
de l'ordre public et du souci légitime qu'en devait avoir
un empereur quelconque, un prince chrétien n'était-il pas
conduit tout naturellement à faire en sorte que la paix
régnât parmi ses frères en Jésus-Christ et que leur di-
rection fût confiée à des pasteui^s recommandables ?
Que de motifs d'intervention dans les affaires reli-
gieuses ! Mais ce n'était pas tout. Devenu chrétien, l'em-
pereur voulut bientôt convertir aussi l'empire, et non
seulement le convertir, mais faire de la nouvelle reli-
gion ce qu'on n'avait pu faire de l'ancienne, une institu-
tion universelle et officielle, une religion d'Etat.
Un tel dessein supposait, bien entendu, que l'Etat
s'efforcerait de précipiter la disparition de l'ancien culte
païen et qu'il emploierait, sinon tous les moyens, au
moins beaucoup de zèle, pour entraver les dissidences
capables de disloquer l'Eglise. Mais il supposait aussi
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'^ÉTAT 657
que le gouvernement se mêlerait souvent des choses ec-
clésiastiques et que la grande faveur qui, de secte pros-
crite, élevait l'Eglise à la situation d'une sorte d'institu-
tion d'Etat serait payée par de notables allégeances.
L'Eglise s'y résigna. On ne voit nulle part qu'elle
ait soulevé des objections de principe. On trouvait cela
tout naturel. L'exaltation du Christ, de sa religion, de
son Eglise, de ses fidèles, c'était prédit par les pro-
phètes, annoncé dans l'Evangile, réclamé par la cons-
cience chrétienne. Autrefois on avait maudit la Baby-
lone des sept collines ; maintenant on la conquérait, on
la convertissait. Quel triomphe plus souhaitable ? Sans
doute il y avait de mauvais moments, où Babylone,
tout baptisée qu'elle fût, faisait encore sentir sa lourde
main. C'est alors que Donat disait : « Que vient faire
l'empereur dans les choses de l'Eglise ? ». C'est alors
qu'Athanase découvrait en Costyllius toutes sortes de
ressemblances avec l'Antéchrist. Mais quand les choses
allaient bien, personne ne se scandalisait de voir l'empe-
reur intervenir. Qu'il intervînt seulement dans le bon
sens, c'est tout ce qu'on lui demandait.
Ces conceptions nous paraissent simplistes, parce
que notre éducation, en ce genre de choses, s'est sin-
gulièrement raffinée. Mais au temps de Théodose per-
sonne ne pensait autrement, même ceux qui pouvaient
avoir à se plaindre de l'ingérence impériale. Tenons
pour certain que si Donat et Eunome avaient été en
faveur, ils n'eussent pas hésité à faire marquer leur
Ddchesne. Hist. anc. de l'Egl. — T. II. 42
658 ' CHAPITRE XVII
dogme de l'estampille officielle et à lui procurer l'appui
des gendarmes.
Aoix changements opérés en 311 et en 313 dans
leur situation légale, les chrétiens devaient avant tout
la liberté de leurs associations, reconnues pour ce qu'elles
étaient en réalité et affranchies des entraves que la loi
imposait aux corps moraux. Ils avaient le droit de
posséder corporativement non seulement une caisse de
communauté, mais ^aussi les immeubles qui leun ser-
vaient de siège social, c'est-à-dire les églises et leurs
dépendances, maison de l'évêque, hospices et autres éta-
blissements d'assistance, puis leurs cimetières, et même
des propriétés de rapport. Le patrimoine ecclésiastique
pouvait s'augmenter par donation et par testament.
L'Etat reconnaissait les évêques, chefs élus des commu-
nautés, comme les administrateurs de leur temporel, et
leurs directeurs religieux.
