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HISTOIRE APOLOGETIQUE
DE
LA PAPAUTE
L'a.\j.teu.r se réser-ve le droit de traduction et de
reproduction, à. l'étranger.
•^1
c
HISTOIRE APOLOGÉTIQUE
DE
LA PAPAUTÉ
DEPUIS SAINT PIERRE JUSQU'A PIE IX
PAR
M''" FEVRE
Protonotaire apostoliqiae
Au moyeD âge, la barque de saint Pierre
portait les destinées de l'humanité.
(Herdkr, Idées sur l'histoire.)
TOME IV
LES PAPES ET LA CONSTITUTION DU MOYEN AGE
PARIS
LOUIS VIVES, LIBRAIRE-ÉDITEUR
13, RUE DELAMBRE, 13
1879 ,
THE INSTITUTE OF HEDIAEVAL STUOIES
10 ELMSLEY PLACE
TOROr^TO 5, CAîMDA,
373^
10.3
.F4
HISTOIRE APOLOGÉTIQUE
DE
LA PAPAUTE.
v^AA'*v^»v^..v'«^A,'.n,vvly\<^A,^A,•J^ArvV\*v\.vvvv<vv"y^,'/v'^A('yv^AAa■>A'b^''.A/vv^/^^^
INTRODUCTION.
Comment faut-il juger le moyen âge ? — C'est là une ques-
tion qui s'impose, parmi nous, à tout être pensant^ mais qui
reçoit, de la foule, des solutions si opposées, pour des motifs si
contraires, qu'il est difficile de croire sérieusement à cette di-
versité, encore moins de souscrire à cette opposition. Pour
l'aveugle multitude, moyen âge est synonyme d'ignorance,
d'anarchie et de barbarie ; pour le libre penseur, quelles que
puissent être l'évolution de sa liberté et la qualité de sa pensée,
le moyen âge est un temps de dictature ecclésiastique et pon-
tificale, utile, sans doute, pour discipliner les barbares, mais
contradictoire aux principes de la civilisation moderne; pour
les érudits, c'est une période où les uns voient tout en beau,
les autres tout en laid ; dont les éclectiques, en analysant les
trois éléments qui la constituent, veulent rendre une exacte
justice ; d'où les poètes tirent des chansons de geste et des bal-
lades : Tôt capita, tôt sensus.
IV. 1
\
â HISTOIRE DE LA PAPAlJTJi.
A notre humble avis, dans l'appréciation scientifique du
moyen âge, on peut étudier séparément l'apport des Romains
dégénérés et des barbares vainqueurs de Rome ; mais on ne
peut attribuer qu'à l'influence décisive de l'Eglise la direction
du progrès social, qui commence aux invasions et resplendit
au treizième siècle. Le moyen âge se caractérise par la supré-
matie dogmatique, morale et sociale de la Papauté. Et si le
moyen âge excite tant d'oppositions plus ou moins réfléchies,
nous croyons ces oppositions inspirées surtout par la haine du
Saint-Siège. A nous donc, défenseurs de la Chaire apostolique,
à nous de constater le vrai caractère de cette époque si con-
testée, à nous d'en synthétiser tous les éléments^ avec la double
obhgation de rendre hommage à ses gloires et bonne justice à
ses détracteurs.
Nos prédécesseurs dans la lice de l'apologie ont fait honneur
à ce devoir de deux manières : les uns, en répondant par la
critique aux allégations fausses d'un Yoltaire , d'un Gibbon,
d'un Guizot, d'un Thierry; les autres, en exposant avec détail
les faits de l'histoire. Nous n'avons garde de les contredire ;
mais nous pensons qu'au-dessus des faits et des critiques, il y
avait avantage à étudier, dans son ensemble, la constitution
pontificale du moyen âge. Le moyen âge présente la solution
gouvernementale des choses humaines et rien n'est plus facile
que de déduire, de sa constitution, une théorie catholique des
rapports de l'Eglise et de l'Etat. On nous accuse de vouloir res-
susciter le moyen âge : nous ne voulons pas nier que l'Eglise
n'ait posé alors des principes dont elle détermina dans une
certaine mesure l'application, et le rôle de l'apologiste nous
paraît, ici, aussi nécessaire que péremptoire. Mais, pour ceux
qui nous accusent, nous voulons leur rappeler qu'en s'inscri-
vant en faux contre le moyen âge, en répudiant les principes
sociaux de la sainte Eghse, ils ne peuvent pas reculer devant
l'obligation de formuler autrement ces principes. Il ne suffit
pas de déclamer contre les ténèbres et la barbarie du moyen
âge ; ils faut dire ce que vous apportez pour éclairer et gou-
verner, diriger et consoler le genre humain. Je vois bien que
INTRODUCTION. 3
VOUS rejetez de votre société la religion et l'Eglise; mais je
crois voir aussi que vous tombez dans l'hérésie, dans le schisme,
dans la révolution; je m'aperçois que vous sacrifiez la vérité
civile, politique et rehgieuse ; je sais d'ores et déjà que vous
avez perdu la liberté et l'ordre, que vous flottez entre l'anar-
chie et le césarisme, et, tandis que vous reprochez au Saint-
Siège d'avoir, par la religion, civilisé l'Europe d'une manière
telle quelle, j'entends dire que la civihsation est menacée de
périr entre vos mains.
Cette question n'admet pas d'autre alternative et ne permet
pas de déclinatoire.
Nous avons donc pensé que, dans l'état présent du monde,
c'était chose importante de montrer : 1° Comment l'Eglise a
enseigné Fignorance et assisté la misère du moyen âge ; S*^ Com-
ment elle a réglé la condition de la propriété et déterminé l'état
général des terres; 3° Comment elle a établi la situation indivi-
duelle, domestique et civile de l'homme ; 4° Comment elle a
formé la constitution du pouvoir politique et des rapports in-
ternationaux ; 5° Gomment elle a défendu, au dedans contre les
passions, au dehors contre l'invasion^ la société qu'elle avait
fondée. En joignant à ces grandes questions quelques questions
secondaires nous avons esquissé, dans son ensemble, la con-
stitution sociale du moyen âge ; et en étudiant ces questions
dans leurs rapports avec le Saint-Siège, nous avons présenté
en bloc l'apologie de tous les Papes qui ont gouverné l'Eglise
et le monde depuis saint Léon le Grand jusqu'à Léon X.
Un travail comme celui que nous présentons au public n'avait
pas encore été fait, au moins tel que nous l'avons conçu ; à rai-
son des difficultés de l'entreprise nous réclamons indulgence
pour l'inexpérience de l'ouvrier ; de plus, à cause de la nou-
veauté, no-us croyons devoir justifier notre point de vue et mo-
tiver l'importance que croit pouvoir y attacher notre foi.
L L'homme cherche vainement à s'isoler, à se créer une
chimérique indépendance. De même que, sous la main du créa-
teur, notre planète obéit aux lois de la gravitation universelle,
de même chacun de nous vit en face de Dieu, qui lui a donné
i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
l'existence, au milieu de millions d'êtres auxquels le rattache
son sort. En ouvrant les yeux à la lumière, l'enfant trouve une
famille constituée qui protège sa faiblesse et lui départ le
bienfait de l'éducation. A peine adulte, il est saisi par l'engre-
nage social, obligé de gagner son pain, de conquérir sa place
dans la vie, de soutenir ses parents qui faiblissent et de fonder
lui-même une nouvelle famille. Cet homme a d'ailleurs une
grande famille qu'on appelle une nation ; il a une patrie, et,
dans cette patrie, un gouvernement, des magistrats, une armée,
qui le protègent et le défendent, lui demandent en retour res-
pect, soumission et dévouement. Enfin, si cet homme lève les
yeux vers le ciel, et si, cherchant au-delà de cette courte vie,
le secret de sa destinée, il interroge ceux qui doivent le diriger,
il apprend d'eux qu'il doit conquérir, par la vertu, la couronne
d'une félicité sans terme.
En naissant, chacun fait partie d'une famille, d'une patrie,
d'une religion, et est soumis à la triple autorité d'un père, d'un
Etal et d'une Eglise; il en reçoit ses pensées avant de penser
lui-même, et ils ont droit à sa reconnaissance et à son respect,
avant qu'il ait le droit de les discuter. Ces trois vies, domestique,
civile et religieuse, se pénètrent si intimement qu'il est impos-
sible de les séparer. La famille ne subsiste qu'en se conformant
aux lois de l'Etat et de la religion, lois qui ne sauraient se con-
tredire sans jeter le trouble dans les âmes. L'Etat est chargé de
protéger la légitime expansion de la vie sociale et de la vie reli-
gieuse, en même temps que de veiller à l'ordre, au bien-être
et à la sûreté du pays. Enfin la rehgion, dominant tout le reste
au nom de Dieu, enseigne à chacun ses devoirs, et trace, au
nom de l'éternelle Justice, le chemin du vrai bonheur.
Jusqu'ici tout semble réguHer, harmonieux, pacifique, et
pourtant le monde n'est qu'une arène, où il faut défendre sa
vie dans tous ses légitimes développements. Toute âme est
partagée entre le juste désir de fonder une famille et un patri-
moine, et la passion de l'orgueil, de l'or ou de la volupté qui la
pousse à envahir le patrimoine ou la famille d'autrui. En face
du désir de prendre part à la direction des affaires de son pays,
INTRODUCTION. o
se place cette indomptable passion qui porte les hommes d'élite
à dominer les autres, à en faire le marchepied de leur puis-
sance. Enfm si l'homme veut aller librement à Dieu, un orgueil-
leux instinct le pousse violemment à^se faire un Dieu à son
image et à intervertir la vérité. C'est à combattre ou à défendre
les lois religieuses, sociales et politiques, que se consume la
vie des hommes et des peuples. En principe, une parfaite unité
règne dans ce vaste tableau. En fait, ce n'est pas l'accord pai-
sible des forces se développant avec harmonie ; c'est l'intérêt
dramatique d'un champ de bataille, où le bien et le mal se
prennent corps à corps.
Le premier ennemi à vaincre, pour le salut, même temporel,
de l'homme, ce sont ses passions ; une autre force, qu'il s'agit
de modérer, de contenir, au besoin de réprimer, c'est la force
de l'Etat. La religion est donc nécessaire à l'homme pour le dé-
fendre contre lui-même. Que sera-ce quand il s'agira de le
défendre contre les autres? Quoi de plus effrayant que la fai-
blesse d'un être isolé, ballotté comme un brin de paille, par le
flot des multitudes. L'enfant est pétri comme une cire molle
par ses parents et par ses maîtres; la femme vit sous la loi de
son époux ; enfm, vivant au jour le jour de son travail, l'im-
mense majorité des hommes subit l'influence, sinon la domi-
nation, d'une poignée de privilégiés, qui possèdent la force, la
richesse, FinteUigence. Où trouver un point d'appui contre ces
inégalités criantes, mais inévitables, qui permettent au plus fort
d'abuser de notre infériorité? et dans cette mêlée, où chacun
est tenté d'opprimer son voisin, comment faire que l'Etat, en
qui se résume la puissance matérielle et intellectuelle du pays,
n'abuse pas lui-même de son pouvoir, et n'emploie pas à se
satisfaire lui-même, à étouffer la justice et la vérité, l'énergie
qui ne devrait servir qu'à protéger le droit des familles et la
dignité des consciences ?
Manifestement, le salut de l'homme est dans la religion ; son
meilleur bouclier, c'est l'Eglise.
Le grand drame de l'histoire repose donc sur le dualisme de
TEghse et de l'Etat ; les progrès ou les reculs, les joies ou les
6 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
tristesses de l'humanité dépendent, pour une grande part, des
envahissements de l'Elat sur l'Eglise, et de la force de résis-
tance qu'oppose l'Eglise aux empiétements de l'Etat.
Depuis le déluge jusqu'à nos jours, et d'un pôle à l'autre,
l'Etat existe, mais hérissé d'imperfections. Il est à la fois néces-
saire et défectueux, sous l'empire des passions qui condamnent
les hommes à être gouvernés et à l'être par des hommes sem-
blables à eux. De là cette triste mais inexorable loi, que le pou-
voir est d'autant plus défectueux qu'il devient plus nécessaire,
et que sa puissance et ses abus se développent en proportion
de nos vices.
Si je me transporte aux temps qui ont précédé l'avènement
du Sauveur, je vois la perle des traditions amener partout le
despotisme, et je trouve, dans Rome impériale, l'aboutisse-
ment des destinées du genre humain laissé à ses propres forces.
Rome, en effet, n'était pas seulement une création latine, c'é-
tait le résumé de quatre mille ans de travaux et de civilisation.
(Ti'âce à la division des langues, l'expérience, faite d'abord au
pied de la Tour de Babel, s'était renouvelée, d'un pôle à l'autre,
sous cent formes diverses, et, après avoir librement exploré le
monde, approfondi les sciences, multiplié les ressources et les
découvertes, ces cent peuples séparés étaient venus remettre
en commun , le fruit de leur labeur et l'abondance de leur
fortune.
Que manquait-il à cette puissante confédération de peuples
pour assurer au monde, paix, unité, grandeur? Aux antiques
Phéniciens, Rome n'avait-elle pas pris leurs vaisseaux et le do-
maine des mers, à la Grèce ses œuvres inimitables de sagesse,
d'art et de poésie, à l'Asie ses trésors fameux, à l'Egypte ses
fertiles moissons et ses papyrus séculaires? Le moment sem-
blait venu de tirer parti de tous ces éléments, de revoir, de
coordonner les lois de Moïse, de'Minos, de Lycurgue, de Selon,
^ de Numa ; le genre humain n'avait plus qu'à recueillir ses sou-
venirs, ses lumières éparscs, qu'à prendre enfm possession de
lui-même, après une si longue épreuve.
En débit de quelques adorateurs intéressés, chacun sait pour-
INTRODUCTION. 7
tant que cet empire, légataire de tous les peuples anciens, n'a-
boutit qu'à une lâche corruption et à la plus hideuse tyrannie.
Plus de travail libre ni de propriété honnête, le nombre des
esclaves croissant chaque jour et leur sort aggravé sans mesure,
le divorce et l'infanticide impunis, les femmes disputant aux
hommes la célébrité du vice, la vie et la fortune du citoyen à la
merci des délateurs et des proconsuls, et, pour digne couron-
nement d'un tel édifice, le pouvoir absolu, corrupteur, féroce,
d'un Tibère, d'un Néron, d'un Caligula ; voilà, en somme, la
société constituée en dehors de l'Eglise, avec toutes les forces
du pouvoir, tous les avantages de l'unité, toutes les gloires de
la jurisprudence, toute la sagesse de la philosophie.
C'est en vain que les courtisans du césarisme essaient de
broder sur ces horreurs je ne sais quelle théorie de progrès
indéfini et d'avancement continu. Les morts se lèvent pour les
démentir : car les morts ont agi, les morts ont écrit ; ils ont
laissé leurs ustensiles à nos musées, leurs livres à nos biblio-
thèques, et d'une voix unanime crient à la décadence. A bout
de ressources, l'esprit humain se consume en regrets stériles du
passé, en plaintes amères contre la civilisation. A entendre
Salluste, Tacite, Juvénal, l'opulence avait toujours fatalement
conduit les peuples à la mollesse, à la dépravation, à la ruine.
La richesse, les lumières, les arts, le pouvoir, les succès, la
grandeur n'étaient plus que des présents imprégaés de poison.
Et, ce qui est pire, cette décadence condamnait à descendre tous
les sentiers de la honte, sans trouver aux vices aucun remède, à
la ruine définitive, aucun obstacle qui put permettre l'espérance.
L'individu, réduit à des aspirations isolées, à de vagues pro-
testations, n'avait plus de croyances, plus de lois morales, plus
de sacerdoce, plus de lien pour la conscience et la foi ; ce qui
restait de. vertus naturelles était écrasé, broyé par les rouages
de la machine gouvernementale, d'autant mieux perfectionnée
que la société était plus impuissante, d'autant plus centralisée
que les consciences étaient plus amollies, d'autant plus violente
et arbitraire qu'elle était le point de mire et la pâture de toutes
les convoitises.
8 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Le pouvoir était renfermé dans sa force matérielle et la force
matérielle est aussi incapable de produire le moindre bien que
de formuler la moindre vérité. Pour échapper aux étreintes du
despotisme, les peuples cherchaient un faux affranchissement
dans la licence, qui ne faisait qu'accroître leur indignité et
aggraver leur servitude. La religion du serment n'était plus
qu'un jeu d'hypocrisie. Malgré les précautions d'une police raf-
finée et d'une justice impitoyable, ceux qui, la veille, ado-
raient César et lui juraient fidélité, se donnaient le lendemain la
satisfaction de l'assassiner pour le remplacer par un maître pire.
Le mariage, placé jadis sous la protection des dieux, fut ré-
duit à un contrat précaire, résultat de convenances passa-
gères, que le moindre accident pouvait détruire. La femme
chercha son émancipation dans le divorce et dans la stérilité ;
malgré les primes données par l'Etat aux familles nombreuses,
la population, tarie dans sa source, se restreignit peu à peu aux
proportions fixées par l'égoïsme. Les esclaves, dont la servitude
était consacrée par les philosophes, déclarée nécessaire par les
législateurs, se révoltaient contre la loi du travail. Fugitifs per-
dus dans les forêts ou réunis en bandes formidables, ils exer-
çaient sur les populations libres de terribles représailles et
contraignaient eux-mêmes les légions à les exterminer.
Au milieu de cette corruption générale, le pouvoir, obsédé
par le vide qu'il faisait autour de lui, n'était plus qu'un monstre
affamé ; il se hâtait d'arracher tout bien de sa racine et de dé-
vorer, jusque dans les pays les plus lointains, tout ce que la
vertu produisait encore d'hommes valides, de femmes hon-
nêtes et de solides richesses. On croit qu'il n'est tombé q;ue
par défaut de forces ; la vérité est que les moyens matériels lui
manquaient peut-être moins qu'aujourd'hui. Sans rien changer
à sa nature, les découvertes modernes n'auraient été entre ses
mains que les instruments d'une plus affreuse tyrannie. La
presse lui eût permis de livrer toutes les intelligences aux
mensonges et aux flatteries de journalistes mercenaires; la
vapeur et l'électricité, d'atteindre jusqu'aux extrémités du
monde les suspects dénoncés à sa vengeance; les canons
INTRODUCTION. 9
rayés, de frapper jusqu'au fond de la Germanie, le dernier
refuge de la dignité humaine ; le crédit, de pomper jusqu'à la
dernière obole les épargnes de la prudence et de manger par
avance les moissons à venir. Rome eût été plus grande, lo
Colysée plus gigantesque, les bêtes féroces et les victimes plus
nombreuses, les prétoriens plus avides, le luxe plus éclatant ;
mais la décadence n'eût été que plus prompte, le pouvoir et la
société n'eussent commis que plus de crimes, la ruine n'eût été
que plus irrémédiable.
En face d'une telle déroute, que pouvaient les âmes géné-
reuses qui résistaient encore au torrent, qui ne s'étaient pas
résignées à servir les passions du maître, à condition qu'il ser-
vît les leurs, et qui n'avaient pas courbé la tête sous le joug de
l'infamie. Quel arbitre invoquer, quel concert former contre cet
absolutisme qui se donnait lui-même pour justice incarnée,
qui avait pour le prouver la raison du plus fort et qui renais-
sait de toutes les séditions avec un accroissement de dureté et
une aggravation d'impudence ?
Jadis, dans des contrées séparées par les montagnes et par
les mers, sous la garde de la pauvreté et de la simplicité primi-
tives, les anciennes religions avaient pu, quoique imparfaites,
préserver, avec la foi des peuples, la propriété, la famille et
l'indépendance nationale. Aujourd'hui, que tout était confondu
il n'y avait de salut possible que dans la vérité rendue aux
hommes par Dieu. Si, au contraire. Dieu abandonnait les
hommes en cette malheureuse extrémité, il n'y avait plus,
comme le crurent Caton et Thraséas, qu'à s'ouvrir les veines
en maudissant la loi aveugle qui régit ce triste monde.
II. La lumière et la grâce du salut avaient été rendues au
monde par Jésus-Christ; pendant qu'Auguste ordonnait le
recensement de son empire, la bénignité du Sauveur paraissait
à Bethléem; pendant que Tibère jouissait, à Caprée, des hon-
neurs divins et de toutes les ordures humaines, le Christ était
crucifié sur le Calvaire. Contradiction vivante de tous les vices,
Jésus les terrassa en s'olirant à leur vengeance. Sur lui s as-
souvirent la haine des grands et les colères de la populace, Ja
iO irisToiiir: de la papauté.
jalousie des prêtres, rambition d'IIérode et jusqu'à la lâcheté
de Pilate; si bien que, dans la passion divine, toutes les pas-
sions humaines retrouvent leur œuvre : la croix en fut le ré-
sumé et l'expiation, le triomphe et la défaite.
En Jésus-Christ, la force du droit, que l'on croyait morte,
venait de ressusciter; elle avait puisé, dans l'immolation du
Golgotha, une vie nouvelle et désormais impérissable; elle
allait opposer au mal armée contre armée. En s'affirmant par
l'abnégation, le droit redevenait assez fort pour résister au
fait, pour le vaincre, et, en exerçant un charme surhumain, les
plus vertueux devaient, à la longue, dompter les esclaves du
vice. C'était l'un des moyens efficaces pour réaliser ici-bas le
triomphe de la vérité.
Ceux qui ne croient pas que la raison puisse résister à la
vertu, expliquent les persécutions par je ne sais quel contraste
entre le christianisme et l'empire. Nous n'admettons pas cette
exphcation. La vérité peut tolérer Terreur et même, de cette com-
paraison, tirer im nouvel éclat ;[mais l'erreur 'ne peut souffrir la
vérité, dont elle n'est que la falsification et la trahison. Le bien
peut supporter le mal, qui ne fait souvent qu'ajouter à ses mé-
rites ; mais le mal ne saurait supporter le bien, qui est sa con-
damnation humiliante. Parce qu'il proscrivait tous les vices,
les Juifs avaient dénoncé à César et crucifié Celui en qui s'in-
carnaient leurs traditions religieuses et nationales. De même,
l'empire romain, attaqué dans la corruption où il se complai-
sait, devait fatalement immoler à César l'Eglise, qui seule
pouvait réaliser les espérances du genre humain. De là, cette
haine aveugle des peuples et des empereurs, cette soif de sang,
cette frénésie de supplices contre des gens qui ne venaient rien
prendre, ni rien renverser, et qui ne demandaient que la
liberté de la perfection.
Pendant trois siècles, les Césars égorgèrent les chrétiens;
ils tuèrent les citoyens qui auraient pu sauver l'empire ; ils
obligèrent les fidèles, les prêtres et les pontifes à ces héroïques
vertus qui devaient sauver le monde.
Les chrétiens n'avaient pas cessé de rester soumis aux
INTRODUCTION. M
princes les plus cruels, et d'aimer leur patrie, même ingrate et
sanguinaire. Mais leur destinée n'était pas d'être toujours
voués aux tortures, d'acheter par leurs souffrances des biens
qui iraient éternellement s'engloutir dans le gouffre d'un fisc
insatiable, un sang purifié qui se dépenserait en guerres
injustes ou irait abreuver les panthères de l'arène. Evidem-
ment l'Eglise ne saurait vouer ses enfants à un tel sort ; après
la perfection morale, elle voulait produire l'émancipation de la
femme et de l'esclave, le bien-être des pauvres et le soulage-
ment des opprimés, l'émancipation sociale et politique, le bien
temporel. Sans doute, la richesse, la science, le pouvoir ne
sont, pour l'Eglise, que des biens secondaires ; c'est seulement
aux convictions qu'elle veut demander des actes de vertus.
Toutefois, il ne faut pas laisser aux âmes faibles les tentations
du bien-être. Ces avantages terrestres, qui pouvaient tant
nuire à l'Eglise, il était bon de les consacrer à sa défense.
Entre les mains des puissants, il était nécessaire de les sanc-
tifier^ moins pour l'utilité de l'Eglise que pour leur propre uti-
lité. Enfin, en rendant possible le salut des petits et des grands
dans l'union d'une même foi, qui n'interdisait pas d'innocentes
jouissances, l'Eglise devait réhabiliter le pouvoir, la science et
la richesse pour eux-mêmes; faire voir que, gâtés par des
abus séculaires, les dons de Dieu n'étaient pas irrévocablement
condamnés à devenir des instruments de corruption et de ser-
vitude ; qu'au contraire^ ils étaient destinés à embellir l'édifice
provisoire de la société régénérée.
Jusque-là, mise en face d'une société morte, l'Eglise n'avait
demandé que la liberté de ne pas faire le mal, et, pour l'obte-
nir, il avait fallu des flots de sang. Avec la conversion de Cons-
tantin commence la liberté du bien et s'inaugure la faculté
d'appliquer directement à l'ordre social les principes parfaits
dont TEglise catholique est le type vivant et le foyer fécond.
Doctrine et société parfaite dès le premier jour, la reUgion et
l'Eglise devaient enseigner aux petits et aux grands, aux ma-
gistrats et aux princes, tous leurs devoirs ; mais elles ne pou-
vaient les déterminer instantanément à les accomplir. Le pro-
12 HISTORE DE LA PAPAUTÉ.
grès, au contraire, fut lent, même sous les empereurs chré-
tiens, parce qu'il fut par essence l'œuvre du bon vouloir et que,
défendue par les princes de la terre, aidée par les dons des
riches, soutenue par les plus beaux génies, l'Eglise eut tou-
jours pour principe que la force peut empêcher le mal, mais que
le dévouement seul peut produire le bien.
Au milieu de ses premiers triomphes, l'inertie des peuples
avilis, l'orgueil des sages, la mollesse des riches, l'ambition
des empereurs, les séductions de la prospérité elle-même for-
maient mille obstacles, se traduisaient en schismes violents ou
en hérésies grossières, contre lesquels il ne fallait pas moins
d'héroïsme qu'au temps des catacombes. Rien pourtant n'ar-
rêta le grand œuvre de la conversion du monde à l'Evangile,
rien, pas même la chute de l'empire livré aux barbai-es par ses
vices incorrigibles, et, s'il est une merveille dans l'histoire,
c'est qu'au milieu de la plus effroyable catastrophe, en pleine
invasion, il n'est pas possible de découvrir la moindre inter-
ruption, le moindre ralentissement dans la construction de
l'édifice social, politique et religieux, que l'Eglise élevait pour
les peuples chrétiens.
Cette œuvre d'émancipation et d'ennoblissement s'est effec-
tuée à travers les âges. Nous n'avons pas à la raconter ici; il
suffira d'en rappeler brièvement les principes communs à tous
les temps, immuables comme l'Eglise, et, aujourd'hui encore,
invoqués par Pie IX, à l'exemple de tous ses prédécesseurs.
Et d'abord, si, en la personne de son Fondateur, le Christia-
nisme nous a offert un type dont les plus grandes âmes pas-
seront leur vie à se rapprocher sans l'atteindre jamais, nous
verrons que les exemples héroïques du Sauveur, les conseils
de l'Evangile, la pauvreté, la chasteté, l'obéissance parfaite,
pratiquées sans interruption par les premiers fidèles et par les
milices monastiques, sont à tout jamais la source où la famille
retrempe ses vertus, où le travail et l'association peuvent pui-
ser leur indépendance, l'avant-garde qui défend la famille et
la propriété, contre les hordes du sociahsme, en un mot, la
base de la liberté et de la dignité sociales.
INTRODUCTION. 43
Ensuite, pour assurer sa puissance à travers les âges,
l'Eglise possède en elle-même, par sa doctrine et sa hiérar-
chie, un principe d'immutabilité, qui, depuis dix-huit siècles,
n'a pas reçu la moindre atteinte ; dans les hommes et les insti-
tutions qui la composent; un principe de réforme perpétuelle
et spontanée, qui, sans invoquer le secours des interventions
et des révolutions humaines, rejette hors de son sein les
membres rebelles et indociles, et ramène sans cesse à la per-
fection ceux qui lui restent soumis.
De plus, toute erreur n'était que l'exploitation de la vérité au
profit du privilège, la confiscation aux dépens de la multitude;
c'est dans Tinfaillibilité des Papes et l'immutabihté doctrinale
de l'Eglise que les âmes trouveront la plus forte garantie, non-
seulement de liberté sociale, mais de liberté religieuse, c'est-à-
dire de libres rapports avec Dieu tel qu'il est réellement, sans
être victime des sophismes frelatés du schisme et de l'hérésie.
En même temps, cette doctrine donnera à la science humaine
une base solide, sur laquelle elle pourra élever librement l'édi-
fice de ses découvertes ; à la raison, le flambeau que réclamait
son impuissance, la méthode qui la dirigera dans son essor le
plus hardi comme dans ses plus humbles abaissements, et les
principes qui l'aideront à trouver, dans tout l'univers, la con-
firmation de sa foi et l'afTermissement de sa certitude.
Enfin, dans son organisation, dans sa hiérarchie, dans son
unité, l'Eglise off'rira, à l'imitation des peuples et des pouvoirs
politiques, un modèle sans lacune, application vivante des
principes d'autorité morale et de féconde liberté.
III. Nous avons à indiquer maintenant l'application qu'a
faite la Chaire apostolique, au moyen âge, des principes, des
dogmes, des lois et des institutions de l'Evangile. Le lecteur
nous permettra de lui demander un petit eff'ort d'attention :
nous venons d'exposer, sur les commencements de la civilisa-
tion cathohque, la genèse de nos preuves ; nous allons pré-
senter la synthèse, brève et claire, de ce volume sur le moyen
âge.
C'est l'éternel reproche des ennemis de la sainte Eglise,
[A HISTOIRE DK LA PAPAUTE.
qu'elle engourdit les esprits par la foi, asservit la science par
la théologie, énerve la vie morale, paralyse l'esprit d'associa-
tion et d'activité politique. Sous une forme ou sous une autre,
ces accusations impliquent la négation du christianisme. Car
l'erreur seule paralyse l'esprit et égare la conscience, tandis
que la vérité pure et parfaite leur permet de se développer
en toute sécurité et grandeur, en les préservant des men-
songes, des chimères, des faiblesses et des illusions où leur
activité se consumerait sans fruit. Mais nous n'avons pas à
soutenir ici une thèse de philosophie religieuse ; nous sommes
sur le terrain de l'histoire et nous devons établir, au point de
vue des faits, que le Saint-Siège a été le digne représentant de
la foi, de la loi et de la saine discipline des âmes.
L'engourdissement et l'asservissement des âmes existaient
avant Jésus-Christ, alors que tout pouvoir, spirituel et tem-
porel, appartenait à César; alors que César était juge de la
philosophie, de la théologie, de la poésie, de l'art, comme il était
maître du gouvernement; alors que tout culte devait adorer
sa puissance, toute littérature flatter ses convoitises, toute
science servir d'instrument à ses volontés. Cet asservissement
était la conséquence nécessaire de ce rationalisme qui, ôtant
à l'inteUigence tout appui divin, la laissait flotter à tout vent
de doctrine, l'atraiblissait dans ses facultés, la soumettait aux
passions, en faisait l'esclave des ambitieux, puis la proscrivait
comme un danger social, finalement l'immolait à la force ma-
térielle érigée en droit.
Les esprits ne pouvaient retrouver l'indépendance, la lumière,
la force, la dignité qu'en revenant à la vérité. La vérité, ils
devaient la puiser dans la foi. La foi fut prêchée, propagée,
défendue par la Chaire apostolique, maintenue toujours dans
une unité féconde, favorable aux bonnes mœurs et à l'ordre
pubhc. Pour garder les esprits dans la vérité, il fallait au-
dessus d'eux la surveillance et le contrôle d'une autorité
spirituelle infaillible, qui fût à la fois leur propre garantie et la
garantie de la société. L'Eglise réalisa ce double affranchisse-
ment en soumettant la raison à la foi et la conscience à la loi
INTRODUCTION. la
de Dieu. Dès que les esprits ne menacèrent plus Tordre, ils ne
furent plus en péril de tomber sous le joug du pouvoir tem-
porel. Bien loin d'asservir les âmes, le Saint-Siège les délivra
du joug ; bien loin d'empêcher le libre progrès des sciences,
les décrets des Papes et des conciles ne furent que des rem-
parts pour les préserver de la tyrannie.
Ce fut sous cette protection des Papes que s'établirent par-
tout des écoles populaires, qui devinrent les universités du
moyen âge, espèces de cités intellectuelles, républiques de haut
savoir, se jugeant et s'administrant elles-mêmes, discutant
sans danger pour la paix toutes les questions qui ressortent
de l'esprit humain. Pour les fonder et pour les rendre acces-
sibles aux pauvres comme aux riches, l'Eglise prodiguait ses
trésors et ses dévouements. A côté de ces universités, mer-
veilles de liberté pieuse et de sainte indépendance , s'élevaient
les cathédrales, portant jusqu'aux nues les splendeurs de l'art
chrétien. Pour les décorer, la peinture et la sculpture multi-
pliaient les statues et les tableaux ; et, sous ces voûtes ma-
giques, le peuple était invité à jouir de tous les chefs-d'œuvre
de l'éloquence, de la poésie et de la musique chrétiennes. C'est
dans ce milieu que les intelligences ont grandi au soleil de la
liberté, ne relevant en rien des princes de la terre, explorant
les carrières sans bornes du vrai, du beau et du bien, et cela
sans autre guide que le magistère de l'Eglise romaine.
On a beau chercher à ridiculiser les méthodes et les prin-
cipes d'après lesquels travaillaient les patriarches de la science,
les Albert le Grand, les Thomas d'Aquin, les Roger Bacon, et
prétendre que ces principes et ces méthodes ne sont plus en
rapport avec les progrès de notre temps. Sans doute, le moyen
âge n'avait, du monde matériel, qu'une connaissance impar-
faite; mais il n'en faut pas trop rire, car nous ignorons nous-
mêmes beaucoup de choses, sans parler de celles que nous
avons oubliées, et nous pourrions bien être un jour ridicules à
cause de nos oublis et de nos ignorances. Mais si les docteurs
du moyen âge ignoraient la physique et l'astronomie, ce n'était
pas leur faute, puisqu'ils n'avaient ni le télescope, ni le mi-
i6 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
croscope, et qu'ils savaient d'ailleurs tout ce qu'on pouvait
savoir de leur temps. De plus, il faut admirer, malgré leur
connaissance limitée des faits, avec quelle largeur de vue,
quelle puissance d'intuition ils jugeaient le monde et ses lois.
A cet égard ils sont restés nos maîtres. Certes, on peut affir-
mer que tous les faits nouveaux auraient successivement
trouvé place dans les cadres de la théologie, et qu'aujourd'hui
encore c'est à elle qu'il est réservé de réunir, en une synthèse
complète, les mille conquêtes de la science moderne, de dé-
couvrir enfin dans le monde physique l'image affaiblie des
grandes lois sur lesquelles repose le monde moral. Aussi, loin
de s'opposer aux progrès des lumières et de nier ou de déplorer
les conquêtes faites dans l'ordre matériel, le Saint-Siège ne
peut que les encourager, les compléter par la foi, les coor-
donner dans l'ordre de la grâce. Les Papes, loin de s'effrayer
des découvertes, les encouragent et les honorent ; ils savent
trop qu'ils n'y trouveront jamais que de nouvelles et splen-
dides confirmations de l'Evangile.
Si de l'ordre de foi nous passons à la direction des con-
sciences, nous voyons s'élever contre l'Eglise l'accusation de
tyrannie, d'appel au bras séculier, de confusion des deux puis-
sances, d'inquisition, de croisades, enfin de prédication par le
glaive. JNous devons répondre à cette nouvelle accusation de
l'ignorance.
La révélation divine est vraie, nécessaire, moralement obli-
gatoire et, parmi toutes les erreurs, facile à discerner. L'homme
s'y maintient ou y vient par la vertu. S'il vit en dehors sans sa
faute, l'Eglise respecte sa bonne foi, tolère sa libre pratique,
lui accorde même la liberté d'élever ses enfants selon sa fausse
croyance. Mais s'il a vécu dans la foi et qu'il apostasie ou
s'écarte de l'enseignement dogmatique, l'Eglise ne voit dans
sa chute qu'un péché grave et l'acte grossier de violentes pas-
sions. Ce qui est une faute personnelle devient en même
temps un crime social, quand, sortant du for intérieur, l'hérésie
s'étale au grand jour et exerce au dehors un dangereux prosé-
lytisme. En effet, non-seulement les novateurs trompent la
INTRODUCTION. 17
multitude, en lui présentant une vérité falsifiée et en entravant
ses libres rapports avec Dieu, mais en même temps ils ex-
ploitent ceux qu'ils ont trompés ; ils ne parlent de liberté que
pour ravir d'autres biens et conduire à la servitude. Toute fal-
sification de la vérité n'a d'autre but que de trouver une façon
plus commode d'user de la fortune et du pouvoir; c'est un
moyen d'en prendre une plus grande part pour soi, et de
diminuer celle des autres ; c'est un stratagème des plus forts
ou des plus rusés pour s'emparer des biens, des femmes et de
l'autorité d'autrui ; par conséquent, c'est une atteinte à la mo-
rale, à la justice, au droit, à l'ordre et à la liberté.
Au reste, la nouveauté en matière de foi ne tarde jamais à
devenir révolution sociale. Tant qu'une foi commune inspire
les hommes, il est facile de régler tous les procès en remon-
tant aux principes sur lesquels on est d'accord. Une attaque
contre la propriété, la famille, le pouvoir politique, n'a chance
de succès qu'en s'abritant sous le manteau de l'hérésie, c'est-à-
dire en jetant dans un autre moule les esprits et les con-
sciences. De là vient qu'au moyen âge, les ennemis de la
société ne s'attaquaient jamais qu'à l'Eglise.
Pour défendre la société, pour se défendre elle-même, pour
faire respecter sa possession antérieure et son droit surnaturel,
l'Eglise opposait la force à la force. L'Europe chrétienne réu-
nissait des armées de volontaires pour marcher contre les sol-
dats de r Islam ; elle ne voulut pas rester sans défense contre
les musulmans de l'intérieur, contre les sectes fanatiques et
grossières qui désertaient le drapeau et outrageaient la foi.
L'idée même de la tolérance ne vint pas à l'esprit de ces
hommes, qui, croyant à la divinité de Jésus-Christ et à sa pré-
sence permanente dans le monde, lui avaient élevé de splen-
dides cathédrales. Un outrage à Jésus-Christ était plus difficile
à souffrir qu'une insulte à leur propre mère. Et quand ils
apprenaient que des juifs ou des hérétiques avaient foulé l'hos-
tie ou la croix, il n'y avait puissance humaine qui pût contenir
leur indignation. En vérité, pourquoi leur en ferait-on un re-
proche? Ces chrétiens, si fidèles à leur foi, défendaient leur
IV» 2
iB HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
religion, leur culte, leur patrie, leur sécurité, leur honneur,
leur patrimoine : leur gloire n'est pas moins pure que celle
des martyrs qui ont jeté les premières assises de la société ca-
tholique.
S'il fallait alors une autorité supérieure, ce n'était pas pour
irriter, mais pour calmer. L'Eglise le fit en se réservant le
jugement des causes de foi et en protestant contre les pouvoirs
civils qui, dans la répression, prévenaient ses jugements. Le
Saint-Siège blâma les massacres des juifs, fréquents au moyen
âge, et leur offrit toujours, à Rome, un inviolable asile; il
protesta contre le supplice des Templiers, plus tard contre les
dragonnades, et il prit souvent sur lui-même d'adoucir les
rigueurs de cette fameuse Inquisition espagnole qui , elle-
même, ne fut qu'une digue au débordement des cruautés, chez
un peuple irrité par huit siècles de combats, et prêt, sur un
soupçon, à exterminer les traîtres.
Contre des ennemis qui ne reculaient devant aucun crime;
l'Eglise n'a réclamé qu'à la dernière extrémité, et comme avec
répugnance, l'emploi de la force. Quels qu'aient pu être les
excès de ses enfants, excès inévitables dans toutes les luttes,
on peut affirmer que les enfants delà sainte Eglise ont toujours
surpassé leurs adversaires en modération, et que le Saint-
Siège n'a jamais cessé de prévenir les écarts d'un zèle pas-
sionné. Le sang que l'Eglise a empêché de verser au moyen
âge, non-seulement par l'union des cœurs et la défense des
guerres, mais encore par le juste tempérament des peines, est
sans proportion avec celui qui a coulé pour la défense de ses
lois. Entre ses mains, la force morale était parvenue à sa plus
haute puissance, la force matérielle, la contrainte avaient été
réduites d'autant, et il n'y avait qu'à marcher dans cette voie
pour augmenter sans limites l'adoucissement des mœurs,
l'esprit de tolérance, la^vraie liberté des âmes.
Est-ce à dire que le moyen âge, avec ses mœurs rudes et
souvent cruelles, soit le type auquel veuille nous ramener le
Saint-Siège? Non, certes, ce n'est pas à la barbarie qu'il nous
appelle, mais à la vérité, quia vaincu la barbarie. Loin de nous
INTRODUCTION. 19
faire reculer vers les ténèbres, il nous offre l'instrument de
progrès qui a émancipé nos pères, et qui, dans les temps les
plus durs, a fait éclater des prodiges de générosité et de gran-
deur d'âme.
Ainsi, à nous tenir dans la sphère de la foi et de la conscience,
la Chaire apostolique a été l'organe béni de la lumière, la gar-
dienne de la vérité et de la justice, la directrice des consciences
et de la police sociale, le hen des âmes, la modératrice des races
les plus violentes et les plus sanguinaires. Cependant, pour qui
connaît la nature humaine, cette puissance sur les âmes éveille
une inquiétude. Comment les Papes résisteront-ils aux enivre-
ments de la suprématie, à la tentation de dominer les puis-
sances temporelles au lieu de leur servir de contrepoids, de
diriger à leur profit la liberté, au lieu de se sacrifier toujours à
ses conquêtes ?
Si FEglise supporte une telle épreuve, ce sera le plus irrécu-
sable trait de son caractère divin ; si elle faiblit, quelle sera le
recours contre cette omnipotence théocratique ? Quelle garantie
contre la garantie suprême de tous les droits et de toutes les
libertés ? Et qu'espérer encore si la corruption envahit le seul
et dernier refuge contre la corruption native du genre hu-
main ?
Comme la vie du chrétien, la vie de l'Eglise n'est pas la paix,
mais la guerre ; la barque de saint Pierre n'est pas amarrée au
port, mais lancée en pleine mer, toujours aux prises avec la
tempête. Toutefois c'est en elle-même que cette humble nacelle
doit puiser sa force ; et contre les vers qui percent ses flancs,
son meilleur bouclier, c'est sa vertu. Au milieu des abus sans
cesse renaissants, c'est dans son sein que l'Eglise a puisé
l'esprit et la puissance des réformes nécessaires. On a fort
accusé les Papes d'avoir manqué au devoir moral de l'autorité ;
rien n'est plus vulgaire que les clameurs contre leurs envahis-
sements. En présence d'ennemis acharnés à l'asservir et à la
corrompre, la Chaire apostolique n'a jamais manqué ni de
vigilance, ni de vertu, encore moins de respect. D'avance la
sagesse de son Fondateur avait déployé toutes les ressources
20 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
poui* arrêter ses enfants sur la pente de la fortune et contre les
exagérations du pouvoir. L'Eglise n'a-t-elle pas, contre l'esprit
de caste, le célibat; contre l'avarice et la mollesse, la pauvreté;
contre l'orgueil et l'ambition, l'obéissance hiérarchique ; et
enfin, au sommet de l'échelle, un chef électif, souverain en
matière de foi et de mœurs, mais réduit au pouvoir temporel
le plus modeste et le plus précaire. Aussi les Papes et les
conciles n'ont pas eu de plus continuel souci que de réformer
l'Eglise dans ses membres, et, quand il le fallait, dans son
chef.
Pour la foi et la science, pour les mœurs et la discipline,
pour son propre gouvernement, l'Eglise a su remplir, au
moyen âge, tous les devoirs de sa charge.
IV. Si, de la sphère religieuse nous passons à la sphère
sociale, nous verrons, au point de départ, la même misère, au
terme, les mêmes glorieux résultats.
Avant Jésus-Christ, la liberté sociale n'existait pas chez les
Romains comme chez les barbares, la propriété était le plus
souvent le fruit de la conquête, du pillage ou de la délation.
Les femmes des vaincus appartenaient aux vainqueurs. Les
captifs, privés de patrimoine, de famille et d'autel, étaient,
comme des bêtes de somme, condamnés au travail servile, que
les hommes libres dédaignaient pour les plaisirs de la chasse
ou les tueries de la guerre. Fruit des sueurs de l'ouvrier, la
richesse appartenait à ceux qui travaillaient le moins. Phi-
losophes et législateurs reconnaissaient là un droit naturel,
une nécessité sociale. Autant de propriétaires, autant de tyrans
lubriques et féroces, ayant droit de vie et de mort sur leurs
enfants, leurs femmes et leurs esclaves.
Les Papes ont mis, à la place de ces brigandages séculaires,
l'ordre chrétien des propriétés et des personnes.
Dans la société antique, le pauvre était à la merci du riche
et le riche à la merci de l'Etat. A Rome, comme aujourd'hui en
Turquie, César était le seul propriétaire, disposant de tous les
biens et, par suite, de toutes les vies. Le type chrétien est à
rencontre de celte servitude; l'idéal, c'est le père, non-seule-
INTRODUCTIOX. 21
ment maître de lui-même et de sa famille, mais possédant,
dans un patrimoine à l'abri de toutes les violences, la garan-
tie de sa liberté, et, au-dessus de toutes les familles, l'Etat
respectant toutes les propriétés. Ce n'est plus la force et
l'égoïsme accumulant, par tous les moyens, les richesses en
vue de la jouissance ; c'est le travail qui produit et le renonce-
ment qui épargne, avec la certitude de transmettre aux géné-
rations futures une laborieuse et honorable aisance.
Cet idéal ne fut pas atteint en un jour. Il s'agissait d'amener
les petits et les faibles, non à dépouiller les riches et les forts,
mais à respecter des inégalités de fortune qui contribuent à l'ai-
sance commune, et aident à sortir de la misère par le travail et
l'économie ; d'autre part, il fallait amener les riches eux-mêmes
au travail, à la charité, au renoncement et au dévouement.
Cette réforme gigantesque trouva son couronnement dans l'in-
terdiction du prêt à intérêt. Non pas que les Papes ignorassent
la fécondité du capital ; seulement, à leurs yeux, sa fécondité,
comme celle de la terre, devait être la récompense du travail
et non une prime à l'oisiveté. Loin de tirer de son champ tout
ce qu'il pourrait exiger, le propriétaire chrétien abandonnera
aux fermiers et aux ouvriers une part croissante de ses récoltes;
il fmira même par ne demander qu'une redevance propor-
tionnée aux services reçus, et veillera en outre gratuitement à
la défense du territoire. Loin de tirer du capital, sans risque
ni fatigue, un produit net, le commerçant n'en jouira que
dans la mesure où il aura exposé ses biens, dépensé son temps,
consacré sa peine. Le travail et le capital, au lieu de se faire la
guerre, se réuniront dans les mêmes mains. Personne ne
paiera d'intérêt, parce que chacun fera valoir sa propre fortune.
Chaque citoyen sera .tenu de rendre à son pays des services
correspondant à ses revenus ; ce sera la meilleure manière de
se justifier devant l'opinion.
Non-seulement la richesse sera purifiée dans son origine et
féconde par le travail, elle découvrira encore, tout en se con-
servant, le secret de se répartir sur ceux qui, par la faiblesse
de rage ou du sexe, par la maladie ou par les accidents de la
22 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
fortune, ne sauraient subsister par eux-mêmes. Les écoles, les
monastères, les hôpitaux, les hospices, les asiles de toutes
sortes et de toutes nuances s'ouvrent sous l'inspiration de la
charité pontificale. Dans les communes et dans les corporations
ouvrières, qui, comme une végétation puissante, couvrent en
un clin d'œil le sol du moyen âge, chacun contribue librement
à grossir un fonds commun, qui sera la ressource des malades,
des veuves, des orphelins, des filles sans dot, en un mot, de
toutes les infirmités.
Par cette organisation de justice et de charité, la terre, au
lieu d'être livrée à quelques gros capitalistes se faisant la
guerre et exploitant les ouvriers, devenait, pour ceux qui
l'avaient défrichée et fécondée, un patrimoine commun, qui les
mettait à l'abri du chômage et de la concurrence.
A cet état chrétien des terres, du travail, de l'industrie, du
commerce et du crédit, il faut joindre l'état des personnes.
Chacun sait que le Christianisme, par les vérités qu'il prêche,
les vertus qu'il commande et les mérites qu'il produit, a donné
à l'homme la notion de sa destinée, de sa dignité et le senti-
ment de sa valeur. Chacun sait aussi comment, grâce à l'Evan-
gile, la femme chrétienne reprit sa place et sa dignité au foyer
conjugal. On ignore davantage ce qu'il a fallu d'efforts et de
patience pour faire disparaître l'esclavage. Au sein de l'Eglise,
l'abîme qui séparait l'esclave du maître fut sur-le-champ
comblé, et saint Paul put dire : « Il n'y a parmi vous ni maître
ni esclaves. » Non-seulement les esclaves furent aimés et hono-
rés comme des frères, mais les premiers chrétiens s'empres-
saient d'affranchir ceux qu'ils possédaient et de recueillir ceux
que des maîtres cruels avaient abandonnés. Peu à peu l'escla-
vage fit, par l'autorité des conciles et des lois civiles, trois
grandes conquêtes : celle de la liberté spirituelle et morale,
assurée sous les peines les plus sévères par le repos du
dimanche ; celle du foyer domestique, par l'unîté et l'indisso-
lubilité du mariage ; enfin celle d'un patrimoine inahénable,
par la suppression de la servitude personnelle et par l'attache
du serf à la glèbe qui devait le nourrir des fruits de son travail.
INTRODUCTION. 23
En même temps, le travail libre ôtait à l'esclavage sa raison
d'être. Les évêques l'attaquaient d'autre part. Après la guerre,
ils rachetaient les captifs, vendaient pour ce rachat même les
vases sacrés et quelquefois se livraient eux-mêmes. Bientôt
l'esclavage put être solennellement effacé du Code, et, jus-
qu'à nos jours, dans la prolongation que lui donne la traite des
noirs, les Papes n'ont cessé de le flétrir comme le déshonneur
de la civilisation chrétienne.
Mais il ne suffisait pas d'affranchir les hommes, de créer la
famille et la propriété, de prêcher le travail, l'économie, le dé-
vouement, l'esprit d'association. Il fallait, comme à toute vertu
en ce monde, des exemples vivants, saisissants, entraînants. La
famille et la corporation trouvèrent cet exemple dans les mo-
nastères. Intrépides au travail, les moines s'étaient mis à dé-
fricher les landes abandonnées. Devenus riches par leur éco-
nomie, ils avaient répandu le bien-être autour d'eux et forcé,
par la concurrence du mérite, les seigneurs à améliorer le sort
des serfs, à réduire les redevances des tenanciers. Par leur
esprit de corps, fondé sur l'obéissance et le dévouement, ils
servaient de type aux corps de métiers, qui n'avaient qu'à
copier leurs statuts et imiter leur organisation. Enfin, leurs biens
étaient non-seulement le patrimoine de Dieu, à qui il faut un
culte et des autels, mais le patrimoine des pauvres, assistés
dans tous leurs besoins ; le patrimoine de la science distribué
gratuitement aux enfants du peuple, qui parvenaient, sui-
vant leurs aptitudes, aux dignités de l'Eglise ; le patrimoine des
lettres et des arts, cultivés sans relâche, à l'ombre des cloîtres;
enfin, pour les cas extrêmes de guerre ou d'invasion, de peste
ou de famine, la réserve où la nation tout entière trouvait
encore des ressources inattendues et une générosité sans
bornes.
Les ordres monastiques se développèrent avec les temps et
s'attempérèrent, dans leurs développements, aux exigences de
chaque époque. Réformes ou créations nouvelles, ils firent face
avec une souplesse admirable et une admirable intelligence à
tous les services publics. Au milieu des prospérités trop
â4 HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
oubliées du treizième siècle, alors que les cités d'Italie regor-
geaient de richesses et de luxe, que les communes de Flandres
dépassaient en opulence la Belgique contemporaine, que la
France était plus peuplée que de nos jours, une partie des
moines se firent pauvres et mendiants, et, dédaignant les
richesses, qui n'avaient plus besoin de leurs bras pour être
conquises, ils ne s'occupèrent plus que de répandre autour
d'eux les trésors de la vie spirituelle, d'épancher les grâces de
la prière et d'embellir par la poésie, la peinture, la sculpture,
l'architecture, toutes les épreuves de l'existence commune.
L'égoisme n'a jamais accepté qu'en rongeant son frein un
état de chose qui lui faisait si petite part ; et, pour reconquérir
la liberté de se goberger, déjouer, de spéculer, de dissiper, de
prêter à usure, il a dressé, contre les ordres religieux, toutes
ses batteries. Les monastères, ces institutions admirables qui
avaient créé le sol et amélioré si puissamment l'ordre social,
ont été abattus en plusieurs pays et sont attaquéspartout.
Mais partout où ils succombent les intérêts qu'ils servaient si
bien périchtent ; la propriété et la famille du pauvre, en parti-
culier, deviennent bientôt la proie de l'implacable égoïsme. La
ruine des monastères est un retour offensif de l'idolâtrie, une
conquête du paganisme sur l'homme et contre Dieu. Toutes les
déclamations contre les moines ne sont que des actes de folie
et une trahison.
V. De l'ordre social, nous passons à l'ordre politique.
Dans l'empire romain, le pouvoir était l'apanage des forts,
qui en usaient suivant leur bon plaisir. L'ÉgUse avaient dû,
par nécessité, respecter un régime établi, mais étranger à
toute justice ; elle n'avait revendiqué, contre le despotisme,
que le droit de ne pas faire le mal. Il semble que, Constantin
converti, les choses durent changer de face, que l'Eglise put
modérer le pouvoir, créer des lois, des institutions nouvelles,
des libertés jusque-là inconnues, assurer enfin au mérite et à
la vertu le gouvernement des affaires de ce monde. La chose,
toutefois, ne se fit point si vite ; il fallut des siècles pour sou-
mettre au joug de l'Evangile l'orgueil du pouvoir. Rien ne
INTRODUCTION. 25
paraît si difficile que de se contenir ; on dirait que le genre
humain porte au cœur, comme une indéracinable croyance, la
persuasion que le pouvoir se confond avec le droit.
Pour constituer le pouvoir chrétien, il fallait à la société
civile l'exemple de l'Eglise. On n'admire pas assez son admi-
rable constitution : monarchique par la souveraineté une et
indivisible du Saint-Siège, aristocratique par le pouvoir doctri-
nal et disciplinaire des évêques, enfin profondément démocra-
tique par le respect de tous les intérêts et l'accession de tous
aux dignités. Même dans cette société, où l'autorité n'est dé-
volue qu'au mérite, la désignation des titulaires vient d'en
haut, avec une certaine part faite à l'élection ; mais c'est en
bas que s'exerce leur mission : c'est surtout les intérêts des
pauvres qu'ils doivent servir. 13u reste, dans la hiérarchie ecclé-
siastique, le dévouement des supérieurs et l'obéissance des
inférieurs constituent un régime de parfaite liberté. Au demeu-
rant, l'Eglise ne représente que la force morale, en dehors et
au-dessus de l'Etat, assez indépendante et assez sûre pour le
contenir, au besoin pour lui résister.
Tels sont les principes qu'il fallait faire accepter à la société
civile; en présence de l'égoïsme despotique des grands et de
l'égoïsme anarchique des petits, au milieu du choc de toutes
les passions. Naturellement, ce sont les forts et les fourbes qui
prévalent dans la société ; naturellement aussi ils ne prévalent
que dans leur intérêt propre, pour la satisfaction de leur
orgueil ? Il fallait donc les amener par la persuasion à se trans-
mettre paisiblement le pouvoir, suivant un ordre sage et régu-
lier, au lieu d'en faire la proie des plus audacieux. Leur auto-
rité devait arriver à s'exercer pour le bien de tous, suivant les
lois de la raison et de la justice, non pour leurs seules jouis-
sances, ni au gré de leur fantaisie. Enfin au lieu de courtisans
avides et de servîtes flatteurs, c'étaient les représentants de tous
les intérêts du pays qui devaient être initiés aux affaires et
prendre part à leur direction.
Et d'abord le pouvoir de fait, fruit de la violence, fit place à
la désignation pacifique et naturelle de l'hérédité et de félec-
5() HISTOIRE DE LA PAl^VUTÉ.
tion. Le roi fut pris dans la môme famille, avec rassentiment
de ceux qui représentaient la généralité du peuple. A côté du
roi, il y avait des conseils, des assemblées délibérantes, des
ministères, des services, surtout pour l'armée, l'administration
et la justice. Ces services sociaux furent, suivant leur nature,
assujétis à des règles différentes. L'hérédité resta la loi de
transmission habituelle des charges attachées à la propriété
territoriale. L'élection devint la loi des communes, des corps de
métiers et de toutes les corporations, composées d'égaux, et
ayant à choisir, pour se gouverner elles-mêmes, des délégués
et des magistrats. D'un côté, l'Europe se couvrait de châteaux
dont les seigneurs veillaient à la sûreté du territoire et proté-
geaient , contre la rapine, les travaux de l'agriculture ; de
l'autre, de républiques battant monnaie, se rendant justice et
défendant elles-mêmes leurs remparts.
Entre la noblesse héréditaire et le tiers-état, le souverain
servait d'arbitre et de modérateur. Electif en Allemagne, plus
généralement héréditaire, mais contenu partout par les insti-
tutions locales et les libertés des provinces, ce pouvoir ressem-
blait beaucoup plus à une présidence républicaine qu'à une
monarchie absolue.
Cette œuvre demanda des siècles. Tous y mirent la main,
surtout les saints, les évêques et les Papes. C'est grâce à leurs
efforts que s'établit dans le monde le régime représentatif,
c'est-à-dire la libre discussion des intérêts et le libre vote des
impôts par les délégués des différentes classes de la société,
au-dessus desquels s'élevait l'arbitrage du souverain.
Toutefois, à cette représentation pacifique des divers inté-
rêts , il en manquait une , celle des petits , des faibles , des
enfants, des femmes, de toute cette multitude qui a des droits
sans avoir le pouvoir de les défendre. De plus, pour conserver
l'édifice si laborieusement Construit, pour terminer les diffé-
rends entre princes et peuples, pour fortifier ou contenir le
souverain, il fallait un arbitrage suprême, offrant les plus
hautes garanties de désintéressement, d'intelligence et de force
morale. L'Eghse seule pouvait représenter les faibles et s'oppo-
INTRODUCTION. 27
ser aux attentats de la force. Ce fut donc elle qui, partout, au
nom des intérêts populaires et de la morale publique, vint
siéger dans les états généraux, à côté de la noblesse et du tiers-
état ; elle qui assista, comme déléguée de Dieu, au mariage qui
s'établissait, par le sacre, entre le prince et la nation. Par l'in-
tervention des Papes, elle seule enfin déterminait les cas où les
excès de la tyrannie avaient brisé le pacte social, et où les
peuples, déliés de leurs serments, redevenaient moralement
libres de se donner un autre chef.
Un contrôle nécessaire était ainsi assuré à ce droit redou-
table de l'insurrection qui, par son légitime exercice, est la
sanction de la liberté, mais qui, par la trop grande facilité des
abus, en est le plus redoutable écueil. C'est là un des points les
plus remarquables de la constitution du moyen âge ; c'est aussi
l'un des moins connus. Point de paix ni de liberté possibles,
pas plus pour l'individu que pour la société, sans l'arbitrage
d'une puissance morale respectée des princes et des peuples.
Le Pape remplissait cette fonction dans l'Europe du moyen âge.
Pour défigurer l'intervention du Saint-Siège, on l'a représentée
comme une tyrannie, et l'on a accusé les Papes d'avoir écrasé
le moyen âge sous le poids d'un pouvoir théocratique. Il est
certain que telle eût été la propension d'une religion et d'un
sacerdoce humain; mais l'incontestable équité, l'admirable
modération du Saint-Siège sont hors de conteste. Les Papes
ont déposé quelquefois des princes coupables ; ils ne se sont
jamais mis à leur place.
Pour contenir la royauté dans de justes bornes, la Papauté
avait encore créé le Saint-Empire dans la personne de Charle-
magne. Dans la conception pontificale, l'empereur était le dé-
fenseur de la Papauté, le bras armé de l'Evangile dans l'Europe
chrétienne, l'exécuteur des sentences de la Chaire apostohque.
Peu d'empereurs et peu de rois s'élevèrent jusqu'à la hauteur
de cette conception ; un grand nombre se servirent, contre
l'Eglise, d'un glaive qu'ils avaient reçu de ses mains. L'iiiintel-
hgence ou l'ingratitude des souverains ne prouve rien contre
rinstitution. Si l'on voulait sérieusement se guérir des imbé-
28 IIISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
ciles préjugés qu'on nourrit encore à son égard, il suffirait de
voir ce qu'on a découvert pour la remplacer.
Le système de dénigrement contre la Papauté du moyen âge
a été poussé si loin et avec tant de cynisme qu'il a fallu l'éru-
dition protestante pour nous encourager à la réhabilitation
d'œuvres qui seront pour la France et l'Eglise une éternelle
gloire. Aujourd'hui enfin on ose dire que les Papes ont été les
génies constituants de l'Europe, le boulevard de la civilisation
contre les musulmans, les empereurs, les barbares et les des-
potes de tous les siècles. Maniant des milliards d'or et des
millions d'hommes pour les croisades, ils n'ont jamais songé
à étendre leur propre territoire ; ils ont disposé, en faveur de
nouvelles dynasties, des couronnes mises à leurs pieds par les
guerriers chrétiens ; ils n'ont gardé, comme leur domaine, que
le patrimoine indispensable à leur indépendance, à leur libre
communication avec le monde catholique.
Le Saint-Siège n'évitait pas seulement les conflits entre les
princes et les peuples; il jugeait souvent, comme souverain
arbitre, les querelles entre les nations. Tandis que les anciens
cultes avaient créé partout des barrières, des divisions et des
haines, la foi cathohque rendait les nations sœurs, grandissant
côte à côte, puisant leurs forces à la môme source, destinées, au
lieu de s'entre-déchirer, à verser leur trop plein dans des con-
trées désertes ou barbares. De là, ce qu'on appelle la chrétienté,
l'union des peuples en une famille, les Etats-Unis de l'Europe,
comme on dit de nos jours, un droit des gens nouveau, droit
qui rendait les guerres aussi rares et aussi douces que possibles,
droit qui permettait aux peuples de s'unir autour d'un dra-
peau commun pour la défense de la civilisation et la conquête
du monde.
Ainsi en ne gardant qu'un minimum de force matérielle, en
exerçant partout l'ascendant de la force morale, l'Eglise avait
amené les pouvoirs de fait à se transformer en pouvoirs de
droit, façonnés à son image, recevant l'autorité d'en haut et ne
l'exerçant que pour la justice. En même temps, elle avait fondé
la liberté sur le dévouement à la chose publique et le respect de
INTRODUCTION. ^9
la justice. De l'autorité, elle avait fait une institution destinée
au bien général, intéressée à consulter toutes les classes, à pro-
téger tous les intérêts et à ne s'armer de la force que contre
les attentats. De la liberté, elle avait fait une puissance, s'exer-
çant surtout par la persuasion et par l'exemple et n'ayant
recours que pour la légitime défense, en cas d'extrême néces-
sité, à l'emploi de la force. Jamais la liberté et l'autorité, la
vérité et le droit n'ont autant régné dans le monde qu'au
moyen âge.
L'Eglise, cependant, ne s'agrandissait point aux dépens des
nations. Au lieu de gêner leur activité, elle ne leur interdisait
que la violence, l'injustice, l'égoïsme brutal. Elle ouvrait à
toutes les forces humaines la carrière où elles peuvent se dé-
velopper avec une plus puissante harmonie.
Certes, ce n'était pas encore l'idéal dont tous les hommes et
tous les peuples se rapprochent indéfiniment sans jamais
l'atteindre ; mais c'était une large ouverture. Chacun voyait
clairement le but lointain, le plan complet de la civilisation ; il
pouvait consacrer son zèle à le développer et à le défendre ; en
mourant, il avait l'assurance d'avoir mis sa sueur ou son sang
à l'édifice de l'avenir.
• «..•«..•.•.•••«.. >• , ,
Tel est, dans son ensemble, le moyen âge. Dans l'ordre re-
ligieux, dans Tordre social, dans l'ordre politique, il avait conçu
et constitué la civilisation chrétienne ; il l'avait assise sur des
principes éternels, autant que le permettaient les nombreux
obstacles du temps et des circonstances , et il l'avait implantée
si profondément dans le sol et dans les âmes, que ce moyen
âge, tout défiguré qu'il est par l'ancien régime et par la révo-
lution, pour le peu qui en survit, nous fait vivre.
« Il est bien| clair et évident que la cause de la civilisation
manque de fondements solides si elle ne s'appuie pas sur les
principes éternels de la vérité et sur les lois immuables du droit
et de la justice, si un amour sincère n'unit entre elles les volon-
tés des^hommes et ne règle heureusement la distinction et les
motifs de leurs devoirs réciproques. Or, qui oserait le nier?
30 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
n'est-ce pas l'Eglise qui, en prêchant l'Evangile parmi les na-
tions, a fait briller la lumière de la vérité au milieu des peuples
sauvages et imbus de superstitions honteuses et qui les a rame-
nés à la connaissance du divin Auteur de toutes choses et au
respect d'eux-mêmes ?
» N'est-ce pas l'Eglise qui, faisant disparaître la calamité de
l'esclavage, a rappelé les hommes à la dignité de leur très-
noble nature? N'est-ce pas elle qui, en déployant sur toutes les
plages de la terre l'étendard de la rédemption, en attirant à elle
les science et les arts, ou en les couvrant de sa protection, qui,
par ses excellentes institutions de charité où toutes les misères
trouvent leur soulagement, par ses fondations et par les dépôts
dont elle a accepté la garde, a partout civiUsé dans ses mœurs
privées et publiques le genre humain, l'a relevé de sa misère
et l'a formé avec toutes sortes de soins à un genre de vie con-
forme à la dignité et à l'espérance humaines ?
)) Et maintenant, si un homme d'un esprit sain compare
l'époque où nous vivons, si hostile à la religion et à l'Eglise de
Jésus-Christ, avec ces temps si heureux où l'Eglise était hono-
rée par les peuples comme une mère, il devra se convaincre
entièrement que notre époque pleine de troubles et de destruc-
tions se précipite tout droit et rapidement à sa perte, et que
ces temps-là ont été d'autant plus florissants en excellentes
institutions, en tranquillité de la vie, en richesses et en prospé-
rité que les peuples se sont montrés plus soumis au gouver-
nement de l'Eglise et plus observateurs de ses lois. Que si les
biens nombreux que nous venons de rappeler et qui ont dû
leur naissance au ministère de l'Eglise et à son influence salu-
taire, sont vraiment des ouvrages et des gloires de la civilisa-
tion humaine, il s'en faut de beaucoup que l'Eglise de Jésus-
Christ abhorre la civiUsation et la repousse, puisque c'est à elle,
au contraire, que revient en entier, selon son jugement, l'hon-
neur d'avoir été sa nourrice, sa maîtresse et sa mère.
» Bien plus, cette sorte de civiUsation qui répugne au con-
traire aux saintes doctrines et aux lois de l'Eglise, n'est autre
chose qu'une feinte civilisation et doit être considérée comme
INTRODUCTION . 31
un vain nom sans réalité. C'est là une vérité dont nous four-
nissent une preuve manifeste ces peuples qui n'ont pas vu
briller la lumière de l'Evangile ; dans leur vie, on a pu aperce-
voir quelques faux dehors d'une éducation plus cultivée , mais
les vrais et solides biens de la civilisation n'y ont pas prospéré.
Il ne faut point, en effet, considérer comme une perfection de
la vie civile, celle qui consiste à mépriser audacieusement tout
pouvoir légitime ; et on ne doit pas saluer du nom de liberté
celle qui a pour cortège honteux et misérable la propagation
effrénée des erreurs, le libre assouvissement des cupidités per-
verses, l'impunité des crimes et des méfaits et loppression des
meilleurs citoyens de toute classe. Ce sont là des principes
erronés, pervers et faux ; ils ne sauraient donc assurément
avoir la force de perfectionner la nature humaine et de la faire
prospérer, car le péché fait les hommes misérables ^; il devient,
au contraire, absolument inévitable qu'après avoir corrompu
les esprits et les cœurs, ces principes, par leur propre poids,
précipitent les peuples dans toutes sortes de malheurs, qu'ils
renversent tout ordre légitime et conduisent ainsi plus tôt ou
plus tard la situation et la tranquillité publiques à leur der-
nière perte.
» Si on contemple, au contraire, les œuvres du Pontificat
romain, que peut-il y avoir de plus inique que de nier combien
les Pontifes romains ont noblement et bien mérité de toute la
société civile ?
» Nos prédécesseurs, en effet, voulant pourvoir au bonheur
des peuples, entreprirent des luttes de tout genre, supportèrent
de rudes fatigues et n'hésitèrent jamais à s'exposer à d'âpres
difficultés ; les yeux fixés au ciel, ils n'abaissèrent point leurs
fronts devant les menaces des méchants et ne commirent pas
la bassesse de_se laisser détourner de leur devoir, soit par
les flatteries, soit par les promesses. Ce fut le Siège aposto-
lique qui ramassa les restes de l'antique société détruite et les
réunit ensemble. Il fut aussi le flambeau ami qui illumina la
^ Pror., XIV, 3G.
32 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
civilisation dos temps chrétiens ; l'ancre de salut au milieu des
plus terribles tempêtes qui aient agité la race humaine ; le
lien sacré de la concorde, qui unit entre elles des nations éloi-
gnées et de mœurs diverses ; il fut enfin le centre commun où
l'on venait chercher aussi bien la doctrine de la foi et de la
religion que les auspices de paix et les conseils des actes à
accomphr. Quoi de plus ? C'est la gloire des Pontifes romains,
de s'être toujours et sans relâche opposés comme un mur et un
rempart à ce que la société humaine ne retombât point dans la
superstition et la barbarie antiques.
» Mais plût au Ciel que cette autorité salutaire n'eût jamais
été négUgée ou répudiée! Le pouvoir civil n'eût pas alors
perdu cette auréole auguste et sacrée qui le distinguait, que la
religion lui avait donnée et qui seule rend l'état d'obéissance
noble et digne de l'homme ; on n'aurait pas vu s'allumer tant
de séditions et de guerres qui ont été la funeste cause de ca-
lamités et de meurtres; et tant de royaumes, autrefois très-
florissants, tombés aujourd'hui du faîte de la prospérité, ne se-
raient point accablés sous le poids de toutes sortes de misères.
Nous avons encore un exemple des malheurs qu'entraîne la
répudiation de l'autorité de l'Eghse dans les peuples orientaux,
qui, en brisant les hens très-doux qui les unissaient à ce Siège
apostolique, ont perdu la splendeur de leur antique réputation,
la gloire des sciences et des lettres et la dignité de leur
empire.
)) Or, ces admirables bienfaits que le Siège apostolique a
répandus sur toutes les plages de la terre, et dont font foi les
plus illustres monuments de tous les temps, ont été spéciale-
ment ressentis par ce pays d'Italie qui a tiré du Pontificat
romain des fruits d'autant plus abondants que par le fait de sa
situation il s'en trouvait plus rapproché. C'est en effet aux
Pontifes romains que l'Italie doit se reconnaître redevable de
la gloire solide et de la grandeur dont elle a brillé au miheu
des autres nations. Leur autorité et leurs soins paternels l'ont
plusieurs fois protégée contre les vives attaques des ennemis,
et c'est d'eux qu'elle a reçu le soulagement et le secours né-
INTRODUCTION. 33
cessaire pour que la foi catholique fût toujours intégralement
conservée dans le cœur des Italiens.
» Ces mérites de nos prédécesseurs, pour n'en point citer
d'autres, nous sont surtout attestés par l'histoire des temps de
saint Léon le Grand, d'Alexandre III, d'Innocent III, de saint
Pie V, de Léon X et d'autres Pontifes, par les soins et sous les
auspices desquels Fltalie échappa à la dernière destruction dont
elle était menacée par les barbares, conserva intacte l'antique
foi, et, au milieu des ténèbres et de la barbarie d'une époque
plus grossière, développa la lumière des sciences et la splen-
deur des arts, et les conserva florissantes. Ils nous sont attestés
encore par cette sainte ville, siège des Pontifes, qui a tiré d'eux
ce très- grand avantage d'être non-seulement la plus forte
citadelle de la foi, mais encore d'avoir obtenu l'admiration et
le respect du monde entier en devenant l'asile des beaux-arts
et la demeure de la sagesse. Comme la grandeur de ces choses
a été transmise au souvenir éternel de la postérité par les mo-
numents de l'histoire, il est aisé de comprendre que ce n'est
que par une volonté hosti^.e et une indigne calomnie employées
l'une et l'autre à tromper les hommes, qu'on a fait accroire
parla parole et par les écrits, que ce Siège apostolique était un
obstacle à la civiUsation des peuples et à la prospérité de
l'Italie.
» Si donc toutes les espérances de l'Italie et du monde tout
entier sont placées sur cette force si favorable au bien et à
l'utilité de tous dont jouit l'autorité du Siège apostolique, et
sur ce lien si étroit qui unit tous les fidèles au Pontife romain.
Nous comprenons que Nous ne devons avoir rien plus à cœur
que de conserver religieusement intacte sa dignité à la Chaire
romaine et de resserrer de plus en plus l'union des membres
avec la tête el celle des fils avec leur père ^ »
J'adjure tout homme de bonne foi de peser dans son cœur,
au poids du sanctuaire, son jugement sur cette grande époque.
Qu'il embrasse, pour s'éclairer, d'un regard synthétique, le
passé, le présent et l'avenir.
^ Encyclique Inscrutabili.
IV. 3
3i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Avant Jésus-Christ, l'humanité avait essayé ^ses forces pen-
dant quatre mille ans; mais ses efforts, loin d'aboutir au
triomphe naturel de la vertu et à l'expansion progressive de la
civilisation, n'avaient conduit qu'au règne de la violence et du
vice. On croit que l'ancien monde mourut, il serait plus juste
de dire qu'il creva.
Après les invasions des barbares, les Papes essayèrent leur
puissance sur cette société morte. Dans ce cadavre en pourri-
ture, FEgUse ranima la vie intellectuelle et morale, le senti-
ment du droit, la liberté du bien, tous les éléments de force,
de dignité et de grandeur d'où est sortie la civihsation.
Devenue maîtresse de la république chrétienne du moyen
âge, l'Eglise nous offre une preuve saisissante de sa divinité,
par la modération, la douceur, le désintéressement avec
lesquels elle a usé de sa suprématie, donnant à l'activité et à la
liberté un immense développement, ne résistant jamais que
pour le bien. Le gouvernement intellectuel et moral de l'hu-
manité est son office propre : elle sut le remplir. Au milieu
d'hommes livrés à tous les vices et toujours jaloux de leur
autorité, elle sut ne point exagérer son pouvoir, ne pas laisser
fléchir sa vertu. La violence multipliait les misères, la charité
fut plus forte que la violence. La propriété ecclésiastique et
monastique vint tempérer ce qu'a de dur la propriété po-
pulaire, bourgeoise ou patricienne. Les chaînes de l'esclavage
furent brisées. La personnalité humaine, le mariage, la famille
reçurent leur constitution morale. Le pouvoir des rois et des
empereurs eut ses limites. C'est là, en somme, l'ouvrage du
Saint-Siège. Le moyen âge, certainement, n'est pas le type
accompli de la civilisation ; mais il nous montre comment a
fonctionné, dans les temps barbares, le seul véritable instru-
ment de réforme et de progrès, la sainte Eglise de Jésus-
Christ.
Le despotisme a repris racine chez les peuples modernes à
mesure qu'on a éliminé le Rédempteur des âmes, et la sécula-
risation, à laquelle on pousse misérablement la société actuelle,
n'est qu'un retour honteux au paganisme. Aujourd'hui plus
INTRODUCTION. 35
que jamais, au dix-neuvième siècle plus qu'au douzième, avec
l'imprimerie, la vapeur, l'électricité, beaucoup plus qu'aux
temps féodaux, nous sommes dans l'alternative, ou de trouver
dans une religion naturelle et divine, modérant et contrôlant
tous les pouvoirs, la garantie de nos libertés religieuses,
sociales et politiques, ou de chercher, dans l'absolutisme le
plus complet, le plus dur, le plus avilissant, le salut éphémère
de l'ordre et le gage de la tranquillité matérielle.
« L'industrie et l'organisation du travail, dit un vaillant
chrétien, n'ont pas, pour les défricher, moins besoin de reli-
gieux que les forêts de la Germanie. La hberté politique est
plus difficile et plus menacée, au milieu du va-et-vient des flots
de la démocratie, qu'au sein des communes et des républiques
du moyen âge. Dans la mêlée des opinions et des systèmes, les
consciences sont plus que jamais exposées à être la proie de
l'erreur, qui ne les charme un instant que pour les asservir.
Pour contenir et pour diriger tontes ces forces déchaînées, la
puissance concentrée de l'Etat est condamnée à se perfec-
tionner et à grandir tous les jours, et alors si elle n'a pour
contrepoids une puissance morale organisée et centraHsée
comme elle, ayant une vie surhumaine et divine, c'en est fait
de la liberté et de la conscience individuelles, livrées sans
secours aux engrenages de ce gigantesque mécanisme ^ »
En présence d'un mal si destructeur, la reUgion naturelle,
proclamant l'expansion légitime et progressive des forces hu-
maines, ne serait plus que l'apothéose de l'Etat, la résurrection
du césarisme ; et, sans autre garantie que la loi menteuse du
progrès continu, auquel nous infligeons les plus éclatants dé-
mentis, nous verrions consacrer, par ce pouvoir déjà si formi-
dable, la confusion des deux puissances aux mains du pouvoir
civil, la déification du prince servant de préface à la déification
de tous les vices.
Nous aurions définitivement abattu le moyen âge, mais nous
^ KellQr, l'Encyclique et les Principes de 89, p. 73. Nous recommandons ce
livre comme un monument de science, de conscience et d'indépendance.
30 UISTOIUE DE LA PAPAUTE.
aurions creusé définitivement la tombe de l'Europe chré-
tienne.
L'avenir, comme le passé, est entre les mains des Papes.
L'Europe, si elle doit être sauvée, sera, en notre siècle,
sauvée uniquement par les Pontifes de Rome, comme elle fut,
au moyen âge, créée, constituée, vivifiée, illuminée, grandie
uniquement par] les Souverains-Pontifes.
L'Europe sera sauvée par les Papes : l'' parce que, en main-
tenant rindépendance ecclésiastique , les Papes assurent la
distinction et le respect des deux puissances, borne sacrée que
ne doit pas franchir l'omnipotence de l'Etat, à peine de revenir
à l'absolutisme du pouvoir humain; 2" parce que, en mainte-
nant les doctrines, les lois et les grâces de la religion, les
Papes assurent la moralité des citoyens et les empêchent de
retomber dans le bestialisme païen ou barbare ; 3° parce que les
Papes, en maintenant sur la propriété, le mariage, la famille,
la liberté et le pouvoir, l'autorité de Dieu, assurent à toutes
les bases de l'ordre social un caractère sacré qui les em-
pêche de tomber sous les caprices de l'arbitraire et sous la
violence des passions.
En dehors du Pape, en dehors des enseignements, des pré-
ceptes et des institutions qu'il représente, nous tombons entre
les mains de Brutus ou de César ^ c'est-à-dire, quelle que soit
la forme de gouvernement, nous redevenons la proie de
Nemrod.
^ Un caricaturiste contemporain disait : « Mangeux et mangés, c'est
l'histoire ancienne ; blagueux et blagués, c'est la moderne. » Ce carica-
turiste se trompait, tous les hlaçjueux de la Révolution sont purement et
simplement des mangeurs de l'humanité, des exterminateurs : ils ne gou-
vernent pas, ils tuent : c'est toute leur science.
CHAPITRE PREMIER.
LES PAPES, DANS LE PLEIN EXERCICE DE LEUR PUISSANCE, ONT-ILS
RÉPONDU A LA MISSION QU'iLS AVAIENT REÇUE d'ÊTRE, APRÈS JÉSUS-
CHRIST, ET PAR SA GRACE, LES PASTEURS SPIRITUELS DU GENRE
HUMAIN ?
L'histoire des Papes, dans son développement à travers les
âges, nous obligeait à étudier d'abord les origines de leur puis-
sance, puis le plein exercice de leur autorité souveraine, enfin
les bienfaits qui résultent, par la force des choses, de l'exercice
de cette autorité. Dans nos précédents volumes, nous avons eu
à cœur de répondre aux exigences de cette noble tâche. Nous
avons insisté longuement sur les origines du pouvoir ponti-
fical et expliqué les quelques faits anciens dont l'ignorance
pouvait jeter quelque ombre sur l'étendue de ce pouvoir nais-
sant. Nous avons constaté, dès le commencement, la princi-
pauté de la monarchie apostolique, principauté prouvée et par
l'autorité de la juridiction, et par l'initiative de l'apostolat, et
par la constitution du pouvoir temporel des Papes. Nous nous
sommes transportés en Orient pour admirer le zèle des Papes à
défendre les prérogatives de la Chaire apostolique et leur con-
stance héroïque dans un dessein qui eût pu sauver le Bas-
Empire. Nous voici désormais sur le sol de l'Occident, théâtre
glorieux des plus beaux exploits du Saint-Siège. Nous devons
nous confiner pour longtemps sur ce terrain, qui a vu éclater
les plus beaux rayons de la grâce de Jésus-Christ. L'Europe,
c'est le pays soumis d'une manière plus directe à l'action des
Souverains-Pontifes, c'est la grande patrie dont nous sommes
les enfants. Tous les siècles de notre histoire portent les noms
des Papes. Il a donc paru patriotique et pieux, tout en nous
38 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
maintenant dans la lice de l'apologie, d'aborder cette histoire
par SCS grands aspects, de parcourir ses horizons pleins de
lumières et de confondre, par une accumulation de splendeur,
les frivoles blasphèmes de l'impiété.
La première, la plus haute question qui sollicite notre zèle,
c'est la question même du Pontificat. Dans leur guerre contre
l'Eglise, les adversaires usent d'un procédé aussi peu raison-
nable qu'il est habile. Pour motiver leur haine et assurer le
triomphe de leurs attaques, ils dépouillent les Papes de leur
autorité surnaturelle, les réduisent au rôle infime de politiques
sans grandeur et les accablent sous les dérisions d'une critique
d'autant plus ardente qu'elle est aveugle. C'est une tactique
dont nous ne serons pas dupes. Ce qu'il faut voir dans le Pape,
c'est le Pape, c'est le Vicaire de Jésus-Christ pour la propaga-
tion du Christianisme, pour la conservation de la foi, pour la
défense de l'unité dogmatique, du culte, des mœurs, enfui de
tout ce qui constitue la prospérité de l'Eglise. Si les Papes ont
accompli ces grandes choses, ils ont fait ce pourquoi les avait
institués Jésus-Christ. La Papauté a rempli son divin mandat.
L'adversaire n'a plus d'excuse que l'oubli des lois de la discus-
sion, plus de ressource que le silence.
Nous devons donc examiner cette grande question dans tous
ses détails, et si, sur chaque point, l'histoire répond affirma-
tivement, la question est vidée, l'accusation tombe sous le poids
de son néant.
L Les Papes ont-ils élé les propagateurs du Christianisme ?
Quand nous voyons le grand arbre de l'Evangile étendre ses
branches sur toutes les contrées de la terre, nous devons
observer que Pierre, vivant dans ses successeurs, n'est pas seu-
lement le roc sur lequel est planté cet arbre, mais encore l'ins-
trument choisi, l'ouvrier délégué pour déployer les rameaux
de cet arbre dans tout l'univers.
Le simple fait tranche la discusion. Qui a porté la lumière du
Christianisme à Rome et à l'Italie? Le Pape. Qui a évaiigelisé
les Gaules? Le Pape. Qui a converti l'Angleterre, l'Ecosse
et l'Irlande? Le Pape. Qui a envoyé des missionnaires à la
CHAPITRE l*^ 39'
Franconie, à la Frise, à la Germanie? Le Pape. Qui a choisi les
apôtres de la Hongrie, de la Russie, de la Prusse et du Dane-
marck? Le Pape. Qui dépêche encore chaque jour des apôtres
en Asie, en Afrique, en Amérique, en Océanie? Le Pape.
Mais examinons de plus près ces grands faits de l'histoire.
Déjà nous avons étudié quelques-uns de ces faits ; il suffira d'en
rappeler le souvenir et de dresser, des autres, une victorieuse
nomenclature.
Le premier acte pour la propagation du Christianisme a été
posé par le premier Pape, en la translation, dans la capitale du
monde païen, du siège de la Papauté. De ce centre de l'ancien
et du nouveau monde, Pierre, prince des apôtres, et ses suc-
cesseurs jusqu'à Pie IX, ont envoyé les bannières de l'Evan-
gile jusque dans les contrées les plus lointaines. Pierre lui-
même avait lancé, dans les parties principales de l'empire, des
semeurs de la parole sainte. Malgré les persécutions, le succes-
seur de saint Pierre, Clément, put, par la mission de saint
Denys, achever de répandre, dans les Gaules, la lumière de
l'Evangile ^
Dès le deuxième siècle, le pape Eleuthère eut occasion d'en-
voyer des missionnaires en Angleterre et d'y gagner, à la
doctrine du Sauveur, le roi et le peuple. Le pape saint Célestin
dépêcha Pallade en Ecosse et saint Patrice en Irlande, et fit
planter, dans les deux îles, la croix du salut \
Au cinquième siècle, le pape Ilormisdas eut la joie de con-
vertir au Christianisme, par saint Rémi, son vicaire apostolique,
Clovis, roi des Francs, et de gagner son peuple à l'Eglise de
Jésus-Christ. Malgré les plus nombreuses occupations, le pape
Grégoire le Grand donna une attention constante à la con-
version des Anglo-Saxons ; avant son élévation au Siège apos-
tolique, il voulut faire lui-même l'office de missionnaire; il en
chargea ensuite saint Augustin, qu'il envoya chez les Anglo-
Saxons avec plusieurs prêtres abondamment pourvus de hv^'
^ Acta S. Dyonisii; Bouquet, Hist. eccl. Gall, t. V, ii; B'
* Baron., ad. an. 183 ; Beda, Hist. angl, I.
40 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
religieux et de toutes les choses nécessaires à la célébration
du culte ^
Au septième siècle, pendant que l'Eglise était menacée d'un
côté par les divisions religieuses de l'Orient, et d'un autre
côté par le sabre des Sarrasins, le pape Honorius ne laissa pas
de s'occuper de la propagation de l'Evangile parmi les païens
qui habitaient encore en grand nombre les Iles-Britanniques.
Il leur envoya comme missionnaire l'évêque Byrin, dont les
prédications eurent le plus heureux succès ^ Au môme siècle,
le pape Martin fit travailler à la conversion des infidèles les
célèbres missionnaires Lendelin, Amand, Landoald et Va-
lentin\ Le pape Konon consacra saint Kilian d'Irlande comme
apôtre de la Franconie, dont les habitants reçurent le baptême
des mains de ce missionnaire apostoHque \ Le pape Sergius
institua saint Willibrord apôtre des Frisons \
Au huitième siècle, le pape Grégoire II s'occupa particu-
lièrement de la Germanie. C'est à lui que l'Allemagne doit
d'être chrétienne. Le Saint-Père chargea de la régénération
de ce pays saint AYinfried, qui est honoré comme apôtre de
FAllemagne sous le nom de Boniface. Il le consacra évêque
apostolique, lui donna des lettres de plein pouvoir pour les
grands et les peuples de l'empire germanique, et c'est par lui
que cette vaste contrée fut illuminée des rayons bienfaisants
du soleil chrétien. A la même époque, Corbinien quittait les
marches du trône papal pour passer les Alpes et porter aux
Bavarois la bénédiction du Pape et la lumière de la foi^ Le
pape Adrien acheva, sous le règne de Chaiiemagne, de con-
vertir l'Allemagne au Christianisme '.
Au dixième siècle, le pape Jean XIII tourna ses regards
vers les Sarmates et les Vandales. Aux premiers, il envoya
un évêque pour les instruire dans la foi chrétienne ; les seconds
avaient adressé au Pape cette prière : « Nous avons appris
'^'11 existe un royaume de Dieu dont le chef, nommé Pierre,
■ ^nn. 500-601. — ' Beda, Hist. angl., t. III, p. 7. — ^ Baron.,
Buttler, t. IX, p. lo6. — ^ Beda, t. V, p. 12. — « Buttler,
• Balus, t. I, p. 247.
CHAPITRE I*^ 41
est à Rome ; qu'il exerce la souveraine puissance dans ce
royaume, et qu'il a le pouvoir de nous délivrer de la servitude
de l'enfer et de nous donner la liberté du Christ. Nous nous
adressons donc à ce chef et nous implorons son secours. »
Jean accueillit cette prière avec un joyeux empressement,
députa un grand nombre de prêtres vers ce peuple, si dé-
sireux du salut ; et la nation vandale ainsi que son roi reçut
le baptême et le trésor de la foi chrétienne K
Le pape Sylvestre II, mort en 1003, eut la sainte joie de
répandre l'Evangile en Hongrie, par le pieux duc Etienne, et
d'attirer les Hongrois dans le giron de l'Eglise. A cette occasion,
il s'écria dans un pieux ravissement : «Je porte le titre d'aposto-
lique, mais Etienne est l'apôtre qui a conduit ce grand peuple
à la foi. )) A l'appui de ce témoignage, le Pape envoya à Etienne
une couronne royale et une croix; c'est depuis lors que les
princes hongrois prirent comme une distinction glorieuse le
titre de rois apostoliques.
Peu de temps après, le pape Jean XYIÏÎ, mort en 1009,
réussit à faire connaître l'Evangile aux Prussiens et aux
Russes. Il leur envoya le saxon Boniface, premier chapelain de
l'empereur Othon III ; il souffrit le martyre dans l'accomplisse-
ment de sa mission. Alors le Pape chargea saint Romuald,
abbé de Saint-Emmeran, à Ratisbonne, de continuer l'œuvre
commencée ; la grâce divine toucha le cœur des peuples de la
Prusse et de la Russie, ils devinrent chrétiens ^ Deux siècles
plus tard. Innocent lY réunit aussi les peuples de la Lithuanie
à l'Eglise chrétienne; le duc AVindow reçut le baptême, et
cette nation barbare fut éclairée par les lumières de l'Evangile.
C'est ainsi que, grâce aux efforts des Papes, le Christianisme
a été transmis de Rome d'abord dans la Gaule, ensuite en
Angleterre, puis en Allemagne et dans le nord de l'Europe.
Mais leur sollicitude ne fut pas encore satisfaite par ces con-
quêtes. Ils savaient que hors de l'Europe il existait des millions
^ Baron., ad ann., p. 963; Alex. Nat., t. XI, p. 381. — * Baron., ad ann.
p. 965 ; Alex. Nat., t. XI, p. 331.
i2 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
d'hommes qui vivaient dons les ténèbres du paganisme, et
qu'eux aussi étaient appelés à la liberté chrétienne. Ils n'ou-
bliaient pas que Jésus-Christ les avait chargés d'enseigner
toutes les nations de la terre : en conséquence, ils portèrent
leurs regards sur les autres parties du monde et résolurent de
planter aussi la croix au-delà des mers.
Une partie de la semence répandue dès les premiers temps
du Christianisme dans les pays étrangers, était tombée sur un
terrain stérile ; une autre, après avoir levé et fleuri prompte-
ment, avait tout aussi promptement séché : il était réservé à
la Papauté, à plusieurs siècles d'intervalle, de reporter la
semence chrétienne dans ces contrées éloignées et de les fé-
conder de nouveau. Cette œuvre a été poursuivie au miheu
des peines, des traverses et des tourments ; mais Dieu la
couronnée d'un magnifique succès. Il y a plusieurs siècles
déjà que les fils de saint François et de saint Dominique se
rendirent, à la voix du Pape, dans les pays lointains pour y
semer le grain de sénevé du Christianisme. Pendant le seizième
siècle, le missionnaire apostolique François Xavier parcourt
avec ses compagnons les provinces de l'Inde, pénètre dans le
Japon et même en Chine, administre le baptême à plusieurs
milliers d'hommes, et leur confère le titre d'enfants de Dieu et
d'héritiers de son royaume. A peine l'Amérique est-elle dé-
couverte que le missionnaire apostolique court aux sauvages
habitants des forêts vierges et leur porte la bonne nouvelle
de l'Evangile, k peine l'Australie est-elle connue que le Pape
envoie aux insulaires les ?'obes noires avec le signe du salut.
L'Afrique aussi, cette ancienne perle du Christianisme, rede-
vient encore, sous la direction des Papes, le théâtre des travaux
apostoliques. L'association fondée par Grégoire XV pour la
propagation de la foi exerce son activité dans toutes les parties
du globe. Tous les ans cette institution, unique dans son genre,
forme des élèves de toutes les nations et de toutes les langues,
et, après les avoir armés des lumières de l'Evangile, elle les
envoie dans toutes les contrées ; tous les ans le Pape érige de
nouveaux sièges épiscopaux dans ces pays lointains, et tous
CHAPITRE 1". 43
les ans il voit de nouveaux troupeaux entrer dans le bercail de
l'Eglise chrétienne \
C'est ainsi que les peuples de la terre ont reçu le Christia-
nisme des mains des Papes; c*est ainsi que les Papes travaillent
sans relâche à le propager. Aussi le savant protestant Herder,
entraîné par la force des faits constatés par l'histoire, re-
connaît-il que, « s'il y a du mérite à propager la doctrine
chrétienne, les Pontifes de Piome ont acquis ce mérite au plus
haut degré ^. «
II. Les Papes n'ont-ils pas été aussi les conservateurs de
l'unité et de la pureté de la foi ?
S'il est difficile, dit le comte Schiérer, de fonder un royaume,
il est plus difficile encore de le conserver. Les Papes se sont
acquis le double mérite d'avoir propagé le Christianisme et de
l'avoir conservé.
De même qu'un père veille nuit et jour sm^ ses enfants et en
écarte avec une tendre sollicitude tout ce qui pourrait nuire
à leur bien-être spirituel ou corporel, de même le Pape veille,
du haut de la tour de Sion, avec un amour paternel, à l'unité
et à la pureté de la doctrine chrétienne.
Si cette doctrine est parvenue jusqu'à nous pure et sans
altération, nous le devons à la Papauté, qui a bien prouvé par
là qu'elle est le roc inébranlable de l'Eghse. L'Homme-Dieu
n'a pas donné son enseignement par écrit, mais seulement de
vive voix ; il a été transmis aux peuples par les apôtres selon
la mission qu'ils en avaient reçue, et ils ont consigné la sub-
stance de la doctrine dans les livres saints. La conservation
des saintes Ecritures dans leur pureté et leur fidèle interpré-
tation sont donc une condition du maintien du Christianisme.
Or, nous devons Tune et l'autre à la Papauté : la Bible et son
interprétation apostolique nous ont été transmises par les
Papes.
L'histoire de l'EgUse nous apprend avec quel soin les saintes
Ecritures furent conservées dans les premiers temps : les
^ Voir les Annales de l'Association pour la propagation de la foi. — ^ jjeen
zûr Philosophie der Geschichte der Menscheit.
44 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
chrétiens qui les livraient aux autorités païennes étaient re-
gardés comme des traîtres; ils étaient exclus de la commu-
nauté chrétienne'. Les Papes étaient non moins zélés pour
faire traduire les textes originaux dans les langues vivantes.
Déjà le pape Damase veilla avec un soin paternel à ce que le
savant Jérôme traduisit lui-même en latin les saintes Ecri-
tures, ou qu'il revit et corrigeât sur les textes primitifs les
traductions déjà existantes ^ Cet important travail fut continué
ensuite sous les papes Pie IV, Pie Y, Sixte V, Grégoire XIV,
Urhain VIII et Clément VIII. Il paraissait néanmoins quel-
quefois des traductions bibliques infidèles ou tronquées , mais
aussitôt les Papes intervenaient avec une juste sévérité et
avertissaient les fidèles de ne se servir que des Bibles approu-
vées par TEglise. Le pape Léon XII tonna contre la falsification
des saintes Ecritures ; Grégoire XVI autorisa et approuva une
nouvelle traduction ^ pour préserver les fidèles du danger des
bibles falsifiées, et Pie IX renouvela de nos jours les avertisse-
ments de ses prédécesseurs \ Les Papes ont donc contribué
activement à la conservation intacte des saintes Ecritures dans
leur texte original aussi bien que dans les traductions ; nous
pouvons à cet égard nous en rapporter au jugement non
suspect de Rousseau, qui vante la sagesse des précautions
prises par l'Eglise romaine à l'égard de la Bible \
Mais il ne suffisait pas de conserver dans sa pureté le texte
des saintes Ecritures pour sauvegarder la pureté et l'unité de
la foi ; il fallait encore veiller à l'interprétation et à l'application
fidèles des doctrines renfermées dans les livres saints, et con-
server l'unité et la pureté de l'ensemble de la foi chrétienne.
Le dépôt dans les archives du texte original d'une constitution
n'en garantit pas encore la légalité ; celle-ci n'existe que du
moment où la loi fondamentale a reçu l'esprit et la vie, en
passant de l'état de lettre liiorte à la pratique réelle. Les Papes
^ Kastner, Pabsthum, % 133. — « Vulgata, vide Bellarm., lib. IL De Verbo
Dei, cap. ix; S. Hieron., I, De Script, ecctes., in fine. — ^ Bible d'Allioli. —
* Encycl. de Pie IX. Voir la collection de ses Actes pontificaux. — ^ Rous-
seau, Letti^es de la Montagne, p. 193.
CHAPITRE 1". Ao
se sont montrés dans tous les temps les dépositaires fidèles et
les défenseurs courageux de Funité et de la pureté de la foi.
Kastner le prouve d'une manière irréfragable dans le passage
suivant : « On peut avancer sans la moindre exagération, dit
cet impartial critique, que si l'activité et l'énergie des Papes
n'avaient pas de temps en temps opposé une puissante digue
aux fausses doctrines, aux hérésies, le vrai, le divin Christia-
nisme primitif, la doctrine enseignée par Jésus-Christ aux
apôtres, qui nous l'ont transmise, aurait probablement disparu
en Orient et ensuite dans l'Occident, pour faire place à je ne
sais quel Christianisme tronqué, flattant l'orgueil humain et
l'esprit du monde, tel que l'arianisme, le nestorianisme ou le
rationalisme. Le Pape a toujours été pour les fidèles une étoile
lumineuse qui les guide au milieu des tempêtes soulevées par
les sectaires et les hérésiarques ; il a été le point central et
l'appui autour duquel les fidèles , s'encourageant mutuelle-
ment dans l'union d'une même foi, se sont rangés comme une
phalange impénétrable. D'un autre côté, le Pape a été pour
les sectaires et les hérétiques un rocher contre lequel leurs
attaques se sont brisées ou du moins amorties. Dès que le
Pape était informé de l'existence d'une fausse doctrine, il la
frappait d'anathème; il avertissait les chrétiens de s'en
éloigner comme d'une source empoisonnée; et, pour éviter
le danger de la contagion, pour se préserver du soupçon
d'être indifférent aux menées des chefs de sectes ou de ré-
bellion, il rompait sans ménagement toutes relations de com-
munauté religieuse avec ceux qui ne s'amendaient pas sin-
cèrement. »
Un coup d'œil rapide sur l'histoire de l'Eglise va mettre ces
faits dans tout leur jour.
Saint Pierre j^epousse déjà avec une pieuse indignation le
magicien Simon et adresse d'admirables épîtres aux chrétiens
pour les prémunir fortement contre les faux prophètes et
contre les schismes à venir. Lin exclut de la communauté
chrétienne les disciples et les partisans de Simon. Sixte I"
lance fanathème contre Yalentin et d'autres hérésiarques.
i6 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Pie I", Anicet et Sotcr montrent la même vigilance, la même
fermeté à l'égard des hérésiarques Marcion et Montan. Cor-
neille condamne les hérésies de Novat, de Novatieii et de Fé-
licissimus. Paul de Samosate et Sabellius, Manès et ses par-
tisans sont frappés du glaive de rexcommunication par les
papes Denis et Eutychien.
Les papes Melchiade et Sylvestre résistent avec fermeté à
la secte des donatistes. Saint Marc, saint Jules, Libère et saint
Félix III combattent vaillamment la dangereuse hérésie
d'Arius. Saint Damase I" et saint Sirice, celles d'Apollinaire,
de Macédonius et de Jovinien. Saint Innocent, saint Zosime,
saint Célestin opposent une résistance énergique au péla-
gianismc et au nestorianisme. Ces deux sectes et celles des
priscilliens, des manichéens et des eutychiens coûtèrent de
pénibles combats à Léon I" le Grand. La lutte fut continuée
par Gélase I", Grégoire I" le Grand ; par Boniface Y, Séverin,
Jean lY, Théodore I" et Agathon, contre les eutychiens et
leurs successeurs les monothélites.
Grégoire II, Grégoire III et Adrien I" ont défendu héroïque-
ment contre le vandalisme des iconoclastes la doctrine trans-
mise par les apôtres. Une résistance énergique a été opposée
par Nicolas I", Adrien II, Adrien III, Marin l" et Léon IX
à l'orgueil du patriarche grec Photius; Yictor II, Nicolas II,
Alexandre II, Grégoire VII et Innocent II ont confondu la sub-
tiUté malicieuse de Déranger, de Pierre de Druis, d'Arnaud et
d'Abeilard. Les hérésies des vaudois, des cathares, des albi-
geois, des turlupins ou bégards, des wikléfites et des hussites,
ainsi que les désordres des flagellants furent combattus et com-
primés par les papes xVlexandre III, Innocent III, Alexandre lY,
Alexandre Y, Grégoire XI et Jean XXII.
Le protestantisme, avec, ses cent espèces et variétés, luthé-
ranisme, zwinglianisme, calvinisme, anghcanisme, jansénisme,
philosophisme, illuininisme, socialisme, jusqu'au récent nihi-
lisme, a trouvé des adversaires courageux et fidèles à leur
devoir dans les papes Léon X, Adrien. VI, Clément Yll, Paul III,
Paul lY, Pie lY, Pie Y, Innocent X, Clément XI, Clément XII,
CHAPITRE l". 47
Clément XIII, Clément XIV, Pie VI, Pie VII, Grégoire XVI et
dans Pie IX.
Appuyé sur ces faits constatés par l'histoire de l'Eglise, nous
dirons avec Kastner : u En vérité, il faut le reconnaître, c'est
aux Papes que l'humanité est redevable de la conservation de
la vraie foi chrétienne, telle que nous l'avons héritée des
apôtres ! Quel immense bienfait ! heureux celui qui le sent et
sait l'apprécier I Sans la courageuse fermeté des Pontifes ro-
mains, le Christianisme primitif, manifestation divine de la
vérité, aurait été annihilé, supplanté peu à peu par les erreurs
et les faux systèmes de la présomption humaine.. Ce ne sont
pas seulement quelques provinces, quelques pays, c'est le
monde religieux tout entier qui serait devenu l'empire de
l'hérésie et des altérations de l'esprit humain. Si nous avons
échappé à ce malheur, c'est un service, un très-grand service
que nous devons aux Papes \» Le spirituel Werner, né dans le
protestantisme, reconnaît que les Papes ont toujours été les
gardiens des dogmes delà foi et qu'ils ont toujours conservé la
doctrine catholique pure et sans altération ^ Le savant protes-
tant Herder rend ce brillant témoignage à la Papauté : «Jamais
Rome n'a fléchi devant l'hérésie, alors même que celle-ci était
puissante et oppressive. Des empereurs d'Orient, les Visigoths
et les Ostrogoths, les Bourguignons et les Lombards étaient
hérétiques, et quelques-uns régnèrent sur Rome; mais Rome
demeura catholique. Enfln Rome se sépara sans ménagement
de l'Eglise grecque, quoique celle-ci fût la moitié d'un monde ^ »
Quel dévouement pour l'humanité de la part de la Papauté.
Au contraire que de désordres n'apercevons-nous pas dans le
camp des hérésiarques? Que de malheurs les sectaires ont
^ Quand l'empereur saint Henri célébra la fêle de Pâques à Rome, en
1020, il remarqua~avec étonnement que le Credo n'était pas chanté, mais
seulement récité à voix basse, pendant la messe. Et, comme il en deman-
dait la raison il lui fut répondu : « L'Eglise romaine n'est jamais tombée
dans une hérésie : il n'est donc pas nécessaire qu'elle fasse publiquement
sa profession de foi.
2 Geistes Sunken, Wurlzbourg, 1827.-- 3 Herder, Saemlliche Werke : ZUr
Philosophie, und Geschichte, vu Theil, 185.
48 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
attirés sur riiumanité ! L'esprit de secte ne peut pas donner lo
bonheur, il déchire la foi, il tranche le lien qui unit l'homme à
son Créateur; il est impuissant à satisfaire le cœur humain dans
sa tendance irrésistible vers la lumière et la grâce ; il est inca-
pable de le guider sur le chemin qui conduit à la céleste patrie.
Triste spectacle pour celui qui scrute l'histoire de l'EgUse chré-
tienne I La peine qu'éprouve le laboureur en voyant des épis
infectés de nielle ou étouffés par l'ivraie là où il espérait de
beau froment, telle est la peine que ressent le lecteur attentif
de l'histoire ecclésiastique, quand , au lieu des fleurs et des
beaux fruits d'une union fraternelle dans la foi et dans la
charité, il voit presque toujours croître et verdoyer l'arbre de
l'hérésie et du schisme ; quand il voit le paisible jardin de Dieu
changé en un déplorable champ de bataille, sur lequel une foule
toujours renaissante de critiques entêtés, d'orgueilleux héré-
siarques, d'anarchistes arrogants, ambitieux et vindicatifs,
s'efforcent de surprendre, de perdre et d'exterminer le trou-
peau de Jésus marchant dans la voie de l'orthodoxie. Hélas ! il
n'est donc pas de rose sans la piquante épine ! Consolons-nous
pourtant. Dieu a permis ces hérésies, cette décadence de l'es-
prit humain, pour que l'exemple de ces funestes aberrations
nous excite à l'humilité et à la vigilance. S'il est donc intéres-
sant pour nous de posséder intact le trésor de la foi, si nous
nous estimons heureux de nous trouver encore debout sur le
rocher de cette foi, précieux héritage des apôtres, nous serons
empressés de bénir avec reconnaissance la mémoire des Papes ;
car c'est à leur héroïsme, à leur fidélité inébranlable dans la
foi, que nous sommes redevables de cet heureux sort \
III. Les Papes ont-ils été les conservateurs des bonnes
mœurs ?
Propager la foi, conserver la foi, c'est, pour le genre humain
un grand bienfait. Mais, pour que ce bienfait grandisse encore,
il faut, à la législation des esprits, joindre la législation des
< Schérer, le Saint-Père, considérations sur la mission et les mérites de
la Papauté, p. 247. Nous avons emprunté à cet excellent opuscule d'autres
études sur l'influence religieuse et sociale de la Chaire apostolique.
CHAPITRE l". 49
cœurs et donner à la foi le fruit des bonnes œuvres. La loi doit
opérer la justice. Or, depuis dix-neuf siècles les Papes sont
infatigables dans leurs efforts pour raffermir les bonnes
mœurs, et ce nouveau service continue dignement tous ceux
qu'ils ont rendus au genre humain.
Faut-il des preuves? L'histoire de l'EgUse nous présente les
Papes comme des modèles de vertu ; elle nous apprend qu'ils
ont maintenu le clergé dans la régularité ; elle atteste le zèle et
le courage avec lesquels ils ont exigé des rois et des peuples
la stricte observation des lois de la morale.
Depuis Pierre; le prince des apôtres, jusqu'à Pie IX, on
compte deux cent cinquante-six Papes ; et sur ce nombre
l'Eglise cathoUque en révère soixante-dix-sept comme saints,
parce que les uns ont souffert la mort du martyre pour la reli-
gion de Jésus, et que les autres lui ont rendu un glorieux
témoignage au milieu des tourments et des adversités. Ainsi
plus d'un tiers des Papes trônent parmi les saints dans le
royaume de Dieu. Quels modèles de vertu ne nous offre donc
pas cette longue série de Souverains-Pontifes? « Le Pape, dit le
protestant Addison, est ordinairement un homme d'une grande
vertu et d'un haut savoir, étranger à l'amour-propre et aux
passions, dans toute la maturité de l'âge et de l'expérience,
libre des embarras que donnent une femme, des enfants, des
maîtresses \ » Ce jugement est confirmé par les célèbres histo-
riens protestants Yoigt, Jean de Mûller, etc. Il est vrai que l'on
accuse aussi quelques Papes de n'avoir pas su, dans leur émi-
nente dignité, se préserver du vice. Nous ne discuterons pas ici
cette question. Mais combien voyons-nous de ces Papes? En ad-
mettant, dit le P. Roh, les assertions des adversaires les plus
prononcés de la Papauté, on compte tout au plus cinq Papes de
mœurs contestées, c'est-à-dire à peine un sur cinquante ; et,
relativement ailx méfaits qu'on leur attribue, il faut observer :
V Que, s'ils ont failh, ce n'est pas comme chefs de l'Eglise,
mais dans leur vie privée. Or l'homme ne cesse pas d'être
homme en montant sur l'auguste Siège de saint Pierre; et
♦ Suppl. au Voy. de Misson, p. 164.
IV. 4
^0 niSTOlRE DE LA PAPAUTÉ.
d'ailleurs on a reproché à quelques-uns de ces Papes, par
exemple à Alexandre YI, des faits dont ils ne furent coupables
qu'avant leur élévation; — 2° que les Papes accusés, à Fexcep-
tion d'un seul peut-être, n'ont pas été élus librement selon les
lois canoniques, mais qu'ils ont été imposés à l'Eglise par des
factions politiques; — 3° enfin, que les fautes des Papes
paraissent énormément graves, parce que ce sont des Papes
qui les ont commises. En donnant tant d'impoj'tance aux
faiblesses ou aux égarements de quelques chefs de FEghse,
les adversaires de la Papauté rendent, par cela même, le plus
éclatant témoignage à la pureté de la vie des Papes en général ^
Tel est aussi le jugement de Herder : « Il faudrait une longue
série de noms, si l'on voulait indiquer les plus considérables,
les plus dignes, les plus grands parmi les Papes. Les princes
efféminés, voluptueux, sont en très-minime quantité sur le
Siège de saint Pierre comparés aux trônes sécuhers, et les
fautes de quelques-uns d'entre eux paraîtraient moins graves
si ce n'étaient point des Papes qui en fussent accusés*. » Nuhe
série de souverains laïques, dit Goerres^ ne présente une suc-
cession d'hommes probes et pieux, de caractères honorables,
comme la série des Papes. On abandonnera donc le très-petit
nombre de Papes noircis, pour que l'ombre soit détachée de la
lumière. Tel est l'usage de l'histoire. Le Pape qui s'est oublié,
si véritablement ce fait peut être établi et prouvé, doit être
flétri plus que tout autre, parce qu'il a souillé à la fois la
dignité de l'homme et la suprême dignité de Pape. Quant à
l'Eglise, elle reste sans tache; l'Eglise ne pèche pas'.
Non-seulement les Papes ont offert dans leur conduite de
magnifiques modèles de vertu ; mais ils ont aussi veillé partout
et dans tous les temps, avec une attention soutenue, à la ré-
gularité des mœurs du clergé. — En parcourant les ency-
cliques et les ordonnances des Papes dans tous les siècles, nous
voyons qu ils n'ont cessé d'avertir les ecclésiastiques et de les
conjurer de marcher à la tête des infidèles, et par l'exemple
» Kathol. Ann., t. I, p. 23. - ^ Rothensée, t. III, p. 732. — 3 Rothensée,
t. II, p. 207.
CHAPITRE 1". M
d'une vie pure et sans reproche de préserver l'humanité de la
corruption'. Des désordres, des scandales se manifestaient-ils
parmi le clergé, sur quelque point de la terre, les Papes inter-
venaient comme des médecins prudents ; ils cherchaient d'abord
à ramener les coupables par des remontrances, puis à les
effrayer par des corrections et des censures ecclésiastiques ;
enfin ils les mettaient hors d'état de nuire en leur inter-
disant le ministère sacré. Si, malgré cela, les scandales augmen-
taient parmi le clergé et prenaient des proportions menaçantes
pour le salut de la chrétienté, alors les Papes réunissaient
autour d'eux en conciles les archevêques et évoques ; quelque-
fois, dans des cas extrêmes, ils avaient recours au bras de la
puissance laïque pour contenir et châtier les prêtres corrom-
pus. C'est ainsi que, déjà au sixième siècle, nous voyons le
pape Jean II demander l'appui du roi des Goths, à Ravenne,
contre le clergé simoniaque, à l'effet d'obtenir par le bras sé-
culier ce que le pouvoir ecclésiastique ne pouvait plus opérer ^.
On connaît les salutaires efforts du pape Adrien pour le ré-
tabUssement de la discipline ecclésiastique. Lui aussi se con-
certa avec Charlemagne et mit à profit les sentiments reli-
gieux de ce prince pour maintenir l'ancienne disciphne de
l'Eglise. Grégoire le Grand, Grégoire YII et Léon X se sont
également appliqués à la réforme des prêtres de leur temps.
Mais c'est surtout à l'éducation morale du jeune clergé que les
Papes ont donné leur principale attention. C'est dans les
instituts destinés à l'éducation des jeunes recrues du sacerdoce,
qu'ils ont vu le meilleur moyen de former un clergé moral, et,
par lui, de conserver le peuple chrétien. Dans ce but, les Papes
insistent pour que chaque diocèse ait un séminaire bien dirigé ;
ils recommandent aux évêques une prudente sévérité dans la
collation des oi^dres ; ils imposent comme un devoir de ne con-
sacrer que des sujets capables et dignes. Après les bouleverse-
ments de la Révolution, Pie YII stipula, dans tous les concordats,
comme une condition essentielle, que le pouvoir civil donnerait
^ VoirTencyclique du pape Pie IX aux évêques de ritalie. ~ ^ Rothensée,
1. 1, p. 421 ;
52 HISTOIRE DE LA l'APAUTÉ.
aux évêques les moyens d'établir des séminaires diocésains où
80 formeraient des sujets destinés à perpétuer le sacerdoce ; et
tel fut le zèle de Grégoire XIII, de Grégoire XYI et de Pie IX,
qu'ils employèrent leur fortune personnelle à fonder de sem-
blables institutions à Rome pour les nations étrangères. Il faut
à l'Eglise des prêtres instruits ; il lui faut surtout des prêtres
vertueux. Si le sacerdoce a toujours été formé et s'est toujours
maintenu dans ces conditions, c'est une œuvre méritoire des
Papes.
Enfin les Papes se sont toujours montrés les fidèles gardiens
de la morale en s'opposant aux passions effrénées des rois et
des peuples. Nous approfondirons ce sujet en étudiant l'in-
fluence de la Papauté sur la famille.
Il ne peut donc exister aucun doute sur les services rendus
par les Papes à la morale publique : ces services sont attestés
par l'histoire. « Certainement, dit Herder, l'Evêque de Rome a
fait beaucoup pour l'univers chrétien ; non-seulement il a con-
quis un monde en le convertissant, mais encore il a gouverné ce
monde par les mœurs et les lois avec plus de puissance et avec
plus de cordiale sollicitude que l'ancienne Rome n'avait gou-
verné le monde conquis par ses armes*. )>
IV. Les Papes ont-ils été les organisateurs du culte catho-
lique ?
Le prosélytisme devait être la première vertu du Saint-
Siège : nous savons que le Saint-Siège n'a pas manqué à ce
devoir. Le prosélytisme chrétien a pour objet la propagation et
la conservation de la foi, principe de la vie surnaturelle, et
pour but la sanctification des âmes et la moralisation des
peuples. Nous savons encore que le Saint-Siège n'a manqué
ni à la protection de la vertu, ni à la défense de la foi. Mais,
pour manifester les sentiments des chrétiens individuellement
pris et pour faire profession de sa foi, de son amour, de ses
immortelles espérances, l'Eglise a besoin d'un culte public.
Nous allons voir se déployer l'activité des Papes pour la digne
célébration du culte, en jetant un rapide coup d'oeil sur
* Herder, Saemtliche Werke, t. VII, p. 106.
CHAPITRE l". 33
l'institution des fêtes chrétiennes et sur les cérémonies de
TEglise.
Tous les hommes qui ont le sentiment du beau et du grand,
dit encore le comte Schérer, s'accordent à reconnaître que les
fêtes de l'Eglise catholique révèlent un esprit sublime. Mais à
qui, sinon aux Papes, l'Eglise doit-elle ce caractère auguste ?
Ce sont les Papes qui, fidèles au devoir de pasteur souverain,
ont institué les fêtes de l'Eglise, et n'ont cessé de veiller à ce
qu'elles fussent dignement célébrées. Quel zèle n'ont-ils pas
montré dès les premiers temps pour la célébration uniforme de
la fête de Pâques? Toujours ils ont insisté pour que les chré-
tiens de tous les pays et de toutes les nations célébrassent tous
les ans, le même jour et de la même manière, la mémoire de la
mort et de la résurrection du Sauveur, et montrassent, par
cette uniformité de célébration, qu'ils étaient les membres d'un
seul et même corps. La naissance du Messie, comme sa mort,
est une fête principale de l'Eglise. C'est le pape Télesphore
qui, pour glorifier la bienheureuse naissance du Sauveur du
monde, a prescrit d'offrir, au milieu de la nuit de Noël, le sa-
crifice de la nouvelle aUiance. A qui devons-nous la grande so-
lennité de la Fête-Dieu, qui pénètre tous les cœurs pieux d'une
sainte allégresse et qui arrachait des larmes au grand écrivain
Chateaubriant ? Nous la devons au pape Urbain IV. Grégoire IV
a institué la Toussaint, cette fête qui nous rappelle les glorieux
héros de la foi, qui furent hommes comme nous et qui ont
cependant conquis la palme de la sainteté ; la fête des Tré-
passés, consacrée aux prières pour le repos éternel de nos
parents dé cédés, a été établie par Boniface IV. En un mot,
toutes les fois qu'il arrivait un événement d'une haute impor-
tance pour l'Eglise universelle, les Papes en consacraient le
souvenir par l'institution d'une fête. C'est ainsi que la décou-
verte de la croix du Sauveur, la défaite des Turcs et la déli-
vrance des chrétiens à Lépante, etc., donnèrent lieu à la fête de
l'Invention de la Sainte-Croix, à celle du Saint-Rosaire, etc.
C'est ainsi que s'est formée, sous la direction des Papes, cette
série de fêtes offertes à la dévotion des fidèles, et auxquelles
ÎJ4 HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
les adversaires mômes de la religion catholique ne peuvent re-
fuser leur estime et leur admiration.
Ce que nous avons dit de Tinstitution des fêtes s'applique
aussi au cérémonial. Les Papes ont également veillé à l'unité
et à la pureté des cérémonies de l'Eglise. A cet égard, il peut
être fait trop ou trop peu. Les Papes ont toujours eu soin
d'observer une juste mesure. En réglant la manière de célé-
brer le culte, le temps et les lieux de la célébration, et en dési-
gnant les personnes chargées de cet office, les Papes ont tou-
jours visé à l'unité et à la pureté. C'est grâce à leurs constants
efTorts que la liturgie est également éloignée d'une supersti-
tieuse exubérance et d'une aridité irréligieuse. Nous pourrions
citer un grand nombre d'exemples ; mais nous nous contente-
rons d'appeler l'attention sur le saint sacrifice de la messe.
C'est la sagesse et la piété des Papes qui a entouré le sacrifice
de la nouvelle alliance d'augustes cérémonies et de sublimes
prières, pour que la majesté de l'holocauste testamentaire pé-
nétrât plus avant dans l'esprit et le cœur des hommes. Le pape
Célestin établit l'introït ; Télesphore et Grégoire 1"^ le Kyrte
eleison et le Gloria in excelsis; le pape Sergius a introduit
l'épître, l'évangile et ï Agonis Dei; Pie V, Clément YIII et
Urbain YIII ont ajouté quelques autres dispositions; et c'est
ainsi que fut formé peu à peu cet antique et vénérable Missel ^
rempli de force, d'une sainte onction et de l'esprit apostolique \
Les Papes ont réglé avec non moins de sollicitude le cérémo-
nial pour l'administration des saints sacrements et pour les
autres actes du culte ; ils ont établi à Piome une congrégation
spéciale, qui est chargée de veiller à l'unité et à la pureté du
culte, au nom du Saint-Père et sous sa surveillance.
Les Papes ont étendu leur sollicitude jusque sur la langue
dans laquelle le culte doit être célébré. Malgré de nombreuses
contradictions, ils ont toujours insisté pour le maintien de la
langue latine dans les actes du culte, et cela avec parfaite rai-
son, dit le P. Roh, car n'est-il pas convenable qu'une société
universelle fasse usage d'une langue universellement connue?
^ Wirk&amkeil des PabsUiitms, [3\.
CHAPITRE l". S5
N'est-il pas convenable que les plus saints mystères soient cé-
lébrés dans une langue mystérieuse et soient ainsi préservés
de toute profanation qui pourrait résulter de l'emploi d'une
langue vulgaire ? N'est-il pas convenable qu'une société dont
la doctrine doit être invariable se serve d'une langue morte, et,
par conséquent, invariable aussi? N'est-il pas convenable que
l'Eglise, dont la littérature appartient en majeure partie à la
langue latine, lionore cette langue et en maintienne l'usage
journalier, pour assurer la conservation de la littérature ecclé-
siastique? Ceux-là seuls qui cherchent à déchirer le lien de
l'universalité et à séparer l'Eglise de son glorieux passé, —
ceux-là seuls peuvent déclamer contre l'usage de cette langue*.
Tels sont les services rendus par les Papes, relativement au
culte. C'est de Rome. — nous citons les propres paroles de Her-
der, — que sont sorties ces nombreuses cérémonies de l'Eglise
d'Occident, qui embrassent la célébration des fêtes, la distribu-
tion des sacrements, les prières et les offices pour les morts, les
calices, le luminaire, le jeune, l'invocation des saints, les pro-
cessions, les messes de Requiem, les cloches, la canonisa-
tion, etc. Ce sont là les armes qui ont conquis le monde. C'est
devant ces armes que se sont inclinés des peuples qui ne
redoutaient aucune épée. Et ne croyez pas que, pour ces con-
quêtes de la foi, l'Eglise ait employé de grands efforts, des
moyens extraordinaires ; les plus petits moyens , les plus
simples, lui ont suffi : une croix, une madone avec l'Enfant,
un chapelet, ont mieux servi ses desseins que n'auraient pu le
faire les plans les plus finement conçus '^ C'est ainsi que l'active
sollicitude des Papes a créé cette pure harmonie du culte chré-
tien, que l'un des plus profonds penseurs de nos temps a saluée
de ce cri d'enthousiasme : « 0 sublime et généreuse pensée !
En ce jour, à eette heure, dans toutes les églises répandues
sur la vaste surface du globe, plusieurs millions d'hommes
tendent avec moi leurs mains vers Dieu, élèvent avec moi leur
cœur au ciel, fléchissent comme moi leurs genoux devant
^ Kath. Annalen, t. I, p. 17.— .- Herder. Ideen der Geschichte, IV, p. 107
et i89.
86 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
l'Homme-Dieu, entonnent les mêmes cantiques que moi, et
observent les mêmes usages liturgiques! Combien doivent
être efficaces et puissantes, devant le trône de l'Eternel, les
prières de cette immense communauté chrétienne, réunie dans
l'esprit de la parfaite charité, aux mêmes époques, aux mêmes
jours et priant d'une manière uniforme sur tous les points de
la terre! Quel courage, quelle consolation, quel enthousiasme
cette pensée ne doit-elle pas inspirer aux fidèles qui la mé-
ditent! Et si, dans le cours de cette vie si agitée, un homme est
conduit par ses affaires dans des contrées lointaines ou dans
d'autres parties du monde, ou s'il y est jeté malgré lui par un
coup du sort, combien ne sera-t-il pas heureux et consolé de
retrouver là son Dieu et son Sauveur, servi et adoré comme
dans sa patrie, dans la même langue et avec les mêmes céré-
monies religieuses! » Etablir cette unité, cette universalité du
culte chrétien, les maintenir, les diriger et les régler, selon les
circonstances, telle est la tâche du chef universel de l'Eglise ;
et si, comme nous l'avons vu, cette harmonie du culte existe
effectivement sur la terre, nous devons voir et révérer en elle
un bienfait de l'action des Papes.
V. Les Papes ont-ils enfin pourvu à tout ce que réclamait
le service de l'Eglise? C'est la dernière question que nous
ayons à examiner ; elle révélera, avec un éclat grandissant, les
incomparables mérites de la Papauté. En descendant à ces dé-
tails, il faut, pour mieux établir la vérité, procéder par ordre.
1" Nous savons quelle est la haute importance de la Papauté
pour le monde chrétien , et nous sentons aussi combien l'Eglise
est intéressée à jouir d'une entière liberté pour F élection d'un
Pape. Les Souverains-Pontifes ont toujours combattu pour la
hberté des élections papales, et ils ont le mérite d'avoir réussi
à bannir de cet acte si important Finfluence pernicieuse des
caprices princiers, les intrigues de familles égoïstes et ambi-
tieuses, les cabales d'indignes courtisans. Déjà le saint pape
Symmaque et le pape Jean XX ont défendu la liberté des
prêtres électeurs contre les empiétements du peuple romain ;
le pape Grégoire YII a protégé énergiquement cette hberté
CHAPITRE l". 57
contre les prétentions des empereurs d'Allemagne. Grégoire X
fit un règlement sur les formes à observer pour l'élection du
Pape par le collège des cardinaux, et c'est d'après ce règlement
que le pape Martin V fut élu au concile de Constance et que
furent élus tous ses successeurs jusqu'à Léon XIII. Quand nous
nous rappelons les troubles funestes qui eurent lieu çà et là,
dans les siècles antérieurs, à l'occasion des élections papales,
par l'effet des prétentions des princes séculiers ; quand nous
songeons que les empiétements de ces princes allèrent jusqu'à
opposer un antipape au Pape nommé par l'Eglise et reconnu
par elle, nous apprécions mieux le service que les Papes ont
rendu en assurant à l'Eglise la libre élection de son chef. La
seule influence qui soit accordée aujourd'hui aux puissances
cathohques dans l'élection du Pape, c'est que les trois plus
considérables, l'Autriche, la France et l'Espagne, peuvent exer-
cer chacune une seule exclusion. Nous voulons dire que ces
puissances peuvent charger un cardinal membre du conclave
de déclarer en leur nom que l'élection de telle ou telle per-
sonne leur serait désagréable. Si cette déclaration est faite tar-
divement, c'est-à-dire après l'élection consommée, ou si la
même puissance a déjà exercé son droit d'exclusion dans le
même conclave, celui-ci n'y a point égard. Au cas contraire, le
sacré-coUége s'abstient ordinairement de donner ses suffrages
à la personne frappée d'exclusion par l'une ou l'autre des
puissances catholiques. De cette manière; on peut tenir compte
des vœux des princes catholiques au sujet de l'élection du
Pape, sans que la liberté de l'Eghse en soit affectée.
2° Les Papes ont également bien mérité de l'Eglise par le
zèle infatigable avec lequel ils ont combattu pour le libre choix
des évêques. Les Papes, dit Kastner, ont décrété les dispositions
les plus précises pour garantir autant que possible les nomina-
tions des évêques et des abbés contre l'arbitraire et contre les
influences simoniaques. Le conflit qui s'est élevé au moyen
âge concernant l'investiture, est une preuve de la grande solli-
citude des Papes pour la liberté de l'Eglise. Alors la puissance
civile élevait la prétention qu'il appartenait à l'empereur d"in-
58 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
vestir les évèqucs par l'anneau, la crosse et la mitre. Les
évèques étaient alors pasteurs spirituels et seigneurs féodaux.
Le Pape soutenait que l'évoque, comme tel, ne devait être in-
vesti que par l'Eglise; puis investi, pour le fief, parle prince
temporel, mais seulement par une formule analogue à sa
dignité. Si l'on observe combien, sous prétexte de suzeraineté,
les empereurs ont abusé des évèchés, des abbayes et d'autres
établissements ecclésiastiques; si l'on considère les désordres
qui sont résultés de la collation de ces bénéfices par la seule
autorité temporelle, soit pour le choix des personnes, soit pour
la liberté laissée aux prélats ; si Ton réfléchit que l'investiture
conférée seulement par le prince amenait à l'idée que la juri-
diction spirituelle émanait du pouvoir civil, n'est-il pas évident
que les Papes étaient contraints de résister aux empiétements
des empereurs ? L'Etat pouvait conférer l'investiture par le
sceptre ; à l'Eglise seule appartenait la collation par la crosse et
l'anneau. Aussi voyons-nous saint Grégoire YII, le vaillant dé-
fenseur de la liberté ecclésiastique, soutenu, défendu, justifié,
non- seulement par des savants catholiques, mais encore par
des savants protestants, tels que Jean de Mûller, Luden, Yoigt,
Kaumer, Léo et d'autres. Les prérogatives temporelles des
évèques ont disparu depuis ( et , dans l'intérêt même de
l'Eghse, dit le cardinal Pacca, nous sommes loin de le re-
gretter) ; mais, hélas I les prétentions des souverains temporels
au sujet de la collation des évêchés subsistent toujours. Aussi
les Papes, et notamment Pie YII, Léon XII, Grégoire XYI et
Pie IX, ont toujours pris à tâche de conservera l'Eglise le libre
choix des évoques, et dans les pays où il leur était impossible
do maintenir cette liberté dans sa plénitude, ils ont sauvé le
principe de la loi ecclésiastique en réservant au Saint-Siège
la préconisation des sujets présentés par le pouvoir.
3° La liberté des rapports entre les pasteurs et leurs trou-
peaux n'a pas exigé des Papes de moindres combats. Dans les
premiers siècles , durant les persécutions , les Papes main-
tinrent dans les catacombes la liberté des assemblées chré-
tiennes, en souffrant héroïquement le martyre. Tel fut le sort
CHAPITRE 1". «^9
des trente premiers Papes. Plus tard, quand les empereurs
déclaraient la religion chrétienne religion d'Etat et la proté-
geaient pour mieux l'opprimer, les Papes, surtout au moyen
âge, repoussèrent vaillamment les prétentions de ces sin-
guliers protecteurs. « Le monde, disait le pape Gélase à l'em-
pereur Anastase, est gouverné par deux pouvoirs : le pouvoir
sacré des chefs de l'Eglise et le pouvoir royal des princes. Tu
es, mon fils, le premier parmi les hommes, mais, dans les
choses spirituelles , tu es soumis aux administrateurs de
l'Eglise. Ne les force donc pas de se plier à ta volonté. » Dans
les derniers siècles, la puissance publique n'entrava pas moins
qu'au moyen âge la liberté de l'Eglise. Dans plusieurs pays, il
fut interdit aux évéques de s'adresser sans autorisation préa-
lable au chef de l'Eghse ; il fut interdit de publier, sans placet,
les actes pontificaux et les lettres pastorales. Certains gouver-
nements allèrent jusqu'à fixer le nombre des messes, la
quantité des prières et la disposition des cierges. Les Papes
ont défendu, contre les gouvernements modernes, la liberté de
l'Eglise, avec autant d'énergie que contre les soi-disant pro-
tecteurs du moyen âge : Pie Yl se rendit à Tienne pour
ramener Joseph II à de meilleurs sentiments ; Pie VII résista
avec un admirable courage à toute la puissance de Napoléon ;
Léon XII et Grégoire XVI assurèrent, dans les concordats, la
libre communication des ouailles et des pasteurs ; et Pie IX
s'exila volontairement plutôt que de laisser compromettre,
dans sa personne, la liberté de l'Eglise.
Que celui qui douterait du service rendu par les Papes à la
liberté ecclésiastique, jette un coup d'œil sur l'état des confes-
sions dissidentes; qu'il considère les Grecs, les Russes, les
protestants, les anghcans, dont les sectes sont toutes ravalées à
la condition de servantes du pouvoir civil, et il sera obhgé de
reconnaître qi*e la seule Eghse placée sous la protection de la
Papauté a su maintenir son indépendance.
4° Pour que l'Eghse puisse remplir son auguste mission, elle
a besoin de temples consacrés au Seigneur, et de biens ecclé-
siastiques pour le service du culte, la subsistance de ses mi-
60 iiiSTomr-: nr. la papauté.
nistrcs et le soulagement des pauvres. De tout temps la piété
des fidèles a pourvu à ces besoins. Mais ce riche patrimoine
éveilla plus d une fois la cupidité des gouvernements. Aussi les
Papes ont-ils été obligés, dans tous les âges, de combattre
pour l'inviolabilité des fondations pieuses. Partout où un che-
valier rapace pillait une église ou un monastère , le Saint-
Siège lançait contre le spoliateur, fùt-il couronné, les foudres
de l'excommunication. Les Papes ont opposé, avec non moins
de courage, à l'insatiable avidité des gouvernements modernes,
le 7ion licet et le iioyi possumvs. C'est ainsi que Pie VI a dû
résister à l'Autriche, Pie VII à la France, Grégoire XVI à l'Es-
pagne, à r^yiemagne, à la Suisse, Pie IX encore à la Suisse,
à l'Allemagne et à plusieurs Etats de l'Amérique du sud et sur-
tout à la monarchie de Savoie. Tous ont lutté pour la conser-
vation et la libre administration des biens ecclésiastiques avec
la bravoure des Grégoire VII, des Alexandre III et des Coni-
face VIII.
S*' Parmi les domaines de l'Eglise, il en est un qui tient le
premier rang, c'est le patrimoine de saint Pierre. Si le Pape
doit avoir une action libre et indépendante pour diriger et
gouverner l'Eghse, il est indispensable qu'il ne soit sujet d'au-
cun prince, mais qu'il soit souverain lui-même. Si le Pape doit
être le centre d'union parmi les peuples, il ne doit pas appar-
tenir à tel ou tel royaume, mais avoir son royaume propre. Si
le Pape doit défendre, contre les princes et les gouvernements,
les lois religieuses et les droits de l'Eghse, il ne doit pas être
soumis au bon plaisir de tel ou tel souverain, mais il doit avoir
ses Etats propres, comme il a sa maison. Nous connaissons l'his-
toire de l'Etat pontifical ; nous savons à travers quelles vicissi-
tudes il est fondé, et nous n'oublions pas au prix de quels dou-
loureux combats les Papes ont su maintenir sa conservation
ou protester contre les atteintes ïnomentanées de la violence.
6° Pour que le prêtre puisse répondre à sa haute mission, il
faut qu'il réside parmi les hommes, comme un être supérieur,
étouffant tous les désirs de la chair, résolu de sacrifier à son
devoir tous les biens terrestres, au besoin sa vie même. Pour
CHAPITRE I". 6i
ce motif, l'Eglise a prescrit de tout temps le célibat des prêtres,
et nous devons surtout à la fermeté des Papes cette loi si
salutaire.
Déjà saint Pierre avait tout quitté pour suivre le Seigneur.
Les papes Calixte I", saint Sirice, saint Grégoire YII, Léon VH,
Nicolas II, iVlexandre IV et beaucoup d autres insistèrent forte-
ment pour l'observation du célibat clérical. « Le célibat, dit le
protestant Seffen, est très-étroitement lié à la pureté et à la
perfection du culte ; il écarte du prêtre, autant que la faiblesse
humaine le permet, la préoccupation des affaires extérieures,
afm que le ministre de Dieu, voué tout entier à la volonté di-
vine, apparaisse à tous comme le pur organe des révélations
du Très-Haut ^ » C'est pour le même motif, ajouterons-nous
avec un auteur catholique, que la Papauté a attaché de tout
temps une haute importance au célibat des prêtres ; qu'elle l'a
toujours défendu comme une institution d'intérêt général et
qu'elle a mis tant de zèle à le maintenir de nos jours comme
la pierre angulaire du catholicisme, comme une condition de
l'indépendance et de la liberté personnelle du prêtre, comme
un élément nécessaire à la propriété de l'Eglise comme
un moyen d'assurer la propagation constante et zélée de
l'œuvre du salut, enfin comme une preuve éclatante de la
succession et de la tradition apostolique. Quiconque est ca-
pable de remporter la victoire sur soi-même et sur le monde,
quiconque se tient avec Dieu et s'appuie sur des principes
immuables, quiconque n'est point l'esclave de la chair et du
sang, celui-là, bien loin de jeter un blâme à la Papauté, à cause
do l'institution du célibat clérical, y verra, au contraire, une
œuvre méritoire de la Chaire apostolique.
V Les Souverains-Pontifes ont encore signalé leur zèle pour
la propriété de l'Eglise en défendant et en protégeant les
ordres rehgiêux. De temps en temps, il s'élevait dans l'Eghse
des nécessités spéciales, auxquelles il fallait pourvoir par des
ressources particulières. Ces ressources, l'Eglise les a trouvées
dans les ordres religieux, où des hommes et des femmes s'en-
^ Carricaturen der Heilligsten, t. II, p. 29o, Leipsig, 1821.
C2 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
gageaient, par des i vœux solennels, au service de Dieu, de
l'Eglise et de l'humanité souffrante. Ces ordres ont tous été
érigés canoniquementpar les Souverains-Pontifes, notamment
l'ordre de Saint-Benoit par Félix IV, les ordres de Saint-Domi-
nique et de Saint-François d'Assise , par Innocent III, et la
Compagnie de Jésus par Paul IV. Un grand nombre de Papes
ont été choisis dans ces mêmes ordres ; tous ont hautement
favorisé, protégé, défendu les communautés rehgieuses. Pour
apprécier sommairement les mérites que les Papes se sont
acquis par ces institutions, il faut interroger l'histoire sur les
services que les ordres religieux ont rendus. L'histoire attes-
tera : « Qu'ils ont été les agents les plus actifs pour la propa-
gation du Christianisme; qu'ils ont défriché et fertilisé de
vastes terrains, civihsé des nations barbares, fondé des vil-
lages et des villes , conservé et propagé les sciences et les arts,
instruit et élevé la jeunesse, nourri les pauvres, hébergé les
pèlerins, fondé et administré les hôpitaux, délivré les prison-
niers et les esclaves, combattu pour l'Eglise et pour l'Etat,
secouru et consolé toutes les misères humaines; qu'ils ont
fourni des modèles parfaits de toutes les vertus et accompli les
conseils évangéliques de manière à démontrer la possibilité do
la perfection chrétienne ; qu'en un mot, ces ordres ont toujours
été, entre les mains des Papes, les plus dignes instruments
pour propager, défendre et glorifier la religion'. »
8° L'Eghse est, sans contredit, une institution divine ; mais
elle est régie par la main des hommes, et il peut s'y introduire
des abus, non pas en ce qui regarde l'œuvre de Dieu, mais en
ce qui regarde l'œuvre des hommes. Il faut de temps en temps
extirper ces abus et rétablir la pureté de l'Eglise. Or, de même
que, dans le corps maladif, le mal doit être traité à l'intérieur ;
de même, la guérison des infirmités de l'Eghsc ne peut être
opérée que par l'intérieur, c'est-à-dire par le Pape. Toute autre
prétendue réforme ecclésiastique, opérée ou imposée du
dehors, n'est qu'un rapiéçage et un bouleversement. Aussi
Voigt, quoique protestant, reconnaît-il qu'une véritable et salu-
1 Rob, Annales catholiques, t. I, p. 22.
CHAPITRE 1*'. 63
taire réforme de l'Eglise ne peut être produite que par l'Eglise,
c'est-à-dire par le Saint-Siège ; et Jean de Muller est d'avis que
le moyen le plus assuré pour la hiérarchie, comme pour les
républiques, consiste à opérer par elles-mêmes les réformes ou
améliorations, sans aucune immixtion étrangère, laquelle est
ordinairement inspirée par la passion plutôt que dirigée par
l'amour du bien. Aussi les Papes ont-ils, de tout temps, regardé
comme un des premiers devoirs de leur ministère, de réformer
les abus introduits dans le sanctuaire par la faiblesse des
hommes ; de tout temps^ il y ont pourvu avec autant de vigi-
lance que de circonspection, mais sans jamais permettre une
intervention étrangère, ni tolérer l'usurpation.
On voit, par le Bullaire romain, que chaque Pape a eu sa
part dans cette œuvre réformatrice. Léon IX y acquit une par-
ticulière illustration. Saint Grégoire YII, Urbain II, Victor III,
Callixte II, Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, Boni-
face VIII, au moyen âge, opposèrent une digue puissante aux
débordements des abus et rétablirent la sainteté, la liberté,
l'indépendance de l'état clérical. Dans les temps modernes,
Paul IV et Pie V mirent en vigueur la grande réforme ecclé-
siastique du concile de Trente. De nos jours. Dieu a suscité
Pie IX comme un digne réformateur de son Eghse.
Si nous voulons connaître les mérites des Papes comme ré-
formateurs, l'histoire nous dira qu'eux seuls pouvaient opérer
des réformes efficaces et durables, et que toutes celles qui
n'ont pas été entreprises, dirigées, sanctionnées par eux, ou
n'ont abouti qu'à d'assez pauvres résultats, ou bien ont été
une source de désordres plus grands que ceux auxquels on
voulait remédier.
Ainsi, pour la propagation du Christianisme, pour la conser-
vation de l'unité et de la pureté de la foi, pour la défense des
bonnes mœurs et l'organisation du culte public, pour l'élection
libre des Papes et le libre choix des évoques, pour le maintien
des rapports entre les pasteurs et le troupeau, pour la protec-
tion de la propriété ecclésiastique et de la puissance temporelle
du Saint-Siège, pour la fondation des ordres religieux et la
C4 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
réforme des abus, les Papes ont été ce qu'ils devaient être, de
vrais Papes, de dignes vicaires de Jésus-Christ. Le devoir, tel
qu'il était indiqué par la notion de l'Eglise et défini par la
mission apostolique, ils l'ont rempli avec une intelligence
élevée et d'une main résolue. Dans l'accomplissement de leur
tache, autant qu'on peut juger par une table sommaire, il n'y a
pas de lacune. La foi, les mœurs, la discipline ont trouvé en
eux des interprètes fidèles, des législateurs clairvoyants, des
vengeurs intrépides. On ne peut, de ce chef, élever contre les
Pontifes romains aucune objection'.
Aussi les adversaires de la Papauté, repoussés avec perte;
essaient-ils de se tirer par une diversion. Sur les différents
points élucidés dans ce chapitre, s'ils ne peuvent contester les
faits, ils y cherchent matière à récrimination contre la Papauté.
Le devoir de la Papauté, ils le comprennent autrement que les
Papes, et ils entendent reprocher aux Papes de ne l'avoir pas ac-
compli comme ils le comprennent. Yoilà donc qui est entendu.
La lumière nécessaire pour le gouvernement de son Eglise,
Jésus-Christ l'a départie aux protestants, aux encyclopédistes,
aux rationaUstes et aux athées. Nous pourrions juger cette
prétention indigne de toute réponse ; provisoirement nous vou-
lons seulement en réclamer le bénéfice. Il est acquis à l'histoire
que les Papes ont rempli tous les devoirs du Souverain-Ponti-
ficat tels que l'Eghse les entend. Nous verrons, plus tard, s'il y
a lieu d'attaquer les Papes sur la manière dont ils ont répondu
à la mission de Jésus-Christ et à la vocation de la Providence.
■• Les Prussiens ont intitulé Kiilturkampf, lutte civilisatrice, la guerre
tout-à-fait gratuite et très-violente qu'ils font, en ce moment, à TEglise
catholique. Afin de leur répondre plus péremptoirement, nous avons cité,
de préférence, dans ce chapitre, des auteurs de leur pays. Prouver que
l'Eglise n'est pas l'ennemie de la civilisation est une thèse autrement
inutile. La civilisation est l'œuvre exclusive de l'Eglise ; elle fléchit, là ou
l'Eglise est troublée, elle disparaît, si l'Eglise est vaincue. Les ennemis de
l'Eglise, assurés de ne pas la vaincre, ne combattent que contre eux-
mêmes.
CHAPITRE It* 6S
CHAPITRE IL
DES MAUVAIS PAPES I DES PAPES, DANS l'eXERCICE DU POUVOIR
SUPRÊME, ONT -ILS, PARTICULIÈREMENT AU MOYEN AGE, MANQUÉ
AU DEVOIR MORAL DE l'aUTORITÉ ET FORFAIT A l'hONNEUR
CHRÉTIEN ?
Parmi les clichés répugnants qu'emploie, dans la confection
de ses journaux, l'impiété contemporaine, il n'y en a pas de
plus répugnant que les crimes des Papes.
Les crimes des Papes? cela s'affirme sans vergogne, se
répète sans preuve et se croit sans difficulté. De la critique
historique, des preuves à l'appui des accusations, cela n'est
pas nécessaire à la haine qui ne cherche que des motifs à ses
fureurs et des prétextes à ses violences. Le matin, après dé-
jeûner, lorsqu'on lit le journal en prenant sa demi-tasse^ si
vous avez, comme supplément de dessert ou appoint d'eau-
de-vie, quelque bonne grosse infamie pontificale, ce surcroît
donne du goût à la liqueur arabe, fortifie l'estomac et précipite
la digestion. Le convive se lèvera heureux d'avoir bien dé-
jeûné et d'avoir donné, de plus, avec un accent d'indignation,
un coup d'épaule à la rénovation du genre humain. Dans les
jours de trouble, ce mangeur de Papes sera colonel de la garde
nationale, incendiaire, assassin des prêtres, histoire de protester
en faveur du genre humain et de se venger des crimes du
Saint-Siège, en attendant sa place sur les pontons ou une
balle devant les poteaux de Satory.
Ce qui se iait, sous ce rapport, serait horriblement sot, si
ce n'était par- dessus tout lâchement abominable. Et peut-être
avons nous le tort de trop l'ignorer.
Nous avons sous les yeux le dernier ouvrage en ce genre :
c'est VHistoire des Papes à travers les siècles, par Maurice
IV. 5
iU\ MISTOIRK DE LA PAPAUTÉ.
Lachàtre, quatre volumes in-i°. L'auteur, comme si cet à ira-
vei's n'indiquait pas suffisamment son tort, souligne sa pen-
sée ; ce qu'il veut vous offrir, ce sont les crimes des Papes,
les mystères d'iniquité de la cour pontificale, meurtres, em-
poisonnements, parricides, adultères, incestes, débauches et
twpitudes de la Cour de Rome. Du moment qu'un cardinal
monte sur la Chaire de saint Pierre, il est, pour Maurice La-
chàtre et pour la foule imhécile qui le croit sur parole, avéré
que le nouveau Pontife sacrifie à Bacchus et à Vénus ; qu'il
a son Ganimède, ses Europe, ses Danaé et ses Léda; qu'il
déshonore sa mère et ses sœurs; qu'il tue ses fils, ses frères
et son père ; enfin que le Vatican n'est qu'un mauvais lieu où
se perpètrent impunément, depuis dix-huit siècles, en pré-
sence des saints autels, les plus infâmes mystères. Vous
objecterez la rehgion, l'invraisemblance, l'impossibilité phy-
sique et morale; il n'y a rien à objecter, si vous ne voulez être
traité de complice ou de dupe. Vous ferez observer encore que
tout cela est dit sans intelhgence, contredit par tous les té-
moignages; l'auteur n'est même pas capable de savoir sur
quel ensemble de monuments traditionnels repose l'histoire
de la Chaire apostoHque, et plus il ignore, plus il accuse. Le
livre ne relève que de la cour d'assises ; il a bien l'air d'avoir
été écrit dans un bagne.
L'ouvrage, ne l'oublions pas, est, je ne sais si je dois dire
orné ou maculé de gravures sur acier ; le dessin primitif a
dû être fait sur les parois d'une prison, avec un clou volé. Ce
n'est pas seulement fou, idiot, c'est monstrueux et incroj'able
pour toute personne qui n'est pas absolument dépravée. Mais
il faut être prudent : si l'illustrateur devenait colonel de la
garde nationale, il pourrait nous donner des répétitions d'es-
thétique.
Après avoir flétri le libertinage, l'imbécile pamphlétaire
devrait, au moins par habilité, se grimer en vertueux. Pas du
tout. Dans le bric-à-brac qu'il appelle le frontispice de son
livre, il suspend une demi-douzaine de gamins de Paris, faisant
fonction d'anges, et, pour donner au monument la couleur
CHAPITRE II. 67
antique, le couvrant d'urine. Pour symboliser l'histoire, il
présente une femme a grosses mamelles nues, qui exhibe son
ventre absolument comme si elle ornait la façade de l'Opéra;
si cette pauvre déesse a les bras cassés, je suppose que c'est
de se voir clouée au titre d'un panthéon d'ordures.
J'ai réservé, pour la bonne bouche, le petit boniment de
l'auteur; le voici, c'est du Macaulay tout pur, mais du Ma-
caulay de l'égoût :
({ Depuis saint Pierre, — en admettant qu'il ait existé et qu'il
se soit rendu à Rome^ — jusqu'à Pie IX, le faux monnayeur,
pontife actuellement régnant, 262 Papes, une papesse et
24 antipapes ont occupé la Chaire du premier apôtre de Jésus-
Christ; dans ce nombre, J9 ont abandonné Rome, 35 ont régné
en pays étranger, 8 n'ont occupé le Siège pontifical que pen-
dant un mois, 40 pendant un an, 22 pendant deux ans, 34 pen-
dant cinq ans, les autres pendant une durée de dix, quinze,
vingt ans au plus ; quelques-uns ont régné simultanément à
Rome même, ayant leurs églises, leurs clergés, leurs partisans
respectifs ; d'autres encore ont régné simultanément, mais ayant
leur siège dans des pays différents. Parmi les successeurs de
saint Pierre, on compte un enfant de dix-huit ans, une belle
jeune femme, la papesse Jeanne, des forbans, plusieurs héré-
tiques, et une foule de prêtres couverts de tous les crimes, vo-
leurs, simoniaques, assassins, parricides, adultères, incestueux,
sodomites. Sur les 262 Pontifes reconnus comme légitimes,
64 sont morts de mort violente, 18 ont été empoisonnés, et
plusieurs à l'instigation des jésuites, 4 ont été étranglés, les
42 autres ont péri de différents genres de mort.
)) Dans le schisme qui a divisé l'EgHse à la fm du quator-
zième siècle, les Papes d'Avignon et les Papes de Rome se
sont mutuellement anathématisés et déposés; en outre, soit
avant, soit depuis ce schisme, 26 Pontifes ont été déposés,
bannis ou chassés de Rome; 28 autres n'ont pu y rester
qu'avec l'appui des armées étrangères, comme cela a lieu
encore de nos jours : le Pape actuel. Pie IX, le faux mon-
nayeur, n'y maintient son pouvoir que grâce à la présence
os III.STOIRK DK LA PAPAUTÉ.
dune armée croccupalion fournie par Napoléon 111 et munie
des terribles fusils Cliasscpot.
» On compte J53 Pontifes, parmi ceux qui figurent dans
l'histoire, c est-à-dire plus de la moitié du nombre total, qui
ont fait preuve d'incapacité absolue dans l'exercice de leurs
fonctions ; 36 au moins ont enfreint publiquement leurs vœux
de chasteté, et ont eu des enfants pendant la durée de leur
pontificat.
» La papesse Jeanne est morte en couches au milieu d'une
procession.
)) Urbain Y et d'autres Papes se sont soumis aux censures
des conciles et ont avoué qu'ils avaient failli ; d'autres encore ,
notamment Victor III et Adrien YI, ont confessé publiquement
les crimes qu'ils avaient commis.
» Aujourd'hui, en dépit des hontes et des turpitudes de la
Papauté, malgré le concert de malédictions qui s'élève de
toutes parts contre le chef du catholicisme, la Cour de Rome
ose revendiquer pour Pie IX le privilège de l'infailbbilité, et
un concile, réuni à cet effet, en 1870, dans la capitale de l'Italie,
a lancé un manifeste qui dépasse en orgueil clérical et en in-
solence pontificale tout ce qui a été formulé par les Papes les
plus audacieux aux temps de leur plus grande puissance, et
quand les peuples étaient plongés dans les plus profondes
ténèbres.
» C'est à nous, hbres penseurs, hommes de progrès et de
hberté, à quelque école que nous appartenions, quelle que
soit notre opinion politique, de nous liguer pour combattre
l'esprit du mal; relevons donc l'étendard de la philosophie;
reprenons l'œuvre de nos pères; propageons en tous lieux la
vérité sur l'histoire des Papes et les crimes des rois, et, bientôt
les peuples auront secoué le double joug sous lequel vou-
draient les tenir courbés Papes, rois, reines et empereurs. »
Ainsi parle Maurice Lachâtre. Pendant que nous étudions
sérieusement l'histoire, ce sacripant, aussi incapable de tenue
que de science, diffame lâchement les Papes, au su de la
police et sans opposition du gouvernement. Malgré ses fran-
CHAPITRE II. 60
chises et ses succès, nous ne le croyons pas digne de réfuta-
tion. Nos lecteurs ont vu le profil de la bête, cela suffit.
Au-dessus de cet iiisulteur violent, nous voyons d'autres
paperassiers de meilleur ton, pasteurs protestants, rapsodes
libéraux, lauréats d'académie, élever des attaques contre la
conduite privée de certains Papes. Honorius III, dit-on, fut
cruel, Jean XII vindicatif, Jules II ambitieux, Sixte-Quint
avare, Sergius III débauché et Alexandre VI commit à la fois
tous les crimes. Nous retenons cette accusation, et, pour la
confondre, nous demandons : 1° si la sainteté est essentielle
au pouvoir sacerdotal; 2° par qui sont accusés les mauvais
Papes du moyen âge; 3° et en quoi consiste, au juste, leur
culpabilité. L'Eglise n'a pas de sympathie pour le péché ; elle
n'est instituée que pour le combattre et le détruire; et si,
malgré ses lois, malgré ses lumières et ses grâces, il se produit,
même dans le sanctuaire, elle en souffre assez cruellement pour
garder le droit de le condamner.
I. La sainteté est-elle essentielle au pouvoir sacerdotal?
« Les charges de l'Eglise, dit le protestant Bost, à combien
plus forte raison sa charge suprême, s'il doit y en avoir une,
ne peuvent appartenir qu'à des hommes saints et purs ^ » D'où
l'on doit conclure, le protestant Bost étant pasteur, ou qu'il
est un saint homme ou qu'il est inhabile à exercer sa pro-
fession; mais, comme il continue son petit commerce pour le
placement des homélies, il s'ensuit que nous devons révérer,
comme saint le pasteur Bost; vite une niche à ce bienheureux
selon Calvin.
Nous déclarons à rencontre que si, d'une part, rien n'est
plus souhaitable, dans un prêtre, que la sainteté, il faut re-
pousser, d'autre part, comme immorale et désolante la doc-
trine qui dit la sainteté absolument nécessaire au service des
âmes.
Supposez un instant que la théorie du pasteur Bost est
entrée dans le plan de l'économie divine, et que le prêtre perd,
avec la sainteté, les pouvoirs de sa charge. Voilà chaque
^ Appel à la conscience de tous les catholiques romains, i^. 86.
70 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
fidèle condamné à scruter sans cesse la vie de son pasteur et
Jusqu'aux pensées les plus intimes de son âme; voilà la con-
duite de chaque prêtre interrogée avec avidité, livrée à l'igno-
rance, à la malveillance et aux préjugés. Voilà les conseils de
la charité qui défendent de juger personne et qui ordonnent
de veiller, par une juste défiance, au premier de ses intérêts,
celui de son âme. Voilà donc la rehgion ordonnant et défen-
dant à la fois de violer le sanctuaire de la conscience, et,
devant l'âme du prêtre, comme devant une citadelle assiégée,
voilà qu'une foule de chrétiens pèsent tout à leurs redoutables
balances et chargent toujours, par un scrupule de délicatesse;
le plateau du péché.
Du moins, lorsque le fidèle aura subi et fait subir cette pre-
mière torture morale, se sera-t-il enfin assuré de la sainteté du
prêtre ? Et comment y sera-t-il parvenu ? La sainteté est un état
de l'âme, état purement intérieur, qui échappe, par sa nature,
à toute investigation et à toute garantie. La religion catholique
ne fournit pas plus que la raison les moyens de s'assurer de cet
heureux état, et de constater le moment problématique de sa
perte.
Les principes de la religion réformée elle-même repoussent
clairement une telle doctrine. Le protestantisme partage
l'Eglise en deux camps, en élus et en réprouvés, et les uns et
les autres se trouvent prédestinés au ciel ou à l'enfer, par un
décret de Dieu absolu, indépendant du concours et de la vo-
lonté, comme de la conduite des hommes. D'après ce système
religieux, le scélérat le plus consommé aux yeux de la société
peut et doit être plus d'une fois un grand saint, un élu aux
yeux de Dieu; tandis qu'un grand saint aux yeux des hommes
sera peut-être, devant Dieu, un grand coupable et un réprouvé.
Qu'importe dans une telle rehgion la sainteté ou l'impureté du
ministre? et à quel caractère. y reconnaître son état devant
Dieu?
D'ailleurs, si le salut consiste exclusivement dans la foi,
comme l'enseigne la réforme, et s'il n'y a point de sacrements,
ou s'ils ne sont que des signes vides, les bons prêtres ont-ils
CHAPITRE II. 7i
dans ce cas plus de pouvoirs que les mauvais ? Et comment
ceux-ci pourraient-ils perdre ce qu'ils n'ont pas? Ce système,
qui est une impossibilité dans toutes les religions, serait donc,
de plus, une contradiction dans la réforme.
Aussi le protestantisme n'a-t-il pas, sur ce point, d'autre en-
seignement que l'Eglise catholique. « Les vices et les défauts
des ministres, dit Calvin, n'altèrent point la nature de l'Eglise*.»
Nous avons en exécration, dit la confession helvétique, l'erreur
des donatistes, qui subordonnent l'efficacité des sacrements à
la bonne ou à la mauvaise conduite des ministres^.
Faudrait-il donc que le Catholicisme changeât de doctrine,
pour suivre les variations de la réforme, parce qu'il plaît à un
de ses ministres d'abjurer aujourd'hui ce qu'il enseignait hier,
et ce qu'enseigneront encore demain ses collègues? On cite, il
est vrai, à l'appui du système, deux textes de l'Ecriture sainte.
Mais, avec le principe du libre examen, l'Ecriture fit-elle ja-
mais défaut à personne et ne servit-elle pas constamment à la
contradiction des doctrines ? Il suffit d'ailleurs de lire ces textes
pour voir qu'ils n'ont point rapport à la question : « Si vous
vous attachez fidèlement à ma parole, dit le Sauveur, vous serez
vraiment mes disciples. — Celui qui vit dans le péché est du
diable. » Sans doute le pécheur est l'enfant du démon, et
l'attache à la vraie foi est la première condition de la filiation
divine, mais qu'importe à la question de savoir si l'indignité du
ministre entraîne son incapacité? Que l'on se rappelle plutôt
le passage suivant : « Lorsque l'un dit : je suis à Paul, et
l'autre : je suis à Apollon, n'êtes-vous pas encore charnels?
Qu'est donc Paul et qu'est Apollon? Des ministres de celui en
qui vous avez cru, et chacun selon le don qu'il a reçu du Sei-
gneur. C'est moi qui ai planté , c'est Apollon qui a arrosé ,
mais c'est Bieu qui a donné l'accroissement. Celui donc qui
plante n'est'rien, celui qui arrose n'est rien ; mais c'est Dieu
qui donne l'accroissement \ » Voilà le langage de l'Ecriture
sainte sur cette question, comme aussi voilà le dogme
< Instit. christ., lib. IV, cap. ii. — - « Conf. helvet., cap. xviir. — '/ Cor.,
III, 4.
72 JIISTOIRE DE LA PAPAI:TÉ.
catholique clans sa noble simplicité. Si les prêtres sont les
canaux, ils ne sont pas la source de la sanctification; ils ne
sont que l'organe par lequel arrive jusqu'à nous la grâce puisée
non dans leurs mérites, mais dans le trésor saint et inépuisable
de Jésus-Christ. Ce n'est donc pas leur sainteté personnelle qui
fait la sainteté inviolable de leur ministère.
Parce que, à raison ou à tort, on a accusé quelques Papes, on
s'emporte contre eux en grossièretés. Le langage de carrefour,
malvenu partout, serait-il donc de mise envers les chefs de
l'Eglise ? Qu'on nous permette de rappeler un trait de la vie do
saint Paul. L'Apôtre paraissait devant le conseil des Juifs.
« Anne, grand-prêtre, commanda à ceux qui étaient près de
lui, de le frapper sur le visage. Alors Paul lui dit : Dieu vous
frappera vous-même, muraille blanchie. Quoi! vous êtes assis
pour me juger selon la loi, et cependant, contre la loi, vous
ordonnez qu'on me frappe ! Ceux qui étaient présents dirent :
Osez-vous bien maudire le grand-prêtre de Dieu? Paul ré-
pondit : Je ne savais pas, mes frères, que c'était le grand-prêtre.
Car il est écrit : Vous ne maudirez point le prince de votre
peuple ' . » Le pontife que saint Paul s'excusait d'avoir offensé
n'était même plus alors prince du peuple ; en condamnant
Jésus, le dépositaire de cette éminente dignité s'était frappé
lui-même de déchéance ; — tandis que ceux qu'on injurie
furent constamment tenus, par le peuple chrétien, comme
vrais chefs de la sainte Eglise.
A Dieu ne plaise que le rang supérieur du Pontife couvre à
nos yeux les fautes de l'homme î II ne fait, au contraire, que
les rendre et plus graves et plus sensibles ; mais à Dieu ne
plaise aussi que les fautes nous fassent mettre en oubli la
dignité I Comment ne pas voir qu'aucun ministère ne serait
possible dans une société où le ministre verrait à chaque instant
s'ouvrir une enquête sur sa vie, et où il aurait sans cesse à
établir sa sainteté, condition essentielle et garantie unique de
ses pouvoirs ? Non, les fautes qui effacent sa vertu ne dé-
truisent point la grâce de son ministère ; et la vérité de cette
^ Act. Ai)OSt., XXIII.
CHAPITRE II. io
maxime n'est que plus frappante lorsqu'on l'applique aux
Pontifes incriminés. En quoi les papes Sergius III, Jean XI,
Jean XII, Benoît IX, Paul II, Sixte lY , Innocent YIII et
Alexandre VI lui-même, ont-ils altéré la foi, les mœurs et la
discipline de l'Eglise? Plus ils furent semblables au portrait
qu'en trace la passion, plus, au contraire, leur pontificat fait
éclater la divinité de la religion catholique. Leurs fautes ne font
que mettre plus à découvert les fondements de l'Eglise ; elles
attestent qu'il faut chercher ailleurs que dans les talents et les
vertus des Pontifes la raison et le principe de l'indéfectibilité de
l'Eglise. La montrer ainsi dégagée de tout ce qu'on pourrait
prendre pour appuis humains, c'est découvrir la main céleste
qui la confirme. Jamais l'assistance qu'elle reçoit d'en haut
n'apparaît d'une manière plus providentielle qu'aux jours où
Dieu la livre aux plus déplorables épreuves.
Quelques hommes montèrent au trône pontifical avec les
mœurs de leur temps, les passions de leur parti et des pensées
trop humaines ; mais à mesure qu'ils franchissaient les
marches du pouvoir, l'Esprit de Dieu se saisissait de leur
esprit et alors s'accomplissait en eux la parole prophétique du
Sauveur à Pierre : « En vérité, je te le dis : lorsque tu étais
jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais ; mais
lorsque tu seras vieux, tu étendras tes mains et un autre te
ceindra et te mèneras où tu ne voudras pas \ » Des hauteurs où
il se trouvait transporté, le monde revêt un aspect nouveau
et n'apparaît plus dans son contact avec l'Eghse qu'au second
rang. A côté de l'homme vicieux, on voit dès lors avec étonne-
ment, dans tout ce qui touchait au gouvernement purement
spirituel, un nouvel homme à la prudence consommée, à la
sagesse plus qu'humaine; et, selon le côté duquel on l'envisa-
geait, on découvrait en lui, comme autrefois dans la colonne
qui guidait les Hébreux, obscurité ou lumière. Il y avait le
pontife et l'homme, sans que jamais l'homme ait fait prévari-
quer le pontife dans les actes qui aient altéré la foi et la cons-
titution de l'Eglise; et il n'en est aucun dont on ait pu dire,
^ Joan., XXI, 18.
74 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
comme autrefois le Sauveur du pouvoir spirituel chez les Juifs :
« Ne faites pas ce qu'ils font, mais observez et faites tout ce
qu'ils vous disent ^ » Yoilà l'hommage constant et invariable
que l'histoire, tout en accusant les mœurs de quelques Papes
vicieux, rend à leur fidélité à conserver intact le dépôt sacré de
leur doctrine.
Mais que répondra-t-on^ lorsque nous appellerons les chefs
de la réforme à subir l'épreuve de ces principes ? Si jamais il
fallut une vie sainte et des garanties personnelles, c'était
incontestablement de la part de ces hommes qui s'annonçaient
comme venant réformer l'Eglise. Il n'est émané des Papes
qu'on nous oppose aucun de ces grands décrets qui font époque
dans les annales de la religion. Il suffit de comparer l'époque
qui les précéda et celle qui les suivit, de lire quelques chapitres
d'histoire, pour constater que rien sous eux n'a été innové
dans l'Eglise. Et dès lors comment auraient-ils à justifier ce
qu'ils n'ont pas fait? Mais ces hommes qui ont donné à l'Eglise
une forme nouvelle et jusqu'alors inconnue, quelles preuves
donnent-ils de la sainteté et de la validité de leur mission, eux
qui n'en avaient reçu aucune sur la terre, et qui ne reconnais-
saient cependant point de limites à celle qu'ils s'arrogeaient ?
Lorsque vous demandez aux Papes et aux évêques les preuves
de leur mission, ils les fournissent aussitôt claires et péremp-
toires ; ils sont les successeurs légitimes et les héritiers des
apôtres. Mais Luther et Calvin, que sont-ils dans l'Eglise? D'où
viennent-ils et qui les a envoyés ? Ou le Christ a rendu ses
apôtres impeccables , et a fait de leur impeccabilité le gage
et la preuve de la vérité de leur enseignement, ou il les a
laissés, en leur confiant la charge du ministère, sujets au
péché. Dans le premier cas, qu'est-il besoin de réformateurs
pour rétablir ce qui n'a pu ni périr ni s'altérer ? Dans le second
de quel droit venez-vous changer les conditions posées par
Jésus Christ lui-même et, pour glorifier les chefs de la réforme,
accuser d'insuffisance ce qu'il a fait pour son Eglise.
A quoi servirait d'ailleurs une telle prétention ? Le voile qui
« Matth., XXIII, 2.
CHAPITRE II. 75
couvre leur vie n'est pas comme celui d'Isis, qu'aucune main
mortelle ne souleva jamais. Leurs actes sont du domaine de
l'histoire, et leur vie, même leur vie privée, tombe sous la com-
pétence publique, un peu comme la vie de tout homme en évi-
dence. La mission qu'ils se donnèrent, de réformer l'Eghse,
incite encore davantage à rechercher s'ils avaient réellement
titre personnel et qualités requises pour un tel ministère.
Pour faire preuve de la plus grande modération et rester bien
en deçà de la vérité, qu'il nous suffise de dire que les pseudo-
réformateurs du seizième siècle n'eurent aucun caractère
extérieur de sainteté, et qu'ils ne se distinguèrent en rien
par leur conduite du commun des hommes de leur temps. Et
cependant il n'aurait fallu rien moins que la sainteté des pro-
phètes et la mission des apôtres pour justifier leur exorbitante
prétention de réformer l'Eghse. Déclarer saint et légitime leur
ministère, c'est donc renverser le ministère fondé par Jésus-
Christ, c'est justifier tout fanatique ou tout imposteur qui vien-
drait proscrire, au nom de Dieu, la vraie religion, et proclamer
au nom de son fanatisme, une nouvelle croyance. C'est
absoudre d'avance toute erreur qui réclamerait sa place au
soleil de la réforme et autoriser tout schisme qui viendrait
aggraver le désarroi de ses sectes. Et lorsque les catholiques
reprochent aux chefs de la réforme leurs vices, rappeler les
désordres de quelques Papes, et croire ensuite qu'on peut ren-
voyer les deux parties dos à dos c'est se méprendre de la ma-
nière la plus grave, c'est vouloir établir une parité là où il n'y
en a pas. La question est de savoir si le ministère que le Sauveur
a promis d'assister jusqu'à la consommation des siècles, a pu
faillir à sa mission ; et ensuite, en cas d'affirmative, il faut que
celui qui veut prendre sa place, fournisse ses titres à la succes-
sion. Tant qu'il ne l'aura pas fait, on est en droit de le repousser
comme usurpateiîr. « Demandez à Munzer, écrivait Luther aux
magistrats de Mulhouse, de qui il a reçu le pouvoir de prêcher.
S'il répond que c'est de Dieu, qu'il le woxiyq jjar quelque mi-
racle évident; car c'est ainsi que Dieu fait connaître sa volonté,
quand il change les institutions qu'il avait antérieurement
70 HISTOIKE DE LA PAPAUTÉ.
établies. — Vous voulez fonder une Eglise, disait-il de Carl-
stadt ; voyons qui vous envoie ? De qui tenez-vous votre minis-
tère? Quand on vient pour changer la loi, il faut des miracles ;
où sont les vôtres ' ? » Quel accablant et irrécusable témoi-
gnage contre Luther que celui de Luther lui-même. Luther a
fondé, lui, non pas une Eglise, mais des milliers d'Eglises, car
c'est du sein de la sienne que sont sorties toutes les sectes de
la réforme. Où sont ses miracles? Où sont les preuves de sa
mission ? C'est là qu'est le vice radical de son ministère ; il est
atteint d'un mai qu'aucun remède ne saurait effacer ni couvrir.
Le pauvre homme le sentait si bien que, pour marquer ce dé-
faut de mission, il affectait de s'appeler tantôt l'Ecclésiaste,
tantôt FEvangéhste de Wittemberg ; un beau jour, dans un
accès de fol orgueil, il se laissa aller jusqu'à prendre le titre de
notaire de Dieu. C'est fort bien, notaire, mais où est votre
titre? où sont vos panonceaux? et ces titres menteurs ont-ils
empêché cent autres réformateurs de venir à leur tour réformer
la réforme? Les ministres qui représentent cette cohue de pré-
dicants, sont donc sans mission dans l'Eglise ; ils sont étran-
gers au corps des pasteurs à qui Jésus-Christ a confié le soin
de son troupeau. Ce ne sont pas les gardiens des brebis,
ce sont des loups habillés avec des peaux de chiens fidèles ; et
cette intuition évidente, cette nullité originelle de leur minis-
tère est un fait rendu plus éclatant encore par l'apostolicité du
ministère catholique; et ce fait, la réforme le heurtera éternel-
lement, comme la roche fatale où vient éclater sa réprobation.
II. La sainteté n'est donc pas essentielle au pouvoir sacerdo-
tal. Les accusations élevées contre certains Papes atteignent ces
Papes, s'ils sont coupables, mais n'atteignent pas la Papauté.
La Papauté reste vierge même entre les mains d'un Pape libertin
ou impie ; le Pape criminel souille sa personne, et non pas son
Siège. Le Siège pontifical continue d'être le siège souverain, le
trône delà suprématie, le centre de l'unité, l'oracle de la vérité,
de la vertu et de la justice; le Pape, remplissant ces fonctions
sublimes, est d'autant plus coupable, s'il n'établit pas, entre sa
< Le Guide du catéchumène vaudois, liv. 111, enlret. xi.
CHAPITRE II. 77
vie privée et les devoirs de sa charge apostolique, une parfaite
harmonie.
Mais que doivent faire les fidèles lorsque la conduite de leur
chef est en désaccord avec ses enseignements. Nous l'avons
déjà appris du Sauveur des hommes : « Les scribes et les phari-
siens, dit-il, sont assis sur la chaire de Moïse; faites donc et
pratiquez tout ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils
font \)) Et pour nous marquer cette règle, Jésus avait les
souvenirs de sa race et devait offrir les exemples de sa vie. La
succession des ancêtres du Messie n'est pas interrompue par la
présence de quelques patriarches indignes, et Jésus-Christ n'a
pas récusé l'autorité d'Anne et de Caiphe, quoiqu'ils ne fussent
pas des modèles de vertu.
Malgré des faits si certains et une déclaration si éclatante,
comprend-on l'acharnement des protestants à rappeler l'incon-
duite de quelques Papes, pour prouver que la succession légitime
a été interrompue par le péché, et que ce sont eux, les proto-
types des vertus admirables que Dieu appelle à remonter sur
un siège doctrinal, dont ils proclament d'ailleurs l'inutilité.
Mais nous supposons jusqu'ici vraies les accusations élevées
contre les Papes; or, cette supposition ne se doit point ad-
mettre. 0 Royauté exemplaire, dit l'éloquent évêque de Nîmes,
la Papauté est debout depuis deux mille ans ; plus de deux cent
cinquante fois sa couronne a changé de front, et, chose plus ad-
mirable autant que certaine, parmi ceux qui l'ont ainsi repré-
sentée, le niveau de la vertu plane habituellement au-dessus
de tous les trônes qui les entourent; très-souvent ils le font
monter jusqu'à l'héroïsme de la sainteté, et c'est à peine si,
dans cette continuité de splendeur, vous surprendrez trois ou
quatre noms dont on puisse ne pas vénérer la mémoire'. »
Trois ou quatre noms! et ce n'est pas là une hyperbole d'ora-
teur: c'est un fait historique, mathématiquement démontré,
susceptible d'atténuations péremptoires, qui s'impose à tout
esprit exempt de préjugé et incapable d'une faiblesse.
' Jlfa(/i., XXIII, 2. -- 2 Instructions et lettres pastorales, t. III.
78 HISTOTRE DE LA PAPAUTÉ.
Mais (l'abord avons-nous, contre les Papes coupables du
dixième siècle, un grand nombre de témoins, d'accusateurs
consciencieux, d'hommes dont la déposition fait autorité, dont
le jugement fait loi pour la conscience?
Non; nous n'avons qu'un témoin, auquel nous pouvons
opposer, en tout cas, l'adage: Testis loiiis, testis nullus. Et
quelle est, en bonne morale, en élémentaire critique, la valeur
de ce témoin?
Les Papes les plus accusés du moyen âge n'ont, contre eux,
qu'un témoin, Luitprand. Luitprand, Luidbrand ou Litobrand,
diacre de Pavie, puis évêque de Crémone, fit deux voyages
à Constantinople, en qualité d'ambassadeur : l'un en 948, au
nom de Bérangerll, marquis d'Ivrée, roi d'Italie, avec qui il se
brouilla, à son retour; l'autre, en 968, au nom de l'empereur
Othon, à la cour duquel il s'était retiré après sa disgrâce. Quel-
ques années auparavant, en 963, il avait été déjà l'interprète
de cet empereur au concile de Rome. C'était un évèque de for-
tune, tenant à la faveur des princes, expert dans les exercices
d'équilibre et dans les tours d'adresse qu'on emploie trop sou-
vent pour la conquérir ou pour la garder. Du reste, toujours
content de lui-même, il raconte, dans ses œuvres, l'histoire de
ses légations, et donne, dans un autre écrit, la relation des
événements accomplis de son temps en Europe. Ses écrits, pu-
bliés à Anvers en 1610, par Jérôme de la Stugnera et Laurent
Ramirez, nous montrent en lui, im auteur dur, serré et très-
véhément. Dans sa composition, il fait parade de grec et affecte
de mêler des vers à sa prose. Du reste, dit Feller, ces récits ne
sont pas toujoiu'S fidèles; il est flatteur ou satyrique, préten-
dant au caractère qui lui manque et à l'esprit qu'il n'a pas. C'est
l'Alcibiadc du dixième siècle.
L'abbé Constant, dans son excellent livre l Histoire et Vin-
faillibilitéy a donné, de Luitprand, une photographie prise,
comme on dit, sur la bête; je la reproduis en découpures de
dentelles. Depuis que Baronius et les Centuriateurs de Magde-
bourg, puisant, cette fois, aux mêmes sources, ont divulgué
les diffamations de Luitprand, on a cherché à établir quel degré
CHAPITRE ît. 79
d'autorité méritait ce témoin unique. En appréciant, sous le
rapport moral, son mérite personnel, en confrontant son
témoignage avec le témoignage des auteurs découverts depuis,
la critique est arrivée à conclure que jamais Luitprand ne
méritait une confiance entière, et que souvent il devait être
simplement récusé à cause de ses bassesses, de ses violences
ou de ses impostures. — Je cite:
« Le style de Luitprand témoigne plus d'esprit et d'érudition
que de jugement; il affecte dune manière puérile de montrer
qu'il savait le grec^ il mêle souvent des vers à sa prose ; il est
partout extrêmement passionné, chargeant les uns d'injures et
les autres de louanges et de flatteries. 11 fait quelquefois le
plaisant et le bouffon, aux dépens même de la pudeur'. » Cette
appréciation emprunte une autorité particulière de son auteur :
elle est de Fleury, qui ne peut être accusé ni de ne pas con-
naître les auteurs anciens, ni d'être prévenu en faveur des
Papes. Q'on me permette de la justifier par quelques citations.
Nous passerons légèrement sur les reproches de vanité qu'on
lui adresse ; il faut avouer toutefois que le diacre de Pavie la
pousse un peu loin, a J'ai à craindre l'envie des détracteurs,
dit-il dans son épitre dédicatoire, mais elle est vraie cette pro-
messe qu'a faite Jésus-Christ à ses saints : Ecoute ma voix, et
je serai l'ennemi de tes ennemis; je frapperai tes adversaires,
mon ange te protégera. La Sagesse, c'est-à-dire le Christ, a dit
aussi par la bouche de Saloinon : L'univers entier combattra
pour lui contre les insensés. »
Il mêle à son récit des vers de sa composition et de diverses
mesures. Pour montrer qu'il connaissait la langue grecque, il
lui emprunte souvent des termes dont il donne immédiatement
la traduction. Exemple:
« Sous le tégne de Léon, père de Constantin, ce général
quoique ptochos, c'est-à-dire pauvre, passait pour un homme
chresimos, c'est-à-dire utile. Ayant plusieurs fois fait des actions
chremata, c'est-à-dire utiles; eis ten ?nache?i, c'est-à-dire en
^ Fleury, Hist. ecc/., liv. CL VI, n«> -22.
80 HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
combattant, il fut remarqué de ses chefs et mérita d'être nommé
commandant de la flotte ' . »
Le second défaut de Luitprand comme écrivain, c'est d'être
trop crédule, c'est de manquer de critique. 11 puise indifférem-
ment à toutes les sources, même les moins pures. La plupart
des détails qu'il nous a transmis sur les trois derniers Papes
dont il parle, il les a pris dans la Yie de Théodora, pamphlet
politique, publié au milieu des troubles et des guerres civiles
qu'excitaient alors en Italie deux factions ennemies, tour-à-tour
vaincues et victorieuses. Il raconte plusieurs prodiges, dont
quelques-uns sont évidemment aprocyphes et tous peu authen-
tiques ^ Il tire des conséquences morales de faits merveilleux
qui sont ou naturels ou controversés : « Que Bérenger fût inno-
cent, dit-il, et que sa mort ait été un crime, la pierre qui est
devant l'Eglise le proclamerait, à notre défaut, à tous les pas-
sants ; elle est encore teinte du sang de la victime, nulle asper-
sion, nul frottement n'a pu le faire disparaître \ » « En ce temps-
là, dit-il ailleurs, on vit dans la ville de Gênes une fontaine de
sang couler abondamment, ce qui fut regardé par tous comme
un présage évident de grands malheurs \ » Il discute longue-
ment une prophétie du temps ainsi conçue : « Le lion et le chien
dévoreront l'onagre. » Selon les Grecs, ces paroles signifiaient
que l'empereur des Romains et le roi des Francs allaient exter-
miner les Sarrasins. Luitprand n'est pas de cet avis ; il croit que
le lion désigne l'empereur Othon, et le chien le jeune Othon son
fils. La raison qu'il en donne, c'est que le lion et le chien, bien
qu'inégaux de taille, sont des animaux de même nature et de
même espèce ^ et qu'on ne peut, en conséquence, les prendre
pour symboles que de deux princes de même famille. Et cette
interprétation, il prétend que c'est Dieu lui-même qui la lui a
inspirée *. Il croit à la magie. Ecoutez : « Le roi de Bulgarie eut
' De rébus imper., lib. III, cap. vi. Nous devons ajouter, pour rester
juste, que le style de Luitprand n'est pas toujours aussi ridicule ; le style,
du reste, importe peu à la question.
^ De reb. imp., lib. I, c. ii et xix; lib. II, c. xiv. — ' Ibid., cap. xx. —
* Ibid., lib. II, c. III. — ^' Opéra, p. 449. — ^ Ibkl, 150.
CHAPITRE II. 8i
deux fils, Baïam et Pierre; le premier, dit-on, se livra à l'étude
de la magie et devint si habile dans cet art qu'il pouvait, à son
gré, changer un homme en loup ou en toute autre bête sau-
vage ^ » Il croit à l'astrologie. Il se fait tirer sa bonne fortune :
« L'astronome me raconta mon passé comme s'il l'eût vu ; je
l'interrogeai sur mes amis, sur mes ennemis : il me dit les
habitudes, la figure, la vie de chacun sans jamais se tromper.
Tout ce qui m'est arrivé de fâcheux pendant le voyage, il me
l'avait prédit '^ »
N avions-nous pas raison d'appeler Luitprand crédule? nous
aurions pu ajouter visionnaire : « Je dépérissais de tristesse
dit-il; j'en serais mort, si la Mère de Dieu ne m'eût obtenu de
son Fils la conservation de la vie, comme une vision non fan-
tastique, mais réelle, me l'a montré ^. »
Luitprand, et ce troisième reproche est peut-être le plus
grave, manque d'impartialité, soit par goût, soit par position;
car il fut successivement page du roi Hugues, secrétaire du roi
Bérenger, ambassadeur de l'empereur Othon ; il soutient tou-
jours le parti des Allemands contre le parti des Italiens, et,
chose remarquable, les Papes qu'il incrimine appartenaient
tous à ce dernier parti. Passionné, vindicatif, il prodigue les
plus basses flatteries à ses amis, et dénigre à outrance ses
ennemis. S'agit-il d'Othon, son maître? jamais prince n'a réuni
tant de qualités ; il est beau à voir, et d'un accès facile, et plein
de vertu \ Le Nord et l'Occident sont régis par sa puissance,
pacifiés par sa sagesse, édifiés par sa piété, contenus par sa
justice ^ Il l'appelle le très-pieux roi, le très-saint empereur,
même lorsqu'il viole ses serments et fait élire un antipape,
après avoir juré de respecter la liberté des suffrages et de re-
connaître le Pape régulièrement élu. Parle- t-il de l'empereur
Nicéphore Pliocas, qui l'avait mal accueilli? il emploie toutes les
injures que la langue peut lui fournir : « Cet homme assez
monstrueux a une taille de pygmée, une grosse tête, des yeux
de taupe; sa barbe est courte, épaisse, grise, sale; son front,
^ De rébus imp., lib. III, c. viii. — ' Opéra, p. 130. — ^ Opéra, p. 143. —
* Lèg. ad,- Niceph. — * Opéra, IV, vu.
IV. Ç
82 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
pointu, est couvert d'une chevelure hérissée ; il est noir comme
un Ethiopien dont la rencontre nocturne ferait peur, menteur
comme Ulysse, gros ventre, jambes courtes, pieds bots, habits
sales, chaussure économique *, etc. » Nous abrégeons, car on
n'oserait traduire tout ce qu'écrit la plume trop libre de Luit-
prand.
Ce n'est pas impunément qu'on manquait d'égards envers
cet homme vaniteux et irascible. Dans une de ses préfaces, il
déclare qu'il a pris la plume pour se venger de ses ennemis ; il
intitule un de ses livres Antipodosis, revanche, vengeance ; et,
pour que la lecture ne se méprenne pas sur le sens de ce titre,
il l'explique lui-même :
c( Jamais langue ne pourrait dire, jamais plume ne pourrait
écrire les impostures dont ils ont usé envers moi et envers les
miens, les dommages qu'ils nous ont causés, les mauvais
traitements qu'ils ont gratuitement exercés contre nous. Cette
page est la juste rétribution qu'ils méritent. Je vais dévoiler
aux yeux des générations présentes et futures leur asebiam,
c'est-à-dire leur impiété, dont j'ai été la victime^. » Ne voilà
t-il pas un beau début pour se concilier la foi du lecteur? Quelle
ditrérence avec Tacite, donnant comme preuve de sa véracité
qu'il n'a reçu des empereurs romains dont il va écrire l'histoire
ni injures ni hieitfaits^. Le dévouement de Luitprand à Othon
et à ses amis va jusqu'à lui faire porter des jugements con-
tradictoires sur les mêmes personnes. Il appelle respectueu-
sement Jean XII le Souverain-Pontife de l'Eglise universelle
lorsque le Pape se prépare à couronner Othon empereur d'Oc-
cident. Fait-il alliance avec Adalbert, c'est un monstre capable
de tous les crimes. Quand Bérenger se porte compétiteur
d'Othon, c'est un tyran cruel et l'ItaUe brûle de secouer le
joug insupportable de cet ingrat ; c'est un impie dont il faut
transmettre l'histoire à la postérité \ Quand il combat contre
Rodolphe, c'est un bon roi, c'est un prince pieux. « L'assassin
et sa troupe attaquent Bérenger : il tombe sous leurs coups, ce
< leg. ad A^/c. 0^^., p. 136. — * Légat., prfEf. — ' Tacit., Histor., lib. I, c. i.
r- ^ De reb. Imp., lib. II.
CHAPITRE II. 83
bon prince, ce roi pieux^ et dans sa prière il recommande à
Dieu son âme innocente *. »
Luitprand vous dira que lorsque Othon prie, Dieu l'exauce,
et il prouve par l'Ecriture sainte que Dieu devait lui donner la
victoire : « Mais il nous plaît, dit-il, de donner à ce fait quelque
développement, et de prouver que ce n'est pas au hasard qu'il
faut attribuer cette victoire, mais à l'intervention de Dieu. Qu'il
en soit ainsi, c'est plus clair que le jour, quand on se rappelle
les apparitions que fit Notre-Seigneur aux disciples et aux
saintes femmes après sa résurrection. » Puis il raconte longue-
ment l'incrédulité de Thomas, qui ne crut qu'après avoir vu
et touché ; le sacrifice d'Isaac^ que Dieu commanda pour faire
admirer la foi d'A.braliam ; la promesse faite à Pierre, la pré-
diction du reniement de cet apôtre ^ et il conclut en ces termes :
« Vertueux prince, ta foi était assez forte, mais celle des faibles
devait être affermie, ceux qui croient que la victoire dépend de
la multitude des soldats ou qu'elle est due aux caprices de la
fortune. Si tu eusses marché au combat avec douze légions,
tu te serais attribué la victoire au lieu d'en renvoyer la gloire
au Seigneur ; Dieu a voulu te faire vaincre, après avoir reçu
ta prière, afin que ceux qui espèrent en lui l'aimassent davan-
tage et que tous ceux qui l'ignorent comprissent combien il
l'aime*. »
Il n'est pas jusqu'aux êtres inanimés qui ne soient quelquefois
de sa part l'objet de jugements opposés. Quand il raconte sa
première ambassade auprès de l'empereur Nicéphore Phocas,
il parle de Constantinople comme d'une grande et belle ville,
dont les habitants l'emportent en richesse et en sagesse sur
tous les peuples qui les environnent, dont l'empereur et ses
officiers sont pleins de courtoisie. Quand il fait le récit de sa
seconde, Const-antinople est une ville où l'on meurt de faim,
« dont les habitants sont parjures, menteurs, rusés, rapaces,
cupides, avares; les rues étroites, sales, un vaste hôpital
enfin ^ » et il fait de l'empereur le portrait que noi>s avons
vu. Que s'était-il donc passé ? L'ambassadeur d'Othon avait été
1 De reb. imp., lib. III, c. xx. -- ^Ibid., c. xiii.— ^ Leg. ad Nie. Op., p. i3Ô.
84 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
mal reçu la seconde fois à Coiistantiiiople : il se venge, il écrit
une Antipodosis.
On trouve dans l'histoire de ses légations d'autres passages
qui peuvent contribuer à faire connaître le caractère de
Luitprand.
Il avait échoué dans la mission qu'on lui avait confiée; sa
mauvaise humeur se trahit dès le début : « J'arrivai, dit-il, à
Constantinople la veille des noues de juin; et, je le déclare,
j'ai été, au mépris de celui que je représentais, reçu et traité
d'une manière ignoble. Je fus logé dans une maison tout
ouverte, assez grande pour ne pouvoir se défendre du froid,
assez petite pour y étouffer de chaleur. La garde que l'on mit
à ma porte avait pour toute mission d'empêcher mes gens de
sortir et qui que ce fut d'entrer; à côté une cour insuffisante,
je ne dis pas pour aller à cheval, mais pour se promener à
pied. » Luitprand serait parvenu peut-être à se défendre du
froid au 4 du mois de juin, mais comment réparer le malheur
suivant? « Pour comble de calamité, le vin qu'on nous donna à
boire n'était qu'un affreux mélange de poix, de goudron et de
plâtre! la maison elle-même était dépourvue d'eau, et nous n'a-
vons pu en boire qu'à prix d'argent. » Brillât-Savarin aurait pro-
bablement pardonné au vin de Chypre et de Xérès son goût
de résine, mais assurément il aurait partagé rindignalion de
Luitprand à la vue des mauvais cuisiniers que l'empereur lui
envoya. « Mais à ce grand malheur, huic magno vœ, devait
s'en adjoindre un autre. L'homme chargé de pourvoir à notre
entretien journalier, je ne crois pas qu'en bien cherchant on
put trouver son pareil sur la terre, et peut-être même dans
les enfers : maladroit, voleur, il nous a fait subir tous les
mauvais procédés qu'il a pu imaginer. Il nous en a inondés,
et de cent vingt jours que nous avons passés de cette manière,
il n'en est pas un qui n'ait été rempli de nos pleurs et de nos
gémissements. »
Plus loin il rapporte qu'il fut obligé de se mettre à table
avec les serviteurs du palais. Il comprenait bien que c'était un
outrage à son titre d'ambassadeur d'Allemagne, et il était tenté
CHAPITRE II. 65
de protester, mais enfin il fallait diner : heureusement que
(( le saint empereur, dit-il, adoucit la douleur incomparable dont
j'étais rempli, en m'envoyant un chevreau farci à l'ail et bien
arrosé d'une saumure de garus I »
Quel manque de dignité ! Eh bien I Luitprand descend plus
bas encore : il n'a pas craint de tremper sa plume dans la
boue, et d'écrire des pages qui outragent la pudeur. La prière
d'une femme à Théobald, la découverte du bouclier de Boson,
et il y en a d'autres, sont des anecdotes dignes de figurer au
milieu des contes orduriers de Yadé ou des discours infâmes
du sire de Bourdeille. On est d'autant plus révolté de ren-
contrer ces pages, que c'est un évêque qui les a écrites et que
c'est à un évêque que l'ouvrage est dédié. Et l'auteur, après
avoir décrit en prose et en vers ce qu'il appelle lui-même des
turpitudes, emprunte le langage de saint Paul et ose se dire
plein de cette charité que l'Esprit saint est venu répandre dans
nos cœurs ! Sacrilège !
Léger de mœurs, licencieux de paroles, faible de jugement,
dépendant par position, vindicatif par caractère, voilà Luit-
prand I Que de motifs de le récuser, du moins peut-on lui ap-
pliquer, le cas échéant, l'aphorisme du droit : testis wms, testis
nullus. Que l'on écoute son témoignage à titre de renseigne-
ments, mais que l'on se garde d'y ajouter une foi entière ; ses
assertions sont des accusations, elles ne sont pas des preuves.
Cet écrivain a moins d'autorité encore, lorsqu'il se trompe
sur l'époque des événements qu'il raconte, sur le nom des
personnages qu'il met en scène, et que ses récits sont con-
tredits par des auteurs contemporains plus dignes de foi,
surtout par le chanoine de Reims, Flodoard, plus simple de
style, plus indépendant par position, plus réglé dans ses
mœurs. Flodeard, dit un contemporain, faisait admirer en lui
une sagesse surhumaine. Ses Vies des Papes depuis saint Pierre
jusqu'à Léon Yill (989), que Baronius n'a point connues, réta-
blissent un grand nombre de faits altérés par Luitprand, et
servent comme de contrepoids aux calomnies de l'évêquo de
Crémone.
fi6 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
III. Mais venons aux Papes dont on a le plus chargé la mé-
moire.