A cette liberté, reconnue de temps immémorial aux
communautés juives et dont les églises chrétiennes avaient
joui en fait, elles aussi, longtemps avant Constantin,
dans l'intervalle des persécutions, s'ajoutèrent bientôt
quelques menus privilèges, exemption de la curie ', de
la corvée, de l'impôt foncier pour les églises publiques 2,
1 Ci-dessus, p. 63. L'exemption est de 313; voir Cod. Theod.,
XVI, 2, où il en est souvent question.
2 Dans la loi de Constance {Cod. Theod., XI, 1, 1, faussement
datée de 313, plutôt de 3G0) qui mentionne cette exemption, il ne
faut pas prendre les mots ecclesias catholicas comme désignant les
églises orthodoxes par opposition aux églises non-conformistes ; il
LE CHRISTIANISME, RELIGION D^TAT 659'
de celui du chrysargyre (patente) pour les bas clercs,
qui exerçaient quelque petit commerce K
Mais ce qui est surtout important, c'est le fait que
la situation reconnue à la grande Eglise, à l'Eglise
catholique, ne l'était pas aux groupes dissidents. De
là résultait, une orthodoxie d'Etat. L'Etat était obligé
de savoir quel était, entre les partis en conflit, celui
qui représentait le christianisme authentique, celui qu'il
devait reconnaître et protéger comme tel. En théorie,
semble-t-il, il n'avait pas d'avis adonner; c'était aux
communautés chrétiennes à trancher elles-mêmes leurs;
litiges. En fait, outre que son arbitrage était parfois
invoqué, le souci de l'ordre public, même celui du bien
de l'Eglise, portait le souverain à intervenir dans ces-
querelles et à prendre, pour les réduire, toutes les me-
sures qu'il jugeait opportunes. Aussi voit-on les empe-
reurs organiser des enquêtes religieuses, assembler des
concileS;, s'intéresser de très près à leurs travaux, en
dresser le programme, s'ingérer jusque dans la rédaction
des formules et dans le choix des évêques.
Quand les litiges ne dépassaient pas le domaine de.
l'église locale, on pouvait encore les réduire par l'inter-
vention d'autorités ecclésiastiques supérieures, auxquel-
les, au besoin, le gouvernement prêtait main forte. Mais
si l'épiscopat était divisé, quel moyen de le mettre d'ac-
s'agît des églises publiques, à l'usage de toute la communauté',,
par opposition aux églises privées, oratoires domestiques, chapelles-
de monastères, etc. "•
1 Cod. Theod.. XIII, i, 11, 14 ; XVI, 2, 8, 10, 36.
/
660 CHAPITRE XVII
cord et comment prendre' parti ? S'il y avait eu, dans
PEglise du iv^ siècle, une autorité centrale, reconnue
et agissante, elle aurait offert un moyen de solution.
Mais il n'en était pas ainsi. Antioche et Alexandrie sont
en conflit; Tépiscopat égyptien soutient Athanase, Tépis-
copat oriental le combat. Comment les départager ? Faire
comme Aurélien et se mettre du côté où est l'église
romaine ? Il eût fallu pour cela qu'il y_ eût à ce sujet
une tradition, une habitude ; que l'on fût accoutumé à
voir l'église romaine intervenir en ces affaires. En fait
il y avait assez longtemps qu'on n'entendait plus parler
d'elle en Orient. Au siècle précédent, les façons autori-
taires du pape Etienne y avaient froissé beaucoup de
gens et des plus respectés. La déposition de Paul de
Samosate fut notifiée à l'église de Rome, comme à celle
d'Alexandrie, mais elle n'avait pas eu à s'en mêler. Elle
ne joua qu'un faible rôle au concile de Nicée. Athanase,
déposé par le concile de Tyr, ne parait pas avoir eu
l'idée qu'un appel à Rome pourrait rétablir ses affaires.
Ce sont ses adversaires qui, en quête d'appuis pour les
intrus d'Alexandrie, font les premières démarches auprès
du pape Jules. Encore, aussitôt qu'ils rencontrent de la
résistance, les voit-on prendre une attitude dédaigneuse
envers le pape et prétendre même le déposer. Même en
Occident on a vu quel cas les Donatistes faisaient de
l'Eglise transmarine en général et de l'église romaine en
particulier.
Il n'y avait pas là un pouvoir directeur, une expres-
sion efficace de l'unité chrétienne. La papauté, telle que
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 6ol
l'Occident la conaut plus tard, était encore à naître.
La place qu'elle n'occupait pas encore, l'Etat s'y installa
sans hésitation. La religion chrétienne devint la religioa
de l'empereur^ non seulement en ce sens qu'elle était
professée par lui, mais en ce sens qu'elle était dirigée-
par lui. Tel n'est pas le droit, telle n'est pas la théorie,.
mais tel est le fait.
L'empereur,, à la vérité, ne détermine pas lui-même-
les formules de foi ; c'est l'affaire des évoques. S'il
éprouve le besoin de faire préciser, sur quelque point,,
le langage[théologique, c'est à eux qu'il s'adresse. Qu'ils
soient réunis en conciles, plus ou moins œcuméniques^
à un ou à deux compartiments, ou qu'ils s'assemblent
sûr convocations individuelles, expédiées au choix^ c'est
toujours à lui que l'assemblée doit sa formation, de lui
qu'elle attend son programme, sa direction générale, et
surtout la sanction de ses arrêts. Si, comme Théodose,
l'empereur se méfie des formules et s'en rapporte plus
volontiers aux personnes,, c'est lui qui détermine avec
qui on doit être en communion. Et sur quoi se déter-
mine-t-il ? Sur son appréciation personnelle de la situa-
tion. Théodose est nicéen, comme tous les Occidentaux ^
appelé à gouverner l'Orient, il lui indique comme types
d'orthodoxie les évêques de Rome et d'Alexandrie. Puiâ,
prenant mieux connaissance de son monde épiscopal,
il s'aperçoit que ces autorités ne sont pas aussi décisives
qu'il le faudrait, et il en indique d'autres.
L'empereur ne s'attribue pas non plus, en théorie,
le droit de déposer un évêque. Ceci est l'afifaire de
€62 CHAPITRE XVII
l'Eglise, qui seule est en situation de savoir si tel de
ses représentants a ou non violé ses statuts intérieurs.
Dans les procès faits aux évèques et aux autres clercs
l'Etat nlntervient pas, pourvu que ces procès n'aient
rapport qu'aux obligations statutaires et n'engagent pas
le droit commun. Qu'un évêque enseigne l'hérésie, qu'un
-clerc enfreigne la loi du célibat (pourvu qu'il ne s'agisse
pas d'adultère), c'est à l'Eglise et non à l'Etat de le faire
rentrer dans le devoir et de lui appliquer ses pénalités
propres, la destitution (déposition) et l'exclusion (excom-
munication). Où l'Etat intervient, et à la sollicitation
de l'Eglise, c'est dans les conséquences que peut avoir,
>pour l'ordre public, l'exécution de la sentence ecclésias-
tique. Par mesure de police il évincera, éloignera, inter-
nera tel évêque, tel prétendant, qui lui sera signalé
-soit par ses fonctionnaires eux-mêmes, soit simplement
par l'autorité épiscopale, à la suite d'un jugement ré-
gulier.
Telle est la théorie. En pratique il est clair que le
-gouvernement trouvera sans difficulté, dans les divisions
de l'épiscopat et les faiblesses de ses membres, une
'base d'opération contre les personnes qui s'aviseraient
•de lui déplaire. Du reste, le droit commun, avec ses
■crimes de lèse-majesté et de rébellion, lui fournit, en
•certains cas, d'autres moyens d'agir. En somme un
•évêque, surtout un évêque important, qui tient à vivre
tranquille, doit se garder de contredire les dogmes offi-
■ciels et, en général, les manifestations, même religieuses,
de la volonté gouvernementale.