Ces Ponlificals se rattachent au dixième siècle, siècle dé-
plorable, durant lequel, suivant l'expression d'un historien,
Jésus dormait dans la barque pendant que la tempête agitait
l'Eglise. « Elle s'ouvre, s'écrie Baronius, cette époque que
la perversité des mœurs, l'abondance du mal et la stériUté du
bien, ont fait nommer le siècle de fer; qu'on pourrait appeler
aussi justement siècle de plomb, tant les caractères y sont
avilis I » — « La barbarie, dit Pagi, fut horrible, hors mesure.
Les biens ecclésiastiques, les évêchés et les bénéfices étaient
usurpés sans pudeur, par des laïques et souvent même par
des hommes mariés. » Les successions fréquentes de titulaires
sur le Siège apostolique aggravaient encore le mal. « La géné-
ration des docteurs et des écrivains ecclésiastiques, dit Novaës,
semblait éteinte à jamais. L'ignorance aurait régné univer-
sellement si quelques religieux, au fond de leurs monastères,
n'eussent conservé le feu sacré et consacré leur vie ignorée
à transcrire, pour des âges plus heureux, les monuments de
la littérature antique. » — « Les évêques, dit Tiraboschi, en
étaient réduits à demander aux prêtres s'ils savaient lire. Les
mœurs avaient subi la décadence générale, et la corruption
montait à mesure que baissaient les intelligences. » Pierre
Damien, écrivant à un Pontife, au sujet d'un clerc qu'il s'a-
gissait d'élever à l'épiscopat, disait du candidat : « Il est véri-
tablement dominé par l'avarice et la vanité ; il brigue impu-
demment la dignité épiscopale; mais si tout cela n'est pas un
obstacle. Votre Sainteté doit savoir qu'il est encore le meilleur
de tous. y> Ces jugements une fois posés, il ne nous reste qu'à
répéter avec Bellarmin : « Comme nous n'avons point exagéré
les qualités des Pontifes pasèés, nous ne dissimulerons pas,
dans les suivants, ce qui sera à reprendre, assuré que l'action
de la Providence divine ne peut que triompher davantage,
car, au milieu de ces désordres, elle a soutenu l'ineffable éclat
de son Eglise. Le Pontificat romain n'a pas dû sa conservation
à la direction ni a la prudence humaine; il a été conservé,
CHAPITRE II.
87
parce que cette pierre a été si divinement établie, si solidement
enracinée, si constamment protégée, que les portes de Venfer,
représentées par les persécutions, les dérisions des esprits
forts, la propagation des écrits corrupteurs, la scélératesse et
la méchanceté des hommes, n'ont jamais 75re?;a/?^ contre elle. »
Les malheurs de cette époque furent particulièrement sen-
sibles en ItaUe. Après la dissolution de l'empire carlovingien,la
translation de l'empire aux Allemands avait amené une crise.
L'Allemagne, pour de très-bonnes raisons, voulait garder ce
pouvoir; l'Italie, pour des raisons non moins plausibles, voulait
se l'attribuer, et chaque parti voulait un Pape à sa dévotion. De
plus, la féodalité avait élevé à Rome et hors de Rome diverses
puissances : hors de Rome, les ducs de Spolète et de Toscane ;
dans Rome, deux factions qui s'appuyaient sur les forces du
dehors et cherchaient de l'appui jusqu'en Allemagne; chaque
faction encore, pour avoir un Pape à son gré, le créait à sa
guise. Ces guerres des factions et des partis laissaient le Saint-
Siège à la merci de toutes les intrigues de l'ambition et de
tous les coups de force militaire. La Chaire de saint Pierre
n'était plus qu'un lieu de passage et pour se reconnaître dans
le fouilUs des Pontificats, il faut avoir sous les yeux la chro-
nologie contemporaine des Papes.
En voici un extrait :
Adrien III,
Etienne V,
Formose,
Boniface VI,
Etienne VI,
Romain,
Théodore II,
Jean IX,
Benoît IV,
Léon V,
Christopliore,
Sergiiis III,
Anastase III,
élu en
884
Landon,
885
Jean X,
891
Léon VI,
896
Etienne VIII,
896
Jean IX,
897
Léon VII,
898
Etienne IX,
898
Marin II,
903
Agapet II,
903
Jean XII,
903
Léon VIII,
904
Benoît V,
911
élu en
913
914
928
929
931
936
939
942
946
9oo
963
964
En quatre-vingts ans, vingt-quatre Pontificats ; l'un portant
68 HISTOIRE DE LA PAPAl'lf,.
l'autre, moins de quatre ans, parfois un, deux et même trois la
morne année. En général, il y a toujours, dans les transitions,
quelque chose de pénible, même dans les temps calmes. Il y a,
dans les choses humaines, une obscurité, dans les hommes,
une incertitude qui ne permet point de reconnaître si prompte-
ment sa voie. Mais, dans les temps agités par les passions, trou-
blés par les guerres, avec des chefs douteux et des causes
incertaines, on ne sait plus où aller. Chacun marche au hasard,
déployant plus de force que de sagesse. Ici, on cherche un
moyen terme pour tout concilier ; là, on pousse aux extrêmes
pour tout emporter. Bref, on agit à l'aveugle, et même, si vous
gardez votre sang-froid désintéressé, vous trouvez qu'il est
plus difficile de connaître son devoir que de l'accomplir.
Maintenant venons aux faits. Les trois Pontifes spéciale-
ment incriminés par Luitprand sont : Sergius III, Jean X et
Jean XII.
Au sujet de Sergius III, Luitprand dit :
Que Sergius succéda à Formose. Toutes les tables chronolo-
giques lui donnent pour prédécesseur le pape Christophe.
Qu'il fut nommé par la fraction d'Adalbert. Son épitaphe
porto que ce fut à la prière des Romains qu'il revint de l'exil
pour prendre le gouvernement de l'Eghse. Flodoard donne le
même motif à son retour : Hinc popnli remeans precibus.
Qu'il fit exhumer, juger et condamner le corps de Formose.
L'auteur de cette étrange procédure fut Etienne YI, et non
Sergius 11 1.
Qu'il entretint (\qs relations coupables avec Marosie, femme
d'Albert, marquis de Toscane, depuis longtemps connue par
ses vices. Cette accusation est démentie par les monuments
contemporains.
Sergius , dit Flodoard , revenu aux prières du peuple ,
reçut la consécration qui lui était destinée depuis longtemps.
Ce Pontife étant monté sur le trône sublime de Pierre, l'uni-
vers triomphant s'est réjoui plus de sept ans. Le clergé trouva
en lui un zélé défenseur de ses privilèges *. »
< Flodoard, Opmc. melric. de ChrisU triumphis op. lialiam, lib. XII, c. vu.
CHAPITRE II. 80
«. Après son ordinalion, dit le diacre Jean, le pape Sergius
était excessivement affligé de la désolation de l'illustre basi-
lique de Latran, d'autant plus qu'il n'y avait aucun espoir de
secours humain pour sa restauration. Alors, ayant recours à la
bonté divine, en laquelle il eut toujours confiance, il entreprit
de la rétablir sur ses anciennes fondations, vint à bout de son
œuvre, décora la nouvelle basilique d'ornements d'or et d'ar-
gent, et il ne cessa de le faire jusqu'à son dernier soupir*. »
L'épitaphe de ce Pape fait pareillement son éloge : « Revenu
de son exil aux instantes prières du peuple, Sergius, sacré
pontife, aima comme un bon pasteur toutes les classes de son
troupeau. D'après le jugement de l'Eglise romaine et des
Pères, il frappa de censures ecclésiastiques les usurpateurs ^ »
Que Jean XI, successeur de Jean X, était fils de Sergius.
Jean XI succéda à Etienne YIII, qui eut lui-même pour prédé-
cesseur Léon VI.
Jean XI était fils d'Albéric, gouverneur de Rome, dit l'ano-
nyme de Salerne, auteur contemporain ; Léon d'Ostie, écrivain
du onzième siècle, dit pareillement que ce Pape était fils d'Al-
béric et de Marosie. a Nous croyons donc, avec Muratori et Kerz,
que ces anecdotes de Luitprand ne sont que des contes qui
se détruisent eux-mêmes ^ »
Nous pourrions nous tenir, contre Luitprand, à ces textes
contradictoires, mais nous ne voulons rien excéder. Nous con-
fessons, avec Baronius, que Sergius entra dans la succession
de saint Pierre par la mauvaise porte, et se conduisit, tant
qu'il fut incertain du pouvoir, d'une manière que nous ne
saurions approuver. S'il n'est pas certain qu'il fit le procès au
cadavre du pape Formose, il est à peu près indubitable qu'il fit
le procès à sa mémoire. Lorsque son pouvoir fut consolidé, il
fut accepté par l'Eglise et devint un vertueux pontife. Sergius
était prêtre titulaire d'une des églises cardinalices de Rome en
^ Mabillon, Appcnd., ii ; Pagi, ad an. 904, w^l. — « Pagi, ad an. 940, ii» 1.
— ' Rohrbaclïer, liv. IX; Muratori, Annali d'Ilalia, an. 931 ; Kerz, Con-
tinuât, de Stolberg, t. XVII ; et l'ahbc Constant, H!st. de l'infailUbiUlé des
Papes, t. II, p. 348 et passim.
90 HlSrOlHF. DE L\ PAPAUTÉ.
898, lorsqu'il fut élu par la faction du marquis de Toscane, son
allié, en concurence avec Jean IX, qui l'emporta. A cette époque,
on ne conférait le sacerdoce qu'à Tàge de trente ans ; de plus,
avant cinquante ans, rarement un prêtre obtenait un titre car-
dinalice. Sergius devait donc être sexagénaire, lorsqu'en 90i il
revint à Rome, chassa l'antipape Christophe et se fit sacrer à sa
place. Son portrait traditionnel, conservé à Saint-Paul-hors-des-
Murs et reproduit par Ciacconius, le représente, en effet, comme
un vieillard au front ridé et chauve, la bouche rentrante et
dégarnie de dents, conservant toutefois, dans la sénilité, une
physionomie empreinte d'une vigueur énergique et sévère.
Lorsqu'il mourut, presque septuagénaire, en 911, Marosie avait
douze ans. On voit ce qu'on peut accepter de la pasquinade de
Luitprand à cet égard.
Dans le gouvernement général de l'Eglise, Sergius, s'il erra
dans des questions de fait et donna de mauvais exemples, ne
prêcha jamais une fausse doctrine. Ce Pontife se montra surtout
plein de zèle pour faire triompher en Orient, la doctrine du
Filioqiie, contre les partisans de l'erreur photienne. Hérivée de
Reims lui rend cet hommage dans le concile de Trosly: « Le
Siège apostolique, dit Hérivée * (et alors le Siège apostoUque
était occupé par Sergius III), nous informe des progrès que fait
en Orient l'hérésie de Photius, laquelle refuse d'admettre que
l'Esprit saint procède à la fois du Père et du Fils. Le seigneur
Pape apostohque nous exhorte à recueillir dans les œuvres des
Pères les textes qui établissent la vérité, afm d'être prêts à lutter
contre cette recrudescence de l'erreur et du schisme. » Hérivée
entretint en effet avec Sergius III une correspondance dont
Flodoard n'a malheureusement pas pris la peine de nous con-
server l'analyse complète. L'historien rémois se borne à nous
dire que l'archevêque de Reims, très-préoccupé alors de la
conversion défmitive des Normands au Christianisme, consulta
Sergius à diverses reprises sur cet important sujet, et en reçut
^ Labbe, Conc , t. XI, éd. Collet., col. 770; Flodoard; Hht. eccl. Rem
liv. IV, cap XIII ; Mozzoni, Tavole chronolotjkhe, sœc. x, not. 12.
CHAPITRE II. 01
des instructions aussi exactes comme doctrine qu'efficaces
comme moyens pratiques. »
L'action de Sergius III se fit sentir jusqu'en Angleterre. Pagi
et Wilkins ont restitué à ce Pape une lettre pontificale citée
sans nom d'auteur par Guillaume de Malmesbury et que Baroni us
avait par erreur attribuée à l'époque de Formose. Cette lettre
nous montre Sergius plein de zèle pour la foi, pour la disci-
pline et la tenue régulière des conciles. Nous avons du même
Pape d'autres rescrits à l'évêque de Sylva-Candida, ainsi que
des privilèges aux abbayes de Saint-Gall, Nonantula et Saint-
Martin de Tours. Entre temps, il se célébrait des conciles en
Angleterre, dans la Gaule Narbonnaise, à Jonquières, à Trosly ;
saint Bernon et saint Guillaume établissaient une fondation d'une
grande puissance pour l'avenir, Cluny. Dans ses rapports avec
l'Orient, Sergius eut à entretenir, avec Léon le Philosophe, des
rapports assez difficiles. Ce singulier empereur avait une manie,
la manie des noces ; il passait sa vie à se marier : c'était un
Barbe-Bleu à sec. L'Eglise grecque n'admettait pas les secondes
noces et ce perpétuel convoleur n'était, à ses yeux, qu'un vul-
gaire Ubertin. L'Eglise d'Occident était, de fait, moins rigou-
reuse, sans avoir, pour les secondes noces, plus de sympathies.
Sergius eut donc à traiter cette délicate affaire, et il s'en
acquitta avec une sagesse qui ne laisse rien voir de l'homme
accusé par Luitprand. Si nous ne proposons pas Sergius à
l'admiration des peuples, nous croyons donc qu'il y a beau-
coup à rabattre des accusations du léger évêque de Crémone.
De Sergius III nous passons à Jean X. Nous citons d'abord,
d'après l'analyse de Fleury, les allégations de Luitprand. « A
la place de Landon, dit-il, Jean X fut élu par le crédit de
Théodora la Jeune, sœur de Marosie. Ce Jean était un clerc de
Ravenne, que Pierre, archevêque de cette ville, envoyait
souvent à Rome vers le Pape. Il était bien fait; Théodora en
devint éprise et l'engagea à un commerce criminel. Cependant
l'évêque de Bologne étant mort, Jean fut élu pour lui succéder;
mais avant qu'il fût sacré, Pierre, archevêque de Ravenne,
mourut aussi. Alors Jean, à la persuasion de Théodora, quitta
9-2 TiisroiHK DJ-: la papaité.
Bologne et se fit ordonner archevêque de Ravenne par le pape
Landon. Mais celui-ci étant mort peu de temps après, Théo-
dora, qui craignait de voir trop rarement son favori, s'il
demeurait à Ravenne, qui est à deux cents milles de Rome, lui
persuada de quitter encore ce siège et le fit élire et ordonner
Pape'. » Ce scandaleux épisode, sur l'autorité de Luitprand et de
Fleury, n a cessé de défrayer les sarcasmes des ennemis de
l'Eglise. Les adeptes du naturalisme moderne ne croient pas
en Dieu, mais ils professent une foi absolue à des anecdotes de
ce genre, persuadés qu'elles justifient pleinement leur incrédu-
lité en matière de dogmes et leur mépris pour la Papauté. Ils
se font illusion; Luitprand, qui n'était point contemporain de
ces faits, déclare les avoir reproduits tels qu'il les retrouve
dans « une vie de Théodora qu'il avait sous les yeux. » — « Or,
dit Muratori, cette vie était un roman infâme, tel que l'esprit
de parti en a de tout temps produit et mis en circulation contre
les personnages les plus éminents et les plus vertueux. » Cette
réflexion de l'illustre annaliste est immédiatement justifiée par
un fait qui détruit de fond en comble l'échafaudage du pam-
phlétaire anonyme, trop légèrement reproduit par Luitprand.
Voici le fait : D'après la donnée du roman, le favori de Théo-
dora, le clerc de Bologne Jean, aurait profité des voyages que
son évêque lui faisait faire à Rome pour s'introduire dans les
bonnes grâces de la toute-puissante châtelaine du fort Saint-
Ange. Les deux sièges de Bologne et de Ravenne étant succes-
sivement, mais à bref délai, devenus vacants, l'un et l'autre
furent proposés au favori de Théodora, qui aurait opté pour
le dernier et qui aurait été sacré par le pape Landon. C'est
bien en eff'et ce Pape, dont le règne ne fut que de cinq mois,
depuis le milieu de novembre 913 jusqu'en mai 914-, qui, accusé
par Luitprand, ou plutôt par le pamphlet anonyme, d'avoir
ordonné « contre les règles des Pères, » en qualité d'arche-
vêque de Ravenne, Jean qui avait d'abord été élu pour le siège
de Bologne, clerc intrigant et ambitieux, qui « aussitôt la
mort du Pape dont il avait reçu cette injuste ordination, » se
' Fleury, Hist. ecdés., liv. LIV, chap. ii.
CÎIAPITRE ÎI. 03
fit transférer au trône apostolique, devenu vacant à quelques
semaines d'intervalle. Ainsi, d'après le roman, Jean fut sacré
évoque de Ravenne par Landon vers le mois de janvier 914, et
au mois de mai suivant fut transféré par l'influence de Théo-
dora sur le trône apostolique. Or, reprend Muratori, Jean ne
fut nullement sacré par Landon en 914; il était depuis neuf
ans archevêque de Ravenne. Les archives de cette Eglise
mentionnent ses actes épiscopaux et métropolitains à partir de
l'an 905 : Id monumenta Ursiani tabularii complura testantur,
ajoute l'auteur des Annales d'Italie. Plus récemment un autre
paléographe, Fantuzzi, a retrouvé un certain nombre de di-
plômes délivrés par Jean, archevêque de Ravenne, durant les
années 905, 906 et suivantes. Il est donc absolument impossible
d'ajouter la moindre créance aux romanesques aventures
prêtées au pape Jean X. « Maintenant que le lecteur en est
pleinement informé, continue Muratori, si l'on veut prétendre
que, malgré tout, l'influence de Théodora ne fut peut-être pas
étrangère à l'élection de Jean X, je n'y ferai aucune difficulté,
Théodora exerçant à Rome un pouvoir féodal auquel la ville
tout entière était assujétie. Qu'on dise encore que la transla-
tion qui amena de Ravenne à Rome ce nouveau Pape dût être
universellement blâmée, je le crois fermement, parce que la
disciphne ecclésiastique alors eh vigueur et solennellement
renouvelée par le concile de Jean IX en 898, interdisait ces
sortes de translations. Mais c'est tout ce qui reste de vrai du
récit de Luitprand, et il est impossible de continuer, comme
l'ont fait quelques auteurs, à traiter Jean X d'antipape, d'usur-
pateur infâme, meretricis viribus Romœ pollentem \ »
Telle est la réponse de Muratori à Fleury et à Luitprand, il
ne voit qu'un roman dans cette belle histoire et il montre la
fausseté du fait qui lui sert de base.
A ce témoignage de l'auteur des A^inales d'Italie, nous en
pouvons joindre d'autres, encore plus décisifs, a Après avoir
gouverné sagement l'Eglise de Ravenne^ dit Flodoard, Jean fut
appelé à gouverner l'EgHse principale, TEghse romaine; il y
^ Muratori, Annal. Ital, ann. 914.
94 HISTOIRE r>E LA PAPAUTÉ.
brilla pendant un peu plus de quatorze ans, par son zèle à
orner cette Eglise et par la paix qu'il sut y faire régner. Il
mérita par sa mort d'aller occuper un trône dans le ciel. Notre
évoque Séulf fut en relations suivies avec ce Pape, dont la ma-
gnificence et la charité se signalèrent par les travaux entrepris
pour l'ornement des temples et des édifices sacrés. En pleine
paix, une indigne patricienne forma contre lui un complot : on
se saisit de la personne du Pontife ; il fut jeté en prison et il
rendit l'âme, ou plutôt, délivré de ses chaînes, il s'éleva radieux
vers les demeures éternelles *. »
L'auteur du panégyrique du roi Bérenger assure que « Jean X
était un Pontife rempli de sagesse et illustre par sa fidélité à
remphr ses devoirs :
Summus erat pastor tune lemporis urbe Johannes
Officio atlalim clarus, sophiaque repletus
Atque diu talem meritis servatus ad usum *.
Les portraits de Saint- Paul-hors-des-Murs nous présentent
Jean X sous les traits, non pas d'un jeune clerc élégant et par-
fumé, mais d'un vieillard aux yeux creusés par les veilles, au
front sillonné ou plutôt labouré par des rides qui descendent
sur les joues et les creusent profondément. C'est qu'en effet,
après neuf années passées sur le siège métropolitain de
Ra venue, Jean, lorsqu'il fut appelé, en 914-, sur la Chaire de
saint Pierre, n'était plus un jeune homme. Quant à son élec-
tion, un catalogue pontifical conservé dans la bibliothèque du
Mont-Cassin et portant, parmi les manuscrits de cette célèbre
abbaye, le n° 353, s'exprime en ces termes : <( Jean était arche-
vêque de Ravenne, lorsqu'il fut invité, par les primats de
Rome, à primatibus romanœ iirôis, à monter sur le Siège
apostolique, contrairement aux saints canons, qui défendent
ces sortes de translations. Il s'empara ainsi du pouvoir et
maintint cette usurpation pendant seize années, après les-
quelles, par un secret, mais juste jugement de Dieu, il fut
étranglé vif ^ » On voit que l'auteur anonyme de ce catalogue
1 Flodoard, Pair, lai., t. GXXXV, col. 832. — ' Carm. Paneg. de laud.
Bereng., Pagi, 915, n» 5. — ' Watterich, Vit. Sim. Pont., t. I", p. 33, note 4.
CHAPITRE II. 9^
pontifical n'était point anime (Fun grand sentiment de tendresse
pour Jean X; il regardait le fait de sa translation d'un siège épis-
copal au Souverain-Pontificat comme intrinsèquement nul et
constituant une usurpation tellement horrible qu'elle justifiait
le tragique événement dont plus tard Jean X fut victime. Nous
pouvons donc être certain que, dans ces dispositions d'esprit,
s'il y avait eu quelque autre infamie à mettre sur le trône
de ce Pape, 1 écrivain anonyme n'y eût pas manqué. Son
silence sur ce point est une nouvelle preuve de la fausseté du
récit de Luitprand. Un autre catalogue pontifical publié par
Watterich, d'après les manuscrits du Vatican, se borne à cette
brève mention : « Jean était né à Varenne ; son père portait
comme lui le nom de Jean. Il siégea quatorze ans, deux mois
et trois jours \ » Le catalogue de Zwellen reproduit textuelle-
lement ces paroles, après lesquelles un annotateur, qui, sans
doute, avait lu le récit de Luitprand, ajoutait : Hic per quan-
dam rneretricem Theodoram Papa dicitur esse constitutus. L'an-
notateur faisait preuve d'érudition et de sagacité. Il ne parait
pas, en effet, avoir été très-convaincu de l'authenticité de l'a-
necdote scandaleuse, puisqu'il l'enregistre sous la réserve d'un
dicitur (on dit) assez dubitatif. Le Codex regius, sans doute
par une erreur de copiste, confond Jean X avec un de ses suc-
cesseurs du même nom, Jean XI, élu en 931, et le fait naître à
Rome'.
On a reproché à Jean X le décret par lequel il nomme arche-
vêque de Reims Hugues, fils de Héribert, enfant âgé de cinq
ans à peine. Ce fait est vrai, mais le choniqueur de Reims qui
le rapporte, ajoute qu'il fut convenu que Hugues ne serait
ordonné que lorsqu'il aurait l'âge prescrit par les canons; que
Abbon, évêque de Soissons, exercerait les fonctions épiscopales
dans le diocèse de Reims, jusqu'à l'ordination du titulaire ; que
Héj'ibert, père de Hugues, déUvrerait le roi Charles, injuste-
ment retenu en prison. Voilà les motifs qui engagèrent le
; Watterich, t. l'r, p. 33, note 4. -=» Amédésius, Chronotaxi degh arcivescovi
cb Ravenna, t. II, p. 80, constate d'une manière irréfragable la naissance
de Jean X à Ravenne.
96 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Pape à faire cet extraordinaire acte de condescendance, et les
précautions qu'il prit pour empêcher qu'il ne tournât au détri-
ment de l'Eglise.
Jean X excellait dans le rôle de pacificateur. Les Eglises de
Liège et de Narbonne durent à son intervention de voir cesser
les troubles et les divisions qui les désolaient depuis long-
temps.
L'Eglise de Constantinople lui demanda et en obtint le môme
bienfait ; aussi Nicolas le Mystique montre-t-il dans ses écrits
une profonde vénération pour lui.
Voici en quels termes ce patriarche grec parlait du Pape, dans
une lettre adressée à Siméon, roi des Bulgares:
« Ne veuillez pas, comme vous nous avez méprisé, mépriser
de môme le Pontife romain qui vous écrit. Si vous nous avez
compté pour rien, respectez au moins la remontrance qu'il
vous adresse, de peur que si vous l'outragez, le prince des
apôtres, sur les reliques desquels il offre tous les jours le redou-
table sacrifice, ne regarde cet outrage comme fait à eux-mômes
et ne vous en punisse sévèrement. Rappelez-vous comment
Pierre, par une seule réprimande, livra à la mort Ananie et sa
femme ; rappelez-vous comment Paul frappa d'aveuglement
le magicien Elymas, parce qu'il s'attachait à contredire
l'Apôtre. Réfléchissez à tout cela, et tremblez de mépriser les
avertissements du malheureux Pape ; d'autant plus que, comme
nous l'avons appris, vous avez fort à cœur d'honorer ce premier
des saints. Si donc vous les honorez véritablement, vous ne
déshonorerez point celui qui est assis sur le trône ^ »
Enfin, nous citerons encore, comme preuve de la piété de
Jean X la mission qu'il donna à un de ses légats d'aller visiter
en son nom le tombeau de saint Jacques de Compostelle, et la
lettre qu'il écrivit à l'évoque espagnol Sisenand pour qu'on fit
des prières continuelles pour lui auprès des reliques du saint
apôtre ''; et, pour preuve de ses soins à défendre TEghse, la
conduite quil tint en l'année 915. Les Sarrasins menaçaient
Rome; Jean X leva une armée, en prit le commandement,
* Baronius, ad ann. 740. — » S. Ambr., Mor., XV, xlvii.
CHAPITRE It. 9"/
marcha contre l'ennemi, le vainquit en bataille rangée et l'ex-
pulsa de l'Italie. Luitprand ajoute : « Pendant le combat, saint
Pierre et saint Paul apparurent à plusieurs fidèles, et nous
croyons que c'est aux prières des deux apôtres que les chrétiens
durent la victoire \ » Que cette apparition miraculeuse soit
vraie ou non, le rapport qu'en fait Luitprand prouve que les
chrétiens ne croyaient pas le chef, qui alors gouvernait l'E-
glise, indigne des faveurs célestes.
La mort violente qu'il endura est donnée en preuve de son
inconduite; c'en est une, au contraire, de sa fermeté à remplir
les devoirs de sa charge et à combattre les projets ambitieux
de Marosie et de ses partisans. « Tandis qu'il se rend illustre
parla paix, ditFlodoard, il est circonvenu par une perfide patri-
cienne, jeté en prison, resserré dans un sombre cachot; mais
son esprit ne saurait être retenu dans ces antres cruels, il
s'élance au-dessus des cieux, et monte sur le trône qui lui est
destiné \ »
Le troisième Pape incriminé par Luitprand est Jean XII, fils
du puissant Albéric, élu en 955, qui occupa le Saint-Siège con-
curremment avec Léon YIÏI et Benoît Y. Pour Jean XII, il est
plus facile de dire les crimes dont on ne l'accuse pas que
d'énumérer ceux qu'on lui impute. A entendre les évêques,
réunis en conciliabule, pour lui donner, sinon un remplaçant,
du moins un rival, Octavien était adultère, parjure, simo-
niaque, impie, homicide, sacrilège, blasphémateur, voleur,
incendiaire, etc., etc. Malgré le peu de créance que méritent
des évoques indûment assemblés pour la perpétration d'une
œuvre schismatique, il paraît que, dans leurs invectives, tout
n'était pas faux. Maislajustice n'a rien de commun avec la pas-
sion, et, avant de rendre des arrêts, il faut examiner.
Nous citons d'abord la légende du Codex reglus, folio 121,
verso : « Octavien, qui prit le nom de Jean XII, était fils d' Al-
béric ; il siéga huit ans et six mois au temps du roi Othon P%
empereur d'Allemagne. Ce très-misérable Pontife passa toute
sa vie dans le crime. Le roi Othon étant venu à Rome, en fut
1 Luitprand, loc. cit., liv. II, c. xiv. — ' Flod., pag. 928, n° 2.
iV. 7
i)S HtSTOiRK DK LA PAt^AlITÉ.
pourtant trës-bien accueilli, et il reçut de sa main la couronne
impériale (902). Le nouvel empereur fit tous ses efforts pour
arracher l'indigne Pontife à ses criminelles habitudes; mais il
n'en put rien obtenir. Une seconde fois, à la requête des Romains
et d'après l'avis de ses fidèles, Othon revint à Rome, dans l'es-
poir d'amener à résipiscence ce Pape vraiment effronté et
scélérat, protervum et sceleratum Pontificem. Il s'était fait
accompagner des principaux archevêques, évoques et abbés de
Germanie, sur le concours desquels il comptait en une circon-
stance si délicate. Mais sans l'attendre, Jean XII, persévérant
dans ses voies scandaleuses, quitta Rome et se réfugia dans les
forêts et les montagnes de la Campanie, comme le sanglier
fuyant devant les chasseurs. Tous les Romains alors, d'un con-
cert unanime, prêtres et laïques, sans aucune distinction de
classes, conjurèrent l'empereur de leur permettre d'élire un
Pape pieux et sage, digne de gouverner la sainte mère Eglise.
La requête lui fut présentée par le peuple réuni en une foule
immense (963). — Choisissez, répondit- il, celui que vous croyez
le plus digne ; je serai le premier à le reconnaître avec vous
comme Pape légitime.»
(( Aussitôt, continue le Codex regius, clercs et laïques
élurent et proclamèrent le seigneur Léon, homme vénérable,
protoscriniaire du Saint-Siège apostohque, fils de Jean, né à
Piome, au Cliviis argentarii. Prêtre vertueux, savant, énergique,
Léon réunissait toutes les qualités nécessaires aux Pontifes de
Jésus-Christ. Il fut sacré au mois de décembre 963, dans la
basilique de Latran. Ce même mois, dans une ordination au
même lieu, il imposa les mains à sept prêtres et deux diacres.
Il siéga un an et trois mois. Les Romains donnèrent à son égard
une nouvelle preuve de leur inconstance. Une conjuration se
forma contre lui ; ils chassèrent le vénérable Léon et rappe-
lèrent le très-scélérat (scelestissimiim) Jean XII du fond des
montagnes de Campanie. Il revint donc pour le malheur de
Rome, qui fut bientôt livrée à toutes les horreurs de la guerre
et de la famine. Par une protection visible de Dieu, le seigneur
Léon put sortir de la ville sain et sauf. 11 alla retrouver dans
CHAPITRE II. 99
son camp, près de Spolète, l'empereur Othon, qui l'accueillit
avec les plus grands honneurs, et se prépara aussitôt à le ra-
mener à Rome à la tête de son armée. L'expédition fut entre-
prise sur-le-champ, et déjà l'empereur était à Riéti avec ses
troupes, lorsque les envoyés romains lui apportèrent la nou-
velle de la mort inopinée du très-scélérat Jean XII (964). »
Cette notice du Codex regius, dit l'abbé Darras, est fidèle-
ment reproduite par le catalogue de Watterich et par celui de
Zwellen ^ Un pareil accord est la meilleure preuve que nous
sommes très-réellement en possession du texte . authentique
rédigé par les scriniaires du Saint-Siège. Désormais donc, cette
période, jusqu'ici si mal connue de l'histoire ecclésiastique du
dixième siècle, dont aucun des historiens modernes n'avait pu
débrouiller l'enchevêtrement, nous apparaît très-lumineuse et
très-claire. Jean XII, Benoît V et Léon YIII ont porté simulta-
nément le titre de pape. Ils ne se sont point succédé l'un à
l'autre dans un ordre régulier. Dire maintenant lequel d'entre
eux fut légitime, ou même si l'un d'eux le fut, nous semble
absolument impossible. En procédant par voie d'élimination,
on écarterait d'abord Jean XII, ce patrice de dix-huit ans, qu'un
legs du tout-puissant Albéric et un pacte sacrilège de la no-
blesse romaine firent monter sur le Siège de saint Pierre. Le
scandale de sa vie répondit à celui de son exaltation. Il fut un
de ces tyrans féodaux pour lesquels la Chaire apostolique était
un bénéfice comme un autre, croyant qu'à la pointe de l'épée
on pouvait conquérir le titre de vicaire de Jésus-Christ aussi
bien que ceux de comte, de marquis ou de duc. Par un autre
motif, la légitimité de Léon YIII et de Benoît Y, malgré leurs
vertus et leur mérite personnel, est fort suspecte, ou plutôt elle
semble inadmissible. Léon YIII, dont les catalogues ponti-
ficaux s'accordent à faire un si bel éloge, ne dut en somme
son élection qiî'à la présence de l'empereur Othon le Grand.
La preuve, c'est qu'aussitôt après le départ de ce prince, les
Romains rappelèrent leur honteuse idole, Jean XII. Une autre
preuve non moins convaincante, c'est qu'après la mort inopinée
< WaUerich, t. I", p. 45-49 ; Zwellen, Vair. lat., t. GXIII, col. d026.
loO histoire: de la papauté.
de Jean XII, loin de saisir Toccasion de rappeler Léon VIII, s'ils
l'eussent considéré véritablement comme pape, les Romains
s'empressèrent d'élire et de sacrer Benoit V. Ce dernier était
lui-même un personnage éminemment vertueux, malgré sa
parenté avec les comtes de Tusculum. Livré aux mains de
l'empereur Othon par ceux même qui l'avaient proclamé
quelques mois auparavant, il fut déporté à Hambourg, où
saint Adaldagne le traita avec les plus grands honneurs. Ce
Pontife était un saint ; il prédit l'époque de sa mort, qui eut
lieu le 4 juillet 965 ^
En acceptant, contre Jean XII, les accusations du Codex
reghis et de Luitprand, nous pouvons donc en décliner la
portée. Par là même que Jean XII n'était pas pape légitime, il
n'était pas le chef de l'Eglise, et les accusations qui tombent
sur sa personne ne tombent pas sur le Saint-Siège. Mais nous
pouvons pousser plus loin la justification, et montrer que les
accusations élevées contre le Pape, momentanément accepté
par le peuple chrétien, ne se soutiennent pas, même dans le
réquisitoire, et qu'elles sont d'ailleurs contredites aussi bien
par les faits que par les témoignages.
Luitprand dit que Jean XII avait juré à Othon de ne jamais
reconnaître d'autre empereur, et il ne parle pas de l'enga-
gement réciproque d'Othon entre les mains des légats de
Jean XII. « A vous, seigneur Jean, pape, moi, Othon, roi, je
promets et jure, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, par le
bois sacré de la croix et par les reliques des saints, que si,
Dieu le permettant, j'arrive à Rome, j'exalterai selon mon
pouvoir l'Eglise romaine et vous, son chef; que de ma volonté,
de mon conseil et de mon consentement, vous ne perdrez ni la
vie, ni les membres, ni la dignité que vous avez. Je ne ferai,
dans la ville de Rome, sans votre participation, aucune ordon-
nance sur rien de ce qui regarde les Romains ou votre per-
sonne. Tout ce qui de la terre de saint Pierre viendra à notre
puissance, je vous le rendrai, et celui auquel je remettrai le
royaume d'Italie je le ferai jurer d'être notre aide à défendre la
1 Hist. gén. de i'Egliae, t. XIX, p. 570.
I
CHAPITRE II. 101
terre de saint Pierre, selon son pouvoir. x\insi Dieu me soit en
aide et ses saints Evangiles *. »
Luitprand blâme vivement le Pape de ce que, peu de temps
après le sacre d'Othon, il a cherché à se réconcilier avec Adal-
bert, fils de Bérenger, et il excuse l'empereur, violant le droit
des gens, faisant arrêter les légats du Pape, les dépouillant de
leurs papiers, et exigeant un serment de fidélité des pro-
vinces qui faisaient partie du patrimoine de saint Pierre.
Luitprand, dit que les Romains oublièrent leurs promesses,
lorsque, à la mort de Jean XII, ils procédèrent à l'élection d'un
nouveau Pape sans l'autorisation d'Othon, et il ne dit pas
qu'Othon en déclarant nulle l'élection régulière et canonique de
Benoit Y, pour mettre à sa place l'antipape Léon VIII, manqua
au serment d'empêcher tout ce qui pourrait gêner la liberté des
suffrages : « Personne, qu'il soit libre ou seul, ne se permettra
de venir à Rome pour faire un empêchement quelconque à
ceux des Romains que regarde l'élection des Papes d'après
l'ancienne constitution des saints Pères *. »
Luitprand raconte, très au long, tout ce qui s'est passé à
Rome dans le concile de Tannée 963, où le pape Jean fut déposé,
et il ne dit rien du concile qui se tint dans la même ville l'année
suivante, et qui condamna tout ce qu'on avait fait dans le pre-
mier \ » Est-ce d'un historien véridique de ne raconter que ce
qui est honorable à un parti, et de taire systématiquement tout
ce qui lui est contraire.
Ces griefs, on le voit, se réduisent à des griefs politiques.
Jean était partisan d'Othon et s'est rapproché ensuite d'Adal-
bert. Qu'on apprécie cette pohtique comme on voudra, il est
difficile de voir, même dans l'erreur, un crime.
Au fond, l'affaire se réduit à deux points : accusation de
révolte contre Othon et accusation de mauvaises mœurs. Le
second poinj, qui a seul de l'importance, se trouve contredit
par des contemporains et par des écrivains de notre temps.
Othon de Frisingue, qui écrivait au douzième siècle, déclare
< Baronius, ad ann. 960. — » Labbe, t. IX, col. 649. - ' Id., col. 650,
10:2 HisroiRE de la papauté.
ne pas ajouter foi aux rapports des chroniqueurs allemands
contre les mœurs de Jean XII. « J'ai trouvé, dit-il, dans quelques
chroniques, mais composées par des Teutons, que le pape Jean
vécut d'une manière répréhensible, et qu'il fut souvent averti,
à cet égard, par des évoques et d'autres de ses sujets ; à quoi il
nous paraît difficile d'ajouter créance, parce que l'Eglise
romaine revendique pour ses Pontifes le privilège spécial que,
par les mérites de saint Pierre, aucun parti de l'enfer ni aucune
tempête ne les entraînent dans une ruine finale ^ »
Dans les actes du concile tenu à Rome en 964, le 26 février,
Jean XII est appelé « très-pieux et coangélique PapeV »
Nous trouvons encore, dans les ouvrages de Rathier, évoque
de Vérone, un passage qui contredit les assertions de Luit-
prand. Cet évéque parle en ces termes de Rome, qu'il vient do
visiter, et du Souverain-Pontife, qu'il se félicite d'avoir vu: « Il
n'est pas de difficulté qu'on ne résolve à Rome, pas de doute
qu'on n'éclaircisse. Rome a fourni des docteurs au monde
entier; c'est là que brillèrent ces illustres princes de l'Eghse
universelle. On y voit en ce moment le seigneur évoque Jean,
très-saint pape, justement préposé au gouvernement du monde
entier '. »
Parmi les auteurs contemporains, l'historien de l'Italie, Léo,
tout en ne trouvant rien d'incroyable dans les griefs contre
Jean XII, — griefs que rendent plausibles les mœurs du temps,
— dit que l'accusation ne fut soutenue que par deux prêtres
portant tous les deux le nom de Jean ; Sismondi ne cite qu'un
seul accusateur ; Amédésius n'en admet point et traite tout uni-
ment Luitprand de menteur ; et John Miley fait observer que
le portrait de Jean XII, dont le règne fut politiquement si
fâcheux pour les Romains et au Pontife lui-même, ne nous a
point été raconté par des témoins impartiaux, mais ne nous est
' Othon Frinsing., liv. VI, c. xxiii. — * Labbe, IX, 652.
3 Ralliera Romam euntis itinerarium, il. — Plusieurs critiques, disent que
c'est Jean XIII, qui est désigné dans ce passage de Rathier. Cela peut
être, mais il faudrait toujours remarquer que cet auteur, ami d'Othoii, n'a
rien trouvé à dire contre Jean XII.
CHAPITRE II. 103-
parvenu que par l'intermédiaire d'écrivains adulateurs d'Othon,
tous animés de préjugés très-hostiles aux Romains*.
Si nous jetons maintenant un coup d'œil sur les actes de
Jean XIÏ, nous verrons qu'il mérite des éloges. Le Regestum do
ce Pontife, ou, du moins, la portion qui nous en a été con-
servée, se compose de vingt lettres adressées aux divers mo-
nastères et Eglises de France, d'Italie, d'Allemagne, d'Angle-
terre et d'Espagne; elle est absolument irréprocable. Aucune de
ses décisions, quant à la foi, les mœurs et la discipline, ne peut
fournir prétexte à la moindre objection. L'abbé Darras dit
que ces documents furent à peine connus du Pontife qui les
signa, et que, rédigés dans le scrinarium apostolique, par les
évêques suburbicaires, ils reproduisent l'empreinte de la sa-
gesse traditionnelle, de la modération, et parfois de la vigueur
des Pontifes romains. Nous ne contestons pas les mérites des
secrétaires de Jean XII ; mais contester à ce Pontife le mérile
d'actes revêtus de sa signature, sous prétexte qu'il signait sans
y regarder, c'est pure fantaisie.
Jean confirme l'élection de saint Dunstan au siège de Can-
torbéry, décore du pallium cet illustre évêque, lui remet une
lettre sur les devoirs d'un bon pasteur et le nomme légat du
Saint-Siège en Angleterre.
Jean XII envoie des missionnaires en Hongrie, et érige
rarclievêché de Magdebourg, « afin de ne pas exposer les
nations voisines, nouvellement converties, à retomber, faute
de pasteurs, sous la puissance du démon... Et parce qu'un seul
pasteur ne peut suffire à tant de nations, nous érigeons en
siège èpiscopal le monastère de Magdebourg, comme suffragant
au métropolitain du même nom, et nous autorisons celui-ci
à créer d'autres èvêchés, au fur et à mesure des conversions
qui auront lieu parmi les peuples slaves \ »
Consulté pgtr saint Brunon, archevêque de Cologne, sur l'é-
lection de Hugues, fils du comte de Vermandois, au siège de
^ Hîst. d' Italie, liv. III, ch. iv; Amédesius, In antist. Ravenn. chron. Dis-
quisitio; Miley, Hist. des Etats du Pape, p. 27o. — HIansi, Concil., t. XVIII,
p. 461.
loi HISiniHE DF LA l'Al'AlTK.
Reims, Jean répond que cet ecclésiastique, ayant été excom-
munié à Rome et à Pavie, no peut occuper le siège épiscopal,
et l'on procède à une nouvelle élection *.
A la nouvelle que des seigneurs français se sont emparés
des biens d'un monastère, Jean fulmine contre eux l'excom-
munication : Isoard et ses complices sont obligés de donner
satisfaction à l'évêché d'Autun *.
Dans le concile qu'il tint à Rome un an avant sa mort, Jean
fit décréter que, par respect pour les saints mystères, aucun
laïque ne pourrait se tenir debout, pendant la messe, ni autour
de l'autel, ni dans le sanctuaire ^
En résumé, si la conduite privée de Jean XII est blâmable,
ses actes honorent le Saint-Siège. Sa conduite elle-même,
bien que violemment attaquée, a trouvé pourtant des défen-
seurs. Quant à sa conduite politique, elle est en dehors de la
question.
Nous arrivons donc à cette conclusion générale :
1° Que la sainteté personnelle n'est pas essentielle à l'acte
du ministère spirituel et que, si sa présence est un appoint
favorable, son absence ne préjudicie pas à l'intégrité de cet
acte, à l'étendue de la juridiction, ni au pouvoir de gouver-
nement;
2° Que les Papes les plus accusés du moyen âge sont accusés
par un seul historien, dont le témoignage, infime par son
unicité, est vicié encore par la partialité aussi bien que par
l'indignité du témoin;
3° Que la conduite des papes Sergius III, Jean X et Jean XII
ne prête pas, autant qu'on veut bien le dire, aux déclamations
des impies, et que, si leur conduite privée porte quelques
taches, leur conduite publique est hors de toute atteinte;
4° Que les Papes accusés, vivant dans des temps malheureux,
poussés et contestés par les factions, doivent bénéficier de
l'atténuation des circonstances;
< Flodoard, Chron., an. 961;Labbe, Conc, t. IX, p. 6i7.— *Labbe, t. IX,
p. 512. — ' Labbe, t. IX, 639. Le Regestum de Jean XII se trouve dans la
Patrologie latine, au tome CXXXIIl', col. lOH.
CHAPITRE III. 10.")
5° Qu'enfin ils ne sont que Papes acceptés de fait, d'une
légitimité douteuse, et que leur indignité personnelle est im-
putable, non à l'Eglise ni au peuple fidèle, mais aux partis qui
ont introduit le loup dans la bergerie et mis des intrus sur la
Chaire de saint Pierre.
Au demeurant, les impies qui déclament le plus fort contre
les libertinages romains, les surpassent d'ordinaire eux-mêmes
et seraient très-fâchés qu'ils vinssent à leur manquer. Qu'ils
déclament tant qu'il leur plaira^ leur passion déclamatoire ne
viendra jamais à bout de prouver qu'on puisse faire un crime,
à la religion ou à l'Eglise, du tort qu'on leur cause en violant
leurs lois.
CHAPITRE III.
DES FAUSSES DÉCRÉTALES : LES PAPES, DANS l'eXERCICE DE LA
PRINCIPAUTÉ PONTIFICALE, ONT-ILS DÉPASSÉ LES LIMITES DE LEUR
PUISSANCE ?
La souveraine autorité des Pontifes romains s'établit aisé-
ment par tous les principes de la science sacrée : les textes des
saintes Ecritures et de la liturgie, les canons des conciles, les
témoignages des Pères, les faits de l'histoire lui rendent le
plus explicite hommage; et, à moins d'être d'une ignorance
parfaite ou d'une mauvaise foi sans exemple, il n'est pas
possible de contester la monarchie des Papes. Mais, si la su-
prématie de la Papauté est visible comme le soleil, rien n'est
plus commun que d'attribuer, aux expédients de l'intrigue et
aux envahissements de l'orgueil, l'établissement de cette sou-
veraine puissance. Les empiétements des Papes! qui n'a en-
tendu parler de ces triomphantes perfidies et expliquer, d'une si
ridicule façon, la primauté de la Chaire apostoKque. Telle est,
à cet égard, la profondeur de l'aveuglement pubhc, que les
persécuteurs de l'Eglise, au 1" janvier 1879, pendant que
Léon XIII est prisonnier, peuvent, sans exciter ni la risée ni la
106 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
pitié, arguer, pour colorer leurs crimes, des envahissements
du Saint-Siège. Il y a peu de circonstance ou éclate d'une
manière plus navrante la stupidité du genre humain.
Ce mensonge, toujours hienvenu, a reçu, des gallicans et
des jansénistes, droit de bourgeoisie ; il a été introduit à propos
des fausses ûécrétales.
Que sont donc les fausses Décrétales ? D'où viennent-elles?
Qui en est l'auteur? A quel propos ce livre a-t-il été produit
dans la chrétienté? et serait-il vrai qu'il ait suffi de la sup-
position d'un ouvrage, pour changer l'assiette de la science
théologique et produire, dans le gouvernement de l'Eghse, une
révolution? — Nous examinons ces questions dans le présent
chapitre; en faisant, à chaque question, une réponse, nous
aurons résolu cette question plus générale, à savoir : s'il est
vrai que^ dans l'exercice de la principauté pontificale, les Papes
aient dépassé les hmites de leur puissance.
Peu de discussions éveillent un plus sympathique intérêt.
Au fait, sans contester les bienfaits des Papes , si l'on ne
devait ces grâces qu'aux envahissements du Saint-Siège, il
serait médiocrement agréable de ne les devoir qu'à la tyrannie.
L'espèce humaine est de telle susceptibilité, que si elle jouit
de quelque bien, elle ne veut en jouir qu'avec honneur.
I. Avant de parler des fausses Décrétales, nous parlerons
des Décrétales authentiques et des collections qu'on en a faites :
c'est une fin de non-recevoir qui pourrait, à la rigueur, dis-
penser de toute discussion.
Dans les deux ou trois premiers siècles de l'ère chrétienne,
l'Eglise était administrée d'après les règles de la sainte Ecriture
et les traditions des apôtres. Saint Clément de Rome, disciple et
successeur de saint Pierre, parle le premier, dans sa première
aux Corinthiens, à propos des successions épiscopales, de la i^ègle
traditionnelle des apôtres. Saint Ignace, deuxième successeur
de saint Pierre sur le siège d'Antioche, à propos des hérésies
de son temps, exhorte les fidèles à s'attacher, avec une di-
ligence et une ténacité particulière, aux traditions apostoliques. î
Chaque Eglise particulière se rattachait naturellement aux en-
CHAPITRE m. 107
seignements de son fondateur, et, en cas de litige persistant,
recourait, nous l'avons vu, au Siège de Rome. Lorsqu'une
controverse s'élevait, elle était dirimée, d'après les traditions
'des apôtres, par les canons des conciles et les décrets du Sou-
verain-Pontife. Ainsi, dans la longue dispute sur l'affaire de la
Pâque, chaque parti en appelait aux anciennes traditions : les
partisans de Polycrate, aux traditions de Jean et de Philippe;
les partisans de Victor, aux traditions de Pierre et de Paul.
De même, dans la chaude controverse sur la réitération du
baptême des hérétiques, chaque parti s'en référait aux tra-
ditions des apôtres. D'où nous pouvons conclure que les tra-
ditions des apôtres forment primitivement le droit canon de la
sainte Eglise.
Dans la suite des temps, comme il se produisait chaque jour
des incidents qui appelaient des règles nouvelles, il fallut
porter de nouveaux canons ; l'EgUse pourvut à cette nécessité
de gouvernement dès le temps des persécutions, mais avec
plus de zèle encore lorsque Constantin eut rendu la liberté à
l'Eglise. La célébration des conciles augmenta petit à petit le
nombre des canons. Pour s'orienter dans ce dédale, il fallut re-
cueillir les textes par cahiers, les rédiger en corps : telle fut
l'origine des collections canoniques.
Les premiers conciles avaient été célébrés en Orient. Dès le
second siècle, il est fait mention des synodes particuliers d'Asie,
de Palestine, de Syrie ; au troisième et au quatrième siècle, se
tiennent de nouveaux conciles, notamment à Ancyre, à Néo-
I Césarée, et, en 325, le premier concile œcuménique. Une masse
de canons appelaient donc la plume des collecteurs. Toutefois
les premières collections dont il soit parlé en Orient, sont les
Canons apostoliques et les Constitutions des apôtres; elles
appartiennent au troisième ou au quatrième siècle. Au concile
de Chalcédoine, eft4ol, il est fait appel à deux autres collec-
tions, dont nous ne connaissons pas les auteurs, ni au juste
le contenu. Les frères Ballérini, dans leur célèbre dissertation
sur les anciennes collections canoniques, estiment que ces
collections grecques contenaient seulement vingt canons de
lOS IIISTOmE DV. LA rAPATTK,
Nicée, vingt-cinq d'Ancyre, quatorze de Néo-Césarée, vingt et
un de Sardique et vingt de Gangres. Un peu plus tard, on y
ajouta les canons d'Ephèse et la règle de saint Basile. Plusl
tard encore, c'est-à-dire du temps de Justinien, la collection "l
s'augnientait de cinquante-neuf canons de Laodicée, six de
Constantinople, sept d'Ephèse et vingt-sept de Chalcédoine.
En 564, Jean le Scholastiquc, avocat et prêtre d'Antioche,
plus tard archevêque de Constantinople, composa sur les ca-
nons deux ouvrages intitulés, l'un : Collection de canons
sous cinquante titres; l'autre: Nomo-Canon. Ces ouvrages nous
révèlent deux faits très-importants : d'abord l'essai de classi-
fication des canons suivant l'ordre des matières, essai d'où
sortira l'évolution historique du droit ; puis l'adjonction, aux
lois ecclésiastiques, des constitutions impériales, adjonction
qui jettera dans l'erreur les canonistes byzantins et décidera
plus tard des destinées de l'Orient. Nous avons eu souvent
occasion de remarquer l'influence des doctrines sur les événe-
ments politiques ; cette influence n'est jamais plus profonde que
quand il s'agit du droit et de son application à la sainte Eglise.
En 858, Photius, archevêque intrus de Constantinople, pu-
blie son Nomo-Ca7ion. L'ouvrage se simplifie quant à la mé-
thode; il ramène à quatorze titres la matière canonique et
divise ensuite chaque titre en plusieurs chapitres. Mais si l'ou-
vrage gagne en simplicité didactique, il perd beaucoup pour
la lucidité de la doctrine et l'autorité des principes. D'après
Photius, Constantinople est la mère et la maîtresse de toutes
les Eglises ; et ces canons, que Jean le Scholastique mettait au
premier plan, Photius les relègue au second, pour donner aux
constitutions impériales l'autorité décisive. La loi civile fait
la règle de l'EgUse : le régime byzantin est là tout entier avec
son orgueil national, avec la subalternisation de l'Eglise à
l'Etat, erreur et passion d'où naîtra le schisme.
En 1020, Zonaras commenta le Nomo-Canon de Photius.
En 1 140, Arsène ajouta des scoUes à ce commentaire ; en 117-4,
Balsamon, par un nouveau travail, accommoda aux besoins de
son temps l'ouvrage du patriarche schismatique.
CHAPITRE m. iOO
En 1071, Michel Psellus essaya de réagir contre les théories
de Photius. La Synopse des canons se divise en deux parties :
la première contient une somme de théologie sur Dieu, la
Trinité, l'Incarnation et l'Eglise ; la seconde, les canons grecs
jusqu'au concile in Tvullo. Psellus était dans les vrais principes.
L'Eglise est la société des hommes avec Dieu et des hommes
entre eux par rapport à Dieu. Le droit, principe de la juris-
prudence, n'est lui-même qu'un dérivé des dogmes, une théo-
logie pratique, qu'il faut déduii^e des données de la révélation.
En 1130, Alexis Aristin est encore dans les principes de
Psellus. Mais dès lors les théories de Photius reprennent le
dessus ; le schisme est consommé et les erreurs canoniques
essaient de lui donner un semblant de légitimité illusoire.
En 1191, la Collection des constitutions ecclésiastiques de Bal-
samon; en 1255, la Synopse des divins canons d'Arsène; au
quatorzième siècle, VEpitome du logothète Siméon, le Syntagma
de Michel Blaslarès, VEpitome de Constantin Harménopule,
sous des noms différents, préconisent l'idée du Nomo-Canon.
Les empereurs de Constantinople sont les papes de la nouvelle
Rome ; les Pères de la nouvelle Rome siègent au conseil
d'Etat des communes ; le droit canon s'élabore au prétoire de
Byzance, en attendant qu'il se tire de la botte de Mahomet.
L'Occident n'eut, dans l'origine, que la collection des canons
de Nicée, à laquelle s'ajoutaient les canons de Sardique, comme
ne faisant qu'un avec les canons de Nicée. Les décrétales des
Pontifes romains y furent-elles également ajoutées? Quesnel
le pensait, mais les Ballérini prouvent le contraire : les décré-
tales de saint Sirice à Himérius de Tarragone, de Zozime à
Hésychius de Salone, de saint Léon à Nicétas d'Aquilée, et, en
général, toutes les décrétales d'importance, étaient commu-
niquées, par lettre, à tous les évèques ; pas plus pour être
publiées que pour être observées, elles n'avaient besoin d'être
réunies en corps. A part le Codex canonum, il n'y avait pas
d'abord, dans l'Eglise romaine, une collection de décrétales.
La collection des canons en usage dans l'Eghse latine, exis-
tait en double version; l'une s'appelait Isidoriana, l'autre
4<0 HISTOIRE DE LA PAλAUTÉ.
Prisca. Celle-ci, malgré son nom, était moins ancienne que la
première, et leur différence tient moins au contenu qu'à leur
provenance et à la forme des manuscrits. On les trouve toutes
les deux dans les anciennes collections canoniques. Leur pu-
blication rappelle une anecdote. Christophe Justel, Fun des
premiers éditeurs de Fancien Codex canonum de l'Eglise
latine, était calviniste fervent; or, ayant observé que les canons
de Sardique étaient très-favorables au Saint-Siège, il prit un
couteau et les détacha de son livre, pour les rejeter en appen-
dice, comme pièces peu certaines. Pierre deMarca s'en aperçut
et réclama; mais, comme ses réclamations étaient vaines, il
eut recours au pouvoir royal. Tant et si bien que la mauvaise
foi des éditeurs fut mise en évidence et la valeur des canons
de Sardique mise en relief par ceux-là même qui n'eussent pas
demandé mieux que de les tenir un peu dans l'ombre.
Dans l'Eglise latine, le premier collecteur connu des saints
canons est Denys le Petit, Scythe d'origine, moine romain, qui
vivait du temps d'Anastase et mourut vers 566. Sa collection
se divise en deux parties : l'une, de canons ; l'autre, de décré-
tâtes. La partie canonique comprend : 1° une table générale ;
2^ les canons des apôtres ; 3° en une même série les canons de
Nicée, d'Ancyre, de Néo-Césarée, de Gangres, d'Antioche, de
Laodicée et de Constantinople ; 4° les canons de Chalcédoine ;
5° les vingt et un canons de Sardique dans Toriginal latin ;
6° cent trente-huit canons des conciles d'Afrique. La seconde
partie donne, après une table générale : iMa décrétale de
saint Sirice à Himérius; 2° les épîtres de saint Innocent I";
3'' la lettre du pape Zozime à Hésychius de Salone ; 4-° les dé-
crets de saint Boniface I"; 5° les trois lettres de saint Célestin ;
6° sept épîtres de saint Léon, et 7° les décrets du pape saint
Gelase. Denys le Petit partage, par des numéros, les lettres
pontificales. Sa version est faite avec soin, les matières sont
bien distribuées, les titres font ressortir davantage encore
Tordre de l'ouvrage, et, sauf les canons des apôtres, l'auteur
n'a admis que des documents parfaitement authentiques. Aussi
son ouvrage fut-il universellement admis; l'Eglise romaine
CHAPITRE ill. m
elle-même l'adopta pour son usage; et les hommes les plus
éminents, comme Cassiodore, lui décernèrent les plus justes
éloges.
Au sixième et au septième siècle, Fulgence Ferrand, diacre
de Carthage, saint Martin, évoque de Brague, et l'évêque afri-
cain Cresconius marchèrent sur les traces de Denys. Saint
Martin veut donner seulement une édition plus correcte, et n'y
réussit pas toujours; Ferrand s'essaie à la composition d'un
traité 7néthocliqiie de droit canon , et Cresconius veut faire à
la fois les deux : une synopse du droit dans son Breviarium
et une collection bien ordonnée dans sa Co7icordia canonum..
Cresconius, le premier, découpe en plusieurs parties les canons
et les décrétales ; il fraie ainsi la voie aux grands traités de
Burchard de Worms et d'Yves de Chartres.
Au temps de Chariemagne parurent, dans les Gaules, deux
collections attribuées au pape Adrien. L'une, remise directe-
ment à Chariemagne, en 774, n'était autre que le Codex canonum
de Denys le Petit, augmentée des décrétales publiées depuis
deux siècles. Le pape Adrien n'avait pas fait lui-même cette
addition ; il avait simplement remis le volume à l'empereur.
L'ouvrage venant du Pape et transmis par l'empereur aux
évêques fut en grand crédit près des évêques francs. Lorsque
plus tard paraîtront les Décrétales d'Isidore, les évêques les
tiendront en suspicion pour tout ce qui ne cadrera pas avec le
Codex usité ; et Hincmar lui-même les rejettera, ne voulant
retenir que les canons reconnus pour tels par le Siège aposto-
hque et par toute l'Eglise : Quos apostoUca Sedes et omnis
catholica Ecclesia canones appellat. D'où Constant conclut, avec
beaucoup de raison, que les canons du pape Adrien ayant été
observés dans les Gaules, les Décrétales d'Isidore n'y purent
causer, dans la discipline, aucun changement notable, encore
moins une révolution radicale. - L'autre collection aurait été
remise, par le même Pontife, à Engelramm, évêque de Metz.
Nous disons aurait, car il n'est pas étabh que le pape Adrien I"
ait donné un recueil quelconque de canons à l'évêque de Metz;
quelques exemplaires des opuscules d'Hincmar l'assurent, il
112 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
est vrai; mais d'autres exemplaires disent le contraire, et
Flem7 trouve que le récit de ces derniers est le plus vraisem-
blable, (c Le successeur de Magenaire dans la charge d'archi-
cliapelain, dit -il, fut Ingelram ou Enguerran, évêque de
Metz, à qui Ton attribue une collection de canons qui porte
aussi le nom du pape Adrien, comme l'ayant donnée à En-
guerran le treizième des calendes d'octobre, indication neu-
vième, c'est-à-dire le dix-neuvième de septembre 785, lorsque
l'on examinait sa cause. Mais d'autres exemplaires portent que
ce fut Enguerran qui la présenta au Pape, ce qui est plus vrai-
semblable, vu la différence qu'il y a entre cette collection et
le code des canons que le pape Adrien donna au roi Charles
environ dix ans auparavant. La principale différence consiste
dans les extraits des fausses Décrétales d'Isidore, dont est rem-
plie la collection d'Enguerran; et c'est la première fois que
nous trouvons ces Décrétales employées \ »
Il est certain ensuite que, si le pape Adrien a fait cadeau
à l'évêque Enguerran d'une collection de Décrétales, ce n'était
pas celle qui porte le nom d'Isidore Mercator . En effet, Adrien I",
élu pape à la mort d'Etienne III, en 772, mourut en l'an 795 ; or,
d'après Guizot lui-même, les fausses Décrétales d'Isidore n'ont
été connues que plus tard. « Dans la première moitié du
neuvième siècle, dit-il, entre les années 820 et 849, on voit
paraître tout-à-coup, toujours sous le nom de saint Isidore,
une nouvelle collection de canons. C'est dans le nord et l'est
de la Gaule franque, dans les diocèses de Mayence, de Trêves,
de Metz, de Reims, etc., qu'on la rencontre d'abord; elle y
circule sans contestation ; à peine si quelques doutes percent
çà et là sur son authenticité ; eUe acquiert bientôt une autorité
souveraine : c'est la collection dite des fausses Décrétales \
Vers l'an 845, paraissent les Décrétales d'Isidore : nous nous
en occupons spécialement ci-après.
A la môme date se rattache le Liber dhmms romanorum
Pontificum, sorte de mémorial de chancellerie, ensemble de
1 Fleury. Hisi. eccL, xlv, 22. - « Hist. de la civil, en France, ii leç., 27.
CHAPITRE m. 113
formules, où l'on trouve aussi des professions de foi, pri-
vilèges, préceptes, concessions et autres choses analogues. Ce
livre, dont Yves de Chartres, Gratien , Anselme de Lucques
font mention, était tombé dans l'oubli, lorsque le célèbre bi-
bliothécaire de la Yaticane, Luc Holstenius, en fit une édition
qui fut supprimée par le Saint-Siège, parce qu'elle assimilait
le pape Honorius aux monothélites anathématisés par le
sixième concile. Cet ouvrage fut édité en 1680 par le P. Garnier,
jésuite; en 1720, l'édition de Luc Holstenius fut rendue à la
publicité, et tout récemment une édition revue avec soin a
été faite par un membre de l'Institut de France. Les protes-
tants, les galUcans, les jansénistes se sont jetés à cœur joie
sur ce livre très à leur goût, parce qu'il assimilait un Pape à
des hérétiques dénoncés et condamnés. Depuis, ce bruit est
tombé, lorsqu'on a vu que ce livre, soi-disant accusateur,
rendait au pouvoir pontifical plus d'hommages que n'en com-
portent les passions de coterie et la fureur des sectes.
En 906, Réginon de Prum, et vers l'an 1010, Burchard de
Worms publient de nouvelles collections canoniques. Anselme
de Lucques, le cardinal Deusdédit, contemporains de saint
Grégoire YII, Bonizo et le prêtre Grégoire marchent sur les
traces de Burchard et de Réginon. Vers l'an 1110, Yves de
Chartres pubhe sa Panormia et son Décret. A propos de ces
ouvrages, il faut faire, pour notre sujet, une réflexion très-
importante : c'est que les collections allemandes et françaises
empruntent aux fausses Décrétâtes, tandis que les (ollections
itaUennes et romaines, puisées dans les archives du Saint-
Siège, ne portent pas traces de ces pieuses et inutiles super-
cheries. D'où l'on doit conclure que les Souverains-Pontifes
furent au moins étrangers à l'œuvre du faussaire ; s'ils avaient
pu entrer dans ses desseins, ceux qui écrivaient pour ainsi
dire sous leurs_ inspirations n'auraient pas manqué d'abonder
en ce sens.
Vers l'an 1151, paraît le Décret de Gratien, œuvre capitale
pour l'enseignement du droit canonique, collection qui fut
considérée, avec les Sentences de Pierre Lombard et la Somme
IV. 8
il4 HISTOIRE DE LA t>APAUTÊ.
de saint Thomas, comme le maître ouvrage du temps. Aussitôt
que le Décret parut, il fut adopté dans les écoles et suivi dans
les tribunaux. Le travail n'est pas sans faute : toute œuvre hu-
maine paie son tribut à Tinfirmité de son auteur, et Gratien
ne savait pas du tout le grec, ni beaucoup les antiquités. Mais
enfin sa collection est beaucoup plus abondante que les autres ;
elle établit avec beaucoup de sagacité la concordance des
canons; de plus, elle obtint toutes les sympathies du Saint-
Siège et acquit une valeur légale. D'où l'on peut conclure que
le Décret, œuvre privée d'un auteur, fut, par l'usage et la ra-
tification générale, considéré comme un code du droit public.
Au reste, le mérite de Gratien ne découragea personne.
En 1182, le cardinal Laborans compose un nouveau décret; et
de 1190 au pontificat d'Honorius III nous voyons successive-
ment paraître cinq autres collections. Notre but n'est pas de
faire connaître ici ces collections : ceux qui veulent les appré-
cier doivent se reporter nécessairement au travail définitif
des Ballérini ; notre pensée est simplement de faire voir que
les fausses Décrétâtes ne furent pas une œuvre de lâche am-
bition, acceptée les yeux fermés et sans qu'on s'occupât de
réviser les titres de la loi religieuse. Treize grandes collections
publiées depuis le travail d'Isidore montrent assez avec quel zèle
l'Eglise encourageait les canonistes, avec quel soin scrupuleux
elle voulut qu'on produisît et le texte vrai de la loi et le com-
mentaire authentique de ce texte. La simple nomenclature des
collections canoniques, avec leur date de publication, suffit
pour réduire à rien tout le fatras déclamatoire contre les fausses
Décrétales.
Enfin, et ce fait est décisif dans la discussion de toutes ces
collections, aucune n'est l'œuvre propre du Saint-Siège, aucune
n'est authentiquée par l'Eglise, et si les Papes ont leurs préfé-
rences, on ne voit pas que, pour le gouvernement de l'Eglise,
ils aient puisé ailleurs que dans le trésor des archives ponti-
ficales. Si, par aventure, ils se servent des Décrétales d'Isidore,
c'est en argument ad hominem et comme pièce de discussion
admises par les parties contendantes.
CHAPITRE m. 115
Mais il devait venir un temps où l'autorité ferait entendre sa
voix, où le Saint-Siège promulguerait lui-même le texte des
lois ecclésiastiques et nous donnerait son Corpus juris. Ce
travail fut commencé par le pape Grégoire IX en 1233. Aux
cinq livres de Décr étales , préparés par saint Raymond de
Pennafort, Boniface VIII ajouta le Sexte, Jean XXII les Clémen-
tines et les Extravagantes, enfin Benoît XIV son Bullaire. Ces
collections pontificales, d'une part ; de l'autre, les décrets de
Trente et du Vatican, tel est aujourd'hui, dans son ensemble,
le droit de la sainte Eglise catholique.
II. Maintenant venons aux fausses Décrétâtes.
Les fausses Décrétâtes sont une collection canonique publiée
vers le miUeu du neuvième siècle, par un certain Isidore Mer-
cator. Cette collection contient :
1° Les cinquante canons des apôtres ;
S'^ Les canons du second concile général et ceux du concile
d'Ephèse, que Denys le Petit n'avait pas fait entrer dans son
recueil ;
3" Les canons des conciles tenus en Grèce, en Afrique, dans
les Gaules et en Espagne jusqu'au treizième concile de Tolède
et au second concile de Séville ;
4° Des décrétâtes depuis saint Clément jusqu'à saint Grégoire
le Grand, décrétâtes réputées fausses jusqu'au pontificat de
saint Sirice ;
5« Et divers monuments, tels que la donation de Constantin,
le concile de Rome sous saint Sylvestre, la lettre de saint
Athanase à Marc, citée en partie par Gratien.
Cette collection a acquis une très-grande célébrité, parce
qu'elle est entachée d'une imposture qui, pendant plusieurs
siècles, ne fut l'objet d'aucun soupçon. Les décrétâtes citées
de saint Pierre à_saint Sylvestre sont apocryphes : il ne reste
aucune lettre des Papes avant Constantin \ et les décrétâtes
' On trouve cependant quelques lettres de saint Clément, dans les an-
ciens auteurs, quelques lettres de saint Corneille dans les ouvrages de saint
Cyprien, quelques lettres du pape Jules, dans les écrits de saint Athanase,
quelques lettres du pape Libère, dans le fragment de saint Hilaire, et
116 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
iiuilientiques des Papes, de saint Sylvestre à saint Grégoire,
sont fourrées d'additions subreptices. Le livre néanmoins fut
reçu et se répandit partout, sans que personne subodorât la
fraude. On a dit qu'Hincmar de Reims en avait conçu le doute;
cette allégation n'est pas exacte : Ilincmar avait seulement
déclaré sans valeur les décrétales absentes du recueil du pape
Adrien, non qu'il les crût supposées, mais seulement parce
qu'elles ne figuraient pas dans le Codex. Les évoques de la
Gaule s'en servaient communément, comme de pièces sin-
cères, surtout lorsqu'elles favorisaient leurs prétentions; aussi
le pape Nicolas I" leur faisait-il observer judicieusement qu'ils
s'en prévalaient à leur intérêt, mais les négligeaient lorsqu'elles
tournaient à l'honneur du Siège apostolique. L'imposture
obtint un tel crédit que Burchard de Worms, Yves de Chartres
et surtout Gratien reproduisirent les décrétales fabriquées par
Isidore; et ainsi du neuvième au quinzième siècle, l'erreur
prévalut sans efficace, ni même sérieuse réclamation.
Le premier qui déclara ces décrétales suspectes fut le car-
dinal Nicolas de Cusa, dans sa Concordantia catholica, publiée
vers 1450. Le chanoine Erasme, de Rotterdam, se douta aussi
de leur fausseté. Après Erasme, les Centuriateurs de Magde-
bourg les rejetèrent avec un grand appareil d'arguments, mais
spécialement à cause de la doctrine catholique qui s'y trouvait
exprimée. C'est pourquoi le jésuite espagnol François Torrès,
plus connu sous le nom de Turrianus, publiait à Florence, en
1572, un ouvrage pour soutenir l'authenticité des canons apos-
toliques et des fausses Décrétales. Malgré sa valeur, cet
ouvrage n'empêcha point, qu'à part les points dogmatiques,
les Décrétales ne fussent regardées comme d'une autorité au
moins douteuse par Bellarmin, par Baronius, par le cardinal
Duperron, par Front Leduc, par Jacques Sirmond et par une
foule de savants. Le jurisconsulte Antoine Conzio fit plus : dans
la préface mise en tête de ses notes sur le Corps du droit cano-
nique, il exposa plusieurs raisons qui le portaient à les croire
quelques lettres du pape Damase, dans les lettres de saint Jérôme et dans
l'histoire ecclésiastique de Théodoret.
CHAPITRE Iir. m
supposées, et le fameux Antoine Augustin indiqua même
quelques-unes des sources où l'imposteur avait puisé une
partie de ses pièces supposées. Les choses en étaient là, lorsque
le calviniste David Blondel fit paraître à Genève, en 1627,
contre Torrès et à l'appui des Centuriateurs, l'ouvrage intitulé :
Pseudo-Isidorus et Tumanus vapulantes. On ne saurait croire
tout le travail que se donna ce célèbre calviniste pour noter
avec la plus minutieuse exactitude les passages d'anciens au-
teurs que le faux Isidore avait cousus et assemblés dans son
recueil, et nous devons également le louer pour le choix et la
solidité des raisons au moyen desquelles il a discrédité pour
toujours aux yeux des critiques ces impostures. Il faut pour-
tant avouer que le franciscain Bonaventure Malvasia, de Bo-
logne, chercha à les remettre en crédit, en publiant à Rome,
dans ce but, en 1635, un opuscule in-8° auquel il donna le
titre de Nuncius veritatis David Blondello missus, et que le
cardinal d'Aguirre lui-même, dans sa collection des conciles
d'Espagne, fit aussi tous ses efforts pour les relever. Mais que
peut contre la vérité un zèle même pieux? Ce serait désormais
s'exposer aux justes risées de tous les savants que de se
former, sur ces pièces une autre opinion que celle qu'ont
adoptée Pierre de Marca, Christianus Lupus, Etienne Baluze,
le cardinal Noris, Schélestrat, Philippe Labbe, Daniel Papebroch,
Nicolas Antoine, les deux Pagi, pour ne pas parler des criti-
ques ' les plus célèbres, tels, en particulier, que Noël- Alexandre,
Doujat, le P. Constant, Bartoli, le P. Daude et les Ballérini%
savoir, que ce n'est en résumé qu'une solennelle imposture.
Je laisse de côté Jean- Albert Fabricius et d'autres protestants
qu'il cite, protestant qu'il est lui-môme.
Toutefois, au milieu de cet immense concert de critiques
conjurés contre ces Décrétâtes, il est bon de recueilhr le ju-
^ Voyez les notes du P. Sala, sur l'ouvrage du cardinal Bona, Rerum
liturg , t. I, p. 19.
* Nat. Alex. Hist. eccles., ssec. r, dissert, 21; Doujat, Prœnot. canon,
Constant, Epist. Rom. Pont., prsef ; Bartoli, Inst.jur. can.j cap. xx; Daude,
Hist. U7iiv., liv. III, c. ii ; Opéra S. Leonis, t. III, p. 216,
IIR FIISTOIRE DE LA PAPAUTi^:.
gement du savant observantin Blanchi, qui, pour être plus
modéré n'en est pas moins sage. « Je sais, » écrivait-ir, a que,
si Turrianus a fort bien justifié ces lettres antiques sous le
rapport de la doctrine qui s'y trouve exprimée, rapport sous
lequel elles avaient été attaquées par les Centuriateurs, qui les
accusaient de plusieurs erreurs contraires à la foi et à la saine
doctrine, il les a laissées, sous les autres rapports, en butte à
la censure d'autres critiques plus avisés, qui, remarquant les
solécismes incroyables, les barbarismes fabuleux, les anachro-
nismes grossiers dont ces lettres fourmillent, sans compter les
plagiats et les pièces mal assorties, dérobées aux Papes et aux
Pères d'époques plus récentes, qui s'y lisent à chaque page,
les ont jugées complètement apocryphes et absolument indignes
de la mémoire vénérable des saints Pontifes, sous les noms
desquels elles ont été inscrites par leur maladroit fabricateur.
Je sais aussi que Séverin La Bigne (Binius) a vainement essayé
d'en faire disparaître ces sortes de taches, pour les restituer
aux auteurs à qui elles étaient attribuées. — Mais cependant,
pour porter là-dessus un jugement équitable, il est à propos de
prendre en considération les choses suivantes. . . Il faut observer
que, bien que ces lettres, telles qu'elles nous sont parvenues
au moyen du recueil à' Isidore, ne puissent, soit pour les
raisons que nous venons de dire, soit pour d'autres encore,
être regardées par un homme sensé comme l'ouvrage de ceux
à qui elles se trouvent attribuées ; les taches qui les déparent
ne prouvent pourtant pas qu'elles aient été tout entières in-
ventées dans des siècles postérieurs à leurs dates, ni que les
matières qui y sont traitées n'aient pas été traitées aussi par
ces vénérables Pontifes de la primitive EgHse; mais elles
prouvent uniquement que ces lettres ont été gâtées et inter-
polées dans la suite par quelque imposteur. Un indice non
équivoque de ces interpolations, c'est Tinégalité et l'inco-
hérence de style qui se remarque partout dans ces pièces,
tellement que chacune, même prise à part, ne se ressemble
pas : ce qui certainement est un indice évident que ces lettres
^ Del esterior polHia délia Chiesaj t. IV, p. 450.
CHAPITRE III. 119
n*ont pas été fabriquées d'un bout à l'autre, mais que, com-
posées d'avance, elles ont été retouchées, ou pour mieux dire,
défigurées suivant le goût dépravé de leur compilateur. »
A parler sincèrement, dit le P. Zaccaria, je me sens fortement
porté à adopter, au moins en partie, le jugement de ce docte
écrivain, et j'ai pour le faire plus d'un motif que je vais mettre
sous les yeux de mes lecteurs, afin qu'ils soient en état d'en
dire leur avis. Le recueil d'Isidore se compose, comme on le
sait, de trois parties : dans la première sont contenues, outre
les canons apostoliques, les Décrétales suspectes de fausseté
des Pontifes romains, depuis saint Clément jusqu'à saint
Melchiade; la seconde renferme les canons des conciles, et
la troisième, les lettres des autres Papes jusqu'à saint Grégoire.
Or, je ne puis comprendre comment le faux Isidore avait été
tellement exact et circonspect dans la partie qui contient les
conciles, que, sauf quelques rares interpolations, il n'y ait re-
produit que des conciles réellement célébrés ou de la tenue
desquels nous sommes assurés par ailleurs, tandis que, sur le
seul chapitre des lettres des Pontifes romains, il se serait donné
la liberté de mentir avec la plus extrême impudence. De plus,
si nous ne savions de bonne source que les deux premières
lettres de saint Clément à saint Jacques, la constitution de
Constantin adressée à Sylvestre, et les extraits des actes syno-
daux de ce dernier Pape étaient connus avant Isidore, qui ne
dirait que ces pièces sont également l'ouvrage de ses impostures?
Cela est si vrai, que quelques-uns aussi l'ont dit de la consti-
tution de Constantin; mais, comme l'ont observé les Ballérini*,
cette constitution se trouve dans l'exemplaire 3368 de la
bibliothèque de Colbert (aujourd'hui bibliothèque Mazarine),
et comme le P. Poussin l'a découverte écrite en grec dans
plusieurs exemplaires du Vatican, il n'est pas invraisemblable
que, comme l'ont soupçonné Baronius et après lui Binius (La
Bigne), que ce soient les Grecs qui l'aient fabriquée. Il est de
plus indubitable qu'il existait, à l'époque où vivait le soi-disant
» Loc. cit., p. 229.
l''20 TIISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Isidore, bien des documents qui se sont perdus depuis. Son
recueil contenait la lettre de saint Damase à Paulin, divisée
en trois parties, et la partie authentique de cette lettre sé-
parée des deux autres apocryphes. Pourquoi aurait-il fait ce
partage ? Ne valait-il pas mieux dire qu'il avait en effet trouvé
cette lettre ainsi divisée dans l'exemplaire du recueil apporté
d'Espagne, dont il s'est servi, comme nous l'avons observé plus
haut avec les frères Ballérini ? Qui ne sait encore combien de
bulles de Papes et de privilèges accordés par les empereurs se
conservaient dans les Eglises particulières auxquelles ces pièces
avaient été adressées, et qu'on rechercherait vainement dans
les archives de Rome ou dans celles des empereurs? Pour en
citer un exemple qui rentre parfaitement dans notre sujet, si
Agnello ne nous avait conservé, dans son histoire des évêques
de Ravenne, une lettre du pape Félix IV S cette lettre serait
perdue aujourd'hui. Tout ce que nous venons de dire peut se
confirmer par un exemple des plus mémorables. Labbe et
d'autres ont accusé Isidore^ d'avoir fabriqué des lettres de
Damase, de saint Léon et de Jean III, au sujet des chorévêques.
Que ces pièces soient supposées, je ne le conteste pas ; mais je
soutiens hardiment qu'Isidore n'a pu en être l'auteur, puisque
bien des années avant lui le pape Léon III en avait parlé dans
sa lettre aux évêques de France, qui avaient député vers lui
l'archevêque Arnon, pour avoir sa décision au sujet des ordi-
nations faites chez eux par les chorévêques, et dont plusieurs
d'entre eux contestaient la validité. Un autre exemple nous est
fourni par la lettre de saint Grégoire le Grand à Sécondin. Elle
se trouve fort altérée dans les manuscrits, et remplie d'addi-
tions insérées par une main étrangère au texte original du
saint Pape. On a aussi accusé Isidore de ces interpolations,
mais c'est à tort; car cette lettre, telle qu'elle est dans Isidore,
se trouve dans un recueil composé par Paul Diacre, dont la
mort arriva l'an 801, bien avant la pubhcation des fausses
Décrétales. De tout cela on peut, ce me semble, conclure avec
1 Part. II, p. 41 de Tédition du P. Bacchini, publiée à Modène, en 1708.—
2 Voye? le tome IX des Conciles, édit. de Venise ou de Mansi, col. 660.
CHAPITRE III. 12l
vraisemblance, qu'un grand nombre ides pièces attribuées
aujourd'hui à Isidore avaient été déjà ou fabriquées, ou alté-
rées avant qu'il parût. Et c'est en particulier ce qu'il convient
de dire des pièces les plus rapprochées de son époque, et re-
latives à la France et à l'Allemagne, c'est-à-dire aux pays qu'il
habitait. Car si, comme nous ne saurions en douter, Isidore
cherchait à en imposer, il devait en même temps s'appUquer
à donner de la vraisemblance à ses impostures, en ne publiant,
pour ce qui concernait la province où il vivait, que des choses
d'ailleurs connues.
Je ne l'excuse pas, malgré tout cela, d'avoir fabriqué frau-
duleusement des pièces entières, et surtout des lettres des
Papes les plus anciens ; encore moins suis-je tenté de l'excuser
d'en avoir altéré plusieurs autres. Son génie corrupteur se
décèle particulièrement en ce qu'il n'a pas même épargné les
lettres supposées de saint Clément à saint Jacques, comme on
peut s'en assurer en comparant son édition avec l'ancienne
version de Rufm. Comment nous étonner, après cela, qu'il ait
osé de même retoucher les lettres les plus authentiques de
saint Léon le Grand, ainsi que d'autres Papes, et qu'il les ait
altérées par ses additions? Mais il est une autre espèce d'alté-
rations que nous pouvons lui reprocher. Ce que plusieurs
antiquaires ont dit de Pyrrhus Ligorius, qu'il composait de
différentes parties d'inscriptions authentiques un tout qui
n'était rien moins que cela, je crois qu'on peut le dire aussi
d'Isidore, qui, en réunissant en un même tout des extraits
d'actes authentiques, mais différents, n'en a fait autre chose
que des pièces controuvées. Il a d'ailleurs pu aisément, soit
par l'effet de sa propre ignorance, soit par suite de la témérité
d'autrui, sous prétexte de corriger des fautes de copistes,
altérer les noms, et attribuer des lettres de Papes d'une époque
relativement récente à d'autres Papes plus anciens : c'est ainsi
que, dans une lettre du pape Vigile, lui, ou quelque autre cri-
tique qu'il aura copié, a corrompu le nom de Profutur us', à
qui cette lettre était adressée, en le changeant en celui d'Eu-
* Voyez les Ballérini, loc. cit., p, 228, n» 13.
122 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
thère. Je remarque encore qu'à des lettres authentiques il
a donné de fausses dates; et c'est ainsi qu'à celle de Damase
aux évêques de Tlllyrie, il a donné pour date xvn Kal. Nov.
Siricio et Ardabure vv. ce. consulihus. Peut-être a-t-il faussé
de même la date de la lettre de Jean III aux évêques de la
Germanie et des Gaules au sujet des chorévêques, date qui a
été l'occasion des plus fortes difficultés qu'on ait élevées contre
l'authenticité de cette lettre. Chacun peut voir maintenant où
je veux en venir. Personne ne m'accusera de vouloir remettre
en crédit le recueil d'Isidore ; car, pour qu'il ne mérite aucune
confiance, il importe peu que ce soit lui ou d'autres qui aient
vicié les pièces dont il se compose, en les corrompant au moins
de quelqu'une des manières que nous venons de dire. Ce que
j'ai prétendu, c'est qu'on ne doit pas le charger absolument,
avec tant de hardiesse, de toutes les impostures que contient
son recueil, mais surtout, je voudrais que les savants, exami-
nant avec plus de soin la compilation d'Isidore, s'appliquassent
à y faire le discernement des pièces plus anciennes, et dont la
source a peut-être été pure, d'avec celles qui sont de lui, ou
en tout cas de faux aloi ^
m. Malgré la découverte de l'erreur par des prélats de la
sainte Eghse, malgré les sages explications des savants catho-
liques, toutes les sectes n'ont pas moins pris occasion des
fausses Décrétâtes pour invectiver contre le Saint-Siège. A les
entendre, les fausses Décrétâtes ont complètement altéré la
doctrine et la discipline des premiers siècles. C'est de cette
imposture, disent les protestants, que sont sortis ces dogmes
et ces pratiques justement rejetés par Luther. C'est de ces
lettres fausses, ajoutaient les gallicans et les jansénistes, qu'est
née la monarchie pontificale, la désuétude des conciles pro-
vinciaux et des droits des évêques. Ces accusations et ces jé-
rémiades remplissent les ouvrages de Fleury, de Yan-Espen,
de Fébronius, et hier encore, le P. Gratry, abusé par des
théologiens de mauvaise foi, osait écrire que les fausses Dé-
< Zaccaria, Anti fébronius, I'* part., dissert, m, chap. iv.
CHAPITRE III. 123
crétales avaient changé, dans les écrits de Melchior Cano, de
Bellarmin et de saint Liguori, l'assiette de la science.
En présence de ces plaintes, il importe de rechercher lau-
teur de cette compilation, la date de son ouvrage, l'intention
qu'il eut en l'écrivant et le résultat qu'il a produit, abstraction
faite des intentions de l'auteur.
Quel fut donc l'auteur des fausses Décrétales ?
Le manuscrit du Vatican n° 630, que les Ballérini croient,
comme fort ancien, préférable à tous les autres, a pour titre :
c( Ici commence la préface de saint Isidore, évêque. Isidore
Mercator, serviteur du Christ, au lecteur, son coserviteur et
frère dans le Seigneur, le salut de la foi. » Le même nom de
Mercator se trouve dans les manuscrits de Paris et de Modène ;
c'est aussi le nom dont se sert Yves de Chartres. L'opinion de
Marca, qui crut pouvoir lire : Peccator, et non Mercator, est
donc moins probable, comme contraire aux anciens manu-
scrits. Le titre d'évêque, cité dans le titre, manque dans le
manuscrit de Modène. Ce titre accordé au nom de saint Isidore
est, sans doute, la cause de l'erreur qui fit attribuer l'ouvrage
à saint Isidore de Séville. Qu'il nous suffise, dit à ce propos
le docte Zaccaria, de considérer avec Noël- Alexandre et les
frères Ballérini \ que ce recueil contient les canons des sixième
et septième conciles de Tolède, et des suivants jusqu'au trei-
zième, ainsi que ceux d'un concile de Brague, et que tous ces
conciles ont été tenus depuis la mort de saint Isidore ; outre
que dans la préface il était fait mention du sixième concile
œcuménique, qui ne se tint de même qu'après la mort du saint
évêque. Il y a plus : je ne saurais penser que ce recueil nous
soit venu de l'Espagne, quoi qu'ait pu dire à ce sujet Hincmar
de Reims, trompé par de fausses conjectures, ou par le nom
d'Isidore mis en tête du recueil, ou par la manière dont s'y
trouve indiquée la tenue des conciles, qui est la même que
suivait en de telles occasions l'Eglise d'Espagne, ou enfin,
* Zaccaria, Antifébronhis, 1" part., dissert, m, chap. m; Noël -Alex.,
Hist. ecclés., v^ siècle, dissert, xxi, art. H ; Ballérini, De antiquis collection,
canon., part. III, eh. vi, n» 3.
124 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
comme je le crois de préférence, par les bruits que fit courir
à ce sujet le lévite Benoît. Je sais que le cardinal Rona et
Cenni * inclinent eux-mêmes à croire que le collecteur de ces
décrétales était espagnol; mais ils n'invoquent à l'appui de
leur opinion d'autres témoignages que celui d'IIincmar; tandis
que, d'un autre côté, nous n'avons que trop de raisons qui
nous portent à juger que le collecteur en question était non
un Espagnol, mais un homme de la Germanie ou de la France
orientale. Je ne parle pas de la chronique de Julien de Tolède,
qui attribue cette compilation à Isidore de Sétabie : on sait
assez que cette imposture ne mérite aucune créance. Je ne
rapporterai pas non plus les diverses opinions qui partagent
les érudits au sujet du recueil de canons reçu autrefois en
Espagne, quoique, s'il était vrai, comme l'a prétendu der-
nièrement le savant Dominique Lopez de Barera, dans son
étude historique De antiquo canonum codice Ecclesiœ Hispaniœ,
imprimé à Rome en 1758, que cet ancien recueil de canons
reçu en Espagne ne fût autre que celui que corrigeait Martin
de Dume, je fusse en droit d'y voir une forte preuve de plus
que le collecteur en question était étranger à l'Espagne. Car,
dans cette hypothèse, l'ancien recueil que suivaient les Eglises
d'Espagne ne contenant aucune lettre décrétale des Pontifes
romains, il ne serait pas croyable qu'on eût pensé dans ce
royaume à en faire un autre tout rempli de lettres de ce genre.
D'ailleurs, croira-t-on jamais que, si le collecteur avait été
espagnol, il n'eût fait adresser qu'une ou deux des décrétales
supposées à des évêques de sa nation, tandis que ce recueil est
plein de lettres adressées à des évêques de France, d'Allemagne
ou d'Italie? Ajoutez que ce recueil resta inconnu en Espagne
jusqu'au siècle d'Innocent III, et que tous les manuscrits que
nous en avons de contemporains au neuvième siècle, tels que
les deux du Vatican, mentionnés par les Rallérini, et celui
du chapitre de la cathédrale de Modène ont été copiés en
France, comme l'indiquent les caractères et les procédés dont
on s'y est servi. Les idiotismes qui s'y rencontrent , en
^ De rébus liturg., lib. I, cap. m ; De antiq. Ecoles. Hispan., t. II, p 102.
CHAPITRE III. 125
même temps qu'ils sont étrangers aux écrivains espagnols de
l'époque où nous verrons qu'a été faite cette compilation, se
retrouvent dans les auteurs franco-germains plutôt qu'ailleurs.
Enfin, les critiques ont observé qu'il se rencontre dans ce
recueil bon nombre d'extraits des lettres de saint Boniface,
évoque de Mayence, et de celles de Tabbesse de Tangith à ce
même saint Boniface, ce qui démontre suffisamment qu'il
était bien plus facile de retrouver ces lettres à Mayence, et
dans toute cette partie de la Germanie qui faisait alors partie
de la France, que dans quelque partie que ce soit de l'Es-
pagne.
Malgré la sagesse de ces réflexions, nous ne devons pas taire
qu'elles sont contestées. Le P. Burriel, jésuite espagnol, chargé
en 4750 d'examiner les archives de Tolède, d'où il a extrait
douze volumes de la liturgie mozarabe, y a vu et vérifié un
manuscrit de saint Isidore, comprenant des épîtres pontificales
qui commençaient à saint Damase et finissaient à saint Gré-
goire P^ Garcias de Loaysa et Antonio Augustino, archevêque
de Tarragone, les admettaient au moins comme très- vraisem-
blables, et quand toutes les archives de l'Espagne, fouillées à
fond, n'en recèleraient aucun manuscrit, l'affirmation d'Hinc-
mar ne soufTre aucun doute. A mesure que les exemplaires se
transcrivaient pour l'usage, on avait soin de les compléter avec
tout ce que l'on connaissait de plus récent : l'attestation consi-
gnée au prologue du neuvième concile de Tolède et au septième
canon du quatorzième en est la preuve ^ «Bientôt, ajoute
Edouard Dumont, l'invasion arabe gagna l'Espagne ; si quelques
évêques et quelques prêtres, sous cette domination haineuse
et souvent cruelle, mendiaient, par une servile affectation de
prudence, la faveur précaire des kalifes, les religieux et la meil-
leure partie du clergé se consolaient dans la piété et se retrem-
paient dans l'étude. L'école ecclésiastique de Cordoue était
encore célèbre au neuvième siècle ; le saint prêtre Eulogius la
dirigea longtemps. Ces défenseurs dévoués de la doctrine catho-
lique en conservaient, sans aucun doute, et en recherchaient
1 Labbe, Conc, t. VI, p. 451 et 1282.
i26 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
avec zèle les monuments, pom' les sauver du fanatisme islamite.
Il n'y avait de sécurité que dans la Marche d'Espagne, sur la
frontière franque, d'où il était seulement possible de commu-
niquer avec Rome et la chrétienté ; les relations vigilantes des
Eglises de cette province avec celles des provinces conquises,
comme l'atteste la condamnation d'Elipand de Tolède et de
Félix d'Urgel, au concile de Francfort, ne contribuaient pas
moins à exercer activement le travail de recherches et de com-
pilation. C'est là que Riculf a pris copie du Recueil, qu'il a
donné comme il l'avait reçu, et qui ne pouvait être que celui
d'Isidore, successivement accru, en Espagne même, de pièces
inconnues ^ »
Le dernier éditeur des Décrétales, Paul Hinschius, et son rap
porteur dans la Revue des questions historiques, le docte
Boucher de Lépinois, tiennent également pour un fait certain
que l'ancienne collection espagnole, dite Hispana, ou du moins,
une partie % est entrée dans les fausses Décrétales. Mais il nous
semble qu'il n'y a pas lieu à cette divergence d'opinions. La
question des fausses Décrétales n'a pas pour objet de savoir d'où
viennent les Décrétales authentiques insérées dans le recueil,
mais d'où viennent les Décrétales fausses ? il ne s'agit pas de
la collection de saint Isidore, mais de la collection du pseudo-
Isidore et que le faussaire ait ou n'ait pas pris le Codex de
l'archevêque de Séville, pour y coudre ses pièces fabriquées,
cela ne fait rien à la question et ne paraît guère, dans l'état
présent, susceptible de preuves décisives.
Quoi qu'il en soit, les Ballérini et le P. Zaccaria concluent
très-justement, selon nous, que l'auteur des fausses Décrétales
n'était pas un Espagnol, mais un Franc ou un Gallo- Germain.
Le P. Zaccaria croit même pouvoir le désigner par son nom, et
bien qu'il l'intitule évêque, Zaccaria le croit simple clerc de
l'Eghse de Mayence, travaillant peut-être pour le compte de
son archevêque: ce serait le lévite Benoît, auteur de trois
livres sur les capitulaires de Charlemagne et de Louis le Débon-
< Revue des questions historiques, t. I, p. 399. — ^ Rev. des quest. hist., t. I,
p. 593.
CHAPITRE lit. iT!
naîre. Walter, Rosshirt, Kiiust, Wasserschleben, Gfrœrer, par-
tagent en le modifiant un peu, le sentiment du P. Zaccaria. Les
Ballérini, moins tranchés, confirment pourtant cette opinion
par les raisons suivantes : « Nous savons par Hincmar que la
collection est partie de Mayence et que, de là, les exemplaires
se sont disséminés dans les Gaules. Quoique Hincmar se trompe
en présumant que saint Isidore en est l'auteur, il est confirmé,
par le témoignage même de Benoît, à dire qu'elle a été vulga-
risée par Mayence. A ce fait s'ajoute un argument qui nous
paraît très-fort. L'imposteur a introduit, dans sa collection, la
collection espagnole, mais il l'a empruntée à des manuscrits
gaulois (les Ballérini le prouvent par la collation 'des manu-
scrits)... N'est-ce pas la preuve que l'auteur a formé sa collec-
tion, non en Espagne, mais dans les Gaules, où se trouvaient
ces sortes de manuscrits. Qui donc, après tant et de si mani-
festes indices, pourrait douter que l'auteur ne soit un Franc ou
un Gallo-Germain \ » Sur quoi le P. Bouix fait cette réflexion :
« C'est donc la France qui, pendant trois siècles, a tant déclamé
contre le Saint-Siège, à propos des fausses Décrétâtes, c'est elle
qui doit s'attribuer l'auteur de cette imposture ^ »
Voici comment le P. Zaccaria raisonne son affaire : «A l'époque
où Riculf occupait le siège de Mayence, les frères de saint
Euloge, l'illustre martyr de Cor doue, arrivèrent à Mayence
fuyant leur pays natal, pour se soustraire à la persécution des
Sarrasins. Benoît s'imagina qu'il lui serait aisé de persuader au
monde que ces Espagnols avaient apporté, à cette occasion,
cette compilation à Riculf. Et certes, il disait vrai en partie.
Comme l'ont observé plusieurs savants, notamment les Ballé-
rini, la partie du recueil d'Isidore qui contient les canons des
conciles, nous présente la version usitée dans les anciennes
collections^ reçues en Espagne. 11 pourrait donc se faire que
les frères de saint Euloge eussent donné, à Riculf, un exem-
plaire de ce recueil. Or, ce fut précisément de là que Benoît
prit occasion de supposer que tout son recueil était venu d'Es-
< Ballérini, De anliq. collect. can., part. III, cap. vi, §4; Zaccaria, Aniiféh,,
diss. III, c. III. — « Boulx, Tractatus de principiis Juris canonici, p. 422.
128 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
pagne et d'attribuer à saint Isidore, qu'il croyait peut-être l'au-
teur de la collection hispanique, la partie de Décrétales fausses
qu'il eut la hardiesse d'y ajouter. Personne d'ailleurs dans ces
contrées n'était en état de le démentir ; car Riculf était mort,
et Astolphe, son successeur, était mort aussi. 11 prit ses mesures
en conséquence pour qu'Otgaire, le successeur d'Astolphe, eut
la gloire d'avoir découvert, dans les papiers de Riculf, d'aussi
importantes pièces. L'édition des capitulaires aura naturelle
ment éveillé la curiosité et fait croître le désir de connaître les
lettres décrétales qui s'y trouvaient citées. Benoît donc, l'année
suivante, se mit en mesure de publier son prétendu recueil de
saint Isidore, venu d'Espagne par la grâce de Dieu et parvenu
heureusement entre les mains de Riculf. Mais il voyait bien
que tout le monde ne serait pas également disposé à recevoir
cette marchandise comme de bon aloi. Que fit-il donc? Il pu-
blia, sous le nom du pape Adrien I", et comme adressé par ce
pape à Angilram, évêque de Metz, quatre-vingts capitules, dans
lesquels il avait introduit de nouveau plusieurs pièces détachées
de ces fausses Décrétales. Quelques-uns, trompés par le titre
donné à ces capitules, ont cru qu'ils étaient l'ouvrage d' Angil-
ram, qui les aurait donnés sous le nom du pape Adrien ; mais
leur véritable titre est celui que leur ont donné les frères Ballé-
rini, d'après l'exemplaire du Vatican, et qui leur est confirmé
par Hincmar. Cependant le monde, une fois persuadé par cette
première supercherie que ces capitules avaient été donnés par
Adrien à Angilram, se trouva tout disposé à donner dans cette
autre erreur, ; bien plus grave, de croire à l'authenticité des
Décrétales d'Isidore, puisqu'il paraissait, par ces capitules, qu'il
s'en trouvait des exemplaires dans les archives du Saint-Siège.
Baluze, P. de Marca et Fébronius n'ont soupçonné là aucune
fraude, et Fébronius en fixe l'époque à 785. Mais David, dans
son célèbre ouvrage Des Jugements canoniques des évêques,
où il se propose de réfuter la Concorde du sacerdoce et de l'Em-
pire, a su démontrer le premier que les capitules d'Adrien et
les Décrétales d'Isidore étaient l'ouvrage de la même main. Les
raisons puissantes qu'il a fait valoir ont fait adopter son opi-
CHAPITRE III. 129
hion à d'autres savants, tels que Bartoli, évêque de Feltre, et
les deux Ballérini, bien qu'ils s'abstiennent de le nommer. Les
Ballérini font, de plus, voir que les capitules ont été publiés
plus tard que les Décrétâtes. Tout cela m'a déterminé à adopter
le système que je viens de proposer en ce qui concerne Benoît
et ses impostures. Et ce qui m'y confirme, c'est qu'on trouve
des exemplaires de la collection d'Isidore où les capitules
d'Adrien, dont nous venons de parler, sont insérés à la suite
des Décrétâtes du pape Grégoire le Jeune, tandis que dans
l'exemplaire n° 630 du Vatican, qui représente une des an-
ciennes éditions d'Isidore, ils se trouvent rejetés, parmi diverses
pièces additionnelles, à la fin de l'ouvrage : preuve de la
croyance où l'on était qu'ils appartenaient au même auteur,
qui les aura publiés après avoir donné la première édition des
Décrétâtes, bien que le faux titre qu'il leur donne les fasse sup-
poser antérieures ^ »
La conjecture joue, dans ces allégations, un grand rôle.
Edouard Dumont repousse cette conclusion , au moins pour
ce qui concerne Benoît. « On aurait bonne envie, dit-il, de
rendre responsable de la prétendue collection pseudo-isido-
rienne le lévite ou diacre Bénédict, vulgairement Benoît, qui a
publié vers 845 ou 850 l'ensemble des capitulaires, en complétant
la publication d'Anségise à l'aide de matériaux pris de divers
côtés et principalement, comme le dit sa préface, dans les ma-
nuscrits rassemblés aux archives de la cathédrale de Mayence
par les deux archevêques Riculf et Otgaire ; ce fut sur l'invita-
tion de celui-ci qu'il entreprit son travail \ Et comme à la con-
frontation des deux compilations, décr étales et capitulaireSy on
a trouvé une quantité de textes semblables, on a pensé que les
deux compilations sortaient de la même main ; on n'ose pour-
tant l'affirmer, et la conjecture n'a d'autre raison que cette
conformité de textes. Il est aisé de comprendre que Bénédict
ait jugé inutile de mentionner un travail déjà connu; mais si
on ne le connaissait pas encore et s'il le préparait , pourquoi
^ Antifébronius, dissert, m, ch. m. — * Anségise avait publié quatre
livres de capitulaires ; Bénédict, nous Pavons dit, en publia trois autres.
IV. 9
i30 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
aurait-il répété tant de passages de deux côtés en même temps?
Pourquoi aurait-il gardé l'anonyme sur l'une des deux compi-
lationS;, dont il pouvait également se faire honneur, les esti-
mant évidemment aussi utiles l'une que l'autre? Noël-
Alexandre, Baluze, Marca, Mabillon retardent l'apparition de la
compilation pseudo-isidorienne jusque vers la fin du règne de
Charles le Chauve ; quelques-uns des plus avisés, comme Fé-
bronius, en remontent au contraire la fabrication à 744 et la
placent à Rome. »
IV. Comment ont été fabriquées les fausses Décrétales ?
Avant le pseudo-Isidore, on avait réuni des collections de
canons : le pseudo-Isidore se servit de ces anciennes collections
pour insérer dans la sienne des actes authentiques, puis il
joignit à ces actes les pièces fausses qu'il avait inventées. En
recueillant les Décrétales des Papes , ce faussaire avait-il com-
pris, dans sa collection, les anciens conciles? Oui, les conciles
ont été compris dans la collection, et si beaucoup de manuscrits
ne les contiennent pas , c'est qu'on avait négligé de les trans-
crire, les possédant par ailleurs. La transcription des livres par
la plume ne comportait pas, comme aujourd'hui, des exem-
plaires multipliés d'après le même type ; le transcripteur pre-
nait ce qu'il lui fallait et ne se chargeait pas d'un travail
inutile. D'après la collation des manuscrits complets , la collec-
tion se trouvait divisée en trois parties : la première, formée
des décrétales des Papes jusqu'à la donation de Constantin; la
seconde, comprenant les conciles depuis Nicée jusqu'au second
concile de Séville ; la troisième reprenant les décrétales des
Papes depuis saint Sylvestre jusqu'à saint Grégoire le Grand.
Le pseudo-Isidore cite un nombre prodigieux d'auteurs, et
l'on serait effrayé du travail exigé par cette compilation, si l'on
n'avait la certitude que ces citations ont été prises dans les
collections précédentes, comme la collection espagnole, la col-
lection de Denys le Petit et du pape Adrien , dans le texte des
conciles, comme ceux d'Aix et de Paris. De savants auteurs,
depuis Blondel,en 1628, jusqu'à Knust, en 1832 et 1836, et Den-
zinger, en 1853, ont examiné les sources des fausses Décrétales :
CHAPITRE m. i3i
Hinschius résume et complète les travaux de ses devanciers. Sa
démonstration se ramène à ce point capital, déjà en partie mis
en lumière par les frères Ballérini et par Knust, à savoir que la
principale source où le pseudo-Isidore a puisé est la collection
du diacre Benoît, Benedictus levita, antérieure, ainsi que les
Capitula d'Angilram, à la publication des fausses Décrétâtes.
Hinschius montre en effet que le pseudo-Isidore a conservé les
altérations déjà introduites dans les textes par Benoît, et les
exemples qu'il produit sont décisifs. Quant aux Capitula pu-
bliés sous le nom d'Angilram, et donnés , dit-on , à cet évêque
par le pape Adrien, ils sont joints, dans quarante-un manu-
scrits, à la collection du pseudo-Isidore. Sont-ils sincères,
. comme l'ont cru Eichhorn et Antoine Theiner ? Sont-ils apo-
cryphes, comme l'ont jugé Ballérini, Philipps et Walter? La
question a été longtemps discutée, mais Hinschius apporte, en
faveur de ce dernier sentiment, les preuves les plus fortes. Les
Capitula sont faux ; ils n'ont pas été tirés des décrétâtes , quoi
qu'en dise Rettberg; ils sont antérieurs à la collection du
pseudo-Isidore, qui y a fait des emprunts; quel qu'ait été
Angilram, cet auteur s'est évidemment servi de la collection de
Benoît ; il a fait son ouvrage après l'achèvement de la collec-
tion de Benoît et avant la publication des fausses ûécrétales,
ou du moins en même temps. Hinschius va plus loin. J'affir-
merais, dit-il, que l'auteur des deux compilations est le pseudo-
Isidore, quoique je ne puisse en apporter de preuves. Cette
opinion est très-probable, car si l'on fait attention que le
pseudo-Isidore et l'auteur des Capitula ont écrit d'après les
mêmes sources, ont traité les mêmes sujets et ont été préoc
cupés des mêmes pensées, on arrive avec Hinschius à la con-
clusion que ces trois œuvres, la quatrième addition faite à la
collection de Benoît^ les Capitula d'Angilram et les fausses
Décrétales, se lient tellement entre elles qu'il faut leur attribuer
le même auteur ^
A quelle époque ont été fabriquées les fausses Décrétales?
^ Revue des questions historiques, t-ll^r, p. 598, .article de M. Henri de
Lépinois, sur les décrétales de Paul Hinschius.
i32 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
« D'abord, dit le P. Zaccaria, parmi les Décr étales de la col-
lection d'Isidore, il s'en trouve quelques-unes d'Urbain 1" et de
Jean III, où ont été insérées mot à mot certaines sentences du
concile de Paris en 829. Blondel a observé, en outre^ que l'au-
teur de ce recueil a emprunté çà et là des formules et des
pbrases de la lettre de Jonas d'Orléans à Charles le Chauve;
donc, puisque Charles le Chauve n'est monté sur le trône qu'en
839, le recueil n'a pas pu être composé avant cette dernière
année. Ce fut en 8il que Raban dédia son pénitentiel à Otgaire,
évêque de Mayence, et il n'y a rien dans ce pénitentiel qui fasse
la moindre allusion à la collection d'Isidore. Cela nous donne
un juste sujet de croire que cette collection n'était pas encore
publiée, car si elle l'eût été, il semble que Raban en eût fait
usage. Donc ce recueil ne saurait être antérieur au pénitentiel
de Raban. D'un autre côté, nous avons vu le dessein que forma
Benoît, en 845, de préparer les esprits, par le recueil des capi-
tulaires, à recevoir sa compilation des canons , et il n'a dû faire
paraître cette compilation que sous l'épiscopatd'Otgaire, prélat
qui lui était favorable ; donc, puisque Otgaire est mort en 848,
il paraît fort vraisemblable que l'époque de la publication en
question doit être fixée à l'an 846. En tout cela, nous avons rai-
sonné sur de solides fondements. »
Le raisonnement d'Hinschius, qui repose sur des observations
différentes, aboutit aux mêmes conclusions. D'après lui, puisque
les Décrétâtes ont été puisées dans la collection du diacre Be-
noît, il convient, pour poser une première limite dans la vie
intellectuelle du pseudo-Isidore, de fixer le temps où Benoît a
écrit. Les auteurs varient entre 842 et 847. Hinschius croit
pouvoir affirmer que Benoît a fini son œuvre après le 21 avril
847, date de la mort d'Otgaire, évêque de Mayence, sur l'ordre
duquel il l'avait commencé : Antiario quem tune Moguntia
summum pontificem tenuit prsecipieute. Ce verbe au passé, ce
tune, indiquent assez qu'Otgaire était mort lorsque Benoît
écrivait. Les Décrétâtes tirées de la collection de Benoît n'ont
donc pu être compilées avant cette époque , et , en effet, on ne
les trouve alors citées nulle part. Des auteurs , comme Weis-
CIîAPITRK m. 133
sœcker, en 1859, ont , il est vrai, cherché à établir que les Dé-
crétales ont été faites entre 830 et 840 ; mais évidemment,
comme le dit Hinschius, contrairement à Theiner, Eichhorn et
Wasserschleben, le concile d'Aix-la-Chapelle , tenu en 836, ne
connaissait pas ces Décrétales, qui ont été invoquées pour la
première fois en 853. Ainsi elles ont été faites entre le 21 avril
847 et l'an 853, vraisemblablement vers 851 et 852.
Ces hésitations, dit à son tour Edouard Dumont, viennent de
deux synodes, de Paris, 829, et d'Aix-la-Chapelle, 836, où l'on
croit apercevoir deux emprunts faits, par alliision seulement,
aux fausses Décrétales, qui sont formellement citées, pour la
première fois, au synode de Quiercy-sur-Oise , 857. Mais com-
ment cela prouverait-il l'existence d'une seconde collection ? Il
y a plus qu'une allusion dans le synode d'Aix-la-Chapelle ; on
n'y allègue que la tradition apostolique et les Décrétales. Or, on
avait déjà plusieurs textes, qui réservaient aux évêques de
bénir le saint-chrême ; mais avant la collection isidorienne, on
n'en avait qu'un seul concernant le moment de cette consécra-
tion ; c'est une décrétale du pape Zacharie qui en rappelle la
pratique comme généralement gardée ; le texte plus explicite
de l'épître attribuée au pape saint Fabien ne permet pas de
douter que le synode d'iVix-la-Chapelle n'y ait pris son règle-
ment. Un peu plus tard, le synode de Quiercy-sur-Oise, 857, in-
voquait l'autorité de saint Anaclet, saint Urbain et saint Lucien ;
la lettre synodale, qui nous en est parvenue, écrite vraisembla-
blement par Hincmar, s'adresse à tous les comtes et évêques du
royaume, ce qui prouve combien les nouveaux documents
étaient déjà répandus. Enfin, quelques années après, le même
Hincmar indiquait assez clairement non l'année, mais l'époque
certaine d'une pubUcation qui, s'efFectuant de proche en proche
au moyen de la copie, ne pouvait avoir une date précise; c'est
lui qui nou& apprend que le nouveau recueil, communiqué
avec zèle par Riculf, était déjà vulgaire sous Louis le Pieux.
On étudiait ces antiques décrétales avant 830 ; on en savait les
préceptes et les décisions, en sorte que la première mention
qui s'en faisait aux conciles de Quiercy, d'Aix-la-Chapelle, et
434 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
peut-être de Paris, n'arrivait nullement comme inconnue, et
qu'il ne semblait pas plus nécessaire de citer le recueil d'Isidore,
pour les décrétales antiques, qu'on ne citait la collection de
Denys le Petit pour les décrétales postérieures ; autrement
cette apparition solennelle , au moins à Quiercy, eut excité la
curiosité et provoqué des interpellations et des réponses.
Ces différentes opinions font, croyons-nous, suffisamment
connaître la date des fausses Décrétales.
Le nom d'Isidore, mis en tête de l'œuvre, prévenait en sa
faveur, mais l'obligeait de répondre à une telle réputation. Une
préface avertit que ce recueil a été entrepris à la demande de
quatre-vingts évêques; que les divers textes des conciles grecs
ont été comparés attentivement ; que les canons des apôtres,
quoique réputés apocryphes par quelques-uns, sont mis en
tête des conciles, parce qu'on les reçoit généralement sur la
confirmation synodale. Ensuite, le compilateur a inséré les
décrets des hommes apostoliques, ou épîtres des Papes, depuis
saint Clément jusqu'à saint Sylvestre ; puis le concile de Nicée
et les autres, et enfin les épîtres des Papes suivants jusqu'à
saint Grégoire ; il note l'autorité incontestable du Siège aposto-
lique, et termine en appelant l'attention sur un fait très-négligé
et presque oublié, savoir qu'on était bien loin de compte avec
les vingt canons du concile de Nicée, qui en avait promulgué
bien davantage ; de quoi il donne trois preuves précises et très-
suffisantes pour ne pas en donner d'autres et ne pas étendre
démesurément un avant-propos.
Il ne faut pas croire, au reste, que le recueil, aussi falsifié
qu'on le prétend, ait pu se faire accueillir sans hésitation. Les
hommes de cette époque n'étaient point d'ineptes barbares;
c'était la génération savante formée par Charlemagne. Les
hommes du commun étaient peu instruits; mais le clergé,
l'aristocratie montraient du. savoir, un sens cultivé et com-
prenaient le latin des lettres pontificales mieux que nos in-
trépides de la presse quotidienne ou mensuelle. Les évêques
des deux conciles de Paris et d'Aix-la-Chapelle, par exemple,
outre les Ecritures et les conciles, qu'ils possédaient à fond,
CHAPITRE III. 13o
citent les épîtres de saint Léon, de saint Gélase, de saint Sym-
maque, de saint Grégoire I", les écrits de saint Cyprien,
d'Origène, d'Hégésippe, de saint Jérôme, de saint Prosper,
de saint Fulgence, de saint Augustin, de Cassiodore, de saint
Isidore et du Vénérable Bède.
Il suffit, au reste, de les nommer. Ce n'étaient certainement
pas des hommes de médiocre conception qu'un Agobard , un
Wala, un Prudentius de Troyes, qui écrivait un traité de la
prédestination, un Amolon, archevêque de Lyon, habile en
hébreu ; un Raban-Maur, qui avait fait du monastère de Fuldo
une célèbre école ; un Ratram, un Paschase Ratbert, tous deux
moines de Corbie, autre asile de science ; un Hilduin, abbé de
saint Denys; un Loup de Ferrières, un Florus, diacre, un
Hincmar de Reims, pour ne nommer que les plus apparents,
sans compter Scot-Erigène et l'hérétique Goteskalk, deux
hbres-penseurs, qui ont précédé de loin les nôtres avec autant
de subtilité. La collection isidorienne ne pouvait se présenter
dans un pareil monde sans une vraisemblance très-valable
d'exactitude. On ne l'a pas reçue à l'aventure, sans réflexion.
A la conformité objectée du style et aux autres défauts, Binius
et le P. Torrez répondent que, sur les mêmes sujets, les
mêmes préceptes, les mêmes réflexions, les expressions doivent
naturellement se ressembler ; si certaines épîtres de la nouvelle
collection contiennent plusieurs passages identiques, cela
se rencontre aussi dans les décrétales authentiques. Si la
Vulgate, corrigée par saint Jérôme, n'y est pas suivie, c'est
que pendant longtemps on ne la connut pas en Afrique, non
plus que le concile de Sardique. Quant aux erreurs chrono-
logiques, les fastes consulaires étaient alors fort embrouillées,
et, aujourd'hui encore, toutes les erreurs n'ont pas disparu.
Dans une compilation de documents épars, quelquefois sans
nom d'auteur et formée de passages qui avaient entre eux
quelques rapports, où les copistes ne savaient pas toujours
distinguer le texte des annotations et des commentaires des
premiers collecteurs, quoi d'étonnant qu'il se soit glissé beau-
coup de méprises, qu'en transcrivant on ait substitué les mots
130 HISTOIRE 1»]' LA PAPAUTÉ.
en usage aux mots tombés en désuétude. En France, on était
d'ailleurs peu disposé à la duperie; s'il y avait des faussaires,
on savait se mettre en garde contre eux; témoin ce Ragenfred,
diacre de Reims, secrétaire de la chancellerie royale, qui fut
accusé par Charles le Chauve de fabriquer de faux diplômes,
et qu'un synode provincial obligeait à satisfaction. Plus tard,
la diète de Tribur prit une décision très-précise contre ceux
qui présentaient de fausses lettres pontificales comme venant
de Rome.
La critique moderne, quelle que soit sa capacité scientifique,
a trop donné dans les erreurs de la Renaissance, de la Réforme
et du Césarisme, pour qu'on se fie à ses avis, et elle a mauvaise
grâce de reprocher à nos aïeux leurs erreurs, puisqu'elle
s'est donnée elle-même de plus graves torts, même sur les
fausses Décrétales.
Y. Mais enfin, dans quel but, a travaillé le pseudo-Isidore?
Le faussaire a-t-il compilé sa collection pour présenter un
tableau complet de la discipline ecclésiastique ? Ou bien s'est-il
simplement proposé de soutenir les partisans de Lothaire,
d'augmenter les pouvoirs des évêques, des métropolitains et
des conciles provinciaux, ou, plus simplement encore, de
donner le primatiat à l'Eglise de Reims ?
L'érudition d'outre-Rhin s'est occupée de cette question,
comme d'un sujet de critique historique, et elle l'étudié encore
avec la confiance du protestantisme, qui a son avis sur toutes
choses. Généralement les protestants ne supposent, aux chefs
de l'Eglise, que des sentiments tout humains, dans une situa-
tion tout humaine, où des difficultés variables, incessantes
exigent une certaine adresse dont la vertu même ne saurait
se passer. La décision supérieure qui leur appartient, touchant
le dogme et la discipline, contraindrait absolument les Papes,
engagés dans ce rôle périlleux, à tout subordonner, sous peine
de déchoir, à l'accroissement de leur puissance. Cette hy-
pothèse hérétique a été imaginée pour frapper l'Eglise au
cœur par le décri de ses Pontifes. On ne pensera certainement
pas que des protestants n'y aient pas songé à propos des
CHAPITRE III. 13"/
fausses Décr étales, et qu'ils se soient fait scrupule, en si belle
occasion, d'exploiter un thème si commode. Eichhorn, en effet,
dans un écrit sur la science du Droit ecclésiastique, veut que
les fausses Décrétales soient venues de Rome au huitième
siècle, et qu'elles aient été remaniées et augmentées en France
au neuvième par un ecclésiastique français, qui serait indubita-
blement le vrai compilateur.
Or, dit Edouard Dumont, une première objection, proba-
blement inattendue, contre l'intention secrète attribuée pour
certaine au pseudo-Isidore, c'est que la plupart des écrivains
allemands, qui se sont mis à cette étude, n'imputent aux Papes
ni la pensée ni l'exécution de l'œuvre, quoique plusieurs y
voient un dessein prémédité de rattacher immédiatement l'épis-
copat au Saint-Siège, en abaissant les synodes et les métro-
politains, et de rendre ainsi, par l'introduction d'un droit
nouveau, l'Eglise en France indépendante de l'Etat : ce qui
est plus facile à dire qu'à expliquer et à prouver. D'autres
conjectures, que le pseudo-Isidore a voulu, à l'aide d'une
feinte antiquité, fixer la constitution de l'Eglise, composer un
corps de coutumes, une sorte de code, qui lui manquait, et
en fonder la perpétuité sur une autorité spirituelle, qui devait
primer le gouvernement séculier, système moiyis nouveau
dans ses effets que dans son principe. Peut-être, selon un autre
avis encore, la fameuse compilation avait simplement pour
objet de protéger le clergé contre l'Etat et les laïques, et de
garantir particulièrement les intérêts de l'archevêque de
Mayence, conjecture d'une finesse assez plaisante. Il s'en ren-
contre même qui nient un but déterminé là où le contenu est
si divers, quoiqu'on n'y puisse méconnaître un zèle toujours
présent pour la haute primauté de Rome.
De son côté, Gieseler croit apercevoir à cette époque des
privilèges nouveaux, concédés depuis longtemps aux évêques
par les rois caiiovingiens, pour obtenir l'appui de l'Eglise
contre les ennemis du dehors et les prétentions des grands;
et il oublie qu'il vient d'assigner au travail des fausses Décré-
tâtes, deux ou trois pages plus haut, le but d'empêcher Top-
i38 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
pression du clergé, exposé au découragement et à la corruption
parmi les querelles et les violences des rois. De la sorte, un
nouveau droit ecclésiastique soutenant la dignité épiscopale et
restreignant, sous la surveillance supérieure des primats,
instruments du Pape, les prérogatives des métropolitains sou-
vent trop dépendants du pouvoir séculier, aurait achevé la
constitution de l'Eglise, appuyée fixement sur le Siège rehaussé
de Rome, qui avait déjà son existence propre; et tout cela par
la faiblesse oppressive de ces princes, qui cherchaient un se-
cours dans le sacerdoce. Comprenne qui pourra.
De ces divergences et de cette battologie contradictoire, il ne
résulte que deux conclusions assez claires : 1° que chacun
trouvant son système dans les fausses Décrétales, le pseudo-
Isidore n'avait lui-même ni système, ni but secret, ni artifice ;
2° que les Papes n'y furent pour rien ; ce que tous ces érudits
avouent volontiers.
Wasserschleben, résumant les recherches de ses devanciers,
sauf Gieseler, qu'il ne paraît pas connaître, va jusqu'à rudoyer
Theiner, l'un d'eux, le plus déterminé à soutenir que la collec-
tion était une entreprise romaine. Ainsi les hérétiques montrent
aujourd'hui plus de justice et de bienveillance envers les Sou-
verains-Pontifes que certains catholiques et théologiens des
temps passés et d'aujourd'hui même, tristes héritiers des Talon
et des Harlay, des Ripert, des Camus et des Montazet^ que le
nom seul de Rome effarouche, que le pouvoir de saint Gré-
goire YII met en ébullition de prudence, tout prêts, qui vou-
drait les en croire, à faire décréter d'illégale sa canonisation,
et son panégyrique de séditieux. *
Le dernier critique prouve assez bien que les autres n'ont
rien prouvé ; que les évoques n'auraient pas besoin des leçons
du Saint-Siège pour comprendre l'incompétence de la justice
séculière aux affaires ecclésiastiques et la nécessité de leur in-
dépendance au regard de l'Etat ; que si la collection eût été
composée dans l'intérêt de Rome, on n'y eût pas si expressé-
ment plaidé leur dignité, leurs droits, les devoirs du Saint-
Siège envers eux, et qu'avec l'institution ajoutée des primats,
CHAPITRE m. 439
raffaiblissement des métropolitains ne favorisait nullement un
rapprochement plus étroit entre Tépiscopat et le Saint-Siège.
Mais il ne se trompe pas moins, pour sa part, ici même : 1° en
attribuant seulement au Saint-Siège, dans les causes majeures,
c'est-à-dire épiscopales, le droit de protection, non le châti-
ment; 2'' en datant de cette époque, par insinuation, l'institu-
tion des primats, que les apôtres avaient ajoutée déjà dans
Antiocheet Alexandrie.
Wasserschleben, imbu des mêmes préjugés que ses prédé-
cesseurs, suit le même procédé. Pour sortir de leurs incerti-
tudes trop évidentes et se frayer une route sûre à travers leurs
sj^stèmes, il a le sien tracé aussi d'avance. La véritable voie,
qu'il aperçoit par hasard, à force de les contredire, échappe à
son attention préoccupée, et il va de méprise en méprise, sans
se douter qu'il se contredit lui-même tout autant. Son système
est que les fausses Déc?'étales tendaient uniquement à dégager
les évêques de la domination séculière, par l'union immédiate
à Rome ; que cette union d'ailleurs n'était pas sérieuse, et ne
leur offrait qu'un expédient de circonstance. Le succès obtenu,
leurs privilèges assurés, ils prétendaient faire un corps à part,
traiter également avec la royauté et la Papauté et garder la
direction des affaires, en sorte que la protection demandée au
Saint-Siège ne lui aurait concédé qu'une suprématie passa-
gère, sans conséquence pour l'avenir. Le secret du pseudo-
Isidore ainsi deviné, rien de plus aisé que d'y appliquer les
événements avec un peu de bonne volonté et un triage de sou-
venirs historiques.
On doit d'abord noter une preuve intrinsèque mi-partie d'éru-
dition et de statistique, c'est que, sur quatre-vingt-dix épîtres
Décrétales, soixante-dix sont remplies des droits épiscopaux,
le reste ne roulant que sur des propositions dogmatiques, et
morales ; à quoi personne n'avait encore pris garde. Les évé-
nements doivent achever la démonstration, puisqu'on y voit,
qui sait y voir, les intrigues du haut clergé pour se rendre
maître du gouvernement et en même temps sa disposition
récalcitrante envers le Saint-Siège, auquel il parut se rallier
ensuite, quand le moment vint de publier les fausses Décrétalcs
et d'en réaliser le plan. Qui ne sait, en effet, qu'il y avait un
nombre considérable d'éveques et d'abbés tombés en disgrâce
au début du règne de Louis le Débonnaire? Ces ambitieux, en
grande réputation d'habileté et de vertu sous Charlemagne, qui
ne se connaissait guère en hommes, il faut le croire, non plus
qu'au commandement, voulurent reconquérir leur importance
perdue ; ils formèrent le parti des princes ou plutôt de l'aîné,
Lothaire :
Toutes gens d'esprit scélérat,
gens à tout oser, complots, falsifications, violences. Falsifier
est le moindre péché dont ils fussent capables , une peccadille
pour de tels hommes. Yoilà donc tout trouvés les inventeurs
des fausses Décrétâtes. Artifice conçu , conduit avec une pré-
voyance et une dissimulation telle que, pendant les premiers
essais de l'œuvre, lorsqu'ils méditaient déjà d'entraîner un Pape
de leur côté en l'appelant comme médiateur entre les fils et le
père, pour couvrir leurs attentats de l'autorité apostolique, sous
couleur de conciliation , ils ne négUgeaient aucune occasion de
choquer le Saint-Siège.
Le système du professeur de Breslau repose sur cette pro-
fonde combinaison, mais la combinaison n'a pas le moindre
fondement ^
Dumont chevauche ainsi plusieurs pages durant, démolissant
les raisons d'être religieuses ou politiques que l'érudition as-
signe aux fausses Décrétales. D'après cet érudit, la question
serait beaucoup plus simple , et ces bons Allemands se creuse-
raient la tête pour élucider un problème qui n'existe pas. Pour-
tant il est probable que le pseudo-Isidore ne compilait pas
pour ne rien dire un volume in-quarto. Après Rocstel, Paul
Hinschius ne croit pas vraisemblable qu'on ait fabriqué tant de
décrétales pour un seul point, et moins encore sans motif. Si le
pseudo-Isidore n'avait eu qu'une pensée, il n'aurait pas entre-
pris une compilation si considérable, risquant de ne l'achever
qu'après la conclusion de l'affaire. Oui, dit Hinschius , le
< Cf. J\evue des quest. hisl., t. I", p. M3.
I
I
CHAPITRE lit. Hi
pseudo-Isidore a été inspiré par une pensée plus haute. Ce
n'est point pour arriver à un but spécial , mais pour remédier
à une situation générale, que la fraude a été faite. Il y avait
alors à restaurer l'état ecclésiastique bouleversé par les guerres
civiles qui signalèrent le règne de Louis le Débonnaire et de
ses fils. Ce que les synodes de Paris, en 828, d'Aix-la-Chapelle
en 836, de Meaux, en 845, de Paris, en 846, n'avaient pu faire;
ce que les constitutions de Worms et le Libellus, joint au synode
d'Aix-la-Chapelle, avaient appuyé par les textes des saints
Pères, le pseudo-Isidore a voulu l'essayer en invoquant la plus
haute autorité de l'Eglise, celle des Papes, surtout des Papes
des premiers temps de l'Eglise. Hinschius développe son opi-
nion avec une grande érudition et une connaissance profonde
des malheurs de cette époque. Le pseudo-Isidore voyait, dit-il,
les blessures de l'Eglise gallicane ; il voyait les efforts jusque-
là inutiles de Louis le Pieux et des évêques; il savait combien
leur zèle était demeuré impuissant par la faute des grands sur-
tout; c'est pourquoi il inventa des statuts pour enlever les
causes de troubles qui bouleversaient l'Eglise , espérant peut-
être que si les décrétâtes qui montraient les anciennes lois ob-»
servées étaient reçues, l'Eglise serait réformée.
Pour attester la vérité de ce dessein, il n'y a, dit Hinschius,
qu'à comparer les décrets du pseudo-Isidore avec ceux des
conciles de France et la discipline alors en vigueur. On verrait
pourquoi le pseudo-Isidore s'occupa surtout de certains points
et en négligea d'autres. Ce qu'on lit dans le pseudo-Isidore
touchant la puissance ecclésiastique et laïque , la prééminence
des clercs, se trouve dans les statuts du synode de Paris et de
trois autres, convoqués d'après les conseils de l'abbé Wala et
des évéques qui auraient voulu sauver l'unité de l'empire. Mais
l'empire ne fut.pas plus sauvé que l'Eglise ne fut réformée ; les
ruines allèrent s'accumulant. Après que les canons du concile
de Meaux, en 845, eurent été rejetés par les grands réunis à
Epernay, il parut nécessaire d'augmenter la dignité sacerdo-
tale, et, comme l'autorité des évoques était en ces temps dimi-
nuée par des accusations multipliées , que des évêques avaient
14^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
été expulsés de leurs sièges, le pseudo-Isidore et, avant lui,
Benoît, se sont efforcés de présenter les règles propres, selon
eux, à protéger les ministres de l'Eglise. Il le fallait d'autant
plus que le droit canon usité en France ne fixait pas sur ce
point, d'une manière satisfaisante, la procédure ecclésiastique.
Au lieu des synodes convoqués par le roi pour juger les évêques,
les collections ont revendiqué pour eux un autre juge plus
haut placé, plus étranger aux partis, dès lors plus indépendant :
le Pape. En déclarant qu'aucun évêque ne pouvait être con-
damné ni déposé que par le Pape, on rendait les accusations
plus difficiles, et dès lors on pouvait espérer rendre la paix à
l'Eglise en France.
Sous le rapport de la discipline ecclésiastique, le pseudo-
Isidore diminuait le droit des métropolitains pour relever les
primats, et s'il cherchait à rattacher les évêques à leurs dio-
cèses, c'est qu'il voyait les évêchés trop souvent abandonnés ,
livrés aux chorévêques, spoliés par les clercs et les laïques.
Enfin, en recommandant de conserver intacts les biens ecclé-
siastiques, il indiquait quel était, en ces temps malheureux, le
grand mal à déplorer et à empêcher.
Le pseudo-Isidore a rappelé pour le dogme les principes fon-
damentaux, mais il s'est tu sur la controverse au sujet de la
prédestination, agitée alors en France. Il a emprunté, pour les
questions de liturgie, au Liber pontificalis et aux conciles de ce
temps. En parlant de la disciphne, il ne dit rien de la vie mo-
nastique, de la collation des bénéfices ecclésiastiques, de la
simonie, des dîmes, pensant sans doute qu'il y avait sur d'autres
points de plus grands abus.
Voilà l'œuvre du pseudo-Isidore, telle que Hinschius l'a étu-
diée, l'a comprise et interprétée. Les fausses Décrétâtes ont
innové sur un point de discipline : le jugement des évêques,
mais la nécessité le commandait. D'ailleurs tout le monde était
disposé à croire ce qu'elles ont affirmé, même lorsqu'elles ont
inventé ; on les a crues vraies, parce qu'elles étaient vraisem-
blables, et c'est la raison même de leur fortune. Il n'y a rien de
plus. Dire, avec Charles de Noorden, que les fausses Décrétâtes
HAPITRE III. 143
avaient pour but de faire prévaloir le droit ecclésiastique sur
toutes les lois séculières ; avec Henri Martin, qu'elles furent pu-
bliées pour donner aux prétentions papales un point d'appui
dans l'antiquité chrétienne, ou, comme on le dit d'ordinaire,
qu'elles ont fondé la monarchie spirituelle des Papes, c'est ne
rien dire de précis, d'exact, de rationnel.
VI. Maintenant en quel pays les fausses Décrétales ont-elles
été faites ? Nous avons déjà donné sur cette question la ré-
ponse de la science. Mais parce que des auteurs, notamment
Ant. Theiner et Eichhorn, disent que les Décrétales furent fabri-
quées à Rome, par des Romains, pour exalter le pouvoir ponti-
fical et caresser l'ambition des Papes, nous donnons d'abord la
réponse de Paul Hinschius.
Sur quoi se fonde l'opinion qui donne aux fausses Décrétales
Rome pour patrie? P Sur le fait faux des capitula compilés à
Rome et donnés par Adrien I" à Angilram ; 2° sur le fait faux que
le Liher^ pontificalis n'a pas été connu au neuvième siècle hors
de l'Italie. Or, il est prouvé que les capitula sont l'œuvre d'un
faussaire (liée avec la fraude du pseudo-Isidore), et que le Liber
'pontificalis est alors répandu en France et en Allemagne,
comme on le voit par les citations de Raban-Maur et d'Hinc-
mar. A rencontre de ces deux faits faux, voici deux faits au-
thentiques, qui ne permettent pas de soutenir l'opinion que les
Décrétales ont été fabriquées à Rome.
C'est d'abord que les premiers vestiges de ces Décrétales ne
se rencontrent pas dans les lettres des Papes, et ne se trouvent
pas en Italie: en 858 ou 859, le pape Nicolas I", écrivant à
Loup, abbé de Perrière, ne paraît pas connaître les nouvelles
Décrétales ; en 862, le même Pontife a recours aux Décrétales
antérieures. Mais en 865, Nicolas, écrivant aux évêques de
France au sujet de la déposition de Rotgard, évêque de
Soissons, sembfe, selon l'observation de Wasserschleben et
Richter, renvoyer à des Décrétales récemment publiées. Or, il
n'est pas invraisemblable, comme le dit très-bien Hinschius, que
ce Rotgard, évêque de Soissons, dont le Pape jugeait la cause,
ait apporté avec lui le nouveau recueil de France à Rome.
\AA HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Tandis que les Décrétales n'ont été connues à Rome qtie vers
la fm de 864, en France les clercs ordonnés par Ebbon in-
voquent leur autorité au concile de Soissons, en 853; en 857,
on les allègue à l'assemblée de Quiercy , et, depuis 859, Hincmar
les cite souvent. C'est au surplus une question jugée : tous les
savants sont d'accord aujourd'hui sur ce point, que les fausses
Décrétales ont été publiées dans la France occidentale. Mais
Hinschius en a mieux précisé les preuves, s'il est possible, et il
n'est pas sans intérêt de rappeler les principales. l°Le pseudo-
Isidore, pour suppléer à la collection espagnole, peu aupara-
vant introduite en France, s'est servi d'un manuscrit de cette
collection écrit en France. 2^ Le faussaire, pour montrer la
sincérité des capitula et de la quatrième édition, prend les noms
d'Erchembald, chancelier de Charlemagne, et de son archi-
chanceUer Angilram, évêque de Metz, deux personnages
francs. 3° Il a puisé dans les seules sources connues alors en
France, comme la collection de Benoît, les conciles de Meaux,
d'Aix-la-Chapelle, de Paris, etc; il s'est servi du Code théo-
dosien, et du Bréviaire d'Alaric ; pour l'Ecriture sainte, il a ordi-
nairement employé la version d'Alcuin, en la modifiant, bien
qu'en quelques endroits il ait emprunté celle de saint Jérôme.
4° Le style dénote un Français ; on y rencontre des locutions
usitées en France, des indications de dignités, de charges qui
n'appartiennent qu'à la France. Les Décrétales sont surtout
invoquées en France.
Mais en quelle partie de la France ? Après avoir indiqué le
diocèse de Mayence comme leur patrie, selon l'opinion de Ballé-
rini, de Knust, de Wasserschleben, de Gœck, on croit à présent û
que c'est plutôt dans le diocèse de Reims qu'elles ont vu le
jour, et cet avis de Weissœker, Charles de Noorden, etc., est
accepté et fortifié par Hinschius. En effet, en remarquant,
d'après le texte même de Benoît, que ce collecteur édita son
œuvre après la mort d'Otgaire, archevêque de Mayence, on a
détruit le principal argument allégué en faveur de la première
opinion. On a fait observer aussi que la lettre fausse sur la
condamnation des chorévéques, n'a pu être écrite à Mayence,
CHAPITRE m. 445
car les diocèses des bords du Rhin gardaient alors intact le
droit des chorévêqiies, tandis que, dans la France occidentale,
leurs droits avaient été diminués par le concile de Paris, en
829, et par celui de Meaux, en 845. Ainsi ces pièces, reprochées
si amèrement par les anciens gallicans aux ultramontains, ont
été, en partie du moins, fabriquées par' les gallicans.
Ces renseignements forment une sorte de question préalable
qui écarte les accusations élevées contre Rome, mais nous
pouvons serrer la question de plus près.
En 774, l'exemplaire du Codex canonum, remis par Adrien
à Charlemagne, n'était que la collection augmentée de Denys
le Petit. De 847 à 850, le pape Léon, dans sa lettre au Rreton,
rapportée par Gratièn S énumère les canons et décrétales alors
en usage à Rome, et ne parle que des pièces contenues dans
le recueil de Denys. Un témoin de Fébronius, Gaspar Barthel,
observe que si les fausses Décrétales n'étaient pas connues
à Rome avant l'an 850, elles furent néanmoins reçues dans
l'Eglise par l'effet des pressantes recommandations du pape Ni-
colas P"", et en Germanie, parles soins de l'archevêque Riculfe.
Riculfe était mort en 814, il est superflu de le ressusciter pour
lui donner cette charge de propagande. Quant aux Décrétales, il
est certain qu'elles furent citées, en 857, au concile de Quiercy ;
et certain aussi que Nicolas 1"', élu pape l'année suivante, ne
les cita, ni dans la discussion avec Photius, ni dans sa lettre à
Hincmar, en 863, mais seulement dans une lettre aux évêques
français, en 865, et encore comme argument ad hommem^.
Les évoques 'citaient 'hardiment les Décrétales lorsqu'elles ne
contrariaient pas leurs idées, mais les rejetaient dans le cas
contraire ; le Pape exprima, sur cette inconséquence, sa douleur
autant que sa surprise. Comme les évêques se fondaient, pom^
les récuser, sur le recueil d'Adrien, où ces pièces ne se trou-
vaient pas, le* Pontife prend la peine, dirai-je avec Noël-
Alexandre, de réfuter ce frivole prétexte, et leur représente
qu'ils recevaient bien les lettres de saint Grégoire et d'autres
^ Distinct, xx, cap. i. — * Nat. Alex., Hist. eccles., ssecul. i, dissert, xxi,
art. l«r; Nie, Epist. XL vu, adepisc. Gallic.
IV. 10
IIG inSTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Papes, quoiqu'elles ne se trouvassent pas dans le recueil
(VAdrien. Cette lettre du Pape aux évêques francs fut envoyée
deux ans après la déposition et Tappel de Rothade, c'est-à-dire
en 8G5 : il faut bien noter cette date. Or, c'est en cette môme
année qu'il écrivit à l'empereur Michel sa huitième lettre,
puisqu'il résulte de la dixième de ces mêmes lettres, qu'il
avait envoyée celle dont nous parlons ici dans le courant de
la 13° indiction, c'est-à-dire en 865. Quoique, dans cette lettre,
il s'attache à prouver fort au long les privilèges de son siège
contre l'impie Photius, on ne l'y surprend jamais à alléguer
aucune des fausses Décrétales ; mais celles sur lesquelles il
s'appuie sont, entre autres, les lettres très-authentiques du pape
Gélase. D'où venait cette différence de conduite dans des lettres
composées la même année, sinon de ce qu'il trouvait suspecte
l'autorité des Décrétales d'Isidore. Ce qui ne l'empêchait pas
d'être en droit de les faire valoir contre les évêques de France,
qui, comme nous le disions tout-à-l'heure, les avaient citées
les premiers, et qui n'en avaient révoqué en doute l'authenti-
cité que du moment où ils s'étaient aperçus qu'elles étaient
contraires à leurs prétentions, alléguant, pour les rejeter, une
raison, comme nous le disions tout-à-l'heure, beaucoup trop
faible. Yoilà tout ce qu'a fait en faveur des Décrétales d'Isidore
le pape Nicolas I". Sont-ce donc là ces moyens énergiques que
Barthel, et après lui Fébronius, accusent ce Pape d'avoir mis
en œuvre pour faire accepter ces Décrétales de l'Eglise entière?
Oui, ce sont là ces moyens; car il n'a rien fait de plus. Je
pensais qu'il les avait fait recevoir dans quelque concile de
Rome, et qu'il les avait envoyées à tous les évêques du monde,
en les obligeant de les accepter et d'en faire usage sous peine
d'excommunication. Non; mais il s'en servit contre les évêques
de France pour les battre avec leurs propres armes, et quand
il vit que, pour décliner le coup, ils se rejetaient sur le recueil
d'Adrien, il fit voir combien était faible ce subterfuge auquel
ils avaient recours. Yoilà ce qui, dans le langage de Barthel et
de Fébronius, s'appelle mettre en révolution le monde entier
pour faire accepter partout les Décrétales d'Isidore.
CHAPITRE m. H1
Après la mort de Nicolas, les évêques de France continuèrent
à se servir des Décrétales, encore que quelques-uns d'entre
eux en contestassent la valeur. Nous les voyons citées dans
les conciles de Sainte-Macre ou de Fismes en 881 , de Cologne
en 887, de Metz la même année, de Mayence en 888 et de Tribur
en 895. En ce même siècle, entre les années 883 et 897, sous
l'épiscopat d'Anselme II, archevêque de Milan, on fit en Italie
un recueil de canons où l'on fait un grand usage de la collec-
tion d'Isidore. Nous savons quelle fut, depuis, sa fortune.
VII. Les fausses Décrétales ont-elles fait une révolution dans
l'Eglise?
C'est la prétention des protestants, des jansénistes et des
'gallicans. « De toutes les pièces fausses, dit Fleury, les plus
pernicieuses furent les Décrétales attribuées aux Papes des
quatre premiers siècles, qui ont fait une plaie irréparable à la
discipline de l'EglisC; par les maximes nouvelles qu'elles ont
introduites touchant les jugements des évêques et l'autorité
du Pape*. » (( Pour sentir toute l'étendue du mal que produi-
sirent les fausses Décrétales, dit Bonaventure Racine, il faut
considérer qu'elles établirent des maximes nouvelles, en les
faisant regarder comme étant de la première antiquité, et
qu'elles affaiblirent la plupart des canons et énervèrent toute
la vigueur de la discipline... Mais pour réussir dans le dessein
qu'il avait conçu de changer entièrement la discipline, le
faussaire prit un détour, ce fut d'étendre à l'infini les appella-
tions au Pape^. » Fébronius, Quesnel, Van Espen disent exac-
tement la même chose.
Ces allégations tombent d'elles-mêmes devant la raison, soit
qu'on examine les pièces et les circonstances du procès, soit
qu'on étudie ces soi-disant innovations de la discipline.
La teneur même de la collection isidorienne ne permet pas
ces imputations.' Les fausses Décrétales se ramènent à deux
chefs : les unes se rapportent à une discipline tombée en dé-
suétude, et celles-là certainement n'ont rien innové ; les autres
^ Discours sur l'histoire eeclésiastique, III, n» 2. — 2 Reflexions sur Vétat de
V Eglise, t. I^r, p. 202, édit. de Cologne..
148 iriSTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
sont tirées des sentences authentiques des Pères, des canons
des conciles et des lois romaines, et celles-ci, n'ayant de faux
que le titre et la date, n'ont pas pu changer davantage la
discipline. Toute l'imposture consiste à attribuer aux premiers
siècles des textes de dates plus récentes.
L'acceptation des Décrétales repousse également le reproche
d'avoir changé la discipline. Il est certain que les fausses
Décrétales furent reçues sans réclamation, sans qu'on élevât
aucun doute sur leur fausseté. Si elles avaient renversé de
fond en comble la discipline et la doctrine, cette introduction
pacifique eût été impossible. Les Eglises ne soupçonnèrent pas
la fraude, parce que, voyant exposer la doctrine reçue et pré-
senter la discipline en vigueur, on ne se préoccupa point de
l'authenticité des pièces. Il en eût été autrement si ces Décré-
tales avaient troublé la discipline et la doctrine. Puisqu'il n'y
eut aucune réclamation, c'est qu'il n'y eut pas de changement.
Mais, direz-vous, pourquoi Fimposteur forgeait-il des docu-
ments? Parce que, voyant les temps troublés et les droits
méconnus, il voulut relever le prestige de la loi en la couvrant
du relief de l'antiquité. Le faussaire mentait, non pas en in-
troduisant un droit nouveau, mais en appuyant de documents
nouveaux l'ancien droit.
Nous savons au reste que, dans la collection, tout n'est pas
fictif; il y a beaucoup de pièces authentiques. Nous savons
également qu'à cette époque on étudiait, avec un soin scru-
puleux, les canons et les décrétales. Or, les collecteurs de
canons ne s'aperçurent pas de la fraude, parce que, dans
l'ouvrage, rien ne détonnait. Tout concordait, au contraire,
à la perfection, et les yeux les plus exercés ne virent pas où
le bat blessait.
Enfin, au pis aller, et même en admettant le changement,
l'Eglise ratifia cette discipline générale. Et bien que l'EgUse,
en acceptant une doctrine communément enseignée dans les
écoles, ne rende pas certains les arguments dont l'appuient
les docteurs, elle rend, par son acceptation, cette doctrine
certaine. Il n'est pas catholique, mais hérétique, celui qui trai-
CHAPITRE III. 149
terait d'abus et de fléau une doctrine et une discipline géné-
rale approuvée et admise par l'Eglise universelle. La discipline,
exposée par les collections d'Isidore et de Gratien, doit donc
être admise, par tout catholique, comme bonne et louable.
Après ces réflexions générales, examinons en détail les
accusations portées par les gallicans contre le recueil d'Isi-
dore :
i° Il est dit, dans les fausses Décr étales, qu'il n'est pas permis
de tenir un « concile sans l'ordre, ou du moins sans la permis-
sion du Pape. Vous qui avez lu cette histoire (c'est Fleury qui
parle), y avez-vous vu rien de semblable, je ne dis pas seule-
ment dans les trois premiers siècles, mais jusqu'au neu-
vième^?» Certainement, et quelque chose non-seulement de
semblable, mais d'identique. Socrate, qui écrivait son Histoire
vers l'an 440, dit qu'il faut taxer d'irrégularité le concile
particulier tenu à Antioche en 341, parce que personne n'était
intervenu au nom du pape Jules, vu, dit-il, « qu'il y a un
canon qui défend aux Eglises de rien ordonner sans le con-
sentement de l'Evêque de Rome*... » Au concile général de
Chalcédoine, on voit le légat du Pape faire un crime à Dioscore
f( d'avoir osé tenir un concile sans l'autorité du Saint-Siège,
ce qui ne s'est jamais fait et n'est pas permis'. » L'abbé
Théodore le Studite, Père de l'Eglise grecque, qui ne con-
naissait point les farmes Décrétales, écrivait, l'an 809, au pape
Léon III une lettre qui commence ainsi : « Puisque Jésus-
Christ a donné à saint Pierre la dignité de chef des pasteurs,
c'est à saint Pierre ou à son successeur qu'il faut porter la
plainte de toutes les nouvelles erreurs qui s'élèvent dans
l'Eglise, comme nous l'avons appris de nos Pères. » Il se
plaint ensuite « de deux conciles tenus à Constantinople, le
premier pour le rétabhssement de l'économe, le second pour
la condamnation de ceux qui ne voulaient pas y consentir ; »
puis il ajoute : « S'ils n'ont pas craint de tenir un concile
hérétique de leur propre autorité, quoiqu'ils n'eussent pas dû
' Disc. IV, n° 2. - ' Fleury, HisU, liv. XII, n" 10, - ' Ibid., liv. XXVIII
n* 2. '
130 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
en tenir même un orthodoxe à votre insu, suivant l'ancienne
coutume, combien est-il plus convenable et plus nécessaire
que vous en assembliez un pour condamner leur erreur * I »
Remarquez que ces trois témoignages sont rapportés par
Fleury lui-même, qui demande, quelques pages après, si Ton
a vu dans son Histoire quelque chose de semblable à ce pas-
sage d'une fausse Déc7'étale : « L'Eglise tient qu'il ne faut pas
réunir des conciles sans l'agrément du Pontife romain. »
C'est trop compter sur la mauvaise mémoire de ses lecteurs.
2° )) La maxime que les évèques ne peuvent être jugés défi-
nitivement que par le Pape seul est souvent répétée dans les
fausses Décrétales^. » Et ce n'est pas Isidore qui l'a inventée
au neuvième siècle, puisque nous voyons au quatrième saint
Cyprien demander au pape saint Corneille de déposer du siège
d'Arles l'évêque schismatique Marcien ^ le patriarche d'Alexan-
drie et les évêques de Thrace , d'illyrie , de Phénicie et de
Palestine recourir au pape Jules pour se faire relever des
condamnations prononcées contre eux par les conciles de Tyr
et de Constantinople^; au cinquième, le pape saint Léon dé-
poser le patriarche d'x\lexandrie contre l'avis de plusieurs
évêques "; au sixième, saint Agapet expulser de leurs sièges
les évêques Sévère, Pierre et Zoare; au huitième, le pape
Nicolas compter huit évêques de Constantinople déposés par
ses prédécesseurs ^. Dans tous les siècles on trouve des exemples
d'évêques condamnés ou absous par les Papes '.
3° )) La puissance spirituelle du Pape s'était tellement étendue,
par les conséquences des fausses Décrétales, qu'il fut obligé
de commettre à d'autres ses pouvoirs. La présence des légats
du Pape dans les conciles provinciaux était une nouveauté qui
commençait à s'introduire ^. » Or, dès le quatrième siècle, six
cents ans avant l'époque dont parle Fleury (1074), il est fait
^ Fleury, Hist. eccl., liv. XLV, n*» 47. — ' Fleury, Disc, iv, n° 5. — ' Saint
Cypr., Epist. lviii. —• •♦ Fleury, Flisi. eccl., liv. II, ch. lui; Socrate, ii, 14;
Sozom., III, 7. —3' S. Bas., Episl. cglxiii. — '^ Conc. Cbalc, Act. m; Nicol.,
Epist. eccl. ad Mich. imper. ~ ^ Arbusti, De plend Poniif. max., c. iv et y. —
' Fleury, Vise, iv, n° 11.
CHAPITRE m. 451
mention, dans l'histoire, des légats du Pape. Ceux du pape
Sylvestre président plusieurs conciles tenus contre les dona-
tistes et les ariens*; le légat du pape Jules, le célèbre Osius,
préside le concile provincial dj Alexandrie, et celui plus nom-
breux encore de Sardique*. Lucifer, Pancrace et Hilaire, légats
du pape Libère, président le concile de Milan. En 645, un
concile d'Afrique demande au pape Théodore d'envoyer des
légats à Constantinople pour ramener à la vérité le patriarche
Paul, ou le retrancher du corps de l'Eglise, s'il persistait dans
ses erreurs ^ Le nom même de légat à latere se lit dans un
monument du quatrième siècle : « Si le condamné, dit le
concile de Sardique, veut qu'on instruise sa cause une seconde
fois, qu'il demande au Pontife romain d'envoyer un prêtre
à latere pour présider les débats. »
4° » Ces lettres représentaient les appels des jugements des
évêques et des conciles à l'Evêque de Rome, comme chose
tout ordinaire dans l'Eglise primitive. Une des plus grandes
plaies que les fausses Décrétales aient faites à la discipline
ecclésiastique, c'est d'avoir étendu à l'infini les appellations
au Pape \ » Le principe proclamé par Isidore, que non-
seulement tout évêque, mais tout prêtre et en général toute
personne qui se croit mal jugée par son supérieur local, peut
en appeler au Pape, a toujours été reconnu en droit et pra-
tiqué en fait dans l'Eglise. Sans doute il peut y avoir des
abus dans les appels, mais le principe a sa base dans l'autorité
même du Souverain-Pontife. Nous avons cité une foule
d'exemples d'appels relevés à Rome dans les premiers siècles
de l'Eghse, et fait connaître les canons de Sardique qui ré-
gissent cette matière.
5° » C'est dans les fausses Décrétales que les Papes ont puisé
le droit de transférer seuls les évêques d'un siège à un autre,
et d'ériger de nouveaux évêchés •\ »
La nomination des évêques a été faite selon les temps et les
^ Baron., ad anti. 314. — *Bar., ad ann. 319; Athan., De fugâ. — - Fleury,
Hist. eccL, liv. VIII, c. xli. -- ^ Fleury, Disc iv, n° 5. — ^ Bergier, Dictionn.
de Théol, art. Décrétales (fausses); Dictionn. de jurispr.
iS2 HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
lieux par les princes temporels, par le clergé, le concile pro-
vincial, le métropolitain, les chanoines, quelquefois mémo
par le peuple. Leur institution canonique est toujours venue
du Pape ou directement ou indirectement, et en vertu d'une
loi ou d'une coutume approuvée par lui. « Pierre seul, dit
saint Grégoire de Nysse, a le droit de créer de nouveaux
apôtres. » Le droit du Pape est une conséquence de l'obli-
gation qui lui a été imposée de paître les agneaux et les brebis,
du pouvoir qu'il a toujours exercé de juger et de déposer les
évoques, en un mot, de sa primauté de juridiction sur toute
l'Eglise. (Constant, Histoire de V infaillibilité, t. 11.)
YIII. Les fausses Décrétales n'ont rien changé au gouverne-
ment de FEgiise. Ont-elles changé quelque chose dans l'en-
seignement de la théologie?
Le P. Gratry a répondu par l'affirmative dans ses lettres à
l'archevêque de Malines. Vous accepterez, dit-il à son adver-
saire, comme représentant les plus grands noms de la théo-
logie, les noms de Melchior Cano, de Bellarmin et de saint
Liguer i.
Parlons d'abord de Melchior Cano. — Dans un chapitre sur
les privilèges divins du Saint-Siège et du Pape en matière de
fois Melchior Cano cite, de compte fait, vingt textes assez
étendus portant les noms des Papes des premiers siècles. Sur
ces vingt textes, combien sont authentiques? Il y en a deux.
Les dix-huit autres sont tirés des fausses Décrétales. Le tout
n'est qu'un tissu de fraudes aujourd'hui reconnues comme
telles et dont le grand théologien a été victime.
Or, veuillez le remarquer, ceci n'est point une assertion que
j'aie à démontrer. C'est un point reconnu, c'est un fait acquis
à l'histoire, un fait qui n'est plus contesté par personne. Dès
le siècle dernier. Pie Yl, dans sa lettre de 1789 à quatre métro-
pohtains d'Allemagne, a reconnu la fausseté des décrétales
du pseudo-Isidore par ces paroles : « Mettons de côté cette
collection, et qu'on la brûle si vous voulez. »
Melchior Cano donc regarde comme authentiques toutes
^ Bq loci$ theologids, lib. VI, cap. iv,
CHAPITRE III. 153
ces pièces, qui ne sont bonnes qu'à mettre au feu, et il place
dans la bouche des vingt Papes qu'il cite, les mensonges du
pseudo-Isidore.
Tout lecteur peut vérifier ici ce que nous avançons. Que l'on
ouvre le chapitre de Melchior Cano. Que l'on prenne la collec-
tion classique de Hinschius et que l'on vérifie l'indication des
pages que je vais donner.
Saint Anaclet est chargé de deux fausses décrétâtes, classées
aux pages 74 et 83 ; saint Evariste apporte la fausse décrétale
classée à la page 84 ; saint Alexandre a celle de la page 35 ;
saint Sixte, celle de la page 108. Il en est de même pour les
papes Eleuthère, saint Pie I", saint Victor, saint Zéphyrin,
saint Marcel, saint Eusèbe, saint Melchiade, saint Marc, saint
Jules, saint Félix et saint Damase.
Ce n'est pas tout. Outre ces dix-huit textes fabriqués,
attribués aux Papes des premiers siècles, l'auteur cite, dans
le même chapitre , deux lettres de saint Athanase , l'une
adressée au pape saint Marc, l'autre au pape saint Félix. Ces
deux lettres sont des pièces fausses, démontrées apocryphes
et absurdes dans l'édition des Bénédictins de Saint-Maur,
en 1698. « Nous avons hésité, disent les éditeurs, à publier ces
deux pièces ... comme trop remplies de fables et de mensonges
ramassés çà et là. Mais pour qu'il ne manquât rien à notre
édition, même parmi les apocryphes, nous avons cru devoir
les pubUer encore. Ce ne sont que des fragments pris en tous
lieux, empruntés à des lettres synodales, à des décrets de
conciles, et recousues par un faussaire, qui, pour dérouter le
lecteur, change les noms propres et distribue arbitrairement
les années et les noms des consuls. »
Ce n'est pas tout encore. Dans ce même chapitre, ces fausses
lettres de saint Athanase, et la fausse réponse des deux Papes,
ont pour but d'aboutir à quoi ?
A établir que le concile de Nicée a enseigné l'opinion sou-
tenue par l'auteur, c'est-à-dire l'équivalent de l'infaillibihté.
Mais le concile de Nicée est connu. Jamais personne n'y a vu
pareille chose. Sans nul doute, mais c'est que jusqu'au seizième
l^^U HISTOmr. DF LA PAPAUTÉ.
siècle on ne connaissait pas les canons arabes de Nicée. Les
deux fausses lettres de saint Alhanase citent ces canons
arabes. Et voici qu'en effet, au seizième siècle, on découvre
quatre-vingts canons du concile de Nicée, écrits en langue
arabe. Et ces nouveaux canons affirment la thèse de Melchior
Cano et de Bellarmin. Comprenez-vous la puissance de ces
combinaisons?
Mais réfléchissons. Toute l'Eglise, depuis le concile de Nicée,
connaissait par leur nombre, et chacun par son nom, les vingt
canons défmis par ce grand concile. Les canons du concile de
Nicée sont comptés, sont connus comme les chapitres de
l'Evangile. Il y en a vingt, et pas un de plus. Mais au seizième
siècle, on en a découvert tout-à-coup, en faveur des droits et
prérogatives du Saint-Siège, environ quatre-vingts, demeurés
inconnus à FEghse et au monde pendant plus de mille ans.
Or, je demande si le bon sens ici ne suffit pas pour faire
justice d'une pareille fable, que d'ailleurs la critique scienti-
fique a détruite sans qu'il en reste un mot. Voyez la disserta-
tion d'Héfélé sur ce sujet ^
Je me souviens encore du jour où ce chapitre de Melchior
Cano me tomba pour la première fois sous les yeux, il y a de
cela quinze ans.
Tous ces textes et l'autorité sainte de ces vingt Papes, parmi
lesquels je croyais entendre Anaclet, le deuxième successeur
de saint Pierre, puis ses autres successeurs immédiats, me
remplirent du plus profond étonnement. En ce temps, je ne
connaissais que le nom des fausses Décrétales, et je n'y pensais
nullement. Je n'aurais pas osé soupçonner Melchior Cano
d'une telle erreur. Quoi ! me disais-je, le second successeur
de saint Pierre, saint Anaclet, écrivait déjà comme les Papes
du moyen âge : (( Que les plus difficiles questions, et les causes
majeures soient déférées au Siège apostolique : car les apôtres
l'ont eux-mêmes institué air^si par l'ordre du Sauveur. » Ce
môme Pape écrivait a aux patriarches et aux primats touchant
l'éminent pouvoir du Saint-Siège sur toutes les Eglises et sur
^ Héfelé, Uisl. des conciles, t. I", § 41.
CHAPITRE m. 455
tout le troupeau, privilège conféré à TEglise romaimî et apos-
TOLiouE, non pas par les apôtres, mais bien par Jésus-Christ
lui-même *. » Toutes mes idées d'histoire et de Uttérature
ecclésiastique étaient renversées! Je laissai cette question sans
la résoudre, pour moccuper d'une autre, et je n'ai repris ce
chapitre que dans ces derniers temps. Mais ce jour-là j'avais
en mains le recueil des fausses Décrétales, et tout s'est exph-
qué. Bénie soit la science, fille de Dieu, elle qui sait porter la
lumière dans ces abîmes, et défendre ainsi la \Taie foi contre
ces falsifications sacrilèges î
Bellarmin travaille comme Melchior Cano: saint Liguori
travaille comme Bellarmin. Bellarmin est encore moins sur
que Melchior Cano. parce qu'il n'a pas son éclatante bonne
foi. C'est lui qui admet, en hturgie, les changements intro-
duits à posteriori par lïnspiration de Dieu. Mais saint Liguori
n'est pas plus sur que Bellarmin, parce que, dans son admi-
rable candeur et sa douce sainteté, il ne sait pas soupçonner
la fraude.
Inutile de repeter ici, sur Bellarmin et saint Liguori, le travail
que je ^iens de faire sur Melchior Cano. Tout homme un peu
lettré peut le faire par lui-même. Tous nos frères dans le
sacerdoce ont la théologie morale de saint Liguori. Tous
peuvent consulter, quelque part, le li\Te de Bellarmin.
Par exemple, j'ai sous les yeux le chapitre en question, dans
sahit Liguori*. Il reprend tous les textes de Melchior Cano et
de Bellarmin, et il soutient que le Pape est absolument in-
faillible, n commence par citer un texte de saint Irénée : « Il
est nécessaù'e que tous dépendent de l'Eglise romaine, comme
de leur soiu-ce et de leur tête. » Or ce texte est de pure in-
vention, n n'est point dans saint Irénée. Saint Liguori l'a copié
quelque pai't. sans le vérifier. Après quoi notre cher saint
admet comme \Taies les fausses lettres de saint Athanase
citées par Melchior Cano. Il enumère ensuite toute la hste
des fausses Décrétâtes alléguées par ce même auteur.
' Melchior Cano, De \qc\^ theoL, lib. YI, c. rr. — * Saint Lisiiori, Thcoîo-
gia moralis, t. I*^; De infaWbiiihite P(îp«p, éd. Mellier, p. 109 et suir.
iSf) HISTOIIŒ DE LA l'APAL'TÉ.
Donc, j'ai tenu ma promesse. Car je vous fais toucher du
doigt les faux documents, œuvres du pseudo-Isidore, sur
lesquels vous avez travaillé. Melchior Cano a été trompé par
le faussaire ; Bellarmin par Melchior Cano, saint Liguori par
tous les autres. Or, vous êtes fds et disciple de saint Liguori,
que, dans votre brochure sur l'infaillibilité, vous proposez
comme devant être introduit de plus en plus dans l'enseigne-
ment théologique et que vous appelez « le plus puissant écho
de la tradition dans les temps modernes*. »
Telle est, in extenso, la thèse du P. Gratry ; voici la réponse
que lui fit un solide et éloquent professeur de la Faculté des
lettres de Nancy, le pieux Amédée de Margerie :
« Votre thèse, au sujet de Melchior Cano, est que c'est prin-
cipalement sur la base des fausses Décrétales qu'il établit la
doctrine de l'infaillibilité. Or, il se trouve que, dans le chapitre
où il établit l'infaillibilité de Pierre et de ses successeurs, il ne
se sert pas des fausses Décrétales, et que, dans le chapitre
suivant, il ne traite pas à proprement parler de rinfaiUibiUté ;
il y démontre, non pas contre les catholiques, mais contre
Bucer et contre les protestants, que les Pontifes romains sont
vraiment les successeurs de saint Pierre et qu'à eux doivent
être appliquées les conclusions du chapitre précédent. Ainsi,
pour établir la doctrine que vous contestez, il no se sert pas
des textes sur lesquels vous prétendez qu'il l'appuie; et la
doctrine qu'il établit sur ces textes est une doctrine que vous
devez admettre, sous peine d'encourir les anathèmes dont le
concile de Constance menace ceux qui nient que le Pontife
romain soit le vicaire de Jésus-Christ et le successeur de saint
Pierre. Dès lors que devient votre argumentation?
Je prouve immédiatement ce que j'avance.
Le chapitre ni de Melchior Cano se compose de trois pro-
positions, desquelles il résulte que l'infaillibilité de Pierre a
passé à ses successeurs. Première proposition : Pierre, l'apôtre,
a été constitué par Jésus-Christ pasteur de l'Eghse universelle.
— Seconde proposition : Pierre, en qualité de pasteur de
< De V Infaillibilité f par llv l'archevôque de Malines, p. 84.
CHAPITRE III. i5î
TEglise universelle, était infaillible. — Troisième proposition :
Pierre, étant mort, a dû, de droit divin, avoir des successeurs
qui, les uns après les autres, se sont assis dans sa Chaire
avec la même autorité et les mêmes privilèges que lui.
Il établit la première proposition sur des textes qu'on est
étonné de ne rencontrer nulle part dans votre écrit, sur les
textes illustres de l'Evangile : Tu es Petrus, — Pasce oves
meaSy — Tibi dabo claves regni cœlorum ; puis sur les témoi-
gnages des Pères. Il établit la seconde sur le texte de l'Evan-
gile :' Confirma praires tuos , commenté par Origène et pris
pour base d'une démonstration théologique. — Il établit la
troisième sur le bon sens qui se refuse à croire que Jésus-
Christ, voulant constituer une société perpétuelle et perpé-
tuellement une dans la foi, ne lui ait donné un chef que pour
une génération; sur une analogie qui, raisonnant à fortiori,
ne permet pas de supposer que Dieu, après avoir, sous
l'ancienne loi, pourvu à la perpétuité et à l'unité de la foi
judaïque par l'institution de Souverain-Pontificat, n'ait pas,
sous la loi nouvelle, pourvu par quelque institution semblable
à la perpétuité et à l'unité de cette grande Eglise catholique
dont la synagogue n'était que la figure ; enfin sur le décret
du concile de Constance par lequel la contradiction de cette
proposition est frappée d'anathème.
Ainsi sa thèse est déjà démontrée; et, des fausses Décrétales,
point de nouvelles. On peut ici fermer le livre ; et Cano, s'il
n'eût eu affaire qu'à des catholiques, n'avait rien à ajouter.
Mais il avait affaire à des protestants, qui acceptaient si peu
le Pape comme successeur de saint Pierre et l'Eghse romaine
comme Eglise apostolique, qu'à leurs yeux celle-ci était la
grande prostituée de Babylone, et celui-là l'Antéchrist. C'est
pour eux qu'il écrit le chapitre suivant, dont l'objet est « de
montrer que c'est sur le Siège romain que Dieu même a placé
la solidité -et fautorité de Pierre. » Or, c'est dans ce chapitre,
— dont la conclusion est un article de notre foi, — qu'on voit
apparaître et défiler la série des fausses Décrétales.
Que disent-elles?
438 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
J'en ai relevé le contenu avec le plus grand soin dans Cano
lui-même, et voici ce que j'ai trouvé :
Dix des textes allégués se rapportent à la décision de ce que
la langue ecclésiastique appelle les causes 7najeures, au juge-
ment des évéques, à la confirmation des conciles par le Pape,
c'est-à-dire à des points soit disciplinaires, soit dogmatiques
qu'aucun catholique ne conteste, les gallicans pas plus que les
ultramontains;
Ti'ois constatent simplement la primauté du Siège de Rome;
c'est, dites-vous (p. 49), ce quejious admettons tous;
Deux enseignent « qu'il faut rapporter au Pape les questions
plus difficiles et les choses douteuses de la foi ; »
Quatre affirment l'infaillibilité en termes très-clairs.
Deux textes vagues et quatre textes précis, voilà donc, de
compte fait, l'appui que Cano demande aux fausses Décrétales
en faveur de l'infaillibilité ; nous sommes déjà loin des dix-huit
raisons que, selon vous (p. 11), il leur a empruntées.
Mais ceci n'est rien. Ce qui est capital, et sur quoi j'appelle
votre plus sérieuse attention et, à son défaut, celle de nos
lecteurs, c'est ce que je vais dire :
1° Dans le même chapitre, Cano cite une décrétale d'In-
nocent I", contemporain de saint Augustin, au concile de
IMilève : « Vous avez bien fait de consulter les arcanes du
Siège apostolique qui suivent la forme de la règle antique que
vous savez avoir été partout et toujours observée, principale-
ment toutes les fois qu'il s'agit de scruter les principes de la
foi. » Cette décrétale, qui contient l'équivalent précisé et
développé des deux textes vagues tirés des fausses Décrétales,
est authentique. Vous la trouverez à la page 538 de la collec-
tion d'Ilinschius, avec le mode et le caractère d'impression que
le savant éditeur a adoptés pour distinguer les documents
vrais des documents fabriqués.
2° Les textes affirmant l'infaillibilité sont donnés sous les
noms des papes Eusèbe, saint Lucius, saint Félix et saint
Marc.
Voici d'abord celui de saint Eusèbe : « La première condition
CHAPITRE m. 189
du salut est de garder la règle de la foi et de ne s'écarter en
rien des constitutions des Pères. Et l'on ne peut passer sous
silence la parole de Notre-Seigneur : Tu es Pierre, etc. Et
cette parole est prouvée par l'effet , puisque dans le Siège
apostolique la religion catholique est toujours conservée im-
maculée et la sainte doctrine annoncée. » Yoilà certes une
affirmation. Si elle était authentique, il ne resterait aux adver-
saires de l'infaillibilité qu'un seul moyen de lui échapper, à
savoir de dire qu'un Pape n'est pas l'Eglise, et que les paroles
d'Eusèbe expriment une prétention du Saint-Siège, non un
droit. Mais elle n'est pas authentique, et ils se rassurent.
Elle est authentique, non comme affirmation du pape
Eusèbe, mais comme affirmation du pape Hormisdas ; elle est
extraite mot à mot du célèbre formulante que fit dresser ce
grand Pape, et dont il imposa la signature à tous les évêques
orientaux qui, ayant suivi le schisme d'Acace, voulaient ren-
trer dans la communion romaine. Vous en trouverez le texte
dans l'ouvrage de W' Maret (t. I", p. 3J9-20).
Voilà, sur un point d'une extrême importance, Véquivaleut
que je vous avais annoncé. Plus que cela, c'est V identique.
Plus encore, c'est l'identique dans des conditions qui ne laissent
à personne, même aux plus gallicans, le refuge unique que
j'indiquais plus haut. Si ce grand texte était d'Eusèbe, on pour-
rait dire à ce saint Pontife : Il exprime votre prétention, non
votre droit. A Hormisdas on ne peut le dire, et cela par une
raison absolument péremptoire : le formulaire d'où ce texte
est extrait a été repris, contre le schisme de Photius, par qui?
par un Pape? x^on, par le huitième concile œcuménique. Il est
devenu ainsi l'expression indiscutable et obUgatoire de la foi
de l'EgHse universelle. Et nous arrivons ainsi à ce résultat,
aussi certain que surprenant pour vous, que Melchior Cano,
en se trompant de Pape sur la foi du pseudo-Isidore, a affaibli
l'un des plus'victorieux arguments à l'appui de sa thèse, et
que, pour rendre au texte allégué par lui sa valeur démonstra-
tive, il suffit de le rendre à son auteur.
Restent les textes de saint Lucius, de saint Félix et de saint
160 HISTOIRE DE LA PAPAUTE..
Marc. Je commence par le dernier, plus facile à vérifier pour
ceux de nos lecteurs qui aiment à remonter aux sources et qui
n'ont pas la coûteuse collection d'Ilinschius. Ils le trouveront
dans la correspondance supposée de saint Athanase avec
plusieurs Papes, à la fin de la savante édition bénédictine de
ce Père, reproduite par Migne. C'est celui-là, je pense, que
vous avez en vue quand vous dites que Cano se sert de cette
correspondance « pour établir l'opinion soutenue par lui, c'est-
à-dire Féquivalent de l'infaillibilité. » En voici le commen-
cement : « Cette Eglise apostolique n'a jamais été détournée
de la voie de la vérité par la moindre erreur. Cette Eglise, il
est prouvé que, par la grâce du Dieu tout-puissant, elle ne
s'est jamais égarée loin du sentier de la tradition apostolique
et n'a pas succombé dépravée par les nouveautés de l'hérésie.
Comme elle a reçu la foi chrétienne de ses fondateurs les
princes des apôtres, elle demeure sans tache jusqu'à la fin,
selon la promesse du Sauveur : Ego oravi ut non deficiat fides
tua. Et tu aliquando co)îversus coiifirma fratres tuos. »
Certes, vous avez raison : l'équivalent de l'infaillibilité, la
doctrine de Cano, de Bellarmin, deLiguori, est là ou n'est nulle
part. La hardiesse était grande au faussaire de prêter de telles
paroles à un Pape si elles n'exprimaient point la doctrine des
Papes. Et si elles étaient une nouveauté dans l'Eglise, la
hardiesse eût été plus grande à un Pape d'oser les faire en-
tendre.
Je fus très-frappé, je l'avoue, de la rigueur et de l'audace de
ce texte supposé. Remontant, sous cette impression, du faux
saint Marc au faux saint Félix, ma surprise fut grande de
trouver dans sa Décrétale... quoi? la page même dont je viens
de citer le commencement , tout entière et mot pour mot.
Remontant au faux saint Lucius, j'y trouvai ... quoi ? le même
texte encore. Et à mesure que je lisais et relisais ces étonnantes
paroles, mises successivement par le même faussaire dans la
bouche de trois Papes, la conviction naissait en moi qu'il ne
les avait pas inventées, mais prises quelque part. Et tout d'un
coup la lumière se fit dans ma mémoire, qui cherchait trop loin
CHAPITRE m. 161
ce qui était très-près d'elle. Ce texte obstinément reproduit par
le pseudo-Isidore, je l'avais copié de ma main et imprimé il y a
trois semaines I C'est la grande et principale pièce du procès
d'Honorius I C'est la lettre d'Agathon souscrite par le sixième
concile général I Et, ici encore, Melchior Cano a affaibli son ar-
gumentation pour avoir puisé à une mauvaise source un docu-
ment excellent et qui n'a toute sa force qu'à sa place historique.
Chez le pseudo-Isidore, ce document n'est qu'un témoignage
que les Papes se rendent à eux-mêmes, et l'on peut, à la
rigueur, contester encore. Dans l'histoire, il est, grâce à l'adhé-
sion du concile, un témoignage que toute l'Eglise rend à l'in-
faillibiUté de son chef, et il n'y a plus à contester.
Et là-dessus, voici ce que vous dira quiconque n'a pas abso-
lument perdu le sens de la logique :
« Le faux texte du pape saint Marc est, de votre aveu, l'équi-
valent de l'infaillibilité.
» Ce faux texte de saint Marc est le texte vrai du pape saint
Agathon.
» Ce texte vrai où saint Agathon enseigne l'équivalent de
rinfaillibihté est souscrit par le sixième concile général.
» Que reste-t-il à faire, sinon de conclure ? Causa finita
est\ »
Melchior Cano renversé, le P. Gratry daignait donner un
coup de plume au cardinal Bellarmin. Le pape Clément VIII,
en décorant de la pourpre ce savant jésuite, disait : Nous l'éli-
sons parce que l'Eglise de Dieu n'a pas son égal pour la
doctrine. Fénelon, en parlant de l'auteur des Coiitroverses, ne
l'appelait que Doctissimus et Sanctus vir. Or, Bellarmin avait
connu exactement les fausses Décrétâtes et en avait écrit :
Indubitatas esse affirmare non ausim. Quant à appuyer l'infail-
libilité pontificale sur une base qu'il déclarait lui-même
douteuse, Bellarmin ne l'a pas fait et le simple bon sens suffit
pour apprendre qu'il ne le pouvait pas faire.
Enfin saint Liguori a son affaire. Or voici ce qu'écrivait saint
^ Margerie, Les fausses Décrétales et le P. Gratry, p. -49.
IV. 11
i6î HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Liguori sur les fausses Décrétales : « Quant aux Décrétales
d'Isidore, dit-il, je n'entends nullement les défendre toutes
comme authentiques ; car je sais que plusieurs d'entre elles,
surtout parmi les lettres des Souverains-Pontifes, sont fausses
ou du moins altérées, ou attribuées à ceux qui n'en sont pas
les auteurs*. » Or, il se trouve que cette opinion est précisé-
ment celle de la critique moderne.
Quant au prétendu mépris de saint Liguori pour la science,
mépris au moins surprenant dans un docteur, voici ce qu'il
écrivait contre Fébronius : « Que répondrai-je à Fébronius, dit
saint Liguori, lorsqu'il ajoute que [des décisions empreintes du
même esprit que les Décrétales isidoriennes se sont glissées dans
les actes des conciles, parce qu'alors nos Pères vivaient dans les
siècles de ténèbres, pendant lesquels on ignorait des vérités au-
jourd'hui découvertes, et que, par conséquent, on peut main-
tenant juger plus sainement du pouvoir que ne l'ont fait nos
ancêtres abusés par ces faux documents? Je déclare que je ne
veux pas être du nombre de ces clairvoyants modernes, mais
que je préfère m'attacher à ces anciens Pères abusés, qui ont
parlé dans les conciles généraux ; et, en agissant de la sorte,
je crois ne pouvoir errer, parce que ces Pères, en traitant de
l'autorité du Souverain-Pontife, ne pouvaient être trompés.
» Et voici comme je raisonne : Que le Pape soit faiUible ou
infailhble dans les définitions de foi, et qu'il soit supérieur ou
inférieur aux conciles en fait d'autorité, ce sont là des points
qui ont tout particulièrement rapport à la règle de foi ; par
conséquent le Saint-Esprit devait se charger de faire déclarer
dans ces conciles qui des deux, du Pape ou du concile, possède
dans l'Eglise le pouvoir de définir d'une manière infaillible les
questions de foi, afin que les fidèles fussent certains des vérités
qu'ils devraient suivre et ne fussent point exposés à des erreurs
permanentes.
» C'est pourquoi j'affirme d'une manière absolue que Dieu
n'a pas pu permettre que les conciles œcuméniques fussent
trompés à ce point par de faux documents, comme Fébronius
1 Vindiciœ, c. iv.
CHAPITRE IV. 46-3
cherche à nous le persuader, et qu'ils trompassent ensuite tout
Tunivers chrétien dans des questions de foi.
» J'aime donc mieux me fier aux décisions prononcées par
les conciles des siècles d'ignorance qu'aux lumineuses décou-
vertes opérées par Fébronius et les siens dans les siècles de
lumière; car je tiens pour certain que les conciles généraux,
légitimement constitués, sont favorisés de l'assistance du
Saint-Esprit, et que par conséquent ils ne peuvent errer ^ »
On voit que saint Liguori ne raisonne pas trop mal. On voit
que Bellarmin et Melchior Cano ne se laissent pas abuser par
les Décrétales d'Isidore. On voit que les Décrétales n'ont pas
plus innové dans le gouvernement de l'Eglise que dans la
doctrine. On voit enfin que toute cette soi-disant trame de la
Chaire apostolique pour la fabrication ou la propagation d'une
œuvre d'imposture, ne tient pas devant l'histoire.
Désormais toute accusation contre l'Eglise à ce propos ne
peut provenir que de l'ignorance ou de la mauvaise foi. La
question est vidée, même pour les protestants, et, après la dé-
finition de l'infaillibilité pontificale, elle ne peut plus être posée
par des catholiques.
CHAPITRE IV.
LES PAPES ONT-ILS POURVU, PAR LA PRÉDICATION ET l'oRGANI-
SATION DE LA CHARITÉ, AU SOULAGEMENT DES PAUVRES ET QUE
PENSER DU REPROCHE FAIT A l'ÉGLISE d'ACCAPARER TOUS LES
BIENS DE CE MONDE?
L'Evangile avait posé en principe l'affranchissement des
esclaves, et de sa pratique devait résulter, à la longue, le
bris de leurs chaînes. Dans la société, telle que la trouvait, à son
avènement, le Christianisme, il y avait déjà, parmi les hommes
libres, beaucoup de misère à soulager ; dans la société telle
^ Saint Liguori et l'Infaillibilité, par le P. Jules Jacques, rédemptoriste,
i870.
i64 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
qu'il la préparait pour l'universel affranchissement, avec Tem-
pire de la liberté devait s'agrandir le cercle de la pauvreté.
L'homme est si peu de chose qu'il ne sait pas même, aussi
bien que l'oiseau, trouver son grain do mil; et lorsque le
talent ou la force ne lui manquent pas pour se procurer le
nécessaire, mille infirmités peuvent énerver son bras, mille
obstacles peuvent dérouter son esprit. Dans le développement
le plus régulier de son existence, les jours de pleine activité
sont rapides et souvent mauvais; la débile enfance les précède,
l'adolescence besoigneuse réclame mille soins ; la vierge et la
femme exigent un redoublement de sollicitude ; la tremblante
vieillesse n'est pas moins infirme que l'enfance, et l'espérance
lui fait défaut. Dans une société exclusivement composée
d'hommes libres, il y aura donc une multitude de pauvres, et,
dans cette multitude, le besoin revêtira toutes les formes.
Pour parer à ces nécessités pressantes, pour trouver un re-
mède à toutes ces infirmités, il faut un tempérament chari-
table et un bon génie d'organisation ; il faut donner sans fm
et sans mesure, et savoir donner avec une parfaite prudence.
Nous avons donc à rechercher si les Vicaires de Jésus-Christ
ont eU; à un degré éminent, le zèle et la science de la charité.
Pour comprendre l'importance, l'étendue et les difficultés de
l'œuvre qu'il s'agissait d'accomplir, nous devons faire un re-
tour sur les temps antiques.
Dieu, dit un homme admirable dans la prédication de la
charité*, n'avait pas créé l'homme pour la haine : il l'avait
créé à son image et à sa ressemblance ; il l'avait mis au monde
pour y vivre sous la loi d'amour. Puis, il lui avait donné une
compagne semblable à lui, tirée de lui-même, digne de lui,
pour qu'elle fût dans la vie son aide et son secours, non son
esclave. Ensuite il leur avait dit : « Croissez et multipliez-vous,
et couvrez la terre de vos enfants. » Ainsi à l'image et à la
ressemblance de la société divine, une société de vie, d'in-
teUigence et d'amour ; la vie reçue de Dieu, transmise, per-
pétuée, multiphée avec la raison, la sagesse, la lumière pour
1 M*"" Dupanloup, la Charité chrétienne et ses Œuvres, p. 40.
CHAPITRE IV. 168
guide; et Tamour, c'est-à-dire la bonté, la charité mutuelle,
le dévouement, la sensibilité délicate, la générosité, la ten-
dresse, la compassion secourable pour lien éternel : tel fut le
dessein de Dieu et l'institution primitive de la société humaine.
Mais ce bel ouvrage fut bientôt gâté, bouleversé par le péché
du premier homme.
J'ouvre les premières annales de notre histoire, et je n'arrive
pas à la troisième page sans rencontrer un spectacle effroyable.
C'est une femme, une mère, qui se jette sur le corps abattu
de son fils expiré : c'est Eve, la première mère de l'homme, et
ce fils, c'est Abel, tué déjà par son frère. Yoilà ce que l'amour
primitif et divin était devenu dans le cœur de l'homme. L'envie,
la basse et cruelle envie, celle-là même qui menace aujourd'hui
encore de renverser le monde entier de fond en comble, et
avec elle, la haine, la colère, les mouvements les plus violents
de l'orgueil, le meurtre et tous les coups mortels étaient entrés
dans le monde. Bientôt après, l'amour charnel, la jalousie, la
vengeance sans frein, donnent le spectacle du second meurtre :
c'est l'histoire de Lamech. Et dès lors, et pendant quarante
siècles, le monde entier ne présente plus aux regards de
l'observateur attentif qu'un état de société épouvantable.
Aujourd'hui que l'Evangile a tout changé, tout régénéré
sur la terre, nous jouissons avec une superbe ingratitude de
ses bienfaits ; nous parlons avec complaisance de fraternité,
d'égalité, de philanthropie, de charité même, et, dans l'in-
justice de notre aveuglement, nous retournons ces nobles
sentiments et ces noms bienfaisants eux-mêmes contre Jésus-
Christ, auquel seul nous devons le bonheur de les avoir re-
trouvés et de les comprendre encore.
Avant Jésus-Christ, il faut le rappeler, puisque l'ingratitude
des hommes l'a si étrangement oublié, tout cela n'était pas
seulement inconnu sur la terre, tout cela était foulé aux pieds,
déshonoré, 'maudit dans l'humanité.
Certes, il y a de quoi être effrayé, quand on lit, dans les
historiens de l'antiquité, ce qu'était le monde avant le Chris-
tianisme. Il y avait, dans les hommes les plus doux et chez
160 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
les peuples les plus polis, une dureté de cœur, un mépris do
riinmanité, une haine des pauvres, une horreur des mal-
heureux, un goût du meurtre, tels que nous pouvons à peine,
avec nos idées chrétiennes et à la distance où nous sommes,
concevoir des mœurs si basses et si cruelles. Le fond de tout
cela était un orgueil sans bornes, un égoïsme effréné, qui sa-
crifiait tout sans remords à ses désirs ; et saint Paul a résumé
l'histoire de tout l'ancien monde, lorsque, s'adressant aux
Romains, dont la civilisation triomphante gavait absorbé en
elle toutes les forces et tous les vices des peuples vaincus, il
leur disait en face, avec une intrépide fermeté, et sans craindre
ni rencontrer une contradiction : « Vous êtes sans affection
et sans amour ..., vous êtes sans douceur, sans commisération
et sans pitié ..., haïssants et haïssables, sans cœur enfin et sans
entrailles '... »
Les auteurs païens, philosophes, poètes^ historiens, Platon,
Aristote, Aristophane, Plaute, Tite-Live, Tacite, Suétone, Plu-
tarque, tous enfin nous racontent ces horreurs avec une bonne
foi et une aisance de langage qui fait frémir. On voit que
c'était là les mœurs publiques et reçues des nations les plus
civilisées : c'était le fond du caractère romain, c'était l'âme et
le cœur même delà société païenne.
Les étrangers, les prisonniers, les vaincus, les esclaves, les
malades, les débiteurs, les pauvres, les enfants, les vieillards,
les femmes, les ouvriers, tout ce qui était faible, tout ce qui
souffrait, tout ce qui travaillait, toutes les infirmités, toutes les
misères humaines, tout cela était haï, moqué, écrasé.
En rappelant ces choses, je ne prétends pas assurément qu'on
ne puisse citer de l'antiquité ni une belle parole, ni un géné-
reux sentiment, ni des actions bienfaisantes et secourables.
Loin de moi la pensée de nier ces protestations de la conscience
humaine contre la dureté et l'inhumanité des mœurs sociales,
et de récuser ces temoignages.de la persistance immortelle de
l'image de Dieu dans l'homme : la divine image fut horrible-
ment défigurée, elle ne fut jamais effacée^ et elle ne pouvait
« Rom., h 29, 30, 31 ; m, U; TH., m, 3.
CHAPITRE IV. i67
Têtre. Et voilà pourquoi toujoursil y eut des païens qui va-
laient mieux que le paganisme ; souvent même des éclairs d'un
jour meilleur apparurent dans cette profonde nuit. De même
que la raison avait parfois encore d'admirables illuminations
de la vérité, et que les philosophes ont écrit ce qu'on appelle
la préface humaine de l'Evangile, de même le cœur de l'homme
n'a jamais été sans nobles accents, sans quelque souvenir de
cette loi naturelle dont saint Paul, en écrivant aux Romains
même, a proclamé l'indestructible empire '.
Mais tout cela, et bien d'autres traits que je pourrais citer
encore, n'efface pas du monde idolâtre, envisagé dans son fond
et dans son ensemble, le trait saillant entre tous, le caractère
universel et dominant de cette civilisation, à savoir la dureté
souvent impitoyable, en même temps que la prodigieuse im-
moralité des institutions et des mœurs ; rien de tout cela n'a
empêché saint Paul, qui voyait les choses de près, de frapper
d'une flétrissure ineffaçable les païens et le paganisme, et de
leur dire : Vous êtes sans affection et sans vertu, comme sans
Dieu en ce monde.
La vérité est que le monde païen, considéré non dans
quelques sages, non dans quelques nobles exceptions, mais
dans la généralité des hommes et dans l'universalité des
mœurs, ne connaissait pas la miséricorde. La grande frater-
nité chrétienne, la charité des âmes n'était pas là. On peut citer,
discuter, afhrmer quelques textes : on ne discute pas cela.
Qui n'a entendu parler de ces grandes et odieuses distinc-
tions qui partageaient alors et divisaient tout le genre humain?
Qui ne sait comment les Grecs et les Romains vouaient au mé-
pris, à la haine, à la mort, aux enfers même, tout ce qui n'était
pas eux, sous le nom de barbares? Et qui ne sait aussi ce
qu'étaient les leçons mêmes de leurs sages?
Sans doute, nous trouvons l'hospitaUté dans Homère ; mais
il n'en est "pas moins vrai que, pour l'homme des temps an-
tiques, tout le sentiment de la fraternité humaine avait péri,
l'homme d'un autre pays, d'une autre langue, l'étranger, ce
» hom,, II, 14, 15,
168 HIS'IORE DE LA PAPAUTE.
n'était pas un homme, un frère : souvent même c'était un en-
nemi. Comment ne pas remarquer que, «étranger et ennemi,
hospes et hostis, chez les anciens avaient un môme sens ? » C'est
Cicéron qui nous l'apprend, et Virgile lui-même lindique. En
conséquence, ce malheureux, inops, sans ressource, comme on
l'appelait encore, devenait esclave ; ou bien on l'immolait, on
en faisait l'hostie d'un horrible sacrifice : hostis , hostia; la
langue elle-même semble avoir voulu porter et garde encore
la trace de cette coutume atroce, qui rougit de sang humain,
l'histoire nous l'atteste, tous les rivages des contrées idolâtres,
ceux de la Grèce et de la Grande-Hespérie, comme ceux de la
Gaule barbare ou de la Scythie *.
Quant au droit de la guerre, il était affreux, et le sort du
vaincu effroyable : c'était l'esclavage ou la mort. Et qui pour-
rait s'en étonner, quand on sait ce qu'étaient, entre les citoyens
même, entre les habitants d'une même cité, les traitements
infligés aux pauvres et aux débiteurs ? La loi les livrait à la
merci de l'usurier qui les avait ruinés. Tant que le malheureux
n'aura pas payé, il sera esclave, enchaîné comme un esclave,
fouetté comme un esclave, vendu enfin ou décapité. Mais si le
débiteur a plusieurs créanciers ? Eh bien ! la loi ne recule pas
devant l'horrible conséquence : on le coupera par morceaux,
per partes secanto, et chacun en aura sa part ; c'est le texte
même des douze tables. Aulu-Gelle, Quintilien et Tertullien ne
laissent sur ce point aucun doute ^
Dans cette effroyable barbarie des mœurs, que pouvaient
devenir toutes les autres faiblesses, les vieillards, les malades,
les indigents, les enfants, les esclaves? Les vieillards ? Je sais
que Sparte, et Rome aussi, à sa manière, professaient un cer-
tain respect pour les vieillards. Mais je sais aussi que ce res-
pect avait ses limites, et souffrait dans les mœurs des atteintes
cruelles. Quand venaient les infirmités, la décrépitude, on se
* Cicéron, De o/yîc., lib. XII; Euripide, Iphugénie en Tauridé, scène ii;
Hérodote, Justin, César, Plutarque, Diodore de Sicile, confirment ces
faits de leur témoignage. — ' Tite-Live, liv. VI, ii; Aulu-Gelle, xxii, 1 ;
înslit. Quintil., lib. II, vi; Tertul., ApoL, iv.
CHAPITRE IV. Î60
fatiguait trop vSouvent de ces êtres impuissants, maladifs, inu-
tiles ; on pensait même que pour eux la vie est un fardeau, la
mort un bienfait ; et quelquefois, par humanité, on les tuait.
Les peuples du vieux Latium les précipitaient parfois du haut
d'un pont, et, à cause de cela, on les appelait senes depontani.
Rome les privait à soixante ans du droit de suffrage, et conser-
vait, pour exprimer cette exclusion, l'insultante et menaçante
expression qui rappelait l'usage antique, de ponte in Tiberim
dejicere. Les Cantabres faisaient mieux : ils les écrasaient
contre un rocher. Hérodote et Strabon nous apprennent que
les Massagètes, ce peuple valeureux qui fut le vainquenr de
Cyrus, allaient jusqu'à manger la chair de leurs vieillards,
après les avoir tués par compassion et par honneur. Et rien
n'est plus connu, d'ailleurs , que cette île du Tibre où les
Romains envoyaient mourir leurs vieux esclaves, aux pieds
d'Esculape, pour se délivrer eux-mêmes, dit Suétone, du soin
et de l'ennui de les guérir : Tœdio medenti. C'était comme une
dévotion; ou plutôt c'était un principe d'économie recom-
mandé par le sage Caton : on s'en défaisait comme on se défait
« d'un vieux bœuf, d'un meuble usé, d'un vieil outil, d'une
vieille ferraille \ »
Et les pauvres ? Ce n'est pas seulement de l'insensibilité
qu'ils inspirent, c'est du mépris, c'est de l'horreur. Quel serait
aujourd'hui le poète comique assez osé pour mettre dans la
bouche d'un de ces personnages, quelle que fût son avarice,
ces paroles que Plante ne craignait pas de faire dire par un
père à son fils sur la scène romaine : « Donner à manger et à
boire à un mendiant, c'est une double folie : pour soi, c'est
perdre ce qu'on donne ; pour lui, c'est prolonger sa misère. »
Il est évident qu'il vaut mieux le laisser mourir de faim, afin
que ses maux finissent plus vite, et plusieurs législateurs y
avaient pourvu.^ En Egypte, un homme n'a pas de pain, .il en
demande : la mort ; c'est la loi. En Grèce, à Athènes, il n'a pas
* Festus, De verborum significatione ; Cicero, Pro sexto Amerino; Ovid.,
in Y Fastorum; Sil. Ital., lib. II, v. 328; Hérodote, lib. I, ad finem ;
Suétone, in Claudii Vitâ; Plutarque, Vie de Caloi\,
170 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
d'asile : la mort aussi ; c'est la loi draconienne que l'on a con-
servée. Au théâtre, dans cette aimable et brillante Athènes, le
pauvre avec sa misère, « des haillons pour habits, des insectes
pour hôtes, une natte pourrie pour couchette, une pierre pour
oreiller, des méchantes feuilles de raves pour potage, des
enfants affamés qui criaient, » voilà ce qui fait Tobjet habituel
des intarissables railleries des poètes comiques. Aristophane se
vante d'avoir amélioré le théâtre athénien sous ce rapport ^
A Rome, la pauvreté était regardée comme un vice et une
honte ; les expressions mêmes dont les poètes se servent pour
décrire l'avarice montrent à quel point la pauvreté était flétrie.
Rien n'est plus connu que ces expressives paroles d'Horace :
Credidit ingens pauperiem vitiiim. Et ailleurs : Magnum pau-
peri'es opprobrium. Et ailleurs encore : « Loin, bien loin d'ici
l'immonde pauvreté. » Pauperies immunda domo procul absil.
Qui ne sait que Virgile lui-même, le génie le plus sensible de
l'antiquité, déclare honteuse la pauvreté, et la relègue comme
une infamie dans les enfers: Et turpis egestas. On peut disputer
sur le mot; jamais un poète chrétien ne l'eût mis là. Et parmi
les conditions du bonheur dans la vie champêtre, ne compte-
t-il pas d'y être délivré de la vie importune du pauvre : Aiit
doluit miserans inopem. « Le riche habitant des campagnes n'a
pas à compatir au sort des indigents. » N'est-ce pas Epictète qui
nous dit que le pauvre est délaissé comme un puits désert, vide
et infect, où l'œil plonge avec dégoût^ ?
Mais quelle discussion, quelle étonnement même est ici pos-
sible, quand la barbarie des mœurs était telle qu'elle avait
éteint dans les cœurs jusqu'au sentiment paternel lui-même, et
fait de l'enfant, dans l'antiquité païenne, la victime des plus
abominables lois ? L'exposition, l'infanticide, un trafic exé-
crable, voilà à quoi les enfants étaient sans cesse condamnés.
Certes, il fallait que ces crimes fussent bien fréquents pour que
TertuUien, s'adressant aux premiers magistrats de l'empire,
* Plaute, Trinumnus, act. ii, scène ii; Aristoph., Comédie de la Paix,
passirn. — *Horat., lib. III, od. xviii : lib. II. Sat. m, etEp. ii; Y\TQ'û.,Eneid.f
lib. VI; Géorgie, ii, v. -499.
CHAPITRE IV. 171.
osât dire dans son Apologétique : « Parmi tous ces hommes
qui ont soif du sang des chrétiens, parmi tous ceux qui nous
accusent, parmi ces juges si rigoureux envers nous, y en a-t-il
qui n aient pas donné la mort à leurs enfants, qui ne les aient
pas noyés, faits périr de faim, jetés en pâture aux chiens et aux
vautours ^ ? »
Il est superflu de s'appesantir sur ces détails. L'antiquité
païenne n'a eu ni un hospice, ni un hôpital, ni un asile, ni rien
qui puisse soulager la misère ; l'antiquité a été au regard de
l'enfant, de la femme, du vieillard, du malade et du pauvre,
horriblement sans cœur. Et c'est pourquoi le Fils de Dieu s'est
fait homme et homme de peine ; c'est pourquoi un ouvrier
divin, Jésus-Christ, devait passer trente années dans une
boutique, travaillant de ses mains, gagnant son pain à la
sueur de son front, pour apprendre, à l'égoïsme et à l'orgueil,
ce que c'est que le pauvre et l'ouvrier.
11. Après avoir pendant trente années caché dans une humble
chaumière une vie laborieuse et pauvre, afin d'être le modèle
des pauvres, avant de devenir le législateur du monde, Jésus-
Christ se montre et ouvre sa carrière évangélique. C'est de
la maison d'un ouvrier galiléen qu'il sort, là d'où rien de
bon ne pouvait sortir, au jugement des sages; et c'est au
peuple, aux foules méprisées, qu'il va tout d'abord. Il com-
mence par leur faire sentir la charité qui est pour eux dans son
cœur^ guérissant les malades, consolant les affligés, bénissant
les enfants, et partout sur son passage répandant la paix, la
santé, la vie. Transportés de reconnaissance, les peuples, pour
le suivre, abandonnent les villes et les bourgades, et vont
jusqu'au fond des déserts et sur les montagnes, avides de l'en-
tendre et de recueillir ses enseignements, car il n'avait pas
encore enseigné : tous ignoraient sa doctrine. On ne connais-
sait encore de lui que ses bienfaits et ses miracles.
Enfin, il ouvre'la bouche, et, levant les yeux vers ses disciples,
il leur dit : c Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le
royaume des cieux leur appartient. Bienheureux ceux qui sont
^ TerluL, Apolog., ix.
175 HISTOIRE DE J-A PAPAUTÉ.
doux, parce qu'ils posséderont la terre. Bienheureux ceux qui
pleurent, parce qu'ils seront consolés. Bienheureux ceux qui
ont faim et soif delà justice, parce qu'ils seront rassasiés. Bien-
heureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu'ils seront
eux-mêmes traités avec miséricorde. Bienheureux ceux qui ont
le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. Bienheureux les pa-
cifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. Bienheu-
reux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que
le royaume des cieux leur appartient*. »
Telle fut donc la première parole qui sortit de ses lèvres :
« Bienheureux les pauvres I » Beati pauperes ! Ainsi tombent
confondus, au pied de la sainte montagne, tous les enseigne-
ments de la sagesse antique. Et cependant Tibère était à
Caprée.
Mais il faut étudier de plus près cette doctrine, qui a créé la
charité sur la terre et enfanté par elle toutes les grandes
œuvres de l'âme , toute la grande civilisation chrétienne ,
comme le fiât lux, au commencement, créa la lumière et tira
l'univers du chaos.
Un docteur de la loi avait adressé à Jésus-Christ cette
question : « Quel est le premier de tous les commandements ? »
Jésus répondit :
« Voici le premier de tous les commandements : vous ai-
merez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute
votre âme, de tout votre esprit et de toutes vos forces. C'est là
le premier commandement. Et voici le second, qui est sem-
blable au premier : vous aimerez votre prochain comme vous-
même. ))
Puis Jésus ajoute :
« Il n'y a point de commandements plus grands que ceux-là.
Ces deux commandements renferment toute la loi et les pro-
phètes'. »
Tout fut dit dans ces deux paroles : l'origine, la nature, la
sublimité, l'étendue et l'inviolabilité du précepte.
Ainsi, en deux mots, non-seulement l'indifférence est bannie
« Luc, VI, 20, 26. ~ » Malth., xxii, 37 ; Marc, xii, 28.
CHAPITRE îV. 473
et Tamoiir commandé, mais cet amom* du prochain est élevé
si haut qu'on le met à côté de l'amour dû à Dieu, et pour ainsi
dire en un même rang ; ou plutôt ces deux amours n'en font
qu'un : c'est im même amour s'attachant à Dieu d'abord, son
objet suprême, et de là, avec la force qu'il reçoit de cette hau-
teur où on l'élève, rejaillissant en flots très-purs sur toutes ces
nobles créatures humaines, faites comme nous à l'image de
Dieu, destinées comme nous à connaître Dieu, et à vivre
éternellement en lui dans une même société d'amour.
Et quel est ce prochain, que nous ne pouvons plus nous
contenter de ne pas haïr, qu'il faut aimer comme nous-même,
et du même amour que nous devons à Dieu?
Un docteur de la loi le demande à Jésus-Christ : « Quel est
mon prochain ? » dit-il. Et Jésus reprenant la parole lui révèle,
sous la forme d'une parabole, la plus admirable doctrine :
« Un homme qui allait de Jérusalem à Jéricho tomba entre
les mains des voleurs, qui le couvrirent de plaies et le lais-
sèrent à demi mort sur la route. Or, il arriva qu'un prêtre
allait par le même chemin ; il vit cet homme et passa outre. Un
lévite, étant venu près de là, le vit aussi et passa de même.
Mais un Samaritain qui voyageait vint à passer près de cet
homme, » — de cet homme qui était d'une autre nation, d'une
autre rehgion que la sienne, qui ne lui était rien enfin, sinon
qu'il était homme, — « et l'ayant vu il fut touché de compas-
sion, et s'étant approché il pansa ses plaies, y versa de l'huile
et du vin, et le mit sur son cheval, le porta jusque dans une
hôtellerie, où il le soigna et le fit soigner, » etc.
Alors Notre-Seigneur, s'adressant au docteur de la loi, lui
dit : c( Allez et faites de même*. »
Mais voici bien plus :
« Yous savez qu'il a été dit : œil pour œil et dent pour dent ;
et moi je vous dis : Si quelqu'un vous a frappé sur une joue,
présentez-lui encore l'autre... Vous avez entendu dire: vous
aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi ; et moi je
vous dis : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous
^ Luc, X, 30.
i74 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous
calomnient, afin que vous soyez les enfants de votre Père
céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les mé-
chants, et qui fait tomber sa pluie sur les justes et sur les
pécheurs. »
On ne commente pas, on adore de telles paroles.
Le Sauveur ajoute :
« Si vous n'aimez pas ceux qui vous aiment, quel gré peut-
on vous en savoir ? Les païens aiment ceux qui les aiment ; et
si vous ne faites du bien qu'à ceux qui vous font du bien, quel
gré peut-on vous eu savoir? Les païens ne font-ils pas la
même chose?... Pour vous, faites du bien à vos ennemis:
prêtez-leur sans rien espérer d'eux ; et alors votre récompense
sera grande, et vous serez les enfants du Très-Haut, car il est
bienfaisant, même envers les ingrats ^ »
Ainsi notre prochain, ce sont tous les hommes, connus ou
inconnus, citoyens ou étrangers, riches ou pauvres, amis ou
ennemis. Il n'y a point d'exceptions pour la loi d'amour. Un
Dieu seul pouvait élargir à ce point le cœur de l'homme.
Jésus ne s'arrête pas là. Dans tout le cours de sa carrière
apostolique, il enseigne au monde les délicatesses de l'amour,
la sainte modestie de la charité, les puissantes effusions de la
générosité et du plus magnifique dévouement. Le détachement
des biens de ce monde, la confiance en Dieu, l'obligation de
l'aumône même dans la pauvreté, même dans l'état de péché,
il enseigne tous ces devoirs. « Et moi je vous dis : Employez
les richesses injustes, afin que, quand vous mourrez, ils vous
reçoivent tous dans les tabernacles éternels. » Ailleurs il
ajoute : << Après tout, faites l'aumôpe, et voilà qu'il n'y a plus,
pour vous, rien que de pur. » Puis encore cette maxime :
« Quiconque donnera seulement un verre d'eau froide à l'un de
ces plus petits de mes frères, je vous le dis, en vérité, il ne
perdra pas sa récompense. » Enfin ce trait si touchant : « Un
jour que Jésus s'était assis vis-à-vis du trésor, et regardait le
peuple y jeter de l'argent, il vint à passer une pauvre veuve
1 Matth., V, 38, 47 ; Luc, vi, 36.
CHAPITRE IV. i75
qui, à la suite de plusieurs riches, lesquels avaient jeté de
grosses aumônes dans le tronc, n'y jeta, elle, que deux petites
pièces de monnaie faisant un denier. Sur quoi Jésus, rassem-
blant ses disciples, leur dit : « Je vous assure que cette pauvre
veuve a mis dans le trésor plus que tous les autres, car ils
n'ont donné, eux, qu'une partie de leur superflu; mais elle,
malgré sa pauvreté, elle a donné tout ce qu'elle avait et qui lui
restait pour vivre ^ »
Et, à cette occasion, comment ne pas rappeler ici tout ce que
Notre-Seigneur a dit et fait pour relever et honorer les pauvres
veuves, les pauvres mères, les femmes, les enfants, c'est-à-dire
toutes les faiblesses les plus dignes de tendresse et de respect,
mais aussi les plus foulées aux pieds par Tégoïsme et l'orgueil
humain sur la terre ?
Il y a, dans l'Evangile, beaucoup d'autres traits, notamment
la parabole du pauvre Lazare mourant à la porte du riche et
porté, après son trépas, au sein d'Abraham par les anges.
Quant au riche, il mourut aussi et fut enseveli en enfer : Mor-
tuus est et sepultus est in inferno. Le mauvais riche en enfer :
voilà la morale de la parabole.
A la fin des temps, la grande scène du dernier jugement :
« Or, quand le Fils de l'homme viendra dans Téclat de sa ma-
jesté et avec tous les anges, il s'assiéra sur le trône de sa
gloire, et toutes les nations se rassembleront devant lui : il
séparera les uns d'avec les autres, comme un berger sépare les
brebis d'avec les boucs ; il placera les brebis à sa droite et les
boucs à sa gauche. » Alors, parlant en roi et en juge, il dira à
ceux qui seront à sa droite : « Venez, les bénis de mon Père,
posséder le royaume qui vous a été préparé dès le commence-
ment du monde : car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à
manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; je ne savais
où loger, et nous m'avez recueilli chez vous ; j'étais nu, et
vous m'avez revêtu; j'étais malade, et vous m'avez visité;
j'étais en prison, et vous êtes venu à moi. »
Alors les justes lui répondront : a Seigneur, quand est-ce
< Luc, iLYiy 9; Matth., x, 42; Marc, xii, 41,
476 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
que nous vous avons vu avoir faim et soif, ne savoir où loger,
manquer de vêtements, être malade ou en prison, et quand
est-ce que nous vous avons assisté ? » Et le Roi leur répondra :
« Je vous le dis, en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces
choses à l'un des plus petits de mes frères que voilà, c'est à moi
que vous les avez faites. »
Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : « Retirez-vous
de moi, maudits ; allez dans le feu éternel, qui a été préparé
pour le démon et pour ses anges : car j'ai eu faim, et vous ne
m'avez pas donné à manger ; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas
donné à boire ; je ne savais où loger, et vous ne m'avez pas
recueilli ; j'étais nu, et vous ne m'avez pas revêtu ; j'étais malade
et en prison, et vous ne m'avez pas visité. » Ils lui diront aussi à
leur tour : « Quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim
ou soif, manquer de logement ou d'habit, être malade ou en
prison ? et quand est-ce que nous avons refusé de vous as-
sister *? »
Alors il leur répondra : « Je vous le dis, en vérité, toutes les
fois que vous avez manqué de faire ces choses 'à l'un des plus
petits de mes frères que voilà, vous avez manqué de me les
faire à moi-même. »
« Et ceux-ci iront au supplice éternel, et les justes dans la
vie éternelle *. »
III. Tel est donc ce précepte de la charité qui est, en défi-
nitive, l'abrégé de la loi et la plénitude de l'Evangile. C'est le
dogme de la paternité divine et de la fraternité en Jésus-Christ.
Ces deux principes, qui n'en font qu'un, proclamés dans le
monde comme un oracle du ciel, voilà, avec la grâce de Dieu,
ce qui a créé la charité dans les cœurs, renversé toutes les
odieuses distinctions qui divisaient les hommes, abolisl'asser-
vissement de l'homme par l'homme, et fait sur la terre ce
monde nouveau qu'on nomme la chrétienté.
Nous allons retrouver l'enseignement du Sauveur sur les
lèvres et sous la plume des apôtres.
De saint Jean, l'apôtre de l'amour, il faudrait tout citer.
» Malth.j XXV, 31-46.
CHAPITRE IV. 477
Saint Jean ne prêcha toute sa vie que deux choses : la divinité
de son Maître et la divine charité. C'est lui qui a donné de Dieu
cette définition plus profonde et plus belle encore que celle de
Moïse : Deus charitas est. Dans sa vieillesse, le doux apôtre
n'adressait à ses fidèles d'autre exhortation que celle-ci : « Mes
petits enfants, aimez-vous les uns les autres. » Et comme on
lui demandait d'autres recommandations, il répondait : « Si
vous avez la charité, cela suffit. » De ses épîtres, nous citerons
seulement ces deux passages :
« Pour nous, nous savons que nous avons passé de la mort
à la vie en ce que nous aimons nos frères. Celui qui n'aime
point demeure dans un état de mort. Quiconque hait son frère
est un homicide. Ce qui nous a fait connaître quelle est la
charité de Dieu, c'est qu'il a donné sa vie pour nous. Nous
aussi nous devons donner notre vie pour nos frères. Tout
homme qui, ayant les biens [de ce monde, verra son frère dans
la nécessité et tiendra son cœur fermé pour lui, comment
aurait-il en soi l'amour de Dieu? Mes petits enfants, que notre
amour ne soit point en paroles, ni sur la langue, mais qu'il
soit effectif et véritable. C'est à cela que nous connaissons que
nous sommes les disciples de la vérité ^
» Nous avons reconnu et nous avons cru l'amour que
Dieu a pour nous. Dieu est amour; et qui demeure dans la
charité demeure en Dieu, et Dieu en lui. Nous donc, aimons
Dieu, puisque Dieu nous a aimés le premier. Si quelqu'un dit :
j'aime Dieu, et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur. Car
celui qui n'aime point son frère, qu'il voit, comment peut-il
aimer Dieu, qu'il ne voit pas ? Et c'est là un commandement
qui nous vient de Dieu : que celui qui a de l'amour pour Dieu
en ait aussi pour son frère*. »
Suivant la doctrine de saint Paul , il n'y a plus dans l'huma-
nité que des chrétiens, des frères, formant en Jésus-Christ un
corps, un seul corps, voilà la grande idée de l'unité chrétienne,
et cette unité, c'est l'unité au plus haut degré , l'unité par la
foi, l'unité surtout par la charité, disons le mot, par la fusion
^Joan., m, 13-19. — * Joan., iv, 7-12.
IV, 12
178 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
(le toutes les âmes en une seule âme. A cette union d'ici-bas,
s'ajoute l'espérance, les chrétiens étant tous les élus de Dieu.
(( Revétez-vous donc, conclut saint Paul, revêtez-vous comme
des élus et des enfants chéris de Dieu ; revêtez-vous comme
des frères bien-aimés, d'entrailles de miséricorde. Supportez-
vous donc mutuellement les uns les autres, et si quelqu'un a
sujet de se plaindre d'un autre , entrepardonnez- vous, comme
le Seigneur vous a pardonné. Et sur toutes choses, ayez la cha-
rité, qui est le lien de la perfection. Que la paix et la charité
de Jésus-Christ régnent et triomphent en nos cœurs, car c'est
en elle que vous avez été appelés pour faire un seul corps*. »
Puis, voyez comme saint Paul insiste sur cette comparaison
du corps , et comme il s'apphque à relever les moindres
membres :
« L'œil ne peut pas dire à la main : « Je n'ai que faire de
votre assistance; » ni la tête ne peut pas dire aux pieds : « Yous
ne m'êtes pas nécessaires. » Mais, au contraire, les membres
qui paraissent les plus faibles sont ceux dont on a le plus
besoin. Et Dieu a accordé le corps, en suppléant par un membre
ce qui manque à l'autre, afin qu'il n'y ait point de dissension
dans le corps, et que les membres aient soin les uns des
autres.
» Aussi, dès qu'un membre souffre quelque chose, tous les
membres souffrent en même temps , et quand un membre est
prospère, tous les autres membres sont dans la joie ^ »
Et quelle admirable doctrine, quel doux et fort esprit de cha-
rité découle de cette belle et féconde idée de l'unité chrétienne,
de l'union de tous les hommes en Jésus-Christ. C'est toujours
saint Paul qui parle :
« Que la charité fraternelle soit inviolable parmi vous.
» N'oubliez pas d'être hospitaliers envers les étrangers et les
voyageurs.
» Souvenez-vous aussi dé ceux qui sont dans les fers comme
si vous y étiez avec eux, et de ceux qui souffrent comme étant
aussi vous-mêmes dans un corps sujet à la souffrance. »
1 Rom., XII, 5. — * Corinth., xii, 21.
CHAPITRE IV. ^79
« N'oubliez pas la charité; faites part à vos frères de tout ce
.< Que votre abondance supplée à leur détresse, afin que les
choses soient égales entre vous, et que nul ne souffre; que
ce u, qu. avait beaucoup nait pas plus que les autres, Jt le
celui qui avait peu n'ait pas moins '. «
disfrïr'^"' ''"' ''' '° '^"^' '^^ '^'^*''*"^'' I«« ^«^mônes les
les n nv rr '*" '"'""*' ^* ^™P'«' •ï'^^ '''^' q'" «««iste
es pauvies le fasse avec une douce et aimable compassion. En
malT 'niTT''' '''"■"' '°" ''"' "'■""*=«• Ayez horreur du
cTarit??, IT""' " ''"' '' ''""• E^'r'-'^e-vous avec une
chai te f a ernelle, prévenez-vous de civilité et d'honneur les
uns les autres, vous secourant avec sollicitude, toujours fer-
seivice du Seigneur, plems de joie dans votre bienheureuse
espérance, patients dans les maux, persévérants dans la p S
henissant et ne les maudissant jamais , vous réjouissant avec
ceux qu, se réjouissent, pleurant avec ceux qui pleurent aya^
tous les mêmes sentiments , vous abaissant avec les p iLn
rendant à personne le mal pour le mal, et faisant le 'TnoT.
si tri; no""' °""' ""^ "•"' '^^^^"^ '°- ^- 1^™ >
SI vous le pouvez, vivant en paix avec tous, ne vous défendan
point vous-même et ne vous livrant jamais à la coL vo ÏÏ
emiemi a faim, lui donnant à manger, s'il a soif, lui dônnin à
boire en un mot, ne vous laissant point vainci; par le mil
mais triomphant du mal par le bien ». „ '
Maintenant, pour avoir l'exposé complet de la doctrine apos-
olique écoutons le premier des Papes, saint Pierre : «Après
tout et avant tout, dit le Prince des apôtres : Jn fine a^Z
et ante omnia ; - car c'est là tout à la fois le principfet 1 to
- a.mez-vous en frères, et chérissez cette fraternité nouvelle •
Fraternuatem diligite. Purifiez vos âmes en suivantla loTde la
* Hsebr., xrn, i, .{. et J6. ~ » Corinth vrrr m 3 d
"^^nnm., yiu, M. — 3 jR^m., xii, 8, 21.
1^^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
charité dans l'amour de vos frères, et aimez-vous de plus en
plus les uns les autres avec simplicité de cœur. Et par la vertu
de ce sentiment nouveau, soyez tous compatissants les uns
pour les autres, ne rendant pas le mal pour le mal, mais au
contraire bénissant ceux qui vous maudissent, car vous êtes
appelés à répandre autour de vous la bénédiction paternelle et
la miséricorde : Fratemitatis amatores, beneÂkentes *. »
Pour sentir toute l'élévation et la profondeur de cette doc-
trine il faut avoir bien présente à l'esprit la grande plaie de
notre nature, lorsque le Fils de Dieu la vint traiter : c'était
Yégoïsme. L'amour s'était corrompu en se détournant de Dieu
et en retombant sur lui-même, semblable à un fleuve dont les
eaux sont claires et vives, tant qu'elles suivent leur cours vers
rOcéan, mais qui se gâtent si elles débordent et deviennent
bientôt stagnantes et infectes.
. Quiconque n'aime pas Dieu , dit Bossuet , quoi qu'il dise et
quoi qu'il promette, n'aimera que lui-même, » et il s'aimera
mal. C'est-à-dire que l'orgueil, égoisme de l'esprit , la sensua-
lité égoisme du cœur et des sens, et la cupidité, égoïsme uni-
versel, s'empareront de lui tout entier : il n'aimera plus m
Dieu ni ses frères, mais lui-même et lui seul.
Yoilà pourquoi Jésus-Christ a fondé la morale chrétienne sur
le renoncement, et pourquoi Jésus-Christ et ses apôtres ont
réussi à faire triompher la loi d'amour.
IV Nous venons de recueiUir les doctrines de la chante ; il
faut maintenant relever les actes. Si nous parlions ici en
théologien, nous aurions à approfondir cette grande loi d a-
mour; mais ne parlant qu'en historien, nous devons laisser la
théorie pour la pratique, indiquer la suite des faits, assister au
triomphe de la charité pubhque.
C'est à Jérusalem que commencèrent à éclater ces merveilles.
Jérusalem était peuplée" de pauvres méprisés et de riches or-
gueilleux. Les Lazares et les mauvais riches n'ont jamais
manqué dans les grandes cités. Ce fut là que la charité s'ap-
pUqua tout d'abord à environner d'honneurs la dignité des
1 / Petr., II, III, IV, passim.
CHAPITRE IV. i81.
pauvres et à faire comprendre aux riches Texcellence de la
miséricorde.
Qui n'a entendu raconter les prodiges de la primitive Eglise?
qui ne s'est ému à l'histoire de cette société naissante, où la
multitude des croyants ne faisait qu'un cœur et qu'une âme,
où les riches et les pauvres, ayant mis volontairement en
commun leurs trésors et leurs misères, tous vivaient ensemble
dans une touchante égalité , ne formant plus qu'une même
famille de frères, d'où les froides paroles de tien et de mien
étaient bannies, on put croire un moment que la félicité du ciel
était descendue avec la charité sur la terre ?
Or, dit l'écrivain sacré, « nul n'était pauvre parmi eux, parce
que tous ceux qui avaient des héritages ou des maisons, après
les avoir vendus, en apportaient l'argent et le mettaient aux
pieds des apôtres. Ensuite on donnait à chacun autant qu'il
avait besoin.
» Ils persévéraient tous dans la doctrine des apôtres , dans la
communion de la fraction du pain et dans la prière. Chaque
jour ils demeuraient ensemble dans le temple, louant Dieu et
mangeant le pain sacré dans leurs maisons , avec grande joie
et simplicité de cœur. »
Et ainsi, « tout ce qu'il y avait de fidèles n'était qu'un cœur
et qu'une âme, et aucun d'eux ne disait sien ce qu'il possédait,
mais toutes choses étaient communes entre eux *. »
Cependant, la grâce multipliait ses conquêtes : par la vertu
de la parole apostolique, le nombre des disciples croissait de
jour en jour; de nouvelles églises se fondaient de toutes parts.
L'empire de la charité ne pouvait pas se restreindre à Jéru-
salem, et les apôtres durent se partager tout l'univers pour le
conquérir à la foi et à l'amour de Jésus-Christ.
Ce fut alors qu'afin de relever à jamais la dignité des pauvres,
et pour faire comprendre à tous le prix et le bonheur de la mi-
séricorde, les apôtres se déterminèrent, par une inspiration
divine, à déclarer solennellement que le pauvre était un être
< Act., IV, 32, 34, 35; ii, 42, 46, 47.
18^2 JIISTOIRK DE LA PAPAirft.
privilégié dans l'Eglise, et à faire de l'exercice de la charité en-
vers lui un ministère sacré.
Alors fut institué le diaconat, c'est-à-dire le ministère des
pauvres. « Considérez, dirent les apôtres, que nous ne pouvons
suffa*e à la prédication de la parole et au service des pauvres ;
choisissez donc parmi vous sept hommes pleins de l'Esprit
saint, pour que nous les consacrions à ce ministère \ » Et sept
diacres furent choisis et consacrés par l'imposition des mains
des apôtres, au milieu des prières de l'assemblée sainte. Ce
furent Etienne, cet admirable lévite dont le cœur mérita d'en-
fanter à l'Eglise, par l'ardeur de sa charité , par ses prières et
par son martyre, le grand Paul, et, avec Etienne, Philippe,
Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas d'Antioche^
Et depuis ce jour, après le ministère du Verbe divin, c'est-à-
dire du Fils de Dieu lui-même caché dans l'Eucharistie ou an-
noncé dans la prédication évangélique, rien ne sera plus grand
et plus auguste dans l'Eglise catholique que le ministère et le
service des pauvres.
Le service des pauvres I c'est le mot : oui, les pauvres seront
servis dans l'Eglise ; leur dignité est si haute, et l'Eglise la
comprendra si bien, que désormais parmi les chrétiens ce sera
un honneur de les servir, et non-seulement un honneur, mais
une dignité religieuse, un ordre sacré I Ministère si noble et si
saint que, pour le remplir, la plénitude de l'Esprit de Dieu et
une sagesse divine seront nécessaires : Vù^os plenos sapientiâ
et Spiritu sancto \
Ce n'est pas tout : dès lors, je vois aussi paraître dans l'Eglise
des fonctions miséricordieuses confiées aux femmes chrétiennes
et qui, sous une forme ou sous une autre, subsistèrent tou-
jours depuis pour le service des pauvres. Je vois de saintes
mères, des femmes vénérables par leur âge et par leurs vertus,
qui n'espèrent qu'en Dieu sur la terre, qui vivent avec bonheur
dans la retraite, les jeûnes et la prière, mais qui savent aussi
quitter leurs paisibles demeures pour se consacrer au soulage-
ment des malheureux , exercer les devoirs d'une sainte hospi-
' Acl., Yi, % 3. — » Ad., VI, 2, 5.— î AcL, vi, 3, 5.
CHAPITRE IV. 183
talité, secourir tous ceux qui souffrent tribulation, laver les
pieds des saints, c'est-à-dire les fidèles, et se dévouer avec un
zèle infatigable à toutes les œuvres de miséricorde ^
Telle était cette femme célèbre dans l'histoire apostolique,
qui fut ressuscitée par saint Pierre :
« Il y avait à Joppé une femme qui était du nombre des
disciples, appelée Tabithe ou Dorcas. Elle était riche en bonnes
œuvres et faisait beaucoup d'aumônes.
» Or, étant tombée malade en ce temps-là, elle mourut ; et
après qu'on eut lavé son corps, on le mit dans un cénacle.
» Les disciples ayant appris que Pierre était à Lydda, dans
le voisinage, lui envoyèrent dire : Yenez sans délai jusque
chez nous.
» Pierre se mit aussitôt en chemin et dès qu'il fut arrivé, ils
le menèrent dans le cénacle, qu'il trouva plein de pauvres
veuves, pleurant et lui montrant les tuniques et les robes que
Dorcas leur faisait '. »
Pierre ressuscita Dorcas, et « après avoir fait venir tous les
saints et les veuves, il la leur rendit vivante*. »
Ainsi s'étendaient et se multipliaient partout les magnifiques
triomphes et l'empire de la charité. Déjà l'Achaïe, la Macé-
doine, Athènes et toute la Grèce, Ephèse, Smyrne et toute
l'Asie-Mineure, Rome, l'Itahe et presque tout l'empire romain,
cédaient aux prédicateurs évangéliques ; partout la charité
marchait de concert avec la foi à la conquête du monde : la foi
éclairait les âmes, la charité embrasait les cœurs, et les anges
du Seigneur venaient eux-mêmes révéler aux gentils la puis-
sance de la charité, déclarant au centurion CorneiHe que ses
aumônes étaient montées devant Dieu et avaient attiré sur lui
le souvenir et les regards du Seigneur \
Les pauvres devinrent partout si vénérables et si chers aux
fidèles des Eglises naissantes, que, dès les premiers siècles,
nous voyons établies de toutes parts les œuvres spirituelles et
corporelles de miséricorde. Les indigents étaient secourus, les
malades et les vieillards soulagés, les orphelins recueillis, les
» / Tim., v, 18. — 2 Act., ix, 36, 41. — ' AcL, x, 1, 4.
ISI HISTOIRE DE LA PAPAlTé.
étrangers et les voyageurs abrités. On allégeait les fers de
l'esclave, on consolait la détresse des captifs, on essuyait les
larmes des affligés. Le mouvement de la charité était constant
et universel : des provinces entières organisaient des sous-
criptions charitables. Les riches de la Macédoine et de FAchaïe
se regardaient comme les débiteurs des pauvres de Jérusalem :
debitores, quel mot et n'est-ce pas le signe d'une révolution?
Mais c'est surtout à Rome qu'à la voix de Pierre et de Paul
la dignité des pauvres fut relevée et que les œuvres de la
miséricorde devinrent incomparables.
Déjà, du temps du pape Corneille, au milieu des persécu-
tions, — c'est une lettre de ce Pape lui-même, conservée par
Eusèbe, qui nous l'apprend, — l'Eglise de Rome comptait
quinze cents veuves, ou infirmes ou pauvres, auxquels elle
donnait des aliments. Et de plus, c'est Denys de Corinthe, dans
sa lettre aux Romains, qui nous l'apprend, elle secourait au
loin les pauvres de toutes les Eglises.
(( L'usage est ancien parmi vous, disait-il, d'accorder mille
secours divers à tous vos frères et de soulager dans leurs
besoins les Eglises de toutes les contrées. Non-seulement vous
venez en aide aux indigents, mais vous soutenez aussi vos
frères condamnés aux mines, et par ces bienfaits, dont l'ha-
bitude remonte aux temps de la fondation de votre Eglise,
vous continuez en dignes Romains la coutume tracée par vos
pères. Le bienheureux Soter, votre évêque, l'a fondée avec un
zèle admirable , et l'a sanctionnée par les plus touchants
exemples. »
Qui n'a versé une larme d'attendrissement aux paroles si
connues du diacre saint Laurent, quand, sommé par les persé-
cuteurs de livrer les trésors de l'Eglise, il promit de le faire ;
puis, rassemblant tous les pauvres, tous les malades que
l'Eglise de Rome nourrissait, et montrant aux bourreaux avides
ces innombrables foules, numerosissimos pauperum grèges, il
leur dit : « Vous cherchez les trésors de l'Eghse, les voilà! »
Dans ces temps bienheureux, on reconnaissait les chrétiens
à deux choses, dit le pape saint Clément ; à la communion
CHAPITRE IV. <88
eucharistique et à l'amour des pauvres; et saint Justin nous
raconte, dans son apologie, comment les chrétiens, « après
avoir mangé le pain eucharistique, s'empressaient de faire
entre eux une collecte pour les pauvres, les orpheUns, les
veuves, les vieillards et les malades. »
N'est-ce pas le portrait d'une dame de charité que traçait
déjà TertuUien, quand il nous représente la femme chrétienne
de son temps, visitant les frères de rue en rue, de porte en
porte, dans les réduits les plus pauvres, se glissant dans les
prisons pour laver les pieds des saints, baiser la chaîne des
martyrs, porter des aliments aux confesseurs de la foi ?
Plus surprenants sont encore les spectacles dont Rome fut
témoin, lorsque le Saint-Siège prit pleine possession de cette
capitale du monde.
Dans cette Rome si fière et si dure, les pauvres devinrent si
grands aux yeux des chrétiens, et la miséricorde si noble, que
l'on vit les plus illustres dames romaines, les Paula, les Mar-
cella et tant d'autres, filles des Marcellus, des Paul-Emile et des
Scipion, et, à la suite des grandes dames, les patriciens, les
sénateurs, tels que le grand chrétien Pammachius, se dévouer
avec bonheur au service des misérables , consacrer leurs
immenses richesses à nourrir les indigents, panser leurs bles-
sures, essuyer leurs larmes, baiser avec amour ces membres
meurtris dont Jésus souffrait, ennoblissait pour elles les plaies
et les douleurs.
Le premier hospice en Occident fut fondé près de Rome par
le sénateur Pammachius ; le premier hôpital, par une descen-
dante des Fabius, Fabiola. « Dirai-je, s'écrie saint Jérôme, les
innombrables et repoussantes misères que Fabiola y soignait
elle-même de ses propres mains? Combien de fois ne la vit-on
pas portant sur ses épaules les pauvres infirmes, ou lavant les
plaies qu'on n^sait pas même regarder, ou donnant des ali-
ments aux indigents et des potions aux malades ? »
L'exemple une fois donné à Rome, les fondations charitables
se répandent de toutes parts. Il fallut créer des mots nouveaux
pour exprimer ces choses nouvelles, et la multitude de ces
1S6 FnSTOIRF. DR LA PAPAl'T^..
noms atteste, jusque dans les lois des empereurs chrétiens,
que toutes les variétés des misères humaines étaient atteintes
et soulagées par la charité catholique.
Les saints Pontifes de TEgUse romaine furent en tout point
les dignes successeurs de saint Pierre et de saint Paul ; car,
en même temps qu'ils étaient la lumière du monde par la foi,
ils étaient les pères des pauvres par la charité : persécutés,
bannis, du fond même des souterrains où les tenait relégués
la cruauté des tyrans, ils nourrissaient ceux que les empereurs
laissaient périr de misère ; et, pendant ces trois premiers siècles,
sortant tous de ce monde par la voie du martyre, ils léguaient
avec une tendre sollicitude, à leurs héroïques successeurs, la
famille des pauvres. Et JuUen l'Apostat, frémissant de honte,
s'écriait : « N'est-ce pas assez que ces chrétiens nourrissent
leurs pauvres? et faut-il encore que nous leurs laissions la
gloire de soulager les nôtres? » Cet héroïsme, du reste, devait
achever la conquête du monde à l'Evangile. « Voyez comme
ils s'aiment 1 » s'écriaient les païens ravis d'admiration. Dans
une peste affreuse qui ravagea l'empire au miUeu du troisième
siècle, on vit les chrétiens se venger de leurs ennemis comme
savent se venger les chrétiens, en donnant leur vie pour des
persécuteurs. Les barbares eux-mêmes devaient bientôt con-
naître cet admirable dévouement. Les soldats romains avaient
fait aux Perses sept mille prisonniers; ces malheureux
mouraient de faim. Aussitôt Acace, évêque d'Amidée, ras-
semble son clergé : « Dieu n'a pas besoin, dit-il, de plats, ni
de coupes. Puisque notre Eglise, grâce à la libéralité des
fidèles, possède do nombreux vases d'or, n'est-il pas juste de
les employer à délivrer ces pauvres captifs et à venir au se-
cours de leur misère ?» A ces paroles, il fit fondre les vases
sacrés, employa une partie du prix à racheter les prisonniers,
l'autre à les nourrir ; puis il les renvoya dans leur pays avec
des provisions de voyage. Le roi des Perses, confondu par
tant de charité, écrivit à Théodore pour le prier de lui faire
connaître cet étrange ennemi, qui lui rendait ses soldats
vaincus, après les avoir comblés de biens. Théodore fit con-
CHAPITRE IV. 187
naître à Acacius ce désir du prince, et l'homme de Dieu se
rendit à la cour de Perse, pour expliquer au prince païen le
mystère de la charité chrétienne ^
V. L'affranchissement du Christianisme par Constantin fit,
à la charité, de plus larges ouvertures : elle entrait, pour ne
plus le quitter, sur le terrain de la vie publique ; nous allons
suivre, sur ce nouveau théâtre, cette messagère des dons
divins.
Les œuvres de charité, dit le comte de Champagny, ne se
développent qu'avec le temps ; il faut, pour qu'elles s'élèvent,
la patience et la persévérance des siècles de foi ; il faut, pour
qu'elles se constituent et qu'elles durent^ l'inteUigence et la
maturité des siècles civilisés. Aujourd'hui encore, c'est par la
charité envers celui qui souffre que la foi a son point de
contact principal avec le monde, et, quoi qu'il fasse, le garde
en sa possession. Et une des choses les plus merveilleuses de
cette merveilleuse époque des Constantin et des Chrysostome,
est de voir comme en peu de temps, après un siècle tout au
plus de liberté, la charité chrétienne avait déjà changé la face
du monde'.
C'était, en effet, un grand siècle que celui où l'Eglise affran-
chie sortait des catacombes et se montrait en plein jour.
Par cette révolution, la situation de l'Eglise était changée ;
ses moyens d'action et la nature de sa tâche allaient changer
aussi. L'empire devenait son ami. La république romaine et
la république chrétienne joignaient leurs mains dans celles de
Constantin. Quoiqu'une sorte de paganisme officiel demeurât
dans les premiers temps, le Christianisme était libre ; il était
protégé, il allait être dominant. L'évêque allait être le conseiller
du prince; l'influence que, même sous les princes païens, le
Christianisme avait exercée sur la société romaine, il allait
directement, auvertement, officiellement l'exercer sur ce
monde où la masse commençait à être chrétienne. « Je suis
persuadé, écrit Constantin, que si j'amenais tous les hommes
> Socrate, Hist. eccL, VII, xxi (an. 420). — ^ Champagiiy, la Charité chré-
tienne dans les premiers siècles de l'Eglise, p. 159.
i88 HISTOIRE 1)K LA PAPAUTÉ.
à adorer le même Dieu, ce changement de religion amènerait
un changement dans l'empire '. » L'Eglise allait avoir le prince
pour son aide; la puissance du commandement allait être mise
au service de la parole : Constantin fut appelé le défenseur des
saints canons.
Mais, en même temps que ses moyens d'action, l'Eglise
voyait s'accroître sa tâche. Le vieux monde romain, qui avait
eu si longtemps auprès de lui l'antidote de ses vices et de ses
misères, était en pleine décadence. Les deux éléments qui
l'avaient constitué, le génie quiritaire et le génie oriental,
étaient également frappés d'impuissance. Le génie romain avait
eu sa grandeur et ses infirmités : c'était, d'un côté, le courage
militaire, le sentiment patriotique, le dévouement à la répu-
hhque chaque jour agrandie, tout cela, désormais tombé à
l'état de phrase en usage dans les panégyriques et les poèmes ;
mais, d'un autre côté, le vice dominant, la dureté de l'esprit,
le sentiment cruel était demeuré debout. Sans doute l'influence
des philosophes et des jurisconsultes, éclairés à leur insu par
la pensée chrétienne, l'avaient fait, dans la sphère législative,
reculer de quelques pas ; mais ces échecs partiels étaient peu
de chose et les lois échouaient tristement contre la dégradation
des mœurs. Sauf quelques rares exceptions, l'empire restait
sous la loi de l'inhumanité antique ; la protection de l'enfant
était impuissante, l'émancipation de la femme était encore
incomplète; l'esclavage, bien que réduit quant au nombre,
était encore la base fondamentale de l'ordre social. Les cruautés
du droit de la guerre, les sanguinaires voluptés de l'amphi-
théâtre, les rigueurs d'une justice barbare, tout cela avait à
peine reçu quelque atteinte.
Et cependant, comme nous venons de le dire, l'esprit national
de la vieille Rome, dans ce qu'il avait de tutélaire et d'élevé,
était en décadence. Les peuples s'étaient vengés d'elle. Les
guerres et les révolutions de l'empire avaient été comme une
insurrection sans cesse renouvelée de toutes les nations con-
quises contre le nom romain. La pourpre avait décoré des
* Euseb., in Vitd Constantini, II, lxv.
CHAPITRE IV. 489
épaules espagnoles, illyriennes, syriennes, arabes. Le paysan
pannonien Dioclétien fut surtout l'homme de ce cosmopolitisme
antiromain. Il brisa la tradition de Rome et d'Auguste; il
rompit l'unité de l'empire ; il opposa à la ville des Césars Nico-
médie, la Rome asiatique, aux mœurs romaines les mœurs de
l'Orient, à l'empire fondé par Auguste un nouvel empire.
Cet empire se composa de deux classes d'hommes qui se re-
trouvent dans toutes les sociétés où la vie factice remplace la
vie réelle, de fonctionnaires et d'agents du fisc. Ces fonction-
naires, nommés clarissimes et perfectissimes, mots qu'il faut
prendre à contre-sens pour en avoir le sens, formaient une
administration, non une aristocratie, car ils n'avaient pas de
racines dans le passé ; une administration gouvernementale,
mais point nationale, car elle était plutôt hostile à l'esprit
romain ; d'ailleurs n'ayant pas l'appui des grandes fortunes ,
rares en ce siècle, elle ne constituait qu'un mandarinat cor-
rompu, comme à la Chine, avec ses écoles, son noviciat et ses
degrés.
Quant aux agents du fisc, ils étaient les vampires de cette
société mourante. Le système d'exaction n'eut plus de bornes.
L'intérêt du trésor, qui est perpétuel, étant remplacé par l'in-
térêt de son agent, qui est viager, les procédés changèrent ; on
enrichit le présent au détriment de l'avenir. Quand un village
était épuisé par la disette, on ajoutait ses contributions à celles
du village voisin et l'on ruinait deux villages au lieu d'un.
Quand les impôts d'un bourg rentraient avec peine, au lieu de
presser chaque contribuable, on tondait un riche propriétaire,
puis un autre, jusqu'à l'établissement de l'égalité dans la
misère. Quand le colon, qui cultivait son champ, ne payait pas
sa quote d'impôt, on vendait le bœuf, la charrue, les enfants,
le colon lui-même. Le colon, qui voyait la prison succéder à la
ruine, fuyaitchez les barbares, se donnait en esclavage ou se
faisait bandit. Le fisc rayait de son catalogue quelques milliers
d'arpents restés sans culture et en pressurait d'autres pour
combler son déficit. En procédant avec cette modération et cette
intelhgence, pour faire produire à l'impôt des surcroîts de
190 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
recettes, on marchait à l'anéantissement de la fortune pu-
blique.
Du reste, la divinité de l'empereur, l'établissement des lar-
gesses sacrées, la pratique de la délation imposaient à la pro-
priété de perpétuels remaniements. On dut donc créer, pour
les besoins de l'agriculture et de l'industrie , une situation
mitoyenne entre l'esclavage et la liberté, le colonat et les cor-
porations de métiers. De plus, pour assurer la rentrée des
impôts et l'exact accomplissement des services, il fallut faire
peser sur les fonctions municipales, administratives et séna-
toriales, une responsabilité qui en ruina les titulaires. On dut,
pour ces charges, recruter des délinquants et recourir, par
exemple, aux lois du maximum, dernier expédient d'une poli-
tique aux abois. Une somme énorme de richesses matérielles,
intellectuelles et morales s'anéantissait ainsi chaque jour. Au
profit de qui ? De personne, si ce n'est de cet état-major d'agents
impériaux, de fonctionnaires, d'espions politiques ou financiers,
qui exploitaient la puissance et la divinité de César. Le reste,
et c'était tout le monde, était tellement misérable, qu'on ne l'a
peut être jamais été plus.
Le Christianisme parlant par ses écrivains, ses évêques
et ses Souverains - Pontifes, protesta énergiquement contre
toutes les barbaries. Nous verrons bientôt comment il affran-
chit l'esclave, réhabilita la femme, constitua la famille chré-
tienne et fit prévaloir, dans les mœurs, quelques principes de
haute sociabilité. En ce qui regarde l'enfant, il poursuivit de
ses censures l'avortement, l'infanticide, la vente, la réduction
en esclavage. « Empêcher de naître, c'est tuer d'avance, » avait
écrit Tertullien. Nous n'accorderons pas, disait i\ son tour
Lactance, qu'il puisse être permis de faire périr les enfants
nouveaux-nés. C'est un crime impie, car Dieu, qui leur adonné
des âmes, les leur donne pour vivre et non pour mourir.
L'homme, pour ne s'épargner aucun crime, retire à ces êtres à
peines formés une vie dont il n'est pas l'auteur. Epargnera- 1- il
le sang d'autrui celui qui n'épargne pas le sien ? Ceux-là donc,
sans contredit, sont des scélérats. Mais que dirais-je de ceux
CHAPITRE IV. igi
qu'un resle de pitié porte à exposer leurs enfants ? Sont-ils in-
nocents, ceux qui livrent leur sang aux chiens et, autant qu'il
est en eux, condamnent leurs enfants à une mort plus cruelle
que la strangulation elle-même? Quelle impiété crue de
compter ainsi sur la miséricorde étrangère et sur une misé-
ricorde qui vouera notre sang ou à la servitude, ou à la prosti-
tution!... Il est aussi coupable d'exposer que de tuer' »
Constantin entendit la voix de Lactance et poursuivit ces
mmes. Les punir ne suffisait pas, il fallait, en diminuant la
misère, en prévenir le retour. Les empereurs chrétiens s'es-
sayèrent a cet insoluble problème ; ils durent céder à l'impuis-
des entit"' '''"""" ""'' "'^ '' ^'°'" '''^^^-^ ''^ -'^^
spectacles. Jl7rvait!ircrvoluptÏrtlJL''quI^
ani au cœur du peuple romain, et que l'EgHse eut t^nt de
il TT'"' "" """""""^ attentat à la liberté, à la dignité
u]a vie de l'homme. Les acteurs étaient contraints de reste ■'
eux et leur postérité, sur les planches de la scène. Le théâti-é
.tleraireéait du reste, éclipsé par les spectacles sanglante
es luttes de l'homme contre la bête et de l'homme contré
1 homme. Les bêtes réservées aux amusements du peuple^
jouissaient d'une certaine immunité. Les empereurs chrétien
agn-ent vigoureusement, mais avec un succès médiocre coZ
ces horreurs de spectacles. Un jour venait de l'Orient ursÔ!
htaire nommé Télémaque; à Rome, il voit les gladiateurs prl
a sentre-dechirer; il descend dans l'amphithéâtre pour !'on
poser a leur combat. Le peuple s'arme contre le gLémix
anachorète, de pierres et de bâtons. Télémaque meurt LS
son sang coule le dernier sur l'arène. L'empereTr enhTr^
rr "^^^"^' ^'' ' '''-'• '^ ''^" '''' "^ di paru e^p:
Si le droit civîl était cruel, le droit de guerre était mnn»
U-ueux En présence de ces guerres si atroces iVghl S
en quelque sorte à absoudre la guerre elle-mème^actan '
' Divm. institut., VI, xx. -^«-^^tauce,
192 Histoire de la papauté.
qui excède quelquefois, déclare qu'il n'est pas permis au juste
de faire la guerre. Les Pères se demandent quelquefois si le
soldat qui revient sanglant du combat doit être admis à la
table sainte. Quelques canons imposent des pénitences à celui
qui a tué un ennemi dans le combat. Théodose, après une
bataille, n'ose se présenter à la sainte table jusqu'au jour où la
naissance d'un fils lui fait présumer le pardon du Seigneur.
Tant de sang avait été versé et versé avec si peu de raison,
qu'un certain excès était utile dans cette horreur du sang, qui
est le principe et le généreux sentiment de l'Eglise.
Nous n'insisterons pas sur les questions de justice civile ou
criminelle; nous devons nous occuper spécialement ici de la
charité.
Vï. Après l'inhumanité dans les lois et dans les mœurs vient
le fait de la misère ; c'était là le fléau que la charité chrétienne
devait spécialement combattre.
Quant au fait, il est triste, et malgré sa tristesse, se rit
des doléances. Dans une société exclusivement composée
d'hommes, il y aura toujours des enfants et des vieillards, des
orpheUns et des veuves. Dans une société composée d'hommes
libres, rien ne peut prévenir l'imprudence de l'ouvrier. Si un
artisan gagne quatre fois, dix fois plus qu'il ne faut pour
vivre, il destinera, au repos et au plaisir, dans la semaine sui-
vante, le nombre de jours nécessaire pour le ramener de force
au travail un peu plus tard, et toute déclamation à ce sujet
serait indiscrète. Aucune prévoyance humaine ne peut d'ailleurs
prévenir les maladies, les chômages, les manques de travail.
Sous une forme ou sous une autre, la misère est une des plaies
vives de l'humanité.
Mais si le fait est triste, sa morahté offre des consolations.
L'expiation est la loi commune de la vie privée et de la vie
publique. L'expiation affecte deux formes : elle s'exerce par
la domination lorsque les forts subordonnent tout à leur
égoïsme, ou par l'immolation volontaire, lorsque les riches
se dévouent spontanément au bien du pauvre. Dans l'anti-
quité, l'expiation par la domination devient un dogme uni-
CHAPITIU': ÎV. ^(j.j
verse). Malheur aux vaincus! Les races se subjuguent, se dé-
vorent, s'absorbent dans une action et une réaction inces-
santes; d'abord le joug de l'Orient, puis celui de l'Occident La
vie et la mort se transforment d'une extrémité du monde à
1 autre. Ce règne de la chair et du sang, cette exclusion
aveugle et fatale, cette pression de la violence, cette loi terrible
de l'envahissement, dont l'empire développait avec tant d'éner-
gie l'homme charnel, tout cet ensemble de douleurs, de vo-
luptés, d'asservissement et de despotisme eût duré jusqu'à
1 extmction de l'espèce. L'homme était enfermé dans un cercle
vicieux ou la brutalité, la domination, la servitude se dépla-
çaient l'une l'autre, mais pour se fortifier. Pour briser ce cercle
de misère, il fallait qu'un point d'appui fût pris en dehors de
humanité et que son centre fût reporté en Dieu. Il fallait que
a vie déifiée coulât dans ses veines pour la reconstruire par
1 intérieur et lui donner la force de la régénération. Tout cela
futl œuvre, le triomphe de la charité.
Le premier acte contre la misère fut la réhabilitation du tra-
vail. Avant tout, en effet, il faut demander à l'homme ce qu'il
peut produire, et, par une assistance inconsidérée, ne point
favoriser la paresse. Quand le Christianisme fut affranchi il y
avait dans la société deux classes d'hommes : des patriciens
qui considéraient le travail comme une œuvre d'esclave , et
cles affranchis, qui ne trouvaient rien de mieux que d'embeUir
1 affranchissement parles délices toujours trompeuses de l'oisi-
veté. Dans l'Eglise, il s'était mémo formé une secte de moines
Massa liens, qui avait, pour unique règle, cette parole : « Ne
travaillez pas pour une nourriture qui périt. » L'Eglise résista
a ce torrent. D'abord elle ferma ses portes à l'esclave par res-
pect pour les droits du maître, au décurion par respect pour
es droits de la cité, à tous ceux en un mot qui étaient débi-
teurs dun travail. De plus, elle prétendit maintenir l'ordre
antique par suite duquel le travail se trouvait dans la cellule
comme hors de la cellule, et plus rude, plus constant, plus
sévèrement exigé. Dans les églises troublées par les prédica-
teurs de la fainéantise, les Pères tonnent contre cette prédi-
'^- 13
\\)i HISTOIRE DE LA PAPAUlÈ.
cation malvenue '. Les évèques même ne négligeaient point le
travail. De leur coté, les princes poursuivent les mendiants
capables de travailler. Cette grande leçon du travail était né-
cessaire à cette époque plus qu'à aucune autre. L'Eglise avait
besoin d'arborer l'étendard du travail manuel, pour ne pas
être le commun asile de tous les désœuvrés. Quand le siècle
a travaillé davantage, les cloîtres ont pu remplacer le travail
de Marthe par la contemplation de Marie. Mais dans un temps
où l'Etat commandait le travail et , malgré ses menaces , ne
l'obtenait point, il fallait le grand exemple de l'Eglise pour
ranimer, relever, aider le travail. Sans elle, l'activité s'étei-
gnait et le monde ne pouvait plus que vivre de brigandage ou
mourir de faim.
Si rien n'est plus sage que de relever le travail et d'offrir à
riiomme valide, dans le fruit de ses efforts, des moyens de
subsistance, il n'est pas moins juste et bon d'assister le pauvre
par la charité. L'Eglise, dès son berceau, avait ouvert le trésor
des pauvres, et, dès le temps des persécutions, elle avait formé
leur patrimoine : avec Constantin, elle vit s'inscrire, dans la
loi, le principe de la propriété charitable. Ce magnifique em-
pereur lui restitua ce que la confiscation lui avait enlevé ; la
déclara héritière des martyrs, quand ceux-ci étaient morts sans
héritiers et sans testament; donna, à défaut d'héritiers, l'hé-
ritage des clercs à l'Eglise, celui des moines au monastère;
permit enfin à qui que ce fût de donner ou léguer à l'Eghse.
C'était, disons-nous, poser le principe légal de la propriété
ecclésiastique, mais tout aussitôt, sous le bénéfice de la loi,
s'établit la propriété charitable, qu'il faut en distinguer avec
soin. Car, bien que les deux appartiennent à l'Eglise et re-
lèvent de son administration, la propriété ecclésiastique a pre-
mièrement, pour objet, l'entretien de l'EgUse, et, la propriété
charitable, pour objet premier, l'entretien des pauvres.
La propriété charitable s'établit, dans ces temps de ferveur,
presque instantanément par les charités des saints. Ceux qui
avaient des biens et qui entraient dans TEglise en distribuaient
1 S. August., De moribus Ecclesiae ; S. Hieronym., Ad Rusticummonach.
CHAPITRE IV. 10^
eux-mêmes une part aux pauvres. Un grand nombre de ces
libéralités sont rapportées par les Saints-Pères ; elles avaient
quelque chose de touchant, lorsque la bonne volonté de l'héri-
tier, d'accord avec la générosité du mourant, donnait aux
pauvres deux bienfaiteurs au lieu d'un. C'est ce qui arrivait
dans ces héroïques familles, où les saints se multipliaient
comme les grains sur la tige de blé. Saint Hilaire partagea
entre les pauvres et ses parents ; saint Grégoire de Nazianze,
en donnant tout son bien aux pauvres, ne fit qu'accomplir le
vœu de sa mère ; le frère de saint Ambroise, Satyre, n'étant
pas marié, n'avait pas de bien en propre; il laissa donc les
survivants ex^'cer la charité en son nom : ceux-ci donnèrent
tout. Saint Césaire fit de même, et à la lecture de son testa-
ment, sa mère répandit des larmes de joie, heureuse de donner
au nom de son fds défunt.
Lorsqu'on lit, sur ce chapitre, les écrits des Pères, on les voit
partagés entre deux pensées : ils veulent amener les cœurs à
la charité, mais leur triomphe sur l'égoïsme est tel qu'ils ont
aussitôt à se défendre des excès de la piété. Sur ce point,
comme sur tant d'autres, saint Augustin est admirable : il
voulait son Eglise irréprochable, plutôt que riche. A une femme
qui prétendait donner immodérément : « Rien de trop, disait-il ;
consulte ton mari, souviens-toi de tes enfants. » A un fils qui
donnait au préjudice de ses parents, saint Ambroise disait
aussi : « Dieu ne veut pas s'enrichir de la faim de tes parents.
Donne à ton père d'abord, aux pauvres ensuite. » Aussi leur
reprochait-on de trahir les intérêts de l'Eghse. Saint Augustin
nous a conservé le souvenir de ces reproches : « Yoilà pour-
quoi, disent bien des gens, l'Eghse d'Hippone ne s'enrichit pasi
Personne ne lui donne I personne ne la fait son héritière ! C'est
que l'évêque Augustin, dans sa bonté (car, dit-il, ils me flattent
tout en me déchirant; leurs lèvres caressent , mais leurs dents
mordent), l'évoque Augustin ne veut rien recevoir. Bien au
contraire, je reçois ; je reçois les oblations saintes et pures.
Mais si un homme, irrité contre ses enfants, les déshérite à sa
mort, ne dois-je pas penser à ce que je ferais s'il était vivant?
iOG HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Je devrais le réconcilier avec ses enfants... Si un homme dés-
hérite son lils pour doter FEglise, qu'il cherche un autre évêque
pour accepter son testament ; ce ne sera pas Augustin. Il y a
plus, et, s'il plait à Dieu, j'espère bien qu'il n'en trouvera pas
un seul ^ »
Les libéralités si fréquentes envers les pauvres , tant de pa-
trimoines abandonnés par ceux qui entraient dans les monas-
tères, ne durent pas se dissiper en aumônes immédiates et
surabondantes. Les évêques durent réserver un capital, et ce
capital alla grossissant. Bientôt des donations, des legs, des
hérédités testamentaires augmentèrent ce fonds spécial des
pauvres, distinct du fonds de l'Eglise. La propriété des pauvres
se constitua d'une manière distincte, formelle, importante, et
les jurisconsultes, bon gré mal gré, l'acceptèrent. Cette pro-
priété fut inaliénable ou ne put être aliénée qu'aux mêmes
conditions que la propriété ecclésiastique. L'évêque en fut,
comme pour les églises, l'administrateur suprême; il eut la
charge de poursuivre les legs faits pour les pauvres, pour les
captifs à racheter, pour les établissements charitables. Il fut,
dans le droit civil, l'homme d'affaire de la charité, comme il en
était, en fait de police, un magistrat.
L'évêque, chargé de tant de devoirs, eut besoin d'un coadju-
teur pour l'administration du patrimoine spécial des pauvres.
On appela celui-ci l'économe des pauvres, le nourrisseur des
orphelins. Saint Basile en fait mention; des canons, attribués
au concile de Nicée, énumèrent les devoirs de sa charge :
a Que les citoyens de chaque ville et de chaque pays, dit-il,
choisissent parmi les prêtres ou les moines un homme dis-
tingué, éloquent, prudent, de mœurs excellentes. Qu'on lui
désigne pour son habitation une cellule dans l'hospice des
pauvres.' Qu'il ait leurs biens eu sa garde ; qu'il visite fréquem-
ment les hospices ; qu'il fasse la visite des prisonniers ; si parmi
eux il trouve quelque chrétien digne d'être mis en liberté,
quil s'intéresse en sa faveur S'il en trouve un qui manque
des choses nécessaires à la vie, qu'il demande pour lui assis-
1 Ep. Gic, in Luc, 8; Sermo de diversis, xl.
CHAPITRE IV. lOf
tance auprès des fidèles , hommes et femmes. Si un autre a
besoin de trouver une caution, qu'il réponde pour lui ou
cherche un répondant. S'il se trouve enfm un chrétien accusé
d'un grand crime et dont on ne puisse espérer la délivrance,
qu'il lui assure du moins la nourriture et le vêtement. . . Et s'il
y a quelqu'un des fidèles qui ne puisse payer une dette, quand
même il aurait consumé son bien en débauches ..., ce ne serait
pas une raison pour l'abandonner *. »
Les revenus de la propriété charitable servirent bientôt à
créer des fondations. La première vertu qui s'immobihsa ainsi
dans un édifice, fut, après la piété, l'hospitalité, si recommandée
par les apôtres; puis le soin des malades, ces membres souf-
frants de Jésus-Christ ; enfin les enfants, les vierges et les
vieillards, ces trois objets des aPTections de l'Eglise. Pour le
service de ces établissements, il se forma des confréries : les
deux premières dont l'histoire fasse mention sont : la corpora-
tion des fossoyeurs et les parabolains, qui soignaient les ma-
lades en temps de peste. Mais au-dessus de ces charités s'élevait
celle de l'évêque : elle avait ses représenlants attitrés, ses
règles précises, et, plus que tout autre^ elle joignait au mor-
ceau de pain la parole des consolations efficaces et des saintes
espérances. Et tel était le résultat de cette action combinée de
la charité chrétienne, que JuHen l'Apostat en fut lui-même
frappé et humilié ; dans une lettre à Arsace, pontife de Galatie,
il relève la charité, et, comme il n'espère pas obtenir des païens
la même grâce, au lieu d'essayer la conversion des cœurs, il
ordonne l'ouverture des bourses. Grande différence dans les
moyens d'actions, et, pour un César, confession d'impuissance.
Ces œuvres n'arrêtaient pas l'essor de la charité individuelle.
Les temps étaient malheureux ; les guerres fréquentes ; la di-
sette, presque à l'état chronique. Ces heures d'angoisses of-
fraient à l'Eglise l'occasion de découvrir le fond de son cœur ;
elle l'ouvrait pour verser sans cesse les effusions de sa charité
maternelle. Qu'on nous permette un trait qui dispense de tout
renseignement ultérieur.
< Conc. nicsen., Can. arabic, c. lxxxiv.
J08 HISTOIRK DE LA PAPAUTE.
L'évêquc de Jérusalem, Polychronius, vendit, en un temps
de disette, les terres de son Eglise, nourrit les pauvres, son
clergé, tout son peuple. On l'accusa devant le Pape pour avoir
dissipé un bien qui ne lui appartenait que temporairement.
Assis dans un synode, et l'empereur Valentinien à ses côtés, le
Pape entendit l'accusé et l'accusateur. L'empereur parla le
premier : « Polychronius , dit-il, a fait ce qu'a fait la veuve de
l'Evangile. Il a donné son nécessaire quand d'autres n'ont
donné que leur superflu. » Le diacre Léon reprit aussitôt :
a L'évéque qui a imité la veuve ne doit pas être veuf de son
Eglise. » Et alors, les évêques et tous les assistants se levèrent,
et, pleurant de joie, entonnèrent le chant des litanies. Poly-
chronius, absous, rentra à Jérusalem au milieu des acclama-
tions de son peuple *. »
Lorsqu'éclata, sur l'empire^ l'orage des invasions, les évoques
se multiplièrent. On les voyait partout au premier rang , sau-
vant les villes de la flamme et les populations du glaive. Mais,
parmi les évêques, nul n'égala les Pontifes de Rome , arrêtant
tous les chefs dos invasions et stipulant près d'eux pour les in-
térêts de la chrétienté.
Au moyen âge, l'organisation de la société fut, si j'ose ainsi
dire, toute charitable. Nous verrons ci-après, en parlant de la
propriété ecclésiastique, ce que fit l'Eglise après les invasions ;
et, en parlant des monastères, comment elle vulgarisa, pendant
plusieurs siècles, la pratique de la charité.
Dans les temps modernes, pendant que les coryphées du pro-
testantisme et du césarisme pillent églises et monastères,
l'Eglise tire de son sein de nouveaux fondateurs d'ordres , un
saint Jérôme Emilien, un saint Jean de Dieu, un saint Camille
de Lellis, et, par-dessus tout, un saint Vincent de Paul et un
saint François de Sales, les deux héros de la charité française.
Les Papes approuvèrent ces nouvelles fondations ; et, par leurs
mains à Rome, par la main des ordres religieux dans les autres
pays, continuèrent leurs fonctions séculaires de bienfaiteurs
des pauvres, de thaumaturges de la chanté.
^ Lal)be, Conc. roman. j 420,
CHAPITRE V. i99
La charité, voilà à quoi se reconnaissent l'Eglise et le Saint-
Siège. La charité vraie, sincère, complète, universelle, infati-
gable, voilà la charité catholique. Les sectes ont pu nous singer
sous beaucoup de rapports, sous le rapport de] la charité, ja-
mais : elles sauront donner, mais elles ne sauront jamais se
donner, parce qu'elles n'ont ni le cœur de Jésus-Christ, ni le
chef de son Eglise.
CHAPITRE V.
LA PROPRIÉTÉ ECCLÉSIASTIQUE, SI AUTHENTÏQUEMENT CONSACRÉE
PAR LE SAINT-SIÈGE, MANQUE-T-ELLE DE BASE LÉGALE ET DE
JUSTIFICATION HISTORIQUE ?
La civilisation , dans son ensemble , repose sur trois ou
quatre principes dont l'intelligence et le respect assurent le
bonheur des peuples et la paix des nations. Ces principes sont
la propriété, le mariage, la loi sociale et le pouvoir politique,
principes concrètes dans des institutions, régis par le droit,
dont la vertu est l'âme de la vie collective. Ces principes pre-
miers et absolus sont d'institution divine; sous des formes
différentes, ils existent dans tous les temps et chez tous les
peuples; suivant la manière dont ils sont conçus, expliqués,
développés, protégés et au besoin vengés, ils augmentent ou
diminuent leur force vivifiante. Mais enfin, si ignorés qu'ils
soient et si méconnus qu'ils puissent être, ils sont considérés
partout comme des puissances tutélaires. Même quand l'infir-
mité humaine en fait une source d'abus, voire une occasion
d'iniquités, le principe reste toujours, dans sa notion première,
comme un objet de vénération instinctive; il semble que,
même en l'ijisultant, on veuille encore le respecter. ,
A son avènement, le Christianisme trouva ces principes,
aussi anciens que le monde, défigurés par les traditions et mé-
connus par les passions. Nous nous proposons d'examiner,
500 HISTOIRE DE I,A PAPAUTÉ.
dans ce chapitre, non pas la condition qu'il fit à la propriété
en général, mais l'importante innovation qu'il introduisit dans
Véconomie des biens temporels. Nous nous tenons, comme
historien, sur le terrain des faits, et nous verrons s'il y a lieu,
sur cette question de la propriété cléricale, d'incriminer la
Chaire apostolique.
Le clergé possédait autrefois des biens considérables, des
privilèges et des droits politiques d'une grande importance.
Tous les historiens admettent l'existence de ce fait, mais son
appréciation les divise profondément. Tandis que les histo-
riens catholiques, tout en condamnant les abus individuels,
approuvent loiigine et r usage de la propriété ecclésiastique, les
protestants et les incrédules les attaquent avec une aveugle
et ardente passion. A les entendre, les richesses du clergé
furent le produit de la fraude, de l'hypocrisie, de l'intrigue
exploitant en toute liberté un temps d'ignorance, et l'EgUse
ne sut en jouir que dans l'oisiveté et le vice. L'influence poli-
tique du clergé n'a pas une plus pure origine et, par un odieux
abus, elle n'aurait servi qu'à augmenter les richesses. Dans
Tardeur de ses invectives, on va jusqu'à méconnaître le prin-
cipe divin de la propriété, la loi qui la protège et les bienfaits
qui la recommandent. Depuis la réforme prolestante, depuis
Louis XIV et Mirabeau surtout, ces attaques sont presque
passées à l'état de doctrines. A peu près dans tout l'univers,
le pillage des biens ecclésiastiques est présenté comme un
progrès de l'économie sociale, comme une œuvre nécessaire
de réparation, comme une ressource de finance, un élément
de crédit, un appoint pour toutes les réformes. L'Interna-
tionale, il est vrai, à la suite de ses attaques contre la propriété
cléricale, s'est crue en droit d'attaquer toute propriété et de la
ruiner par la suppression de la rente. Vaine menace, inutile-
ment suivie d'un commencement d'exécution. Les conserva-
teurs révolutionnaires n'entendent conserver que leur propre
bien; il font toujours bon marché des biens de l'EgUse, et c'est
à nous, comme une marque d esprit rétrogade ou au moins
un manque d'intelligence, si nous entreprenons de venger,
CHAPITRE V. 201
contre les déclamateurs frivoles et les réformateurs scélérats;
le principe divin de la propriété religieuse.
Voici donc le fait qu'il faut légitimer. Sous le gouvernement
des Papes, pendant que les Papes, chefs spirituels et sou-
verains de l'humanité régénérée, exerçaient parmi les nations
une sorte de primauté sociale et politique, la propriété a été
admise comme un droit inhérent à l'Eghse, comme un droit
dont l'origine est sainte, dont l'exercice est placé sous la
sauvegarde de la loi, et dont les résultats sont des bienfaits.
C'est à ce triple point de vue que nous examinons la ques-
tion.
I. Nous commençons par quelques généralités scolastiques
sur les biens, les personnes et le droit de propriété.
On nomme bieyis les choses en tant qu'elles peuvent procurer
aux hommes quelque utilité, quelque avantage, quelque agré-
ment : tels sont la lumière, l'air, l'eau, les animaux, la terre
et ses productions ; mais, pris dans le sens purement juridique,
le mot biens s'appHque uniquement à celles qui sont sus-
ceptibles à' appropriation, c'est-à-dire qui sont de nature à
pouvoir être possédées exclusivement et en propre par les
personnes. En cette matière, le mot chose s'emploie par oppo-
sition au mot personne. C'est sur les choses que les personnes
exercent des droits. Les choses sont l'objet de ces droits et les
personnes en sont le sujet.
Dans le langage juridique , le mot personne désigne les
hommes considérés sous le rapport de leurs droits et des obli-
gations qu'ils contractent les uns envers les autres. L'homme
qui ne serait susceptible ni de droits ni d'obligations, ne serait
pas considéré comme une personne, mais comme une chose ;
tels étaient, sous la législation romaine, les femmes, les en-
fants et les esclaves. La civilisation chrétienne, en rendant à
l'homme sa dignité avec ses droits naturels et divins, a fait
disparaître successivement de nos Codes ces dispositions du
droit païen.
Considérés sous le rapport de la nature, les biens, comme
les choses sont corporels et incorporels^ mobiliers ou immobi-
505 HISTOIRE DR LA PAPAUTE.
liers. Ils sont corporels ou incorporels selon qu'ils tombent ou
no n sous nos sens ; les premiers consistent dans les droits con-
férés aux personnes : tels sont les créances résultant des obli-
gations conventionnelles ou légales, les actions ou le droit
d'agir en justice, les droits de nue-propriété, d'usufruit, d'usage
d'habitation, d'hypothèque, de servitude.
Les biens corporels sont mobiliers ou immobiliers, selon
qu'ils peuvent ou non se mouvoir ou être transportés d'un lieu
dans un autre. Les biens incorporels ne sont par eux-mêmes
ni mobiliers ni immobiliers, mais ils sont considérés les uns
comme mobiliers et les autres comme immobiliers, selon la dé-
termination de la loi.
Considérés sous le rapport des personnes qui les possèdent,
les biens sont indi^âduels ou communs et sociaux, selon qu'ils
appartiennent aux individus ou à des sociétés.
On nomme propriété le bien qui, en fait comme en droit, ap-
partient exclusivement et en propre à une personne , soit
physique, soit morale. Les personnes physiques sont les
hommes considérés individuellement ; les personnes morales
sont les associations ou corporations de personnes physiques
unies par des intérêts communs, et formant sous ce rapport
une société, une communauté, un corps, un seul tout {colle-
gium, universitas) ; tels sont, dans l'ordre naturel, la société
conjugale, la famille, la société domestique ; dans l'ordre civil
et politique, une commune, un département, une province,
une nation ; dans l'ordre religieux, une communauté ou cor-
poration, une paroisse, un diocèse, une province ecclésiastique,
l'Eglise catholique.
On qualifie aussi de personnes morales les dotations de cer-
tains services sociaux particuliers et considérés, par une fiction
de la loi, comme personnes capables de posséder des biens et
de faire à leur égard tous les actes de la vie civile : tels sont les
hospices, les bureaux de bienfaisance, les lycées et collèges
communaux, les séminaires et autres établissements diocésains,
les titres ecclésiastiques, les fabriques et autres étabhssements
paroissiaux; ces institutions, bien que gérées par un corps
CHAPITRE V. 203
(Vadministrateurs, ne sont pas des sociétés, mais de simples
établissements d'utilité sociale.
Il y a entre ces deux classes de personnes morales des diffé-
rences essentielles et trop peu remarquées par les auteurs qui
ont traité cette matière. Celles de la première classe sont des
personnes morales réelles, se composant de personnes phy-
siques unies entre elles dans un but et dans un intérêt commun ;
celles de la seconde classe sont des personnes morales pure-
ment fictives, consistant dans la dotation d'un service social
personnifié, c'est-à-dire érig-é en personne civile ; mais les biens
affectés à un service social personnifié sont eux-mêmes la pro-
priété de la personne morale réelle pour l'utilité de laquelle ce
service a été institué et doté.
Les personnes seules sont capables de posséder des biens. En
effet, pour posséder des biens, il faut que l'on puisse se les ap-
proprier, les administrer, en user selon ses besoins, en disposer
selon son gré, et, pour cela, il faut être capable d'intelligence,
de volonté et de liberté. Or, les personnes seules en sont ca-
pables. Le droit à la propriété est tellement l'attribut de la
personnalité humaine, que les législations païennes qui, ainsi
que nous l'avons déjà dit, ne reconnaissaient pas comme per-
sonnes et considéraient comme choses les enfants, les femm.es
en général, et les hommes réduits en servitude, les déclaraient
pour cela même incapables d'acquérir ou de posséder des
biens.
On voit, par ce qui précède, que les choses seulement sont
Vobjet du droit de propriété, tandis que les personnes seules en
sont le sujet actif ou passif. « Les éléments essentiels au droit
de propriété, dit Pothier, sont une personne, sujet du droit
et une chose objet de ce droit*. »
On a beaucoup agité, dans les écoles, la question de l'origine
et de la nature du droit de propriété. Par droit de propriété,
nous entendons- ici, non -seulement le droit du propriétaire sur
sa chose, mais encore et principalement le droit, pour les
personnes physiques ou morales, de devenir propriétaires, ou,
< Cf. Vouriot, de la Propriété des biens ecclésiastiques^ p. 1 et siiiv.
504 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
en d'autres termes, d'acquérir et de posséder des biens en
propre.
« L'homme, dit encore l'abbé Vouriot, ne peut subsister en
ce monde sans les biens terrestres, destinés par Dieu, son
auteur, à satisfaire ses besoins légitimes. Il tient de son créa-
teur même le droit naturel d'acquérir et de posséder.
» Ce droit est naturel en ce qu'il dérive nécessairement de la
nature de l'homme, mais il est divin en ce que cette nature et
les conséquences nécessaires qui en dérivent ont Dieu lui-même
pour auteur. Les lois humaines reconnaissent, promulguent,
confirment, protègent et sanctionnent ce droit, mais elles ne le
créent ni le confèrent ^ »
Les uns ont nié la légitimité de l'appropriation et l'ont con-
sidérée comme une usurpation commise par quelques-uns au
préjudice de tous ; les autres, sans nier la légitimité de la pro-
priété, l'ont considérée comme une institution humaine, une
concession du prince, une création de la loi, un effet du contrat
social. En dernière analyse, ces deux opinions se confondent.
Fonder la propriété sur un fait humain, c'est étabhr la pro-
priété en dehors de toute garantie divine, et l'asseoir sur une
base aussi fragile que le fait créateur d'où elle émane. Le
contrat social peut se rompre, la loi peut revenir sur son texte
favorable et le prince retirer la concession. Dès lors la propriété
n'existe plus comme le comporte sa notion et comme l'exige
son établissement. Pour nous, la propriété a une origine
divine; elle repose sur un droit naturel et inamissible pour les
personnes, antérieur et supérieur à la loi humaine, dont Dieu
lui-même est l'auteur , que l'autorité doit , non-seulement
respecter, mais protéger.
Ainsi l'homme ne peut subsister en ce monde sans l'usage
des biens terrestres, et la société ne peut subsister elle-même
sans les biens terrestres qui lui sont nécessaires pour subvenir
aux besoins de la communauté et aux services du gouverne-
ment. 11 s ensuit que cette nécessité est érigée en droit de pro-
priété pour la famille, l'Etat et l'Eghse.
^ op. cit., p. 5 et passim.
CHAPITRE V. 200
La société religieuse que nous appelons l'Eglise est tout à
la fois divine, humaine, religieuse et spirituelle : elle est divine
par l'origine de son institution ; humaine, parles membres qui
la composent; religieuse et spirituelle, par son objet, qui est le
perfectionnement, la sanctification et le salut des âmes par la
religion.
La société religieuse, divinement instituée, tient de Dieu
même, son auteur immédiat, tout ce qui lui est nécessaire pour
atteindre sa fm ; car Dieu, dans ses œuvres, met nécessaire-
ment les moyens en harmonie avec la fm qu'il se propose.
Sortie parfaite des mains de son divin Fondateur, qui lui a
assuré sa constante assistance jusqu'à la consommation des
siècles, elle forme une société complète, se suffisant à elle-
même, conséquemment autonome et indépendante. Son exis-
tence pendant les trois premiers siècles, au milieu des plus
violentes persécutions de la part des empereurs païens, est une
preuve éclatante de son autonomie.
L'Eglise est universelle et, conséquemment, unique ; mais
elle se divise en plusieurs Eglises particulières unies entre elles
et subordonnées à un ordre hiérarchique sous un chef visible ,
qui est ici-bas le centre et le lien de l'unité catholique. Ce chef
suprême est le Souverain-Pontife, successeur de saint Pierre à
Rome, et, comme lui, vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ
sur la terre.
Certains publicistes de nos jours considèrent l'Eglise comme
une institution d'une origine purement humaine, et assimilent
les établissements qui en émanent aux collèges ou établisse-
ments acéphales y qui ne peuvent recevoir que de l'autorité
civile l'être, l'organisation et la vie. C'est là une erreur capi-
tale, qui est, pour les jurisconsultes qui l'adoptent, la source
des plus étranges méprises.
L'EgUse, considérée sous le rapport des membres qui la
composent, est, sans doute, une société humaine ; mais consi-
dérée sous le rapport de son origine et de l'autorité qui l'a
fondée, elle est une institution divine, qui a reçu de son divin
Auteur l'existence, la forme et la vie , et qui communique cette
20() IIISTOIKE DE LA I'AI'AUTÉ.
f
vie aux institutions qu'elle crée. L'autorité civile et politique
n'intervient à cet égard qu'autant qu'il s'agit de conférer aux
établissements ainsi formés les effets de la sanction civile ; et,
dans ce cas, elle intervient par voie de simple homologation,
quelle que soit d'ailleurs la forme, souvent défectueuse, donnée
à cette homologation. Par homologation, nous entendons la
sanction donnée par l'autorité publique à un acte qui n'émane
pas de cette autorité, et qui, au moyen de l'homologation, ac-
quiert, dans l'ordre civil et politique, la même force que s'il
émanait de cette autorité même.
Il est d'autres publicistes qui, dans leur ignorance et leur in-
concevable prévention, ne se bornant pas à considérer l'Eglise
comme une institution d'origine purement humaine, la traitent
encore comme une institution dangereuse et malfaisante, contre
laquelle on ne peut trop prendre ses sûretés. Ils paraissent ne
pas se douter qu'indépendamment des lumières salutaires ap-
portées au monde par le Christianisme et qui disparaîtraient
avec lui s'il pouvait disparaître lui-même, l'Eglise a reçu de son
divin Fondateur et communique partout l'esprit de charité qui
lui est propre et qui fait d'elle-même, ici-bas, la plus grande
bienfaitrice du genre humain.
La fm toute spirituelle de l'Eglise, loin d'exclure , exige au
contraire l'usage et par conséquent la possession de choses
matérielles. En effet, l'Eghse étant une société d'hommes , elle
doit nécessairement réunir toutes les conditions essentielles des
autres sociétés humaines. Celles-ci, avons-nous dit, ne peuvent
subsister sans les biens terrestres nécessaires aux besoins ma-
tériels de la communauté et de son gouvernement ; il en est de
même de l'Eglise : des biens terrestres lui sont ici-bas indis-
pensables pour accomplir sa mission spirituelle et céleste. Ainsi
elle doit pourvoir aux frais qu'exigent l'éducation des clercs, la
subsistance des ministres sacrés, la construction, l'entretien et
l'ameublement des temples, la célébration du culte public,
l'établissement des lieux de sépulture, la propagation de la
doctrine évangélique par toute la terre, l'expansion de sa cha-
rité, qui embrasse toutes les misères; et comme elle ne peut
CHAPITRE V. 207
rien faire de tout cela sans biens matériels, il faut en conclure
qu'elle a reçu de son divin Fondateur le droit d'acquérir et de
posséder les biens terrestres nécessaires au gouvernement de
la société chrétienne. Lui contester ou lui dénier ce droit
serait lui contester ou lui dénier celui d'exister. L'anéantisse-
ment de l'Eglise est en effet le dernier mot de tous les systèmes
hostiles à la propriété ecclésiastique.
D'ailleurs^ la société religieuse n'est ni moins naturelle, ni
moins nécessaire que la société domestique et que la société
politique ; elle est môme d'un ordre plus élevé ; elle a donc, aux
mêmes titres que celles-ci, et môme, à plus forte raison, le
droit naturel de posséder les biens terrestres qui lui sont ici-
bas indispensables pour atteindre sa fm. Il n'est aucun des ar-
guments invoqués à l'appui du droit de propriété reconnu à la
famille et à la société politique, qui ne puisse l'être également
en faveur de la propriété ecclésiastique ; comme aussi il n'est
pas d'attaque dirigée contre la propriété ecclésiastique qui ne
porte également atteinte à toute autre propriété, soit publique,
soit privée.
La société domestique et la société religieuse ne sont ni l'une
ni l'autre une création, une émanation de la société politique ,
qu'elles ont au contraire partout précédée et formée ; car la
famille est l'élément des nations , comme la religion est tout à
la fois le fondement de l'édifice social et le ciment qui en unit
toutes les parties. Il suit de là : 1° que la société politique doit,
dans son propre intérêt, protéger la société domestique et la
société religieuse ; 2° qu'elle n'a dans aucun cas le droit de les
abolir, puisqu'elles ne sont pas son œuvre. Or, ce serait abolir
la société domestique et la société religieuse, la famille et
FEgUse, que leur refuser le droit de posséder, droit, comme
nous l'avons vu, qui dérive de leur nature , qu'elles tiennent
conséquemment de Dieu et sans lequel elles ne pourraient
exister.
Terminons enfin cette série de considérations déjà surabon-
dantes par une dernière observation, non moins concluante
que les précédentes. En entrant dans la société politique, le
20R IIISTOIUR DE LA PAPAUTÉ.
citoyen y porte ses droits de famille et ses droits religieux. Les
droits naturels et individuels sont inamissibles ; ils sont sacrés
et doivent être respectés. La société politique doit les protéger,
car c'est précisément pour cela qu'elle est établie ; mais elle ne
les confère pas ; ils ne sont pas son œuvre, elle ne peut dés lors
leur porter atteinte et moins encore les anéantir. Or, refuser à
la famille et à l'Eglise le droit de posséder et par conséquent
celui d'exister, ce ne serait pas seulement porter atteinte à
ces institutions divines, ce serait encore blesser les citoyens
eux-mêmes dans leurs droits de famille et dans leurs droits
religieux. C'est ainsi qu'en cette matière la cause de l'Eglise
s'identifie avec celle de la famille et celle du citoyen ^ .
n. Aces généralités de droit naturel s'ajoutent les stipula-
tions du droit canonique. Nous devons en dresser ici l'impor-
tante nomenclature, en relevant d'abord les faits qui motivent
le droit, puis en indiquant les lois qui ont pris ces faits sous
leur garde.
C'est un principe fondamental du gallicanisme et de toutes
les erreurs qui en découlent aujourd'hui, qu'il faut séparer
l'Eglise et l'Etat. A. Dieu, le ciel ; aux hommes, la terre ; à l'E-
glise, la conduite des âmes à leur fin, par les voies spirituelles;
à l'Etat, la domination des corps et des biens, l'administration
exclusive des choses temporelles, entendant, par ce dernier
mot, toutes les choses et les personnes soumises à la succes-
sion du temps. Théorie, en apparence, très-simple, puisqu'elle
tranche le nœud de toutes les difficultés sociales et religieuses,
par le fait absolu d'une séparation radicale ; mais théorie beau-
coup moins simple qu'elle n'en a l'air. En séparant, comme elle
le fait, ce que Dieu a uni, au lieu de simplifier les choses, elle
les confond; au lieu d'expUquer les principes, elle les em-
brouille ; et, par suite, au heu des bienfaits qu'elle promet,
elle ne doit amener que des embarras, bientôt surchargés de
désastres.
Nous n'avons pas, ici, à réfuter, d'une manière directe, ce
séparatisme gallican. Nous dirons seulement que, s'il était con-
> Vouriot, Op. cit., p. 31.
CHAPITRE V. :^09
forme à la nature des choses et aux exigences de la vérité, il
ne devrait entraîner que des conséquences de même nature et
se concilier parfaitement, surtout avec les institutions du droit
divin dans l'Eglise.
Or, il n'en est pas ainsi, notamment en ce qui regarde le prin-
cipe sacré de la propriété ecclésiastique.
L'Eglise catholique, instituée par Jésus- Christ, pour procu-
rer le salut éternel des hommes, a reçu, par la force de son
institution divine, la forme d'une société parfaite ; elle doit, par
conséquent, dans l'accomplissement de son ministère, posséder
des biens et jouir de la liberté. Aussi, par un conseil particulier
de la divine Providence, a-t-èlle toujours sauvegardé l'indé-
pendance de sa hiérarchie et maintenu, pour le service du
culte, son droit de propriété. C'est ce dernier point que nous
voulons établir ; nous verrons ensuite comment il tourne contre
le gallicanisme.
Quand Jésus-Christ envoya ses apôtres prêcher l'Evangile, il
leur recommanda de ne porter ni or, ni argent, ni provisions,
et il leur en donna le motif en disant que tout ouvrier est digne
de sa nourriture : Dignus est operarms cibo suo; ou, comme le
rapporte saint Luc : Dignus est rnercede sud '. Or, suivant toutes
les lois, la récompense suppose un titre méritoire et la nourri-
ture doit comprendre tout ce qui compose un honnête entretien.
De plus, Jésus-Christ chargea les apôtres d'enseigner toutes
les nations, de prêcher l'Evangile à toute créature, de gouver-
ner l'Eglise de Dieu. Comment les apôtres auraient-ils pu, sans
assistance aucune, remplir cette mission? Comment auraient-
ils pu passer d'un pays à un autre, traverser les mers, se trans-
porter aux extrémités du monde, pour annoncer la bonne
nouvelle, s'ils n'avaient eu de quoi se nourrir et subvenir aux
frais de longs voyages? Comment auraient-ils pu bâtir et orner
des églises, célébrer les saints mystères, tenir des assemblées
saintes, secourir les pauvres, s'ils n'avaient obtenu les secours
nécessaires? Et ces secours, d'où pouvaient-ils provenir, sinon
des oifrandes des fidèles ?
< Malih., X, 9; Luc, x,l.
IV. 14
iilO HISTOIRE DE LA I'APAUtA.
Lo Sauveur lui-même, qui multipliait, poiu' la foule, les
pains par le miracle, recevait, pour lui-même, les ofTrandes
des saintes femmes et Judas portait la bourse. En outre, le
Sauveur était venu pour accomplir la loi, établir un sacerdoce,
des sacrements, un sacrifice; il devait donc pourvoir, par la pro-
mulgation d'un droit rigoureux, à l'établissement et au jeu
régulier de ces institutions. Il faut donc reconnaître que
l'Eglise, dès les premiers temps, se croyait, de droit divin, la
faculté de recevoir et de conserver des biens temporels.
Saint Paul, écrivant aux fidèles de Corinthe*, dit : « N'avons-
nous pas le pouvoir de manger et de boire ?... (Jui va jamais à
la guerre à ses dépens? Qui plante une vigne et n'en mange
pas le fruit ? Qui fait paître un troupeau et ne se nourrit pas
de son lait?... Si nous avons semé parmi vous les biens spiri-
tuels, est-ce une grande chose que nous recueillions une partie
de vos biens temporels?... Ne savez-vous pas que les ministres
du temple mangent de ce qui est offert dans le temple et que
ceux qui servent à l'autel ont part aux oblations de l'autel ?
Ainsi le Seigneur a ordonné que ceux qui annoncent l'Evan-
gile vivent de l'Evangile. »
Dans la première à Timothée^ l'Apôtre des gentils dit
encore : « Que les prêtres qui administrent bien soient double-
ment honorés; car il est écrit : Vous ne lierez point la bouche
au bœuf qui foule le grain et l'ouvrier est digne de sa récom-
pense. »
On voit que saint Paul met sur le même rang, pour ce qui
regarde les honoraires, le prêtre, le soldat, le vigneron, le
laboureur et le berger. Or, le soldat n'a-t-il pas droit à la
paie ? Le laboureur et le vigneron ne reçoivent-ils pas le denier
de la journée ? La justice ne veut-elle pas que celui qui travaille
pour les autres reçoive la récompense de son travail. L'Apôtre
le répète après le Sauveur : L'ouvrier est digne de sa nourri-
ture et de son salaire. Ainsi donc, au terme de l'Evangile, le
prêtre peut non-seulement recevoir, mais réclamer les hono-
raires qui lui permettent de remplir sa mission; et ces hono-
1 / Cor., IX, 14. — « V, 17.
CHAPITBE V. ^li
raires ne sont point des aumônes, mais des dettes de justice,
dettes sacrées qu'on ne peut se dispenser d'acquitter qu'en
violant les droits de l'équité et de la religion.
Mais Jésus-Christ n'a-t-il pas ordonné à ses apôtres d'exercer
leur ministère gratuitement? N'a-t-il pas dit : Gratis accepistis,
gratis date '? Certainement, il est défendu de vendre les dons
de la grâce et les bienfaits du ministère pastoral : vouloir en
faire payer la valeur intrinsèque ou la valeur d'échange serait
une profanation, un sacrilège, un crime de simonie. Mais autre
chose est de trafiquer des biens spirituels, autre chose est de
recevoir, et môme d'exiger des honoraires à l'occasion d'une
fonction ecclésiastique. On ne dit pas qu'un soldat vend ses
coups de sabre, un médecin, la santé, et un magistrat, la
justice. Or, pourquoi n'en serait-il pas de même d'un prêtre
ou d'un évêqùe? Riche ou pauvre, quiconque se dévoue au
service de l'autel, doit vivre de l'autel : tel est l'enseignement
de saint Paul et l'ordre du Seigneur.
Aussi, dès les premiers temps, les fidèles se faisaient un
devoir de procurer aux apôtres et aux évoques leurs succes-
seurs, aux prêtres et aux diacres, les choses nécessaires à
leur subsistance et à l'entretien du culte. Et il faut remarquer
que, dans le principe, l'Eglise ne pouvait guère recevoir que
des dons personnels, étant réduite à la communauté spirituelle
de quelques personnes. Mais, avec le temps elle se développa,
et, à raison de ses développements progressifs, fondée sur son
droit, forte de ses besoins, elle reçut de tous les biens dont
les hommes peuvent disposer à titre gracieux et sous toutes
les formes qu'affectent, au for juridique, les actes de donation.
Les canons des apôtres, qui datent du second et, au plus
tard, du troisième siècle, défendent aux évêques et aux prêtres
d'ofTrir, sur l'autel, autre chose que le pain et le vin. Mais ils
ne défendent pas aux fidèles de faire d'autres offrandes; ils
supposent même qu'on en fait habituellement; ils énumèrent,
entre autres, non-seulement les épis nouveaux, les raisins,
l'huile, mais poma, mais legumina, mais animalia aliqua et
' MaUh.,:L, 8.
'2\Û HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
voldtilia. D'après les mûmes canons, ces offrandes doivent se
distribuer, sous la direction des évêques et par la main des
diacres ; elles doivent se distribuer entre les divers membres
de la chrétienté naissante, suivant les règles d'une justice ri-
goureuse et d'une parfaite charité.
Les constitutions apostoliques, dont la rédaction remonte
au troisième ou au quatrième siècle, s'expriment dans le même
sens que les canons des apôtres : « L'évêque doit employer,
comme il convient à un homme de Dieu, les dîmes ou les pré-
mices qui sont offerts suivant le précepte divin. Qu'il distribue
équitablement aux orphelins, aux veuves, aux affligés et aux
étrangers sans ressources les biens donnés spontanément en
faveur des pauvres, se souvenant quïls doivent rendre compte
de cette dispensation à Dieu, dont il est en cela le mandataire.
0 évèques ! repartissez ces oblations avec justice entre tous
ceux qui sont dans le besoin ^ »
Suivant les mêmes constitutions, les chrétiens devaient
payer les prémices et les dîmes de leurs biens. On regardait
ces offrandes comme obhgatoires en principe, s'en rapportant,
pour la pratique, à la sagesse de l'Eglise. C'était à l'Eghse, en
effet, qu'il appartenait d'en déterminer les différentes espèces
et d'en fixer la quotité, eu égard aux temps, aux lieux, aux
circonstances, aux besoins, constants ou passagers des églises,
des prêtres et des pauvres.
Dès le quatrième siècle, et même auparavant, les Pères et
les conciles insistent sur la nécessité de payer exactement les
dîmes et les prémices, conformément aux lois canoniques ou
aux usages légitimes. C'est une obhgation de droit naturel,
pour tous de contribuer, chacun suivant ses moyens, aux frais
du culte, en y consacrant une part de ses biens. Si l'on doit
rendre à César ce qui est à César, en payant les impôts, on
doit rendre à Dieu ce qui est à Dieu, en assistant son Eglise.
Saint Justin, dans son Apologie % parle des offrandes que font
les riches, au jour du soleil, c'est-à-dire le dimanche, et il
ajoute que l'évêque, qu'il appelle : Indigentium omnium
^ Liv. II, cil. XXX. — 2 I, n. 67.
CHAPITRE V. 213
curaior, est chargé de pourvoir aux besoins de tous les
pauvres. Saint Irénée * fait la comparaison de l'ancienne loi
avec la loi nouvelle et dit que « les chrétiens offrent librement
et avec joie ce qu'ils ont de meilleur, en vue des plus grands
biens qu'ils ont l'espérance d'obtenir de Dieu. » Tertullien' :
(( Chacun apporte tous les mois, dit-il, son modique tribut,
s'il le peut et dans la mesure de ses moyens... C'est là comme
un dépôt de piété ; il n'est employé qu'à la nourriture des in-
digents, aux frais des sépultures, » etc. Saint Cyprien ^ établit,
entre les prêtres et les lévites, la même comparaison que saint
Irénée. Origène, dans sa onzième homéhe sur les nombres,
dans son Commentaire de saint Matthieu et dans les prélimi-
naires des Hexaples, traite la question de principe sous toutes
ses faces et commence à parler des églises bâties dans toutes
les parties du monde. A côté de ces églises, on voit s'élever
des évêchés, des presbytères et des séminaires. Avec le progrès
des temps, l'Eglise étend le cercle de ses opérations, et si l'on
étudie avec soin les œuvres de son berceau, on y verra, en
germe, toutes les institutions des âges futurs.
Pendant les persécutions, plusieurs églises furent brûlées,
d'autres furent occupées par des agents du fisc. L'édit de 313,
porté par Constantin et Licinius, en ordonne la restitution :
« Nous ordonnons, en faveur des chrétiens, que si les lieux où
ils avaient coutume de se réunir ont été achetés par quelqu'un
de notre fisc, ou par une autre personne quelconque, ils leur
soient restitués sans argent ni répétition de prix, et sans
aucun délai ni difficulté ; que ceux qui les ont reçus en don
les rendent pareillement au plus tôt ; et que les acheteurs et
les donateurs, qui auront quelque réclamation à faire, s'a-
dressent au gouverneur de la province, afin qu'il soit pourvu
par nous. Tous ces lieux seront incontinent délivrés à la com-
munauté des chrétiens. Et parce qu'il est notoire qu'outre les
lieux où ils tenaient leurs assemblées, ils avaient encore d'autres
biens qui appartenaient à leur communauté, c'est-à-dire aux
» Conlrà hsereses, lib. IV, c. xxxiii. — « Apologét., n, 39. — ' Lettre lxvi,
2!i insToinE dk la pai'Aitk.
églises et non à des particuliers, vous ferez rendre ces biens
à leur corps ou communauté, aux conditions ci-dessus expri-
mées, sans aucune difficulté ni contestation. »
Eusèbe nous apprend encore que Constantin fit rendre aux
églises les maisons, les jardins et les terres qui leur apparte-
naient, ainsi que les oratoires et les cimetières qu'on leur avait
enlevés : Ut eu justissimè restituta sanctis Dei ecclesiis denuo
redhlbeantur \
Constantin, devenu chrétien, ne se contenta pas de rendre
aux églises les biens enlevés par les persécuteurs, il combla
l'Eglise de libéralités. De leur côté, les Papes, les évoques, les
prêtres, les simples fidèles ne montrèrent pas moins de zèle
pour la maison de Dieu. Pour se faire une idée des richesses
de l'Eglise, du quatrième au neuvième siècle , il suffit de lire
ce qu'en dit Fleury, d'après Eusèbe et Anastase le Bibliothé-
caire :
« Les Yies des Papes, dit Fleury ^, les Vies des Papes depuis
saint Sylvestre et le commencement du quatrième siècle jusqu'à
la fin du neuvième, sont pleines de présents faits aux églises
de Rome par les Papes, les empereurs, et par quelques parti-
culiers, et ces présents ne sont pas seulement des roses d'or et
d'argent, mais des maisons dans Rome et des terres à la cam-
pagne, non-seulement en Italie, mais en diverses provinces de
l'empire. Je me contenterai de parler des offrandes rapportées
par Anastase et décrites par lui comme subsistant encore de
son temps.
» Dans la basilique constantinienne, qui est celle de Latran ,
un tabernacle d'argent du poids de deux mille vingt-cinq livres;
au-devant, le Sauveur assis dans un siège haut de cinq pieds,
pesant cent vingt livres, et les douze apôtres, chacun de cinq
pieds, pesant quatre-vingt-dix hvres, avec des couronnes d'ar-
gent très-pur. Derrière, était une autre image du Sauveur, de
cinq pieds, du poids de cent quarante livres, et quatre anges
d'argent de cinq pieds chacun et de cent quinze livres, ornés
de pierreries : plus quatre couronnes d'or très-pur, c'est-à-dire
< Yiio, Constantini, lib. II, c. xl. — ' Mœurs des chrétiens.
CHAPITRE V. 218
des cercles portant des chandeliers, ornés de vingt dauphins ;
chacun du poids de quinze Hvres ; sept autels d'argent de deux
cents livres ; sept patènes d'or de trente livres chacune ; qua-
rante calices d'or d'une livre pièce ; cinq cents calices d'argent,
dont quarante-cinq pesaient trente livres la pièce, le reste vingt
livres, et plusieurs autres vases.
» Dans le baptistère, la cuve de porphyre, toute revêtue
d'argent, jusqu'au poids de trois mille huit hvres; il y avait
une lam»pe d'or de trente livres, où brûlaient deux cents livres
de baume ; un agneau d'argent versant de l'eau , de trente
livres ; un Sauveur d'argent très-pur de cinq pieds, pesant cent
soixante-dix livres, et, à gauche , un saint Jean-Baptiste d'ar-
gent, de cent livres, et sept cerfs d'argent versant de l'eau,
chacun de huit cents livres ; un encensoir d'or très-pur, de dix
livres, orné de quarante-deux pierres précieuses.
» Tout ce qu'il donna à la basilique et au baptistère montait
à six cent soixante-dix-huit livres d'or, et à dix-neuf mille six
cent soixante-treize livres d'argent, et comme la livre romaine
n'était que de douze onces, ce sont mille dix-sept marcs d'or,
et vingt-neuf mille cinq cents marcs d'argent , ce qui revient à
plus de quinze cents mille livres, sans les façons, comptant le
marc d'or à quatre cent cinquante livres, le marc d'argent à
trente hvres.
» Constantin donna de plus à la même basilique et au baptis-
tère, en maisons et en terre, treize mille neuf cent trente -
quatre sous d'or de revenu annuel, ce qui revient à près de
cent quinze mille livres de rente, en comptant le sou d'or à huit
hvres cinq sous de notre monnaie, selon les calculs de Le Blanc
dans son Traité historique des monnaies de France. Tout cela
appartenant à la seule église de Latran.
» Constantin en bâtit sept autres à Rome : Saint- Pierre,
Saint-Paul, Sainte-Croix-de-Jérusalem, Sainte- Agnès, Saint-
Laurent, Saint-Pierre et Saint-Marcehin ; et il fit de grands
dons à celle que saint Sylvestre avait faite. Il fit encore bâtir
une éghse à Ostie, une à Albano, une à Capoue et une à Naples.
Ce qui appartenait à toutes ces éghses , en vases d'or et d'ar-
5l(i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
gent, monte à raille trois cent cinquante-neuf marcs d'or et k
douze mille quatre cent trente-sept marcs d'argent, qui re-
viennent à plus de neuf cent quatre-vingt mille livres, sans les
façons. Leurs revenus montent à dix-sept mille sept cent dix-
sept sous d'or, c'est-à-dire à plus de cent quarante mille livres
de notre monnaie et à la valeur de plus de vingt mille livres
en divers aromates, que les terres d'Egypte et d'Orient devaient
fournir en espèce, à ne les compter que suivant les prix d'au-
jourd'hui, beaucoup moindres sans comparaison que ceux
d'alors. L'église de Saint-Pierre, par exemple, avait des mai-
sons dans Antioche et des terres aux environs. Elle avait des
biens à Tarse, en Cilicie, à Alexandrie et par toute l'Egypte ; elle
en avait jusque dans la province d'Euphrate; et une partie de
ces terres étaient obligées à fournir certaine quantité d'huile
de nard, de baume, de florux, de canelle, de safran et d'autres
drogues précieuses pour les encensoirs et pour les lampes.
)) Ajoutez à cela les églises que Constantin et sainte Hélène,
sa mère, firent bâtir à Jérusalem, à Bethléem et par toute la
Terre sainte ; celle des Douze-Apôtres et les autres qu'il fonda à
Constantinople, car il en bâtit toutes les églises ; celles de Ni-
comédie, celle d'x\ntioche, dignes de la grandeur de la ville.
Ajoutez les libérahtés qu'il fit aux églises par tout l'empire.
Ajoutez encore ce que donnèrent les gouverneurs et tous les
grands seigneurs qui se firent chrétiens; les libéralités de ces
saintes dames qui quittèrent de si grands biens pour embrasser
la pauvreté chrétienne : comme à Rome, sainte Paule, sainte
Mélanie; à Constantinople, sainte Olympiade et tant d'autres,
x^joutez enfin les dons desévéqucs, dont chacun à l'envi prenait
soin d'orner et d'enrichir son église : et jugez après cela quelle
devait être la richesse des églises des grandes villes capitales
de ces provinces, que nous compterions aujourd'hui pour des
royaumes ' . «
Les premiers empereurs chrétiens, dit à ce propos le cardinal
^ Fleury, Mœurs des Israélites, n. 50. Voir aussi ; Thomassin^ Ane. et
nouv. discipline, part. III, liv. 1, cli. i et suiv. ; et Gousset, le Droit de
l'Eglise touchant la possession des biens, p. 30.
CHAPITRE V. ^IT
Gousset, ne se sont pas contentés de faire des libéralités à
l'Eglise, ils encourageaient, par des édits, celles des simples
particuliers. Les anciennes lois romaines permettant les dona-
tions entre vifs et testamentaires , faites en faveur des temples
et des prêtres du paganisme, il était naturel que Constantin et
les autres princes chrétiens fissent pour l'Eglise et ses ministres,
à l'honneur du vrai Dieu et des saints, ce qu'ils avaient fait
avant leur conversion pour le culte des fausses divinités et des
démons. Aussi, Constantin n'hésita pas à le faire en autorisant
par une loi, de la manière la plus formelle, les legs et les tes-
taments en faveur de l'Eglise chrétienne : Habeat umisqidsque
licentiam sanctissimo, cathoUco venerahilique concilio (Eccle-
siœ) decedens bononim quod optaverit relinquere, et non sint
cassa judicia ejus ^ .
Aussi, du moins à partir du quatrième siècle, les empereurs,
les rois, les princes, les seigneurs , les simples particuliers ont
constamment montré plus ou moins de zèle , suivant la diver-
sité des temps et des lieux, pour doter les églises; pour la con-
struction ou la conservation des édifices religieux ; pour le ser-
vice divin et la pompe du culte catholique, pour le soulagement
des malades indigents et des pauvres, qui ont toujours été
l'objet d'une sollicitude toute paternelle de la part du clergé ;
pour la fondation des écoles publiques et des monastères qui
ont rendu de si grands services à l'Eglise, aux lettres et à la
civiUsation. Partout et dans tous les temps, la piété des fidèles,
puissamment secondée par les évêques, s'est manifestée et se
manifeste encore, malgré l'opposition de certains gouverne-
ments, par la création d'institutions pieuses et charitables, aussi
utiles à la société qu'à l'Eglise. Les Papes et les pasteurs ont
toujours encouragé et favorisé ces fondations, en les faisant
exécuter conformément aux intentions expresses ou tacites des
fondateurs. Ils les ont acceptées au nom de l'Eghse, au nom du
Seigneur qui les accepte lui-même comme un hommage rendu
au souverain domaine qu'il a sur toutes choses, comme une ex-
piation de nos péchés, comme une réparation de certaines in-
i CodeJust., liv. I, tit. ii, n. 1.
^18 HisKunr, df i,a pAPAUift.
justices autrement irréparables. Or, en acceptant et en favorisanf
ces fondations et les dons des fidèles , le Souverain-Pontife , le
vicaire de Jésus-Christ, le Père et le docteur de tous les chrétiens,
et les évoques qui partagent sa sollicitude pastorale, nous mon-
trent bien clairement qu'ils reconnaissent à l'Eglise le droit,
inhérent à toute la société , d'acquérir et de posséder des biens
temporels, droit que l'Eglise universelle a constamment exercé
surtout depuis que la conversion de Constantin l'a rendue plus
libre qu'elle n'était sous le règne des empereurs païens *.
De Constantin à Charlemagne, le droit de la propriété ecclé-
siastique s'affirme de plus en plus, se précise, se codifie et
forme, par les conciles, une partie essentielle du droit cano-
nique. En 314, le concile d'Ancyre, en son quinzième canon,
déclare que si, pendant la vacance du siège, l'économe aliène
les biens de son Eglise, l'évêque futur pourra casser le contrat
ou en recevoir le prix. En 321, le concile de Gangres anathé-
matise celui qui s'empare des oblations faites à l'Eglise et en
dispose sans le consentement de l'évêque. En 341, le concile
d'Antioche pourvoit , par ses vingt-quatrième et vingt-cin-
quième canons, à l'usage et à la conservation des biens ecclé-
siastiques. En 349 ou 360, un concile favorable à l'arianisme
se conformant au droit en vigueur, fait un crime à un évêque,
d'avoir vendu, à son profit, les biens de l'Eglise. En 398, le
quatrième concile de Carthage anathématise, comme meur-
triers, ceux qui refusent aux églises les oblations des défunts
ou qui font difficulté de les rendre à leur destination. Un décret
du pape Boniface, élu en 418, porte que ceux qui usurpent les
biens consacrés à Dieu soient traités comme coupables de sa-
crilèges et encourent l'excommunication. En 442, le concile de
Vaison, en son quatrième canon, excommunie comme sacri-
lèges et meurtriers des pauvres, ceux qui retiennent les obla-
tions faites à l'Eglise ; ce canon est renouvelé par le deuxième
concile d'Arles, par le concile d'Agde, par le troisième et le
cinquième concile d'Orléans et par le premier de Mâcon. Des
dispositions analogues à celles des conciles précédents se re-
* Cardinal Gousset, op. cit., p. 32.
CHAPITRE V. 219
trouvent dans les conciles de Rome en 447, sous le pape saint
Léon; de Chalcédoine, en 451; dans la lettre du pape Symmaque
à saint Césaire d'Arles et dans le concile de Rome, tenu en 504,
sous la présidence du même pape; dans le premier concile
d'Orléans, en 5H; d'Epaône, en 517 ; de Lérida, en 524; de Va-
lence, en Espagne, la même année; de Clermont, en 535; de
Paris, en 557 et en 615; de Tours, en 567; de Narbonne, en
589; de Rome, en 601 et en 721; de Reiras, en 625 ou 30; de
Tolède, en 589, 634 et 638 ; de Rouen et de Chalon-sur-Saône,
en 650; d'PIertford, en 673; de Constantinople, en 692; et du
second concile général de Nicée en 787.
Il faut faire, sur les canons de ces conciles, deux observa-
lions.
La première, c'est que tous proclament le droit de la pro-
priété ecclésiastique ; qu'ils en reconnaissent le principe comme
un corollaire du droit divin ; qu'ils en déterminent l'usage pour
les besoins du culte, du clergé et des pauvres ; qu'ils en confient
l'administration à l'évêque ; et qu'ils en punissent les envahis-
seurs, non-seulement comme voleurs, mais comme sacrilèges
et homicides.
La seconde, c'est que ces canons sont portés par des conciles
tenus dans toutes les parties de la chrétienté ; que leur ju-
risprudence se concilie avec le droit césarien de l'ancienne
Rome, avec le Nomo-Canon de Byzance, avec toutes les cou-
tumes des peuples barbares, après l'invasion ; que ce droit se
fait respecter des princes et des peuples, ou, du moins, si le
droit est méconnu, en fait, le crime est reconnu pour crime,
puni et réparé suivant les exigences de la loi canonique.
On doit en conclure que, de Constantin à Charlemagne, à la
face du soleil et chez tous les peuples, l'Eglise a joui de son
droit de propriété. L'ancienne loi, concernant la dîme, prise à
la lettre, n'est plus obligatoire par elle-même ; mais comme
la raison sur laquelle elle était fondée subsiste toujours,
TEglise a pu la conserver et la rendre applicable, eu égard aux
temps et auxheux, comme moyen de pourvoir aux frais du culte
et à l'entretien de ses ministres.
^20 HISTOIHK 1)K LA 1>AI»AUTÉ.
Do Charlemagne au concile de Trente, le droit de la propriété
ecclésiastique se maintient au for de l'Eglise et entre, comme
principe constitutionnel, dans la législation générale de tous
les peuples. Les capitulaires de nos rois, rédigés dans les plaids
du royaume, renferment les mêmes règlements que les anciens
conciles. En 803, à Worms, les grands adressent à Char-
lemagne, une supplique où nous lisons ces paroles :
« Nous supplions tous à genoux Votre Majesté de garantir les
évêques des dangers de la guerre. Quand nous marchons
contre l'ennemi, qu'ils restent paisibles dans leurs diocèses,
afin qu'ils s'y appliquent à célébrer les saints mystères , à
chanter l'office, à réciter les litanies et à faire des aumônes pour
vous et pour votre armée. Nous déclarons cependant, à vous et
à tout le monde, que nous n'entendrons pas pour cela les obliger
de contribuer de leurs biens aux dépenses de la guerre; ils
donneront ce qu'ils voudront ; notre intention n'est pas de
dépouiller les églises ; nous voudrions même augmenter leurs
ressources, si Dieu nous en donnait le pouvoir, persuadés,
comme nous le sommes, que nos pieuses libéralités attireraient
les bénédictions du ciel sur vous et sur nous. Nous savons
que les biens de l'Eglise sont les biens consacrés à Dieu ; nous
savons qu'ils sont tous les oblations des fidèles et la rançon de
leurs péchés. C'est pourquoi, si quelqu'un est assez téméraire
pour enlever aux églises les offrandes qu'elles ont reçues des
fidèles et qui ont été consacrées à Dieu, il n'y a pas de doute
qu'il ne commette un sacrilège ; il faut être aveugle pour
ne pas le voir. Lorsque quelqu'un d'entre nous donne son bien
à l'Eglise, c'est à Dieu et à ses saints qu'il l'offre et qu'il le
consacre, et non pas à un autre, comme le prouvent les paroles
et les actes du donateur ; car il rédige par écrit un étal des
choses qu'il veut donner à Dieu, se présente à l'autel, et, s'a-
dressant aux prêtres ou aux gardiens du lieu : J'offre, dit-il, et
je consacre à Dieu tous les biens désignés dans cet écrit, pour
la rémission de mes péchés, de ceux de mes ancêtres et de mes
enfants, ou pour être employés au service de Dieu et à la célé-
bration de l'office divin, à l'entretien du luminaire, à la nourri-
I
CHAPITBE V. 221
tiire des clercs et des pauvres. Si quelqu'un, ce que je ne crois
pas, s'empare de ces biens, il sera coupable d'un sacrilège dont
il rendra un compte rigoureux à Dieu, à qui je les dédie.
» D'après cette consécration (qu'il n'est pas nécessaire de
rendre aussi explicite ni aussi solennelle), celui qui ravit les
biens de l'Eglise, que fait-il, sinon un vrai sacrilège. Si prendre
quelque chose à un ami c'est un vol, le prendre à l'Eglise,
c'est incontestablement un sacrilège. Aussi, lit-on dans les
sacrés canons : « Si quelqu'un a la témérité de recevoir les
oblations faites à l'Eglise ou d'en disposer à sa volonté sans le
consentement de l'évêque avec celui qu'il en a chargé, qu'il
soit anathème.., »
Les orateurs de l'assemblée continuent :
« Pour ne donner lieu ni aux évêques ni aux autres fidèles
de nous soupçonner d'avoir quelque dessein d'envahir les biens
des églises, nous tous, tenant des pailles dans nos mains et les
jetant à terre, nous déclarons devant Dieu et devant ses anges,
devant vous, évêques, et en présence de toute l'assemblée, que
nous ne voulons rien faire de semblable, ni souffrir qu'on le
fasse. Nous déclarons que si quelqu'un s'empare des biens ec-
clésiastiques, s'il les demande au roi ou les retient, nous ne
mangerons point avec lui, nous n'irons avec lui ni à la guerre,
ni à la cour, ni à l'église, et nous ne souffrirons pas que nos
gens aient communication avec ses serviteurs, ni même que
nos chevaux ou nos autres troupeaux paissent avec les
siens...
» Afin donc que tous les biens de l'Eglise soient conservés
intacts à l'avenir, par vous et par nous, par vos successeurs et
par les nôtres, nous vous prions de faire insérer notre dé-
monstration dans les archives de l'Eglise et lui donner place
dans vos capitulaires. »
L'empereur leur répondit : « Je vous accorde votre demande,
sicut petitis concedimiis, » ajoutant qu'il confirmerait cette
concession à la première assemblée générale qui aurait heu.
En effet, dans un capitulaire de la même année, Charlemagne,
après avoir dispensé les évêques du service militaire, condamne
il^^ HISTOIRE DE LA PAPAITÉ.
de la maniëre la plus expresse les usurpateurs des biens de
l'Eglise. « Nous savons que plusieurs empires et plusieurs
monarques sont tombés pour avoir dépouillé les églises;
ravagé, pillé, vendu leurs biens, pour les avoir arrachés aux
évêques et aux prêtres, et, ce qui plus est, aux églises elles-
mêmes.
» Pour que ces biens soient respectés à l'avenir avec plus de
fidélité , nous défendons en notre nom et au nom de nos
successeurs, pour toute la durée des siècles, à toute personne
quelle qu'elle soit, d'accepter ou de vendre sous quelque pré-
texte que ce puisse être, les biens de l'Eglise, sans le consen-
tement des évêques dans les diocèses desquels ils sont situés,
et, à plus forte raison, d'usurper ces mêmes biens ou de les
dévaster. S'il arrive que, sous notre règne ou sous celui de
nos successeurs, quelqu'un se rende coupable de ce crime,
qu'il soit soumis aux peines destinées aux sacrilèges, qu'il soit
puni légalement par nous , par nos successeurs et par nos
juges comme homicide des pauvres et comme sacrilège, et que
les évêques le frappent d'anathème : Sicut sacrilegus homicida
vel sicut saanlegiis legaliter puniatw\ et ah episcopis nostn's
anathematizetur \ »
Le droit de l'Eglise sur, les biens temporels est exposé,
prouvé et vengé dans les conciles d'Attigny en 822, de Paris
eu 829, d'Aix-la-Chapelle en 830, de Verneuil en 844, de Beau-
vais et de Meaux en 845, de Valence et de Winchester en 855, de
Toul en 860, de Constantinople en 869, de Douzy en 874, de Pavie
et de Pontyon en 876, de Piaveime en 877, de Troyes eu 878, de
Fismes en 881, de Mayence et de Metz en 888, de Vienne en 892,
de Tibur en 895, de Ravenne en 902, de Trosly en 909, de Fismes
en 935, d'Ingelheim en 948, de Saint-Thierry en 953, de Bour-
gogne en 955, de Charroux en 989, de Narbonne eu 990, de
Reims en 993, de Léon en J012, de Narbonne en 1054, de Lyon
en 1055, de Toulouse en 1056, de Rome en 1059, 1063, 1078
et 1081, de Winchester en 1076, de Lillebonne en 1080, de
Quedlimbourg en 1085, de Clermont eu 1095, de Nîmes en
< Baluze, Capitula rerum Francorum, col. 404 à 414.
CHAPITKE V. 223
1096, de Sainl-Omer en 1099, de Poitiers eu 1100, de Guastalla
en 1106, de Gian en 1114 et de Reims en 1119, de Latran
en 1123, de Reims en 1148, de Tours en 1163, d'Avranches
en 1172, do Latran en 1179 et en 1215, de Dalmatie en 1199,
d'Oxford en 1222, de Mayence et d'Ecosse en 1225, de Château-
Gontier en 1231, de Cognac et de Trêves en 1238, de Ruffec et
de Montpellier en 1258, de Cologne en 1206, de Séez en 1267,
de Château-Gontier en 1268, d'Avignon en 1270, de Rennes
en 1273, de Lyon en 1274, de Bude et d'Avignon en 1279, de
Saltzbourg en 1281, d'Aquilée en 1282, de Melfi en 1284, de
Riez et de Ravenne en 1286, de Wirtzbourg en 1287, de Lille
en 1288, de Nogaro en 1290 et 1303, d'Aucli en 1300, de Pres-
bourg en 1309, de Vienne en 1311, de Ravenne en 1314, de
Senlis et d'Avignon en 1326, de Londres en 1329, de Lambeth
en 1330, de Valladolid et de Tarragoneen 1332, de Salamanque
en 1335, de Château-Gontier en 1336, de Tolède en 1339, de
Dublin en 1348, de Béziers en 1351, de Londres en 1352, de
Lavaur en 1368, de Narbonne en 1374, de Londres en 1382, de
Saltzbourg en 1386, de Constance en 1414, de Freisingen
en 1440, de Tours en 1448, de Cologne en 1492, de Tolède
en 1493, de Latran en 1512, enfm de Trente.
Le même droit est également confirmé par les lettres de
Nicolas V^ et de saint Léon IX ; par les écrits de saint Pierre
Damien, saint Anselme, saint Thomas et une foule d'autres;
par les actes les plus solennels de Grégoire YII, d'Urbain II,
d'Innocent III, de Grégoire IX, d'Innocent lY et de Boni-
face VIII ; par les constitutions de Jean XXII, de Paul II, de
Jules III, Paul IV et Pie IV ; enfm par la pratique constante de
l'Eghse universehe.
Pour dernière affirmation du droit, nous citons le concile
de Trente : « Si quelque ecclésiastique ou laïque, de quelque
dignité qu'il soit revêtu, fùt-il même empereur ou roiy est
assez esclave de la cupidité, cette racine de tous les maux,
pour oser convertir en son propre usage et usurper par lui-
même ou par d'autres, par force ou par menaces, même par
le moyen de personnes interposées, soit ecclésiastiques soit
2^2i HISTOIRR DE LA PAPAUTh:.
laïques, par quoique artifice et sous quelque prétexte que ce
puisse être, les juridictions, biens, cens et droits, môme féodaux
et emphytéotiques, fruits, émoluments ou revenus quelconques
d'une église, d un bénéfice séculier ou régulier, des monts de
piété et autres lieux de dévotion qui doivent être employés
aux nécessités de leurs ministres et des pauvres ; ou pour em-
pêcher par les mêmes voies que ces sortes de biens ne soient
perçus par ceux à qui ils appartiennent légitimement, qu'il
soit sous le poids de Vanathème, jusqu'à ce qu'il ait restitué
entièrement à l'Eglise et à son administrateur, ou au béné-
ficier, les juridictions, biens, effets, droitS; fruits, revenus
dont il s'est emparé ou qui lui sont arrivés de quelque manière
que ce soit, même par donation de personne supposée et qu'il
dit avoir ensuite obtenu l'absolution du Pontife romain. Si le
coupable se trouve être le patron de l'Eglise dépouillée, qu'in-
dépendamment des peines précédentes, il soit privé encore,
par le fait même, du droit de patronage. Quant à l'ecclésias-
tique qui aurait accompli de ces sortes de fraudes abominables
et d'usurpations, ou qui y aurait consenti, qu'il soit soumis
aux mêmes peines, et, de plus, privé de tous ses bénéfices,
déclaré inhabile à en posséder d'autres quelconques, et suspens
de l'exercice de ses ordres, même après avoir donné une
entière satisfaction et reçu l'absolution, tant qu'il plaira à
l'ordinaire*. »
D'après ces autorités et d'après ces faits, deux choses sont
constantes :
Premièrement, l'Eglise a reçu de son Fondateur, l'Eghse a
enseigné par ses Papes, ses Pères et ses conciles, l'Eghse a
cru, croit encore et croira toujours qu'elle a le droit de pos-
séder des biens temporels, en leurs diverses natures et suivant
les différentes formes juridiques de la possession.
Secondement, l'Eglise a possédé des biens de cette sorte
sous la loi de Moïse et sous la loi de Jésus-Christ; elle a pos-
sédé même durant les trois premiers siècles de l'ère chré-
tienne ; elle a possédé, plus librement et dans une plus large
1 Sttssion XXII, ch. xi.
CHAPITRE V. 25.^
mesure, depuis la conversion de Constantin jusqu'au règne de
Charlemagne , jusqu'au concile de Trente, jusqu'au dix-
neuvième siècle.
Sans doute, sur les modes d'emploi et d'administration de
ces biens, la discipline a pu varier et elle varie encore effecti-
vement dans les différentes provinces de l'Eglise ; mais ce qui
ne varie pas, ce qui ne variera jamais, c'est le droit inalié-
nable de l'Eglise d'acquérir, de posséder, de conserver les
biens qui lui sont nécessaires pour la construction et l'entre-
tien des temples, pour la célébration des saints mystères, pour
la subsistance de ses ministres , pour le soulagement des
pauvres, pour la fondation, le maintien et la prospérité de
toutes les institutions nécessaires ou utiles à l'exercice du
pouvoir épiscopal, à l'indépendance du Pape et au bien de la
religion.
Sans doute, encore, l'Eglise doit à l'Etat, pour les biens
qu'elle possède dans une société déterminée, une part propor-
tionnelle d'impôt et un juste prélèvement pour la main -morte.
De plus, l'Eglise doit, pour les services qu'elle commande à la
société civile, une juste rétribution, et le Pape peut, comme il
l'a fait pour les croisades, par exemple, attribuer au prince le
décime sur les biens ecclésiastiques. Mais il ne s'ensuit pas que
le pj'ince peut s'attribuer les revenus de ces biens, et moins
encore s'en attribuer la propriété : c'est l'obligation stricte
et rigoureuse, c'est le devoir toujours pressant du Pape et des
évêques de s'opposer, par tous les moyens qui sont en leur
pouvoir, à toute invasion, usurpation ou dilapidation sacrilèges
des revenus, des biens et des droits temporels de l'Eglise.
Les biens de l'Eglise sont des biens offerts à Dieu : c'est un
dépôt sacré confié à la sollicitude du Pape et des évêques. Le
Souverain-Pontife, comme vicaire de Jésus-Christ, a, sur ces
biens, il est vtai, un haut domaine ; mais on sait que le droit
du souverain sur les biens de l'Etat n'est point un droit de
propriété. Le Pape lui-même ne peut disposer arbitrairement
des biens ecclésiastiques.
En présence de ce patrimoine de Jésus-Christ dans la per-
IV. 15
:22() Histoire de la I'apauté.
soime des prêtres et des pauvres, on demande ce qu'il faut
penser du séparatisme gallican. Doit-on dire, comme il plaît
aux parlementaires et à leurs fds légitimes, les révolution-
naires, que l'Eglise est renfermée absolument dans la sphère
de pure spiritualité et qu'elle n'a aucun titre pour jouir des
biens temporels ? Doit-on, en conséquence, exclure l'Eglise des
choses temporelles, la considérer seulement comme une entité
mystique et la suspendre entre ciel et terre, comme aux cordes
d'un ballon? Ne doit-on pas, au contraire, la considérer comme
une société parfaite, qui a ses institutions propres, sa hié-
rarchie, son pape et ses évêques, ses biens et ses temples, et
qui possède, de par Jésus-Christ, tout ce qui est nécessaire à
l'accomplissement de son auguste mandat?
Dans le premier cas, il faut dire que l'Eglise n'a jamais com-
pris l'Evangile ; que sa pratique est une longue erreur ; que sa
propriété ecclésiastique est contraire aux Ecritures; que le
Pape, les évêques et les conciles sont hérétiques; et que les
princes n'ont permis que sous l'inspiration du diable, aux
clercs de posséder. Et alors on tombe dans l'erreur de Wiclef,
de Marsile de Padoue, de Jean Huss, erreur condamnée par les
conciles de Londres et de Constance, par les papes Martin V,
Jean XXII, Pie YI.
Dans le second cas, on admet, de fait et de droit, la propriété
ecclésiastique ; on admet que l'Eglise entend bien l'Evangile ,
que les Papes ont porté de justes décrétales , que les conciles
ont dressé de légitimes canons ..., mais alors il faut renoncer
au principe premier du gallicanisme et de la Révolution.
III. A ces particularités de fait historique et de droit cano-
nique, nous devons ajouter, pour nous placer plus spéciale-
ment sur le terrain de l'apologie, quelques notes, courtes mais
décisives, sur la puissance territoriale du clergé. Pour ne pas
confondre les temps avec les temps, nous parlerons d'abord
de l'origine et des œuvres sociales de cette puissance, avant la
chute de l'empire romain.
En ce qui regarde l'origine politique de la propriété cléricale,
trois chosessont hors de doute :
CiiAPlTRE V. ^2^1-
ï^ Bans le monde ancien, la religion fut regardée par tous
les fondateurs d'empires, législateurs, politiques, philosophes,
comme la base essentielle de la société et le nécessaire soutien
des gouvernements. En effet, sans religion, pas de principe
d'autorité sacrée, pas de devoir d'obéissance morale. De là, le
respect, les honneurs, les faveurs dont le sacerdoce fut l'objet
chez les peuples anciens. En Grèce et à Rome, les prêtres
étaient choisis dans les familles les plus considérables ; les em-
pereurs eux-mêmes, déjà consuls, préteurs, tribuns, édiles,
questeurs, voulaient encore être souverains-pontifes. Ailleurs,
chez les Juifs, les lévites; chez les Indiens, les bramines; chez
les Chinois, les lettrés; chez les Perses, les mages; chez les
Gaulois, les druides ; chez les Egyptiens, etc., partout les prêtres
formaient le première classe de la nation. Les temples les plus
renommés, comme ceux d'Ephèse, de Delphes, du Jupiter-
Ammon, possédaient dés richesses immenses. — A mesure que
le monde se fit chrétien, le sacerdoce nouveau remplaça natu-
rellement, sous le rapport des richesses et de l'influence, le
sacerdoce ancien.
2° La confiance sans bornes que les sublimes vertus des pre-
miers évêques leur attiraient de la part des fidèles, et les sen-
timents d'abnégation, de charité, que le Christianisme inspirait
aux nouveaux convertis, furent une autre source de puissance
pour l'Eglise. Viennent ensuite les hbérahtés d'une foule de
riches personnages qui embrassèrent la pauvreté volontaire,
les restitutions faites à l'Eglise, les biens enlevés aux chrétiens
pendant les persécutions ; le produit des dîmes, des prémices,
des donations entre vifs, des testaments, etc.
3° Les services rendus par le Christianisme à l'empire enga-
gèrent les empereurs à le favoriser de toutes manières.
L'égoïsme et la corruption minaient la société romaine, et la
poussaient vers- la ruine. Le Christianisme seul pouvait porter
remède au mal et ralentir la marche de la décadence. Les chré-
tiens, de jour en jour plus nombreux, se distinguaient par leur
charité et la pureté de leur vie ; la doctrine et les exemples des
prêtres et principalement des évêques, leur zèle pour le bien
2''28 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
public et leur fidélité inviolable au pouvoir, exerçait une grande
influence sur les fidèles et même sur les païens, qui ne pou-
vaient s empêcher de les admirer.
Les empereurs, voyant futilité de cette influence pour le sou-
tien de l'Etat, se plurent à la développer. Plus les causes de
dissolution devinrent actives, plus ils sentirent le besoin du
concours de la religion et de ses ministres, pour retenir le
peuple dans le devoir, et retarder la destruction totale. Durant
les invasions, les évêques sauvèrent souvent leurs villes épis^
copales, en négociant avec les barbares.
Au milieu de ce concours de circonstances, la puissance tem-
porelle du clergé devait nécessairement grandir, et ce sont les
empereurs les plus vantés par leur habileté politique qui la
favorisèrent davantage. Guizot le reconnaît franchement.
Après avoir dépeint la situation pitoyable de f empire, l'apathie,
le découragement de toutes les classes de la population : « Les
évêques, au contraire, dit-il, et le corps des prêtres, pleins de
vie, de zèle, s'off'raient naturellement à tout surveiller, à tout
diriger. On aurait tort de le leur reprocher, de les taxer d'usur-
pation. Ainsi le voulait le cours naturel des choses ; le clergé
seul était moralement fort et aimé ; il devint partout puis-
sant : c'est la loi de l'univers * . »
Mais en quoi consistait principalement la puissance du
clergé? Outre les trésors immenses en objets d'or et d'argent,
les revenus des terres (patrimoines), possédés pour les églises*,
le clergé jouissait de privilèges spéciaux ou immunités. Sans
être fonctionnaires de l'Etat, les prêtres et surtout les évêques
remplissaient les emplois civils. Les immunités établies par
Constantin étaient les unes personnelles et les autres réelles.
Les personnelles étaient: 1" l'exemption des fonctions curiales
ou municipales (triste situation des curiales) ; S'* l'exemption
des servitudes personnelles, corvées, etc. ; 3° l'exemption de
la capitation (impôt personnel) ; 4° l'exemption de la juridiction
séculière.
Les immunités réelles varièrent. Constantin exempta d'abord
1 Civilisation en Europe, w leçon. — * Fleury, Mœurs des chrétiens, c. l.
CHAPITRE V. 229
tous les biens des églises de l'impôt direct. Quelquefois cepen-
dant cet impôt fut exigé, et alors les évêques de payèrent sans
réclamation, preuve qu'ils ne regardaient pas l'exemption
comme de droit divin.
On peut encore considérer comme immunité réelle le droit
d'asile, droit qui, avec des restrictions de temps et de crimes,
échappe à la critique.
En effet, l'Eglise, en usant de ce droit, ne faisait pas échap-
per le malfaiteur, comme on l'a dit, mais elle le gagnait, et si
la justice humaine exigeait la mort du coupable, celui-ci avait
le temps de mettre ordre à ses affaires. Au reste, ce droit
existait même chez les païens.
Les évêques remplissaient des emplois civils, d'abord comme
juges. Dès le commencement du Christianisme, les fidèles,
suivant le conseil de saint Paul, portaient leurs différends à la
connaissance des évêques, au lieu de s'adresser aux tribunaux
publics. La prudence des évêques, leur douceur, leur équité,
leurs vertus en faisaient d'excellents juges, et comme les clercs
auraient perdu leur considération en étant traduits devant les
tribunaux ordinaires, les empereurs chrétiens permirent tout
d'abord que les prêtres fussent jugés par le tribunal ecclésias-
tique, sauf dans des cas exceptionnels déterminés par la loi.
Constantin favorisa même puissamment l'arbitrage des évêques
sur les laïques, en promettant à ceux-ci d'en appeler à eux des
tribunaux civils; de sorte que cet arbitrage, qui n'avait été
d'abord qu'un ministère de charité, devint une véritable juri-
diction émanée du souverain, et que les sentences des évêques,
qui n'avaient eu d'autorité que par la convention des parties,
eurent dès lors, en vertu de la loi, autant et plus de force que
les jugements des tribunaux civils. Cependant cette juridiction
subit des changements sous les successeurs de Constantin : le
Code justinien la détermine exactement. L'exercice des fonc-
tions judiciaires était une des principales occupations des
évêques; saint Augustin, saint Ambroise, saint Jean-Chrysos-
tome se plaignent amèrement d'être ainsi distraits de leura
devoirs spirituels.
530 HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
Quant à ladministration civile, le clergé y prenait une trës-
grande part sous les empereurs chrétiens. Le Pape et les
patriarches jouissaient de l'autorité d'un préfet du prétoire.
Les évêques avaient autant et plus à faire que les magistrats
laïques. La loi les charge de la haute surveillance sur les
fonctionnaires de l'empire, de la protection des veuves, des
orphelins, des esclaves, des prisonniers, des pauvres, de l'admi-
nistration des revenus urbains, de l'inspection des travaux
publics, de la conservation des poids et mesures, dont ils
gardaient le type dans leur église cathédrale, etc.
Voilà la puissance du clergé au quatrième et au cinquième
siècle et l'origine de celte puissance. Comment faut-il qualifier
après cela les déclamations des historiens aiiticatholiques, qui
représentent le pouvoir temporel du clergé comme une con-
quête de l'intrigue, favorisée par l'ignorance du moyen âge?
En effet, il est évident que les fondements de ce pouvoir ont
été jetés à une époque de civilisation très-avancée, sous les
règnes de Constantin et de ses successeurs, que les empereurs
eux-mêmes furent les auteurs de cette situation, et qu'ils n'ont
fait que transférer au clergé chrétien l'influence dont jouis-
saient les prêtres païens ; que cette conduite des empereurs fut
très-conforme aux principes d'une sage politique, puisque
l'influence du clergé était très-salutaire à l'empire, et que le
caractère et les vertus des évêques et des prêtres les rendaient
très-propres à exercer le pouvoir qui leur était confié ; que,
loin de l'avoir ambitionné, les évêques s'en plaignaient comme
d'une charge insupportable, et que ceux qui l'ont exercé avec
le plus d'éclat sont aussi le plus à couvert du reproche d'am-
bition et de cupidité.
Comment le clergé a-t-il usé de sa puissance durant l'exis-
tence de l'empire romain? — Nous avons déjà vu combien, de
l'avis des empereurs mêmes, son influence politique était pro-
fitable au bien de l'Etat. Quant à ses revenus, voici comment
il les employa. Le paganisme ne connaissait pas la bienfaisance,
considérant la compassion pour les malheureux comme une fai-
blesse ou un vice. La charité est, au contraire, la première vertu
CHAPITRE V. 531
chrétienne, et Faumône est sa première forme. C'est donc à
l'aumône que le clergé consacra d'abord ses revenus.
L'aumône doit s'exercer par quiconque possède ; mais le
clergé, qui la prêche, doit en donner l'exemple. C'est ce qu'il
fit, au témoignage de tous les auteurs du temps, même de
Julien l'Apostat, qui, rougissant de l'égoïsme païen, engage
le pontife Arsace à suivre l'exemple des prêtres chrétiens,
« qui, outre leurs pauvres, dit-il, nourrissent encore les nôtres,
que nous laissons mourir de faim. » Nous ne rappellerons
qu'un exemple, celui de saint Léon le Grand, qui consacrait
tous les revenus du Saint-Siège à nourrir les pauvres Italiens
dépossédés par les invasions des Huns et des Vandales. La dé-
finition du droit canon était donc exacte : « Les offrandes des
fidèles sont le patrimoine des pauvres : » Vota fidelium patri-
moniurn pauperum.
Le paganisme ne connaissait pas davantage les établisse-
ments publics pour le soulagement des misères humaines.
Leur origine est due à l'esprit chrétien et date de la fin des
persécutions. Bientôt ils se multiplièrent à l'infini, prenant
toutes les formes de la misère. Ce sont les évêques qui les
fondèrent : saint Augustin, saint Basile, saint Ambroise, etc.
D'après leur destination différente, on leur donna des noms
différents : orphanotrophium, hospice des orphelins; geronto-
comium, celui des vieillards ; xenodochium, celui des étrangers ;
piochomium, celui des pauvres indistinctement; nosocoinium,
hôpital pour les malades, etc. Toutes ces maisons étaient pla-
cées sous la surveillance de l'évêque et sous la direction d'un
prêtre.
Les Eghses employaient encore leurs revenus au rachat des
esclaves, surtout des chrétiens servant un maître païen ou
juif, et au rachat des prisonniers faits par les barbares in-
vasionnaires, et plus tard par les Sarrazins. L'Eglise permit
aux prêtres (Te vendre même les vases sacrés pour exercer ce
genre de charité ; saint Ambroise, saint Exupère et d'autres le
firent.
Donc, il faut remonter au-delà du moyen âge, à une époque
Ô32 HISTOIRE I)K LA PAPAUTE.
de civilisation très-avancée, pour découvrir l'origine de la puis-
sance temporelle du clergé. Cette puissance a été naturellement^
légitimement acquise, et a servi au bien de V humanité \
Les invasions des barbares, en plongeant l'Europe dans le
plus effroyable désordre, enlevèrent-elles au clergé son crédit
d'autrefois ?
Généralement le clergé resta ou redevint bientôt puissant.
Son pouvoir même s'augmenta, et cela, comme l'explique
Guizot, pour des raisons tout-à-fait naturelles.
L'Eglise enseignait une doctrine sublime, toute morale ; son
organisation était de même nature, stable, vivace et puissante,
sans avoir besoin, pour se soutenir, de l'emploi de moyens
physiques.
C'est là une chose qui dut paraître merveilleuse à des gens
qui ne connaissaient que la force brutale, pour qui Vauto?ité
n'était que la puissance, et robéissance, la faiblesse. Les chefs
de cette institution extraordinaire, les évèques et les prêtres,
qui enseignaient cette sublime doctrine, et n'avaient qu'à parler
pour se faire obéir, durent paraître aux barbares des person-
nages bien supérieurs, et leur inspirer du respect, de la véné-
ration.
D'ailleurs, les barbares voulaient s'établir dans les provinces
de l'empire dont ils faisaient la conquête ; mais, tout fuyant
devant eux , ils ne trouvaient que les évêques qui pussent
traiter avec eux au nom du peuple romain. C'est le clergé qui
servit de lien, qui établit le rapport entre les deux populations.
<( Tout était dissout, détruit dans l'empire, dit Guizot, tout
tombait, disparaissait, fuyait devant les désastres de l'invasion
et les désordres de l'établissement. Point de magistrats qui se
crussent responsables du sort du peuple et chargés de parler et
d'agir en son nom ; point de peuple même qui se présentât
comme un corps vivant et constitué, capable sinon de résister,
du moins de faire connaître et admettre son existence. Les
vainqueurs parcouraient le pays, chassant devant eux des in-
< Cf. Champaisfny, la Charité chrétienne dans les premiers siècles de l'Eglise,
passim.
CHAPITRE V. 233
dividus épars et ne trouvant presque en aucun lieu avec qui
traiter , s'entendre , contracter enfin quelque apparence de
société. Il fallait pourtant que la société commençât, qu'il s'éta-
blit quelque rapport entre les deux populations, car l'une, en
devenant propriétaire, renonçait à la vie errante, et l'autre ne
pouvait être exterminée. Ce fut là l'œuvre du clergé. Seul il
formait une corporation, bien liée, active, se sentant des forces,
se croyant des droits, se promettant un avenir capable de
traiter soit pour elle-même, soit pour autrui ; seul il pouvait se
représenter et défendre, jusqu'à un certain point, la société
romaine, parce que seul il avait conservé des intérêts géné-
raux et des institutions. Les évêques, les supérieurs des mo-
nastères conversaient et correspondaient avec les rois bar-
bares; ils entraient dans les assemblées des leudes, et en même
temps la population romaine se groupait autour d'eux dans les
cités. Par les bénéfices, les legs, les donations de tous genres,
ils acquéraient des biens immenses, prenaient place dans l'aris-
tocratie des conquérants, et en même temps ils retenaient
dans leurs terres l'usage des lois romaines, et les immunités
qu'ils obtenaient tournaient au bénéfice des cultivateurs ro-
mains. Ils formaient ainsi la seule classe du peuple ancien qui
eût crédit auprès du peuple nouveau, la seule portion de l'aris-
tocratie nouvelle qui fût étroitement liée au peuple ancien ; ils
devinrent le lien des deux peuples, et leur puissance fut une
nécessité sociale pour les vainqueurs comme pour les vaincus.
Aussi fut-elle acceptée dès les premiers moments et ne cessâ-
t-elle de croître. C'étaient donc aux évêques que s'adressaient les
provinces, les cités, toute la population romaine, pour traiter
avec les barbares; ils passaient leur vie à correspondre, à né-
gocier, à voyager, seuls actifs et capables de se faire entendre
dans les intérêts soit de l'Eglise, soit du pays. Une bande de
guerriers errants venait-elle assiéger une ville ou dévaster
une contrée, tantôt l'évêque paraissait seul sur les remparts,
revêtu des ornements pontificaux, et après avoir étonné les
barbares par son tranquille courage, il traitait avec eux de leur
x'etraite ; tantôt il faisait construire dans sou diocèse une espèce
534 HISTOIRE I)K LA PAPAUTl^,.
de fort où se réfugiaient les habitants des campagnes, quand
on pouvait craindre que l'asile des églises même ne fût pas
respecté. Une querelle s'élevait-elle entre le roi et ses leudes,
les évêques servaient de médiateurs. De jour en jour leur acti-
vité s'ouvrait quelque carrière nouvelle, et leur pouvoir rece-
vait quelque nouvelle sanction. Des progrès si étendus et si
rapides ne sont pas l'œuvre de la seule ambition des hommes
qui en profitent, ni de la simple volonté de ceux qui les
acceptent. Il y faut reconnaître la force de la nécessité*.
Ainsi, d'après Guizot, qui, comme protestant, n'aime pas
trop l'Eglise catholique, le pouvoir du clergé au moyen âge,
au lieu d'être le résultat de la fraude, de l'hypocrisie, de la
fourberie, en un mot de l'injustice, fut la conséquence natu-
relle, nécessaire même des invasions. Le clergé entra forcé-
ment dans l'aristocratie du régime féodal; sa vertu, sa science,
son activité maintinrent et augmentèrent son crédit.
Les rois barbares convertis au Christianisme se montrèrent
très-généreux envers l'Eglise, et cette générosité n'avait pas
d'inconvénients, parce que, héritiers du gouvernement romain,
ils possédaient d'immenses territoires incultes qu'il leur eût
été impossible de rendre productifs. Comme le clergé se distin-
guait par la douceur et l'équité de son gouvernement, et qu'il
faisait bon vivre sous la crosse, un grand nombre de personnes
vinrent s'établir dans ses terres, sous la protection d'une église,
d'un couvent. C'est là même l'origine de plusieurs de nos
villes. Les monastères furent presque tous construits dans les
déserts que le travail des moines convertit en riches cam-
pagnes. Hallam lui-même en convient malgré sa haine contre
l'Eglise. (( Il faut remarquer, dit-il, qu'une grande partie de
ces domaines consistaient en terres incultes et abandonnées.
Les monastères augmentèrent légitimement leurs richesses
par la culture de ces^terrains déserts et par une sage adminis-
tration de leur revenus. Ces trésors, continuellement amonce-
lés, les mirent en état d'acquérir réguUèrement de vastes pro-
priétés territoriales, surtout à l'époque des croisades, où les
< Esm^i iur l'hist. de France, p. U9,
CHAPITRE V. 235
fiefs de la noblesse étaient chaque jour mis en vente ou offerts
en gages *. » C'est à des établissements ecclésiastiques qu'on
doit le défrichement du quart des terres de l'Europe ^.
Maie ces richesses, à quoi le clergé les a-t-il employées?
Elles ont servi, comme dans les temps antérieurs, à pro-
curer le nécessaire aux ministres du culte et à pourvoir aux
divers besoins des églises, ''chose dont alors les gouvernements
ne se mêlaient pas; à ériger un nombre presque infini de
maisons de charité, où étaient admis, entretenus et soignés
des malheureux de tous genres, à soulager les nécessiteux
par d'abondantes aumônes, à nourrir les pauvres ; et les pro-
grès effrayant qu'a fait le paupérisme depuis la confiscation
des biens de l'Eglise prouvent assez que les acquéreurs n'en-
tendent guère la charité comme les moines, qu'on calomnie
tant. Ces richesses ont servi encore à favoriser les arts, l'archi-
tecture» la sculpture, la peinture par l'érection et l'embellisse-
ment d'églises, de cathédrales, etc. ; à faire fleurir les études
par l'établissement et la dotation d'écoles (école du village, de
la cathédrale, du couvent), et d'universités; à entretenir un
nombre prodigieux de personnes régulières, se livrant au
service des malades, à la prédication, à l'instruction des en-
fants, à l'enseignement des sciences théologiques et autres, à
la transcription des livres saints et des chefs-d'œuvre de la
littérature ancienne, dont le travail des moines a conservé les
restes, etc., etc. Nous reviendrons ailleurs sur la question des
écoles.
L'influence politique du clergé tourna également au profit
de la société.
Guizot se charge encore de le prouver. « L'empire exclusif,
désordonné de la force matérielle, dit-il, c'était là le mal qui
pesait sur les peuples (après l'invasion des barbares). Elle
régnait partout, dans les relations privées comme dans les rela-
tions publiques,~se déployant avec la brutalité et avec l'aveugle
< L'Europe au moyen âge, t. II, p. 246. — ' Œuvres complètes de M. de
Gerlache, t. I", p. iiîl. Il y a là une citation curieuse de l'Anglais protes-
tant Schaw et une autre de Verhoven.
230 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
ignorance de la barbarie, ne soupçonnant pas même un autre
droit que le sien. Au milieu de cette domination anarchique et
sauvage, le clergé seul se présenta au nom d'une force morale,
proclamant une loi protectrice et obligatoire pour tous, parlant
seul des faibles aux forts, des pauvres aux riches, réclamant
seul le pouvoir ou l'obéissance en vertu d'un devoir, d'une
croyance, d'une idée, protestant seul enfin, par sa mission et
son langage, contre l'invasion universelle du droit du plus
fort*. »
Ce fut encore le clergé qui maintint l'existence du droit
romaiji dans les sociétés nouvelles. Et ce que le clergé fit peu
après l'invasion des barbares, il continua à le faire dans les
temps postérieurs.
Représentant du Dieu de toute justice, il défendit en toute
circonstance la cause de l'opprimé et réclama en faveur des
faibles contre les forts. Dans tous les pays de l'Europe, la
douceur et l'équité du gouvernement ecclésiastique passèrent
en proverbe, et furent un exemple ou un reproche pour les
seigneurs laïques.
Cependant cette puissance du clergé n'a-t-elle pas donné
lieu à de tristes abus? — Evidemment oui. Il y a eu des
membres du clergé profitant de leur position et de leurs fonc-
tions sacrées dans les vues d'un sordide intérêt, vendant même
les choses saintes ou abusant des richesses légitimement
acquises en menant une vie indigne de leur saint état. Mais
l'Eglise a toujours flétri ces excès; ce n'est donc pas à elle ni
à S071 clergé qu'il faut les reprocher ; qu'ils retombent sur les
individus qui s'en sont rendus coupables. Il est certain encore
que de nombreux et de bien graves abus ont été commis dans
l'usage des richesses au dixième et onzième siècles, temps
vraiment désastreux pour l'Eglise. Mais d'où provenait cette
déplorable situation?... De ce qu'à cette époque l'EgUse n'était
pas libre, de ce que le pouvoir laïque, abusant des investitures
et disposant à son gré des sièges épiscopaux, les conférait à
des sujets incapables et indignes. De là d'immenses misères,
^ Essais sur l'histoire de France, p. 157.
CHAPITRE V. 237
que TEglise dut subir en gémissant, jusqu'au moment où Dieu
lui envoya un Pontife assez puissant pour briser ses chaînes.
Le seul nom de Grégoire VII est une protestation victorieuse
contre quiconque voudrait lui imputer à elle les désordres de
cette triste époque.
Donc les richesses du clergé ont donné lieu à des abus ; c'est
une chose regrettable, mais nécessaire, car là où il y a des
hommes, il y aura infailhblement des abus. Mais il serait in-
juste d'en faire un reproche à l'Eglise ou au clergé, en général.
D'ailleurs, ces abus, qu'on a exagérés à plaisir, ne sauraient
contrebalancer les immenses avantages que la société à re-
tirés de la puissance matérielle du clergé ^
En résumé, la propriété ecclésiastique, fondée en droit na-
turel, au même titre que toute propriété, est, en outre, couverte
par les prescriptions du droit canonique, qui en sauve le prin-
cipe et en règle l'usage. Dans l'emploi de ses revenus, cette
propriété se distingue de la propriété laïque, en ce sens qu'elle
ne réserve, pour l'entretien du détenteur clérical, que le strict
nécessaire, et assigne tout le reste au pauvre ; tandis que la
propriété laïque, si elle n'est pas tenue par des mains chari-
tables, réserve au propriétaire égoïste tous ses avantages. S'il
y a une propriété attaquable, c'est donc d'abord la propriété
laïque; quant à la propriété cléricale, elle trouve, dans ses
bienfaits, un bill d'amnistie pour les rares abus qui entachent
sa possession. Si donc nous voyons attaquer la propriété
ecclésiastique avec tant d'acharnement et sur une si grande
échelle, cela prouve uniquement que le parti du libéralisme
impie et le parti de la destruction révolutionnaire sont égale-
ment ennemis du pauvre. Dans ces clameurs de la presse
européenne contre les biens d'Eglise, il faut voir l'effet d'une
trame contre les classes populaires ; et, en présence des atten-
tats des souverains contre ces mêmes propriétés, il faut dire
que nos princes sont moins clairvoyants, moins humains,
^ La Vérité historique, t. V, p. 232. Dans ces pages, si pacifiques et si
claires, nous avons cru reconnaître la plume du savant directeur de la
Revue, le vénérable Philippe van der Haeghen.
1^38 lllSrOlftE Dl£ LA PAPAUTÉ.
moins sérieux que les chefs barbares du cinquième siècle. Nous
ne parlons pas de Constantin, de Justinien, de Théodose,
princes qui n'ont avec les nôtres que les rapports de l'anti-
thèse : nos porte-couronne ressemblent plutôt à des chefs de
brigands qu'à des princes, et s'ils ont, dans l'histoire, des
modèles, c'est seulement parmi le princes voleurs. Mais
patience : la justice de Dieu saura bien les atteindre, et pour
les frapper, elle se servira justement de ces bras populaires
exaspérés par la faim. Ce jour-là sera un triste jour, parce que
ce sera le jour d'une jacquerie; mais dans sa tristesse, il aura
une grandeur, parce que, dans l'accumulation de ses. forfaits,
l'œil chrétien saura discerner la justice dun châtiment.
CHAPITRE VI.
DE LA PROPRIÉTÉ MONASTIQUE, ET, A CETTE OCCASION, DES ORDRES
RELIGIEUX : PEUT-ON Y TROUVER MATIÈRE A REPROCHES CONTRE
LA PAPAUTÉ?
La propriété ecclésiastique, depuis les origines du Christia-
nisme, incontestée quant au principe, revêtait, dans son exis-
tence, deux formes, ou plutôt deux modes d'affectation : l'une
était consacrée à l'entretien du clergé séculier, des églises, des
établissements charitables, et des différentes œuvres auxquelles
le clergé s'appliquait ; l'autre était affectée au service des mo-
nastères, qui, les trois quarts du temps, l'avaient créée par leur
travail, l'amélioraient par une administration prudente, l'aug-
menlaient comme s'augmentent toujours les propriétés bien
administrées, enfin l'employaient comme peuvent l'employer
des moines, à leur service personnel et au soulagement des
pauvres.
Dans noire précédent chapitre, nous avons justifié la pro-
priété ecclésiastique proprement dite ; dans celui-ci, nous avons
à défendre la propriété monastique.
CHAPITRE VI. â39
Thèse impopulaire, malvenue, presque séditieuse. « Moine !
avait dit Voltaire, quelle est cette profession-là? C'est celle de
n'en avoir aucune, de s'engager par un serment inviolable à
être absurde et esclave, et à vivre aux dépens d'autrui. » Cette
définition avait été universellement acclamée et acceptée dans
le royaume qui fut le berceau de l'ordre de Cluny et de la con-
grégation de Saint-Maur, dans la patrie de saint Benoît
d'Aniane, de saint Bernard, de Pierre le Vénérable, de Ma-
billon et de Rancé. Elle avait franchi le Rhin, et l'empereur de
cette Allemagne qu'avait convertie le moine Boniface, Sa
Majesté apostolique Joseph II, écrivait en octobre 1781 : « Les
principes du monachisme depuis Pacôme jusqu'à nos jours,
sont entièrement contraires aux lumières de la raison. »
La Révolution française et la sécularisation imposée par Bo-
naparte à l'Allemagne étaient venues donner raison à ces
oracles de la société nouvelle. Les instructions de M°^^ Roland,
qui écrivait : « Faites donc vendre les biens ecclésiastiques :
jamais nous ne serons débarrassés des bêtes féroces, tant
qu'on ne détruira pas leurs repaires, » ayant été ponctuelle-
ment exécutées, on pouvait espérer que la haine se trouverait
assouvie par la proscription.
Il n'en est rien. Les passions aveugles et cruelles qui ont
renversé les institutions monastiques, n'ont rien perdu de leur
aveuglement ni de leurs fureurs. Debout et implacables, elles
veillent autour de ce qu'elles croient un tombeau, de peur que
leur victime ne ressuscite, et, à la moindre apparence de résur-
rection, elles poursuivent de banales injures cette glorieuse
mémoire.
En dépit des préjugés et des violences, la Chaire apostolique
ne cesse pas de bénir les ordres rehgieux. C'est l'avant-garde
de son armée sacerdotale, et, comme elle les appelait aux temps
barbares pour pj)ser les bases de la civilisation, elle les appelle
encore aujourd'hui pour soutenir la civilisation à son déclin.
Parler de monastères au dix-neuvième siècle! va s'écrier le
contradicteur; est-ce bien le moment d'un pareil anachro-
nisme ? C'était déjà trop tard il y a trois siècles, quand fut
210 HISTOIRE r>K LA PAÎ^AUTH.
posée la question du Christianisme tout entier. Hier on était à
défendre l'Evangile contre les assauts du philosophisme. Au-
jourd'hui c'est la loi naturelle, la notion du droit, le bon sens
et les axiomes les plus vulgaires qu'il faut sauver du naufrage.
Est-ce bien le temps de revenir au monastère ?
Peut-être. Nous allons, si déjà nous n'y sommes, à une
débâcle qui n'a d'analogue que l'invasion des barbares, la ruine
de l'empire romain, le renversement de la société antique. Que
fit-on alors? Armé d'ontologie, de syllogismes, d'histoire, de
petits traités académiques, alla-t-on démontrer aux destruc-
teurs le droit radical des vaincus, la possession imprescrip-
tibles des proscrits, les titres primordiaux du vieux monde mis
à l'encan, à la criée des barbares. Ils eussent crié plus haut,
raillant et se moquant. S'en prit-on de front à l'arianisme des
conquérants? et, avec les éloquentes apologies des orateurs
chrétiens, entreprit-on directement de confondre la secte? Il
y eut quelque chose de plus pressé : on bâtit des monastères.
La pensée fut unanime. Les Papes, les évoques, les conciles,
les empereurs, les premiers chefs barbares qui se convertirent,
les ducs, et les comtes leurs fils et leurs filles, couvrirent sou-
dainement, par toute l'Eglise, l'immensité des ruines, de
vastes et florissantes solitudes, où bientôt s'élevèrent des cités
et des peuples. Ce langage fut compris : un monastère, c'était
l'Eglise en raccourci, la cité en miniature, le type palpable
d'un monde nouveau. On vit et on fit, et pour mille ans et
plus, la chose publique fut constituée ^
En présence d'un fait aussi peu contestable qu'il est décisif,
en présence des préjugés que lui oppose la passion révolution-
naire et l'imbécillité non moins aveugle des conservateurs
bourgeois, l'horizon grandit. Nous devons défendre la pro-
priété monastique ; nous devons défendre aussi, dans son en-
semble, l'ordre monacal. C'est l'œuvre de prédilection de la
Papauté, comme la chair de sa chair et l'os de ses os. C'est
pourquoi elle est tant attaquée par l'esprit diabohque du siècle;
< Cf. Car. Pflra, Uiiiversité catholique, t. XXVI, p. 348.
CHAPITRE Vt. 24-i
et c'est pourquoi aussi nous devons, sans trop excéder, large-
ment la défendre.
I. Quelle est l'origine, quel est le génie, le caractère des
institutions monastiques? Ceux qui aiment à descendre au
cœur des questions importantes, découvrent ici, dès le premier
regard, une mine abondante de connaissances précieuses sur
la religion, sur la société, sur l'homme.
L'homme a tout reçu de Dieu : biens de la fortune et de la
renommée, biens du corps et biens de l'âme, biens de la nature
et biens de la grâce : il est donc obligé, en stricte justice, de
lui rendre, de ces biens divers, un entier et permanent hom-
mage. S'il paie à Dieu ce tribut en se consacrant de sa per-
sonne au culte divin, lui et tout ce qu'il possède, s'il s'immole,
comme on dit dans la langue de la spiritualité, il est certaine-
ment alors dans un état de perfection.
La perfection d'une créature consiste dans l'obtention de sa
fm dernière ; cette perfection, pour l'homme durant son pèle-
rinage ici-bas, réside en la charité. La charité est la perfection
de la grâce et le commencement de la gloire. La charité nous
unit à Dieu, fm dernière de l'entendement humain; et, par
suite, nous vivons en Dieu et Dieu vit en nous ; nous réunis-
sons, par conséquent, toutes les autres vertus dans une parfaite
unité ; car la charité est le lien de la perfection, l'assemblage
de toutes les vertus. Non pas cependant que nous aimions
Dieu autant qu'il est aimable, ni que nos affections tendent
toujours actuellement vers Dieu et selon tout notre pouvoir :
les nécessités et les misères de la vie présente s'opposent à
une si parfaite application de nos facultés. Mais nous écartons
de nos affections tout ce qui est contraire à l'amour de Dieu ;
nous éloignons tout ce qui empêche notre âme de se porter
vers Dieu. Et encore suffit-il, pour la perfection, que nous
écartions ces obstacles considérés en eux-mêmes, car nous ne
saurions y prétendre, si nous les considérons dans leur en-
semble.
Or, la perfection de la charité consiste principalement et
essentiellement dans les préceptes, secondairement et instru-
IV. 16
^45 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
mentalement, comme dit saint Thomas d'Aquin, dans les
conseils évangéliques. Les préceptes sont imposés pour écarter
tout ce qui est incompatible avec la charité ; tandis que les
conseils ont pour objet seulement d'éloigner ce qui fait obstacle
à Vacte de cette vertu. Quoique ces choses ne soient pas con-
traires à la charité .même, elles ont pourtant, pour effet habi-
tuel, d'en rendre la perfection plus difficile et plus rare. On
peut, en effet, restant dans la vie commune, sous la loi du
mariage, avec la préoccupation des affaires du siècle, pra-
tiquer, dans une certaine mesure, les conseils de l'Evangile.
Au contraire, pour les pratiquer dans toute la perfection
possible, il est nécessaire de s'abstenir du mariage, de renoncer
aux plaisirs, aux richesses, aux honneurs, d'assujétir sa liberté
sous la loi d'une règle. C'est là, si nous en croyons Bour-
daloueS ce qui constitue l'essence de la vie religieuse.
La vie religieuse est-elle nécessaire ? Dans sa notion géné-
rale, oui, elle est nécessaire, absolument nécessaire. A tous les
points du temps et de l'espace, vous voyez s'élever, sous une
forme ou sous une autre, l'institution monastique. L'antiquité
avait ses mystères, ses vestales, ses prêtres d'Isis. L'antique
Asie nous offre les jemmabus du Japon, les chémos du Thibet,
les talapoins et les mounis de l'Inde, les parfaits du Zend-
Avesta. Mahomet a ses derviches et ses bayadères. La Syna-
gogue avait ses esséniens et ses thérapeutes ; l'Eglise, depuis
le jour ou Antoine emporta sa résolution au désert jusqu'au
Petites-Sœurs des pauvres, n'a pas vu se ralentir un seul jour
l'amour de la perfection. Les ordres religieux ne disparaissent
que s'ils sont détruits par la violence ^
Un fait singulier par lui-même et universel dans sa durée
doit avoir une cause permanente. Cette cause est double : c'est,
d'une part, la nature de l'homme; de l'autre, la nature de la
religion. Dans toute religion, comme dans toute science,
comme dans tout art, il y a deux parties distinctes : une partie
< Œuvres complètes, t. VI, p. 320. Voir aussi la Somme de saint Thomas,
éd. Drioux, t. V, p. 603. — « Hurter, Tableau des institutions et des mœurs
du moyen âge, t. II, p. 83.
CHAPITRE VI. ,24'3
élémentaire, à laquelle s'attachent les esprits vulgaires : c'est
la voie spacieuse, la route battue dans laquelle marche la
grande masse des croyants; une partie transcendante, qui
exige beaucoup plus d'efforts et de sacrifices, réservée aux
âmes généreuses qui veulent s'élever par la contemplation et
l'extase dans les plus sublimes régions du mysticisme. Il faut
des héros dans une armée et des moines dans une religion.
Cet élément de religieuse perfection répond aux besoins les
plus divers de la nature humaine : besoin général pour
l'homme dont la vie commune aboutit à des vanités et à des
mécomptes ; il lui faut le monastère pour développer, dans la
lutte incessante du bien et du mal, la partie la plus élevée de
nous-même et puiser toujours, dans la vie du cloître, de nou-
velles forces ; — besoin spécial pour les âmes tendres et crain-
tives, qui ne paraissent jamais acclimatées ici-bas; qui, dans
tout ce qu'elles font ou ne font pas, semblent étrangères à ce
qui les entoure, et qui ne se sentent complètement à l'aise que
quand, dégagées de tout souci temporel, elles peuvent se re-
tirer dans la solitude ; — besoin de paix et de retraite pour
ceux qui veulent vivre dans la contemplation (distincte de
l'amour) des choses célestes ; — besoin pour ceux que possède
l'amour passionné de Dieu et qui ne veulent vivre que dans
cet amoiu' ; — besoin pour ceux qui, sans avoir commis de grands
crimes, n'ont cependant, pour le monde, que du dégoût ; —
besoin pour les grands coupables d'expiations insolites, besoin
pressant surtout aujourd'hui, dans un siècle qui se distingue
parle mépris de Dieu et par le mépris de l'homme, dans un
pays où le vice, le crime et la misère ont blessé tant d'âmes.
Le monachisme est un élément essentiel de la vie rehgieuse
de l'homme*.
Ces divers besoins de la nature humaine découvrent la
nécessité sociale des ordres religieux. Dans toute société, il y
a beaucoup de malheureux, et, pour le service de ces malheu-
^ Cf. Clément Grandcour, de l'Influence des Ordres religieux; Pradié,
Défense des Ordres religieux; l'abbé Martin, les Ordres religieux et leur
Influence sociale; Dubois, Hist. de Morimond.
24-i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
reux, il faut d'héroïques dévouements. Dans la société du dix-
neuvième siècle, il y a beaucoup d'esprits inquiets, d'hommes
déclassés. Aux esprits inquiets, il faut un abri. Les hommes
déclasse;», on ne s'en débarrasse que par la guerre, la coloni-
sation ou le cloître. Enfin , parmi nous s'est déclarée une
hostilité entre les riches et les pauvres, les sujets et les dépo-
sitaires du pouvoir. Il faut des pauvres volontaires, des sujets
par choix pour apprendre aux autres la pratique de l'obéis-
sance et la vertu de résignation ^
Les adversaires arguent parfois contre cette thèse en allé-
guant l'inutilité possible d'un ordre particulier. C'est un pur
paralogisme. Chaque ordre religieux, pris isolément, avec sa
forme propre, son but spécial d'action, n'est que relativement
nécessaire; aucun n'a une promesse divine de perpétuité. Le
Vicaire de Jésus-Christ les appelle au travail et peut les re-
mercier ensuite comme des serviteurs inutiles. Soit que la
foule se sépare d'eux et les prenne en dégoût, soit que, par
leur faute, ils soient déchus de leur mission, ils peuvent sans
inconvénient disparaître. Il faut laisser faire le Chef de l'Eghse
et avoir confiance dans la société chrétienne. Dieu l'a constituée
assez fortement pour que les conseils évangéliques ne manquent
jamais d'observateurs.
Les ordres rehgieux se partagent en deux catégories. La vie
humaine, dit saint Thomas, se considère d'après l'intellect;
or, l'intellect se divise en intellect actif et en intellect con-
templatif. Il y a donc deux espèces d'ordres religieux. Les
ordres contemplatifs ont uniquement pour objet le service de
Dieu et la perfection de leurs membres, soit par la vertu seule,
soit en joignant à la vertu la science ; il n'y a pas d'ordre
religieux pour la science pure. Les ordres actifs ont pour objet,
outre le service de Dieu et la perfection de leurs membres, le
service d'autrui, l'individu çn particulier ou la société en
général. Ceux qui ont, pour but direct, le bien des individus,
^ Cf. Cauchy, Considérations sur les Ordres religieux; L. de Carné,
éludes sur la formation de l'unité française, t. II; et Ghavin de Malan
dans le Correspo7idant, n» de juillet 1843.
CHAPITRE VI. 245
se proposent, ou le soulagement des misères corporelles par
l'aumône, le travail, le rachat des captifs, ou le soulagement
des misères intellectuelles et morales. Ceux qui ont pour but
le bien de la société, le procurent en la défendant contre les
ennemis du dehors, comme les ordres militaires, en l'assistant
dans ses fonctions, par exemple, pour l'éducation des enfants,
en l'aidant à la cure de ses maux passagers ou permanents,
comme le service des prisons, des hospices ou des transports
dans les colonies.
Quel genre de succès attend ces deux classes d'ordres re-
ligieux? Par rapport aux individus, ils paraissent appelés à
un succès à peu près égal. A raison de la variété des besoins
et de la différence des aspirations, il y a des vocations pour
tous les ordres. D'après le sentiment commun, on est toute-
fois généralement plus porté vers la vie active. En ce qui
regarde la société présente, ou l'on veut se jeter dans le
mouvement social et le diriger, et alors les ordres actifs ont
toute chance; ou l'on veut ouvrir un refuge aux âmes fa-
tiguées, blessées, et alors il y a meilleur chance pour les ordres
contemplatifs. Gœrrès croit ces derniers appelés, de nos jours,
à une plus grande fortune ; Balmès, le cardinal Wisemann et
l'abbé Martin opinent dans un sens contraire. Sans entrer
dans cette controverse, l'abbé Jager croyait plus à l'avenir des
monastères de femmes, parce que la femme est plus natu-
rellement voisine de la perfection monastique et qu'elle en
supporte plus facilement les rigueurs, surtout les rigueurs
morales. « Il y a en elle, dit-il, une profondeur de sentiment,
des mystères de sensibilité, d'où sortent des prodiges de
courage, de dévouement, de sacrifice; son cœur est plus
aimant, sa piété plus affectueuse, ses contemplations plus
vives, ses résolutions plus soudaines, ses vertus plus cé-
lestes *. ))
Les impies, nous le savons, n'admettent point la licite des
< Université catholique, t. XVIII , p. 32. Voir encore l'introduction à la
Sagesse éternelle de Henri Suso, et le tome II du Protestantisme comparé au
Catholicisme.
540 HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
ordres monastiques. Pour le vrai penseur, pour l'homme
honnête et simplement réfléchi, il serait difficile de rejeter,
par des arguments valables, cette forme particulière de l'exis-
tence religieuse et de la détacher du Christianisme, comme
une excroissance maladive. Au tribunal du droit divin, tel
que le conçoit la philosophie, telle que l'affirme la révélation,
le souverain domaine de Dieu s'exerce, autant qu'il se peut,
dans sa plénitude, par l'hommage que l'homme fait à Dieu,
de toutes ses puissances et facultés. Les saintes Ecritures ne
contiennent rien qui condamne, môme de loin, les monastères;
aussi ne les a-t-on jamais attaqués avec des textes; elles
inculquent, au contraire, une foule de vertus dont la pratique
parfaite demande le silence de la solitude et la discipline du
cloître. La tradition cathohque, dont la pratique de l'Eglise
est l'un des instruments, a toujours aimé, favorisé, protégé
les vrais monastères *. A part quelques vaines criailleries des
jansénistes, on peut conclure que le droit divin permet,
commande indirectement et paraît même exiger, dans une
certaine mesure, des institutions monastiques.
Le droit naturel, tel que l'expliquent la raison et le té-
moignage du genre humain, ne rend pas d'autres oracles.
L'homme a le droit de renoncer aux biens temporels quant à
la propriété, quand à la possession et même quant à l'usage
volontaire. L'homme a le droit de renoncer au mariage,
pourvu qu'il remplisse les obligations morales du céhbat ; la
loi du mariage incombe à l'humanité en général, non à tel
individu en particulier. L'homme a le droit d'abdiquer sa
liberté pour s'en remettre, par choix et par prudence, à une
direction plus éclairée et plus vertueuse, dont les ordres et
l'ascendant ne peuvent contribuer qu'à sa morahsation.
L'homme a le droit de s'engager par vœux, si cela lui plaît,
de s'unir à d'autres en communauté, si ce genre d'association
lui est agréable. Devant le droit naturel, il peut se présenter
telle circonstance qui suspende momentanément l'entrée en
^ Voyez les textes dans les Démonstrations évangé ligues de Migne, t. IV
p. 1048; Fleury, t. VII, p. 373; Rohrbacher, t. IX, p. 80.
CHAPITRE VI. 247
religion ; il ne peut pas se rencontrer de devoir permanent qui
l'empêche dans toute la durée de la vie.
Le droit positif, les constitutions, les codes, les décrets des
législateurs les plus dignes de ce grand nom, célèbrent les
institutions monachiques. Constantin les approuva, Justinien
en parla avec l'accent de l'enthousiasme ' ; un grand nombre
de princes les autorisèrent. Yoilà certes des autorités qui
valent bien les clameurs de quelques vieux parlementaires ou
de quelques journalistes sans science ni conscience.
La révolution, il est vrai, a nié le droit monastique, et les
gouvernements contemporains, légataires de la révolution,
maintiennent, plus ou moins, cette législation oppressive.
Contradiction révoltante! si vous demandez la liberté de ne
croire à rien, d^aspirer aux charges et aux honneurs, d'influer
par la parole ou par la plume sur les destinées de votre pays,
cela vous est parfaitement loisible. Si, au contraire, vous
demandez à suivre les inspirations de la foi, à ne prétendre à
rien, à vivre pauvrement avec quelques amis prévenus des
mêmes désirs, alors on tire du vieil arsenal de la révolution je
ne sais combien de lois pour vous interdire cette noble vie de
sacrifice. Eh quoi, dans des temps si malheureux, permettre
de vivre selon la chair et le sang, provoquer même toute
l'ardeur des mauvais désirs, et interdire un régime préféré de
pauvreté, de chasteté et d'obéissance, n'est-ce pas le comble de
la déraison et le plus exécrable caprice de la tyrannie ?
Quoi qu'il en soit de cette législation prohibitive, si vous
analysez le monastère , si vous distinguez, dans sa constitu-
tion, l'élément matériel ou le mécanisme extérieur de la vie ;
l'élément spirituel, ou l'ensemble des pratiques pieuses ; l'élé-
ment d'action ou la raison d'être de l'institut : vous ne décou-
vrez rien qui puisse tomber sous les prohibitions légitimes de
la loi. A moins qu'on ne veuille, par la loi, interdire la pra-
tique des conseils évangéliques, interdiction qui aboutit, dans
un pays civilisé, à imposer la force brutale comme unique rai-
son des choses ^. *
^ Novelles, 133 et S. — « Cette preuve a été longuement développée par
5lf^ TIISTOIIŒ DE LA PAPAUTÉ.
Atix prohibitions de la loi révolutionnaire , Fesprit aven-
tureux de notre siècle a ajouté beaucoup d'idées singulières
sur la possibilité de l'association religieuse. A la rigueur, notre
libéralisme, la révolution elle-même accepterait le monastère,
mais à la condition de le former à sa guise. Sauf quelques
publicistes misanthropes ou quelques utopistes dont les pré-
tentions manquent de base , on dédaigne le radicalisme de
Rousseau et l'on croit à la possibilité d'une association parfaite,
mais comment l'établir? Les uns prennent pour point de dé-
part l'individu ; les autres , des sociétés particulières ou la
société générale. Parmi ceux qui procèdent par le principe de
l'individualisme, Saint-Simon, Cabet, Fourier, essaient d'asseoir
l'association sur le libre essor des passions, la satisfaction de
tous les besoins, le développement indéfini de la mauvaise na-
ture. C'est le contre-pied de l'Evangile et du bon sens. Le Chris-
tianisme ne fonde l'association monacale que sur l'abnégation,
le renoncement, le sacrifice. Essayer de l'établir autrement,
c'est prendre, pour point de départ, l'égoïsme humain. Or,
l'homme, par la force de son égoïsme, veut des serviteurs, des
esclaves, non des égaux, encore moins des frères. On ne par-
tage pas fraternellement par égoïsme, on ne se dépouille pas
surtout par égoïsme. L'association a pour but, non pas de con-
tenter l'égoïsme, mais de le vaincre. Si l'égoïsme suffisait à
l'établissement de l'harmonie, il ne faudrait ni lois, ni institu-
tions ; l'harmonie sociale s'établirait par la nécessité des choses
et sans que le législateur ait besoin de mettre à contribution
son génie.
Parmi ceux qui établissent l'association sur les sociétés par-
ticulières ou sur la société générale, il y a une grande diver-
gence d'idées. J^es uns, comme dans la cité antique et dans la
famille russe, demandent la figue des pères de familles et leur
autocratie. Les autres, comme Louis Rousseau et Leplay,
veulent établir des tribus chrétiennes ; d'autres , comme
Proudhon, trouvent la force sociale dans l'union des corpo-
le P. Lacordaire dans le Mémoire pour le rétablissement en France des
Frères-Prêcheurs, p. 10 et suivantes.
CHAPITRE VI. 249
rations industrielles, union fondée sur la mutualité des services
et les exigences de l'intérêt bien entendu; d'autres enfin,
comme Louis Blanc, dans un but purement temporel, pro-
posent de fonder, par l'initiative de l'Etat et la dictature du
gouvernement, des sociétés ouvrières. Ces théories paraissent,
les unes, porter atteinte à la famille, molécule génératrice et
idéal nécessaire de toute société, pour se perdre en chimé-
riques combinaisons ; les autres restent en dehors de l'idée qu'il
faut réahser et du but qu'on veut atteindre. S'unir sans autre
but que l'intérêt, sans autre objet que le travail mécanique, ce
n'est pas s'unir. L'homme ne vit pas seulement pour la vie
présente et pour la richesse ; il vit surtout pour se faire une
âme juste, comme dit Horace, et, pour donner aux âmes cette
équité, il faut s'unir par l'âme.
Pour nous, dédaignant toutes les utopies, nous ne croyons
possibles que des associations de célibataires inspirés par une
vocation religieuse, et particulièrement pour vivre de la vie
de communauté, suivant les règles approuvées par l'EgHse.
Aussi est-il facile de prévoir qu'après avoir parcouru le cercle
des erreurs et des illusions, il faudra toujours en revenir aux
principes posés par saint Basile et saint Benoit, ces illustres
fondateurs des institutions monastiques. « Sans le lien salu-
taire de la religion, dit Deluc, on tenterait vainement de former
de pareilles sociétés ; celles qui ne seraient fondées que par des
conventions ne tiendraient pas longtemps: l'homme est trop
inconstant *. »
II. A ces notions élémentaires sur l'essence, la nécessité, la
légitimité et l'organisation de l'ordre monastique, nous ajou-
terons quelques considérations sur les bienfaits du monastère
envers l'individu, envers l'Etat et envers l'Eghse. Il ne faut
pas s'étonner de notre insistance. Il existe, sur ce sujet, tant
^ Deluc, Lettres sur l'histoire de la terre, t. IV. Voir encore, dans le Cor-
respondant, t. IX de la collection, deux articles de Louis Rousseau et d'Al-
bert du Boys. Il est superflu d'indiquer au lecteur curieux les Contradictions
économiques de Proudlion, et VOrganisation du travail de Louis Blanc, ainsi
que les Harmonies économiques de Frédéric Bastiat.
2."0 ?nSTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
de préjugés contre l'Eglise, et le cloître est un remède si bien
approprié à nos maux, qu'il ne faut pas se lasser d'en expliquer
l'admirable économie.
Et d'abord que trouve le moine dans sa cellule?
On s'imagine vulgairement que les ordres religieux sont des
créations étrangères à la notion de l'homme, du monde et de
la vie heureuse. Pour le grand nombre, le cloître serait une
espèce de pis-aller, un refuge, disgracieux par lui-même, pré-
férable pourtant au suicide. Ces sottes imaginations procèdent
d'une crasse ignorance. Nulle part, au contraire, on ne trouve
une si parfaite connaissance du traitement nécessaire à l'âme
humaine. Ces anachorètes de laThébaïde, dans les cavernes où
ils passaient des quatre-vingts ans, n'avaient d'autre souci que
de méditer, c'est-à-dire d'élever leur âme à Dieu pour la guérir
de ses misères et l'établir en perfection. Par ces longues médi-
tations, ils avaient acquis une parfaite connaissance d'eux-
mêmes; et par les conférences qu'ils avaient entre eux, on
peut dire qu'ils ont composé le plus admirable traité qui
existe sur l'anthropologie. Ces conférences, réunies par Cassien,
ramenées à une codification scientifique par saint Benoît,
forment le livre le plus curieux et la loi la plus parfaite. Rien
n'est donné ni au rêve, ni à l'empirisme étroit; c'est la pratique
réfléchie, la science raisonnée de la vie chrétienne : Lex vitœ.
Grâce à l'observation de cette loi, je trouve au monastère,
dans les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance,
le triple remède à la concupiscence de la chair, à la cupidité
et à l'orgueil. Au lieu de faire mon sacrifice en détail, je le fais
tout d'un coup : je porte le glaive de l'esprit jusqu'à l'endroit
intime ou gît le n<Bud terrible de l'existence humaine et je me
dépouille de mes illusions, de mes faiblesses, de mes com-
plaisances; je dis adieu à tous les bas instincts; j'entre dans
la voie lumineuse et ma vie n'a plus d'autre règle que la
parfaite imitation de Jésus-Christ. Et s'il est vrai que nos
passions sont la cause de toutes nos infortunes, l'occasion de
tous nos mécomptes, en renonçant à mes passions, je me
procure un élément de bonheur.
CHAPITRE VI. 251
Je trouve au monastère le respect de toutes mes facultés
essentielles, même de ma liberté. Je suis, il est vrai, lié par
un vœu; mais ce vœu je le renouvelle tous les jours, et j'en
remplis librement toutes les conditions. Ce vœu, il est vrai
encore, m'assujétit à l'obéissance, mais il n'y a rien de meilleur
qu'obéir, et si, selon la parole connue, l'homme obéissant est
un diseur de victoires, il faut ajouter que l'obéissance est le
premier principe de l'ordre. Sur ce point capital, toutes les
philosophies sont courtes, et toutes les pratiques laissent à
désirer. La solution du problème est même humainement in-
trouvable, à moins qu'on ne donne la force pour une solution.
L'Eglise seule a l'obéissance et elle l'a parfaite sous les arceaux
des cloîtres.
Je trouve au monastère le bien du corps, le bien d'une santé
conservée avec un soin raisonnable, réparée en cas d'échec,
entretenue par une alimentation suffisante et substantielle. Les
longs jeûnes, je le sais, les légumes cuits à l'eau et assaisonnés
de sel, répugnent à la délicatesse contemporaine, et lorsqu'on
vit au milieu des délices du monde, on ne comprend pas qu'on
puisse vivre à la table monacale. Ce préjugé, comme tous les
autres, repose sur une ignorance. Le régime du monde et le
régime du cloître partent de principes opposés : l'un a pom'
objet de satisfaire tous les besoins de la bête, l'autre de les
restreindre jusqu'à la dernière limite. Le besoin est, par lui-
même, chose élastique ; on peut, à son gré, lui céder ou le
contenir. En cédant, on glisse sur la mauvaise pente; en
luttant, même au simple point de vue de l'hygiène, on suit
la pratique favorable à la santé et à la longévité. Toute la
médecine repose sur la diète et sur les purgations ; la glou-
tonnerie les rend nécessaires, le jeûne apprend à s'en passer.
Le corps vit par sa propre vertu ; n'étant plus miné par l'excès,
il se soutient seul et se fortifie à merveille.
Je trouve au monastère le bien de l'esprit, l'équilibre de la
raison, le développement progressif de mes facultés, la pa-
cifique conquête du vrai et du beau. Toutes les sciences
m'ouvrent leurs avenues ; les bibliothèques sont à ma porte ;
2."2 HISTOIRE DE LA PAPAUlÉ.
je trouve partout des conseils et des aides. Que faut-il de plus
pour l'homme d'étude et que peut-on espérer de plus favorable
au travail qu'une cellule dans un cloître? La cellule du bé-
nédictin n'est-elle pas devenue, chez tous les peuples, le milieu
idéal de la vie laborieuse.
Je trouve au monastère la vertu dans l'observation des
préceptes, la perfection dans l'accomplissement des conseils,
le bien moral dans le mérite caché, la douceur de la vie dans
les amitiés saintes, la paix dans le silence, les longues espé-
rances dans l'attente du ciel. Où donc trouver un plus pur
bonheur?
Je trouve ces biens réunis dans tous les monastères. Ce
serait donc faire preuve d'ignorance et de mauvaise foi que
de présenter les institutions monastiques comme destructives
de la liberté, de la dignité et du bonheur de la vie. Toute
violence contre ces silencieux asiles de combats et de paix, jde
travail et de lumière, de prière et de repos, c'est un crime
contre l'humanité.
L'homme trouve le bonheur dans le monastère ; mais peut-
être, en quittant la société, met-il obstacle au bien d'autrui;
peut-être fait-il acte de mauvais citoyen, en privant de son
concours fraternel ceux qui auraient droit d'attendre de lui
les empressements d'une légitime réciprocité. L'imbécile à
esprit plat dans un corps rond, ce type bourgeois et bête que la
malice contemporaine a baptisé du nom de Joseph Prudhomme,
vous dira que le moine est un fainéant, heureux, si l'on veut,
mais parfaitement inutile à la société. S'il fallait prouver que
ce bourgeois égoïste, impie et libertin est lui-même un être
utile, ce serait une thèse ingrate ; et si l'on proscrivait tout ce
qui est inutile, il y aurait fort déchet sur la filasse bourgeoise.
Mais l'utiUté sociale du moins peut s'établir, même en laissant
de côté toute considération mystique.
Ce qu'il faut à la société, lorsqu'elle se dissout, ce ne sont
point des paroles, mais des institutions fortes, qui résistent
aux coups démolisseurs des événements et déterminent, dans
le fond de la société, un mouvement de réaction contre les
CHAPITRE Vî. 253
éléments funestes qui l'entraînent à la mort. Le monastère est
une de ces institutions de salut. Par l'enseignement qu'il
donne au nom de l'Eglise, il est un organe puissant d'apostolat
et contribue, par sa prédication, à la moralisation des masses.
Par sa constitution, espèce de dictature élective que tempèrent
des assemblées, il a offert autrefois un modèle aux peuples
européens; il peut leur offrir encore plus d'un exemple. Par la
grande propriété, par les idées élevées de nationalité que lui
inspire son existence indépendante, il est comme l'arc-boutant
des nations. Les peuples de l'Occident ont coulé des jours
paisibles, tant qu'ils ont possédé des monastères, et partout,
je dis partout, c'est à la lettre, la spoliation des monastères a
précédé de fort près l'ère des révolutions.
Chaque époque a ses besoins particuliers. En nos jours
d'agitations stériles, où pullule la misère, chacun s'ingénie à
organiser des crèches, des salles d'asile, des écoles com-
munales, des sociétés de secours et de patronage, qui ne
remédient que médiocrement aux maux qu'elles devraient
guérir. Autrefois, on n'était pas si inventif, et l'on éprouvait
moins de mécomptes. Le monastère avait pourvu à tous ces
services et en possédait une plus haute intelligence. C'est ce
qui assurait sa force. Toute puissance qui aspire à conquérir
ou à conserver quelque ascendant doit étendre l'intelligence,
raffermir et développer la moraUté, favoriser le progrès de
l'ordre matériel et le concilier avec le bien général. Tel était,
dans la cure des misères sociales, l'objectif de l'ordre monas-
tique.
Aujourd'hui, par exemple, les paysans quittent les cam-
pagnes, se pressent dans les villes et, par cet entassement
malsain, provoquent, au profit de l'industrie, la désertion de
l'agriculture. Ce trouble amène forcément une diminution des
prix de main d'œuvre et des produits du travail agricole ; il
forme, dans les grands centres manufacturiers, à chaque crise,
une population flottante au service de l'émeute. En vue de
ces crises et pour en conjurer les périls, la politique a toujours
en réserve quelques travaux. Mais ces travaux ne sont que
â54 HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
des travaux de terrassement, inaccessibles et inutiles, dont les
ressources sont dévorées par les frais d'administration, travaux
qui ruinent l'industrie privée, attaquent même le principe
de propriété et conduisent à ces ateliers nationaux où se
prépara l'insurrection de Juin. En présence de l'ogrerie dé-
magogique, la philanthropie est impuissante. Le monastère
aurait meilleur succès. Le monastère donnerait aux masses
pauvres du pain et une parole de consolation ; il ouvrirait une
cellule à tel contre-maître aigri qui s'appellera demain Spar-
tacus ou Vindex ; il pourrait enrayer, par sa force d'attraction,
le mouvement du peuple vers les villes ; enfin il pourrait
rendre à l'agriculture son antique et bienfaisant prestige.
Aujourd'hui encore, la société offre, sous le rapport moral,
le plus affligeant spectacle : mépris de Dieu, mépris de l'au-
torité; mépris de l'homme : tels sont les maux qui la dévorent.
De là l'idolâtrie des jouissances matérielles, hostilités ardentes
entre les propriétaires et les prolétaires, féroce esprit d'insu-
bordination. Qu'a trouvé notre esprit ingénieux pour parer à
ces terribles maux? Le parti avancé, comme ils disent, n'a
découvert que les théories du socialisme, la liquidation sociale,
rêves de la crapule en délire, disait Proudhon ; le parti con-
servateur a des balles, des pontons, des bagnes. Voilà le
nouveau palladium. Le secret de la fortune publique ne se
cherche plus dans les temples, mais dans les fusils. Expédient
nouveau, prompt, mais peu efficace jusqu'à présent. Tous les
vingt ans à peine, il faut pratiquer une nouvelle saignée. Le
monastère rétablirait l'équilibre social par des hommes de
dévouement et des institutions de sacrifice ; il réunirait sous
les voûtes du cloître les prolétaires et les propriétaires; il
offrirait à tous des sociétés modèles d'obéissance et de com-
mandement. Qu'avons nous de mieux pour nous sauver, fusil
et socialisme à part?
Ces misères matérielles et morales ont porté à son comble
la criminalité publique. Avant le délit, la société a laissé au
mal toutes les licences ; après sa perpétration, elle est obligée
de se défendre. Nécessairement elle n'y veut pas manquer.
CHAPITRE VI. 255
Maïs sa procédure est barbare ; la répression inefficace pour la
correction du coupable et l'exemple des concitoyens. On se
contente de punir, il y en a même qui disent qu'il devrait
suffire d'empêcher de nouveaux crimes : morale trop douce ou
trop sévère. En punissant, il faudrait moraliser. Une corpo-
ration vouée au service des prisons pourrait seule résoudre
le problème d'application d'une peine qui ne serait pas seule-
ment la coercition du crime, mais qui devrait avoir pour effet
de faire du coupable un homme vertueux. Oui, des hommes
pratiques, animés de la grande pensée du devoir, d'une sainte
et patiente charité, porteraient, dans cette difficile mission,
l'esprit éminemment réparateur de l'Evangile *.
Nos impies passent fièrement à côté de ces graves considé-
rations politiques et se rabattent sur des objections. Tantôt ils
reprochent aux moines d'être retardataires, tantôt ils leur
reprochent de tout envahir. S'ils sont retardataires, comment
envahissent-ils, et s'ils envahissent, ils ne sont donc pas si
énervés. La vérité est dans l'entre-deux. Les envahissements
des ordres religieux ne sont que l'effet de leur résistance aux
envahissements de l'esprit révolutionnaire; et leur lenteur est
un lest nécessaire pour le vaisseau de l'Etat , emporté par
tous les vents, qui peut sombrer demain sur les écueils du
socialisme.
On dit les moines hostiles à la liberté et au pouvoir. Même
contradiction, même explication. Les moines ne suivent pas la
liberté dans ses licences et le pouvoir dans ses abus. Les
moines ne sont pas un troupeau servile ; ce sont des hommes,
et derrière les attaques qu'on leur prodigue si gratuitement,
il y a toujours un mérite à découvrir.
Il y a encore une objection, grosse de préjugés et de so-
phismes, de blasphèmes et de propos orduriers : c'est le rapport
du célibat monastique avec la nécessaire multiplication du
^ Cf. Université catholique, t. XIX, art. de l'abbé Thouzé; Correspondant,
juillet, 1844, art. signé Clément d'Elbhe, et Léon Aubineau, les Jésuites au
bagne.