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 663
. Cependant il ne faudrait pas aller trop loin et as-
similer les évoques aux fonctionnaires. La « milice de
l'Eglise » se distingue toujours de la « milice du siècle »,
non seulement par la nature et la dignité de ses fonc-
tions, mais aussi par son origine. Les évêques sont et
demeurent les élus de leur église; ils s'investissent entre
eux, sans que l'Etat ait rien à y voir. En face de la hié-
rarchie des fonctionnaires, qui tous procèdent, directe-
ment ou par intermédiaire, de la volonté impériale,
s'élève la hiérarchie ecclésiastique, qui, elle, tient ses
pouvoirs de l'élection. Et cette élection demeure généra-
lement libre. 11 n'est pas interdit de supposer que, en
certains cas où le choix des personnes lui importait da-
vantage, à Antioche et à Gonstantinople, par exemple, les
suggestions du prince n'aient aidé les électeurs à se déter-
miner. Mais à Rome, à Alexandrie et ailleurs, autant que
l'on peut voir, le choix des électeurs était respecté^ Tout
au plus, en cas de doute, comme en cas d'ambiguité
dogmatique, le gouvernement intervient-il pour faire
tirer l'affaire au clair, non pour imposer un candidat.
Ce n'était pas là un mince avantage pour l'Eglise.
Chez elle seulement le droit électoral était exercé. On
peut même dire que, par ses conciles, elle présentait
quelques traces d'un gouvernement d'opinion et d'insti-
tutions représentatives. En dehors d'elle, sur le terrain
civil et politique, il n'y avait que des administrateurs
1 Sauf, bien entendu, certaines exceptions, dans les moments
de crise, comme ceux où l'on imposa les intrus Grégoire, Georges,
Félix, Lucius.
664 CHAPITRE XVII
et des administrés. Cette situation particulière, elle la
tenait de sa condition essentielle, celle de société privée,
indépendante de l'Etat une fois qu'elle s'était mise en
régie avec ses déterminations législatives. L'Etat ayant,
après épreuve, admis son existence, n'avait plus aucun
droit de s'ingérer dans son gouvernement intérieur, et
force lui était d'en respecter ce qu'il pouvait avoir de
libéral.
Ces deux sociétés qui tendaient de plus en plus à
comprendre les mêmes personnes et ne se distinguaient
plus guère que par leurs fins, ne pouvaient manquer
de multiplier leurs rapports, de s'appuyer, de s'aider
mutuellement. Un conflit entre elles faisait l'effet d'une
absurdité. Un prince égaré dans l'hérésie, un évêque re-
belle à l'autorité publique^ demeuraient choses possibles,
mais c'étaient là des accidents.
Un des plus anciens et des plus expressifs témoi-
gnages de cette entente, c'est l'institution du for épis-
copal au IV® siècle. Ici, hâtons-nous de le dire, il n'est
pas question des jugements rendus par les évêques et
leurs prêtres dans les litiges entre chrétiens. Ceci re-
monte à l'origine même du christianisme. Les membres
des primitives communautés chrétiennes, comme ceux des
communautés juives, portaient volontiers leurs procès
devant leûrs^chefs religieux. Ils continuèrent de le faire
au lye siècle et même après. Les sentences ainsi ren-
dues étaient exécutoires devant la conscience, mais ne
pouvaient être appuyées que par les moyens statutaires.
Pour que la force publique fût réclamée, il fallait que
LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT 665
le jugement fût rendu suivant la forme arbitrale, avec
compromis préalable entre les parties. Ce que j'entends
signaler ici, c'est le droit reconnu aux plaideurs, par
les empereurs chrétiens, de porter leurs litiges civils et
de traduire leurs parties devant les évéques, puis de
réclamer l'exécution sans aucun compromis préalable ^
Le recours à ce tribunal ecclésiastique n'était pas limité
aux causes entre chrétiens ; il était offert à tout le
monde, et cela en quelque état que fût le procès, quand
même il eût été débattu devant le juge séculier et que
celui-ci eût commencé à rendre sa sentence. Ce n'était
pas un tribunal d'appel ; c'était un for spécial, que l'on
considérait comme pouvant inspirer plus de confiance
que le for commun, et dont on facilitait l'accès. L'évêque
avait ainsi juridiction d'arbitre ; fort de la sentence ren-
due par lui, on pouvait en réclamer l'exécution offi-
cielle.