è56 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
genre humain. Sans doute, il est avantageux que la population
d'un Etat soit nombreuse, riche, éclairée, morale, appliquée au
travail sous toutes ses formes; mais il est bon aussi que, dans
cette population florissante, la virginité compte des prosélytes,
et il est nécessaire qu'à côté de ceux qui s'engagent dans le
mariage, plusieurs gardent le célibat, pourvu qu'ils le fassent
librement et surtout par charité. D'autant que, parmi les
hommes, il y aura toujours des individus qui, par raison, par
caractère, par tempérament, par vœu, par défaut de conditions
requises et par suite d'accidents inhérents à la vie humaine,
renoncent au mariage et sont même contraints d'y renoncer.
La théorie du mélange universel, outre qu'elle est grossière,
infecte, infâme, est impossible, et par libre choix ou par force,
il y aura toujours des exceptions pour la vertu héroïque. Le
mariage, disaient deux hommes dignes l'un de l'autre, Luther
et Voltaire, est tellement nécessaire que ne pas le contracter,
c'est blesser la nature. Ce qui blesse la nature, ce n'est pas le
célibat, c'est la crapule, répondait justement le cardinal Bel-
larmin. Le célibat ne blesse pas la nature, il l'élève, et dans
un Etat populeux, pour rendre les mariages plus féconds, il
faut, au contraire, que les vocations monastiques se mul-
tiplient. Lorsque l'Espagne était couverte de monastères, elle
comptait quarante miUions d'habitants ; depuis qu'elle fait la
guerre aux moines, elle est descendue à quinze. Au dernier
siècle, les goujats de l'encyclopédisme dénonçaient les mo-
nastères comme les causes de dépopulation. La Révolution a
passé, sur les monastères, le fer et le feu; aujourd'hui les
bâtards de Voltaire sont disciples de Malthus; ils prêchent la
doctrine de la restriction morale ; ils préconisent des méthodes
d'avortement ; ils crient que si la population se développe
suivant la proportion géométrique, tandis que les ahments ne
suivent que la proportion arithmétique, nous sommes con-
damnés à mourir de faim. Tout le monde peut lire les livres
où s'étale cette morale de pourceaux. De telles extrémités
vengent le monachisme chrétien. Oui, il nous faut des mo-
nastères, surtout pour le salut de la famille, et si l'on veut
CHAPITRE Vî. 257
renverser cet ordre, on trouble du même coup l'économie de
la société.
J'omets une foule d'autres considérations.
Quand le désordre sera arrivé à son comble, quand tous
seront abattus et baiseront la poussière, qui restera debout sur
les débris et tendra la main à l'humanité renversée ? Un moine
catholique, sortant de quelque caverne sauvage, paraîtra
comme un ange de paix et d'espérance, au milieu des ruines
amoncelées par les barbares.
III. Nous parlerons encore des avantages que l'EgUse tire
des monastères.
Le 24 mars de l'an de grâce 4767, le roi de Prusse écrivait à
Voltaire : « J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que les
endroits où il y a le plus de couvents de moines, sont ceux où
le peuple s'est le plus aveuglément livré à la superstition. Il
n'est pas douteux que si l'on parvient à détruire ces asiles de
fanatisme, le peuple ne devienne un peu indifférent et tiède
sur ces objets qui sont actuellement ceux de sa vénération
Dès que le peuple sera refroidi, les évêques deviendront de
petits garçons dont les souverains disposeront, par la suite
des temps, comme ils voudront. » Frédéric marchait à la des-
truction de l'Eglise catholique et du Christianisme tout entier
par la destruction des* couvents et la confiscation de leurs
biens ; Voltaire, qui s'y entendait, trouvait ce plan d'un grand
capitaine; et les ministres français, Amelot, d'Argenson, Mau-
repas, Choiseul, eussent été flattés d'accomplir ce monstrueux
dessein. La conspiration échoua, un peu par le manque du
concours de Frédéric ; vingt-cinq ans plus tard, la démagogie
devait la faire triompher, et la première page de son histoire
est écrite avec le sang d'un roi. Nunc erudimini.
r.e passage de la correspondance de Frédéric m'a paru
curieux; je le cite, comme transition, pour les lecteurs qui
savent tout ce que le philosophisme déployait de clairvoyance
et d'habileté dans sa guerre contre l'Eglise et contre son
Christ.
Pour apprécier les services que rend à l'Eglise le monastère,
IV. 17
258 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
il faudrait envisager sous tous ses aspects le ministère ecclé-
siastique. Nous nous bornerons ici à quelques traits.
Le monastère est d'abord la création propre de la sainte
Eglise, l'œuvre par excellence, le fruit exquis de son travail.
La fin dernière de tous ses efforts, c'est la purification et la
sanctification des âmes. Répondre à ses efforts par un généreux
concours est, sans doute, le devoir de tous les chrétiens, parti-
culièrement des prêtres. Quiconque fait profession d'une vie
évangélique, ou seulement diine vie morale, est obligé de
s'élever vers Dieu qui l'attire ; et, quoi qu'en dise aujourd'hui
le matériahsme, nul entre les fds des hommes ne peut se
défendre du charme puissant qu'exerce, sur notre cœur épris,
le Dieu qui nous créa. Dans un grand nombre dliommes, l'in-
clination qui les porte aux réalités éternelles est presque
toujours vaincue par l'amour des réalités terrestres, ou par-
tagée en proportion variable entre Dieu et le monde. Le moine,
c'est l'àme grande et fière ; l'attrait divin le remplit, vivace et
robuste comme un arbre en bonne terre, et au lieu de n'être
en lui qu'un instinct languissant, un amour mesuré et vulgaire,
cet attrait divin est en lui une passion. L'œil fixé sur le ciel,
le moine se dépouille de tout ce qui embarrasse sa marche et
gêne la liberté de ses élans vers Dieu. Dieu et son âme, il n'a
point d'autre souci ; et, par les résolutions qu'il se commande,
il s'élève au sommet de la perfection possible. Cette perfection
n'est pas, pour lui, un objet fuyant et vainement poursuivi :
c'est son état, sa préoccupation habituelle, son travail de tous
les jours. Victor Hugo et Duruy plaisantent quelque part sur
cette poterie paysanne qu'on transforme en lui jetant sur le
dos quelques aunes de drap bizarre. Voltaire, qui s'y entendait
mieux, salue dans le moine l'élite de l'humanité.
Ces hommes de Dieu, par la résolution qui les détache de
tout et par la passion qui le3 attache aux réahtés éternelles,
sont des âmes fortes et des hommes de combat. C'est de quoi
nous avons le plus besoin. Quoique saint Paul ait dit : Nul ne
peut poser un autre fondement que celui qui a été posé : on en
cherche un autre, u L'homme sans Dieu, sans Christ, sans
CHAPITRE VI. ^r)9
morale, sans Eglise, dit le P. Didon, l'homme réduit à un peu
de boue, avec des instincts et pas de liberté, l'homme singe, en
un mot, telle serait la pierre angulaire de l'avenir. Et. le sa-
crilège ajoutant au blasphème, voici que l'ancien et ma-
jestueux édifice est attaqué avec une fureur inouïe. Dieu est
nié, Jésus-Christ est découronné de son auréole divine, la
morale est atteinte jusque dans sa racine, qui est Dieu et la
liberté ; l'Eghse, enfin, est mise au ban des choses de ce monde.
Ne pouvant la détruire, on voudrait l'écarter; ne pouvant em-
pêcher son action, on met une habileté perfide à lui soustraire
les individus, les institutions et les peuples.
» Eh bien! ce que l'on attaque, nous le défendrons. Défendre
Dieu! y pensez- vous? On a relevé cette prétention comme
une hardiesse ou une naïveté presque impie. Et pourquoi ne
voudrait-on pas que l'homme défendit Dieu? Si l'hifini en ce
monde n'avait pas caché sa gloire et oublié devant nous sa
puissance; s'il était l'Infini visible et redoutable à ceux qui le
blasphèment; peut-être...? Mais non, Dieu est au miheu de
nous moins qu'un homme ; il n'a ni voix, ni bras, ni glaive,
impuissant comme ce Pontife qui en est la douce et la plus
haute image ; il a dit à l'homme : « Prête-moi ton bras, car je
veux être ta conquête. » Et nous ne le défendrions pas comme
on défend son père ou sa mère, alors que, par amour pour
nous, il a voulu être plus impuissant qu'eux? Quand Dieu
n'est, pour le cœur humain, que le Dieu abstrait de la philo-
sophie et une froide conviction, je m'explique vis-à-vis de lui
cette attitude si réservée ; mais pour nous, moines, le Dieu
que nous adorons est le Dieu vivant, c'est le Christ, c'est celui
qu'on aime avec passion et pour lequel on meurt. Aussi
userons nous, à le défendre, nos forces et nos vies sans nous
lasser jamais. Plus on mettra d'ardeur à le combattre, plus
nous mettrons d'énergie à le soutenir; plus on déploiera de
science à le nier, plus nous en déploierons à l'affirmer ; plus
on obscurcira l'histoire pour y effacer la marque de la divinité
du Christ, plus nous y répandrons de clarté pour illuminer sa
divine empreinte ; plus on niera la liberté en l'étouffant sous
260 HISTOIRE DR LA PAPAUTÉ.
de grossiers instincts, plus nous mettrons à la prouver de
fierté et de gloire; plus le monde, ivre de plaisir et amoureux
du bien-être, s'en ira, tête baissée, vers la matière, plus nous
nous élèverons, dédaigneux de ces joies décevantes, le regard
au ciel, en y cherchant cet Infini dont on ne peut se passer,
lorsqu'on n'a pas dégradé son âme et cessé d'être homme.
» Quant à l'Eglise, si attaquée, si outragée, nous n'appellerons
pas, à la défendre, les glaives usés, mais nous la protégerons
de notre parole et de notre amour, baisant avec vénération
les pHs de sa robe, et élevant notre respect et notre enthou-
siasme à la hauteur de toutes les insultes. Avec cela on
triomphe ! Qui est le plus fort de celui qui jette la boue au
passant ou de celui qui, comprenant la dignité du plus humble
d'entre les hommes, s'incline et vénère? L'insulte n'a qu'une
heure. — Va, insulteurî tu passeras comme la parole in-
jurieuse tombée de tes lèvres; mais l'homme qui respecte, qui
se découvre devant la majesté de son ennemi lui-même, celui-
là s'honore, les nobles cœurs l'acclament et l'histoire garde
son nom.
» Ce rôle sera le nôtre. Et tandis que les prêtres, disséminés
au milieu de vous comme de vrais pasteurs dans le troupeau,
connaîtront vos besoins intimes et y répondront, avec eux les
rehgieux, les moines, ces cent dix mille hommes qui peuplent
notre pays, s'organiseront pour être les gardiens de toutes
les divines choses; ils se dresseront comme un rempart, et
derrière ces fortifications, plus habiles que celles de Yauban,
ils seront les citadelles de Dieu et de son Christ, de la reUgion,
de l'Eglise et de la vraie liberté, un mur d'airain, selon le
mot du Prophète *. »
Ce ministère d'apologie, les ordres rehgieux le remplissent
admirablement contre l'hérésie et le schisme. Toutes les fois
que les schismes et les hérésies ont essayé de se produire, la
guerre à l'Eglise a commencé contre les moines ; et lorsqu'ils
ont triomphé, on a mis les monastères à sac. En France, en
^ Qu'est-ce qu'un Moine'/ discours du P. Didon, de l'ordre de Saint-
t)ominique, p. 23.
CHAPITRE VI. 2.6 î
Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en Italie, mêmes scènes
de pillages : il n'y a de changé que le nom des acteurs. Les
hérésies, maîtresses du terrain, se distinguent toutes par
l'horreur des ordres religieux; elles voient, là, le bras qui
doit les abattre. Leur sentiment ne les trompe pas : si l'An-
gleterre se convertit si vite, c'est qu'elle a donné libre accès
aux ordres monastiques; si les religieux étaient établis à
Berlin et à Saint-Pétersbourg, la face du monde changerait.
Les moines sont plus puissants encore, si j'ose ainsi dire,
contre l'infidélité. Trois choses constituent les missionnaires :
l'oraison, l'esprit de sacrifice et le zèle, mais non l'esprit de
lecture, comme le croit le protestantisme. Où trouvons-nous
ces vertus à un degré plus éminent qu'au monastère? Les
séminaires peuvent, sans doute, fournir aussi des hommes
héroïques, mais c'est l'exception; que si, à l'esprit sacerdotal,
vous joignez l'esprit monacal, soyez sur que l'âme, pénétrée
de ce double esprit, sera une âme de missionnaire. Vous aurez
Ximénès, Canisius, saint François Xavier, saint Vincent de
Paul, saint François Régis et toute une légion d'hommes de
Dieu.
Au sein du peuple fidèle, par l'exemple des vertus chrétiennes,
par la pieuse observance des vœux monastiques, par la prière
et la réversibilité des mérites, par les prédications isolées et
les missions, le monastère contribue efficacement au bien des
paroisses. Depuis cent ans, on a essayé de suppléer, sous ce
rapport, les ordres rehgieux, par des associations volontaires
de prêtres libres ; mais on n'a réussi qu'en imitant les moines,
et on n'a nulle part aussi bien réussi qu'eux. C'est toujours
dans les pays évangélisés par les apôtres du cloître que les
populations se gardent plus chrétiennes et que se produisent
plus nombreuses les vocations au sacerdoce.
Enfin te monastère offre, à la hiérarchie ecclésiastique,
d'excellents titulaires. Par un contraste facile à expliquer, le
cloître, qui oblige à l'obéissance, initie à la parfaite pratique
du commandement, et, en vous isolant du monde, ne vous
donne qu'une meilleure entente de ses intérêts. Les évêques
202 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
régionnaires, les grands légats, les cardinaux-ministres avaient
presque tous débuté dans un monastère. Le seul ordre de
Saint-Benoît a donné à l'Eglise catholique quarante Papes,
deux cents cardinaux, cinquante patriarches, seize cents
archevêques, quatre mille six cents évêques et trois mille six
cents religieux inscrits au catalogue des Saints. Ces chiffres,
vérifiés par Hurter, ont une éloquence qui dispense de tout
commentaire.
En rendant au cloître ces hommages réfléchis, nous ne
faisons, au reste, qu'analyser dix mille bulles pontificales
relatives à l'établissement, au gouvernement et à la bonne
discipline des ordres religieux. Et puisque le préjugé du siècle
est à rencontre, on nous pardonnera d'avoir rappelé, par une
brève analyse, ces oracles de la Chaire apostolique.
Est-ce à dire que nous préconisons le monastère au dé-
triment des autres institutions? Platon, dans sa République,
Campanella, dans la Cité du soleil, quelques philosophes de
l'antiquité et presque tous les réformateurs modernes, ont
imaginé le monastère comme lidéal delà société civile. D'après
ces rêveurs, le monde devrait être organisé comme un mo-
nastère immense, avec grands compartiments pour loger les
nations, compartiments secondaires pour héberger les spé-
cialités gouvernementales, industrielles, artistiques, agricoles
et autres. L'humanité ne se prête pas à ces ingénieuses com-
binaisons, et si quelque despote pouvait l'emprisonner de cette
belle façon, elle aurait bientôt renversé les murs de son
cachot. Pour nous, en préconisant, même pour notre temps,
l'ordre monastique, nous n'attendons pas que tous les hommes
endossent la cuculle et la robe de bure. Nous respectons la
liberté individuelle, la famille, l'Etat, l'Eglise, avec leur mission
morale et dans leur constitution divine. Nous pensons seule-
ment que ces institutions reçoivent du cloître un puissant
appui et un utile complément. Nous ajouterons que diffamer les
monastères ou les supprimer par la violence, c'est détruire
une des forces vives du genre humain, et, de plus, fouler aux
pieds l'histoire.
CHAPITRE VI. 263
IV. A cette apologie théorique du monachisme, nous devons
ajouter maintenant la justification par les faits séculaires, que
ne peut contester aucune critique. Nous commençons par les
monastères d'Orient.
La vie monastique a commencé en Orient, non loin des
bords du Nil, dans les brûlantes solitudes de la Thébaïde. De
là, elle s'est rapidement propagée en Palestine, en Syrie, en
Mésopotamie, sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, dans
l'Asie-Mineure, dans les îles sans nombre de l'archipel grec,
et jusqu'au dehors des limites de l'empire romain, dans la
Perse, l'Inde et l'Ethiopie. A l'origine, elle ne fleurit guère en
Occident.
Ceux qui l'avaient embrassée se divisaient en deux grandes
familles, les anachorètes et les cénobites : les premiers, vivant
solitaires; les seconds, en communauté.
« Le trait distinctif par lequel ils se ressemblaient et qui
marque de son empreinte toute cette période orientale, dit
excellemment l'abbé Martin, c'est la séparation du moine, aussi
complète que possible, de la société humaine, de ses besoins,
de ses jouissances, de son activité, de sa vie ; c'est la pré-
dominance presque absolue accordée à l'intérêt spirituel sur
l'intérêt matériel. Le moine oriental, ermite, stylite, cénobite,
s'isole du monde : il va au désert; il prie. A la prière, il joint
le travail, sans doute ; mais, en général, il ne travaille que
pour lui seul, pour éviter l'oisiveté; il ne travaille guère pour
la société, qu'il n'aperçoit que de loin, si toutefois il n'en
détourne pas inflexiblement son regard. Il pratique des jeûnes
effrayants, des pénitences qui font frémir ; les mortifications
les plus austères du moyen âge ne sont que jeu en com-
paraison des siennes; il caresse la souffrance, on dirait qu'il
la déguste avec une sorte de volupté ; c'est ainsi qu'il s'en-
fermera dans une case étroite et basse, où il ne peut ni se
tenir debout ni se coucher, et qu'il demeurera debout des
années entières sur le fût d'une colonne. Il ne boit pas, il ne
mange pas, il ne dort pas, ou, s'il cède à ces impérieux besoins
de la nature, ce n'est que juste autant qu'il faut pour ne pas
5X0 i niSTOIRE T)K L\ PAPAIITI?:.
mourir. On dirait qu'il n'a point de corps, ou qu'il n'en a un
que pour le torturer. Pour lui, l'âme seule est quelque chose ;
le reste compte à peine. Il y a des exceptions, je le sais; il y
a des adoucissements à ce genre de vie, mais telle est la ten-
dance générale ; spectacle étrange qui ferait croire, si l'on ne
prenait la peine de réfléchir, à des hommes pris d'un vertige
insensé. Toutefois ne précipitons pas nos jugements. Les
hommes les plus éminents de cette époque se sont formés à
cette rude école, hommes d'une taille colossale, la gloire de
l'humanité, aussi grands par le génie et par le cœur que par
la force du caractère et par la sainteté de la vie, les Athanase,
les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Chrysostome, Ephrem
le Syrien et tant d'autres, qui ont porté les derniers coups au
paganisme, terrassé les hérésies, changé la face du monde, et
marqué d'une empreinte divine et inetîaçable les croyances
des peuples. Jérôme s'est dérobé aux embrassements de Rome
pour venir se mêler à ces héroïques phalanges des cénobites
de l'Orient, entraînant après lui, dans les rudes solitudes de
Chalcis et de Bethléem, toute une génération de jeunes patri-
ciens et de nobles romains. Augustin a dû au souvenir de la
Thébaïde ses premières idées de conversion, et, devenu évêque
d'Hippone, l'oracle des EgHses d'Afrique et d'Occident, il a
tourné vers eux un regard d'envie, et, d'accord avec ses clercs,
s'est efforcé de reproduire, dans sa demeure, les traits de leur
manière de vivre compatibles avec le ministère sacerdotal. On
peut dire que, malgré quelques protestations peu écoutées, le
monde entier les a entourés de son estime, de son admiration
et de son amour, depuis l'empereur sur son trône jusqu'à
l'esclave méprisé, qui, à travers leurs austérités, entrevoyait
l'affranchissement de son corps et la liberté de son âme. Il y
a là un phénomène capable déjà, par lui seul, de tenir en
respect nos idées modernes et nos superbes dédains ^ »
Le nombre des habitants du désert oriental fut si prodigieux,
que nous ne pourrions y croire, si nous n'en avions pour
garants des témoins oculaires, dignes de toute croyance. On
1 Marlin, les Moines et leur Influence sociale, t. !«', p. 5.
CHAPITRE VI. 26o
en comptait trois, quatre, cinq, six et jusqu'à dix mille sous
la direction d'un abbé. Le désert, suivant la belle expression de
saint Jérôme, était tout rayonnant des fleurs du Christ.
Ce grand nombre de vocations monastiques s'explique par
les circonstances. La société à laquelle se dérobaient ces moines
était une société énervée par l'abus de toutes les jouissances.
Le climat y portait naturellement à la volupté. Les traditions
mythologiques et littéraires n'avaient prêché longtemps que
lès satisfactions des sens. La politique, pour mieux assurer
l'absolutisme des Césars, n'avait rien négligé pour énerver les
peuples ; sous ces différentes influences, l'ordre social s'était
établi par l'antagonisme des appétits et par l'énervement des
désordres moraux. Dans les moindres détails de la vie privée
et publique, tout respirait le sensualisme. On vivait pour se
sentir vivre. Nul souci de l'esprit, nulle culture des sciences,
l'éloquence applaudie seulement comme un ornement de plus
pour les fêtes et une caresse délicate pour les oreilles blasées.
Au dernier échelon de l'échelle sociale, les esclaves, multitude
grouillante, bétail lubrique et gourmand, tenu à la bride et
mené au fouet, travaillant sans relâche pour subvenir à toutes
les orgies. Deux mots caractérisent cette vieille société de
la décadence romaine : Immensum latrocinium, lupanar
ingens.
Dans les catacombes et les arènes s'était formée, par la vertu
du sang et la grâce de Jésus-Christ, une société nouvelle. La
conversion de Constantin lui accorda le bienfait de la vie
publique ; mais ce merveilleux triomphe ne modifia pas autant
que nous avons Thabitude de le croire les mœurs byzantines.
Le petit troupeau des âmes fidèles s'augmenta plus en nombre
qu'en vertu. La multitude se rua, si j'ose ainsi dire, dans-
l'enceinte de l'Eglise, presque sans prendre le temps de corriger
ses croyances et de purger ses mœurs. L'arianisme se présenta
bientôt pour la dispenser de croire à l'Evangile sans revenir
aux dieux ; et la corruption du Bas-Empire ne fit guère que
continuer les désordres effrayants de l'antique Rome. On a
qualifié suffisamment cette époque lorsqu'on a prononcé son
2G6 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
nom. Bas-Empire, règne de Césars plus aptes à disputer qu'à
gouverner, succession de ministres serviles et cruels, ère des
eunuques et des femmes viles, des écuyers et des chevaux, de
tout, excepté de la vertu et de l'honneur.
En s'éloignant de cette lâche société, les Pères du désert lui
offraient le seul exemple qui pût l'atteindre; tous ont eu leur
influence, même les stylites. Pour qui ne regarde qu'à la
surface des choses, aucune vie n'a été plus inutile, ce semble,
que celle de saint Siméon. Et pourtant, dit Montalembert, « il
voyait accourir au pied de sa colonne, non-seulement les
Syriens, ses compatriotes, mais encore les Persans, les Arabes,
les Arméniens, et jusqu'à des gens venus de Gaule et de
Bretagne, pour contempler ce prodige d'austérité, ce bourreau
de son propre corps. Il les payait de leur curiosité et de leur
admiration en leur prêchant la vérité chrétienne. Les Arabes
arrivaient par bandes de deux ou trois cents ; des milliers
d'entre eux, au dire de Théodoret, témoin oculaire, éclairés
par la lumière qui descendait de la colonne du stylite, abjuraient
à ses pieds leurs idoles et s'en retournaient chrétiens dans
leurs déserts ^ » Ce seul fai,t nous instruit de la mission pro-
videntielle des moines d'Orient. A quoi a-t-il tenu que l'action
du styHte dédaigné n'ait prévenu l'un des événements les plus
funestes de l'histoire? Si la décadence rapide du monachismo
oriental n'eut interrompu sitôt ce qui avait été si bien com-
mencé, la religion chrétienne, alors répandue parmi les Arabes,
eût triomphé de la mobile postérité d'ismaël et rendu im-
possible le rôle de Mahomet.
Si telle fut l'influence d'un stylite, que dire des laures et de
leurs innombrables habitants? « Là où la parole évangélique
était elle-même impuissante, dit encore l'abbé Martin, leurs
actions et leur vie furent un langage d'une éloquence incom-
parable, le seul qui pût être entendu. Qu'on se figure, en
effet, rimpression qui dut se produire dans cette société sen-
suelle, insatiable de plaisirs et de bien-être, lorsque le bruit
^ Les Moines d'Occident, t. I", ch. i". Voir encore dans Acta Sanclorurrij,
t. X d'octobre, un beau travail du P. Carpentier.
CHAPITRE VI. 267
se répandit que, non loin d'elle, en face de ses plus voluptueuses
cités, sur les confins de la Cyrénaïque, de l'Egypte, de la Pa-
lestine et de la Syrie, dans des solitudes inhabitables, dans
les déchirures profondes et les cavernes des montagnes, une
société s'était insensiblement formée d'hommes sortis de son
sein, bannis volontaires de la cité et de la famille, étrangers
à tout ce qui fait ici-bas l'occupation ou le charme du genre
humain, consumant leur existence dans l'isolement, le silence
et d'effroyables mortifications, le regard infatigablement fixé
vers le ciel, l'esprit abîmé dans la prière et dans la contem-
plation des choses divines, race d'hommes qui ne ressemblait
à rien de ce que l'on avait vu jusque-là, éprise de la passion
de souffrir et de se tourmenter elle-même, et trouvant, à sa-
vourer la douleur à longs traits, une sorte de jouissance. Quel
contraste avec les mœurs de l'Orient I mais ce sont précisément
ces contrastes qui frappent l'esprit des peuples. Ceux-ci
voulurent voir ; ils affluèrent au désert ; ils se pressèrent autour
des moines et des anachorètes, ils écoutèrent et furent ravis.
Quelle prédication efficace! comment ne pas prendre au
sérieux une religion qui inspirait de tels sacrifices! comment
ne pas tenir compte de l'âme et de ses destinées, lorsqu'on
avait sous les yeux des hommes qui, pour assurer leur bonheur
dans une vie future, se condamnaient hbrement en celle-ci à
de si rudes privations et à de si terribles supplices. L'émotion
gagnait les moins bien disposés; ceux même que le désir de
se moquer avait conduits subirent une influence qui en fixa
plusieurs au désert ; on vit des courtisanes fameuses, venues
dans le dessein de tenter ou de séduire les solitaires, s'en re-
tourner pénitentes et effrayer le monde par leurs austérités,
autant qu'elles l'avaient scandalisé par leurs déportements.
Les foules que chaque jour versait dans la solitude ne re-
prenaient jamais tout entières le chemin du monde civilisé ;
elles y laissaient, sur leur passage, comme une armée en
déroute, une multitude d'hommes; les légions de la pénitence
se multipliaient ainsi à l'infini : monde nouveau qui se déployait
à côté de Tancien monde, n'ayant d'autre dessein en apparence
2()8 IIISrOllŒ DE LA PAPAUTÉ.
que de se soustraire à sa contagion, supprimant autant que
possible tous les points de contact, et cependant exerçant sur
lui une irrésistible fascination *. »
Aussi la solitude chrétienne n'était ni égoïste, ni misan-
thropique; la cellule des ermites s'ouvrait au pauvre et au
voyageur, et quand les peuples jetaient un cri de détresse, ils
accouraient aussitôt pour les consoler. Pour n'en citer qu'un
trait entre mille, on les vit, sous Théodose, dans les malheurs
d'Antioche, descendre des montagnes pour adoucir les com-
missaires impériaux; leurs discours étaient si touchants, si
persuasifs qu'on tombait à leurs pieds, qu'on embrassait leurs
genoux. La terre, cultivée par des mains si saintes, produisait
au centuple, et la mer vit souvent avec surprise des flottes
d'une espèce nouvelle affronter ses flots sous le pavillon de la
croix, et porter, non plus le fer et le feu dans les pays lointains,
mais l'aumône du cénobite à des peuples affamés.
La science de ces anachorètes n'était point cette science
fardée et mondaine qui enfle l'esprit et corrompt le cœur; elle
était simple, solide et grande comme les pyramides et autres
monuments mystérieux de l'antique Egypte. Les Hilarion, les
Pacôme, les Arsène, versés dans la littérature des Romains et
des Grecs, avouaient humblement n'avoir pas encore appris
l'alphabet de ces vieillards.
Au surplus, rien n'est beau comme leur soHtude. Saint
Basile se sauve dans les profondes vallées du Pont, sur les
rives sauvages de l'Iris, et il est bientôt suivi de saint Grégoire ;
mais celui-ci, rappelé par son père, est forcé de se retirer. Le
cœur plein de regrets, il écrit à son ami : « Que ne suis-je
encore à cet heureux temps, cher Basile, où mon plaisir était
de souffrir avec toi. Une peine que le cœur a choisie vaut
mieux qu'un plaisir où le cœur n'est pour rien. Qui me rendra
ces divines psalmodies, ces veilles, ces ravissements vers Dieu
dans la prière, cette vie dégagée des sens, ces frères unis de
cœur et d'esprit, ces luttes de la vertu, ces élans généreux,
ces pieux travaux sur les livres sacrés, et les lumières que
^ Martin, les Moines, t. I*', p. 10.
CHAPITRE Vî. ^69
nous y découvrions, éclairés par l'Esprit ; et, pour descendre
à de moindres détails, ces occupations variées et journalières
où je me voyais portant du bois, taillant des pierres, plantant,
labourant; ce platane enfm, ce beau platane, plus beau à mes
yeux que celui de Xercès, à l'ombre duquel venait s'asseoir,
au lieu d'un roi fatigué de plaisirs, un solitaire brisé d'austé-
rités? Je le plantai, tu l'arrosas ; Dieu Fa fait croître afm qu'il
reste au désert comme un monument de notre affection et de
notre bonheur ^ »
Les forêts et les montagnes de la Thébaïde retentissent tour-
à-tour du chant des hymmes sacrées et du bruit des travaux
agricoles. Ces travailleurs du désert avaient tous le même
uniforme : le manteau oriental et la cuculle monastique ; tous
les mêmes armes : le Psautier d'une main et la bêche de l'autre ;
tous le même ennemi, le démon; tous nourris du même pain,
le pain des anges; tous attendant la même couronne, la
couronne de l'éternité. A l'ombre d'un obélisque ou près du
tronc d'une colonne, derniers restes de Thèbes ou de Memphis,
ils essuyaient la sueur de leur front en chantant un cantique,
en songeant à la vanité de la puissance et de la gloire du
monde, sur les ruines de l'empire écroulé des Pharaons.
V. Nous arrivons aux moines d'Occident.
L'empire d'Occident, gangrené depuis longtemps, s'affaisse
enfin sous le poids de sa propre corruption ; les hordes sau-
vages se sentent attirées vers lui, commme les hyènes par
l'odeur d'un cadavre. Le Nord s'ébranle de toutes parts et se
précipite sur le Midi.
Ces hommes nouveaux, abandonnés aux instincts brutaux
de l'espèce humaine, ignoraient la plupart l'honnête et le
déshonnête, ne reconnaissaient point d'autres droit que la
force, point d'autre loi que leurs caprices. Tous étaient plongés
dans la plus grossière idolâtrie : quelques-uns se contentaient
de se prosterner devant im sabre planté en terre ; ceux-ci
adoraient les arbres et les serpents; ceux-là, l'eau des torrents,
^ S. Greg. Nazianz., Opéra, t. Il, p. 105, éd. de Paris, 1633.
270 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
les vents et les orages. Tels étaient les Siièves, les Alains, les
Goths, les Hérules, les Francs et les Lombards.
Le tableau que les auteurs du temps nous ont tracé de la
physionomie hideuse et du caractère féroce de ces barbares,
nous fait encore frémir d'horreur. Le Saxon, géant aux yeux
d'azur ; l'Hérule, aux joues verdàtres, de la couleur des algues
de la mer; le Picte, à la figure teinte en bleu; le Goth, couvert
de peaux qui lui descendent à peine aux genoux, avec des
bottines de cuir de cheval; l'Alain, moitié nu, à la chevelure
blonde lavée dans l'eau de chaux; les Huns, au cou épais, aux
joues déchiquetées, se nourrissant d'herbes sauvages et de
viandes demi-crues, couvées un moment entre leurs cuisses
ou échauffées entre leur siège et le dos de leurs chevaux : tous
avides de tuer ou de déchirer, se jetant sur l'ennemi avec un
cri rauque, comme la panthère ou le tigre sur sa proie, suçant
le sang des plaies pour s'enivrer, arrachant la tête des cadavres
et de la peau séchée caparaçonnant leurs chevaux, buvant à
table le lait et le vin dans des crânes.
Qui adoucira, qui humanisera ces hordes, nous dirions
presque ces bêtes farouches? La charité de Jésus-Christ, pra-
tiquée par des moines au degré héroïque. Nouveaux Orphées,
ils attireront autour d'eux, et, par la puissance de la vertu,
gagneront à la civilisation ces féroces barbares.
Le moine d'Occident est tout aussi fortement épris de l'amour
de l'infmi, du service de Dieu et du salut de l'âme, que le
moine d'Orient. Comme lui il sacrifie tout à cet intérêt suprême;
cependant il se sépare moins de la société humaine et s'en
préoccupe davantage. Moins dur à lui-même, s'il pratique un
jeune continu, il en tempère à propos les rigueurs. S'il fait
une large part à la prière, la prière n'engourdit point son bras,
et son travail, essentiellement productif, a pour objet principal
la culture de la terre. Comnie son confrère d'Orient, le moine
d'Occident est pauvre, mais le monastère est riche et possède
de grandes propriétés. D'ailleurs le moine d'Occident a plus
d'initiative, plus d'ardeur, de persévérance, et ce zèle actif
provient surtout de ce qu'au travail manuel il joint le travail
CHAPITRE VI. 271
de l'esprit. De plus, il obéit à une règle uniforme, la règle de
saint Benoit, règle appropriée aux mœurs occidentales et
marquée du cachet de la sagesse romaine. Enfin, soustrait à
l'influence énervante du césarisme, il est plus soumis à l'action
vivifiante de la Papauté. La règle eût été à la longue im-
puissante ; car le propre de toute législation est de perdre de
son efficacité à mesure que les années s'accumulent; les
hommes changent, les circonstances cessent d'être les mêmes,
la société se transforme, l'esprit d'obéissance s'épuise, surtout
les inclinations naturelles, violemment comprimées, se re-
dressent et prévalent. Tout ce qui est règle finit par devenir,
avec le temps, lettre morte. La Papauté fut là, puissance
vivante, pour soutenir, expliquer, corriger la règle, et pour
exciter, guider, rajeunir l'institution monastique. La Papauté
apporta à cette œuvre une discrétion infinie, mais sans cesse
active. Les Papes ont été la tête pour concevoir et commander;
les moines, le bras pour exécuter et obéir.
Avant saint Benoît, les moines d'Occident avaient lutté
contre la corruption païenne, et produit, pour la conversion
des peuples, des évèques thaumaturges. Après saint Benoît, et
jusqu'à Charlemagne, trois choses caractérisent leur action
sociale : ils sauvent de la destruction la race vaincue, ils con-
vertissent les conquérants et refont le sol de l'Europe.
Quelque peu qu'ils eussent à se louer de la société et de
l'autorité romaine, les moines ont protégé et défendu l'empire
tant qu'il est resté le moindre espoir de le sauver. Eux seuls
se montrèrent au niveau de tous les besoins et au-dessus de
toutes les terreurs. Quand le flot de l'invasion couvrit les
provinces de l'empire, vous voyez un moine aller au-devant de
toutes les bandes, et comme si l'instinct barbare découvrait,
dans le monastère, la principale forteresse de la société, c'est
sur les moines'que se décharge particulièrement leur fureur.
Aussitôt que les barbares éprouvent le besoin de s'arrêter dans
leurs migrations, le monastère devient le refuge des vaincus,
la puissance affranchissante de l'esclave, la maison de Dieu
pour le salut des hommes.
272 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
La conversion des barbares était une œuvre difficile et qui
demanda des siècles. Le clergé séculier ne suffisait point aux
nécessités de l'époque ; il était d'ailleurs attaché aux fonctions
locales, quotidiennes et limitées ; les moines plus libres, plus
indépendants, plus audacieux firent ce que le clergé séculier
n'eût pu faire seul. Ils se livrèrent à tous les devoirs de la
prédication populaire ; ils recherchèrent et vainquirent le
paganisme partout où ils en découvrirent les traces. Quelques
noms rappellent ces admirables missions : saint Ildephonse, en
Espagne; saint Augustin, en Angleterre; saint Boniface, en
Allemagne; en France, saint Ouen, saint Eloi et par-dessus
tout saint Remy.
Les barbares, au moins la plupart, n'avaient aucune forme
sociale bien déterminée ; les moines leur offrirent, dans leur
constitution , les trois éléments de toute société humaine : le
pouvoir absolu, la délibération, l'élection. Certes, dans un
temps ou l'Europe était morcelée en mille fractions mal dé-
finies, sans lien, sans unité, sans pouvoir fixe, c'était un grand
événement que la constitution claire et forte de l'ordre bé-
nédictin. Des nomades que rien n'avait pu arrêter jusqu'alors,
se sentent fixés au sol comme par un aimant secret; leurs
tentes vagabondes s'immobilisent; elles se changent en
maisons, en palais, en temples ; les voilà transformés eux-
mêmes en hommes, en citoyens ; ils forment un peuple, une
nation, et saint Jérôme peut exprimer en deux mots cette
prodigieuse métamorphose : Hunni Psalterium discunt.
Les barbares, méprisant la vie agricole, vivaient du lait et
de la chair de leurs troupeaux, errant sur des charriots de
désert en désert, et de bataille en bataille. Qui leur apprendra
à échanger leurs massues et leurs casse-têtes contre la houe
et le hoyau, leurs angons à crochets contre la bêche, leur
framée contre le râteau; leurs chevaux bardés de fer contre
la pacifique cavale des champs? Des moines défricheurs. L'agri-
culture fut réhabihtée du moment où les barbares, déjà chré-
tiens, virent ces anges de la terre passer de l'autel à la charrue,
et de leurs mains consacrées par l'huile sainte, divinisées par
CHAPITRE Vï. 273
l'attouchement de la chair de l'Homme-Dieu, manier les instru-
ments aratoires, creuser le sol pour y trouver leur nourriture
et leur pénitence. Partout où ils ont fait une station, les
peuplades errantes se sont fixées autour d'eux : rappi^ochement
sublime de la force et de la douceur, de la guerre et de la paix,
du lion et de l'agneau. Bientôt le cloître est devenu le centre
d'une florissante cité, le noyau d'une belle et riche province.
Dans cet effroyable chaos social qui accompagna et suivit
l'invasion des barbares, les moines recueillirent les débris du
vieux monde, rassemblèrent tous les ouvrages anciens qu'ils
purent trouver après ce naufrage, en transcrivirent de nou
veaux exemplaires, et, sans les bibliothèques monastiques, il ne
resterait presque rien des livres anciens. A la fin du septième
siècle, toutes les écoles tombent, même à Rome; les études
s'afTaiblissent et disparaissent en Italie, par les ravages des
Lombards, en Espagne, par l'invasion des Maures, en France
par la guerre civile. Où vont se réfugier les lettres et les arts?
Sous le froc des cénobites. Dans les temps les plus désas-
treux, l'enseignement se perpétue par une succession non in-
terrompue de docteurs dans les monastères de Saint-Germain
de Paris, de Saint-Germain d'Auxerre, de Corbie, de Fontenelle,
de Prum, de Saint- Gall, de Ferrières, d'Aniane, de Saint-
Aignan d'Orléans, de Saint -Benoît -sur -Loire, etc. Lorsque
les Normands et les Sarrazins ravagent les provinces ma-
ritimes, les muses se sauvent dans les cloîtres les plus reculés,
vers la Meuse, le Rhin, le Danube, dans la Saxe et au fond de
l'Allemagne.
La condition de la terre, sous la fiscalité romaine, était
tellement onéreuse qu'il y avait presque avantage à en aban-
donner la culture. La dépopulation avait été la conséquence
de la paralysie du sol. Les barbares achevèrent l'œuvre de
désolation. «* Tout ce qui se trouve entre les Alpes et les
Pyrénées, entre le Rhin et l'Océan, disait saint Jérôme, a été
dévasté parle Quade, le Vandale, le Sarmate, l'Alain, le Gépide,
l'Hérule, le Burgonde, l'Alaman, et, ô calamité, par le Hun ^ t>
^ Hieroii,, Episl. ad Ageruchiam.
IV. 18
27i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Les hommes avaient été moissonnés par le glaive ; les villes,
les villages, les habitations agricoles dévastées par le feu. Ce
qu'une horde sauvage avait épargné, l'autre l'avait détruit;
partout le regard ne rencontrait que des ruines. L'établisse-
ment des derniers venus d'entre les barbares fut un vrai repos,
et l'occupation, presque un bienfait. Mais dans quel état se
trouvait l'Europe? A mesure que les bras avaient diminué,
la culture s'était réduite à quelques oasis, comme dans le
désert. Les forêts druidiques avaient repris leurs anciennes
limites et couvraient d'immenses contrées; les clairières qui
les entrecoupaient n'étaient que des landes incuites, les bas-
fonds des marécages ; les rivières et les fleuves se traînaient
péniblement dans leur lit encombré ; les bêtes sauvages ,
dont plusieurs espèces ont disparu aujourd'hui, s'étaient multi-
pliées et on les voyait rôder en plein jour jusque dans les
faubourgs des cités. Les traînards des diverses bandes germa-
niques, qui avaient traversé le pays, s'étaient réfugiés dans
les bois et en avaient fait des repaires de brigandage. La
sécurité n'existait nulle part, et les rares habitants se pro-
curaient avec peine une chétive nourriture. C'est à ce point
que commence le prodigieux travail des moines.
Du sein des monastères se détachaient quelques moines, pour
aller fonder une colonie, loin de toute habitation des hommes ;
le plus souvent un à un, attirés au fond des bois par l'attrait de
la soHtude et le désir d'une perfection plus haute. Une hutte de
feuillage, une grotte, une caverne, leur offrait un refuge dans
les fourrés les plus écartés des bois. Deux livres suffisaient à
leur instruction, la Bible et la nature. Leur vie était menacée
sans cesse par les bêtes sauvages et par des brigands, souvent
pires que les bêtes. La nourriture se composait des produits
spontanés du bois et de l'eau du rocher. Jamais de viande,
rarement de pain ; quelque^ pommes sauvages, quelques baies
formaient un mets délicieux ; le poisson pris à la rivière voi-
sine était le régal des grandes fêtes. Et cependant cet exil avait
ses charmes : c'était le repos de l'âme, l'avant-goût des joies du
ciel.
CHAPITRE VI. 27o
Un jour quelque chasseur, poursuivant une bête fauve, tom-
bait sur la hutte du moine. Aussitôt, on accourait de toute
part; on venait se mettre sous la protection de l'anachorète et
apprendre à son école les voies de la perfection évangéhque.
Toutes les conditions fournissaient leur contingent. Un sei-
gneur du voisinage, possesseur nominal du lieu, donnait, sous
la réserve de quelques prières, quelques lambeaux du désert
où l'ermite avait planté sa tente. Il fallait songer à la construc-
tion d'un monastère. On élevait à la hâte quelques grossières
cellules, sous la direction de l'ermite devenu le chef de la com-
munauté naissante. Puis on se mettait au travail sans le
secours des animaux, sans le secours des instruments perfec-
tionnés, trouvant à peine le grain nécessaire aux semailles. On
brûlait les arbres, on fouillait la terre avec des bêches de bois.
On s'animait par la méditation silencieuse et par les chants de
la psalmodie sacrée, qui marquait désormais dans la solitude
les heures du jour et de la nuit. Les hurlements des loups ré-
pondaient parfois au chant des psaumes. Mais enfin l'œuvre
avançait , les clairières s'ouvraient en étendue, on se procurait
des instruments aratoires, on façonnait au joug les animaux
domestiques ramenés de la forêt; enfin apparaissaient les mois-
sons, fruit béni des sueurs et de la prière, du travail de l'homme
et de la grâce de Dieu.
« Le monastère fondé, dit encore l'abbé Martin, la terre
mise en culture, les gens d'alentour s'en approchaient pour y
trouver assistance, protection, sécurité. Un village, une ville
se formaient; la solitude inhabitée se peuplait de ruches
d'hommes. » « Bientôt, dit Mabillon, àla culture du sol, ils son-
gèrent à ajouter l'embellissement d'un pays jusque-là presque
entièrement inculte et désert. » A l'entour du monastère, on
cultivait des jardins, on élevait des arbres fruitiers, dont on
perfectionnait les espèces à moitié sauvages; dans le voisinage
et sur les terres du couvent, on construisait de vastes métai-
ries que l'on peuplait de colons ; sur les flancs arides des
coteaux et des montagnes, on plantait la vigne ; on construi-
sait des mouUns sur le courant des rivières, que l'on débarras-
:27g histoire de la papauté.
sait de leurs encombrements, et dont quelquefois on déplaçait
le lit pour favoriser l'irrigation des prairies ou le dessèchement
des marais. Le monastère lui-môme était un vaste atelier : on
y travaillait le fer, le bois ; on y tissait le chanvre et le lin ; on y
corroyait des cuirs ou du parchemin ; toutes les industries de
l'époque y avaient leurs métiers et leurs ouvriers. La règle
même de Saint-Benoît voulait qu'il en fût ainsi. Le monastère
devait se suffire à lui-même et ne rien emprunter au dehors
pour l'entretien de ses nombreux habitants.
» Que l'on se figure ce que devait produire avec les siècles cet
immense et infatigable travail agricole et civilisateur qui avait
simultanément des miUiers de foyers en Europe, depuis les
rivages de la Méditerranée jusqu'à ceux du Rhin et du Danube
d'abord; puis, après le neuvième siècle, jusqu'aux bouches de
l'Elbe et du Weser, jusqu'au fond de la Scandinavie et aux
côtes glacées et inconnues du Groenland. Le défrichement des
contrées forestières et marécageuses du Nord est à peu près
exclusivement l'œuvre des moines.
» Quant à la France, on a calculé que le tiers de son terri-
toire avait été mis par eux en culture et que les trois huitièmes
de ses villes et de ses villages leur doivent leur existence ^ . »
On a même remarqué que, par l'aménagement intelligent des
eaux, des bois et des terres, les moines avaient modifié avanta-
geusement les climats. Le fait est que, depuis que les aveugles
ouvriers de la révolution ont troublé l'économie de leur tra-
vail, nous avons vu se troubler équivalemment l'économie des
saisons. C'est le cas de rappeler le mot célèbre de Marsham :
a Sans les moines, nous serions encore des enfants. »
YI. Au dixième siècle, la conquête germanique a attaché ses
racines au sol ; un ordre social définitif doit naître de ces con-
quérants devenus propriétaires fonciers ; l'état de l'Europe va
changer ; mais qui présidera à cette transformation nouvelle
du monde? Un nouvel institut cénobitique. Au déclin de la
race caiiovingienne, en face du berceau de la féodalité, au mo-
ment où la Papauté commence à être portée à la suprématie
1 Martin, les Moines, t. I", p. 70«
CHAPITRE VI. 277
universelle, surgit l'ordre de Cluny. La physionomie de la ré-
forme clunisienne demeure liée aux trois faits suivants :
1" Recueillir les débris du siècle de Chaiiemagne, et, avant
que les langues et les constitutions modernes sortissent de leur
berceau, offrir un sûr abri à la civilisation latine, à la littérature
ecclésiastique, la seule qui vécût encore fortement ;
2° Balancer la puissance féodale par une autre puissance,
plus grande et plus sacrée ; soustraire à l'empire de la force
sauvage un coin de terre et y ouvrir un asile aux innombrables
victimes du despotisme et de la barbarie ;
3° Appeler au désert et retremper, aux sources vives du mo-
nachisme, des hommes de haute stature, comme Grégoire YII,
Urbain II, etc., dont le bras vigoureux doit émonder le sanc-
tuaire, courber, sous la sainte loi du Christ, les peuples et les
rois.
Telle fut la triple mission remplie pendant deux siècles par
Cluny.
Mais dès qu'un ordre a cessé de correspondre parfaitement
aux nécessités historiques qui l'ont aidé dans sa création et sa
croissance, paraît aussitôt un nouvel ordre religieux, qui le
remplace et le surpasse. Jamais cette succession immortelle de
corporations pieuses n'a manqué aux besoins divers de la
société chrétienne.
Cluny baisse, paraît Cîteaux. Nous sommes au commence-
ment du douzième siècle. L'Europe est en proie à l'anarchie ; la
guerre se poursuit avec acharnement entre le sacerdoce et
l'empire ; quatre ou cinq Papes proscrits sont venus demander
asile à la terre toujours catholique et hospitalière de France; le
perfide et cruel Henri Y vient d'arracher à Pascal II la recon-
naissance du droit d'investiture.
A cette désolante nouvelle, la chrétienté jette un cri d'effroi;
mais les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre
l'Eglise : cette même année, saint Bernard se retire avec ses
compagnons dans un cloître. Voici venir, d'une forêt maréca-
geuse de la Bourgogne, une nouvelle mihce ; dans moins do
vingt- cinq ans, plus de soixante mille moines cisterciens, du
^78 HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
Tibre au Volga, du Mançanarez au golfe de Finlande, se lèvent
comme un seul homme, se groupent à l'entour de la Papauté,
marchent avec elle à la rencontre de la puissance temporelle,
envahissant partout le domaine ecclésiastique, et l'on verra les
princes les plus puissants et les plus fiers de leur siècle trem-
bler sur leur trône devant le scapulaire d'un ermite et s'in-
cliner sous le souffle de ses lèvres.
Chose étonnante ! les enfants de Cîteaux défendent d'un côté
la Papauté contre les empiétements des rois, de l'autre, ils
s'unissent à la royauté pour arrêter les tendances anarchiques
des barons, et se présentent comme une digue au flot féodal qui
menace de dissoudre les monarchies. Ainsi, au moment où
l'ordre nouveau s'élevait de terre sous des huttes de feuillage,
Louis le Gros régnait sur une douzaine de provinces morcelées
en mille fractions. Le domaine royal se réduisait au duché de
France. En Allemagne, les seigneurs des grands fiefs s'effor-
çaient de s'affermir dans le droit de la souveraineté. Cette indé-
pendance qu'ils voulaient s'attribuer et à laquelle les rois fai-
saient obstacle, était la cause principale des troubles qui divi-
saient l'empire. Les cisterciens^ appelés par les seigneurs eux-
mêmes, s'installèrent au milieu des terres féodales, dans les
roseaux et les forêts ; puis^ à foi'ce de défrichements, d'assai-
nissements, de donations et d'acquisitions, la propriété monas-
tique s'étendit de proche en proche jusqu'aux portes du castel.
Le couvent se dressa en face du manoir, finit par le dominer
au profit du peuple et du roi.
La société européenne se composait alors de deux mondes
séparés qui n'avaient pu encore se comprendre : l'un, perché
sur le sommet des montagnes, environné de bastions et de
meurtrières, tour-à-tour enivré des plaisirs bruyants des tour-
nois et du sang des batailles ; l'autre, errant tristement avec de
maigres troupeaux, dans les marais ou à travers les brous-
sailles des vallées, abrité souS un toit de chaume et taillable à
merci. Ces deux mondes s'uniront par Cîteaux. Les barons
descendront vers le peuple, le servage sera annobli, lorsqu'on
verra dans le cloître les plus puissants seigneurs tomber à
CHAPITRK VI. 279
genoux devant le plus misérable mendiant, l'embrasser comme
un frère, le servir à table et lui laver les pieds de leurs propres
mains.
L'agriculture était retombée dans l'abandon et le mépris ; la
fureur des combats, des jeux guerriers et des expéditions aven-
tureuses emportait loin des paisibles campagnes la portion la
plus active et la plus énergique des populations. Il arriva à la
société ce qui arrive au corps humain, lorsqu'un de ses
membres absorbe à lui seul la plupart des éléments vitaux : il
y a malaise, douleur, maladie, et, si l'on ne trouve un puissant
dérivatif, c'est bientôt la mort. L'Europe, dominée par l'élément
guerrier, allait succomber, lorsque le catholicisme trouva le
secret de son salut, en jetant le manteau des ermites sur les
épaules des enfants des barons, des chevahers, des gens
d'armes, et les transforma en pasteurs ou en laboureurs.
Citeaux, pour peupler ses deux mille monastères et ses huit
ou dix mille granges, où l'on se livrait à tous les travaux des
champs, enleva des millions de bras au glaive et à l'épée, pour
les donner à la charrue, à la bêche et à la faucille. La sueur des
fils du manant se mêla, dans le même sillon, à la sueur des fils
du seigneur féodal; l'agriculture fut réhabilitée, l'équilibre ré-
tabli, le monde sauvé.
D'un autre côté la croix était toujours menacée par le crois-
sant : les Sarrazins, maîtres de la plus grande partie de l'Es-
pagne, menaçaient, à chaque instant, les provinces méridio-
nales de la France et de l'Italie; le royaume chrétien de
Jérusalem, fondé après la première croisade, était mal affermi
et chancelant. L'Europe était sans cesse bouleversée par les
dissensions et les rivalités des grands feudataires. Il fallait
opérer une diversion, mais une diversion terrible aux ennemis
de la chrétienté : c'est ce que fit Citeaux en prêchant la seconde
croisade. Mais pendant que les défenseurs du Christianisme
combattent les Maures d'Asie, qui défendra l'Europe contre les
Maures d'Espagne? L'ordre de Citeaux S par la formation d'ins-
tituts chevaleresques, par les ordres militaires de Calatrava,
^ Dubois, Hist. de Morimond, introd., p. xxvi.
5f^0 mSTOIRE DE LA PAPAUTE. .
dAlcantara, de Montésa, d'Avis, qui tiendront longtemps l'Islam
en échec, et finiront par le refouler jusqu'en Afrique.
A cette action générale de Cluny et de Cîteaux, il faut ajouter
d'autres œuvres qui entrent, pour une grande part, dans le
mouvement de la civilisation. Il faut revenir sur nos pas pour
les examiner successivement.
Au dixième siècle, menacée par la barbarie musulmane, la
chrétienne Europe inaugura l'ère des croisades et avec elles la
fraternité des nations européennes. On vit alors les peuples
chrétiens, enrôlés commes des frères d'armes, sous une même
bannière, prêts à combattre et à mourir pour le sépulcre de leur
Dieu et pour le triomphe social de leur foi. N'est-ce pas du
cœur des moines, tels que Pierre l'Ermite et saint Bernard,
que sortirent les voix les plus éloquentes qui aient ébranlé et
précipité l'Europe dans ces expéditions colossales ? A l'honneur
d'avoir prêché les croisades, ils ont ajouté l'honneur d'en re-
cueillir la généreuse idée et de la convertir en institution.
L'ébranlement européen apaisé, les expéditions finies, les
ordres militaires de Saint-Jean de Jérusalem, du Temple, de
l'ordre Teutonique apparaissent, guerroyant toujours, sur les
plages d'Orient ou dans les îles de la Méditerranée, contre cet
islamisme toujours redoutable, dont le cimeterre menaçait la
chrétienté. Tandis que les bénédictins sanctifiaient la charrue
du laboureur, les moines chevaliers sanctifiaient le glaive mis
au service de la plus sainte des causes.
Si nous nous transportons en esprit sur le sommet des Alpes,
nous verrons d'autres merveilles, sur les plus hautes cimes.
Saint Bernard de Menthon a posé, comme un nid d'aigle, son
hospice pour les voyageurs, et institué ses frères pour les ar-
racher à la mort. Plus bas, d'autres mains tour-à-tour s'élèvent,
vers le ciel pour l'implorer et s'abaissent vers la terre pour la
féconder. Dès la fin du onzième siècle, les enfants de saint
Bruno semaient, sur des monts longtemps improductifs et inha-
bitables, des pins, des sapins, des mélèzes, des platanes et
autres grands arbres qui fournissent aujourd'hui des bois pour
la construction des vaisseaux, créaient tout un svstème fores-
rHA PITRE Vî. â8i
lier, opposaient des digues aux torrents, jetaient des ponts sur
les abîmes, traçaient des routes, construisaient des chalets,
organisaient des manufactures, copiaient des manuscrits et
donnaient au monde, avec l'exemple des plus sublimes vertus,
celui du travail modeste et patient, de l'économie domestique,
de l'amour des champs et de la nature.
Plus tard, les nationalités européennes se formaient ; de la
fusion des natures barbares et de l'esprit chrétien sort cette
grande époque du moyen âge, si décriée par les uns, si vantée
par les autres, où tant de bien se mêle à tant de mal, mais où
s'agitent tant d'espérances, et dont un homme de génie,
Ralmès, a si énergiquement exprimé la formule en ces mots :
Barbarie tempérée par la religion, religion défigurée par la
barbarie. A qui donc revient la gloire d'avoir contenu dans ses
égarements l'instinct religieux et discipliné, sous un régime
austère, ces cœurs encore imprégnés d'un reste de barbarie?
Aux moines, qui se sont fait pauvres par amour pour Jésus-
Christ et pour le peuple qu'ils voulaient évangéliser.
En face du berceau de la démocratie, lorsque le tiers-état
commence à se dessiner, que les communes s'affranchissent
partout du joug des seigneurs, la Providence, pour hâter et
diriger le mouvement qui doit emporter, vers une ère nou-
velle, la société européenne, suscite les ordres mendiants,
c'est-à-dire les ordres plébéiens, les lie, par des relations de
sympathies et de famille, avec les classes inférieures. Les fran-
ciscains avaient été suscités pour être les précepteurs des
pauvres serfs, et, au prix de leur sang, frayer à l'Europe, par
leurs lointaines missions, des voies nouvelles dans toutes les
parties du monde ; les dominicains se lèvent en face des vaudois
et des albigeois, et déclarent, à la raison révoltée contre la foi,
cette guerre qui leur a valu tant de victoires et une gloire qui
dure encore, tes deux ordres entrent, la main dans la main,
au milieu des populations, et servent noblement leur cause.
(( Vous les trouvez, dit Chateaubriand, à la tête des insurrec-
tions populaires : la croix à la main, ils menaient les proces-
sions des pastoureaux dans les champs, comme les processions
282 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
de la Ligue dans les murs de Paris. En chaire, ils exaltaient les
petits devant les grands et rabaissaient les grands devant les
petits. La milice de saint François se multiplia, parce que le
peuple s'y enrôla en foule : il troqua sa chaîne contre une
corde, et reçut de celle-ci l'indépendance que celle-là lui ôtait ;
il put braver les puissants de la terre, aller avec un bâton, une
barbe sale, des pieds crottés et nus, faire, à ces terribles châte-
lains, d'outrageantes leçons. Le capuchon s'affermissait encore
plus que le heaume, et la liberté rentrait dans la société par
des voies inattendues *. »
Pendant que le cordelier montait du foyer de la chaumière au
foyer du manoir, et formait comme un lien intermédiaire entre
deux classes séparées par un intervalle immense, l'univer-
sité de Paris, sortie du cloître de Notre-Dame, grandissait et
florissait à l'ombre du froc : les dominicains et les augustins
passaient tour-à-tour de la chaire des écoles à la chaire des ca-
thédrales, traitaient toutes les questions théologiques, philoso-
phiques, politiques, sociales, et mettaient sur la voie de toutes
les découvertes modernes. L'Europe savante, resta suspendue
pendant près de six siècles, comme par un aimant magique,
aux lèvres d'un moine.
Au seizième siècle, à l'époque où la famille des peuples chré-
tiens perd, avec l'unité de la foi, la force la plus sûre qui devait
en faire la famille-mère de tous les peuples du globe, les
jésuites apparaissent comme un rempart opposé aux envahis-
sements de la réforme protestante et un énergique remède aux
maux dont elle est la cause. Organisés en corps par un ca-
pitaine, ils ont l'inflexible discipline d'une armée, et ils s'ap-
pellent la compagnie. Leurs travaux scientifiques et littéraires,
leurs soins éclairés pour l'éducation des enfants, leur ardent
prosélytisme ne devraient-ils pas leur faire trouver grâce de-
vant cette opinion hostile qui ne leur pardonne pas d'être les
invincibles soutiens de la cause pontificale.
Enfin, avec saint François de Sales, le plus doux des hommes,
et saint Vincent de Paul, ce simple prêtre qui eut les entrailles
^ Géniç du Christianisme, ordres religieux.
CHAPITRE VI. â83
du père le plus aimant, la femme quittant le cloître où l'amour
divin l'avait jusque-là tenue captive, entre dans la vie publique
et vient sous l'habit religieux, prendre sa part dans l'œuvre de
la civilisation. A ces ordres religieux de femmes, nous devons,
depuis deux siècles, les maîtresses les plus délicates et les plus
intelligentes de l'enfance ; nous leur devons surtout les Sœurs
de charité, ces vierges admirables parce qu'elles ont voulu de-
venir les mères de toutes les douleurs.
J'entends parfois blâmer et réprouver cette fécondité des
ordres de femmes, aujourd'hui si florissants. Laissez donc ces
germes éclore ; ils seront toujours moins nombreux que nos
misères. Nous arrivons d'ailleurs à l'âge du grand amour chré-
tien, et la femme, l'être qui aime par excellence, est destinée à
en donner au monde le plus éloquent et le plus doux des
témoignages.
Contestez maintenant l'utilité de ces moines et leur activité ;
cherchez une histoire qui vaille la leur ; citez des noms aussi
grands que ces noms sortis de leurs monastères ; trouvez une
institution qui ait produit plus de héros et de laquelle on puisse
dire avec autant de vérité : Magna parens virum; dans tout ce
qui a vécu, montrez un passé plus magnifique et qui présage
un plus riche avenir. Pendant seize siècles, toujours prêts
quand de grands besoins se faisaient sentir, toujours dévoués
quand de grands périls les appelaient, ils n'ont cessé de tra-
vailler à la régénération et au salut du monde.
VII. A ces considérations générales sur la mission provi-
dentielle des ordres monastiques, il faut ajouter quelques ren-
seignements sur les services rendus par les moines dans la
sphère de la science et de la charité.
Un goujat de l'Encyclopédie, se demandant si les moines
peuvent écrire, pose ces questions : « Mais dans quel genre de
composition? L'histoire? L'àme de l'histoire est la vérité et les
hommes si chargés d'entraves doivent toujours être mal à
leur aise pour la dire, souvent réduits à la taire, et quelque-
fois forcés de la déguiser. L'éloquence et la poésie latine? Le
latin est une langue morte, qu'aucun moderne n'est en état
584 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
d écrire, et nous avons, en ce genre^ assez des anciens. Les
matières de goût? Ces matières, pour être traitées avec succès,
demandent le commerce du monde, commerce interdit aux
religieux. La philosophie? elle veut la liberté, et les religieux
n'en ont point. Les hautes sciences, comme la géométrie, la
physique, etc.? Elles exigent un esprit tout entier, et par
conséquent ne peuvent être cultivées que faiblement par des
personnes vouées à la prière ? »
Ce faquin, après avoir interdit aux moines le ministère des
âmes et l'éducation de la jeunesse, leur interdisait encore
l'histoire, le latin, la critique, la philosophie et les sciences
physiques. Il est difficile d'être plus absolument stupide.
Je crois, sur ces idées, toute contestation inutile. Le com-
merce du monde peut fournir des matériaux pour des écrits
contre la rehgion, pour des romans licencieux, des élégies
amoureuses et des pièces de théâtre. La solitude n'en est pas
moins le condiment des grandes pensées et le détachement
des choses de ce monde, ime condition favorable à l'essor de
l'esprit. Tous les hommes éminents de l'antiquité et des temps
modernes ont été, plus ou moins, des hommes religieux,
dévoués, solitaires * ; quant aux moines, il faut être fou pour
contester leurs illustrations. La seule Compagnie de Jésus, si
odieuse aux impies, compte^ dans ses trois siècles d'existence,
douze mille écrivains. En histoire, il me semble que les
Bollandistes et les Bénédictins font assez bonne figure ; et ne
pas savoir que les archives des monastères et les écrits des
moines sont, pendant dix siècles, les arsenaux de l'histoire,
est d'une impudente ignorance. En latin, les PP. Rapin,
Yanière, Lejay, Maffei, Sannazar, Vida, Bouhours, ne sont
point à dédaigner; et Bourdaloue, Massillon, Lejeune, La-
cordaire, Ventura, Félix, Ravignan, quoique rehgieux, ne
déshonorent pas trop la parole publique. En philosophie,
Malebranche, Mersenne, Maignan, Kircher, et, de nos jours,
^ Les païens représentaient le génie aveugle, pour indiquer que sa force
était intérieure et que c'est en agissant sur lui-même qu'il créait des
chefrf-d'œuvre.
niiA PITRE VI. 285
Gratry, Liberatore, Tangiorgi, Kleulgon, ne sont pas trop
gênés par le froc dans leurs spéculations. En science, Gerbert
qui, d'après l'Encyclopédie, aurait peut-être égalé Archimède;
Roger Bacon, la merveille de son siècle et, dit Freuid, l'un
des plus grands génies qui aient cultivé les mathématiques;
Cavalérius et Grégoire de Saint-Yincent, loués également dans
l'Encyclopédie ; Clavius, Riccioli, Scheiner, Tacquet, de Chasles,
Prestet, le P. Sébastien, Boscovich, Lemaire, Gerdil, Secchi
ne sont pas des minimes. En critique, les PP. Brumoy,
Tournemine, Guénard, Mabillon, Montfaucon, Pétau, Pape-
broch, ne manquent pas, je crois, d'autorité. Aussi le chan-
celier Bacon, le chevalier Marsham, Albert Fabricius, Yossius
et d'autres critiques protestants répètent volontiers, sur ces
religieux savants, le propos de Xercès à Pharnabaze : « Etant ce
que vous êtes, il est fâcheux que vous ne soyez pas des nôtres, o
Nous ne parlerons pas ici de l'éducation scientifique des
moines et de leurs écoles. Les monastères n'étaient pas des
académies : c'étaient des écoles de perfection; mais en per-
fectionnant sa vertu, on ne dédaignait pas la science. C'est
un moine qui a dit : « La science sans la vertu rend arrogant ;
la vertu sans la science rend inutile. »
Les invasions avaient détruit presque tous les monuments
de la science antique, et, aux temps barbares, on ne connaissait
presque plus l'art d'écrire. Au temps deBoèce et de Cassiodore,
si l'on ouvre quelques volumes de patrologie ou si Ton par-
court seulement les tables d'une histoire littéraire, on voit
que les moines s'occupent d'abord d'étudier l'orthographe, la
grammaire et la rhétorique. Puis ils se mirent à recueillir les
exemplaires des meilleurs -ouvrages de l'antiquité. Par leurs
recherches et leurs travaux, continués pendant mille ans, ils
formèrent ces précieuses collections de livres, les premières
connues en Europe. Sans ces bibliothèques, il ne resterait
guère d'ouvrages des anciens; c'est de là, en effet, que sont
sortis presque tous ces manuscrits d'après lesquels on a donné
au public, depuis l'invention de l'imprimerie, tant d'excellents
ouvrages en tous genres de littérature.
28C HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
(( Il y avait, dans chaque monastère, dit Cobbett, une grande
salle désignée par le nom de scriptorium, dans laquelle plu-
sieurs écrivains étaient exclusivement occupés à transcrire des
livres à l'usage de la bibliothèque. Quelquefois, il est vrai, ils
tenaient des livres relatifs aux dépenses de la maison, et
copiaient des missels et autres livres qui servaient à l'office
divin; mais, en général, c'étaient d'autres ouvrages, tels que
les Pères de l'Eglise, les classiques, les historiens, etc., etc.
Jean Whethamsted, abbé de Saint-Alban, fit transcrire plus de
quatre-vingts livres de cette manière (on ne connaissait pas
l'imprimerie) pendant qu'il était abbé. Un abbé de Glastonbury
en fit transcrire cinquante-huit autres, et tel était le zèle des
moines pour ce genre d'occupation, que souvent on leur
assigna des terres et des églises pour la confection de ce
travail. Dans les abbayes les plus considérables, il y avait égale-
ment des personnes chargées de noter les événements les plus
remarquables qui survenaient dans le royaume, et, à la fin
de chaque année, de les rédiger en annales. Ils conservaient
soigneusement dans leurs registres tout ce qui avait rapport
à leurs fondateurs, ainsi qu'à leurs bienfaiteurs, l'an et le jour
de leur naissance, de leur mort, de leur mariage, de leurs
enfants et de leurs successeurs ; de manière que souvent on
y avait recours pour constater l'âge des individus et les gé-
néalogies des familles. 11 y a néanmoins sujet d'appréhender
que quelques-unes de ces généalogies n'aient été tracées que
par pure tradition; et que, dans plusieurs circonstances, les
moines se soient montrés aussi favorables à leurs amis que
sévères envers leurs ennemis. On faisait enregistrer dans les
abbayes, les constitutions du clergé dans les synodes nationaux
et provinciaux, et, après la conquête, les actes même du Par-
lement, ce qui me conduit à rappeler l'utilité et les avantages
de ces maisons religieuses; car, d'abord on y conservait les
annales et les documents les plus précieux du royaume. On
envoya dans une abbaye de chaque comté une copie de la
grande charte des libertés accordées par Henri I" '. »
< Cobbett, Lettres sur la Réforme.
CHAPITRE VI. 287
Voilà quelles étaient les occupations des moines ignorants
et paresseux. — Sur la dignité de ce travail de transcription,
voici ce qu'écrivait un personnage consulaire, fondateur d'une
maison religieuse, Cassiodore : « La transcription des ma-
nuscrits, dit-il; est destinée à former l'esprit dans la solitude ;
c'est un moyen de propager au loin les doctrines du Seigneur.
Heureux travail, heureuse occupation! qui enseigne le secret
de prêcher par la main, de parler par les doigts, d'annoncer
le salut aux hommes sans interrompfb le silence, de com-
battre, par la plume et l'encre, l'intrigue et la fourberie des
méchants. Chaque mot du Seigneur que le copiste transcrit
est un dard lancé contre Satan. Sans quitter son pupitre, le
copiste parcourt toutes les contrées par la diffusion de ses
travaux. Ses écrits soutins dans les lieux saints, les peuples
en reçoivent le contenu et y puisent les moyens de combattre
les passions toujours en révolte et les forces nécessaires pour
servir Dieu dans la pureté du cœur. C'est ainsi que le copiste
exerce son influence sur des lieux loin desquels il doit passer
sa vie \ »
Ce passage de Cassiodore est un service rendu à l'humanité*
En élevant à ce degré la fonction humble du transcripteur,
on en a fait un apostolat : c'était encore le meilleur moyen
d'en assurer les bons résultats. En vaquant à ce devoir, les
moines n'élevaient pas très- haut leurs prétentions. Dans leurs
modestes retraites, ils étaient comme effacés du monde, et,
dans leur obscurité, ils ne demandaient, pour récompense,
que du pain et de l'eau. Mais ils étaient animés par la vraie
foi; ils connaissaient, ils comprenaient les vrais besoins de
leurs temps; et si la science et le bon goût n'avaient pas
attendu les i)arbares, pour disparaître presque complètement
des contrées occidentales de l'Europe, après la dissolution du
monde antique, les moines préparaient les éléments d'une
nouvelle existence intellectuelle ; ils allaient féconder le dernier
germe de la littérature et ranimer le souffle de la poésie.
^ Patrol. lat., t. LXX, p. iUi, De institutione divin, lilterarum, c. xxx,
288 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Dès les premiers temps, saint A vit de Vienne, saint Césaîre
d'Arles, saint Grégoire de Tom^s, Fortunat de Poitiers, Bède,
Alcuin, Rhaban-Maur et une foule d'autres illustrèrent l'Eglise,
non-seulement par leurs vertus, mais encore par leurs talents
comme poètes, comme orateurs, comme historiens. Les abbés
et les moines se distinguaient moins que ces prélats célèbres,
mais un grand nombre eut sa distinction. Pouvait-on exiger
davantage d'une époque dans laquelle toute intelligence était
obscurcie, dans laquelle la force brutale tendait sans cesse à
remplacer l'autorité?
En France, il est vrai, Chilpéric voulut se distinguer comme
théologien et comme poète; il tenta même d'ajouter quatre
lettres à l'alphabet ; en Bourgogne, Gondebaut essaya de rem-
porter les lauriers de Téloquence ; Alaric, roi des Wisigoths,
voulut passer à la postérité comme législateur, et l'on sait que
Justinien a laissé son nom à ses lois. Mais à quoi se réduisent
tous les efforts de ces princes, si vous les comparez à l'influence
et aux services des moines. Ceux-là n'avaient qu'un but,
tandis que ceux-ci ne néghgeaient aucune des connaissances
humaines, et obéissaient aux idées et aux inspirations destinées
à transformer moralement le monde; dont le moine devait
être le civilisateur et la force active. •
Les peuples et le monde ont abusé du riche héritage que les
moines ont sauvé et conservé ; ils ont répudié et méprisé les
bienfaits de l'Eglise catholique; ils ont cherché des forces
vitales dans l'ancien paganisme ; ils ont appelé une gigantesque
misère sur de gigantesques ruines : les moines n'y sont pour
rien. Ils ont agi dans les limites du possible et d'après des
vues très-chrétiennes ; réunis et guidés uniquement par les
inspirations de la foi, ils ont légué à leurs contemporains et à
la postérité, les exemples les plus frappants de l'influence que
peut exercer l'esprit. Il appartenait à leurs contemporains et
à la postérité d'être impartiaux, de cette impartialité qui ne
saurait célébrer les génies du paganisme en laissant dans
l'ombre les bienfaits du Catholicisme ; de cette impartialité qui
permettait aux moines eux-mêmes de rechercher ce qu'il y a
CltAPITRE VI. 580
de bon dans le paganisme, pour se féliciter d'autant plus
d'être nés dans le Catholicisme, qui lui est bien supérieur.
Nous concédons volontiers que les moines n'ont pas toujours
mesuré l'importance de leurs actes : ils étaient trop humbles
pour se proposer des vues si hautes, mais ils arrivaient par
la seule inspiration de l'Evangile. Dans leur travail persévérant,
ils désiraient avant tout le salut de leur âme, ledification de
leurs frères et des autres fidèles. Cependant il est mathéma-
tiquement vrai que les moines et les prêtres donnèrent seuls
au monde une direction logique, publique, générale, la
direction à laquelle les annales de l'Europe doivent leur éclat
et leurs gloires. Seuls, ils ont frayé la voie sûre, au milieu des
faiblesses et des défaillances des contemporains.
Oserions-nous, empruntant le rôle de frelons, bourdonner
des calomnies autour de la ruche dans laquelle furent formés
les premiers rayons du miel qui a nourri et fortifié l'Europe?
Grâce pour nos maîtres, pitié pour nous, leurs indignes
élèves.
VÏIl. Au travail des lettres, les moines joignaient le ministère
de la charité. Cette charité, ils l'exerçaient sous la forme de
l'hospitalité et de l'aumône, Fune et l'autre pratiquées comme
il sied à de fidèles disciples du Crucifié.
A cette époque, il y avait une multitude de malheureuses
victimes du despotisme des rois ou de la violence tyrannique
des petits seigneurs, malheureux qui s'enfuyaient pour se
soustraire aux plus affreux supplices et à la mort; des pèlerins
de toutes les parties du monde cheminaient vers les saints
lieux, en récitant les psaumes de la pénitence ; des chevahers
erraient de province en province, cherchant des tournois et
des aventures; des reUgieux, des prêtres et des évêques, au
moment des chapitres, des synodes et des conciles, étaient
forcés de traverser des espaces immenses; il n'y avait, en
Occident, que deux ou trois grandes écoles, où les écoliers se
rendaient des contrées les plus lointaines.
Les voyages ne se faisaient point alors, comme aujourd'hui,
en poste et sur les ailes de la vapeur; ils présentaient des
jv. 10
290 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
embarras et des dangers sans nombre : point de routes nivelées
et entretenues ; presque point de ponts sur les rivières et sur
les fleuves ; de sombres forêts ou des chemins boueux étaient
sillonnés de profondes ornières ; des villages Irès-éloignés les
uns des autres.
Où le pauvre pèlerin attardé, épuisé de fatigue et de faim,
ira-t-il demander le pain et le gîte? Sera-ce au manoir? Il
s'en gardera bien ; il sait qu'en certain pays, tout étranger qui
cherche un asile, comme tout vaisseau qui se brise au rivage,
appartient au seigneur. Descendra-t-il dans une hôtellerie ? il
n'en existe point, du moins dans les campagnes. Posera-t-il
sa tente au milieu des campagnes ou sous les grands arbres
des forêts? Mais il risque d'être surpris par les voleurs ou
attaqué par les bêtes fauves. Il ne lui reste donc que le mo-
nastère. C'est là qu'il retrouvera une famille, un foyer ami, toute
la bienveillance, la charité et les sympathies de l'hospitalité
chrétienne.
Les moines vivaient avec tant d'austérité et travaillaient
avec tant d'ardeur, que leurs produits agricoles et manu-
facturiers excédaient toujours leur consommation et qu'ils
versaient de leur surabondance sur les populations envi-
ronnantes. Cela se faisait communément par aumône pure et
simple, quelquefois par vente, plus souvent par échange. Les
convers étaient comme les courtiers et les agents de change
du cloître : il leur était permis, lorsqu'ils ne pouvaient ni
vendre ni échanger le superflu de l'abbaye sur les lieux,
d'aller aux foires et aux marchés, à condition qu'ils seraient
toujours deux, et ne s'éloigneraient pas à plus de trois ou
quatre journées de chemin du monastère ^
Les moines distinguaient trois classes de pauvres : les pauvres
ambulants, vagantes, les pauvres attachés au monastère,
pauperes signati, ainsi appelés parce qu'ils portaient une
marque distinctive, et pour ainsi dire les hvrées de la maison,
à la porte de laquelle ils vivaient et mouraient ; puis les pauvres
honiQVi^^ pauperes occulti, que la main des cénobites nourrissait
1 Ca'pit. gênerai. 1134, c. lui. De nundinis, 53.
CHAPITRE Vt. 291
comme la main cle Dieu nomTit l'homme, en se cachant. Sans
doute le nombre de ces pauvres variait suivant les temps et
les circonstances ; mais ils étaient toujours fort nombreux, et,
naturellement, on en comptait beaucoup plus dans les années
de disette et de famine.
Le matin, dès l'aube, les premiers travaux des frères boulan-
gers étaient pour les mendiants, auxquels on réservait la pre-
mière fournée. Le frère portier devait toujours avoir dans sa
cellule du pain à distribuer aux passants nécessiteux; mais le
grand concours et la principale distribution se faisaient surtout
après le dîner des moines. Quelques instants après le repas, le
portier allait déposer à la cuisine ses paniers et ses vases, et,
aussitôt que la communauté était sortie du réfectoire, il recueil-
lait avec les frères servants les restes du repas, puis ce que le
cellerier croyait devoir y ajouter, d'après le nombre des
pauvres qui étaient à la porte, ensuite les portions intactes des
religieux en pénitence au pain et à l'eau, et celles qu'on ser-
vait pendant un an à la place des défunts, comme s'ils eussent
été vivants. On distribuait aussitôt toutes ces provisions à la
foule affamée, qui les attendait avec impatience.
Les jours de jeune et de pénitence formaient la plus grande
partie de l'année; plus la part des moines était petite, plus
celle des pauvres était considérable*. C'était surtout pendant la
semaine sainte que se tenaient à la porterie du cloître les états-
généraux des mendiants de la province. Tous les indigents s'y
rendaient dès le mercredi pour la cérémonie du jour suivant.
Dans ce beau jour, où le Christ lava les pieds à ses apôtres : Que
celui qui veut êt?'e le premier parmi vous soit le serviteur de
tous et fasse ce cjue je viens de faire, les moines, prenant à la
lettre ces sublimes paroles, renouvelaient dans leur monastère
la scène du cénacle et donnaient à la terre un spectacle digne
des anges et des hommes.
Après l'heure de sexte, chantée dans l'église, le portier choi-
sissait dans la foule et introduisait dans le cloître autant de
^ SibipaupereSfpauperibus divites, iliis ni subveniant abundanter, écrivait,
en 1275, le pape Grégoire X.
292 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
mendiants qu'il y avait de religieux. Les ayant conduits dans
une salle, il les faisait asseoir sur plusieurs rangs, plaçait
devant chacun d'eux un vase plein d'eau tiède, avec du linge,
et leur commandait d'ôter leur chaussure.
Après noue, l'abbé quittait le chœur et se rendait au cloître,
suivi de tous les religieux ; il traversait l'enceinte et allait se
mettre en face du pauvre le plus éloigné, et, après lui, chaque
reUgieux se rangeait devant le sien. Etant ainsi disposés, ils
s'agenouillaient tous ensemble, et, rejetant leur capuce sur
leurs épaules, ils lavaient les pieds de ces pauvres, qu'ils
essuyaient et baisaient ensuite avec humilité.
Le cellerier présentait alors à l'abbé et aux religieux une
pièce de monnaie , que chacun , étant à genoux , offrait à
son pauvre en lui baisant k main. Ils se relevaient et puis se
prosternaient en même temps jusqu'à terre en répétant ce ver-
set du Psalmiste •• Suscepimiis, Deus, misericordiam tuam in
medlo templi tui. L'abbé précédait ensuite tous ces pauvres à
la celle des hôtes, leur faisait donner à dîner et les servait
lui-même à table. Il y avait, en outre, une aumône générale, à
laquelle une foule d'indigents participaient, en recevant indi-
viduellement un pain et quelques deniers.
Les cisterciens faisaient ordinairement trois sortes de pain :
le pain blanc, formé de la pure farine du froment et réservé aux
voyageurs et aux pèlerins que l'abbaye abritait chaque nuit;
le gros pain, fait de farine de froment non sassée et de farine
de seigle sassée, qui leur servait de nourriture ; enfm, un troi-
sième pain plus gros, composé de farine de seigle et d'orge non
sassée, qu'ils ne donnaient en aumône que dans les années de
grande disette où le froment manquait: mais souvent ils en
mangeaient eux-mêmes , gardant aux pauvres leur propre
pain ; ce qui faisait dire au cardinal Jacques de Vitry : « Sem-
blables au bœuf, ils se contentent de paille et réservent le bon
grain aux survenants ' . »
Il y avait aussi des distributions d'habits. Lorsque les frères
tailleurs recevaient des frères tisseurs la rude étoffe de laine
< ^isi. Occid., c. xiv.
CHAPITRE VI. 293
destinée à faire la robe des moines, ils commençaient par
prendre la part des pauvres, et s'occupaient aussitôt d'en coudre
des hauts-de-chausses, des casaques, des jaquettes, des capu-
chons, que le frère portier venait prendre au besoin et dont il
couvrait la nudité du premier pauvre qui se présentait. « Les
moines, disait Etienne de Tournay, ont pitié des mendiants sans
vêtements, et les flancs des pauvres qu'ils réchauffent avec les
toisons des brebis, les louent et les bénissent ^ »
Lorsqu'un de ces malheureux tombait malade à la porte du
monastère, ou dans une grange ou métairie monastique, on le
transportait aussitôt à l'infirmerie des pauvres , où il était
soigné pour l'âme et pour le corps, comme s'il eût été de la
maison même, et souvent il s'endormait dans le Seigneur
au milieu des prières et des bénédictions des moines.
C'était surtout dans les années c^amiteuses, dans les années
de famine, de peste ou de guerre, que la charité monastique se
signalait par des aumônes si considérables qu'on serait tenté
de n'y pas croire. On dirait que les cénobites avaient un pres-
sentiment des jours mauvais et qu'il n'était pas donné au
malheur de les surprendre ni de les trouver en défaut : le mo-
nastère était toujours le grenier de réserve du pauvre \
Ainsi, le monastère était l'hôtellerie des voyageurs, la mai-
son des pauvres et Thospice des malades. Personne n'est plus
disposé que nous à rendre justice à la philanthropie de nos
concitoyens, mais jamais elle ne remplacera la charité monas-
tique. Nous n'avons pas, en général, l'intehigence du pauvre
et le bonheur qui s'attache à son service. Nous n'aimons pas à
voir le pauvre, nous nous en tenons éloignés ; pour nous dé-
barrasser, nous lui jetons, de loin en loin, un morceau de pain
ou quelques centimes, et le pauvre se retire le murmure sur
les lèvres, "parfois la haine au cœur.
En attendant l'âge d'or du socialisme, nous n'avons plus, les
monastères détruits et dans l'insuffisance de la charité privée,
^ Epist. ad Hug., Patrol. lai.j t. CCXL. — ^ Dubois, Hist. de Morimond,
p. âo et 294. La même chose avait lieu équivalemment dans tous les ordres
religieux.
204 HISTOIRE DE LA l'APAUTK.
pour soulager nos innombrables pauvres, que la taxe officielle,
les hospices, les maisons de travail et la mendicité. La taxe se
prélève comme un impôt, pèse davantage sur le propriétaire
les années où il a moins récolté, et, après la prélévation des
services administratifs de la taxe, ne donne à l'indigent qu'un
faible secours matériel, sans lui rien offrir pour son âme. Les
hospices sont fort insuffisants et il est presque impossible de
s'y faire admettre. Les maisons de travail sont des espèces de
prison. La mendicité, nous croyons qu'elle est de plein droit,
mais nous savons combien l'cxploilent le vice et la gueuserie ;
et, dans les années difficiles, tout le monde le sait, elle devient
le fléau des particuliers.
Cependant^ les pauvres, plus sensibles à ces indignités, s'en-
tretiennent entre eux du récit de leur malheureux sort et
s'exaltent en se confiant leurs misères. Ils ne sont plus à
genoux, priant Dieu et chantant des cantiques à la porte des
monastères ; mais ils blasphèment et conspirent dans les
ateliers et les usines élevées sur les ruines des cloîtres. Alors
ils disaient humblement : « La charité, s'il vous plaît, pour
l'amour de Dieu ; » et maintenant ils crient : « Du pain ou la
mort. »
(( Quand les capitalistes qui ont acheté les couvents vous de-
manderont à quoi ils servaient, dit Cobbett, répondez hardi-
ment : « A rendre inutile un bal de l'Opéra donné par sous-
cription en faveur de la douleur et du désespoir'. » Provisoi-
rement, on osera se dire charitable, parce qu'on s'est donné la
barbare jouissance de danser au milieu des mourants et des
morts.
IX. Et les richesses des moines?
Les ennemis de la Papauté ont déversé le blâme sur le
nombre des possessions monastiques. Telle est la funeste habi-
tude des esprits prévenus; ils jugent légèrement des choses
qu'ils ne connaissent pas. Que de détracteurs ont parlé et écrit
contre les ordres religieux et n'ont jamais eu le courage d'exa-
miner à fond l'origine, le but, les constitutions, les résultats
1 LeUre!< sur la Réforme, i. ^^ p. 460.
CHAPITRE VI. 29?i
prodigieux et bienfaisants, je ne dis pas de tous les monas-
tères, mais d'un seul. Ces pauvres gens haïssent l'Eglise ; ils
veulent la haïr ardemment, la mépriser sans vergogne, et ca-
lomnier à leur aise ses institutions. Cependant l'Europe en-
tière, surtout l'Europe savante, célèbre encore les bienfaits des
moines, expulsés depuis si longtemps;, elle ne saurait, sans
aveuglement et sans injustice, taire que ces institutions avaient
été fondées surtout pour le bien du peuple.
Le divin Rédempteur de nos âmes donne en exemple sa vie,
que nous devons reproduire en nous, et ses préceptes, que nous
devons observer. En naissant dans une étable, il nous appelle
à la pauvreté ; et s'il dit à un jeune homme : « Allez, vendez
tous vos biens, et donnez-les aux pauvres, » il ne veut point
dire que, pour atteindre la perfection, il ne faut rien posséder,
mais que le cœur doit être^ en toute condition, détaché des
biens terrestres.
L'usage des biens terrestres est, en effet, nécessaire, et en
vue de l'usage et dans sa juste mesure, la possession des
biens, non-seulement n'empêche pas notre perfection, mais
peut y contribuer. Deux choses seulement sont défendues par
la loi divine : l'abus qu'on peut faire des biens de ce monde et
l'attachement excessif aux richesses. Ainsi, les ministres de
Dieu, et les moines comme les autres, peuvent posséder; leurs
biens deviennent ainsi le patrimoine de Dieu au profit des
pauvres, qui sont ainsi préservés de la misère. Car, souvent,
hélas I nouveau Lazare, le pauvre meurt de faim à la porte du
riche.
MuzzarelU va plus loin. « Si l'on considère, dit-il, la fin des
richesses , on pourrait croire qu'elles conviennent plus au
clergé qu'à tout autre ; car, si les richesses ont été introduites
dans la société pour secourir les pauvres, on devrait les dé-
poser dans les mains de ceux qui, par état, sont obligés d'être
moins intéressés et plus charitables. Or, le clergé est plus
obligé que tout autre à se détacher de l'argent, et il est aidé,
pour le faire, par plus d'invitations, d'avertissements et do
grâce. Le clergé est donc plus apte que tout autre corps de la
^0() HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
société à posséder des richesses, si Ton considère l'avantage de
la société, de l'Eglise et la fin même des richesses. Ainsi on ne
peut dire que les richesses, considérées en elles-mêmes, ne
conviennent pas à l'état du clergé \ »
Nous connaissons l'origine, les développements et les bien-
faits de la propriété ecclésiastique. On comprend que les hos-
pices et les monastères aient possédé une certaine quantité de
biens. Mais, dit-on, d'où viennent les immenses propriétés des
monastères ? Comment les religieux ont-ils acquis de si beaux
et de si nombreux domaines? L'histoire nous apprend que
c'est l'activité de ceux qu'on accuse de fainéantise qui a défri-
ché les forêts, mis les landes en culture, desséché les vallées
basses et les marécages ; que si les moines en ont fait des pro-
priétés magnifiques, ils les doivent surtout à un énergique
travail.
Souvent les seigneurs, comtes et barons, possesseurs de
landes incultes, de terres malsaines, de marais infects, de
forêts sombres, remplies d'animaux dangereux, de voleurs ou
d'assassins, confiaient aux moines le soin de faire croître, dans
ces lieux déserts , de belles moissons , d'y édifier des monas-
tères, des granges et des villages. « La plupaiH des concessions
faites aux monastères, dit Chateaubriand, étaient des terres
vagues que les moines cultivaient de leurs propres mains. Des
forêts sauvages, des marais impraticables, de vastes landes,
furent la source de ces richesses que nous avons tant repro-
chées au clergé ^ »
« Les moines , dit aussi Balmès , défrichaient des terrains
incultes, desséchaient des marais, construisaient des chaus-
sées, renfermaient dans leur lit les eaux des fleuves et y
jetaient des ponts; dans des pays qui avaient subi en quelque
sorte un nouveau déluge universel, ils renouvelaient ce que
les premiers peuples avaient fait pour rendre, au globe boule-
versé, sa primitive figure. Une partie considérable de l'Europe
n'avait jamais reçu de culture ; les forêts étaient encore dans
* Muzzarelli, Opuscules sur les biens du clergé. — ' Chateaubriand, Géniç
du Chrisiianisme.
CHAPITRE VI. -^"^
toute leur horreur. Les monastères qui se fondent çà et là
peuvent être regardés comme ces centres d'action que les
peuples civilisés établissent dans les pays nouveaux, quand ils
se proposent d'en changer la face par des colonies puissantes.
Exista-t-il jamais un titre plus légitime à la possession des
biens? Celui qui défriche un pays, le cultive, le remplit d'habi-
tants, n'est-il pas digne d'y conserver de grandes propriétés?
Or, combien de villes et de bourgs naquirent à l'ombre des
abbayes ^ ? »
Quelquefois aussi le repentir des rois et des grands fon-
dait des hôpitaux et des monastères, où de pauvres et pieux
cénobites priaient Dieu d'écarter ses foudres vengeresses de la
tête des prévaricateurs de sa loi.
« Des rois, des reines, des princes, des nobles, dit Cobbett,
fondèrent des monastères, c'est-à-dire qu'ils bâtirent des édi-
fices et assignèrent des terres pour leur entretien. D'autres,
soit pour expier leurs péchés, soit par tout autre bon mouve-
ment de piété, donnèrent, pendant leur vie ou à leur lit de
mort, des terres, des maisons ou de l'argent aux monastères
déjà érigés. De telle manière que, par la suite des temps, les
monastères devinrent propriétaires de domaines considé-
rables. Ils étaient seigneurs d'innombrables fiefs et avaient des
tenements d'une étendue prodigieuse, surtout en Angleterre,
où les ordres monastiques furent toujours en grande véné-
ration, parce que ce fut une communauté de moines qui y in-
troduisit le Christianisme ■\ »
Voilà la source très-pure d'où découlent originairement
toutes les richesses des monastères. Est-ce que la critique la
plus vétilleuse peut avoir ici quelque chose à reprendre ?
A ce titre légitime d'acquisition, les moines ajoutent un titre,
plus vénérable encore, d'appropriation, le travail.
Les idées que nous avons aujourd'hui sur le travail sont le
contre-pied des idées antiques. Aujourd'hui le travail est libre,
honoré, respecté ; autrefois l'homme libre jugeait le travail
^ Balmès, le Protestanlhme comparé au Catholicisme, t. II, — ' Cobbett,
Lettres sur la Réforme,
208 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
incompatible avec sa dignité, et le travail était une œuvre
cFesclaves. La culture de la terre surtout était un état méprisé,
avili par les préjugés de l'époque, renvoyé aux pauvres ma-
nants comme la géhenne de la terre, réservé aux serfs comme
une ignominie de plus jetée sur leurs fronts flétris. Les moines
choisirent do préférence cette profession humiliée; ils se firent
laboureurs, et n'eurent en apanage, nous le savons, que les
terrains les plus sauvages et les plus ingrats ; mais ils ne les
cultivèrent pas avec moins de courage, tant ils étaient per-
suadés que Dieu n'a rien fait de stérile, et que le plus vil grain
de poussière, avec la bénédiction de Dieu, recèle un trésor.
Les moines ne se hvrèrent pas en aveugles à toutes sortes
d'exploitations; mais ils procédèrent par principes, se réglant
sur la température climatérique , sur la connaissance des
diverses espèces de terrains et des produits qui leur sont
propres, réunissant tous les vieux éléments agricoles, en
créant de nouveaux. Le monastère deviendra bientôt comme
un vaste institut agronomique, dont l'esprit passera dans les
maisons secondaires, qui se transformeront en écoles régio-
nales d'agriculture, et de là, dans le peuple, par des granges
ou fermes-modèles.
Ainsi toute cette organisation agricole que les modernes ont
essayé d'établir à si grands frais, et avec si peu de fruits, avait
été réalisée par quelques cénobites, dans toute l'Em'ope, il y a
plus de six cents ans; avec cette différence que les moines, pour
en faire l'expérience , ne demandaient pas chaque année des
millions, mais seulement des broussailles et des marais.
Tel était, en effet, l'état des terres qu'on leur abandonnait.
Qui suscitera la Providence pour les fertiliser? Sera-ce un
poète, comme autrefois dans la vieille Italie? Non; en vain le
Cygne de Mantoue a chanté, à l'ombre du trône d'Auguste, les
troupeaux, la charrue et l'étable; les plébéiens sont restés à
l'entour du cirque, et Rome a continué d'envoyer chercher du
pain en Sicile ou en Egypte. Dira-t-elle à un roi : Quitte ton
sceptre et prends le manche de la charrue pour l'élever, aux
yeux des peuples, à la dignité du trône?... La Chine le fait
CHAPITRE VI. 299
depuis trois mille ans, et cependant l'agriculture y est restée en
une éternelle enfance.
La Providence ira chercher le remède à la source même du
mal ; elle montera au manoir ou descendra dans la hutte des
manants épuisés par les corvées ; elle réunira, au monastère,
les fils des serfs et les fils des comtes ; elle en fera des moines,
c'est-à-dire des pauvres volontaires et des cultivateurs ; puis,
après un temps d'épreuve, elle dira à une douzaine d'entre
eux :
« Levez-vous; venez dans la terre que je vous montrerai;
pénétrez dans ces broussailles stériles, arrétez-vôus dans ce
grand bassin fangeux, d'où s'exhalent des vapeurs de mort;
forgez des socs avec les épées, défrichez, assainissez; faites de
ces lieux un grenier d'abondance ; et que les hommes sachent
que c'est moi qui non- seulement ai créé la terre, mais encore
qui la renouvelle et la régénère comme il me plaît. »
Les moines crurent pouvoir opérer plus vite L'assainissement
des terres en créant des étangs. Ces étangs étaient destinés à
emmagasiner l'eau provenant des pluies torrentielles ou de la
fonte des neiges. Ce procédé, que la science a révélé, depuis
peu d'années, à nos hydrologistes, avait été indiqué aux cé-
nobites par la nature elle-même. Dans les hautes montagnes,
il existe beaucoup de lacs, situés souvent à une élévation con-
sidérable, recevant l'eau des pluies et des neiges, qui ne peut
s'écouler qu'à un certain niveau. Alors le lac donne naissance
à un ruisseau, qui va circuler paisiblement dans le - fond des
vallées qu'il fertilise, au lieu de s'y précipiter en un torrent
fangeux pour les dévaster.
Si l'on veut se faire une idée de tout ce qu'il a fallu de pa-
tience et de pénibles labeurs pour accomplir une si sérieuse
entreprise, il ifya qu'à jeter les yeux sur les étangs d'origine
monastique. C'est un lac, c'est une petite mer, dont les bras se
perdent dans la forêt ; ses môles et ses glacis rivaliseraient
avec ceux de nos ports ; depuis des siècles, ils résistent à l'action
du temps, des flots et des éléments. On voit qu'une connais-
sance profonde de l'hydraulique a présidé à la disposition de
nOO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
ces pierres et que ces chaussées ont été construites par une
main généreuse qui travaillait pour la postérité.
Ainsi le but premier des moines, en entreprenant ces travaux
hydrostatiques, n'était pas de se procurer du poisson destiné à
adoucir les rigueurs de l'abstinence ; choisissant ou acceptant,
presque toujours, pour séjour, des lieux humides et fangeux,
ils ne voulurent d'abord qu'assainir, afm de pouvoir habiter et
cultiver; le poisson était même souvent pour eux un met
prohibé, ou dont ils n'usaient que rarement. Yoici comment ils
procédaient, et leurs travaux étaient conduits avec tant de
raison et de sagesse, qu'ils semblent avoir dépassé les expé-
riences et les découvertes modernes.
Nos moines avaient dressé leur tente au milieu d'un marais;
ils s'efforcèrent de percer des exutoires, de pratiquer des
saignées à ce sol putride et malade, de réunir les eaux par un
ingénieux système de rigoles, de tranchées et de fossés, dé-
bouchant les uns dans les autres et tous dans un principal
canal. Ce canal collecteur formait une sorte de réservoir, dont
les moines se servaient : 1° comme moyen d'irrigation pour
arroser les prairies ; 2" comme force motrice, pour mettre en
mouvement les scieries, huileries, fouleries, tanneries et mou-
lins ; 3° comme viviers où ils élevaient du poisson. Nul depuis
n'a mieux entendu cette industrie, et les étangs exploités
d'après la méthode monacale sont encore ceux qu'on exploite
avec le plus d'intelhgence. Ainsi, par un bienfait providentiel,
les mêmes éléments qui rendaient un pays insalubre, dan-
gereux et inabordable, devenaient, sous la main des cénobites,
une source de commodités et de richesses : tant il est vrai que
tout se convertit en bien pour les amis de Dieu et que rien n'est
perdu pour eux au ciel et sur la terre, ni une larme, ni une
goutte d'eau.
Que de fois nous avons entendu reprocher aux moines
d'avoir trop multiplié les étangs I Cependant qu'on y réfléchisse,
et l'on verra, outre les raisons que nous avons données, que
c'était une nécessité de l'époque : les bras manquaient ; il
fallait ou laisser le sol improductif, ou l'utihser en l'inondant,
CHAPITRE VI. 301
et remplacer les moissons impossibles par les poissons. Il était
impossible de tirer un autre parti de beaucoup de terrains
humides, impropres à la culture et au pâturage. De nos jours,
après tant de découvertes de la science, les départements de
l'Ain, de Saône-et-Loire, la Bresse, les Bombes et la Sologne se
sont trouvés ainsi forcés de conserver un grand nombre d'é-
tangs, qui forment un des principaux produits de la contrée.
Les moines n'avaient pas, dans l'aménagement des eaux,
une moindre connaissance des sols. Ces religieux avaient admi-
rablement calculé la pente nécessaire, l'imperméabilité des
couches inférieures, le volume d'eau, le groupement des
bassins, la masse des chaussées, afin de préserver ces réser-
voirs des inconvénients de la sécheresse, de l'évaporation, de
rinfiltration, de la gelée et des débordements ; il fallait surtout
parer aux dangers beaucoup plus terribles de l'insalubrité, en
entretenant un niveau d'eau suffisant pour couvrir en été le
fond de l'étang et l'empêcher de se convertir en marais pesti-
lentiel : l'action du soleil sur une terre humide et chargée de
parcelles organiques , produit des émanations délétères qui
donnent naissance à des fièvres endémiques d'un caractère
pernicieux. On avait calculé l'étendue des surfaces affluentes
et le débit des sources, de manière que l'eau se renouvelait
sans produire d'effluves dangereuses, ni occasionner aucune
maladie. Au contraire, par la régularité de son cours, elle pu-
rifiait l'atmosphère et le sol, elle créait l'hygiène des contrées
avec une entente dont on a depuis trop peu respecté les
conditions.
Plusieurs de ces étangs ont disparu dans la suite des âges ; ils
n'avaient été créés que provisoirement et dans un but agricole.
Ces prairies oir les troupeaux brouttent et bondissent aujour-
d'hui, ces champs où les laboureurs tracent de fertiles sillons,
étaient autrefois des vallées dénudées, des bas-fonds fangeux
et inexploitables. Les moines, après en avoir barré les extré-
mités inférieures, y ont amené l'eau des plateaux environnants ;
cette eau a apporté avec elle de l'humus, des détritus de vé-
gétaux qui se sont déposés sur le fond : apport qui; réuni aux
30^2 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
excréments des poissons et des batraciens, et aux débris des
plantes aquatiques d'une substance pulpeuse et d'une facile
décomposition, a formé, après une période plus ou moins
longue, une couche de vase à laquelle il ne manquait plus,
pour la féconder, que l'influence du soleil.
Yoilà une terre nouvelle ; voyons maintenant les moines à
l'œuvre.
Aussitôt après le chapitre, la crécelle claustrale donne le
signal du départ : tous les religieux se réunissent au parloir ;
là, le prieur les divise par section, règle ce qui concerne l'ordrer,
le lieu et le genre de travaux et leur distribue les instruments
nécessaires.
Rien n'exemptait de ces rudes labeurs, ni la naissance, ni le
talent, ni le rang et l'autorité. La règle ne voyait dans tous les
religieux que des enfants d'Adam qui, d'après l'antique malé-
diction, devaient gagner leur pain à la sueur de leur front. Les
fils de grands seigneurs ne travaillaient pas avec l'indolence de
l'amateur de jardin, qui, dans un beau jour, s'amuse à faner
ses foins, ou à sarcler son blé ; l'ardeur qu'ils y apportaient
aurait fait croire que telle avait été l'occupation de toute leur
vie. Que de fois la bêche et la houe déchiraient ses mains déli-
cates, accoutumées à un tout autre travail I que de fois ces
âmes angéliques, renfermées dans le frêle vaisseau de corps
épuisés, succombaient à la peine ! Saint Bernard lui-même, qui,
à son début, avait tant de fois gémi d'être trop faible pour ma-
nier la faucille, aimait à raconter depuis, à ses religieux,
comment Dieu lui avait fait la grâce de devenir un des plus
forts moissonneurs de Cîteaux-
Non-seulement ils bêchaient les champs et sciaient les mois-
sons, mais ils levaient eux-mêmes les gerbes sur leurs épaules.
On les voyait en file de quinze ou vingt descendre le coteau,
courbés sous le poids, brûlés sous leurs frocs de grosse laine,
le front ruisselant de sueur.
Les travaux étaient accompagnés d'un rigoureux silence, in-
terrompu, de temps en temps, par un signal que donnait le
prieur, en frappant dans ses mains. Tantôt c'était pour un court
CHAPITRE VI. 303
répit, et alors les moines s'asseyaient autour du prieur ; tantôt
c'était pour les avertir d'offrir à Dieu leur peine , alors ils
appuyaient leur front chauve sur le manche de l'outil, dans
l'attitude de la méditation.
Lorsqu'un frère, soit par excès de travail, soit par faiblesse
naturelle, tombait de lassitude, il demandait au prieur la per-
mission de se retirer quelques instants à l'écart, ramenait sa
capuche sur son visage et inclinait la tête, comme pour s'hu-
milier de son impuissance. Un dernier Mgnal annonçait le re-
tour, et tous revenaient ensemble, deux à deux, silencieux et
contents, remettaient en entrant leurs outils au prieur, à l'ex-
ception des ciseaux, du sarcloir, des fourches, des râteaux et
des faucilles, qu'ils conservaient au dortoir près de leur lit,
pendant tout le temps de la tonte des brebis, du sarclage, de la
fauchaison et de la moisson.
« Certes 1 dit justement l'abbé Dubois, il y avait plus de gran-
deur véritablement héroïque, plus de gloire solide, plus de
calme divin dans le sommeil du moine laboureur, dormant sur
sa paillasse, entre sa bêche et son râteau, que dans celui
d'Alexandre couché sous sa tente, à l'ombre de ses lauriers,
entre son glaive et la couronne de Darius, après la bataille
d'Arbelles.
)) Nous avons lu les plus belles pages de Varron et de Colu-
melle sur la manière de cultiver la terre chez les Romains.
Matthieu de Dombasle, Obvier de Serres, Moreau de Jonnès,
Gasparin, en France ; John Sainclair, en Angleterre ; Ronconi,
en Italie ; Cotta, Burgsdoff, Kasthofer, en Suisse, en Allemagne
et en Belgique, nous ont donné une idée du progrès de la
science agricole dans les temps modernes ; eh bien I après avoir
admiré les ouvrages de ces savants auteurs, nous avons étudié
les travaux des premiers cisterciens, nous avons visité ceux
qu'exécutent encore aujourd'hui les trappistes, et nous avons
été forcé de reconnaître que là où les moines ont planté leur
bêche, là sont encore les colonnes d'Hercule de l'agriculture ^ )j
Les moines n'avaient pas d'abord donné grande attention ù
^ Hist, de Morimond, introd.
30i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
la vigne. Quelques religieux voulaient même proscrire le vin
comme une liqueur trop sensuelle, indigne do l'austérité mo-
nastique. D'autres n'étaient pas du même avis, opposant que
les moines, assujétis aux plus pénibles labeurs, ne pourraient
se passer d'un peu de vin ; qu'il en fallait pour le saint sacrifice
et dans beaucoup de maladies ; qu'en supposant même qu'il fût
entièrement prohibé dans le cloître, la vigne pouvait être in-
dispensable pour couvrir certains coteaux arides, et le vin pou-
vait s'échanger contr# d'autres produits. La vigne eut donc
gain de cause et la viticulture prit une extension considérable.
Des frères planteurs ouvrirent des tranchées et les disposèrent
avec tant d'art à cette nouvelle production, que bientôt les vi-
gnobles monastiques n'eurent plus rien à envier pour la qualité
du plan, la maturité du raisin et la générosité du vin. De ces
vignobles ont coulé des fleuves de vin, où viendront s'abreuver
des générations sans nombre. Toutefois, depuis que ces vignes
ont été dérobées à la culture monacale, la cupidité s'est obs-
tinée à en altérer les produits ; préférant la quantité à la qualité,
elle n'a trop souvent recueilli qu'un vin fade là où les moines
avaient su faire mûrir, sur les rochers brûlants, une vendange
pleine de vertus.
Les cénobites vivaient principalement de fruits et de légumes ;
ils devaient donc, de bonne heure, faire une étude spéciale de
l'horticulture.
Les jardins potagers des monastères jouissaient d'une grande
réputatioUj tant pour la beauté que pour la variété des pro-
duits, et passaient généralement pour les plus riches de la
contrée. Le verger n'était pas moins remarquable : les frères
jardiniers et les rehgieux s'en occupaient spécialement ; on ne
voyait nulle part des arbres et des arbustes aussi nombreux,
aussi bien soignés et aussi divers. Ils n'étaient point mélangés,
mais classés par espèces, au fond ou sur les flancs du vallon,
au nord ou au midi, selon leur nature et leur origine. Quand
une colonie partait de la maison-mère, elle emportait avec elle
des semences et des plantes de toutes sortes pour les jardins du
nouveau monastère; de ce monastère ils passaient dans un
CHAPITRE VI. 30Î)
autre, et ainsi de suite jusqu'aux extrémités de l'Europe. D'autre
part, lorsque les religieux, dans leurs pérégrinations perpé-
tuelles, découvraient une nouvelle espèce, ils s'empressaient
de la transplanter dans leur couvent ; du jardin du couvent elle
passait dans les jardins du village voisin, et les climats échan-
geaient leurs produits par l'intermédiaire des moines, que nous
pouvons appeler les courtiers agricoles du moyen âge.
En parlant du travail des moines, nous avons supposé qu'ils
s'étaient établis dans un marais ; il y a un autre cas, non moins
fréquent, c'est quand ils s'établissaient êfains les bois. Nouveau
genre de travail, équivalence de mérite.
Les forêts étaient alors autant de masses confuses, aqua-
tiques et continues, au point que Fécureuil pouvait voyager à
son aise sans mettre pied à terre. Les populations s'éloignaient
de ces tristes lieux d'où s'exhalaient des miasmes pestilentiels,
comme les sauvages fuient les savanes et les pampas de l'Amé-
rique.
Il est certain qu'une contrée couverte de trop vastes forêts,
relativement à son étendue, sera marécageuse, les eaux n'ayant
pas un libre cours, et conséquemment insalubre ; d'une tempé-
rature froide, entretenue par trop d'ombrage et par l'éternelle
humidité du sol ; frappée de stérilité, la terre ne devenant pro-
ductive qu'autant que rien n'entrave la combinaison des élé-
ments et le développement des sèves.
Les moines entreprirent de creuser des canaux dans les bas-
fonds les plus humides, de dégager de larges espaces pour
ouvrir un Ubre cours aux vents, de tracer des tranchées d'amé-
nagement, des allées de décoration et de promenade, enfin
des routes d'exploitation et de communication. Ils se mirent
à défricher avec non moins d'ardeur, se faisant aider, soit par
des mercenaii^es, dont ils payaient la main d'œuvre, soit par
des cultivateurs auxquels ils abandonnaient, pour sept ans, les
produits, sans autre redevance.
Voici comment ils procédaient eux-mêmes : l'abbé, la croix
d'une main, le bénitier de l'autre, précédait les travailleurs;
arrivé au miUeu des broussailles, il y plantait la croix comme
IV. 20
306 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
pour prendre possession au nom de Jésus -Christ ; il faisait tout
à Fentour une aspersion d'eau bénite ; puis, armé de la cognée,
il abattait quelques arbustes; ensuite tous les moines se
mettaient à l'œuvre, et ils avaient ouvert, en quelques instants,
au sein de la forêt, une clairière qui leur servait de centre et
de point de départ.
Les moines essarteurs étaient divisés en trois sections ; les
coupeurs, qui faisaient tomber les arbres sous les coups de la
hache; les extirpateurs, occupés à déraciner les souches; les
brûleurs, qui réunissaient tous les débris pour les livrer aux
flammes. Tous ces infatigables travailleurs étaient tellement
noircis par la fumée et hâlés par les ardeurs du soleil, qu'au
retour, on les eût pris plutôt pour des forgerons ou des char-
bonniers que pour des religieux.
Nulle opération ne demandait à être faite avec plus d'in-
telligence et de discernement :
1° Avec la connaissance géologique du sol; car il est des
terrains que Dieu a destinés aux forêts, et vous ne pourrez
y toucher sans violer, si l'on ose ainsi dire, les lois provi-
dentielles ;
2° Il faut être guidé par le flambeau de la science hydrogra-
phique : d'un côté, les arbres élevés des forêts, semblables à
autant de pitons aspirants, soutirent l'humidité et les vapeurs
aériennes, qu'ils transmettent à la terre par une multitude de
canaux conducteurs ; de l'autre, les eaux pluviales étant re-
tenues par les feuillages, les rameaux, les hautes herbes et
les broussailles, au lieu de descendre par torrents pour inonder
les vallées, s'infiltrent dans le sol avec lenteur, s'y conservent
protégées par d'épais ombrages, et forment, sous les pieds des
hêtres et des chênes, ces vastes réservoirs d'où jaillissent des
sources, des fontaines et des ruisseaux ;
3° On doit avoir également égard à la position géographique
de la contrée, aux divers rhumbs de vent sous lesquelles
elle se trouve et aux variations de température qui en ré-
sultent ; enfin se régler d'après les lois de la physique et de la
géognosie, pour que le pays ne soit ni trop, ni trop peu boisé^
CHAPITRE Vt. 3Q^
ma,s seulement dans la mesure nécessaire au maintien de
équilibre; car la végétation en général, et surtout la végéta-
tion forestière, en agissant sur l'oxygène de l'air, exerce la
plus puissante et la plus salutaire influence par l'électricité
al état d acide carbonique, dégage assez d'électricité pour
charger une bouteille de Leyde, et, d'autre part, que le charbon
qui est engage dans la constitution des végétaux, ne donne
pas moins d'électricité que le charbon qui brûle libi'ement, on
peut conclure que, sur une surface de végétation de eut
mètres carres, il se produit en un jour plus d'électricité qu'il
n en faudrait pour charger la plus forte batterie électrique.
momr, H ' V''*'"''^"' '^''°* ^"^'''' vitreusement au
moment de sa formation, les forêts produiront dans l'air, par
1 expiration de cet acide, une quantité d'électricité vitrée plus
ou moins considérable, qui tendra à faire équilibre à l'electri-
«te de nature opposée, et préviendra ces grands bouleverse-
ments atmosphériques dont la terre, ses produits et ses
habitants sont, hélas 1 trop souvent les victimes
Les moines, mus par un instinct divin, ou, si l'on veut
fXZeTtr' ''''''■ '°° ''''' ^'■'''"•ï- ^- 1- élevait à
Avam H. , '', "°' P'°^'"''' °' '''''''''' "«" à l'aventure.
Avant de mettre la cognée dans une forêt, ils avaient étudié
la nature du sol, compté ses couches, examiné son exposition
a eu e les chances d'une exploitation agricole, et se d'cidaÏn;
tantôt a garder, tantôt à abattre. Aussi les Vandales du dix-
neuvieme siècle, qui ont essayé d'essarter des bois crue les
moines avaient conservés, n'y ont encore recueilli après
nombre de travaux et de sacrifices, que des lichens, d s con
volvulus, de l'ivraie et de la folie-avoine.
Les moines avaient laissé, au front de toutes les montagnes
des couronnes de forêts, dans le double but d'alimenter L;
sources et de prévenir les inondations; depuis qu'on s a
enlevées, un grand nombre de ruisseaux qu? sillonnaien les
P airies ont été desséchés, et les inondations ont été beaucoup
plus fréquentes et plus redoutables. Enfin, ils avaient telirem
30^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
calculé l'étendue des forêts sur les besoins de la contrée, et su,
par un défrichement intelligent, si bien équilibrer les forces
atmosphériques, qu'ils avaient diminué la fureur des ouragans
et parfois fait disparaître le fléau de la grêle.
Outre les bois de chaufl'age, de charronnage et de cons-
truction, il restait encore d'immenses produits à exploiter.
Les moines firent construire des fours à chaux, des tuileries,
des verreries, des charbonnières, des fourneaux métallurgiques
et des forges. Avec les richesses des forêts, ils révélèrent les
éléments industriels de chaque contrée, et il y a bien peu
d'industrie qui ne les compte parmi ses promoteurs.
Parmi les essences qui peuplaient les forêts monastiques, on
comptait à peu près les mêmes espèces qu'aujourd'hui. Ces
forêts étaient divisées en deux classes : les unes, aménagées
à vingt-cinq ou trente ans, suivant la dureté des bois ; les
autres qui restaient en massifs de haute futaie pendant cent
ou deux cents ans. Il y avait ensuite les bois que la hache
ne touchait jamais, sur le front desquels les moines laissaient
les siècles s'accumuler en paix, comme pour donner à la force
végétale le temps de se développer à travers les âges jusqu'à
la période de caducité. Nulle part, dans le nord de la France,
on ne rencontrait des arbres de dimensions plus colossales ; le
chêne des partisans, près de Morimond, est encore aujourd'hui
le roi de nos végétaux forestiers.
Tel fut, dans les forêts et dans les campagnes, le travail
des moines; nous avons parlé précédemment de l'emploi
qu'ils faisaient de ses fruits. La propriété monastique nous
apparaît donc sous ce triple aspect : légitime dans son origine,
améhorée par d'admirables eff'orts et consacrée par ses bien-
faits. Il y a bien peu de propriétés au monde qui puissent se
relever par de si beaux caractères et qui supportent si heu-
reusement l'épreuve de la critique.
X. Il nous reste encore à parler des désordres tant reprochés
aux moines. Sur ce point, il y a deux questions à examiner : la
question des fautes particuUères et la question plus générale
de la décadence des ordres reUgieux.
CHAPITRE VI. 309
Quoiqu'on ne puisse nier que l'homme qui s'écarte du dan-
ger est moins en péril que celui qui s'y expose, cependant les
religieux qui fuient le monde sont toujours exposés aux
attaques du démon. Le divin Sauveur et sa sainte 'Mère furent
seuls exempts du péché. Pour les autres enfants d'Adam, telle
est leur fragilité que le juste même pèche sept fois le jour. Afin
de se défendre contre cette fragilité, les religieux ont eu
recours aux moyens extraordinaires, ils se sont liés par trois
vœux, ils se sont placés sous la discipline d'une règle et sous
l'autorité absolue d'un supérieur. La nature, cependant, vit
toujours en eux et, si l'esprit est prompt, la chair est toujours
faible. Les assauts qu'elle doit subir sont d'ailleurs d'autant
plus redoutables et sa faiblesse d'autant plus sensible, qu'elle est
obligée à de plus durs sacrifices. Aussi, malgré la rigidité des
règles, la nature est-elle toujours là, marchandant la mortifi-
cation et l'obéissance, mettant à profit les circonstances favo-
rables aux concessions, rusant avec le devoir, faisant sur sa
frontière des actes de contrebande, et, par un ensemble de
petits relâchements, énervant la force morale du moine. Vienne
l'occasion, le moine péchera, et, s'il pèche, sa faute sera d'au-
tant plus grave qu'elle portera atteinte à plus de lois, fera
abus de plus de grâce et fera tomber de plus haut le pécheur.
La chose du monde la moins surprenante, c^est la faute d'un
moine.
Mais, sur ce mot faute, il faut s'entendre. Il y a faute et
faute : il y a faute contre la règle et faute contre la loi divine ;
celle-là simple imperfection, celle-ci péché. Quand les moines
parlent des désordres des monastères, ils parlent des fautes
contre la règle ; quand les gens du monde parlent des mêmes
désordres, ils entendent des péchés grossiers, presque des
crimes. Pouf parler exactement sur un sujet si délicat, il faut
préciser exactement le sens du mot désordres.
En mettant la chose au pis, en admettant qu'il y a eu, de
tout temps, des religieux gravement coupables, qu'est-ce que
cela prouve contre les couvents? La loi violée n'est pas res-
ponsable de sa violation ; la loi parfaite du monastère n'af-
^{0 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
fecte aucune solidarité avec le désordre qui lui porte atteinte.
Le péché ne retomberait sur la loi qu'autant que la loi en
aurait fait une nécessité ou un devoir. La loi monastique ne se
trouvera jamais en pareille alternative, puisqu'on est libre de
ne pas s'y astreindre et que l'on ne s'y astreint que pour éviter
plus facilement le péché.
Les religieux qui tombent sont l'exception ; c'est l'ivraie qui
se trouve mêlée au bon grain et que le père de famille rejette
de son champ. Néanmoins quelle abondante moisson il reste
pour le ciel î que d'exemples de vertus sont donnés, au milieu
des vices de leurs détracteurs, par des religieux qui prient en
silence pour ceux qui les persécutent. Car « on ne peut nier,
dit Voltaire, qu'il n'y ait eu dans le cloître de très-grandes ver-
tus, il n'est guère encore de monastère qui ne renferme des
âmes admirables qui font honneur à la nature humaine. Trop
d'écrivains se sont fait un plaisir de rechercher les désordres et
les vices dont furent souillés quelquefois ces asiles de piété. Il
est certain que la vie séculière a toujours été plus vicieuse, et
que les plus grands crimes n'ont pas été commis dans les mo-
nastères ; mais ils ont été plus remarqués par le contraste avec
la règle * . »
Mais pourquoi les libertins font-ils tant de bruit lorsqu'un
religieux s'écarte de ses devoirs et imite leur immoralité? C'est
que la vie religieuse, pure de toute faute, contraste avec leur
vie déréglée; c'est que, n'ayant pas de motifs d'attaque, il sai-
sissent avec empressement ce prétexte, ils l'exploitent et
trouvent aisément dans leur cœur des degrés de vice que le
coupable ignore lui-même. Et ce qu'il y a de plus hardi et de
plus condamnable, c'est qu'ils couvrent leur haine de l'intérêt
pubhc. Au lieu de cacher les fautes du prochain, parce que ce
prochain est^un rehgieux, illes dévoilent au grand jour, et cela
sans doute pour l'édification générale. Pour mieux tromper, ils
posent en victimes et annoncent qu'ils ne font connaître qu'à
regret l'inconduite des moines, mais que le devoir les presse
de prémunir les peuples contre le vice, et à s'exposer, en fai-
î ^s^ai sur les mœurs des nations^ ch. cxxxix.
CHAPITRE VI. 311
sant cette révélation, même à la colère de tous les ordres reli-
gieux. Certes^ voilà de beaux holocaustes, que le Ciel doit
avoir en horreur.
Que ces juges terribles sondent leur conscience. Oseraient-
ils nier que les ordres religieux ont pour but la perfection,
qu'ils y atteignent communément et qu'il n'y a pas un de
leurs membres sur mille qui tombe dans le vice. C'est encore
trop sans doute. Mais enfin, pourrait-on en dire autant d'eux-
mêmes ? Leur vie scandaleuse mène-t-elle à la perfection, et,
sur mille d'entre eux, y en a-t-il un seul dont la conduite et les
principes ne soient, pour la jeunesse, un poison mortel. Après
tout, le pire qu'ils puissent reprocher aux mauvais moines, c'est
de leur ressembler, et l'on voit trop que les moines en rupture
passent toujours dans les bandes de ces soi-disant ennemis de
leurs désordres.
Dieu sait tirer le bien du mal ; les attaques des méchants
servent à tenir en éveil les ordres religieux. L'or sort du creu-
set plus brillant et plus pur. Il y a quatre-vingts ans, les
ordres rehgieux étaient obscurcis par l'esprit du monde et ne
reflétaient plus une lumière pure. Aussitôt, le lion vengeur est
déchaîné ; les innocents, il est vrai, sont bannis avec les cou-
pables, mais lorsque le châtiment a suivi son cours, les ordres
religieux reparaissent brillants comme le soleil après l'orage.
Dieu déchaîne la tempête pour frapper les coupables, pardon-
ner au repentir et couronner la vertu.
Mais que penser de la décadence historique des ordres reli-
gieux ?
h' Encyclopédie générale ' pose ce fait de décadence comme
inhérent à l'ordre religieux et croit prouver cette nécessité de
dégradation eu arguant de différentes réformes. L'argument
prouve tout juste que le positiviste de VEncycopédie générale
ne sait pas bien de quoi il parle. L'ordre de Saint-Benoît, par
exemple, a subi les réformes d'Aniane, de Cluny, de Cîteaux,
de Saint- Yannes, de Darsfeld, de Sainte-Justine et de Solesmes.
^ Encyclopédie générale publiée par Jules Mottu , Naquet et C«, t. I",
v» Abbaye.
^1^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Mais ces réformes ne prouvent pas du tout une décadence ; elles
introduisent seulement des observances différentes plus ou
moins strictes ; elles n'attestent aucunement des dégradations.
Dans les discussions entre Cluny et Cîteaux, quel est le point
en litige ? Uniquement de savoir si, à la nourriture ordinaire,
on ajoutera des œufs, du poisson, et si tel jour sera, oui ou
non, jour de jeune. On peut discuter là-dessus fort à l'aise, au
double point de vue des convenances d'état et de l'interpréta-
tion des règles. Mais sans taxer Cîteaux de rigorisme, on ne
peut accuser Cluny de relâchement. Il y avait ici observance
commune,, là observance plus rigoureuse ; d'un côté, saint
Bernard, de l'autre, Pierre le Vénérable; mérites différents,
non différence impliquant pour quelqu'un démérite.
Ces rappels fréquents à la rigueur primitive proviennent de
ce qu'après les premières années de ferveur, il y avait ten-
dance à une situation moins tendue, à de moindres efforts, à
quelque chose de plus calme. Il n'est pas probable que les fon-
dateurs n'avaient pas prévu ce retour, et, pour obtenir assez,
avaient d'abord voulu davantage. Mais cette assiette d'une vie
plus pacifique n'était pas un désordre, ce n'était même pas tou-
jours une imperfection. « Les imperfections du cloître, que l'on
méprise tant, dit Fénelon, sont plus innocentes devant Dieu
que les vertus les plus éclatantes dont le monde se fait hon-
neur'. »
On entend par décadence des ordres religieux, un état gé-
néral de moindre rigueur qui commença vers le quatorzième
siècle. De cette décadence^ il faut excepter : 1° les ordres men-
diants qui, ne possédant rien, n'eurent jamais occasion de
s'endormir au milieu de leurs richesses ; 2" les jésuites, qui,
persécutés sans cesse, ont toujours trouvé dans la persécution
un remède contre le relâchement. Ce régime de moindre
rigueur, et quant à la clôture et quant à la nourriture, fut
d'abord imposé par les circonstances. Pendant la guerre de
Cent-Ans, qui arma la France contre l'Angleterre, les hommes
d'armes se livrèrent, contre les monastères, à de fréquentes
^ Sermon pour la profession d'une religieuse.
CHAPITRE VI. 313
exactions et les compagnies les mirent souvent au pillage. Les
religieux étaient obligés de quitter leurs retraites, de s'en-
fermer dans des châteaux forts, et, lorsqu'ils rentraient dans
leurs demeures, ils n'avaient pas toujours de quoi se remettre
à leurs observances. On vivait donc comme on pouvait, se
rappelant que nécessité passe loi et qu'il ne reste qu'à faire de
nécessité vertu.
Le grand schisme d'Occident fut une cause beaucoup plus
active de décadence. En l'absence d'une autorité universelle-
ment reconnue, tous les liens de la hiérarchie se relâchèrent,
même dans le clergé séculier. Les constitutions devinrent objet
de litige ; il s'éleva, même sur les bases de la vie monastique,
de grandes controverses. Au centre, la supériorité cherchait à
s'alfranchir d'une surveillance importune, et, par un contre-
coup inévitable, l'indépendance se déclara aux extrémités. La
Papauté n'était plus là pour prévenir ou réprimer les écarts.
Du reste, pour garder l'exacte vérité, il faut dire qu'à cette
époque les abus criants ne furent que de rares exceptions. Les
moines étaient toujours dévoués aux pauvres, bons, charitables;
on était toujours heureux de vivre sous la crosse.
Mais la cause qui précipita tous les abus, ce fut la comriiende.
Cette commende, dont l'origine est fort ancienne, consistait
dans la garde d'une maison qui ne pouvait pas se défendre,
garde confiée à un bras capable de repousser les attaques.
Saint Grégoire le Grand avait confié l'administration des mo-
nastères pendant la vacance du siège abbatial, afin de prévenir
les brigues. Dans les temps de troubles et de dangers, les
évêques et les abbés appelèrent les seigneurs à leur secours ;
mais le remède fut pire que le mal, car les seigneurs s'habi-
tuèrent à regtirder comme leur propriété les biens monastiques
et en disposèrent à leur profit. Du neuvième au quinzième
siècle, cette cupidité brutale, vigoureusement réprimée, repa-
raissait de temps en temps, moins hardie, toujours dangereuse.
Dans le cours du quinzième siècle, un plus grand nombre
d'abbayes fut donné en commende ; mais les commendataires,
évêques, magistrats ou seigneurs, ne tinrent pas leurs pro-
314 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
messes. Au lieu d'être des économes fidèles, ils s'approprièrent
les biens qu'ils devaient conserver aux moines. Comme ils
n'étaient pas religieux eux-mêmes, qu'ils avaient souvent un
esprit tout opposé à l'esprit monastique, ils furent encore moins
des réformateurs. Les rois et les grands encouragèrent ce
système déplorable, qui suppléait à l'épuisement de leurs
finances et leur permettait d'enricbir leurs serviteurs sans rien
débourser. Les cadets de noblesse, voyant les abbayes suscep-
tibles de dévolution au premier venu, entraient dans le clergé
pour en obtenir, ou se contentaient d'en prendre, par la
tonsure, l'insignifiante livrée. Pendant que ce mal s'invétérait,
la chrétienté était agitée, divisée, et la Papauté était empêchée
d'agir, par la crainte de voir les nations s'éloigner de leur
obédience.
Le concordat conclu, l'an 1515, entre Léon X et François I"
abandonna la nomination des commendataires et des évêques,
sous certaines clauses protectrices qui ne furent pas respectées.
<f Les plus illustres abbayes, pleines de si grands et si pieux
souvenirs, dit l'abbé Martin, furent livrées sans pudeur à des
ministres ambitieux, à des évêques sans vocation, à des ecclé-
siastiques sans mœurs, à des courtisans effrontés, à des lettrés
sans pudeur, à des hommes d'armes aussi dissolus dans la paix
que dans la guerre, et, pour aller jusqu'au bout de cette
terrible énumération, à l'adultère, à la débauche, à la bâtardise
royale, et, pendant le dix-huitième siècle, à l'impiété ayant déjà
la sape à la main pour démolir l'Eglise. Il est vrai que les
abbayes mères, qui étaient le centre d'une confédération mo-
nastique, Cluny, Citeaux, le Mont-Cassin, ce véritable berceau
de l'ordre, avaient été spécialement garanties, par les bulles des
Papes, des oppressions de la commende. Mais ce ne fut qu'un
impuissant préservatif. Des' personnages puissants , des mi-
nistres de rois ayant un caractère ecclésiastique, se faisaient
élire abbés à la vacance du siège, accumulaient quelquefois la
première dignité de plusieurs grandes abbayes, comme Ri-
chelieu et Mazarin, qui étaient abbés de Cluny, de Citeaux, de
Clairvaux, de Prémontré, etc., en dévoraient les immenses
CHAPITRE VI. 3U>
revenus, et par leur incurie du bien spirituel de la famille
monastique ou par une administration toute séculière, empoi-
sonnaient à sa source la vie religieuse elle-même. Je ne sais si,
dans l'histoire du Christianisme, il y a rien de plus navrant que
le long spectacle de cette usurpation impunie et de cette jouis-
sance sacrilège ^ »
La Belgique, la Suisse et quelques pays de l'Allemagne furent
à l'abri de ce fléau. Nous avons dit que les jésuites, les ordres
mendiants et quelques congrégations religieuses furent à
couvert de ses atteintes. Le régime de la commende ne tomba
que sur les ordres anciens et riches, appartenant presque tous
à l'ordre de Saint-Benoît. Sous ce régime, le monastère fut
coupé en deux : d'un côté, l'abbé commendataire, espèce de
vampire joyeux, de pieuvre suçant toutes les sèves de l'abbaye;
de l'autre, les moines réduits à un état gêné et ayant, par
l'énervement de l'ancienne discipline, toutes les facilités de
l'émancipation. Malgré cette situation équivoque, le mal n'alla
pas aussi loin qu'on se plaît à le dire. D'un côté, il faut bien
reconnaître que les ordres rehgieux ont défailli, puisque
la justice de la Providence les a fait disparaître dans une
immense tempête; de l'autre, on ne saurait taire que, dans
cette épreuve suprême, s'il y eût des prévaricateurs , il y
eut aussi un grand nombre de moines fidèles jusqu'à la mort
de la croix.
Que les moines fussent, non pas tous, mais en trop grand
nombre, infidèles à leurs devoirs, à leur mission, à leurs
serments, on ne saurait le nier. Mais était-ce bien à la puis-
sance séculière, était-ce surtout aux révolutions triomphantes
qu'il appartenait de les en punir? Les désordres, les abus, les
scandales dont on peut évoquer l'existence, constituaient-ils
donc un attentat contre l'ordre social, et pouvaient-ils créer le
droit de répression, surtout de suppression, qu'on s'est arrogé
contre eux? Non; l'Eghse seule avait le droit d'exercer contre
eux sa justice souveraine et infaillible ; et les chrétiens seuls
ont le droit de s'affliger de ce qu'elle n'a pu être exercée à
* Les Moines, t, I'', p. 231.
5 16 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
temps. D'ailleurs ils savent que Dieu demandera compte à ceux
qui ont négligé ce pressant devoir. Mais ils savent aussi qu'il
jugera et qu'il châtiera plus sévèrement encore ceux qui ont
consommé cette grande immolation, non certes en vue de ré-
générer cette institution sainte ou d'apaiser la justice céleste,
mais uniquement pour apaiser les instincts les plus ignobles de
la passion humaine.
« Oui, s'écrie Montalembert, il fallait des réformes : et
l'absence ou l'inefficacité de ces réformes a rendu la catastrophe
possible et naturelle. Mais il n'en résulte pas que le lâche
attentat qui a tranché le fil de l'existence monastique puisse
être jamais justifié ou excusé, car jamais crime ne fut plus
lâche ni plus insensé. Montesquieu ajustement flétri le despo-
tisme en le comparant à je ne sais quels sauvages de l'Amé-
rique qui coupent leurs arbres par le pied pour en récolter les
fruits. Mais que penser de ces sauvages modernes qui, sous
prétexte de l'émonder et de l'écheniller, ont abattu et déraciné
l'arbre vénérable qui avait abrité pendant tant de siècles le
travail, la science, la piété et le bonheur.
» Dieu nous garde donc d'être à un degré quelconque les
complices de ceux qui ont amené, préparé ou justifié la ca-
tastrophe par leurs invectives et leurs calomnies I Pour nous
en défendre à jamais, il doit nous suffire de rappeler quelle a
été la source impure de ces attaques, quelle est encore la
nature des accusations et la qualité des accusateurs. Jugeons
de l'équité des tribunaux qui ont condamné les moines dans le
passé, par celle du procès qu'on leur a intenté de nos jours en
Suisse, en Espagne, en Piémont, dans les pays où ils avaient
survécu à la terrible épreuve de l'invasion française et profité
de la Révolution. Pesons ces reproches contradictoires dont on
les accable. S'ils observent exactement leur règle, on dit qu'ils
ne sont plus de leur siècle ; s'ils ne les observent pas, les
mêmes voix, qui les insultaient comme fanatiques, crient au
relâchement. S'ils administrent mal leur domaine, on le leur
ôte, sous prétexte qu'ils ne savent pas en tirer parti ; et s'ils
l'administrent bien, on le leur ôte encore, de peur qu'ils ne
CHAPITRE VI. 317
soient trop riches. S'ils sont nombreux, on leur défend de re-
cevoir des novices, et quand ce régime les a réduits à n'être
qu'une poignée de vieillards, on déclare que, n'ayant pas de
successeurs, leur patrimoine tombe en déshérence. Il en a été
toujours ainsi depuis Henri Ylll et Gustave Wasa jusqu'aux
sophistes contemporains de Turin et de Berne. La corruption
et l'inutilité des ordres religieux ne leur ont été surtout repro-
chés que par les pouvoirs qui voulaient hériter de leurs
richesses et qui commençaient par les condamner à la stéri-
lité. On ne leur a plus rien laissé faire, puis on leur a dit qu'ils
ne faisaient rien*. »
Il y a plus : tous les vices qui ont affaibli les ordres reHgieux
n'ont guère été que le résultat de l'envahissement de l'esprit
laïque et de la puissance temporelle. Si la discipline et l'austé-
rité ont déchu dans une foule de cloîtres, n'est-ce pas grâce à
l'introduction de la commende et à l'accession des cadets de
famille? et cette double violation de la volonté des fondateurs et
de la liberté de la profession sainte ne fut-elle pas toujours sol-
licitée ou imposée par les princes? C'est donc par la cupidité
et la mauvaise foi du pouvoir laïque, comme par la coupable
indulgence des pasteurs trop dociles à ce pouvoir, que l'œuvre
de la charité devint ainsi la proie de la sensualité et de
l'égoïsme.
Nous sommes donc en droit de dire aux détracteurs habi-
tuels des moines, qui sont en même temps les apologistes de
leur proscription : Savez-vous quel est le reproche que vous
puissiez justement leur adresser ? C'est de vous avoir ressem-
blé. Qu'était-ce donc que cette dégénération, cette sensuahté,
ce relâchement dont vous leur faites un crime, si ce n'est une
conformité tiiop exacte avec votre propre vie.
Pour conclure sur ce sujet délicat, nous disons :
l*' Que plusieurs pays, notamment la Suisse, la Belgique et
l'Allemagne cathohque ne doivent pas figurer dans la Hste des
contrées oùs'est affaibli l'esprit monastique ;
2° Que les ordres mendiants, les jésuites, les chartreux et
^ Montalembert, les Moines d'Occident, 1. 1", p. glxxxv.
3*^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
plusieurs autres congrégations ne furent jamais atteints par le
souffle de la décadence ;
3« Que les ordres atteints le furent, non en vertu de leur
constitution ou par la faiblesse de leurs membres, mais par la
commende séciûière et par l'intrusion des cadets de noblesse;
4'> Que le mal, moindre qu'on ne l'a dit, était susceptible de
remède par un retour à l'antique discipline, par le recouvre-
ment de la liberté et par Faction de la Chaire apostolique;
S'' Que ce mal n'a été critiqué que par des hommes imbus de
préjugés absurdes et infectés de déplorables passions, en vertu
de principes faux, sur des allégations souvent menteuses, et
toujours avec une arrière-pensée de cupidité;
6° Que la suppression des ordres monastiques s'est effectuée
en Angleterre, en France, en Espagne, en Suisse, en Italie, au
mépris des lois divines et humaines, par une simple résolution
de brigandage royal ou révolutionnaire, sans profit pour les
finances du pays, au grand détriment de l'ordre social et du
bien politique ;
Y Que les ordres supprimés renaissent partout par la force
même du principe catholique, plus purs, plus forts, plus pieux,
et grandement nécessaires pour parer à l'insuffisance des gou-
vernements, aux misères des individus et aux vices formi-
dables de la société moderne.
Un athée de notre temps, le positiviste Littré, a écrit que qui-
conque « est avec la civilisation doit être, au moyen âge, avec
l'Eglise et avec les moines, milice de l'EgHse*. » Nous en
dirions autant de notre temps. Mais sans entrer ici dans cette
question difficile et compliquée, nous sommes en droit de dire
que les institutions monastiques, sont, en fait et en droit, inat-
taquables. On ne peut, de ce chef, élever aucune objection
contre la Chaire apostolique.
1 Journal des savants, 1862 et 1863.
CHAPITRE VU. 319
CHAPITRE VIL
DES ÉCOLES : LES PAPES ONT-ILS POURVU AU PROGRÈS DES LUMIÈRES
AUSSI BIEN qu'a LA CONDITION DE LA PROPRIÉTÉ, ET QUE FAUT-IL
PENSER DES FAMEUSES TÉNÈBRES DU MOYEN AGE ?
Les Papes ont pourvu, par la propagation et la défense de la
foi, par la correction des mœurs, les magnificences du culte et
les règles de la discipline, au bon gouvernement de l'Eglise.
Par l'établissement de la propriété cléricale et monastique, par
l'institution des ordres religieux, ils ont rendu, en outre, à la
civilisation, d'incomparables services. Toutefois, si l'action pon-
tificale s'arrêtait à ces œuvres, il manquerait quelque chose
aux bienfaits de son influence. Après les invasions des bar-
bares, il fallait pourvoir, par les écoles, à l'instruction des gé-
nérations naissantes ; il fallait, par les lettres, donner à la vie
une douceur de plus et, à la société, un embellissement; il
fallait enfin, par la formation de la raison, l'économie des idées
justes et la sagesse des principes, constituer l'ordre des intelli-
gences. Nous allons voir si les Papes ont compris ce devoir, et
si, l'ayant compris, ils se sont dévoués à son accomplissement.
Même en ne touchant qu'aux sommités des choses, cette ques-
tion est vaste et compHquée ; nous devrons en déterminer sage-
ment les contours, en distinguer exactement les parties diverses
et les mettre en relief l'une après l'autre, donnant à chacune
des proportions mesurées sur son importance. Pour suivre,
dans notre travail, l'ordre logique des choses, nous commen-
cerons nécessairement par les écoles.
Nous n'entrerons pas, dans ce travail, avec des préoccupa-
tions d'apologiste et des craintes d'avocat, mais avec les joieâ
d'un triomphateur. On ne voit nulle part mieux que dans la
constitution des écoles, la création des arts, des sciences et des
lettres, l'admirable puissance du Saint-Siège et la divine fécon-
320 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
dite de la sainte Eglise. C'est ici que tout commence, que tout
s'explique, que tout se sauvegarde, que tout se consomme. Le
Symbole et le Décalogue à la main, l'Evangile sous les yeux, les
prêtres de Jésus-Christ ne sont pas seulement les apôtres du
monde, ils en sont encore les docteurs. A la vérité, ils n'ont pas
tout tiré de leur propre fonds ; il existait avant eux des philo-
sophes, comme Platon et Aristote, par exemple ; mais ils ont
tout approfondi, tout expurgé, tout redressé, tout illuminé des
lumières de Jésus-Cîirist. La science de la logique, de la méta-
physique, de la philosophie générale, c'est eux qui l'ont réelle-
ment constituée ; ils ont élevé par-dessus le temple surnaturel
de la théologie, le panthéon des connaissances révélées et de la
science cathoUque. De la théologie ils ont essayé de faire sortir
l'ordre universel, le règlement de toutes les institutions sociales
et politiques ; dans une certaine mesure, ils ont aussi réussi.
Leur double création scientifique et historique est restée de-
bout, au miUeu des siècles, comme restent debout les pyramides
du désert, énigme pour les étrangers, embarras pour les enne-
mis, monuments trop peu compris même de ceux qu'ils pro-
tègent. Nous avons, hélas ! depuis trois siècles, presque perdu
cette grande tradition des écoles catholiques, la tradition des
Isidore et des Bède, des Boèce et des Cassiodore, des Anselme
et des Thomas ; nous nous sommes embabouinés de Descartes,
de Malebranche, de Leibnitz, et Ilégel même exerce, dans nos
séminaires, plus d'influence qu'on ne croirait. Ce sont des en-
fants qui ont fait la plupart de nos livres classiques, bons en-
fants, si l'on veut, mais trop confiants en eux-mêmes, d'une
fatuité étourdie et que je voudrais voir étudier, pour le com-
prendre, ce qu'ils enseignent aux autres à peu près sans le
savoir. Mais, vive Dieu ! l'Eghse ignore la science des com-
promis et des concessions ; le Saint-Siège garde intact le dépôt
divin et préserve, contre les atteintes du siècle et les envahis-
sements de son esprit, les œuvres de nos grands docteurs. Un
temps vient où quelque fils de saint François, aujourd'hui
ignoré dans sa cellule, débarrassera de la poussière et des sables
Jes vieilles pyramides de la science sacerdotale ; il restaurera
CHAPITRE Vit. 321
la philosophie et la théologie ; il posera, dans cette rénovation
de la science, la base de la restauration universelle, restaura-
tion qui aura son jour lorsque les fauves du radicalisme auront
opéré leur œuvre providentielle de destruction. C'est notre
espoir ; l'Eglise et le Saint-Siège auront tout l'honneur de ce
travail; ils sauveront du déluge révolutionnaire tout ce qui
aura mérité de ne point périr ; ils renouvelleront, par le retour
à la vieille science, toute la face de la terre.
Mais venons à notre sujet.
§ l*»". Les écoles.
L'histoire des écoles en France se divise en quatre époques :
la première s'étend des invasions à Charlemagne ; la seconde
va de Charlemagne à Philippe-Auguste ; la troisième de la
fondation des universités au concile de Trente ; la quatrième
du concile de Trente jusqu'à nos jours. — Nous n'avons à nous
occuper ici que des deux premières périodes de cette histoire.
Il ne faudrait pas croire qu'avant le cinquième siècle la
Gaule n'avait pas d'écoles. In Galliâ sapientia, dit un chroni-
queur itahen : la Gaule a toujours été un pays de savoir. La
Gaule druidique avait ses prêtres, qui chantaient le bardit des
héros, ses savants qui observaient les astres et étudiaient les
vertus des plantes, ses collèges où l'on gardait la tradition de
la Yierge qui devait enfanter, ses druidesses et leurs mystères.
La Gaule romaine possédait des écoles civiles et ecclésiastiques :
les écoles épiscopales les plus célèbres du temps sont celles de
Poitiers et de Vienne ; les monastères les plus renommés pour
la culture des sciences sont Marmoutier, Saint- Victor de Mar-
seille et Saint- Vincent de Lérins. Des écoles impériales fleu-
rissent à Trêves, à Besançon, Lyon et Bordeaux ; enfin il est
fait mention des écoles municipales de Clermont et de Poitiers.
De plus, les jeunes Gallo-Romains , comme saint Germain
d'Auxerre, saint Rustique de Narbonne et le poète Rutilius,
allaient achever leurs études dans les écoles de Rome.
Le ciel orageux du cinquième siècle est peu favorable à ces
établissements. La scène s'ouvre sur le théâtre sanglant des
IV. 21
32^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
invasions. Au lever du rideau, vous voyez passer des hordes
de Vandales, de Goths, de Huns, de Burgondes qui saccagent
les campagnes et incendient les villes. Home tombe sous les
coups des barbares ; sa chute entraîne la ruine du monde an-
cien. Quand la poussière de cette ruine immense est tombée,
vous apercevez quelques vieux moines, quelques évêques mu-
tilés par les sectateurs d'Arius, qui s'efforcent de renouer les
traditions de l'enseignement. C'est là le commencement obscur
des écoles franques et françaises. Mais on s'incline toujours
avec émotion sur un berceau , surtout quand ce berceau est
celui du travail, de la science, de l'inspiration; surtout quand
son étroite nef doit se transformer en un glorieux vaisseau qui
abritera, sous ses pavillons, la fortune de l'humanité, l'hon-
neur de l'EgUse, tous les intérêts de l'avenir.
Pour étudier d'une manière instructive l'histoire des écoles,
nous parlerons : l"" des écoles mérovingiennes; 2° des écoles
carlovingiennes ; et 3° nous tâcherons de faire connaître le
régime intérieur de ces écoles, les conditions d'existence do
l'instruction et ses garanties de progrès.
1° Ecoles mérovingiennes.
L'ère mérovingienne voit s'élever quatre espèces d'écoles :
les écoles presbytérales, les écoles épiscopales, les écoles mo-
nastiques et l'école du palais.
I. L'Eglise avait fondé en Italie, sous les fécondes bénédic-
tions des Pontifes romains, des écoles qui se propagèrent par
toute la chrétienté. Leur centre était à Rome, que saint Gré-
goire le Grand avait transformé, selon son historien, en un
temple de la sagesse universelle. De Rome, ces écoles passèrent
en Gaule, eu Espagne, au-delà des mers, où les conciles de
Tours, de Yaison, de Tolède, de Liège, de CHf les accueillirent
avec empressement. Toute la catholicité, assemblée en concile
œcuménique à Constantinople, entoura ces institutions de la
majesté de ses décrets. Les premières écoles primaires sont
une création de l'EgUse.
Voici le décret du concile de Yaison qui en décide rétablisse-
CHAPITRE VIÏ. 323
ment en France : Placuit ut omnes presbyteri qui sunt in
parochiis constitutif secundùm consuetudinem, quam per totam
Italiam satis salubriter teneri cognovimus, juniores lectores,
quantoscumque sine uxore hahuerint, secum in domo, uhi ipsi
habitare videntur, recipiant; et eos, quomodo boni patres, spi-
ritualiter nutrientes, psalmos par are, divinis lectionibus in-
sister e et in lege Domini erudire contendant, ut et sibi dignos
successores provideant et à Domino prxmia œterna recipiant*.
D'après ce canon, tout prêtre sans exception, omnes presby-
teri, même à la campagne, qui in parochiis sunt constituti {cB.r
alors il y avait autant de paroisses que de prêtres stables),
devait rassembler au pastophorum autant de disciples qu'il en
pouvait trouver, les traiter en bon père, quasi boni patres, les
nourrir spirituellement, spiritualiter yiutrientes, leur apprendre
à chanter les psaumes, à lire et méditer les Ecritures, et à
pratiquer toutes les vertus, pour assurer la pureté et la perpé-
tuité de la race sacerdotale et mériter les récompenses éter-
nelles.
Aussi tout presbytère , en vertu de la loi canonique , était,
dès le cinquième siècle : 1" une école ouverte à tous, même
aux serfs et aux pâtres de la campagne; 2° une école gratuite,
où le clerc ne faisait point œuvre de métier, mais acte de
dévouement; 3° une école, où l'on enseignait les éléments du
savoir humain et les principes des lettres chrétiennes ; 4° une
école qui devait former la pépinière de la tribu lévitique et
assurer, par cette tâche accessoire, au prêtre, l'éternelle cou-
ronne.
Telle était l'école rurale ou presbytérale. Il ne paraît pas
qu'on puisse donner de l'école primaire une plus haute idée
et une notioii plus juste que le fait le concile de Yaison.
IL Comme Févêque s'élève au-dessus du prêtre, ainsi au-
dessus des écoles presbytérales s'élevaient les écoles épisco-
pales, plus ordinairement appelées cathédrales.
A l'église cathédrale s'adjoignait, aux temps mérovingiens,
le domus ecclesiae. Le domus ecclesiœ, dit le cardinal Pitra,
' m Can. I.
3"^i HISTOIRK DE LA PAPAUTÉ.
servait trévêché, de séminaire, de presbytère et même d'hos-
pice pour les pauvres, les étrangers et les nobles person-
nages*. Les canons des conciles, cités par Thomassin' font
voir dans le séminaire du clomus ecclesioB un, deux et même
trois établissements distincts. L'un, que le deuxième concile de
Tours indique et que saint Grégoire appelle menses canoni-
corum, est dans la maison épiscopale môme, où l'évèque,
accompagné de ses prêtres et de ses diacres, répand sur eux et
avec eux, sur tout son diocèse, une odeur de piété et de vertu.
L'autre, dans une autre maison, près de l'église, où tous les
jeunes clercs vivent sous la direction d'un saint vieillard qui
ne les perd jamais de vue. Enfin, s'il y a des prêtres ou des
diacres qui ne puissent vivre en communauté, il leur est per-
mis de vivre en particulier, pourvu qu'ils soient accompagnés
de quelque ecclésiastique qui puisse être le témoin de leur
vertu ou le censeur de leurs vices. Le dernier do ces établisse-
ments est plutôt un refuge qu'une école. Le premier est moins
une académie qu'une communauté de prêtres, obligés par
devoir de vaquer au ministère public : c'est le germe des
associations de chanoines qu'organisera bientôt la règle de
saint Chrodegand ; le principe des clercs de la vie commune
tels que les institueront plus tard Gérard Groot, Barthélemi
Holzhauser et Olier. La maison des clercs est seule, à propre-
ment parler, l'école épiscopale, et, comme nous dirions, le
séminaire.
Le peu de documents qui nous restent de cette époque, dit
Ozanam*, suffit cependant pour étabhr l'existence de vingt
écoles épiscopales. En Neustrie, Paris, Chartres, Troyes, Le
Mans, Beauvais, Lizieux; en Aquitaine, Poitiers, Bourges,
Clermont ; en Bourgogne, .Arles, Gap, Yienne, Chalon-sur-
Saône ; en Austrasie, Utrecht, Maëstricht, Trêves et Yvoire ; au
diocèse de Trêves, Cambrai, Metz, et Mousdon, au diocèse de
Reims.
^ Histoire de saint Léger, introd., p. 63. — * Ancienne et nouvelle discipline,
liv. III, ch. V, p. 482, éd. Guérin. — ^ De la Civilisation chrétienne chez les
Francs, Œuxres complètes d'Ozanam, t. IV, p. 437.
CHAPITRE VIL 3^2o
Dès les premières années du sixième siècle, on voit des
'évêques pom^oir ainsi à l'instruction des jeunes clercs. Saint
Césaire d'Arles a des disciples qu'il exerce aux premiers
éléments des lettres, pendant que ses leçons de théologie
ravissent les moines grecs venus pour l'entendre. Saint Remy
se plaint des entreprises de l'évêque de Tongres sur l'école
de Mouson. Saint Didier de Vienne explique à ses disciples
les écrits des poètes, et saint Grégoire le Grand lui fait même
un reproche de profaner, par l'éloge de Jupiter, des lèvres
consacrées à Jésus-Christ. Cependant saint Germain fait fleurir
l'école de Paris. Fortunat décrit la riche basilique élevée par
Childebert, portée sur des colonnes de marbre, illuminée par
des vitraux qui retiennent captives les sept couleurs de l'arc-
en-ciel :
In medio Germanus adest, antistes honore
Qui régit hinc juvenes, subrigit inde senes.
Ces jeunes gens, recrues du sanctuaire, recevaient du pon-
tife le complément des études littéraires, la science des choses
divines et la leçon des vertus qui doivent, partout et toujours,
distinguer le sacerdoce.
IIÏ. L'enseignement à trois degrés^ qui se donnait dans les
écoles presbytérales et épiscopales, ce triple enseignement des
éléments du savoir, de la littérature et de la théologie, se
retrouvait dans les écoles monastiques et y recevait son plus
haut développement.
Depuis la réforme de saint Benoît et la rencontre, en
France, de saint Maur et de saint Colomban, les institutions
monastiques s'étaient établies partout. Le monastère, c'était
l'Eglise en raccourci, la cité en miniature, le type palpable
d'un monde nouveau; c'était surtout l'école dans sa forme
la plus heureuse et Fassociation littéraire dans les meilleures
conditions de puissance. On y voyait accourir des hommes qui
avaient renoncé au monde et à eux-mêmes pour s'engager aux
trois vœux de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, et mettre,
sous la garde de ces vertus, leur vocation au travail, leur
application à l'étude, la dignité de leur vie et l'incognito de Ja
5-20 HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
tombe. On y recevait des enfants qui étaient, les uns, con-
sacrés à Dieu par leurs parents et donnés, pour enfants
adoptifs, au Père abbé ; les autres, simplement admis à l'école
monastique, sans être attacliés au monastère. De là, deux
espèces d'écoles : les unes, nommées claustrales, pour les
enfants offerts au monastère et qui en formaient la famille ;
les autres, dits externes ou canoniques, pour les élèves libres,
soit qu'ils vinssent du dehors, soit qu'ils trouvassent logis à
la maison. « Les unes et les autres, dit le cardinal Pitra,
étaient florissantes à cette époque. L'enseignement était le
même, la discipline était diverse, mais sévère. Les ohlati, plus
strictement tenus à l'observance et revêtus de l'habit mo-
nastique, étaient l'objet de soins plus paternels et plus vigilants.
Leurs frères du siècle apportaient toujours au milieu de la
solitude quelque chose de l'air du monde ; aussi quelques
conciles semblent regarder ces deux institutions comme in-
compatibles et interdire toute autre école que celle des oblati.
D'autres se plaignent que les études profanes envahissent les
cloîtres, qu'on y rencontre des poètes, des joueurs de harpe,
des musiciens, des baladins. On recommandait donc et on
étudiait de préférence des sujets plus sérieux, « les saintes
Ecritures, les secrets des sacrements et les profondeurs des
mystères, les écrits des Pères, en particulier Hilaire, Cyprien,
Ambroise, Jérôme, Augustin. 11 fallait y ajouter beaucoup des
innombrables Pères grecs ; » de plus, « les décrets des canons
et les droits de tout l'ordre ecclésiastique, » surtout la collec-
tion de Denys le Petit, qu'il n'était pas permis d'ignorer sans
être coupable. On l'eût été davantage de ne point lire encore
attentivement les conciles d'Ephèse, de Chalcédoine et les
épîtres encycliques des Souverains-Pontifes concernant ces
conciles. L'histoire ecclésiastique entrait dans ce plan et
prenait rang immédiatement après l'Ecriture sainte et avant
les Pères : la cosmographie accompagnait l'histoire. On ne
comptait pas ce qui était commun à toute école ; beaucoup de
connaissances de grammaire, de poétique, de rhétorique, de
dialectique, d'arithmétique, de musique, de géométrie, d'astro-
CHAPITRE VII. 32t
nomie, toutes nécessaires pour l'intelligence des saintes
Lettres, a II faut, dit une très- ancienne règle, que le solitaire
enseigne et ne soit pas enseigné; c'est son office spécial
d'exposer le mystère de la loi, la doctrine de la foi, la disci-
pline de la justice, de commenter les Ecritures divines, de
développer les canons, de reproduire les exemples des saints. »
(( Otez les monuments des lettres, disait un moine de Mici,
tout périt, toute société croule et tout tombe dans la confu-
sion ^ » -
Ainsi ces écoles monastiques étaient le plus haut degré de
l'enseignement et embrassaient la science universelle du temps.
Aussi leur éclat ne le cède-t-il en rien à l'éclat des écoles
antiques. Les saines traditions se continuent dans les savantes
abbayes de Lérins et de Saint- Victor. Augendus, abbé de
Condat, enseigne le grec et le latin ; et quand il meurt, saint
Avit de Vienne s'inquiète du danger qui menace une école
si célèbre et lui cherche, dans le prêtre Viventiol, un appui.
Un siècle plus tard, à Saint-Hilaire de Poitiers, l'enseignement
des arts libéraux dure sept ans. L'école dé Saint- Wandrille,
en Normandie, compte trois cents élèves; Saint-Médard, de
Soissons, cinq cents ; Mici, cinq mille. Les écoles de Sithiu,
d'Issoire, de Jumiége sont louées comme autant de pépinières
d'évêques et de moines savants. Ligugé, qui ne cultivait
d'autre art que la transcription, possédait, dans sa bibliothèque,
presque tous les Pères de l'Eglise. S'il fallait citer tous les
monastères où les lettres furent enseignées avec éclat au
septième siècle, on nommerait Saint-Taurin d'Evreux, So-
hgnac, Saint-Germain d'Auxerre , Moutier-la-Celle , x\gaune,
et dans les provinces du Nord, plus rebelles à la culture
littéraire^ Saint-Vincent de Laon, Saint -Valéry, Tholay,
Grandval. La lumière, pour pénétrer plus abondamment dans
ces contrées, attend les missions de saint Boniface et les
victoires de Charlemagne '.
^ Hist. de Saint Léger, p. 104. — ' Pour les preuves à l'appui, voir : Hist.
liltér. de France, i. III; Joly, Traité histGriq. des écoles épiscopales, et Bar-
thélémy, Vie des saints de France, t. VI.
r^58 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
IV. L'école cléricale et séculière du palais complétait digne-
ment l'ensemble des écoles mérovingiennes.
Cette école eut pour berceau la chapelle des rois de France,
et la chapelle dut son nom, peut-être son institution, à la
chape de saint Martin de Tours. Les princes, dans l'impossibi-
lité d'emporter avec eux, dans les expéditions et les voyages,
les reliques du grand thaumaturge des (ilaules, voulurent, du
moins, emporter sa chape, comme gage de la victoire. Cette
chape, que Dieu avait ornée par miracles, était renfermée dans
un oratoire portatif appelé capella et desservi par des jeunes
clercs. Dès les premiers jours de la conversion des Francs, on
avait vu les plus sair* > personnages sortir des basiUques, des
cloîtres, des plus lointains ermitages, pour concourir, même à
leur insu, à l'évangéhsation du palais. Dans la suite, on vit
passer, je ne dirai pas à la cour, mais à la résidence des rois,
tous les grands évêques régionnaires, tous les admirables mis-
sionnaires qui allaient porter l'Evangile dans la Grande-
Bretagne^ en Saxe ou en Frise. Leur présence et leurs exhor-
tations firent adjoindre, petit à petit, par la nécessité des
choses, à la chapelle du palais, l'école palatine. Il y avait au-
près du roi des ducs et des comtes, et au-dessus de ces per-
sonnages une foule de jeunes nobles que leurs parents r^com-
mandaient au prince pour qu'il les fît élever. Ces jeunes gens,
prédestinés à commander plus tard les armées ou à gouver-
ner les provinces, étaient les nourrissons du palais, les enfants
adoptifs du roi. Il eût été maladroit de négliger l'éducation de
cette jeunesse, de ne point la préparer aux charges nouvelles
de l'ordre social. Aussi, dès le temps de Clovis, la voit-on confiée
à un chapelain. Ce germe se développe, l'école détermine son
but et y approprie ses programmes ; les rois en confient la direc-
tion aux hommes les plus éminents, aux saint Ouen, aux saint
Sulpice, aux saint Léger. Avec le développement de l'école et
le mérite des maîtres, s'accroît le nombre des disciples. Il se
forme là des amitiés touchantes qui prêteront, dans la suite, aux
plus doux souvenirs et au meilleur commerce. Rien ne manque,
à cette école, pour l'éducation du cœur et la culture de l'âme.
CHAPITRE VII. 320
L'intelligence y trouvait-elle un suffisant et légitime essor ?
On voit figurer, dans l'enseignement de l'école palatine, dit
encore le cardinal Pitra, les études libérales, la grammaire, la
dialectique, la rhétorique, puis d'autres disciplines plus spé-
ciales, les lois romaines, les coutumes et jusqu'aux traditions
nationales, aux richesses de l'éloquence gallo-romaine et peut-
être de l'idiome gallo-franc. Par une sorte de luxe littéraire, on
s'y façonnait à une belle diction et l'on avait pour règle de
tempérer la brillante abondance du génie gaulois, par la gra-
vité de la parole romaine. Le fond de cette instruction était
aussi solide que varié : l'histoire y occupait une large place ;
deux cours semblent indiqués comme embrassant tout : celui
des grammairiens dialecticiens et celui des historiens. Ainsi,
cette importante étude était confiée à des maîtres spéciaux et
dans leur programme entraient les traditions nationales, les
hauts faits des peuples nouveaux, les gestes des guerriers ; on
n'épargnait rien de ce qui pouvait embellir l'esprit et donner à
ces jeunes Francs des moeurs élégantes et polies. Enfin, on s'y
élevait aux sublimités de la dogmatique chrétienne et on s'y
rendait aussi habiles dans les choses divines que dans les
choses profanes.
Du reste, il n'y avait pas seulement une vaine parade d'éru-
dition privilégiée ; c'était une sorte de concours, un mode effi-
cace et sérieux de distinction ou d'avancement. Parmi les
hommes illustres sortis de cette école, il faut citer Aredius,
saint Lambert d'Utrecht, saint Wandrille, saint Chrodegang,
saint Wandrégésile, saint Faron, Paul , diacre , AYala , Adal-
hard, saint Benoit d'Aniane. Parmi les maîtres qui en repré-
sentent le mieux les directions différentes, il faut rappeler
saint Ouen et saint Didier de Cahors. Saint Didier, dont l'édu-
cation, si polie, se révèle dans des lettres pleines de charme,
cultivait les art& avec la passion des anciens ; un de ses ora-
toires est comparé à une place dans le paradis. Saint Ouen est
tout Germain : il se déclare contre les anciens, condamne les
fictions, rejette les finesses littéraires et fait passer le fond avant
la forme ; ce qui ne l'empêche point de s'élever à la plus màlo
330 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
éloquence. On voit poindre là une littérature nouvelle, chré-
tiennement pratiquée, dont on peut étudier ailleurs la magni-
fique effloraison. Il y a des parfums dans Galaad.
V. Enfin, les écoles impériales, restaurées par Gratien, célé-
brées par Ausone et Sidoine Apollinaire, ne disparaissent pas
toutes avec les invasions. Saint Grégoire de Tours, il est vrai,
s'écrie : Vée diebus nostris, quia periit studium litterarum !
mais Grégoire réfute ses plaintes par le mérite de ses écrits et
la portée de son témoignage historique. On voit qu'il a par-
couru le cours classique des lettres, de la jurisprudence et de
la théologie. Il rapporte quelque part l'entrée de Gontran à
Orléans, où le roi des Burgondes fut complimenté en latin, en
grec et en syriaque. Quand Childéric veut enrichir l'alphabet
de quatre lettres, il ordonne à toutes les cités d'effacer les an-
ciens signes et d'introduire les nouveaux jusque dans les écoles
d'enfants. Les Vies des saints nous montrent ces pieux person-
nages nourris, dès l'enfance, dans les lettres et les arts libé-
raux. Les grands évêques du temps, Nicétius de Trêves, Agri-
cola de Châlons, Grégoire de Langres, Ferréol d'Uzès, sont
loués pour la politesse de leur langage et l'éclat de leur élo-
quence ; plusieurs d'entre eux parlent grec et écrivent en vers.
La royauté mérovingienne ressent eUe-méme les charmes de
la Uttérature : Childebert et Caribert parlent latin avec dis-
tinction ; Chilpéric compose deux livres de vers dont se moque
Grégoire de Tours ; ce qui n'empêchera pas le moyen âge de
placer ce prince, au portail de Notre-Dame, en Apollon Citha-
rède. Les compagnons de guerre imitent les rois ; ils se plaisent
à entendre tour-à-tour la lyre romaine. et la harpe des Scaldes.
A côté de cette saine tradition scolaire, en paraît une autre
représentée par Virgile de Toulouse et l'école d'Aquitaine. On
la nomme ainsi du lieu de sa provenance, mais elle eut crédit
partout au sixième siècle, et, avec certaines variantes de
forme, elle est un peu de tous les temps. Les maîtres de cette
école fameuse s'étaient affublés des grands noms de la litté-
rature latine : ils s'appelaient tout simplement Tite-Live,
Salluste, Tacite, Ovide, TibuUe, Horace et Virgile : naïveté
CHAPITRE VII. 33 i
qui a fourni au P. Hardouin des preuves pour soutenir sa
thèse saugrenue sur la composition des classiques latins par
des moines du moyen âge. Le cardinal Mai représente ces
docteurs discutant avec acharnement, plusieurs jours et plu-
sieurs nuits, les moindres particularités de la grammaire.
Acharnement puéril, pourtant exphcable ; ce qui l'est moins,
c'est l'imagination d'une latinité secrète, l'invention d'une
éloquence nouvelle, pour exercer la sagacité des élèves et
empêcher le vulgaire de se croire à la hauteur des initiés.
En tirant des mots du grec, en dérangeant, d'une façon con-
ventionnelle, l'ordre des lettres d'une phrase, en bouleversant
l'ordre des modes et des temps, enfin en substituant, dans la
facture des vers, la rime à la quantité, ils parvinrent à créer
jusqu'à douze latinités différentes : langues mystérieuses des
précieux du temps, mais qui ne présentent plus, aux âges
postérieurs, que des hiéroglyphes. Si l'on ne considérait que
le temps perdu à ces vains jeux et le danger de ces singulières
théories, il faudrait bien passer condamnation. Il ne faut
point oublier, cependant, que les barbares étaient habitués à
deviser, pendant les longues soirées d'hiver, sur les énigmes
que colportaient les bardes. Ces nouveautés leur plurent donc,
stimulèrent leur zèle, les mirent en goût de beautés littéraires.
De là devait sortir un jour cette poésie rimée, si naïve dans
les chants des troubadours, si gracieuse dans les séquences
d'Adam de Saint- Victor, et plus outre, l'adoption de la rime,
une des difficultés et des beautés de la poésie française.
En résumé : écoles impériales, école palatine, écoles monas-
tiques, épiscopales et presbytérales : telles furent les écoles de
l'ère mérovingienne.
2° Ecoles carlovingiennes.
La décadence de la dynastie mérovingienne, les guerres
qui mirent en rehef le mérite des maires du palais, l'invasion,
sous Charles-Martel, des évèchés et des abbayes par les
hommes d'armes, provoquèrent, cent ans avant Charlemagne,
la décadence des écoles. A son avènement^ ce grand prince,
').'îf> Hisromii dp; la papauté.
savant lui-même et ami des sciences, voulut joindre à tant
d'autres gloires la gloire de restaurer les écoles et les lettres :
son génie lui assignait cette tache, son amour du vrai, du
beau et du bien soutint son énergie pour en procurer l'accom-
plissement.
I. Le mérite ne consiste pas tant à concevoir de nobles
desseins qu'à les exécuter. Pour opérer cette restauration.
Charles commença par concentrer autour de lui toutes les
forces intellectuelles du monde chrétien. L'Itahe avait accueilli
des moines grecs exilés par les iconoclastes. Rome put lui
donner des savants, des chantres et des livres. L'Espagne,
moins ébranlée qu'on ne pense par la conquête musulmane,
offrit ce qu'elle avait conservé de ses écoles et ce qu'elle
avait emprunté de science aux Arabes. L'Irlande envoya
Dungal et Clémens; l'Angleterre tira de son école laïque et
ecclésiastique le grand instituteur du huitième siècle, Alcuin.
Le grand empereur, mettant le premier à profit ces richesses,
étudia la calligraphie, la grammaire, la dialectique, l'astro-
nomie, et, certes, il n'est pas moins grand à l'école qu'au
champ de Paderborn ; ' en même temps, il pubhait ses cir-
culaires pour le rétablissement des écoles. Nous allons voir
refleurir, sous son règne, l'école palatine, les écoles presbyte -
raies, épiscopales et monastiques.
Ecoles palatines. — La première restauration de Char-
lemagne fut l'école palatine. C'était, nous l'avons dit, une
espèce d'école domestique, attachée à la cour, qu'elle suivait
partout, et spécialement destinée à la famille impériale, aux
personnages distingués, aux conseillers et aux ministres de
l'empereur. L'instruction y fut aussi étendue que variée : on
y étudiait les lettres, la poésie, la liturgie, la théologie et
l'Ecriture sainte. Là parurent successivement Leidrade, arche-
vêque de Lyon, Théodulphe, évêque d'Orléans, Smaragde,
abbé de Saint-Mihiel, Adalard de Corbie, Amalaire de Metz,
Agobard, Rhaban-Maur, Angilbert, abbé de Saint-Riquier,
Anségise, abbé de Saint- Wandrille, et beaucoup d'autres. Ses
disciples, devenus maîtres, répandirent sur toute la surface
CÏIAMTRE vii. • 333
de l'empire l'activité scientifique dont ils avaient reçu l'im-
pulsion.
xi l'école palatine était jointe une académie où les beaux
esprits de la cour se livraient aux délassements de la poésie et
aux luttes de la discussion. Chaque académicien se parait d'un
surnom pris à l'antiquité : Alcuin s'appelait Flaccus ; Angilbert,
Homère; Eginho,rd, Béséléel; Frédégise, Nathanaël ; Piigbod,
Macaire; Riculf, Damètes, et ainsi des autres. Charles aimait
à présider son académie sous le nom de David, dont il cherchait
à imiter la sagesse, et ne manquait jamais d'amener avec lui
ses fils et ses filles, qu'il avait fait instruire dans les arts
libéraux. Entre tous ces champions se livraient parfois des
assauts singuhers sur des énigm^es tirées de l'interprétation
des Ecritures ou des combinaisons de l'astronomie. Dans ces
pugilats, l'esprit essaj^ait ses forces, la dialectique remuait les
idées et les savants préludaient aux réunions des âges posté-
rieurs. C'était là, dit gracieusement Alcuin, une nouvelle
Athènes^ d'autant préférable à l'ancienne que la doctrine de
Jésus-Christ est supérieure à celle de Platon.
La gloire de l'académie caiiovingienne et de l'école palatine
fut Alcuin, qui échangea, à la fin de sa vie, les splendeurs de
la cour contre le silence d'une cellule à Saint-Martin de Tours.
L'activité scientifique d 'Alcuin peut être considérée sous le
rapport pratique et sous le rapport scientifique. Sous le
rapport pratique, Alcuin a surtout fait trois choses :
1° Il a corrigé et rétabli les manuscrits de l'ancienne litté-
rature. Du sixième au huitième siècle, ces manuscrits étaient
tombés aux mains de copistes si ignorants, que les textes en
étaient devenus presque méconnaissables ; une foule de pas-
sages avaient été altérés ou mutilés ; les feuillets étaient en
désordre et toute exactitude d'orthographe et de grammaire en
paraissait bannie. La réparation de ce mal fut un des premiers
soins d' Alcuin. Il fut occupé à ce travail toute sa vie, et il le re-
commandait à ses disciples. Charlemagne lui prêta son appui;
car on lit dans Thégan, chroniqueur contemporain, que l'année
qui précéda sa mort (813), le roi corrigea de ses propres mains
334 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
le texte des Evangiles. De tels exemples ne pouvaient manquer
d'être efficaces. Aussi Tardeur pour la reproduction des anciens
manuscrits devint-elle générale. Dès qu'une révision exacte de
quelque ouvrage avait été faite par Alcuin ou par quelqu'un de
ses élèves, on en envoyait des copies dans les principales églises
ou abbayes, et là des copies nouvelles en étaient faites pour
être envoyées plus loin. L'art de copier devint une source de
richesse et même de célébrité. L'abbaye de Fontenelle, où se
trouvaient Ovon et Hardouin, acquit par ses moines une
grande renommée. Les religieux de Reims et de Corbie ne se
distinguèrent pas moins sous ce rapport. Au lieu du caractère
corrompu dont on se servait depuis deux siècles, on reprit
l'usage du caractère romain. Les bibliothèques monastiques
devinrent bientôt considérables, et la plupart des manuscrits
encore existants datent de cette époque. Quoique l'on s'appli-
quât surtout à la littérature sacrée, la littérature profane ne fut
pas négligée. Alcuin lui-même revit et corrigea les comédies
de Térence.
2° Il a restauré les écoles et ranimé les bonnes études, inter-
rompues depuis plus de cent ans. Les plus célèbres écoles de
cet âge, celles d'où sortirent les hommes les plus distingués,
durent leur fondation ou leur éclat au moine anglais et à ses
disciples. Il suffira de citer celles de Ferrière en Gâtinais, de
Sàint-Gall dans le canton de ce nom, de Fulde dans le diocèse
de Mayence, de Reichenau dans celui de Constance, de Corbie,
près d'Amiens, d'Aniane en Languedoc, de Saint- Wandrille ou
Fontenelle en Normandie, de Saint-Mihiel dans le diocèse de
Yerdun, etc.
3° Alcuin alui-même enseigné, fait sentir à ses élèves qu'avec
la pureté du cœur, la science est le seul bien digne de notre
ambition, et distribué, jusqu'à l'âge le plus avancé, « le miel
des Ecritures, le vin de la science antique, les premiers fruits
de la grammaire et les flambeaux de l'astronomie. » Parmi ses
élèves les plus illustres sont : Amalaire de Trêves, Raban de
Mayence, Hetto de Fulde, Haimon d'Alberstadt et Samuel de
Worms. Outre ces œuvres vivantes, il laissa beaucoup d'écrits
CHAPITRE vn. 335
et commentaires des Ecritures, des traités de doctrine et de
discipline, des lettres où il traite volontiers des points de
science et des poésies sur une foule de sujets. Alcuin fut, pour
la France, ce que furent, pour l'Italie, Boèce et Cassiodore ; pour
l'Espagne, saint Isidore de Séville; pour l'Angleterre, le vé-
nérable Bède : il fut l'homme qui agrandit tous les horizons et
posa la base de tous les progrès scientifiques.
A côté d'Alcuin brillaient Pierre de Pise, qui enseigna la
grammaire, en comprenant, sous ce nom, l'élude des poètes,
et Paul Diacre, l'historien des Lombards, le biographe des
saints, l'auteur de l'un des premiers Homiliaires.
L'académie du palais mourut avec Charlemagne ; l'école pa-
latine, mise un instant en péril par les querelles des fils de
Louis lo Débonnaire, se releva plus brillante sous Charles le
Chauve. A en juger par les louanges de Paschase Radbert et
d'Herric d'Auxerre, les savants, surtout ceux d'Irlande, étaient
favorablement accueilhs à la cour de France. Deux d'entre eux
se firent remarquer : Scot-Erigène, que Bacon vante comme
un interprète très-éclairé d'Aristote, et Mannon, qui enseignait
sous Louis le Germanique, avec une telle supériorité, que
Radbod vint exprès d'Utrecht pour l'entendre. Le silence des
chroniqueurs, après cette époque, la faiblesse des princes et
la comle durée de leur règne, nous autorisent à supposer que
l'école palatine tomba dans l'obscurité et s'éteignit prompte-
ment faute de protection.
On a voulu faire sortir, de l'école palatine, l'Université de
Paris : c'est une erreur positive. L'école palatine ne fut jamais
cette libre association de professeurs que nous verrons soutenue
par les privilèges des Papes, sous le patronage des rois. Elle
prépare cependant l'Université par son éclat comme école et
par la réunion, dans son sein, de savants de tous les pays. C'est
ce qui faisait dire : « Le sacerdoce aux Romains, l'empire aux
Allemands, la science aux Français.
Ecoles épiscopales. — Charlemagne avait le cœur trop grand
et la foi trop vive pour ne pas soutenir, dans ses Etats, les éta-
blissements scolaires de l'Eglise. Les évêques, animés par son
330 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
exemple et soutenus par sa munificence, établirent donc, main-
tinrent ou restaurèrent partout les écoles presbytérales, cano-
niales et cathédrales.
L'école presbytérale, d'abord, continua de répandre ses bien-
faits sur le peuple. « Q^ie les prêtres^ dit Févêque d'Orléans,
Théodulphe, tiennent des écoles dans les bourgs et dans les
campagnes, et si quelqu'un des fidèles veut leur confier ses
petits enfants pour leur faire étudier les lettres, qu'ils les en-
seignent en toute charité, sans recevoir aucun prix, excepté
ce que les parents offriront volontairement et par affection. » Le
même évêque, pour juger par lui-même de la fidèle observance
de cette recommandation, ordonnait à ses curés d'amener avec
eux, au synode annuel, deux ou trois de leurs clercs : ISec non
duos aut très dericos, cum quibus missarwn solemnia cele-
bratis, vobiscum adducUe, ut probetur quam dilicjenter, quaiito
studio Dei servitium peragatis. Ces paroles de Théodulphe
induisent à penser que ces jeunes gens portaient la tonsure^
assistaient le prêtre dans l'office des grandes fêtes et étudiaient,
dans les presbytères, surtout ce qui regarde le service divin. Et
des hommes qui, sans le bienfait des écoles ecclésiastiques, ne
sauraient même pas lire, osent dire que l'Eglise craignait la
science, qu'elle entravait le progrès des lumières !
Les conciles insistent sur la tenue des écoles épiscopales;
il suffira de mentionner ici les conciles de Chàlons, de Langres
et de Savonnières. Le troisième concile de Tours, tenu en 813,
fait parfaitement connaître l'objet de ces écoles lorsqu'il
ordonne que ceux qu'on destine à la prêtrise passent aupara-
vant un temps considérable dans le palais épiscopal, pour y
être instruits des devoirs du divin sacerdoce, pour être éclairés
et examinés de plus près et plus à loisir, avant d'être élevés au
comble d'une si haute dignité. Sed priusquam ad consecratio-
nem presbyteratus accédât, maneat in episcopio *.
Les capitulaires de Charlemagne- nous apprennent que
l'école épiscopale ne servait pas seulement de séminaire, mais
^ Tliomassin, op. cit., ch. vi. — * Op. cit., liv. VI, ch. xxxiii. Je cits la
traduction de Thomassin en l'abrégeant un peu.
CHAPITRE Vit. 33^
qu'elle recevait encore les ecclésiastiques pour ce que nous
appeloQS aujourd'hui l'examen des jeunes prêtres et les re-
traites pastorales. Tous les curés de campagne y étaient appe-
lés per turmas et per hebdomadas les uns après les autres, afin
de laisser toujours dans les paroisses autant de prêtres qu'il
en faut pour l'administration des sacrements et la célébration
des saints offices. L'évêque, ou par lui-même ou par l'organe
de personnes instruites, enseignait, à ces curés assemblés, les
pratiques les plus essentielles et les plus importantes pour
s'acquitter saintement de leur divin ministère, par de fré-
quentes conférences touchant les saintes lettres, les canons,
les offices divins, la pratique des sacrements, les prédications,
la vie et les mœurs des clercs. A ces instructions s'ajoutaient
des exhortations : Ut, dit Charlemagne, meliores ad parochias
demiim et sapientiores atque populis utiliores absoluti rever-
tantur.
On voit qu'on ne songe pas d'aujourd'hui à renouveler sans
cesse les prêtres dans l'esprit et la ferveur du sacerdoce.
Pour donner une idée plus complète de ces écoles épisco-
pales, ajoutons qu'à Lyon, l'archevêque, ancien élève de l'école
palatine , puis bibliothécaire impérial et missus dominicus,
avait établi des écoles de chartes et des écoles de lecteurs, où
l'on exphquait les livres les plus difficiles de l'Ecriture sainte.
A Orléans, Théodulphe allait plus loin ; il avait, à Sainte-Croix,
une école principalement destinée à la formation des clercs et
ouverte plus spécialement aux parents des prêtres, pour récom-
penser par là le dévouement à l'Eghse.
Une école qui seconda puissamment l'école cathédrale fut
l'école des chanoines. Charlemagne n'entendait pas que ces
ecclésiastiques
Vermeils et brillants de santé
Dormissent d'une longue et sainte oisiveté *.
Des capitulaires obligent les chanoines au travail. On les voit
s'animer et ajouter aux travaux personnels la charge dîme
école. Confondue avec l'école de la cathédrale dans les villes
^ Boileau, Lulrin, III" chant.
IV. 22
33)^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
épiscopales, l'école canoniale forma une école nouvelle clans les
collégiales. Son directeur s appela Scolaslique, Ecolâtre ou
Capiscole. On y tenait plusieurs classes ; on enseignait séparé-
ment la grammaire, les arts libéraux, le chant, le cérémonial
et l'Ecriture sainte. Cette institution s'est perpétuée jusqu'à
nos jours, clans les maîtrises et les psallettes, faibles, mais res-
pectables débris d une vénérable antiquité , peut-être aussi
pierres d'attente pour l'œuvre d'un nouveau Charlemagne.
Ecoles monastiques. — Au-dessus des écoles épiscopales
s'élevaient les écoles monastiques. Ces écoles avaient souffert,
comme les autres, du malheur des temps ; le grand empereur
se fait un devoir de religion et de haute politique de relever
celles qui périclitent et d'en fonder là où elles manquent. Dans
la pensée de Charlemagne, fonder un monastère, c'était créer
un avant-poste de la civilisation.
Dans une lettre à l'archevêque de Mayence, l'empereur écrit :
« Ayez soin d'appliquer les vôtres à l'étude autant qu'il est en
vous, les pressant tantôt par d'afîectueux conseils, tantôt par
de sévères reproches ; et, s'il en est de pauvres dans le nombre,
excitez-les en les aidant de votre secours. Si vous ne pouvez
en attirer d'autres, du moins parmi ceux qui sont attachés au
service de votre église, vous pouvez instruire ceux que vous
jugerez capables. Et qui croira, en effet, que, dans une si
grande multitude soumise à votre gouvernement, on ne puisse
trouver personne à instruire ?. .. Tous ceux qui vous connaissent
pour disciple du martyr saint Boniface attendent de vos efforts
le plus grand fruit. »
Voici maintenant sa glorieuse circulaire pour la restauration
des écoles :
(( Charles, par la grâce de Dieu, roi des Francs et des Lom-
bards, patrice des Romains,' au nom du Dieu tout-puissant,
salut. Sache votre dévotion agréable à Dieu, qu'après en
avoir délibéré avec nos fidèles, nous avons estimé que les
évêchés et les monastères qui, par la grâce du Christ, ont été
rangés sous notre gouvernement, outre l'ordre d'une vie
régulière et la pratique de la sainte religion, doivent aussi
CHAPITRE VII. 339
mettre leur zèle à l'étude des lettres, et les enseigner à ceux
qui, Dieu aidant, peuvent apprendre, chacun selon sa capacité.
Ainsi, pendant que la règle bien observée soutient l'honnêteté
des mœurs, le soin d'apprendre et d'enseigner mettra l'ordre
dans le langage, afin que ceux qui veulent plaire à Dieu en
vivant bien ne négligent pas de lui plaire en parlant bien. 11 est
écrit : Tu seras justifié ou condamné par tes paroles. Quoique,
en effet, il soit bien mieux de bien agir que de savoir, cependant
il faut savoir avant d'agir. Chacun donc doit apprendre la loi
qu'il veut accomplir, de façon que l'âme comprenne d'autant
plus l'étendue de ses devoirs que la langue se sera acquittée
sans erreur des louanges de Dieu. Car si tous les hommes
doivent éviter l'erreur volontaire, combien plus doivent s'en
garder, selon leur pouvoir, ceux qui ne sont appelés qu'au
service de la vérité I Or, dans ces dernières années, comme on
nous écrivait de plusieurs monastères, nous faisant savoir que
les frères qui les habitent multipliaient à l'infini les saintes
prières pour nous, dans la plupart de ces écrits nous avons
reconnu un sens droit et un discours inculte. Ce qu'une
sincère dévotion dictait fidèlement à la pensée, un langage
inexpérimenté ne pouvait l'exprimer au dehors, à cause de la
néghgence qu'on porte aux études. C'est pourquoi nous avons
commencé à craindre que si la science manquait dans la
manière d'écrire, de même il y eût beaucoup moins d'intel-
ligence qu'il ne faut dans l'interprétation des saintes Ecritures.
Bien que les erreurs de mots soient dangereuses, nous savons
tous que les erreurs de sens le sont beaucoup plus. C'est
pourquoi nous vous exhortons non-seulement à ne pas né-
gliger l'étude des lettres, mais encore, avec une humble in-
tention bénie de Dieu, à rivahser de zèle pour apprendre, afin
que vous puissiez pénétrer plus facilement et plus sûrement
les mystères des saintes Ecritures. Or, comme il y a dans les
Livres sacrés des figures, des tropes et d'autres ornements
semblables, il n'est douteux pour personne que chacun, en les
lisant, ne saisisse d'autant plus vite le sens spirituel qu'il s'y
trouve mieux préparé par l'enseignement des lettres. Il faut
340 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
choisir pour ce ministère des hommes qui aient la volonté, le
pouvoir d'apprendre et le désir d'instruire les autres ; et que
cela soit fait seulement dans l'intention pieuse qui inspire nos
ordres. Car nous désirons que vous soyez, comme il convient
à des soldats de l'Eglise, pieux au dedans, doctes au dehors,
réunissant la chasteté d'une sainte vie et la science d'un bon
langage, afin que tout homme qui vous visitera pour l'amour
de Dieu et pour voir de près la sainteté de vos mœurs, en
même temps qu'il sera édifié de votre esprit, s'éclaire de
votre sagesse, la reconnaisse soit à vos leçons, soit à vos chants
sacrés, et revienne joyeux, rendant grâce au Seigneur tout-
puissant. Ne négligez point d'envoyer des copies de cette
lettre à tous les évêques vos suffragants, et dans tous les
monastères, si vous voulez jouir de nos bonnes grâces. Au
lecteur, salut. »
Un capitulaire de l'an 780 s'occupe des livres et du travail
des copistes. A l'appui de ses recommandations, Charlemagne
cite les Ecritures. Nous retrouvons ici, dit Ozanam, la tradition
familière des écoles ecclésiastiques, la pensée commune de
Bède, de Cassiodore et d'Alcuin : le seul motif assez fort pour
sauver les lettres pendant trois cents ans est encore le seul qui
puisse les restaurer.
Chaque monastère avait deux sortes d'écoles, des écoles élé-
mentaires et des écoles supérieures. Les écoles élémentaires,
Scolse l7ivialeSy ainsi nommées parce qu'on y enseignait seule-
ment le trivium, étaient ouvertes aux enfants du dehors et aux
oblats ou enfants de l'habit monacal. Ceux qui y avaient accusé
des talents, nobles ou roturiers, clercs ou laïques, passaient
dans l'école supérieure. Là, sous la direction de moines distin-
gués, ils étudiaient les choses divines et humaines, tout en
s'exerçant à la piété. Après quoi ils étaient réputés mûrs pour
la vie publique.
• La fondation d'Alcuin à Tours servit de modèle aux autres
écoles monastiques. Raban restaura l'école de Fulde, qui brilla
bientôt du plus vif éclat. De Fulde, le flambeau des hautes
doctrines passa à Saint-Germain d'Auxerre, à Reichenau, à
CHAPITRE VIÏ. 311
Hirschau, et pénétra jusqu'au fond de la Saxe, où s'élevait la
Nouvelle -Corbie. Le nord des Gaules possédait Corbie, près
d'Amiens, Saint-Wandrille, près Rouen, et le Vieux-Moutier, en
Lorraine. Près Paris, grandissait l'école de Saint-Denis, que le
pape Adrien jugea digne de ses éloges, k Paris même, à Saint-
Germain-des-Prés, aux monastères d'Orléans, à Luxeuil, à
Hirschfeld et ailleurs, la science comptait de doctes interprètes.
Même sous des princes inhabiles à sauver l'empire, on savait
soutenir la splendeur des lettres.
IL II est inutile de parler ici, en particulier, des écoles à la
fm du neuvième siècle ; elles ne subirent, du reste, aucun chan-
gement qui puisse intéresser l'histoire.
Nous arrivons donc au dixième siècle. Celui-ci est bien déci-
dément le siècle de fer : les augures de la pensée libérale ne
veulent pas en rabattre. Siècle de fer, si l'on veut, par rapport
à d'autres plus heureux et voué à son mauvais sort par l'ingra-
titude de circonstances impérieuses : guerres de succession,
guerres privées, invasions des Normands, mais pas du tout
siècle de fer en lui-mênie, d'abord parce qu'il n'y en a aucun
dans l'histoire de l'Eglise ; ensuite parce que ce siècle a été
jugé si défavorablement par des écrivains qui n'avaient pas
tous les éléments d'appréciation d'aujourd'hui et qui appli-
quaient à tous les peuples ce qui était vrai seulement de quel-
ques-uns; enfin, parce qu'on ne compte, en ce siècle, pas moins
de quatre-vingt-cinq auteurs dont il nous reste des ouvrages.
Les laïques même, quoiqu'ayant négligé les sciences, n'étaient
pas tous tellement ignorés : saint Gérault d'Aurillac, saint
Abbon^ père de saint Odon de Cluny, Guillaume, comte de
Poitiers, étaient savants dans les 'Ecritures, et Foulques d'Anjou
répondait à Louis d'Outremer, qui riait de le voir au lutrin :
« Sachez, sire, qu'lm roi non lettré n'est qu'un âne cou-
ronné. »
1"* Ecoles épiscopales et monastiques, — Les écoles ecclé-
siastiques du siècle précédent subsistent. On remarque les
écoles de Metz, Toul et Verdun; celle de Strasbourg fait donner
à la ville le nom de Urbs doctrinis florida ; celle d'Auxerre n'a
34fî HISTOIRE DE LA PAPAUxé.
que de célèbres professeurs, et celle de Sens fleurit sous la
discipline de Gerland, vir in omni génère scientiarum doctissi-
mus. Les enfants des laïques sont toujours reçus avec les jeunes
gens qui se destinent aux fonctions ecclésiastiques, et les écoles
de campagne ne sont pas négligées. Ainsi elles existaient à
Toul du temps d'Einol : on y admettait les enfants à l'âge de
sept ans ; saint Dudon de Verdun, dit son biographe, avait une
grande attention à faire instruire et à instruire lui-même les
petits enfants; à Trêves, saint Everacle voulait que le maître
développât les choses de cent façons, jusqu'à ce qu'il fût com-
pris ; les statuts de Soissons ordonnaient aux curés d'avoir
grand soin de leurs écoles, et un Or do d'Arras contient un
article relatif aux écoles de chant et de grammaire.
Les monastères ne se dévouaient pas avec moins de succès à
la diffusion des sciences. Les anciennes abbayes : Saint-Martin,
Saint-Riquier, Saint-Germain-de-Paris, Fulde, Saint-Gall, etc.,
conservaient leurs écoles ; Luxeuil surtout brillait d'un vif
éclat. Mais alors fut fondé Cluny, et de Cluny partit une ré-
forme qui fut introduite, entre autres, à Saint-(Termain-des-Prés
et à Saint- Pierre-le- Vif, près d'Auxerre. De cette époque aussi
date la grande illustration de l'école de Fleury ; on y accourait
des contrées lointaines et le duc de Gascogne sollicitait comme
une grâce, pour son abbaye de La Réole, des moines de Fleury,
« parce qu'il avait appris l'éclatante renommée de cette pré-
cieuse école. »
Si le nombre des écoles ne diminuait pas, le cercle des con-
naissances était loin de se rétrécir. Indépendamment [des arts
libéraux et de l'instruction religieuse, qui faisait le fond de tout
enseignement, on ne négligeait pas l'étude des Pères, ni des
conciles, ni de la liturgie. La poésie était cultivée : on lisait et
on expliquait les écrivains de l'antiquité. La langue grecque
était l'objet d'un cours spécial à Saint-Gall et à Saint-Martial do
Limoges; le docte Brunon, archevêque de Cologne, et saint
Gérard de Toul la répandirent dans leurs contrées. Enfin les
sciences étaient l'étude de prédilection de savants maîtres ;
les religieux faisaient du comput la base de la chronologie :
CHAPITRE VII. 3i3
Tévêque Everacle expliquait les éclipses, Abbon composait des
démonstrations astronomiques, Bernelin écrivait sur les
nombres, Adelbold faisait un traité de géométrie, et par-dessus
tout s'élevait le grand savant de l'époque, Gerbert.
2" Maîtres illustres. — Le siècle de fer eut même d'illustres
chefs d'écoles, à la trace desquels nous suivons le progrès des
études.
Le premier en date est Remy d'Auxerre, qui fut moine à
Saint-Germain, maître à Reims et à Paris. On a de lui des com-
mentaires sur presque toute la Bible, des Homélies, une inter-
prétation des mots difficiles de la Bible, deux traités sur les
divins offices, d'autres sur les arts libéraux, et des lettres. On
a des doutes sur l'authenticité de plusieurs de ses ouvrages :
Remy était modeste et ne signait pas. Le plus illustre de ses
disciples fut Flodoard, l'historien des Papes et de la ville de
Reims.
Un condisciple de Remy, Hucbald de Saint- Amand, fut
maître du monastère dont il porte le nom ; et, à l'école de Reims,
Hucbald a composé des poèmes, l'un entre autres à la louange
des chauves, dont tous les mots commencent par des c, des
hymnes et offices de saints, un traité sur la musique et la no-
tation, enfin un commentaire de la règle de Saint-Benoît.
A l'école de Fleury brillèrent Abbon et Constantin. Abbon y
vint après avoir enseigné à Paris et à Reims, et fut appelé bien-
tôt par les évêques d'Angleterre. A son retour, il reprit sa
chaire, et la charge d'abbé, dont il fut revêtu, ne put le dé-
tourner de ses fonctions ; il professait tous les arts libéraux,
particuhèrement la rhétorique, la dialectique, l'astronomie et
la géométrie. Le moine Constantin fut son digne héritier :
l'amitié dont l'honorait Gerbert en est une preuve péremptoire.
L'école de Liège fut encore plus heureuse ; elle eut le très-
docte Francon, qui nourrissait en toutes sciences une multitude
de disciples, l'évoque Nolker, que suivait une école dans toutes
ses excursions, et l'évêque Etienne, ancien chanoine de Metz,
qui a écrit sur la musique, l'hagiographie et composé un Bré-
viaire.
<\A\ HISTOIRE DE LA PAPAl'T^:.
Mais l'école qui surpasse tontes les autres est celle de Reims,
parce qu'elle a été à l'abri des incursions normandes : elle a eu
la gloire de posséder quelque temps les grands maîtres et elle
a conservé le plus illustre de tous, Gerbert. L'enseignement de
Gerbert est encyclopédique : dans son cours de littérature, il
expliquait Virgile, Stace, Térence, Horace, Juvénal, Perse et
Lucain ; dans son cours de philosophie, il commentait les Caté-
gories, les Topiques, le Périerménias d'Aristote, avec les expli-
cations de Porphire et de Manilius ; dans son cours de science,
il enseignait l'arithmétique, la musique, l'astronomie et cons-
truisait même des appareils très-compliqués pour donner l'idée
des phénomènes célestes. Aussi le proclamait-on supérieur à
tous les savants de l'antiquité, et les chroniqueurs représen-
tèrent même comme un magicien celui qui n'était, dit un bio-
graphe, (( qu'un astre brillant dans tout l'univers par l'éclat de
sa sagesse. » Ses écrits justifient cette admiration : il a laissé ;
4'' sur l'arithmétique, un livre de la multiplication, un de la
division et une rithmomachie ou combat des nombres, espèce
de jeu d'échecs ; 2° sur la géométrie, un traité scientifique en
94 chapitres, deux lettres sur la manière de construire une
sphère, un traité sur la composition de l'astrolabe, un sur la
construction du cadran ; 3° sur les matières philosophiques
et théologiques : un traité du raisonnable et du logique, un
traité du corps et du sang du Seigneur, une dispute des chré-
tiens et des juifs, un discours sur l'épiscopat, enfin 216 lettres
où se révèle l'étendue de son influence. Enfin Gerbert composa
des tables d'arithmétique ou abacus ; il fit le premier une hor-
loge à bascule : système qui fut en usage jusqu'en 1650, où
Huyghens inventa l'horloge à balancier, fabriqua même, dit-on,
des orgues hydrauliques allant à l'eau bouillante, et importa,
en Europe, l'usage des chiffres arabes. Gerbert continue
Alcuin, Boèce, Cassiodore, saint Isidore et le vénérable Bède :
le siècle qui a flétri le dixième siècle a-t-il beaucoup d'hommes
comme Gerbert?
III. On a souvent écrit, et avec quelque raison, que du on-
zième siècle date la résurrection des peuples, et en quelque
CHAPITRE VIT. 3io
i^orte la création de l'Europe moderne. Ce n'est pas qu'il n'y eût
auparavant dans le monde des éléments de bien, mais leur
développement était contrarié par la barbarie des peuples et les
guerres des nations. De plus, les craintes de Tan 1000 paraly-
saient, dit-on, l'essor de l'activité. iVprès l'an 1000, une nouvelle
ère commence, le zèle redouble et un mouvement d'ascension
va nous porter, sans intermittence, jusqu'aux beaux jours de
la scolastique.
1° Ecoles épiscopales. — Les écoles épiscopales ont été con-
servées, et là où elles ont eu à souffrir des invasions normandes,
elles se relèvent. Après Gerbert et l'école de Reims, l'école qui
donne la plus forte impulsion est celle de Chartres, sous le
B. Fulbert.
Fulbert, d'une naissance obscure, avait étudié sous Ger-
bert. Sa grande réputation de science le fit appeler à Chartres,
où son savoir, égal à sa modestie, surpassa encore sa renom-
mée. On l'appelait Socrate-Fulbert ; il enseignait la grammaire,
la musique, la dialectique, la théologie et même la médecine :
il continua, jusqu'à son dernier jour, ces leçons si attrayantes
qui firent donner à l'école de Chartres le titre glorieux d'Aca-
démie. Evêque, après avoir été écolâtre, il commença cette
merveilleuse cathédrale, dont il ne put bâtir que les cryptes ;
et, par une sage direction, fit renaître dans le diocèse l'austé-
rité des mœurs et l'esprit de piété, qu'il regardait comme les
deux soutiens des études sérieuses. Ses écrits, non moins que
sa célébrité de professeur, donnent la preuve de ses talents dis-
tingués et de ses connaissances. On a de lui des sermons sur la
Vierge, un traité contre les Juifs, des compositions liturgiques,
où respire la plus suave piété, des Vies des saints et cent trente-
quatre lettres à toutes les illustrations de l'époque, qui sont
autant de thèses sur une foule de questions.
Les élèves de Fulbert propagèrent son enseignement dans
toute l'Europe. A Liège, l'école diocésaine mérita le titre de
mèi^e des beaux-arts. A Toul, on remarquait quelques essais
d'enseignement mutuel, et on suivait un cours de jurispru-
dence : c'est la première apparition de cette science dans les
^ÏC) IIISTOIRK DE LA PAPAUTÉ.
écoles épiscopales ; Lyon passait pour la nourrice de la philoso-
phie, surnom que justifiera la gloire de ses nourrissons.
Angers avait une école de droit que protégeaient les comtes
d'Anjou. Les écoles de Laon et de Reims étaient illustrées par
saint Anselme et saint Bruno; enfin, une école qui éclipsera
toutes les autres, attirait déjà des élèves de toutes les pro-
vinces : l'école de Paris, où enseignaient Lanfranc et Guillaume
de Champeaux.
Le siège épiscopal de Langres fut occupé par une succession
d'évêques, tous fort instruits, dont trois, Brunon, Robert et
Lambert, étaient disciples de Gerbert. En peu de temps, l'école
épiscopale devint donc rivale de celle de Reims, et quand
Halinard, étudiant d'Autun, vint s'y fixer, il y rencontra
une quantité de savants dont le commerce lui fut très-avan-
tageux.
2° Ecoles monastiques. Plus infatigable encore était la pieuse
ardeur des ordres monastiques. Le signal était parti de Fé-
camp, et le mouvement, parti de Normandie, s'étendit au loin.
Saint-Wandrille se relève avec Gérard, disciple de Fulbert;
Luxeuil venait avec Constance; la Chaise-Dieu est fondée;
saint Martin de Tours se soutient malgré son Bérenger ; Saint-
Germain d'Auxerre, Saint-Germain de Paris, Saint-Denys,
Cluny et cent autres abbayes se disputent les écoliers et les
maîtres. La Normandie, qui a eu l'initiative de cet élan, rem-
porte la palme avec ses monastères de Jumiéges, de Saint-
Evrould, de Caen, de la Trinité, de Saint-Ouen et la grande
école du Bec, la création de Lanfranc, la chaire de saint
Anselme, le berceau de la scolastique.
Un fait donnera l'idée de l'enthousiasme scientifique qui
peuplait les cloîtres : ce sont les voyages continuels des docteurs
en renom, les savants pèlerinages entrepris à la prière des
abbés, sur les instances de la jeunesse. Ainsi, Lanfranc pro-
fessa à Bologne, à Paris, à Avranches, à Saint-Etienne de
Caen, avant de s'établir au Bec et de devenir archevêque de
Cantorbéry. Quand le maître avait fourni la carrière profes-
sorale, il se reposait devant Dieu, dans la solitude du cloître,
CHAPITRE VII. '3 il
OU bien l'épiscopat le comptait parmi ses illustrateurs, et alors
il devenait le Père des fidèles qu'il avait nourris de la doctrine,
le conseiller des rois, le soutien de la chrétienté.
Nous touchons au siècle de Suger, de saint Bernard et du
maître des Sentences. Ici finit l'histoire des écoles du onzième
siècle.
IV. Le réveil des esprits dont le onzième siècle eut l'honneur,
se manifesta de plus en plus dans le cours du douzième siècle.
Si l'on veut entendre par renaissance la résurrection des arts
et des lettres^, le désir de connaître et d'aller en avant, il faut
placer à cette époque le point de départ de cet événement.
Mais, pour prendre les choses sur le pied d'une parfaite
exactitude, il faut distinguer trois renaissances : l'une sous
Chaiiemagne, l'autre à partir du onzième siècle, la dernière
à dater du quinzième. Encore ne faut-il assigner à des faits
qui portent le même nom, ni les mêmes caractères, ni les
mêmes causes, ni les mêmes résultats. Sous le règne de
Charlemagne, on ne lisait les auteurs profanes que pour se
préparer à l'étude des auteurs sacrés. Au douzième siècle,
l'attention se porte uniquement vers la scolastique et les
romans de chevalerie. Dans les arts, la différence est encore
plus marquée, car, l'architecture gothique tant exaltée au
douzième siècle, est le contrepied de l'architecture antique, dont
le seizième siècle a tenté la restauration. Quant aux causes,
il n'est pas possible d'y voir la moindre analogie, puisque, dans
le premier cas, la renaissance fut provoquée par le désir de
relever les études sacrées ; dans le second, par l'affranchissement
des communes et l'audace des hérétiques ; dans le troisième,
par l'importation des Grecs exilés de Constantinople.
S'il fallait assigner une troisième cause à la seconde re-
naissance, nous pourrions signaler le grand épanouissement
des ordres religieux. Il est vrai que, depuis le cinquième
siècle, nous parcourons l'ère monastique et spécialement l'ère
bénédictine du développement scolaire ; il est indubitable aussi
que la rivalité entre les nouvelles communautés et les an-
ciennes éveilla l'émulation et donna aux études une plus
!1(8 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
forte impulsion. « Les supérieurs, dit un jeune savant, faisant
plus que jamais la guerre aux religieux ignorants, chacun
redoubla de zèle et d'ardeur pour la science. Les uns, comme
les cisterciens et les prémoutrés, se vouèrent à la prédication;
les autres, comme les chartreux, prirent la tâche obscure et
laborieuse de copier les livres. Dans le nord de la France, les
maîtres devinrent si nombreux, qu'au dire de Guibert de
Nogent, il n'y avait ni ville ni bourgade où les enfants de la
plus basse condition ne pussent s'instruire facilement. A
toutes ces causes de prospérité, les princes et les Souverains-
Pontifes ajoutèrent leur appui et leurs encouragements ; et, ce
concours aidant, l'Eglise parvint à triompher des obstacles qui
s'opposaient encore au progrès des lumières * . »
Paris, qui jusque-là avait plus d'une fois cédé la palme aux
écoles de Reims, de Laon et du Bec, conquit définitivement
le premier rang sur ses rivales. Duboulay affirme qu'avant le
règne de François I", aucun siècle n'a donné à Paris plus de
maîtres et d'élèves distingués. L'école la plus fréquentée fut
celle que fonda Guillaume de Champeaux à l'abbaye de Saint-
Yictor, lorsqu'il quitta la chaire de Notre-Dame pour vivre
dans la retraite. En peu de temps la congrégation de chanoines
réguliers qu'il avait formés autour de lui devint l'une des
plus célèbres académies de l'Europe. D'anciens professeurs
y venaient augmenter leur savoir et apprendre comment on
peut s'appliquer à l'étude sans nuire à la discipline et aux
exercices du cloître. Dès 1131, la popularité de cet institut fut
telle que divers évoques de France conçurent le dessein d'en
tirer les chanoines réguliers pour les substituer aux séculiers
qui desservaient leurs cathédrales. L'Eglise anglicane, en parti-
cuUer, regardait Saint- Victor comme un séminaire d'évêques,
et s'estimait heureux d'y puiser ses premiers pasteurs. Parmi
les grands hommes dont s'honore cette abbaye, on cite les
docteurs Hugues, Richard, Pierre Lombard, le canonisto
Etienne de Tournay, le médecin Ofizon, le philosophe Achard,
le poète Adam, et Arnulph, évêque de Séez. Hugues a décrit,
^ Maître, les Ecoles épiscopales et monastiques de l'Occident, p. 142.
CHAPITRE VU. 349
dans son traité De vanitaie mundi, une école dont il a em-
prunté les traits à celle de Saint- Victor. Les occupations de
chaque groupe d'élèves nous font voir que le cours des études
embrassait le trivium, le quadrivium, la médecine et même
l'enluminure des manuscrits.
Après le départ de Guillaume de Champeaux, la cathédrale
de Notre-Dame confia sa chaire de théologie au docteur Adam
de Petit-Pont et à Pierre Comestor. On leur donna pour colla-
borateurs Michel de Corbeil, Pierre le Chantre, Pierre de
Corbeil, Hugues de Champflemy et Pierre de Poitiers, qui tous
parvinrent aux premières dignités de l'Eglise. Pierre Lombard
et Maurice de Sully ne furent élevés au siège de Paris qu'après
avoir longtemps professé la théologie à l'école de Notre-
Dame.
Celui qui enseigna avec le plus de talent et de prestige, celui
qui, sans contredit, attira le plus d'étudiants à Paris par sa
renommée, est Abailard. Doué d'une imagination brillante,
d'un esprit vif et pénétrant, versé dans toutes les connaissances
de son époque, cet ardent dialecticien possédait toutes les
qualités propres à dominer les autres et à se séduire lui-même.
Il eut le tort de céder parfois au désir d'éclipser ses rivaux, et
ce travers, en rabaissant son mérite, lui attira des disgrâces.
Les péripéties de son existence sont trop connues pour que
nous les racontions; il suffira de rappeler que, tour-à-tour
ami et ennemi de Guillaume de Champeaux, il fut obligé de
promener son école à Corbeil, à Melun, à Provins, à Saint-
Denis, à Saint-Gildas de Ruys, pour échapper à l'ennui ou à
la haine, et qu'il alla mourir à Cluny, entre les bras de Pierre
le Vénérable.
A côté des"écoles de Saint- Victor et de Notre-Dame florissaient
encore les écoles de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Martin-
des-Champs et de Sainte-Geneviève. Jean de Salisbury, incisif
et judicieux observateur de son temps, nous fait connaître,
par ses études et ses écrits, l'état de ces écoles. En 1118, il
alla d'abord, sur la montagne Sainte-Geneviève, prendre des
leçons de dialectique, près d'Albéric de Reims et de Robert de
3r)0 HISTOIRE DR LA PAPAUTÉ.
Meluii. Après, il eiil pour professeurs le grammairien Bernard
de Chartres, le philosophe Guillaume de Couches, Richard
TEvêque, maître de rhétorique, et enfin Pierre Hélie. En
môme temps, il aurait pu entendre Guillaume de Soissons,
Gilbert de la Porrée, Gilbert l'Universel, trois théologiens
distingués : Robert Poussin, dit PuUas, restaurateur de l'Uni-
versité d'Oxford, et Simon de Poissy. Le parti des nominalistes
et la secte des cornificiens comptaient aussi de nombreux
professeurs. Après 1430, les écolàtres qui se distinguèrent par
leur science et leur méthode sont Tenrède le grammairien,
Albert de Reims, Olivier le Breton, dont les leçons furent
rehgieusement recueiUies par leurs élèves ; Roger, Albéric de
Reims, Raoul le Noir, Matthieu d'Angers, professeur de droit
civil et canonique, et Gérard de Cambrai. Plus on approche de
la fin du siècle , plus les professeurs se multiplient ; leur
nombre, joint à celui des élèves, égala celui des habitants.
Le Paris du moyen âge était devenu une Athènes catho-
lique.
Les étrangers qui venaient en foule, de tous les points de
l'Occident, recueillir la science de la bouche des Abailard, des
Guillaume de Champeaux, des Pierre Lombard, étaient une
source abondante de commerce pour les citoyens, et Paris fut
bientôt transformé en une cité opulente. A la gloire d'Athènes
s'ajoutait la fortune d'Alexandrie. Un poète, Jean de Hauteville,
chante même la ville dans ses vers comme le résumé du
monde :
Exoritur tandem locus, altéra regia Phœbi
Tarsius, Cyrrhea viris, Chrysea metallis,
Grseca libris, Inda studiis, Romana poetis
Ailica terra sapliis, mundi rosa, balsamus orbis •.
C'est là que vont naître lès universités, pour, de là, se ré-
pandre dans tout l'univers chrétien.
En attendant, les écoles épiscopales et monastiques se
soutiennent partout; elles mettent même un certain zèle à
opposer aux écoles parisiennes la concurrence du mérite et à
^ Rivel, Ilist. litl. de France, p. 43.
CHAPITRE Vit. 351
contrebalancer leur gloire par de sérieux services. Malgré de
nobles efforts, bientôt arrive la décadence monastique. Tout
semble dès lors conspirer contre l'éducation claustrale pour
en accélérer la ruine. Les prélats habitués, depuis les croisades,
à la vie tumultueuse, préfèrent les emplois publics aux obscurs,
mais plus dignes soucis des diocèses. Les moines cèdent aux
douceurs de l'opulence, ou, du moins, s'appliquent à l'instruc-
tion avec une ardeur qui va diminuant, peut-être simplement
pour céder la place aux ordres nouveaux. La société publique
se transforme : à l'éparpillement du régime féodal se substitue
un système où le pouvoir royal représente la concentration
des forces, et la commune, les garanties de la liberté. Du
reste, le zèle des étudiants ne se laisse pas refroidir : au
contraire, jamais il ne fut plus ardent; mais les fils de ceux
qui avaient secoué le joug des seigneurs pour s'ériger en
municipalités franches, se trouvèrent mal à Paise dans les
sohtudes des cloîtres et voulurent se mêler davantage aux
périlleuses, mais utiles émotions des grandes villes. Les rois,
loin de combatre ces tendances, les encouragèrent en fondant
les universités et en comblant ces corporations de privilèges.
Incapables de soutenir une concurrence si redoutable, les
vieilles écoles des évêchés et des monastères furent rapidement
dépossédées du sceptre de la science, qu'elles tenaient avec
honneur depuis quatre siècles, et s'effacèrent presque complè-
tement de l'histoire.
3° Hégime des écoles.
L'histoire des écoles, pour être bien comprise, suppose
certains renseignements sur le mode de constitution des
établissements scolaires, sur le recrutement des élèves et des
livres, sur la condition des étudiants et des maîtres, sur les
programmes d'études, sur la hberté et la gratuité de l'en-
seignement, enfin sur la part respective que prennent à la
tenue des écoles l'Etat et l'Eghse. Nous allons entrer, avant
de finir, dans cet ordre de considérations.
L Le premier fait à tirer de l'histoire, c'est que l'école est
3r>^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
une œuvî^e d'Eglise. Sous la dominalion romaine, les empe-
reurs et les municipes avaient fondé des écoles, sans que le
droit césarien empêchât l'Eglise de posséder également des
établissements scolaires. A partir des invasions, les rois méro-
vingiens fondent dans leur palais une école domestique. Pour
le surplus, c'est-à-dire pour le grand œuvre de l'instruction
publique et la préparation de l'avenir, l'Eglise seule a la
science de l'intelligence et la vertu de prosélytisme. Ses con-
ciles et ses évèques ordonnent, sous les peines canoniques,
d'instituer partout des écoles, et des écoles s'établissent dans
l'humble chambrette des presbytères, à l'ombre des cathé-
drales et des cloîtres. Pendant trois cents ans , il n'y eut
guère, chez les Francs, d'autres écoles que des écoles ecclé-
siastiques.
Par ces écoles, l'Eglise voulait surtout pourvoir à l'instruc-
tion des clercs et à la préservation des curés. 11 y avait peu
d'autres recrues pour l'enseignement. Les carrières libérales
n'existaient pas encore. Les serfs cultivaient la terre , les
guerriers volaient aux combats. Ceux qui s'étaient consacrés
au service de l'Eglise, comme prêtres séculiers ou comme
cénobites, pouvaient seuls se vouer, sans inquiétude, au culte
des lettres, et clergé était déjà le synonyme do science. Il
n'existait pour le peuple que des écoles de doctrine chré-
tienne, des écoles comme on en retrouve aujourd'hui dans les
missions, et qui se confondent avec les catéchismes. Ce dé-
vouement éclairé et pratique aurait dû provoquer la reconnais-
sance; il n'a souvent éveiUé que les soupçons. Des pubUcistes,
au lieu de chercher, dans la situation générale, la glorification
de ce qui s'était fait, ont trouvé, dans leurs passions, un motif
pour le flétrir. D'après eux, au régime libéral (I) du droit
romain, l'EgHse aurait substitué un régime oppressif et fait
de l'enseignement comme une charge ecclésiastique, un office
monastique. Jusqu'au douzième siècle, l'Eghsc a seule créé en
grand et dirigé les écoles, non par intolérance, mais par défaut
de concurrence. L'état social ne comportait d'autres maîtres
que les ecclésiastiques, d'autres élèves que les clercs. Il ne
CHAPITRE vii. 353
s'agissait pas, alors, d'introniser dans le monde le régime de
la libre pensée, dont personne n'imaginait la possibilité d'exis-
tence. Il s'agissait tout simplement de créer la société et d'y
faire une place convenable à l'école. L'école fut fondée par
l'Eglise à son rang de dignité, à sa place moralisatrice, dans
une destinée féconde, avec un avenir dont la gloire, certes,
brille assez haut pour confondre, par son prestige, les accusa-
tions.
Du reste, on ne peut imaginer régime plus libéral. On n'avait
pas alors cette passion d'uniformité qui veut tout assujétir à
des règlements généraux et introduire, dans le royaume de la
pensée, les servitudes de la caserne. Sauf les dispositions indis-
pensables de bon ordre et de surveillance, sauf l'influence
éloignée des grandes règles monastiques, le sort des maîtres,
des élèves, des études, dépendait entièrement du bon vouloir
et du bon goût de l'évêque ou de l'abbé. Le professeur ou
l'élève qui ne s'en accommodait pas, était entièrement libre de
changer. Les élèves, comme nos ouvriers de compagnonnage,
faisaient volontiers leur tour de France. Les maîtres allaient
de çà et de là, suivant qu'on les appelait ou que le comportait
leur convenance. Ni les rois, ni les empereurs, ni les évêques
ou conciles, ni les Papes ne songèrent à leur imposer un code
universitaire. Les collections juridiques sont vides, à cet en-
droit, depuis Justinien jusqu'à Philippe le Bel. La vie des
grands personnages nous les montre allant, tantôt comme
écoliers, tantôt comme écolâtres, d'une ville à l'autre, ou même
d'Italie en France, de France en Angleterre, sans que per-
sonne requière contre eux des mesures de police ou des
garanties d'autorisation. Jusqu'à preuve du contraire, on pré-
sumait rhonorabilité et l'orthodoxie. En cas d'erreur, il y
avait citation devant un concile, obUgation de s'expliquer, et
si l'on était tombé dans des mauvaises doctrines, devoir de se
rétracter, sinon on encourait les peines prévues par la loi
canonique, beaucoup plus douce, sur cette matière, que la loi
civile du moyen âge ou que les lois des sociétés antiques.
Ainsi Bérenger, Scot-Erigène^ Abailard, malgré d'incontestables
IV. 23
3M HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
erreurs, purent, après rétractation, reprendre leurs cours, ou,
après avoir purgé leur condamnation, remonter en chaire.
Sauf la profession résolue et opiniâtre de l'erreur, la liberté
était absolue.
On pense bien qu'un tel régime ne pouvait subsister sans
éprouver d'atteintes. Les passions ne se plient pas volontiers
à un ordre libéral qui concilie tous les droits d'une louable
initiative avec le respect des institutions. Un seigneur, un
abbé, voire un évêque, voulaient tantôt monopoliser le droit
d'ouvrir une école, tantôt établir une contribution sur les
élèves, tantôt faire payer le droit d'enseigner. Ceux qui auraient
eu à souffrir de ces prétentions se plaignaient au Pape. Le
Pape, pris pour arbitre, intervenait toujours comme défenseur
de la coutume et protecteur de la liberté. Toutefois, il ne faut
pas se dissimuler qu'il y avait en cause deux intérêts très-
distincts : d'un côté, la liberté de l'école et des lettres, que
l'Eglise voulait maintenir sous sa haute tutelle ; de l'autre,
l'ordre public, qu'une liberté excessive pouvait troubler. A
mesure qu'augmentait le nombre des écoliers et des maîtres,
que les relations se multipliaient, on devait sentir davantage
le besoin de donner à la liberté un contrôle. Avec le génie
qui la distingue, l'Eglise prendra c^ contrôle dans la li-
berté même,, et c'est de là que nous verrons naître les univer-
sités.
Outre la question de hberté, se pose toujours, dans les
écoles, la question de rétribution. La fondation des écoles, les
achats de livres, l'entretien des écoliers et des maîtres, sont
autant de sources de dépenses. De plus. Dieu, qui distribue le
talent, comme tous les autres dons, se plaît volontiers à
allumer, dans un pauvre berceau, la flamme de l'inspiration ;
il faut donc que le génie en fleur soit cultivé par une main
étrangère, ou, pour mieux dire, par la charité. Enfin l'Eghse,
qui a mission d'enseigner, a charge de donner gratuitement
ce qu'elle a reçu sans frais. La famille, d'autre part, a devoir
d'élever ses enfants, et, comme elle doit l'aliment matériel,
elle doit aussi procurer le pain de l'intelligence. Dans l'espèce,
CHAPITRE VII. 355
il faut donc laisser à la famille sa responsabilité, et l'aider,
surtout si elle est pauvre, dans l'accomplissement de sa tâche.
De manière, toutefois, à cultiver le talent, là où le talent existe
en germe ; à introduire, dans la société, une loi constante
d'amélioration progressive, d'élévation des classes inférieures,
sans nuire aux droits acquis, sans préjudicier aux fonctions
professionnelles.
Or, tel était le programme de l'Eglise. L'Eglise n'entendait
pas se substituer à la famille, mais la suppléer. Et, pour ce
qui regarde le ministère apostolique, elle voulait en étendre
le bienfait aussi loin que le réclame l'humaine misère. Nous
avons cité , sur la gratuité , une ordonnance de l'évèque
Théodulfe ; voici une décrétale d'Alexandre III : « Nous voulons
qu'aucune exaction, aucun motif (aliquâ rations) ne vienne
empêcher un homme probe et instruit (proburn et Utteratum)
d'ouvrir une école dans la ville ou les faubourgs, et dans un
lieu quelconque, car on ne doit pas vendre ce qu'on tient de
la munificence du ciel, mais le dispenser à tous gratuitement.
Si, par suite d'une habitude fâcheuse , l'écolâtre prélève des
taxes sur les écoles de la ville, il n'a rien à revendiquer sur les
terres de l'abbaye \ »
x\insi gratuité absolue sur les terres monastiques, gratuité
commune dans les écoles épiscopales et presbytérales, facultés
pour les curés de recevoir quelques petits présents : telle
était, du cinquième au douzième siècle, une coutume établie
par l'Eglise, prouvée par plus de vingt textes authentiques,
visible encore dans les us et coutumes du clergé.
En 1789, sur les 72,000 enfants qui recevaient l'instruction
dans 560 collèges, il y en avait 40,600 qui étaient élevés
gratuitement, soit par le fait de l'Eglise, soit par FelTet de sa
charité. Et nous ne comprenons pas, dans ce chiffre, les
3,250 bourses affectées aux séminaires, ni les innombrables
exceptions pour les enfants des écoles élémentaires.
Liberté sans licence, gratuité sans excès, publicité sans
agitation : tous les beaux rêves de nos constitutions modernes
' Labbe, Conc, t. X, p. 1278.
356 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
avaient trouvé dans FEglise une sage et progressive réalisa-
tion.
II. Pour étudier il fallait des livres, et il n'est pas sans intérêt
de rechercher comment on les trouvait.
Aujourd'hui que l'imprimerie reproduit nos écrits avec
autant d'abondance que de rapidité et favorise par cela même
la diffusion des lumières^ nous oublions assez facilement que
d'autres ont été obligés , pour s'instruire et enseigner, de
tracer leurs lettres sur le parchemin d'une main aussi patiente
que laborieuse. Où en serions-nous réduits maintenant si nous
n'avions pas d'autre moyen de publication, s'il nous fallait
consigner nos découvertes à la main, sur une substance rare et
difficile à préparer ?
Tel a été pourtant le sort du moyen âge. Dans un tel état de
chose, on se demande ce que serait devenu le trésor des
connaissances humaines, si l'ordre de Saint-Benoît n'avait mis
au service de la littérature autant de scribes intelligents et
désintéressés. Où trouverait-on même aujourd'hui des légions
d'hommes assez instruits et assez riches de loisirs et de
patience pour passer une année à transcrire un livre, quand
nous sommes forcés d'envoyer nos épreuves grecques à la
correction des hellénistes étrangers ? Rendons donc hommage
à ces humbles, mais infatigables pionniers de la science, et
recueillons avec respect et reconnaissance les moindres traces
de leurs efforts.
Les fondateurs d'ordres monastiques ont tous mis la lecture
et la transcription des manuscrits au rang des devoirs les
plus impérieux des cénobites, et assigné à ces deux occupations
les principaux mom*ents de la journée. Les abbés se sont
toujours efforcés de faire observer ces deux points importants
de la garde de la discipline et de la piété. Il n'est pas rare que
les chroniqueurs recommandent un religieux à notre admi-
ration pour avoir augmenté la bibliothèque de son monastère.
Un cloître sans livres, disait-on, est une forteresse sans
arsenal.
Personne ne fera un crime aux moines d'avoir commencé
CHAPITRE vir. 35t
d abord par copier les Livres sacrés, et ceijx des saints Pères
avant les profanes, ni même d'av^ir^ne bi-^^^^^is sacrifié une
partie de ces derniers quand le^^ ^its ^^^^ était devenu trop
rare. Leurs convictions et leur à^/,;-. v»<e^ vie leur imposaient
cette règle de conduite, et ils n'avaient reçu de personne la
mission de transmettre intacts à la postérité les écrits des
anciens. Il faudrait enfin cesser ces récriminations aussi
injustes qu'ingrates, qui tendent à nous représenter les ordres
monastiques comme les ennemis nés des auteurs païens, car
les quelques mutilations dont on les rend responsables ne
sauraient jamais nous faire oublier les éminents services qu'ils
ont rendus à la république des lettres.
Dans chaque monastère, une salle spéciale, appelée scripto-
rium, était réservée à la transcription, et le règlement voulait
que le silence le plus absolu y fût observé, afin d'éviter les
fautes qu'entraîne la dissipation. Chez les cisterciens, ou
isolait les copistes par de petites cellules pratiquées dans le
scriptorium. Leur nombre, qui variait suivant les besoins et les
circonstances, était de douze à Hirschau et à Saint-Martin de
Tournay. On les nommait scribde, cartularii, librarii ou billa-
tores. Ils se recrutaient non parmi les moines les plus instruits,
mais parmi ceux dont l'esprit s'élevait difficilement au-delà
des connaissances élémentaires. Ces transcripteurs ainsi
choisis se bornaient à reproduire régulièrement et correcte-
ment le texte mis sous leurs yeux, et de plus habiles n'avaient
ensuite qu'à vérifier l'exactitude de leur -œuvre. Chez les
chartreux, il n'était pas permis de corriger une faute de son
propre mouvement : il fallait prendre l'avis préalable du prieur
et des pères les plus éclairés. Ce n'est pas à dire que les
moines ou les chanoines instruits aient dédaigné de s'asseoir
parmi les copistes ; au contraire, l'histoire a gardé les noms
de plusieurs personnages célèbres, tels que Robert de Torigny,
Guillaume, doyen de Verdun, Ernon, abbé de Prémontré, qui
copiaient des livres. La reproduction des manuscrits, loin
d'être un vil métier, était en si grande considération qu'on
pensait acquérir par elle d'immenses mérites pour l'autre
3o8 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
vie. Certaines légendes, fort connues dans les sanptoria,
racontaient qu'un '}p ^ ^a '-'me conduite peu régulière, avait
obtenu du souverain « cj^ ^émission de ses fautes en qualité
de copiste. On conserv(î^èv/,>re aujourd'hui, à la bibliothèque
de Chartres, un manuscrit revêtu de cette inscription : Hune
librum dédit Alreus abbas sancto apostolo Petro Carnotensis
cenobii pro vitâ œternâ.
Le papyrus et le parchemin étant devenus très-rares en
Occident depuis la conquête de l'Egypte par les Arabes, les
copistes se voyaient parfois réduits à l'inaction faute de ma-
tière première. Alors ils exprimaient leurs inquiétudes aux
princes ou aux seigneurs, qui leur envoyaient les dépouilles de
leur chasse. Chaiiemagne, en 788, offrit, à l'abbaye de Saint-
Bertin, une quantité de peaux pour relier les volumes de la
bibliothèque. Quand les ressources ordinaires ne suffisaient
pas, on prélevait une taxe sur les moines eux-mêmes. Ainsi,
en tête d'un manuscrit de la bibliothèque de Chartres, daté
du onzième siècle, on trouve cette inscription : Hic est liber
S. P. Carnot. quem fratres caritative de suis caritatibus eme-
runt à quodam Langobardico monacho. Guérard a publié dans
le cartulaire de Saint-Pierre de Chartres une ordonnance capi-
tulaire qui soumet tous les obédienciers de l'abbaye à une re-
devance destinée à l'entretien de la bibliothèque.
Généralement, on ne possédait pas plus d'un ou deux exem-
plaires de chaque ouvrage; aussi, quand un monastère deman-
dait à emprunter un livre, on ne s'en dessaisissait pas sans
exiger un gage. C'est du moins ainsi qu'agirent les moines de
Saint-Pierre, quand le grammairien de Blois, Gérard, leur em-
prunta le manuscrit de Stace. Le même usage s'observait à
Saint- Victor de Paris, au douzième siècle, comme le constate la
règle.
Le lieu qui renfermait les livres était désigné plus souvent
par armarium que par bibliotheca, dont le sens semble avoir
été très-restreint. En voici plusieurs exemples : Anségise
donna, à l'abbaye de Fontenelle, une excellente bibliothèque,
contenant l'Ancien et le Nouveau Testament, décorés de fron-
CHAPITRE VII. 3o0
lispices en lettres d'or. Le grammairien Robert, dit un autre
chroniqueur, offrit à Saint- Vincent une bibliothèque, c'est-à-
dire un volume comprenant les saints Livres divisés par par-
ties. Ducange cite à l'appui de ce sens particulier la phrase
suivante, empruntée au nécrologe de Saint- Victor : Bibliothe-
cam quant sibi magnâ diligentiâ paraverunt, libros sciUcet Vête-
ris et Novi Testamenti, nobis reliquat. Au milieu d'une énumé-
ralion de Uvres, le comte Evrard désigne spécialement biblio-
thecam nostram. Des quatre siècles que nous étudions, le neu-
vième siècle est, sans contredit, celui qui a le plus mérité de la
postérité, à cause des difficultés qu'il a vaincues. La plupart des
manuscrits avaient été ensevelis sous les ruines des abbayes, et
le peu qui restait était infecté de barbarismes, de solécismes,
ou méconnaissable par le défaut de ponctuation et l'étrangeté
des caractères. Tout en s'appliquant à la transcription, les
copistes de cette époque mirent tous leurs soins à purger les
manuscrits de leurs fautes, et à dissiper la confusion qui
régnait dans les textes, en se servant des majuscules et des
minuscules romaines \
Malgré tous les efforts déployés par Charlemagne et ceux
qui l'entouraient, les bibliothèques étaient encore bien incom-
plètes vers l'an 800. Alcuin s'en plaignait à Charlemagne en lui
demandant la permission de recourir à la collection qu'avait
amassée au-delà des mers Benoît Biscop, Théodore de Thrace,
Bède et l'archevêque Egbert. La communauté de biens et l'es-
prit de fraternité qui unissaient entre elles toutes les abbayes,
contribua puissamment à la multiplication des manuscrits dans
le cours du neuvième siècle, en dépit des Normands. On Ut
dans le Spicilége de D. Luc d'Achéry, un inventaire de la bibho-
thèque de Saint-Riquier, rédigé en 831, qui comprend deux
cent cinquante-six volumes, dont la contenance équivaut bien
à cinq cents. En 900, le monastère de Saint-Gall possédait
quatre cents volumes catalogués, sans compter les volumes
appartenant à chaque moine. Zugelbauer a publié un cata-
logue des manuscrits de Reichenau, portant quarante-deux
^ Maître, les Ecoles épiscopales et monastiques, p. 267 et suiv.
rUîO niSTOIRE DE L\ PAPAUTÉ .
volumes énormes, que le seul moine Hegimbert avait même
réunis avec le concours d'amis bienveillants. D'après les dé-
tails contenus dans les lettres de Servais Loup, abbé de Fer-
rières, nous pouvons affirmer que ce monastère était aussi
riche en manuscrits que les précédents. Dès que Servais Loup
apprenait l'existence d'un livre qui lui était inconnu, il n'avait
pas de repos qu'il ne l'eût fait transcrire. Anségise légua
trente-trois volumes à son abbaye de Fontenelle, et soixante à
celle de Flavy (diocèse de Beau vais). Pour qu'un abbé en eût
autant à lui seul, il fallait que la communauté fût assez riche.
Paul Diacre, qui vivait à la cour, avait à sa disposition l'ency-
clopédie de Festus Pompeïus, en vingt volumes. Mais ce que
nous avons de plus curieux à signaler à cette époque, c'est la
quantité de livres qu'avait réunie le comte Eberhard, seigneur
de la cour de Lothaire, sur le droit, l'histoire profane et sacrée,
la théologie et la littérature. On lira sans doute avec plaisir le
détail que nous en donnons plus loin.
Tout ce que nous avons dit de l'activité avec laquelle Ger-
bert recherchait les livres en France et à l'étranger, nous
peut servir à estimer assez le chiffre des livres de Reims.
Fleury, dont les écoles étaient trop petites pour les étudiants
qui se pressaient dans ses murs, trouva un excellent moyen
d'enrichir sa bibliothèque, en imposant à chaque nouveau
venu l'obligation de donner deux manuscrits. Constantin, éco-
lâtre de ce lieu, en allant voir Gerbert, lui portait les Verrines,
la République de Cicéro?î, et des autres plaidoyers du père de
l'éloquence latine. Les bénédictins de Saint-Maur disent avoir
vu à Metz près de cent volumes antérieurs à 1020.
Au onzième siècle, la bibliothèque de Gembloux s'enrichit de
cent manuscrits sacrés et cinquante profanes, par les soins de
l'abbé Albert. D'autres mirent le même empressement à former
des collections, et cependant les livres furent encore estimés
une chose très-rare. Quand Grécie, comtesse d'Anjou, voulut
acheter les homéUes dTIaimon.d'Alberstadt, elle les paya deux
cents brebis, un muid de froment, un de seigle et un de millet.
[1 fallait être riche pour former une bibliothèque à ce prix.
r.HAPITRE VIT. 301
Des la fin du onzième siècle, la création de nouveaux ordres
religieux ouvrit une nouvelle ère pour la reproduction des ma-
nuscrits. Une des principales occupations des premiers disciples
de saint Bruno fut de copier des livres, et leur bibliothèque
devint, en peu de temps, une des plus nombreuses. Le véné-
rable Guignes, qui en connaissait tous les avantages, s'exprime
ainsi dans ses statuts : « Puisque nous ne pouvons annoncer de
vive voix la parole de Dieu, dit-il, nous le faisons de la main,
car autant on écrit de livres, autant on est censé former de
prédicateurs de la vérité. » Ceux qui étaient admis dans l'ordre
devaient savoir au moins écrire.
Quoique particulièrement dévoués à la pénitence et aux
exercices de piété, les ordres de Cîteaux et de Prémontré se
montrèrent aussi très- soigneux de former leurs bibliothèques.
A Cîteaux, on ne se bornait pas à copier simplement; on pous-
sait encore le zèle jusqu'à faire une critique grammaticale des
textes. L'abbé Etienne fit opérer, sous sa direction, la révision
de tous les livres de la Bible.
Un des travaux les plus ordinaires à Cluny était de transcrire
les manuscrits anciens et modernes. Même sous la décadence
qui suivit le grand Hugues, cette utile occupation n'avait pas
cessé. Les Pères grecs et latins qu'on y conservait furent d'une
grande utilité à Pierre le Vénérable, quand il déclara la guerre
aux hérétiques.
Grâce à cette émulation générale qui animait toutes les
communautés religieuses et les chapitres, le douzième siècle
vit éclore des merveilles. A leur exemple, chacun redouble
d'efforts, et bientôt les chétives collections des époques précé-
dentes firent place à des bibliothèques vraiment dignes de ce
nom. Ernon, abbé de Prémontré, aidé de son frère, copiait tous
les ouvrages de droit, de théologie et de littérature qu'il avait
étudiés à "Paris et à Orléans. Guillaume, doyen de Verdun,
achetait de tous côtés des manuscrits et en transcrivait lui-
même. Conon, abbé de Saint-Vannes, avait déjà une si belle
collection, qu'il faisait construire un bâtiment à part, afin de la
placer. Guibert de Nogent assure que saint Vincent de Laon
302 IJISTOIRK Î)K LA PAPALTÈ.
possédait onze mille volumes. Udon de Saint-Pierre de Chartres,
Macaire de Fleury, Robert de Vendôme, Hugues de Corbie,
Mamert de Saint-Victor de Marseille, publièrent des règlements
pour l'entretien de leurs bibliothèques.
Il paraît certain que les libraires commencèrent à exercer
leur profession à cette époque, dans les grandes villes, pour
subvenir aux besoins des étudiants. Pierre de Blois dit, en
parlant d'un code de lois qu'il avait acheté à Paris, ab illo man-
gone publico librorum. Geoffroi, prieur de Sainte-Barbe, en
Auge, écrivant à Jean, abbé de Beaugerais, en Touraine, lui
proposait d'acheter une bibliothèque qui était en vente à Caen.
Cette collection ne pouvait appartenir qu'à un libraire ; jamais
un monastère ou un chapitre n'aurait voulu s'en défaire. Enfin,
rien ne prouve mieux, ce nous semble, la multiplication des
livres au douzième siècle, que les legs fréquents faits aux
abbayes par des évèques ou de simples chanoines. Hugues
Farrit, chanoine de Saint-Jean-des- Vignes, légua à la ville de
Soissons des ouvrages sur toutes sortes de matières ; Philippe
d'Harcourt, évêque de Bayeux, donna cent quarante volumes
à l'abbaye du Bec; Arnoul de Lisieux plusieurs codices de
droit, de théologie, à l'abbaye de Saint-Victor de Paris ^
III. Il fallait à ces livres des mains vigilantes et des esprits
studieux. Où prenait-on les écoliers ?
Au cinquième siècle, l'état de la société naissante ne permet-
tait pas de recruter les élèves dans toutes les parties de la po-
pulation. Les serfs ne pouvaient pas disposer de leur temps et
les hommes d'armes avaient trop peu de loisirs pour vaquer à
l'étude. On ne peut donc pas constater alors ce phénomène gé-
néral et constant d'un peuple entier appliquant tous ses enfants
à l'étude, et faisant monter aux études supérieures ceux qui
peuvent y atteindre par la loi commune du travail et sous l'ex-
ception du talent. Toutefois, en constatant que les clercs seuls
et les moines se livraient aux occupations intellectuelles, il
faut bien entendre ce que l'on veut dire. On ne naît pas clerc,
^ l)cs Ecoles épiscopales, passim.
CHAPITRE VII. 363
on le devient par vocation d'en haut. En disant que l'état social
d'avant le douzième siècle ne comportait guère d'autres étu-
diants que les hommes d'église, on doit entendre que ceux qui
voulaient se donner à l'Eglise avaient la faculté de suivre leur
vocation, et, peu après, les ressources et les loisirs du travail.
Les autres se bornaient à l'étude de la doctrine chrétienne; aux
éléments du savoir, et ne s'élevaient que par exception aux
études plus étendues.
Cette conclusion ne doit pas s'entendre dans un sens trop
absolu. De par le monde, on croit qu'à cette époque, il n'y
avait en France, parmi les laïques, que des ignorants et que
les seigneurs, en qualité de seigneurs, se glorifiaient de ne
pas savoir signer. Nous ignorons sur quel titre repose un si
ridicule préjugé. Les anciens actes portent signature ni plus
ni moins qu'aujourd'hui. Il y a eu, sans doute, de tout temps,
quelques têtes ingrates, quelques mains rétives à la plume, des
instructions néghgées ou manquées, mais jamais les nobles
n'ont eu la sottise de se faire une gloire de l'ignorance.
Les nobles francs dédaignaient si peu le savoir qu'ils pla-
çaient volontiers leurs enfants dans les écoles monastiques.
L'école palatine n'était guère qu'une école privilégiée ; le désir
de rivaliser en clergie avec les favoris des rois, poussait les
jeunes nobles vers l'école des cloîtres. A Saint-Gall, à Corbie,
à Saint-Ricquier, à Fleury, à la Grande-Sauve, il y avait des
quartiers réservés aux jeunes seigneurs. Plusieurs s'y distin-
guèrent assez pour compter parmi les savants; les autres,
decurso Psalterio, apprenaient à tirer de l'arc et à lancer le
faucon.
« La science, disait Philippe de Bonne-Espérance, n'est pas
l'apanage exclusif du clergé , car beaucoup de laïques sont
instruits dans les belles-lettres. Quand il peut se dérober au
tumulte des affaires ou des combats, un prince doit s'étudier
dans un livre, comme il regarde ses traits dans un miroir. »
La piété et la foi chrétienne qui animaient le laïque, inspiraient
bien souvent aux femmes le désir d'apprendre. Les filles des
seigneurs n'éprouvèrent pas moins que leurs frères le besoin
1164 HISTOIRE DK LA PAPAnf..
de lire les Evangiles, les écrits des Pères et les Vies des saints,
et leurs parents partageaient trop leurs sentiments religieux
pour leur refuser la liberté de fréquenter les écoles. Cette fille
des barbares dont le cardinal Pitra cite la correspondance,
apparaît comme la Sévigné mérovingienne. Les filles de Char-
lemagne prennent part aux réunions de l'Académie. Une du-
chesse de Septimanie écrit des instructions pour ses enfants.
Sainte Mathilde, Ilelvide, mère du pape Léon IX, Agnès,
femme de Henri le Noir, Constance, fille de Robert, Ide de
Boulogne, Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, Marguerite
du Viennois, Béatrix de Bourgogne, Ermengarde de Lorraine,
sont citées pour l'étendue de leurs connaissances ou la délica-
tesse de leur goût. Les religieuses, obligées de pourvoir à
Péducation des jeunes filles et à la préparation des novices,
doivent naturellement atteindre toutes un certain niveau d'ins-
truction. Dans quelques maisons, à Metz, à Angers, à Argen-
teuil, elles portent ce niveau à une grande hauteur. Parmi ces
saintes filles, nous voyons briller quelques illustrations : Adé-
laïde de Luxembourg est comme la Maintenon d'un autre Saint-
Cyr; Lioba, sœur de saint Boniface, écrit en vers ; Harnilde et
Rénilde, abbesses de Flandres, transcrivent des manuscrits en
lettres d'or; Héloïse va de pair avec Abailard; Hroswitha est le
Racine féminin de la vieille Germanie, et Herrade de lîohen-
bourg. le docteur encyclopédique, le saint Thomas des femmes
de son temps.
IV. Quelle était, maintenant, la condition des écoliers et des
écolâtres? L'enseignement, dans les écoles épiscopales et mo-
nastiques, était confié à des maîtres appelés écolâtres, scolas-
tiques ou capiscoles. Parmi les maîtres, il y en avait un princi-
pal, qui fixait les leçons à donner et avait droit à l'obéissance,
après labbé. Dans les écoles épiscopales les plus importantes,
la dignité suprême, pour la direction de l'établissenient, était
confiée à un arrhiscohis ou primicier. Au-dessous des maîtres
se trouvait un proscholus, chargé de la surveillance plutôt des
mœurs que des études. Nous l'appellerions aujourd'hui un
directeur. Enfin, dans chaque éghse et dans chaque abbaye,
CHAPITRE VIÏ. 365
mais en dehors de l'école, il y avait un chancelier qui était spé-
cialement>.hargé d'accorder la licence, c'est-à-dire la permis-
sion d'enseiguer à ceux qui voulaient professer dans l'étendue
de sa juridiction.
Plusieurs chanceliers s 'étant mis sur le pied de n'accorder la
licence qu'à prix d'argent, divers conciles du douzième siècle
portèrent remède à cet abus, et enjoignirent de conférer gra-
tuitement la licence à ceux qui s'en montraient dignes'. A
Paris, le chancelier de Notre-Dame était investi de cette pré-
rogative. Dans l'origine, ce dignitaire avait la prétention de
l'exercer d'une manière absolue, de se rendre seul juge de la
capacité littéraire et de l'aptitude morale des réclamants, et
d'astreindre les maîtres à lui jurer obéissance et soumisssion.
Ces exigences furent le sujet de beaucoup de contestations,
qui se portaient en cour de Rome et qui furent presque toujours
décidées contre le chancelier.
D'autres fois, c'étaient des querelles d'école à école, de chan-
celier à chancelier. On discutait, on excommuniait, puis on
allait plaider à Rome. Le Saint-Siège jugeait souverainement
ces contestations.
On ne choisissait pas à la légère les professeurs réguliers ou
séculiers, et, selon Fulbert, mieux valait laisser une chaire
vacante que d'y placer un sujet indigne. L'institution des cha-
noines réguliers rendit, pour la. formation des professeurs,
d'éminents services. Pendant longtemps, les écolâtres furent
confondus avec les autres professeurs; à la fin du onzième
siècle, leur charge paraît avoir été érigée en office avec émolu-
ments spéciaux. Désormais, l'écolâtre ne peut plus courir de
chaire en chaire ; il est tenu à la résidence, à moins qu'il n'ob-
tienne congé. S'il s'absente plus de vingt jours, il perd son
bénéfice-^Quand il a reçu l'investiture de sa charge, il doit faire
des cours sur la théologie et les sciences supérieures ; l'âge et
la maladie peuvent seuls l'en dispenser. S'il manque à ses obli-
gations, il est privé de sa prébende. Ici, après sept ans, il
^ Duboulay, Hist. de l'Univ. de Paris^ t. II, cite un concile de Londres de
1138 j ou doit y ajouter le fameux canou du concile de Latran en 1179.
3GG mSTOlRK DE LA PAPAUTE.
devient maître émérile ; là, il reçoit chaque année une nou-
velle investiture. Viager ou à vie, le titre de professeur jouit
toujours de la plus haute considération; et il n'est pas rare que
les plus grands personnages mentionnent le nom de maître,
parmi leurs dignités, comme un des titres qui puissent le
mieux assurer leur crédit.
La religion occupait une telle place, dans les mœurs du
moyen âge, que chaque famille briguait Thonneur de donner
au moins un enfant à l'Eglise. Riches et pauvres, serfs et ingénus
sollicitaient également l'habit du clerc ou la coule du moine.
L'Eglise les acceptait dès l'âge le plus tendre pour leur incul-
quer plus profondément les habitudes régulières et les assou-
plir aux exigences de la discipline. Toutefois, s'ils étaient reçus
de bonne heure, ils n'étaient pas admis à contracter des engage-
ments avant quinze, dix-huit et vingt ans. Ces enfants étaient
l'objet de la plus scrupuleuse vigilance et des plus tendres
soins. Jour et nuit^ ils vivaient sous l'œil des maîtres, et, même
en voyage, ils n'avaient par leurs libres franchises. En lisant
dans le Spicilége de d'Achéiy les coutumes de Cluny, vous
vous croiriez dans un de nos petits séminaires.
La classe avait lieu sous un préau, sous un hangar, devant
le parvis d'une église ou simplement en plein air. Le maître
ou lecteur lisait le texte de l'auteur étudié et donnait habi-
tuellement une glose plus ou moins éloquente. Les élèves,
assis par terre ou sur une botte de paille, écrivaient en dictée
le texte de la leçon et abrégeaient les gloses dans les inter-
lignes de leur manuscrit. Le maître, avec sa baguette, ramenait
au devoir ceux qu'il ne réussissait pas à captiver par son
éloquence.
11 paraît que la baguette servait encore à autre chose. Les
chroniqueurs, qui sont sans pitié ni merci, nous disent tout
uniment qu'il y avait môme des circatores pour faire la police
avec une poignée de verges, et quand la raison n'entrait pas
par la tète, les circatores tâchaient de lui ouvrir un passage
au pôle opposé. Quant au pénitentiel des écoles, il avait ses
règles fixes. Alors, comme aujourd'hui : Prima, gratis;
CHAPTTHE VIÎ. 3Gt
èecunda, débet; tertia, solvei; on poussait plus loin la nomen-
clature. A la troisième faute, il y avait simplement réprimande
publique; à la quatrième, la mise au pain sec ; à la cinquième,
l'isolement et le fouet. Si l'enfant résistait à tant de correc-
tions, on devait prier pJHr lui le Seigneur et le conduire à
l'évêque.
Il paraît, par une bulle d'Alexandre III, que, dans certaines
grandes villes, les élèves jouissaient de privilèges particuliers
pour ce qu'on appelle ailleurs Vhabeas corpus et le paiement
des dettes.
De tous temps, maîtres et élèves ont apprécié les douceurs
du repos. Je me persuade que ces bons maîtres de la scolas-
tique avaient dès lors inventé les distributions de prix, où
les thèses à tout briser remplaçaient nos discours de fou-
droyante éloquence, et que la distribution des prix était suivie
de vacances.
Y. Parlons maintenant des études.
Du cinquième au douzième siècle, les études réglementaires
des classes supérieures comprenaient le trivium, le quadri-
vium et la théologie. Le trivium et le quadrivium formaient
un programme d'études tracé par Boèce , Martianus Capella,
Cassiodore et saint Isidore de Séville. Jusqu'au douzième
siècle, il est resté tel qu'il avait été dressé pour les écoles des
premiers siècles du moyen âge.
Le trivium comprenait la grammaire, la dialectique et
la rhétorique.
Saint Isidore nous dit qu'on apprenait les lettres aux enfants
avec des cailloux marqués de caractères : d'où le nom de
calculatores donnés aux premiers maîtres d'école. Quand ces
enfants étaient capables d'assembler les lettres, on leur faisait
lire les ouvrages de Probus, de Didyme, ou ceux d'autres
philosophes recommandables, le Psautier ou quelque autre
livre de piété, en exigeant une explication verbale pour chaque
mot. Ainsi préparé, l'élève entrait, pour plusieurs années,
dans la classe de grammaire. La grammaire n'était pas seule-
ment la science du langage correct, mais aussi celle du style :
3()8 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
isuii étude répondait assez exactement à ce qu'on appelle
aujourd'hui les classes de grammaire. Deux sortes d'auteurs
étaient employés dans les cours : les uns fournissaient les
préceptes, les autres les modèles du style. Pour les préceptes,
Priscien et Douât étaient les deux auteurs en vogue. On
connaissait encore Aulu-Ciellc, Macrobe, Servius, Patérius,
Arnovius, llérodianus, Euticius, Diomède et Cliarisius. En
combinant les divers ouvrages de ces maîtres, on eut bientôt
les nouvelles grammaires d'Alcuin, de Notker le Bègue, de
Raban-Maur, de llemy d'Auxerre, Lambert de Poitiers et
plusieurs autres. Sous ces différents maîtres, on étudiait les
parties du discours, la prosodie, l'accentuation, la ponctuation,
l'orthographe, les figures de mots et de pensée, la versification,
la fable et Thistoire. Pour les modèles, on étudiait surtout des
historiens, Suétone, Trogue-Pompée, Josèphe, Quinte-Curce,
Tite-Live, et encore plus les poètes, à cause des avantages
qu'offrait la lecture des vers. Ainsi, on lisait et commentait
Virgile, Stace, ïérence, Horace, Lucain, Perse et Juvénal.
Sans doute on n'expliquait pas à la fois, ni même successive-
ment tous ces auteurs, mais on les étudiait assez pour faire
de bonnes et excellentes études de grammaire.
Après la grammaire et avant la rhétorique, la dialectique.
Le moyen âge réglait ainsi Tordre des études ; à rencontre du
siècle présent, il n'entendait pas qu'on s'essayât à la pratique
du raisonnement par le discours, avant d'en avoir étudié la
théorie dans la logique. Cette science avait, aux yeux des
maîtres , une importance capitale ; Raban-Maur appelle la
dialectique la science des sciences; Alcuin la définit l'art de
raisonner et de discerner le vrai du faux. Pour la connaître,
il fallait, dit Charles de Rémusat, « avoir appris tout ce qui
regarde les cinq voix ou les rapports généraux des idées et
des choses entre elles, exprimés par les noms de genre,
d'espèce, de différence, de propriété, d'accident; les catégories
ou prédicaments, c'est-à-dire les idées les plus générales
auxquelles puisse être ramené tout ce que nous savons ou
pensons des choses; la théorie de la proposition où les principes
CHAPITRE VII. 369
universels du langage; le raisonnement et la démonstration,
ou la théorie et les formes du syllogisme; les règles de la
division et de la définition ; la science enfin de la discussion et
delà réfutation, ou la connaissance du sophisme ^ » Pour ne
point s'égarer dans cette métaphysique, on suivait VOrganon
d'Aristote, traduit en latin, les Topiques de Cicéron, avec les
commentaires de Boèce, Y Introduction de Porphyre aux Caté-
gories d'Aristote, et les écrits du rhéteur Yictorin. De plus, on
consultait le Timée de Platon, le De libero arbitrio de saint
Augustin et l'opuscule de Boèce, De consolatione philosophie.
La difficulté de comprendre le genre, l'espèce et l'accident
donnèrent naissance aux interminables querelles des nominaux
et des réaux, querelles qui prêtèrent à plusieurs erreui's, mais
qui eurent pour résultat final de faire exactement connaître
les questions qui avaient fourni matière aux égarements.
D'autres, plus ambitieux, voulurent ériger la dialectique en
science unique^ en science d'instruction, qui devait, à l'aide
de certaines combinaisons, mener aisément à toutes les con-
naissances, et, en assurant cette facile conquête par le simple
jeu de l'esprit, rendre inutile tout travail studieux. Les
esprits plus sages mirent un frein à ces désordres et, par
de justes rigueurs, préparèrent l'avènement de la scolas-
tique.
La rhétorique tenait le troisième rang. On Fétudiait danis
Cicéron et Quintilien, deux maîtres qui ont enseigné tout ce
qu'il est bon d'en savoir. En résumant le De oratore, dans sa
rhétorique, Alcuin voulut le compléter par l'addition des
préceptes d'Aristote; mais il ne réussit qu'à le charger d'inutiles
et obscures superfétations. On compte depuis par centaines
les émules d' Alcuin, maladroits traducteurs de Quintilien et de
Cicéron.
Le quactrivium comprenait l'arithmétique , la géométrie ,
l'astronomie et la musique. Le trivium représentait la gram-
maire, les humanités, la philosophie ; le quadrivium représen-
tait l'étude des sciences et des beaux-arts.
^ Abailard, t. I«r, p. 7.
IV. 24
"MO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
L'arithmélique, aussi nécessaire aux mathématiciens que la
grammaire aux humanistes, marchait en première Ugne. Tou-
tefois, on l'étudiait, moins dans ses principes vrais et ses appli-
cations usuelles, que dans les notions vagues de la numération
mystique. Ce n'est pas, qu'en bonne et chrétienne science,
nous repoussions le symbolisme des nombres : des idées qui
ont obtenu les sympathies de saint Augustin, de saint Grégoire
et de la plupart des docteurs du moyen âge, sans parler des
autres, sont, à coup sûr, des idées respectables ; mais il faut se
tenir à ces idées traditionnelles et pour peu qu'on se lance dans
une arithmétique de fantaisie pieuse, sans le contrôle d'une
raison sévère, on aboutit à des conséquences, admirables si
l'on veut, mais sans preuve et sans fondement. On se servait,
pour les calculs, d'une table appelée abaque, sur laquelle on
traçait des colonnes dont le nombre était toujours proportionné
à la qualité des sommes sur lesquelles on voulait opérer. Les
unités, dizaines, centaines avaient chacune leur colonne ; le
zéro se représentait par un vide. Malgré ces dispositions régu-
lières, l'agencement des chiffres était tellement compliqué,
qu'on ne pouvait réussir qu'après un long exercice. A ces sup-
putations s'ajoutait la connaissance des temps : 1° les divisions
de la durée chez les Grecs et les Romains ; S"* les concurrents,
les réguliers et les épactes ; 3° les divisions de l'année solaire ;
4° la manière de trouver les calendes, noues et ides, enfin
toute la science du calendrier et du comput. Les maîtres qui
servaient d'oracles dans ces matières étaient, outre les cinq
docteurs souvent précités, Adalhard et Ililpéric de Corbie,
Abbon de Fleury et le grand Gerbert.
L'étude de la géométrie se réduisait à une série de proposi-
tions élémentaires relatives aux figures planes considérées
dans l'arpentage, dont on s'efforçait de saisir l'application.
L'astronomie était encore dans l'enfance. Celui qui connais-
sait les signes du zodiaque, les étoiles fixes, les planètes, les
solstices, les équinoxes, les révolutions de la lune et du soleil
possédait, à peu près, la somme complète des notions astrono-
miques. Encore les étoiles empruntaient leur lumière au soleil
CItAPITRE VII. 371
et les comètes chevelues étaient le présage de grands événe-
ments. Ce n'est qu'à partir du dixième siècle qu'on voit la
cosmographie sortir du vague , tantôt développée , tantôt
entravée par les folies de l'astrologie judiciaire.
La musique embrassait le chant d'église et la théorie mu-
sicale. Le chant d'église noté en neumes, qui laissaient ignorer
la valeur des intervalles, offrait d'énormes difficultés. On ne
pouvait guère apprendre à chanter qu'en recevant de la bouche
d'un maître les intonations. Un premier progrès, dû à Hucbald
de Saint-Amand, simphfia cette étude en traçant des hgnes
pour placer dessus des lettres ou des chiffres. Gerbert, en ap-
prenant la génération des sons par le pincement du monocorde,
fit faire un nouveau progrès. La gamme de Gui d'Arezzo, avec
sa portée de quatre hgnes et les sept notes, en est le dernier
terme. On put, dès lors, apprendre en très-peu de temps, même
aux enfants, le chant des offices.
La métaphysique musicale, la science raisonnée des sons, les
rapports de la musique avec l'arithmétique, l'harmonie des as-
tres et des lois de l'acoustique, étaient enseignés par le musicus,
professeur qu'il ne faut pas confondre avec le préchantre. Le
vrai musicien devait savoir les intervalles, leurs proportions,
leurs consonnances, leurs genres, leurs modes, leurs systèmes.
Cette science était en grande estime ; il n'est pas d'homme re-
marquable qui n'en ait fait une étude particulière. On la louait
comme un exercice propre à former l'esprit, favorable à la
piété par son utilité dans les cérémonies religieuses. Boèce
assure qu'elle est une des quatre sciences sans le secours
desquelles on ne peut arriver à la vérité, et saint Isidore dit
qu'il est aussi honteux d'ignorer la musique que de ne pas
savoir lire. On greffa encore, sur la théorie musicale, des idées
mystiquesr idées qui eurent pour organes le Vénérable Bède,
Alcuin, Odon de Cluny, Notker et Réginon de Prum.
La théologie, couronnement obligé des études scientifiques
et littéraires, se bornait, avant la scolastique, à l'étude positive
de l'Ecriture et des Pères. L'autorité divine passait pour le
meilleur guide, presque pour la seule voie de science : rare-
37$ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
meut on invoquait le secours de la raison. Le plus profond
théologien ne sortait pas de l'explication littéraire, allégorique
et morale des saints Livres, d'après les docteurs des six pre-
miers siècles de l'Eglise chrétienne. Ce n'est qu'à partir du
onzième siècle que commence la rédaction de la théologie en
corps, la formulation de la science en thèse et la démonstration
d'après les règles de la dialectique.
YI. Enfin, à côté des études secondaires et supérieures, le
moyen âge s'occupait encore des langues, du droit civil et ca-
nonique, de la médecine et des beaux-arts.
L'étude des langues orientales ne fut pas interrompue, même
dans les temps barbares. A partir de Charlemagne, ces études
comptèrent un plus grand nombre de partisans. Alcuin nous
dit que la bibliothèque d'Yorck renfermait des manuscrits grecs,
hébreux et arabes ; il est peu probable, dit Maître, qu'il les
conservât sans les étudier. Raban place le grec au-dessus de
toutes les langues parlées par les païens : il les connaissait donc
pour établir la comparaison. Une école spéciale pour enseigner
la langue d'Homère et de Platon fut établie à Osnabruck. Jean
Scot traduisit saint Denys l'Aréopagite; Notker de Saint-Gall,
Aristote. Hartman de Saint-Gall et Sigon de Marmoutiers sa-
vaient le grec, l'hébreu et l'arabe. Saint Léon IX, le cardinal
saint Humbert, Lanfranc, saint Anselme, Sigebert de Gembloux
étaient des hellénistes distingués. Pierre le Yénérable était
riche en manuscrits, Abailard recommande le grec et l'hébreu
aux religieuses du Paraclet. A Cîteaux, sous saint Etienne, on
fit une révision de la Bible sur les originaux hébreux et chal-
daïques. En louant, comme il convient, ces savants courageux,
il faut, pour être juste, reconnaître qu'ils furent souvent em-
pêchés, dans leurs études, par la rareté ou l'imperfection des
glossaires et des grammaires.,
L'étude du droit civil ne date guère, en Europe, que de la
découverte des Pandectes, à Amalfl. Auparavant, l'Eglise se
contentait d'entretenir, dans chaque province, quelques lé-
gistes, pour défendre ses droits contre les envahissements des
seigneurs. En sorte que l'Eglise a conservé le droit romain,
CHAPITRE VII. 373
comme elle a sauvé la langue et les chefs-d'œuvre des anciens.
Après la découverte du code Justiiiien, il y eut, pour cette
étude, une vogue et même un engouement. De là résultaient
la négligence d'études plus importantes et quelque péril pour
les bons principes : les conciles de Reims, de Latran et de
Tours signalèrent ce double danger. Cependant l'interdiction
portée canoniquement n'empêcha pas de conserver , dans
quelques écoles, des chaires de droit, et Placentin, à Toulouse,
ne comptait pas moins d'auditeurs qu'Irnérius à Bologne.
Le droit canon, cela se comprend, fut plus étudié que le
droit romain. Ceux qui s'adonnaient à cette étude avaient
d'abord les canons des apôtres et les constitutions aposto-
liques ; ils compulsaient, en outre, les collections en usage
dans les églises et les recueils composés par des auteurs im-
portants. L'Eglise grecque avait quatre collections faisant
autorité ; l'Eglise latine en avait également quatre : une de
saint Léon, le Codex vêtus de Denys le Petit, le Codex canonum
de saint Isidore et les Décr étales , dites fausses, de Mercator.
Les recueils les plus importants faits par des auteurs portaient
les noms du diacre Ferrand, de Carthage, 572, de Martin,
évêque de Brague, en Portugal, 579, de Reginon de Prum, de
Burchard de Worms et d'Yves de Chartres.
La médecine fut, pendant longtemps, dans l'Europe chré-
tienne, l'apanage exclusif des juifs. Pour ne pas entrer en
relations avec cette secte impie, les enfants de la sainte Eglise
étudièrent, à leur tour, la science d'Hippocrate, de Celse et de
Galien. Notker de Saint-Gall, Walafried Strabon, Gerbert,
Ri cher, Tetbert de Marmoutiers, Raoul du Bec se distinguèrent
comme médecins. Parmi les évêques et abbés, on recherchait
Fulbert de Chartres, Maminot de Lisieux, Guillaume de Saint-
Bénigne, Gontard de Jumiéges et Jean de Fécamp. Au dou-
zième siècle, personne n'égalait Constantin du Mont-Cassin,
Pierre de Blois, Jean d'Angers et Alquirin de Clairvaux. Cette
étude offrait, à des clercs, des dangers beaucoup plus redou-
tables que l'étude du droit romain : les conciles crurent devoir
l'interdire. Les termes de l'interdiction inchnent à croire qu'il
371 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
y avait, dans toutes les écoles des monastères, une pharmacie,
un laboratoire et d'autres moyens d'étude. Sprengcl , qui
ignorait, sans doute, ces particularités, nous dit que les moines
eurent, pour remèdes ordinaires, les prières, les reliques et
l'eau bénite. Ces remèdes peuvent servir, en eflet, à l'ordinaire
et même à V extraordinaire; mais la confiance en Dieu et en
ses saints n'empêchait pas ces pieux et sages cénobites de
lire les maîtres de la science et même de compulser Uranus,
Alexandre, Dioscoride et Julien.
Il n'est pas jusqu'aux beaux-arts qui n'aient trouvé asile
dans les monastères. L'architecture, la sculpture, la peinture,
l'orfèvrerie, la plupart des industries servant à la construction
et à l'ornementation des églises, s'étaient, à l'époque des inva-
sions, réfugiées dans les cloîtres : elles n'en sortirent qu'à
l'affranchissement des communes. Les splendides cathédrales,
qui font encore l'admiration et le désespoir de nos architectes,
sont les pièces justificatives du bon goût et du savoir-faire des
abbés et des évêques du onzième et du douzième siècle. Le
monde n'a rien qui puisse leur disputer la palme.
Telle fut, pendant sept siècles, la destinée des écoles en
France. Le flambeau de la science éteint par les invasions,
s'était rallumé par les soins de Boèce, de Cassiodore, de saint
Isidore et du Vénérable Kède ; il avait répandu, en France, la
lumière , renaissant grâce au zèle admirable des curés, des
abbés, des évêques et des rois. En passant aux mains de l'in-
comparable Charlemagne et empruntant les reflets des écoles
italiennes, irlandaises et anglo-saxonnes, il brilla, grâce à
Alcuin, d'un incomparable éclat. Du neuvième au douzième
siècle, il versa, sans interruption, des trésors de splendeur,
grâce aux efforts des Loup de Ferrière, des Raban-Maur, des
Gerbert, des Abbon, des Lanfranc, des Anselme, des Fulbert et
des Abailard. Loin de se renfermer dans le cercle étroit d'un
évèché ou d'un monastère, il porta partout les lumières de
l'intelligence avec les révélations de la foi. Tout en attribuant
à chaque province et à chaque époque sa juste part dans
CHAPITRE Vil. 37o
Tœuvre de régénération et le mouvement du progrès, il faut
reconnaître que les principales écoles appartinrent au nord de
la Gaule et que le onzième siècle fut, après le huitième, le
point de départ d'une magnifique renaissance.
Ces écoles, création bénie de l'Eglise, jouissaient d'une
liberté noble et d'une gratuité sagement compensée. On savait,
à force d'efforts ingénieux, s'y procurer des livres. Les élèves
étaient tels que le comportait l'état social, c'est-à-dire clercs
ou moines, mais sans exclusion pour les laïques ni pour les
femmes. Les maîtres enseignaient dans toutes les conditions
exigibles de dignité et d'indépendance, se proposant autant de
régler les mœurs que de former les esprits. Lés sciences qu'ils
enseignaient, indiquées par un invariable programme, s'inspi-
raient du canon de la science antique, tout en subissant les
rigueurs des temps barbares et sans manquer jamais une oc-
casion de progrès.
Grâce à l'Eglise, les écoles étaient à peu près tout ce qu'elles
doivent être : pour l'individu, le noviciat éclairé et fortifiant de
la vie; pour la famille, un appui dans l'accomplissement de ses
plus impérieux devoirs; pour la société civile, une source
d'hommes habiles dans toutes les fonctions ; pour la société
religieuse, une pépinière de prêtres aptes à tous les dévoue-
ments ; enfin, pour les plus nobles objets de l'activité humaine,
un élément de sécurité, une condition de développement, un
gage de grandeur.
§ 2. Les taniversités.
Pour bien comprendre les institutions du passé, il est néces-
saire de s'isoler des préoccupations du présent, et de se péné-
trer sincèrement des idées et des principes qui dominaient
l'époque où ces institutions prirent naissance ; surtout si, au
lieu d'être ?œuvre de quelques hommes, elles ont été le résul-
tat des pensées et des besoins du temps. Cette vérité de bon sens
est particulièrement applicable à la fondation des universités.
On entend ici par université une corporation de professeurs
et d'élèves, fondée ordinairement par le Pape, quelquefois par
â7ft HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
les souverains, enrichie de privilèges spirituels et temporels,
existant comme personne légale, organisée enfin de manière à
provoquer l'émulation, à favoriser la culture des sciences, le
progrès des lettres, et à constituer, dans son ensemble harmo-
nieux, le haut enseignement.
L'institution de ces établissements était conforme au génie
du moyen âge. A cette époque, la société publique reconnais-
sait, d'une part, le ministère de la famille, de l'autre, la mis-
sion divine de l'Eglise, laissait, pour le surplus, l'essor de
l'activité humaine se développer selon les principes du self-
government. Il eût résulté de là un morcellement individua-
liste, si la foi chrétienne n'eût relié les âmes entre elles et si la
charité ne les eût poussées à s'entr'aider. De là naquirent, dans
tous les ordres du mouvement social, ces associations sponta-
nées qui, allant au-devant du péril de dissolution, furent au-
tant de conditions d'ordre et de prospérité. Ainsi, la féodalité
n'était, dans sa dernière expression, qu'une série d'associa-
tions successives, de contrats d'union, dont le serment était le
lien et Dieu même la garantie. Les communes étaient des asso-
ciations plébéiennes pour opposer, aux envahissements des
seigneurs, les droits reconnus de l'humble foule. La chevalerie
était une association militaire ; les maîtrises étaient des asso-
ciations industrielles; les ordres religieux des associations de
sainteté. La science devait avoir aussi ses associations : à côté
du guidon des chevaliers et des seigneurs, de la bannière des
communes et des confréries, des signes de raUiement du tra-
vail, de la force et du droit, devait flotter le drapeau du savoir.
Pour esquisser dans ses traits généraux l'histoire des uni-
versités, nous devons rappeler les faits qui s'y rapportent,
énoncer les principes qui rendent raison des faits et donner
un souvenir aux antiques écoles des évêchés et des monas-
tères. Ces écoles, un peu effacées par les universités, sont la
pierre d'attente des séminaires, la base de la rénovation que
décidera le concile de Trente,
CHAPITRE VII. 377
1° Histoire des universités.
L'histoire des universités sera assez connue par l'histoire de
l'Université de Paris, l'indication de ses origines, l'analyse des
bulles qui la constituent, sa querelle avec les ordres mendiants
et rénumération historique des autres universités fondées sur
le modèle de l'Université de Paris.
I. L'Université de Paris n'apparaît point à un jour donné,
après la délibération d'une assemblée ou en vertu du décret
d'un prince : elle se forme depuis les origines de la monarchie.
Les institutions qui la préparent sont l'école palatine, l'école
épiscopale et les écoles monastiques de Saint-Yictor et de
Saint-Germain-des-Prés. « La jeunesse y accourait de toutes
parts, dit le président Troplong, môme des pays étrangers,
d'Italie, d'Angleterre, d'^Ulemagne. Les maîtres se muiti-
pUaient en proportion du nombre des disciples, et comme ce
concours immense était un sujet de désordres, les écoliers
(cette expression comprenait alors les professeurs et les audi-
teurs) se constituèrent en corporation, suivant l'usage du
temps, afin de faire régner parmi eux la discipline intérieure
et extérieure, si nécessaire au succès des études. Cette associa-
tion en compagnie n'a pas d'époque fixe ; elle ne s'appuie sur
aucun acte de l'autorité publique, elle fut l'œuvre de la force des
choses et des habitudes contemporaines. Il paraît que du vivant
de Matthieu Paris, en 1195, elle était déjà en pleine vigueur.
Telle est l'origine cachée de cette grande Université de Paris,
la plus ancienne, la plus savante et la plus glorieuse des uni-
versités de France. Elle est sortie des mains du clergé, et son
berceau est dans l'église Notre-Dame et l'abbaye de Sainte-
Geneviève \ »
Les anciens écrivains universitaires, Crevier, par exemple,
ont nié l'k)rigine ecclésiastique de l'Université. Pour donner
plus de lustre à leur corps, ils ont eu la petite vanité de ratta-
cher son existence à Charlemagne. Nous savons ce qu'il faut
penser de cette illusion d'amour-propre, entretenue par le pré-
^ Pu Pouvoir de l'Etat sur l'Enseignement, p. 71 et guiv.
378 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
jugé, alors fort à la mode, qui regardait Charlemagne comme
le créateur de tout ce que la France avait d'antique et de
grand, comme la source de la plus haute légitimité. « Quant à
nous, continue M. Troplong, qui n'envions au clergé aucun des
services qu'il a rendus à la société, nous nous croirions in-
grats si nous lui disputions l'honneur, si bien mérité, d'avoir
jeté les premiers fondements de l'enseignement en France; et,
loin de lui reprocher ici, avec Coquille, de s'être magnifié et
exalté aux grandeurs temporelles, nous dirons : Respect à
vous, hommes qui avez aimé l'étude, quand votre siècle n'ai-
mait que les jeux sanglants de la force brutale I respect à vous
qui avez enseigné, quand d'autres croyaient qu'il suffisait de
savoir vaincre ! En proclamant les droits de l'inteUigence, vous
êtes entrés dans les voies de Dieu, qui veut que ce soit l'esprit
qui gouverne les hommes. »
Le premier acte qui nous montre l'Université naissante en
rapport avec le pouvoir royal est de l'an 1200, sous Philippe-
Auguste. L'archidiacre Henri de Liège avait envoyé son
domestique chercher du vin. Le cabaretier le disputa et lui
cassa sa cruche. A son retour, le domestique se plaignit ; des
étudiants allemands, sur sa plainte, se chargèrent delà répara-
tion. Comme ils procédaient avec l'aplomb germanique, le
peuple intervint, prit fait et cause pour l'aubergiste, et Henri
de Liège fut tué dans la bagarre. Sur quoi, les bourgeois
jurèrent de livrer aux tribunaux quiconque ils verraient frap-
per un étudiant, et de ne point arrêter un écolier, même en
cas de méfait, mais de le livrer plutôt, selon une juste coutume,
au juge ecclésiastique. Le roi, à son tour, fit punir le prévôt
qui avait soutenu le peuple. Un diplôme royal adressé au
Studium parisiense comme à une sorte de corps, pour prévenir
les conflits qui pourraient ramener de semblables scènes ,
ordonne qu'à l'avenir chaque .prévôt de Paris, entrant en
charge, jurera d'observer les privilèges de l'école, et veut que
le juge laïque ne puisse arrêter les écoliers qu'à la charge de les
remettre sur-le-champ dans les mains du juge ecclésiastique *.
^ Crevier, Hist. de l'Univ., t. I", p. 272.
CHAPITRE VII. 379
Malgré cette concession royale, l'association s'adressa au
Saint-Siège, et c'est le premier acte authentique qu'elle pose
comme corporation. Dans cette multitude d'aliaires où elle
avait besoin d'agir comme être collectif, elle voulait se faire
représenter par un procureur spécial. « Comme, dans les causes
qui sont portées pour vous et contre vous, répond Inno-
cent III, votre Université (c'est la première fois qu'on trouve
ce mot dans un acte public) ne saurait aisément intervenir,
soit en demandant, soit en défendant, vous Nous avez demandé
qu'avec notre autorisation, il vous fût loisible d'avoir un pro-
cureur. Bien que, d'après le droit commun, vous ne puissiez
pas le faire, cependant, par l'autorité des présentes. Nous vous
concédons la faculté d'instituer un procureur pour cet objet \ »
L'acte est de 1203, il porte la signature d'un Pape, ancien
élève de l'école de Paris, l'un des plus éminents canonistes et
des plus grands Pontifes qui aient occupé la Chaire aposto-
lique. D'après le droit commun, le Studium paiisieiise n'avait
pas le droit d'agir comme corporation indépendante de l'école
épiscopale et des écoles monastiques ; d'après la lettre ponti-
ficale, il pourra désormais se constituer, former corps et re-
vêtir le caractère d'une nouvelle institution.
Telle est l'origine de l'Université de Paris.
II. A peine constituée en compagnie, l'Université éprouva le
besoin, si naturel aux corporations qui sentent leur énergie,
de se donner des lois tutélaires et de s'affranchir des entraves
qui pouvaient gêner ses allures. Nous allons suivre, dans les
constitutions apostoliques, les progrès successifs de son orga-
nisation.
En 1210, on voit ses députés dresser, en commun, un règle-
ment intérieur sur la décence de l'habillement, sur l'ordre des
leçons et l'assistance aux funérailles. Cette convention fut
suivie d'un -serment que chaque maître devait prêter, s'enga-
geant à observer les règlements, sous peine d'être retranché
du corps. Il est essentiel de remarquer que cet acte disciplinaire
< Dans les Décrétalea recueillies par ordre de Grégoire IX, cliap. Qux de
procurât.
fjftO IIISTOHŒ DE I.A PAPAUTÉ.
n'était obligatoire que pour ceux qui y consentaient ; encore,
ceux qui avaient refusé serment, pouvaient, d'après un rescrit
du Pape, revenir sur leur décision.
L'Université fit approuver par le Saint-Siège ces règle-
ments intérieurs. Quelques années après, en 1215, elle recevait
un règlement plus complet, j'allais dire sa grande charte, de
la main d'un illustre légat, prédicateur de la croisade, Robert
de Courson.
D'après ce règlement, la faculté de professer, ou de lire en
théologie, ne sera accordée qu'à des hommes d'une conduite
irréprochable, d'une capacité certaine, âgés de trente-cinq ans
et ayant étudié pendant huit années. Pour éprouver les can-
didats, il leur sera permis de faire des lectures publiques, avant
d'obtenir le titre de maîtres. La licence sera conférée par le
chancelier de l'Eglise de Paris, mais il ne devra exiger ni ar-
gent, ni aucun engagement de fidélité ou obéissance, ni aucune
condition que ce puisse être. Quant aux maîtres es arts, nul
ne peut lire à Paris, s'il n'a pas vingt et un ans et s'il n'a
suivi, six années durant, les leçons des maîtres. Le candidat
promettra de lire pendant deux ans, au moins, sauf motif lé-
gitime d'empêchement; sa réputation devra être sans tache
et sa capacité éprouvée selon l'usage. Viennent ensuite les
prescriptions relatives aux livres qui sont autorisés et à ceux
qui sont défendus pour cause d'hérésie, des articles regardant
la tenue des classes, les insignes des maîtres. L'assistance aux
funérailles d'un maître est de rigueur ; les repas d'installation
et de thèses sont défendus. Enfin la constitution de la corpo-
ration est confirmée par les dispositions qui permettent aux
maîtres et écoliers de contracter des obligations entre eux et
de prendre en commun les délibérations qui leur paraîtront
utiles, spécialement dans deux points essentiels, les cas d'in-
jure ou de déni de justice, et la fixation des loyers demandés
par les bourgeois aux étudiants.
Ces statuts, solennellement octroyés, établissaient donc ca-
noniquement et fortifiaient l'existence de l'Université, et, tout
en respectant les droits du chancelier de l'Eglise de Paris,
CHAPITRE Vit. 381
assuraient à la nouvelle compagnie son indépendance. Le
chancelier, il faut le dire, ne put voir sans mécontentement
l'organisation de ce corps, qui se présentait comme relevant
directement du Saint-Siège et excipait des privilèges reçus de
la puissance apostolique. Tandis que l'Université s'organisait,
le chancelier prétendait la gouverner par ses règlements,
taxant de conspiration tout ce qui était fait de contraire, sus-
pendant les professeurs, incarcérant les écoliers et frappant la
corporation des foudres de l'évêque. L'Université; molestée de
la sorte, à deux ou trois reprises, en appela au Saint-Siège.
Cette affaire fut vive et prolongée. Enfin, soutenue par le
légat, par les papes Honorius III et Grégoire IX, l'Université
ohtint ime transaction, approuvée, en 1228, par une huile
pontificale, en vertu de laquelle elle fut maintenue dans le
droit de faire, pour sa discipline, des constitutions et statuts
obUgatoires.
Cette conquête conduisit à une autre. L'Université, qui jus-
qu'alors n'avait pas eu de sceau et se servait de celui du cha-
pitre, placé sous la garde du chancelier, résolut de s'en donner
un pour attester son existence indépendante. Grande résistance
de la part du chapitre. Le légat du Pape, à qui on en réfère,
donne gain de cause aux chanoines et brise le sceau de l'Uni-
versité ; les écoliers s'insurgent et viennent, armés d'épées et
de bâtons, assiéger le légat dans son hôtel. Enfin Innocent IV
termine la querelle en donnant à l'Université le droit d'avoir
un sceau à elle propre et dont elle put faire librement usage.
Ce n'est pas tout : comme corps enseignant, l'Université
avait besoin de la sécurité nécessaire pour assurer la continuité
et la paix des études. Or, cette sécurité était souvent troublée
par les excommunications qui obligeaient les écoliers à aller
plaider à Rome, s'ils ne voulaient obtenir l'absolution de l'é-
vêque en payant les amendes satisfactoires. Honorius III avait
une haute idée de l'école de Paris : il voyait, dans cette com-
pagnie, « un fleuve propice qui, répandant partout les eaux de
la doctrine, arrose et rend féconde la terre de l'Eglise univer-
selle. » En conséquence, il défendit à qui que ce soit de pro-
382 mSTOIRR DE LA PAPAUTÉ.
iioncer rexcommunicatioii contre l'Université en corps, si ce
n'est par une commission expresse du Saint-Siège. Et quant
aux excommunications prononcées contre les écoliers indivi-
duellement, le pape Innocent IV, pour leur épargner les frais
du voyage de Rome et la perte de temps qui en résultait pour
les études, donna pouvoir à l'abbé de Saint- Victor de prononcer
les absolutions exigées par la circonstance.
Ce n'est pas seulement contre l'évéque et le chapitre de
Notre-Dame que l'Université, à titre de corps public, naissant
à la liberté, avait à réclamer l'intervention protectrice du Pape.
Comme corps ecclésiastique, placé en face du pouvoir civil,
elle avait aussi des privilèges à défendre et des demandes de
secours à présenter au Saint-Siège. L'Université, en effet, ne
comptait dans son sein que des clercs ; les laïques, dit Crevier,
méprisaient l'étude et ne savaient pas lire. Or, un des privi-
lèges des clercs était de ne reconnaître d'autre tribunal que
celui du juge ecclésiastique,; c'était le droit commun de toute
la chrétienté, et la cléricature y tenait avec énergie, parce que
le for ecclésiastique lui présentait seul les garanties de bonne
justice qui se trouvent dans la régularité des formes, les
lumières des juges et le respect de la loi. Quant aux tribunaux
laïques, la barbarie qui les dominait était si grande, la procédure
y était si étrangement livrée à la superstition de la force bru-
tale, et le droit si aveuglément sacrifié aux hasards du combat
judiciaire, que les clercs ne voyaient pas sans effroi cette juri-
diction, plus semblable à une arène sanglante qu'au sanctuaire
de la justice. Aussi Etienne de Tournai, parlant d'un clerc que
l'on forçait à plaider devant un tribunal laïque, disait-il « qu'il
combattait contre des botes, ayant pour juges des hommes qui
ignorent les lettres et haïssent les lettrés. » Les écoliers étaient
donc sous la compétence du juge dégUse, et (ce qui doit être
remarqué), sous la compétence du juge d'église du siège de
l'école ; ce qui avait été établi pour ne pas exposer les écoles à
être désertes, par la crainte que leurs suppôts, en cherchant les
avantages intellectuels, ne fussent dépouillés, pendant leur
absence, de leurs facultés temporelles. Quand PhiUppe-Auguste,
CHAPITRE Vît. 383
par son ordonnance de 1200, et saint Louis, par son ordon-
nance de 1228, confirmèrent ce privilège, ils n'octroyèrent pas
une faveur nouvelle ; ils ne firent que ratifier un droit préexis-
tant, généralement établi et reconnu, et qui, partout où Ton
étudiait, en France aussi bien qu'en Italie, était considérée
comme la sauvegarde des écoles.
Mais les écoliers, quoique revêtus de l'habit ecclésiastique,
ne conservaient pas toujours dans leur conduite la décence
et la tenue. Leurs querelles avec les bourgeois étaient fré-
quentes ; ils portaient des armes ; ils enfonçaient les portes des
maisons; ils enlevaient les femmes et les filles. A Paris surtout,
où la jeunesse était très-nombreuse, il y avait maintes fois des
rixes, des batailles, des méfaits réciproques. Le prévôt, gar-
dien de l'ordre public, intervenait ; il traitait les écoliers comme
des perturbateurs ordinaires. Alors, l'école jetait des cris de
douleur et de menace ; elle élevait des conflits de juridiction, et
quand elle n'obtenait pas justice du roi, elle recourait au Pape,
et, en attendant, elle ordonnait la cessation des cours, pensant
que ce silence des études était pour le pouvoir la plus sévère
leçon. Le Pape adressait alors un bref au roi, pour lui repré-
senter la gloire de la science, l'utilité des lettres, l'excellence
de l'Université de Paris ; il l'engageait à user de ménagements
et de conciliation, afin de terminer l'affaire, sans quoi il l'ar-
rangerait de sa propre autorité. Puis il nommait des commis-
saires, qui négociaient et obtenaient du roi les satisfactions
réclamées parla cour de Rome \
Enfin, en 1231, l'indépendance de l'Université étant assurée
tant contre l'évèque que contre les rois, Grégoire IX donna une
bulle solennelle qui complète la charte de l'Université de Paris :
« A l'avenir, tout chancelier de l'Eglise de Paris devra, le
jour de sa prise de possession, en présence de l'evêque ou sur
son ordre, dans le chapitre, et après avoir appelé deux maîtres
représentant l'Université des écoliers, prêter serment que, pour
^ Nous avons emprunté ce récit à Troplong, partisan excessif du pouvoir
de l'Etat sur l'enseignement, et dont le témoignage n'a, par suite, que plus
de valeur.
384 HISTOIRE r»E LA PAPAUTÉ.
les études de théologie et de décret, de bonne foi et selon sa
conscience, en temps et lieu, selon l'état de la cité et l'honneur
des facultés, il n'accordera la licence qu'à ceux qui en seront
dignes, et qu'il n'admettra pas les indignes, ne faisant accep-
tion ni de personnes ni de nations. Et avant qu'il n'accorde la
licence à quelqu'un, il devra, pendant trois mois, à partir du
jour de la demande de licence, faire avec le plus grand soin,
tant auprès de tous les maîtres présents dans la ville qu'auprès
des personnes honorables et lettrées, desquelles il pourra sa-
voir la vérité, une enquête sur la vie, la science, le talent du
postulant, sur le ferme propos où il est et sur l'espérance qu'il
offre de faire des progrès, et sur toutes les autres choses né-
cessaires à connaître en pareille occurrence. Après l'enquête
ainsi faite, il devra de bonne foi et selon sa conscience, accor-
der ou refuser la licence demandée. Les maîtres en théologie
et en décret, lorsqu'ils commmenceront à lire , prêteront ser-
ment en public de rendre fidèle témoignage sur les points ci-
dessus. Le chancelier jurera aussi qu'il ne révélera pas les avis
des maîtres pour leur nuire ; au reste, les droits et la Hberté
des chanoines de Paris, pour professer la théologie et le dé-
cret, resteront confirmés. Quant aux physiciens, artistes et
autres, le chanceher permettra de bonne foi d'examiner les
maîtres et de repousser les indignes, n'admettant que ceux
qui seraient dignes Que l'évêque, ni son officiai, ni son
chancelier, n'imposent aux écoliers aucune peine pécuniaire
pour la levée de l'excommunication ou de toute autre censure.
Et que le chancelier n'exige des maîtres à qui il confère la
licence aucun serment ni aucune obéissance ; qu'il ne reçoive
aucun émolument ou aucune promesse pour la concession de
licence, et qu'il se contente du serment dont il a été question
plus haut. y>
Passant à l'organisation intérieure du corps, le Pape accorde
ou plutôt conserve à l'Université le droit de faire des règle-
ments pour sa discipline , et de punir les contrevenants par
la soustraction des privilèges de la compagnie. Il confirme les
immunités relatives à la juridiction ecclésiastique, et défend
CHAPITRE VU. 385
expressément au chancelier d'avoir une prison particulière, les
élèves inculpés ne pouvant être détenus que dans la prison de
l'évéque. D'un autre côté, les écoliers ne devront jamais mar-
cher en armes dans la ville, et l'Université ne pourra faire
jouir des privilèges de scolarité que ceux qui auront un maître
certain. Les écoliers ne pourront être arrêtés pour dettes, « ce
qui est, dit-il, contraire au droit canonique. » Les vacances ne
pourront durer plus d'un mois, et^ pendant ce temps, les da-
cheliers auront la faculté de continuer leurs leçons, s'ils le
veulent. Deux autres décisions se rapportent, l'une aux suc-
cessions des étudiants morts à Paris, et l'autre à la taxe des
loyers. La plupart des jeunes gens arrivant dans la capitale ne
savaient souvent où se loger. Il n'existait encore qu'un petit
nombre de collèges ; les bourgeois rançonnaient à plaisir leurs
locataires; l'Université prit sur elle de déterminer un maximum.
De là des contestations sans fin. Grégoire IX ordonna que le
prix des logements serait fixé par deux maîtres de l'Université
et deux bourgeois, élus du consentement des maîtres; si les
bourgeois refusaient de paraître et de délibérer, les maîtres
procéderaient sans eux. Cette clause fut ratifiée par le roi.
Enfin, comme sanction de toute la constitution nouvelle,
le Souverain-Pontife autorisa l'Université, quand elle serait
grièvement lésée dans ses privilèges et ne pourrait obtenir
satisfaction, à suspendre ou même à cesser ses leçons.
Ainsi, l'Université était la création des Papes et elle leur dut
son entière organisation.
III. L'Université, si empressée^à se faire octroyer des droits,
n'étaient pas si zélée à partager ses prérogatives. On le vit bien
par la querelle contre les ordres mendiants.
L'ordre naissant de Saint-Dominique avait rendu d'éminents
services à l'Eglise. Dès 1217, son fondateur avait établi, à
Paris, une liiaison de frères ; ces religieux avaient entretenu
avec la compagnie des maîtres des rapports pleins de bienveil-
lance. Un professeur donna même aux prêcheurs l'hôtel ou
l'hospice Saint- Jacques. L'Université possédait quelques droits
sur cet emplacement; elle les céda aux dominicains, et« ceux-ci
IV. 25
386 HISTOIRE T)K L\ PAPAUTÉ.
(le leur côté, dit l'acte, en témoignage de respect, nous admet-
tront dans la participation générale de leurs prières et bonnes
œuvres, comme étant leurs confrères. » De plus, le couvent
jacobin voulut s'engager à dire deux messes solennelles et des
offices pour les morts de l'Université. L'acte est scellé des
sceaux des maîtres en théologie.
On avait accueilli avec le même enthousiasme l'ordre du sé-
raphique saint François. La reine Blanche s'était môme em-
pressée de confier aux frères-mineurs l'éducation de l'enfant
qui fut saint Louis. Aucun panégyrique ne vaut la gloire
d'avoir formé un tel prince.
Jusqu'en 1228, la meilleure intelligence avait régné entre les
dominicains, les franciscains et l'Université. Cette année, pen-
dant les fêtes du carnaval, une bande de clercs se rendit dans une
taverne du bourg Saint-Marcel, hors l'enceinte de la ville, et,
ayant trouvé le vin bon, en but beaucoup, puis paya le cabare-
tier en monnaie de singe. Le cabaretier appelle au secours des
gens du village, qui battent les clercs et les pourchassent
jusqu'aux portes de la ville. Le lendemain, ceux-ci reviennent,
pillent la taverne et se répandent dans le bourg, où ils com-
mettent d'affreux excès. Le doyen de Saint-Marcel porta plainte
à l'évêque et au légat du Pape ; l'évêque et le légat s'adres-
sèrent à la reine Blanche, qui ordonna au prévôt de Paris de
faire courir sus aux coupables par les archers. Le prévôt avait
une vieille rancune contre les clercs ; il attaqua indistinctement
tous les étudiants qu'il rencontra et en tua deux. L'Université
prit fait et cause pour ses disciples ; les maîtres se rendirent
près de la reine, qui ne tint aucun compte de leurs réclama-
tions; près de l'évêque, qui ne les écouta pas plus favorable-
ment. Alors une délibération fut prise en commun : tous les
professeurs quittèrent Paris et se dispersèrent. Henri III en fit
venir à Oxford, où ils formèrent un établissement ; d'autres se
retirèrent à Orléans, Angers, Poitiers, Beims, où ils formèrent
des établissements analogues, qui furent le germe d'autant
d'Universités*.
< Henri de Riancey, Hist. de la liberté d'enseignement, t. P', p. 221.
CHAPITRE VII. ' 387
Sur ces entrefaites, les dominicains, profitant de la liberté,
ouvrirent deux écoles de théologie dans leur couvent ; les fran-
ciscains suivirent cet exemple. Le succès fut complet, d'autant
plus que les religieux choisis pour enseigner étaient Albert le
Grand, Hugues de Saint-Cher, Jean de Florence et Alexandre
de Halès. L'évêque et le légat favorisaient ces fondations, qui
s'appuyaient, d'ailleurs, sur un droit incontestable. L'Université
seule en fut offensée, et, quand son affaire eut été réglée par
une économie paternelle, elle voulut faire supprimer les trois
chaires. La prétention était révoltante : les dominicains et
les franciscains furent maintenus en possession de plein
droit.
En 1251, les ordres mendiants, qui avaient continué de pro-
fesser sans être agrégés à l'Université, ne tardèrent pas à ap-
précier les avantages des grades académiques. Mais leur vœu
d'humilité s'opposait à ce qu'ils demandassent la Ucence. Une
bulle d'Innocent lY obligea l'Université, en 1244, à leur laisser
partager ses privilèges. L'Université essaya de résister : les re-
ligieux ne demandant pas la licence, elle ne la leur donnait
pas. Une nouvelle bulle de 1249 enjoignit au chancelier de l'ac-
corder à ceux des frères qui en seraient dignes, même quand
ils n'en feraient pas la demande.
Les maîtres courbèrent la tête, mais ils ne pardonnèrent pas
aux rehgieux leur défaite. Ne pouvant supprimer les chaires
des dominicains, ils essayèrent de les réduire. Dans une lettre
aux évêques de France, ils exposèrent l'état des choses dans
l'Université ; puis, de leur autorité privée, les professeurs de
théologie fii^ent un règlement qui enlevait une chaire aux do-
minicains. Ces derniers, comme on le supposait bien, pro-
testèrent et gardèrent leurs deux classes.
L'affaire en était là, quand, pendant le carême de 1250, à la
suite d'une querelle de cabaret, un écolier fut tué, d'autres
laissés à demi-morts. Au bout d'un mois, l'Université n'avait
pas obtenu satisfaction. Alors, déhbération solennelle, propo-
sition de faire un serment collectif de poursuivre justice selon
Dieu et raison. Les trois professeurs mendiants refusent
388 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
tradhùrcr, à moins qu'on ne leur accorde d'abord la paisible
possession des chaires de leurs ordres. L'Université se croyait
forte, elle abusa de sa puissance et retrancha de son corps les
deux docteurs de Saint-Dominique. Les religieux en appe-
lèrent au Pape. Les hommes de l'Université, recteur en tète,
étant venus publier, à la porte du couvent de la rue Saint-
Jacques, la sentence qui retranchait les dominicains des corps
universitaires, furent battus, dit-on, par les novices et les étu-
diants. En présence de cette résistance et de cet appel, l'Univer-
sité alarmée en appela à tous les évêques de la chrétienté, les
conjurant de sauver, dans l'école de Paris, le fondement de
U Eglise. Hyperbole évidente et qui ne pouvait masquer, aux
yeux du Saint-Siège et de l'épiscopat, l'évidente injustice et
violence de la cause universitaire.
Le procureur des maîtres et écoliers à Pains près de la cour
pontificale, le fameux Guillaume de Saint-Amour, ne servit pas
non plus, avec beaucoup d'habileté, la cause de son corps.
Dans l'aveuglement d'un zèle emporté, il composa un ouvrage
intitulé : des Périls des derniers temps, ouvrage où il attaquait
non-seulement les frères mendiants, mais leur vœu de mendi-
cité. C'était s'en prendre à l'Eghse, qui avait approuvé les ordres
nouveaux, et à l'Evangile, qui évidemment les autorise.
D'un autre côté, les professeurs, pour rendre les mendiants
odieux, s'élevaient contre leurs exemptions et leur attribuaient
X Introduction à V Evangile éternel, qui reproduit l'illuminisme
de l'abbé Joachim. Aux accusations s'ajoutaient les invectives.
On remarquait surtout, dans cette lutte déloyale, l'animosité
d'Eudes de Douai, de Nicolas de Bar-sur-Aube et de Chrétien
de Beauvais.
Malgré ces exagérations. Innocent lY se montrait favorable
à l'Université, lorsqu'il mourut, dit-on, à la prière des men-
diants, d'où l'adage des cardinaux : Cavete à litaniis prœdica-
iorum. Alexandre IV se montra plus favorable aux ordres
religieux. Après examen de l'aliaire, le Pape jugea enfin, par la
bulle Quasi lignum vitœ, le l^'^ d'avril 1255. Les ordres men-
diants sont les représentants de la liberté : le Souverain-Pon-
CHAPITRE VII. 38Ô
iife la sauve encore une fois des atteintes d'un corps jaloux et
ambitieux. Il commence par faire un éloge remarquable de
l'Université, rappelle les faits, et décide « en esprit de paix et
de charité. » Pour ne pas limiter le pouvoir du chancelier dans
la collection, et les droits des postulants dans l'obtention de la
licence, il déclare que le chancelier peut l'accorder à quiconque
s'en sera montré digne, sans distinction de séculiers et régu-
liers. (( Ce qui, remarque Crevier, mettait les dominicains à
portée d'établir dans leur collège, non pas deux professeurs en
théologie, mais autant qu'ils auraient voulu. » Quant au secret
des déhbérations, le Pape l'accorde, « pourvu que ces délibéra-
tions soient telles qu'on puisse les taire sans exposer le salut
des âmes. » Il confirme le droit de cesser ou de suspendre les
leçons, mais il exige les deux tiers des suffrages dans chaque
faculté. Enfin, il casse et annule les décrets qui avaient exclu
les dominicains et les réintègre dans tous leurs droits. Pat une
autre bulle du môme jour, adressée aux maîtres en théologie,
Alexandre IV voulut les exhorter encore à l'obéissance, et leur
déclara que, s'ils résistaient, ils s'exposeraient à se faire sus-
pendre de leurs offices et de leurs bénéfices.
L'Université, si solennellement condamnée, résista ce-
pendant. Elle usa de ruse, feignit de se dissoudre, et écrivit
au Pape avec cette suscription : Les particuliers, maîtres et
étudiants en toute faculté, restes de la dispersion de l'Université
de Paris, actuellement demeurant dans cette ville sans faire
corps ensemble. « Nous avons, ajoutent ces maîtres, deux
inconvénients à éviter, l'un devons désobéir, l'autre d'admettre
des hommes qui ne vous conviennent point. Quel meilleur
moyen pour ne vous point manquer ni à nous-mêmes que de
rompre notre société? Nous en avions le pouvoir par le droit
naturel, qui ne retient personne en société malgré lui. » —
« Au fond, dit Crevier, à qui la vérité force le langage, c'était
un subterfuge. » Ils continuaient leurs fonctions et ne s'abste-
naient que des actes publics. Les dominicains tinrent ferme
et reçurent des docteurs en tout appareil. Les bulles se
succédaient. Rome enjoignait, sous peine d'excommunication,
300 IIISTOIUE DE LA PAPALTÉ.
qu'on se soumît à la bulle Quasi liqnura, L'Université essaya
de faire un compromis ; elle ne voulait pas plier. Cependant,
sur quatre docteurs envoyés par elle près du Saint-Siège, trois
firent leur soumission; le quatrième, Guillaume de Saint-
Amour, eut le chagrin de voir son pamphlet intitulé : du Péril
des derniers temps, brûlé en pleine cathédrale, devant le Saint-
Père, comme exécrable et injuste. L'Université accablée céda
enfin, et elle dut donner le bonnet de docteur au franciscain
saint Bonaventure et au dominicain saint Thomas. Il était
difficile, pour les ordres rehgieux, de célébrer leur triomphe
d'une manière plus éclatante.
Après avoir fait de la colère et de la résistance, l'Université
fit de l'hostilité envieuse et de mauvais aloi.
Un décret de 1260 relégua les docteurs jacobins à la dernière
place, dans les délibérations et assemblées. Cette petite ven-
geance était une triste consolation pour le corps privilégié.
Les dominicains venaient d'un seul coup de faire une brèche
terrible. Tous les ordres religieux y passèrent à leur suite : le
pape Alexandre l'avait décidé en principe. Les carmes et les
augustins en profitèrent.
En droit, l'Université était battue : le monopole qu'elle avait
tenté de s'attribuer pour le doctorat était à jamais ruiné. En
fait, rien de plus glorieux et de plus utile pour elle que les
suites de sa défaite. Elle y gagna de compter dans son sein les
hommes les plus illustres du treizième siècle, ceux qui ont
fait de leur époque l'âge d'or de la science catholique : Albert
le Grand, physicien, mathématicien, rhéteur, théologien; saint
Thomas, le fils du comte d'Aquin, ce génie si élevé, si profond,
si méditatif, cet Ange de l'école qui monte sur ses ailes de feu
jusqu'aux sommets les plus ardus de la science divine, et qui,
planant dans ces hauteurs, embrasse la somme des connais-
sances divines et humaines; Alexandre de Halès, le docteur
irréfragable ; saint Bonaventure, le Docteur séraphique, aussi
humble que sa gloire était grande; Vincent de Beauvais,
Alexandre de Villedieu, etc., etc.
Ainsi la création et la constitution de l'Université étaient
CHAPITRE VII. 301
l'ouvrage du Saint-Siège; mais, de par le Pape, cette corpo-
ration enseignante ne devait pas devenir un corps fermé à
l'accession du mérite. En maintenant le droit des ordres re-
ligieux, le Souverain-Pontife soutenait la cause de la justice ;
il obligeait l'Université d'accepter ce qui pouvait le plus con-
tribuer à sa gloire.
lY. Au reste, la fondation de l'Université n'empêcha pas les
collèges de provigner à Paris, comme dit Pasquier. Au retour
de la bataille de Bouvines et en exécution d'un vœu auquel
ils devaient la victoire, les sergents d'armes avaient fondé le
collège de Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers. Lorsque les
croisés français eurent enlevé d'assaut Constantinople, en
i204, l'empereur Baudouin et le pape Innocent III demandèrent
à l'Université de Paris des docteurs pour les établir dans la
ville des Césars grecs, et en retour, ils envoyèrent des jeunes
gens pour lesquels fut établi, à Paris, le collège de Constan-
tinople. Bientôt après, on vit s'élever ceux des Mathurins et
des Bons-Enfants ou Pauvres-Ecoliers, à qui saint Louis légua
la somme de dix livres ; de Saint-Nicolas du Louvre, fondé
en 1217; des Bernardins, établi en 1246, par Etienne de
Lexington; des Bons-Enfants de la rue Saint-Victor, en 1257;
des Prémontrés, en 1252; des Carmes, en 1259; du Trésorier,
en 1268, grâce à Guillaume de Saône, trésorier des églises de
Rouen; de Cluny, en 1269; de Tournay, en 1273; d'Harcourt,
en 1291 ; des Cholets, par le cardinal du même nom, en 1292 ;
du cardinal Lemoyne, en 1303 ; de Bayeux, en 1309 ; de Laon,
en 1314; de Montaigu, en 1324, et de Narbonne, en 1317. Vers
la même époque, c'est-à-dire au commencement du quatorzième
siècle, les étudiants de Bretagne ouvraient trois collèges qui rap-
pelaient leurs vieilles provinces, Trèguier, Cornouailles et Léon.
En tout .vingt-deux collèges. — Un peu plus tard, des
docteurs s'associent et fondent deux collèges, qui firent dispa-
raître plusieurs écoles particulières : ce furent les sociétés de
Sorbonne et de Navarre, fondées, la première, par Robert de
Sorbon, ainsi nommé d'un village près Sens ; la seconde par
Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel.
^9^1 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Celte fécondité créatrice n'était pas, au surplus, le privilège
des nationaux ; elle était partagée par les étrangers. En 1326,
un évêque d'Ecosse établit le collège des Ecossais ; en 1334,
quatre Italiens créent le collège des Lombards ; en 1338, s'ouvre
le collège des Allemands.
Cependant les évêchés et les monastères ne trahissent pas
leur mission d'élever la jeunesse. Le concile de Latran, les
papes Innocent III et Grégoire ÏX ordonnent aux cathédrales
et aux églises qui en auront la faculté, d'entretenir des écoles
pour instruire gratuitement les clercs de l'Eglise et les autres
enfants. Les cathédrales gardent au moins leur maîtrise et
leur séminaire. Ainsi Urbain IV est élevé à l'évêché de Troyes.
Un archevêque de Rouen témoigne sa reconnaissance des
soins qu'il a reçus autrefois à la métropole. L'an 1209, l'ècolâtrc
du Mans est un homme célèbre. Au diocèse de Senhs, on voit,
à deux reprises, les évêques établir des maîtrises et recom-
mander l'instruction gratuite. Irvin est maître à Orléans
en 1283, et si les lettres fleurissent à Châtillon, comme l'affirme
Guillaume de Nangis, il faut bien qu'elles y soient enseignées.
Les monastères conservent leur école triviale et leur école
supérieure. Innocent III fait élever, à Saint-Médard de Soissons,
le fils d'une pauvre veuve. A Saint-Maixent , à Sithiu, on
donne l'instruction gratuite. On forme des élèves distingués
au prieuré de Saint-Martin. A l'abbaye de Ciron, le règlement
porte qu'on devra étudier quatre ans. Guillaume de Nangis
indique l'école de l'abbaye Saint-Nicolas-du-Bois ; Sibrand, abbé
de Notre-Dame du Jardin, près d'Utrecht, fonde une espèce
d'académie, où l'on donne des leçons de poésie, d'histoire
profane et d'Ecriture sainte.
Enfin le clergé continue de donner l'instruction populaire.
A Paris seulement, il y a de ces écoles populaires à la cathé-
drale, à Saint-Honoré, à Saint-Merry, à Saint-Marcel, à Saint-
Victor et dans plusieurs autres paroisses. On voit même
apparaître l'enseignement privé et l'enseignement municipal.
Après cela, il ne reste plus qu'à se demander où régnaient les
fameuses ténèbres du moyen âge,
CHAPITRE VII. 393
Et non-seulement l'Université de Paris ne nuisait pas trop
aux autres écoles et collèges, mais elle provoquait encore la
fondation de semblables universités.
En France, les trois plus célèbres sont celles de Toulouse, de
Montpellier et d'Orléans. Celle de Toulouse est fondée par Gré-
goire IX, avec le pouvoir de professer in omni faciiltate; elle
se dit la seconde université de France. A Montpellier, la
médecine était cultivée dès les premiers siècles de la monar-
chie. Les maîtres et les élèves se remirent en corporation et le
pape Nicolas IV leur donna le pouvoir de conférer le degré de
maître dans l'un et l'autre droit, es médecine et es arts. A
Orléans, l'université fut reconnue par le pape Clément V, mais
seulement pour l'un et l'autre droit. D'autres furent fondées
peu après et la France compta vingt universités, y compris
Avignon et Orange, au comtat Yenaissin,
Hors de France s'élevaient également de brillantes univer-
sités. En Espagne, la Castille eut celle de Palentia; l'an 1208 et
l'an 1222, le royaume de Léon vit Alphonse IX fonder celle de
Salamanque. Un peu plus tard parurent celles de Coïmbre, pour
le Portugal, et celles de Yalladohd, de Huesca, de Yalence, de
Siguenza, de Saragosse, d'Avila, d'Alcala et de Séville. En
Angleterre, cinq professeurs du monastère de Saint-Evroult de
Normandie étaient allés, à la fin du onzième siècle, s'établir au
village de Cothenham; ils fréquentèrent l'école de Cambridge,
enseignèrent ensuite dans un grenier, puis à l'éghse, et de là
naquit l'université de Cambridge, qui comptait à la fin du dou-
zième siècle, une foule d'élèves et de professeurs. A Oxford,
l'an 1249, se greffa de même, sur une école ancienne, une
grande université, qui devint l'université reine de l'Angle-
terre. On y allait des Pays-Bas et même de France. Il y eut
jusqu'à trente mille étudiants. Cette école avait, comme l'Uni-
versité de Paris, ses privilèges, et, comme l'Université de Paris,
elle eut ses émeutes. En Italie, les deux plus célèbres univer-
sités étaient celles de Bologne, qui fut au droit ce que celle de
Montpelher était à la médecine et Paris à la théologie ; et celle
de Naples, instituée par Frédéric II en monopole universitaire.
394 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Des émigrations d'étudiants bolonais allèrent fonder celles
de Venise et de Padoue ; d'autres fleurissaient à Pise^ à Ra-
venne, à Arezzo, à Rome, par l'étude du droit, et l'école de
Salerne conserva sa vieille illustration d'école de médecine.
L'Allemagne, la Rohôme, la Pologne, la Hongrie, la Suède, le
Danemark, le Brabant et l'Ecosse eurent également, à des
époques peu éloignées, des universités, qui, toutes conser-
vèrent avec l'Eglise, les mômes rapports que l'Université de
Paris.
Tel est, dans son ensemble, du douzième au quatorzième
siècle, l'état des écoles en France.
2'' Régime intérieur des universités.
En parlant des écoles monastiques et épiscopales, nous avons
fait connaître leur régime extérieur ; nous devons maintenant
faire connaître le régime intérieur des universités. Pour at-
teindre ce but, nous avons à indiquer les principes de droit sur
lesquels reposaient ces établissements, à étudier leur orga-
nisation intime, à exposer l'état général des sciences et à mar-
quer enfin les rapports logiques des anciennes universités
avec la nouvelle Université de France.
1. En parlant d'une affaire d'école arrivée sous saint Louis,
Crevier, non suspect en cette matière, dit : « Ce fut le Pape qui
fut promptement le juge, qui fit la loi, qui décida : tel était le
pouvoir qu'exerçait alors le Souverain-Pontife * . »
Dès l'origine de la monarchie, les écoles avaient été l'œuvre
propre des abbés, des évêques, des conciles et des Papes. En
étendant leur domaine par la création des universités, le droit
scolaire, dit M. Troplong, passa du côté du Souverain-Pontife
et devint pour ainsi dire papal.
Le Pape fut le législateur des écoles. En 1203, Innocent III
accorde un syndic à l'Université ; en 1208, il réduit à huit le
nombre des chaires; en 1215, par son légat, il porte un règle-
ment fondamental. En publiant ce règlement, Robert de Cour-
^ Tome I", p. 345.
CHAPITRE VII. 39o
son dit ; Cum D. Papœ spéciale habuissemus mandatum, ordi-
navimus.
En 1220, le pape ïlonorius III, jaloux de conserver aux études
théolog'iques leur suprématie, bannit de l'Université de Paris
l'étude du droit civil.
En 1228, Grégoire IX accorde à l'Université le droit de pro-
mulguer ses règlements intérieurs; en 1231, le même Pape
développe le règlement de Robert de Courson; en 1231, il
donne une bulle pour ériger l'université de Toulouse.
En 1247, un professeur, Jean de Brès, qui professait des
erreurs sur la lumière, est banni de l'Université par le légat
du Pape.
En 1280, le pape Nicolas ÏII confirme le privilège des pro-
fesseurs de l'Université de Paris, d'enseigner en quelque lieu
que ce puisse être, sans nouvel examen ni nouvelle institution.
En 1283, les finances de cette même Université sont réglées
par le pape Martin.
En 1289, Nicolas IV érige l'université de Montpellier ; un peu
plus tard, Clément V, l'université d'Orléans. Précédemment, en
125S, Alexandre IV avait terminé la querelle contre les ordres
mendiants et Innocent IV avait décidé que l'Université, pour le
cas d'excommunication, ne relèverait plus que du Saint-Siège.
Tel était donc le droit public de cette époque. Il serait aussi
facile que superflu d'en multiplier les preuves.
Pour expliquer un ordre de faits si différents de nos mœurs
et usages postérieurs, il n'est pas nécessaire de recourir au
reproche banal d'usurpation, comme l'ont fait Loyseau et
d'autres, dans leurs controverses sur les droits respectifs de
l'Eglise et de l'Etat. L'usurpation ne saurait rendre raison
d'une combinaison sociale qui a eu, pour elle, neuf siècles de
possession paisible et d'acquiescement universel. D'ailleurs,
comment expliquer que l'Eglise connaisse assez peu sa consti-
tution pour empiéter sur l'Etat, et, en supposant cette inexpli-
cable ignorance, comment admettre l'usurpation de l'Eglise
sur une société qui était sa propre création ?
Il est, à cet état de choses, de plus nobles motifs.
ii96 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Dans celte période de neuf cents ans, que nous venons de
rappeler, ce qu'il y a surtout de remarquable, c'est que la
théologie est le but constant de tous les efforts intellectuels.
Sous saint Louis, il y avait douze chaires de théologie à Paris,
et c'était déjà peu, comparativement à ce qui avait eu lieu au-
paravant. Toutes les autres sciences venaient aboutir à la
théologie. On n'apprenait, en général, la rhétorique, la dia-
lectique, la philosophie et le droit, que pour exceller dans la
théologie. Est-il étonnant dès lors que la théologie ait entraîné
à Rome, dont elle relevait, les autres branches des connais-
sances humaines qui étaient ses satellites.
De plus, si on étudiait, c'était presque toujours pour l'Eghse
et par l'Eglise. Et comme la milice enseignante et la milice
studieuse se recrutaient dans les rangs du clergé, on consi-
dérait l'enseignement comme une branche du gouvernement
de l'Eglise. Qu'était-ce d'ailleurs que l'Etat, sinon une chiysalide
qui, au moins en ce qui concerne l'enseignement, n'avait pas
encore percé son enveloppe? L'impulsion, la haute direction
sociale venaient de l'Eglise, et il se trouvait môme des esprits
élevés pour croire , avec Jean de Salisbury, que les deux
glaives appartenaient au Pape.
En approfondissant ces raisons, on vient à reconnaître le
pouvoir d'enseigner comme un pouvoir essentiel et inamis-
sible de l'Eghse. Toutes les sciences morales et sociales dé-
rivent de l'Evangile ; l'Eglise, qui en conserve le dépôt, doit,
par conséquent, garder aussi en dépôt les sciences morales
et sociales. L'enseignement de ces sciences, c'est l'application
des principes révélés à l'éducation de l'homme ; c'est à l'Eglise
qu'il appartient, en vertu d'un mandat divin, de procéder à
cette application. L'Eglise, gardienne des sciences et gardienne
des âmes, est, à ce double titre, la grande maîtresse de l'ensei-
gnement.
Les partisans du pouvoir de l'Etat opposent à ces raisons,
qu'ils ne méconnaissent point, deux autres raisons : ils disent
que le pouvoir d'enseigner n'est pas un pouvoir catholique,
mais un pouvoir national : 1" parce que l'enseignement ne se
CHAPITRE VII. 397
donne que dans des réunions qui relèvent nécessairement de
la puissance publique ; 2° parce que renseignement, étant le
noviciat de la vie civile, il importe que l'Etat forme des ci-
toyens d'après ses principes et à son effigie. Mais le pouvoir
de surveillance sur les réunions n'implique que le droit d'en
empêcher les excès, et, quant au pouvoir de former des âmes,
l'Etat est, pour cela, sans vertu ni mission. En laissant
d'ailleurs à l'Eglise l'entière liberté de son enseignement, il
est sur de voir ses sujets puiser à son école les vertus qui
font les bons chrétiens et les grands citoyens.
II. Quel était le régime des universités ?
Les élèves avaient, en moyenne, de dix-huit à trente ans,
car les études étaient longues. Ainsi, chez les clunistes, on
faisait deux ans de logique, trois ans de philosophie, cinq ans
de théologie, plus huit années d'études pour le doctorat et le
professorat, ou six seulement pour le titre de maître es arts.
Les étudiants jouissaient des privilèges du for ecclésiastique :
ils étaient affranchis de la juridiction séculière. Divisés en na-
tions, en provinces et en diocèses, ils se coalisaient volontiers
contre les bourgeois et ne se divisaient guère moins volontiers
pour se battre entre eux. Les étudiants pauvres étaient reçus
dans des maisons dotées par quelque bienfaiteur ; les couvents
riches hébergeaient ceux de leur ordre; les jeunes chanoines
conservaient les revenus de leur prébende. Les professeurs
devaient constater les absences, rayer les négligents, passer de
temps en temps des examens et faire mettre en prison les
caractères durs ou les têtes trop chaudes. Cette discipline, on
le pense bien, ne prévenait pas tous les désordres. On reproche
communément aux étudiants les querelles, l'ivrognerie et le
libertinage. Jacques de Vitry leur reproche d'y mettre leur
gloire : on ferait facilement un gros livre d'incidents qui justi-
fient cette accusation.
Quand l'étudiant avait parcouru le cercle des études, il rece-
vait du chancelier de l'évêque un titre qui déposait de sa capa-
cité. Il y avait, dès lors, les titres de bachelier, de licencié et de
maître, auquel succéda plus tard celui de docteur. Peu à peu
398 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
s'introduisit un cérémonial pour radmissien do récipiendaires
par l'anneau, le bonnet et le serment sur les saints Evangiles.
La foi avait là ses garanties, sans préjudice pour le savoir.
A la tête des nations d'écoliers se trouvaient des procureurs,
élus eux-mêmes par des doyens, autres dignitaires, qui prési-
daient les subdivisions formées par les provinces et les dio-
cèses. Les procureurs, à leur tour, élisaient le recteur de l'Uni-
versité.
Yoici donc quel était le personnel de la corporation. Au som-
met de la hiérarchie, le recteur. A côté du recteur, le conser-
vateur des privilèges : c'était ordinairement un des évêques
voisins, non l'évêque de Paris, à cause des conflits fréquents
de juridiction. Puis venaient, chacun à son rang : les profes-
seurs et gradués, les procureurs des quatre nations, les reli-
gieux mendiants et les chanoines réguhers , enfin les greffiers,
syndics, avocats, notaires, bedeaux, messagers, libraires,
papetiers, parcheminiers, relieurs, enlumineurs et écrivains.
Cet ensemble formait, comme on voit, une vaste corporation.
III. Dans ces populeuses universités du moyen âge, on étu-
diait la science sacrée dans toute son étendue et l'on savait
s'élever à toutes ses hauteurs. Aujourd'hui, l'étude n'est guère
qu'un travail ingrat de l'àme sur elle-même ou sur la matière,
un empyrisme stérile , une anatomie psychologique où la
science étouffe. Alors la muse avait des ailes, le génie de l'am-
pleur; l'âme voulait atteindre la science transcendante de tout
ce qui est, en parlant de Dieu. Leibnitz, au fort de la réaction
contre le moyen âge, osait dire, en face d'adversaires protes-
tants, qu'il y avait quelques parcelles d'or dans le fumier de la
scolastique. Un temps vient où Ton dira qu'il est resté quelques
scories dans l'or pur de la science chrétienne au moyen âge,
tandis qu'on trouve à peine quelques paillettes do pur métal
dans le fumier de nos systèmes.
En principe, la théologie, à raison de la supériorité de son
objet, de sa fin et de sa cause efficiente, est, au pied de la
lettre, la reine des sciences; les autres sciences sont des
ancelles, comme on disait autrefois, en ce sens qu'elles lui
CHAPITRE VII. 399
sont naturellement subordonnées, qu'elles reçoivent d'elles les
principes supérieurs qui leur donnent naissance, les vérités
qui les éclairent et qu'elles concourent, dans leur sphère
respective, à la confirmation de ses enseignements. Au moyen
âge, la théologie est, s'il se peut, plus encore : elle est la
science mère de tout et la science favorite de tous. L'état
social fait, d'elle, comme le droit politique et civil delà société;
la piété des peuples lui assure, en toutes choses, non-seulement
la prééminence, mais une influence décisive. A raison de cette
importance, elle est le premier objet des études et leur suprême
achèvement. L'architecte qui bâtit les cathédrales, le sculpteur
qui taille une statue, le peintre qui décore un monument, le
verrier qui orne une fenêtre, le naturaliste qui étudie une
plante, l'astronome qui décrit la géographie du ciel, l'historien
qui raconte le passé, le poète qui crée une épopée : tous sont
théologiens et suivent, dans leurs œuvres, les inspirations de
la théologie. La théologie est l'aUment de toutes les intelli-
gences, la base des institutions, l'appui de la société, l'élément
vivifiant de la civilisation européenne. De là cette force sé-
culaire, communiquée à toutes choses, qui a résisté si éner-
giquement aux assauts de la Révolution.
La morale n'est point encore une science distincte, bien
moins encore une science indépendante : c'est une partie
nécessairement adhérente à l'anthropologie philosophique. On
ne l'étudié point encore dans sa forme de casuistique, forme
bonne en elle-même, mais qui fait naître facilement des
scrupules dans les âmes timorées, comme elle affadit, chez
les autres, la piété. On ne l'étudié pas moins pratiquement
dans des traités sur les vertus et les vices, dans la Somme de
Pierre de Poitiers, voire dans des apologues et des livres en
vers.
Le droit canonique est la législation de la chrétienté, comme
la théologie, mais sous d'autres rapports. Il est nécessaire à
tous les gens d'église et s'enseigne dans la plupart des Univer-
sités. On le voit se codifier dans la Concordantia discordantium
canonum de Gratien, qui s'augmente sous Grégoire ÎX, par les
iOO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
soins de saint Raymond de Pennaforl, de cinq livres de
Décrétales. Le Pape, en publiant cette collection, dit : Vohimus
ifjitur iithâc tantum compllatione imiversi utantur in judiciis et
scholis, distinctius prohihemus ne quis prœsumat aliam facere
absqiie speciali Sedis apostoUcœ auctoritate.
Le droit civil n'est point cultivé avec la même prédilection :
on l'enseigne cependant dans la plupart des universités,
surtout à Bologne. Les Papes ne favorisent pas cette étude
parce qu'elle tend à poser le pouvoir temporel comme juge
suprême et comme source du droit ; ils l'interdisent même à
l'Université de Paris, mais inutilement : l'enseigner était trop
lucratif pour que les légistes, dès lors très-avides de renom et
d'espèces sonnantes, eussent la vertu de s'en abstenir.
La philosophie n'existe, comme science spéciale, que dans
la dialectique : Adam de Petit-Pont en donne les éléments
dans son Ars disserendi ; pour les autres parties, elle est
absorbée dans la théologie. L'étude de la doctrine chrétienne,
dans sa formulation dogmatique, et la traduction de la méta-
physique d'Aristote lui assurent d'éminents progrès. C'est
alors que se constitue ce que nous appelons l'aristotélisme
chrétien, c'est-à-dire la philosophie la plus haute, la plus
claire et la plus sûre que le monde ait vue jusqu'à ce jour. On
ne la trouve point résumée dans des traités spéciaux, mais
répandue seulement çà et là dans les in-folio des grands
docteurs, notamment dans les œuvres de saint Thomas. En
écartant des écrits de l'Ange de l'école la partie théologique,
il reste une philosophie chrétienne, complète pour les matières,
symétrique dans son ordonnance, nourrie, dans toutes ses
thèses, de ce que peut fournir la plus forte raison.
On reproche à cette philosophie son servihsme. Si l'on
entend, par là, sa soumission à la doctrine chrétienne, nous
répondrons qu'elle comprenait le rôle de la raison dans les
investigations philosophiques d'une manière diamétralement
opposée aux théories des modernes. Chez les scolastiques, la
philosophie est, suivant le mot de saint Anselme : Fides
quœrens intellectum ; et, pour attaquer sérieusement ce pro-
CHAPITRE VÎT. 401
cédé, il faudrait d'abord démontrer la fausseté des vérités de
la foi. Si Ton entend, par servilisme, la déférence pour Aristote,
nous répondrons que la prédilection d'une époque raisonneuse
pour le Stagyrite, est toute naturelle, mais point servile. La
Scolastique dit : Magister dixit, quand Aristote a bien parlé ;
sinon elle le corrige. Qu'on ouvre le premier livre venu, on en
aura la preuve.
On lui reproche aussi la barbarie de sa langue. Mais ce
reproche n'est fait que pour préconiser la méthode oratoire,
beaucoup plus favorable aux faiblesses de l'esprit et aux écarts
de la spéculation. Pour nous, qui ne savons pas conciher la
gravité philosophique avec la fantasmagorie du style, nous
préférons une page de saint Thomas à tous les dithyrambes
de Victor Cousin.
L'histoire est moins en progrès. Pour les temps antérieurs
à Jésus-Christ, sa chronologie est fautive, et, pour les faits
éloignés, les chroniqueurs sont volontiers crédules; mais, pour
le présent, ils sont très-exacts, très-attentifs à recueillir les
faits. On voit publier des histoires générales, des histoires
spéciales, des annales d'éghses et de monastères, des biogra-
phies et des poèmes historiques.
La géographie ne sort des langes que grâce aux croisades et
aux voyages des franciscains chez les Mongols.
Les sciences naturelles, la physique, la chimie, l'astronomie,
posent leurs bases, et, pour leur coup d'essai, nous donnent
le grand Roger Bacon.
Quant à la méthode générale d'enseignement, elle consistait
toujours à expliquer l'Ecriture d'après la tradition et à ramener
toutes les sciences à la science sacrée. En jurisprudence, on
suivait les Pandectes ; en médecine, Hippocrate et (lalien ; en
philosophie, Aristote et Vlsagoge de Porphyre. A partir du
douzième siècle, l'interprétation traditionnelle se classe et
donne naissance aux Sommes de chaque science. Ainsi, en
théologie, on eut les Sentences de Pierre Lombard et la Somme
de saint Thomas ; en droit canon, le Décret de Gratien ; en
médecine, la Règle de Salerne et la Somme de Thaddée ; en
IV. 26
■402 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
jurisprudence, la Somme d'Azon. Les ouvrages de Vincent de
Beauvais, d'Albert le Grand, de Roger Bacon font suffisamment
connaître le cercle des études universitaires.
IV. A partir du quatorzième siècle, il s'opéra dans la consti-
tution des universités une révolution radicale. Par le fait de
Philippe le Bel, des légistes et des parlements, ces établisse-
ments, d'ecclésiastiques qu'ils étaient, devinrent laïques, et,
au lieu de relever de l'Eglise, relevèrent de l'Etat. Dans la der-
nière période de l'ancienne monarchie, il y avait, entre la
société politique et les universités, union intime, fusion presque
complète. Les universitaires étaient les délégués de la puis-
sance publique ; ils obéissaient , avec orgueil , à la voix
du prince et aux sentences des magistrats, et les recteurs,
leurs chefs, se glorifiaient du titre de vicaires du roi, qui leur
était donné par les jurisconsultes. Les publicistes de toutes les
écoles, ceux qui tenaient aux anciennes maximes du royaume
et ceux qui réclamaient de profondes réformes, les d'Agues-
seau, les Montesquieu, les Turgot, les Malesherbes, les La Cha-
lotais, tous étaient d'accord pour reconnaître que l'éducation
devait être dirigée par l'autorité souveraine et arrangée par la
société suivant sa constitution; qu'elle était un droit et un
devoir attachés à la puissance publique, dont les instituteurs
étaient les mandataires.
De ces idées naquit la Révolution, et de la Révolution naquit
l'Université.
L'Université, c'est l'Etat enseignant ; c'est TEtat prenant dans
l'instruction la place qu'avait créée l'Eglise; c'est, par une
transition insensible et quasi-nécessaire, la société civile se
posant en société religieuse, s'érigeant en Eglise laïque,
pour l'éducation de la jeunesse et la direction morale de la
nation.
Telle est, du moins, l'idée .que s'en firent les conventionnels
et tel est le but que voulait atteindre, dans l'intérêt de son des-
potisme, le créateur de l'Université impériale.
Destruction des écoles privées et des écoles ecclésiastiques ;
les enfants enrégimentés dans les casernes ou dans les lycées ;
CHAPITRE VII. 403
la chair au canon, l'esprit à la peur, et aux intérêts : telle est
l'idéal des décrets de 1808 et de 1811.
Il y a, dans cette conception, un premier vice : c'est qu'on
prend l'enfant, au nom de l'Etat, seulement pour l'instruire,
non pour l'élever. Or, prendre l'enfant avec de semblables des-
seins, c'est violer le droit des familles sur leur descendance et
méconnaître le droit divin de FEglisO; tant sur l'éducation que
sur l'enseignement. De plus, donner l'instruction sans l'éduca-
tion, c'est cultiver dans l'homme les facultés secondaires au
détriment des facultés supérieures, rompre l'équilibre régulier
du développement intellectuel et moral, préparer, par l'abon-
dance d'instruction et le défaut d'éducation, l'abrutissement,
non pas sauvage et grossier, mais poli et élégant, de l'espèce
humaine.
Il y a, dans cette conception, un second vice : c'est que cette
instruction, qu'on se flatte de donner, manque de base et même
n'a pas de sens. L'Etat enseignant, cela est bientôt dit et cela
fait bon eff'et dans un discours ; mais il n'est pas facile d'en-
tendre ce que cela signifie. On comprend des maîtres d'école et
des professeurs institués par l'Etat, mais on ne comprend pas
ce que ces professeurs et maîtres peuvent enseigner en propre
de par l'Etat. L'Etat, comme tel, n'a pas de doctrines ; les élé-
ments traditionnels du savoir humain, enseignés par ses
maîtres, ne peuvent avoir d'autres appuis que celui de la
raison naturelle ou celui des intérêts, bien ou mal compris, de
l'ordre social ; mais, si l'on veut asseoir ces enseignements sur
les principes constitutionnels de l'Etat, en matière d'instruction
élémentaire et secondaire, c'est une visée qui n'est pas
susceptible d'interprétation. Se figure-t-on des élèves épelant
le Code civil, des humanistes faisant des odes sur la Constitu-
tioU; et des jeunes philosophes méditant les principes de 89 ?
Quant à asseoir, comme on le veut, en eff'et, les sciences et les
études supérieures des quatre facultés sur les principes de
l'Etat, c'est réduire toutes ces études et ces sciences à l'ordre
purement naturel ; c'est exclure tout l'ordre surnaturel, la re-
ligion révélée et l'Eglise catholique; c'est, par conséquent^
404 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
établir l'ordre intellochiel dans les horizons bornés, ténébreux
et malsains du paganisme.
Ou plutôt, par une conséquence fatale, c'est établir une cor-
respondance nécessaire entre les principes constitutionnels de
l'Université et les tendances perverses du socialisme et de la
Révolution.
En eiret, la lumière unique de Tordre naturel^ dans l'hypo-
thèse universitaire, c'est la raison seule, autrement le rationa-
lisme. Le rationalisme est le premier principe de l'Université.
Rationalisme veut dire souveraineté de l'individu dans Tordre
intellectuel, alfranchissement des règles et des entraves qu'im-
pose la société religieuse fondée sur les données traditionnelles
de la foi. Socialisme, de son côté, signifie souveraineté de Tin-
dividu dans Tordre matériel, affranchissement des règles et des
entraves qu'impose la société domestique et pohtique fondée
sur la transmission héréditaire des biens.
Il y a, entre le rationalisme universitaire et le socialisme,
identité de principe et de but ; leur seule différence, c'est qu'ils
poursuivent ce but, Tun dans Tordre des intelligences, l'autre
dans Tordre des biens terrestres.
Par conséquent, l'Université actuelle n'a rien de commun
avec les anciennes universités, du moins telles que les avait
créées l'Eglise. L'Eglise les avait créées pour propager la foi et
les mœurs, pour ramener toutes les sciences à la théologie,
donner à la société religieuse des prêtres dignes, à la société
civile de dignes titulaires de toutes les charges sociales. L'Uni-
versité impériale n'a, dans ses principes, souci ni de la foi ni
des mœurs : elle s'occupe exclusivement de la science séparée
de la foi, et, par ses oubhs et par ses exclusions, elle ne peut
aboutir qu'à des embarras surchargés de désastres.
Ou les droits des familles, de TEgUse et de la liberté prévau-
dront contre les tendances funestes de TUniversité , ou l'Uni-
versité victorieuse sera ensevelie dans son triomphe.
CHAPITRE VIII. 40,1
CHAPITRE VIII. ^ ;
LES PAPES SONT-ILS BLAMABLES POUR AVOIR APPROUVÉ LA
MÉTHODE SCOLASTIQUE ?
Depuis trois siècles, la scolastique est un objet de critique et
de contradiction. Sans parler des mystiques du moyen âge,
qui n'en faisaient qu'une censure anodine, les platoniciens de
la Renaissance, les sectaires du protestantisme, les encyclopé-
distes du dernier siècle et les rêveurs du nôtre en ont dit tout
le mal que peuvent encourir une méthode et un enseignement.
A leurs yeux, la scolastique est un fantôme hideux, l'obstacle
au progrès des arts, des sciences et des lettres, un attentat à
l'indépendance de l'esprit humain et au libre essor du génie,
en fin de compte, la source funeste de maux incalculables. Cri-
tiques acerbes, contradictions violentes qui viennent non-seu-
lement des fanatiques, comme il s'en trouve dans tous les par-
tis^ mais même d'hommes sages, d'ailleurs abusés, dont les
méprises, du reste, trahissent l'importance de la question.
La scolastique, en effet, n'est pas une affaire de pure théorie.
Ce qui se débat sous ce nom, ce n'est pas l'appréciation simple
d'une langue et d'une méthode ; c'est, à bien prendre, la con-
ciliation de l'autorité et de la liberté, l'accord de l'intégrité des
croyances avec les progrès de la tradition : questions graves
dont le seul énoncé éveille, dans les cœurs, des échos sympa-
thiques, parce qu'il touche au vif les grands intérêts.
En examinant ici la scolastique, nous n'entendons pas la dis-
cuter à ce paint de vue. Pour nous renfermer dans un pro-
gramme pratique, nous devons esquisser l'histoire de la sco-
lastique, énumérer ses avantages, repousser les attaques dont
elle est l'objet ; et, puisqu'il s'agit de la scolastique, le mieux
est d'en parler en observant ses règles.
On entend par scolastique trois choses : une langue, une
0)6 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
méthode, une doctrine; la langue parlée, la méthode prati-
quée, la doctrine enseignée dans les universités du moyen
âge. La doctrine n'est autre que la doctrine même de l'Eglise,
plus une philosophie qu'on peut appeler Varistotélisme cliré-
tien. La langue est une langue scientifique, hrève, claire, éner-
gique, toujours conforme aux exigences de l'étymologie, mais
qu'il faut apprendre si l'on veut l'entendre. Enfin, la méthode
est une méthode d'enseignement qui n'est autre que la méthode
géométrique appliquée, non à la recherche, mais à la démons-
tration de la vérité. La doctrine chrétienne et l'aristotéhsme ne
sont pas en cause ; il nous reste à parler de la langue et de la
méthode, c'est-à-dire des termes qui servaient à l'énoncé des
propositions et des procédés qui les mettaient en formes
logiques. La question, ainsi restreinte, pourrait mener encore
à de très-longues considérations sur les principes des langues
et sur les lois de l'esprit humain ; pour ne pas excéder, nous
prenons les choses sur le pied des éléments.
I. Langue scolastique. — Chaque science a sa langue à part,
sa terminologie propre, dont le sens rigoureux rend plus facile
l'exposition des doctrines. A l'origine, la science chrétienne
avait été ébauchée dans les conversations familières, puis dé-
veloppée sous ses aspects divers dans les épîtres des apôtres.
Les premiers convertis du paganisme importèrent dans l'Eglise
la langue philosophique des écoles païennes, en lui donnant
toutefois un sens conforme à la loi. Les Pères se servirent de
cette langue des écoles et des Livres saints, mais gardèrent
pour l'ordinaire les langues éloquentes de l'antiquité classique.
Après l'âge d'or des Pères, le génie des peuples germaniques
voulut réduire en corps de doctrines, enfermer dans un plan
logique, étayer de toutes ses preuveS; l'ensemble de la vérité
révélée. Pour s'engager à ce grand œuvre et y réussir avec
la précision désirable, il fallait une langue scientifique, à
mots brefs et lumineux : on créa la scolastique. On pourrait en
trouver l'origine lointaine dans les écrits d'Aristote et les pre-
miers essais catholiques dans les mots de Consubstantiel, de
TraimibstantiatioHyàQ Trâ//^/; créés par les conciles. Sa formu-
CHAPITRE VUI. 407
lation exacte et complète ne date que de l'an 1000. Personne,
en particulier, n'en fut l'inventeur ; les maîtres y mirent tous
la main, et certes, il fallut une rare et féconde perspicacité pour
créer, en si peu de temps, ce riche dictionnaire, qui ne laisse
rien à l'arbitraire de l'auteur, au vague de la pensée, et qui
servit, cinq siècles durant, de trucheman à tous les esprits
cultivés.
Cette langue, comme toutes les langues, subit des vicissi-
tudes, traversa des époques de pureté et de corruption. Quand
les esprits s'appauvrirent ou s'affaiblirent, les expressions se
multiplièrent ; cette stérile abondance engendra les termes
équivoques et les mots obscurs. Au lieu de mieux défmir et de
mieux distinguer, on tomba dans les ténèbres. Mais la langue
de saint Thomas n'est pas responsable de ces errements, pas
plus que la langue de Racine ne doit répondre des écarts de nos
modernes romantiques.
Depuis, cette langue a été supprimée dans l'enseignement
officiel et conservée à peine, moyennant amendement, dans
l'enseignement des séminaires. De là est résulté une confusion
de termes et d'idées dont nous subissons les désavantages et
prévoyons les périls. Aussi de grands esprits ont-ils déploré
l'abandon de la langue latine dans sa forme de pure scolas-
tique, et voilà que les congrès proposent d'établir une langue
universelle. N'eùt-il pas été préférable de maintenir l'ancien
idiome des écoles? On eût eu une langue faite, usuelle, illus-
trée de chefs-d'œuvre et consacrée par une glorieuse tradition.
II. Méthode scoLASTiQUE. — 1° Son origine et son histoire, A
prendre les choses au point de vue historique, il y a, pour l'en-
seignement de la théologie, deux méthodes : la méthode /jo^/-
tive, qui prouve par l'Ecriture sainte et la tradition et expose
ses preuves -d'une manière oratoire, et la méthode scolastique,
qui met en forme les arguments traditionnels, qui prouve de
plus par des arguments de raison, enseigne d'une manière
didactique et réduit la théologie en corps de doctrine. Au
fond, ces deux méthodes sont inséparables ; il est difficile de
séparer la raison de l'autorité, et la systématisation se retrouve
l08 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
SOUS les fleurs de l'éloquence, encore qu'on ait ici plus de
liberté d'allures et là plus de rigueur. L'une ou l'autre méthode
peut toutefois prédominer, être plus ou moins développée, et
cette prédominance suffit pour caractériser une époque.
Dans les premiers siècles, la méthode positive avait prévalu ;
mais, dès les premiers siècles aussi, l'esprit humain, méditant
les dogmes de la foi, avait senti le besoin de distinguer, de
définir et de classer. Les Pères controversistes sont tous d'é-
minents dialecticiens; et la plupart des docteurs, saint Au-
gustin, par exemple, ont réellement constitué la théologie en
corps, bien qu'ils ne l'aient pas exposée die suite dans un ou-
vrage spécial. Les Grecs, qui n'ont point observé cet ordre, ont
tout bouleversé par leurs aventureuses investigations. Le pre-
mier d'entre eux qui se soit soustrait aux habitudes dispu-
teuses et flottantes de ses compatriotes est saint Jean Da-
mascène, le saint Thomas des Orientaux, en son livre : de la
Foi orthodoxe. En Occident, les préparateurs de la méthode
scolastique sont Boèce, Cassiodore et saint Isidore de Séville,
dans leurs études sur Aristote. Saint Anselme, en subordon-
nant la raison à la foi, suit plutôt, dans ses écrits, la spéculation
philosophique. Après lui, avec un moindre succès, Roscehn et
Abailard appliquent à la théologie la dialectique aristotéli-
cienne. La traduction complète d' Aristote , commandée par
Frédéric II, et l'introduction en Europe des commentaires
d'Averrhoès et d'Avicenne activent le mouvement. Dès lors,
l'usage du raisonnement et l'emploi de la méthode déductive
prévalent dans les écoles jusqu'à ce que la méthode paraisse
sous les plus belles proportions, et que la raison brille en
sa plus haute puissance dans les deux Sommes de saint
Thomas d'Aquin.
Depuis, la méthode scolastique, comme la langue scolastique,
a eu ses corrupteurs ; il ne faut cependant pas s'exagérer les
abus : ils ne nous sont guère signalés que par les hérétiques,
et les hérétiques, qui aiment toujours mieux séduire que con-
vaincre, avaient en horreur une méthode si propre à dé-
masquer leurs sophismes. D'ailleurs , la belle scolastique ,
CHAPITRE VIII. 400
représentée au onzième siècle par Lanfranc et saint Anselme ;
au douzième, par Pierre Lombard ; au treizième, par Albert le
Grand, Alexandre de Halès, Vincent de Beauvais, se continue,
au quatorzième siècle, dans Nicolas de Lyra, Pierre d'Ailly,
Grégoire de Rimini; au quinzième, dans Gerson, Bessarion et
Testât, et les Pères du concile de Trente, formés par cette
méthode vigoureuse, n'étaient à coup sûr ni faibles philosophes
ni minces théologiens.
De nos jours, on est revenu presque partout à la méthode
positive. Cet abandon de la vraie méthode classique a eu,
entre autres résultats fâcheux, le peu de solidité des raisonne-
ments et même l'affaiblissement de la raison. Privés de celte
gymnastique intellectuelle, les esprits n'ont plus acquis, com-
munément du moins, la même droiture, la môme clarté, la
même vigueur. Aussi les scolastiques, même les plus anciens,
sont-ils fort au-dessus des modernes pour la pénétration et la
fermeté,^ sans parler de la modestie, et, dans leurs écrits, ils
agitent beaucoup moins de questions inutiles. Du sein de la
tombe où ils reposent, abrités sous la vénération des siècles,
ils voient leurs oeuvres garder des titres sérieux au respect
des peuples ; et nous, qui n'avons jusqu'à présent dégrossi que
des matériaux, pourrions-nous promettre à nos œuvres et à
nos noms une si glorieuse mémoire ?
Il semble que l'histoire seule a définitivement prononcé sur
le mérite respectif des méthodes.
2° Ses avantages. — La méthode scolastique a eu d'immenses
avantages, à la considérer : 1° en elle-même ; 2° dans ses rap-
ports avec l'enseignement; 3° dans ses relations avec les
besoins des nations européennes.
En elle-même, cette méthode géométrique convient à l'étude,
à la découver4e et à la compréhension des vérités abstraites.
Par le double principe de raison suffisante et de contradiction,
par les procédés de distinction, de proposition et de démonstra-
tion, elle éveille l'esprit d'investigation, favorise la suite de la
pensée dans les régions les plus abstruses, oblige à une logique
rigoureuse, et fait voir les choses dans leur origine métaphy-
410 HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
sique, dans leur entité naturelle, clans leurs espèces^ leurs pro-
priétés, leurs relations et leurs plus intimes particularités.
P ailleurs, tout en s'attachant de préférence à la déduction, elle
n'exclut pas l'induction ; elle concilie les exigences de l'ensei-
gnement avec les franchises inamissibles de la pensée. 11 ne
paraît pas que l'esprit humain puisse adopter une autre mé-
thode pour saisir sûrement la vérité et la scruter dans ses
profondeurs.
Dans ses rapports avec l'enseignement, cette méthode con-
siste à donner une idée nette et précise de ce que l'on enseigne.
Dans ce but, poser des principes certains, et démontrer les
principes obscurs ; déduire des principes la série des consé-
quences qu'ils renferment sans trébucher dans ses déductions
ou s'arrêter sur la route; n'employer, dans cette évolution,
que des expressions connues ou clairement expliquées; bannir
les termes équivoques et les idées vagues ; mettre dans tout
Tensemble un ordre qui éclaircisse les questions les unes par
les autres, en allant du connu à l'inconnu : une telle méthode
répond bien à l'idée qu'on se fait de l'enseignement, et les pro-
fesseurs qui l'adoptent peuvent entrer en comparaison, sous le
rapport du talent, des connaissances et du désintéressement,
avec ces professeurs solennels, moins soucieux d'instruire que
de se faire approuver.
D'ailleurs, cette méthode répondait au besoin des nations
européennes. Les tribus barbares avaient contracté, dans
l'isolement des forêts germaniques et dans les aventures
guerrières des bandes, une certaine énergie, mais sans pré-
cision. Leur religion était une mythologie fantastique; la
science leur était inconnue, et leur poésie, la seule chose où
ils se révèlent, n'accuse que le vague de la pensée. On peut
citer, en preuve, les chants du nord, YEdda, les Niebelungen.
Il fallait discipliner cette pensée vagabonde pour mettre à
profit cette énergie. Il fallait faire l'éducation des intelligences
comme on tentait l'éducation des cœurs, habituer les esprits
au frein de l'ordre et de la méthode, donner à la raison
publique cette force de netteté, de bon sens, de délicatesse,
CHAPITRE VUI. 411
qui a résisté aux assauts de l'erreur, aux enivrements du ra-
tionalisme et aux troubles des révolutions.
La scolastique a été le noviciat des peuples modernes;
malgré les ravages du temps, leur esprit en porte la livrée,
leur enseignement n'en peut trahir toutes les traditions, et leur
vie publique, au milieu de ses vicissitudes, y puise encore ses
meilleures qualités.
3° Objections. — En fait, cependant, nous ne nions pas que
la méthode scolastique n'ait prêté; comme toutes les choses
humaines, aux abus. Ces abus, toutefois, et il est facile de s'en
convaincre, tiennent plus aux hommes qu'aux piincipes.
De prime abord, on comprend qu'une méthode, en harmonie
avec l'état des nations européennes, féconde dans l'enseigne-
ment, propre à mettre à contribution toutes les ressources
de l'esprit, pouvait être pour les passions du cœur et de
rintelHgence une pierre d'achoppement. En lisant Abailard,
on s'explique qu'il ait séduit ses contemporains, et qu'il se soit
séduit lui-même. En suivant Roscelin ou Gilbert de La Porrée,
on se sent enlacer dans le fort réseau de l'argumentation. Et
pour saint Thomas, l'Ange de l'école, n'aurait-il pas pu en
être aussi le démon, si la grâce n'avait placé son génie sous la
sauvegarde de l'humilité.
On reproche à la méthode scolastique de dessécher les
cœurs. Le cœur, il est vrai, respire difficilement sous l'armure
du syllogisme; mais le syllogisme est pour l'esprit, non pour
le cœur, et le cœur, qui est amour, a sa méthode, comme
l'esprit a la sienne dans ses aspirations vers la vérité et dans
les jouissances qu'il goûte en sa conquête. Si donc vous laissez
à la piété la liberté morale de ses élans amoureux, pendant
que vous soumettez l'esprit au frein de la méthode, vous
formez l'un sans nuire à l'autre ; au contraire, vous les faites
avancer ensemble sous ces règles différentes ; et si vous
tempérez, dans la juste mesure, la piété par l'étude, vous
aurez à la fois des anges de vertus et des miracles de pro-
fondeur. Saint Thomas, le plus scolastique des saints, est
aussi l'un des plus grands mystiques.
-412 HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
On reproche à la scolastique de porter aux questions difficiles.
On peut, sans cela, être porté à ces sortes de questions, et on
peut, avec cela, s'en abstenir. Il est facile d'en citer des
exemples; mais l'évidence ne comporte pas de preuve. Il est
vrai, cependant, que l'habitude de diviser, de discuter, de
distinguer, peut rendre subtil et môme ergoteur; il est de
fait aussi que les scolastiques ont souvent agité des problèmes
qui nous paraissent sans importance. Mais les dispositions à
la chicane tiennent, pour l'ordinaire, au caractère des in-
dividus, et les disputes qui nous paraissent inutiles n'étaient
pas sans prix pour les scolastiques. Sans parler du petit
amour-propre qui aime à sortir victorieux d'une discussion,
il est hors de doute que ces points de détail tenaient à tout
un système : les défendre, c'était le couvrir; les déserter,
c'était l'abandonner. D'ailleurs, aujourd'hui, le progrès des
études et de la raison métaphysique a singulièrement disculpé
ces vieilles disputes de l'Ecole, sans faire allusion aux nôtres,
qui montrent bien aussi nos passions.
On reproche à cette méthode de ne pas convenir à l'histoire
et aux sciences naturelles ; absolument comme si l'on re-
prochait à la géométrie de ne pas convenir à l'éloquence. Il
serait ridicule de chanter sur le thyrse le carré de l'hypoténuse
et sa fameuse démonstration, ou de réduire en formules
algébriques et en propositions didactiques un discours oratoire.
On ne le serait pas moins d'appliquer la scolastique à l'histoire
ou aux sciences naturelles, à l'exception, bien entendu, des
généralités qui touchent aux principes. Mais qui oblige à en
faire cette application? On peut étudier la géologie avec
Cuvier, l'astronomie avec Arago, les mathématiques avec
Laplace, la chimie avec Berzélius ..., et la théologie avec saint
Thomas.
On lui reproche enfin d'arrêter l'esprit d'invention. D'abord
ce n'est pas précisément une méthode d'invention, mais
d'enseignement et d'étude. Ensuite, que veut-on dire? S'il
s'agit de l'esprit d'invention philosophique, la scolastique a
été l'âge d'or de Faristotelisme chrétien et du plus pur
CHAPITRÎ?: IX. 413'
mysticisme. S'il s'agit de Fesprit d'invention dans les sciences
physiques^ il faut rappeler que c'est dans les siècles et dans
les pays où régnait la scolastique qu'on a inventé la gamme
musicale et le contre-point, la boussole, la poudre à canon, le
moulin à eau et à vent, la vapeur, le télescope, la peinture à
l'huile, les horloges à roues et découvert le Nouveau Monde.
Une méthode dialectique ne peut mettre obstacle à des décou-
vertes, fruits ordinaires des circonstances et du hasard, c'est-
à-dire des desseins de la Providence.
En somme, les défauts de la méthode scolastique sont les
défauts de ceux qui s'en servent mal ou mal à propos. Ses
avantages, au contraire, lui appartiennent ; elle est vraiment
la méthode de l'enseignement, le noviciat nécessaire de l'esprit
particulier et public ; elle a contribué, pour une grande part,
au progrès des temps, et il n'est que juste de la saluer comme
l'un des plus grands bienfaits des siècles chrétiens.
On doit donc rendre hommage à la Papauté pour avoir
approuvé la scolastique.
CHAPITRE IX.
l'affranchissement des esclaves EST-n. l'ouvrage de l'église,
sous LA DIRECTION ET AVEC LE CONCOURS ACTIF DE LA PAPAUTÉ ?
Lorsque David, accablé de vieillesse, sentit les approches de
la mort, il fit venir, près de sa couche, l'héritier de son trône
et lui dit : « Voilà que j'entre dans la voie de toute chair ; pour
vous, prenez de la force et soyez homme : Confortare et esto
vir.
Esto vir, sois homme : telle était la recommandation suprême
du Prophète mourant au jeune prince qui devait être le type
du roi sage, et telle est encore la meilleure recommandation
qui se puisse adresser à tout fils d'Adam. Etre homme dans la
plénitude du mot, être homme avec tous les avantages de la
A\A HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
force et de la beauté, être homme par le régulier développe-
ment de toutes ses puissances, être homme par l'accomplisse-
ment de tous ses devoirs et par ce genre d'héroïsme calme,
souvent méconnu, d'où procèdent toutes les grandes œuvres,
n'est-ce pas, en effet, pour l'homme, la marque de la perfec-
tion?
Trois éléments doivent constituer la civihsation : l'individu,
la famille, la société. Pour que cette constitution soit conforme
à la nature et à la destinée des personnes, pour qu'elle soit juste,
libérale, progressive, il est nécessaire qu'elle concoure à revê-
tir l'individu de certaines qualités, qu'elle assoie la famille sur
certaines bases morales, qu'elle organise la société dans cer-
taines conditions de liberté et d'ordre, qu'elle établisse entre
les personnes sociales, non pas une simple juxtaposition néces-
saire, mais une hiérarchie respectée, et tire de cette subordina-
tion une vivante, puissante et magnifique harmonie.
La civilisation de l'Occident, sans atteindre cette perfection
idéale, en reproduit, dans une certaine mesure, tous les carac-
tères. « L'individu, dit Balmès, enrichi d'un vif sentiment de sa
dignité, d'un fond abondant d'activité, de persévérance et
d'énergie ; toutes ses facultés développées simultanément ; la
femme, élevée au rang de compagne de l'homme et récompen-
sée du devoir de la soumission par les égards respectueux qu'on
lui prodigue ; la douceur et la solidité des liens de famille pro-
tégés par de fortes garanties de bon ordre et de justice ; une
conscience publique admirable, riches de sublimes maximes
morales, de règles de justice et d'équité, de sentiments de
dignité et d'honneur, conscience qui survit au naufrage de la
morale privée, et empêche que l'effronterie de la corruption
arrive aux excès qu'a vus l'antiquité ; une certaine douceur gé-
nérale de mœurs, qui, dans la guerre, écarte les grandes catas-
trophes, et, dans la paix, rend la vie plus aimable ; un respect
profond pour l'homme et pour ce qui lui appartient, ce qui
rend très-rares les violences des particuliers, et sert, sous tous
les régimes politiques, comme d'un frein pour contenir les
gouvernements ; un désir ardent de perfection dans toutes les
CHAPITRE IX. Ai
o
branches ; une tendance irrésistible, parfois mal dirigée, mais
toujours vive, à rendre meilleur l'état des classes nombreuses ;
une impulsion secrète, qui porte à protéger la faiblesse, à
secourir l'infortune, impulsion qui veut avoir un libre cours, ou
qui, contrariée, refoulée, produit dans la société un état de
malaise et d'inquiétude, assez semblable à l'effet d'un remords;
un esprit d'universalité, de propagande ; un fonds inépuisable
de ressources pour se rajeunir sans périr et se sauver dans les
plus grandes crises ; une impatience généreuse qui veut de-
vancer l'avenir et d'où résultent une agitation, un mouvement
incessants, sources de périls, mais plus communément sources
de grands biens et symptômes d'une vie puissante : tels sont les
grands caractères qui distinguent la civilisation européenne ;
tels sont les traits qui la placent à une élévation immense au-
dessus de toutes les autres civilisations anciennes et mo-
dernes \ »
A l'époque où les Papes entrent sur le scène de l'histoire,
quel était, en comparaison, l'état de la civilisation antique. Les
trois quarts du genre humain étaient esclaves ; l'autre quart,
réputé libre, qu'il vécut dans de bruyantes républiques ou dans
de puissants empires, était partout assujéti au despotisme de
l'Etat. L'homme par lui-même était sans valeur; la femme
était moins encore, ni épouse, ni mère, pas même servante,
mais un vil instrument de plaisir, et l'outil méprisé d'une intel-
ligente servitude. La polygamie souillait le mariage ; le divorce,
toujours permis, lui ôtait tout caractère d'obligation; les plus
monstrueux déportements portaient atteinte à sa sainteté, et le
concubinat, sous différentes formes, s'égalait à l'union civile.
Les philosophes permettaient l'avortement et l'infanticide ; l'en-
fant, cette tendre créature qui conquiert si aisément l'affection
et dont la vie s'impose à l'espérance, l'enfant pouvait être puni
de mort; point de douceurs de mœurs, point de conscience pu-
blique; partout l'effronterie poussée jusqu'au cynisme et la
brutalité portée jusqu'aux extrémités les plus sanguinaires. La
1 Balmès, le Protestantisme dans ses rapports avec la civilisation euro-
péenne, t. ir, p. 260.
446 HISTOIRE DR LA PAPAUTE..
guerre à Télal permanent, guerre civile et étrangëre, guerre
d'esclavage et guerre cVextermination. En temps de paix, les
jeux publics ou des centaines dliommes s'égorgeaient pour
divertir la vile multitude et repaître sa férocité du spectacle de
l'assassinat; à côté de l'amphithéâtre, les lupanars; ici, la boue,
là, du sang, et ce rapprochement produisant par son mélange
le comble de l'horreur. En haut, en bas, des mœurs abomi-
nables, des amours contre nature, un luxe égal à la luxure
pour dorer toutes les infamies. Au-dessus de ces peuples dés-
honorés, un ciel plus misérable encore, des dieux impossibles
et horribles, un Olympe comparable à un mauvais lieu, les
temples inondés de sang et ouverts à la prostitution publique.
Les mystères couvrant des orgies que l'enfer seul pourrait
approuver. Sur toutes les hauteurs des voix qui criaient : La
nuit, la grande nuit î
Entre l'ère antique et l'ère chrétienne, il y a certainement,
sons le rapport de la civiUsation, une différence radicale et une
parfaite contradiction. Ce que l'une prône, l'autre le réprouve,
et ce que celle-ci proclame salutaire, celle-là l'eût rejeté comme
déraisonnable. D'un côté, la civilisation païenne ne vise qu'à la
satisfaction des sens et ne peut produire, par la jouissance
continue, que l'abrutissement général ; de l'autre la civihsation
chrétienne repose sur le sacrifice et relève l'humanité par la
croix. Suivant notre foi, l'esprit catholique a dompté la chair;
et les Papes, l'Evangile d'une main, la croix de l'autre, sont
les génies civilisateurs du monde, les thaumaturges de la civili-
sation.
Existait-il, à l'époque de l'apparition du Christianisme, un
autre élément de salut? A cette question, nous pourrions op-
poser une fm de non-recevoir. Si le monde était descendu si
bas, c'est que les forces morales du temps n'avaient pu le pré-
server de cette décadence ; à l'insuffisance de leur action pré-
servatrice s'était jointe leur action dissolvante, et il ne serait
pas difficile de prouver qu'au lieu d'être un obstacle au dés-
ordre, elles en avaient été souvent la cause. La morale était
sans base, les mœurs sans pudeur, les passions sans frein, les
CHAPITRE IX. Ml
lois sans sanction, la religion sans Dieu. Les idées flottaient à
la merci des préjugés, du fanatisme religieux et des subtilités
philosophiques. L'idolâtrie avait perdu sa force ; ce n'était plus
qu'une science de magie, un ressort usé par le temps et par
l'emploi qu'en avaient fait les passions. A considérer le relâ-
chement des mœurs, l'énervement des caractères, le luxe
effréné, et cet abandon complet avec lequel on se livrait aux
plus honteux plaisirs, il est clair que les idées religieuses ne
pouvaient ni rétablir l'harmonie dans la société, ni inspirer cet
enthousiasme fougueux qui produit les généreuses résolutions.
La science, qui n'a jamais fondé aucune société, qui n'a jamais
été capable de rétablir dans aucune société l'équilibre perdu, la
science avait passé l'ère de sa fécondité créatrice. Les germes
du savoir semés par Socrate, Platon et Aristote, se trouvaient
étouffés ; les rêves avaient pris la place des grandes pensées ;
la démangeaison des disputes remplaçait l'amour de la sa-
gesse, les sophismes, les subtilités s'étaient substitués à la
maturité du jugement, à la sévérité de la logique. Les an-
ciennes écoles renversées, d'autres écoles, aussi stériles
qu'étranges, s'étaient formées de leurs débris ; de toutes parts
fourmillait une multitude de sophistes, semblables à ces in-
sectes noirs qui hâtent la corruption d'un cadavre. La législa-
tion romaine, si recommandable à certains égards, n'avait pas
reçu encore, des Constantin et des Théodose, ces corrections
qui lui ont valu le beau nom de raison écrite ; elle s'inspirait
bien déjà des grandes pensées du Christianisme, mais le dés-
ordre des mœurs la réduisait à la plus triste impuissance.
Enfin, à tous les éléments de dissolution, s'ajoutait le vice de
l'organisation politique. Le monde entier, cent peuples entassés
comme le butin sur un champ de bataille ne pouvaient former
qu'un corps factice. L'unité du gouvernement, n'ayant d'autres
armes que la fCTrce, ne pouvait produire que l'abaissement et
la dégradation des peuples. Si, du moins, Rome eût conservé
ses anciennes mœurs, elle eût pu communiquer aux vaincus
l'élan de sa robuste vigueur ; malheureusement les Fabius et
les Scipion n'auraient pu reconnaître leur indigne postérité. La
IV. 27
418 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
maîtresse de l'univers était esclave de quelques monstres, qui,
montés au trône par la corruption et la violence, souillaient le
sceptre, ou l'ensanglantaient et finissaient leur vie sous les
coups d'un assassin. L'autorité du sénat et du peuple avait
été absorbées par l'autocratie impériale ; il n'en restait plus que
de vains simulacres, vestiges de la liberté mourante, dit Tacite,
et, ajoute Juvénal, ce peuple roi, qui auparavant distribuait
l'empire, les faisceaux, les légions, tout, ne s'inquiétait plus
que de deux choses, du pain et des jeux.
La discussion se simplifie par le fait : Rome tombe sous les
pieds des barbares. L'Occident est inondé par un déluge de
peuples nouveaux, étrangers et rebelles à toute influence de la
civilisation romaine. L'Europe voit, sur sou sol, des civilisés
corrompus et des barbares féroces. Sur cet océan de confusion
et de vengeance flotte la barque de Pierre : c'est de ce frêle
esquif que va descendre la lumière du salut et la force des
durables restaurations.
Pour se rendre compte de l'action civilisatrice des Papes, il
faut analyser avec une sagace patience, tous les phénomènes
de l'histoire. Le premier fait qui attire l'attention, c'est l'af-
franchissement des esclaves ; et le premier sentiment qu'éveille
l'étude de cette grande question, c'est la surprise. « En vain,
dit Mœhler, j'interrogeais les historiens ecclésiastiques anciens
et modernes: tout ce que m'apprit ce stérile labeur, c'est que
l'esclavage n'avait pas été détruit par des mesures éclatantes,
ni par un renversement subit des rapports sociaux, on par la
violente réclamation des droits de l'homme, ni par le dévelop-
pement et les débats de l'éloquence politique ; de tels faits
n'échappent pas facilement à l'histoire, le souvenir s'en per-
pétue de génération en génération, sous mille formes diffé-
rentes. Remarque générale et qui n'est pas dénuée de tout fon-
dement, s'il se rencontre des événements, qui jouissent du
privilège d'occuper jusque dans leurs détails l'attention de
milliers d'hommes pendant les siècles, trop souvent on s'arrête
moins à leur signification intime qu'à la forme qui les mani-
feste, à la gloire qui les environne ; on considère moins la
CHAPITRE IX. 4-19
chose en elle-même que l'expression dont elle est revêtue.
» Oui, l'anéantissement de l'esclavage, sous l'influence de l'E-
glise, s'est réalisé à l'ombre et dans le silence, sans faste, sans la
pompe d'une brillante éloquence, sans révolution, sans lutte pu-
blique et sans effusion de sang. Mais en serait-il pour cela moins
digne d'être étudié? Il me semble, quant à moi, que le prin-
cipal mérite d'une œuvre si auguste réside surtout dans son
absence de toute prétention et l'extrême simplicité qui lui
imprime le véritable cachet du Christianisme. L'esprit de l'E-
vangile se plaît en cette obscurité, il l'exige même absolument ;
aussi, n'ai-je pu constater sa présence, ou du moins n'en saisir
que de faibles vestiges, partout où une conduite opposée a été
tenue. De ce point de vue, et par le fait même du silence des
historiens, l'abolition de l'esclavage attira mon attention, et je
trouvai un singulier attrait à me convaincre pleinement que les
écrivains, suivant leur manière ordinaire, avaient dû, en effet,
ne pas s'y étendre beaucoup et se contenter d'indiquer un ré-
sultat mystérieux à leur égard. Je ferai part de mes recherches
aux amis du Christianisme, qui jouit de l'étonnante propriété
de se produire hautement en présence de tous, quand il an-
nonce sa doctrine, de s'effacer lorsqu'il opère, et d'aimer là le
secret, ici la publicité '. »
Avant d'aborder notre sujet, il n'est pas inutile de présenter
quelques réflexions sur l'origine et la nature, la condition, le
nombre des esclaves et la place qu'ils tenaient tant dans l'opi-
nion que dans la société, toutes considérations importantes par
elles-mêmes et propres à éclairer notre sujet.
1. Dans le dessein primitif de la société humaine, il n'y avait
pas place pour l'esclavage. L'homme avait été placé sur la terre
comme le roi de la création ; il devait commander aux créatures
inférieures, leiu' faire sentir même sa domination, mais ne
point faire porter le joug à son semblable. Avec quel plaisir ne
Ut-on pas ce qu'écrivait sur ce sujet l'un des plus grands
hommes du Christianisme, saint Augustin. Ce docteur établit
* Mœliler, Mélanges, art. intitulé : De l'abolition de l'esclavage dans les
quinze premiers siècles.
420 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
en peu de mots l'obligation imposée à tout homme qui com-
mande, père, mari ou maître, de veiller au bien de celui à qui
il commande; il pose comme Fun des fondements de l'obéis-
sance l'utilité même de celui qui obéit. Les justes, selon lui,
ne commandent point par ambition ou par orgueil, mais par
devoir ; ils sont mus par le désir de faire du bien à leurs
sujets. Par ces doctrines, Févéque d'Hippone proscrit toute opi-
nion qui tendrait à la tyrannie ou fonderait l'obéissance sur
l'avilissement; mais tout-à-coup, comme si sa grande àme eût
craint quelque réplique contre la dignité humaine , il s'en-
flamme, il élève la question à une plus grande hauteur, et
donnant un libre cours aux nobles pensées qui fermentent
dans sa tête, il invoque en faveur de cette dignité menacée
l'ordre de la nature et la volonté même de Dieu, il s'écrie :
« Ainsi le veut l'ordre de la nature et c'est ainsi que Dieu a
créé l'homme : Dieu a dit à l'homme de dominer sur les pois-
sons de la mer, sur les oiseaux du ciel et les reptiles qui
rampent sur la terre ; il a voulu que la créature raisonnable,
faite à sa ressemblance, ne dominât que sur la créature privée
de raison ; il n'a point établi la domination de l'homme sur
l'homme, mais celle de l'homme sur la brute. » Le spectacle de
tant d'infortunés, gémissant dans l'esclavage, victimes de la
violence et des caprices de leurs maîtres, tourmente l'âme
généreuse d'Augustin. A la lumière de la raison et des doc-
trines chrétiennes, il cherche pour quel motif une portion si
considérable du genre humain est condamnée à vivre dans
l'avilissement. Tout en proclamant les doclrines d'obéissance et
de soumission, il s'efforce de découvrir l'origine de l'esclavage,
et ne la trouvant pas dans la nature de l'homme, il la cherche
dans le péché, dans la malédiction : « Les premiers justes, dit-
il encore, furent plutôt établis pasteurs de troupeaux que rois
des autres hommes ; par' quoi Dieu nous donne à entendre ce
que demandait l'ordre des créatures et ce qu'a exigé la peine
du péché : c'est au pécheur que la condition de l'esclavage a
été imposée, et avec raison. Aussi ne trouvons-nous pas, dans
les Ecritures, le mot esclave, avant le jour où le juste Noé le
CIIAPITUE IX. Aîi
jeta comme un châtiment sur son fils coupable : d'où il suit
que ce mot est venu de la faute, non de la nature '. »
Huit siècles plus tard, nous voyons ces mêmes doctrines
reproduites par l'un des plus admirables docteurs de l'Eglise,
saint Thomas d'Aquin. Ce grand homme ne voit, non plus,
dans l'esclavage, ni différence de race, ni infériorité imagi-
naire, ni moyen de gouvernement ; il ne parvient à se l'expli-
quer qu'en le considérant comme une plaie apportée à l'huma-
nité par le péché du premier homme \
Les souvenirs précieux d'un état primitif d'où était bannie
toute distinction notable parmi les hommes ne s'étaient pas ef-
facés môme parmi les païens. Chez les Hindous, outre le prin-
cipe divin des castes, il y avait une tradition que Windischmann
représente comme une doctrine propre à tempérer le sort des
soudras : tous les hommes avaient été tirés du corps de
Brahma : ils étaient donc tous enfants du même Dieu \ En Grèce
et à Rome, se perpétuait le souvenir de l'âge d'or ; il se trouva
des hommes qui, de temps à autre, en inférèrent de grandes
vérités. Diverses institutions devaient rappeler l'estime des
dieux pour les esclaves, la protection qu'ils leur accordaient
et les châtiments dont ils punissaient leurs bourreaux. Ainsi
les saturnales conservèrent le souvenir d'un âge de liberté.
Creuzer mentionne, d'après Eusthate, une fête chômée à Cy-
done, daas l'île de Crète, fête où les esclaves avaient la ville à
discrétion. Macrobe, personnage consulaire, recommandable
par ses sentiments d'humanité, nous parle d'une autre, en
vigueur dans l'Attique, où l'on retraçait les ménagements que
les dieux exigeaient en faveur des esclaves. Enfin, en Grèce, à
Rome et en Egypte, il y avait un asile où les esclaves devaient
obtenir miséricorde en embrassant la statue des dieux, et en
rappelant au.maître irrité la commune origine de tous les
hommes.
L'esclavage est donc intimement lié avec la chute primitive
^ De civitate Del, lib. XIX, cap. xiv, xv et xvi. — ^ Summ. theoL, I part.,
q. LXLVi, art. 4. — ^ Windischmann, llist. de la philosophie dans le progrès
de l'hist. du monde, t. I", sect. m.
422 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
du genre humain ; il doit être regardé comme un rejeton de
cette souche de tout mal, dont les ramifications s'étendent à
tous les temps et à tous les lieux, depuis Adam jusqu'à Jésus-
Christ. L'homme perdit ses droits pour avoir violé ses devoirs.
Il y eut servitude intérieure, asservissement de l'âme aux pas-
sions, avant que sa triste image, la servitude extérieure, ne
régnât sur le monde. Alors la troupe des esclaves et l'orgueil
de leurs maîtres attestèrent qu'un grand crime avait été com-
mis, et qu'à la loi d'amour avait été substituée la loi du com-
mandement, ou plutôt de la domination. Quelle perversité ne
dut pas dégrader notre nature, pour changer les premiers
liens d'une douce fraternité en chaînes que l'homme forgeait
pour son semblable? Quel mélange d'orgueil, de cruauté,
d'avarice et de bassesse n'infecta pas les cœurs, pour qu'il put
voir, dans son frère, un bien dont il disposât selon son caprice?
On est étonné que le maître et l'esclave n'aient pas tout d'abord
rejeté l'acte de cette étrange suggestion : l'un, témoin de l'amer
désespoir d'une âme opprimée, l'autre réduit à se considérer
comme le marchepied de son égal. L'idée de l'esclavage n'at-
teignit pas instantanément sa forme complète, et cela explique
comment elle devint réalisable. Si l'esclavage eût paru tout-à-
coup dans toute son étendue et sous ses traits hideux, jamais
il n'eût été possible. Son développement successif y disposa les
esprits, et la nécessité, nécessité à la fois morale et sociale, y
amena graduellement. Rebelle à Dieu et se constituant son
propre maître, Fhomme devint esclave de ses propres appétits ;
façonné à ce premier joug, le second lui parut moins odieux.
D'un autre côté, échangeant contre la liberté des enfants de
Dieu la licence des bêtes, l'homme, social par nature, deve-
nait insocial par ses déportements. Il fallait donc, pour défendre
la société contre ses atteintes, prendre des garanties, et il
n'était pas inutile de le défendre lui-môme contre ses vices.
Des conflits durent éclater parmi les premiers hommes, les
justes, s'il y en avait, n'étant alors qu'en cas de légitime dé-
fense. Les vaincus de ces premières luttes, peu rassurés par
leur conscience, durent s'avouer qu'ils avaient provoqué ces
CIîAFlTUIi IX. 423
conflits et qu'ils étaient les auteurs de leur propre infortune.
Les premiers rapports de maître à esclave durent, dans ces
circonstances, paraître moins étranges, et perdre autant de leur
amertume que de leur dureté. Mais comment croire que lassu-
jétissement se soit effectué sans retard; que, d'une part, la su-
jétion n'ait créé que des droits, de l'autre, que des charges? Il
fallut de nouveaux troubles pour amener les choses à cette
extrémité, où l'esclave cessant d'être une personne, disparut
pour n'être plus qu'une propriété, et, relativement à son
maître, un instrument.
Cependant nous ne pensons pas que l'esclavage soit sim-
plement une conséquence des combats, des guerres, des enva-
hissements primitifs. Il pouvait naître à la fois de mille
manières, et par les occasions les plus différentes : la crainte
des familles nobles de perdre, dans des rapports d'égalité, la
culture qu'elles avaient reçue, leur répugnance à se mêler à
des générations plus grossières, le sentiment de l'infériorité
intellectuelle en présence d'une supériorité reconnue qui im-
posait la confiance, la conscience de la faiblesse physique qui
se met volontairement sous le patronage du plus fort, l'expul-
sion violente des habitants d'un pays conquis : toutes ces
causes favorisèrent Fesclavage. Il est permis de croire que,
dans toutes circonstances, la douceur tempéra les rapports du
maître et du sujet. Les conditions primitives s'évanouirent tou-
tefois à mesure que la marche des choses empira. L'esclavage
ne prit qu'insensiblement une physionomie terrible, modifiée
néanmoins, à raison de la diversité de son origine, du ca-
ractère et de la culture des peuples, des relations intérieures et
extérieures en général.
D'après ces réflexions, la chute du genre humain entraîne
avec elle un^ quasi-nécessité de l'esclavage. Tout en le re-
gardant comme un état contre nature, nous y reconnaissons
cependant un fait soumis à une certaine force des choses ; car à
mesure que la dégradation croissait, l'esclavage devenait lui-
même plus dur et plus cruel, jusqu'à ce qu'il eût atteint son
plus haut période. Le déchaînement des forces brutales devait
45 i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
aggraver l'oppression , les incidents de la vie publique ame-
naient infailliblement cette aggravation du joug.
A la chute originelle, cause générale de l'esclavage, et aux
divers incidents de la vie publique par où s'accusa sa triste
fécondité, il faut, pour approfondir la question, joindre beau-
coup d'autres causes. Nous ne parlons pas ici des causes de
fait, comme la vente suh hastâ, la naissance d'une femme
esclave, Tasservissement après une défaite, ou le droit naturel
d'aliéner sa liberté ; nous parlons des causes de droit, causes
empruntées au droit naturel, au droit domestique, au droit
civil et surtout au droit religieux.
Naturellement, il y a beaucoup d'inégalités parmi les
hommes. Les hommes, sans doute, sont égaux par nature ;
mais ce fonds commun d'égaUté se produit, dans les individus,
sous des conditions inégales. Ainsi, il y a des inégalités indivi-
duelles dans les facultés physiques, intellectuelles et morales ;
des inégalités domestiques suivant le degré d'éducation de ces
facultés et la condition de fortune ; des inégalités politiques
résultant des fonctions assignées à chacun dans la société.
L'antiquité oublia l'égalité de nature, pour ne considérer que la
loi d'inégalité ; elle fut ainsi conduite à sanctionner l'esclavage.
Dans la première antiquité, le pouvoir avait été nécessaire-
ment dévolu au père de famille ; le patriarche n'était pas seu-
lement le chef naturel de sa lignée, il en était encore le chef
politique. Lorsque l'agrandissement et la multiphcation des
familles eut amené la séparation de l'ordre pohtique et de
l'ordre domestique, le pouvoir délégué au chef de l'Etat
dut amener le dédoublement des fonctions du chef de la famille.
Toutefois, dans la constitution de la famille antique, ce dédou-
blement ne porta aucun préjudice à l'autorité du père; il
s'établit même, entre la constitution sociale et la constitution
de la famille, une certaine analogie de despotisme. Le souverain
fut absolu ; le père le fut aussi. Le père eut droit de vie et de
mort sur ses enfants et sur sa femme ; la femme et les enfants
furent donc, par cette exagération du pouvoir paternel, les
esclaves du père.
CHAHTRE IX. 4-25
Le droit civil des anciens reposait sur le principe absolu de la
propriété. Cette propriété, entraînant le droit d'usage et d'abus,
n'avait pas, comme parmi nous, la charité pour correctif. Le
propriétaire pouvait être un détenteur laborieux, un admi-
nistrateur intelligent, un viveur égoïste^ un gentilhomme re-
gorgeant de voluptés et de fantaisies : il n'était jamais cha-
ritable, et la seule pensée qui ne put pas lui venir, c'était de
donner aux pauvres une part de ses revenus. Le malheureux,
privé de ressources, était obligé de se vendre pour ne pas
mourir de faim. Il est vrai que c'était là un contrat mal fondé
sur la raison, sur la justice, encore moins sur le sentiment ;
c'était un vrai marché du lion avec la brebis. Une vie ne
s'abdique pas pour un morceau de pain ; ou, si l'on sacrifie,
comme Esati, son droit pour un plat de lentilles, la première
pensée qui viendra, après avoir digéré et dormi, sera de re-
prendre son bien trahi. Mais lorsqu'on s'est livré, lorsque le
droit public permet ce contrat, une fois vendu, même par soi-
même, et, malgré la révocabihté de l'engagement, on est
esclave.
Le droit civil amenait à l'esclavage par une autre voie.
D'après les idées antiques, les espérances immortelles n'avaient
que faire dans la vie de l'homme. On n'envisageait, dans
l'homme, que l'être passager, producteur et consommateur.
Comme producteur, il était soumis à la loi économique de la
division du travail ; et par suite de cette division, en maint
travail, l'ouvrier n'était qu'une machine. Comme consomma-
teur, il ne voyait pas d'autre bien que celui des sens, et, pour
l'obtenir, il ne devait reculer devant aucun sacrifice. Sa lâcheté
morale et son travail industriel l'amenaient, par des voies pa-
rallèles, à l'esclavage.
Ces différentes causes empruntaient une efficacité particuhère
à la dégradation des mœurs. La perte de la liberté n'était que la
forme de l'esclavage ; son fond, son essence, c'était l'abdication
de sa personnalité. Or, cette abdication a lieu, dans l'homme,
toutes les fois que, cessant de résister à ses mauvais penchants,
il se livre à l'ardeur de ses passions. Alors il devient ce que
42(3 uisroini: m: la papal té.
Tapôtre saint Paul appelle un homme animal, animalis homo ;
et quand il est ainsi animalisé, il n'est plus qu'un homme d'une
espèce inférieure, une brute à visage humain, qu'il faut con-
tenir pour la rendre inofPensive et dompter par la force pour
la ramener au sentiment de ses destinées méconnues. Or, cette
nécessité de contenir et de dompter par la force une créature
qu'il faudrait instruire par la raison, qu'est-ce autre chose en
soi que l'esclavage ?
Mais la cause qui contribua le plus efficacement à la propa-
gation de l'esclavage, ce furent les doctrines fausses du paga-
nisme, qui reconnaissaient plusieurs espèces d'hommes. Les
anciens, placés en dehors d'une révélation particulière, expli-
quaient par des causes physiques, nécessaires, dérivant de la
nature même, des faits qui dépendaient uniquement de raisons
morales. D'après ces préjugés, l'esclave était un être d'une
espèce inférieure à l'homme libre, et, par sa bassesse origi-
nelle, qu'il tenait du Créateur ou du destin, il était obligé à
servir. Cette idée fondamentale de l'esclavage se retrouve, sous
une forme ou sous une autre, dans toutes les mythologies. Chez
les Indous, la division des hommes en castes se lie à leur
doctrine de la préexistence des âmes, de la chute des esprits et
de la métempsycose ; les soudras, qui forment la dernière caste,
se sont, dans une existence antérieure, tellement souillés de
crimes, qu'ils doivent expier, dans un esclavage éternel, l'op-
probre de leur vie ; pour les autres classes, tous ceux qui les
composent ont péché différemment avant leur apparition sur
la terre, et, suivant la mesure proportionnelle de leur perver-
sité, une classe différente est leur partage ; et bien que, entre
les quatre castes, les relations, sévèrement proscrites, ne soient
pas cependant très-rares, la séparation n'en subsiste pas moins
comme un ordre divin, comme un type inviolable, comme la
détermination naturelle de l'aptitude, comme le degré d'ins-
truction sur lequel est réglée la participation à la vie sociale.
D'après le dualisme persan, un certain nombre d'hommes sont
l'œuvre de lesprit de ténèbres ; il faut donc les asservir pour
les empêcher de nuire aux fils de la lumière. D'après le poly-
CHAPITRE IX. 4-27
Ibéisme grec, expliqué et soutenu par les philosophes, Jupiter,
suivant l'expression d'Homère, a ôté la moitié de leur intelli-
gence aux hommes qu'il destine à la servitude. Suivant le
naturalisme germain, on devait distinguer des hommes de
sang noble et des hommes de sang ignoble ; ces derniers
avaient une âme inférieure à l'âme des hommes libres. Enfin
ces idées étaient tellement vivaces que nous les retrou-
vons, parmi les chrétiens, dans les hérésies des premiers
temps ; la doctrine des gnostiques, qui divisait les hommes en
trois classes, les spirituels, les animaux et les terrestres, en est
une émanation, une importation païenne dans le sein du
Christianisme.
Les plus grands philosophes de l'antiquité professèrent ces
doctrines et nous voyons encore les impies de notre temps y
revenir. Platon, dans ses LoiSy est l'interprète de la pensée
grecque, lorsqu'il fait dire à Athénée que l'âme d'un esclave
étant essentiellement vicieuse, ce serait folie de mettre en lui
la moindre confiance. Ensuite il cite le vers d'Homère comme
pour mieux accuser son sentiment. Un tel sentiment, tolérable
peut-être dans le peuple, était cependant partagé par les plus
savants d'entre les Grecs. Nous ne croyons pas Platon inca-
pable d'une telle aberration; celui qui, dans sa République,
ordonne d'exposer et même de tuer les enfants faibles et ma-
ladifs, n'est pas éloigné de ne voir, dans l'esclave, que l'ébauche
d'un homme. Des savants, Ritter, entre autres, dans sa spiri-
tuelle Histoire de la philosophie, pense que Platon plaçait
l'origine de l'esclavage dans une disposition naturelle qui
naissait d'une âme lâche et ignoble. Les paroles du philosophe
sembleraient donc plutôt indiquer que les intelhgences vul-
gaires et stériles, quelle que soit leur extraction, devraient être
astreintes à la servitude. L'homme d'Etat devrait se diriger en
conséquence dans le choix des personnes ; mais on ne peut
conclure de cette opinion qu'un homme soit d'une espèce infé-
rieure, parce quïl est esclave ou né tel. Platon paraît penser
seulement que la nature produira toujours, dans l'humanité,
des êtres prédestinés à la servitude; que, par conséquent, la
1-2S IIISTOIUL DE LA PAI'AUTÉ.
servitude est un fait nécessaire. Incapable de résoudre la
question, il révèle le sentiment de son époque; quant au sien,
il semble nous échapper ^
Mais c'est surtout Aristote qui présente, dans toute sa noir-
ceur, la doctrine de l'avilissement naturel des esclaves. Doctrine
détestable, sans doute, démentie par la nature humaine, par
l'histoire, par l'expérience, mais qui ne laissa pas d'être dé-
fendue par des hommes de génie. On a prétendu excuser le
philosophe, mais en vain; sa Politique le condamne sans
appel. Dans le premier chapitre de son ouvrage, où il explique
la constitution de la famille, il se propose de déterminer les
rapports du mari et de la femme, du maître et de l'esclave ; il
établit que, de même que la femme est naturellement différente
de l'homme, de même l'esclave est différent du maître. Yoici
ses paroles : Ainsi la femme et U esclave sont distingués par la
nature elle-même Qu'on ne dise point que c'est là une expres-
sion échappée à l'écrivain ; elle a été écrite avec pleine con-
naissance et n'est autre chose que le résumé de sa théorie.
Dans le chapitre troisième, continuant d'analyser les éléments
qui composent la famille, après avoir établi « qu'une famille
parfaite est formée de personnes libres et d'esclaves, » Aristote
s'attache particuhèrement à ceux-ci, et commence par com-
battre une opinion qui lui paraissait trop en faveur de l'esclave :
« Il en est, dit-il, qui pensent que l'esclavage est une chose hors
de l'ordre de la nature, puisque c'est la loi seule qui fait les
uns libres, les autres esclaves, tandis que la nature ne les
distingue en rien. « Avant de combattre cette opinion, il
exphque les rapports du maître et de l'esclave , au moyen
d'une comparaison entre l'artiste et l'instrument, entre l'âme
et le corps ; il continue ainsi : « Si l'on compare l'homme et la
femme, on trouve que le premier est supérieur : c'est pourquoi
il commande ; la femme est inférieure : c'est pourquoi elle
obéit. Il en doit être de même entre tous les hommes. C'est ainsi
que ceux d'entre eux qui sont aussi inférieurs par rajjport aux
autres que le corps l'est par rapport à l'âme, et l animal par
< Platon, De legibus, lib. I et VllI.
CHAPITRE IX. 429'
rapport à Vhomme, ceux dont les facultés consistent 'principale-
ment dans Vusage du corps, unique service que l'on en puisse
tirer, ceux-là sont naturellement esclaves. »
A première vue, on pourrait croire que le philosophe parle
uniquement des idiots, ses paroles sembleraient l'indiquer ;
mais nous allons voir, par le contexte, que telle n'est point son
intention. S'il n'avait en vue que les idiots, il ne prouverait
rien contre l'opinion qu'il se propose de combattre, le nombre
des idiots n'étant rien par rapport à la généralité des hommes.
A quoi servirait d'ailleurs, s'il se bornait à parler des idiots,
cette théorie fondée sur une exception monstrueuse et très-
rare? Mais il n'est pas besoin de s'épuiser en conjectures sur la
véritable pensée ' du philosophe ; lui-même a soin de nous
l'expliquer ; il nous apprend en même temps pourquoi il n'a
pas craint de se servir d'expressions si outrées. La nature,
selon lui, a eu le dessein formel de produire des hommes de
deux sortes : les uns nés pour la liberté, les autres pour l'escla-
vage. Le passage est trop important et trop curieux pour n'être
point rapporté ici.