En somme, l'Etat admettait que la procédure épisco-
pale, plus simple, plus honnête, moins coûteuse, que celle
de ses juges à lui, offrait aux plaideurs des avantages
spéciaux, et il n'hésitait pas à les leur assurer. C'est là
un témoignage fort honorable pour l'Eglise : il est permis
de le relever après avoir remué tant de querelles et de
scandales.
Telle était, à la fin du iv^ siècle, la situation de
l'Eglise par rapport à l'Etat. Quel changement depuis
i Cod. Theod., I, 27, 1; Const. Sirm., i. ' '
6GG CHAPITRE XVII
Dioclétien ! Non seulement on ne la persécutait plus,
mais on la protégeait, on se l'était "assiniilée, elle était
devenue comme une institution publique. L'unité reli-
gieuse, tant rêvée par les hommes d'état, était devenue,
par elle, une réalité. Inutile maintenant de parler de syn-
crétisme : toutes les religions étaient désertées pour une
seule, justement celle contre laquelle on voulait jadis les
coaliser. Absorbée, dans une certaine mesure, par l'Etat
romain, l'Eglise l'absorbait de son côté, le pénétrait de
ses principes, faisait de lui l'Etat chrétien.
Mais, de ce grand changement extérieur, qu,'était-il
résulté pour le christianisme ? En quoi la tradition évan-
gélique et la vie intime de l'Eglise s'étaient-elles res-
senties de l'accession des multitudes et de la faveur sécu-
lière, c'est ce qu'il faut maintenant apprécier.
TABLE DES MATIÈRES
PAG.
Avant-propos • . . . y
■Chapitre I. — La grande persécution.
Avènement de Dioclétien : la Tétrarchie. — La per-
sécution décidée: les quatre édits. — Crise de la Tétrar-
chie : Constantin et Maxence. — Application du premier
édit en Afrique. — La terruur de 30-i. — Les canons de
Pierre d'Alexandrie. — : Débuts de Maximin. — Mort de
Galère : son édit de tolérance. — Politique religieuse de
Maximin. — Sa fin. — Licinius à Nicomédie : édits de
pacification. — Les martyrs de Palestine, d'Egypte, d'A-
frique. — Controverses littéraires : Arnobe, Hiéroclès,
Lactance.
-Chapitre IE. — Constantin, empereur chrétien. 56
Conversion de Constantin. — Mesures religieuses en
Occident. — Les païens tolérés, les chrétiens favorisés.
— Licinius et son attitude envers les chrétiens. — La
guerre de 323 : Constantin seul empereur. — Développe-
ment de sa politique religieuse. — Mesures contre les
temples et les sacrifices. — Fondations d'églises : les
Lieux Saints de Palestine. — Fondation de Constantino-
ple. — Mort de Constantin.
(Chapitre III. — Les schismes issus de la persécution ... 9^
Le pape Alarcellin et son souvenir. — Séditions ro-
maines à propos des apostats: Marcel, Eusêbe. — Conflits
égyptiens: rupture entre les évêques Pierre et Mélèce.
" — Le schisme mélétien. — Origines du schisme dona-
tiste. -^ Concile deCirta. — Mensurius et Cécilien, évê-
ques de Carthage. — Schisme contre Cécilien : Majorlu.
— Intervention de l'empereur. — Conciles de Rome et
d'Arles. — Arbitrage impérial. — Résistance des Dona-
tistes, organisition du schisme.
668 TABLE DES MATIÈRES
PAG.
Chapitre IV. — Arius et le concile de Nicée 125
Les paroisses d'Alexandrie. — Arius de Baucalis, sa
doctrine. — Conflit avec l'enseignement traditionnel. —
Déposition d'Arius et de ses adhérents. — Arius appuyé
en Syrie et à Nicomédie. — Son retour à Alexandrie : sa
Thalie. — Intervention de Constantin. — Débat sur la
Pâque. — Le concile de Nicée. — Séances impériales. —
Arius condamné à nouveau. — Règlement de l'affaire
mélétieune et de la question pascale. — Rédaction du
symbole. — Canons disciplinaires, — L' homoottsios . —
Premiers essais de réaction.
Chapitre V. — Eusèbe et Athanase 158
Eusèbe de Césarée, son érudition, ses rapports avec
Constantin. — L'homooiisios après le concile de Nicée. —
Déposition d'Eustathe d'Antioche. — Réaction contre le
symbole de Nicée, — Athanase, évoque d'Alexandrie. —
Premiers conflits avec les partisans de Mélèce et d'Arius.
— Soumission d'Arius, son rappel d'exil. — Nouvelles
intrigues contre Athanase. — Concile de Tyr. — Dépo-
sition d'Athanase. — Son premier exil. — Mort d'Arius.
— Marcel d'Ancyre, sa doctrine, sa déposition. — Ecrits
d'Eusèbe de Césarée contre Marcel.
Chapitre VI. — L'empereur Constant 192
Les héritiers de Constantin. — Retour d'Athanase. —
Intrigues eusébiennes: compétition de Pistus. — Le
pape est saisi de l'affaire alexandrine. — Intrusion de
Grégoire. — Athanase à Rome. — Les Orientaux et le
pape Jules. — Concile romain de 340. — Cassation des
sentences orientales contre Athanase et Marcel. — Cons-
tant, seul empereur en Occident. — Concile de la Dédi-
cace, à Antioche (341), — Mort d'Eusèbe de Nicomédie. —
Paul de Constàntinople. — Concile de Sardique : le
schisme oriental. — Négociations. — Condamnation de
Photin. — Athanase rappelé à Alexandrie. — Affaires
africaines. — Les Circoncellions, — Mission de Paul et
Macaire. — L'unité rétablie : concile de Gratus.
Chapitre VIL — La proscription d'Athanase 192
Assassinat de Constant. — L'usurpateur Magnence.
— Constance se rend maître de l'Occident. — Les deux
césars, Gallus et Julien. — Déposition de Photin. — Nou-
velles intrigues contre Athanase. — Le concile d'Arles.
— Le pape Libère. — Conciles de Milan et de Béziers. —
Exil de Lucifer, d'Eusèbe, de Libère, d'Hilaire, d'Hosius.
— Emeutes policières à Alexandrie. — Assaut de l'église
de Théonas : disparition d'Athanase. — Intrusion de
Georges. — Athanase dans sa retraite.
TABLE DES MATIÈRES 669
~- PAG.
Chapitre VIII. — La déroute de l'horthodoxie 272
L'église d'Antioche au temps rie l'évêque Léonce. —
Paulin ; Flavien et Diodore ; Aêce et Théophile. — Etat
des partis en 357. — La défaillance de Libère. — Formu-
laire de Sirmium, patronné par Hosius. — Anoméens
et homoiousiastes. — Protestations occidentales. — Eu-
doxe à Antioche : triomphe d'Aêce. — Basile d'Ancyre et
la réaction homoiousiaste. — Retour du pape Libère.
— Succès et violences de Basile; il est battu par le parti
avancé. — Formule de 359. — Conciles de Rimini et de
Séleucie. — Acace de Césarée. — Dénouement à Gons-
tantinople : prévarication générale. — Désespoir d'Hi-
laire. — Le concile de 360. — Eudoxe, évêque de Cons-
tantinople. — Mélèce et Euzoius à Antioche. — Julien
proclamé auguste. — Mort de Constance.