Voici ce que dit Aristote : « La nature a soin de créer les
corps des hommes libres différents des corps des esclaves; les
corps de ceux-ci sont robustes et propres aux services de pre-
mière nécessité ; ceux des hommes libres, au contraire, bien
formés, ciuoique inutiles pour les travaux serviles, sont aptes à
la vie civile, laquelle consiste dans le maniement des choses de
la guerre et de la paix. Cependant il arrive souvent le con-
traire ; il échoit aux hommes libres un corps d'esclave et à l'es-
clave une âme Hbre. Sans nul doute, si le corps de quelques
hommes l'emportait sur les autres par autant de perfection que
l'on en voit dans les images des dieux, tout le monde serait
d'avis que ces hommes fussent servis par ceux qui n'auraient
point la même beauté en partage. Si cela est vrai en parlant
du corps, cela est encore plus vrai en parlant de l'àme ; bien
qu'il ne soit pas aussi aisé d'apprécier la beauté de l'âme
que celle du corps. Ainsi, on ne peut mettre en doute que cer-
tains hommes ne soient nés pour la liberté, comme d'autres
430 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
sont nés pour l'esclavage ; esclavage non-seulement utile aux
esclaves eux-mêmes, mais juste*. »
Misérable philosophie, qui, pour soutenir un ordre de choses
dégradant, osait imputer à la nature l'intention de créer des
castes différentes, les unes nées pour dominer, les autres pour
servir ! Philosophie cruelle, qui s'efforçait de brûler les liens do
fraternité par lesquels l'Auteur de la nature a voulu enlacer le;
genre humain. Car, il faut bien le remarquer, dans la théorio
d'Aristote, il n'est point question de cette inégalité qui est le
résultat nécessaire de toute organisation sociale ; non, il y est
question d'une inégalité terrible, avilissante, l'esclavage.
En résume, dit Cochin, l'esclavage est approuvé par a Epi-
cure, au nom de la volupté ; Zenon, au nom de l'indifférence
stoïque; Thucydide, au nom de l'histoire ; Xénophon, au nom
de l'économie sociale. Ancien esclave, Epictète, qui blâme la
dureté des maîtres envers les esclaves, reste à peu près insen-
sible aux maux de ses pareils. Aristophane croit plaisant de
nous montrer Caron leur refusant sa barque, et le vieil Hésiode
avait froidement écrit que l'esclave est au riche ce que le bœuf
est au pauvre. A Rome, Caton assimile les esclaves au vieux
bétail de son étable. Cicéron s'excuse de trop regretter un
esclave, Pline les compare aux frelons, Lucrèce s'en occupe à
peine, Horace s'en moque, Sénèque et Yarron leur offrent des
consolations stériles, et Yarron, enfin, les énumère parmi les
instruments de travail, au même titre que la charrue et les
bœufs, à la seule différence que les esclaves parlent, que les
bœufs mugissent et que la charrue ne dit rien ^. »
Tels sont, sur les origines de l'esclavage, l'opinion des
anciens, les renseignements de l'histoire et les lumières de la
philosophie.
II. Quelle était, de fait et de droit, la condition des esclaves ?
L'esclave n'avait pas une personnahté juridique; il était une
chose, res; une chose animée, un outil vivant, je le sais, mais
enfin, d'après le droit antique, il était inscrit sous la rubrique
" ■• Arislote, Politique, liv. P', v. — ^ Augustin Cochin, de l'Abolition de
i'esclavaye, t. P'.
CHAPITRE IX, i3l
des choses. Ainsi, ne pas appartenir à soi-même, mais à un
autre, sans cesser d'être homme, être la propriété ilUmitée et
sans restriction de son maître : telle est la vraie définition lé-
gale de l'esclavage.
En conséquence de cette définition j le maître avait, sur son
esclave, droit de vie et de mort ; il pouvait le tuer sans être
obligé d'en rendre compte, le frapper, l'engager, l'échanger, en
faire un objet de commerce ou de spéculation, selon ses inté-
rêts ou son bon plaisir. En général, le mariage n'était pas per-
mis aux esclaves, ou, s'ils le contractaient du consentement du
maître, les enfants à venir étaient assimilés au croît des ani-
maux. Chez les Romains et chez beaucoup d'autres peuples, il
ne leur était pas permis d'acquérir à leur profit. Quant aux
Germains d'avant le Christianisme, ils faisaient esclaves leurs
prisonniers de guerre et immolaient en holocauste le dixième
à leurs dieux, ce qui n'arrivait que très-rarement pour les
hommes libres. Hérodote attribue aux Scythes des usages à
peu près semblables. Leur roi était le seul qui fût libre ; il choi-
sissait à volonté ses esclaves dans toute la nation ; à sa mort,
ceux qui l'avaient servi devaient l'accompagner dans la tombe,
et, un an plus tard, on sacrifiait encore cinquante hommes sur
sa sépulture. Du reste, après une longue absence, les Scythes
ayant trouvé leurs, esclaves mariés avec leurs femmes,' adop-
tèrent la coutume de leur crever les yeux. Les Athéniens
firent seuls exception à la barbarie dominante ; suivant le
témoignage de Xénophon, ils traitaient les esclaves avec une
humanité relative, mais uniquement par des raisons acciden-
telles et des calculs d'économie politique.
Cette idée que l'antiquité avait conçue de l'esclavage et
qu'elle avait érigée en loi, influa tristement sur le caractère
moral des esclaves. Le joug pesait sur la tête de ces infortunés
d'un poids terrible, et^ d'après les règles bien connues de la
psychologie, paralysait ou déprimait leurs propres forces. Le
défaut de confiance les rendit indolents, dissimulés, rampants,
fourbes, menteurs, sevrés à tout jamais de pensées nobles; ils
s'adonnaient à la plus déplorable sensualité. Aussi les repré-
432 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ !
seiite-l-on comme ivrognes, gourmands, cruels, surtout lors-
qu'ils remplissaient les fonctions d'un esclave supérieur, et les
mots serviliSy ilHôeralis désignent communément tout ce qu'il
y a de plus bas. Cette dégradation explique comment on vint à
croire l'esclave inférieur par nature, pourquoi on crut néces-
saire de le conduire comme la brute, ce qui contribua davan-
tage encore à son avilissement. Une cruauté en appelait une
autre ; on vit des esclaves réduits à une condition épouvan-
table.
En rentrant en soi-même, on comprend encore mieux ces
choses. En vivant sous le môme toit, les relations se multi-
plient et si elles ne s'effectuent pas sous l'inspiration de
l'amour, elles n'ont pour mobile que la haine. Leur fréquence
permet de manifester à toute heure ses sentiments ; si ces sen-
timents sont de supérieur à inférieur, et s'ils sont défavorables,
ils trouvent, dans le moindre choc, un occasion d'éclater, et ils
éclatent toujours avec une force terrible d'expression. S'il
s'agissait de châtier un animal, on pourrait le faire avec bru-
talité, mais sans colère ; s'il s'agit d'un homme, la colère
s'allume, et elle s'allume avec une ardeur proportionnelle au
tort qu'on impute au coupable, en s'animant, soit par paroles,
soit par voies de fait ; on peut, sans être violent, arriver aux
violences les plus regrettables. — Si vous appliquez ces
réflexions aux relations du maître avec les esclaves, vous
aurez trouvé, dans le mauvais fonds de la nature humaine,
l'explication des faits les moins croyables, bien qu'ils soient
incontestables.
L'abus n'alla pas immédiatement aux dernières limites. Tant
que les mœurs furent simples, tant que le Grec et le Romain
cultivèrent la terre en commun avec leurs esclaves, qu'ils man-
gèrent avec eux à la môme table, le sort des esclaves, sauf la
privation de la liberté, ne fut pas trop rigoureux. Sénèque
rappelle ce bon temps et recherche, dans l'usage môme de la
langue, la preuve d'un traitement plus doux pratiqué à leur
égard.
Sous Caton le Censeur, l'esclavage chez les Romains changea
CHAPITRE IX. 433
de face, ainsi que d'autres institutions. Dans la biographie qu'il
a laissée de cet homme célèbre, Plutarque fait sentir le contraste
entre le sort primitif des esclaves et les duretés qu'ils commen-
çaient à subir. D'abord Caton travaille avec ses esclaves, par-
tage avec eux la même nourriture et s'abstient de les châtier
pour les bévues, même peu excusables, qu'ils commettent dans
leur service ; son épouse donne le sein aux enfants de ses
esclaves, pour faire naître, entre eux et ses fils, une plus intime
sympathie. Néanmoins, il fait lui-même l'éducation de ses en-
fants, bien qu'il possède Chilo, bon grammairien j recomman-
dable d'ailleurs par ses qualités personnelles. C'était à ses yeux
une grande inconvenance qu'un esclave tirât les oreilles à un
homme libre pour le stimuler au travail, et que celui-ci lui dût
de la reconnaissance. Caton, devenu riche par les charges mi-
litaires et civiles qu'il avait occupées, frappa 9fes esclaves cou-
pables de quelque maladresse, chassa ceux que l'âge avait affai-
blis et les vendit, s'il trouva acquéreur. Plutarque le blâme
mais Caton suivait la transition des mœurs et se conformait au
temps ; comme tous les hommes de transition, le Censeur était
un homme de contradiction.
Dès lors, la condition des esclaves empira ; comme en Grèce
ils devinrent un objet de luxe à l'égal des chevaux, de l'or, de
la soie, des pierres précieuses ; les Romains opulents en eurent
souvent plusieurs centaines et même des milliers, et en
tirèrent vanité dans le Forum. Ces malheureux, dans l'inté-
rieur des maisons, exerçaient les métiers de boulanger, de tis-
serand, de fileur, de cordonnier, de sellier, de tanneur ; entas-
sés les uns sur les autres dans 'des réduits étroits, obscurs et
malsains, ils languissaient dans la misère. Servaient-ils à table
il ne leur était pas permis de proférer une parole, pas même
d'éternuer ; la tojix était punie sans pitié. Malgré leur apathie,
la répugnance pour certains services, poussée jusqu'au déses-
poir, les portait à se donner la mort. Le plus insupportable, le
plus révoltant de tous pour une âme un peu mieux trempée,
était celui d'une matrone romaine : au plus infime détail de sa
toilette, compliquée à l'infini, était attachée une esclave, que
IV. 28
434 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
désignait un noiï^grec, tiré de la futile occupation qui absor-
bait sa vie. Nue jusqu'à la ceinture, elle se tenait devant sa
maîtresse, dont la main était armée d'un fer tranchant, prête à
déchirer les bras et la poitrine de sa victime à la moindre mal-
adresse qui lui échappait. On s'en prenait à elle de l'impuis-
sance de Tart à transformer en beautés les défauts de la nature,
à rappeler la fleur de la jeunesse, flétrie par l'âge ou les dé-
bauches. Ovide, dans ce livre lubrique où il ne prétendait rien
moins que développer une morale sévère, conseille aux dames
romaines de ne pas entrer en fureur pour la plus légère baga-
telle. Il leur fait observer que, défigurées par des émotions si
violentes, elles étaient hors d'état de plaire à leurs amants. C'est
avec toutes les grâces et les charmes de son talent qu'il leur
conseille une conduite plus humaine. Ces barbaries, suivant
l'expression d'un écrivain, donnaient au palais d'un Romain
l'aspect d'une boucherie, souillé qu'il était de toutes parts par
le sang des esclaves * .
Rien n'est effrayant à lire dans les auteurs anciens comme les
traitements infligés- aux esclaves.
Le Spartiate pouvait tout contre eux ; les lois n'avaient rien à
y voir : « On les obligeait à recevoir tous les ans un certain
nombre de coups sans qu'ils les eussent mérités, uniquement
pour qu'ils n'oubliassent point qu'ils étaient esclaves. Si l'un
d'eux semblait, par sa bonne mine, s'élever au-dessus de sa con-
dition, il était puni de mort, et le maître mis à l amende^. »
Les Romains les enchaînaient par centaines, comme des ani-
maux, dans Vergastulum, espèce de cachot souterrain ; cette
chaîne ne les quittait ni le jour, ni la nuit, et les suivait aux
travaux des champs. Il y en avait qui passaient leur vie à tour-
ner, toujours enchaînés, la meule d'un moulin. Un auteur
païen nous les montre « la peau sillonnée par les traces livides
du fouet, le front marqué, la tête demi-rasée, les pieds étreints
d'un anneau de fer, pâles, amaigris, exténués, n'ayant plus la
^ Boettinger, Scènes du matin dans le cahinel de toilette d'une dame ro-
maine, Leipsig, 1806, part. I, p. 8 et 47. Voir encore Sénèque, Ep. xlvii,
p. 198. — * Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. XXIII, p. 271.
CHAPITRE IX. 435
figure humaine. » Pour tous, les étrivières, les verges, le
bâton, l'aiguillon, les menottes aux mains, les entraves aux
pieds, la fourche au cou, la torture, la marque, la croix. Je ne
parle pas de la faim, de la soif, du chaud, du froid, de la
fatigue sans relâche. Je ne parle pas des coups qu'on leur don-
nait sur la bouche, de manière à leur briser les dents, et pour
lesquels on leur faisait tendre la joue, afin de mieux frapper,
et cela pour le plus futile prétexte, pour une parole, un éternu-
ment^
Pour les fouetter, on les suspendait à une poutre, avec un
poids de cent livres aux pieds \
Il faut voir dans les comiques grecs ou latins, peintres vifs,
mais nécessairement fidèles, de ces mœurs, les menaces qu'on
leur fait et l'espèce de brutale insouciance avec laquelle ils
rappellent eux-mêmes, dans les noms intraduisibles qu'ils se
donnent, les coups dont on les accable ; il faut voir, dans les
satiriques, autres peintres de ces temps, ces fureurs, ces coups
multipliés, ces bourreaux payés à l'année pour les frapper ; la
mort, enfin prodiguée comme les soufflets, au moindre caprice :
« Une croix pour cet esclave. — Qu'a-t-il fait pour mériter la
mort? où sont les témoins? où est la plainte? Ecoute, la vie
d'un homme vaut bien un instant de retard. — Insensé que tu
es I est-ce qu'un esclave est un homme ? Il n'a rien fait. Qu'im-
porte? qu'il meure I Je le veux, je l'ordonne ; ma raison, c'est
que je le veux : Sic volo, sic juheo, sit pro rations voluntas^, »
Et ces esclaves, traités avec tant de barbarie, étaient-ils
nombreux? Le nombre des esclaves était immense; l'escla-
vage, enraciné profondément dans les idées, dans les mœurs,
dans les lois, se trouvait mêlé à tous les intérêts sociaux et
individuels : il était, à la lettre, la cheville ouvrière de la société
antique.
Dans un recensement d'Athènes, on compta vingt mille ci-
toyens et quarante mille esclaves ; dans la guerre du Pélo-
ponèse, il n'en passa pas moins de vingt mille à l'ennemi.
^ Dezobry, Rome au temps d'Auguste, t. 1", p. 435. — * Plaute, Asin., II,
II, 53. — 3 Juvénal, Sat.,yi, v. 219-223.
.i36 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
L Attiqiie en comptait quatre cent mille, du temps de
Démétrius de Phalère ; si Ton compare ce rapport de Périclès à
la République de Platon, le chiffre ne paraîtra point exagéré.
A Chio, le nombre des esclaves était très-considérable et leur
défection, qui grossit les rangs des Athéniens, mit leurs
maîtres en une grande extrémité. C'est Thucydide qui rapporte
ces faits. En général, le nombre des esclaves était si grand en
tous lieux que la tranquillité publique s'en trouvait sou-
vent compromise. Aussi était-il nécessaire de prendre des
précautions pour les empêcher de se concerter. « Il faut, dit
Platon (Dial. vi,' des Lois), que les esclaves ne soient pas du
même pays, et que, autant que possible, ils diffèrent de mœurs
et de volontés ; leurs fréquentes défections, chez les Messéniens
et en d'autres cités qui ont un grand nombre d'esclaves de
même langue, nous ont appris qu'il résulte ordinairement de
là beaucoup de maux. »
Aristote, dans son Economie (liv. P% ch. v), donne diverses
règles sur la manière dont on doit traiter les esclaves ; il est
remarquable qu'il soit du même avis que Platon. Il dit expres-
sément « qu'il ne faut pas avoir beaucoup.d'esclaves d'un même
pays. » Bans sa Politique (liv. II, ch. vn), il nous apprend que
les ThessaUens éprouvèrent de grands embarras à cause de la
multitude de leurs pénestes, sorte d'esclaves ; il en fut de même
chez les Lacédémoniens, à cause des ilotes. « Il est souvent ar-
rivé, dit-il, que les pénestes se sont soulevés dans laThessalie ;
et les Lacédémoniens, à chacun de leurs revers, se sont vus
menacés par les complots des ilotes. » C'était là une difficulté
qui sollicitait sérieusement l'attention des politiques ; on ne
savait par quels moyens prévenir les inconvénients qu'amenait
cette immense multitude d'esclaves. Aristote déplore cette dif-
ficulté et ces dangers. Je transcrirai ses propres paroles : « A
la vérité, dit-il, la manière dont on doit traiter cette classe
d'hommes est chose difficile et pleine d'embarras ; car, si Ton
use de douceur, ils deviennent insolents et veulent s'égaler à
leurs maîtres ; si on les traite avec dureté, ils conçoivent de la
haine et machinent des complots. »
CHAPITKE IX. 437
A Rome, la multitude des esclaves était telle que, lorsque, à
une certaine époque, on proposa de leur donner un costume
distinctif, le sénat s'opposa à cette mesure dans la crainte que,
s'ils venaient à connaître leur nombre, l'ordre public ne fût
mis en péril ; et à coup sur ces précautions n'étaient point
vaines, puisque, longtemps auparavant, les esclaves avaient
déjà causés de grands ébranlements dans l'Italie. Platon, pour
appuyer le conseil que je viens de citer tout-à-l'heure, rappelle
que « les esclaves avaient fréquemment dévasté l'Italie par la
piraterie et le brigandage. » Dans des temps plus rapprochés,
Spartacus, à la tête d'une armée d'esclaves, fut, pendant
quelque temps, la terreur de Rome, et donna à faire aux meil-
leurs généraux.
Le nombre des esclaves était monté dans cette ville à un tel
excès, que nombre de maîtres les comptaient par centaines.
Lors de l'assassinat du préfet de Rome Pédanius Secundus,
quatre cents esclaves qui lui appartenaient furent condamnés à
moH*. Pudentilla, femme d'Apulée, en avait une telle quan-
tité, qu'elle n'en donna pas moins de quatre cents à son fds.
C'était devenu un objet de luxe. Chacun s'efforçait de se
distinguer par le nombre de ses esclaves. Chacun voulait qu'à
cette question : Quot pascit servos ? combien paît-il d'esclaves ?
selon l'expression de Juvénal [Satir. III, v. 140), on en put
montrer une multitude. La chose vint à tel point que, au té-
moignage de Pline, le cortège d'une famille ressemblait à une
véritable armée.
Ce n'était pas seulement dans la Grèce et dans l'Itahe qu'on
trouvait cette abondance d'esclaves : à Tyr, ils se soulevèrent
contre les maîtres, et, grâce à leur nombre immense, ils purent
les massacrer tous. Si nous tournons nos regards vers les
peuples barbares, sans parler de quelques-uns des plus connus,
nous apprenons d'Hérodote que les Scythes, à leur retour de la
Médie, trouvèrent leurs esclaves soulevés, et se virent forcés de
leur céder le terrain en abandonnant leur patrie. César, dans
^ Tacite, Annal, lib. XIV.
438 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
ses Commentaires, t'ait foi de la multitude d'esclaves que ton-
tenait la Gaule * .
A ces renseignements sur les esclaves de lantiquité, nous
ajouterons un mot sur l'esclavage chez les Juifs.
Moïse admit, dans la Loi, un esclavage mitigé : il ne pouvait
faire autrement au milieu du monde de son temps: mais il
n'est pas surprenant que, depuis les âges historiques, le peuple
juif soit le seul où Y esclavage soit réduit à des conditions telles
qu'ayant l'air d'être admis d'une part, il est comme neutralisé
de l'autre. Nous ne pouvons, sur ce point, pas plus que sur
mille autres, faire du code mosaïque une étude détaillée qui,
pour être juste, serait difficile et compliquée, vu les contra-
dictions apparentes qu'on rencontre dans ce code ; nous
citerons seulement l'article suivant du Deutéronome :
Vous ne livrerez point à son maître l'esclave qui se sera ré-
fugié vers vous; il habitera avec vous clans le lieu où il lui
plaira d'habiter; il trouvera le repos clans quelqu'une de vos
villes; ne le contristez point^.
Cette disposition est absolue et elle détruit, implicitement,
toutes celles qui paraissent favorables au maître contre
l'esclave. Dès que l'esclave pouvait s'enfuir avec certitude de
ne pouvoir être repris par son possesseur et que toute ville
d'Israël lui devait à cet effet le refuge, la sûreté et la liberté,
Yesclavage n'était que pour ceux qui le voulaient souffrir, et
l'essence de l'institution était mortellement atteinte.
Quand on lit l'épître, admirable de finesse, de Paul à Phi-
lémon, sur son esclave Onésime, qui s'était enfui de sa maison,
on trouve que l'Apôtre, dans son plaidoyer pour l'affranchisse-
ment d'Onésime, et dans toutes ses paroles, qui supposent le
droit chez ce dernier de briser ses liens, quoique les plus
grandes précautions soient prises pour ne pas contrarier Phile-
mon, et pour que tout s'arrange à l'amiable, ne fait que se
conformer à l'esprit du code de Moïse, promulgué dix-sept
cents ans avant le Christ.
Beaucoup de critiques sont injustes à l'égard de Moïse et
' Csesai., De beUogallko, lib. VI. — ^ Deul., xxiii, 15 et 16.
CHAPTTBE IX, 139
de son peuple. A bien étudier les choses, on trouve que cette
législation et cette peuplade furent les plus avancées qui aient
jamais existé sur la terre. N'y eùt-il que le jubilé de la cinquan-
taine, c'eût été une invention prodigieuse, qui n'a point
d'égale. Quoi, tous les cinquante ans, toutes les dettes annu-
lées, toutes les ventes de même; tous les serviteurs affranchis,
toute famille réintégrée dans ses biens primitifs ! Où trouvera-
t-on des mesures de législateurs aussi favorables à l'opprimé,
aux malheureux, à tous les faibles, aussi hardies contre les en-
vahissements de la richesse et de la domination? C'est tous les
cinquante ans la restauration des droits primitivement recon-
nus ; c'est tous les cinquante ans la plus radicale des révolu-
tions démocratiques, économiques et sociales. On conçoit que
Moïse ait osé dire à un peuple auquel il laissait en lois de telles
mesures : Il n'y aura point d'indigent ni de mendiant parmi
vous, omnino indigens et mendicus non erit inter vos... Si
pourtant vous écoutez la voix du Seigneur notre Dieu, et si
vous gardez tout ce qu'il a commandé et que moi, aujourd'hui,
je vous donne en lois... Si tamen audiens vocem Dommi Dei,
tui, et custodieris universa quœ jussit et quâe ego prœcipio
tihi^...
III. L'affranchissement des esclaves fut directement ou indi-
rectement l'œuvre de l'Eghse et des Souverains-Pontifes \ Ce
point est accordé même par des savants hostiles à l'EgUse.
'< On doit signaler avec reconnaissance, dit Alexandre de Hum-
boldt, les nobles et courageux efforts que fit le clergé, dans les
premiers temps du Christianisme et sur la fm du moyen âge,
pour revendiquer les droits que l'humanité tient de la nature. »
Même aveu de la part de Montesquieu, Gibbon, Babington, Biot.
Roscher, il est vrai , dit que le Pape , au commencement du
seizième siècle, permettait encore que les prisonniers de guerre
fussent vendus comme esclaves ; il cite à ce propos le témoi-
gnage de Sismondi {Hist. des Républiques italiennes, t. XIII,
p. 343), qui, à son tour, s'appuie sur la bulle rapportée par
^ Deutéron , xv, 4 et 5. -- 2 Rattinger, Pabpstund Kirschenstand, p. 120.
Fribourg, 1866.
iiO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Rayiialdi, dans ses Annales^ à Fan 1506, § 25. Or, celte bulle
ne contient pas un iota qui puisse donner lieu à une sem-
blable accusation. Guizot reconnaît les efforts de l'Eglise pour
améliorer Fétat social : <( Nul doute, dit-il, qu'elle ne lutta
obstinément contre les grands vices de l'état social, par
exemple contre l'esclavage. » Mais, à la ligne suivante, comme
s'il regrettait d'établir sans restriction un fait si honorable pour
l'Eglise et si propre à lui concilier les sympathies de l'huma-
nité entière, il ajoute : « On a beaucoup répété que l'abolition
de l'esclavage dans le monde moderne était due complètement
au Christianisme. Je crois que c'est trop dire : l'esclavage a
subsisté longtemps au sein de la société chrétienne, sans
qu'elle s'en soit étonnée, ni fort irritée. » Le président Trop-
long est d'un a\is diamétralement contraire ; il pense que, dès
le règne de Néron, le Christianisme agit, par la prédication, sur
les idées et sur les mœurs des Romains ; qu'il agit sur le droit
par les mœurs et par les idées, et que Constantin, en procla-
mant son triomphe, ne fit que constater la victoire de l'Eglise
sur le paganisme. La lutte, il est vrai, ne s'était poursuivie que
comme d une manière souterraine; elle s'était néanmoins pour-
suivie sans relâche ; et si l'on avait plus cru les martyrs que
les docteurs, il faut reconnaître que les docteurs avaient su se
faire entendre, et que les martyrs avaient su se faire admirer.
Quant à l'opinion de Guizot, pour l'admettre, il fallait considé-
rer si l'abolition de l'esclavage était possible dans les conditions
énoncées par le professeur; si l'esprit d'ordre, de justice, de
prudence et de paix qui anime l'Eglise, pouvait permettre de
se précipiter dans une entreprise qui, sans lui permettre d'at-
teindre le but proposé, aurait bouleversé le monde. Le sys-
tème social, fondé sur l'esclavage, était un système funeste,
mais on ne pouvait tenter de le détruire tout d\in coup : tel
est la proposition qui renverse l'opinion^ critique de Guizot.
Le nombre des esclaves, dit Balmès, était partout si considé-
rable, qu'il était tout-à-fait impossible de leur prêcher la libert»'
sans mettre le monde en feu. Malheureusement, nous avons,
dans les temps modernes, un terme de comparaison qui, bien
CHAPITRE IX. 441
que sur une échelle infiniment plus réduite, ne laisse pas de
servir à notre dessein. Dans une colonie où les esclaves noirs
seront en grand nombre, qui osera les mettre tout-à-coup en
liberté ? Or, combien les difficultés s'augmentent-elles, quelle
dimension colossale n'acquiert pas le péril, lorsqu'il s'agit, non
d'une colonie, mais de l'univers ! L'état intellectuel et moral
des esclaves les rendait incapables de faire tourner un tel
bienfait à leur profit et à celui de la société. Encore abrutis^
aiguillonnés par le désir de vengeance que les mauvais traite-
ments entretenaient dans leur cœur, ils auraient reproduit en
grand les sanglantes scènes dont ils avaient déjà, dans les
temps antérieurs, marqué les pages de l'histoire. Et que serait-
il alors arrivé? La société, dans cet horrible péril, se serait
mise en garde contre les principes qui favorisaient la liberté ;
elle n'aurait plus envisagé ces principes qu'avec prévention et
méfiance ; les chaînes de la servitude, loin de se relâcher, au-
raient été rivées avec plus de soin. De cette masse immense et
brutale d'hommes furieux, mis sans préparation en liberté, il
était impossible qu'on vît sortir une organisation sociale, car
une organisation sociale ne s'improvise pas, surtout avec des
éléments semblables : et, dans ce cas, puisqu'il eût été néces-
sair d'opter entre l'esclavage et l'anéantissement de l'ordre
social, l'instinct de conservation qui anime la société aussi bien
que tous les êtres, aurait indubitablement amené la continua-
tion dô l'esclavage là où il aurait encore subsisté, et son réta-
blissement là où on l'aurait détruit.
Mais, sans parler des bouleversements sanglants qui néces-
sairement auraient été la suite d'une émancipation très-rapide,
la seule force des choses, en opposant des obstacles insur-
montables, aurait rendu absolument inutile une telle mesure.
Ecartons toutes les considérations sociales et politiques, atta-
chons-nons uniquement à la question économique. Tout
d'abord, il était nécessaire de changer complètement les rap-
ports de la propriété. Les esclaves formaient alors une partie
principale de la propriété. C'étaient eux qui cultivaient les
terres, exerçaient les offices mécaniques ; en un mot, entre
U2 HISTOIRE DE J.A PAPAITÉ.
eux se trouvait distribué ce que l'on appelle le travail, et cette
distribution étant faite sur la base de l'esclavage, oter cette
base, c'était amener une dislocatien telle que l'esprit n'en peut
imaginer les conséquences.
Supposons qu'on eût procédé à des dépouillements violents ;
supposons une répartition, un nivellement des propriétés, les
terres distribuées aux émancipés, les maîtres les plus opulents
forcés à manier la pioche et la charrue ; supposons toutes ces
absurdités, ces songes d'un homme en délire : eh bien! je dis
que cela môme n'eût remédié à rien. Il ne faut pas l'oublier,
la production des moyens de subsistance doit être en propor-
tion avec les besoins de ceux qu'ils sont destinés à faire vivre :
cette proportion disparaissait par l'émancipation des esclaves.
La production se trouvait réglée, non pas précisément d'après
le nombre des individus qui existaient alors, mais dans la sup-
position que le plus grand nombre était esclave ; or, on sait
que les besoins d'un homme libre sont quelque chose de plus
que les besoins d'un esclave.
Qu'on veuille bien examiner ceci : dix-huit siècles se sont
écoulés depuis l'avènement du Christianisme ; les idées ont été
rectifiées, les mœurs adoucies, les lois améliorées, les peuples
et les gouvernements se sont instruits par l'expérience ; des
établissements sans nombre ont été fondés pour l'indigence ;
on a tenté toutes sortes de systèmes pour mieux distribuer le
travail, et les richesses se trouvent réparties d'une manière plus
équitable : cependant, en dépit de tous ces progrès, il est de
nos jours extrêmement difficile d'empêcher une multitude
d'hommes de succomber à la misère, et c'est là encore un mal
qui tourmente la société et pèse sur son avenir. Quel effet au-
rait donc produit une émancipation universelle, au commence-
ment du Christianisme, à une époque où les esclaves n'étaient
point reconnus dans le droit comme personnes, mais comme
choses; lorsque leur union conjugale n'était point considérée
comme un mariage ; lorsque la propriété des fruits de cette
union se trouvait soumise aux mêmes règles que la progéni-
ture des animaux; lorsque, enfui, io malheureux esclave,
CHAPITRE IX. 243
maltraité, tourmenté, vendu, pouvait être mis à mort par un
caprice de son maître ? de tels maux pouvaient-ils être guéris
autrement que par des efforts séculaires ? N'est-ce pas là ce
que disent d'une voix unanime l'humanité', la politique et l'é-
conomie sociale !
Les esclaves eux-mêmes n'auraient point tardé à protester
contre des tentatives insensées ; ils auraient réclamé une ser-
vitude qui, du moins, leur assurait le pain et l'abri; on les
aurait vus repousser une libeité incompatible avec leur
existence même. Tel est l'ordre de la nature ; l'homme, avant
tout, a besoin de vivre, et, les moyens de subsistance venant à
lui manquer, la liberté même ne saurait le charmer. Il n'est
point nécessaire, pour établir cette vérité, de recourir à des
exemples individuels ; des peuples entiers en^ont donné des
preuves. Lorsque la misère est excessive, elle amène presque
infailliblement l'aviUssement, elle étouffe les sentiments les
plus généreux, et ôte toute magie aux mots d'indépendance et
de liberté. « La plèbe, » dit César, parlant des Gaulois, a est
presque au niveau des esclaves ; de soi-même elle n'ose rien,
sa voix n'est comptée pour rien, et il est beaucoup de gens de
cette classe qui, accablés de dettes et de tributs, ou opprimés
par les puissants, se livrent aux nobles en servitude. On exerce
sur ceux qui se sont ainsi livrés les mêmes droits que sur les
esclaves \ » Des exemples du même genre ne manquent point
dans les temps modernes : on sait qu'en Chine il existe une
grande quantité d'esclaves dont la servitude n'a d'autre origine
que l'incapacité où ils se sont trouvés, eux ou leurs pères, de
pourvoir à leur subsistance.
Ces réflexions appuyées sur des faits que personne ne pourra
contester, établissent que le Christianisme a fait preuve d'une
sagesse profonde en procédant avec tant de ménagement à
l'abolition de l'esclavage. Il fit, en faveur de la liberté de
l'homme, tout ce qui était possible ; s'il n'accomplit pas plus
rapidement cette œuvre, c'est qu'il ne le pouvait sans compro-
mettre l'entreprise même, sans apporter de graves obstacles à
> De bello gallico, lib. VI.
iii HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
r émancipation désirée. Tel est le résultat auquel, en dernière
analyse, viennent aboutir tous les reproches adressés à tel ou
tel procédé employé par l'Eglise. On examine avec plus d'atten-
tion, on compare le procédé avec le fait, on finit par se con-
vaincre que la conduite blâmée s'est trouvée inspirée par la
plus haute sagesse et réglée par la prudence la plus accom-
plie'.
Malgré ces considérations décisives du philosophe espagnol,
il ne manque pas de gens qui, à l'exemple de Guizot, n'ayant
pas suffisamment réfléchi aux difficultés de l'afi'ranchissement
immédiat, croient triompher^, parce qu'ils ne trouvent pas, dans
l'Evangile, l'acte d'aff'ranchissement des esclaves. Eux qui ré-
pètent sans cesse : « Mon royaume n'est pas de ce monde, »
eux qui excluent l'Eglise de l'ordre social, ils voudraient que le
divin Fondateur du Christianisme, dérogeant, pour cette fois, à
leur théorie, ait dressé la charte constitutionnelle de la liberté
civile. Mais ils ne voient pas que cet acte n'était ni possible ni
sage; mais ils oublient que Jésus-Christ voulait seulement
poser les principes de la régénération, et ils nous obligent à
ajouter qu'une telle résolution, outre les difficultés inhérentes
à sa prise, rencontrait, dans les faits, des obstacles insur-
montables, et ne cadrait pas davantage avec la règle ordinaire
de l'EgUse.
Durant les trois premiers siècles de son existence, l'Eghse fut
proscrite, obhgée de cacher dans les catacombes l'exercice
de son culte et ne rencontrant de publicité que dans les arènes
du martyre. A l'avènement de Constantin, elle jouit du béné-
fice de la vie publique, mais elle se vit presque aussitôt jetée
dans les agitations ariennes, puis persécutée par Constance et
par Julien l'Apostat, et mêlée à toutes les scènes lugubres qui
pronostiquaient la chute de l'empire. Quand le colosse romain
fut à terre, les invasions produisirent un tel bouleversement,
une si profonde confusion de langues, d'usages, de mœurs et
de lois, qu'il était presque impossible d'exercer aucune action
régulatrice. Si, dans des temps plus rapprochés, il a été difficile
^ Balmcs^ le Protestantisme compart^ au Catholicisme, t. I«', p. 193.
CHAPITRE IX. Mo
de détruire la féodalité ; s'il reste parmi nous, après des siècles
de combats, quelques débris de cette institution ; si la traite des
nègres, bien que bornée à certains pays, résiste encore au cri de
réprobation qui s'élève des quatre coins du monde, comment
s'étonner, comment reprocher au Christianisme que l'esclavage
ait continué de subsister quelques siècles après que la frater-
nité des hommes et leur égalité devant Dieu aient été procla-
mées dans l'Evangile.
Enfin l'action pohtique ne fut possible à l'Eglise qu'au moyen
âge, et même, quand elle fut possible, elle fut le plus souvent
restreinte à l'influence par les doctrines. Tel est l'usage de
l'Eglise. Ses prêtres et ses pontifes n'ont rien de commun,
quant à l'action sociale, avec les princes, encore moins avec les
tribuns. Le théâtre de leurs opérations n'est pas le forum. Leur
moyen d'action, c'est la parole; leur force c'est la lumière d'en
haut et la grâce de Dieu. Certainement ils ne se désintéressent
pas du bien général, et, bien qu'éloignés du champ où s'agitent
les passions humaines, ils ne laissent pas que d'y faire sentir
leur influence. C'est en inculquant des convictions qu'ils sont
forts ; c'est en propageant des vertus qu'ils se préparent des
triomphes. Lorsque les générations sont transformées, lorsque
les croyances et les vertus de l'Evangile sont devenues le pa-
trimoine commun, alors paraissent au grand jour les transfor-
mations effectuées par les Papes, et ces transformations sont
toujours pleines de grâce et de vérité. Nous allons voir comment,
pour l'affranchissement des esclaves, procédèrent Jésus-Christ
et les apôtres ; nous découvrirons sans effort par quelle voie ils
en déterminèrent la proclamation.
lY. Pour comprendre l'affranchissement des esclaves, il faut
partir de ce principe : que l'esclavage étant la suite du péché,
Jésus-Christ nous ayant rachetés du péché, lorsque nous nous
serons approprié le bienfait de la rédemption, l'esclavage, dé-
pourvu de sa cause, doit disparaître. La régénération morale
précède et amène la rénovation sociale.
En second Heu, il faut admettre que l'Eglise ne pouvait atta-
quer l'esclavage que par les doctrines et le renverser que par
.U() HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
la force de ses idées. L'esclavage reposait lui-même sur des idées
fausses; en convainquant ces idées de fausseté, on devait ren-
verser l'édifice d'iniquité dont elles étaient la base, puis élever
un autre édifice sur la base des mœurs et des convictions chré-
tiennes.
Provisoirement, c'est-à-dire en attendant le triomphe des
doctrines d'affranchissement, il fallait maintenir les esclaves
dans le devoir; il fallait maintenir l'ordre ancien, tout en pré-
parant graduellement, par les doctrines et par les œuvres de
moralisation, l'établissement de l'ordre nouveau.
Nous avons donc à suivre, dans les enseignements de l'E-
vangile, un double courant : d'un côté, il faut maintenir provi-
soirement l'ordre antique : de l'autre, par les doctrines de fra-
ternité, on prépare sa ruine.
Tel fut, en effet, le plan de Celui qui devait mener captive la
captivité et répandre ses dons sur les hommes. Nous ne lisons
nulle part qu'il ait exhorté les maîtres à affranchir leurs
esclaves, ni stimulé les esclaves à briser le joug des maîtres.
Le joug et les liens doivent tomber plus tard comme par en-
chantement et l'effet suivra sa cause au temps marqué. Le
monde lui apparaît comme un vaste esclavage où gémissent
pele-mèle et ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Une
seule parole suffit pour convaincre le monde : « Quiconque
commet le péché est esclave du péché. » En toute occasion, il
signale, il explique les causes et les transformations de cet es-
clavage général, il marque la voie royale de la hberté, en en-
seignant à l'homme la source de ses devoirs et de ses droits :
Aime Dieu par-dessus toute chose et ton prochain comme toi-
même. Dans ses entretiens, il réprouve et abolit les antipathies
des races, et pose comme mesure de la valeur de l'homme le
type de sa divinité incarnée. « Qui est ma mère et quels sont
mes frères, » dit- il, et regardant ceux qui sont autour de lui :
« Yoilà, ajoute-t-il, ma mère et mes frères : car celui qui fait la
volonté de Dieu est mon frère, ma sœur et ma mère\ » A la loi
du commandement, il substitue la loi de l'amour et du dévoue-
' Marc^ m, 33.
CHAPITRE IX. M7
ment : « Les rois des nations dominent sm^ elles, dit-il, et ceux
qui ont autorité sur les peuples sont appelés bienfaiteurs ; il
n'en doit pas être ainsi parmi vous ; que celui qui est le plus
grand se rende comme le plus petit, et que celui qui gouverne
soit comme le serviteur*. » Dans ses actes^ il ennoblit, exalte,
étend, fortifie notre nature par l'amour ; poursuivant jusqu'à la
dernière extrémité la cause de l'esclavage, il immole en son
propre corps, image du péché, le corps de la servitude enfantée
par le péché, et, afin que sa pensée fût évidente pour tous,
il meurt du supplice des esclaves. Sa mort et, par sa mort, la
rédemption étaient la proclamation la plus haute, la plus éner-
gique d'un affranchissement universel. Mais sa réalisation exi-
geait avant tout que l'esprit de sacrifice, que la vie régé-
nératrice investissent les peuples et leur apprissent à porter la
liberté.
Les apôtres suivent fidèlement la voix que leur Maître a
frayée. Sûrs de l'avenir, ils mettent la main à l'œuvre. Devant
eux, se déroule le tableau gigantesque de l'esclavage. Dans ce
monde de servitude et de désordre, vous entendez quelques
cris de protestation contre l'esclavage politique, aucun contre
l'esclavage domestique. Partout des maîtres, des maîtres ab-
solus et cruels. Or, le Christ a dit le premier ces divines pa-
roles : « Ne désirez point qu'on vous appelle maître, parce que
vous n'avez tous qu'un seul maître et vous êtes tous frères ^ »
Le chef de l'apostolat, Pierre, commente dignement son Maître,
lorsqu'il montre, aux premiers fidèles, comment le devoir et la
pratique de la vertu les élèvent jusqu'à la participation de la
nature divine. Que si l'homme pouvait aspirer si haut, si un
tel droit lui était acquis dans les cieux par la vertu de la ré-
demption, comment l'esclavage ne devait-il pas pâHr sur la
terre et rentrer dans le néant en présence de la splendeur di-
vine? comment l'homme eùt-il osé revendiquer, comme sa
propriété, celui que Dieu couronnait d'une auréole de gloire.
Les paroles du premier des Papes font ressortir avec plus de
force cette observation : « La puissance divine nous a enrichis
^ Luc, XXII, 26. — * Matth., xxiii, 8.
448 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
de toutes les grâces qui regardent la vie et la piété, en nous
découvrant Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et par
sa propre vertu, par laquelle il nous a donné les choses très-
grandes et très-précieuses qu'il avait promises, pour vous
rendre par elles participants de la nature divine, pourvu que
vous fuyiez la corruption de la concupiscence du monde. Em-
ployez donc tout votre soin pour ajouter à la foi la vertu, à la
vertu la science, à la science l'abstinence, à l'abstinence la pa-
tience, à la patience la piété, à la piété l'amour envers vos
frères, à l'amour envers vos frères la charité. Car si vous pos-
sédez ces vertus et si elles s'augmentent de plus en plus en
vous, elles n'y laisseront pas inutile et infructueuse la connais-
sance que vous avez de Jésus-Christ \ » Cette dernière phrase
rappelle cette parole de l'Homme-Dieu, parole si profonde et si
bien vérifiée par l'expérience : « Cherchez d'abord le royaume
de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. »
Saint Jacques s'exprime encore plus nettement et avec plus
de force : « Mes frères, dit-il, bannissez d'entre vous l'am-
bition, qui fait affecter à plusieurs d'être maîtres, sachant que
vous en seriez plus sévèrement jugés ^ » Voyez avec quelle
âpre austérité il gourmande les premiers chrétiens, il les
reprend des déférences qu'ils rendent aux riches, du mépris
qu'ils semblent faire des pauvres, tant il est vrai que Fégalité
la plus rigoureuse devient, parmi les hommes régénérés en
Jésus-Christ, un principe fondamental. Un accent plus noble
et plus pur de sainte et généreuse liberté pouvait-il retentir
dans le monde de l'esclavage païen I Ecoutez : « Mes frères,
que la foi que vous avez en la gloire de Jésus-Christ, notre
Seigneur , ne permette point que vous ayez acception de
personnes. Car, s'il entre dans notre assemblée un homme qui
ait une bague d'or et un habit magnifique, et qu'il y vienne
aussi un pauvre mal vêtu, et que, regardant celui qui est vêtu
richement, vous lui disiez : Asseyez -vous ici dans cette place
honorable, et que vous disiez au pauvre : Tenez-vous là debout,
ou asseyez-vous à mes pieds, ne faites-vous pas différence en
1 II Petr., I. — '^ Epitre calh., m, 1.
CHAMTRE IX. .449
vous-même entre l'un et l'autre? Ne formez-vous pas un juge-
ment sur des pensées injustes? Ecoutez-moi, mes chers frères :
Dieu n'a-t-il pas choisi des personnes pauvres en ce monde,
mais riches dans la foi, pour être les héritiers du royaume qu'il
a promis à ceux qui l'aiment? Et vous, au contraire, vous avez
méprisé le pauvre. Les riches ne nous oppriment-ils pas par
leur puissance? Ne vous traînent-ils pas devant les juges *.... »
Saint Paul, l'interprète par excellence de la parole divine
commentateur inspiré de la pensée ':îréatrice, ne cesse pas
d'appuyer sur la corrélation qui existe entre le principe de
l'esclavage et les fruits amers qu'il avait produits. « Ne savez-
vous pas que vous vous rendez les esclaves du maître, au ser-
vice duquel vous engagez votre liberté, soit du péché qui vous
donne la mort, soit de l'obéissance qui vous donne la justice.
Mais je rends grâce à Dieu de ce qu'ayant été autrefois esclaves
du péché, vous vous êtes soumis de cœur à cette doctrine,
selon laquelle vous avez été formés, et, étant affranchis du
péché, vous êtes devenus serviteurs de la justice... Quel fruit
avez-vous donc recueilli alors de ces actions dont vous rou-
gissez maintenant, parce qu'elles ne se terminent qu'à la mort?
Au lieu qu'étant affranchis désormais du péché, et devenus
serviteurs de Dieu, le fruit que vous recueillez est la sanctifi-
cation, et la fin où vous parvenez est la vie éternelle ^ » Oui,
de l'affranchissement du péché sort la sanctification ou le
retour au devoir, et de la sanctification, tous les droits de
l'homme : la dignité, la puissance de son individualité, le res-
pect de ses semblables, la fraternité universelle, la liberté inté-
rieure, la liberté extérieure, sa compagne inséparable. Pour
la première fois, le nom de frère apparaît sur la terre ; saint
Paul la proclame hautement, cette fraternité, qui a pour base
l'unité en Jésus-Christ. « Vous tous qui avez reçu le baptême
de Jésus-Christ, vous avez été revêtus de Jésus-Christ. Il n'y a
plus ni Juif, ni Grec, ni libre, ni esclave, ni homme, ni femme,
mais vous êtes tous un en Jésus-Christ ^ » Les prétentions des
1 S. Jacques, Epitre cath., ch. ii, v. 12 et suiv. — * Rom.j vi, 16 et suiv.
— ^ Galat.) III, 27.
IV. 29
450 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
races, les préjugés qui divisaient les hommes, la muraille de
chair qui les parquait, l'égoïsme prodigieux, la fatale immo-
bilité qui caractérise le fond des sociétés antiques, morne et
lugubre émanation de leurs doctrines religieuses, tout cela
tombe et s'écroule devant la lumière du Verbe incarné. Quelle
énergie, quel ressort irrésistible dans ces paroles aussi ar-
dentes que nouvelles, de l'apostolat chrétien ! Pouvaient-elles
être stériles? Pouvaient-elles ne pas germer dans la terre de
l'homme ?
Une occasion se présenta bientôt d'appliquer ces doctrines.
Un esclave du nom d'Onésime s'était soustrait par la fuite au
pouvoir de son maître et s'était réfugié près de saint Paul, qui
l'avait baptisé. Paul, alors prisonnier pour Jésus-Christ, ren-
voie Onésime à Philémon, avec une lettre où l'affaire se trouve
ainsi réglée : ^ Bien que je puisse, par l'autorité de Jésus-
Christ, vous ordonner librement une chose que la bienséance
demande devons, néanmoins, l'amour que j'ai pour vous me
fait plutôt user de prières , considérant que vous êtes âgé
aussi bien que moi, Paul, qui suis maintenant dans les chaînes
pour Jésus-Christ. La supplication donc que je vous fais est en
faveur de mon fils Onésime, que j'ai engendré dans mes liens,
qui vous a été autrefois inutile, mais qui maintenant nous est
très-utile à vous et à moi. Je vous le renvoie, et je vous prie
de le recevoir comme mon propre cœur. J'avais désiré de le
retenir auprès de moi, afin qu'il me servît pour vous dans les
chaînes dont je suis chargé pour l'Evangile; mais je n'ai rien
voulu résoudre sans votre consentement, afin que la bonne
œuvre que vous ferez ne soit pas forcée, mais volontaire. Car
peut-être qu'il s'est éloigné de vous pour un peu de temps, afin
que vous le reçussiez pour l'éternité, non plus comme un
esclave, mais comme un de nos frères, qui, m'étant fort cher,
vous le doit être beaucoup plus, puisqu'il est à vous et selon
le monde et selon le Seigneur. Si vous me considérez donc
comme étant uni avec vous, recevez-le comme moi-même.
Que s'il vous a fait quelque tort ou s'il vous doit quelque
chose, je satisferai pour lui. Moi, Paul, je l'écris de ma propre
CHAPITRE IX. 4-54
main ; je vous le rendrai pour ne pas dire que vous vous devez
vous-même à moi. Ahl mon frère, faites-moi recueillir en
Notre- Seigneur ce fruit de votre amitié, donnez à mon cœur
cette joie en Notre-Seigneur.Je vous écris étant persuadé de
votre obéissance, et je sais que vous ferez même plus que je
ne dis. » Quelle exquise sensibilité ! La prière n'est-elle pas
ici la forme la plus sublime de l'affranchissement, et l'escla-
vage pouvait-il tenir longtemps contre l'action d'une doctrine
qui ajoutait au cœur les fibres d'un si puissant amour?
Le cœur se dilate aux accents de ces voix qui proclament les
grands principes d'une égalité sainte et de la fraternité. Après
avoir prêté l'oreille aux tristes accents de la sagesse païenne,
il semble qu'on se réveille d'un songe plein d'angoisses et
qu'on découvre, à la première lueur du jour, une réalité ravis-
sante. L'imagination se plaît à contempler ces millions
d'hommes qui, courbés sous le poids séculaire de l'ignominie,
lèvent maintenant leurs yeux vers le ciel et exhalent un soupir
d'espérance.
Il en fut de cet enseignement de Jésus-Christ et de la prédi-
cation des apôtres comme de toutes les doctrines généreuses et
fécondes : elles pénètrent jusqu'au cœur de la société, y restent
comme un germe précieux, et, développées par le temps, pro-
duisent, dans l'esprit des peuples, de décisives transformations.
Ces doctrines, toutefois, ne purent éviter d'être mal interprétées
et exagérées. Aussi quelques-uns, d'après saint Jérôme, préten-
dirent-ils que la liberté chrétienne devait être comprise dans le
sens d'une liberté civile, immédiate et universelle. Après tout,
il n'est pas étrange que des hommes accoutumés aux chaînes,
au travail forcé, à toute sorte d'avilissement, voyant qu'on ne
distinguait plus entre le maître et l'esclave, n'eussent tiré de
cette pratique charitable d'injustes conséquences. Peut-être
l'Apôtre fait-il allusion à cette erreur, lorsque, dans sa première
épître à Timothée, il dit : « Que tous ceux qui sont sous le joug
de la servitude sachent qu'ils sont obligés de rendre tout hon-
neur à leurs maîtres, afin de n'être pas cause que le nom et la
doctrine de Dieu soient blasphémés. » Cette erreur avait eu un
452 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
tel retentissement qu'après trois siècles elle gardait encore du
crédit, et, vers 324, le concile de Gangres se vit obligé d'excom-
munier ceux qui, sous prétexte de piété, enseignaient que les
esclaves devaient quitter leurs maîtres, se retirer de leur ser-
vice. Tel n'était pas l'enseignemeni chrétien; d'ores et déjà
nous avons appris que tel n'était pas le chemin de l'émancipa-
tion.
Voilà pourquoi le grand Apôtre, de la bouche duquel nous
avons entendu, en faveur des esclaves, un langage si généreux,
leur recommande fréquemment l'obéissance envers leurs
maîtres. Mais tout en accomplissant ce devoir imposé par l'es-
prit de paix et de justice, il explique de telle manière les motifs
de l'obéissance des esclaves, il rappelle avec des paroles si tou-
chantes et si énergiques les obligations corrélatives des
maîtres, et établit d'une façon si expresse l'égalité de tous les
hommes devant Dieu, qu'on ne peut douter de sa compassion
pour cette portion malheureuse de l'humanité.
Ainsi le mouvement de l'apostolat rayonne au loin, les doc-
trines d'affranchissement spirituel et moral retentissent par-
tout. Les faits acquièrent chaque jour plus d'importance. Dans
l'Eglise, centre de fraternité, arche d'alhance entre Dieu et les
hommes, les esclaves viennent se réfugier, demander le bap-
tême et la liberté des enfants de Dieu. L'espérance allège le
poids de leurs fers ; sur leurs lèvres, la parole évangélique em-
prunte un charme indéfinissable, une puissance qui dépasse
toute conception. Les maîtres se trouvent dépouillés du pou-
voir sans limites qu'ils exerçaient sur la vie, sur les mœurs,
sur toutes les facultés naturelles de leurs esclaves. En vain le
paganisme sourit de pitié à la vue de ces malheureux ennobhs
par la croix. En vain les philosophes reprochent à l'Eglise leur
affranchissement comme une atteinte au droit public ; à son
insu, la société subit une transformation que la société devra
bientôt reconnaître.
V. Nous devons, pour ne pas scinder l'ordre des précédentes
considérations, suivre ici le développement patrologique des
doctrines chrétiennes sur l'esclavage.
CHAPITRE IX. 453
Les successeurs immédiats des apôtres ne nous ont rien
transmis sur ce sujet. L'apologie d'Origène, qui appartient au
troisième siècle, atteste que, durant ce laps de temps, les chré-
tiens avaient travaillé avec ardeur à la conversion des esclaves,
qui, de leur côté, surent profiter de leur position, pour propa-
ger, dans leur classe, la foi en Jésus-Christ. Par eux, les
femmes et les enfants connurent le Sauveur de l'humanité et
l'entrée de l'Eglise. Celse en fait un crime à l'Eglise. « En
avouant, dit-il, que ce rebut de l'espèce humaine est digne de
Dieu, ils montrent assez qu'ils ne veulent, qu'ils ne peuvent
persuader que des idiots, des hommes de néant, des esclaves,
des femmelettes et des enfants. » Ce reproche fait grand hon-
neur au Saint-Siège, et le crime qu'on lui impute doit trouver
facilement grâce. Il ne faudrait pas exagérer toutefois cette
juste idée, jusqu'à se persuader que les esclaves avaient des
dispositions particulières à embrasser la parole divine. Un cer-
tain nombre se convertirent et plusieurs confessèrent leur foi
par l'effusion du sang. Mais l'Eglise dut lutter longtemps en-
core pour les tirer de l'abime d'ignominie où les avait plongés
la corruption.
Après l'apôtre saint Paul, nul n'a recueilli une plus riche
moisson de mérites, dans la question de l'esclavage, que saint
Jean Chrysostome, ce génie, cette lumière des premiers siècles.
Dans ses sermons, il s'attendrit sur leur sort et s'étend sur
l'origine et la nature de la servitude, sur les notions de la
liberté substituées par Jésus- Christ aux préjugés de l'antiquité.
Il insiste avec énergie sur les liens de fraternité chrétienne qui
doivent unir le maître et les esclaves, sur l'éducation et les
soins qui leur sont dus, et termine par demander positi-
vement leur émancipation. Ces instructions, ces exhortations,
si vives, si pressantes, ne pouvaient manquer de heurter cer-
tains intérêts, certaines passions. « Je m'aperçois, dit-il, que je
deviens à charge à mes auditeurs, mais qu'y faire ? Je n'en
continuerai pas moins avec persévérance*. » Suivons-le dans
les détails. A l'époque de saint Chrysostome, la majeure partie
1 Chrys., Hom. xl in Epist. I Cor., éd. Montf., t. X, p. 385.
45 i HISTOIRE DR LA PAPAUTÏ^..
des propriétaires d'esclaves conçurent, après de sérieuses ré-
flexions, une secrète inquiétude relativement à leur droit. Le
trouble, l'anxiété les portèrent à examiner, à scruter ses fon-
dements '. Le saint évéque résout cette difficulté dans plusieurs
discours. Selon lui, Dieu créa Adam et Eve également libres ;
nul esclave n'est destiné à leur service \ pas plus qu'à celui
d'Abel, de Seth et de Noé. Ainsi, dans l'origine, tous jouissaient
d'une égale liberté. Mais le péché commis par Adam et trans-
mis en héritage à ses descendants renferme, dans le nombre
de ses tristes malédictions, l'incapacité où ils furent réduits de
se gouverner et se diriger par eux-mêmes. De cette impuis-
sance naquirent trois espèces de servitude : la femme assujétie
à l'homme, un ou plusieurs hommes à un autre, une multitude
à un seul. La première espèce de servitude est l'obéissance de
la femme dans le mariage; la seconde, la domination absolue
du maître sur son esclave ; la troisième, la plus dure de toutes,
celle du souverain sur ses sujets dans l'Etat. Elle emporte avec
elle la violence du glaive, les bourreaux, la peine de mort. Ce
sont là des dispositions providentielles devenues nécessaires
par la chute dans le péché, comme châtiments et tout à la fois
comme moyens d'éducation. L'autorité des gouvernements est
à juste raison assimilée à celle que le père exerce sur ses
enfants. Un fils méprise-t-il l'amour et la bienveillance de celui
qui lui a donné le jour, des maîtres sévères lui sont imposés.
De même Dieu étabht sur les hommes ingrats et rebelles des
chefs et des princes chargés de les former , de les plier au
devoir, de les rappeler à l'obéissance'. L'Ancien Testament
prouve avec évidence que l'esclavage n'est qu'une conséquence
du péché que nous subissons comme une peine. Cham manque
de respect à son père, la malédiction tombe sur lui. Chanaan
sera l'esclaie des esclaves de ses frères. Si l'on demande
pourquoi les fils de Cham portèrent le péché de leur père, et
le genre humain celui d'Adam, pourquoi tant d'esclaves qui
^ Chrys., Hom. xxii in Ephes., t. IX, p. 177. — ^Chrys., Oratio in Lazar.,
t. I, p. 782 — ' Chrys., Hom. xxix in Gen., t. IV, p. 29.— ^ Chrys., Serm. iv
in Gen., t. IV, p. 639.
CHAPITRE IX. 455
n'ofFensèrent jamais leurs parents? Le saint docteur répond
qu'il fait dériver l'esclavage de la culpabilité qui s'étend à tous
les hommes, et nom de tel ou tel fait en particulier. Le péché
est une servitude qui les engendre toutes *.
Cette origine de l'esclavage souriait aux riches et aux puis-
sants, contre les intentions de saint Chrysostome, car elle pro-
venait du péché, et le péché était commun à tous ; le maître,
par conséquent, subissait avec l'esclave un même anathème.
Aussi l'homme de Dieu signale-t-il son avarice, sa cupidité, son
orgueil, la bassesse de ses sentiments \ 11 concevait l'esclavage
résultant du péché comme une peine qui pesait sur tous les
hommes, comme une condition pleine d'angoisses et de tour-
ments, dont seulement les douleurs variaient, et encore comme
un état de crise, où la puissance du vice s'anéantissait par ses
propres excès.
Mais Jésus-Christ nous ayant délivrés du péché, que devient
l'esclavage parmi ses disciples? Au sein de l'Eglise chrétienne,
dit saint Chrysostome, il n'y a point d'esclaves, selon l'ancienne
acception du mot ; le nom seul subsiste, la chose a cessé. En
présence de la rédemption, qui efface les suites du péché origi-
nel, la mort même a perdu ses terreurs ; elle n'est plus qu'un
passage à une vie meilleure ; la mort n'est plus ]a mort, elle
est un sommeil qui attend son réveiP. Ainsi tout chrétien n'est
plus esclave, du moment qu'il n'est plus soumis au péché;
régénéré, il entre dans une fraternité commune. Sous le règne
de cet esprit si doux et si pur, tous ceux que la domination et
la servitude rendaient ennemis, devenus frères, vivent unis
par les Mens les plus étroits. « Vous dites, poursuit saint Chry-
sostome, mon père est consul. Que m'importe? Avez-vous de
nobles ancêtres? ils vous seront utiles si vous imitez leur
exemple ; sinon ils vous convaincront de n'être que le rejeton
sauvage d'une souche franche et de n'avoir pas assez de cœur
pour les faire revivre en vous-même. C'est d'après la noblesse
du caractère que je donne à l'esclave le nom de patricien, au
^ Chrys., Serm. v in Gen., t. IV, p. 665. — ^ Ghrys., Hom. in Epist. ad
Eph., L IX, p. 165. — 3 Joan., ch. ix, v. 11 ; / Thess., ch. iv, v. 12.
^riO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
patricien celui de serviteur. Qui est-ce qui est esclave, si ce
n'est le pécheur? L'esclavage du péché tient à l'intérieur de
l'homme, d'où est sortie toute servitude ; l'autre n'est qu'exté-
rieure et accidentelle*. »
Ailleurs il dit à ses auditeurs : « Savez-vous par quelle vie
on mérite la dignité d'un homme Ubre? Esclave et libre ne sont
que des noms ; oui, esclave est un nom. Combien de maîtres
gisent étendus ivres, sur leur ht de repos, tandis que les
esclaves, sains et tempérés, s'y tiennent droits et vigoureux?
Lequel des deux appellerai-je esclave, celui qui est ivre ou
celui qui ne l'est pas? Le premier est hé à l'intérieur, le second
ne l'est qu'à l'extérieur. Je ne cesserai de vous répéter cette
vérité pour vous apprendre à juger des choses selon leur véri-
table valeur, à ne pas vous laisser tromper par la fausse opi-
nion du vulgaire et vous donner une idée précise du serviteur,
à\\ pauvre, diQ Y esclave"^. »
En s'exprimant ainsi, saint Chrysostome a pour but de
prouver que, sous le point de vue le plus élevé et l'unique vrai
qui est précisément celui du Christianisme, toute inégalité radi-
cale dans la nature humaine dispai^aît. 11 l'affirme en propres
termes : ^f L'esclave glorifie Jésus-Christ comme son maître, et
celui-ci se reconnaît serviteur de Jésus-Christ. Tous deux sou-
mis, libres tous deux dans cette obéissance commune, égaux
et comme libres et comme esclaves ^ )^ Ces définitions abstraites,
si immédiatement applicables à la vie réelle, en firent naître
de plus positives. Saint Chrysostome fut conduit par le déve-
loppement naturel de ses pensées à inculquer dans ses ser-
mons que le maître et l'esclave se devaient des services réci-
proques, une mutuelle soumission, même dans leurs rapports
extérieurs * : c'était d'abolir l'esclavage. Point de mur de
séparation entre les hommes libres et les esclaves ; il vaut
mieux qu'ils se servent mutuellement. Un tel esclavage est
préférable à une liberté exclusive et solitaire. Pour plus d'in-
< Chrys., Hom. xxviii m Episi. i nd TH., t. XI, p. 655. — ^ Chrys., t. I,
p. 784, — ^ Chrys., Hom. xix m Epist. I ad Cor., t. X, p. 164. — '* Chrys.,
Hom. XIX m Epist. ad Eph., t. IX, p. 141.
r.HAPlTRE IX. lo7
telligence, supposons un maître, propriétaire de cent esclaves,
qui tous le servent avec répugnance , puis cent âmes qui
s'aiment avec amour : de quel côté sera la vie la plus aimable,
la joie et le bonheur ? D'une part, la crainte et l'affliction, tout y
est l'effet de la force ; de l'autre , tout procède d'une volonté
libre et bienveillante, la vengeance en est bannie. Là on agit
par nécessité, ici par reconnaissance. Tel est l'ordre de Dieu ;
lui-même lava les pieds à ses disciples et dit : « Que celui qui
veut être votre maître soit votre serviteur. » Puis, suivent des
paroles précieuses à recueillir pour l'histoire du droit : « La
servitude, telle qu'elle existe de fait, nous présente des choses
analogues : L'esclave est obligé de servir son maître ; mais, en
revanche, celui-ci contracte des obligations à son égard. Il doit
le nourrir, le vêtir, prendre soin de sa personne ; s'il lui refuse
ces services, il n'y a plus de loi qui force l'esclave à être
esclave. »
C'est ainsi que l'orateur compare la position relative des
esclaves et des maîtres à une alliance de famille, aux amis et
aux enfants d'une maison. « Le père de famille ne doit pas
seulement instruire les esclaves dans les arts et les métiers ; avec
une bien plus grande sollicitude, il doit veillera leur éducation
morale et religieuse ^ » L'épître de saint Paul à Philémon est
pour lui une mine féconde, et il fait ressortir jusqu'au moindre
trait de cette touchante épître. L Eglise est dans votre maison :
ce simple titre, il le fait valoir. « Il fallait donc, en infère-t-il,
que ceux qui appartenaient à Philémon formassent une com-
munauté, le nom d'Eglise ne pouvant convenir à sa personne
isolée. Selon saint Paul, les esclaves composent donc, avec
leurs maîtres, une société religieuse, une Eglise où s'évanouit
toute inégalité, modèle achevé proposé à tous les chrétiens^. »
Saint Chrysostomé n'en reste pas là ; la condition de l'escla-
vage, sous la meilleure forme possible, répugnait à ce senti-
ment profond, ardent et délicat qui l'animait. Dans une de ses
homélies, il censure sévèrement la coutume de ceux qui
' Chrysost., Homil. in Calend., t. I, p. 703; Hom. in Ep. ad Eph., t. IX,
p. 157 et 163. — 2 Hum, in Ep. ad Phil, t. IX, p. 775.
i/iR HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
allaient sur les places publiques, suivis d'une foule d'esclaves,
abusant ainsi, pour assouvir leur vanité , d'hommes faits à
l'image de Dieu, frères de Jésus-Christ et temples du Saint-
Esprit. 0 Un ou deux ne suffisent-ils pas au service d'un seul ?
Et même un seul esclave ne pourrait-il pas servir deux et jus-
qu'à trois maîtres? Que celui qui en a davantage leur fasse
apprendre un métier et les affranchisse. — Achetez des
esclaves, inst?'uisez-les dans les arts, pour leur donner ensuite,
avec la hberté, des moyens de gagner leur vie *. »
Dans son homélie sur la première communauté chrétienne
de Jérusalem, il demande pourquoi saint Luc raconte que les
biens y étaient communs, que les ventes s'y faisaient au profit
de tous, sans mentionner dans son récit des esclaves vendus.
Il en conclut qu'une communauté constituée comme celle de
Jérusalem n'en avait certainement pas possédé, et qu'elle les
avait rendus à la liberté; avis précieux pour ses auditeurs ^
Une autre fois, il excuse Abraham, cet homme d'une piété si
pure, d'avoir eu des esclaves, affirmant qu'en tout cas, il ne
les avait pas traités comme tels. Emporté par son zèle,
il s'oublia jusqu'à rechercher pourquoi saint Paul, dans sa
première épître aux Corinthiens, avait permis aux chrétiens de
rester esclaves \
En sa qualité d'évêque, après de tels discours, il ne lui res-
tait plus qu'à ordonner l'affranchissement. Cette initiative eût
dépassé les limites de ses pouvoirs et l'eût mis en opposition
avec la justice et l'Evangile. Mais son génie avait vu que la
lettre renfermait un développement progressif; aussi la puis-
sance de sa parole fut-elle employée à pénétrer toujours plus
profondément ses auditeurs de l'esprit de Jésus -Christ.
Il serait superflu d'emprunter à l'Eglise grecque d'autres
autorités qui n'ajouteraient rien aux paroles d'un homme tel
que saint Chrysostome. L'Orient et l'Occident jetaient sur lui
des regards pleins d'amour; ses discours furent vénérés
comme des oracles et retentirent dans tous les cœurs. Quant
^ Hom. XL m Ep. I ad Cor., t. X, p. 383. — ^ Hom. xi in Act. Aposl., t. XI.
p. 93. — ^ Hom. XXII in Ep. ad Eph., p. 163.
CHAPITRE IX. 459
aux Pères de l'Eglise latine, même manière de voir, mêmes
efforts que dans l'Eglise grecque. Le premier qui, dans l'Occi-
dent, réclame notre attention est saint Ambroise de Milan, con-
temporain de saint Jean Chrysostome. Sa priorité tient sur-
tout à l'insuffisance de la tradition qui nous a privés jusqu'à
lui d'ouvrages plus nombreux sur les besoins de la vie sociale.
Les idées de ce saint évêque, toutes chrétiennes, pleines de
sens et de saillies, sont consignées dans son livre sur Abraham,
Jacob et la vie bienheureuse; le patriarche Joseph, vendu
comme esclave en Egypte, est très-souvent représenté par les
Pères comme le modèle des esclaves. Dans son traité sur la
virginité, il raconte comment il vient de rapporter de la Bono-
nie, les reliques des martyrs Agricola et de son esclave Vital ;
cet opuscule offre d'excellentes pensées. L'héroïsme de Vital
ravit Ambroise ; il exalte la dignité de l'homme, qui brille tout
entière dans le service de Jésus-Christ. Sa verve et sa vigueur
ne se démentent pas dans un long écrit à Simplice et dans
plusieurs passages de ses œuvres.
Près de saint Ambroise s'élève saint Augustin, celui des Pères
de l'Eglise d'Occident qui a traité avec le plus d'éloquence et
de solidité la question de l'esclavage. Les sermons de saint
Pierre Chrysologue, archevêque de Ravenne, nous révèlent
qu'à cette époque, des chrétiens, en cela peu différents des
païens, opprimaient encore leurs esclaves avec dureté. Du
moins, et malgré ces misères, y avait-il alors un point d'appui
sur la terre où l'on ne cessait de combattre les restes odieux de
l'idolâtrie, et, par un effort continu, de propager l'amour et la
douceur chrétienne. Le paganisme, généralement stérile en or-
donnances religieuses propres à instruire, exhorter et corriger
le peuple, abandonnait dans cette circonstance chaque individu
à son propre mouvement. Ce ne fut que dans les cas révoltants
d'horreur qu'il sut intervenir, et encore crut-il plus facile de
soustraire la victime au bourreau que de traduire le bourreau
devant un tribunal supérieur et de réprimer sa barbarie.
VI. Nous venons de recueillir les doctrines du Saint-Siège
sur l'esclave. Jésus-Christ, les Apôtres, les Pères de l'Eglise,
AC}0 HISTOIRE DR LA PAPALTÉ.
les Pontifes romains ont tous proclamé l'égalité devant Dieu,
l'unité de l'espèce humaine et la doctrine de la fraternité. Nous
pourrions pousser plus loin ; mais il est superflu de multiplier
les témoignages. Nous concluons donc cet exposé de la doctrine
romaine par les paroles du grand pape saint Grégoire :
(( Puisque, dit-il, le Rédempteur et le Créateur a voulu s'in-
carner dans l'humanité, afin de rompre par la grâce de la
liberté la chaîne de la servitude, et de nous restituer à notre
liberté primitive, c'est bien et sainement agir que de rendre le
bienfait de la liberté originelle aux hommes que la nature a
faits libres et que les lois humaines ont courbés sous le joug do
la servitude'. »
Des doctrines si bienfaisantes devaient, en se répandant,
améhorer la condition des esclaves ; leur résultat immédiat fut
d'adoucir cette rigueur excessive, cette cruauté à laquelle nous
ne pourrions croire, si elle ne nous était attestée par les auteurs
ou les témoins de ces barbaries.
Pour bannir ces atrocités, l'Eglise s'appliqua d'abord à substi-
tuer, en matière de châtiments, l'indulgence à la cruauté, et
elle s'efforça de remplacer le caprice par la raison en faisant
succédera l'impétuosité des maîtres le calme. des tribunaux.
Ainsi l'on rapprochait les esclaves des hommes libres en faisant
régner sur eux non plus la force, mais le droit.
Le concile d'Elvire, célébré au commencement du quatrième
siècle, soimiet à de nombreuses années de pénitence la femme
qui aura frappé son esclave de manière à le faire mourir dans
trois jours. Le concile d'Orléans, célébré en 349, ordonne que
si un esclave, coupable de quelque faute, se réfugie dans
l'église, on le rende à son maître, mais non sans exiger de
celui-ci, sous la foi du serment, la promesse qu'il ne lui sera
fait aucun mal ; que si le maître, au mépris de son serment,
maltraite l'esclave, il soit soumis à la pénitence. Ce canon
nous révèle deux choses : la cruauté habituelle des maîtres
et le zèle de l'Eglise pour adoucir le traitement des esclaves.
Afin de mettre un frein à la cruauté, l'Eglise, toujours si dé-
* Saint Grégoire le Grand, Epist. vi, 11.
CHAPITRE IX. 46i
licate en matière de serment, ne craignait point de faire inter-
venir l'auguste nom de Dieu.
Il paraît qu'en quelques lieux la coutume s'introduisit de
faire promettre, avec serment, non-seulement que l'esclave
réfugié ne serait point maltraité, mais encore qu'on ne lui
imposerait aucun travail extraordinaire ni aucun signe infa-
mant. Cette coutume aurait pu relâcher trop vite les liens de
l'obéissance; aussi, en 517, le concile d'Epaone, pour prévenir
ce danger, prescrit une modération prudente, sans toutefois
retirer la protection accordée. Le trente-neuvième canon porte
que si un esclave, coupable de quelque délit atroce, se retire
dans l'églisC; on le soustraira aux peines corporelles ; mais le
maître ne sera point tenu de s'engager par serment à ne lui
imposer aucun travail extraordinaire ou de ne lui point couper
les cheveux pour faire connaître sa faute. Ainsi cette restriction
n'est introduite que dans le cas où l'esclave aura commis un
délit atroce, et, dans ce cas même, l'unique faculté accordée au
maître est d'imposer à l'esclave un travail extraordinaire ou de
lui couper les cheveux. L'EgUse, dans ce cas, ne prétendait
nullement protéger le crime ni réclamer indulgence pour qui
n'en méritait point; ce qu'elle avait en vue, c'était de mettre
obstacle à la violence et au caprice des maîtres. Elle ne voulait
point permettre que les tourments ou la mort fussent infligés
à une créature humaine par la seule volonté d'un homme. L'E-
glise ne s'est jamais opposée à l'établissement de lois justes ni à
l'action légitime des tribunaux, mais jamais elle n'a pu con-
sentir à la violence des particuliers.
Cet esprit, qui portait l'Eglise à combattre l'exercice de la
force privée, esprit qui ne contient rien moins que l'organisa-
tion sociale, se manifeste parfaitement dans le canon xv du
concile de Mérida, célébré l'an 666. On sait, et je l'ai déjà in-
diqué, que les esclaves formaient une partie principale de la
propriété. Comme la distribution du travail se trouvait établie
conformément à cette base, les esclaves étaient absolument né-
cessaires à quiconque possédait des propriétés , surtout des
propriétés considérables. Or, l'Eglise se voyait dans ce cas, et.
462 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
comme il n'était point en son pouvoir de changer tout d'un
coup l'organisation sociale, elle dut se plier à cette nécessité
et avoir des esclaves. Cependant, pour introduire des améliora-
tions dans le sort des esclaves en général , elle devait com-
mencer par donner elle-même l'exemple : cet exemple se
trouve dans le canon que je vais citer. Là, après avoir défendu
aux évoques et aux prêtres d'exercer contre les serviteurs de
l'Eglise la peine de la mutilation des membres, le concile
dispose que l'esclave qui aura commis quelque délit sera livré
aux juges séculiers, de façon toutefois que les évoques modèrent
la peine qui lui sera infligée. Ainsi le droit de mutilation exercé
par le maître particulier se trouvait encore en usage ; et peut-
être ce droit demeurait-il fortement établi, puisque le concile
se borne à interdire ce genre de châtiments aux ecclésiastiques
sans rien dire par rapport aux laïques.
Sans doute, en intimant cette défense aux ecclésiastiques,
le concile avait en vue de les empêcher de verser le sang hu-
main, ce qui les aurait rendus inhabiles à ce haut ministère,
dont l'acte principal est le sacrifice dans lequel s'offre une
victime de paix et d'amour. Mais cela n'ôte rien au mérite de
la prescription et n'en diminue point l'influence sur le sort des
esclaves. C'était toujours remplacer la vindicte privée par la
vindicte publique ; proclamer encore une fois l'égahté entre les
esclaves et les hommes libres, les mains qui avaient versé le
sang d'un esclave se trouvant atteintes de la même souillure
que si elles eussent répandu le sang d'un homme libre. Or, il
fallait inculquer cette vérité aux esprits de toutes les manières,
car elle était en contradiction avec les idées et les mœurs
de l'antiquité; il fallait faire disparaître les exceptions hon-
teuses et cruelles qui continuaient de priver la plus grande
partie des hommes de la participation aux droits de rhumanité.
On remarque, dans le canon précité, une circonstance qui
montre la sollicitude de l'Eglise à ménager la dignité des
esclaves. Raser les cheveux était, parmi les Goths, une peine
très-ignominieuse ; c'était comme l'équivalent officiel de la
servitude ou de la mutilation. L'Eghse pouvait admettre cette
CHAPITRE IX. 463
peine sans y attacher aucune infamie ; mais elle veut s'attem-
pérer aux idées reçues. Après avoir enjoint délivrer au juge les
esclaves coupables, elle commande « de ne point tolérer qu'on
les rase ignominieusement. »
Pour achever de détruire les exceptions qui frappaient l'es-
clave, aucun soin n'était superflu. Par son sixième canon,
le onzième concile de Tolède, célébré l'an 675, défend aux
évêques déjuger par eux-mêmes les délits entraînant peine de
mort, comme il leur défend d'ordonner la mutilation : « Pas
même, ajoute le concile, à l'égard des esclaves de l'Eglise. »
Le mal était profond, il ne pouvait être guéri sans une sollici-
tude assidue. Le droit même de vie et de mort, le plus cruel de
tous, ne fut extirpé qu'avec beaucoup de peine. Au commence-
ment du sixième siècle, im concile d'Epaone, canon xxxiv, est
encore contraint de disposer que « le maître qui, de sa propre
autorité f aura fait ôter la vie à son esclave sera séparé pendant
deux ans de la communion de l'Eglise. » Le neuvième siècle
tirait à sa fin, et le concile de Worms, en 868, est encore obligé
de renouveler les prescriptions d Epaone.
A cet adoucissement général de la condition s'ajoute bientôt,
pour un certain nombre d'esclaves, l'affranchissement. Le
premier exemple qui nous soit connu, remarquable par sa
grâce et son importance, fut donné par Hermès, préfet de
Rome. Le pape Alexandre l'avaiT; converti au Christianisme,
sous le règne de Trajan. Hermès embrassa la foi avec son épouse,
ses enfants et douze cent cinquante esclaves. A la fête de Pâques,
avec le baptême qu'ils reçurent, il leur accorda la liberté civile.
Les esclaves ne pouvaient rien acquérir en propre, et l'affran-
chissement était loin d'être une faveur désirable pour quiconque
se trouvait inhabile à exercer avec distinction un métier ou
une industrie. Et même, dans le cas où leur adresse pouvait
assurer une ex4stence facile, quel moyen de se procurer les
fonds de premier établissement ? Par ces considérations
péremptoires, Hermès joignit à l'affranchissement de géné-
reuses donations. Plus tard il eut le bonheur de cueillir, avec
le pape Alexandre, la palme du martyre.
404 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Saint Sébastien, centurion de la première cohorte h l'époque
de Dioclétien, s'était distingué dans les combats. Sous l'im-
pulsion de la foi, son courage avait pris une direction plus
élevée ; propager et défendre la vérité divine, tel fut le but de
son héroïsme. Entre autres personnes, il avait su toucher
Chromace, préfet de Rome, qui entra, suivi de quatorze cents
esclaves, dans le sein de l'Eghse. Chromace les affranchit tous :
« Ceux, dit-il, qui commencent à être enfants de Dieu ne doivent
plus être esclaves des hommes. » En ajoutant ce qui était
nécessaire à la vie, Chromace mit, à la liberté, le dernier
sceau*.
On vit surtout se multiplier les affranchissements, lorsque
l'empire, gouverné par des empereurs chrétiens, de pieuses
familles purent obéir spontanément à la voix de leur conviction.
Les antiques familles de la répubhque, couvertes pendant
plusieurs siècles des richesses de l'univers, vinrent insensible-
ment se greffer sur le tronc de l'Eghse. Les descendants des
Scipion, des Gracques, des Marcellus, des Furius, des Paul-
Emile se soumirent à Jésus-Christ, entraînés surtout par
l'influence des femmes, par la sainte conjuration de ces vene^
râbles matrones que dévorait le zèle de la maison de Dieu.
Saint Jérôme, dans ses lettres, a élevé à leur foi, un monument
immortel, qui le cède pourtant aux monuments plus glorieux
de leur piété, aux maisons de santé, aux hospices, à ces vastes
refuges qu'elles fondèrent çà et là, prémices, dans l'empire,
de la charité évangélique. Quel contraste entre les mœurs des
dames romaines, célébrées par saint Jérôme, et les mœurs
des Messaline, des Sabine et autres, dont Bœttinger a écrit
l'histoire. Toutes ne furent pas des Marcella, des Paula, des
Fabiola; il y eut, ici comme partout, des transitions diverses
et des nuances infinies, depuis l'idéal ascétique de saint
Jérôme, jusqu'à la femm^ chrétienne trop peu différente de la
femme païenne. Toujours est-il que la vie habituelle fut pro-
fondément modifiée et que la possession de plusieurs milhers
d'esclaves parut sans but et sans nécessité. Combien d'esclaves
1 Ada Sanctorum, jan., tom. II, p. 275 ; maii, t I, p. 371.
CHAPITRE IX. 465
furent affranchis? un fait seulement retiendra votre attention.
Sainte Mélanie la Jeune affranchit, avec le consentement de
Riscius, son époux, huit mille esclaves ; elle en donna un grand
nombre d'autres, qui refusèrent ce bienfait, à son beau-frère
Sévérus, propriétaire de vastes domaines en Italie, en Sicile,
dans les Gaules, la Bretagne, l'Espagne et l'Afrique; elle les
vendit et en donna le prix aux pauvres. Pendant que les
contrées les plus éloignées de l'Asie, visitées par de cruels
fléaux, reprenaient courage grâce à ses saintes prodigalités,
Mélanie vivait pauvre et ignorée, vouée à la pratique de la plus
sublime perfection ^
Nous nous bornerons à ces faits. On admettra facilement
que des familles moins riches ne s'oublièrent point dans une
œuvre si méritoire. L'offrande que le pauvre fit à Dieu en
affranchissant un ou deux esclaves ne fut pas assez mémorable
pour être consignée dans les fastes de l'histoire; et puis
comment les noter, lorsqu'elles devinrent communes et quelle
utilité à rappeler ces détails? Nous n'invoquerons qu'un té-
moignage, celui de Salvien, écrivain distingué du cinquième
siècle : « Il se trouve tous les jours, dit-il, des maîtres qui
affranchissent ceux de leurs esclaves dont ils ne sont pas tout-
à-fait mécontents, et la liberté qu'ils leur donnent les met en
droit de jouir du domaine de ce qu'ils gagnent et même de
tester. Une fois affranchis, ils peuvent à leur gré disposer de
ce qu'ils ont pendant leur vie et le donner en mourant à qui
bon leur semble. Il leur est même permis de distraire du bien
de leur maître les profits qu'ils ont faits durant leur servitude,
et souvent leurs maîtres, par une libération gratuite, leur
cèdent la propriété de quelque chose ^ » Ces paroles prouvent
que les familles moins opulentes affranchissaient aussi leurs
esclaves et qu'elles savaient relever ce don en assurant aux
esclaves une" condition dans la société.
C'était peu d'affranchir les esclaves, il fallait empêcher ceux
qui ne l'étaient pas de le devenir. Une partie des revenus de
l'EgUse fut employée au rachat des captifs : cet usage est un
^ Palladius, chap. cxix. — '^ Salvien, Ad Eccl. cath., lib. III, § 9.
IV. 30
466 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
fait si réel que les évèques pouvaient en prouver l'emploi par
les registres publics. Les fondations destinées aux vestales
avaient été abolies; le sénat présenta une requête à Valentinien
pour les rétablir. La question fut plaidée contradictoirement
par Symmaque et saint Ambroise. Nous n'avons pas à entrer
dans ce procès; mais nous recueillerons quelques mots de
l'évêque de Milan sur notre sujet : « S'ils se comparent à nous,
pourquoi ne nous imitent-ils pas? L'Eglise ne possède pour
elle que la foi; voilà le traitement, voilà les revenus qu'elle
garantit. Ses biens sont la providence des pauvres. Qu'ils
comptent les prisonniers qu'elle a rachetés, les dons versés
dans le sein des indigents, les secours prodigués aux victimes
de l'exil \ » Nous avons déjà cité l'exemple d'évêques livrant
les vases du sanctuaire pour la rançon des captifs.
VIL L'Eglise ne se contenta pas d'adoucir le sort des
esclaves et de les rendre à la liberté par affranchissements in-
dividuels ; elle fit plus par son influence sur le droit public des
Romains.
Pour réagir sur le droit il fallait d'abord modifier les idées.
Lorsque le Christianisme commençait à marcher vers l'Occident,
Sénèque était le plus illustre représentant de la philosophie.
Sénèque, par son frère Gallion, qui avait absous saint Paul à
Corinthe, avait pu connaître les doctrines de l'Apôtre. L'Apôtre
était venu à Rome et y avait prêché. Avant ce voyage, l'Evan-
gile avait répandu sa lumière jusqu'à la Yille éternelle; en
effet, dans son épître aux Romains, Paul salue par leurs noms
un certain nombre de chrétiens et les loue de leur foi déjà
publiée dans tout l'univers; et lors de son débarquement à
Pouzzoles et sur la route entre cette ville et Rome, plusieurs
frères vinrent le recevoir. Durant son séjour à Rome, Paul ne
cessa de parler, d'écrire et de convertir. Le retentissement de
ses conférences pénétra jusque dans le palais de l'empereur
et y trouva des fidèles. D'ailleurs le nombre des chrétiens
commençait à devenir imposant. Pline le Jeune, gouverneur
de la Bithynie sous Trajan, se plaignait de ce que la nouvelle
> Ambros., ^p. xxviii ad Valent., n° 16.
CHAPITRE IX. 467
religion se propageait dans les villes, les bourgades et les
campagnes, près de personnes de tout âge, de tout sexe et de
toute condition; que les temples étaient abandonnés, les sa-
crifices interrompus. Quelques années plus tard, les chrétiens
étaient au sénat; ils remplissaient les légions et remportaient
des victoires qui forçaient les empereurs à la reconnaissance.
Alors le nombre des fidèles ayant augmenté leur confiance,
ils crurent qu'ils pourraient se défendre, non-seulement par
leurs vertus, mais encore par leurs livres. Des apologies
parurent sous Adrien et furent adressées à l'empereur lui-
même. Sous ses successeurs, elles se multiplièrent et partirent
des mains de personnages lettréS; éloquents, illustres. On vit
briller, dans cette polémique, saint Justin, nourri des doctrines
platoniciennes ; Athénagore, philosophe d'Athènes ; saint Mé-
liton, évêque de Sardes ; Théophile d'Antioche ; Apollinaire,
évêque d'Hiérapolis ; Tatien, disciple de saint Justin ; saint
Irénée, évêque de Lyon; Apollonius, sénateur romain, qui
prononça en plein sénat la défense de ses croyances; saint
Clément d'Alexandrie, disciple de saint Pantène ; Tertullien,
enfin, né païen et converti au Christianisme, Tertullien, dis-je,
aussi entraînant par la rudesse véhémente de son style que par
la vigueur de ses raisonnements.
Ainsi donc l'Evangile avait pris racine dans la capitale du
monde ; il y était à côté de Sénèque, levant son front serein
sur les calomnies par lesquelles on préludait aux persécutions,
qui étaient aussi un moyen de faire connaître le Christianisme
et d'exciter, en sa faveur, de profondes sympathies. Or, la
vérité a une puissance secrète pour se propager; elle s'empare
des esprits à leur insu et germe en eux comme les bonnes
semences qui, jetées au hasard par les vents sur une terre pro-
pice, croissent bientôt en arbres vigoureux, sans que nul œil
ait pu apercevoir le mystère de leur naissance. Pour quiconque
a lu Sénèque avec attention, il y a dans sa morale, dans sa
philosophie, dans son style, un reflet des idées chrétiennes qui
colore ses compositions d'un jour tout nouveau. Je n'attache
pas plus d'importance qu'il ne faut à la correspondance qu'on
468 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
a produite entre saint \ aiil'ct lui ; je crois cette correspondance
apocryphe ; mais enfin, la pensée de lui faire entretenir, avec
le grand Apôtre, un commerce épistolaire, n'est-elle pas fon-
dée sur une analogie d'idées qui se manifeste par les rappro-
chements les plus positifs? Sénèque a fait un beau livre sur la
Providence, qui, du temps de Cicéron, n'avait pas encore de
nom à Rome. Il parle de Dieu avec le langage d'un chrétien; il
enseigne qu'il doit être connu, aimé, prié et servi. Il voit entre
les hommes une parenté naturelle, qui confine à la fraternité
universelle des disciples du Christ. Avec quelle philanthropie
ardente^ il revendique les droits de l'humanité pour lesclave,
né de la même origine que nous, asservi par le corps, mais
libre par l'esprit. Ne sont-ce pas les paroles de saint Paul ?
Nous disons donc que le Christianisme avait enveloppé
Sénèque de son atmosphère, qu'il avait agrandi en lui la portée
des idées stoïciennes, et que, par ce puissant écrivain, il s'était
glissé secrètement dans la philosophie du Portique, avait mo-
difié, épuré à son insu, peut-être malgré elle, son esprit et son
langage. Epictète n'était pas chrétien, mais l'empreinte du
Christianisme était déjà sur le monde. Marc-Aurèle, qui persé-
cutait les chrétiens, était plus chrétien qu'il ne croyait, dans
ses belles méditations. Le jurisconsulte Ulpien, qui les faisait
crucifier, parlait leur langue en croyant parler celle du stoï-
cisme, dans plusieurs de ses maximes philosophiques. Aussi
voyez le chemin que les idées avaient fait depuis Platon et Aris-
tote, sur une des plus grandes questions du monde ancien, sur
la question de l'esclavage. D'après ces philosophes, l'esclavage
était de droit naturel, il trouvait sa légitimité dans la nature,
dans la justice, et, en tous cas, sa justification dans la néces-
sité. Cette doctrine n'avait rien perdu de sa rigueur, du temps
même de Cicéron. On sait avec quelle froide indifférence l'ora-
teur romain parle du préteur Domitius, qui fit crucifier im-
pitoyablement un pauvre esclave, pour avoir tué avec un épieu
un sanglier d'une énorme grosseur.
Mais quand on arrive aux jurisconsultes romains qui fleu-
rissent après 1ère chrétienne et Sénèque, le langage de la phi-
CHAPITRE IX. 469
losophie du droit est bien différent. « La servitude, dit Floren-
tinus, est un établissement du droit des gens par lequel
quelqu'un est soumis au domaine d'un autre contre la nature :
contra naturam. — La nature a établi entre les hommes une
certaine parenté, » dit le même jurisconsulte : înternos cognatio-
nem quamdam natura constituit. Ces paroles sont empruntées
à Sénèque, que désormais nous pouvons appeler, avec les
Pères de la primitive Eglise, Seneca noster.
Et ÎJlpien : « En ce qui concerne le droit naturel, tous les
hommes sont égaux ; » Quia quod ad jus natiirale attinet,
omnes homines ^equales sunt. Et ailleurs : « Par le droit natu-
rel sur tous les hommes naissant libres ; » Juri naturali omnes
liberi nascerentiir\ Ce n'est donc plus la nature qui fait les
esclaves; la théorie d'Aristote a fait son temps.
Ainsi voilà la philosophie du droit en possession des grands
principes d'égalité et de liberté qui font la base du Christia-
nisme ; la voilà qui proteste, au nom de la nature, contre la
plus terrible des inégalités sociales et qui se fait l'écho des
maximes de l'Evangile.
Croit-on, du reste, que les paroles de l'apologétique, paroles
si ardentes, si éloquentes et si vraies, soutenues par le martyre,
pouvaient rester sans écho. Peut-on admettre que ces vaillantes
protestations, venues de tous les coins du monde, pussent
s'arrêter à la porte des écoles, des salons, des prétoires et des
conseils de la politique? Déjà, dans certains intervalles qui
suspendaient les persécutions, le Christianisme s'approchait de
plus près du trône impérial. Septime-Sèvère avait confié au
chrétien Proculus l'éducation de son fils aîné. Alexandre
Sévère, fils d'une mère presque chrétienne, adorait Jésus-Christ
à côté d'Abraham et d'Orphée ; sans cesse il avait à la bouche
cette parole évangélique : Ne faites pas à autrui ce que vous
ne voudriez pas qu'on vous fit, parole qu'il fit graver dans son
palais et même sur les murs des édifices publics. Deux cents
ans ne s'étaient pas écoulés depuis la mort de Jésus-Christ que
déjà sa rehgion apparaissait à la société païenne comme conte-
^ Digest., lib. III, Dejustitiâ et jure; lib. IV, § 1, De statu homin.
470 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
nant les plus pures maximes de la sagesse. Et c'est quand
l'histoire nous donne tant de témoignages authentiques de ses
progrès en tous sens, qu'on hésiterait à reconnaître son action
sur les pôrfcctionnemcnts de la philosophie et de la société !
Dans un temps où toutes choses tendaient à se rapprocher et à
s'unir ; où les hommes et les idées semblaient possédés d'un
besoin incessant de communications et de tranformations ; où
l'éclectisme philosophique méditait la fusion de tous les grands
systèmes dans un syncrétisme puissant, où la cité romaine,
ouvrant son sein à une pensée d'homogénéité, qui lui avait si
longtemps répugné, communiquait le titre de citoyen à tous les
sujets de l'empire, efTaçant ainsi les distinctions de race et
d'origine, confondant le Romain avec le Gaulois, l'Italien avec
les enfants de la Syrie et de l'Afrique; au milieu d'une telle
action de tous les éléments sociaux les uns sur les autres, ne
semble-t-il pas absurde de penser que le Christianisme seul n'a
pas fourni son contingent à la masse commune des idées et
des projets de réforme, lui qui était en possession des idées les
plus communicatives, des vertus les plus civihsatrices ? Non,
non ! ce serait douter des puissantes harmonies de la vérité I
Sans doute, son ascendant n'est encore qu'indirect et détourné;
il ne plane pas encore comme le soleil du midi qui réchauffe la
terre de ses rayons; il est plutôt semblable à une aube mati-
nale qui se lève sur l'horizon à cette heure où, n'étant déjà plus
nuit, il n'est pas encore tout-à-fait jour; mais enfm son
influence est réelle et palpable : elle s'insinue par toutes les
fissures d'un édifice chancelant; elle prend graduellement la
place du vieil esprit quand il s'en va; elle le modifie quand il
reste.
On objectera peut-être que l'hostilité des religions et les
fureurs sanglantes du paganisme ont dû maintenir une sépa-
ration systématique entre les deux éléments qui se trouvaient
en présence. Nous ne croyons pas qu'il faille conclure toujours
de la guerre des cultes à l'incompatibililé des idées. Les idées
se propagent par les batailles plus vite peut-être que par les
communications pacifiques ; le sang que les haines ont fait
CHAPITRE IX. 471
verser a toujours eu une vertu mystérieuse pour rapprocher
les domaines de la pensée.
II est temps d'examiner l'influence du Christianisme sur la
condition légale des esclaves.
Autant d'esclaves, autant d'ennemis, disait Caton, et, en con-
séquence de cet adage : Tôt servi, tôt hostes, on se croyait tout
permis à leur endroit ; cela était même admis comme
apophtegme, et Sénèque lui-même, sans'y prendre garde, com-
mence ainsi une phrase : Cum in servos omnia liceant. Néron
fut le premier, suivant Bodin, qui chargea un magistrat de
recevoir les plaintes des esclaves contre les excès des maîtres.
L'ami de l'affranchi Narcisse, le patron de tous les échappés de
la servitude, plus puissant à la cour que Burrhus et Sénèque,
s'était senti ému pour ses pareils de la pitié de Trimalcion. Au
milieu des saturnales du palais, dans les orgies où la débauche
nivelait les rangs, les esclaves avaient trouvé un protecteur
dans le tyran des citoyens. Mais tout porte à croire que ses or-
dres eurent peu d'efficacité. Les plaintes de Sénèque nous ré-
vèlent de plus en plus l'arrogance des maîtres et les misères des
esclaves, moins bien traités que les bêtes de somme. Mais son
langage était peu compris, et le philosophe craignait même
qu'on ne l'accusât de vouloir faire descendre les maîtres de
leur supériorité et d'appeler les esclaves à la révolte. Une voix
moins timorée retentisssait dans l'empire, la voix de la sainte
Eglise. Est-ce au mouvement combiné des idées stoïciennes et
de la prédication chrétienne qu'il faut attribuer la loi Pétronia,
qui défendait de livrer les esclaves aux combats des bêtes?
Un siècle plus tard, la religion chrétienne avait marché et
fait fléchir]-la dureté des principes. Tout change alors dans la
jurisprudence sur les rapports de l'esclave ; le droit de vie et de
mort est transporté aux magistrats. Le droit de correction,
laissé aux maîtres, est forcé de se renfermer dans des règles
plus humaines ; un magistrat, le préfet de la ville, est chargé
de surveiller ce pouvoir, et nous savons que ce préfet fut par-
fois chrétien, c'est-à-dire un affranchisseur d'esclaves.
Il est digne de Constantin de confirmer et d'agrandir ces
^72 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
sages règlements. Sa constitution de 312 est curieuse en ce
qu'elle nous fait connaître des excès de cruauté inouïe : « Que
chaque maître, dit l'empereur, use de son droit avec modéra-
tion, et qu'il soit considéré comme homicide s'il tue volontai-
rement son esclave à coups de bâton ou de pierres, s'il lui fait
avec un dard une blessure mortelle, s'il le suspend à un lacet,
si, par un ordre cruel, il le met à mort, s'il l'empoisonne, s'il
fait déchirer son corps par les ongles des bêtes féroces; s'il
sillonne son corps avec des charbons ardents \ etc.
La pensée qui dicta ce rappel à l'humanité est toute chré-
tienne ; c'est un point accordé par les historiens. Elle se
retrouve, cette pensée, dans la faveur que Constantin accorde
aux affranchissements. Ce fut lui qui établit la manumission
dans l'Eglise, en présence du peuple, avec l'assistance des
évéques, qui signaient l'acte. L'affranchissement des esclaves
apparaît à Constantin, comme le résultat d'un sentiment reU-
gieux, religiosâ mente'^.
Les clercs mêmes reçurent le privilège spécial de donner la
liberté pleine et entière à leurs esclaves, par pure concession
verbale, sans solennité, sans acte public. Cette concession fut
d'autant plus efficace que les clercs, plus imbus des principes
de la charité chrétienne, étaient très-portés à signaler par des
affranchissements leur esprit de fraternité. Le savant Gode-
froy, dans son commentaire du Code théodosien, a fait cette
observation, et il la justifie par les écrits de Lactance.
Ces belles lois de Constantin ont fait dire à Chateaubriand,
que, « sans le désordre des temps, elles auraient affranchi tout
d'un coup une nombreuse partie de l'espèce humaine ^. » Bodin
a remarqué que les manumissions furent si nombreuses à cette
époque et parfois si irréfléchies, que les villes se virent char-
gées d'un nombre infini d'affranchis qui n'avaient d'autre bien
que la liberté. De là une aggravation de paupérisme, cette
plaie du Bas-Empire, qui obligea les empereurs à faire des
règlements sur la mendicité et à créer, sur la demande des
< Cod. theod., lib. IX, De cmend. servor. — ^ Cod. theod., lib. IV. — ^ Essai
hist., t. l«r, p. 308.
CHAPITRE IX. 473
évêques , ces étabJissernenls charitables que nous enviait
Julien l'Apostat.
Quoi qu'il en soit, cette impulsion donnée par Constantin
aux affranchissements, au nom de la piété, est d'autant plus
remarquable qu'elle contraste avec la politique des Césars,
politique dont le but avait été de mettre un frein aux manu-
missions qui, du temps des guerres civiles, avaient inondé l'ar-
mée et altéré le sang de la cité romaine. Les lois faites sous
Auguste avaient fixé les conditions d'âge pour les manumis-
sioiis ; elles avaient créé dans le patrimoine servile du maître
une quotité disponible par testament, à côté d'une quotité non
disponible. Une certaine classe d'esclaves avait été déclarée
incapable d'entrer dans les rangs des citoyens. L'affranchisse-
ment ne leur donnait'qu'une Hberté ignominieuse et restreinte,
comme celle des peuples déditices, dont ils portaient le nom
infamant. Enfin, sous Tibère, la loi JuUa Norbona avait placé
dans un rang inférieur à celui de citoyen romain tous les
esclaves affranchis sans l'emploi des formes solennelles de la
vindicte, du testament ou de l'inscription sur les registres du
cens. Leur condition n'avait que la petite liberté des étrangers
et le droit des Latins.
Mais, sous le règne de Constantin, les idéjes avaient pris
d'autres directions. Le titre de citoyen romain, prodigué à tous
les sujets de l'empire depuis Commode, n'avait plus d'intérêt à
se protéger par des exclusions. La population décroissait, il
fallait combler les vides des cités, et recruter des hommes
libres partout où l'on pouvait. D'ailleurs, le Christianisme par-
lait vivement à la conscience en faveur de la liberté, et les faci-
lités données par Constantin pour les manumissions favori-
saient cet élan. Toutefois, les restrictions sur le droit d'affran-
chir par testament subsistèrent jusqu'à Justinien. Mais leur
valeur était plus nominale que réelle. L'idée qui les avait ins-
pirés sous Auguste avait sans doute atteint son but tant que
l'intérêt privé lui avait servi d'auxiliaire, tant que l'esprit de
conservation et l'amour de la puissance dominicale demeu-
raient des garanties suffisantes que le maître se dépouillerait
47 i HISTOIRE hE LA PAPAITÉ.
pendant sa vie avec beaucoup plus de difficulté qu'après sa mort.
Mais cette conception était sapée par la base, du moment que les
croyances religieuses, dominant la question d'intérêt particu-
lier, poussaient les propriétaires à accomplir entre vifs le vœu
d'humanité qui n'éprouvait d'obstacle que dans les testaments.
Aussi Justinien n'eut-il qu'à faire passer dans les lois ce qui
déjà était fort avancé dans les mœurs, en ouvrant aux testa-
ments la même carrière de liberté qu'aux affranchissements
entre vifs. Ce fut aussi ce prince qui abrogea, dans le corps
des lois romaines, les distinctions entre les véritables affran-
chis, les Latins juniens et les déditices, distinctions effacées de
fait dans les habitudes de la vie sociale. La liberté pleine et en-
tière fut la conséquence de ces manumissions, et Justinien
rendit les moyens d'affranchissement encore plus faciles et plus
nombreux*.
Au surplus, le temps n'était pas venu encore où l'affranchis-
sement général devait faire disparaître la dure propriété de
l'homme sur l'homme. C'est pendant l'époque féodale que les
Papes achevèrent ce grand œuvre.
Nous ne saurions déterminer avec précision quelle était, vers
la fin du sixième siècle, le chiffre proportionnel des esclaves
avec le reste de la population. Cependant le fait des affranchis-
sements était assez général pour provoquer dans les esclaves
une répugnance marquée à subir leur position. Plus s'augmen-
tait chaque jour le nombre de ceux qui célébraient leur déli-
vrance, plus les autres durent porter avec douleur le poids de
la servitude. Cette situation nous est dévoilée par les sermons
de saint Augustin, qui tendaient à calmer leur effervescence,
par les décrets des conciles et les peines sévères infligées à
ceux qui secouaient le joug. En somme, les faits exposés
jusqu'ici donnent les résultats suivants :
1" L'idée que les païens s'étaient formée de l'esclavage fut
détruite partout où le Christianisme se propagea. L'opinion
dune différence originelle entre les hommes disparut. On
^ Institut., Dp liberlinis. §3, avec commentaires de Gaius, de Paul et de
Théophile.
CHAPITRE IX. 47o
cessa de croire que les uns étaient, dès leur naissance, d'une
nature spéciale, essentiellement plus noble, et partant faits
pour commander, et que les autres, dépourvus de ce privilège
n'étaient créés que pour les servir, sans autre valeur que celle
d'un outil ou d'un bien quelconque.
2° Ces préjugés renversés, la vérité apportée au monde par
le Sauveur, les conseils, les instances des ministres de l'Eglise
sous la direction de son chef, décidèrent plusieurs maîtres à
affranchir spontanément leurs esclaves. Cet affranchissement
fut rendu plus facile par les lois des empereurs chrétiens, et là
où les formes extérieures de l'esclavage subsistèrent, elles
furent singulièrement adoucies par les mœurs et par la
piété.
3° Enfin l'Eglise défendit aux esclaves de prendre eux-
mêmes l'initiative de leur émancipation. Une loi formelle, po-
sitive, n'a jamais contraint les maîtres à leur rendre la li-
berté.
Telle fut, avant la chute de l'empire romain, sur la condition
des esclaves, l'influence de l'Eglise.
VIII. Les mêmes principes et les mêmes faits se reproduisent
durant les siècles du moyen âge après que les tribus du Nord
et de la Germanie eurent envahi les anciennes provinces de
l'empire. L'Eglise d'Occident formait un tout composé de
parties diverses et inégales par leur culture ; la conversion de
quelques peuples se fit attendre plusieurs siècles ; d'autres, par
un funeste sort, de chrétiens qu'ils étaient, tombèrent du
faîte où la foi les avait élevés. D'où il suivit que l'esclavage
ne put être aboli partout simultanément. Les Francs, convertis
les premiers, devenus fils aînés de l'Eglise et royaume très-
chrétien, furent, dans la main de la Papauté, les instruments
ordinaires des bénédictions célestes. La Chaire apostolique,
afin que sa patience fût couronnée de succès, dut attendre,
pour agir, l'opportunité des temps et des circonstances. L'esprit
du Christianisme, lent et modéré dans son action, d'autant plus
fort qu'il est plus modéré et plus pénétrant qu'il est plus sage,
se créa des moyens d'activité en harmonie avec ses vertus, et sut
47(i HISTOIRE DR LA PAPAUTÉ.
atteindre le but sans violence ni révolution. C'est le point que
nous devons éclaircir.
Les anciens Germains suivaient une tout autre marche que
les Grecs, les Romains et les autres peuples de l'antiquité.
D'après Tacite, ils confiaient leurs terres à des esclaves qui les
cultivaient et en prélevaient le produit sous la condition d'un
cens annuel en nature ou réglé suivant d'autres stipulations.
La vie simple des barbares et leur éloignement de tout luxe
exigeaient, moins que chez les peuples civilisés, des services
personnels et domestiques ; le maître était satisfait pourvu qu'il
pût à son gré vaquer à la chasse, à la guerre, à l'incurie de ses
loisirs. Parmi les Grecs et les Romains, les plus nobles n'avaient
pas dédaigné de labourer leurs champs. Les Germains mépri-
saient ces travaux et prouvaient par là leur grossièreté, qui
préparait aux esclaves une condition meilleure à certains
égards. Néanmoins ce que la servitude emportait avec soi de
plus dur ne fut pas épargné aux esclaves : ils n'étaient qu'une
propriété que le maître pouvait vendre, échanger, sans en
rendre compte à personne. La foi chrétienne trouva donc chez
les Germains la servitude la plus rigide et cependant la plus
favorable à son abolition.
Pour l'opérer, il fallait d'abord donner une autre idée de
l'homme, l'appliquer aux esclaves et détruire les conséquences
du droit qui les exposait à être traités comme des animaux. Ce
point, sur lequel nous connaissons suffisamment la doctrine
chrétienne, introduisait dans leur condition une modification
essentielle, une différence fondamentale. Dès lors comment
concevoir l'opinion des écrivains qui ont confondu presque
absolument Jes degrés inférieurs de la servitude germanique,
tels qu'ils subsistèrent çà et là parmi les chrétiens jusqu'aux
temps modernes, avec l'esclavage antique et l'esclavage des
Germains avant leur conversion. Il y a une diderence essen-
tielle entre ces deux formes de servitude. Celle-ci est antichré-
tienne; l'autre a pour résultat, tout en laissant subsister le
principe de l'esclavage, une amélioration considérable, qu'il
faut considérer comme un bienfait de l'Evangile.
CHAPITRE IX. 477
Tout en adoucissant le sort des esclaves et en les rapprochant
autant que possible de la condition des hommes libres, il ne
fallait pas perdre de vue l'œuvre de l'émancipation univer-
selle ; car il ne suffisait pas d'améliorer l'esclavage, il était né-
cessaire de l'abolir. La seule force des idées chrétiennes et
l'esprit de charité qui se répandait sur la terre en même temps
que ces idées devaient tôt ou tard amener cette complète aboli-
tion. La société ne saurait rester longtemps dans un ordre de
choses qui se trouve en opposition formelle avec les idées dont
elle est imbue. Les lois barbares, il est vrai, étaient en faveur
de l'esclavage; on peut même dire que l'Eglise ne dirigea
point contre ces lois une attaque directe. Mais elle s'attacha
à se rendre maîtresse des idées et des mœurs, leur commu-
niqua une impulsion nouvelle, leur donna une direction diffé-
rente et promptement fit partout fléchir les lois barbares.
L'affranchissement parmi les barbares se pratiquait de diffé-
rentes manières. Le roi Rotharis en a laissé une dans sa deux
cent vingt-cinquième loi : on l'appelait V affranchissement par
la quatrième main, parce que le maître qui voulait afl'ranchir
son esclave le consignait à un homme libre, celui-ci à un troi-
sième, le troisième à un quatrième. Ce dernier le conduisait à
l'embranchement de quatre chemins, et, en présence de
témoins, il lui disait : Tu es hbre de prendre le chemin qui te
plaît : et dès ce moment l'esclave était libre. L'autorité du roi
nous offre un autre mode d'affranchissement : l'esclave était
présenté au prince et le roi disait : Celui-ci est libre. La loi sa-
lique et ripuaire ajoutait à cette forme si simple un rite parti-
culier : le roi faisait tomber, de la main de l'esclave, une
monnaie d'or, d'argent ou d'airain, comme pour exprimer l'acte
de son rachat. Les esclaves payaient presque toujours quelque
chose à leur maître, au moment où ils recevaient la liberté
qui, par là même, ne semblait pas un don gratuit. D'autres
étaient affranchis sous la forme d'un contrat et sont désignés,
dans les capitulaires, sous le nom de chartularii ou chartulatij
mis en liberté par une charte. Mais, pour rendre hommage à la
puissance d'où provenait originairement cette concession, le
^78 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
mode d'affranchissement le plus usité était alors celui qui se
pratiquait dans l'Eglise '.
C'était une pieuse coutume que les maîtres, à l'article de
la mort, légassent à leurs esclaves la liberté, anticipant ainsi
de quelques heures la terrible égalité où eux-mêmes allaient
se trouver en présence du souverain Juge. Constantin avait
accordé aux clercs ce privilège de l'affranchissement, qui par
la suite s'était étendu jusqu'aux laïques. Après la mort du
testateur, ses dernières volontés recevaient leur exécution à la
face de l'Eglise.
Que l'influence du Christianisme puisse revendiquer la plus
noble et la plus large part de ces affranchissements, c'est ce
dont ne permettent pas de douter les monuments de l'époque.
Les actes d'affranchissement sont à peu près tous dictés par un
motif religieux, rédigés dans une forme ecclésiastique, signés
par des gens d'église, et accomplis dans la maison du Sei-
gneur, au pied de l'autel. Les formules de Marculf, d'après
lesquelles étaient rédigés les principaux actes de la vie civile,
sont l'expression la plus irréfragable de cette vérité. Voici celle
qui était relative à l'affranchissement des esclaves : « Puisque
le Dieu tout-puissant nous a conservé dans ce siècle la santé du
corps, nous devons, pour le salut de notre ûme, penser à di-
minuer un peu le nombre de nos péchés. C'est pourquoi, moi,
au nom de Dieu et pour le bien de mon âme, pour le rachat de
mes péchés et dans Vespérance que le Seigneur daignera me
pardonner y j'ai mis en liberté l'esclave qui m'appartient,
nommé Que dès le jour présent il soit libre comme s'il était
né de parents libres. Que son pécule ou le produit de son tra-
vail qu'il a pu gagner, par la grâce du (Christ, devienne sa pro-
priété. Qu'il ne rende aucun service d'esclave ou d'affranchi à
mes héritiers présents ou futurs ; qu'il serve Dieu seul, à qui
toutes choses sont soumises. Qu'il puisse tester et se mettre
sous la dépendance des églises ou des hommes libres selon son
choix. Si quelqu'un, ce qu'à Dieu ne plaise, si moi-même ou
mes héritiers, ou toute autre personne s'opposait à cet affran-
1 Baluze, Capitula Reg. Franc, t. I, p. 389.
CHAPITRE IX. 479
chissement, que moi, de ma très-pleine volonté, pour V amour
de Notice-Seigneur Jésus-Christ et pour mes péchés, j'ai ratifié
et sanctionné, qu'il soit soumis à l'amende payable au fisc, et
que le présent affranchissement demeure stable en tout
temps*.»
L'affranchissement n'était pas toujours entier et absolu.
Souvent les maîtres se faisaient des réserves stipulées par
différents pactes et obligations, par la promesse d'un service
personnel ou le paiement d'une rente annuelle. Si le testateur
voulait exempter l'esclave de toute charge, il devait exprimer
sa volonté en termes clairs et positifs, comme dans cette formule
dé Marculf : Et nec mihi, nec ulli hœredum meorum nullum
impendas servitium, nec hominium, nec libertaticum, nec obse-
quium, nec patronatium. Au cas où l'affranchi se montrait
ingrat à l'égard de son bienfaiteur, il était condamné, selon
le Code de Théodose et de Justinien, à perdre sa liberté, à
rentrer dans l'esclavage. Cette disposition ne se rencontre pas
dans la législation des rois francs et lombards. Un autre
indice de l'influence du Christianisme sur les mœurs, c'est la
noble et parfaite égalité dont jouissait tout affranchi, qui
n'avait pas besoin, comme sous les Romains, d'effacer par de
longues générations la marque et le mépris que l'esclavage
avait imprimés sur la race.
D'autre part, les lois prirent sous leur protection les malheu-
reux esclaves. Le troisième capitulaire du roi Dagobert entre
dans le plus grand détail au sujet du travail et des devoirs des
esclaves appartenant à l'Eglise, et nous prouve combien leur
condition y était adoucie. « Que l'esclave de l'Eglise paie ses
tribus proportionnellement à sa propriété. Que dans la semaine
il travaille {pendant trois jours pour son maître et autant pour
lui-même. Si son maître lui a donné des bœufs ou d'autres
capitaux, qu'il le serve dans la mesure de ses forces. Qu'il
n'opprime personne injustement. » Le capitulaire du sixième
livre les protège contre la violence et la brutalité : « Celui qui
aura frappé l'œil de son esclave et l'en aura privé, lui donnera
1 Baluze, t. II, p. 440.
480 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
la liberté pour l'œil qu'il lui aura arraché. S'il lui brise une
dent, il subira la même peine *. » Plusieurs conciles soumettent
à l'excommunication ou à une pénitence de deux ans celui qui
tue son esclave sans un jugement préalable. L'Eglise était un
asile inviolable pour ces infortunés : les lois les plus rigou-
reuses arrêtaient les tentatives de la vengeance et lui dé-
fendaient de franchir le seuil du sanctuaire. L'esclave ainsi à
Fabri du premier ressentiment de son maître, les prêtres ou
les ministres de la justice s'interposaient pour obtenir paix et
merci.
La classe la plus nombreuse des esclaves comprenait ceux
qui cultivaient les champs. Même sous les Romains, leurs
maîtres leur laissaient un certain profit sur le gain qu'ils
faisaient dans l'exercice des arts et métiers, dans le commerce
ou l'agriculture. Ce profit était connu sous le nom de pécule,
dont ils n'avaient que l'usufruit, ne pouvant ni le vendre, ni
le céder à un tiers sans la permission de leur maître, qui en
était l'héritier légal, puisque la loi ne leur permettait pas de
tester. Cette rigueur était rarement mise £n pratique lorsque
l'esclave laissait après lui des enfants. Les plus laborieux, les
plus intelligents pouvaient accroître leur pécule au point de
racheter leur liberté. Les maîtres plus indulgents avaient
coutume d'imposer à l'esclave agriculteur des redevances qui
consistaient en une quantité donnée de grain et de céréales.
Le surplus tournait au profit de l'esclave, devenait le prix et
le stimulant de son industrie et se convertissait à son égard
en capital disponible. Les lois s'opposaient à ce qu'il fût aggravé
au-delà des pactes convenus et de la coutume. Chose étrange,
dans une époque où la législation exerce une action si lente et
si incertaine sur la société! Fait singulièrement remarquable,
qui atteste la puissance d'un principe alors que sa force est
apphquée dans une direction constante I Telle était l'attention
et la commisération qui se reportaient sur les esclaves, que
les lois rendues successivement en leur faveur avaient fini
^ Baluze, t. 1", p. 101. Voir, dans le même volume, plusieurs autres ca-
pilulaires.
CHAPITRE IX. 484
par rendre la condition des maîtres presque insupportable,
tant leur responsabilité et leurs obligations étaient multipliées.
D'abord ils devaient les acheter à un prix élevé et pouvaient les
perdre en mille manières. C'était à eux à subir la peine im-
posée par la loi aux délits que commettaient leurs esclaves.
S'ils prenaient la fuite, que de peines, que de recherches pour
les ramener, et souvent que de procès, que de dépenses
onéreuses à supporter! Venaient-ils à nier la servitude, il
fallait plaider devant les juges. Si les esclaves appartenant à dif-
férents maîtres s'unissaient par le mariage, nouvel embarras :
leur mariage était indissoluble. Ils devaient néanmoins con-
tinuer leur service, nouvelle source de malaise et de méconten-
tement. Ces circonstances et bien d'autres préparaient, évidem-
ment, l'abolition de l'esclavage.
IX. Mais ce qui nous intéresse davantage, ce n'est pas l'action
indirecte y c'est l'action directe, positive, personnelle de la
sainte Eglise, parlant et agissant par ses évêques et ses Souve-
rains-Pontifes.
Avant tout, il n'est pas inutile de faire cette observation.
Lorsqu'il s'agit de la conduite, des desseins et des tendances
de TEglise, il n'est nullement nécessaire de supposer que ces
desseins aient été conçus dans toute leur étendue par quelque
individu en particulier ; il n'est nullement nécessaire non plus,
que le mérite de cette conduite ait été compris de tous les
hommes qui ont prêté leur concours. Il n'est même pas né-
cessaire de supposer que les premiers chrétiens, que les
apôtres eux-mêmes aient prévu, par rapport à l'esclavage, la
portée des maximes chrétiennes. Ce qu'il suffit de montrer,
c'est que le résultat a été obtenu par les doctrines et la conduite
de l'Eglise. Sans préjudice de l'estime due aux mérites indi-
viduels, rappelons-nous que les individus, dès qu'il s'agit de
l'Eglise, disparaissent ; leurs pensées, leurs volontés ne sont
rien; l'esprit qui anime, qui vivifie et dirige l'Eglise, n'est
point l'esprit de l'homme, mais l'esprit de Dieu. Ceux qui ne
participent point à nos croyances emploieront telles expres-
sions différentes de celles dont nous nous servons; mais, du
IV. 31
4S-2 niSlnlUK hK l,.\ PAPAUTE:.
moins, nous serons d'accord en ce point que les faits, ainsi
placés au-dessus de l'esprit et de la volonté de l'individu, con-
servent beaucoup mieux leurs vraies dimensions; en les con-
sidérant de cette façon, on évite de briser, dans Tétude de
riiistoire, la chaîne immense des événements. La conduite de
TEglise, dira le catholique, fut inspirée et dirigée de Dieu;
cette conduite, dira le philosophe, fut simplement un effet de
sagesse, le développement d'une tendance contenue dans les
doctrines. Peu importe cette diversité de langage. Ce qu'il
faut établir, c'est que ce sentiment fut généreux et bien dirigé,
c'est que cette tendance se dirigeait vers un grand objet et
qu'elle sut l'atteindre.
Maintenant peut-on faire plus et n'y aurait-il pasmoyen de
découvrir un plan, de signaler un système ; d'en prouver
l'existence et les développements, en alléguant, non pas
quelques expressions, quelques pensées, quelques actions
isolées de tel ou tel homme illustre, mais des faits posjtifs, des
documents historiques, qui montrent quels étaient l'esprit et
la tendance du Saint-Siège et de l'épiscopat? Je crois pouvoir
le faire; j'ai la confiance de mener à bonne fin celte entreprise,
en me servant de ce qu'il y a de plus convaincant et de plus
décisif, les monuments de la législation.
La première chose que fit le Christianisme par rapport aux
esclaves, nous le savons déjà, fut de dissiper les erreurs qui
s'opposaient non-seulement à l'émancipation, mais à l'amélio-
ration de leur sort. Ensuite, grâce à son action sur les idées
et sur les mœurs, par une série d'influences obliques, directes
ou indirectes, l'Eglise améliora la condition des esclaves, et
tantôt par l'initiative des particuliers, tantôt par les actes des
souverains, sans proclamer la liberté effective, commença à
briser la chaîne des esclaves. Lorsqu'eut débordé le torrent
de l'invasion, la Chaire apostolique n'abandonna point à l'in-
fluence seule des idées et des mœurs chrétiennes le succès de
son œuvre d'émancipation : elle continua d'agir sur les parti-
culiers et sur les princes, et elle prit soin d'ajouter toutes les
mesures qu'exigeaient les circonstances.
CHAPITRE IX. 4.83
En premier lieu, dit Balmès, il convenait de protéger contre
tout péril la liberté des affranchis, liberté qui malheureuse-
ment se voyait souvent combattue. Un reste des idées et des
mœurs anciennes, la cupidité des hommes puissants, la
violence généralisée par l'invasion, l'infériorité intellectuelle
et morale des esclaves, ce fond d'éternelle domination qui se
retrouve toujours dans la nature humaine : tout se réunissait
pour menacer la liberté récemment conquise. Un grand nombre
d'affranchis ne connaissaient point toute la valeur de la liberté.
Dans leur nouvel état, on ne les voyait pas toujours se conduire
d'après les conseils de la raison et les exigences de la justice,
et, nouvellement entrés en possession des droits de l'homme
hbre, ils ne savaient pas faire honneur à ses obligations. Ces
divers inconvénients, inséparables de la nature des choses,
ne devaient point toutefois empêcher la consommation d'une
entreprise réclamée à la fois par la religion et l'humanité ; il
fallait se résigner à ces inconvénients, en considération des
motifs d'excuse qui atténuaient le tort des affranchis : l'état
d'où ils sortaient n'avait permis ni le développement de leurs
facultés, ni les ressources préparatoires de la fortune.
La hberté des esclaves nouvellement émancipés était surtout
mise à l'abri par leur affranchissement dans l'EgUse. Le choix
du sanctuaire pour rendre un homme à la liberté, c'était
comme la déclaration du prix qu'avait devant Dieu la Hberté
des hommes ; c'était la négation de toute acception de per-
sonnes et la proclamation de l'égalité devant Dieu. Cette
manière d'opérer la manumission investissait d'ailleurs l'Eglise
de la charge de défendre une liberté octroyée en sa présence.
Témoin de l'acte, elle pouvait rendre hommage aux conditions
de sa validité et en réclamer l'observation, puisqu'on ne violait
point la hberté promise sans profaner le lieu sacré, sans
manquer à une parole donnée en présence de Dieu.
L'Eglise n'oubliait point de faire tourner de semblables
circonstances au profit des affranchis. Ainsi, au premier concile
d'Orange, en 441, elle décrète : « Il ne faut pas livrer ceux qui
se réfugient dans l'église, mais les défendre par la révérence
-\M niSTOlRK DK LA PAPA! TK.
du lieu et en intercédant pour eux. Si quelqu'un prend les
esclaves des clercs à la place des siens, qui se sont réfugiés
dans Téglise, qu'il soit excommunié dans toutes les églises. Il
faut aussi réprimer par les censures ecclésiastiques ceux qui
prétendent soumettre à quelque genre de servitude des esclaves
affranchis dans l'église ou recommandés à l'Eglise par testa-
ment \ »
Le concile d'Agde, en 506, après avoir défendu aux évêques
de vendre les vases de l'Eglise, d'aliéner les maisons, les
esclaves et autres biens qui font subsister les pauvres, continue :
« Permis toutefois à l'évèque d'affranchir les esclaves qui ont
bien servi l'Eglise, sans que ses successeurs puissent les
remettre dans l'esclavage, et de leur donner quelque chose en
les affranchissant, pourvu que la valeur n'excède pas la somme
de vingt sous d'or, en terre, vigne ou maison*. » L'Eglise doit
prendre, s'il est nécessaire, la défense de ceux qui ont été
légitimement affranchis par leurs maîtres.
Le premier concile d'Orléans, enoli, porte les dispositions
suivantes : « Si un esclave, coupable de quelques fautes, s'est
réfugié dans l'égUse, il sera rendu à son maître, qui prêtera
le serment de ne lui faire aucun mal. Que si, contre son
serment, il est convaincu de l'avoir maltraité, il sera séparé de
la communion des fidèles ^. >•
« Celui qui aura tué son esclave sans l'autorité du juge, est
excommunié pendant deux ans '*. »
« Défense à tout clerc de tirer son esclave ou son disciple
de legUse où il s'est réfugié, pour le fouetter, et cela sous
peine d'être exclu de l'Eglise jusqu'à une satisfaction conve-
nable. »
a L'évêque qui ordonnera, avec connaissance, un esclave ou
un affranchi sans la permission de son maître, sera six mois
suspendu de la célébration des sacrés mystères ; et le nouveau
clerc demeurera sous la puissance de son maître, qui n'en
exigera que des services honnêtes. S'il exige des services qui
' Canons v. vi et viii. — - Canon vu. — ' Canon xxix. — * Canon xxxiv
d'Kpaone en ol7.
CHAPITRE IX. i8o
puissent déshonorer l'ordre ecclésiastique, l'évêque donnera,
selon les anciens canons, deux esclaV^s en sa place. Défense
de remettre en servitude les esclaves qui ont été affranchis
dans l'église, à moins qu'ils ne se soient rendus indignes de
ce bienfait par les fautes marquées dans la loi ^ »
« Que les enfants des esclaves chargés de garder les tom-
beaux des morts, et à qui la liberté a été accordée, à charge de
rendre quelque service, soit aux héritiers, soit aux églises,
remplissent les obligations que leur a imposées celui qui les
a affranchis. Mais si l'Eglise les décharge en tout des fonctions
du fisc, ils en seront exempts eux et leurs descendants ^ »
En 585, un concile fut tenu à Mâcon ; là, Prétextât de Rouen
et Pappole de Chartres dirent : « Ordonnez quelque chose en
faveur des pauvres affranchis, qui, parce qu'ils sont sous la
protection de l'Eglise, en sont plus exposés aux vexations des
juges. » Le concile dit : a 11 est juste de prendre leur défense, »
et Ton ordonna que les causes de ceux qui avaient été affran-
chis dans l'égUse ne seraient plus jugées que par l'évêque, qui
pourrait cependant appeler à son audience le juge ordinaire ou
quelque autre laïque ^
« Les affranchis par les évêques jouiront de la liberté, sans
èlre privés de la protection particulière de l'Eglise, eux et
leurs enfants. Il en sera de même des affranchis par d'autres
personnes, recommandés aux églises', u Les évéques de la
province Narbonnaise, qui obéissaient aux Goths et avaient
assisté au troisième concile de Tolède, se réunirent à Narbonne
en 589, pour se concerter dans l'exécution de ses décrets.
Le septième siècle est animé du môme esprit. Un concile de
Paris défend, « sous peine d'excommunication, d'obhger les
affranchis de l'Eglise à servir le public '. » Le quatrième con-
cile de Tolède, en 63(), entre dans les plus grands détails au
sujet des esclaves, et multiplie ses sanctions, qui toutes ont,
pour dernier résultat, soit de tempérer l'amertume de leur
^ Cinquième concile d'Orléans, 549, can. vi et viir. — ' Concile de Paris,
557, can. ix. — ^ Canon ix. — * Troisième concile de Tolède, 589, can. v.
— 5 Canon v.
486 HISTOIIlli: DE LA PAPAUTÉ.
coiiclilion, suit de leur aplanir les voies de la liberté, soit enfin
d'assurer leur affranchrssement • .
La protection accordée par l'Eglise aux affranchis, n'excluait
pas, on le voit, les esclaves, et, quant aux premiers, cette pro-
tection était si bien connue, que la coutume s'introduisit de les
lui recommander. Cette recommandation se faisait quelquefois
par testament, comme l'indique le concile précité d'Orange,
mais pas toujours sous cette forme. Le canon vi du sixième
concile de Tolède, célébré en 589, déclare que, lorsque quelques
affranchis seront recommandés à l'Eglise, ils ne pourront être
privés, ni eux ni leurs fils, de sa maternelle protection ; ici la
disposition est générale et ne se borne point au testament. La
même disposition se fetrouve dans le concile de Tolède, tenu
en 633, lequel dit simplement que l'Eglise ne recevra sous sa
protection que les affranchis qui lui seront expressément
recommandés.
Au reste, en l'absence de toute recommandation, et lors
même que la manu mission n'avait point été faite dans l'Eglise,
celle-ci ne laissait pas que de s'intéresser à la défense des
affranchis, chaque fois que leur liberté se trouvait en péril.
Quiconque estime la dignité de l'homme et porte dans son
cœur quelque sentiment d'humanité, excusera certainement
l'EgUse de s'être immiscée dans ces affaires; il ne lui fallait, en
effet, d'autres titres que ceux qui appartiennent à tout homme
généreux, en vertu du droit de protéger la faiblesse. On ne
sera donc point choqué de trouver, dans un canon du concile
d'Agde, en Languedoc, une prescription qui commande à
l'Eglise de prendre, en cas de nécessité, la défense de ceux à
(jui leurs maîtres ont légitimement donné la hberté.
X. A la protection des affranchis, l'Eghse ajoutait le rachat
des captifs. Le zèle déployé par l'Eghse, dans tous les temps et
dans tous les lieux, pour cette œuvre de double rédemption, a
contribué singulièrement à l'abolition de l'esclavage. Une por-
tion considérable des esclaves devaient leur servitude aux
revers de la guerre. Cet asservissement, fondé sur la loi et sur
^ Voyez canons lxvii, lxviii, lxix, lxx et lxxiv.
CHAPITRE IX. 487
les mœurs, s'aggravait encore par le préjugé funeste qui pré-
sumait la lâcheté des captifs. Le Christianisme ne pouvait con-
sentir à la maxime, qu'afm de rendre les hommes courageux
dans les combats, il fallait leur enlever l'espoir d'une libéra-
tion. Conséquent avec lui-même, il considéra donc comme un
devoir de fraternité le rachat des captifs. Là encore, soit que
nous considérions l'esprit qui a dirigé la conduite, les actes
privés ou publics, les institutions qui ont soutenu les actes et
rendu l'esprit plus puissant, nous découvrirons l'un des plus
beaux titres du Saint-Siège à la gratitude de l'humanité.
Un célèbre écrivain de notre temps^ Chateaubriand, nous
présente, dans les forets franques, un prêtre qui s'est livré lui-
même à la servitude pour la rançon d'un soldat chrétien, et a
rendu ainsi un époux à son épouse désolée, un père à trois
orphelins réduits à la misère. Le spectacle de Zacliarie, volon-
tairement esclave, souffrant avec calme pour l'amour de Jésus-
Christ et du prochain n'est pas une pure fiction. « Nous avons
connu, dit le pape saint Clément, plusieurs des nôtres qui se
sont livrés en captivité pour racheter leurs frères ^ » Des pre-
miers siècles de l'Eghse jusqu'à nos temps, il serait facile de
trouver, dans le cours de l'histoire, beaucoup de semblables
exemples.
Le rachat des captifs était une œuvre particulièrement
chère à l'Eghse. Les anciens canons réglaient que, pour y sa-
tisfaire, on vendrait au besoin les vases sacrés, et que, malgré
la pauvreté de l'Eglise, on ne reculerait jamais. Au milieu
même des invasions , l'Eglise poursuivit son dessein. Nous
voyons par le cinquième canon du concile de Màcon, en 585,
que les prêtres s'occupaient du rachat des captifs et y consa-
craient le^ biens ecclésiastiques. Le concile de Reims, en 625,
suspend l'évêque qui aura détruit les vases sacrés, mais pas s'il
les a vendus pour racheter les captifs. En 844, le douzième
canon du concile de Yerneuil montre que les biens de l'Eglise
servaient encore à cet usage.
Une fois le captif rendu à la liberté, l'Eglise ne le laissait
- ^ /'« lettre aux Corinthiens, ch. lv.
4SR HISTOIRE I)K J.A l'APAUTÉ.
point privé de sa protection; elle la lui continuait avec sollici-
tude, lui délivrant des lettres de recommandation, sûrement
pour le préserver de nouvelles vexations pendant son voyage,
et lui fournir les moyens de réparer les pertes souffertes du-
rant la captivité. Ce nouveau genre de protection nous est
attesté parle canon n du concile de Lyon, célébré en 593, lequel
dispose que les évéques consigneront , dans les lettres de
recommandation qu'ils délivrent aux captifs, la date et le prix
du rachat.
Le zèle pour cette œuvre de miséricorde alla jusqu'à faire
commettre des imprudences, que l'autorité ecclésiastique fut
forcée de réprimer. Ces excès mêmes, ces égarements d'impa-
tience prouvent jusqu'à quel point était portée la charité. Un
concile, dit de Saint-Patrice, célébré en Irlande vers l'an 451
ou 456, nous apprend que quelques clercs ne craignaient pas
de procurer la liberté aux captifs en les faisant fuir; le concile,
dans son canon xxxn, réprime prudemment cet excès ; il dispose
que l'ecclésiastique qui voudra racheter des captifs, devra le
faire de son propre argent, car les dérober pour les faire fuir,
c'était donner lieu à faire considérer les clercs comme des
voleurs, ce qui tournait au déshonneur de l'Eglise. Document
remarquable, qui, en manifestant l'esprit d'ordre et d'équité
qui dirige l'Eglise, donne en même temps à juger combien la
maxime qu'?7 est saint, méritoire et généreux de donner la
liberté aux captifs, était profondément gravée dans les esprits ;
comme on le voit, quelques personnes en étaient venues jus-
qu'à se persuader que l'excellence de l'œuvre autorisait le rapt
et la violence.
Le désintéressement de l'Eghse sur ce point n'est pas moins
louable. Une fois ses biens employés au rachat d'un captif, elle
ne voulait de lui aucune récompense, lors môme qu'il était en
mesure de reconnaître sa dette. Nous avons de ceci un témoi-
gnage certain dans les lettres de saint Grégoire : ce Pape
rassure quelques personnes rachetées de l'argent de l'Eglise et
qui craignaient qu'avec le temps on ne vînt à leur demander
la somme dépensée à leur profit. Le Pape ordonne que nul, en
(HAPITKK IX. i«0
aucun temps, n'ait l'audace d'exercer contre eux ou leurs hé-
ritiers aucune répétition * .
L'ardeur de l'Eglise pour une œuvre si sainte, bienfaisante
par elle-même, était plus appréciable encore eu égard aux cir-
constances. La dissolution de l'empire romain, les invasions
des barbares, les fluctuations de tant de peuples, la férocité des
races envahissantes, rendirent les guerres fréquentes, les bou-
leversements multipliés, et assurèrent partout l'empire de la
force. Sans l'intervention de l'Eglise, l'esclavage se serait
accru, car partout où règne la force, si cette puissance cor-
ruptrice n'est contrebalancée par un élément vivificateur, le
genre humain ne tarde pas à s'avilir, c'est-à-dire à se vouer au
servage.
Cet état d'agitations et de violences rendait plus nécessaire
l'intervention de l'Eglise ; aussi voyez combien elle célèbre de
conciles et avec quel soin elle promulgue des actes légis-
latifs. Le canon ni du concile de Lyon, célébré vers l'an 566,
frappe d'excommunication ceux qui retiennent injustement en
esclavage les personnes libres ; le canon xvu du concile de
Reims, en 625, défend sous la même peine de poursuivre les per-
sonnes libres pour les réduire en esclavage ; le canon xxvii du
concile de Londres, en 1102, proscrit la coutume de trafiquer
des hommes comme des animaux ; et le canon vn du concile de
Coblentz, en 922, déclare coupable d'homicide celui qui séduit
un chrétien pour le vendre : déclaration remarquable dans la-
quelle nous voyons la liberté tenue à si haut prix qu'elle est
égalée à la vie même.
L'Eglise créa un autre expédient pour abolir l'esclavage.
D'après la théorie antique, l'esclave n'était qu'une chose inca-
pable de posséder et de disposer de soi-même. L'Eglise dé-
truisit cette assimilation de l'esclave avec les objets de propriété ;
elle ouvrit à l'esclave une aptitude à acquérir et à recevoir.
L'esclave vendu pouvait se racheter ou être racheté par
d'autres. En cas de doute sur sa provenance, sa condition était
meilleure que celle du maître et le droit de celui-ci devait
' Gregor., Epist., lib. VII, ep. xiv.
100 HlSTOIllE HE LA PAPAL'TÉ.
lléchir. Ce droit, consigné expressément, en 6i6, dans les actes
du concile de Bonneuil, entretenait dans le cœur de lesclave
une espérance qui le poussait à chercher les moyens d'obtenir
sa rançon; sa liberté dépendait de quiconque voulait avancer la
somme nécessaire au rachat. Or, si l'on se rappelle le mouve-
ment produit dans les cœurs pour ces sortes d'œuvres ; si l'on
se rappelle que les biens ecclésiastiques étaient de préférence
affectés à cet usage, on comprendra l'influence de cette nou-
velle disposition. C'était fermer l'une des sources de l'esclavage
et découvrir un nouveau moyen d'affranchissement.
XI. Un troisième moyen d'affranchissement, ce fut l'entrée
dans un monastère. Les esclaves étaient admis à la profession
religieuse, et fraités, malgré les préjugés de l'Europe, avec une
égalité parfaite. Le père du monachisme occidental, saint Be-
noît, le recommande expressément dans sa Règle. « L'abbé,
dit-il, ne doit faire acception de personne dans son monastère,
ni aimer les uns plus que les autres, si ce n'est celui qui l'em-
porte sur ses frères par son obéissance et la fidéhté de sa
conduite ; qu'il ne préfère pas celui qui est né d'une condition
libre à celui qui était esclave avant sa conversion, à moins qu'il
n'y soit obligé par quelque raison particulière. S'il lui paraît
juste d'en user de la sorte, il le peut faire indifféremment à
l'égard de tous, autrement il est à propos que chacun reste à
sa place ; car, soit que nous soyons libres ou esclaves, nous
sommes tous un en Jésus-Christ et assujétis au joug d'une
même servitude et d'une même milice, sous un même Seigneur.
// n'y a point en Dieu d'acception de personnes, et ce n'est que
par nos bonnes œuvres et notre humihté que nous sommes
estimés meilleurs et qu'il nous distingue*. » — Il est difficile
de poser avec plus de précision légalité et partant rafTranchis-
sement.
Un concile de Rome, célébré en 397, et présidé par saint Gré-
goire le Grand, disciple de saint Benoît, décide que la liberté
sera acquise à tous ceux qui embrasseront la vie monastique.
Les paroles du grand Pontife sont dignes d'attention. « Celui,
^ Rè(jle de Saint-BenoU, ch. ii.
( HAPIIRE IX. 4-91
(lit-il, qui, dans le service de Dieu, aspire à une servitude plus
haute, doit être libre de toute servitude humaine \ »
S'imaginer que de semblables dispositions restaient stériles,
c'est méconnaître l'esprit de ce temps ; elles produisaient au
contraire les plus grands effets. On s'en fera une idée enlisant,
dans le Décret de (iratien', que les esclaves s'enfuyaient de la
maison de leurs maîtres et accouraient, sous prétexte de reli-
gion, dans les monastères. Il fallut réprimer cet abus, contre
lequel s'élevaient des plaintes et des clameurs. Mais les abus
eux-mêmes ne rendent que plus hommage aux résultats. Non-
seulement c'était procurer la liberté aux esclaves, mais
c'était les grandir aux yeux du monde en leur ouvrant l'accès
d'un état qui gagnait chaque jour un nouveau prestige.
« Il ne faut pas oublier, dit Tabbé Thérou, que l'Eglise se
trouvait en présence d'une société où l'esclavage était en pleine
vigueur. La heurter de front dans ses institutions, lutter contre
elle par la force, tenter le sort d'une victoire éclatante, eût été
compromettre, retarder le triomphe de la liberté en Jésus-
Christ. Aussi, et par suite de ce tact et de cette prudence
instinctifs, qui conduisent à leur terme les évolutions immor-
telles d'un ordre divin, les monastères n'admettaient lèses -
claves qu'après leur afTranchissement. Cette réserve est
exprimée par saint Aurélien et les autres auteurs des règles
monastiques. Que si, d'un autre côté, on réfléchit en quel hon-
neur était alors le monachisme, on concevra sans peine avec
quel zèle les maîtres devaient accéder à ces sortes d'affranchis-
sements, qui avaient pour motif la profession d'un état si vé-
néré, si imposant au sein de la société.
» Du temps de saint Benoît, comme après lui, les moines pos-
sédaient des esclaves à l'instar des autres propriétaires. Ces es-
claves formaient une partie intégrante des héritages donnés ou
légués aux maisons religieuses; ils étaient transmis avec la terre
destinée à sa culture. Leur sort différait peu de celui des
moines, ainsi que nous l'apprennent les conciles d'Agde et
' S. Greg. Epist., lib. IV. ep. xliv.— * Dist, lix, ch. xii.
iO-2 IIISTUIKK DE LA PAPAITÈ.
(l'Epaone ', par la défense qu'ils intiment aux abbés de les af-
franchir, fondée sur cette raison : « Nous regardons comme
injuste que les religieux se livrant chaque jour aux travaux
des champs, leurs esclaves jouissent des loisirs de la liberté. »
Les abbés les affranchissaient avec une spontanéité si hbérale
que de nouvelles sanctions furent portées contre les abus qu'elle
semblait devoir engendrer. L'archevêque d'York, Ecbert, alla
jusqu'à la taxer d'injustice et d'impiété, soutenant que les abbés
qui n'avaient rien donné aux monastères ne devaient pas en
diminuer les biens par des affranchissements multipliés : Jm-
piuni est enim ut qui res Ecclesix non contulerit , damnum
inférât^. Malgré ces défenses et ces oppositions, qui, du reste,
attaquaient plutôt la forme que le principe de l'émancipation,
les moines n'en continuaient pas moins leur œuvre d'amour et
de haute justice chrétienne, jusqu'à ce que l'esclavage suc-
combât, prenant sa place avec mille autres misères dans le do-
maine de l'histoire ^ »
La situation des moines est ici incontestable, dit à son tour
Mœhler; souvent leur constitution leur interdisait le service
des esclaves. Avec les terres qu'ils recevaient en don ou que
des moines, riches de leur patrimoine, apportaient au couvent,
étaient compris les esclaves cultivateurs. Or, dans nombre
de monastères, les posséder était réputé comme une chose in-
digne. Ils furent donc mis en liberté, exemple qui emportait
avec lui une exhortation et une critique dont l'action salutaire
devait s'étendre d'autant plus loin que les moines jouissaient
d'une plus haute estime. Théodore, moine grec, nommé à
l'archevêché de Cantorbéry par le pape Yitalien, pour instruire
les Anglo-Saxons, peuple de néophytes, dans la langue, les
arts et les sciences de la Grèce, afflrme dans ses ouvrages :
« Les couvents des Grèce n'admettent point d'esclaves, les
Romains s'en servent ; » reproche d'une concision et d'une
portée remarquable. L'assertion de Théodore est à la vérité
trop générale; plusieurs siècles après lui l'usage contraire
^Can. XXXVI et viii. — » Ecberti Statula. cap. lxx. — ' Calniet, Comment,
sur la Règle de Sainl-Benoit, t. I^, p. \U. Cf. le Christian, et l'Esclav., p. 63.
CHAPITRE IX. 493
était en vigueur parmi les Grecs dans quelques-uns de leurs
couvents. Ces paroles nous prouvent du moins qu'au septième
siècle des monastères se faisaient un devoir de proscrire la
servitude et que les moines orientaux étaient proposés comme
modèles aux Latins. Saint Platon et saint Théodore Studite
sont à cet égard deux personnages historiques d'une impor-
tance toute particulière. Né à Constantinople, en 735, de parents
nobles et riches, qu'il perdit de bonne heure, saint Théodore
fut nourri dans la piété et la vertu par son oncle, alors mi-
nistre des finances. Sous sa direction, il pouvait aspirer un jour
aux premières dignités. Bientôt il donna des preuves de talents
précoces. Son patrimoine, déjà considérable, et dont l'adminis-
tration lui avait été remise, reçut encore entre ses mains un
grand accroissement. Estimé, chéri de tous pour les belles
qualités de son âme et ses avantages extérieurs, il faisait con-
cevoir l'espérance qu'il serait le chef d'une des familles les
plus illustres de la capitale. Mais Famour ponr Jésus-Christ, le
désir de se livrer sans partage et sans inquiétude à la médita-
tion des choses divines prirent en lui un tel empire qu'il réso-
lut de se retirer dans un monastère. Avec la liberté, il distribua
aux pauvres et à ses nombreux esclaves son ample fortune.
Mêmes circonstances, mêmes inspirations se retrouvent dans
saint Platon, lorsqu'il embrassa la vie monastique. Il devint
abbé de son monastère, qu'il avait édifié par ses vertus, le
guide et le maître de ses frères dans la vie spirituelle. La
haute perfection de ses religieux devait naturellement se réflé-
chir à l'extérieur. La possession d'esclaves leur fut défendue
par saint Platon, qui trouvait souverainement inconvenante la
servitude imposée par des hommes consacrés à Dieu.
Cette règle, d'abord exécutée dans un seul couvent, s'étendit
davantage par sa liaisort avec d'autres événements. Théodore,
neveu de Platon, uni d'esprit à son oncle, lui succéda de son
vivant dans la charge d'abbé ; il laissa deux testaments, où il
déposa des trésors de sagesse acquis par une longue expé-
riencej de profondes études, de pieux désirs, ainsi que des
préceptes relatifs à la profession monastique.
Ai)\ HISTOIRE DF. LA PAPAUTÉ.
Bans ce qu'il appelle son second testament , il dit à ses
moines : « Vous ne devez jamais employer d'esclaves, ni pour
des services personnels, ni pour les aiïaires du couvent, ni
pour la culture des terres; l'esclave est un homme créé à
l'image de Dieu. » Les persécutions dont Théodore et Platon
furent les victimes, en rehaussant l'éclat de leurs vertus, les
rendirent l'objet dune vénération universelle. Eux seuls, pen-
dant de longues années, défendirent la juste sévérité de la
morale chrétienne contre l'empereur Constantin, fils d'Irène,
qui, sous des prétextes frivoles, avait répudié son épouse lé-
gitime. Ils ne craignirent pas de flétrir ce prince par l'excom-
munication, quoi qu'il se fût uni en secondes noces à l'une de
leurs proches parentes. Leur inflexible et héroïque fermeté,
d'une influence prodigieuse sur les mœurs publiques, les
exposa aux plus horribles traitements. Mais, plus Constantin
sévit contre eux, plus il augmenta leur puissance sur le peuple.
Théodore fut encore en butte à la fureur des iconoclastes; et
resta toujours inébranlable et dévoué. Cette intrépidité et ces
souffrances leur conquirent une autorité qui retentissait au
loin ; leurs paroles et leurs conseils se transformèrent en lois
pour un grand nombre de monastères où l'on adopta leurs
principes sur l'esclavage. Durant la persécution , plusieurs
moines s'enfuirent du monastère de Stude; les uns se réfu-
gièrent dans d'autres maisons, les autres fondèrent de nou-
velles communautés, mais tous transmirent à leurs frères la
haine de la servitude.
L'esprit du monachisme n'était pas inactif en Occident, et
Théodore de Cantorbéry se trompe, soit qu'il affirme l'absence
totale d'esclaves parmi les moines grecs, soit qu'il attribue aux
moines romains l'usage ordinaire de s'en servir. A partir du
sixième siècle, les religieux d'Occident se portent avec un tel
zèle à l'abolition de l'esclavage, que les conciles crurent op-
portun de leur imposer une certaine mesure, pour ne pas ex-
poser les moines à un surcroît excessif de travail*. Saint Be-
noît d'Aniane ravit surtout notre admiration : fils du comte de
» llarduin., Summ. conc, t. V. p. 56.
CHAPITRE TX. 495
Maguelone, placé à la cour de Pépin et de Charlemagne, il
quitta le monde pour relever la discipline monastique et rap-
peler les moines à la fidélité de leur mission. La réforme partit
du couvent d'Aniane ; de là, grâce au concours de Charle-
magne et de Louis le Débonnaire, elle s'établit dans beaucoup
d'autres maisons. Or, Benoît acceptait les biens-fonds qui lui
étaient offerts ; quant aux esclaves, il leur donnait toujours la
liberté ' .
A l'époque de Charlemagne, la cause de l'humanité touchait
à sa solution. Ce prince, vers 779, ayant appris que les
Romains vendaient des esclaves aux Sarrasins, s'en plaignit
amèrement au pape Adrien. Le Pontife lui répondit que
c'étaient des Lombards qui, pressés par la famine, vendaient
ces esclaves à des Grecs ; que lui-même s'était efforcé de tout
son pouvoir d'arrêter ce trafic ; que vaines avaient été ses
mesures, attendu que plusieurs de ces infortunés montaient
d'eux-mêmes sur les vaisseaux des Grecs, pour échapper au
tourment de la faim en Italie '.
Les Anglo-Saxons furent des derniers à abandonner le
commerce de leurs semblables. L'habitude et l'amour du gain
défiaient, chez les Northumbres, tous les efforts de la législa-
tion. Comme les sauvages de l'Amérique, on les accuse d'avoir
enlevé, non-seulement leurs compatriotes, mais même leurs
amis et leurs parents, et de les avoir vendus dans les ports du
continent. Les habitants de Bristol se signalèrent jusqu'à l'ex-
trémité par la plus triste persévérance. Leurs agents parcou-
raient toutes les parties de la contrée, mettaient souvent un
haut prix aux femmes enceintes, et des cargaisons d'esclaves
partaient régulièrement pour se rendre dans les ports de
l'Irlande, où le débit en était assuré et avantageux. Leur
barbare opiniâtreté ne céda qu'à la puissance religieuse, qu'à
la parole, qu'à la sollicitude d'un saint prélat, de Wulstan,
évêque de AVorcester. L'homme de Dieu visitait tous les ans
Bristol, il résidait des mois entiers dans le voisinage et prêchait
' Mabillôn, Acta Sanct. Ordinis Sancti Denedicti, ssec. iv, p. I, p. 192. n. 10
el 197. ~ '■^ Longueval, Hist. de l'Eglise gaîlicnne, liv. XII, p. 49o.
490 HISTOIRi: T)F. LA PAPAUTI-.
tous les dimanches contre la cruauté et l'impiété des trafiquants
d'esclaves. A la fin, les marchands, touchés par ses discours,
résolurent, dans une assemblée solennelle, de renoncer désor-
mais à ce négoce. Un d'eux, ayant osé peu de temps après
violer son engagement, fut condamné à perdre la vue '.
Mais citons encore quelques autres faits non moins glorieux;
prêtons l'oreille à la voix de l'amour, dont les siècles nous
ont transmis les accents , accents de gr«^co et d'une liberté
pure et sans tache. Notre génération n'envierait-elle pas aux
générations passées ces paroles hautes et généreuses que le
vénérable abbé de Saint-Mihiel, Smaragde, adressait à Louis
le Débonnaire ' ; « Bannissez, ô roi très-clément, la servitude
de votre royaume. Soyez le fils très-fidèle de ce Père auquel
vous dites tous les jours avec vos frères : Noti^e Pèi^e qui êtes
aux deux. Tout ce qu'il aime, aimez-le; tout ce qu'il défend,
défendez-le. Imitez fidèlement Celui avec qui vous espérez
régner dans Téternité. C'est lui-même qui a donné à Moïse
ce précepte : Si un homme est convaincu d'avoir circonvenu
son frère parmi les enfants d'Israël, de l'avoir vendu et d'en
avoir perçu la valeur, il sera tué, et tu détruiras le mal du
milieu de ton peuple. » Isaïe recommande la justice et la
rectitude à l'égard des esclaves, il veut qu'on leur rende la
liberté : « N'y a-t-il pas un jeune de mon choix? Rompez les
liens de l'iniquité, portez les fardeaux de ceux qui sont accablés,
donnez des consolations aux affligés, brisez les liens des
captifs. » L'homme doit réellement obéir à Dieu et observer
ses préceptes, autant que cela lui est possible. Or, entre
autres préceptes salutaires et œuvres méritoires, chacun,
animé par son ardent amour, doit rendre à la liberté ses
esclaves, considérant que ce n'est pas la nature^ ^lais le péché
qui les lui a soumis. Nous avons été créés dans une condition
égale : la faute est l'origine de l'esclavage. Remettez donc,
et il vous sera remis. » Jonas, évêque d'Orléans, rappelait
avec non moins d'énergie l'égalité commune à tous les
^ Lingard, Hisl. d'Angleterre, !"■ sup})l . p. 367. — * D'Achéry, Spicile<j.,
t. I, p. 2;J8.
CHAPITRE IX* 407
hommes dans son ouvrage de l'Institution des laïques : <( Que
les riches et les puissants reconnaissent qu'ils sont égaux par
nature à leurs esclaves et aux pauvres. Si donc les esclaves
sont naturellement égaux à leurs maîtres, que ceux-ci ne
comptent pas sur l'impunité, lorsque, dominés par une aveugle
indignation et par une fureur ardente, ils sévissent avec excès
contre les fautes de leurs esclaves, soit en les déchirant par
des coups atroces, soit en les mutilant par la privation de
leurs membres. Ils ont pour juge dans les cieux un Dieu
unique. Qu'ils sachent que la nature a fait leurs pairs et leurs
égaux ceux qu'ils voient dans ce siècle faibles, méprisables
par leur extérieur et leur couleur, inférieurs à eux par la
fortune'. » Et ce saint prélat ne craignait pas de rappeler à
l'aristocratie féodale que la cause des pauvres devait être
préférée à l'amour des chiens, des éperviers et de la chasse.
XII. Un autre moyen d'affranchissement, indiqué par les
précédentes citations, c'est le célibat du prêtre catholique.
Chez les Germains, les prêtres faisaient partie de l'aristo-
cratie la plus élevée. Le roi concentrait en sa personne le
pouvoir civil et religieux. Dans le Christianisme, au contraire,
le sacerdoce, pouvoir purement spirituel, et qui opère sur
1 homme en vertu d'un principe libre, fut séparé de la royauté
dépositaire de la force. L'antiquité chrétienne a fixé par ses
enseignements l'idée qu'on doit avoir de la vie du prêtre :
l'homme des désirs purs et de l'abnégation propre, le céliba-
taire qui jette en Dieu tous ses vœux et ses besoins personnels,
et fait de ses actions et de ses douleurs un sacrifice continuel
à la société. C'était d'une telle vie qu'il était écrit : Qui potest
capere, capiat. De longtemps les Germains ne comprirent pas
cette parole. Ils y entrevoyaient bien un sens divin et propre à
exalter celui qui la mettait en pratique : mais par leur simpli-
cité et leur droiture naturelle, incapables de tromper, malgré
toute leur barbarie, les nobles et les hommes évitèrent un far-
deau dont le poids leur paraissait au-dessus de leurs forces. Le
sacerdoce devint le partage presque exclusif des esclaves ;
* D'Achéry, Spicileg., t. I, p. 297.
IV. a2
498 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
comme les prêtres des faux dieux avaient occupé le premier
rang dans la nation, il parut convenable aux Germains que le
prêtre du vrai Dieu fut aussi environné d'honneurs et de
distinctions terrestres. L'évêque marcha donc de pair avec les
comtes, l'archevêque avec les ducs, et tous deux siégèrent
parmi les grands de lempirc, puissants dans le conseil du roi
et les assemblées du peuple, fussent-ils descendus des derniers
esclaves ! Mais le prêtre était aussi l'homme de la science : la
science et la volonté qui se consacraient aux choses saintes,
furent élevées au niveau social de la noblesse, concession dont
le germe reposait dans l'avenir des royaumes chrétiens. Cette
forme était la plus expressive et le truchement le plus capable
d'inculquer aux barbares l'égalité parfaite devant Jésus-Christ
du Grec et du Juif, de l'homme libre et de l'esclave, qui avait
droit à une place bien différente de celle que le paganisme lui
avait assignée.
A première vue, un pareil fait excite l'étonnement et l'on se
sent incliné au doute ; mais enfln le fait est indubitable. Les
lois ecclésiastiques permettent, forment même le vœu qu'on
reçoive des esclaves dans l'état ecclésiastique, pourvu qu'ils se
distinguent par les mérites d'une vie honnête, comme s'expri-
mait, en 655, le neuvième concile de Tolède*. La discipline de
l'EgUse sur ce point était conséquente avec ses doctrines. L'es-
clave était homme aussi bien que les autres hommes, on pou-
vait l'ordonner aussi bien que l'homme le plus puissant.
Néanmoins, tant qu'il demeurait assujéti à son maître, il
manquait de l'indépendance requise pour la dignité de l'au-
guste ministère, c'est pourquoi on exigeait qu'il ne put être
ordonné sans être au préalable mis en liberté. Rien de plus
raisonnable, de plus juste, de plus prudent que cette limite
apportée à une discipline d'ailleurs si noble et si généreuse,
qui était à elle seule une protestation éloquente en faveur de la
dignité de l'homme. L'Eglise déclarait solennellement qu'elle
ne trouvait point indigne d'elle de choisir ses ministres parmi
ceux qui avaient été sujets à la servitude. En plaçant dans une
> Harduin., Sum. conc, t. III, p. 976,
CHAPITRK IX. 499
sphère si respectable ceux qui venaient de quitter leurs chaînes,
elle combattait des préjugés funestes aux esclaves, elle créait
des liens puissants entre eux et la classe la plus vénérée des
hommes libres.
On vit à cette époque s'introduire l'abus de conférer les
ordres sacrés aux esclaves, sans le consentement de leurs
maîtres; abus tout-à-fait contraire, il est vrai, aux canons
sacrés et qui fut réprimé par l'Eglise avec un zèle digne
d'éloges, mais qui ne laisse pas d'être fort utile pour faire ap-
précier convenablement l'effet profond des idées et des institu-
tions religieuses. Il arrive maintes fois que les abus ne sont
que l'exagération d'un bon principe. Les idées religieuses s'ac-
commodaient mal de l'esclavage ; l'esclavage se trouvait sou-
tenu par les lois : de là une lutte incessante, se reproduisant
sous différents aspects, mais toujours dirigée vers le même but,
l'émancipation universelle.
L'abus dont nous parlons est attesté par des documents
curieux, qui se trouvent réunis dans le Décret de Gratien ^ En
examinant ces documents avec attention, on y voit : 1° que le
nombre d'esclaves amenés par ce moyen à la liberté était fort
considérable, puisque les plaintes et les clameurs à ce sujet
sont universelles ; 2° que les évêques prenaient généralement
le parti des esclaves, qu'ils étendaient leur protection fort loin
et s'efforçaient de réaliser de toutes manières les doctrines
d'égalité ; ces documents portent en effet qu'il n'existait
presque pas un évêque qui n'eût à se reprocher cette condes-
cendance répréhensible ; 3^ que les esclaves, connaissant cet
esprit de protection, s'empressaient de dénouer leurs chaînes
et de se jeter dans les bras de l'EgUse ; 4° que cette réunion de
circonstances^devait produire dans les esprits un mouvement
très-favorable à la liberté ; que cette communication affectueuse
établie entre les esclaves et l'Eglise, alors si puissante et si
influente, dut faire avancer rapidement les peuples vers cette
liberté que nous voyons complètement triomphante quelques
siècles plus tard.
1 Distinct., liv, cap. ix, x, xi et xii.
hOO HISTOIRE DE LA PAPAl TÉ.
Les lois civiles, dans tous les royaumes, se mirent, sur ce
point, d'accord avec les lois ecclésiastiques; et, comme la loi
canonique, par raison d'ordre et de justice, elles établirent que
l'esclave serait arfranclii avant l'ordination. Pour la France, en
particulier, nous voyons par Thégand, chorévèque de Trêves,
vers 849, que la plupart des évéques en crédit à la cour étaient
de la condition des plus vils esclaves; Thégand, il est vrai, s'é-
lève contre ce fait et lui attribue les dissensions du royaume,
parce que ces sortes d'évêques, suivant lui, agissaient ordinai-
rement contre la noblesse'. Ce jugement ne nous étonne pas;
les contemporains du Débonnaire cherchèrent partout la cause
des troubles, excepté là où elle était réellement. Ebbon, arche-
vêque de Reims, auparavant servus vilissimus, le bouc émis-
saire de l'époque, suivant l'expression de Luden, doit surtout
avoir excité ces récriminations. En France, quelques évéques
allèrent même jusqu'à préférer, pour le sacerdoce, les esclaves
aux hommes libres. Saint Chrodegand, dans sa Règle pour les
chanoines, blâme avec raison une telle partialité, sans tomber
dans l'autre extrême, parce que, dit-il, devant Dieu, il n'y a
pas acception de personnes. Le dernier Pape qui fut obligé de
rappeler que, dans le Christianisme, et par conséquent devant
l'Eglise, il n'y avait point de distinction entre l'esclave et
l'homme libre, fut Clément lY. Le roi de Hongrie Bêla refu-
sait de reconnaître un évêque, parce qu'il était de condition
servile. Ce Pontife envoya au prince une très-belle instruction
lui montrant que l'esclavage ne vient point de Dieu, que devant
lui tous les hommes sont égaux, que, par conséquent, on ne
pouvait condescendre à sa répugnance.
A propos de ces faits, le docte Rubichon va jusqu'à pré-
tendre que ce n'est pas le Christianisme qui a détruit l'escla-
vage, mais le sacerdoce du Catholicisme, parce que, pour la
première fois dans le monde, le sacerdoce s'est composé
d'hommes voués au célibat, et qu'une partie d'entre eux se
formèrent en congrégations dont tous les membres, voués eux-
mêmes à la pauvreté, se livrèrent exclusivement au service
1 pucliasne. Script. Ilist. Franc, t. II, p. 279.
CHAPITRE IX. 501
des pauvres. A partir de ce jour, les pauvres formèrent, pour
la première fois dans le monde, une corporation libre. D'après
l'instinct de conservation que la Providence donne à tout être,
les malheureux n'auraient jamais accepté une existence pré-
caire, s'ils ne s'étaient connus une ^ égide dans l'Eglise. La
preuve en est que là où elle n'avait pas eu encore le temps de
se constituer, nombre de populations qui n'appartenaient à
aucun seigneur, dans le Midi, par exemple, avaient éprouvé
un tel dénûment qu'elles étaient venues demander à faire
partie d'un fief, parce que là où il y avait servage, il y
avait également protection et subsistance. L'Eglise, qui aspirait
à établir la liberté dans des vues élevées de religion, que l'ins-
titution de l'esclavage contrariait, était trop prudente pour
laisser courir au pain journalier du pauvre le moindre hasard.
C'est parce que sa charité sut pourvoir aux besoins du pauvre,
que l'Eglise sut maintenir la liberté, et l'on peut conjecturer
que si le clergé venait à disparaître, on ne tarderait pas,
même chez les peuples chrétiens, à voir reparaître, sous une
forme ou sous une autre, l'esclavage V
XIII. Un cinquième moyen d'affranchissement, ce fut la con-
duite de l'Eglise à l'égard des Juifs. Ce peuple singuher, dit
Balmès, qui porte sur son front la marque du proscrit, et qui,
dispersé parmi toutes les nations, ne se confond jamais avec
elles, cherche à consoler son infortune en accumulant des tré-
sors ; il semble se venger de l'isolement dans lequel le laissent
les autres peuples, en suçant leur substance par d'insatiables
usures. Au sein de la misère qu'avaient nécessairement? amenée
de séculaires bouleversements, une cupidité sans entrailles
devait se créer une puissance funeste. La dureté des lois et des
mœurs antiques , relativement aux débiteurs , n'était point
effacée ; on était loin d'estimer à sa juste valeur le prix de là
liberté, et il ne manquait pas de gens qui la vendaient pour
se tirer d'embarras. Il fallait donc empêcher que la richesse des
Juifs ne tournât au préjudice des chrétiens.
Le troisième concile d'Orléans, célébré l'an 538, défend aux
^ Rubichon, du Mécanisme de la société en France et en Angleterre, p. 261.
502 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Juifs, par son canon xni, d'obliger les esclaves chrétiens à des
choses contraires à la religion. Cette disposition, qui garantis-
sait la hberté de l'esclave dans le sanctuaire de la conscience,
la rendait respectable aux yeux du maître lui-même. C'était
d'ailleurs une solennelle proclamation de la dignité de
l'homme; c'était déclarer que la servitude ne pouvait étendre
son domaine jusqu'à la région sacrée de l'esprit. Néanmoins,
cela ne suffisait pas ; il convenait de faciliter, aux esclaves des
Juifs, le moyen de recouvrer la liberté. Trois ans seulement
s'écoulent; en 541, se célèbre le quatrième concile d'Orléans ;
il faut remarquer tout le progrès qui s'est accompli en si peu
de temps. « Si les esclaves chrétiens qui servent les Juifs, dit
le concile, se réfugient dans l'Eglise ou auprès de quelque
chrétien, on les rachètera ajuste prix. » Il va plus loin : « Dé-
fense aux Juifs de circoncire les étrangers et les chrétiens, ou
d'épouser des esclaves chrétiennes. Un Juif qui pervertit un
esclave chrétien perdra tous ses esclaves. Et, si quelque esclave
chrétien a été mis en liberté à condition de se faire juif, la con-
dition est nulle'.
Plus l'abus augmente, et plus la loi redouble de sévérité.
Dans le premier concile de Màcon, il est défendu aux chré-
tiens de manger avec les Juifs, et aux Juifs d'avoir des esclaves
chrétiens. On permet de racheter à un Juif l'esclave chrétien
pour douze sous^
(( Défendu aux Juifs d'avoir des femmes ou des concubines
chrétiennes, ou des esclaves chrétiens pour les servir et d'exer-
cer des charges publiques. Les enfants qui naîtront de sem-
blables mariages seront baptisés \ »
'( Défense, sous peine d'excommunication, de vendre des
esclaves chrétiens à d'autres qu'à des chrétiens. Si un Juif mal-
traite ses esclaves chrétiens pour leur faire embrasser le
judaïsme, ils seront confisqués au profit du roi\ »
(( Les Juifs n'auront pas d'esclaves chrétiens, et s'ils ont la
témérité d'en avoir, soit en les achetant, soit en les acceptant
» Canon xxxi. - * Canons xv et xvi. — ^ III« concile de Tolède, 589,
canon xiv. — • Concile de Reims, 6^5, canon xi.
CHAPITRE IX. 503
de ceux qui leur en feraient don, ces esclaves seront mis en
liberté*. »
« Défense de vendre des esclaves chrétiens hors du royaume
de Clovis, de peur qu'ils ne tombent sous la puissance des
Juifs *. ))
« Les esclaves ne seront vendus qu'en présence de Févôque,
du comte et de l'archidiacre, ou devant des témoins connus, et
on ne pourra les vendre hors du royaume \ »
« Qu'il ne soit permis ni aux Juifs, ni aux Sarrasins, sous
quelque prétexte que ce soit, d'avoir dans leurs maisons des
esclaves chrétiens*. »
Ces mesures, ces décrets n'étaient pas de vaines formules, ni
des vœux stériles d'une pieuse intention, mais bien l'action,
l'acte efficace d'une institution qui réalisait sa pensée et sa pa-
role par mille organes divers. L'Eglise modifiait en tous sens
la société, l'investissant de son atmosphère à chaque moment
de sa durée. Ses agents, ses auxihaires dans l'abolition de l'es-
clavage, ce sont des volontés énergiques, des âmes empreintes
de son esprit et qu'une immense compassion pour l'espèce
humaine ravit, tourmente, passionne et transporte d'amour.
C'est ce reflet de la charité chrétienne qui prête aux légendes
un parfum si délicieux et leur imprime le sceau d'une ineffable
originalité. Ils étaient certes de grands bienfaiteurs de l'huma-
nité des hommes tels qu'un saint Epiphane, évèque de Pavie,
saint Avit, saint Césaire d'Arles, saint Germain de Paris, saint
Amand, etc.
Que dire du saint pontife Grégoire, que les siècles ont sur-
nommé le Grand, plus grand encore par la candeur et la ten-
dresse de son âme que par la justesse et la vigueur de son es-
prit? A la vue d'un esclave, ses entrailles s'émeuvent, son cœur
se brise : le voir, gémir, compatir, se dévouer, se sacrifier pour
l'arracher à la servitude, ne forme en lui qu'un même senti-
^ 1V« concile de Tolède, 633, canon lxvi. — * Concile de CMlons, 630,
can. IX. — ' Capit. de Charlemagne, chap. xx; Histoire de l'Eglise gallicane,
t. IV, p. 497. — * IIi<= concile de Latran, 1179, can. xxvi.
504 HISTOIRE DE LA PAPAtlTÉ.
ment, tant l'amour, comme un feu divin, le presse, Tagite et
le domine tout entier.
Elevé sur le Siège apostolique, saint Grégoire affranchit des
esclaves. L'esprit qui le conduit dans cette circonstance mérite
d'autant plus d'être connu que, comme Chef et représentant
suprême de l'Eglise catholique, il en est aussi l'expression la
plus fidèle. Ecoutons-le motiver son action dans l'acte d'af-
franchissement : « Notre Rédempteur, créateur de toutes les
créatures, a daigné, dans sa miséricorde, revêtir la chair de
l'homme pour briser par la grâce de la divinité le lien de la
servitude qui nous tenait captifs, et nous rendre à notre pre-
mière liberté. C'est donc une action salutaire de remettre, par
le bienfait de l'affranchissement, dans la liberté où ils étaient
nés, des hommes que la nature à créés libres et que le droit
des nations a soumis au joug de la servitude. C'est pourquoi,
en vue de Dieu et en considération de ce motif, nous vous
déclarons libres dès ce jour et citoyens romains, vous, Monthan
et Thomas, esclaves de la sainte Eglise romaine, que nous
servons avec l'aide de Dieu, et nous laissons à votre disposition
tout le pécule que vous avez amassé durant le temps de votre
servitude*. »
C'est encore saint Grégoire qui déclare que vendre les vases
sacrés pour le rachat des captifs est une œuvre agréable à
Dieu'. Ce Pape apprit que les paysans des terres de l'Eglise
dans la Sicile étaient soumis à des droits excessifs lorsqu'ils
se mariaient; que les parents des fermiers ne leur succédaient
pas, parce que l'Eghse héritait en leur place; qu'on affectait
de punir les fautes par des amendes pécuniaires ; que les objets
volés n'étaient pas restitués à ceux-mêmes qui en avaient fait
la perte. Il ordonna que les esclaves pourraient se marier sans
payer plus d'un écu, que les parents des fermiers leur succé-
deraient, que si leurs enfants étaient encore mineurs, l'Eglise
leur donnerait des tuteurs; que les peines corporelles ne
seraient plus changées en amendes ; qu'on restituerait à celui
^ Gratian. Décret.,, pars II, p. 1011, cap. CLXViii. — ' Gregor., lib. VI,
ep. XXXV.
CHAPITRE IX. 505
qui aurait été volé. Il voulut que cette ordonnance fût mise
entre les mains de tous les paysans de Sicile, afin qu'ils
fussent instruits et armés contre les exactions injustes *.
La miséricorde de l'Eglise pour les esclaves se révèle à
chaque pas. En 590, le quatrième de novembre, il se tint un
concile à Séville, composé de huit évêques, dont saint Léandro
était le premier. Comme ils furent assemblés dans l'Eglise, les
diacres de Pelage, évêque d'Astigi, leur présentèrent un état
des esclaves de la môme Eglise, que Gaudence, son prédé-
cesseur, avait affranchis ou donnés à ses parents. Ils con-
sultèrent les canons et trouvèrent que les donations ou alié-
nations des biens ecclésiastiques faites par l'évêque étaient
nulles, à moins qu'il n'eût donné ses biens propres à l'Eglise,
car alors on faisait compensation. Ils décidèrent donc que,
hors ce cas, les aliénations et les affranchissements faits par
Gaudence ne devaient point subsister. Toutefois, par un sen-
timent d'humanité, ils ordonnèrent que les serfs ainsi affranchis
demeureraient libres, mais sujets de l'Eglise, et qu'ils ne
pourraient laisser leur pécule qu'à leurs enfants, qui seraient
à perpétuité sujets de l'Eglise comme eux et aux mêmes con-
ditions '.
Saint Perpétuus, évêque de Tours, s'exprimait ainsi dans
son testament : « D'abord moi. Perpétue, je veux que les
hommes et les femmes que je possède dans ma campagne de
Savonière et que j'ai achetés de mes deniers soient rendus à
la liberté, de même que les serfs que je n'aurai pas affranchis
dans l'église le jour de ma mort, de telle sorte cependant
qu'ils servent librement mon église leur vie durant, mais sans
aucune obligation transmissible à leurs héritiers ^. »
On raconte-de saint Eloi, une des gloires du septième siècle :
« Il avait une dévotion particulière à racheter les captifs.
Quand il savait que l'on allait vendre quelque part un esclave,
il y courait et il en rachetait des cinquante et des cents à la
fois, principalement des Saxons, que l'on vendait à grandes
^ Gregor., lib. I, epist. xxxxii. — * Fleury, Hist. ecclés., lir. XXXV.—
' D'Achéry, Spieileg., t. III, p. 303.
.^Of) HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
troupes. Il les mettait en liberté, puis ils leur donnait le
choix de retourner chez eux, de demeurer avec lui ou d'entrer
dans les monastères, et prenait un grand soin de ces derniers...
Il fonda un monastère de filles à Paris, dans la maison que le
roi lui avait donnée, où il établit une discipline très-exacte,
y assembla jusqu'à trois cents filles tant de ses esclaves que de
la noblesse de France, et leur donna pour abbesse sainte
Aure*. »
XIV. Nous nous complaisons à ces détails. Nous voyons
FEglise ruiner l'esclavage d'abord par ses doctrines, puis le
combattre par la protection accordée aux affranchis, par le
rachat des captifs, par le monastère, le célibat et la législation
contre les Juifs. Nous ne trouvons que dans l'Eglise les
apôtres efficaces de la hberté et les libérateurs des peuples de
l'Occident. Sur ces données, il nous reste à déterminer l'en-
semble des lois de l'EgUse contre l'esclavage et à rappeler les
luttes qu'il fallut soutenir pour en assurer le triomphe.
Constante dans ses desseins, l'Eglise arrêtait l'esclavage par
tous les moyens qui se trouvaient en son pouvoir. L'esprit de
ses lois n'était pas toujours compris de tous; ses vues n'étaient
pas toujours secondées comme elles auraient dû l'être. 11 se
trouvait des laïques, parfois même des clercs, pour enfreindre
les décrets des conciles. La Chaire apostolique ne manqua
jamais à la répression de ces abus; et tantôt par les Décrétâtes
émanées de ses Pontifes, tantôt par des conciles assemblés sur
leur ordre et obligatoires seulement après leur approbation,
c'est le Saint-Siège, on peut le dire, qui a affranchi, de fait,
tout l'Occident. On ne peut ignorer le motif radical de cet
affranchissement, c'est que les esclaves sont rachetés par le
sang de Jésus-Christ, et qu'on doit plutôt les racheter que les
vendre. Et, en effet, pour concevoir l'horreur d'une inégahté
si déshonorante, ne suffisait-il pas de penser que ces hommes,
abaissés jusqu'au niveau de la brute, avaient été, aussi bien
que leurs maîtres, aussi bien que les rois de la terre, l'objet de
l'ineffable bonté du Dieu fait homme.
< Ficury, Hist. eccL, liv. XXXVII, n« 38.
CHAPITRE IX. 507
Dans tous les temps, l'Eglise jugea nécessaire de limiter au-
tant que possible l'aliénation de ses propres biens ; en général,
sa règle de conduite, sur ce point, fut de se fier très-peu même
à la discrétion de ses ministres. Ces biens, dispersés de tous
côtés, se trouvaient confiés à des prêtres choisis dans toutes
les classes du peuple, sur lesquels les relations de parenté,
d'amitié et mille autres circonstances, pouvaient exercer des
influences diverses ; voilà pourquoi elle avait prohibé par ses
lois l'aliénation des propriétés ecclésiastiques ; et , le cas
échéant, on la vit déployer sa rigueur contre les ministres
dilapidateurs des biens confiés à leur sollicitude. Mais ces con-
sidérations n'avaient plus de poids lorsqu'il s'agissait de
l'affranchissement des esclaves; la rigueur de son droit de
propriétaire fléchissait pour rendre des hommes à la liberté.
Les aliénations ou hypothèques des biens de l'Eglise, con-
senties par un évêque qui ne laissait rien en mourant, de-
vaient être révoquées après sa mort. On suppose que l'évêque,
par ces actes, avait enfreint les saints canons. Néanmoins, s'il
arrivait que l'évêque eût donné la liberté à quelques esclaves,
la rigueur du Code s'adoucissait en leur faveur et il était pres-
crit que les affranchis garderaient leur liberté. On réservait
seulement que ces affranchis prêteraient leurs services à
l'Eglise, services qui n'atteignaient pas leur indépendance per-
sonnelle et qui se trouvaient d'ailleurs récompensés par la
protection que l'Eglise accordait aux hommes de cette condi-
tion.
On peut citer, comme un autre indice de l'indulgence de
l'Eglise, le dixième canon du concile de Celchite, en Angleterre,
célébré fan 810, canon dont le résultat devait être d'affranchir
en peu d'années tous les esclaves anglais dans les pays où le
concile serait observé. En effet, ce canon disposait qu'à la mort
d'un évêque tous ses sujets anglais seraient mis en hberté ;
il ajoutait que chacun des évèques et abbés affranchirait, à
cette occasion, trois esclaves, et leur donnerait à chacun trois
sous. De semblables dispositions aplanissaient de plus en plus
la voie; quelque temps après, en 1172, eut lieu cette scène
.S08 ÎIISTOIRR DK LA PAPAinÉ.
admirable du concile d'Armagh, où l'on vit donner la liberté
à tous les Anglais esclaves en Irlande.
- Les conditions si avantageuses dont jouissaient les esclaves
de l'Eglise avaient d'autant plus de valeur que, d'après les
canons, ces esclaves n'étaient pas transmissibles. S'ils avaient
pu passer en d'autres mains, ils se seraient trouvés, le cas
échéant, sans droits aux bienfaits réservés à ceux qui vivaient
sous la crosse. Heureusement il était défendu de changer ces
esclaves, et s'ils sortaient du domaine de l'Eglise, c'était pour
jouir de la liberté. Nous avons un monument précis de cette
discipline dans les Décrétales de Grégoire IX. On doit remar-
quer, dans ce document, que les esclaves de l'Eglise sont re-
gardés comme consacrés à Dieu ; là- dessus est fondée la dispo-
sition qui les empêche de passer en d'autres mains et de sortir
de l'Eglise. On y voit aussi que les fidèles, pour le salut de
leurs âmes, avaient coutume d'offrir leurs esclaves à Dieu et
aux saints. En les rangeant ainsi au pouvoir de l'Eglise, ils les
mettaient hors du commerce commun et les empêchaient de
retomber dans les liens de la servitude profane. Il est inutile
d'insister sur le salutaire effet de ces lois et de ces mœurs.
Il suffisait d'ailleurs que l'esclave de l'Eglise l'eût bien ser-
vie, pour que l'évêque pût lui donner la liberté, en y ajoutant
un don qui devait l'aider à pourvoir à son entretien. Ce juge-
ment sur le mérite des esclaves était confié, à ce qu'il paraît,
à la discrétion des évêques; on voit qu'une semblable disposi-
tion faisait belle marge à la charité ; en même temps, c'était
stimuler les esclaves à tenir une conduite digne de récom-
pense. Comme il pouvait se faire que l'évêque successeur, éle-
vant des doutes sur les motifs qui avaient décidé son prédé-
cesseur, prétendît contester cette liberté plus tard, il était réglé
que les évoques respecteraient sur ce point les décisions anté-
rieures et laisseraient aux affranchis, non-seulement la liberté,
mais les gratifications qui assuraient la jouissance de ce pré-
cieux bénéfice.
> Lib. III, cap. III et iv.
CHAPITRE IX. 509
Malgré toutes ces lois, il se faisait, d'une manière clandes-
tine , un commerce d'esclaves en Asie, en Afrique, et plus
tard en Espagne avec les Maures. En Allemagne, on en livrait
aux païens, qui les sacrifiaient aux idoles. Lorsque l'Evangile
commença à s'implanter avec vigueur dans ces contrées, les
Papes, comme Grégoire III, en 721, et les conciles, celui de
Leptines, en 743, prirent, contre un trafic si atroce, d'éner-
giques mesures ^
Les Juifs, en particulier, résistèrent à la loi de l'Eglise avec
la cupidité et l'obstination impie qui caractérise. cette race. Ils
achetaient des adultes des deux sexes, des enfants, des gar-
çons, qu'ils émascuîaient pour les transporter dans les sérails
de l'Orient. Cette barbarie ne frappait pas seulement les fils
d'esclaves; les enfants de parents libres, n'étant libres eux-
mêmes qu'à l'âge de majorité, n'y échappaient pas toujours. A
cette époque, le père, en vertu de son droit, pouvait légalement
les vendre. Les rapts d'enfants par violence n'étaient pas rares ;
un grand nombre succombait par l'effet des mutilations que
pratiquaient les Juifs \
Outre les Juifs, les Vénitiens trafiquaient de l'espèce hu-
maine. L'horreur qu'ils inspirèrent fit céder leur mercanti-
lisme. Sous le pape Zacharie, ils avaient acquis à prix d'argent,
dans les environs de Rome, une multitude d'hommes pour les
conduire comme des troupeaux chez les mahométans et les
païens. Ce pieux Pontife les racheta, les délivra tous, et lança
l'excommunication contre les marchands qui se livraient à des
spéculations si abominables ^ Cet esprit d'amour et de no-
blesse, émané du Christianisme, modifia la législation civile, à
tel point que, vers la fin du huitième siècle, il fut défendu
dans toute détendue de l'empire des Francs, de vendre aucun
esclave hors de ses limites, par exemple, en Lombardie, sous
Charlemagne; dans la Bavière, sous Tassillon; dans l'iVlle-
magne, etc. Charlemagne ordonna qu'un homme ne pourrait
^ Harduin., Sum. conc, t. Ill, p. 1869, et 1. 1, p. 1922.— « Léo, Hist. d'Italie,
1" partie, p. 225. — ' Platina, Vita Pontifie, p. 114, éd. Colon., 1611.
510 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
être vendu ou acheté sans la présence des comtes ou des
nv'ssi dominici \
Un mémoire adressé à Louis le Débonnaire par saint Ago-
bard, archevêque de Lyon, nous signale ce prélat comme un
de ceux qui ont le mieux mérité dans la cause sainte de Thu-
manité. Malheureusement, des juifs et môme des chrétiens vio-
laient les lois de l'Etat et de l'Eglise ; Agobard, un des pontifes
les plus influents de son époque, faisant eûtendre sa voix dans
les alHiires les plus importantes, se tint presque constamment
dans leur véritable point de vue, ou du moins dans celui d'une
vérité relative aux circonstances où il vivait. Animé d'un cou-
rage apostolique, il proclama avec force et persévérance des
principes mûrement réfléchis, et n'épargna rien pour les incul-
quer aux grands et aux petits. C'est ainsi qu'en qualité d'arche-
vêque de Lyon, il s'opposa de front aux puissants envahisseurs
des biens ecclésiastiques, et qu'à ce sujet il flt rendre des dé-
crets salutaires ; que, conseiller d'Etat, il se prononça pour la
paix dans les dissensions désastreuses de Louis et de ses en-
fants ; qu'il reprocha en termes hardis et respectueux au pieux
empereur sa mobihté et ses hésitations, source de ces dés-
ordres. C'est ainsi qu'il combattit sans crainte les jugements
de Dieu, fondé sur l'Ecriture, qu'il comprenait comme les
évêques les plus distingués d'alors, surtout le duel féroce et
brutal, si chéri des grands, et qu'il provoqua la sévérité des
lois de l'Eglise contre ces abus de la barbarie. Le cœur palpi-
tant de commisération, il soutint avec son intrépidité ordinaire
les intérêts religieux, contre ceux qui, au mépris des lois les
plus expresses, se livraient au trafic de l'homme. Sous le régne
sans force et sans nerf de Louis, des chrétiens vendaient encore
une fois leurs frères à des Juifs ; Agobard fut saisi d'une pro-
fonde douleur lorsqu'il découvrit que ce négoce se pratiquait
dans son archevêché : il réprouva hautement ce crime dans
ses visites pastorales. Mais les Juifs gagnèrent par la vénalité
des protecteurs dans la cour impériale ; ils surent captiver
Eberhard, ministre de leurs affaires (minister Judgeorum) , et le
< Voir les preuves dans Léo^ Hist. d'Italie.
CHAPITRE TX. 5i 1
faible Louis se laissa tromper au point que, dans un acte
public, il prit les Juifs sous sa protection contre Agobard et son
clergé. Il envoya Eberhard avec deux autres commissaires à
Lyon, et enjoignit à l'archevêque de suivre une autre ligne
de conduite. Les commissaires impériaux maltraitèrent ce saint
prélat, et usèrent d'une telle dureté à l'égard des ecclésias-
tiques, que plusieurs d'entre eux qui voulaient comparaître en
leur présence, s'en abstinrent par crainte. Agobard, seul, ne
fut pas intimidé. Dans un mémoire qu'il fit parvenir à Louis, il
prouve qu'on s'est joué de l'autorité impériale, que son nom a
été abusivement apposé à un acte dont l'authenticité est inad-
missible, attendu qu'il est en contradiction flagrante avec les
sentiments de foi vive qui distinguent l'empereur. Il le pria
de mettre un terme aux vexations exercées par ses fonction-
naires, et se hâta d'écrire en particulier à plusieurs abbés,
qui, en leur qualité de princes impériaux, pouvaient beaucoup
à la cour^ Enfin, il raUia à sa cause plusieurs évêques du Midi
de la France, pour agir de concert dans une affaire d'une im-
portance si majeure. Nous possédons encore tous les écrits
qu'Agobard publia en cette occasion.
Vers la même époque, le saint archevêque dut dénoncer une
seconde fois l'avare et cruel mercantilisme des Juifs. Ne pou-
vant plus posséder des esclaves chrétiens, ils en achetèrent
dans les tribus sarmates, encore idolâtres, les emmenèrent en
France dans les ports de la Méditerranée avec le dessein de les
transporter en Afrique, en Espagne et en Asie. Ces malheu-
reux vinrent à connaître les lois de la France ; instruits dans la
religion de Jésus-Christ, ils reçurent le baptême, et rachetables
aux termes de la loi, ils le furent effectivement parles évêques
aux frais de l'EgUse.
Les Juifs, de leur côté, ne manquèrent pas de se plaindre à la
cour impériale. L'or prépara leur succès et fit naître la con-
viction que le clergé outrepassait ses pouvoirs. Chose éton-
nante 1 les ministres de l'empereur établirent en principe
< Agobard, De insolentid Judœorum, p. GO de l'éd. Baliize, jauv. 1660; et
De Jiidaicis superstitionibus^ p. 71.
542 HISTOIRK IJE LA PAPAUTÉ.
qu'aucun esclave ne pourrait être baptisé sans la permission
de son maître. Agobard justifia avec une incontestable supé-
riorité sa propre conduite et celle des autres évèques. Il
rappela le précepte intimé par Jésus-Christ à ses apôtres de
baptiser toutes les nations, et prouva que nulle part l'Ecriture
sainte ne faisait dépendre le baptême du consentement d'un
tiers. Si les premiers chrétiens avaient attendu l'asssentiment
des maîtres au baptême de leurs esclaves, combien s'en serait-il
trouvé à qui la foi en Jésus-Christ eut été permise ? « Si, con-
tinue-t-il, par suite de nos péchés et par un décret juste et
mystérieux, Dieu permet que les uns soient élevés en -dignité
et les autres soumis au joug de l'esclavage, s'il veut que les
esclaves rendent à leurs maîtres des services corporels, il veut
en même temps que l'homme intérieur, créé à son image, ne
relève d'aucun homme, d'aucun ange, d'aucune créature,
mais de lui seul. » Il cite l'épître aux Colossiens, ch. in, v. 9 :
<( Dépouillez-vous du vieil homme et de ses œuvres, et revêtez-
vous du nouveau, de celui qui est renouvelé dans la connais-
sance selon l'image de Celui qui l'a créé, où il n'y a plus ni
Grec, ni Juif, ni incirconcis, ni circoncis, ni barbare, ni Scythe,
ni libre, ni esclave, mais où Jésus-Christ est tout en tous. » Si
donc ceux qui viennent au baptême sont renouvelés par la con-
naissance du Créateur dans l'homme intérieur, libre de toute
servitude, comment prétendre que cette reconnaissance des
esclaves dans l'esprit et la vérité ne peut s'effectuer sans la
permission de leurs maîtres î Agobard répète qu'on devait
payer aux Juifs le taux légal, que nul du reste ne leur re-
fusait.
Aucun document ne constate l'issue de cette polémique. 11
est probable que le généreux évêque sortit victorieux de cette
lutte, incapable qu'il était de reculer et consciencieusement
investi de tout ce qui pouvait militer en faveur d'une si noble
cause. Sans doute que Louis aura révoqué des ordres arrachés
à sa bonne foi^
Ce fut par ces combats et d'autres semblables que, vers la un
^ Agobard, Epist. ad proceres palatii, lib. I, p. 192, 19o et 197.
CHAPITRE IX. 513
du dixième siècle, il ne se vendit plus d'esclaves dans l'intérieur
du royaume des Francs, pas même dans la partie la plus
reculée de l'Allemagne, qui ne s'ouvrit que plus lentement aux
bienfaits du Christianisme. Les raisons que l'Eglise opposait à
la vente des hommes à l'étranger pénétrèrent le cœur des chré-
tiens; ils s'abstinrent d'une action si indigne de leur voca-
tion.
XV. L'esclavage disparut donc, ou, du moins, ne laissa que
de faibles traces dans quelques contrées de l'Europe, en Po-
logne, en Hongrie, en Russie, où l'aristocratie,, par suite des
événements, a su se maintenir toute-puissante, jalouse à l'excès
de ses privilèges et plus impénétrable à l'action divine de la
liberté chrétienne. Grande, au reste, est la différence entre la
condition du serf et celle de l'esclave. Le serf cultivait la terre :
1° sous la condition d'une redevance annuelle en denrées, en
argent ou en travail ; 2° il ne peut la vendre ou laliéner sans le
consentement de son seigneur et sans lui payer les droits de
lot et de vente ; 3° s'il vient à mourir sans héritiers communs
en biens avec lui, sa succession appartient au seigneur. Le serf
main-mor table est toujours le maître de s'affranchir, en cédant
au seigneuries fonds qu'il tient de lui et le tiers des meubles.
Dans la Pologne et la Hongrie, les vassaux des évêques ne sont
pas serfs. Telle fut longtemps, en Europe, la survivance de
l'esclavage.
Mais qui aurait pensé que des peuples gratifiés par le Chris-
tianisme du bienfait de la liberté se seraient souillés jusqu'au
point d'imposer à d'autres peuples la servitude la plus cruelle,
la plus stupide dont les annales du genre humain fassent
mention. Tant d'ingratitude et d'opprobre, tant d'oubli et de
bassesse seraient-ils concevables, si les faits n'étaient encore
tout palpitants, tout colorés de la lueur sinistre qui éclaira leur
mise en œuvre.
A la fm du quinzième siècle, au moment où l'Eglise, recueil-
lant le fruit de ses longs travaux, voyait l'Europe sortir enfin
du chaos où l'avait plongée l'invasion des barbares; au mo-
ment où les institutions sociales et politiques se développaient
IV. 33
t)[i iiisron'.K i»j: la I'AI^ai tk .
chaque jour avec uue ardeur plus vive et commeucaient à
former un corps régulier, à ce moment l'Amérique était dé-
couverte, et aussitôt TEglise dut reprendre sa lutte séculaire
contre une nouvelle barbarie qui naissait de ces lointains
pays.
La découverte du Nouveau Monde pouvait ouvrir, à l'Europe,
une ëre de grandeur. Malheureusement tout ce que le vieux
monde renfermait d'impie , d'audacieux , de criminel devant
les lois divines et humaines, se précipita dans ces contrées à la
suite des conquérants. La soif de l'or, d'ardentes passions à
assouvir, tel était leur unique mobile. Bientôt commence une
série de violences, de brigandages, d'exactions, de meurtres
contre les habitants de l'Amérique, et, comme s'il n'était pas
possible de profaner l'homme sans commettre un sacrilège
contre Dieu, c'est souvent au nom de Dieu, mêlé .aux ven-
geances les plus monstrueuses, que ces ennemis du genre
humain se livrent à l'entraînement de leur barbare cupidité.
Faiblesse ou impuissance, ignorance ou préoccupation, le gou-
vernement espagnol semble tolérer des excès qu'on affecte de
lui déguiser. Cependant les Américains succombaient pour-
suivis, traqués, immolés comme des bétes fauves. La voix du
prêtre se fait entendre, leurs premiers défenseurs sont les en-
fants de saint Dominique : l'immortel Barthélémy de Las Casas
oppose l'amour à la férocité, passe et repasse plusieurs fois les
mers et plaide la cause des Américains, Ses récits saisissent
d'horreur tous ceux qui l'écoutent. Un seul, le docteur Sé-
pulvéda, que l'or a corrompu, ose soutenir que la violence est
permise contre les Indiens. Son ouvrage est réprouvé par les
universités de Salamanque et d'Alcala, et le conseil des Jndes
en fait détruire tous les exemplaires. Des officiers et des ma-
gistrats sont envoyés en Amérique pour arrêter l'effusion du
sang. Le remède échoue contre les passions déchaînées;
Las Casas .se consume en projets, en tentatives stériles et meurt
vaincu dans son dévouement. « Ses écrits, dit Raynal, où
respire la beauté de son âme et la grandeur de ses sentiments,
imprimèrent sur sos barbares compatriotes une flétrissure que
r.HAPITRK IX. Hi^
le temps n'a pas effacée. La cour de Madrid, réveillée par les cris
et par l'indignation de tous les peuples, sentit enfin que la
tyrannie qu'elle permettait était contraire à la religion, à l'hu-
manité et à la politique ^ »
La conquête de Saint-Domingue, du Mexique, du Pérou pré-
sente le tableau du plus horrible asservissement. La proie était
riche, les espérances si hautes, la convoitise si démesurée, que
les vainqueurs étaient sur le point de s'exterminer. Les rois
d'Espagne et de Portugal s'en rapportèrent au Saint-Siège, et
Alexandre YI traça sur la carte du monde la ligne de démar-
cation entre les conquêtes éventuelles des Portugais et des
Espagnols. Cet acte de l'autorité pontificale, plein de mesure et
d'humanité, si on le considère en lui-même, fut transformé par
l'avarice et l'ambition en un prétexte bien grossier en vérité
qui semblait autoriser ou pallier tous les excès. L'oppression
par le glaive et la force suivit son cours.
Fort heureusement, les Pontifes romains suivaient de l'œil
les événements et ne devaient pas tarder à élever une série de
protestations, dont nous avons vu, depuis, le triomphe. En
1482, lorsque l'empire des Portugais s'étendait en Guinée et au
pays des nègres, Pie II adressait des lettres à l'évêque de Ruvo
prêt à partir pour ces contrées. Dans ces lettres, il ne se bor-
nait pas à accorder les pouvoirs convenables pour exercer avec
fruit le saint ministère, mais il prenait occasion de blâmer très-
sévèrement les chrétiens qui réduisaient les néophytes en
esclavage. En 1537, à la honte des Européens, le pape Paul III
faisait une déclaration que l'audace du crime pouvait seule
rendre sérieuse ; il affirmait, dans une bulle, que les Indiens
étaient doués d'une âme raisonnable. En 1639, Urbain VIII dé-
fendait, sous les peines les plus graves, a de réduire en servi-
tude les Indiens, de les vendre, les acheter, les échanger ouïes
donner ; de les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de
les dépouiller de leurs biens, de les transporter dans d'autres
lieux ou de les priver de leur liberté par quelque manière que
ce puisse être; de les retenir en esclavage, de prêter aide, con-
^ Uhi des établissements,, t. III, liv. vi. "
046 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
seil et secours, sous quelque prétexte que ce soit, aux auteurs
de pareils actes, de prêcher ou d'enseigner qu'ils sont licites et
d'y coopérer par aucun moyen. »
Pendant que les Papes protestaient, les prêtres de Jésus-
Christ parcouraient avec ardeur le Paraguay, la Guyane, les
Antilles, la Californie, la Nouvelle-France ; ils pénétraient au
Malabar et au Coromandel, à Siam, au Tonquin, à la Cochin-
chine, au Japon, à la Chine, portant partout la foi à l'unité de
l'espèce humaine, la rédemption par Jésus-Christ et le dogme
de la fraternité. Dans les réductions du Paraguay, le succès fut
complet pour les jésuites ; mais pendant qu'ils civilisaient les
sauvages entre l'Orénoque et le Rio de la Plata, les misérables,
que nous appelions philosophes calomniaient leur dévoue-
ment et faisaient avorter leur ouvrage. Mais partout ailleurs
les missionnaires furent repoussés, persécutés, poursuivis,
discrédités par l'avarice de compatriotes qui, apostats dans
leur patrie, devenaient, dans les pays infidèles, les ennemis du
Christ et de l'humanité. Pour remplacer les joies de la con-
science et les dons du Dieu qu'ils avaient renié, ils s'en allaient
errants sur les mers , demander de l'or à tous les peuples.
L'Apôtre s'écrie : Dieu, charité, fraternité ; et eux répondent :
fortune, égoisme^ esclavage.
Si encore l'Europe se fût bornée à opprimer jusqu'à l'excès,
à rançonner jusqu'au sang les peuples du Nouveau Monde!
Mais, par une inspiration de l'enfer, à l'oppression des peuples
américains, elle joignit la traite des noirs de l'Afrique. La pre-
mière importation date de 1503. Charles-Quint l'autorisa, en
1517, jusqu'à concurrence de quatre mille. En 1606, les Portu-
gais s'obligèrent à en transporter quinze mille dans l'espace de
cinq années. Après eux vinrent les Français, qui se mirent à la
tête de la traite de 1702 à 1713. Après le traité d'Utrecht, ce fut
le tour des x\nglais, qui furent remplacés par une compagnie
siégeant à Porto-Rico.
Les abominations qui en résultèrent défient la plume de
l'histoire ; mais l'Eglise ne cessa jamais de protester, et grâce
à ses protestations, ceux-là même qui en avaient le plus pro-
CHAPTTr.E TX. .) J ;
filé, se firent les promoteurs de la suppression de la Irai le et
de l'abolition de l'esclavage. Ce seul fait, dit Balmès, dans les
notes de son Protestantisme comparé au Catholicisme, prouve
que, pour la vraie liberté et le bien-être des peuples, pour la
juste prééminence du droit sur le fait, pour le triomphe de la
justice sur la force, les lumières et la culture ne suffisent pas ;
il faut encore la religion. Dans les temps anciens, nous voyons
des peuples cultivés au plus haut point commettre des atroci-
tés inouïes; et, dans les temps modernes, les Européens, si
fiers de leur savoir et de leurs progrès, apportent l'esclavage
aux malheureux peuples tombés sous leur domination. Or, qui
fut le premier à élever la voix contre une si horrible barba-
rie? Ce ne fut point la politique, qui se réjouissait peut-être de
consolider ses conquêtes par la servitude ; ce ne fut point le
commerce, qui trouvait dans ce trafic infâme de honteux mais
abondants profits ; ce ne fut pas non plus la philosophie, qui,
tout entière à commenter les doctrines de Platon et d'Aristote,
aurait vu peut-être sans peine ressusciter la dégradante
théorie des races nées pour l'esclavage : ce fut la religion catho-
lique, s'exprimant par la bouche du Vicaire de Jésus-Christ.
C'est assurément pour les catholiques un spectacle consolant
de voir un Pontife de Rome condamner, il y a déjà quatre
siècles, ce que l'Europe, avec toute sa civilisation, ne condamne
qu'aujourd'hui; encore l'Europe ne le fait-elle qu'avec diffi-
culté, et tous ceux qui prennent part à cette condamnation
tardive ne sont pas à l'abri du soupçon d'y être déterminés par
des vues d'intérêt. Sans doute le Pontife romain n'obtint pas
tout le bien qui était dans ses désirs ; mais il est impossible
que des doctrines restent stériles, lorsqu'elles émanent d'un
point élevé (Toù elles se répandent, à de grandes distances, sur
des personnes qui les reçoivent avec vénération. Les peuples
conquérants étaient alors chrétiens, et chrétiens sincères ; il
est indubitable que les admonitions du Pape, transmises par
la bouche des évêques et des autres prêtres, durent avoir des
effets salutaires. Si, dans des cas comme celui-ci, le mal résiste
cependant et persévère, nous nous imaginons, par une méprise
.M 8 HTSTOIRIÎ DE J>A PAPAUTÉ.
fàclieuse, que la mesure dirigée contre le mal a été vaine, en
pure perte. Autre chose est extirper, autre chose diminuer un
mal; on ne peut douter que, si les bulles des Papes n'avaient
pas tout l'effet qu'elles se proposaient, elles devaient néan-
moins servir à atténuer le mal, en adoucissant le sort des
peuples tombés sous le joug. Le mal prévenu et évité ne se
voit point; le préservatif l'a empêché d'exister : mais le mal
existant et palpable, il nous affecte, il nous arrache des
plaintes, et nous oubUons souvent la reconnaissance due à la
main qui Ta empêché de s'aggraver. Combien de fois en est-il
ainsi à l'égard de la rehgion ! Elle guérit beaucoup, mais elle
prévient encore plus qu'elle ne guérit. Si elle s'empare du cœur
de l'homme, c'est pour y détruire mille maux dans leur racine
même.
Figurons-nous les Européens du quinzième siècle, envahis-
sant les Indes orientales et occidentales, sans frein, guidés uni-
quement par la cupidité, pleins de l'orgueil des conquérants et
du mépris que devaient leur inspirer les Indiens, à cause de l'in-
fériorité de leurs connaissances ; que devait-il arriver ? Si, mal-
gré les cris incessants de la religion, malgré l'influence qu'elle
avait sur les lois et les mœurs, les peuples conquis ont eu tant
à souffrir, le mal n'aurait-il pas été porté à un point intolérable
sans ces causes puissantes, qui le combattaient sans cesse, le
prévenaient ou l'atténuaient ? Les peuples conquis se seraient
vus réduits en masse à l'esclavage, condamnés en masse à une
dégradation perpétuelle : on leur aurait enlevé pour jamais
jusqu'à l'espérance d'entrer un jour dans la carrière de la civi-
lisation.
Si la conduite des Européens, dans ce temps-là, à Tégard des
hommes des autres races, si la conduite de quelques nations,
de nos jours encore, est déplorable, l'on ne peut dire du moins
que la religion catholique ne se soit pas opposée de toutes ses
forces à ces excès ; l'on ne peut dire que le Chef de l'Eghse ait
jamais laissé passer ces maux sans élever la voix pour rappeler
les droits de l'homme, pour flétrir l'injustice, vouer la cruauté
à l'exécration et plaider énergiquement la cause du genre
CHAHITHK IX. MO
humain, sans distinction de races, de climats et de couleurs.
D'où vient cette haute pensée, ce généreux sentiment qui
poussent l'Europe à se déclarer si fortement contre le trafic
des hommes, à demander l'abolition complète de l'esclavage
dans les colonies? Lorsque la postérité rappellera ces faits
glorieux, qui marquent dans les annales de la civilisation une
ère nouvelle ; lorsque, analysant les causes qui ont conduit la
législation et les mœurs européennes à cette élévation, et, se
plaçant au-dessus des motifs passagers des agents secondaires,
elle cherchera le principe qui donnait à la civilisation euro-
péenne l'impulsion vers ce noble but, elle trouvera que ce
principe était le Christianisme. Que si, voulant approfondir de
plus en plus la question, elle demande si ce fut le Christia-
nisme sous une forme générale et vague, le Christianisme sans
autorité, le Christianisme sans le Catholicisme, voici ce que
lui enseignera l'histoire : le Catholicisme, régnant seul exclu-
sivement en Europe, aboht l'esclavage chez les races euro-
péennes ; le Catholicisme introduisit dans la civilisation euro-
péenne le principe de l'abolition de l'esclavage, en démontrant
par la pratique, et contrairement à ce qu'avait cru l'antiquité,
que l'esclavage n'était point nécessaire dans une société ; il
fit comprendre que l'œuvre sacrée de l'affranchissement était
le fondement de toute civilisation grande et vivifiante. Le
Catholicisme a donc inoculé à la civilisation européenne le
principe de l'abolition de l'esclavage ; le Catholicisme a fait
que partout où cette civilisation s'est trouvée en contact avec
la servitude, elle a ressenti un malaise profond, preuve évidente
qu'il y avait au fond des choses deux éléments opposés, deux
principes en lutte, lesquels devaient se combattre jusqu'à ce
que le plus puissant, le plus noble, le plus fécond, venant à
prévaloir, et mettant l'autre sous le joug, finît par l'anéantir.
Je dirai plus : en recherchant si la réalité des faits vient con-
firmer cette influence du CathoUcisme, non pas seulement en
ce qui touche la civilisation de l'Europe, mais dans les pays
que les Européens ont conquis depuis quatre siècles, soit en
Orient, soit en Occident, on se trouvera en présence des
.")!20 HISrOlHK DF': LA PAPAL'IK.
cvrquGS cl des prêtres catholiques travaillant sans relâche à
adoucir le sort des esclaves dans les colonies; on se rappellera
ce qui est dû aux missions catholiques; on comprendra les
Lettres apostoliques de Pie II, expédiées en 1482, et men-
tionnées plus haut; celles de Paul III, en 1537; celles d'Ur-
bain YIIÏ, en 4639, celles de lienoît XIV, en 1731 ; celles de
Grégoire XIV, en 1839, et celles de Pie IX à propos de la guerre
d'Amérique.
Dans ces Lettres se trouve enseigné et défini tout ce qui a
été dit et se peut dire sur ce point en faveur de l'humanité ;
on y trouvera condamné, châtié tout ce que la civilisation
européenne s'est résolue enfin à condamner et à châtier; et, se
rappelant que ce fut aussi un pape, Pie Vil, qui, au com-
mencement de ce siècle, interposa avec zèle ses bons offices
auprès des hommes puissants, pour faire cesser e?itièremenl la
traite des noirs parmi les chrétiens , on reconnaîtra, on con-
fessera que le Catholicisme a eu la part principale dans cette
grande œuvre. C'est le Saint-Siège en effet qui a posé le
principe sur lequel l'œuvre s'appuie, qui a établi les précédents
en vertu desquels elle se dirige, qui a proclamé sans cesse
les principes d'où elle s'inspire, et a condamné constamment
ceux qui l'ont contrariée; c'est lui enfin qui, dans tous les
temps, a déclaré une guerre ouverte à la cruauté et à la cu-
pidité, appui et perpétuel motif de l'inhumanité et de l'injustice.
CHAPITRE X.
LES PAPES ONT-ILS CONTRIBUÉ A RELEVER , EN EUROPE , LA
PERSONNALITÉ HUMAINE?
La civilisation européenne doit aux Souverains-Pontifes le
plus beau fleuron de sa couronne, sa conquête la plus pré-
cieuse en faveur de l'humanité , l'abolition de l'esclavage.
Ce fut l'Eglise catholique, et l'Eghse catholique seule, qui, par
CHAPITRE X. S21
ses doctrines aussi bienfaisantes qu'élevées, par un système
aussi efficace que prudent, par sa générosité sans bornes, son
zèle infatigable, sa fermeté invincible, adoucit d'abord le sort
des esclaves, puis graduellement brisa leurs chaînes. Mais il
ne suffisait pas d'affranchir les esclaves, il fallait les rendre
dignes de la liberté, il fallait les rendre capables d'en porter
riionneur. L'homme, nous ne le savons que trop, l'homme
déchu est naturellement esclave de ses mauvais penchants,
c'est-à-dire esclave de lui-même ; et lorsqu'il abdique, au profit
du vice, sa propre indépendance, il efface autant qu'il est en
lui sa personnalité. Quand il s'est rendu coupable de cette ab-
dicatioU; il ne sait plus défendre, au dehors, son habeas corpus ;
volontiers même, pour mieux satisfaire ses passions, il ne de-
mande qu'à le trahir. S'il trouve, à ses côtés, un homme plus
fier ou plus habile, qu'il se livre ou qu'il se laisse opprimer, il
ne tardera pas à tomber sous la domination. L'Eglise, en
émancipant les esclaves, avait donc posé le principe de la
liberté universelle; mais, pour en déterminer l'application, il
fallait inculquer aux affranchis des habitudes d'énergie virile,
de travail, de sobriété, de continence et de vertu civique. Aces
vertus, il fallait assurer les garanties de respect et la protection
du droit. Autrement l'esclavage détruit se fût rétabli par la
force des choses ou la faveur des circonstances. L'homme n'eût
pas voulu sortir de son abjection, et l'humanité, pour la plus
grande partie de ses membres, n'eût formé qu'un vil troupeau.
Au prix d'une pâture abondante et d'une moralité sans effort,
l'homme fût resté accroupi aux pieds d'un autre homme,
aimant mieux la chaîne au cou que le frein volontaire .
Cette nécessité de constituer la personnalité morale de
l'homme et du citoyen était, disons-le, la tâche difficile, mais
inévitable. Il n'y a, pour l'homme, que deux répressions pos-
sibles : l'une intérieure, l'autre extérieure; la répression reli-
gieuse et la répression sociale. Leur équilibre est de telle nature
que, quand l'une s'élève, l'autre baisse, et réciproquement.
Lorsque la moralité religieuse s'affermit, la répression sociale
se relâche ; et lorsque la moralité religieuse se dissout, à peine
ri22 HISTOIHK M-; LA PAPAITÉ.
de ruine, il faut que la répression sociale prenne toutes ses
garanties. C'est une loi de l'histoire, une loi de l'humanité.
Dans l'antiquité, il n'y avait que des esclaves et des tyrans,
parce que la répression intérieure n'existait pas. La liberté vé-
ritable, la liberté morale, la liberté de tous et pour tous n'est
venue au monde que par le Sauveur du monde et n'a été établie
parmi les nations que par les Souverains-Pontifes, vicaires de
Jésus-Christ. Dès que les Pontifes romains ont pu répandre
dans le monde les doctrines dont ils sont les hérauts, et les lois
dont ils sont les représentants, la liberté a commencé et pro-
gressé suivant que les nations ont accepté ces lois et ces doc-
trines de Rome. Les siècles marqués dans l'histoire par la pré-
pondérance sociale de la Papauté sont les siècles où se posent,
larges et profondes, les bases de la civilisation européenne.
Depuis que cette influence pontificale a été ébranlée, on a vu
la civilisation, trop fortement constituée pour se dissoudre
immédiatement, s'altérer pourtant dans des dispositions essen-
tielles. On a vu s'établir l'esclavage spirituel par l'inauguration
de pontificats civils ; l'esclavage industriel, par la prépotence
du capital, et surtout par l'essor terrible des passions, ce que
La Boétie appelle très-bien l'esclavage volontaire. A l'heure où
nous écrivons, la guerre faite au Saint-Siège prépare, si elle
aboutit, un esclavage suprême, qui résumera tous les autres,
l'esclavage par le césarisme.
Durant les siècles chrétiens, ce qui caractérise la civilisation
dès son commencement, c'est qu'il y a une place pour chaque
chose et qu'on veut mettre chaque chose à sa place. Après
laff'ranchissement des esclaves, par le fait de la discipline
chrétienne, l'individu acquiert un juste sentiment de sa force
et de sa faiblesse, de sa grandeur et de ses devoirs, de sa no-
blesse et de sa destinée. Là famille s'établit sur les lois du ma-
riage, un, indissoluble et saint ; la femme devient la compagne
de l'homme, l'enfant, un dieu en fleur. La société se fonde sur
les deux pôles de l'autorité et de la liberté, garantissant à l'in-
dividu ses droits, à la famiUe son réguUer développement; aux
corporations d'art et de métier, d'industrie ou de commerce,
«.HAPITRE X. ?)23
leur libre expansion; assurant à la commune et à la province
leur administration par elles-mêmes, offrant enfin à toutes les
aspirations un digne objet, à tous les efforts un but, à toutes
les initiatives de magnifiques horizons. Toutes les forces se
déploient dans une royale puissance, non pas sans qu'aucun
moteur se heurte ou se fausse, mais se brise. L'infirmité
humaine se retrouve ici dans les écarts excessifs d'une force
(|ui ne sait pas toujours se contenir; mais les principes sont
parfaits et les éléments constitutionnels de l'ordre résistent à
la dissolution. Cette civilisation seule renferme à la fois ce que
l'on trouve dans les autres de grand et de beau ; seule, elle
traverse les plus profondes révolutions sans périr; seule, elle
s'étend à toutes les races, à tous les climats et s'accommode à
toutes les formes politiques; seule, enfin, elle s'élance et s'unit
à toutes sortes d'institutions, pourvu qu'en y faisant circuler
sa sève, elle y puisse produire son fruit.
Si vous promenez vos regards sur les siècles, si vous com-
parez à la civilisation chrétienne les autres civilisations, vous
n'en trouvez aucune qui porte ce caractère. Ou l'ordre ne s'é-
tablit qu'au préjudice de la liberté, ou la liberté ne prospère
qu'au préjudice de l'ordre. Dans les sociétés antiques, on pro-
cède contre le plus grand nombre, invariablement par la sup-
pression légale de la quahté d'homme, et, pour les rares
privilégiés qui gardent la liberté civile, on subordonne l'indi-
vidu à l'Etat, comme dans les empires asiatiques, ou l'on
assujétit l'Etat à l'individu, comme dans les bruyantes répu-
bliques de l'Hellade. Là, vous remarquez une certaine régula-
rité et quelques signes de force, mais aucun mouvement, et
s'il y a durée, c'est la durée d'une statue immobile qui regarde,
sans y prendre part, s'écouler le flot des âges ; ici, l'agitation
est à son comble, la discussion interminable, mais le temps se
passe aux discours, et derrière les disputeurs viennent les en-
vahisseurs, qui coupent, avec leur sabre, le fil de l'argument.
Dans les sociétés contemporaines, on respecte, suivant les
I emps et les pays, plus ou moins la liberté générale ; mais
tantôt, sous prétexte de maintenir Tordre, on serre tous les
.N2i HismiRi: dk la papai.tp:.
freins ; tantôt, sous couleur de rétablir la liberté, on brise
toutes les sauvegardes. Tel peuple, dominé par l'esprit mer-
cantile, ne voit dans l'univers qu'une proie à dépouiller par les
exactions du commerce; tel autre, uniquement préoccupé de
la liberté politique, néglige sa liberté civile et oublie son orga-
nisation sociale; tel autre encore, jaloux de son indépendance,
sacrifie à sa conquête le premier principe de l'ordre social, la
religion, l'Eglise et le Saint-Siège; tel autre enfin, reprenant
le rêve de la monarchie universelle, astreint tous les citoyens
à la fonction des armes, et, par l'oppression du monde, veut
brusquer sa destinée. Et maintenant, regardez à l'Orient et à
l'Occident, voyez une mare impure et un rocher stérile que les
ardeurs du soleil achèvent de dessécher ; voyez les descendants
de IMahomet, consumés lentement par la luxure et le fatalisme,
et les fils de Pelage, épuisés par des guerres plus que civiles,
mendiant une protection que la politique ne leur accorde qu'en
y mêlant mépris et dédain.
D'où vient, à la civilisation chrétienne, cet incontestable
cachet de solidité, de grandeur et de puissance? d'où est-elle
sortie si riche, si fière, si variée, si féconde, avec cet éclat de
dignité, de noblesse et d'élévation, sans caste, sans esclaves,
sans eunuques, sans aucune de ces misères qui rongent les
peuples anciens et modernes ! Enfants de l'Europe, il nous ar-
rive souvent de nous plaindre et nous ne songeons pas que,
dans le douloureux patrimoine de l'humanité, notre part est
bien légère en comparaison de ce que souffrent les autres
peuples. Nous sommes les enfants privilégiés de la Providence,
et par cela même que notre bonheur est grand, notre délica-
tesse est difficile à contenter. Ainsi un homme de haut rang,
habitué aux délicatesses de l'attention respectueuse, s'irrite
d'une parole légère; la plus petite contrariété l'afflige et il
oublie cette multitude d'hommes dont la nudité n'est couverte
que de haillons, dont la faim ne s'apaise qu'avec les dons de la
charité.
La cause de la supériorité de la civiUsation chrétienne, c'est
qu'elle possède les vrais principes sur l'individu, la famille et la
CHAPITRÉ X. 525
société ; c'est que seule elle peut appliquer ces vrais principes
de liberté et d'ordre, parce que seule elle fait des hommes.
L'homme, l'homme moral et libre, doux et fort, digne et
dévoué, est le produit exclusif de la sainte Eglise; c'est à l'école
des Papes qu'il reçoit cette éducation qui rend l'homme parfait
jusqu'à la plénitude du Christ.
Nous voudrions rechercher ici comment l'Eglise a entendu et
réalisé, en Europe, la personnalité humaine. Nous voudrions
analyser l'individu tel qu'elle l'a créé, tel qu'il doit être en lui-
même, abstraction faite des rapports qui l'environnent dès qu'on
vient à le considérer comme membre d'une société quelconque.
Non pas que nous voulions placer l'homme dans l'isolement
absolu, le reléguer au désert, le condamner, comme llousseau,
à l'état sauvage, décomposer enfin l'individualité humaine telle
qu'elle s'offre à nous dans quelques hordes errantes, mons-
trueuse exception qui n'a pu être que leffet lointain de la
dégradation de notre nature. Nous ne donnons pas dans ces
extravagances. On peut examiner à part les pièces d'une
machine afin d'en mieux comprendre la structure; mais il ne
faut point oublier l'usage auquel on la destine et ne jamais
perdre de vue le tout dont elle fait partie. L'homme n'est point
seul dans le monde et n'est point destiné à vivre seul. Outre ce
qu'il est en soi, l'homme est un atome dans le grand système
de l'univers ; outre sa destinée dans la création, il a une
sphère libre, une sphère sociale, et, par de là, une sphère éter-
nelle. La philosophie ne permet pas de rien oubher. Mais, sans
omettre les relations nécessaires, on peut, par abstraction,
étudier à part l'individu.
Qu'est-ce donc que l'individu et qui a créé l'homme de la ci-
vilisation? Nous nous trouvons, avant de passer outre, en face
de l'opinion qui attribue aux barbares le développement de
l'individualité.
« Il y a, dit Guizot', un sentiment, un fait qu'il tant avant
tout bien comprendre pour se représenter avec vérité ce
qu'était un barbare ; c'est le plaisir de l'indépendance indivi-
^ But. gén> de la civil, en Europe, leç.- ji.
.H2H HISTOIRK l)K LA PAl'AVTK.
(liielle, le plaisir de se jouer, avec su force et sa liberté, au
milieu des chances du monde et de la vie, les joies de l'activité
sans travail, le goût d'une destinée aventureuse pleine d'im-
prévu, d'inégalité, de péril. Tel était le sentiment dominant de
l'état barbare, le besoin moral qui mettait' ces masses d'hommes
en mouvement. Aujourd'hui, dans cette société si régulière où
nous sommes enfermés, il est difficile de se représenter ce sen-
timent avec tout l'empire qu'il exerçait sur les barbares des
quatrième et cinquième siècles Lorsqu'on regarde au fond
des choses, malgré cet alliage de brutalité, de matérialisme et
d'égoisme stupide, le goût de l'indépendance individuelle est
un sentiment noble, moral, qui tire sa puissance de la nature
morale de l'homme ; c'est le plaisir de se sentir homme, le sen-
timent de la personnalité, de la spontanéité humaine dans son
libre développement.
» C'est par les barbares germains que ce sentiment a été intro-
duit dans la civiUsation européenne ; il était inconnu au monde
romain, inconnu à l'Eglise chrétienne, inconnu à presque
toutes les civilisations anciennes. Quand vous trouvez, dans
les civilisations anciennes, la liberté, c'est la hberté politique,
la liberté du citoyen. Ce n'est pas de sa liberté personnelle que
l'homme est préoccupé, c'est de sa liberté comme citoyen. 11
appartient à une association, il est dévoué à une association, il
est prêt à se sacrifier à une association. Il en était de même
dans l'Eglise chrétienne ; il y régnait un sentiment de grand
attachement à la corporation chrétienne, de dévouement à ses
lois, un vif besoin d'étendre son empire ; ou bien le sentiment
religieux amenait une réaction de l'homme sur lui-même, sur
son âme, un travail intérieur pour dompter sa propre liberté et
se soumettre à ce que voulait sa foi. Mais le sentiment de r in-
dépendance personnelle, le goût de la liberté se déployant à tout
hasard, sans autre but presque que de se satisfaire ; ce senti-
ment, je le répète, était inconnu à la société romaine, à la
société chrétienne. C'est par les barbares qu'il a été importé et
déposé dans le berceau de la civilisation moderne. Il y a joué
un si grand rôle, il y a produit de si beaux résultats, (|u'il est
CHAPITRE X. 527
impossible de ne pas le mettre en lumière comme un de ses
cléments fondamentaux. »
Sunt verba et voces. Dans la leçon suivante, le professeur
calviniste, comme s'il eût voulu se réfuter lui-même, ajoutait :
« Il est clair que les hommes n'ont pas des idées qui s'étendent
au-delà de leur propre existence, si leur horizon intellectuel
est borné à eux-mêmes, s'ils sont livrés au vent de leurs
passions, de leur volonté, s'ils n'ont pas entre eux un certain
nombre de notions et de sentiments communs, autour des-
quels ils se rallient, il est clair, dis-je, qu'il n'y aura point
entre eux de société possible, que chaque individu sera, dans
l'association où il entrera, un principe de trouble et de disso-
lution.
» Partout où l'individualité domine presque absolument, où
l'homme ne considère que lui-même, où ses idées ne s'étendent
pas au-delà de lui-même, où il n'obéit qu'à sa propre passion,
la société, j'entends une société un peu étendue et permanente,
lui devient à peu près impossible. Or, telle était, à l'époque qui
nous occupe, Tétat moral des conquérants de l'Europe. J'ai fait
remarquer, dans la dernière séance, que nous devons aux
Germains le sentiment énergique de la liberté individuelle, de
rindividualité humaine. Or, dans un état d'extrême grossièreté
et d'ignorance, ce sentiment, c'est Végoïsme dans toute sa ôri^-
talitéy dans toute son insociabilité. Du cinquième au huitième
siècle, il en était à ce point parmi les Germains. Ils ne s'inquié-
taient que de leur propre volonté ; comment se seraient-ils
accommodés à un état un peu social? On essayait de les y faire
entrer, ils l'essayaient eux-mêmes ; ils en sortaient aussitôt par
un acte d'imprévoyance, par un éclat de passion, par un dé-
faut d'intelligence. On voit, à chaque instant, la société tenter
de se former ; à chaque instant on la voit rompue par le fait de
l'homme, par l'absence des conditions morales dont elle a
besoin pour subsister. »
Nous ne réfuterons pas ici les erreurs d'un auteur qui se
réfute si bien lui-même ; Balmès s'est d'ailleurs acquitté de ce
soin, et, disait J. de iMaistre, on ne fait pas ce qui est fait. Mais
528 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
nous opposerons à ces erreurs la vérité qui les condamne et le
fait qui les anéantit.
La personnalité, réduite à la courte formule d'une définition,
se résume dans deux sentiments : le désir du bien-être et le
sentiment de sa dignité.
Il existe, au fond du cœur de l'homme, deux sentiments
puissants, vifs, inefTaçables, qui le poussent sans cesse à se
procurer le bonheur et à conquérir la grandeur. Qu'on nomme
le désir du bien-être égoisme, amour-propre, instinct de con-
servation, soif de félicité, sous des noms divers, c'est la même
chose. On ne peut contester l'existence de ce sentiment; il nous
anime dans tout le cours de notre carrière et nous inspire
dans toutes nos actions. En soi, ce n'est, appliquée à l'homme,
que la loi de conservation et de perfection, inhérente à tous les
êtres, loi qui contribue à l'universelle harmonie. Dans toutes
les régions, sous toutes les latitudes, ce sentiment nous pousse
à combattre la privation, à écarter la gêne, à haïr l'oppression
sous toutes les formes, à nous dilater enfin, avec une puis-
sance joyeuse, pour que chaque faculté conquière le bien qui lui
est assorti. Toutefois, il ne suffit pas à l'homme de jouir ; par-
delà son propre bien-être, l'homme veut toujours posséder
une certaine grandeur, s'élever à une certaine distinction. La
raison en est facile à concevoir : c'est que tout développement
de ses facultés intellectuelles lui fait soupçonner à la fois sa
dignité et son néant, et l'homme est inquiet, agité, souffrant,
après avoir connu ses misères, pour s'en délivrer, après avoir
entrevu sa grandeur possible, pour y atteindre. S'il a réalisé,
en une certaine mesure, son plan de conquête, il s'estime
grand en proportion de ses efforts et de ses succès. Il ne dé-
pend pas de lui de ne pas estimer son courage et de mépriser ses
agrandissements. L'homme, par cela seul qu'il est, est donc un
être personnel, poussé par certaines forces latentes, animé
d'un double désir de bien-être et de grandeur, et c'est là, dans
son idée première, ce qui constitue la personnalité.
Cessentiments peuvent se modifier à l'infini à raison des
situations dans lesquelles l'individu peut se trouver sous le
CHAPITRE X. 529
rapport physique et sous le rapport moral. Sans sortir du
cercle qui est tracé par leur essence, ils peuvent le graduer,
quant à leur énergie ou à leur faiblesse, sur la plus vaste
échelle; et, suivant l'usage de notre libre arbitre, ils peuvent
être moraux ou immoraux, justes ou injustes, nobles ou vils,
nuisibles ou avantageux. Par conséquent, ils communiqueront,
à l'individu, les habitudes, les inclinations, les manières, les
mœurs les plus diverses, et donneront, à la physionomie des
peuples, des traits fort dissemblables, selon le mode particuHer
dont ils affecteront l'individu. Ces notions une fois éclaircies,
d'après une vraie connaissance de l'âme humaine, on conçoit
comment doivent être résolues, d'une manière générale, les
questions relatives à la puissance de la personnalité , et com-
bien il est superflu de recourir à des explications plus plausibles
que réelles, lorsqu'on trouve la raison d'être dans la plus
simple psychologie.
Les idées que l'homme se forme de son bien-être et de sa
dignité, le but qu'il leur assigne, les moyens qu'il emploie
pour atteindre ce but, voilà ce qui établira les degrés d'énergie,
déterminera la nature, fixera le caractère et signalera la ten-
dance de ces sentiments ; en d'autres termes, tout dépendra de
l'état physique et moral de l'homme et de la société. Mainte-
nant, donnez à l'individu les véritables idées de bien-être et
de dignité que la raison découvre et que la religion enseigne,
vous formerez un bon citoyen. Donnez ces mêmes idées
fausses, exagérées, violentes, telles que les expliquent les
écoles perverses, telles que les proclament les tribuns de tous
les temps et de tous les pays , vous répandrez une semence
abondante de perturbation et de ruine.
Or, pour faille l'application de ces idées, qu'étaient les bar-
bares? et qu'apportèrent-ils en Occident par les invasions?
Dans leur pays natal, au milieu de leurs montagnes et de
leurs forêts, les barbares avaient leurs liens de famille, leurs
traditions, leur reUgion, leurs mœurs, leur gouvernement ;
avec ces linéaments d'institutions, ils se sentaient l'amour de
l'indépendance, l'enthousiasme pour les hauts faits des an-
IV. 34-
.);{() HISTOIRE I»K LA PAPAUTl^..
cêtres, le désir de perpétuer après eux une race robuste, vail-
lante et libre. Sans entrer dans des analyses de pure érudition,
nous savons que cet état social était tel qu'on pouvait l'attendre
d'idées superstitieuses, d'habitudes grossières et de mœurs
féroces ; en d'autres termes, il se bornait à prévenir les plus
graves excès de l'anarchie et de l'inertie, en maintenant, dans
la tribu, un certain ordre, et en donnant, aux hordes vaga-
bondes, des chefs pour le combat.
Ces races barbares vivotèrent longtemps dans le nord de
l'Europe et en Asie, se reproduisant sans relâche, s'aguerrissant
par d'incessantes expéditions et augmentant leur hardiesse
avec leur multitude. Lorsqu'elles se ruèrent sur l'empire, elles
ne signalèrent pas leur force par la difficulté de la victoire, car
l'empire ne se défendit pas, mais elles l'accusèrent certainement
par l'immensité des ruines. Ces sauvages enfants des forêts
ravagèrent les campagnes, incendièrent les villes et ramas-
sèrent en courant de nombreux troupeaux d'esclaves. Si vous
voulez vous rendre compte du désordre, de la confusion, du
chaos qui suivirent ces ravages, vous serez, je ne dis pas
épouvanté des résultats, mais incapable de vous en faire une
suffisante idée. Les barbares ne s'arrêtèrent pas tout de suite ;
ils firent, en Occident, une sorte de procession tournante, ren-
chérissant les uns sur les autres, à la fin détruisant le sol
lui-même. L'antiquité était anéantie sans que rien de nouveau
vînt la remplacer.
A ce moment terrible, si vous faites abstraction de l'EgUse,
l'invasion n'a pour effet que de transplanter, dans l'empire, la
barbarie des races germaines. Le changement de climat pourra,
je ne dis pas adoucir les mœurs, mais amollir les tempéra-
ments, sans inoculer une seule vertu. L'esprit d'individualité
brutale qui, pendant des siècles, avait condamné les Germains
à la stagnation sociale, ne pouvait, par lui-même, que produire
la guerre et les migrations. Loin de renfermer un germe civili-
sateur, cette indépendance, outrée et fanatique, était ce qui
devait conduire le plus sûrement l'Europe à l'état sauvage :
elle détruisait le principe même de l'ordre social, en empê-
CHAPITRE X. 531
chant toute tentative d'organisation, et achevant d'anéantir les
restes de la civilisation antique.
Nous ne nions assurément pas que les barbares ne fussent,
en comparaison des Romains, des hommes forts et d'un sang
pur. Les Romains s'étaient corrompus et énervés ; les barbares,
qui avaient bien aussi leur corruption, avaient gardé la supé-
riorité de la vigueur physique. Mais si vous ne mettez, dans
leur tête, une idée ; dans leur cœur, un sentiment ; dans leur
bras, une autre force, ils resteront barbares, et, en se civili-
sant, ne deviendront que pires. Cette force, qu'ils apportent,
sera la matière de l'individualité chrétienne ; la puissance qui
lui donnera la forme sera l'Eglise, et, en lui assignant cette
forme, l'Eglise lui donnera l'existence.
Comment donc l'Eglise a-t-elle formé l'individualité chré-
tienne, la personnalité puissante qui fait l'homme heureux et
grand ?
La personnalité, prise, non dans ses éléments instinctifs,
mais dans ses éléments réfléchis, comprend : la notion des
actes moraux, l'obUgation de la conscience par la loi, la pra-
tique de la liberté, l'application à la vie intérieure et publique,
le sentiment de sa destinée immortelle et le zèle à en remplir
toutes les charges.
Bans l'antiquité, l'homme n'avait pas une exacte notion de
lui-même. On avait bien écrit, au fronton du temple de
Delphes, la sage maxime : « Connais-toi toi-même, » mais cet
adage était pliis connu qu'observé. Le païen ne savait pas d'où
il venait, ce qu'il était, pourquoi il avait été appelé à l'exis-
tence. Les philosophes en faisaient tantôt un ange, tantôt une
bête, parfois un dieu; d'autres fois l'aggrégat fortuit d'atomes
crochus. Ange ou bête, il n'agissait guère qu'en brute plus ou
moins cultivée, toujours âpre à la jouissance. Avec un tel
énervement, suite de l'incertitude de l'esprit, il ne pouvait
avoir ni chaleur d'âme, ni force de bras. La religion, nous ini-
tiant au secret de notre origine et de notre nature, nous fait
connaître^à la fois notre grandeur et notre misère ; elle place,
dans la raison, la lumière naturelle de l'homme et, dans la foi,
bS"! HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
sa surnaturelle raison ; elle assigne aux appétits aveugles une
force d'impulsion, mais à la volonté, elle réserve la charge
d'opter entre leurs suggestions divergentes. L'homme voit en
lui-même un ensemble de facultés mystérieuses, mais assez
connues pour être admirées ; il se sent appelé à la conquête du
vrai, du beau, du juste, du bien et de Futile, et il se dit qu'il
faut proportionner ses actes à la multitude d'objets qui les
appellent. La seule notion de l'acte moral pose la base de la
personnalité.
Une fois initié au secret de sa nature, l'homme se sent obhgé
en conscience au devoir. Un instinct confus lui indique la diffé-
rence du bien et du mal ; un sentiment décisif lui dit qu'il doit
éviter l'un et pratiquer l'autre. Cette lumière intérieure décide
de sa moralité ; des lois extérieures en règlent l'exercice.
L'ordre moral se révèle ; le mérite et le démérite, la louange et
le blâme, la récompense et le châtiment ne sont pas des mots
vides de sens.
Maintenant l'homme est libre : il est le maître de sa destinée;
le bien et le mal, la vie et la mort sont sous ses yeux ; il peut
choisir, rien n'est capable de lui faire violence. Si vous suppo-
sez l'homme asservi au destin, il se sentira ravalé au niveau des
brutes, réduit à la fonction d'un rouage dans la grande machine
du monde. Mais, dès que l'âme se sent libre, le monde entier
mugissant contre elle, l'univers s'écroulant, ne peuvent la for-
cer à vouloir ou à ne pas vouloir. L'homme libre est le prince
des êtres vivants, le dominateur de la terre. Que faut-il de plus
à sa grandeur ?
Cet homme, formé d'intelligence et de volonté, éclairé par la
conscience, réglé par la loi, s'applique librement au développe-
ment régulier de sa vie. D '.abord, il se replie sur lui-même pour
se rendre compte de ses actions, des motifs qui Je dirigent et
de la fin vers laquelle ils tendent. Arbitre de sa destinée, il en
suit d'un œil attentif et d'un cœur généreux, l'évolution pro-
gressive. Dans son âme, il a un vaste empire : libre à lui d'en
parcourir les espaces, d'en sonder les profondeurs, d'en culti-
ver toutes les provinces. Mais il n'est pas seul : au ciel, il y a
CHAPITRE X. o33
un Dieu ; sur la terre, il a son père et sa mère, ses frères et
ses sœurs, des supérieurs et des inférieurs. Une série d'obliga-
tions le rattache à chaque personne ; il doit s'en acquitter.
Fidèle, il se voit comme une créature qui puise dans tous ses
rapports une occasion de sacrifice, et, dans chaque sacrifice,
un nouvel élément de grandeur.
Cette créature a une destinée immortelle. La patrie, c'est le
ciel; la terre n'est qu'un lieu d'épreuves ; la vie, qu'un moment
donné à notre éducation pour l'éternité. Or, cette vie, c'est moi-
même, placé sur le plan fuyant de la durée et, sans rompre
les liens qui m'unissent à la société, obligé de développer, dans
ma sphère individuelle, toutes mes facultés particuhères. Ma
destinée, je le sais, est immense à parcourir ; mais enfin c'est
mon affaire propre, entièrement propre, dont la responsa-
bilité pèse sur mon hbre arbitre. Ce sentiment doit, sans
doute, se combiner avec toutes les inspirations du Christia-
nisme , mais enfin ce sentiment suffit pour relever l'àme
humaine, courbée par l'ignorance, par les passions, les supers-
titions et tous les systèmes de violence qui ne demandent qu'à
l'opprimer. Enfin, cette pleine conscience de soi-même, ce
grand sentiment d'une destinée immortelle, ce calme de l'es-
prit en présence de tous les devoirs, de tous les obstacles, de
tous les tumultes et de toutes les persécutions, doivent d'autant
plus agrandir l'âme qu'ils n'émanent point d'une impassibilité
stoïque, dépourvue de motif solide et en lutte avec la nature
même. Le sentiment chrétien émane d'un détachement sublime
de tout ce qui est terrestre et d'une conviction profonde de la
sainteté du devoir : il s'appuie sur cette maxime inébranlable,
que l'homme, en dépit de tous les obstacles que lui oppose le
monde, doit-marcher d'un pas ferme à la destinée qui lui est
marquée par le Créateur.
En résumé, ces éléments de la personnalité, c'est la vie chré-
tienne se développant dans la sphère individuelle. Dans
l'homme, comme dans l'univers, tout se trouve merveilleuse-
ment uni : toutes les facultés humaines ont entre elles des rap-
ports déhcats et intimes ; le mouvement d'une corde dans notre
.*):U HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
àme fait vibrer toutes les autres. Cette dépendance réci-
proque de toutes les facultés prouve qu'on doit au catho-
licisme l'idée claire et le vif sentiment de Tordre moral ; elle
prouve qu'on doit la véritable force de ce que nous appelons
conscience. Il y a là autre chose que du mysticisme : c'est le
développement de l'homme tout entier; c'est l'individualité
vraie, la seule individualité noble, juste, raisonnable ; c'est un
ensemble d'impulsions puissantes, qui portent l'individu à la
perfection dans tous les sens : ce n'est rien moins que l'élé-
ment primordial de la civilisation.
Des idées, si élémentaires aujourd'hui, n'existaient pas dans
l'antiquité. La vie propre, personnelle, intellectuelle et morale,
support de la vie sociale, cette vie-là n'existait pas. L'homme
était une pièce de relation, il n'existait pas pour lui-même.
Les peuples anciens n'avaient pas la notion de la dignité de
l'homme. Ce qui manquait à ces peuples, ce qui manquera
partout où le Christianisme ne régnera pas, c'est ce respect,
cette considération qui, parmi nous, environnent tout individu,
tout homme, par cela seul qu'il est homme. Chez les Grecs, le
Grec est tout ; l'étranger et le barbare ne sont rien; à Rome^ le
titre de citoyen romain est tout ; qui n'a point ce titre n'est
rien. Dans les pays chrétiens, l'enfant qui naît difforme, privé
de quelques membres, excite la plus compatissante sollicitude.
Il suffit qu'il soit un embryon d'homme promis au malheur.
Chez les anciens, cette pauvre créature était considérée comme
chose inutile et méprisable ; sur l'avis de la police, on la jetait
dans un pourrissoir. C'était un homme, mais qu'importe, puis-
qu'il ne servirait de rien à la société. La société était donc
toute-puissante, mais l'individu faible en proportion ; la société
absorbait l'individu, et s'arrogeait sur lui tous les droits ima-
ginables : que si l'individu faisait obstacle à la société, il pou-
vait être assuré de se voir écrasé par une main de fer. Est-il
étrange, dès lors, que l'individu, voyant le peu d'estime que l'on
faisait de lui, le pouvoir sans bornes que la société s'arrogeait
sur son indépendance et sa vie, se formât, de son côté, une
opinion exagérée du pouvoir social, jusqu'au point de s'anéan-
CHAPITRE X. o3o
tir dans son cœur devant ce colosse qui le remplissait d'effroi?
Loin de se considérer comme membre d'une association qui
devait assurer la sécurité de sa personne, le développement de
ses facultés et l'exercice de son droit ; il se regardait comme
dévoué de force à cette association^ obligé pour elle de s'im-
moler en holocauste.
Dès que le Christianisme eut créé la sphère de la vie per-
sonnelle, ses idées et ses sentiments communiquèrent aux
âmes ime trempe vigoureuse. Ce n'était nullement la dureté
farouche des anciens, mais c'était tout ce qu'il fallait pour
rendre à l'homme sa dignité, sa noblesse, sa grandeur. Or ces
effets précieux ne se trouvaient point bornés à un petit nombre
d'individus : conformément au génie de la religion chrétienne,
ils s'étendaient à toutes les classes ; car un des beaux caractères
de cette religion divine, c'est l'expansion illimitée qu'elle donne
à tout ce qu'il y a de bon ; c'est qu'elle ne connaît aucune ac-
ception de personnes, et fait pénétrer sa voix jusque dans les
régions les plus obscures de la société. Ce n'est pas seulement
aux classes élevées de la société et aux philosophes, mais à la
généralité des fidèles que s'adresse l'auteur du traité De spec-
taculiSy lorsque, résumant en quelques mots la grandeur de
l'homme, il marque d'une main hardie le degré sublime auquel
doit s'élever l'âme chrétienne : « Jamais, dit-il, celui qui se
sent fils de Dieu n'admirera les œuvres de l'homme. Celui-là se
précipite du sommet de sa noblesse qui peut admirer autre
chose que Dieu. » Nobles paroles qui faisaient battre généreu-
sement les cœurs, et qui, se répandant sur la société, allaient
suggérer au dernier des hommes ces pensées jusque-là ré-
servées au poète :
Os homini sublime dédit, cœlumqiie tueri
Jussit et erectos ad sidéra tollere vultus.
Ces doctrines étaient enseignées au monde longtemps avant
les invasions et la preuve qu'elles avaient produit leur fruit,
c'est que l'EgUse, avant la chute de Rome, avait créé les quatre
plus beaux types de la personnalité humaine : l'apôtre, le
martyr, le confesseur et la vierge.
.S3r> HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
L'apôtre est l'homme qui, par attache à une doctrine et
énergie de foi, quitte tout pour suivre Jésus-Christ d'abord,
ensuite pour prêcher son Evangile. L'apôtre commence par se
détacher de son repos, de sa fortune, de sa famille ; il com-
mence par s'immoler lui-même ; puis, la croix à la main, la foi
dans le cœur, il s'élance à la conquête des âmes par la prédica-
tion de la vérité. L'apôtre, je le sais bien, est la création
spéciale de Jésus-Christ ; mais il est aussi la création de la
sainte Eghse, et, depuis le cénacle jusqu'à nos jours, l'Eglise n'a
cessé d'en produire. En dehors de l'Eglise, vous trouvez des
philosophes qui conçoivent de hautes vérités, les agencent en
système et les discutent sans fin, mais pas un, dit Voltaire, qui
ait seulement converti une personne de sa rue. En dehors de
l'Eglise, vous trouvez des prédicants du schisme et de Thérésie,
des professeurs de morale chrétienne, bien calmes, bien mo-
dérés, mais pas un qui, dans les pays infidèles, se risque à
perdre seulement un cheveu de sa tête ou un poil de sa hou-
pelande. Nos missionnaires, au contraire, sont partout, aux
pôles et aux tropiques, en Afrique, en Asie, dans les îles, et
partout ils arrosent de leur sang la semence de la parole
sainte. La vie qu'ils mènent est d'ailleurs telle que le martyre
lui-même en est la plus belle grâce. Or, ces hommes sont l'un
des types élevés de la personnalité humaine. Prenez d'entre
eux qui vous voudrez, ou le missionnaire des premiers temps,
ou le jeune prêtre qui quittera demain le séminaire des Mis-
sions, et vous serez nécessairement frappé de la puissance de
cette physionomie. Je cite, en courant, saint François Xavier,
saint François Régis, saint Vincent Ferrier, Jean de Plancar-
pain, saint Boniface, saint Eloi, saint Martin de Tours : quels
hommes de haute et colossale stature ! Saint Martin, par
exemple, simple centurion dans l'armée de Julien, converti,
moine, évêque, n'a rien qui dépasse le niveau du commun.
Mais saint Martin est un amant passionné de Jésus-Christ et
des âmes, saint Martin est un homme de prière et de travail,
saint Martin a su se dépouiller d'une moitié de son manteau, et
le voilà qui s'élance à la conquête des âmes. Le vieux paga-
CHAPITRE X. o37
nisme a résisté jusque-là, il s'est maintenu dans les bourgades
et il a pénétré jusque dans les vieilles forêts : Martin, presque
à lui seul, abat le paganisme à ses pieds. Saint Martin, le petit
centurion, est le thaumaturge des Gaules. Combien trouve-t-
on, dans l'histoire, de personnalités comparables à celle-ci?
Bien peu. Pour mon compte, je mets saint Martin fort au-
dessus des plus illustres conquérants, et si l'on considère cet
homme réduit à ses ressources personnelles, si l'on mesure
l'étendue de sa tâche^ ses difficultés, son rapide accomplisse-
ment, il est impossible de contester, à saint Martin, son écra-
sante supériorité.
L'esprit du Christianisme, nous dit Guizot, inspirait un grand
attachement à la corporation chrétienne, mais excluait le dé-
veloppement de la personnalité. Sans doute, dès le berceau de
l'Eglise, les fidèles eurent, pour la mère de leur âme, un vif
attachement, et c'est seulement par sa communion qu'ils se
considérèrent comme vrais disciples de Jésus-Christ. Mais, si
les premiers chrétiens étaient attachés à l'Eglise, cette associa-
tion n'était regardée par eux que comme un moyen d'obtenir le
bonheur éternel : c'était une arche sainte dans laquelle le
chrétien se trouvait embarqué, au milieu des tempêtes du
monde, pour arriver sauf au port de l'éternité ; et, bien qu'il
crût impossible de se sauver hors de l'Eglise, il n'entendait pas
pour cela être consacré à l'Eglise, mais à Dieu. Le Romain
était prêt à se sacrifier pour sa patrie, le fidèle pour sa foi.
Lorsque le Romain mourait, il mourait pour l'empire; le
fidèle ne mourait point pour l'Eghse, il mourait pour son
Dieu.
Qu'on ouvre l'histoire ecclésiastique, qu'on lise les actes des
martyrs, on y verra ce qui se passait dans ce moment terrible
où le chrétien, se révélant tout entier, découvrait, en présence
des chevalets, des bûchers, des plus horribles supplices, le vé-
ritable ressort qui agissait dans son cœur. Le juge lui demande
son nom. Le fidèle le déclare et ajoute : « Je suis chrétien. »
On l'invite à sacrifier aux dieux. — « Nous ne sacrifions qu'à
un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre. » On lui reproche
/)38 HISTOIRE DE LA PAPATTK.
comme une ignominie de suivre un homme quia été cloué à la
croix; pour lui, l'ignominie de la croix est une gloire, il pro-
clame hautement que le Crucifié est son Sauveur et son Dieu.
On le menace des tourments ; il les méprise, car les tourments
sont chose qui passe, et il se réjouit de pouvoir souffrir pour
son Maître. La croix du supplice est déjà préparée, le bûcher
est allumé sous ses yeux, le bourreau lève la hache fatale ; que
lui importe 1 Tout cela n'est qu'un instant, et après cet instant
vient une vie nouvelle, une félicité ineffable et sans fm.
On voit par là ce qui déterminait le cœur du fidèle : c'étaient
l'amour de son Dieu et l'intérêt de son bonheur éternel. Par
conséquent il est tout-à-fait faux que le fidèle, semblable aux
hommes des anciennes répubhques, anéantit son individualité
devant Fassociation à laquelle il appartenait, se laissant absor-
ber dans cette association comme une goutte d'eau dans Tim-
mensité de l'Océan. Le fidèle appartenait à une association qui
lui donnait la règle de sa croyance et de sa conduite; il regar-
dait cette association comme fondée et dirigée de Dieu lui-
même; mais son esprit et son cœur s'élevaient jusqu'à Dieu et,
en suivant la voix de l'Eglise, il croyait s'appliquer à une
affaire propre, individuelle, qui n'était rien moins que celle de
son bonheur éternel.
Et ces faits, qui réfutent si pertinemment l'historien, ne
nous révèlent-ils pas l'un des aspects les plus grandioses de la
personnalité? L'esprit attaché à sa croyance, le cœur soumis à
sa loi, la conscience révoltée contre l'apostasie, la hberté con-
firmée en grâce jusqu'à préférer la mort au sacrilège, qu'est-ce
sinon l'idéal de la vie spirituelle, le sommet de cette humble
bravoure qui sacrifie tout au devoir? Cet acte de souveraine
perfection a été accompli non pas seulement par les ministres
des autels, mais par de simples chrétiens, par de pauvres
femmes, par des jeunes filles, par des petits enfants ; il a été
posé non pas une fois, dans l'exaltation momentanée d'une per-
sécution éphémère, mais durant trois siècles; il n'a pas été
seulement le fait de plusieurs, mais de douze millions de héros.
Les instruments de supplices étaient horribles ; l'épée était une
CHAPITRE X. o39
douceur, la hache une concession ; des roues, des bûchers, des
chevalets, des grils, l'eau et le feu, les serpents et les bêtes fé-
roces : voilà les aménités ordinaires de la persécution. Parfois
les bourreaux se lassaient de frapper, les patients ne se las-
saient pas de souffrir; parfois les préfets, bons pères de famille,
se fussent contentés d'un semblant de concession : les martyrs
refusaient ces hypocrites apparences ; parfois les proconsuls,
pour tromper l'empereur, offraient simplement des certificats
d'apostasie, mais sans rien exiger, à peu près comme les bri-
gands de 93 offraient des certificats de civisme : les martyrs re-
fusaient ces billets de complaisance. Les chrétiens aux lions
plutôt qu'à la trahison.
Dans une sphère plus modeste, nous avons un autre type de
personnalité : évoques, prêtres, abbés, moines, laïques, humbles
femmes et simples veuves. Ceux-ci n'ont point à affronter les
travaux de l'apostolat, ni les souffrances du martyre ; ils vivent
dans le céUbat ou dans la vie commune ; mais, dans leur sphère
modeste, ils pratiquent des vertus extraordinaires. L'Eglise n'a
pas de meilleurs enfants. L'esprit toujours élevé, le cœur tou-
jours ouvert, la main toujours tendue, l'àme toujours en haut,
ils vaquent sans broncher à tous les devoirs de la vie chré-
tienne et à tous les devoirs d'état ; ils y vaquent sans que le
monde en sache rien, ni eux non plus ; ils travaillent tout le
jour de la vie présente, sans chercher ni le repos, ni l'ombre ;
ils prient d'un cœur ardent, comme les chérubins, et sanctifient
toutes leurs œuvres. Leurs frères ne goûtent, de leurs vertus,
que les parfums ; ils en ignorent les immolations , souvent
même ils en méconnaissent le sacrifice. Mais qu'importe ? Les
confesseurs servent Dieu dans la simplicité de leur cœur, ac-
complissent lem^ salut dans l'humilité, réitèrent leur martyx^e
tous les jours de la vie, et, quand ils s'endorment sur la croix,
se réveillent sous le baiser des anges.
Enfin, un dernier type de personnalité, c'est la vierge. Dans
l'antiquité, la vierge n'existait qu'à l'état d'exception, et le peu
qui s'en trouvait était une exception diabolique. Les Pères de
l'Eglise ont presque tous observé qiie les païens ne haïssaient
riiO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
rien tant que la vertu des vierges. La femme païenne n'était
pas avilie seulement par la dépendance, elle Fêtait surtout par
la profanation effrénée de tout son être; et bien qu'elle souffrît
de cet état d'abjection, bien qu'il y ait toujours, dans son cœur,
une affinité secrète pour la virginité, elle semblait désireuse
d'un surcroît d'infamie. Cela s'explique plus que ça ne se con-
çoit. La femme ne vit en quelque sorte que par l'homme, et en
retour des bienfaits qu'elle en reçoit, sous l'impulsion de l'af-
fection qu'elle lui porte, le sacrifice de sa vertu est, pour elle,
une sorte de bonne fortune. Or, dès que le Fils de la Vierge est
descendu des cieux, dès que le sein de la Vierge-Mère a donné
au monde la lumière éternelle, on dirait qu'il y a un renverse-
ment du sexe. La femme veut marcher sur les traces de Marie
et n'avoir d'autre époux que le Fils de la Vierge. C'est un sa-
crifice pénible que d'immoler sa chair : elle l'immole ; c'est un
sacrifice plus pénible que de renoncer à la belle affection d'un
époux : elle y renonce ; c'est un sacrifice toujours plus pénible
de ne point connaître les joies de la maternité : elle s'en pri-
vera. Son cœur sera faible, mais elle le domptera ; son cœur
sera plein d'amour, mais elle ne l'ouvrira que du côté du ciel.
Dans un faible corps, elle pratiquera les plus austères mortifi-
cationS; et, par la ferveur de la prière, elle achèvera d'éteindre
une flamme diminuée par les austérités de la pénitence. Les
vierges vont se compter par légions. Nous les trouvons dans la
vie commune, dans le cloître, dans le désert, et rien désormais
ne sera plus commun qu'une femme héroïque. « La virginité,
dit saint Cj^prien, est la fleur de la semaiUe ecclésiastique,
l'éclat et l'ornement de la vie spirituelle, l'œuvre intègre et in-
corruptible de la louange et de l'honneur, l'image de Dieu ré-
pondant à la sainteté de Dieu, la plus illustre portion du
troupeau du Christ. Par les vierges, l'Eglise connaît la joie, sa
glorieuse fécondité fleurit abondamment, et plus s'augmente
le nombre des vierges, plus s'augmente son allégresse'. »
Nous pourrions citer vingt textes semblables, dresser une table
' De disciplina et habitu virginum, cap. ii.
CHAPITRE X. 541
des instituts de virginité, dresser la statistique séculaire des
adeptes de cette vertu; mais il faut conclure. Cette vertu hé-
roïque, devenue commune et presque facile, par la grâce de
Dieu, qu'est-ce autre, sinon, dans le sexe faible, la manifesta-
tion la plus éclatante de la personnalité chrétienne ?
Et comme l'Eglise a eu, de tout temps, des apôtres, elle a eu,
de tout temps, des martyrs, des confesseurs et des vierges;
elle a cultivé ces admirables plantes même dans l'empire cor-
rompu de Rome païenne; elle a cueilli ces fleurs éclatantes
même au milieu des temps barbares ; elle les a retrouvées
parmi les sauvages aussi bien que chez les peuples civilisés,
au sein des nations épuisées comme au sein des nations nais-
santes. Partout l'Eglise a produit des types de personnalité
supérieure, et si l'on sait en quoi consiste cette personnalité, il
faut bien reconnaître qu'elle est le fruit, nécessaire et exclusif,
du Symbole, du Décalogue et de la grâce de Jésus-Christ.
Nous pourrions aisément trouver, dans les faits contempo-
rains, une confirmation. Aujourd'hui, en Europe, il y a, dans
tout pays, comme deux peuples juxta-posés ; des chrétiens sin-
cères et des indifférents phis ou moins impies. Or, parmi ces
hommes de la même génération, du même sang, de la même
famille, quelle différence ! Là, régularité, travail, vertu, hon-
neur, dévouement; ici, désordre, inertie, déportements, lâcheté,
féroce égoïsme. La nature est la même, mais parce que autre
est la grâce, autres sont les résultats. Les uns sont les dignes
enfants de la patrie ; les autres, enfants gâtés de la révolution,
ne sont, malgré les beaux noms dont ils se décorent, que des
déserteurs de la tradition nationale et les parjures du devoir.
Nous pourrions même, raisonnant par analogie, emprunter,
à la nature, un terme démonstratif de comparaison. Le labou-
reur met, dans ses champs, un même engrais ; les terres sont
de quahtés équivalentes ; mais parce que l'intensité du travail
n'a pas été la même partout, parce que l'atmosphère n'a pas
versé sur tous les champs les mêmes ondées, autres sont les
produits. Pourquoi ? Est-ce la matière première qui a, ici, voilé
et, là, déployé sa vertu? Non, la matière première est la même,
ïti^ UISTOIHE DR LA PAPAUTÉ.
la forme seule a varié et ses variations ont décidé de la variété
des résultats.
Les barbares sont le fonds commun de la civilisation euro-
péenne, de races différentes, il est vrai, mais semblables quant
aux qualités générales et surtout quant aux vices. Leurs tribus
sont la matière première de l'action pontificale, le chaos d'où
les Pontifes romains sauront tirer la civilisation chrétienne. La
personnalité qu'ils acquerront à cette école, ils ne la tireront
pas de leur sang, mais des enseignements du Saint-Siège. Pour
les élever jusqu'à ce niveau, les Papes n'auront rien à apprendre
des barbares, ils n'auront qu'à répéter les leçons du Sauveur,
qu'à mettre sous les yeux les exemples des apôtres, des martyrs
des confesseurs et des vierges des premiers siècles. C'est l'E-
glise seule qui a fait Tesprit, le cœur et l'honneur des peuples
de l'Europe; c'est l'Eghse seule qui a défendu, au milieu des
révolutions, ces précieux bienfaits ; et, si nous avions le mal-
heur de les perdre, c'est l'Eglise seule qui saurait nous les
rendre.
La personnalité. Ce n'est pas une affaire de chair, de sang ou
de tempérament ; c'est la fleur d'une doctrine et une vertu de
la grâce.
CHAPITRE XI.
LES PAPES ONT-ILS CONTRIBUÉ, PAR LEUR ENSEIGNEMENT ET LEURS
ACTES, A LA CONSTITUTION MORALE DE LA FAMILLE ?
La famille est le premier de tous les liens sociaux, la pre-
mière base de la société humaine. Aussi, dans tous les temps,
4a sagesse des législateurs s'est appliquée à ennoblir et à forti-
fier l'union conjugale, dont dépend en grande partie le bonheur
ou le malheur de la société civile, laquelle n'est qu'une exten-
sion de la famille. Mais Jésus-Christ seul, le divin législateur,
a pu atteindre le but auquel on avait tendu vainement avant
CHAPITRE XI. 543
lui ; et ce n'est que par les Yicaires de Jésus-Christ, grâce à
leurs instructions et à leurs efforts soutenus, que la dignité,
l'unité, l'indissolubilité et la pureté du mariage ont pu être
conservées. Que voyons-nous chez les peuples anciens et mo-
dernes parmi lesquels la loi chrétienne du mariage n'est point
reconnue ou n'est point observée ? Nous voyons la haute des-
tinée du genre humain sacrifiée au caprice de la sensualité, la
dignité de la femme foulée aux pieds, la morale publique, le
bonheur des familles et de la société, sapés dans leurs fonde-
ments. En veillant, conformément à la loi du Sauveur, au
maintien du mariage cathohque, les Papes ont donc servi la
pureté des mœurs, la conservation de l'espèce humaine, le
bonheur de l'homme, la dignité de la femme, l'éducation des
enfants, le bien de la société, en un mot la civilisation tout en-
tière. Tel est l'objet du présent chapitre.
Les Papes n'ont pas, sur le mariage et la famille, une doc-
trine qui leur soit propre; ils ne sont que les gardiens des
institutions de l'Evangile, et si, en les gardant, ils servent la
sainte cause de la famille, ce n'est point de leur part un effet de
science personnelle, mais un acte de fidélité au devoir pontifical,
devoir dont l'accomplissement a exigé souvent un énergique
courage.
Les Pontifes romains ont déterminé par leur influence la
condition de la famille chrétienne : 1^ par les honneurs rendus
à la virginité ; 2° par la réhabilitation de la femme dans la
famille et dans la société ; 3** en maintenant au mariage sou
triple caractère de sacrement, un et indissoluble. Cette déter-
mination n'a pas été seulement un acte de fidélité, mais encore
un acte de haute sagesse et de grand sens pohtique.
L Les Papes ont admis, introduit, protégé, dans la pratique
des chrétiens, l'abstinence complète des plaisirs sensuels, la
virginité.
« Les esprits frivoles, dit Balmès, principalement ceux qui
reçoivent les inspirations d'un cœur voluptueux, ne s'expli-
queront certainement pas jusqu'à quel point le Catholicisme
a contribué par là à relever la femme ; mais il n'en sera pas de
54 i HT SI 01 RR hK LA PAPAUTÉ.
même des esprits solides. Ce qui tend à élever au plus haut
degré de délicatesse le sentiment do la pudeur, ce qui fortifie la
moralité et contribue à l'aire d'un nombre considérable de
femmes un modèle de la vertu héroïque, a pour résultat de
placer la femme au-dessus de l'atmosphère des grossières pas-
sions ; la femme cesse dès lors de se présenter aux yeux de
l'homme comme un simple instrument de plaisir : aucun 'des
attraits dont l'a pourvue la nature n'est diminué par là, et elle
n'a plus à craindre de devenir un objet de mépris et de dégoût,
après avoir été une triste victime du libertinage'. »
Les anciens peuples respectaient profondément la virginité.
Chose admirable I l'humanité, dont la propagation repose sur
l'usage de la chair, a toujours trouvé plus beau de n'en pas
user ; et les peuples, même les plus charnels, môme les plus
affreusement corrompus, n'ont pas réussi à se défaire de cette
conviction ni à se défendre de ce sentiment. Les Grecs, les
Romains, les (iermains, les Gaulois environnèrent toujours
leurs prêtresses d'une religieuse vénération. Les peuples les
plus dissolus de l'antique Asie et les barbares du nouveau conti-
nent n'eurent pas la virginité en moindre estime. Mais, chez les
uns et chez les autres, elle n'existait qu'à l'état d'imperceptible
exception et n'en était pas moins considérée comme l'un des
meilleurs gages de la sécurité publique. Au sein du peuple juif,
bien que la fécondité lut un honneur et une espérance, bien
que la stérilité fût un opprobre, le peuple juif eut aussi ses
vierges vénérables. Lorsque le Dieu de l'Evangile eut donné au
monde sa grande doctrine de perfection, alors la virginité vit
se multiplier ses prosélytes. Dans le monde et dans le cloître,
il y eut des émules de la Vierge-MèrC; qui voulurent avoir,
comme l'humble fille de Nazareth, une conception immaculée
dans leur vocation, et, dans leur profession, une virginité
féconde. Ces amantes de la croix, ces pures épouses du Christ
se réunissaient, du gré des Papes et sous des règles revêtues
de leur approbation, dans des monastères. Au temps de Rome,
' Balmès. le Prolestaniisme comparé au Catholicisme, etc., t. II, cli, xxvi.
CIIAPIÏRK XI. 545
païenne, elles protestaient, par leur exemple, contre le débor-
dement des mœurs. Qui calculera les saintes pensées , les
chastes inspirations qui sortaient de ces silencieuses demeures
de la virginité, placées tantôt dans des lieux retirés, tantôt au
milieu de cités populeuses? La jeune fille dont le cœur com-
mençait à se sentir agité par une passion brûlante, Tépouse
qui avait donné accès dans son âme à des inclinations dange-
reuses, ne trouvèrent-elles pas mille fois un frein à leur passion
dans le seul souvenir de ces religieuses qui élèvent vers le ciel
un cœur pur, offrant en holocauste, au Fils de la Vierge, tous
les enchantements de la jeunesse et de la beauté. Dans les
siècles où régnait la plus féroce barbarie, quelle ne fut pas
linfluence des cloîtres où ces vierges abritaient leur cœur
contre la corruption du monde, incessamment occupées à
tendre les mains vers le ciel, pour en faire descendre la rosée
des divines miséricordes. Et dans nos temps plus calmes, dans
nos pays plus civilisés, ne découvre-t-on pas un heureux con-
traste entre ces asiles de la vertu la plus pure, la plus sublime,
et un océan de dissipation et de libertinage. Le protestantisme,
l'encyclopédisme et l'athéisme prétendent que c'est là un legs
funeste de l'ignorance, un monument du fanatisme, et qu'il
faut en purger la terre. Ah I s'il en est ainsi, protestons contre
tout ce qu'il y a de beau, étouffons dans notre cœur tout en-
thousiasme pour la vertu : le monde se trouve tout entier dans
le cercle des sensations grossières : que le peintre jette son pin-
ceau, le poète sa lyre; oublions notre grandeur et notre
dignité; plongeons-nous dans l'abrutissement. « Mangeons et
buvons, car demain il faudra mourir. »
La virginité, observée comme vertu facultative, placée sous
la garde d'une institution permanente, n'a pas servi l'intérêt
général seulement par la vertu de la prière et l'efficacité de
l'exemple, mais encore par la force de son principe. Il y a eu,
dans l'humanité, une femme incomparable, la Yierge-Mère.
Cette femme est une exception aux lois de la nature, mais
cette exception est un type, un enseignement, presque une ré-
vélation, surtout une grande grâce. A la suite de cette femme
IV. 35
540 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
bénie entre toutes les femmes, sont donc venues de saintes
émules, une légion de cœurs héroïques, vierges par leur vo-
lonté, mères seulement par adoption. Désormais la femme aura
une autre loi que celle de la chair ; la pratique de la virginité
renverse l'économie de sa conduite et explique autrement son
devoir. La femme ne devra plus avoir d'autre grâce que la pu-
deur ; elle ne devra plus inspirer l'amour qu'en retirant tout
appât à la sensualité. Le désir le plus impérieux de son cœur
sera toujours le désir de plaire, mais elle ne voudra plus plaire
que par les grâces attirantes de la chasteté. La volonté de plaire
autrement que par sa vertu serait, pour la conscience de la
femme, une dérogation, pour le cœ,ur de l'homme, s'il est
chrétien, une atteinte à la délicatesse, un motif de dégoût. La
femme n'aura donc plus d'autre souci que la pudeur ; elle lui
empruntera tous ses embeUissements, tout son crédit, tout
l'ascendant possible à sa faiblesse. Plus elle sera pieuse et pure,
plus elle sera distinguée dans l'ordre domestique, influente
dans l'ordre social. La virginité n'est certainement pas une con-
dition nécessaire de la pudeur ; mais elle en est le beau idéal,
le type accompli. Une fois ce modèle montré au monde, on ne
peut plus en nier la beauté, en condamner l'imitation, sans
porter une grave atteinte à la pudeur elle-même, qui, conti-
nuellement attaquée par la passion la plus puissante du cœur
de l'homme, ne se conserve dans sa pureté qu'autant qu'elle est
environnée de tous les respects. Cette fleur délicate ne peut
supporter, sans se flétrir, le plus léger souffle.
Les goujats des derniers siècles, pour atteindre la vertu qui
contraste le plus avec leurs turpitudes, ont invoqué, contre la
virginité, l'intérêt de la population. Ces soi-disant philosophes,
célibataires la plupart et céhbataires sans ceinture, sont, lors-
qu'ils voient passer une vierge chrétienne, de forcenés par-
tisans de la famille. Ce qu'ils voient, dans la famille, c'est seu-
lement la reproduction ; et s'ils en réclament, pour les autres,
cette charge qu'ils n'acceptent pas eux-mêmes, c'est qu'ils ne
peuvent soufl'rir la virginité consacrée par la religion. Le
Christ lui-même ne leur déplaît tant que parce qu'il fait des
CHAPITRE XI. 547
vierges. Philosophie bâtarde, celle qui assimile à la multipli-
cation des autres êtres les secrets de la multiplication humaine.
Les lois de l'univers montrent un calcul infmi et découvrent
une parfaite géométrie; mais gardons-nous de la prétention
insensée d'assimiler trop intimement le monde moral au
monde physique, de ne voir dans l'humanité qu'une pépinière
et de n'imposer à l'homme d'autre souci que de sécréter sa
semence. L'homme n'est point né seulement pour procréer ;
c'est un être à l'image et à la ressemblance de Dieu, qui a une
destinée immortelle et dont le premier devoir est de s'élever
au-dessus de la terre. Ne rabaissez pas ce front fait pour re-
fléter le miroir du ciel ; ne privez pas ce cœur de sentiments
nobles, en ne lui laissant d'autre goût que celui de la jouis-
sance charnelle. Si ses pensées l'inclinent vers une vie d'austé-
rité, s'il se sent porté à sacrifier les plaisirs de cette vie sur
l'autel du Dieu qu'il adore, pourquoi l'en empècheriez-vous ? De
quel droit mépriseriez- vous un sentiment qui, certes, exige
une trempe d'âme plus forte que celle dont il serait besoin
pour se laisser aller à la commune jouissance?
Ces considérations affectent une plus haute importance rela-
tivement à la femme. Imagination vive, cœur sensible, esprit
mobile, elle a besoin, plus encore que l'homme, de pensées
graves et d'inspirations sévères ; il faut un contrepoids à la fa-
cilité avec laquelle elle passe d'un objet à l'autre; il faut un
frein à cette sensibilité qui lui fait recevoir si vivement toutes
les impressions, et communiquer, à son tour, tel qu'un agent
magnétique, ces impressions à ses autours. Permettez donc
qu'une partie de ce sexe se livre à une vie de pénitence et de
contemplation; permettez que les jeunes filles et les jeunes
femmes aient constamment devant les yeux un modèle de
toutes les vertus, un type sublime de celle qui est le plus bel
ornement, la pudeur. Ces vierges ne sont ravies, croyez-le, ni
à la famille, nia la société.
D'autant qu'il y a toujours, dans la société et dans la fa-
mille, une carrière pour leur dévouement. Les personnes en-
gagées dans les Uens du mariage se doivent tout à leur
548 niRTOTRE DK LA PAPAUTl^..
mariage et à leur famille ; elles ne peuvent s'en détacher, à
peine s'en distraire. Si lune d'entre elles se trouve atteinte par
les accidents de la vie et dans l'impossibilité de faire, seule et
par elle-même, honneur aux charges de sa condition, il lui
faut des aides et le mieux est que ces aides accourent volontai-
rement pour l'appuyer et lui apportent un cordial concours.
Telle est la facilité spéciale, la tâche ordinaire des vierges
chrétiennes. Par leur ministère de charité, par le soin des ma-
lades et des vieillards, par l'éducation des enfants, elles sont les
anges gardiens de la famille, les anges consolateurs de toutes
les classes de la société. Déchargées de tout engagement
humain, sans autre lien que celui qui les attache à Dieu, elles
puisent au sein de Dieu l'abondance de la vie et la déversent
dans tous les cœurs éprouvés ou dépourvus qui réclament ce
spécial appui.
Quant au larcin fait à la multiplication de l'espèce, les faits
ont démontré d'une manière convaincante deux vérités qui
vengent la doctrine et les institutions cathohques : 1° que la
féUcité des peuples n'est point en proportion nécessaire avec
l'accroissement de la population ; 2° que l'augmentation et la
diminution de la population dépendent du concours de tant
d'autres causes, que le célibat religieux, si tant est qu'il figure
parmi ces causes, ne doit être considéré que comme exerçant
sur le déficit une influence insignifiante. Ce n'est pas le célibat,
c'est le vice qui énerve les générations et corrompt le sang des
peuples. Le célibat, au contraire, est, par lui-même, une
marque de santé, et, parmi les peuples, comme le sel de la chair ;
au sein des peuples pieux, il est comme l'arôme de la sève
nationale ; au sein des peuples jeunes, il fait, à la surabon-
dance de la multiplication, un nécessaire contre-poids. Profonds
desseins de la Providence! Les deux nations qui ont porté le
plus loin ces principes de l'absolue nécessité du mariage, se
trouvent actuellement surchargés d'hommes et de produits.
En Angleterre, une misère effroyable dévore les classes les
plus nombreuses, et toute l'habileté des hommes d'Etat de la
Grande-Bretagne sera impuissante à la sauver des écueils vers
CIIAPITIIE XI. 5*9
lesquels elle se précipite, poussée par la force même des élé-
ments auxquels elle s'est abandonnée sans réserve. En Alle-
magne, pour suppléer le célibat volontaire et contrebalancer
la force génératrice de la nation, il faut, à l'intérieur, une
armée de douze cents mille hommes , qui contraigne ses re-
crues à un célibat momentané ; à l'extérieur, une émigration
qui peuple les savanes de l'Amérique. Les docteurs du protes-
tantisme trouveraient ici un riche sujet de méditations; ils
devraient rechercher jusqu'à quel point les. réformateurs du
seizième siècle ont préparé la situation critique dans laquelle,
malgré ses progrès incontestables , se débat aujourd'hui la
pauvre Europe.
Dans l'intérêt de la société et de^la famille, pour garderie
sang des vieilles races et régler le flux des générations, pour
offrir aux services charitables de vaillantes recrues, pour pré-
senter, aux filles et aux mères, un type admirable de per-
fection, pour ouvrir enfin aux âmes plus généreuses une
carrière sublime, les Papes ont donc eu mille raisons d'in-
troduire et de protéger toujours la pratique de la virginité.
La vierge, c'est l'idéal chrétien de la femme parfaite.
IL Les Papes ont contribué à la régénération de la femme,
par la virginité d'abord, ensuite par différentes mesures, qu'il
est utile de rapporter. Mais auparavant il importe de débar-
rasser, des objections des adversaires, le terrain de la dis-
cussion.
Les barbares ont-ils réhabilité la femme ?
Des hommes graves attribuent aux barbares de l'ancienne
Germanie la réhabilitation de la femme. C'est un préjugé qu'il
faut combattre, moins à cause des raisons qui l'appuient que
des grands noms qui le patronnent. En essayant de le détruire,
nous n'entendons pas porter atteinte à la gloire de ces grands
noms, mais seulement briser une arme dont l'impiété aime à
se servir contre l'Eglise.
On cite, à l'appui de ce préjugé, le passage suivant de Tacite :
« Les Germains vont jusqu'à croire, dit l'auteur des Mœiirs des
Germains, qu'il y a dans les femmes quelque chose de saint et
,S,SO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
de prophétique; ils ne méprisent point leurs conseils, ils
écoutent leurs prédictions. Au temps du divin Vespasien, nous
avons vu pendant longtemps la plupart d'entre eux regarder
Velléda comme une déesse *. »
Au moment où Tacite écrivait son De moribus Germanorum,
les Germains étaient la seule nation du Nord capable d'in-
quiéter les Romains. Campés sur les bords du Rhin, ils lançaient
de temps en temps leurs bandes contre les légions et dé-
vastaient de grands territoires. Les lieutenants, par politique,
ne faisaient leur devoir qu'à demi; ils songeaient moins à
vaincre l'ennemi qu'à en triompher. Tacite, avocat, sénateur,
personnage consulaire, écrivant loin du théâtre des hostilités,
ne pouvait connaître que Q,ar des rapports peu exacts les tribus
barbares. Pour entrer dans le détail des mœurs d'un peuple,-^-
il faut l'aimer; et, pour en acquérir une connaissance solide,
il ne suffit pas de le visiter à vol d'oiseau, mais il faut habiter
dans son sein, vivre de sa vie. Les correspondants de l'histo-
rien, si tant est qu'il en eût, n'étaient que des hommes de
guerre. Ces soldats ne pouvaient connaître assez la Germanie
pour en bien parler. Le peu qu'ils en rapportaient avait néces-
sairement trait à leurs préoccupations quotidiennes et n'allait
qu'à éclairer la stratégie sur le succès des opérations mihtaires.
Tacite, écrivant sous leur dictée, ne mérite foi, pour les faits
qu'il rapporte, qu'à des raisons de preuves déduites en faveur
de ses affirmations.
D'ailleurs Tacite 'ne se proposait pas d'écrire une histoire.
« Un des objets que Tacite se propose en peignant les mœurs
des Germains, dit La Bletterie, est de censurer indirectement
celles de sa nation. En apparence occupé de la Germanie,
jamais il ne perd Rome de vue. » On voit, en effet, en lisant cet
opuscule, l'auteur moins soucieux: de garder la mesure histo-
rique que de faire œuvre de littérature et de morale. En pré-
sence de ses tableaux, il ne faut donc pas oublier que les
couleurs y sont relevées à dessein, et que la fougue du peintre
ajoute encore à l'entrain de ses conceptions. S'il nous repré-
^ De moribus Germanorum.
CHAPITRE XI. ool
sente sous des traits magnifiques la sainteté du mariage chez
les Germains, qui ne voit qu'en écrivant il fixe ses regards
sur ces dames romaines qui comptaient les années, non pas
par la succession des consuls, mais par les changements de
maris? C'est là que vise son œil affligé, tandis que sa plume
trace ces courtes réflexions : « Là, le vice ne fait point rire et la
corruption ne s'appelle point mode. » Trait qui peint un siècle
et nous fait comprendre la joie secrète avec laquelle Tacite pré-
sente aux regards de cette Rome si cultivée et si corrompue
la pure image des m.œurs des Germains. Le même spectacle
qui aiguisait la raillerie de Juvénal et envenimait sa satire
excitait l'indignation de Tacite et arrachait au philosophe ses
plus amères réprimandes.
En admettant donc, ce qui ne peut être admis, que Tacite fût
bien informé, on ne voit point qu'il ait voulu faire œuvre
d'historien. Du reste, le passage qu'on invoque n'a point trait
aux rapports conjugaux et aux mœurs domestiques. L'in-
terpréter en ce sens, c'est se mettre à côté du texte. Les paroles
de Tacite ont uniquement trait à la superstition qui gratifiait
certaines femmes du don de prophétie. L'exemple qui les
confirme en est une preuve péremptoire : « Velléda, dit Tacite,
était regardée comme une déesse. » Au quatrième livre des
Histoires, Tacite explique sa pensée ; il nous dit de la même
Velléda « que cette fille, de la nation des Bructères, jouissait
d'une grande puissance, grâce à cette vieille coutume des
Germains qui leur faisait regarder beaucoup de femmes comme
prophétesses, et enfin, par un accroissement de superstition,
comme de véritables divinités. » Evidemment Tacite parle de
préjugés superstitieux et non de l'ordre des familles ; choses
bien différentes, car il pouvait très-bien arriver que quelques
femmes fussent révérées comme des prophétesses, tandis que
le reste de leur sexe n'occupait dans la société qu'un rang
inférieur à celui qui lui appartient. Athènes aussi accordait
une grande importance aux prêtresses de Cérès, Rome aux
vestales, et les pythonisses et les sy billes montrent qu'on
attribuait aux femmes, ailleurs qu'en Germanie, un caractère
o,V2 ntsTOinr or, f.a papauti^:.
fatidique. A Rome et à Athènes, la femme en était-elle moins
esclave des passions ?
Aujourd'hui même nous trouvons, dans les récits des
voyageurs au sujet des peuples sauvages ou barbares , des
phrases semblables à celles de Tacite. Des sentiments, des
usages analogues à ceux des anciens Germains, ont été signalés
par une foule d'observateurs. En raisonnant par analogie, on
pourrait croire qu'il règne chez ces peuples une certaine dé-
licatesse de mœurs. Et cependant nous savons de science
certaine qu'à côté de leurs égards superstitieux pour certaines
femmes, ils professent pour les autres un parfait mépris et les
traitent sans aucun sentiment de leur dignité.
D'ailleurs, quand Tacite vient à parler de la vie conjugale,
on ne trouve plus « ce quelque chose de saint et de prophé-
tique, » mais d'atroces barbaries énumérées par Michelet dans
les Origines du droit français . La femme coupable, ou supposée
telle, était livrée à la vindicte du mari. « Après lui avoir coupé
les cheveux, le mari la chasse de la maison en présence des
parents, dit Tacite, et la frappe de verges ignominieusement à
travers tout le bourg. » Sans doute, ce châtiment donne une idée
de l'infamie qui s'attachait au crime chez les Germains. Mais,
outre que ce sentiment subsiste même chez les peuples les plus
dépravés, qui ne voit que la rigueur de la punition suppose la
fréquence de la faute et accuse. le peu de considération qui
s'attachait aux femmes chez les barbares?
D'autres renseignements que nous avons sur la Germanie
prouvent que les mœurs étaient loin d'y être aussi pures que
Tacite veut nous le persuader. César dit qu'Arioviste avait
deux femmes, et ce n'était pas un exemple isolé, puisque
Tacite lui même avoue qu'un petit nombre possédaient à la
fois plusieurs femmes, non par sensualité, dit-il, mais par no-
blesse. Cette distinction ne laisse pas que d'être plaisante; mais
enfin il est clair que les nobles et les rois, sous un prétexte ou
sous un autre, s'accordaient un peu plus de liberté que ne
l'aurait voulu le sage historien.
Maintenant, s'il y avait exception en faveur des forts, cela
CHAPITRE XI. .j53
suffisait pour ôter au principe toute sa force et en préparer la
ruine. En semblable matière, établir des exceptions, ce n'est
pas confirmer la règle, c'est l'abroger. L'homme puissant, nous
le savons, a toujours plus de facilité pour enfreindre la loi.
« Cependant, observe judicieusement Balmès, il est bien diffé-
rent que la loi soit enfreinte, ou qu'elle se retire elle-même,
en quelque façon laissant le chemin libre à la violence. Dans
le premier cas, l'emploi de la force n'anéantit pas la loi; le
choc même qui la rompt en fait sentir l'existence et rend
visible le tort de l'injustice. Dans le second cas, c'est la loi
elle-même qui ' se prostitue, qui ouvre lâchement la porte
aux passions. Dès lors la loi se trouve avilie, dégradée; sa
lâcheté a ébranlé jusqu'au principe moral qui lui sert de fon-
dement. Elle devient un objet de mépris et d'animadversion
pour ceux qui restent forcés de lui rendre hommage. »
Ainsi les textes allégués ne prouvent rien, ou, s'ils ont une
force probante, elle n'est pas en faveur des mœurs barbares.
Nous irons plus loin, nous dirons que les Germains de Tacite
formaient à peine la millième partie des tribus qui renver-
sèrent l'empire. Pour attribuer, avec quelque raison, aux
barbares la réhabilitation de la femme, il faudrait donc établir
que ces tribus pratiquaient une austère chasteté et qu'elles
importèrent en Europe, au quatrième siècle, l'intégrité de
leurs mœurs. Une semblable thèse n'est pas susceptible de
démonstration. Sans monuments, sans histoire, presque sans
indice touchant l'état social de ces peuples, comment peut-on
établir quelque chose de précis à l'égard de leurs usage do-
mestiques? Du moins, si les témoignages nous font défaut, le
bon sens nous reste et rien n'est plus facile que de le consulter.
— Encore un moment d'attention.
Avant les invasions, les barbares vivaient esclaves de su-
perstitions grossières. Dieu, pour eux, dit Fauriel, se confon-
dait avec la nature, et le culte qu'ils lui rendaient avait moins
pour but de l'honorer que de s'attirer des avantages ou de
conjurer les périls. La vie future devait consister à boire, dans
le crâne de leurs ennemis, fliydromei et la cervoise. Déjà la
ririi HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
vie présente n'était consacrée qu'aux aventures de la guerre
et aux orgies de la victoire. Les plus âgés et les enfants
formaient tribu ; ils voyageaient sous leurs tentes vagabondes
à travers les forêts, avec leurs troupeaux. Les autres, dis-
tribués par bandes, étaient continuellement en guerre ou en
débauches. Comment croire à la moralité d'un peuple au
milieu d'une telle ignorance, d'une telle superstition et d'une
si complète barbarie?
Lorsque ces hordes se ruèrent sur l'empire romain, on put
voir en quoi brillait leur vertu. J'imagine que si Tacite avait
prévu les visites d'Alaric, d'Attila et de Genséric, il aurait
parlé des Germains avec moins de complaisance. Sidoine
Apollinaire, qui les décrivait sur pièce, nous représente ces
barbares sous des traits peu poétiques. Les invasions offrent
un spectacle unique en histoire. Les villes incendiées, les
campagnes ravagées, les hommes exterminés, les femmes
livrées aux derniers outrages, l'Occident en deuil : telles sont
en abrégé les œuvres des héros de Tacite. Un orage de fer, de
feu, de sang et de boue se promena cent ans sur l'Europe. Qui
donc sera assez naïf pour nous dire que ces faucheurs
d'hommes et ces insulteurs de femmes avaient, sous la tente,
mis l'ordre dans leurs familles?
Un dernier fait qui prouve l'inanité de ces illusions, c'est
qu'après les invasions l'Eglise dut ramener sans cesse les bar-
bares au respect de la foi conjugale. Convertis, instruits de
leur destinée, éclairés sur leurs devoirs, ils entendaient mugir,
dans leurs cœurs, le hennissement des cœurs lascifs, comme
parle Bossuet, et, aussi faibles moralement qu'ils étaient phy-
siquement forts, combien de fois ne trahirent-ils pas leurs con-
victions? Du sixième au douzième siècle, les canons des con-
ciles reviennent avec une affligeante monotonie sur ce triste
sujet. D'illustres exemples attestent encore que , pour main-
tenir l'intégrité du mariage, ce ne fut pas trop des foudres de
l'excommunication. Encore une fois, comment auraient-ils été
si difficilement chrétiens après avoir été vertueux barbares? .
Non, non, la réhabilitation de la femme, cette fleur exquise
CHAPITRE XI. 555
de la civilisation catholique, ne pouvait venir et n'est réelle-
ment pas venue des forêts de la Germanie.
III. Est-il plus vrai que la réhabilitation de la femme soit le
bienfait de la chevalerie et de la féodalité ? et que les femmes
ont dû leur importance surtout à la prépondérance nécessaire
des mœurs domestiques ?
Le fait qui a donné lieu à cette interprétation n'est pas
contestable. Il est parfaitement vrai que, à partir du dixième
siècle et de l'établissement de la chevalerie, les châtelaines
furent l'objet d'une espèce de culte. Ce n'était pas cette galan-
terie commune qui forme partout les tendres relations entre
les deux sexes, mais une galanterie portée à la plus grande
exagération de la part de l'homme, et combinée d'ailleurs,
d'une manière surprenante, avec la bravoure la plus héroïque
et la religion la plus ardente. Dieu, sa dame et V honneur , telle
était la devise du chevalier, la pensée qui absorbait toutes ses
forces, le dessein qui remplissait toute son existence. Rem-
porter un triomphe sur l'armée infidèle, déposer aux pieds de
sa dame les trophées de sa victoire, à ce prix, point de sacri-
fice qui lui coûte, point de péril qui l'efTraie, point d'entreprise
qui le décourage. Son imagination exaltée le transporte dans
un monde fantastique : cet homme qui, tout-à-l'heure, com-
battait comme un lion dans les champs de la Bétique et de la
Palestine, s'amollit au seul nom de la femme dont il a fait son
idole ; il s'enivre de cette espérance, qu'un jour, soupirant au
pied du château de sa dame, il en obtiendra un gage amoureux
ou un furtif regard. Mais malheur au téméraire qui oserait
lui disputer son trésor! Malheur à l'indiscret qui fixerait les
yeux sur ces. créneaux : pour un rival, point de pitié ; lui
donner la mort ou mourir.
Ces sentiments n'étonnent pas dans l'enfant du Nord con-
verti à la foi chrétienne, fixé en Europe depuis trois siècles et
versant dans les croisades la bouillante ardeur qu'il dépensait
autrefois dans les aventures. L'ardeur qui l'anime, c'est la
force de la race barbare, édulcorée par la grâce ; l'amour qui
l'embrase, c'est l'amour transfiguré par la foi et idéahsé par
^)%(\ HISTOIRF. nr. LA l^AlVArTÉ.
l'absence. La religion a mis sous ses yeux le spectacle de ver-
tus sublimes ; il a été touché d'admiration pour la jeune vierge
qui sera son épouse. Dès lors, il ne la voit plus que dans les
rêves éblouissants de l'enthousiasme et il doit, à ces visions
merveilleuses, les élans de son héroïsme.
Mais si vous cherchez le caractère de ces sentiments cheva-
leresques, vous verrez que la chevalerie, au lieu de relever la
femme, la suppose déjà relevée, entourée de considérations. Si
la chevalerie avait trouvé la femme dans l'abjection, l'avait
tirée de ses turpitudes et de sa misère, l'avait élevée à ce niveau
de considération extatique, la réhabilitation de la femme serait
évidemment son ouvrage. Mais la chevalerie ne crée pas à la
femme cette place d'honneur ; elle l'a trouvée digne de respects
et se borne à lui offrir de justes hommages, donnant, à leur
expression, cette beauté que comportent les circonstances. Les
chevaUers l'admirent, les poètes la célèbrent ; c'est qu'elle est
digne de ces chants et de ces adorations. La beauté de la
vierge, couverte du voile de la pudeur chrétienne, explique
l'inspiration du poète et le délire du chevalier. L'épouse chré-
tienne, la compagne de l'homme, la mère de famille, sur
laquelle se concentrent toutes les affections du mari et des
enfants, voilà qui fait concevoir comment le chevalier s'enivre
à la pensée d'un tel bonheur, pourquoi son amour est plus
qu'un entraînement des sens, un respect, une vénération, un
culte. La femme avilie n'éveillerait pas de tels sentiments ; elle
ne provoquerait, au contraire, que la colère et le dégoût.
Il est donc vrai que le seigneur féodal, rentrant au castel,
retrouvait sa femme, ses enfants, et eux presque seuls; que
seuls ils étaient sa société permanente ; qu'ils partageaient ses
intérêts, sa destinée ; et qiie, dans ces conditions d'isolement,
la vie domestique acquit un grand empire. <( Mais, demande
Balmès, si le seigneur, rentrant dans son château, n'y trouvait
({u'une fenuiie, non plusieurs, à qui cela était-il dû? Qui lui dé-
fendit d'abuser de son pouvoir jusqu'à convertir sa maison en
harem? Qui mit un frein à ses passions et l'empêcha d'en
rendre victimes les filles de ses vassaux ? Certainement co
CHAPITRE XI. 557
furent les doctrines et les mœurs introduites et enracinées dans
l'Europe par l'Eglise catholique ; ce furent les lois sévères qui
s'opposèrent comme un ferme rempart au débordement des
passions : par conséquent, en supposant même que la féodalité
ait produit le bien dont il s'agit, ce bien n'en est pas moins dû
à l'Eglise catholique * . »
On peut, au surplus, serrer le fait de plus près et montrer
qu'il n'eut pas toute l'efficacité que lui attribuait Guizot.
La chevalerie ne fut, dans la société féodale,, qu'une asso-
ciation volontaire, assez restreinte, composée presque exclusi-
vement de seigneurs. La féodalité, qui fut, après le démembre-
ment de Tempire carlovingien, la forme ordinaire des gouver-
nements de l'Europe, eut plus d'étendue et de durée, mais fut
pourtant bornée encore à une certaine classe de personnes, à
une élite de grands propriétaires qui avaient trouvé dans leurs
biens un titre de souveraineté. L'enchevêtrement où elle em-
barrassa ^les pouvoirs publics; les avantages et les inconvé-
nients qui en résultèrent, nous n'avons pas à en parler. Mais il
est hors de doute que les petits vassaux et arrière- vassaux,
que les serfs surtout et les hommes libres voués au travail,
n'avaient rien à démêler avec cette hiérarchie. Quand ils avaient
vaqué au labeur prescrit ou payé la redevance stipulée, ils for-
maient un monde à part, constitué en pauvres familles, ayant
les mêmes mœurs que la féodalité et la chevalerie, mœurs
qu'ils n'avaient certainement emprunté ni aux chevaliers, ni aux
seigneurs, et qu'ils ne devaient qu'à la discipline de l'Eglise.
La féodalité, au milieu d'incessantes transformations, dura,
mais très-affaiblie, jusqu'à 1789 ; la chevalerie n'eut qu'une
courte existence, et, dans cette courte existence elle n'eut
qu'un beau moment. Dans la série de ses développements et
de ses épreuves, la féodalité, à cause de son isolement, con-
serva mal les grandes familles ; leur énervement lamentable
est, depuis longtemps, un fait accompli. Infipuissante à se con-
server, elle agit peu sur les autres familles et souvent dans un
sens contraire à leur conservation, soit par l'absorption des
' Balmès, le Protestantisme, etc., t. II, ch. xxvii.
558 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
biens, soit par la corruption des mœurs. La chevalerie, plus
éphémère et non moins éprouvée, agit moins encore sur la
constitution morale de la famille. Par exemple, dans le ma-
riage, elle admettait ce cas tout-à-fait scabreux, qu'un che-
valier devait garder son amour pour une femme qui n'était
pas son épouse ; d'où il suit que l'épouse légitime en était
privée et que la femme aimée se trouvait en péril flagrant de
séduction. Les casuistes raffinés des cours d'amour préten-
dirent même que l'amour était incompatible avec le mariage.
On voit où cela menait, et l'on sait où cela mena. La chevalerie
dégénéra promptement ; elle eut des mœurs peu chastes et
n'inspira bientôt que de licencieuses poésies. Don Quichotte,
imaginé par Cervantes, pour ridiculiser les prouesses absurdes
et les amours impossibles, a immortalisé Dulcinée de Toboso.
Ce n'est là qu'une désopilante caricature; la réalité excitait
moins à rire. La chevalerie aboutit à une corruption formi-
dable; même sous la cuirasse des Templiers, elle sut introduire
ses poisons ; et si, durant les derniers siècles de notre histoire,
Louis XII lui-même, malgré son incontestable grandeur, donna
de tels scandales, si la noblesse, à l'exemple du grand roi, se
précipita dans de si affreux désordres, ehl c'est que la che-
valerie était impuissante, je ne dis pas à réhabiliter la femme,
mais même à maintenir sa réhabilitation.
Le bon sens et l'histoire disent donc que les barbares et les
chevaliers ne furent pas les artisans de la réhabilitation de la
femme. L'histoire nous révèle l'origine et les progrès de cet
admirable transformation; elle en découvre encore plus évi-
demment les causes réelles. « Avant le Christianisme, dit
encore Balmès, la femme, opprimée par la tyrannie de l'homme,
s'élevait à peine au-dessus du rang de l'esclave : sa faiblesse la
condamnait à être la victime du fort. Survint la rehgion chi*é-
tienne, qui, par ses doctrines de fraternité en Jésus-Christ et
d'égaUté devant Dieu, sans distinction de condition, ni de
sexe, détruisit le mal dans sa racine, en enseignant à l'homme
que la femme ne devait pas être son esclave, mais sa com-
pagne. Dès cet instant, l'améhoration de l'état de la femme se
CHAPITRE XL 559
fit sentir partout où se répandit le Christianisme, et la femme,
autant que le permettait la dégradation des mœurs antiques,
commença d'entrer dans une nouvelle existence. Yoilà une des
premières causes de l'amélioration du sort de la femme : cause
sensible, palpable, qu'il est facile de signaler sans supposition
gratuite, sans fausse conjecture, et dont l'évidence saute aux
yeux.
» En outre, par la sévérité de sa morale^ par la protection
éminente qu'il accorda au sentiment de la pudeur, le Catho-
licisme corrigea et purifia les mœurs ; il donna ainsi une nou-
velle grandeur à la femme, dont la dignité est incompatible
avec la corruption et la licence. Enfin le Catholicisme ou l'E-
glise catholique (remarquez que je ne dis point le Christianisme)
par la fermeté avec laquelle il étabht et conserva la monogamie
et l'indissolubihté du lien conjugal, mit un frein aux caprices
de l'homme, en concentrant ses sentiments sur une épouse
unique et inséparable. C'est ainsi que la femme passa de l'état
d'esclave à la dignité de compagne de l'homme ; cette femme,
autrefois instrument de plaisir, devint la mère de famille, en-
vironnée de la considération et du respect des enfants et des
domestiques. Ainsi fut créée dans la famille l'identité des in-
térêts ; ainsi fut garantie l'éducation des fils; ainsi fut formée
cette intimité qui, parmi nous, unit si étroitement le mari et
la femme, le père et les enfants ; le droit atroce de vie et de
mort disparut ; le père perdit même la faculté d'infliger des
punitions trop sévères ; et tout cet admirable système se trouva
consolidé par des liens puissants, mais doux, appuyé sur les
principes de la saine morale; soutenu par les mœurs, garanti,
surveillé par les lois, fortifié par la réciprocité des intérêts,
consacré du "sceau de la perpétuité , enfin rendu cher par
l'amour. Yoilà le mot de l'énigme, l'explication vraiment
saisissante. De là nous est venue l'organisation de la famille,
bien inestimable que les Européens possèdent sans l'apprécier,
sans le connaître suffisamment, sans veiller à le conserver
avec la sollicitude convenable *. »
^ Balmès, le Protestantisme, etc., ch. xxvii.
.S60 HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
Bcalmès fait observer qui! ne dit pas le Christianisme,
mais le Catholicisme ou l'Eglise catholique : cette différence
d'expression marque la décision de sa doctrine. Pour les philo-
sophes séparés, le Christianisme est une idée grande, féconde,
admirable, mais ce n'est qu'une idée ; le Fondateur du Christia-
nisme est un homme de haute et incomparable stature, mais
ce n'est qu'un homme; l'Evangile est le plus beau livre qui
soit sorti de la main des hommes, mais enfin ce n'est qu'un
ouvrage d'homme, un chef d'œuvre produit par la juxta-posi-
tion des doctrines de la Synagogue et du paganisme, des tra-
ditions de l'Egypte et des philosophies de l'Orient. Cette idée a
conquis le monde par l'attrait de sa doctrine et le concours ha-
bile de la politique ; mais les peuples ne doivent point à l'Eglise
et au Saint-Siège les bienfaits de la religion chrétienne. Les
faits vont à rencontre de ces hypothèses. Le Christianisme
complet, c'est le Catholicisme ; le Catholicisme complet, c'est
l'EgUse catholique ; le Pape et l'Eglise, cest tout un : Ubi Pe-
irus, ibi Ecclesia. Le monde a été civilisé, la famille a été con-
stituée, non point par une idée ou par un homme, mais par un
ensemble de vérités et de préceptes descendus du ciel, trans-
mis au genre humain, sur l'ordre de l'Homme-Dieu, par une
société surnaturelle et universelle, qui doit continuer jusr
qu'à la fin des siècles l'œuvre de sa parole, de ses miracles et
de son sang. Cette société, c'est l'Eglise ; elle réalise dans ses
lois et ses institutions la parole et les inspirations du divin
Maître, et elle agit, par ses prêtres et ses fidèles, sous le gou-
vernement des évêques et la principauté souveraine de la
Chaire apostolique. C'est elle, entre autres prodiges, qui a
réhabilité la femme et donné à la famille sa constitution mo-
rale : nous devons dire comment.
lY. Dans l'antiquité, la femme portait tout le fardeau des
devoirs du mariage sans pouvoir dire à son compagnon :
(( Mon ami ; » elle subissait toutes les douleurs de la maternité
sans pouvoir dire au fruit de son sein : « Mon fils ; » c'était un
être en dehors de son état naturel, condamné à la peine, au
sacrifice, à la souffrance, sans compensation d'aucune sorte.
CHAPITRE XI. 561
Voilà le point de départ de la réhabilitation nécessaire.
Cette réhabilitation, les Vicaires de Jésus-Christ l'ont accom-
plie en faisant respecter aux peuples les préceptes de l'Evan-
gile.
Déjà, dans la Synagogue, la condition de la femme était
moins cruelle que dans la gentilité. La prostitution était sévè-
rement défendue en Israël. L'adultère et la violence faite à une
jeune fiancée étaient punis de mort. Les maîtres devaient respec-
ter l'honneur des femmes esclaves comme si elles eussent été
leurs filles. L'épouse était la vraie compagne de l'homme, le
vrai chef de la famille après le mari, et, en union avec son
époux, elle était chez elle une vraie maîtresse ; elle présidait au
gouvernement intérieur de la maison, elle était respectée et
obéie. La croyance que le Messie devait naître d'une femme,
était pour toutes les femmes une bénédiction. Il est vrai que
Moïse, à cause de la dureté des cœurs, avait permis le divorce,
mais la réprobation du divorce était, chez les Juifs, un dogme
traditionnel. La personnalité civile de la femme juive n'était
pas moins sacrée que sa personnalité domestique. Son droit de
propriété, ainsi que celui de ses enfants, était garanti par les
lois. Les oracles les plus impérieux recommandaient à la cha-
rité du peuple la veuve et l'orphelin. Ainsi, vraie épouse de
l'homme, vraie mère de ses enfants, conservant toujours ses
droits, la femme juive pouvait attendre toute espèce de conso-
lation et d'appui.
Or, il fallait perfectionner encore la loi de la Synagogue et
appliquer à tous les peuples les bienfaits de cette loi de perfec-
tion.
Ce prodige de la réhabilitation de la femme, — car c'en est
un et bien grand, — la religion chrétienne l'a opéré par de
grands et magnifiques moyens ; et il ne fallait pas moins, tant
ce résultat était difficile à atteindre, et tout à la fois important
pour la sanctification des âmes et la civilisation de la société.
Ces moyens ont été : i° les doctrines de Jésus-Christ et des
Apôtres touchant la femme et le mariage ; 2° le dogme de l'In-
carnation et de la Maternité divine de Marie ; 3° le mystère de
iv. 36
o(i'2 HISTOIRE DE LA PAPATTÉ.
runioii de Jésus-Christ et de l'Eglise ; ¥ le sacrement de ma-
riage ; 5° l'esprit de TEvangile.
Un jour les pharisiens s'approchent de Jésus-Christ, non pour
s'éclairer, mais pour le tenter : « Est-il permis, dirent-ils, oui
ou non, à l'homme de renvoyer sa femme, comme et quand il
lui plaît, pour quelque cause ou prétexte que ce soit*. » Le Sau-
veur, sans s'arrêter aux intentions des tentateurs, prend de là
occasion de promulguer la loi parfaite du mariage, et, les
rappelant aux traditions antiques : « N'avez-vous pas lu dans
l'Ecriture, répond-il, que Celui qui fit l'homme au commence-
ment, les fit mâle et femelle, et que, par l'organe d'Adam,
son prophète, il dit : A cause de cela, l'homme quittera son
père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils seront deux
dans une seule chair. Ainsi l'homme et la femme ne sont pas
deux, mais une seule chair. Donc, ce que Dieu a uni, que
l'homme se garde de le séparer ^ » Ainsi la doctrine chrétienne
pour la réforme du mariage et l'organisation de la famille est
très-simple : Un seul avec une seule et pour toujours. Point
d'inégalité, point de polygamie ni de divorce, point de licence
ni de prostitution , mais unité, fixité, indissolubilité. Saint
Pierre et saint Paul, dans leurs immortelles épîtres, reviennent
fréquemment sur ces doctrines si pures, si saintes, si sublimes
et préludent ainsi aux innombrables traités des Pères de
l'Eglise, sur les vierges, les épouses et les veuves, contre l'hor-
rible législation de l'asservissement et de la dégradation de la
femme. Ces quelques paroles changent toutes les idées, toutes
les lois, toutes les mœurs que le paganisme, d'accord avec la
philosophie, avait fait prévaloir contre la femme.
Le mariage chrétien, bien qu'inférieur à la virginité, n'en est
pas moins un état saint, parce que c'est une alliance formée
par la main de Dieu ; un état pur, dont le lien est un amour
surnaturel; un état moral, en tant que remède contre la con-
cupiscence de la chair ; un état de paix, les époux devant sup-
porter réciproquement leurs infirmités ; un état d'égalité par
les droits, par l'échange mutuel que les époux y font de leur
< Matlh., XIV. — ^ Ibid.
CHAPITRE XI. ,H63
personne ; un état de liberté, chacun des époux, après la mort
du conjoint, pouvant contracter de nouveaux engagements;
enfin un état de bonheur, à cause du dévouement qui leur est
prescrit et par lequel ils sont l'un à l'autre, non pas à eux-
mêmes. Et par toutes ces qualités du mariage chrétien, voilà le
sensualisme chassé du lit nuptial, la vie des enfants assurée,
l'unité et l'indissolubilité du mariage bien établies, le despo-
tisme du mari brisé, l'épouse, devenue personne juridique et
maîtresse de la famille, jouissant de toute la liberté, de toute
la dignité auxquelles elle a droit d'après Tinstitution du ma-
riage. D'emblée, la femm.e est relevée de Tantique état de servi-
tude et d'abjection.
Le mystère de l'Incarnation présente, à l'esprit de tous les
chrétiens, Marie, fille du Père, mère du Fils, épouse du Saint-
Esprit ; une femme vierge et mère en même temps, remplie de
la plénitude de la grâce et de la vertu de Dieu, unie et as-
sociée à Dieu de la manière la plus intime, la plus noble et la
plus parfaite ; une femme mère du Créateur et par cela même
exaltée au-dessus de tous les anges, de tous les saints, de tous
les êtres créés, ne connaissant rien au-dessus d'elle, à l'excep-
tion du Dieu qui l'a formée et élevée au plus haut degré de
grandeur qu'une créature puisse atteindre ; une femme, la do-
minatrice de Satan, la triomphatrice du péché, la joie du ciel,
les délices de la terre, la terreur de fenfer, les délices de tout
l'univers ; une femme, la mère du bon secours, la médiatrice
du pardon, et, après Jésus-Christ, qui en est la source, le canal
de toute grâce, de toute espérance, de tout mérite et de toute
consolation. En un mot, le mystère de l'hicarnation nous parle
toujours d'une femme que le Fils de Dieu s'est associée pour
racheter le monde, pour sauver le monde, et du salut du
monde, que le Fils de Dieu a accompli par le consentement, la
vertu et la coopération d'une femme.
« Dès lors, dit le P. Ventura, la grandeur unique, si éton-
nante, si incalculable et si incompréhensible que le mystère de
l'Incarnation révèle en Marie, rejaillit sur la femme. Dans l'é-
conomie du mystère de Flncarnation, la Vie est sortie du sexe
•;Gi HISTOIRE DE LA PAPAUTi^,.
même qui avait introduit la mort; le sexe qui, dans la pre-
mière femme, ayant conçu le péché dans son cœur, avait fait
la ruine du monde, est devenu le saliit du monde dans la
Femme par î:xcellence, dans la femme parfaite qui a conçu,
dans son sein virginal, la grâce et la sainteté. Le sexe
qu'Eve avait, d'une manière toute particulière, assujéti au
serpent, a été changé par Marie en triomphateur du ser-
pent, et a réparé, a eflacé, dans la personne de Marie, tout
le mal qu'il avait fait à l'humanité dans la personne d'Eve.
Le sexe, si humilié par Eve, se trouve exalté au-dessus
de toute idée par Marie. La Bénie entre toutes les fejimes
en est l'honneur et la gloire. Il était donc impossible que
la femme continuât à être regardée comme un être impur et
malfaisant parmi les peuples croyant au mystère de l'Incarna-
tion, c'est-à-dire au mystère du Dieu-Sauveur, conçu par une
femme et né d'une femme. Il était impossible que le mystère
de la femme Mère de Dieu ne reflétât pas quelque chose de
sa magnificence et de sa splendeur sur la femme mère de
l'homme, sur la femme en général, et ne lui conciliât pas le
respect et la vénération des peuples croyant en Jésus-
Christ*. ))
Le mystère de l'Eglise n'a pas moins contribué à la réhabi-
litation de la femme. Saint Paul, dans son épitre aux Ephé-
siens, s'en exprime ainsi : « Que les femmes soient soumises
à leur mari comme au Seigneur, parce que l'homme est le chef
de la femme, comme Jésus-Christ est le chef et le sauveur de
l'Eglise, qui est son corps. Comme donc l'Eglise est soumise à
Jésus-Christ, ainsi les femmes doivent être, en toutes choses,
soumises à leur époux. Maris , aimez vos femmes comme
Jésus-Christ a aimé l'Eglise et s'est donné lui-même pour elle,
pour la sanctifier, la purifiant par le lavage de l'eau, uni à la
parole delà vie, afin qu'elle parût devant lui glorieuse, sans
tache, ni ride, ni rien de désagréable ; mais qu'elle fût sainte
et immaculée. Ainsi les maris doivent aimer leurs femmes
comme leurs propres corps. Qui aime sa femme s'aime lui-
^ La Femme catholique, t. I", p. 119.
CHAPITRE XI. a65
même, car mil jamais n'a haï sa chair, mais il la nourrit et la
soigne ; c'est aussi ce que Jésus-Christ fait à l'égard de l'Eglise,
car nous autres (qui formons l'Eghse) sommes les membres de
son corps, de sa chair et de ses os. C'est pourquoi il est dit que
l'homme laissera son père et sa mère, et s'attachera à sa
femme, et qu'ils seront deux en une seule chair. Ce sacrement
est grand; je dis dans Jésus-Christ et dans l'Eglise. Que chacun
de vous donc aime sa femme comme lui-même et que la femme
ait une crainte révérentielle pour son époux*. »
Dieu avait formé la première femme, non de la tête de
l'homme, afin que la femme ne se crût pas supérieure à
l'homme, non de ses pieds, afin que l'homme ne se crût pas
autorisé à mépriser la femme, mais de son côté, afin que l'on
sût que la femme est la compagne de l'homme, son égale,
formée de la même chair, et qu'il doit par conséquent l'aimer
comme il s'aime lui-même. Ce passage de saint Paul nous "ap-
prend que, lorsque Dieu forma ainsi la première femme, d'une
côte de l'homme endormi au pied d'un arbre, il eut devant les
yeux l'Eglise devant naître un jour du côté de Jésus -Christ
endormi sur la croix. Ce n'est pas le mariage qui est le type de
l'union de Jésus-Christ avec son Eglise, c'est cette union qui
est le type du mariage, de ses conditions, de sa dignité et de la
grandeur de la femme. Pour un croyant, quelle idée inspire, de
l'épouse, cet admirable symbolisme !
De plus, le mariage est élevé, dans l'Eglise, à la dignité de
sacrement. Par suite, la société entière est consacrée à Dieu
dans la famille, et la famille dans les époux, et les époux en
Jésus-Christ et en Dieu, dont ils sont les ministres et les coopé-
rateurs. Djins toutes les nations, l'excellence du mariage est
dans la génération des enfants et la chasteté des époux. Au sein
du peuple chrétien, le mariage est plus excellent encore, parce
qu'il est le signe sensible d'une grâce sanctifiante, une sorte
d'incarnation de grâce dans la nature. Mais qu'on écoute
ïertullien : « Je trouverai difficilement, dit-il, des paroles qui
expriment bien toute l'excellence du mariage chrétien. L'E-
< Ephés.j V.
.NHO HISTOIHF f>K LA PAPAUTÉ.
glisc en forme le nœud; Toffrande de l'aiigusle sacrifice le
confirme ; la bénédiction du prêtre y met le sceau ; les anges en
sont les témoins ; le Père céleste le ratifie. Et quelle alliance
que celle de deux époux chrétiens, réunis dans une môme
espérance, dans un même vœu, dans une même règle de con-
duite, dans la même dépendance I Ils ne forment véritablement
qu'une même chair, qu'anime une seule âme. Ensemble ils
prient, ensemble ils se livrent aux saints exercices de la péni-
tence et de la religion. L'exemple de leur vie est une instruction,
une exhortation, un support mutuel. Vous les voyez de com-
pagnie à l'église et à la table du Seigneur. Tout est commun
entre eux, les solUcitudes, les persécutions, les joies et les
plaisirs. Nul secret, confiance égale, empressements réci-
proques ; ils n'ont pas à se cacher l'un de l'autre pour visiter
les malades, assister les indigents, répandre leurs largesses,
offrir le sacrifice, vaquer assidûment à tous les devoirs, sans
réserve, sans contrainte. Rien ne les oblige à dissimuler ni le
signe de la croix, ni l'action de grâce. Leurs bouches, libres
comme leurs cœurs, font retentir ensemble les pieux cantiques.
Point d'autre jalousie que celle de servir mieux le Seigneur.
Tels sont les mariages qui font la joie de Jésus-Christ, ceux à
qui il donne sa paix. Il n'est point permis, il n'est point utile
aux chrétiens de se marier autrement. »
Tel était, dès les premiers siècles du Christianisme, tel est
encore aujourd'hui le bonheur des époux unis sous le sceau du
sacrement.
Le mariage, outre l'augmentation de grâce qui est son
objet propre , confère aux époux qui n'y mettent pas obs-
tacle d'autres grâces actuelles, dont le secours les aide à sup-
porter facilement toutes les charges du mariage. En sanctifiant
les époux, le sacrement élève, perfectionne et affermit leur
amour mutuel ; et cet amour surnaturel, qui diminue le poids
des obligations, rend les tribulations méritoires, prévient les
ennuis, fait enfin le bonheur du mariage. Dans ces conditions,
la réhabilitation de la femme n'est plus une question à dis-
cuter.
CHAPITRE XI. r>Cu
En dernier lieu, le catholicisme a relevé la femme par son
esprit. L'esprit catholique est un esprit d'égalité et de liberté :
esprit d'égalité, entant que tous les chrétiens, quels que soient
leur patrie, leur sexe et leur condition, sont égaux devant
Dieu ; esprit de liberté, en tant que tout vrai chrétien est, par
Jésus-Christ et avec le secours de sa grâce, délivré du joug du
péché, des passions et de la mort. Pour la femme, en particu-
lier, c'est de cette égalité des époux, devant Dieu, proclamée
par les doctrines du Christianisme, que découlèrent l'inviola-
bilité de sa personne et tous ses droits civils, qui figurent en
première ligne dans les codes chrétiens. Quant à la liberté
chrétienne, qui fait du pouvoir un dévouement et assure l'in-
nocence de la vie, elle fait disparaître du mariage, d'un côté,
la force, de l'autre, la crainte ; elle lie la femme à l'homme
par le sentiment libre d'un mutuel amour ; par cela même,
l'union conjugale est une société libre, marchant, à l'ombre de
la liberté et de l'affection, à son but, qui est la perfection et le
bonheur des êtres qui la composent.
Ainsi se consomme, dans l'Eglise, la réhabilitation de la
femme!
V. Comment les Papes ont-ils concouru efficacement à ce
grand œuvre de réhabilitation ?
La doctrine catholique sur le mariage est très-claire, mais la
doctrine serait demeurée impuissante, si l'Eglise ne s'était
chargée d'en faire l'application, et si le Saint-Siège n'avait sou-
tenu cette entreprise avec une inébranlable fermeté. Les pas-
sions humaines se soulèvent volontiers contre l'unité, l'indisso-
lubilité et la sainteté du mariage ; elles auraient indubitable-
ment foulé aux pieds une doctrine si rigoureuse, si elles
n'avaient rencontré une barrière qui ne laissait pas même en-
trevoir la plus lointaine espérance de triomphe. Pour mainte-
nir ces principes salutaires, l'Eglise luttera, pendant plusieurs
siècles, contre les plus féroces passions. Ni promesses, ni
menaces ne pourront ébranler Rome ; rien n'est capable d'ob-
tenir la moindre concession contraire à l'enseignement du
divin Maître. Par les solennités delà hturgie, par l'introduction
.SOS HISTOIRK DF. I.A PATArTÉ.
(le coutumes chrétiennes, par les canons sur les fiançailles, par
la loi canonique des empêchements dirimants ou prohibitifs,
l'Eglise a couvert d'un voile les secrets de la pudeur, elle a sou-
mis au frein des mœurs la passion la plus impétueuse et fait
rentrer dans les abîmes souterrains le torrent du sensualisme,
qui eût emporté infailliblement la civilisation européenne.
Les écrivains passionnés fouillent dans les annales de l'his-
toire ecclésiastique pour y trouver des différends entre les
Papes et les rois, et reprocher, à la cour de Rome, son intolé-
rance obstinée en ce qui touche la sainteté. Si l'esprit de parti
ne les aveuglait pas, ils comprendraient que si cette intolé-
rance et cette obstination s'étaient relâchées un seul instant, si
le Pontife de Rome avait reculé d'un pas devant les passions,
ce premier pas une fois fait, une pente rapide entraînait, pré-
cipitait au fond de l'abîme les censeurs hargneux de la sainte
Eglise ; ils admireraient l'esprit de vérité^ de conviction pro-
fonde, de foi vive dont est animée la Chaire apostolique. Nulle
considération, nulle crainte n'a pu la faire taire, lorsqu'il s'est
agi de rappeler à tous, particulièrement aux potentats, ce
commandement : « Ils seront deux dans une seule chair;
l'homme ne séparera pas ce que Dieu a uni. » En se montrant
inflexibles sur ce point, au risque de la colère des rois, non-
seulement les Papes ont rempli le devoir sacré que leur impo-
sait le caractère de chefs de l'Eglise, mais ils ont accompli un
chef d'œuvre de politique et contribué singulièrement au bon-
heur des peuples. « Car, dit Voltaire, les mariages des princes
font dans l'Europe le destin des peuples; et jamais il n'y a eu
de cour livrée à la débauche, sans qu'il n'y ait eu des révolu-
tions et même des séditions *. »
« Jamais, dit à son tour lé comte de Maistre, les Papes ne
rendirent de service plus signalé au monde que celui de répri-
mer chez les princes, par l'autorité des censures ecclésiastiques,
les accès d'une passion terrible, même chez les hommes doux,
mais qui n'a plus de nom chez les hommes violents, et qui se
< Voltaire, Essai sur l'histoire générale, chap. ci et en, p. 518 et 520 du
tome III, ancienne édition.
CHAPITHK XI. r)69
jouera constamment des plus saintes lois du mariage, partout
où elle sera à l'aise. L'amour, lorsqu'il n'est pas apprivoisé
jusqu'à un certain point par une extrême civilisation, est un
animal féroce, capable des plus horribles excès. Si l'on ne veut
pas qu'il dévore tout, il faut qu'il soit enchaîné, et il ne peut
l'être que par la terreur ; mais que fera-t-on craindre à celui
qui ne craint rien sur la terre ? La sainteté des mariages, base
sacrée du bonheur public, est surtout de la plus haute impor-
tance dans les familles royales, où les désordres d'un certain
genre ont des suites incalculables, dont on est bien éloigné de
se douter. Si, dans la jeunesse des nations septentrionales, les
Papes n'avaient pas eu le moyen d'épouvanter les passions
souveraines, les princes, de caprices en caprices et d'abus en
abus, auraient fini par établir la loi du divorce, et peut-être
la polygamie ; et ce désordre se répétant, comme il arrive tou-
jours, jusque dans les dernières classes de la société, aucun œil
ne saurait plus apercevoir les bornes où se serait arrêté un
tel débordement ^ »
On ne saurait mieux dire. Cette action des Papes aux temps
barbares et pendant tout le moyen âge, action juste en elle-
même, se justifie encore mieux par les circonstances et par la
raison. L'extrême civilisation apprivoise les passions : en les
rendant plus abjectes, plus ingénieuses à corrompre et à se
satisfaire, elle leur ôte au moins cette férocité qui distingue la
barbarie. Devant les impétueuses passions des barbares, il fal-
lait un remède prompt, une résolution énergique. L'Evangile,
qui doit sans cesse transformer l'homme, a donc déployé ses
forces surtout pendant la jeunesse des nations ; mais toute la
puissance de l'EgUse n'eût eu qu'une moindre efficacité, si elle
n'eût été concentrée sur la tête des Souverains-Pontifes. Le
prêtre, sujet d'un roi, n'a pas toujours le caractère nécessaire
pour lui résister ; il n'a jamais la force suffisante pour le con-
tenir. La Providence peut susciter un saint Ambroise, un saint
Se vérin, un saint Colomban, un saint Jean Népomucène ; mais
dans le cours ordinaire des choses, le bon exemple et les
^ Dq Maistre, du Pape, liv. Il, ch. vu, p. 196.
;)/0 îriJ^TOlHF 1>K LA PAI'AITI^.
roinontrances respectueuses sont tout ce qu'on doit attendre
d'un prêtre. Le prince, infidèle à la loi du devoir, peut d'ailleurs
accabler un évêque de vexations, le faire taire par crainte ou
promesse, extorquer les votes d'un concile particulier, se faire
un parti par les menaces ou l'intrigue. Mais^ dans le lointain,
qu'apparaisse le faîte du Vatican : cette vision terrassante suf-
fira pour anéantir toutes les espérances de la lubricité. Enfin,
pour défendre l'intégrité du mariage, pour défendre les
princes eux-mêmes contre leurs faiblesses, les Papes furent
choisis : ils ont tout fait pour la gloire, pour la dignité, pour
la conservation des races souveraines. Quelle autre puissance
pouvait se douter de l'importance des lois du mariage sur les
trônes surtout, et quelle autre puissance pouvait les faire ob-
server surtout sur les trônes. Notre siècle grossier n'a pas tou-
jours su s'élever à l'intelligence de ces mystères.
Ces observations suffiraient pour venger les Papes des ca-
lomnies de leurs misérables détracteurs, elles acquièrent plus
de valeur encore si, de l'ordre politique, vous les étendez à
l'ordre social.
Qu'on ouvre l'histoire du moyen âge, où se peint avec tant de
violence l'homme s'efTorçant de briser les hens que la civilisa-
tion veut lui imposer ; qu'on se rappelle que l'Eglise dut faire
une garde incessante, non-seulement pour empêcher la rupture
des liens du mariage, mais pour préserver du rapt les vierges
consacrées au Seigneur. Que serait-il arrivé si ces rois barbares,
mal déguisés sons la splendeur de la pourpre, si ces fiers sei-
gneurs fortifiés dans leurs châteaux et environnés de vassaux
timides, n'avaient trouvé une digue dans l'autorité de l'Eglise ;
si, au premier regard jeté sur une beauté nouvelle, à la pre-
mière ardeur qui se serait éveillée dans leur âme et aurait
inspiré le dégoût de l'épouse légitime, ils n'avaient rencontré
le souvenir toujours présent d'une autorité inflexible? On
verra clairement que si les Papes ne s'étaient opposés, comme
un mur d'airain, au débordement de la sensualité, les palais
des princes et les châteaux des seigneurs n'auraient pas tardé
à avoir leur sérail ou leur harem. Que se serait-il passé dans
r.HAPrjIiE XI. rû\
les régions inférieures, surtout parmi les hommes affranchis
du servage, libre de s'abandonner à toutes les fureurs de leurs
passions? Ces hommes auraient suivi l'exemple et exagéré
encore ses licences. Le monde eût vu se multiplier les obstacles
à la civilisation et la femme européenne serait restée dans
l'état d'abjection où se trouve encore aujourd'hui la femme
musulmane. Certaines gens, il est vrai, prétendent expliquer
la monogamie ou la polygamie par la seule raison des climats.
Mais les chrétiens et les mahométans se sont trouvés longtemps
ensemble sous le même ciel; leurs religions respectives ont
été établies, par l'effet de maintes vicissitudes, tantôt sous des
chmats rigoureux, tantôt sous des régions tempérées; et ce-
pendant on n'a point vu leur religion s'accommoder au climat,
mais le climat contraint de s'accommoder aux religions. Expli-
quer par la transparence de l'air et les variations atmosphé-
riques des excès qu'exphque trop bien l'affinité de l'erreur pour
les choses honteuses, c'est faire mentir l'histoire et déroger à
la philosophie.
Les peuples européens doivent donc une reconnaissance éter-
nelle à la Papauté, qui leur a conservé la monogamie, l'une
des causes, sans aucun doute, qui ont le plus contribué à la
bonne organisation de la famille et à l'ennoblissement de la
femme. Quelle serait aujourd'hui la situation de l'Europe, de
quelle considération y jouirait la femme, si l'Eglise avait laissé
passer l'hérésie de Vigilance ou si Luther avait pu se faire en-
tendre des barbares? Dans son Commentaire su?' la Genèse,
Luther dit : « Quant à la question de savoir si plusieurs
femmes sont permises, l'autorité des patriarches nous laisse
dans une complète liberté. » Toutefois, par affectation de
pudeur et habileté diplomatique, il se réfugie dans une équi-
voque, déclare que la polygamie n'est ni permise ni prohibée et
conclut qu'il ne décide rien. Sur la consultation de Philippe de
liesse, Luther, mentant à l'Evangile et à sa conscience, ose
écrire : « Je reconnais, en vérité, que si quelqu'un veut épouser
plusieurs femmes en même temps, je n'ai pas le droit de l'en
empêcher, attendu que cela n'est pas défendu par les Livres
575 HISTOIRK IiK LA PAPAITÉ.
saints. » Plus tard, il écrit au chancelier du duc de Saxe-
AVeimar, qui voulait, à son tour, prendre une seconde femme :
(( Il m'est impossible, en vertu de l'Ecriture sainte, de défendre
à qui que ce soit de prendre plusieurs femmes en même temps.
Mais je ne voudrais pas être le premier à introduire cette
louable coutume parmi les chrétiens. » Carlostadt était plus
explicite : « Point de scrupules, s'écrie-t-il. Soyons bigames,
trigames; ayons autant de femmes que nous pourrons en
nourrir. Croissez et multipUez : entends-tu Luther ? Laisse donc
s'accomplir l'ordre du ciel. » Bucer, qu'on dit rigoriste, publia
même une défense de la polygamie : « Il est évident, dit-il,
qu'il existe des hommes pour qui la polygamie est un besoin
naturel. Il ne manque pas d'ailleurs d'exemples d'empereurs et
de rois qui, non-seulement ont épousé plusieurs femmes, mais
y ont ajouté des concubines, avant que la tyrannie papale se
fût avisée de se mêler de la conduite de nos princes ^ » La ty-
rannie papale vient à propos sous la plume éhontée qui
préconise, à l'usage de l'homme, les mœurs des animaux,
et même des mœurs pires, car l'animal suit l'instinct et le sa-
tisfait sans passion. Un cœ.ur honnête ne peut supporter sans
dégoût ces lâches paroles. Toutefois il ne faut pas y voir seu-
lement un écho de la frénésie des sens : c'est la conséquence
logique des principes protestants. Tous les docteurs du pro-
testantisme croient à l'iudomptabilité de la chair. Avec ce
principe monstrueux, il faut, non-seulement nier le célibat,
mais l'unité et l'indissolubilité du mariage; il faut proclamer
le divorce et la polygamie. On pourra même trouver, dans les
livres de physiologie médicale, des phénomènes propres à
autoriser toutes les turpitudes. Eh quoi ! l'homme n'est qu'un
chien doué de raison et sa raison ne doit aboutir qu'à le per-
fectionner, j'allais dire plonger, mais il faut choisir ses termes,
dans la chiennerie.
^ Ces citations curieuses se trouvent avec beaucoup d'autres dans Bos-
suct, HisU des variations, t. I"; Theiner, la Suède et le Saint-Siège, t. I*',
p. 209; Nicolas, du Protestantisme et de toutes les Hérésies dans leur rapport
CHAPITRE Xt. 573
L'Europe aurait été bien malheureuse si ces abominables
doctrines avaient pu prévaloir, et si le scandale du landgrave
de Hesse n'était pas resté l'exemple unique de la lâcheté luthé-
rienne ; comment des peuples barbares et corrompus auraient-
ils été contenus par la foi vacillante, par l'incertitude forcée et
la condescendance coupable des docteurs de Wittemberg? Les
exigences du duc de Hesse suffisent pour faire trembler :
comment une lutte qui devait durer des siècles aurait-elle été
soutenue par des polissons qui fléchirent à la. première de-
mande et qui capitulèrent avant de combattre ?
A côté de la monogamie, on peut dire qu'il n'y a rien de plus
important que l'indissolubilité du mariage. L'Eglise n'a pas
davantage fléchi sur ce point. Cela ne t'est pas permis, disaient
les Papes, avec une courageuse fermeté, non-seulement aux
humbles, mais surtout aux puissants de la terre, quand ceux-ci,
se targuant de leur pouvoir et entraînés par le feu de la con-
cupiscence, souillaient leurs mains par le crime du divorce et
foulaient aux pieds les lois canoniques du mariage.
« Cela ne vous est pas permis, dirent plusieurs Papes aux
rois francs Gontran, Caribert, Sigebert, Chilpéric et Dagobert,
qui ne respectaient pas la loi chrétienne. » Ces princes, dit
Voltaire, l'un des docteurs les plus effrontés de la luxure,
avaient eu plusieurs femmes à la fois, sans qu'on en eût mur-
muré, et, si c'était un scandale, il était sans trouble. Le fait
prouve combien de si faibles princes avaient besoin de la ré-
pression pontificale. Qu'on eût laissé faire ces princes in-
domptés, et l'on eût vu bientôt les mœurs des païens.
Cela ne fest point permis, dit le pape Nicolas, mort en 867,
au roi Lothaire, quand ce prince répudia son épouse légitime
et qu'avec l'aide de quelques prêtres mercenaires il épousa
Waldrade. x\nimé d'une sainte ardeur pour le maintien de
l'honnêteté de la vie conjugale, le Pape prononça, dans une
encyclique, la déposition des archevêques de Trêves et de
Cologne, qui avaient contribué à l'action criminelle de Lothaire,
avec le Socialisme) t. II, liv. II, ch. m, p. 337 ; Audin, Hist. de Luther, t. III,
passim ; Ventura, la Femme catholique, t. I", p. 149 et suiv.
574 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
et il menaça de ranathème quiconque oserait méconnaître
ses décrets pour la conservation de la discipline et de la
morale ^ Adrien, le successeur de Nicolas, montra la môme
fermeté à Tégard de Lothaire. Ce monarque s'étant rendu lui-
même à Rome, le Pape lui fit adresser ces paroles : Si tu
reviens de la mauvaise voie dans laquelle tu es engagé et si
tu reprends l'épouse que tu as répudiée^, je t'admettrai en
ma présence ; sinon, n'attends de moi que châtiment et péni-
tence.
Cela ne fest point permis, cria le pape Grégoire V, mort
en 999, au roi Robert, quand il se fut uni à Bertlie, malgré
les lois de l'Eglise. L'archevêque de Tours, qui avait favorisé
la passion du roi et consacré le mariage illégitime, fut déposé
et frappé d'anathème ; le roi lui-même fut ramené par l'inter-
vention du Pape à l'observation des lois de la morale'. Si
l'empereur Henri n'a pas répudié son épouse, s'il n'a point
profané la majesté du trône par cette action coupable, on le
doit uniquement à la sage médiation du pape Alexandre II,
qui sut empêcher par son légat Damien le dessein de l'em-
pereur*.
Cela ne t'est point permis. Ces paroles furent encore
adressées par le Pape au roi Philippe de France, quand ce
prince, séduit par les charmes de Bertrade, épouse du comte
Foulques d'Anjou, répudia Berthe, sa femme légitime, pour
s'unir à Bertrade. Le pape Urbain II cita le roi devant le
concile de Plaisance, le menaça de l'excommunication, et le
détermina à renoncer à un double adultère. C'est encore par
l'intervention d'Innocent III que le roi de France Philippe II
fut ramené de l'adultère et qu'il dut reprendre Ingeburge,
sa femme légitime'. La môme fermeté ^ la môme sévérité
inexorable fut déployée par le Saint-Siège pour défendre la
sainteté de l'union conjugale, à rencontre des rois d'Aragon,
^ Hardouin, I, c. 571, seq. — ^ Bercastel, I, c. 96, seq. — ' Baron., ad ann.
998; Hard., I, c. 758. — '' Baron., ad ann. 1068; Hard., I, c. 4161, seq. —
5 Natal. Alex., xiii, 431; Hard., I, c. 1745, etc. — ^ Spond., ad ann. 1213j
Hard., I, c. 1919, etc.
CHAPITRE XI. 575
Pierre et Jacques P'', qui, dans une aveugle passion, foulaient
aux pieds les lois de la morale en répudiant leurs épouses les
unes après les autres \
Cela ne fest point pernais. Cette défense du pape Clé-
ment YII retentit aussi à l'oreille du roi d'Angleterre Henri VIII,
quand, après dix-sept années d'une heureuse union, bénie
par la naissance de cinq enfants, il répudia sa femme Cathe-
rine d'Aragon pour épouser Anne de Boleyn, la fille d'honneur
de la reine. Cela ne fest point permis, répéta le Saint-Père
au voluptueux Henri. Mais celui-ci^, déjà plongé dans tous les
excès de la débauche et de la cruauté, opposa un insolent
dédain aux avertissements charitables du chef de l'Eglise,
repoussa la main paternelle qui voulait le détourner d'un
outrage aux moeurs, proclama sa révolte contre le Saint-
Siège, prit successivement six femmes, qu'il répudia l'une
après l'autre et dont deux furent décapitées par son ordre ;
enfm se sépara violemment, lui et son peuple, de l'Eglise
catholique. Le cœur du Pape saigna de la perte de l'Angle-
terre, cette précieuse perle de l'Eglise ; mais l'intérêt de la
morale l'emporta dans son esprit. Il persista à dire au roi :
« Cela ne t'est point permis. » Le Pape perdit l'Angleterre, mais
il sauva la sainteté du mariage chrétien.
Certains esprits, rejetant la doctrine de l'Egiise, estiment
utile, en certains cas, de permettre le divorce, de dissoudre le
lien conjugal et de permettre de nouvelles noces. Toutefois, à
leurs yeux, le divorce n'est qu'un remède, remède dangereux,
dont le législateur se sert à regret, et seulement par égard
pour la malignité ou l'infirmité de notre nature. Ces esprits
comprennent qu'un grand nombre de divorces amèneraient
les maux les plus funestes, et que, pour prévenir ces maux,
les lois civiles, dans les pays où le divorce est permis, doivent
entourer cette permission de toutes les précautions imagi-
nables ; comment ces esprits ne m'accorderont- t-il pas que la
manière la plus efficace de prévenir la corruption des mœurs,
de garantir la tranquillité de la famille, d'arrêter ce torrent de
1 Baron., ad ann. 1212, 1229, 1216, etc.
576 lIIStOîRR DF. LA PAPATTÉ.
maux prêt à inonder la société, c'est de proclamer l'indisso-
lubilité du mariage, comme principe moral, de lui donner
pour fondement des motifs qui exercent un puissant ascendant
sur le cœur, et de tenir constamment en bride les passions
toujours prêtes à glisser sur une pente rapide.
De braves gens adoptent ces maximes. Mais, disent-ils,
pourquoi voulez-vous enchaîner l'un à l'autre deux êtres qui
n'éprouvent l'un pour l'autre que du dégoût et de la haine.
Aux justes exigences de la faiblesse ne vaudrait-il pas mieux
répondre par lïndulgence? — C'est une exagération de dire
que l'indissolubilité réduit à une extrémité désespérante les
époux malheureux. Il est tel cas ou la prudence demande que
les conjoints se séparent; et alors ni les doctrines ni les pra-
tiques de l'Eglise ne s'opposent à cette séparation. Lé nœud
conjugal n'est pas dissous, mais la séparation suffit pour
épargner, à des époux qui s'abhorrent, le tourment de vivre
sous le même toit.
Fort bien dira-t-on ; la séparation dispense les époux de
vivre ensemble; mais en leur défendant de convoler à de
nouvelles noces, vous les livrez aux tourments d'une passion
que leur cœ.ur recèle peut-être et qui a pu causer le malheur
de leur première union. — Cette rigueur, qui semble excessive,
n'est qu'une sévérité nécessaire ; cette conduite, loin de mériter
le reproche de cruauté, se trouve être pour l'homme une
garantie de repos et de bien-être.
Dans le traitement des passions, deux systèmes se pré-
sentent : l'un est la condescendance ; l'autre , la résistance.
Dans le premier de ces systèmes, on recule devant les pas-
sions à mesure qu'elles avancent; on ne leur oppose jamais un
obstacle invincible, jamais on ne les laisse sans espoir. Dans le
second système, on oppose aux passions un mur de bronze ;
en vain les passions viennent s'y heurter, il ne leur est laissé
aucune espérance de transaction. Le second système paraît
plus cruel, dans la réalité, il est plus doux, parce qu'il use les
passions par la résistance et ne les leurre jamais de vaines
promesses, Le premier système, en apparence moins rigou-
CHAPfTRE Xt. 577
reux, est, dans la réalité plus dur, parce qu'il laisse les
passions se livrer à leurs ardeurs solitaires, et doit, en défi-
nitive, leur refuser toute satisfaction. Les promesses sont déce-
vantes et rendent plus pénibles les sacrifices.
Dans le mariage, l'Evangile procède par la répression abso-
lue. Le catholicisme ne permet pas même un désir ; il déclare
coupable un seul regard accompagné d'une pensée impure.
Pourquoi cette sévérité? Par une double raison : à cause de la
moralité intrinsèque de la prohibition et parce qu'il est profon-
dément sage d'étouffer le mal dès son origine. Il est plus
facile d'empêcher l'homme de se complaire dans de mauvais
désirs, que de l'empêcher de les satisfaire, une fois qu'il leur a
donné accès dans son cœur.
Mesure d'autant plus sage que le mariage, en assignant à la
passion un objet légitime, ne tarit pas cependant la source
des agitations du cœur. « La passion affadit, la beauté se
fane, les illusions se dissipent, le charme disparait, dit Balmès.
L'homme, en présence d'une réalité qui est loin des rêves
auxquels se livrait une imagination de feu, sent naître dans
son cœur des désirs nouveaux : fatigué d'un bien qu'il possède,
il nourrit des illusions nouvelles ; il cherche, d'un autre côté, la
félicité idéale qu'il croyait avoir trouvée, il fuit une réalité qui
a trompé ses plus belles espérances.
» Lâchez alors la bride aux passions de l'homme ; permettez-
lui d'entretenir le moins du monde l'illusion qu'il peut cher-
cher le bonheur dans de nouveaux liens ; laissez-lui croire qu'il
n'est pas attaché pour toujours à la compagne de sa vie : vous
verrez que le dégoût s'emparera de lui plus promptement ; la
discorde sera plus vive, plus éclatante ; les liens commenceront
à s'user à peine formés, et se rompront au premier choc. Pro-
clamez au contraire une loi qui n'excepte ni pauvres, ni riches,
ni faibles, ni rois, ni sujets, qui ne tienne compte d'aucune
différence de situation, de caractère, de santé, d'aucun de ces
innombrables motifs qui, au gré des passions et surtout chez
les hommes puissants, se changent si facilement en prétextes ;
proclamez que cette loi est descendue du ciel ; montrez un
IV. 37
578 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
sceau divin sur le nœud du mariage ; dites hautement, aux
passions qui murmurent, qu'elles n'ont d'autre voie que l'im-
moralité ; que le pouvoir chargé de la conservation des lois
divines ne se pliera jamais à des condescendances coupables et
que la faute ne restera jamais sans remords : vous verrez les
passions se calmer, se résigner; la loi s'étendre, s'affermir,
prendre racine dans les mœurs ; vous aurez assuré pour tou-
jours le bon ordre et la tranquillité des familles ; la société
vous devra un immense bienfait*. » Or, en défendant la loi de
l'indissolubiUté, c'est précisément ce qu'a fait la Chaire apos-
tolique.
A la défense de l'unité et de l'indissolubilité du mariage, le
Saint-Siège a joint la défense du caractère sacramentel de
cette union.
Entraînés par la haine contre l'Eglise romaine et excités par
la fureur d'innover en tout, les protestants crurent avoir fait
une grande réforme en sécularisant le mariage, par opposi-
tion à la doctrine catholique, qui le déclarait un véritable sacre-
ment. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans une controverse
dogmatique sur cette question; il suffira d'observer qu'en
dépouillant le mariage du sceau divin d'un sacrement, le pro-
testantisme se montra peu connaisseur du cœur de l'homme.
Présenter le mariage, non comme un simple contrat civil,
mais comme un véritable sacrement, c'était le placer sous
l'ombre auguste de la religion, l'élever au-dessus de l'atmo-
sphère agitée des passions, et qui peut douter que cela ne soit
absolument nécessaire, lorsqu'il s'agit de mettre un frein à la
passion la plus vive, la plus capricieuse, la plus terrible du
cœur de l'homme? Les lois civiles sont impuissantes à pro-
duire un pareil effet ; il faut des liens plus forts, des motifs
puisés à une source plus haute.
La doctrine protestante, renversant la puissance de l'EgHse
en matière de mariage, livrait exclusivement cette importante
affaire aux mains de la puissance civile. Quelqu'un estimera
peut-être que cette extension donnée à la puissance séculière
^ Balmès, le Protestantisme comparé au Catholicisme, t. !•■•, p. 339.
CHAPITRE XI. 579
dut servir la cause de la civilisation, que ce fut un triomphe
sur des préjugés surannés, une conquête précieuse sur des
usurpations sans cause. Tout esprit doué de hautes pensées,
tout cœur initié à la logique subtile des passions, comprendra
que placer le mariage sous le manteau de la reUgion, le
soustraire autant que possible à l'intervention profane, c'était
le purifier, le parer d'une beauté nouvelle. En effet, c'était
confier, à une garde inviolable, un trésor qu'un seul regard
altère, que le plus léger souffle ternit. Quoi I n'aimerait-on pas
ce voile tiré à l'entrée de la couche nuptiale, et la religion en
gardant les approches ?
Tout se tient dans l'édifice catholique. Pour avoir d'abord nié
uniquement le caractère sacram^entel du mariage, la réforme
a été entraînée à nier ensuite les vœux monastiques, le célibat
sacré et même le célibat conjugal. Elle a été entraînée à pour-
suivre de ses railleries la continence, même dans le mariage,
après l'avoir poursuivie de ses anathèmes dans le célibat, et à
bafouer, comme une institution purement humaine, l'union
conjugale afin d'en affranchir les époux , et cela après l'avoir
proclamée une institution divine, obligatoire pour tout le
monde, afin d'y engager le prêtre et la rehgieuse. Elle a été
entraînée à autoriser le divorce, l'adultère, la polygamie et
toute espèce de libertinage, et à proclamer, comme légitime,
la libre satisfaction des sens, la révolte de la chair contre
l'esprit, de l'instinct contre les lois. Elle a été entraînée à faire
un crime de la chasteté, jusqu'à tout tolérer plutôt que la
pudeur, jusqu'à plonger les peuples chrétiens dans toutes les
saletés du sensualisme païen, et parla à briser tous les liens de
la société domestique et à saper les fondements de l'Etat.
Quelle est donc auguste, sublime, précieuse l'institution du
sacrement de mariage et quelles grâces nous devons aux Pon-
tifes romains, défenseurs invincibles de son caractère sacré.
Dans tous les temps, les passions cherchent à triompher, et
la barbarie veut obtenir ce triomphe par les lois. La révolution
a repris, depuis la succession du protestantisme ; elle veut éta-
blir, dans toute l'Europe, le mariage civil. Sous l'apparence d'une
o8() HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
distinction entre le sacrement et le contrat, elle veut assurer,
devant le magistrat civil, les eiï'ets du contrat matrimonial;
dans la réalité, elle espère, en remettant aux mains du prince
la législation du mariage, porter atteinte au mariage chrétien.
Avec cette distinction, exploitée avec la perfidie qu'elle sait
mettre dans toutes ses entreprises, nous devons nous attendre
à ce que le mariage civil nous ramène le divorce et même la
polygamie. L'avenir réserve à la Papauté, sur cette question,
de terribles combats ; l'avenir trouvera les Papes toujours
également résolus à défendre l'unité, l'indissolubilité et le
caractère sacramentel du mariage. Dans l'avenir comme dans
le passé, les Papes, défenseurs du mariage chrétien, sont les
bienfaiteurs de l'Europe.
CHAPITRE XII .
DU PATRICIA- CONFÉRÉ AUX ROIS FRANCS.
11 faut, dans toute société, pour maintenir l'ordre, mettre la
force au service du droit. L'idée de l'homme innocent, de la
famille toujours en paix, de la société remplissant, avec une
lidélité spontanée, tous ses devoirs, cela est très-beau dans
les rêves et dans les bucoliques ; mais, dans la réalité, il y a
bien peu de choses pour vérifier ces fictions. L'enfant est
méchant dès le berceau; l'homme, en grandissant, devient
plus méchant; et, parmi les fils d'Adam, le meilleur ne vaut
pas grand'chose. C'est pourquoi, dans la famille, il y a un
pouvoir d'institution divine. Dans la société civile, l'autorité,
fondée moins directement par Dieu, est plus nécessaire encore,
et, c( ce n'est pas sans cause, di* saint Paul, que le prince porte
le glaive. » On ne gouverne T humanité que par la force. Il
y a sans doute, au-dessus de la force, des moyens plus efficaces
de gouvernement ; mais ils ne gardent leur efficacité qu'autant
qu'on emploie simultanément, avec les influences d'ordre
spirituel, le fouet, le frein et l'éperon. Cette triste nécessité se
CHAPITRE XII. 08 1
symbolise, sur les vignettes, par l'épée, la main de justice et
le sceptre ; mais le sceptre n'est qu'un bâton déguisé ; la main
de justice n'est guère autre chose, et l'épée, c'est encore pire.
Dans le monde formé en Occident depuis les invasions des
barbares, nous voyons un premier essai de pouvoir central et
répressif par le patriciat que confèrent, aux princes francs,
les Pontifes de Rome.. Jusque-là, chaque souverain, dans ses
Etats, avait été le bras séculier du Pape. Par l'institution du
patriciat, nous voyons se former une espèce de lieutenance
générale, avec devoir spécial de protéger la ville de Rome.
Mais il faut prendre les choses d'un peu plus haut.
Dans la persécution soulevée contre les cathoUques par
Léon l'Isaurien, ce prince s'était efforcé d'importer en Italie
l'hérésie des iconoclastes. Dans sa folle colère, il désirait se
venger des papes Grégoire lie. Grégoire III, adversaires nés
des sectaires hérétiques ; il envoya sa flotte ravager Rome et
ses alentours. Les populations se détachèrent du prince, qui,
loin d'être pour elles un protecteur, n'était plus qu'un tyran.
A la place du pouvoir disparu, détruit par sa propre faute,
s'éleva le pouvoir temporel des Papes.
Les Papes, délaissés et persécutés par les empereurs grecs,
étaient, en même temps, l'objectif des fureurs des Lombards.
Les habitants de l'Italie centrale, vexés par ces barbares, se
donnèrent librement aux Pontifes romains. Ainsi Rome vit se
grouper autour d'elle l'exarchat" de Ravenne et la Pentapole.
Puis, l'Eglise romaine étant attaquée, les rois francs volèrent à
son secours. Pépin et Charlemagne, non seulement restituèrent
les pays volés par les Lombards ; ils lirent encore, par une
donation en règle, sur d'autres pays, un titre de souveraineté
aux PapesT C'est, a-t-on dit, le plus ancien titre de souve-
raineté qui soit au monde, et lorsque des hobereaux couronnés
d'hier portent, sur la tiare, une main avide, ils ne se doutent
guère que, par ce larcin sacrilège, ils amnistient d'avance le
très-juste crime qui les dépouillera demain, non-seulement de
ce qu'ils ont pris aux Papes, mais de ce qu'ils possédaient du
droit commun de souveraineté royale.
582 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Tandis que cette révolution s'opérait en Italie, Charles
Martel d'abord, et après lui, dans le même siècle, Pépin et
Charlemagne apportaient bien à propos aux Papes le secours
de leur épée, non-seulement contre les Lombards, mais en
général pour la défense de tous les droits du Saint-Siège. En
récompense, les Souverains-Pontifes les honorèrent du patriciat
romain, et, à ce titre, les constituèrent défenseurs de l'Eglise.
Mais en leur conférant cette dignité, les Papes ne leur con-
cédaient pas la puissance suprême sur les terres de Rome.
Pour le prouver, nous n'examinerons pas successivement la
dignité conférée à chacun de ces princes, ce qui serait trop
long; nous ne parlerons que du patriciat de Charlemagne.
Nous montrerons que cette dignité ne lui communiquait pas
une réelle domination sur le pays de Rome, et que, malgré la
grande autorité conférée par le titre de patrice à celui qui en
était honoré, les Papes n'en gardaient pas moins la puissance
suprême.
Et d'abord il n'est pas nécessaire de discuter bien longuement
pour établir que le titre de consul, donné souvent à Charle-
magne, ne saurait prouver que le patriciat lui avait conféré
la puissance suprême, comme si, une fois sacré empereur,
en 800, Charlemagne, patrice romain, avait voulu prendre le
titre de consul pour désigner par là sa puissance suprême. Il
est, en effet, bien certain que des patrices portèrent le nom
de consuls, sans être empereurs. C'est ainsi que le chroniqueur
de Metz, parlant du patriciat conféré par le pape Grégoire III
à Charles Martel, l'appelle consulat. Nous savons d'ailleurs
que Charlemagne, créé patrice par les papes Etienne III et
Adrien ï", fut souvent appelé consul longtemps avant qu'il
ne reçût la couronne impériale. On Ut, en effet, sur des livres
d'Evangiles en date de 780, des vers tels que ceux-ci :
Tempore vernali transcensis Alpibus ipse
Urbem Romuleam voluitque visere consul.
« Le consul (Charlemagne) ayant passé les Alpes au prin-
temps, voulut visiter la ville de Romulus. » Or, Charlemagne
ne fut acclamé empereur qu'en l'an 800 ; l'auteur de ces vers
CHAPITRE XII. 5(S.']
a donc voulu simplemeat entendre par ce mot de consul le
patriciat dont le roi franc était honoré.
Nous avons dit que nous ne parlerions que du patriciat de
Charlemagne ; c'est qu'il est facile de voir, par les obligations
de leur dignité, que Charles Martel, Pépin et Charlemagne ont
été honorés de la faveur du môme consulat ou patriciat. Car
dans le partage qu'il fit de ses Etats entre ses fils, en 806,
Charlemagne ne parle de sa dignité que dans les mêmes termes
que de celle de ses pères. 11 dit en effet : « Mais nous voulons
surtout que nos trois fils prennent tous en maiii la défense et
la protection de l'Eglise, comme nous l'avons fait, notre aïeul
Charles, notre père le roi Pépin, de bienheureuse mémoire, et
nous-même. Qu'ils s'efforcent avec l'aide de Dieu de triompher
de ses ennemis, et de faire observer ses lois autant qu'il leur
sera possible et que la prudence le permettra. »
Cela posé, établissons maintenant que la dignité de patrice
ne conféra pas à Charlemagne la puissance suprême ni sur
Rome, ni sur les environs. Nous en trouvons une forte preuve
dans la nature même du patriciat en général. Mabillon, en
effet *, rapporte la formule par laquelle se conférait cette
dignité. Elle est ainsi conçue : « ... Nous vous honorons de cette
charge, afin que vous gouverniez les Eglises de Dieu et les
pauvres, et qu'ensuite vous rendiez compte au Juge suprême.
(Ici l'empereur revêt le patrice du mantelet, lui met un anneau
à l'index de la main droite et lui donne un cartel écrit de sa
propre main et portant ces mots) : Sois un patrice juste et
miséricordieux. Il lui pose ensuite sur la tête un cercle d'or et
le congédie. » D'où l'on voit que la puissance suprême est à
celui qui confère la dignité, et que cette dignité elle-même
n'est en soi îju'une charge de protecteur.
D'ailleurs, dans la lettre que le pape Etienne III écrivit à
Pépin, au moment où Astolphe, roi des Lombards, refusait
d'évacuer TExarchat, il est facile de reconnaître que la dignité
de patrice n'était à vrai dire qu'une charge de protecteur. On
lit, en effet, dans cettre lettre, la neuvième du recueil de
< Annales des Bénédictins, liv. XXXIII, n° 2.
.")Ri HISTOIKE DE LA PAPAUTE.
Charles : « En nous recommandant à votre gracieuse protection,
nous avons remis entre vos mains tous les intérêts du Prince
des apôtres. Et quand, sous l'inspiration de Dieu, vous avez
daigné accéder à nos demandes, vous avez promis de soutenir
les droits de saint Pierre et de vous constituer défenseur de la
sainte Eglise de Dieu. » Et dans la sixième lettre, nous lisons :
« ... Ce n'est à nul autre qu'à votre très-aimable et apostolique
personne, ou à vos très-pieux enfants, et à la nation des
Francs, qu'avec la permission de Dieu et du bienheureux
Pierre, Nous avons confié la défense de la sainte Eglise de
Dieu et de notre peuple romain. »
Nous en trouvons encore une preuve dans une lettre du
pape Adrien I" à Charlemagne * : « Si nous vous conservons
sans l'altérer l'honneur de votre dignité de patrice, y est-il dit,
du moins aussi conservez-nous comme un droit irréfragable
la protection de votre patriciat, telle que nous l'avait accordée
par écrit et sans limites le bienheureux Pépin, de sainte
mémoire, prince illustre et votre père, et laquelle obligation
de protection vous avez vous-même confirmée... Mais que nos
sujets qui veulent aller à vous, le fassent avec notre consente-
ment et une lettre de nous. » D'où l'on voit qu'il n'y avait dans
cette dignité de patrice que la promesse d'une mutuelle pro-
tection, et que la puissance suprême restait toujours au Pontife
romain.
Après la mort du pape Adrien, Charlemagne envoya à
Léon m, Angilbert, avec une lettre portant que lui, Charles,
avait donné mission à Angilbert c( de vous exposer toutes
choses, afin que, comparant vous-même ce qui pourrait vous
être nécessaire, et ce qui pourrait l'être à nous, vous déci-
diez et pesiez ce qui, à votre avis, pourra le plus être utile
à l'exaltation de la sainte EgUse de Dieu, à l'affermissement
de votre puissance, ou à la confirmation de notre patriciat.
Car si j'ai contracté alliance avec le bienheureux prédécesseur
de Votre Paternité, je désire aussi contracter avec Votre Béati-
tude un engagement inviolable de la même foi et de la même
< Codex CarolinuSf epist. lv.
CHAPITRE XII. 58 O
charité; afin que, par la grâce divine, je sois toujours accom-
pagné de la bénédiction apostolique de Votre Sainteté et de ses
saints protecteurs ; et que, si Dieu le permet, le très-Saint-Siége
de l'Eglise romaine soit toujours à la garde de notre dévotion.
Car, c'est à nous, avec la grâce de la bonté divine, de protéger
par les armes, partout et toujours, la sainte Eglise du Christ
contre les invasions des païens ou le brigandage des infidèles.
C'est à nous de trouver notre puissance intérieure et extérieure
dans la connaissance que nous avons de la foi cathohque. »
Nous voyons par là ce que le roi des Francs demandait au
pape Léon III . Mais que fit le Pontife? Voici ce qu'en disent
les Annales de saint Bertin, de Metz, à l'année 796, et en parti-
culier Eginhard : '< Le pape Léon, dit ce dernier, envoya des
légats porter au roi les clefs de la Confession de saint Pierre,
l'étendard de la ville de Rome et encore d'autres présents ; et
il le fit prier d'envoyer à Rome un de ses grands seigneurs,
pour se confirmer, en recevant leur serment, la fidélité et la
soumission des Romains. A cet effet, Charlemagne envoya à
Rome Angilbert, abbé du monastère de Saint- Ricquier. » Et
Pagi fait remarquer bien à propos ' que, sur la demande faite
par Angilbert, « le roi obtint du Pontife ce qu'il demandait, à
savoir la confirmation de son patriciat et de son titre de pro-
tecteur de l'Eglise romaine, mais non pas le domaine de Rome,
qu'il ne demandait point, et dont il n'avait pas du tout été
question dans ses derniers traités avec le pape Adrien. »
Donc, suivant la déclaration du pape Léon^ rien ne fut
changé dans la nature du patriciat. Car bien que ce soit le
Pontife lui-même qui ait engagé Charlemagne à faire prêter
aux Romains le serment d'obéissance, il n'y a néanmoins rien
là qui prouve que le roi ait jamais eu la souveraineté de Rome.
On ne voit, en effet, dans cet acte, dans cette prestation de
serment, qu'une certaine autorité concédée au titre de patrice,
du consentement même du Souverain-Pontife. Et cette autorité
fut concédée pour la première fois à Charlemagne, qui s'appelait
et s'est fait appeler des titres de Charles, par la grâce de Dieu,
^ Annales, ann. 785, n» 5.
o8n inSTOIRE DE LA PAPAITÉ.
roi et protecteur de la sainte Eglise de Dieu : Moi, Charles,
tout dévoué à la sainte Eglise de Dieu, son très-humble fils et
serviteur, défenseur dévoué de la sainte Eglise.
Pierre de Marca, voulant prouver que Charlemagne partageait
avec le pape Léon la puissance suprême dans Rome, dit
qu'avant ce Pontife aucun Pape n'avait été appelé notre
seigneur, que sous son pontificat on frappa une monnaie
portant d'un côté l'image de saint Pierre avec les clefs sur les
épaules, et de l'autre ces mots : A notre seigneur le pape
Léon; que, dans la même inscription, Charlemagne est aussi
appelé seigneur, et qu'enfin le diacre Paul, dans un récit de la
fête, dédié à Charlemagne, appelle Rome, en parlant à ce
prince : votre romaine cité.
Mais à cela Pagi répond, et avec raison, que l'on ne peut
trouver la matière à une sérieuse difficulté. Charles, dit-il, est
appelé seigneur, non pas comme souverain de Rome, mais
seulement comme patrice ; car en réalité le patriciat était une
dignité très -importante. Mais d'ailleurs cette expression du
diacre Paul doit s'entendre dans un sens plus étendu, autre-
ment il faudrait admettre que Charles fut seigneur de Rome
dès l'année 774, ou au moins avant l'année 791, ce que ne
prétend pas môme de Marca, qui rapporte ce fait à l'époque
où Charlemagne reçut la couronne impériale.
En outre, il est certain, et les faits le prouvent, que les
prédécesseurs même de Léon III furent appelés du titre de nos
seigneurs. Nous en trouvons une preuve dans la lettre du
sénat et du peuple romain au roi Pépin *. Il est dit en parlant
de Paul I" : « Que Dieu nous a donné pour notre seigneur et
souverain-pontife Paul » Et encore : « Notre père coangé-
lique, notre seigneur et soUverain-pontife Paul » Nous en
avons encore une autre preuve dans les lettres patentes d'un
privilège concédé en 786, par le pape Adrien P"", au monastère
de Saint-Denis; la souscription porte ces mots : La quinzième
année du pontificat de notre seigneur.
Enfin c'est bien à tort que l'on a cherché dans la mosaïque
^ Codex CaroUnus, epist. xxxvi.
CHAPITRE XII. 587
du triclinium de Latran, bâti sous Léon III, un argument
invincible pour établir que Charlemagne avait la puissance
suprême sur Rome. Cette mosaïque, en effet, renferme deux
tableaux, l'un à droite et l'autre à gauche. A droite, on voit le
Christ assis, et devant lui, à genoux, le pape Sylvestre et
l'empereur Constantin; à gauche, c'est saint Pierre qui est
assis, et devant lui, à genoux, l'empereur Charlemagne et le
pape Léon. Le Christ donne les clefs à Sylvestre et l'étendard
à Constantin. A droite, il n'y a qu'une inscription; elle porte ces
mots : R. Constantin. A gauche, on lit au bas : Notre très-saint
SEIGNEUR LE PAPE LÉON A NOTRE SEIGNEUR LE ROI ChARLES, et en
haut : Bienheureux Pierre, donnez la vie au pape Léon et la
VICTOIRE au roi ChARLES.
Suivant de Marca et Le Cointe, ces tableaux seraient la preuve
d'une innovation dans le gouvernement romain après l'entre-
tien d'Angilbert avec le pape Léon. Alemanni*, lui aussi, parlant
de ce triclinium qu'il appelle la basilique Léonine, ou la salle
du pape Léon, prétend que le Pontife ne fit exécuter ce monu-
ment qu'après avoir donné, en l'an 800, la couronne impériale
à Charlemagne, et comme un témoignage du pouvoir suprême
conféré à l'élu'.
Mais Pagi réfute ces opinions d'Alemanni et démontre même
que cet auteur tombe dans une erreur formelle en prétendant
que ces tableaux et leurs inscriptions ne furent composées
qu'après le couronnement de Charlemagne. Consultons en
effet Anastase le Bibliothécaire, qui raconte, du moins suivant
l'édition royale, d'abord, les monuments publics construits par
Léon III avant sa sortie de Rome, la persécution qu'il eut à
souffrir, puis la sortie de Rome du Pontife, son retour ensuite,
et enfin les nombreux présents qu'il fit aux églises. Or, Léon III
quitta Rome et y rentra la même année, en 799 ; et Anastase
le Bibliothécaire parle du triclinium du pape Léon avant
d'exposer ces diverses phases de la vie du Pontife : « Il fit
construire, dit-il, dans le palais de Latran, une salle plus
< Les Fresques de Latran, ch. m et suiv. — > Ann. 796, n»* 7-10, et ann. 801,
n° 3.
r)88 HISTOIRE DE LA PAPAUTE..
grande que toutes les autres et qu'il honora du prestige de
son nom. Il fit faire à ces constructions des fondements très-
solides ...et fit peindre en mosaïque divers sujets historiques
sur la voûte et les absides. » C'est là," suivant Anastase, que
le pape Léon IV prenait ordinairement son repas le jour de
Noël.
Alemanni croit que ces peintures furent exécutées après que
Charlemagne eut, par sa valeur, rendu Rome au pape Léon, et
reçu de lui la couronne impériale ; et, suivant cet auteur,
l'étendard serait le symbole de l'empire, que Charles venait de
recevoir. Et ce même Alemanni se veut fonder sur l'inscription
du tableau de droite pour prouver que Charlemagne, môme
empereur, recevait encore souvent le nom de roi. Nous voyons
en effet, dans ce tableau de droite, une inscription qui porte
ces mots : R. Constantin, et l'auteur y trouve une dédicace au
roi Constantin. Mais cette interprétation est loin de se rappor-
ter avec le sentiment d' Anastase : La lettre R, nous dit-il, de
l'inscription R. Constantin, n'est pas l'initiale du mot roi, mais
bien du mot Rome, et cette inscription n'est rien autre chose
qu'un témoignage de la déférence des Romains à l'égard de
Constantin. On trouve même des pièces frappées à Rome à
l'effigie de Louis le Pieux et portant ces mois : Borna Ludo-
vicus.
D'ailleurs, on ne trouve nulle part, sur aucune pièce de mon-
naie, sur aucune inscription, dans aucun auteur latin, quel
qu'il soit, que Constantin ait jamais été appelé roi. Quelque-
fois, il est vrai, les Grecs donnent ce titre aux empereurs, mais
jamais les Latins. Alemanni convient qu'il serait difficile de
montrer une inscription postérieure au couronnement de Char-
lemagne, dans laquelle celui-ci porterait le titre de roi. Il
cherche donc à établir d'abord que le titre de roi dit autant que
celui d'empereur ; et ensuite, au chapitre xiii, que la modestie
de Charles, si connue du pape Léon, fut la cause pour laquelle
le Pontife ne lui donna que le titre de roi dans les tableaux du
triclinium.
. Mais, suivant Anastase, il est certainement faux que ce mo-
CHAPITRE XIL 589
nument soit postérieur à l'année 799. De plus, les termes d'une
inscription doivent se prendre dans leur sens obvie, clair et
naturel; c'est pourquoi, bien que des empereurs aient reçu
parfois le titre de roi, il est néanmoins certain que cela ne
peut se faire dans les inscriptions. Enfm, il est incroyable que
le pape Léon, consacrant un monument à la gloire de Charle-
magne, l'année même de son couronnement, ait donné à ce
prince, pour lui plaire davantage, le titre de roi dans l'inscrip-
tion, tandis que dans toutes ses lettres il lui donnait constam-
ment celui d'empereur.
Quelle était donc l'intention du Pontife, l'année qu'il fit cet
hommage à Charlemagne ? 11 voulait simplement faire savoir à
la postérité qu'il avait confirmé au roi franc le titre de protec-
teur de l'Eglise. Cet étendard de saint Pierre, cette acclama-
tion : Vie et victoire au roi Charles, ne prouvent donc qu'une
seule chose : la confirmation du patriciat faite à Charlemagne.
Au rapport de Pagi S se trouve mentionnée dans une inscrip-
tion^ la concession que le Pontife fit d'un étendard au roi
Charles, en 772. L'inscription porte ces quatre vers :
Quin et romanum largitur in urbe fideli
Vexillum, famulis qui placuere sibi :
Quod Carolus mire prgecellentissimus hic rex
Suscipiet dextra glorificante Pétri.
<( Bien plus, il ne donne l'étendard romain dans la ville
fidèle qu'à ceux qui lui plaisent le plus. Mais Charles, ce roi si
étonnamment remarquable, le recevra honorablement de la
main de Pierre. »
Enfin, la difficulté qui pourrait naître de ce serment de fidé-
lité prêté à Charles par les Romains, tombe d'elle-même si l'on
fait bien attention à ce qui suit. Il est vrai que ce serment fut
quelquefois prêté, dans les circonstances difficiles, mais tou-
jours suivant la volonté et à l'instigation des Papes. Léon III le
fit prêter à Charlemagne en 796, à une époque où Rome était
témoin de troubles fréquents, et où les créatures des papes
Zacharie et Adrien cherchaient à dominer. Plus tard, Etienne V,
» Ann. 774. — ^ Appendice des Lectwnes anliquse, p. 763.
590 IIISTOIUE DE LA PAPALIÉ.
au rapport de Thégan*, voulut encore le faire prêter à ce mo-
narque, durant les séditions qui continuaient encore contre les
partisans de Léon III. Mais c'est là tout ce que les Papes con-
cédèrent aux patrices. De plus, il est certain que ce serment
prêté aux patrices différait de celui que les Romains prêtaient
aux Papes, comme leur seigneur et leur prince.
Baronius et Pagi, à l'endroit cité, ont traité longuem^ent cette
question, ainsi qu'Octavien Gentillius*, Jean- Antoine Blanchi,
de l'ordre des Mineurs de l'Observance de Saint-François'; à
cet endroit, l'auteur énumèreles noms de ceux qui ont traité ce
sujet ex professa.
CHAPITRE XIII.
l'empire de charlemagne.
L'histoire a ses forbans comme la politique. Ces aventuriers,
qui détroussent les héros des temps anciens, défigurent les
faits et calomnient les institutions, ne sont pas autant à mé-
priser qu'ils sont méprisables. La trahison du passé produit
toujours les agitations du présent et les périls de l'avenir : c'est
par la fabrication de l'histoire que commencent les grandes
aberrations des peuples. Nous qui voulons sauver, sur le
vaisseau de la tradition, la fortune, fort incertaine, de nos
progrès, nous nous appliquons à rassurer, par les redresse-
ments historiques, la sécurité du pays et les intérêts de sa
gloire.
Une feuille poUtique, que le servilisme voue à toutes les
abjections de la pensée, donnait récemment, sur Charlemagne,
des révélations très-inattendues. D'après son chroniqueur
fantaisiste, ce qui s'était passé, il y a quelques années, en
Italie, était l'exacte répétition des grands exploits du premier
empereur d'Occident. L'introduction, dans le droit pubhc de
^ Vie de Louis le Pieux, ch. xvi. — * Sur l'origine du patriciat, liv. III. —
* De potestate et politid Ecclesise, lib. V, § m.
CHAPITRE XIII. 594
l'Europe, du pouvoir temporel des Papes, équivaudrait à son
renversement; le vainqueur des Saxons et des Sarrasins serait
ressuscité sous la grosse et grasse figure de Yictor-Emma-
nuel. Une telle naïveté d'ignorance et un cynisme si sot nous
forcent de rappeler à la pudeur cet historien à rebours.
Nous posons donc cette question : Que faut-il entendre par
l'empire de Charlemagne ?
Pour répondre à cette question, nous avons deux choses à
faire : 1° Indiquer rapidement les transformations introduites,
par le Christianisme, dans la société civile ; 2° montrer le cou-
ronnement de ces transformations dans l'établissement du saint-
empire. Ces deux grands faits d'histoire battent également en
brèche le gallicanisme et la Révolution.
I. La société païenne était sans entrailles. L'esclavage de la
multitude, la triste condition des enfants et des femmes, le
despotisme des pères sauvegardé par le despotisme des rois :
tels étaient, sous une forme ou sous une autre, les traits
essentiels de sa constitution. Cette société ne manquait pas
seulement de la charité enseignée aux hommes par le divin
Crucifié ; elle manquait encore et surtout de cette justice dont
l'homme porte en lui l'invincible sentiment et dont la société
doit faire prévaloir toutes les exigences. L'homme corrompu
et égoïste avait tout ramené à ses passions; la société, faite à
son image, avait proclamé, aux prix d'aliominables injustices,
la déification sociale de l'homme. Et le César de la Pharsale,
digne héraut de ce monde renversé, avait pu dire avec son
cruel laconisme : Humanum paucis vivit geniis !
L'ordre social, inauguré par l'Evangile, reposait sur deux
idées contradictoires : d'un côté, l'appel de tous les hommes,
non- seulement au salut dans le ciel, mais à la justice sur la
terre; de l'autre, la transformation, en service public, du
vieux despotisme des Césars. Ces deux principes, prêches dans
l'Evangile, furent d'abord proclamés dans l'Eglise, dont l'Evan-
gile est la charte ; ils devaient, par la suite, être comme
inoculés à la société civile, et la régénérer par une transfusion
de sang nouveau. Cette lente et difficile transformation de
59:2 HISTOIRE DE LA PAPALTÉ.
l'ordre social fut l'œuvre propre du moyen âge ; c'est aussi sa
gloire entre tous les siècles.
Cette œuvre comprenait deux parts : la constitution de la
société chrétienne par l'application à la société des lois de
l'Evangile ; l'alliance de l'Eglise et de l'Etat pour mettre la
force de l'Etat au service de l'Eglise.
La constitution de la société chrétienne fut commencée
même avant Constantin, par l'influence latente du Christia-
nisme. De Constantin à Théodose et à Justinien, des invasions
des barbares à Charlemagne et à saint Louis, ce fut la préoccu-
pation constante des princes d'inscrire, dans la législation des
peuples, les principes civilisateurs de la rédemption. Certes,
l'œuvre était difficile ; les institutions païennes étaient entrées
profondément dans les mœurs, et les passions des peuples, non
moins que les passions des princes, regimbaient contre l'amé-
lioration des lois. Mais le souffle sauveur de Jésus -Christ fut
plus fort que toutes les résistances. Assemblées générales,
plaids, champs de mai, conciles : toutes les institutions de
la liberté naissante prêtèrent leur concours. Loi salique, loi
gombette, bréviaire d'Alaric, capitulaires, toutes les lois des
nations européennes gardèrent le reflet vivant de cette action.
Quand l'énergie des peuples s'égara, on tomba ; quand la bonne
volonté des princes fit défaut, les Papes prirent en main la
cause compromise de la civilisation , et les Léon, et les Gré-
goire, et les Innocent, et les Boniface, et les Pie furent, après
Dieu, les législateurs de l'Europe.
Quand la liberté de l'Eglise eut été achetée par trois siècles
de martyre, quand son existence divine eut été reconnue, il
fallut bien lui faire une position dans le monde et régler son
état désormais public et solennel. Le César, qui s'était rendu à
la réclame de tant de morts glorieuses, confirmée par les hor-
ribles morts des persécuteurs, Constantin se comporta digne-
ment en lui faisant sa part, et il ne fit rien qui ne soit au-dessous
d'un chrétien et d'un empereur. On vit à Nicée l'héritier
d'Auguste siéger au-dessous des légats de Pierre, le pêcheur
de Galilée, et, s'inclinant jusqu à terre devant les évêques, leur
CHAPITRE Xllt. 593
dire ces paroles : « Vous êtes mes pères, je suis votre fils ; les
âmes de mes peuples sont entre vos mains consacrées et j'y
remets la mienne \ » Mais, à leur tour, on vit les évêques,
éclairés et humbles, comme il convenait, s'incliner devant le
César et lui dire : « Tous êtes notre défenseur ; sous votre pro-
tection puissante sont nos corps et nos biens, et tout Tordre
public extérieur. » Et comme le corps est inséparable de l'âme,
ils se donnèrent fraternellement la main pour prendre soin de
tout l'homme, qui appartient au même Christ et au même Dieu.
Sacerdoce et empire distincts, mais non divisés, rapprochés,
mais non rivaux, conspirèrent ensemble au bonheur présent et
à venir de l'humanité, qui est identique, au fond, comme sa
destinée.
Théodose et saint Bamase, Marcien et saint Léon renouve-
lèrent l'alliance qui ravissait les peuples. La société reposa sur
deux pouvoirs harmoniquement combinés, se soutenant et se
limitant dans les fonctions diverses d'une même fin. La société
eut une tête, un cœur et un bras , un centre et une circonfé-
rence ; toutes les garanties pour la vie, la liberté, les longs
jours : elle fut un organisme parfait autant que la perfection
est des choses mortelles ; et le royaume de Dieu eut enfin, sur
la terre, son image affaiblie, mais exacte. Il ne fallait pas
oublier, toutefois, les conditions de l'alliance : c'est que tous
les citoyens, vivant sur la terre, auraient les yeux attachés au
ciel, dont ils font en compagnie le pèlerinage, et toujours ra-
menés sur le Christ qui les y conduit ; c'est qu'ils écouteraient
l'Eglise, son épouse et leur mère, qui fait entendre ici-bas les
oracles de son Epoux absent ; c'est que la chair n'aurait pas,
contre l'esprit, des convoitises impunies, que le corps obéirait à
l'âme, comme l'âme, qui a les promesses du Christ, obéirait,
jusqu'à la consommation des siècles, à Dieu. « Que les princes,
disait saint Léon à un autre Léon, empereur, et son collègue
dans la direction du monde, que les princes se souviennent
que le pouvoir royal leur a été conféré, non- seulement pour le
règlement de la société, mais principalement pour la protection
^ Socrate, Hist., I, ix, et Eusèbe, Vie de Constantin, IV, xxiv.
IV. 38
5di HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
de l'Eglise ; pour que les attentats des impies, tu les réprimes,
que les bons statuts, tu les défendes, et que tu rendes à tout ce
qui a été troublé sa vraie paix*. » Et voulant qu'en s'occupant
des corps, ils eussent surtout en vue les âmes, ce grand Pape,
non jaloux, demandait qu'ils eussent un esprit non-seulement
royal, mais sacerdotal. C'est ce qu'il écrivait à Théodose le
Jeune, le premier empereur couronné par l'Eglise, comme
Clovis sera le premier roi sacré dans l'onction*.
Les princes oublieront cette élévation. Après trois siècles qui
furent illustrés par toutes les gloires, non sans mélange, il est
vrai, l'Orient se lassa et céda à la tentation de la vieille omni-
potence. Déjà il avait glissé vers le précipice : son Justinien,
par exemple, ressemble beaucoup plus à Napoléon qu'à Char-
lemagne; le pape Agapet le compara même à Dioclétien. Une
autre fois, il était tombé dans l'abîme et y était resté trente ans ;
mais son tempérament chrétien l'avait sauvé. Maintenant,
vieillard débile, il allait se laisser dominer comme un enfant,
et, esclave à faire pitié, se dire maître d'autant plus qu'il
l'était moins, et ne voulait reconnaître ni supérieur ni égal.
Un certain Léon vint, qui. César parvenu, entendit tout régle-
menter à Byzance et dans le monde. Sous les inspirations
grossières des mahométans et des juifs, comme le remarquait
déjà Richard Simon, il prétendit, un jour, que l'univers chré-
tien était tombé dans une stupide idolâtrie. Stupide lui-même,
il fit briser, dans ses Etats, les saintes images, et il envoya dire
aux Romains : « Brisez-les chez vous ou je vous extermine. »
Les Romains répondirent : « Nous n'avons pas le droit de
briser nos images et vous n'avez pas le droit de nous tuer. »
Et TEvêque de Rome le décidant, ils refusèrent l'impôt à celui
qui le demandait pour perdre les hommes et insulter Dieu.
L'univers apprit authentiquement pour la première fois que, si
les droits divins ne sont pas admissibles par l'abus, les droits
humains le sont ; que les droits politiques ne sont pas les pre-
miers; qu'au-dessus des monarques, représentants de Dieu,
mais médiatement par la volonté des peuples, ou la nécessité
^ Epist. Lxxv et GLVI, ch. m. — * Martène, De antiq. ritibxis, t. Il, p. 563.
CHAPITRE XIIÎ. 595
(les choses et les exigences de l'ordre, par conséquent toujours
caducs, il y a les Pontifes, les saints immédiats, les christs
auxquels il n'est pas permis de toucher ; qui, contre Aaron et
l'institution de Moïse, les Macchabées ne peuvent rien, mais
qu'il n'en est point ainsi vis-à-vis d'Antiochus ; qu'il ne suffit
pas enfin d'être Athalie, d'avoir un nom respecté de l'une à
l'autre mer, d'avoir dormi huit ans en paix et de le dire, pour
braver les hommes sur la terre, comme on brave Dieu dans le
ciel. Yoilà ce qu'apprit au monde saint Grégoire II, qui délia
jusqu'à nouvel ordre les Italiens du serment de fidélité et de
l'obligation du tribut vis-à-vis des empereurs d'Orient : saint
Grégoire II, un Pontife dont la gloire aurait l'éclat de saint
Grégoire P^ si le temps, dit l'Eglise au Martyrologe, si le
temps, complice de sa modestie, ne nous avait ravi les titres de
ses actes.
Après lui, on fit plus. Condamnés aux bourreaux par les
empereurs, puis livrés par eux aux coups des féroces Lom-
bards, les Papes se lassèrent d'être héroïquement et inutile-
ment fidèles; ils songèrent donc au salut du peuple, qui est la
suprême loi, et au droit que donne sur une chose abandonnée
et statué par ses possesseurs, un long soin paternel. Défen-
seurs de fait et administrateurs de Rome depuis deux siècles,
ils se comportèrent définitivement en seigneurs : une pres-
cription, unique en histoire et en droit inattaquable, sortit
enfin son eff'et. A ce titre, les Papes appelèrent à leur secours,
contre les Lombards, le fils de Charles Martel et les Francs.
Nous les aidâmes, avec ce mélange de loyauté, de respect et
d'amour qui sera la générosité française. Faibles, on reconnut
leurs droits, mieux que s'ils avaient été forts; pontifes, on
leur fit hommage du butin et des prémices de la guerre ; bien-
faiteurs, on rivalisa avec eux de bienfaits , et il fut dit que
l'épée magnanime des Francs s'unirait, dans l'histoire, à la
charité paternelle des Pontifes et à la piété d'une femme, pour
composer le patrimoine de saint Pierre. Ce patrimoine, hono-
rable comme il convient à un prince, modeste comme il sied à
l'héritier d'un pêcheur, inviolable comme l'Eglise, dont il
,%96 niSTOlRK DE LA PAPAUTE,.
semble la base géographique prédestinée, le dévouement de
vingt Papes l'a fondé à leur insu, le bras de Pépin Fa consolidé
et élargi, le grand cœur de Mathilde lui donnera des limites
respectées des siècles , et toute nation chrétienne qui voudra
vivre devra le protéger, mais sans hypocrisie, et honorer ainsi
les Papes dans l'escabeau qu'il a plu à Dieu de leur consacrer
sur la terre.
Ce n'est pas tout, l'Eglise venait de perdre, en Orient, son
défenseur avec l'Iconoclaste ; il lui en fallait trouver un avec
qui fût renouée l'alliance indispensable du sacerdoce et de
l'empire. Dieu, qui l'avait préparé et formé à l'école d'une
longue dynastie de héros, l'amenait à l'Eglise : c'était Charle-
magne; et pour que le grand acte de sa reconnaissance fût
plus solennel, il avait placé sur la chaire de saint Pierre plus
qu'un homme, un saint. Donc, saint Léon III, digne en tout
du premier Léon, au jour de Noël, premier de l'an 800 de l'In-
carnation, par une inspiration divine, rétablit le saint empire
romain d'Occident, et remit, dans les mains pieuses et puis-
santes du maître de l'Europe, le sceptre tombé de Byzance ; et
debout sur le Siège de saint Pierre, il se montra vêtu de la
pourpre, à l'Europe chrétienne, dont seul, parmi les mo-
narques, il représentait les intérêts universels et les vieux
droits. C'est le bras droit de la Chaire apostolique, semblait-il
dire ; c'est l'homme du glaive au service de la vérité et de la
justice : il a ce cœur non-seulement royal, mais sacerdotal,
après lequel soupirait l'Eglise ; il sera le législateur des peuples
chrétiens. Les peuples battirent des mains et crièrent d'une
longue acclamation qui, des voûtes de Saint-Pierre, retentit
aux extrémités du globe .: « A Charles, très-pieux Auguste,
couronné de Dieu, grand, pacifique empereur, vie et victoire! »
Et, pour achever, un jour qu'on apportait à l'empereur les
clefs du Saint-Sépulcre , que lui envoyait le patriarche de
Jérusalem, le Franc les accepta au nom de l'Eglise et de l'Eu-
rope, jurant d'être en tous lieux le gardien armé de la justice,
le chevalier vigilant, le fds obéissant du Vicaire de Jésus-Christ,
le bras de cette société visible des élus dont Jésus-Christ est
CHAPITRE XIII. 597
Tàme, et il écrivit à la première page de ses Capitulaires :
(( Jésus-Christ, Notre-Seigneur, régnant éternellement, moi
Charles, par la grâce et la miséricorde de Dieu, roi des Francs,
défenseur dévoué et humble de la sainte Eglise. »
Les fils de Charlemagne parleront comme leur père ; je ne
dis pas seulement Louis I", que Grégoire YII loue comme
« amateur de la justice » et que la postérité a surnommé le
Pieux ; mais Louis le Germanique et Lothaire. Un concile de
Paris, tenu sous ces princes, dit : « Le roi doit être d'abord le
défenseur de l'Eglise et des serviteurs de Dieu. »
Telle sera désormais la tradition du pouvoir, non-seulement
dans l'empire, mais dans tous les royaumes chrétiens. Charles-
Quint, gardant l'ancien langage dans un siècle où il n'est plus
en harmonie avec la politique, dira encore dans son édit de
Worms : « Pour l'honneur du Dieu Tout-Puissant et la révé-
rence due au Pontife romain et au Saint-Siège apostolique,
pour le devoir de la dignité impériale, et encore le zèle et le
soin avec lesquels nous sommes prêts à exposer toutes nos
forces et facultés, empires, royaumes, domaines, vie enfin,
comme nos ancêtres et selon la force qui nous est innée, pour
la défense de la foi catholique et l'honneur, tutelle et protec-
tion de la sainte Eglise romaine et universelle... »
On appelait sacrement le couronnement des rois, sans le
considérer, ainsi que faisait l'Eglise orientale, comme un
huitième sacrement, opposant ainsi le sacrement impérial au
sacrement pontifical. L'Eglise a voulu grandir les rois et en
faire des évêques du dehors ; et voici qu'ils se font plus que
pontifes. La sophistique grecque a tout confondu : que Charle-
magne entendait mieux les choses! Aussi « la législation
carlovingienne, dit Georges Phillips, profondément imbue du
véritable esprit du Christianisme, et par suite émanée de
l'accord intime des deux pouvoirs, comme de sa source essen-
tielle, a-t-elle droit d'être signalée, sinon pour la forme, du
moins pour le fond et l'objet, comme la plus parfaite des
législations humaines*. »
^ Cours de droit canonique, l. III, p. 4,
598 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Cette législation a régné mille ans sur l'Europe, pendant
que Mahomet trônait à Byzance; elle a régné avec des fortunes
diverses : respectée elle a fait la joie des peuples et la grandeur
des princes; violée, elle a été la source des guerres plus que
civiles et des changements de dynasties. Ce code vit encore
sous récorce tombante de tous les codes civilisés, sauvant ce
qui reste de Tordre public, menaçant d'entraîner, dans sa
chute, tous les établissements humains. Je compte qu'elle
reprendra quelque éclat dans l'avenir, car je ne veux pas
désespérer de l'avenir du monde. Charlemagne, c'est la société
chrétienne ; tout le reste en a été la contrefaçon pour ramener
sous ce voile, la société au paganisme. Les idées, qu'on dit
modernes, sont les vieilles et viles idées de Babylone; les idées
vraiment civilisatrices triomphent à Aix-la-Chapelle et viennent
de Rome.
IL Maintenant, que faut-il entendre par l'empire de Charle-
magne ?
Nous ne l'apprendrons ni du pape saint Léon III, ni de l'em-
pereur : rien n'indique qu'ils aient préparé ce grand acte ;
Charlemagne dit même que, s'il l'avait prévu, il ne serait point
venu à Rome. Si donc, nous ne connaissons pas les intentions
de l'empereur et du Pape, nous devons nous en référer aux
monuments historiques, seuls capables de nous faire pénétrer
le sens de cette institution. Après le sacre de Charlemagne,
on frappa, à Ptome, une médaille : à la face, on voyait Charle-
magne ; au revers, la ville de Rome, et on lisait dans l'exergue :
Renovatio imperii. Le Bréviaire romain dit de saint Léon III :
(( Il transféra l'empire romain à Charlemagne, roi des Francs. »
D'après les monuments, on peut donc poser trois hypothèses :
il s'agit du rétablissement de l'empire d'Occident, tombé sous
les coups des barbares ; de la translation de Tempire d'Orient,
infidèle à sa mission, sur la tête d'un prince germain ; ou de
la création d'un empire plus élevé, sur des bases différentes et
avec des éléments nouveaux. Les historiens se bornent à ces
trois suppositions.
Or, ce n'est pas le rétablissement de l'empire d'Occident, tel
CHAPITRE XIII. 0Î)9
qu'il subsistait dans la personne de Théodose. Car, l*' l'empe-
reur germain n'avait pas, sur les peuples germains, la domina-
tion territoriale de l'empereur romain sur les provinces de son
empire ; 2° l'empereur germain avait, vis-à-vis de l'Eglise, des
devoirs particuliers, définis par le droit canonique, devoirs qui
n'incombaient pas à l'empereur romain, celui-ci n'ayant à rem-
plir, envers la religion, que lés devoirs de tout prince chrétien ;
3° l'origine des deux pouvoirs ne différait pas moins que leurs
attributions : l'un dépendant des ordres de l'Etat, ou plutôt se
transmettant par succession, dans la forme de l'absolutisme,
l'autre étant créé par l'onction pontificale. Les inscriptions,
sceaux et monnaies, que l'on invoque en faveur de ce senti-
ment, ne prouvent pas assez ; on peut entendre renovatio im-
perii en ce sens que l'empire est renouvelé, mais dans une
espèce différente.
Ce n'est pas davantage la translation de l'empire d'Orient sur
la tête d'un prince germain ; car : l'' les empereurs grecs ne
possédaient, en Occident, depuis les invasions des barbares,
aucune primauté d'honneur, de juridiction ou de souveraineté
territoriale \ et depuis longtemps, les actes des Souverains-
Pontifes avaient consacré cet état de choses ; 2° ils n'avaient,
comme les successeurs de Constantin en Occident, à titre d'em-
pereurs, aucun devoir particulier qu'ils n'eussent déjà comme
princes temporels; 3° on ne voit pas que Chaiiemagne ait
pensé dépouiller les empereurs grecs, on ne voit point que les
empereurs grecs se soient crus dépouillés par Charlemagne ;
4° les monuments et les faits ne favorisent pas cette opinion.