Chapitre IX. — Julien et la réaction païenne 313^
Le paganisme sous les princes constantiniens. — Pros-
cription des sacrifices. — Déclin des anciennes religions.
— La jeunesse de Julien. — Son évolution religieuse. —
Devenu empereur il se déclare païen. — Revanche de la
religion vaincue. — Massacre de Georges d'Alexandrie.
— Littérature de Julien, sa piété, sa tentative de ré-
former le paganisme. — Son attitude envers les chré-
tiens. — Rappel des évêques exilés. — Retrait des privi-
lèges, interdiction d'enseigner. — Conflits et violences.
— Reconstruction du temple de Jérusalem. — Julien et
les gens d'Antioche. — Sa mort.
Chapitre X. — Après Rimini 337
Les conciles de Paris et d'Alexandrie. — Réhabilita-
tion des faillis. — Lucifer, Eusèbe, Apollinaire. —
Schisme d'Antioche, Mélèce et Paulin. — Athanase exMé
sous Julien. — Ses rapports avec Jovien. — Les « Aca-
ciens » acceptent le symbole de Nicée. — Valentinien et
Valens. — Politique religieuse de Valentinien. — Oppo-
sition de droite : Lucifer et ses amis. — Opposition de
gauche : Auxence de Milan et les évêques danubiens. —
Valens et la formule de Rimini. — Négociations entre
les homoiousiastes et le pape Libère. — La question du
Saint-Esprit: le. parti macédonien. — Les Anoméens:
Aèce et Eunome. — Conflits entre eux et l'arianisme of-
ficiel. — L'historien Philostorge.
Chapitre XI. — Basile de Césarée 377
Etat des partis dans l'est de l'Asie-Mineure. — Jeu-
nesse de Basile et de Grégoire de Nazianze. — Eustathe
maître en ascétisme, puis évêque de Sébaste. — Basile
solitaire, puis prêtre et évêque de Césarée. — La politi-
670 ÏABLK DKS MAT[ÈRES
PAG.
que religieuse de Valens. — Mort d'Athanase : Pierre et
Lucius. — Valens à Césarée. — Basile et Eustathe. —
Basile négocie avec Rome. — Sa rujjture avec Eustathe.
— Tracasseries arienaes. — Dorothée à Rome. —Affaires
d'Antioche. — Paulin reconnu par Rome. — Vitalis. —
L'hérésie d'Apollinaire. — Eustathe passe aux Pneuma-
tomaques. — Dorothée retourne à Rome. — Evolution
des Marcelliens. — Les Goths. — Mort de l'empereur
Valens.
Chapitre XII. — Grégoire de Nazianze 418
Gratien et Théodose. — Retour des évèques exilés. —
Mort de Basile Les Orientaux acceptent les conditions
de Rome. — Attitmle de Théodose. — Situation à Cons-
tantinople. — Grégoire de Nazianze et son église Anas-
tasis. — Conflits avec les ariens. — Opposition alexan-
drine : Maxime le Cynique. — Grégoire â Sainte-Sophie.
— Second concile œcuménique (381). — Obstination des
Macédoniens. — Installation de Grégoire. — Mort de
Mélèce : difficultés pour sa succession. — Démission de
Grégoire. — Nectaire. — Les canons. — Hostilité contre
, Alexandrie. — Flavlen élu à Antioche. — Protestations
de saint Ambrolse. — Concile romain de 382. — Lettre
des Orientaux.
Chapitre XIII. — Le pape Damase 447
L'Oocldent et l'église romaine avant l'empereur Cons-
tance. — Exils d'évêques. — L'intrusion de Félix. —
L'élection pontificale de 366 : Damase et Ursinus. —
Emeutes romaines. — Acharnement d'Urslnus contre
Damase. — Les sectes à Rome. — Damase et le bras sé-
culier. — Les conciles contre les ariens. — Ambrolse
évêque de Milan. — Nouvelles Intrigues contre Damase :
Isaac lui fuit un procès criminel, — Concile romain de
378. — Rescrit de Gratien à Aquillnus. — Concile d'Aqui-
lée. — Concile romain de 382. — Jérôme et ses débuts:
son séjour au désert syrien. — Ses ra])ports avec le jDape
Damase. — Son succès à Rome : Paule et Marcelle. —
Les inscriptions damasiennes et le culte des martyrs. —
Sirice succède à Damase. — Départ de Jérôme pour la
Palestine,
Chapitre XIY. — Les Moines d'Orient 485
L'Egypte, patrie des moines. — Antoine et les ana-
chorètes. — Les moines de Nitrie. — Pacôme et le céno-
bitisme. — Schnoudl. — Les vertus monacales. — Pèle-
rinages aux solitaires d'Egypte. — Moines de Palestine:
Hilarion, Epiphane, le Siuaï, Jérusalem. — Moines de
Syrie et d« Mésopotamie. — Le monachisme en Asie-
TABLE DES MATIERES 671
PAO.
Mineure : Eustathe et saint Basile. — Attitude de l'E-
glise et du gouvernement.
Chapitre XV. — L'Occident aa temps de saint Ambroise. . 523
Saint Hilaire et ses écrits. — Saint Martin de Tours.
— Concile de Valence. — Priscillien et son ascèse. —
Conflits espagnols : concile de Saragosse. — Attitude de
Damase, d'AmLroise et de Gratien. — Maxime en Gaule :
le i^rocês de Trêves. — Les Ithaciens. — Réaction sous
Valentinien II : le schisme de Félix, le rhéteur Pacatus.
— Le Priscillianisme en Galice. — Concile de Tolède :
dissensions dans l'épiscopat espagnol. — La doctrine
priscillianiste. — Saint Ambroise et la cour de Justine.
— Ambroise et Théodose. — Le pape Sirice. — Jovinien
et saint Jérôme.
Chapitre XVI. — L'Orient chrétien sous Théodose .... 566
Etablissements chrétiens au nord du Danube. — Ulflla
et la coQversion des Goths. — Les sectes. — La convo-
^cation de 383. — Divisions chez les ariens et les euno-
miens. — Les Novatiens. — Sectes enthousiastes : les
Messaliens. — Amphilochius, évêque d'Iconium. — Gré-
goire de Nysse. — Grégoire de Nazianze. — Epiphane et
les hérétiques. — Apollinairp, sa doctrine, sa propa-
gande. — Diodore de Tarse. — Flavien et Chrysostome.
— Le schisme d'Antioche : concile deCésarée. — Eusèbe
de Samosate. — Edesse et ses légendes : saint Ephrem.
— La Palestine. — Cyrille de Jérusalem. — Le pèleri-
nage : visite de Grégoire de Nysse. — Rufln et Jérôme.
— L'Arabie : le culte de-Marie. — Titus de Bostra et ses
successeurs. — Le concile de 394.
Chapitre XVIL — Le christianisme, rehgion d'Etat .... 6^27
Le paganisme après Julien. — Attitude de Valenti-
nien et de Valens. — Gratien. — L'autel de la Victoire.
— Réaction païenne à Rome sous Eugène. — Théodose :
les temples fermés. — Le temple de Sérapis à Alexan-
drie. — Conflits populaires — Situation des sectes chré-
tiennes à l'avène*nent de Constantin. — Lois prohibi-
tives. — Les Novatiens. — L'Eglise catholique seule
reconnue. — Alliance de l'Eglise avec l'Etat. — Liberté,
droit de propriété, privilèges. — Intervention de l'Etat
dans les litiges religieux, dans la nomination ou la des-
titution des évêques. — Elections épiscopales. — For
civil des évêques.
Imprimerie Générale de Châtillon sur Seine. — EUVRARD PICHAT.
REIMPRIMATUR
P. Fr. Albertus Lepidi Ord. Praed.
S. P. A. Magister.
REIMPRIMATUR
JosEPHXJS Geppetelli Patr. Constant.
Vicesgerens.