Le projet de mariage de Charlemagne avec Irène n'a jamais
paru très-sérieux pour le grand empereur; l'eùt-il été, il s'ex-
pliquerait beaucoup mieux par l'ambition que par le désir de
confondre de plus en plus, sur une seule tête, les droits des
deux couronnes. Les oppositions des empereurs grecs au titre
* L'envoi à Glovis des insignes de patrice était une politesse, plus qu'une
prétention. On eût fort étonné les chefs barbares si on se fût avisé de leur
dire qu'ils tenaient leur pouvoir de Byzance et qu'ils étaient fonction-
naires de Fempire.
nOi) TTTSTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
de Charlemagne prouvent, non leur droit reconnu par l'Eglise,
à l'empire universel, mais leurs prétentions à quelque droit et
leurs rancunes déjà vieilles contre l'Occident. A la prise de
Constantinople par les croisés, quand les Papes reconnaîtront
l'empire latin d'Orient, ce sera sans préjudice pour ce saint
empire romain d'Occident.
Reste donc que ce soit un empire nouveau, fondé sur des
bases agrandies, avec des éléments d'un ordre plus élevé, en
un mot, un empire chrétien tel qu'on n'en avait jamais vu pré-
cédemment, une véritable création de la Chaire apostoUque.
Quel est donc le sens auguste de cet empire, ainsi créé par
le Saint-Siège?
Le Souverain-Pontife est, de droit divin, le chef spirituel et
suprême de l'Eglise universelle, et, en vertu du droit des gens
le chef temporel des Etats romains. Sa puissance spirituelle a
besoin d'un aide pour lever les obstacles que rencontre son mi-
nistère, et d'un défenseur pour repousser les attaques des pas-
sions aveugles ou ennemies ; sa puissance temporelle, renfer-
mée dans de sages limites, et placée déjà sous la sauvegarde du
droit qui la constitue, a besoin également d'un défenseur, pour
repousser les assauts qui, en restreignant l'exercice de la sou-
veraineté temporelle des Papes, porteraient atteinte à l'indé-
pendance de leur autorité spirituelle. A ces causes, en vertu
du droit ordinaire, les princes chrétiens sont, chacun dans ses
Etats, aides et défenseurs de l'Eglise, et tous sohdairement dé-
fenseurs du domaine temporel du Saint-Siège. Mais, par un
acte positif, par ime mission spéciale, par une délégation
extraordinaire et renouvelable à chaque avènement, l'empe-
reur est choisi pour être, dans toute l'étendue de la chrétienté,
l'aide et le défenseur des Souverains-Pontifes, le protecteur
des Etats romains et des saints canons, le bras armé de l'Evan-
gile, et, par suite, pour posséder, au-dessus de tous les princes,
une primauté d'honneur et de juridiction, et embrasser tous
les Etats dans une vaste confédération qui place la société
chrétienne dans l'Eglise catholique.
Ainsi, l'empereur est créé par le Pape, de son plein et propre
CHAPITRE XIII. 001
mouvement, et, ce qui est remarquable, appelé, non pas à la
domination, mais à la protection universelle. Son titre n'im-
plique aucune propriété ni hérédité, mais seulement le com-
mandement en chef de l'armée de la confédération chrétienne
et la mise de ses forces propres au service de l'Eglise. D'après
le droit du temps, le nouvel empereur doit être l'élu des
grands feudataires germains, qui le nomment, suivant leurs
lois, comme grand protecteur de la confédération germa-
nique ; mais il est, d'après les lois de l'Eglise, l'homme-lige du
Pontife qui doit le consacrer. Ensuite, il n'est qu'un dictateur
à vie, révocable même de son vivant, si les intérêts publics
auxquels il est consacré le demandent. C'est un grand magis-
trat, pris aujourd'hui d'entre ses pairs et pouvant y rentrer
demain ; c'est un général, un empereur enfin, imper ator, au
service des princes et des peuples chrétiens et du Père com-
mun de tous les fidèles.
Mais, comme l'empire est un service demandé, il peut aussi
être refusé ; mais comme c'est une fonction très-grande, très-
haute, très-honorable, dont l'exercice d'ailleurs est subordonné
au commandement de l'Eglise, en cas de forfaiture, la dégra-
dation est de plein droit. N'est-ce pas la loi militaire? N'est-ce
pas la loi du moyen âge et de la féodalité, applicable au plus
puissant monarque aussi bien qu'au plus humble baron ? L'inu-
tilité même, l'incapacité, le malheur de ne pas réussir empor-
teront l'abdication. Ainsi l'entendront, sans ombre de diver-
gence, le Pape, l'empereur, les grands^ le peuple; et l'idée
d'une autre situation ne pouvait venir à personne. Toutes les
dignités humaines étaient amovibles alors : l'impériale, qui
était élective pouvait-elle ne pas l'être? Le sacerdoce seul est
immuable, parce qu'il vient du Christ; non des hommes. C'est
sur ces bases absolues, et sur d'autres bases relatives au temps,
que le saint empire romain fut constitué. C'est ainsi que, pour
l'amour commun de Dieu et des hommes, le Pontificat et l'em-
pire furent collés ensemble pour parler avec saint Grégoire VII
par le gluten de la charité : Pontificatum et imperium qhitino
char itatis astr ingère (Regest.y I, èpist. lxxxv).
602 HISTOIRE DK LA PAPAUTÉ.
Société chrétienne et chrétienté : voilà donc les deux mots
qui caractérisent ce grand œuvre. La société chrétienne, c'est la
société civile formée d'après les principes et vivant des vertus
de l'Evangile ; la chrétienté, c'est l'ensemble des nations, dans la
communion de l'Eglise et sous la commune protection de l'em-
pire. Par la main de ses évêques et de ses moines, l'Eglise s'est
occupée d'abord de constituer les peuples dans leur unité natio-
nale ; ensuite de les grouper dans un ensemble harmonieux.
L'Eglise ne rêve pas une grande unité matérielle, que rendent
impossible la confusion des langues, la diversité des races,
l'obstacle des distances, la différence des climats et des mœurs ;
elle respecte les nationalités, mais elle aspire à les unir, comme
elle unit les membres d'une même famille et les citoyens d'un
même Etat. A mesure que les peuples se convertissent, elle
inscrit leur acte de naissance sur les tablettes de l'histoire. C'est
ainsi que les Papes ont reconnu, dans chaque pays, les familles
royales. C'est ainsi qu'ils ont admis, dans la communauté des
Etats chrétiens, la Hongrie en 1073, la Croatie en 1076, la
Pologne en 1080, le Portugal en 1179, et l'Irlande en Ho7. C'est
ainsi qu'ils ont conférés aux dynasties, pour services mémo-
rables, les titres vénérés de Fils aîné de V Eglise, de roi très-
chrétien, de roi catholique, de défenseur de la foi, de majesté
apostolique et très-fidèle, qui subsistent encore comme vestiges
reconnaissables de son action d'autrefois.
Après la constitution des nationalités, il fallait régler les
rapports publics et en assurer l'observance. Par conséquent, il
fallait un docteur et un juge pour interpréter et appUquer la
loi, un bras pour la faire respecter. Le juge et le docteur,
c'était le Souverain- Pontife ; la force mise au service de son
droit, ce fut d'abord la conscience des peuples convertis, en-
suite les pouvoirs qui les gouvernaient, et enfin l'empire. De
là est née la chrétienté latine, l'unité de famille de.s peuples
occidentaux, qui tiennent le sceptre du monde et dont les
idées sont les éléments de la civilisation universelle. De là, ces
grande œuvres européennes, les croisades, la chevalerie, la
scolastique, les universités; de là ces divisions de pouvoirs,
CHAPITRE XIII. 003
ces hiérarchies de services, ces usages diplomatiques et ces
règles de droit international, qui n'ont subi, depuis Charle-
magne, que d'insignifiantes modifications.
Voilà pourquoi le nom de Charlemagne est resté, dans la
mémoire des peuples, avec un tel éclat, dit le comte de Maistre,
que la voix du genre humain l'a proclamé, non pas seulement
grand, mais grandeur. Ce grand homme, en effet, est la glo-
rieuse personnification des plus grands siècles de l'humanité,
comme d'autres siècles, moins heureux, se sont personnifiés
dans Alexandre ou César. Charlemagne porte ses conquêtes
aussi loin que les plus illustres capitaines ; il étend son sceptre
des Asturies à la Yistule, du Tibre aux marais de la Frise, non
pour dominer, mais pour civiliser. Les Français le réclament
comme leur plus grand roi, les Italiens comme l'empereur de
leur prédilection, les Allemands comme leur compatriote, l'Eglise
comme son plus intelligent et son plus généreux protecteur.
Toutes les histoires le célèbrent ; vous le retrouvez dans les
légendes, les romans, les chansons de geste, les cycles
poétiques : ici il est toujours grand ; là, il paraît un saint. Cet
homme vous apparaît comme le couronnement d'un long
travail de la Providence : par là, il tient à la première époque
du moyen âge, dont il achève l'œuvre d'unité ; il ne domine
pas moins toutes les époques suivantes, puisqu'il sème, dans
cette unité de la famille latine, le germe fécond de toutes les
grandes choses. D'ailleurs, quand vous mesurez ce géant, il
paraît isolé, non-seulement à cause de la petitesse de ses
descendants, mais même en présence de la grandeur de ses
ancêtres. C'est un soleil qui brille sans aurore et qui n'aura
point de crépuscule.
Le moyen âge représentait Charlemagne : l'épée d'une main,
pour rappeler ses guerres ; de l'autre, le livre des Evangiles, en
mémoire de ce qu'il fit pour les lettres, les écoles et la diffusion
de la foi; la couronne en tête, mais fermée, surmontée du
globe et de la croix, symbole de l'empire chrétien ; assis sur
un trône d'or, comme signe de son gouvernement et de ses
lois; enfin le nimbe au front, hommage rendu à sa sainteté.
60i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Cet icône ne nous représente pas seulement l'empereur,
mais Tempire ; et l'un et l'autre ne sont si grands que par la
vertu de l'Evangile et l'onction de l'Eglise.
CHAPITRE XIV.
DU POUVOIR DES PAPES SUR LES SOUVERAINS.
S'il 'est un fait qui confonde, sans réplique possible, l'idée
gallicane de la séparation des deux ordres et de l'indépendance
absolue de la puissance temporelle, c'est, à coup sûr, la dépo-
sition des souverains par iles Papes et les conciles du moyen
âge.
Au moyen âge, les Etats de la chrétienté sont soumis au
Pape comme arbitre suprême et juge sans appel des différends
politiques. Ce juge rend des arrêts, inflige des peines spiri-
tuelles et enlève même les dignités civiles. Nous ne mention-
nerons pas les souvenirs lointains de Philippe l'Arabe, exclu
de l'Eglise par l'Evêque de Rome, et de Théodose, condamné,
par l'évêque de Milan, à la pénitence publique. Mais nous
voyons le dernier des mérovingiens déposé par le pape Zacha-
rie, les empereurs Louis, Lothaire et Charles le Chauve dépo-
sés par les évoques. Grégoire YIl dépose Henri lY en 1076;
Alexandre ÏII dépose Frédéric I" en 1160; Innocent III dépose
Othon lY et Jean sans Terre en 1211 ; Innocent lY dépose Fré-
déric Il en 1215, au concile œcuménique de Lyon. Les troi-
sième et quatrième concile de Latran, les conciles de Bàle et
de Constance déclarent les hérétiques privés des dignités,
même temporelles et délient, contre eux, de tout serment de
fidéUté. Yoilà des faits publics et constants ; il s'agit d'expli-
quer et de justifier cet état de choses.
Pour en rendre compte, il s'est produit des systèmes que
nous devons exposer ; nous tâcherons ensuite d'indiquer une
solution.
I. Les systèmes proposés pour rendre compte de la conduite
CHAPITRE XIV. 605
des Papes, sont, les uns théologiques, les autres historiques :
les premiers s'appuient sur des principes révélés et éternels ;
les autres, sur le droit positif et les circonstances de temps.
Les systèmes théologiques sont au nombre de trois : le sys-
tème du pouvoir direct, le système du pouvoir indirect, et le
système de Vindépendance absolue des deux puissances.
Dans le système du pouvoir direct, le Pape serait maître sou-
verain de la terre, tant au temporel qu'au spirituel. Au spiri-
tuel, il délègue sa puissance aux évêques; au temporel, il la
délègue aux rois; et les rois et les évêques ne sont que ses
lieutenants, ses mandataires, révocables à volonté, dès qu'ils
manquent et même sans qu'ils manquent à leur mandat. Que
le Pape offre la couronne à tel prince, qu'il la lui retire pour
la donner à un autre, il n'y a, à ces actes, nulle difficulté. Le
Pape opère à vue ces changements, en vertu du droit des deux
glaives et de son souverain domaine sur l'univers.
On voit naître cette théorie au douzième siècle et l'on doit
dire que le langage des Papes y pourrait faire adhérer ; car
enfin, si, dans les actes de déposition, ils rappellent quelque-
fois le droit positif, ils invoquent à l'ordinaire le titre spirituel
et la plénitude de la puissance apostolique. Mais il faut rappe-
ler qu'il y a, ici, complications de droit divin et humain, et que le
droit humain a été concédé en vue du droit divin, qui est, dans
ce cas, la cause plus que la source. On ne voit pas, du reste,
qu'aucun Pape, pas plus saint Grégoire VII qu'un autre, ait
professé formellement cette doctrine. Ceux qui la représentent
sont : Jean de Salisbury, dans son futile ouvrage intitulé : Poly-
craticon ou des délassements des cours ; saint Thomas de Can-
torbéry, qui" ne s'en exphque encore, dans ses lettres, queper
transennam; Thomas Morus, qui ne le préconise que comme
principe gouvernemental du royaume d'Utopie ; puis un cer-
tain nombre de théologiens et de canonistes. Ces idées four-
nissent la base du droit de Souabe, rédigé au treizième siècle.
Depuis, elles ont été universellement abandonnées, comme
peu conformes aux vrais principes et conduisant à d absurdes
conséquences.
G06 HISTOIRE dp: la papauté.
Ce système, en effet, n'est fondé sur aucune preuve solide.
En droit, Jésus-Christ, qui devait donner à son Eglise tout le
pouvoir nécessaire pour mener les âmes à leur fm, ne devait
pas donner ce pouvoir direct : il n'est pas nécessaire, et le
pouvoir indirect, nous le verrons, suffit pleinement. En fait, il
ne l'a point conféré à Pierre. Le quodcumque ligaveris n'est
invoqué par les Papes que dans le sens du pouvoir spirituel,
tombant sur le lien religieux. Les deux glaives que le Sauveur,
dans sa passion, déclare suffire à sa défense, s'entendent en
ce sens que Pierre porte l'un et dirige la main qui porte
l'autre. Les rapports des deux puissances, expliqués par la com-
paraison de rame et du corps, du soleil et de la lune, s'en-
tendent dans le même sens et insinuent de plus que l'un des
pouvoirs est supérieur à l'autre. Enfin, l'Eglise n'a rien fait, ni
par ses Pontifes, ni par ses conciles, qui rende nécessaire
l'adoption d'un si exorbitant pouvoir. Les Papes décident des
cas de conscience, soutiennent des droits spirituels, lancent
des excommunications qui sortent des effets civils, prévus par
le droit, et tout cela s'explique. Un acte, pourtant, favorise
en apparence cette théorie , c'est la bulle hiter caetera
d'Alexandre VI, qui trace, de son doigt, une ligne sur la map-
pemonde et donne, au roi de Castille, toutes les terres à l'ouest
des îles du cap Vert. Cette bulle trouve sans doute sa légiti-
mité dans la nécessité faite au Pape de se prononcer, dans les
guerres qu'elle a empêchées et les biens dont elle a été l'occa-
sion ; mais elle ne peut suffire, à elle seule, pour régler, comme
droit commun, tous les cas et prouver, à elle seule, tout un
système, qui entraîne, d'ailleurs, de déplorables conséquences.
Il s'ensuivrait, en effet, que l'ignorance sur les droits de
l'Eglise est à peu près générale et constante ; que l'Eglise qui
doit, par amour de la vérité, et dans l'intérêt de l'esprit
humain, nous tirer de cette ignorance, nous y laisse, au con-
traire, croupir; que les princes païens, schismatiques, héré-
tiques, n'ont aucun droit de commander; et qu'aujourd'hui, la
révolte générale est plus qu'un droit, aucun pouvoir temporel
ne dérivant de cette source.
CHAPITRE XIV. 607
Le système du pouvoir indirect se présente sous deux
formes : il y a le système du pouvoir indirect proprement dit et
le système du pouvoir simplement airectif.
Dans le système du pouvoir indirect proprement dit, l'objet
propre et nécessaire du pouvoir des Papes est le gouvernement
des fidèles dans l'ordre du salut. Pour atteindre complètement
cet objet, les Papes doivent porter, tant dans l'ordre temporel
que dans l'ordre spirituel, tous les règlements nécessaires au
bien des âmes. S'ils ne jouissaient de ce double pouvoir, ils ne
posséderaient point la plénitude de la puissance apostolique,
puisque leur autorité, limitée à la sphère exclusivement spiri-
tuelle, ne saurait proscrire ou prescrire ce qui, dans l'ordre
temporel, doit contribuer au salut ou l'empêcher. Les Papes
sont donc amenés indirectement et par voie de conséquence, à
agir, en cas de nécessité, sur les princes, voire à leur retirer
les droits acquis sur les sujets. — Ce système, communément
reçu par les ultramontains, est professé notamment par Bel-
larmin, saint Thomas et Suarez. Leibnitz dit à ce sujet : « Les
arguments de Bellarmin sur la juridiction, au moins indirecte,
des Papes, n'ont point paru méprisables à Hobbes même.
Effectivement, il est certain que celui qui a reçu pleine puis-
sance de Dieu pour le salut des âmes, a le pouvoir de réprimer
la tyrannie et l'ambition des grands, qui font périr un si grand
nombre d'âmes. On peut douter, je l'avoue, si le Pape a reçu
de Dieu une telle puissance (Leibnitz parle ici, dit Lamennais,
selon les idées protestantes ou gallicanes) ; mais personne ne
doute, du moins parmi les catholiques romains (Bossuet
excepté) que cette puissance réside dans l'Eglise universelle, à
laquelle toutes les consciences sont soumises. Philippe le Bel,
roi de France, parait en avoir été persuadé, lorsqu'il en appela
de la sentence du pape Boniface YIII, qui l'excommuniait et le
privait de son royaume, au concile général '. » Leibnitz donne,
à son raisonnement, cette majeure, que le concile peut dépo-
ser un catholique ne peut refuser la mineure, que le Pape
' Migne, Œuvres de M. Emery, col. 1276.
608 ÎIISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
peut ce que peut le concile. Il est facile de pressentir la conclu-
sion.
Dans le système du pouvoir simplement directif, le pouvoir
du Pape sur les souverains se réduit à décider, avec autorité,
un cas de conscience, et voici à quelle occasion. L'autorité du
prince repose sur un serment juré par les sujets ; ce serment
est, en soi, une chose religieuse, et il est dissoluble quand il
est non observable ou d'une validité douteuse. L'Eglise, juge
ordinaire de tout ce qui touche à la conscience, prononce, dans
ces cas, sur ledit serment : elle ne délie pas, elle ne dépose pas,
elle déclare simplement les sujets déliés et le prince déposé.
Blanchi, au dix-huitième siècle, l'auteur du Droit public, et
J. de Maistre, entre deux, n'ont pas osé dépasser ce point de
vue. Quant à Gerson et à Fénelon, à qui on en attribue la pa-
ternité, ils ne vont même pas jusque-là. L'un était engagé
dans des thèses contradictoires où l'on ne reconnaît point la
marque d'un ferme esprit ; l'autre, si libre pour son temps,
manquait encore d'une certaine indépendance d'attitude et
même d'esprit. Quant au Saint-Siège, il le défendait par des
arguments secondaires : louons-le comme il faut, en allant
plus avant que lui dans la bonne voie.
Ces deux nuances d'un même système offrent une différence
caractéristique. Le pouvoir directif réduit l'autorité des Papes
à résoudre un cas de conscience isolé, individuel : il paraît
supposer moins, dans le Pape non consulté, le devoir de
rendre une décision. Le pouvoir indirect proprement dit, re-
connaissant la supériorité de l'ordre spirituel et lui attribuant
le droit de coaction vis-à-vis du temporel, pour l'obUger à
s'intéresser au bien des âmes, laisse ou commande au Pape
l'initiative et lui attribue une action constante sur la vie
sociale.
Dans l'une et l'autre nuance, l'action du Pape repose sur la
distinction et la subordination des deux puissances ; elle sup-
pose que la profession et le maintien de la foi catholique sont,
à l'élection du souverain, imposés de droit naturel. D'où il
suit que le souverain hérétique ou fauteur d'hérétiques perd,
CHAPITRE XIV. 609
de droit naturel, ce qu'il a acquis à une condition que, de droit
naturel, on lui a imposée et qu'il a acceptée. Le Pape ayant,
pour la circonstance, pouvoir et devoir, commande ou décide
la déposition du souverain.
Un consulteur du dernier concile, l'abbé Chesnel, dans un
récent ouvrage, nous offre, sur la distinction du pouvoir direct
et du pouvoir indirect, un moyen de conciliation :
(( J'appelle pouvoir direct, dit le savant théologien, celui qui
s'applique à son objet propre : par exemple, le père de famille
a un pouvoir direct sur ses enfants, le souverain sur ses sujets,
dans l'ordre temporel ; le Pape sur les chrétiens, dans l'ordre
spirituel. Si, par impossible, toutes les fois que l'intérêt tem-
porel est en jeu, et seulement alors, un souverain terrestre
pouvait assujétir à ses lois l'ordre spirituel, il exercerait, mais
indirectement, la puissance spirituelle ; pareillement, l'objet
propre du pouvoir pontifical n'étant pas le temporel, mais le
spirituel, les Papes ne sauraient avoir sur l'ordre inférieur, déjà
soumis directement aux princes, qu'un pouvoir indirect.
» On pourrait, j'en conviens, citer un assez bon nombre de
canonistes antérieurs à la Réforme, qui attribuent aux Papes le
pouvoir direct sur tout le temporel de ce monde; mais, au
fond, le mot direct est pour eux synonyme de directif. Ils
veulent dire simplement que, pour ne pas mettre obstacle et
pour tendre sûrement à la fin dernière, les souverains d'ici-
bas doivent se ranger à la direction du Pape, dont le ministère
propre est d'y conduire tous les hommes. C'est, pour le fond,
tout ce qu'enseignent les théologiens modernes, et une fois
admise l'essentielle dépendance où la nature est de la grâce,
le temps de l^ternité, on ne pourra, sans une inconséquence
manifeste, nier que, par rapport à la fin dernière, l'Etat de-
meure soumis à la direction du Pape. Nos théologiens gaUi-
cans du quatorzième siècle n'en ont jamais douté, eux qui
enseignent nettement, comme une vérité certaine, le pouvoir
directif du Saint-Siège sur tous les souverains temporels.
Pierre d'Ailly et Gerson répètent souvent cette doctrine dans
les propres termes que je viens de leur emprunter. »
IV. 39
(;i() llISTOlUi: DE LA PAPAi:TÈ.
On eût pu faire observer, au docte vicaire général de Quim-
per, qu'au lieu de distinguer le pouvoir en direct et indirect, il
eût été beaucoup plus sage de dire direct et directif : direct
pour le spirituel, directif pour l'ordre temporel. Voici la ré-
ponse de l'abbé Ghesnel :
« Je ne pourrai répondre que par des conjectures plus ou
moins fondées. Si directif vous plaît mieux {{n indirect, laissez
celui-ci, usez de celui-là, vous êtes libre. Mais gardez-vous de
censurer vos pères et l'usage qu'ils ont fait prévaloir. Il y a,
du reste, une comparaison très-ancienne, remontant pour le
moins jusqu'à saint Grégoire de Nazianze, la plus juste peut-
être et la plus féconde de celles auxquelles on a recours, pour
expliquer non-seulement la distinction présente, mais encore
le principe fondamental des vrais rapports entre l'Eglise et
l'Etat. C'est la comparaison entre l'âme et le corps. L'âme, avec
ses puissances intellectuelles, qui sont la raison et la volonté,
s'applique directement au vrai et au bien intelligible, qui ne
peut être atteint par les sens ; le corps et les puissances sen-
sitives ont pour objet propre et direct le vrai, le bien sensible.
Tant que le corps demeure à sa place, content de son domaine,
dans la juste dépendance de l'âme à laquelle il est uni, celle-ci,
tout occupée de ses fonctions, laisse le corps parfaitement libre
de remplir les siennes. Des deux côtés, c'est le pouvoir direct
seul qu'on exerce. Mais voici que, lassées de leur soumission,
les facultés sensibles s'élèvent contre la raison qu'elles pré-
tendent dégrader à leur niveau, en troublant l'usage de son
activité. Que fera la raison si elle est sage? Pour maintenir
intact son pouvoir propre et direct, elle usera du pouvoir in-
direct ou directif, complément indispensable du premier, toutes
les fois qu'une vraie nécessité se présente de maintenir ses
droits, son domaine, sa prééminence et sa liberté.
» Notez bien, je vous prie, qu'alors l'âme n'usurpe rien sur
le corps, mais maintient celui-ci dans ses limites et se défend
contre ses entreprises. Pareillement, le pouvoir indirect du
Pape sur le temporel des princes, loin d'être une revendication
du temporel, n'est rien de plus que le pouvoir spirituel même,
CHAPITRE XIV. 011
un acte de légitime défense, en exerçant l'une des fonctions qui
lui sont essentielles.
» Vous voyez donc que cette doctrine, loin d'être obscure et
tortueuse, a toute la netteté désirable. »
L'abbé Chesnel résume ainsi tout son enseignement ; nous le
croyons d'une justesse parfaite : « Il y a des choses qui sont
temporelles, d'autres qui sont spirituelles, et d'autres qui, tem-
porelles de leur nature, se lient étroitement aux spirituelles :
c'est pourquoi on les appelle mixtes, c'est-à-dire composées en
quelque sorte de deux éléments, l'un spirituel, l'autre tem-
porel, qui se tiennent unis pour former un seul tout. Les
choses spirituelles relèvent exclusivement du pouvoir direct de
l'Eglise et du Pape, ainsi que nous l'avons vu dans la première
partie de ce second livre. C'est encore au pouvoir direct qu'ap-
partiennent les choses mixtes, qui seront l'objet des entreliens
suivants. Quant aux choses temporelles, ou bien elles gardent
purement ce caractère, sans toucher ni au spirituel, ni aux
droits des tiers et à la justice : alors elles tombent sous la puis-
sance de l'Etat, qui les règle et les administre avec une pleine
indépendance ; ou elles mettent en péi;il la liberté et la paix de
l'ordre supérieur, et alors le pouvoir spirituel, encore bien que
le temporel ne lui soit pas directement soumis, se replie en
quelque sorte sur l'envahisseur pour le contenir, écarter les
obstacles injustement accumulés par celui-ci et dégager sa
propre voie. Yoilà le pouvoir indirect et tout ce qu'il contient
de mystères ' . »
A ces observations très-justes de l'abbé Chesnèl, nous joi-
gnons une déclaration de Pie IX que nous trouvons au
tome YII, p. '473 des Œuvres pastorales de M^^ Landriot^ feu
archevêque de Reims.
Le 20 juillet 1871, le Pape recevait une députation de l'Aca-
démie de la Religion catholique, et exhortait les députés à
réfuter vigoureusement ceux qui faussaient le sens de l'infail-
libilité du Souverain-Pontife et voulaient lui donner des con-
^ Chesnel, les Droits de Dieu et les Idées modernes, t. II, p. 224.
{)[:> HISTOIRE DE LA PAPAUTE.
séquences dans l'ordre politique. A ce moment, Pie IX s'exprima
en ces termes :
« Le droit de déposer les souverains et de délier les sujets du
serment de fidélité a été, en effet, dans des circonstances
extrêmes, exercé par les Papes, mais il n'a absolument rien de
commun avec l'autorité pontificale. Il était une conséquence
du droit public qui était alors en vigueur et du consentement
des nations chrétiennes, qui reconnaissaient dans le Pape le
juge suprême de la chrétienté et le constituaient juge sur les
princes et sur les peuples, même dans les matières tempo-
relles. Or, la situation présente est tout-à-fait différente. La
mauvaise foi seule peut confondre des objets si divers et des
époques si peu semblables, comme si un jugement infaillible
porté sur une vérité révélée avait c/uelque analogie avec un droit
que les Papes, sollicités par le vœu des peuples, ont dû exercer
quand le bien général l'exigeait. De pareilles affirmations ne
sont qu'un prétexte pour exciter les princes contre l'Eglise. »
Telles sont les paroles de Pie IX. Les évêques suisses qui pu-
blièrent les premiers cette déclaration, ajoutent : « La Feuille
pastorale du diocèse de Munich et Freisingen du 28 juillet 1871
garantit l'authenticité de cette déclaration. »
Dans le système de \ indépendance absolue des deux puis-
sances, les Papes et les princes ne relèvent directement que de
Dieu ; ils agissent dans des sphères, non-seulement distinctes,
mais complètement indépendantes. De là, nécessité des con-
cordats pour marquer les limites des deux souverainetés, et
possibilité, pour le pouvoir spirituel, d'agir sur Tordre tem-
porel, mais par avis et exhortations seulement, jamais par
ordres, jamais par décrets. D'après cette théorie, les Papes du
moyen âge ont donc usurpé, au moins m,atériellement, sur les
princes ; mais la bonne foi les excuse, et comme l'Eghse n'a pas
défini la question, l'erreur ne tombe que sur des opinions tou-
jours libres.
Ce système, dont le patron principal est Bossuet, nous pré-
sente, dans sa crudité, la théorie du séparatisme gallican. Mais
bossuet, avec tout son génie, qui est-il donc pour oser taxer
CHAPITRE XIV. ()I3
l'Eglise crerreiir et d'usurpation ? Qu'on est mal à l'aise sur ce
terrain, et quelles montagnes d'impossibilités on soulève?
Quand vous aurez assemblé tous les nuages d'une érudition
abusée, et lancé au travers les foudres des plus mordantes in-
vectives ; quand vous aurez qualifié les raisons des Papes de
subtiles, de pitoyables, de tortueuses, de ridicules, sans re-
tenue, au nom de la modération ; quand vous aurez épouvanté
tous les trônes en leur dépeignant je ne sais quelle Rome qui se
plaît, comme la fortune antique, à faire sauter, d'un coup de
sifflet, la couronne de la tête des rois ; quand enfin les doctrines
soi-disant abominables du Saint-Siège vous sembleront ense-
velies à jamais et condamnées à ne plus souiller le jour des
sociétés modernes, qu'aurez-vous gagné ? N'est-il pas de no-
toriété historique et mille fois plus clair que l'évidence, que,
depuis huit siècles, la doctrine des Papes et leur pratique est
décidée, ferme et invariable ? Et quel poids que ces huit siècles
dont la chaîne ininterrompue nous oppose son authentique suc-
cession! Et que devient donc, ô Bossuetî votre indéfectibilité
du Saint-Siège, si de telles erreurs s'y enracinent, s'y enve-
niment, et y naturalisent leurs ronces aussi funestes à la
vérité qu a l'humanité? Certes, l'audace est grande, à mettre
en contradiction tous ces siècles avec les autres et à ne voir
durant ce laps immense que ténèbres épaisses opprimant la
face de l'Eglise. Quel sommeil dormait donc l'esprit de Dieu ? et
dans quel état de paralysie et de mort a-t-il laissé tomber
l'épouse du Christ, ce beau corps, sans ride et sans tâche, dont
il est l'âme? et ne l'a-t-il soulevé de l'abîme que pour le laisser
bientôt retomber dans une incurable ignorance? Grâce à
Bossuet, l'histoire à laquelle présidait TEglise, dans ces siècles
de foi magnifique, n'était qu'un brigandage universel et les
Vicaires de Jésus-Christ en étaient les effrontés présidents. Les
gardiens de la foi étaient les violateurs légaux de la morale ;
l'auréole de la sainteté descendait sur le front des géants de
l'orgueil ; la tiare de Pierre redevenait la tiare de Nenirod avec
la croix par-dessus. 11 est impossible, Bossuet y renonce, de dé-
crire la seconde partie de l'histoire universelle ; il fut obUgé de
fili HISTOIRE DE LA PAHAUTÉ.
laisser son discours à moitié chemin. Il fallait que l'étoile de
Luther se levât dans la nuit du moyen âge; il fallait que
trente-quatre prélats, furtivement réunis en conciliahule, par
un roi qui venait de voler les revenus de l'Eglise, rendissent
enfin la lumière au peuple de Dieu. Ils rencontrèrent, sur ce
chemin, un homme de génie, au front duquel l'onction épis-
copale était humide encore ; ils l'entraînèrent tout tremblant ;
ils le firent asseoir là vite et il leur rédigea, dans le style de la
confession d'Augsbourg, cette cédule de l'économe infidèle,
par quoi on se ménage un abri chez les rois en ce monde,
sinon la grâce de Dieu en l'autre. Voilà désormais les réforma-
teurs du droit ; voilà les Pères de l'Eglise dont il faut vénérer
les décrets ; voilà les apôtres dont toutes les paroles sont un
nouvel Evangile. Grégoire VII s'est trompé; Alexandre III s'est
trompé; Innocent lïl s'est trompé; un Innocent IV, un Bo-
niface VIII, un saint Pie V, un Sixte-Quint, un Grégoire XIV,
tout le monde s'est trompé. Il n'y a que Bossuet qui ne se
trompe pas. Bossuet, évêque de Meaux, et Fleury, prieur
d'Argenteuil, ce sont Pierre et Paul sur qui repose l'Eghse, ou
plutôt Hénoch et Elle envoyés de Dieu pour la racheter des té-
nèbres qui l'opprimaient jusque-là sans espoir. C'est trop d'in-
sulte à la mémoire de ces hommes que de tels éloges ! Et trop
de douleurs que ces hécatombes de soixante Papes audacieu-
sement condamnés par eux un jour, et, tous les jours, depuis,
outragés sur leurs tombes. Que Voltaire applaudisse, à la
bonne heure ! je crois voir Bossuet se soulever, de la tombe,
contre ces affreux hommages, comme Augustin contre Jansé-
nius ou Fénelon contre les philosophes.
Ce que Bossuet a condamné ici, Rome l'a justifié ; ceux que
Bossuet a humiliés, du haut de son génie, elle s'est humihée
devant eux du plus profond de sa foi : et lui ce qu'il a dit, il a
fallu qu'il le dédît ; ce qu'il a signé qu'il le déplorât ; ce qu'il
jivait fait qu'il le cassât ; non-seulement lui, mais ses collègues,
plus coupables que lui-même et leur roi moins coupable
qu'eux tous : ils ont tous fait amende honorable. Le sys-
tème de Bossuet est, en effet, injurieux à l'Eglise et faux.
CHAPITRE XlV. CAo
parce qu'il suppose la Papauté privée de lumières sur des
questions capitales, et qu'il fait retomber, sur des conciles gé-
néraux, le blâme qu'il inflige à la Papauté. Faux, parce qu'il
rend l'Evangile inintelligible sur la question du serment ; parce
qu'il désarme l'Eglise, ne la laissant pas juge de tout ce qui
regarde la conscience et lui ôtànt ce qui est nécessaire pour
conduire les âmes à leur fin ; parce qu'enfin il est favorable à
l'oppression des peuples et fait des rois une seconde majesté
après Dieu, une puissance sans juge sur la terre. Il ne faut pas
multiplier, sur la terre, les pouvoirs sans contrôle ; un seul
pouvoir jouit de ce bénéfice et il en jouit uniquement parce
qu'il est assisté de Jésus-Christ.
Les systèmes théologiques furent longtemps seul enseignés
dans les écoles. On ne soupçonnait guère d'autres aspects
à la question, et, suivant les opinions, on admirait, on excusait
ou l'on condamnait les Papes. A dater deFénelon, de nouveaux
moj'ens de solution sont proposés, les systèmes historiques se
produisent. La science progressive de l'histoire en fournit les
éléments ; le défaut d'application aux études théologiques ne
permet pas d'en tirer de suffisantes lumières. D'ailleurs l'esprit
du temps inspire de trop miraculeuses réserves ; et la marche
du siècle n'a pas permis encore de toucher au but.
Le plus simple de ces systèmes, si l'on peut seulement lui
donner ce nom, s'appuie uniquement sur les faits et se borne
aune simple justification. Dans ce système, on n'entre point dans
l'examen des principes pour discuter leur justesse; on absout
simplement les Papes, à cause de leurs vues élevées et profondes,
de leurs intentions droites et pures, des résultats heureux de
leur intervention politique. Ce système est celui des protestants
de bonne foi_, tels que Muller, Yoigt, Hurter, Léo, Ranke, et en
général des hommes sensés qui s'arrêtent, dans l'étude de
l'histoire, à l'histoire elle-même. Ce qui le caractérise, c'est une
certaine droiture de bon sens, qui plaît à tous les hommes
loyaux ; les résultats, qu'il a produits, piquent d'ailleurs singu-
lièrement la curiosité et l'intérêt. Les protestants et, à leur
suite, les gallicans, avaient, pendant trois siècles, en faussant
RIR HISTOIRE DR LA PAPAUTÉ.
riiistoire, formé contre la Papauté mi réquisitoire qui menaçait
de devenir un jugement définitif. En attendant que les gallicans
s'instruisent, les protestants du dix-neuxième siècle détruisent
l'œuvre des protestants du dix-septième siècle. Sans autre préoc-
cupation que la vérité, ils arrivent, en la découvrant, à inno-
center la Chaire apostolique. Nous devons des louanges à leur
intégrité ; nous ne saurions toutefois nous arrêter à ces conclu-
sions empyriques. Ce système, exact pour tout ce qu'il dit, est
défectueux, par ce qu'il ne dit pas : il faut, ici, insister sur
l'exactitude des principes et la vérité des idées. Aussi bien, siles
Papes n'avaient pour eux que l'amnistie du fait, ils verraient
s'élever contre eux les accusations du droit méconnu ou violé.
Car il n'est pas permis, pour faire un bien, de se baser sur
l'injustice et d'employer, pour renverser la tyrannie, les res-
sorts de l'iniquité.
Le second système, qui est celui des purs érudits, s'appuie
sur le droit féodal. Sous la féodalité, le serf relevait du sei-
gneur, le baron du comte, le comte du roi, de même les rois
relevaient de Dieu. Etaient-ils infidèles à ce redoutable maître,
le droit féodal, qui punissait les félons et les parjures, les
frappait de toutes ses rigueurs : Dieu les dépouillait de leurs
fiefs royaux, dont ils avaient refusé l'hommage, comme eux-
mêmes dépouillaient les vassaux rebelles. Cette dégradation du
chevalier couronné, mais indigne, ne soulevait aucune diffi-
culté ni dans les esprits, ni dans les usages ; c'était la logique
féodale dans sa simplicité la plus pure. Et comme Dieu n'inter-
venait pas personnellement, par un miracle, pour faire res-
pecter sa justice, le Pape, vicaire de .lésus-Christ, prononçait et
faisait exécuter, contre les princes non-féaux, l'arrêt du juge-
ment divin. Telle était la règle politique du temps ou, du
moins, l'usage passé en loi : et cela paraissait d'autant plus
naturel qu'il n'était entré alors dans l'esprit de personne qu'un
pouvoir put exister sans que, par sa source, ses limites
morales et son droit de plein exercice, il remontât jusqu'à
Dieu.
Le dernier système combine le droit positif avec le droit
cirAPiTUE XIV. 617
divin. De droit divin, le Pape connaissait du crime d'hérésie,
prononçait la peine d'excommunication et indiquait aux sujets
les actes auxquels, en conscience, on ne devait plus se croire
astreint. De droit positif humain, il dénonçait la déchéance du
prince, parce que l'excommunication sortait alors des effets
temporels qu'elle n'a plus, et parce que, d'après le droit pubhc
en vigueur, la catholicité du prince était une condition du
pacte social. C'était donc comme juge choisi par les peuples, à
cause de sa primauté spirituelle, que le Pape déclarait invalide,
en vertu du pacte existant, un acte qu'il n'eût point frappé sous
un autre régime. A supposer, par exemple, que Louis-Phi-
lippe V\ roi des Français, se fût fait protestant, le Pape l'aurait
excommunié, mais il n'aurait point ajouté, à cette censure spi-
rituelle, un acte positif de déposition, comme fit Grégoire YII
contre Philippe P^ Cette différence de conduite s'explique par
la différence des temps et des circonstances : l'excommunica-
tion n'est pas aussi étendue aujourd'hui qu'au onzième siècle,
et le pacte social ne repose pas sur des conditions iden-
tiques.
Ce système, qu'appuie l'illustre comte de Maistre, se modifie
sous la plume de l'éminent publiciste par une sorte d'argument
de prescription. Le vaillant défenseur des Papes part du prin-
cipe que tout gouvernement est légitime lorsqu'il est établi
depuis longtemps et subsiste sans contestation. Or, dès long-
temps, les Papes ont connu du bien social et jugé des actes
politiques : ils s'offrent donc à nous dans toutes les conditions
de la légitimité. « J'ai souvent entendu, dans ma vie, dit
M. de Maistre, demander de quel droit les Papes déposaient les
empereurs; il est aisé de répondre : « Du droit sur lequel
repose toute autorité légitime, possession d'un côté, assentiment
de l'autre. »
Il est de fait que les princes déposés ne contestaient, pas plus
que les autres, le droit des Papes. Ils ne contestaient quePap- •
plication qu'on en faisait à leur détriment. C'est la vieille
plainte du condamné contre les juges, mais sans valeur contre
la loi, même en cas d'erreur et de mal jugé.
fils HISTOIRE DE LA PAPAITÊ.
II. Quelle solution donner à ce gros problème?
La solution que nous voulons inculquer se résume clans les
propositions suivantes :
1° Le pouvoir des Papes sur les souverains a été amené par
l'état des sociétés civiles et la jurisprudence de l'excommuni-
cation ;
2° Les Papes, en l'exerçant, se sont conformés à la persua-
sion universelle ;
3° Cette persuasion repose sur les idées les plus justes du
droit naturel et divin et sur le droit public alors en vigueur ;
4° Et le pouvoir, qu'elle autorise, n'entraîne que de minimes
inconvénients, compensés par d'immenses avantages.
Pour juger nos ancêtres avec impartialité, il faut les juger,
non d'après nos lois et nos usages, mais d'après les institu-
tions de leur pays et les circonstances de leur temps. L'inter-
vention du clergé apparaît alors comme une nécessité pres-
sante et heureuse ; il s'ensuit naturellement l'autorité du Pape
sur les pouvoirs temporels. Il suffit, pour s'en convaincre,
d'observer quel est, à l'origine, l'état de la société et la nature
des gouvernements.
L'état de la société, disons-nous, mais vraiment, est-ce bien
le mot propre? De sociétés, il n'en existe pas au milieu des in-
vasions. L'empire est tombé, ses institutions sont ensevelies
sous les ruines de l'édifice impérial. Les races barbares passent
et repassent, dans toutes les anciennes provinces, comme les
courants d'une grande mer. Le flot écoulé, l'œil distingue par-
tout des éléments matériels de restauration, mais pas d'élé-
ments moraux, et nulle part un idéal pour devenir l'œuvre à
entreprendre. L'Eglise, et l'Eglise seule, a la puissance de con-
cevoir, d'exécuter et de parfaire le plan initial de la civilisation.
Par la main de ses cénobites et de ses Pontifes, elle agit sur
cette matière vivante, écarte les forces exubérantes et détruit
les forces malignes, ordonne la famille^ organise les pouvoirs
sociaux, pose partout les assises du progrès à venir.
Cette société naissante a communément une monarchie à la
fois élective et héréditaire, tempérée par les assemblées gêné-
r,H A PITRK XIV. ^''''^
raies de la nation. Celte royauté mobile a besoin d'appuis, ces
assemblées ont besoin de lumières pures et de conseils pra-
tiques. Les évêques s'y montrent à côté des ducs. L'Eglise, de
son côté, réunit des conciles, et ces assemblées s'occupent au-
tant des intérêts politiques que des affaires religieuses. Les
prélats élisent les princes, les confirment et les sacrent; les dé-
cisions des évêques entrent dans les codes civils comme au
corps du droit canonique.
Il conste par là : i° Que l'intérêt des princes et des peuples,
exige rintervention du clergé dans les affaires temporelles ;
^° que leur influence grandit, chaque jour, par la continuité
des bienfaits : les évêques sont considérés comme les pères
des peuples et les Papes comme les promoteurs de la civilisa-
tion européenne; 3° que la société chrétienne, une fois consti-
tuée, se trouve naturellement placée sous l'action de l'Eglise ;
et 4*^ que cette action, moralement et politiquement si grande,
s'accroît encore par l'établissement des fiefs ecclésiastiques,
par la puissance temporelle des Papes et le droit de la suze-
raineté du Saint-Siège sur quelques Etats. La clef de saint
Pierre est la clef de voûte de l'édifice en Europe.
Et cet état d'unité entre l'Eglise et la société civile, les deux
puissances attribuent, de concert, pour la police du monde, à
l'excommunication, des effets immenses. Un capitulaire de
Childebert prive de ses biens l'incestueux, même seigneur che-
velu, même prince du sang royal. Un concile de Yerneuil, en 755,
condamne l'excommunié à l'exil. Une loi de Canut lui inflige la
peine de mort. Grégoire YII, au lieu d'aggraver la coutume, en
mitigé, au contraire, la rigueur : il permet à l'excommunié
les relations av^c son épouse, ses enfants, ses domestiques ; il se
borne à le dépouiller de toute dignité temporelle. Cette décision
est inscrite dans toutes les législations, ainsi qu'il appert, pour
• la Germanie, par le droit de Souabe, pour l'Angleterre, par
l'autorité de Ducange, et, pour la France, par les Décrétales
d'Yves de Chartres.
Ainsi les Papes, en déposant les souverains, se confor-
maient à une loi partout portée et de tous reconnue.
(IfîO IlTS!Oini£ IjE la t'APArTi-:.
Ici, bien entendu, il ne peut être question des princes feuda-
taires du Saint-Siège : ces princes relevaient de l'Eglise comme
vassaux ; leur déposition se pouvaient effectuer sans conteste,
dès qu'ils manquaient aux charges de la vassalité. Or, étaient
princes feudataires de l'Eglise les rois et ducs de Sicile, d'Ai'a-
gon, d'Angleterre, de Pologne, de Russie, de Dalmatie, de
Croatie et la république de Venise. Nous ne pouvons mettre ici
en cause que les princes non-feudataires, et relativement à ces
princes, disons-nous, c'était la persuasion générale, dans toute
l'Europe, que le Pape pouvait les déposer.
Cela se voit surtout par ces grands conciles, qui sont, au
pied de la lettre, les Etats généraux de TEurope, car les
princes y assistent ou s'y font représenter. Le troisième con-
cile de Latran dit : Relaxatos autem se noverint à debito fideli-
iatls et hominii ac totlus obsequii : donec in tantd iniquitate
pei'severaverintj quicumqiie illis aliquo pacto tenentur annexi.
En parlant de l'inquisition, nous verrons le quatrième con-
cile de Latran, plus explicite encore. Henri IV, après son conci-
liabule de Worms, où il a fait déposer le Pape, écrit : SancLo-
rum patrum traditio me, nec pro aliquo crimine, nisi à fide
exorhitaverini, deponendiun asseruit : il confesse donc que
rhérésie est, pour un prince, un juste motif de déposition.
Saint Grégoire VII doute si peu de son droit, qu'il écrit à tous
les évèques teutoniques, fort partisans de l'empereur et sans
réclamation de leur part : Dehere destitui ... divinarum et Jiu-
manarum testatur et jubet auctoritas\ Un prince déposé ne
cause aucune surprise. Othon de Frisingue, petit-neveu de
Henri IV et oncle de Frédéric Barberousse, écrira que la dépo-
sition de Henri IV surprit.: c'est qu'il écrit cent ans après, que
c'était une des premières applications de la loi et peut-être
obéit-il un peu aux rancunes domestiques. Que si parfois, des
excommuniés restent sur le trône, c'est que l'excommunica-
tion n'entraîne la déposition qu'au bout d'un délai déterminé ;
que d'autres délais ont été obtenus par appel ou promesses,
que les Papes, par bonté, diffèrent de renouveler l'excommu-
' Episl. ad Gfi^manos (1076) Exiravay. xvi, col. 67:2.
CHAPITRE XIV. 65 t
nication, ou que les princes régnent de fait, mais non de droit.
Dans l'empire germanique, la dépendance est plus néces-
saire. Le saint empire est une création de l'Eglise et le Pape
peut, pour une juste cause, suspendre ou révoquer le mandat
conféré à l'empereur. Les électeurs de la confédération alle-
mande ont donné, à cet empereur, leurs suffrages au trône de
Germanie, en prévision de son couronnement et avec cette con-
dition qu'il remplirait les devoirs imposés par le sacre. Même
quand il ne serait pas, comme roi de Germanie, soumis à la
législation commune, s'il manque au devoir impérial, il est,
aux termes du contrat d'élection, déposé comme roi, par suite
de sa déposition d'empereur. Mais il ne jouit, comme roi ger-
main, d'aucun privilège; et l'empereur est ainsi déposable à
double titre : d'abord comme empereur, comme vicaire du
Pape pour la protection des faibles et la ciéfense de l'Eglise ;
ensuite comme chef d'une société chrétienne.
En France, même puissance de l'opinion. Lothaire, excom-
munié à cause de son mariage avec Yaldrade, exprime tout
haut la crainte de voir Nicolas I" disposer de son trône. Gré-
goire YII menace Philippe I" de lui enlever son royaume, et,
plus tard, quand ce prince a encouru la condamnation d'Ur-
bain II, Yves de Chartres lui écrit qu'il va perdre, en même
temps, le royaume de la terre et le royaume du ciel.
C'est donc manquer à toute vérité que de représenter la puis-
sance des Papes sur les souverains comme une invention de
saint Grégoire YII, comme une usurpation criminelle^ favo-
risée par une grossière ignorance. Ici, l'inventeur, c'est tout le
monde; l'usurpation n'est nulle part, l'accusation d'ignorance
fait pitié. Si les princes se soumettent à l'autorité des Papes, ce
n'est pas qu'ils se dépouillent volontairement, ni qu'ils se
sentent moins que d'autres en appétit d'autocratie ; mais ils
cèdent à l'autorité du droit et à la victorieuse évidence de la
vérité.
y»
Le poil voir des Papes, en effet, repose sur les plus justes
notions du droit.
Deux pouvoirs président aux destinées de l'humanité : le
i)^"! HIsrOIHK DK LA PAI'AI'IK.
pouvoir spirituel, qui commande aux âmes ; le pouvoir tempo-
rel, qui commande aux corps dans tout ce qui n'est pas régi
déjà par le gouverneur des âmes. L'un règle les intérêts du
temps dans leur existence passagère ; l'autre règle ces mêmes
intérêts dans leur rapport avec l'éternité. Celui-ci , ordonné
pour le salut, régit tout l'homme, l'homme individuel et
riiomme social, en vue du ciel ; celui-là, ordonné pour la for-
tune civique, avec charge de respecter et de protéger l'autre.
Pouvoirs très-distincts, mais unis et subordonnés, de manière
qu'agissant tous deux sur l'homme, sous la succession du
temps et dans l'étendue de l'espace, ils assurent, par leur mu-
tuel respect, l'harmonie des institutions humaines et le bon-
heur, même temporel, de l'humanité.
Ces deux puissances ont donc des points de contact, des
moyens de contrôle, et, en cas de dérogation, il faut que nous
trouvions une force d'arrêt, une puissance qui ramène au res-
pect le pouvoir réfractaire, tout» en le respectant. La raison
générale de ceci est : que le pouvoir e§i établi pour le bien,
non pour la destruction. Comme les choses temporelles con-
courent souvent, d'une manière plus ou moins directe, au bien
spirituel, et que les choses spirituelles réagissent, à leur tour,
d'une manière très-efficace, sur Tordre temporel, il faut trou-
ver, par le contrôle du pouvoir, les éléments de leur concilia-
tion et le secret de l'harmonie des choses terrestres. La diffi-
culté e^i seulement de savoir sur quel pied, ou plutôt d'après
quel principe, régler leurs rapports.
Le droit naturel ne présente ici que des idées générales,
d'une application d'autant plus incertaine que les droits con-
testables sont d'une plus difficile définition. Cependant, si im-
parfait qu'il soit, ce droit reconnaît au moins Vinfériorité du
temporel et attribue sa direction morale au pouvoir spirituel,
sans donner toutefois à celui-ci une juridiction temporelle et
ordinaire sur le temporel des nations.
Là où le droit naturel nous laisse dans l'incertitude, intervient
le droit divin, nous présentant la hiérarchie de la sainte Eglise,
avec une mission clairement déterminée et l'ensemble des
CHAPITRE XIV. 623
devoirs qui en assurent l'accomplissement. Or, chaque devoir
implique un droit corrélatif. Par là même que la Chaire aposto-
lique a le pouvoir de Uer et de délier, le pouvoir d'enseigner,
le pouvoir de gouverner, d'administrer et de confirmer, elle a
donc aussi le droit de coaction pour amener le pouvoir poli-
tique à ne pas éloigner l'ordre temporel de sa fin spirituelle.
Autrement les hommes étant tous sujets d'un prince quel-
conque, en cas de résistance de sa part, l'Eglise ne saurait
répondre à sa vocation ; elle serait même, par le fait de cette
résistance, [comme exclue du monde, et alors seraient violés
tous les établissements de l'Evangile.
Il s'agit de motiver ici et d'expliquer fortement ce droit de
coaction du Saint-Siège.
C'est la croyance nécessaire des chrétiens que tout fidèle est
soumis au Pape dans les choses spirituelles. Roi ou citoyen, il
doit, s'il veut rester catholique, demeurer dans cette dépen-
dance. Sans doute, il ne résulte pas de cette vérité que le roi
et le père de famille doivent laisser le Pape s'ingérer, le pre-
mier dans les affaires du royaume, le second, dans les affaires
de sa maison (les Papes d'ailleurs en auraient le désir, qu'il
leur serait impossible de le satisfaire); mais il s'ensuit que le
roi ou l'homme du peuple, venant à s'écarter de la loi évangé-
lique, doit subir le jugement, les remontrances et les punitions
du Pape et les supporter paisiblement. Ainsi la croyance à
l'autorité du Pape et la peccabilité humaine servent de fonde-
ment à cette vérité, que le Pape est au-dessus de tous les
hommes, de tous ceux, entendons-nous, qui veulent rester
catholiques. Or, comme le dogme est immuable ; et qu'on ne
peut dépouiller, ici-bas, cette malheureuse peccabilité, il s'en-
suit encore que cette suprématie du Pape est immuable et
perpétuelle. Mais tous les péchés, toutes les violations de la loi
évangélique, ne sont pas purement spirituels, renfermés dans
le sanctuaire de la conscience; il en est de matériels, qui
troublent l'ordre extérieur; donc il est manifeste que le Pape,
qui les juge, atteint indirectement l'objet du péché. Par
exemple, il ne dit pas seulement au voleur : Yous avez fait, en
624 HtSTOIRF DE LA PAPAUTÉ.
volant, une mauvaise action ; mais : Restituez l'objet volé ; de
cette manière, il touche du premier coup, le péché, et par
contre-coup l'objet du péché, a C'est pourquoi, dit dom T^uigi
Tosti, un prince qui, au moyen âge, voulait être catholique,
était soumis au Pape, non-seulement dans les choses purement
spirituelles, mais encore dans les choses matérielles, ces der-
nières pouvant être l'objet de son péché. Si donc il se permet-
tait, comme Philippe le Bel, de falsifier la monnaie, de verser
le sang de ses sujets, d'entreprendre des guerres injustes, il ne
pouvait se récrier, quand le Pape lui disait d'abord : Vous faites
le mal, puisque vous êtes faussaire et injuste, revenez au bien;
— et après : Retirez des mains de vos sujets la monnaie falsi-
fiée; rendez le bien d'autrui; cessez de sacrifier, en pure perte,
le sang, la vie de vos peuples, qui ne vous appartiennent pas. »
Voilà comment le Pape exerçait, sur les rois et sur les royaumes,
une souveraineté non-seulement directe, mais encore indirecte.
Au moyen âge, tous les catholiques étaient d'accord sur cette
double puissance dans le Pape ; et comme les individus forment
l'espèce, et les espèces le genre, il se forma aussi, du senti-
ment unanime de tous les individus, un sentiment général, qui
devint le droit public, en vertu duquel le Pape jugeait les
rois, non-seulement quant au temporel, à raison du péché,
mais encore comme magistrat civil, parce qu'on les avait
invités. Quiconque refusait, à cette époque, de supporter
tranquillement ce contrôle, secouait aussi, en même temps,
le joug évangélique. Celui donc qui désirait être catholique et
ne voulait pas de la domination papale dans toute l'étendue
dont nous venons de parler, était en contradiction manifeste
avec lui-même : il commettait un double péché, l'un contre la
foi, l'autre contre la raison *.
Ce droit repose sur les premiers principes.
L'autorité des lois divines dit que tout pouvoir a été donné
à l'Eglise, au ciel et sur la terre, pour atteindre sa fin, qui est
le salut des âmes; que l'Eglise doit au ciel un compte rigou-
reux de toutes les âmes qui sont devenues siennes par le saint
1 Histoire de Boniface VIII, t. II, p. 242, éd. française.
I
CHAPITRE XIV. 625
baptême; et que les chrétiens, de leur côté, doivent, à leurs
préposés spirituels, croyance, déférence, obéissance. Toutes les
fois que les chrétiens sont adjurés par l'Eglise, au nom de la
vraie obéissance, d'avoir à s'abstenir ou à agir, à moins qu'il
ne soit clair qu'elle agisse pour leur destruction, non pour édi-
fication, ils doivent se rendre. Ce principe est absolu, et la seule
exception qu'il admette, répugne à l'hypothèse.
Les princes, comme chrétiens, doivent donc d'abord s'y
soumettre. Ils ne sont pas moins les fils de l'Eglise que les
autres fidèles; l'Eglise ne répond pas moins de leurs âmes,
elle en répond même davantage, à cause de leur dignité, et il
n'est pas plus en leur pouvoir de les lui reprendre, qu'il n'est
au sien de les leur rendre. C'est à elle seule et toujours, de
juger si, dans telle voie, ils se perdent ou se sauvent. Au
besoin elle doit leur dire : « Ne faites pas cela, vous compro-
mettez votre salut éternel : descendez du trône, vous y perdez
votre âme, en laissant perdre les âmes de vos sujets et la
justice dans le monde. » Yoilà ce que l'Eglise doit dire, et
maintes fois sa sagesse et son courage l'ont dit, et l'on a vu la
piété chrétienne lui prêter l'oreille et tout quitter ici-bas pour
garder son obéissance et l'enseigner à l'univers.
« Le Pontife romain a déposé, du trône glorieux de France,
le mérovingien Chilpéric III, non tant cependant pour ses
iniquités, que parce qu'il était inutile à un si grand pouvoir, il
a absous tous les Francs du serment de fidélité qu'il avaient
fait entre vos mains ; il lui a substitué Pépin, le père de Charles
le Grand, empereur ', » et l'histoire n'a recueilli, du roi fainéant,
qu'un docile silence, et de ses contemporains, pour un si bel
acte de salutrpublic, que la joie universelle. Le pape Formose
substitua, en 895, Arnould, comme empereur, à Lambert,
vivant, à qui il avait déjà conféré la dignité impériale, mais
qui en était indigne^. Le fils de Charlemagne était faible de
cette faiblesse qui est une calamité sociale, et n'ayant au reste
que ce qu'il faut, on a vu les simples évêques de France et de
^ Lettres de Grégoire VII, à Herman, évoque de Metz, epist. slxi, col. 597,
- * Pagi, 895, i, 896, 3.
IV. 40
626 HTSTOTRE DR LA PAPAUTÉ.
Oermanie le soumettre à la déposition que l'humilité de cette
grande âme dans un faible cœur a voulu rendre solennelle. Si
lïncapacité donne ce droit, combien plus le crime I et si l'on
traite ainsi l'innocence, que ne pourra-t-on point contre le
coupable, et par-dessus le coupable, le criminel, et par-dessus
le criminel, le scélérat? Au nom du Dieu qui l'inspire, l'Eglise
peut imposer salutai rement des jeunes, des aumônes, le cilice,
la retraite, de lointains pèlerinage, la séquestration de la
société ; et l'on |ne peut se soustraire au régime de ces péni-
tences médicinales, à moins d'être comme un païen : et elle ne
pourrait obliger en conscience à déposer le manteau royal.
Mais qu'a donc de spécialement différent, ce manteau, de celui
d'un duc ou d'un magistrat? Quel abîme les sépare donc? et
toutes ces dignités ne sont-elles pas, à des degrés divers, de
même nature et d'égale constitution? Mais si un Ambroise,
pour le seul sang de Thessalonique, peut infliger, à Théodose,
huit mois d'interdiction royale, comment un Grégoire YII ne
pourrait-il suspendre une année ou révoquer pour sa vie, cet
exécrable Henri, coupable des dévastations inipures et san-
glantes, des familles, des royaumes et de l'Eglise I Et qui fixera
les bornes du châtiment, de la correction, de la pénitence? Ou
bien est-ce que le Pape serait mis hors du rang des Pontifes ?
Quoi I les évêques francs déposeront Lothaire ; un archevêque
de Sens déposera Charles le Chauve ; et l'évêque des évêques,
le pasteur en titre de tous les rois, ne pourra pas autant sur
un roi de sa création, un candidat à l'empire dont il tient en
main le diplôme I
Les princes, comme chefs de peuples chrétiens, sont encore
plus soumis au Saint-Siège.. Une âme est une âme : et périsse
l'univers avec toutes ses couronnes plutôt qu'une seul âme
soit lésée ou ternie I Si l'âme d'un prince, dont le Pontife est
responsable, lui donne un tel droit sui' son état de vie et sur
son trône, combien ce sera autre chose quand il s'agira de
milliers d'âmes I Certes ce n'est pas moi qui nierai qu'un
prince qui dépouille ses sujets de leurs possessions, de leur
tranquillité, de leur vie, soit à labri de l'anathème; et que si,
CHAPITRE XIV. 627
dans 1 intérêt de l'ordre public, il est obligatoire souvent de
réprimer l'insurrection, il se peut aussi qu'il soit obligatoire de
la proclamer. Toute Fantiquité, qui ne songeait qu'aux biens
terrestres, a admis la caducité des rois, et, malgré l'énervement
du sens moral, malgré les goûts infâmes du servilisme et des
apothéoses, le sacerdoce en a déposé plus d'un, sur les bords du
Nil ou de l'Indus, sous les lauriers de Delphes ou sous les grands
chênes des Gaules. Mais si la déchéance peut être signifiée
quand il s'agit des biens du corps et du temps, combien plus
quand il s agit des biens de l'âme et de l'éternité ! Si le sacer-
doce, gardien naturel des obhgations morales, du pacte social,
des lois, conseiller officiel des peuples qui lui ont confié la
religion de leurs actes, peut rompre la loi du serment, que ne
devra pas faire le sacerdoce, alors qu'on portera le poison, la
violence, les ténèbres dans le sanctuaire de la conscience, et la
torche et le fer dans le sanctuaire même de Dieu? Là il est non-
seulement juge mais avocat, mais soldat, mais, s'il le faut,
martyr. On tue une âme, et cette âme est confiée à sa garde,
il doit frapper le brutal et l'impie. L'Eglise, sans doute, a
horreur du sang : le sang répandu, c'est la mort, et elle est la
vie. Mais c'est pourquoi elle a plus horreur de la vraie mort,
qui est la damnation ; et c'est pourquoi elle a obligation de tout
faire pour les conjurer. Si la crise est souveraine, si un conflit
est inévitable, s'il faut choisir entre la mort charnelle du pé-
cheur et la mort spirituelle du juste, son choix ne peut être-
l'objet d'un doute.
Ce droit qui l'oblige et l'autorise est si fort, qu'il atteint
même, par un heureux contre-coup, ceux qui paraissent hors
de sa partieT « Les non baptisés eux-mêmes, dit Georges
Philipps, appartiennent à l'Eglise; ils sont à elle au même
titre qu'ils sont à Jésus-Christ, et le Pape, en sa qualité de
vicaire de Jésus-Christ, a autorité sur eux. La loi n'a pas, il
est vrai, été expressément annoncée aux idolâtres, mais Dieu
Fa gravée dans leur cœur, et quand ils prévariquent contre
cette loi naturelle et divine, ils sont responsables devant le
Christ et devant l'Eghse. Or, ils transgressent cette loi toutes
058 HISTOIRE DE LA PAPAIJTK.
les fois, par exemple, qu'ils se livrent à des passions contre
nature, où qu'ils offrent, à des idoles, un culte impur et cri-
minel. Dans ce cas, FEglise a le droit de sévir contre eux; elle
a le droit de proscrire l'idolâtrie, de détruire des livres théolo-
giques du paganisme, de renverser les temples des fausses
divinités, ou de les consacrer, après les avoir purifiés, au culte
du vrai Dieu.
» Pour tout le reste, l'Eglise reconnaît le droit de propriété
des païens et, par conséquent, n'autorise pas les aggressions
armées contre un peuple infidèle, lorsqu'elles n'ont pas d'autre
cause que la différence de religion : mais il en est autrement
aloi"s que les messagers apostoliques, allant, au nom de l'Eglise,
porter la parole du salut aux peuples de la gentilité, et à la
mission desquels l'Eglise a droit qu'on ne mette pas d'obstacle,
ont été outrageusement expulsés ou mis à mort, et alors aussi
que ces peuples attaquent eux-mêmes le royaume de Jésus-
Christ ^ »
Oui, chez les peuples sauvages, où l'Eglise ne possède pas
une àme, il y a des âmes qui l'attendent ; si des tyrans tiennent
ces âmes dans les chaînes du fétichisme, elle a droit de briser
chaînes et tyrans, pour amener à la lumière ces âmes captives.
Quand le Mexique immolait, par an, vingt mille victimes hu-
maines, la Papauté ne pouvait pas ne pas remettre à Fernand
Cortès l'étendard de la croix et lui dire : « Plante-le au milieu
de cet enfer, qu'il le veuille ou qu'il s'y refuse I »
A entendre les morahstes du libelle et les politiques du
feuilleton, le Christ a eu tort de mettre le pied dans l'empire
de Satan, de briser les portes de notre prispn et de nous con-
quérir à son royaume. Le Sauveur devait ne pas intervenir et
laisser libre le prince des ténèbres; son droit était le bon,
c'était celui du plus fort, du fort armé. Ce sont des échappés
coupables qui composent la chrétienté. Chose incroyable I la
question môme des intérêts matériels qui, ailleurs, tranche
tout, pour eux, d'emblée, ne fait plus rien dès qu'elle se mêle
aux intérêts moraux. Un tyran peut tout dès qu'il s'attaque à
1 Cours de droit canon, t. II, p. 292.
CHAPITRE XIV. G29
la religion ; et dévorât-il, en se jouant, les biens, l'honneur, la
vie de ses sujets, il est inviolable. Ces hommes n'ont de pitié
que pour les monstres, et on dirait qu'ils ne tiennent à pleurer
que pour l'enfer.
L'Eghse et le bon sens ont d'autres théories, et j'ai l'espoir
de ne scandaliser personne en montrant jusqu'où peut aller la
défense des faibles et la protection des intérêts sacrés. « Il est
faux, écrit saint Grégoire YII, que tout homme doive obéir à
toute personne contre son Créateur, lequel doit être préféré à
tout ; mais nous devons résister à celui qui s'enorgueillit contre
Dieu, pour que, contraint au moins, par cette nécessité, il ap-
prenne à revenir dans la voie de la justice ^ » Où en serions-nous
donc, grand Dieu! s'il était vrai qu'un roi, qui se fait suppôt
du diable, fût un roi sacré? qu'un Nemrod pût insulter à la
face de Dieu et des hommes, sans q'u'il fût permis aux hommes
de se redresser contre lui au nom de Dieu? un Sennachérib
emporter le nid sans, que la mère battît légitimement de l'aile
ou poussât un piaulis sourd de conservation sainte? Eh quoi I
le cri du juste n'aurait d'autre écho sous le ciel que le fré-
missement de l'universelle terreur sous l'universelle oppres-
sion? Non, l'humanité n'est pas si réprouvée, pour que Dieu
l'ait jetée pieds et poings liés aux pieds de la tyrannie, liés,
dis-je, par les devoirs de la religion et le nœud de la conscience.
N'en déplaise aux théologiens de l'adulation : ce système est
trop brutal pour être vrai. Il n'y a point de droit absolu de la
force, mais une force absolue du droit. Il y a un Dieu pour pro-
téger les faibles qu'on opprime, qu'on égorge, qu'on damne ;
et Dieu, c'est l'Eglise qui, faible aussi, mais toute-puissante en
sa faiblesse, se présente, comme le grain de sable, aux flots des
passions et dit à l'Océan : « Tu n'iras pas plus loin! »
Qu'on déclame tant qu'on voudra contre ces conceptions non
tant sublimes que profondément sages et heureusement con-
servatrices de la vérité; qu'on épouvante l'imagination des
simples par de grands mots chimériques, le monstre de l'anar-
chie déchaîné au milieu des trônes, le despotisme sanguinaire,
^ Extrav., xiii.
630 HISTOIRF. DE LA PAPAUTÉ.
adoré sur l'autel ; que nos publicistes soi-disant positifs ac-
cueillent, le sourire sur les lèvres, des analogies profondes
bien plus que naïves, qui traduisaient, pour nos pères, leurs
croyances vastes et sensées : le soleil et la lune dans le monde,
c'est-à-dire le sacerdoce et la royauté sur la terre, celle-ci étant
le satellite de celui-là ; les deux glaives remis à Pierre, pour
qu'il use de l'un et remette l'autre à qui saura bien en user; le
corps qui doit être régi et l'âme qui doit régir; le temps qui
doit graviter autour de l'éternité et autres bonnes images qui
ne font point mal sur de bonnes raisons ; que Bossuet trouve
cela par trop populaire et qu'il prenne en commisération ces
pauvres jurisconsultes"' du moyen âge qui brouillent tant son
droit romain, c'est-à-dire païen : nous ne répondrons point sur
le même ton. Mais qu'on veuille bien nous dire ce qu'on pré-
tend mettre à la place de cet ordre. L'omnipotence d'un mo-
narque déifié, parce qu'il a des foudres dans ses arsenaux et
sur les places publiques? On n'oserait, et la divinité de l'Eglise
est là qui demande aussi une place. L'indépendance absolue
de la royauté, à côté de l'indépendance du sacerdoce? Mais,
c'est le dualisme social, la division dans le monde, et le chaos
est pire avec une double divinité que sans Dieu. Trouvez-moi
des prêtres sans corps, des rois sans âmes, il restera encore à
trouver des peuples ainsi partagés, et alors je vous laisse faire.
Mais tant que ces trois se pénétreront, et que l'esprit divin,
l'âme, la chair ne formeront, bon gré mal gré, qu'un seul
corps social, je regarde en pitié vos rêves. Il faut que l'har-
monie s'établisse; que le pas soit à l'esprit divin sur l'âme
humaine, à l'âme sur la chair; que le supérieur domine l'in-
férieur ; que le plus faible physiquement soit le plus fort
moralement, que le pouvoir 'exécutif vienne après le législatif,
le confirmant, l'avertissant, l'éclairant, lui résistant même
passivement au besoin, comme un fiis bien né fait à son père
qui s'oublie, mais, ne le combattant jamais; que les calamités
de l'anarchie soient évitables, mais d'abord celles du despo-
tisme qui les amène : car prêcher uniquement la patience pen-
dant l'orage, c'est par trop l'inviter à se déchaîner : voilà un
CHAPITRE XIV. ' 631
état bien réglé, un équilibre de république bien fait, un nœud
social lié solidement, un avenir humainement bien garanti*.
A ces graves raisons, les autorités ne font pas défaut. Depuis
l'Evangile, le pouvoir n'est pas une domination, mais un ser-
vice. C'est la doctrine pure des capitulaires, rédigés de la main
même des empereurs, dans un code où leurs successeurs
lisaient tous les jours : « Un roi s'appelle ainsi parce qu'il doit
marcher droit. S'il agit pieusement, justement, miséricordieu-
sement, c'est avec mérite qu'on le nomme roi ; s'il manque de
ces vertus, ce n'est pas un roi, c'est un tyran ^. » C'est la théo-
logie que prêchait saint Léon à Léon Auguste, qui applau-
dissait, comme Guillaume P' à Grégoire YII, et que formule
ainsi saint Grégoire le Grand : « Que le royaume terrestre
fasse le service du royaume céleste. » Et voilà pourquoi le
concile de Paris sous Louis et Lothaire disait : a Le roi est
d'abord le défenseur des serviteurs de Dieu ; » pourquoi Nico-
las II avait décrété avant saint Grégoire VII : « Le Christ a
donné aux bienheureux Pierre, porte-clefs de l'éternelle vie,
les droits de l'empire céleste et terrestre tout ensemble. »
Hincmar de Reims, cet homme si fidèle aux souverains et si
ombrageux vis-à-vis des Papes, écrivait ces fortes paroles, qui
ne permettent pas l'ombre de résistance : « Quelques sages
disent que ce prince (Lothaire) est roi et n'est soumis aux lois
et aux jugements de personne que de Dieu seul. Je réponds :
cette parole n'est pas d'un chrétien catholique, mais d'un blas-
phémateur extrême et plein de l'esprit diabolique. L'autorité
apostolique nous avertit que les rois, eux aussi, ont à obéir à
leurs préposés dans le Seigneur... Le roi n'est soumis aux lois
et aux jugements d'aucuns que de Dieu seul : c'est vrai s'il est
bien nommé roi. Un roi vraiment roi n'est point sujet à la loi,
car la loi n'est pas posée pour le juste, mais pour les injustes
et les insubordonnés, les impies, les pécheurs... Mais tout
adultère, homicide, injuste, ravisseur ou esclave d'autre vice
doit être jugé secrètement ou publiquement par les prêtres
■• Davin , Histoire du pape Grégoire VII, passim. — - ^ Capitul. reg. addit.
cap. XXIV.
Cù\^ HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
qui sont les trônes de Dieu, sur lesquels il siège et par les-
quels il rend ses jugements*. »
Un roi de France, à trois siècles de là, parlera comme l'ar-
chevêque de Reims. Louis VII écrit à Alexandre III : « Que le
glaive de Pierre soit tiré pour venger le martyr de Cantorbéry ;
car son sang crie vengeance, non-seulement pour lui, mais
pour toute TEglise. »
Saint Thomas tranche la question en trois mots : « Le pou-
voir temporel, dit-il, est soumis au pouvoir spirituel, comme le
corps à l'âme, et, par conséquent, ce n'est pas un jugement
usurpé, si le préposé spirituel s'ingère dans les choses tem-
porelles \ » Sur l'apostasie, il n'hésite pas à dire qu'elle em-
porte, ipso facto y la déposition : « Sitôt que quelqu'un est
dénoncé par sentence comme excommunié, pour son apostasie
dans la foi, par le fait même, ses sujets sont détachés de son
domaine et déliés du serment de fidélité qui les attachait
à lui ^ » Sur cette question du temporel, il étend le pouvoir
spirituel jusqu'aux princes infidèles : a La distinction des
fidèles et des infidèles, dit-il, considérée en soi, n'enlève pas le
domaine et le commandement des infidèles sur les fidèles.
Mais un tel droit de commandement ou de domaine peut être
enlevé, justement par la sentence et le règlement de l'Eglise,
qui a l'autorité de Dieu. L'Eglise toutefois fait tantôt cela et
tantôt ne le lait pas\ »
Pour saint Bonaventure, cette phrase suffit : « Les prêtres et
les pontifes peuvent , avec des raisons , écarter les rois et
déposer les empereurs, comme il est arrivé souvent, quand
leur malice l'exigeait ainsi et que la nécessité de la république
le demandait ^ »
Bellarmin a, là-dessus, des' thèses connues et Suarez, dans
sa Défense de la foi, fait écho à Bellarmin.
En 1282, Martin IV disait à la face de l'Europe : « Innocent IV,
^ De (livorlio Loth. et Tilbergœ. Migne, c. vi, p. 693. — ^ II II, ix, 60. A.
VI, ad 3. — ^ II II, p. 12. A. ii. — '• II II, p, 10. A. x. — ^ De eccl. hierarch.,
cap. I.
CHAPITRE XIV. 633
notre prédécesseur, d'heureuse mémoire, a déposé Frédéric au
concile de Lyon, avec l'approbation du concile '. »
En 1302, dans la bulle Unam sanctam, Boniface Ylll décré-
tera, parlant après saint Bernard : « Sur le siège de Pierre est
non-seulement le glaive spirituel, mais le temporel, l'un de-
vant être manié par l'Eglise, l'autre pour l'Eglise ; l'un dans la
main du prêtre, l'autre dans la main des rois et des soldats ; à
l'ordre et sous l'approbation du prêtre : car il faut que le glaive
soit sous le glaive ; » et il conclut par ces paroles, que cinq
siècles et demi n'ont fait que rendre plus graves d'autorité, et,
si possible, d'un poids plus accablant : « Qu'au Pontife romain
toute créature humaine soit soumise, nous le définissons et
prononçons : cela est absolument de nécessité de salut. »
Un très-grand nombre d'auteurs, même français, défendaient,
dans le même temps, la doctrine catholique. Nous citerons
seulement Hugues de Saint-Victor^; et Durand, De origin.
juridict. ' ; Jean de Paris, dominicain fameux par son ardent
esprit de discussion, énonce, dans son traité De regiâ potestate
et populi, consacré à la défense de Philippe le Bel, cette pro-
position : Siprinceps esset hmreticus, incorrigibilis et contemptor
ecclesiasticœ censurœ, posset Papa aliquod facere in populo, lit
privaretiir ille seculari honore et deponereiur à populo"". Gilles
Colonna, que Cave appelle le prince des théologiens, et Labbe,
le docteur très -fondé, Gilles, précepteur de Philippe le Bel,
soutient, dans un traité De regimine principuni, la doctrine
même de saint Thomas. Nous en avons pour garants Oudin,
Tiraboschi et Tosti.
Ces autorités et ces raisons suffisent pour éclairer la question
de droit divin. En voilà donc assez sur le principe ; un mot,
maintenant, de l'apphcation.
Le droit de coaction du Saint-Siège s'applique, comme tous
les droits, suivant les possibilités d'appUcation que lui fournit
rétat social : tantôt par des peines purement spirituelles,
comme l'excommunication ; tantôt par des peines à effet tem-
' Luc d'Achéri, Spicil., t. III, p. 685. — » Lib. II, p. II, c. iv. — ' Q. II.
— * G. XIV.
63 i HISTOIRE DE LA 1»APAUTÉ.
porel, comme la dissolution du serment. Et, sans aucun doute,
l'application, d'ailleurs très-diverse, de ces peines, relève de
l'Eglise : pour les censures ecclésiastiques, la contestation n'est
pas possible : Si Ecdesiam non audierity sit siciit ethnicus ; pour
la déclaration de nullité du serment, pas davantage : c'est le
sens propre du quodcumque ligaveris, c'est le sentiment una-
nime des docteurs, c'est l'oracle même du sens commun et la
théorie la plus lumineuse pour l'histoire.
En ce qui regarde cette déclaration de nullité, il faut faire
observer qu'elle dépose virtuellement le prince. L'Eglise ne dit
pas toujours : « Vous ne pouvez plus obéir en aucun cas, »
parce que le serment dissous quant à l'obligation de conscience,
peut subsister encore, en droit naturel, quant à ses effets qui
n'intéressent pas la conscience. L'Eglise dit seulement que le
fidèle ne peut plus obéir pour tout ce qui est obstacle au salut ;
et, en déliant le serment sous tous les rapports dangereux,
elle a rempli suffisamment la fin de son ministère. En cas- de
tyrannie , ce qui est une autre question , la révolte , suivant
l'opportunité, peut être un devoir, comme c'en est un de dé-
poser un tyran, si la déposition est possible.
Le droit divin nous conduit à ce terme ; ici nous prend le
droit public. Dans un état païen, ou simplement non chrétien,
l'exercice de ce droit divin de l'Eglise est ou impossible ou
diversement difficile ; l'Eglise dit alors à ses enfants qu'ils ont
à choisir entre l'apostasie d'une part, et de l'autre, les vexations,
l'exil ou le martyre. Mais, dans une société chrétienne, dans
une société qui n'est telle que par la subordination de l'Etat à
l'Eglise, dans une société dont le droit attribue, à l'excommu-
nication, des effets particuliers et laisse à la dissolution du
serment sortir tous ses effets temporels : dans cette société, ce
n'est ni la révolte du peuple ni l'insurrection des seigneurs qui
assurent, aux peines spirituelles, leurs résultats sociaux : le
Pape, en vertu de son droit divin, lance l'excommunication et
dissout le serment; puis, en vertu du droit positif, il dépose
directement et ôte toute dignité civile.
Enfin, ce pouvoir des Papes sur les souverains n'a entraîné
CHAPITRE XIV. 635
que de minimes inconvénients compensés par dlmmenses
avantages.
On a cru voir ici un aliment pour l'ambition des Papes, un
avilissement de la souveraineté, une source de guerres.
L'ambition et les prétentions des Papes, en vertu de ce
pouvoir dit exorbitant, sont des effets d'imagination ou des
inventions de mauvais esprits. Les Papes se sont toujours
montrés plus que modérés, modestes. Comme souverains, ils
n'ont rien fait, depuis mille ans, pour agrandir leur domaine
temporel, pas plus par leur droit de déposition que par leur
droit de suzeraineté. Comme arbitres des souverains et chefs de
r Eglise, ils n'ont déposé que des scélérats couronnés, qui,
simples particuliers, eussent dû être enfermés dans des bagnes.
L'avilissement de la souveraineté dans l'esprit des peuples
est également une puérile illusion. Car les rois eux-mêmes
avaient concouru à l'établissement de ce droit, et, avec l'esprit
religieux du temps, l'autorité sacrée, qui contrôlait leur
puissance, loin de l'avilir, ne pouvait que la rehausser. La
quiétude relative des temps anciens et la longue durée des
vieilles monarchies en fournissent la preuve. Croit-on, par
hasard, que la souveraineté se soit placée bien plus haut dans
l'esprit des peuples, par la restauration du césarisme dans la
personne de Louis XIV ou par les caprices révolutionnaires de
la souveraineté du peuple. L'histoire moderne, un peu mieux
sue, permet, pour nous-mêmes, plus d'humilité, et, à l'égard
de nos aïeux, moins de hauteur.
Les guerres qu'on dit allumées par le conflits des deux
puissances n'ont été ni nombreuses, ni universelles, ni longues,
ni sanglantes. L'eussent-elles été, il n'y aurait, eu égard aux
intérêts qu'elles ont sauvés, nullement à s'en plaindre. En tout
état de cause, il faut reconnaître que le droit public les avait
prévenues, qu'elles n'ont été suscitées que par l'indignité des
princes, et que l'Eghse n'en doit aucunement subir la respon-
sabilité. .
Et puis, à côté de ces inconvénients plus ou moins chimé-
riques, se présentent des avantages qu'on ne saurait oublier
03fi HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
sans injustice. Les Papes n'ont-ils pas été, suivant l'expression
très-historique de J. de Maistre, les instituteurs, les sauveurs,
les génies constituants de l'Europe? N'est-ce rien, pour leur
gloire , d'avoir maintenu la religion florissante , sauvé les
droits, conservé les mœurs, assuré la tranquillité publique et
appelé, vers mille buts glorieux, toutes les forces de la chré-
tienté? Ceux qui étudient l'histoire, avec un esprit libre, n'en
rapportent pas cette jalousie de critique basse, qui s'emporte
en déclamations dont l'ingratitude le dispute à l'ineptie.
Que conclure maintenant? Que ces idées du moyen âge ne
sont plus de notre temps ? que la raison moderne ne les admet
plus ? et que, si les siècles passés n'ont pas à justifier leurs
préférences, on ne peut censurer nos institutions? Tel n'est
point notre avis. L'ordre social du moyen âge est, pour les
principes, l'ordre social chrétien, l'ordre le plus en harmonie
avec les vérités et les devoirs de la foi, l'ordre le plus favorable
au progrès dans la stabilité, à la liberté dans la tradition. Avec
des sociétés légalement constituées en dehors du Christia-
nisme, ce droit chrétien est, sans doute, provisoirement inap-
plicable ; il n'en constitue pas moins, en soi, un ordre social
parfait, et tout chrétien, et tout homme intelligent, qu'il porte
la parole ou la plume, n'importe, doit s'eff'orcer, avec un zèle
prudent, de ménager, parmi nous, à ces principes, une nouvelle
application.
CHAPITRE XV.
l'influence temporelle Dfe l'église sur les sociétés civiles
DE l'eUROPE.
La propriété ecclésiastique, la puissance temporelle du Saint-
Siège, la création catholique du Saint-Empire et le pouvoir
des Papes sur les souverains sont autant de faits contraires au
séparatisme gallican. En présence de ces faits bien constatés
CHAPITRE XV; 637
et bien compris, il faut, de deux chose l'une : ou déclarer que
l'Eglise n'a jamais rien entendu à ses droits et à ses devoirs,
ou répudier la théorie contradictoire du séparatisme. L'un et
l'autre ne se peuvent concilier pas plus en théorie qu'en pra-
tique ; un juste raisonnement n'admet ni déclinatoire ni tierce
alternative : le gallicanisme parlementaire est une erreur
criante ou l'histoire de l'Eglise n'est qu'une longue aberration.
A côté de ces grands faits, il y a, dans les détails de l'histoire,
d'autres sphères d'action temporelle où nous retrouvons égale-
ment l'Eglise. Si nous abaissons nos regards sur la sphère
inférieure du travail et de la richesse ; si nous les reportons
sur la sphère plus élevée de la sécurité des personnes et de la
liberté des associations, nous retrouvons partout les moines,
les Papes et les évêques. « L'influence de l'Eglise catholique,
dit la bulle JEterni Patris pour la convocation du concile du
Vatican, l'influence de l'Eglise et de sa doctrine s'exerce, non-
seulement pour le salut éternel des hommes^ mais encore, et
personne ne pourra prouver le contraire, elle contribue au
bien temporel des peuples, à leur véritable prospérité, au
maintien de la tranquillité et de l'ordre, au progrès même et à
la soUdité des sciences humaines, ainsi que les faits les plus
éclatants de l'histoire sacrée et de l'histoire profane le montrent
clairement et le prouvent constamment de la manière la plus
évidente. »
Nous entrerons un instant dans cet ordre de considérations.
On peut ramener la vie humaine, malgré la variété de ses
expansions, à un seul principe, le travail. En jetant un coup
d'œil sur l'histoire du travail, nous verrons comment il s'est
développé, par l'action de l'Eglise d'abord, et ensuite sous sa
direction.
I. C'est à son origine, c'est par la bouche même de son divin
Fondateur que le Christianisme a signalé la puissance et la
vertu du travail. C'est Jésus-Christ qui a donné le modèle de la
liberté, de la dignité, de la sanctiflcation, que l'homme peut et
doit trouver, par l'accomphssement généreux et sincère de la
loi du travail.
038 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Les apôtres, les pères et les docteurs de la société chrétienne
n'ont fait que développer, et ils l'ont développée merveilleuse-
ment, par leur enseignement et par leurs actes, cette doctrine
qui est une des bases nécessaires de la civilisation.
Mais c'est surtout quand la puissante et oppressive organi-
sation de l'empire romain s'est écroulée sous les vices et sous
la corruption intérieure, non moins que sous Fépée et sous le
marteau de l'étranger, c'est après le grand cataclysme de
l'invasion, c'est dans la constitution des sociétés modernes,
qu'est apparue toute l'efficacité des leçons du Christianisme.
On n'y fait pas assez attention et il ne faut pas Se lasser de le
répéter : le monde était tombé dans le chaos, quand les flots
de la barbarie l'ont inondé, et l'Eglise seule a pu faire sortir
de ce chaos la liberté, l'ordre, la paix, la justice.
Depuis, les éléments de la vie humaine et de la vie munici-
pale, que le fisc avait tarie et anéantie, jusqu'à la législation
des Etats, jusqu'à la formation des royautés nouvelles, jus-
qu'aux assemblées délibérantes, jusqu'à la protection des
petits et des faibles, jusqu'au salut des lettres et des arts, jus-
qu'à la sainteté de l'union conjugale et au maintien de la
famille, tout est dû à l'action créatrice, persévérante, infati-
gable de l'Eglise.
Mais nous n'avons pas à nous occuper du travail intellec-
tuel et moral; nous n'avons à nous occuper que du travail
physique.
Pour ce travail des mains, l'Eglise a ouvert une grande école,
c'est le monastère. Cette école date des premiers temps ; elle
apparaît, en Orient, avec les Antoine, les Pacôme, les Hilarion,
au milieu de la décadence de l'empire; elle se constitue avec
les cénobites, et se place en face de l'invasion naissante comme
en face de la corruption agonisante.
Or, qu'apprenaient ces moines au mondé étonné ? La charité
et la prière sans doute, mais aussi le travail. Le travail, dit
Montalembert, c'était le « pivot de la vie monastique. » Le tra-
vail était une des premières lois de la règle de Saint-Basile,
l'instituteur des cénobites en Orient. C'est « un devoir perpé-
CHAPITRE XV. 639
luel, » dit le fondateur, et si étroit qu'il prime le jeûne : « Si le
jeûne vous interdit le labeur, il vaut mieux manger! comme
des ouvriers de Jésus-Christ. » Et entendez bien quel était ce
travail : « Qui nous rendra, dit saint Grégoire de Nazianze, ces
jours où nous travaillions ensemble du matin au soir I Où nous
plantions, où nous arrosions nos arbres I où nous traînions
ensemble ce lourd cliarriot dont les marques nous sont si
longtemps restées aux .mains I » Oui , et ces mains ont été
consacrées par l'huile sainte, et ce travailleur devint un
évêque, un patriarche de Constantinople, un docteur de
l'Eglise.
Avec le grand Athanase, exilé et proscrit, l'esprit cénobi-
tique avait passé eîi Occident et s'était implanté au centre de
l'Eglise, à Rome, sous le patronage fécond de la Chaire apos-
tolique.
Là, il reçut le beau nom de <( religion >) et la vie V7'aiment
religieuse fut fondée à jamais. Tout y concourt avec un admi-
rable élan, les vierges et les veuves, les jeunes gens et les
vieillards, les pauvres et les riches, les courtisans et les nobles.
Ces noms éclatants qui avaient disparu de l'histoire dans le
cloaque impérial, dit Montalembert, reparaissent ainsi pour
jeter un dernier rayon destiné à ne jamais pâlir.
Ce rayon est une gloire dans laquelle figurent les Paule, les
Eustochie, les Mélanie, les Fabiola pour les femmes, et pour
les hommes, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Augustin,
saint Martin, saint Vincent de Lérins, saint Victor de Marseille,
saint Séverin et la plupart des fondateurs de nos Eglises des
Gaules.
Partout et toujours, dans les instituts du désert, des cam-
pagnes ou des villes, le travail garde sa place privilégiée.
Saint Augustin est d'une énergie admirable à imposer cette
loi ; il veut qu'on y astreigne les plébéiens qui fuient le joug
des impôts : « Il ne faut pas, dit-il, que de simples ouvriers
soient oisifs là où l'on voit travailler des sénateurs,- ni que des
paysans fassent les renchéris là où viennent immoler leurs
richesses les seigneurs de si vastes patrimoines. » On peut
640 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
bien chanter en travaillant, « comme le font les rameurs et les
ouvriers, » et lui-même soupire « après ce labeur régulier et
modéré, qui partage la journée entre le travail manuel, la lec-
ture et l'oraison, et qui est l'œuvre des moines *. »
Faut-il encore citer le Thaumaturge des Gaules, qui, appelé
par la mort, consent à la prolongation de son pèlerinage en
répétant la devise de l'ordre monastique : Non i^ecuso laborem.
A Lérins, quelle existence remplie d'études et de fatigues 1
A Saint- Victor, la vieille forêt, dont la sombre horreur avait
effrayé la légion de Rome et où César avait dû, de son bras
conquérant, porter le premier coup de cognée, à Saint- Victor,
les chênes tombaient devant les solitaires, pour céder la place
aux moissons. L'Auxois devait sa fertilité à saint Jean de
Réomé ; l'Auvergne, la si riche Limagne, aux compagnons de
saint Austremoine ; le Jura, son industrie de meubles en buis
à saint Viventiole.
Ces moines, même avant saint Benoit, sauvèrent le travail en
le sanctifiant. Au milieu des populations abâtardies par le joug
impérial, dit Montalembert, les moines représentèrent la
liberté et la dignité, l'activité et le travail. C'étaient avant tout
des hommes libres, qui, après s'être dépouillés de leurs biens
patrimoniaux, vivaient moins encore d'aumônes que du pro-
duit de leur labeurs, et qui anoblissaient ainsi les plus durs
travaux de la terre aux yeux de ce triste monde où le travail
agricole n'était plus que la charge à peu près exclusive des
esclaves. Eux seuls rappellent au monde les beaux jours de
Cincinnatus.
Alors paraît saint Benoît. Le noble enfant de la race Anicia
réunit près de lui les compagnons de son dévouement et de la
foi. Ce sont les hommes de l'Occident, et c'est pour l'Occident
qu'il écrit, sous l'inspiration d'en haut, la règle de cette école
de servage divin, où il ne sera établi rien de trop rigoureux,
rien de trop lourd, et où le travail et l'obéissance sont les deux
pierres fondamentales de l'œuvre. «( L'oisiveté, dit saint Benoit,
est l'ennemie de l'âme. » Aussi sept heures sont ménagées
< De opère monachorum.
CHAPITRE XV. 64 J
dans le jour, sept heures pour le travail des mains et deux
heures pour la lecture. Telle est l'obligation du frère, après que
sept fois dans la même journée il a chanté les louanges de
Dieu.
Travail de mains, disons-nous. Ainsi, pour l'agriculture, si
la pauvreté du lieu oblige les frères à rentrer eux-mêmes leurs
récoltes, qu'ils ne s'en affligent pas, car ils seront vraiment
moines s'ils vivent du travail de leurs mains. Pour les arts et
métiers : « Ceux qui savent un métier l'exerceront avec la per-
mission de l'abbé. Chaque monastère a des jardins, un moulin,
une boulangerie, des ateliers divers, et toute la communauté
fournit à ses propres besoins. L'hospitalité, en outre, est exer-
cée envers tous, de la façon la plus gracieuse et la plus cor-
diale : « Qu'on reçoive tout étranger comme si c'était le Christ
lui-même, car c'est le Christ lui-même qui, un jour, nous dira :
« J'ai été étranger et vous m'avez reçu. »
Qu'on veuille bien, si on le peut^ se figurer par la pensée
ce que devait opérer une telle institution au milieu des débris
corrompus de la société romaine et en face des envahissements
sauvages de la barbarie, et on mesurera l'œuvre de saint
Benoit.
Les résultats furent immédiats et ils furent immenses.
Ce sont les moines qui, comme saint Léonor de Bretagne,
apportent, Triptolémes chrétiens, la charrue et le blé dans les
contrées sauvages, et arrachent les bois pour y semer le fro-
ment.
Cette œuvre du défrichement par l'aménagement des eaux,
des bois et des terres, cette conquête par les céréales est le
grand bienfait des monastères francs. Pendant des siècles, les
moines continuèrent à entamer, sans relâche, les grandes
masses forestières, à les percer, à les diviser, à les éclaircir et
à les remplacer çà et fà par de vastes clairières, qui s'agran-
dissaient sans cesse pour être mises en culture. Ils apportaient
le travail, la fécondité, la force, l'intelligence et la vie, dans-
ces sohtudes jusqu'alors abandonnées aux bêtes fauves et au
désordre stérile de la végétation spontanée. Ils consacraient
IV. 4i
645 HTSTOÎBE DE LA PAPAUTÉ.
leur vie entière à transformer en gras pâturages, en champs
soigneusement labourés et ensemencés, un sol hérissé de hal-
liers et de bois.
Et de préférence, ils s'attaquaient aux terrains les plus
rudes, les plus ingrats, les plus malsains. On les voit sans cesse
atteindre, dans leurs explorations et leurs établissements, l'ex-
trême limite des fouilles humaines ; disputer aux glaces, aux
sables, aux rochers, les derniers fragments du sol cultivable ;
s'installer tantôt dans un marécage réputé jusqu'alors inac-
cessible, tantôt dans des sapinières constamment chargées de
frimas.
Ainsi saint Brieuc fertilise les vallées qui n'avaient connu
que les sombres allées des druides ; ainsi saint Sanson plante
de vastes vergers près de Dol et y introduit le pommier, cette
vigne de l'Armorique. Les ceps du Midi sont portées dans le
centre ; les abeilles sont naturalisées sur les bords de la mer ;
saint Fiacre transforme en un vaste jardin la plus belle portion
de la Brie et laisse aux horticulteurs son nom pour patronage.
Devant lui comme devant saint Goëznon, la terre s'entr'ouvre
et forme d'elle-même ce fossé qui enclora l'espace conquis
pour les liqueurs et les fruits destinés aux pauvres voyageurs.
L'abbé Théodulphe de Reims laboura pendant vingt-deux ans
avec ses deux bœufs, qui faisaient plus de besogne que trois et
quatre autres paires : à sa mort, la charrue fut suspendue dans
une église et vénérée comme une relique. Ahl certes, répéte-
rons-nous avec Montalembert , « il semble que nous la con-
templerions avec émotion, cette charrue de moine, deux fois
sacrée, par la religion et par le travail. Pour moi, je sens que
je la baiserais aussi volontiers que l'épée de Charlemagne ou
la plume de Bossuet. »
Cruce et aratro : « Par la croix et la charrue : » voilà la de-
vise qui a vaincu les rébellions du sol et la barbarie des âmes.
Quelles impressions ne produisaient pas sur les peuplades enva-
hissantes, pleines de mépris pour les métiers et la culture, uni-
quement confiantes aux armes et à la force, ces religieux, ces
prêtres, ces frères, qui presque tous étaient descendus des
CHAPITRE XV. 643
hauts degrés de la vie sociale, qui venaient s'abriter sous la
bure, embrassaient la pauvreté volontaire, et rehaussaient de
leur dignité et de leur abnégation le simple et humilié travail
des mains! Ces barbares s'étonnaient, puis admiraient. Il se
faisait, dans leur esprit, une révolution singulière, et, peu à
peu, ils s'inclinaient devant ces anges de la solitude, et leur
mépris se changeait en vénération.
Et les malheureux vaincus, les colons, les serfs de la glèbe,
quels exemples, quelles consolations, quelles secours ne trou-
vaient-ils pas dans ces travailleurs consacrés ? L'hospitalité les
accueillait, large et généreuse, dans l'enceinte du monastère.
A la moindre alarme, les bergers, les laboureurs, les femmes,
les enfants se mettaient à couvert derrière ces murs souvent
fortifiés et beaucoup plus respectés que les hautes tours et les
fossés profonds. Le sanctuaire leur offrait son asile ou son re-
fuge, devant lesquels s'arrêtaient le brigandage ou l'invasion.
Les métairies du couvent étaient de vraies fermes modèles,
qui répandaient les meilleurs procédés de culture.
Enfin les pauvres habitants des campagnes recevaient les
bienfaits de l'instruction dans l'école monastique et l'enseigne-
ment de la vertu dans les prédications de l'Eglise. « Il faut,
ordonnait un concile de Rome, dès 650, que les prêtres aver-
tissent tous leurs paroissiens, qu'il faut laisser assister à la
messe, au moins les jours de dimanche et de fête, les bouviers,
les porchers, les autres pâtres, les laboureurs et tous ceux qui
demeurent continuellement dans les champs et dans les bois et
y vivent comme des bêtes. » Or, c'était pour le service spirituel
de ces délaissés que les moines allaient fonder chapelles et
oratoires dans les Heux les plus sauvages et les plus inacces-
sibles.
Et peu à peu les chaumières se groupaient près des cellules
et les familles des paysans se multipliaient autour de la famille
virginale, du monastère.
Ici se dévoilent les origines d'un nombre infini de bourgades,
de villes et de cités ; des provinces et des nations n'ont pas
d'autres sources.
64 i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Que nous disent les villes actuelles de Saint-Brieuc, Saint*
Malo, Saint-Léonard, Saint- Yrieix, Saint-Julien, Saint-Calais,
Saint-Maixent , Saint-Servan , Saint- Valéry, Saint-Ricquier ,
Saint-Omer, Saint-Pol , Saint- Amand, Saint-Quentin, Saint-
Venant, Saint-Vincent, Saint-Germain, Saint-Pardoux, Saint-
Dié, Saint- Avold, Saint-Sever? Ce sont là autant de noms de
saints et qui plus est de moines.
Veut-on une plus ample démonstration? Est-il besoin de
rappeler, au seizième siècle, la merveille des réductions du
Paraguay et de la civilisation implantée, au prix de leur sang,
par les missionnaires des deux Indes ?
Aujourd'hui quels sont les vrais, presque les seuls pionniers
de la société chrétienne et française, sur la terre d'Afrique !
Qui, sinon les trappistes de Staouëli et les jésuites des orphe-
linats agricoles.
Ahl aujourd'hui comme il y a quatorze siècles, semblables
aux barbares de la Germanie, les barbares de l'Islam, les cou-
reurs du désert, les fils errants d'Ismaël s'arrêtent stupéfaits
devant la robe blanche du moine qui trace le sillon, devant le
vêtement noir du religieux qui guide les jeunes agriculteurs
dans les défrichements. Ils restent rêveurs quand ils se
prennent à penser que ces travailleurs, courbés sous la chaleur
du jour, sont des marabouts chrétiens, des prêtres, et que ces
mêmes mains, qui tiennent la charrue, élèvent, vers le ciel, le
corps et le sang du Sauveur du monde. Alors leur respect in-
volontaire pour le sacerdoce s'étend jusqu'au labour et honore
le travail dans la sainteté.
Voilà ce qu'a fait, voilà ce que fait encore, ce que fera tou-
jours, pour le travail, la richesse et l'émancipation, le travail
monastique.
II. L'Eglise ne se contenta pas d'aménager, par le travail des
moines, les eaux, les bois et les terres; elle ne se contenta pas
d'offrir l'exemple d'une culture sagement entendue et résolu-
ment pratiquée : elle rapprocha les hommes, elle les convertit,
elle leur présenta, dans le régime administratif du monastère
ou de l'église locale, l'enseignement de la vie commune. Lu
CHAPITRE XV. 64 O
était en germe l'idéal de la famille, la miniature de la cité, le
modèle de la vie sociale pour le maniement en commun des
affaires publiques.
Pour réaliser ce programme d'espérance, il fallait des
hommes, c'est-à-dire la chose du monde que l'antiquité avait
le moins connue et que la barbarie n'avait pas formée. Le pre-
mier moyen qu'employa l'Eghse pour les recruter, fut l'aboli-
tion de l'esclavage. Chez les Romains, l'esclave n'était pas une
personne, c'était une chose animée, un outil vivant. Le maître
le tenait à l'étable et le conduisait au travail comme une bête
de somme; il pouvait l'abandonner malade, le jeter aux
murènes, le tuer pour s'en défaire ou se délasser. Chez les
barbares, la condition des esclaves était adoucie : ils étaient
reconnus comme personnes, pouvaient contracter mariage,
déposer devant les tribunaux, trouver asile dans les églises,
protection contre les juifs et les marchands. L'Eglise ne pou-
vait les rendre d'emblée à la liberté ; l'esclavage était enraciné
dans les idées, les mœurs, les lois, mêlé à tous les intérêts. En
y portant une main imprudente, on eût provoqué des ca-
tastrophes et retardé l'œuvre en voulant trop vite l'accomplir.
Du moins, l'Eglise opposa à l'esclavage la puissance de ses
principes, et, par un ensemble de pratiques religieuses, par
son action sur les seigneurs féodaux, sur les princes, sur les
événements politiques, elle lima insensiblement les chaînes de
l'esclavage. A un moment donné, sans autre cause que l'action
ecclésiastique, on vit dans toute l'Europe, l'esclavage antique
disparaître et céder la place au servage.
La condition des serfs était intermédiaire entre l'esclavage
et la liberté personnelle. Ainsi le serf était attaché à la terre
qu'il cultivait; il ne pouvait ni en être séparé par force, ni s'en
séparer par caprice : la terre était l'escabeau de ses pieds.
Ainsi il était obligé, si femme il prenait, de prendre femme
dans sa seigneurie; et, s'il avait droit de propriété, il n'avait
pas la libre disposition de ses biens. Mais en payant des droits
de for-fuyance et de for-mariage^ il pouvait briser les liens
qui l'attachaient à telle terre et prendre femme où bon lui
r>40 HISTOIRE DK LA PAPAUTE.
semblait. De plus il recouvrait sa pleine liberté, s'il était frappé
d'une manière injuste, si injure était faite à son épouse ou à
ses enfants. D'ailleurs l'Eglise, qui avait dicté cette fraternelle
législation, venait directement au secours des serfs. On s'af-
franchissait en prenant la robe du moine ou le bourdon du
croisé ; la veille de la Nativité, deux serfs .devenaient libres
pour l'honneur de l'Enfant divin ; les confesseurs imposaient,
comme pénitence, l'affranchissement des serfs; enfin les for-
mules d'affranchissement nous disent que le seigneur, abbé ou
baron, était toujours mu, dans ses actes, par des motifs re-
ligieux.
En devenant hommes libres, la plupart des serfs ne possé-
daient rien. Les seigneurs, pour ne pas faire d'un bienfait un
malheur plus grand, donnèrent à chaque individu une chau-
mière et quelques terres pour nourrir sa famille. Ce don
diminuait la fortune du seigneur ; pour se dédommager, il se
réservait: ici, quelques jours de corvée; là, le dixième du
revenu des biens donnés ; ailleurs, une rente en argent, fixe,
mais toujours faible et de nature à diminuer sans cesse par
suite de la dépréciation constante du numéraire et du prix
toujours croissant des terres en culture. Telle fut l'origine de
ces fameux droits féodaux sur lesquels il serait temps de ne
plus déraisonner ; telle fut, en particulier, l'origine de la dîme^
dont le rétablissement, impossible aujourd'hui, n'est souhaité
par personne, et redouté surtout de ceux qui pourraient en
profiter. L'impôt du dixième excite des peurs folles , et nous
payons l'impôt du cinquième, parfois du tiers!
Serfs ou hommes hbres, les habitants du pays trouvaient à
l'éghse ou au monastère aide et assistance. Les pauvres, ces
bien-aimés de Jésus-Christ, étaient naturellement les premiers
à s'en ressentir. Les clercs et les moines distinguaient trois
classes de pauvres : les pauvres ambidants, \ç,^ pauvres atta-
chés à la maison et les pauvres honteux, que la main de la
charité nourrissait, comme la main de Dieu nourrit l'homme,
en se cachant. Le nombre de ces pauvres variait avec les temps
et les circonstances ; il était considérable et augmentait surtout
CHAPITRE XV. 647
dans les années de disette. On leur donnait du pain blanc, des
légumes, du lard, les restes du repas et les portions des clercs
ou des religieux mis en pénitence. Il y avait aussi des distri-
butions de vêtements. Lorsqu'un de ces malheureux tombait
malade, il était reçu à l'infirmerie des pauvres et souvent il
s'endormait dans le baiser du Seigneur, au milieu des béné-
dictions des prêtres.
Les plus intéressants des pauvres, les enfants, trouvaient
dans les écoles presbytérales, cathédrales et monastiques, le
bienfait de l'éducation. L'enseignement primaire était court,
mais substantiel : il avait uniquement pour but de préparer à
remplir les devoirs de sa condition et à porter le fardeau de la
vie. Ceux des enfants qui donnaient des marques d'intelligence
trouvaient, à une école supérieure, des maîtres pour l'élever
plus haut. L'enseignement était gratuit à tous les degrés.
Ainsi, à côté des' œuvres propres de l'Eglise, à côté des
églises et des monastères, nous voyons se dessiner tous les
linéaments de la société civile. L'état des terres et l'état des
personnes s'établissent dans le sens de la propriété et de la
liberté ; les écoles se fondent et se développent ; les hôpitaux
s'établissent ; et tout cela se fait, sinon par l'action propre,
du moins sous la direction et l'inspiration de la sainte
Eglise, au-milieu des bénédictions de la Chaire apostolique.
Voyons maintenant s'affermir et s'étendre toutes ces insti-
tutions.
Déjà, chose singulièrement digne de remarque, l'Eglise
couvre d'une sorte d'inviolabilité le travail agricole, et des
instruments de ce travail elle fait un refuge. En 1096, un
concile tenu à Rome défend « sous les peines les plus sévères
de jamais inquiéter les laboureurs qui étaient à la charrue ou à
la herse, et de toucher aux chevaux et aux bœufs qu'ils em-
ploient à ces travaux. » Bien plus, le même concile déclarait
que les paysans menacés pouvaient « courir à la charrue et
s'abriter derrière elle ; elle leur devenait un asile inviolable'. »
^ Guérard, Prolégom. du Polyptique d7rmmon.— Consultez Léop.Delisle,
Etudes sur les conditions de la classe agricole en Normandie.
fiiS HISTOIRK ItK l.A PAPAUTÉ.
Pour exprimer d'une manière plus saisissante encore l'inviola-
bilité des charrues et des laboureurs, on les mit sur le môme
rang que la terre sacrée où reposent les morts : la religion des
tombeaux protégea le labour qui nourrit les vivants. Les
charrues dans les champs et les paysans, dit un concile de
Londres en 1142, doivent goûter le même repos que dans les
cimetières, s'ils y étaient.
Auparavant, saint Grégoire avait donné l'exemple de la plus
touchante sollicitude pour la condition des agriculteurs, serfs
encore, mais serfs de l'Eglise romaine, qui peuplaient les do-
maines pontificaux en Sicile ; et le protestant Guizot, en ren-
dant hommage à cet illustre Pontife, fait cette profonde
remarque : « On comprend que les peuples fussent empressés
de se placer sous la domination de l'Eglise ; les propriétaires
laïques étaient fort loin alors de veiller ainsi sur les conditions
des habitants de leurs domaines'. »
Pour le travail industriel , l'Eglise prend , sous sa tutelle
toute-puissante, les artisans et les ouvriers ; elle les groupe en
association, en communautés, en universités ; elle donne à ces
réunions le caractère, jusque-là reconnu, de fraternité chré-
tienne, elle en fait des « confréries » et elle les met sous l'égide
inviolable de la société spirituelle, en étendant jusqu'à elle les
immunités dont elle jouit. La bannière du patron devient le
premier étendard de la liberté du travail. Devant ce signe sacré,
l'oppression sarrête et l'affranchissement commence.
Le travail industriel et le travail agricole grandissent donc
sous la protection de l'Eglise, par la propriété et la liberté.
Mais ce qu'il faut, au travail, avec la liberté et la propriété,
c'est la sécurité, c'est la paix. sous le coup des invasions nor-
mandes, après la chute lamentable de l'empire carlovingïen ;
au milieu des haines et des divisions qui désolèrent l'Europe,
du dixième au douzième siècle, cette sécurité manqua absolu-
ment. Quand le sceptre était tombé en de faibles mains, quand
les nations se séparaient, quand, à défaut de toute protection
extérieure et publique, chacun en appelait à sa seule force et
* Histoire de la civilisation en Europe.
CHAPITRE XV. 649
cherchait à dominer son voisin, la situation des petits, des
faibles, des travailleurs, était misérable. Ils étaient à la merci
de toutes les ambitions^ de toutes les cupidités et de toutes les
violences.
L'Eglise seule les prit en pitié. Seule, elle avait la puissance
morale capable de lutter contre les abus de la force matérielle :
elle tenta donc de rétablir la paix et la justice, et elle y réussit.
Son moyen fut l'association : l'association, dont elle avait
donné d'admirables modèles particuliers dans les confréries
locales, l'association qui réunissait les cœurs et les bras et qui,
d'un faisceau de faiblesses, constituait une légion irrésistible.
La merveille fut, non pas d'établir l'association : l'antiquité en
avait connu le secret, quoiqu'à un degré inférieur et dans des
conditions dangereuses : ce fut de multiplier, de généraliser
l'emploi de l'association tout en modérant ses effets; ce fut de
régler, d'assouplir des forces qui risquaient d'être indisciplinées,
et de ne se servir de l'immense armée, qui allait se lever, que
pour l'ordre, le droit et la justice.
Les trois formes prépondérantes de l'association civilisatrice
furent la trêve de Dieu, la chevalerie et les communes.
La guerre était devenue, à la fm du dixième siècle, la raison
suprême de quiconque possédait un village, un château ou un
manoir. Ni justice, ni magistrature; le brigandage dévastant
les routes et attendant au passage les laboureurs et les
marchands, des taxes arbitraires atteignant jusqu'à la propriété
aux mains de l'artisan et du cultivateur. L'Eglise seule avait
gardé la notion du droit, de la liberté, de la propriété. En
l'absence de la royauté, effacée par sa faute, elle était aux prises
corps à corps-avec la féodalité déjà vigoureuse. On pouvait,
jusqu'à un certain point, lui contester l'action politique et
légale; elle avait droit de dire : Si non cognosco de fundo,
cognosco de peccato. Et alors, armée de censures, armée de la
pénitence et de l'excommunication, elle frappait l'adultère, le
spoliateur, l'oppresseur jusque sous sa cotte de mailles et
derrière les murs de son château fort. Voilà pour les grands
scandales et les hautes violences.
050 HISTOIRK DE LA PAPAUTÉ.
Après avoir frappé le crime, l'Eglise apprenait aux victimes
à se rassembler contre les autem^s. Dans ses conciles, elle
appelait, non-seulement les évoques, les abbés et les prêtres,
mais les seigneurs et les chevaliers, et, avec eux, les habitants
des villes et des campagnes, les manants et les vilains. Là,
devant les reliques sacrées, sur les saints Evangiles, elle
exigeait le serment de renoncer aux haines et aux vengeances,
de protéger la paix et de combattre ses violateurs, de défendre
les clercs, les femmes, les faibles, les marchands, les paysans,
les biens de la terre, les instruments du travail.
C'était un pacte dont le fond était partout le même ; c'était
la convention de la cité et de la patrie; pour parler comme les
chroniqueurs, c'était la trêve des haines.
Bientôt il y eut davantage. L'Eglise organisa la trêve de
i>2<?w/ c'est-à-dire la suspension d'armes entre tous ceux qui
portaient des armes.
Le premier pacte de paix que nous ait conservé l'histoire
date de 998 : dans une assemblée d'évêques, de princes, de
nobles, tenue par Widon, évêque du Puy, il fut remontré que
« les fidèles devaient être avertis d'être, au nom de Dieu, les
enfants de la paix. » Dans tous les diocèses représentés à
l'assemblée, les conditions de la paix devaient s'observer, et
les animaux de labour ou de trait, les marchands et leurs
marchandises, étaient placés sous la sauvegarde de l'anathème.
Peu à peu, cette convention s'étend. En l'an 1000, de nom-
breux conciles s'assemblent : le droit de guerre absolue est
condamné; il est ordonné que les offenses soient portées devant
les juges et que les vengeances soient suspendues; et une
sainte ligue est fondée pour obtenir, grâce à un serment
solennel, le maintien de ces'canons *.
Le grand Fulbert, évêque de Chartres, et le pieux roi Robert,
attachent leur nom à cette belle œuvre du rétablissement de la
' Concile de Poitiers, janvier 1000, dans la collection du P. Philippe
Labbe. Consultez E. Semichon, la Paix et la Trêve de Dieu, Paris, 1837;
Henri de Riancey en a donné une fidèle analyse dans la Reime du
monde catliolique, u" du 25 mars 1869.
CHAPITRE XV. 651
paix. Mais les difficultés étaient considérables et trop souvent
les principes, les serments mêmes, étaient violés.
C'est alors qu'intervint la trêve, dont le premier exemple
remonte à un synode au champ de Zerluger, en Rensultcn,
le 16 mai 4025. 11 fut entendu que, « dans tout le comté,
personne n'attaquerait son ennemi depuis l'heure de none du
samedi jusqu'au lundi à l'heure de pr/me; que nul n'attaque-
rait, en quelque manière que ce fût, ni un novice, ni un clerc
sans armes, ni un homme allant à l'église en marchant avec
des femmes, ni une maison à trente pas autour de l'église. )>
Telle était la trêve, non consacrée par une loi générale,
comme dit Yves de Chartres, mais par des accords, des pactes,
consentis dans les villes, sous l'autorité des évêques.
Le mouvement se propage et se définit. Au concile de
Tiluges, près Perpignan, en 1041 , est résolue « la constitution
de la paix et de la trêve ; » et là un canon spécial met à l'abri
de toute atteinte le paysan, sa femme, sa maison, ses greniers,
ses vêtements, tout ce qui lui appartient. De plus, la trêve est
prolongée du premier jour de l'Avent à l'octave de l'Epiphanie,
du hmdi qui précède le Carême au premier lundi après la
Pentecôte, aux vigiles de presque toutes les fêtes. En ces jours-
là, le paysan n'aurait pas dit : On nous ruine en fêtes, car ces
heureux jours étaient, pour lui, des jours de répit, de sérénité
et de joie.
Puis le Saint-Siège exerce son autorité : il approuve les
conciles et les canons; il cherche à en propager l'application.
Grâce à ses soins, la sainte paix est étendue à la Normandie, et
saint Léon IX la prescrit pour les jours de dédicace et leurs
vigiles.
Dans ces canons que Rome approuve, il y a de touchants
détails. Un concile de Narbonne préserve « Tolivier, qui apparut,
après le déluge, comme le gage de la paix rendue à la terre,
dont le fruit fournit l'essence qui compose le saint- chrême et
éclaire nos autels. Que personne, parmi les chrétiens, n'ose le
détruire, ni le couper, ni le dépouiller de ses fruits. »
En souvenir de Bethléem, a les bergers et leurs moutons
652 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
resteront tous les jours et en tous lieux sous la trêve de
Dieu. »
Bientôt l'Angleterre, l'Espagne s'associent à la pacification;
puis viennent la Belgique et l'Italie. Enfin, au concile de
Clermont, sous Urbain If, la paix de Dieu est étendue à toutes
les nations catholiques. Et le décret du concile ne se borne pas
à sanctionner la trêve et à en étendre les limites; il couvre les
bœufs, les ânes, les chevaux qui travaillent, les moutons et
leurs petits; il abrite les prévôts, les maires de village, les
collecteurs de dîmes ; il couvre spécialement les chanoines, les
clercs, les moines, les femmes et les voyageurs. Et cette paix
est garantie par un magnifique serment; et ce serment est
prêté par tous, barons, chevaliers, nobles, bourgeois, vilains et
manants : c'est l'égalité devant la paix du Seigneur.
Les plus belles lois ne sont pas celles qui s'observent le plus
fidèlement et, pour obtenir les respects, elles ont besoin de la
sanction de la force, parfois de ses vengeances. Les hommes
du moyen âge, d'un caractère ardent et d'une nature fiêre, ne
pouvaient arriver d'emblée à ce régime de paix. Les seigneurs,
enfermés dans leur noir donjon, derrière les bastions et les
meurtrières, s'enivraient tour-à-tour des plaisirs bruyants des
tournois et du sang des batailles. Quand le plaisir avait épuisé
sa coupe à leur profit, ils se ruaient sur les serfs cachés sous
leur toit de chaume ou errant tristement dans les broussailles,
avec leurs maigres troupeaux. Il fallait donc, pour contenir ces
barons, coureurs d'aventures, et faire observer les lois de paix,
une force : l'Eglise créa la chevalerie.
La chevalerie est la forme chrétienne de la condition mi-
litaire : c'est la force armée au service de la vérité. Le cheva-
lier, c'est le soldat surnaturalisé ou plus simplement le soldat
chrétien.
Le chevalier passait par différentes épreuves et par divers
degrés d'initiation. Quand il avait assez montré sa loyauté et
sa bravoure, il faisait une veillée des armes, puis était, si j'ose
ainsi parler, ordonné par l'évêque. La bénédiction du nouveau
soldat est une des belles prières do nos anciennes Uturgies.
CHAPITRE XV. 653
L'évêque bénissait l'épée, en ceignait le guerrier, lui donnait
le baiser fraternel, le frappait de trois légers coups, en disant :
« Sois un ^olàiii pacifique , courageux, fidèle et dévoué à Dieu. »
Puis le soldat se retirait : In pace, dit le Rituel, et c'était un
soldat.
La chevalerie avait un code, assez fidèlement résumé dans
ces dix préceptes : Accomplir la loi chrétienne; protéger
l'Eglise; défendre et respecter toutes les faiblesses, notamment
celles de la femme, de la veuve et de l'orphelin; faire aux
Sarrasins une guerre éternelle ; ne pas mentir ; être chaste ;
obéir à son seigneur et tenir tous ses engagements féodaux,
tant qu'ils ne sont pas contraires à la loi de Dieu ni à l'Eglise ;
être humble ; ne jamais reculer devant l'ennemi ; entendre la
messe, pratiquer le jeûne et faire l'aumône. Un seul mot résu-
merait tous ces préceptes : l'honneur, et il se trouve déjà em-
ployé en ce sens, dans les chansons de gestes. Dans l'antiquité
chevaleresque, celui qui faisait un chevalier, lui frappait un
grand coup sur la tête, en criant : « Sois preux ! »
Pour défendre les faibles, il ne suffisait pas d'armer des
soldats, il fallait encore donner, à ces petits, le sentiment de
leur force et leur indiquer le moyen de s'en servir. Ce double
secret fut découvert par la création des communes.
Il est incontestable que, même au milieu de la dissolution de
l'empire romain, dans le midi de l'Europe et de la France no-
tamment, les libertés municipales n'avaient pas entièrement
disparu. La cité avait surnagé ; elle s'était affranchie des exi-
gences du fisc et des servitudes d'une centralisation dont la
tyrannie l'épuisait sans la protéger. Dans le nord, les coutumes
franques ou gauloises s'étaient combinées avec les souvenirs
du droit romain. Tandis que les magistrats municipaux subsis-
taient dans les provinces méridionales, au nord, on trouvait,
du temps de Charlemagne, des prévôts, des avoués, des
centeniers, des échevins. Ces mandataires étaient élus par le
peuple et institués par le représentant de l'autorité. Ministère
municipal, élection populaire , institution supérieure : tels
étaient les principes des communes.
65 i HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
11 ne faut pas exagérer toutefois leur influence. Bréquigny,
•(niizot, Augustin Thierry, égarés par des préjugés politiques,
n'ont pas assez distingué le principe moral et l'institution an-
térieure qui ont servi de type, au douzième siècle, à l'affran-
chissement des communes. A notre humble avis, la commune
fut l'œuvre exclusive de l'Eglise. Les barbares aimaient les
courses et ne formaient que des tribus errantes ou des bandes
vagabondes. Les Romains possédaient des municipes, mais qui
n'avaient de commun que le nom avec les municipes chrétiens ;
car l'esclavage, les castes, l'égoïsme du foyer domestique et le
despotisme de la propriété patricienne, répugnaient à l'orga-
nisation libérale de la commune romaine. Le Catholicisme
fonda, entre ces deux écueils, des agrégations de familles
s'aimant en Jésus-Christ, destinées à vivre sur un terrain
limité, et sous des lois garantissant, à chacun, les fruits de son
travail, son champ, sa hberté. L'Eglise en fut le noyau dans
chaque localité, en faisant converger tous les fidèles vers la
maison de Dieu, comme vers leur centre, par une communauté
de foi, d'espérance, de sacrifice et d'adoration. L'Eglise créa
Tunité paroissiale ; l'unité paroissiale enfanta l'unité commu-
nale, d'où découla une notable partie de la civilisation.
Les communes du moyen âge naquirent surtout d'une réac-
tion contre la féodalité. Le système féodal, utile à l'origine
comme rudiment d'organisation sociale, était devenu, par la
multiplication des pouvoirs, la permanence des guerres privées
et la résistance des seigneurs laïques à l'affranchissement des
serfs, un obstacle au bien du peuple et à la fondation de l'unité
nationale. Le seigneur, mis chaque jour en relation person-
nelle avec ses sujets, pouvait facilement les blesser par ses
exigences et se faire mépriser pour ses vices. Les manants
murmuraient et souhaitaient, dans leur cœur, d'obéir à un
prince dont l'éloignement eût augmenté le prestige. Cepen-
dant la royauté, contrariée dans ses vues d'ensemble et fati-
guée des révoltes, tendait à substituer à la hiérarchie féodale
une hiérarchie de fonctionnaires qui, ne relevant que du roi,
pussent intimer partout ses volontés et faire exécuter ses
CHAPITRE XV. 655
ordres. Les rois trouvaient, dans les guerres, dans les ma-
riages, dans l'éveil du sentiment national et dans le concours
des hommes libres, le moyen de réaliser ces vœux. De leur
côté les hommes libres savaient se prévaloir de leurs droits.
Eux qui, portant les livrées du servage, avaient pu former des
communautés et se donner des chefs de leur choix, aspiraient
à améliorer encore leur condition. De cet ensemble de cir-
constances naquit le branle-bas des communes.
Voici comment elles se formaient : les habitants d'un même
lieu se réunissaient, élisaient un ëchevin ou maire, et récla-
maient, de leur seigneur, un titre écrit, garantissant les droits
dont ils étaient en possession. Une charte d'affranchissement
était déhvrée qui stipulait sur l'impôt, les redevances, la cor-
vée, les droits de pâture, de justice et de Uberté. La commune
n'était donc pas déchargée de tous les droits féodaux ; mais
enfin elle possédait ses magistrats ; elle formait corporation,
république ; elle avait son sceau, sa bannière, sa cloche, sym-
boles de l'indépendance.
Même avant les invasions, l'évêque intervenait, dans les
municipes, comme défenseur de la cité, tantôt désigné par
l'empereur, tantôt nommé par les échevins ou jurés. Quand
intervinrent, sous l'action féconde de l'Eglise, les associations
de paix, un de leurs objets principaux fut le maintien ou le
rappel des coutumes communales. Tellement que les premières
communes prennent le nom de « paix : » que ses magistrats
sont dits jurés de paix, paiseurs, comme dit Ducange ; que la
maison commune, l'hôtel de ville, s'appelle « maison de la
paix ; » que la banlieue se désigne sous le titre « d'enceinte de
la paix ; » et (ju'enfin le serment qui lie les habitants est le
« serment de paix. » En un mot, la commune, ainsi que l'ex-
prime si vigoureusement l'ordonnance pour divers heux dé-
pendant de l'abbaye d'Aurigny, en 1216, esl a la commune pour
la conservation de la paix. »
Le droit communal, couvert de la protection des conciles, est
donc sorti du sein même de l'Eglise.
Chose remarquable! ce sont les associations de la paix, deve«
HM) HISTOIRK DE LA PAPAUTÉ.
nues communes , qui ont imaginé les premiers impôts des
cités, c'était \q parage paxaqumm, contribution pour entretenir
la paix, le « commun de la paix, » le fond, le trésor de la sécu-
rité. Et c'est avec l'excédant de ces revenus volontaires que les
villes ont élevé les beaux monuments de leurs palais municipaux
et surtout de leurs incomparables églises. L'église n'était-elle
pas la maison du peuple? N'était-ce pas là que se célébraient
tous les actes de la vie civile, baptêmes, mariages, testaments,
donations, ventes. N'était-ce pas là, jusqu'au treizième siècle,
que se tenaient les assemblées populaires et ne s'y tiendront-
elles pas encore souvent jusqu'en 1789.
De plus, l'église, par les diverses chapelles où se rassemblent
les confréries d'arts et de métiers, l'église est l'asile de l'asso-
ciation appliquée au travail, à la production, à la richesse.
C'est ce qui nous amènera à l'organisation et à la tutelle légale
que la royauté va confirmer.
Les conflits entre les barons et les associations de paix
amènent, en effet, l'intervention de la royauté. Les rois pro-
cèdent à une longue enquête, interrogent les hommes sages et
préludent à la grande rédaction des coutumes au seizième
siècle. Plus outre, la royauté française prévaut contre toutes
les forces sociales et s'engage dans les voies funestes de l'abso-
lutisme.
En résumé,' l'Eglise donne l'exemple du travail, du travail
libre, du travail désintéressé, du travail sanctifié. De là naît la
propriété unie au renoncement à toute propriété privée, la pro-
priété commune appartenant à des associations de pauvres vo-
lontaires ; la richesse unie au sacrifice et répandant autour
d'elle, pour l'élévation des peuples, d'incomparables bienfaits.
Ce travail, c'est le travail monastique.
L'Eglise ne se contente pas de bâtir des monastères ; d'amé-
nager, par la main des moines, les eaux, les terres et les bois,
et de convertir les barbares, par leur éloquence ; elle règle
l'état civil des terres et des personnes, elle affranchit les serfs,
elle étabht la trêve de Dieu ; elle crée la chevalerie et les com-
munes; elle assure aux hommes de labeur agricole ou in-
CHAPITRE XVI. 657
dustriel, la sécurité, la liberté, l'association, un juste impôt.
Enfin l'Eglise donne, au travail, la protection des institu-
tions libres dans la cité et l'Etat, ainsi que le patronage de
l'autorité souveraine.
C'est ainsi que, peu à peu, le Christianisme a créé, garanti et
réglé les conditions de la richesse chez les nations assez sages
pour obéir à ses inspirations et pratiquer ses lois.
D'autre part , nous savons que l'Eglise a possédé de tout
temps, et de tout temps exercé le droit de propriété civile et
de souveraineté pohtique ; nous savons que l'Eglise a créé la
royauté chrétienne et le Saint-Empire, et c'est un lieu com-
mun, rebattu môme par les impies, depuis Gibbon, qu'elle a
influencé de la manière la plus profonde toutes les sphères
possibles et pratiques de l'activité humaine.
Nous retrouvons donc l'Eglise dans toutes les carrières ;
nous la voyons, il est vrai, toujours distincte de la famille, de
la commune et de l'Etat; mais si nous voyons partout la dis-
tinction, nous ne voyons la séparation nulle part. .
Que devient, en présence de ces faits écrasants, la thèse im-
possible du séparatisme ?
CHAPITRE XVI.
EST-IL VRAI QUE LA SUPRÉMATIE INTERNATIONALE DES PAPES AIT
NUI AU PROGRÈS DE LA CIVILISATION ?
(( Le royaume des cieux, dit le Sauveur, est semblable à un
grain de sénevé. » Le grain de sénevé, quand il est semé, a
besoin de germer, de croître, de se développer peu à peu, jus-
qu'à ce qu'enfin il devienne un arbre à la forte ramure, cou-
ronné de fleurs et de fruits. Ainsi, la parole du Seigneur : « Je
te donnerai les clefs du royaume des cieux ; pais mes agneaux,
pais mes brebis ; confirme tes frères : » cette parole était une
semence. Dès qu'elle fut prononcée, il fallut qu'elle germât,
IV, 42
658 ilISlOIKE DE LA PAPAUTÉ.
jetât des racines, prît peu à peu de l'accroissement; ce n'est
que plus tard que devait paraître un arbre parfait, avec sa cou-
ronne de fleurs et ses rameaux majestueux. Voilà la marche
de la nature, voilà le développement de l'histoire. Yoilà le pro-
grès providentiel de la Papauté.
« Si nous ne voulons pas confondre, dit Kastner, la semence
et le fruit, nous ne devons pas trouver étrange que la Papauté
n'ait manifesté son action dans les premiers temps que par des
résultats faibles et presque inaperçus, et qu'elle n'ait montré
sa puissante énergie et sa grandeur universelle qu'après plu-
sieurs siècles, quand le Christianisme se fut répandu de tous
côtés. Nous le savons : les commencements de chaque être
sont petits et son action est invisible, jusqu'à ce qu'il se soit
approprié une certaine consistance, une certaine force. Dans les
siècles de persécution et de dispersion que l'Eglise eut d'abord
à traverser, son premier pasteur, condamné aussi à l'obscurité,
dut se trouver réduit à un triste état d'impuissance ^ »
Je dirai plus. L'humanité inquiète, non-seulement ne doit
pas exiger que des paroles du Sauveur sorte aussitôt la triple
couronne des Papes ; mais elle doit plutôt s'étonner que
l'Eglise et la dignité du Vicaire de Jésus-Christ, dont la durée
et Faction doivent aller jusqu'à la fm des temps, n'ait eu besoin
que de cinq ou six siècles pour atteindre au sommet de sa
grandeur.
A cet égard, il ne faut pas perdre de vue que, dans le cours
des âges, la dignité des Pontifes romains a été reliée à deux
autres dignités, qui ne sont pas intrinsèquement inhérentes à
l'essence divine du Pontificat, mais qui ont pourtant exercé
une certaine influence sm* son action : c'est la dignité de
prince temporel des Etats romains, et celle de président efi'ectif
et respecté de la confédération des peuples européens. Pour
concevoir une idée juste de la condition des Papes, il faut dis-
tinguer, dans l'histoire pontificale, ces trois éléments. Le Pape
est premièrement le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, le suc-
cesseur du prince des apôtres, le chef visible de l'Eglise une et
^ Pabsthums segensvoUe Wirksamkeit, § 74.
CHAPITRE XVI. 659
universelle. Cette primauté, d'origine divine, a été instituée en
même temps que l'Eglise a été fondée ; elle est le noyau et le
centre de la position générale du Pape, le principe des autres
éléments et le support des attributs plus accidentels de sa
puissance. En second lieu, pendant l'époque qui sépare Cons-
tantin de Charlemagne, le Pape devient, en Italie, souverain
temporel et indépendant ; et cette souveraineté temporelle est
restée, jusqu'à nos jours, suivant les vues de la Providence, la
garantie de son indépendance ecclésiastique. De ces deux élé-
ments, il s'en est formé un troisième : c'est la primauté inter-
nationale que les Papes ont exercée au moyen âge, mais qui
n'a duré qu'un petit nombre de siècles, qui a décliné politique-
ment depuis la chute des Hohenstauffen et qui aujourd'hui
peut être regardée comme ayant entièrement disparu. Cette
dernière suprématie s'est exercée dans toutes les sphères de
l'activité sociale, inculquant partout le respect des droits de la
propriété, des devoirs de la famille et des prérogatives du
pouvoir. Nous n'avons à nous occuper ici que de son influence
générale sur la civilisation.
Pour apprécier équitablement cette influence, il ne faut pas
oublier que si la Papauté est l'œuvre de Dieu, les Papes,
malgré leur haute dignité, ne cessent pas d'être hommes. « Les
cathoUques, dit encore Kastner, se fondant sur les Ecritures et
la tradition, honorent la Papauté comme une institution divine,
en tant qu'elle signifie l'existence et l'autorité d'un chef univer-
sel et visible de l'Eglise ; cependant la Papauté n'est pas exer-
cée par des êtres surnaturels, mais seulement par des hommes ;
elle n'agit pas au milieu des anges, mais sa sphère d'activité est
cette terre où il se trouve tant de créatures faibles et passion-
nées, où tant d'obstacles et d'hostilités se produisent, même
contre la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu. Tantôt
arrêtée par les fohes ou les infirmités du siècle, tantôt attaquée
par les puissances du monde et de l'enfer, la Papauté n'a pas
été en état de manifester toujours, dans sa plénitude et sa
splendeur, toute la bienfaisance de sa vertu. Le cultivateur le
plus actif, le plus habile, le plus laborieux, ne saurait pourtant
660 înSTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
commander à l'orage, à la stérilité, à la grêle, aux ondées, aux
excès d'humidité, de froid ou de sécheresse. En cette matière,
nous ne devons pas permettre un trop grand essor à nos désirs
et à nos prétentions. »
En second lieu, à moins de partialité et d'injustice, il faut
apprécier la conduite des Papes selon les principes, les vues et
les circonstances des temps mêmes où les Papes ont vécu. Si
nous agissons en sens inverse, si nous considérons les Papes
des temps anciens avec les yeux de notre temps, ce sera notre
faute, et non pas celle des Papes, si nous méconnaissons ce
qu'ils ont fait de grand et de méritoire. « Si nous étudions l'his-
toire dans les meilleures sources, dit J.-G. Mùller, si nous
apprenons à nous identifier avec chaque époque, la hiérarchie
ne nous paraîtra pas aussi noire qu'on la fait quelquefois ; et
certes, plus d'une action qui nous choque aujourd'hui, trouve
une excuse suffisante dans la pureté de l'intention, comme dans
le temps et le lieu où elle s'est passée \ » En rapportant cet
aveu sincère d'un protestant, Rothensée ajoute : « C'est là pré-
cisément le tort commun à tous les adversaires de la Papauté,
de ne pas ^considérer la hiérarchie, le clergé, les Papes, dans
les actes qui leur sont propres, en ayant égard aux temps, aux
circonstances et aux hommes de ces temps, mais de les consi-
dérer au point de vue et avec les opinions d'une époque bien
postérieure. »
Au quinzième siècle, le savant Jacques de Pavie écrivait au
pape Paul II : « Le Pape doit mener une vie sans tache ; il doit
veiller sur la discipline des ecclésiastiques et défendre la
liberté de l'Eglise ; il doit être le protecteur de la justice, alliée
toutefois à la clémence ; il doit se montrer intrépide à soutenir
les bonnes causes, il ne doit pas craindre les menaces des
puissants de la terre ; il doit toujours être vigilant pour le bien-
être du peuple; il ne doit pas regarder comme sien ce qui
n'appartient pas à Jésus-Christ ; il doit s'occuper constamment
des besoins des chrétiens, secourir promptement ceux qui sont
le plus exposés au danger de l'incrédulité, encourager et
1 Lettres sur l'étude des sciences spécialement historiques.
CHAPITRE XVI. 661
exciter les princes à protéger les fidèles, et employer ses trésors
à ce louable dessein; il ne doit rien négliger par motif d'éco-
nomie ; il doit rétablir la paix entre les Etats, soit par des am-
bassadeurs, soit en intervenant de sa personne, si cela est
nécessaire ; il ne doit pas désirer de discussions dans quelque
but secondaire ; il doit veiller enfin à ce que Faction du Saint-
Siège répande partout le bonheur et la bénédiction. Telle est la
mission du Pape^ » Voyons comment les Papes ont rempli
cette mission dans le cours des siècles.
Nous ne nous occupons, ici, ni de l'ordre religieux, ni de
l'ordre scientifique; nous nous renfermons dans ce qu'on est
convenu d'appeler la question sociale, et nous considérons
seulement les éléments primordiaux de la civilisation, l'ordre
et la liberté, la paix et la justice, enfin l'indépendance des
nations. Si les Papes ont donné, au monde, ce quintuple bien,
il est superflu de discuter sur leur pouvoir et sur la légitimité
de son exercice; il faut les bénir pour de si grands bienfaits.
I. Les Papes ont-ils été les conservateurs de l'ordre ?
(( Il ne peut, dit le comte Théodore Schérer, y avoir d'ordre
sans autorité, et sans l'ordre il ne peut y avoir de vie sociale.
Si les hommes veulent vivre, en société, il faut que leur esprit
et leur cœur soient pénétrés de la croyance en l'autorité de
Dieu, et cette croyance doit être accompagnée de respect pour
les supérieurs spirituels et temporels, comme dépositaires de
l'autorité divine. Là où ce principe d'autorité, fondé sur la
morale, n'existe pas ou vient à manquer, il ne peut y avoir
d'ordre social, il n'y régnera que despotisme et anarchie. Hors
de ce principe, il y aura une lutte continuelle de haine et de
crainte entre les chefs et les subordonnés ; tantôt les vagues de
la rébelhon mugiront contre les supérieurs , tantôt le bras de
fer des chefs enchaînera les subordonnés. Mais ni le despotisme
des uns, ni l'anarchie des autres ne sont capables de procurer le
bien de la société humaine. L'ordre social ne peut être produit
que par le principe d'autorité fondé sur une base religieuse ^ »
^ Noël- Alexandre, t. XVII, p. 37. — * Schérer, le Saint-Père, considéra-
tions sur la mission et les mérites de la Papauté, p. 153.
6f)2 HISTOIRK DE LA PAPAUTÉ.
Le premier qui enseigne, le premier qui pratique le principe
d autorité, c'est le Souverain -Pontife ; c'est le Pape, qui en-
seigne, aux princes comme aux peuples, le grand dogme
social du Christianisme :
(( Que toute personne soit soumise aux puissances supé-
rieures ; car il n'y a point de puissance qui ne vienne de
Dieu, et c'est lui qui a établi toutes celles qui sont sur la
terre.
» Celui donc qui s'oppose aux puissances s'oppose à l'ordre
de Dieu, et ceux qui s'y opposent attirent sur eux la condam-
nation.
)) On n'a rien à craindre des princes en faisant bien , mais en
faisant mal ; voulez-vous donc n'avoir rien à craindre de celui
qui a la puissance? Faites bien, et vous en recevrez même des
louanges.
» Le dépositaire de l'autorité est le ministre de Dieu pour
votre bien. Si vous faites le mal, vous avez raison de craindre,
parce que ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée : car il est
le ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance sur celui qui
fait le mal.
» Il est donc nécessaire de se soumettre à l'autorité, non-
seulement par la crainte du châtiment, mais aussi pour ne pas
blesser la conscience.
» C'est pour cette même raison que vous payez le tribut aux
princes , parce qu'ils sont les ministres de Dieu , toujours
appliqués aux fonctions de leur emploi.
» Rendez donc à chacun ce qui lui est dû : le tribut à qui
vous devez le tribut, les impôts à qui vous devez les impôts, le
respect à qui vous devez le respect, des hommages à qui vous
devez des hommages.
» Ne demeurez redevable de rien à personne, si ce n'est de
l'amour qu'on se doit les uns aux autres ; car celui qui aime
son prochain accomplit la loi.
» Vous ne commettrez point d'adultère; vous ne tuerez
point ; vous ne déroberez point ; vous ne porterez point de faux
témoignage ; vous ne désirerez pas les biens de votre prochain.
CHAPITRE XVI. 663
— Ces commandements et les autres sont compris en abrégé
dans cette parole : Vous aimerez votre prochain comme vous-
même.
» L'amour qu'on a pour le prochain ne souffre pas qu'on
lui fasse du mal. Ainsi l'amour est l'accomplissement de la
loi ^ »
Telles sont les exhortations que le grand Apôtre adressait aux
Romains. Le peuple romain avait reçu de Dieu la mission de
fondre dans l'unité les peuples civilisés de l'antiquité païenne,
et, pour l'accomplissement de cette mission, il avait reçu un
don précieux, la science du gouvernement. Virgile, le poète
national de ce grand peuple, qualifie d'un mot cette science :
Regere imperio. Régir, c'est conduire avec sagesse ; commander,
c'est imposer la sagesse de ses commandements. A cette entente
du gouvernement, Rome ajoutait la sage dispensation des
charges publiques. A la circonférence, elle avait placé les
mimicipes comme des citadelles de liberté ; au centre, elle
avait institué ses consuls, ses préteurs, questeurs, censeurs,
tribuns, assignant à chaque fonction son objet propre et sa
compétence séparée. Nous qui vantons sans cesse nos progrès
et qui ne savons pas comprendre les conditions élémentaires
de l'ordre, nous n'avons su placer, dans nos communes, dans
nos services administratifs et dans nos départements ministé-
riels que des autocraties enchevêtrées, dont l'enchevêtrement
aboutit à l'impuissance. Nous admirons le droit romain et tous,
tant que nous sommes, républicains ou monarchistes, nous en
avons pris le contre-pied. Nous nous disputons pour des mots,
et, sous toutes les formes de gouvernement, nous préconisons
les mêmes erreurs. Notre siècle, si vain de lui-même, se distin-
guera encore plus par la vanité de ses pensées que par la
vanité de ses sentiments.
Le peuple romain, le peuple-roi; dit encore Virgile, le peuple
qui savait commander au loin, ne savait pas commander à la
conscience, ni commander avec conscience. L'Apôtre lui en-
seigne ce qu'il ignorait le plus, et dresse, en quelques mots, le
^ Rom., xiii,'l-14.
fiOi HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
code social du Christianisme. Cet enseignement, les Papes l'ont
donné, dans tous les temps, à l'humanité chrétienne, et c'est
sur cette notion du pouvoir consciencieux parlant à des sujets
ayant conscience, que repose l'ordre public. Le premier des
Papes, saint Pierre, écrivait déjà aux chrétiens du Pont, de la
(ïalatie, de la ('appadoce, de l'Asie, de la Bithynie : « Craignez
Dieu, honorez le roi, aimez vos frères, ayez des égards pour
chacun. — Pour l'amour de Dieu, obéissez au roi, comme au
premier, ou à son représentant, qui est chargé de punir le mal
et de récompenser le bien. Telle est la volonté de Dieu '. » —
Ces paroles du premier Pape sont répétées dix-neuf siècles plus
tard par son successeur Pie IX aux archevêques et aux évêques
de ritaUe.
Les Papes ne cesseront jamais de prêcher cette doctrine aux
grands comme aux petits, aux puissants comme aux faibles,
et cet enseignement trouve, dans la Papauté même, sa con-
sécration. Le respect de la tiare des Pontifes romains est la
meilleure garantie du respect des couronnes qui ceignent le
front des rois. Il y a, toutefois, entre les princes temporels et
le Chef spirituel de l'humanité, une différence essentielle : les
princes temporels ne procèdent de Dieu que médiatement, par
la nécessité sociale du pouvoir et par la désignation personnelle
de la communauté: le pouvoir du Pape vient, au contraire,
immédiatement de Dieu. Par ce motif, les princes pieux ont
toujours demandé d'être couronnés et sacrés par le Pape, afin
de donner à leur sceptre , dans une autorité plus haute,
un plus éclatant prestige. Les peuples s'estimaient plus
heureux et se tenaient pour plus honorés, quand des empe-
reurs, qui se disaient étabhs par la grâce de Dieu, les gouver-
naient avec l'assistance du clergé et sous la direction morale
de la sainte Eglise. C'est ainsi que les Papes sont les conser-
vateurs de l'autorité reposant sur un fondement moral, et par
cela même, ils sont les conservateurs de l'ordre social parmi
les hommes.
Cette vérité a été reconnue par Jean de Millier, sur le terrain
' I Epist., II, 13-17.
CHAPITRi: XVI. 660
de l'histoire, et il n'a pas hésité de désigner souvent les Papes
(( comme les défenseurs et les protecteurs de l'ordre social. »
Le même témoignage a été donné à la Papauté par les histo-
riens Luden et Raumer. Le premier reconnaît nettement « que
c'est la hiérarchie papale seule qui a préservé la société hu-
maine de la barbarie, de la force brutale et de l'anarchie ' ; »
tandis que le second dit franchement : a Eclairée par la nouvelle
lumière d'une révélation supérieure, la Papauté a fait l'éduca-
tion du monde et l'a sauvé ensuite d'un audacieux bouleverse-
ment par son antipathie bien fondée pour de dangereuses
nouveautés. Les Papes ont accompli cette œuvre à tous les
degrés de la société ecclésiastique et civile, en procédant
tantôt par une frayeur nécessaire, et aussi souvent -par une
modération pleine de longanimité et par de saintes consola-
tions \ » D'accord avec ces jugements des plus célèbres histo-
riens protestants, un savant théologien catholique de notre
temps écrit : « L'autorité des gouvernements est la base de
l'ordre social, mais je soutiens que cette autorité a été agrandie
et affermie par les efforts des Papes. De tout temps les Papes
ont appuyé de leur influence la doctrine apostolique : Que tout
pouvoir émane de Dieu. D'après cette doctrine, toute autorité
légitime est à la fois respectable et redoutable, parce qu'elle
remplit dans ce monde la place de la justice divine, pour ré-
compenser les bons et punir les méchants \ » Or, cette doctrine
a toujours été celle des Papes, comme cela est attesté par les
lettres et les actes publics d'un Grégoire YII, d'un Innocent HT,
d'un Boniface YIIL
En terminant nous dirons, avec Kastner, que la Papauté a été
de tout temps.et qu'elle doit toujours être une colonne fon-
damentale pour le maintien de l'ordre social. Comme insti-
tution divine et comme fidèle gardien du dogme social et du
droit social, le Saint-Siège exerce à juste titre une très-grande
part d'influence sur la société universelle. Comme œuvre de la
Providence, comme la plus précieuse et la plus respectable des
^ Luden, Hi^. univ., t. II, p. 282. — ^ Raumer, Hist. des Hohenstauffen ,
t. 111, p. 52-67' — 3 Annales catholiques, t. l^'-, p. 47.
.S6r> HISIOIRF, DE LA PAPU'TÉ.
autorités, la Papauté présente, dans l'ordre de sa hiérarchie et
dans la subordination filiale de tous les chrétiens à sa majesté
paternelle, non-seulement Taspect aimable et le spectacle
gracieux de l'unité recueillante, conservante et centraUsante,
mais encore le type qui peut et qui doit servir de règle aux
peuples et aux rois : elle ne peut donc qu'agir et que réagir
d'une manière bienfaisante dans le domaine des idées et des
opinions pohtiques. Ce n'est pas en vain que l'Europe, que le
monde chrétien voit sur son trône l'auguste prêtre-roi, le
Vicaire du Dieu des chrétiens ; son existence seule est un
sermon en action ; elle est une sommation vivante de rendre
honneur et d'obéir avec amour à ceux que le Roi du ciel et de
la terre nous a donnés pour chefs, d'après les paroles de
l'Ecriture : « Honneur à qui l'honneur est dû! donnez à César
ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieul que chacun
soit soumis aux puissances I » Peuples, fixez vos regards sur
le Souverain-Pontife à Rome, et pénétrez-vous de la volonté
de Dieu, de son Fils, l'Homme-Dieu, relativement aux droits
de vos supérieurs et à vos obligations envers eux. Le Pape est
le représentant de Dieu, armé du pouvoir dans la sphère
spirituelle , établi et institué immédiatement par Dieu lui-
même; l'Evangile est la charte constitutionnelle de l'empire
spirituel chrétien. Mais les rois aussi sont établis par Dieu, à
la vérité plus médiatement et pour la sphère terrestre et
corporelle ; ils sont également les serviteurs et les mandataires
de Dieu. Que leurs personnes soient donc également sacrées,
vénérées, inviolables! C'est ainsi que la Papauté explique et
prêche l'ordre social aux chrétiens de siècle en siècle.
II. Les Papes ont-ils été les protecteurs de la liberté ?
La liberté î grand nom, grande séduction, grande puissance
de notre temps surtout. Nos hommes politiques ne songent
guère qu'à l'établissement de la liberté ; la liberté, c'est, pour
eux, le principe, le moyen et la fin des gouvernements ; c'est la
force quasi-divine d'où procèdent, dans toutes les sphères hu-
maines, l'ordre et le progrès. Mais leurs yeux obscurcis par le
préjugé, mais leurs regards défaillants, toujours bornés aux
CHAPITRE XVI. 667
étroites limites de la vie journalière, ne sauraient découvrir, dans
le Pape, l'artisan seul effectif de la liberté sociale. Bien plus, un
grand nombre sont venus à se persuader que le Pape était hos-
tile à la liberté et que, pour sauver la liberté, il fallait briser
son sceptre, abattre son siège, détruire sa couronne. Nous
avons aujourd'hui, dans le prisonnier du Vatican, la victime du
libéraUsme. Libéralisme menteur, lâche hypocrisie d'oppres-
sion, trame habilement ourdie contre les peuples par de frau-
duleux ouvriers du césarisme. Le cœur s'émeut, rien que d'y
penser. Le Pape, le Vicaire de Jésus-Christ, l'homme de la ré-
demption, dénoncé aux peuples par les pohtiques, comme un
ennemi, et enchaîné, pour que puisse s'accomplir, *à la faveur
des ténèbres, l'œuvre de la tyrannie. Celui qui seul peut nous
sauver est asservi par ceux qui veulent tout asservir. Mais que
l'histoire parle. Quiconque observe, d'un œil perspicace, la
grande existence des peuples, et scrute d'un regard attentif
l'histoire de l'humanité, vénérera, dans les Papes de Rome,
les gardiens et les protecteurs de la vraie liberté.
Le premier pas vers la liberté a été fait, sans contredit, par
l'abolition de l'esclavage. Mais qui donc a soutenu avec un zèle
infatigable ce long et pénible combat pour la délivrance de
l'humanité ? Personne autre que les Papes. La condition igno-
minieuse d'après laquelle l'homme était considéré et traité non
pas comme un être indépendant, mais comme une chose; cet
état d'après lequel l'homme, fait à l'image de Dieu et doué
d'une âme immortelle, était acheté et vendu comme une mar-
chandise ; cet état, cette condition, étaient en contradiction ou-
verte avec la doctrine du Sauveur, qui reconnaît dans tous les
hommes des frères et des enfants d'un même père. Vicaire de
Jésus-Christ et père spirituel du genre humain, le Pape devait,
avant tout autre, prendre à cœur de faire cesser cet état ignomi-
nieux et de rétablir dans l'homme la vraie dignité d'une image
de Dieu. Aussi les Papes ont-ils poursuivi constamment ce but.
Chaque siècle a vu le Saint-Siège donner des bulles pour
l'émancipation de l'humanité. Il chercha d'abord avec une pru-
dente mesure à alléger les fers des esclaves, pour les briser en-
668 msroiHK de la papautk.
suite entièrement ; tantôt il employait les prières et les larmes
pour adoucir le joug de l'esclavage ; tantôt il eut recours aux
menaces et aux peines spirituelles contre les oppresseurs ; tan-
tôt il leur retirait les grâces et les bénédictions de l'Eglise;
tantôt il frappait d'excommunication les marchands d'esclaves,
en les excluant de la communauté de l'Eglise chrétienne ; bref,
depuis les temps du paganisme jusqu'à nos jours, le Siège
apostolique a usé de tous les moyens pour abolir l'esclavage
et pour en empêcher le rétablissement. Grégoire', I*''' admit au
sacerdoce des hommes réduits à l'état d'esclavage et détruisit à
jamais le préjugé qui pesait jusqu'alors sur cette classe infor-
tunée. Grégoire ÏII et Zacharie eurent soin d'assurer aux
affranchis une protection efficace. Grégoire IX et Alexandre lY
favorisèrent l'affranchissement des esclaves, en les présentant
comme la meilleure œuvre pour obtenir la miséricorde divine.
Jean ÏV, qui occupa à peine vingt-un mois le Siège de saint
Pierre, envoya en Dalmatie tout l'argent qu'il put ramasser,
pour racheter les chrétiens qui avaient été pris par les ennemis
et réduits en esclavage. Innocent III fonda un ordre spécial qui
avait pour mission de racheter les esclaves chrétiens, et qui, en
peu de temps, rendit à la liberté plus de trente mille hommes.
Pie II, Alexandre VI, et de nos temps Grégoire XVI, enga-
gèrent les princes à prendre des mesures contre les marchands
d'esclaves, à donner la chasse à leurs vaisseaux, etc. En un
mot, une œuvre dont les grands philosophes de l'antiquité
n'ont jamais eu l'idée, que les hommes d'Etat de la Grèce et de
Rome n'ont jamais tentée, que les chefs des grands empires du
monde n'ont jamais pu exécuter, cette œuvre a été accomplie
par les Papes de l'Eglise chrétienne, sans violence et sans
armes, sans révolution ni sédition, sans violation du droit et
sans effusion de sang, par la seule voie d'une douce persuasion.
Ils ont vaincu l'esclavage et ont procuré à la plus grande por-
tion de l'humanité le bien le plus précieux, — le droit de la
liberté personnelle. Ecoutons à ce sujet le témoignage de Roh :
(( Avant Jésus-Christ, les trois quarts du genre humain gémis-
saient sous le joug de l'esclavage le plus dur, le plus avilissant,
CHAPITRE XVI. 669
qui ne leur reconnaissait pas même la propriété de leur vie.
Pour le prouver, il suffit de montrer les Etats libres, tant van-
tés, de cette époque. Sur 60,000 habitants, Athènes comptait
40,000 esclaves. Aux jours les plus florissants du régime répu-
blicain, Rome n'avait, sur une population de i ,200,000 habi-
tants, que 2,000 hommes libres et propriétaires. Mais la reli-
gion chrétienne enseigna, dès son apparition, que devant Dieu
il n'y a ni esclaves, ni hommes libres; que tous les hommes
ont une origine commune, et aussi une destination, une fin
communes; qu'ils sont tous membres du corps spirituel de
Jésus-Christ et enfants du Père céleste ; que le Fils unique du
Père est mort même pour le dernier des esclaves, et qu'il
jugera un jour le maître comme le serviteur, d'après les
œuvres de miséricorde et de charité. »
Le second moyen, pour les Papes, de constituer la liberté so-
ciale, c'a été de combattre les mauvaises doctrines. La hberté
n'a point d'ennemie plus dangereuse que la licence. Platon
déjà disait : « L'excès de la Hberté conduit à la servitude ^ »
En cela, les Papes ont été plus clairvoyants que plus d'un des
grands hommes d'Etat. Les hérésies religieuses ont sou-
vent engendré la révolte et les séditions, qui ont produit en-
suite la servitude et le despotisme. Cette vérité est écrite dans
l'histoire, hélas I avec un burin sanglant, depuis les temps
d'un Waldo, d'un Wiclef, d'un Huss, jusqu'à Luther, Calvin,
Knox et Munzer, et depuis ceux-ci jusqu'à Rousseau, Voltaire,
Ronge et tous les modernes païens.
En s'opposant à ces doctrines subversives, en élevant une
digue contre le torrent dévastateur d'une sauvage licence, les
Papes ont tmvaillé pour la conservation de la vraie liberté des
peuples. Sous ce rapport^ Alexandre III, Léon X, Clément XIII,
Pie VI, Pie VII, Grégoire XVI et Pie IX ont rendu des services
signalés à l'humanité ; c'est ainsi que les Papes ont sauvé plus
d'une fois la vraie liberté en défendant la vérité chrétienne.
Le troisième moyen par où les Papes ont assuré le triomphe
^ République, I, viii.
670 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
de la liberté, c'est la morale de l'Evangile, dont ils sont les in-
terprètes et les plus hauts représentants. Nos impies disent
volontiers le contraire; ils se plaisent même à dénigrer la
morale évangélique comme une morale d'hébétement et d'éner-
vement. Mais lorsqu'on va au fond de ces accusations, que
signifient-elles? Rien qu'un abominable contre-sens. L'Evan-
gile hébèterait parce qu'il réprouve l'orgueil de l'esprit; il
énerverait, parce qu'il condamne la concupiscence des yeux et
la concupiscence de la chair. Ces soi-disant vengeurs du genre
humain osent se dire hommes de liberté , parce qu'ils pré-
sentent les passions déchaînées comme les plus parfaits mo-
teurs de la vie. L'Evangile prend le contre-pied et il a, pour
lui, l'expérience. Avec sa morale, l'homme est discipliné,
l'époux est vertueux , le père est dévoué , l'ouvrier n'est ni
paresseux ni dissipateur. Par le code dont ils sont les gar-
diens, les Papes fondent, sur le respect de l'ordre moral, la
plus complète et la plus solide expansion de la liberté pu-
blique. En dehors de cette discipline, l'histoire l'atteste, les
peuples se livrent aux débordements des passions ; ils se ruent
à la poursuite du bien-être et n'attrapent que l'orgie ; ils se
précipitent à la conquête de la liberté et n'atteignent qu'une
anarchie sans règle, bientôt effacée par un despotisme sans
conscience.
Le quatrième moyen qui a fondé en Europe la liberté pu-
blique, c'est l'existence même de la Papauté. Par là, qu'il y a,
dans Rome, un Pape, dont tous les cathohques sont les sujets,
ces sujets, en relevant du Pape pour leur conscience, ne
peuvent plus être asservis par le pouvoir civil. Si le Pape
n'existait pas, le prince temporel serait le seul et unique chef
de l'homme; il commanderait non-seulement aux corps, mais
aux âmes ; il disposerait non -seulement des biens, mais des
convictions. Aujourd'hui le prince afficherait vainement ces
prétentions exorbitantes. S'il voulait poser en autocrate, nous
saurions lui résister, en répétant la parole des apôtres : « Il
vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. » Que si, sous le
prétexte menteur qu'il entend exercer, dans sa plénitude, le
CHAPITRE XVI. 671
pouvoir civil, il s'arrogeait, contre les consciences, quelques
droits, il pourrait faire des victimes, non des esclaves. La chré-
tienté telle qu'elle existe, sous le gouvernement des Papes,
répugne à la tyrannie. Aussi, dans les attaques brutales dont
l'Eglise est l'objet en Suisse et en Allemagne, ne faut-il voir
qu'un délire d'orgueil, une folie, dont le crime assure l'impuis-
sance.
Après avoir posé ce fondement de la liberté du genre hu-
main, les Papes s'attachèrent à en favoriser le développement
par d'autres voies. C'est dans ce dessein qu'ils n'ont accordé de
préférence à aucune forme de gouvernement, et ont laissé aux
fidèles une pleine liberté pour régler leurs institutions poli-
tiques. Le Pape reconnaît pour son fils, dit le savant Balmès,
celui qui est assis sur les bancs du congrès américain aussi
bien que le sujet qui vit dans la plus entière dépendance d'un
monarque absolu, La doctrine catholique, personnifiée dans le
Pape, n'a aucun dogme à cet égard ; elle ne se prononce pas
sur les avantages de telle ou telle forme de gouvernement :
elle est trop sage pour se placer sur ce terrain. D'accord avec
son origine divine, et semblable au soleil, elle se répand sur
tout , éclaire tout , échauffe tout ; sa lumière ne pâlit , ne
s'obscurcit jamais. Elle a pour mission de conduire l'homme
au ciel, de lui enseigner les vérités éternelles, de lui donner
d'utiles conseils ; mais elle lui laisse pleine liberté pour les
arrangements pohtiques, et se contente sous ce rapport de lui
rappeler les principes de la morale, de l'avertir de ne jamais
s'écarter des commandements de la religion, et de lui dire,
comme une tendre mère : <( EnJ^ant que tu restes fidèle à mes
enseignement^., fais ce qui te paraît le mieux. » Telle est la
règle de conduite de la Papauté sous le rapport politique.
Aussi voyons-nous, d'une part, les premières républiques du
moyen âge s'élever dans le voisinage du Pape, et pour ainsi
dire au pied du Siège apostolique, et, d'autre part, nous trou-
vons le Saint-Père toujours prêt à sacrer les empereurs et les
rois, en leur adressant cet avertissement : « Songez que Dieu
est au-dessus de vous, comme vous êtes au-dessus de vos
072 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
sujets, et que le premier des rois est celui dont le trône est au
ciel'. »
III. Les Papes ont-ils été les défenseurs de la justice?
L'ordre et la liberté sont, pour les hommes vivant dans l'état
social, des biens essentiels. L'ordre sans liberté est servitude;
la liberté sans ordre est anarchie ; la liberté sans licence, l'ordre
sans asservissement : voilà l'idéal de la vie pubhque.
A l'ordre normal et à la liberté régulière, il faut toutefois un
complément : la justice. La justice, dans son sens rigoureux,
fait rendre à chacun ce qui lui est dû ; dans un sens plus large,
elle est la mère féconde de tous les dévouements. Or, l'homme,
dans sa fugitive existence, est assujéti à des maux sans nombre.
Créature limitée et déchue, avec son faible esprit, sa volonté
incertaine, ses passions, dont il est souvent l'instrument passif
et toujours la victime, il traîne pendant toute sa vie la longue
chaîne de ses espérances trompées. Pécheur, partant punissable,
il voit souvent la main de Dieu s'appesantir sur ses prévarica-
tions. Mais autant, dans son orgueil, il voulait s'élever, autant,
quand son orgueil est abattu et quand ses passions sont châ-
tiées, il se laisse abattre lui-même. Lorsque le tonnerre gronde,
l'enfant saisit instinctivement la main de son père; lorsque le
malheur et la souffrance ont accablé les hommes, ils devaient
se tourner vers le Père commun des fidèles.
L'histoire de l'humanité nous présente le spectacle incessant
d'effroyables calamités, qui frappent tantôt les têtes couronnées,
tantôt le commun des hommes; qui visitent les palais des
grands non moins que les chaumières des pauvres ; qui
viennent chercher le prêtre à L'autel, le moine dans son cloître,
l'homme du monde dans \e tumulte des affaires : calamités qui
ont leur source dans les passions et que les hommes attirent
sur eux-mêmes et sur les autres. Mais l'histoire nous montre
aussi au miUeu de ces maux un père dont le cœur est toujours
compatissant pour les malheureux, dont la bouche a toujours
des paroles de consolation pour les persécutés, dont la main
est toujours prête à bénir et à secourir les opprimés. Ce ne
' Apoc, XIX, 16.
CHAPITRE XVI. ()73
furent pas seulement les empereurs païens aux temps de la
grande persécution, ce furent aussi des potentats et des princes
chrétiens excités par des débauchés et des flatteurs; — ce
furent des ducs^ des comtes et d'autres seigneurs, les uns
contrariés dans leurs honteuses passions par des prêtres
fidèles à leur devoir, les autres excités par la vengeance et
l'amour- propre blessé, qui ne craignirent pas de maltraiter,
d'emprisonner des évêques, des prêtres, des moines, des
nonnes, de pieux chrétiens, d'incendier et de piller les églises
et les monastères, et d'en chasser les légitimes possesseurs.
C'est ainsi que des évêques, des prêtres, des religieux, des
vierges consacrées à Dieu, furent souvent traites plus cruelle-
ment par des chrétiens qu'ils n'auraient pu l'être par des
païens, des Sarrasins ou des Turcs. Quand ces on ^es de
barbares violences éclataient, le Pape se présentait com.me un
génie protecteur armé de force et de fermeté pour défendre
les opprimés. D'abord il avertissait paternellement, puis il
protestait et menaçait ; enfin il lançait les redoutables foudres
de l'excommunication. Heureux quand les avertissements, les
menaces du Pape produisaient l'effet désiré I heureux quand
la foudre spirituelle brisait le cœur endurci du malfaiteur!
Mais, lors même que ce but n'était pas atteint, la foule des
victimes de l'oppression et la communauté chrétienne, affligées
de ces excès, acquéraient au moins la preuve qu'elles n'étaient
pas entièrement abandonnées, mais qu'elles avaient à Rome
un fidèle et courageux pasteur, un intrépide défenseur de
l'innocence.
Dans le cours des dix-neuf siècles chrétiens, on trouve peu
de Papes qui u'aient eu l'occasion de se montrer comme pères
des opprimés et des malheureux. Nous nous bornerons à
quelques citations choisies dans une foule d'exemples. Du
temps des grandes persécutions contre les chrétiens, les Papes
Soter, Sixte If, Euty chien, Denis et Marcel, se distinguèrent
par leur dévouement pour les victimes de la persécution. Soter
se dépouille de tout pour nourrir ceux qui avaient été cou-
damnés aux travaux des mines ; Euty chien donne lui-même
IV, 43
r»7i HISTOIRE DE LA PAPArTK.
la sépulture aux corps des martyrs; à l'exemple du charitable
Samaritain; Denis panse les plaies des habitants de Césarée et
de la Cappadoce ; Marcel, au temps des cruels Maximien et
Dioclétien, se soumet à toutes sortes de peines et de dangers
pour consoler, fortifier, encourager les chrétiens et les main-
tenir dans l'amour de Jésus-Christ ; Sixte II, dans une extrême
vieillesse, souffre héroïquement le martyre, et, près de mourir,
console encore les affligés et les encourage à supporter avec
joie leurs cruelles souffrances.
Dans les siècles suivants, quand les empereurs grecs, les
schismatiques, les Sarrasins et les barbares continuèrent la
guerre contre l'Eglise, nous voyons les Papes défendre avec
intrépidité les évêques catholiques atteints par la persécution.
Le pape Jules protège saint Atlianase contre la fureur des
eusébiens ; et, bravant la cruauté de l'empereur Yalens et des
ariens, ses persécuteurs, le pape Damase ramène sur le siège
d'Alexandrie le grand patriarche de l'Orient ^ Le pape Inno-
cent I" défend saint Jean Chrysostome, patriarche de Constan-
tinople, contre les empereurs Honorius et Arcadius ; et, lorsque
ce grand docteur de l'Eglise fut mort en exil, le Pape écrivit
à l'empereur : « Le sang de mon frère Jean crie vengeance
au ciel contre toi, ô empereur. C'est pour cela que moi, en
vertu du pouvoir de lier et de délier, qui m'a été transmis par
le grand apôtre Pierre, je te sépare et t'exclus de la commu-
nauté de l'Eglise chrétienne. » L'empereur ayant présenté des
excuses, le Pape insista jusqu'à ce que l'honneur et la mémoire
du grand évoque eussent été réhabilités et que son nom eût
été rétabli sur les diptiques de l'Eghse de Constantinople, dont
il avait été effacé. Grégoire, le Grand s'employa surtout pour
les prêtres persécutés : il accorda secours et protection à
Blandus, évêque d'Œta, contre le gouvernement impérial; à
Adrien, évêque de Thèbes, et à Florent, évêque d Epidaure,
contre des sentences injustes; à des moines et à des prêtres
de l'Orient, contre les mesures violentes de l'orgueilleux
patriarche de Constantinople; enfin aux chrétiens des pro-
< Sozomèue, VI, 19-39.
CHAPITRE XVI. 675
vinces éloignées, contre l'arbitraire et l'oppression des officiers
de l'empereur. Une foule d'évêques de l'Orient dépossédés par
l'invasion des barbares implorèrent le secours du Saint-Père,
qui les fit entretenir et soigner par les évêques illyriens. Le
roi Chilpéric ayant fait baptiser de force dans la Gaule un grand
nombre de Juifs, ces pauvres gens s'adressèrent à celui qui
est le Père de tous les opprimés, et Grégoire le Grand désap-
prouva ce zèle intempestif, en recommandant d'employer, pour
amener les conversions, un doux et charitable enseignement
au lieu de la contrainte et de la violence. Tels furent les actes
de Grégoire le Grand. « C'est notre devoir de rassembler ce
qui est dispersé, de conserver ce qui a été recueilli et de ré-
tablir ce qui a été détruit : » telle est la réponse que le pape
Vitalien fit aux moines de la Sicile, quand ils demandèrent le
secours qu'il leur accorda contre l'oppression des Sarrasins ' .
Au moyen âge^ les Papes furent des anges protecteurs contre
tous les genres d'oppression : à cette époque de violence où il
n'y avait aucun intervalle entre le jugement et l'exécution, les
Papes s'élevèrent comme un contre-poids salutaire entre les
oppresseurs et les opprimés, qu'ils fussent les uns et les autres
ecclésiastiques ou laïques. C'est ainsi que Grégoire II protégea
l'archevêque Rigobert de Reims contre le puissant Charles
Martel ; que le pape Adrien protégea l'évêque Angilram de Metz
et le déchargea d'une accusation mal fondée; que le pape
Léon III s'intéressa au roi Arnulf, expulsé par les Anglais, et
l'aida à remonter sur son trône ; que le pape Grégoire IV dé-
fendit l'évêque Aldrich, du Mans, contre les fils de l'empereur
Louis; que le pape Léon lY s'opposa à la déposition de l'évêque
Grégoire, de-Syracuse, avant qu'il eût été entendu; que le
pape Nicolas s'employa avec succès près de Charles le Chauve
pour le comte Baudoin Bras-de-Fer; que, malgré leurs puis-
sants ennemis, l'évêque Rothad, de Soissons, l'évêque Teutbald,
et l'évêque Argrin, de Langres, furent rétabhs sur leurs sièges
par les papes Nicolas, Etienne YI et Jean IX; que le pape
Adrien II accorda à Carloman le secours qu'il avait solhcité
' Baron., ad aiin. GG9.
67C HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
contre les violences de sou père, Charles le Chauve. De même
le pape Jean XIY protégea l'archevêque Arnulf, de Reims,
persécuté par Hugues Capet ; et, quand ses remontrances ne
furent pas écoutées, et que le successeur de Hugues retint
l'archevêque en prison, le pape Grégoire Y menaça de l'interdit
la France entière et sauva ainsi la liberté et les droits de
l'innocent persécuté. Le pape Alexandre II aida le roi Guillaume
d'Angleterre à reprendre sa couronne, dont il avait été dé-
pouillé par l'usurpateur Ilarold, etc., etc. Ainsi nous voyons
au moyen âge les Papes protéger partout les faibles et les
opprimés, défendre ici un évêque contre des princes, là un
prince contre d'injustes adversaires, là encore un prêtre contre
des supérieurs trop véhéments. Ainsi les Papes apparaissent
sur tous les points comme les soutiens du droit et les pro-
tecteurs de l'innocence.
Aux tristes époques de la Réformation et de la Révolution,
les Papes se sont encore signalés par une conduite toute pa-
ternelle à l'égard des opprimés. Nous ne voulons pas rouvrir
les plaies de ces malheureux temps : il nous suffira de montrer
Clément XIII, qui accueilUt à bras ouverts, comme des enfants
chéris, une multitude de prêtres précipités dans la misère ;
Pie YI, qui donna une seconde patrie aux évêques et aux
prêtres expulsés de France ; Grégoire XYI, qui défendit, même
contre des attaques royales, les prisonniers confesseurs de la
foi en Allemagne.
lY. Les Papes ont-ils été les gardiens de la paix sociale ?
L'histoire du genre humain, en dehors de l'Eglise, se résume
dans un fait : la guerre. La guerre au dedans ou au-delà des
frontières, la guerre sociale- ou la guerre de conquête est le
grand fait qui prédomine dans l'histoire des anciens empires ;
par la conquête, ils se sont élevés rapidement, par la guerre
sociale, ils se sont détruits avec une plus foudroyante rapidité.
De nos jours, où la sécularisation n'est qu'un euphémisme
pour gazer une renaissance trop visible de la politique
païenne, que voyons-nous ? Les Etats revenus à ce pied de
guerre qu'ils nomment benoîtement la paix armée, c'est-à-
CHAPITRE XVI. 677
dire la guerre toujours imminente ; puis, quand la guerre a
éclaté, d'horribles boucheries, comme dans les massacres an-
tiques ; et lorsque la guerre a fini faute de combattants, les
guerres plus que civiles, la guerre sociale, qui arme les ci-
toyens les uns contre les autres, ensanglante ou incendie les
plus grandes cités et menace le monde d'un retour à Nemrod.
L'idéal chrétien est à rencontre de ces horreurs. Les chré-
tiens ne forment qu'une grande famille, et la terre est l'habi-
tacle commun d'une famille de frères. Il y a, sans doute, dans
la société humaine, des frontières, des limites, des bornes ; mais
au-dessus d'elles se développe la voûte du temple chrétien, qui
nous réunit tous sous ses arcades, et tous nous recevons jour-
nellement dans son sanctuaire, de la bouche du Souverain-
Pontife, avec le baiser de paix, cette tendre supplication :
« Que la paix soit avec vous ! »
Celui qui parle ainsi, du haut des autels du Seigneur, est le
Vicaire de Jésus-Christ, le représentant de Dieu. « Un repré-
sentant de l'Homme-Dieu, s'écrie, dans un joyeux ravissement,
un écrivain de nos jours, un prêtre-roi dans l'empire de l'hu-
manité et de la plus sainte fraternité, c'est là un spectacle fait
pour amollir et pour apaiser le cœur même d'un barbare. Les
chrétiens qui honorent ce représentant de l'Homme-Dieu
comme leur père et leur chef universel, les chrétiens, parmi
lesquels il ne devrait jamais exister ni guerres ni discordes, et
qui, selon les enseignements du Sauveur, devraient recourir
toujours à des arbitres sages et éclairés pour terminer leurs
litiges par d'amiables transactions; les chrétiens, disons-nous,
pourraient éviter aisément la guerre et fonder une paix du-
rable, qui est l'objet de tous les vœux, s'ils reconnaissaient le
Saint-Père comme arbitre suprême dans les difTérends entre
les souverains et les peuples chrétiens, et s'ils acceptaient ses
décisions avec une soumission respectueuse, comme les oracles
de la justice et de l'équité. Alors on pourrait remettre l'épée
guerrière au fourreau ou la convertir en un instrument de
travail, et les chrétiens mèneraient une vie paisible et heureuse
au sein de la vertu et de la piété. Les soupçons, la méfiance et
078 HISTOIRE nr la papauté.
les passions surexcitées sont les seules causes qui les empêchent
de jouir d'une si grande félicité I — De nos jours, on parle
beaucoup d'alliances entre les Etats et les nations, par exemple
de la Sainte -Alliance, de la Confédération germanique, etc.;
mais l'alliance la plus sainte, la plus honorable, la plus an-
cienne, la plus digne de respect, c'est la fédération chrétienne,
dont le Pape est le centre. Il y a, dans ce centre, une puissance
d'union qui a souvent produit de grands effets pour la paix et
le salut de l'humanité, et si les chrétiens avaient toujours bien
compris la force qui émane de ce centre d'union, que de
guerres terribles, que de souffrances, que de calamités n'au-
raient-ils pas évitées ! »
En effet, interrogeons l'histoire des temps et des pays où les
Papes étaient appelés comme juges conciliateurs, et nous ap-
prendrons les heureux fruits de leur médiation. Nous présen-
terons seulement quelques traits de ce grand tableau.
Au neuvième siècle, lors des différends au sujet du partage
de l'empire, quand l'empereur Louis avait déjà tiré l'épée
contre ses fils, on vit le pape Grégoire lY s'avancer comme
médiateur entre le père et les fils, s'adresser avec prières et
supplications tantôt au père, tantôt aux fils rebelles, supporter
avec patience les insultes des deux partis, et user de tous les
moyens pour sauver la famille impériale d'une lutte parricide
et le pays de la guerre civile ^
Dans le même siècle, le pape Nicolas intervint comme un
ange de paix entre le roi Charles et son neveu, qui se dispu-
taient l'héritage de la Bourgogne; il exhorta le roi à la paix,
envoya un légat aux parties belhgérantes, et requit tous les
évêques de prêter la main à cette œuvre de réconciUation^.
Durant les longues querelles entre les princes français, le
même Pape fut choisi comme arbitre par le roi Louis aussi bien
que par Lothaire, et prié « de se rendre lui-même, à l'exemple
de ses prédécesseurs, dans le pays déchiré par ces querelles,
et d'y rétablir la paix par sa présence. )>
1 Baron., ad ann. 822-823; Hardouin, I, c. 1217. — ^ Bar., ad ann. 858-
867; Hard., 1, c. 247-264; 577-655.
CHAPITRE XVI. 679
Le pape Formose fut également prié par Fiilco d'apaiser
dans la Gaule les troubles au sujet de l'occupation du trône, de
commander aux rois la paix et la concorde, et d'user de son
autorité pontificale pour détourner Arnulf de nouvelles attaques
contre l'autorité de Charles. « Le Saint-Père s'empressa d'ob-
tempérer à cette demande '. »
Au dixième siècle, nous voyons le pape Etienne VIII s'em-
ployer activement à mettre d'accord le roi Louis de France et
Hugues, à ramener à l'obéissance et à la soumission les grands,
soulevés contre le roi, et à rétablir le bon ordre. — Au même
siècle, le pape Jean XV, à peine informé de la guerre qui avait
éclaté entre Ethelred, roi des Saxons, et Richard, duc de Nor-
mandie, leur députa un affidé avec des lettres, et les engagea
à faire la paix, qui fut effectivement conclue. — Le pape Be-
noît IX s'est acquis un grand mérite par la pacification de la
Pologne dans les années 1033-iOM. Des troubles sanglants
précipitaient le pays dans la misère ; la guerre civile déchirait
ses entrailles, le dernier espoir reposait sur le prince Casimir,
héritier du trône, mais qui en était exclu parce qu'il était lié
par des vœux monastiques. Instruit par ses délégués de l'état
des choses, le Saint-Père n'hésita point de délier Casimir de ses
vœux et de rendre avec lui la paix à son pays ^ — Au synode
de Mayence, le pape Léon IX sut maintenir Godefroi d'Anjou
dans une conduite paisible, et les efforts de son zèle amenèrent
la réconciliation de l'empereur avec le duc de Bourgogne, et
plus tard, à Aix-la-Chapelle, celle du comte Baudouin; il se
rendit même de Rome jusqu'aux frontières de la Hongrie pour
opérer un rapprochement entre l'empereur et le roi de Hon-
grie ^.
Dans le onzième siècle, une guerre sanglante menaçait
d'éclater entre l'empereur Henri et le roi Ferdinand d'Espagne,
parce que celui-ci prétendait au titre d'empereur. Henri
s'adressa au pape Victor III, le priant d'engager le roi à la
soumission, et telle était l'autorité du Siège apostolique sur ces
» Hard., I, c. 431. - - Baron., ad ann. 1039, 1041, 1045. — ' Hard., I, c. 965.
OSO HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
deux princes que le roi d'Espagne se désista de ses prétentions
« par déférence pour la voix du Saint-Père. » — Le pape
Alexandre II rétablit la paix troublée dans le Nord par Harold,
roi de Norwége, et le pape Innocent III termina par sa média-
tion la guerre qui avait éclaté entre le roi Etienne d'Angle-
terre et le roi d'Ecosse ^
Au treizième siècle, les Papes furent choisis maintes fois
comme juges conciliateurs des différends suscités par la suc-
cession au trône de Norwége ; les papes (Innocent III, IV, etc.)
chargèrent leurs légats de s'informer exactement de l'état des
choses et accommodèrent les litiges à la satisfaction des intéres-
sés ^ Le pape Innocent IV procura de même la paix au Dane-
marck, où deux frères, les rois Eric et Abel, se combattaient,
ravageant le pays et pillant les habitants^. L'intervention du
Pape apaisa également les divisions de la Castille et du Por-
tugal avec le comte de Boulogne et les différends entre le roi
Sanchez II et son frère Alphonse au sujet de la succession au
trône.
Le quatorzième siècle nous montre les papes Clément V,
Clément VI et Innocent VI, procurant la paix à l'Esclavonie, à
la Servie, à la Hongrie. Au seizième siècle, le pape Paul III se
rend à Nice pour réconcilier par son intervention personnelle
l'empereur Charles V et le roi François I"\ Au même siècle,
le grand-duc Ivan de Moscou, quoiqu'il appartînt à l'Eglise
schismatique grecque, sollicita la médiation du Pape entre lui
et le roi de Pologne. Le Saint-Père entreprit avec joie cette
œuvre de paix, et, à la suite de longues et pénibles négocia-
tions conduites par son envoyé, le savant jésuite Possevin, il
parvint enfin à réconciher ces deux princes, qui se faisaient
une gu3rre à outrance.
Au d 'i-septième siècle, le pape Grégoire XV négocia la paix
entre la France et l'Espagne ^
C'est donc à bon droit et appuyé sur l'histoire que l'écrivain
' Baro?'., ad ann. 12H ; Schmid, HisL des Allem., II, 237-240. — » Baron.,
ad ann. 1211; Bzovius, ad ann. 1246, etc. — ' Hard., VII, 375. — ^ Ranke,
II, 244. - ' Rankc, t. III, 504.
CHAPITRE XVI. 681
protestant Sismondi donne aux Papes le titre de Pacificateurs
parmi les grands ^
Mais ce titre, les Papes ne l'ont pas mérité seulement pour
s'être placés en médiateurs entre les puissants de la terre;
ils Font mérité mieux encore en s'appliquant sans cesse à
bannir du cœur des hommes l'esprit de vengeances publiques
ou privées. Sous ce rapport ils ont droit à la reconnaissance
particulière des races germaniques, chez lesquelles la fureur
de la vengeance était arrivée, pendant le moyen âge, au plus
haut degré. Pour la moindre offense les glaives étaient tirés ; à
la passion des combats se joignait l'amour du pillage ; tout le
pays était en proie aux haines et à la discorde. Quiconque
commandait à quelques vassaux, à quelques valets seulement,
se faisait justice parle fer. Dans ce triste état, l'Eglise intervint
et commanda la paix de Dieu, la trêve de Dieu. Dans ces temps
barbares, mais où la foi régnait encore, l'autorité seule de
l'Eglise pouvait, au nom de Dieu, obtenir la tranquillité. C'est
pour cela que les chefs de l'Eglise recommandaient fortement
aux fidèles de ne point profaner par l'effusion du sang le sou-
venir de la passion de Jésus-Christ, et de s'abstenir de toute
hostihté durant les jours consacrés particulièrement à ce sou-
venir. Ainsi les combats devaient cesser pendant FAvent et le
Carême , les dimanches et les grandes fêtes, pendant leurs
vigiles et leurs octaves, comme aussi les jeudis, vendredis et
samedis. Ceux qui combattaient malgré cette défense encou-
raient les peines ecclésiastiques. En outre, les actes de violence
étaient interdits dans certains lieux, tels que couvents, églises,
chapelles, que l'on marquait à cet effet d'une croix ; et c'est
ainsi que la paix de Dieu, approuvée aussi par l'autorité laïque,
fut étabhe pour le bien de l'humanité, et que la fureur des
divisions et des combats fut insensiblement comprimée et
extirpée. — Fidèles à leur haute mission, obligés comme gar-
diens de la paix de veiller à la tranquillité de la société hu-
maine, les Papes n'ont cessé jusqu'à nos jours de ménager la
paiX; même entre les individus isolés. De même qu'ils avaient
^ Histoire d'Italie, t. P"", cli. m.
0^2 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
défendu autrefois les vengeances générales, ils décrétèrent
depuis des peines spirituelles contre les duels, et menacèrent
de la justice divine ceux qui répandraient le sang dans les
combats singuliers. Les Papes ont encore employé avec succès
jusqu'à nos jours un moyen très-efficace pour procurer la
paix à la société : c'est la célébration de Vannée jubilaire,
c'est-à-dire la fête de la paix, qui revient tous les vingt-cinq
ans, fête qui souvent n'est pas assez comprise et appréciée,
dans laquelle les chrétiens de tout le monde catholique doivent,
à l'appel du Saint-Père, se réconcilier avec Dieu et avec leurs
semblables.
Le jubilé, examiné de près, n'est autre chose qu'un recueil-
lement universel, solennel, de la chrétienté ; une exhortation
répétée tous les quarts de siècle à se réconciUer parfaitement
avec Dieu par le plus profond repentir de ses fautes, par l'ab-
solution du prêtre et par de dignes fruits de pénitence. La
période de vingt-cinq ans est considérable; dans cet espace
de temps, il peut se faire beaucoup de bien, mais aussi
beaucoup de mal : l'expérience et la conscience d'un grand
nombre d'hommes ne nous l'apprennent que trop ; dans un tel
espace de temps, on voit vieillir et passer presque toute une
génération humaine. Alors le Saint-Père fait entendre sa véné-
rable voix à la chrétienté par tout l'univers ; il s'efforce de
faire paître lui-même et de fortifier ses brebis sur le globe ; il
les exhorte surtout à se réconcilier parfaitement avec la Divi-
nité offensée, en recourant à une sérieuse pénitence, suivie de
satisfaction, en réparant le mal fait à leurs semblables et à
assurer par des bonnes œuvres leur admission dans le royaume
céleste. La voix du bon pasteur, du Père universel des fidèles,
qui les exhorte à la paix, émeut puissamment le cœur de tous
les pieux catholiques; elle retentit comme la voix de Dieu;
elle produit parmi eux un mouvement général pour faire péni-
tence, pour se réconcilier avec Dieu, faire la paix du prochain
et réformer leur vie. C'est ainsi que le Saint-Père travaille à la
paix de l'humanité, non seulement à l'égard des princes et des
peuples, mais encore à légard des individus; si cette voix pa-
CHAPITRE XVI. 683
ternelle était écoutée avec le respect qui lui est dû, l'humanité
s'en trouverait bien mieux. C'est donc avec raison que le
célèbre vicomte de Bonald dit, dans ses Observations sur Tinté-
rêt général de l'Europe : « Il existe une puissance dont l'affer-
missement est exigé plus impérieusement que jamais par la
haute politique : je veux parler de la puissance du Saint-Siège.
C'est de là qu'est sortie la lumière; c'est de là aussi que
reviendront le bon ordre et la paix des esprits. Puissent tous
les gouvernements travailler de concert à replacer sur son an-
tique base cette colonne qui porte les destinées de l'Europe, à
serrer plus étroitement le lien mystérieux de la société chré-
tienne, qui unit entre eux tous ses enfants ; ceux-là même qui
reconnaissent pour leur père le divin Fondateur du Christia-
nisme, sont nés de mères différentes ! Les païens avaient fait
du territoire du temple de Delphes un heu de refuge et de
paix : puissent les chrétiens dans leurs divisions respecter la
Terre sainte d'où sont sortis tant de sublimes enseignements,
tant d'entreprises héroïques pour le développement paisible
des nations î Puissent les étendards chrétiens s'incliner, les
armes s'abaisser devant ce dôme majestueux, qui est le sanc-
tuaire de la vérité, le boulevard de la paix de la société ; et
puisse la religion chrétienne conserver au moins un asile dans
la chrétienté ^ »
Y. Les Papes ont-ils été les gardiens de l'indépendance des
nations ?
L'indépendance de sa nation est, sur la terre, l'un des biens
qui touchent le plus au cœur de l'homme. Le peuple qui n'a
pas son indépendance, possédât-il d'ailleurs tous les avantages
sociaux, se sent déshonoré, partant misérable. Au fond de
l'âme de ses enfants s'entassent je ne sais quels trésors de dé-
couragement ou de haine : haine qui prépare la révolte, décou-
ragement d'où émanent toutes les turpitudes. La mort d'un
peuple ou son extermination suivent d'ordinaire la perte de
son indépendance.
Cette indépendance des peuples est aujourd'hui très-compro-
^ De Bonald, Observations sur l'intérêt général de l'Europe.
684 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
mise au nom même du principe des nationalités, qui eût dû,
au moins, faire respecter les nations. Victor-Emmanuel et
Guillaume ont, à eux deux seulement, volé plus de couronnes
que n'en ont conquis les plus fiers détrousseurs de l'his-
toire. En vertu de la bassesse qui les tolère et de la fausse
morale qui les amnistie, le glaive est tiré contre toute nation.
Au milieu des neiges du pôle, derrière les sapins de la Pomé-
ranie, comme au pays où fleurit Foranger, il y a maintenant
des émules de Nabuciiodonosor. L'Europe, partagée entre quel-
ques peupks, peut voir, d'un jour à l'autre, éclater quelque
grande catastrophe.
Cette situation est plus menaçante que jamais, elle n'est pas
nouvelle. Plus d'une fois, dans le cours des siècles, dit le comte
Schérer, l'Europe a couru le danger d'être conquise par des
hordes barbares, subjuguée par des armées d'infidèles : Huns,
Vandales, Lombards, Sarrasins, Turcs, guerroyaient pour
dévorer cette riche proie. Plus d'une fois, le monde fut sur le
point de succomber, énervé qu'il était par ses vices, privé des
moyens de défense militaire. Alors, et quand tout espoir était
évanoui, le grand Pontife de Rome se présentait dans la lice,
et la majesté de son saint caractère, le puissant empire qu'il
prenait sur les esprits, sauvait l'Europe de sa ruine.
Ecoutons l'histoire. Au cinquième siècle, quand Attila, le
fléau de Dieu, comme il s'appelait lui-même, se ruait sur
l'Europe, brûlant et ravageant tout devant lui, semblable à un
torrent de laves ; qu'il inondait les plaines de l'Italie et qu'il
étreignait déjà Rome, la reine du monde, alors parut Léon P""
comme l'ange gardien des peuples de l'Europe. Nul empereur,
dit Jean de Mûller, nulle légion, nul sénat n'entreprit de sauver
la patrie des anciens dominateurs du monde. Mais le pape Léon
saisit la crosse et s'aventura dans le camp des Huns. Il y
portait de touchantes représentations et des présents pour
appuyer son conseil. On le crut quand il proclama que Rome,
protégée par Dieu, ne serait pas prise impunément. C'est ainsi
que Rome fut sauvée par Léon, pendant que les empereurs,
entourés de femmes et d'eunuques, disputaient à Constanti-
cttÂPiTRE XVI. 685
nople sur les deux natures et les deux volontés de Jésus-Christ,
eux qui n'avaient aucune volonté. Si l'on juge donc d'après
l'équité naturelle, le Pape est à bon droit le souverain de Rome,
puisque sans lui Rome n'existerait plus*.
Le même pape Léon I" sauva Rome et l'Europe du joug des
Yandales. Léon 1°^ continue Jean de Mtiller, protégea Rome
contre les flammes de Genséric, roi des Yandales, dont Car-
thage avait éprouvé la fureur. Toute la noblesse et une grande
partie du peuple s'étaient réfugiées dans les montagnes, dans
les cavernes, dans les forêts. Toute la Campanie, avec les palais
et les jardins des Scipions, était en flammes. En ce moment,
où le fer et le feu n'épargnaient personne, Léon obtint par ses
supplications et ses présents que Rome ne fût pas convertie en
un monceau de cendres .
De même que Léon avait sauvé l'Europe du glaive des Huns
et des Yandales, ainsi les papes Zacharie et Etienne II la sau-
vèrent, au huitième et au neuvième siècles, de la domination
des Lombards. Cédant aux instantes prières de Zacharie,
Luitprand, roi des Lombards, renonça à la prise de Rome et
abandonna même une grande partie de ses conquêtes. L'im-
portance et la portée de cet événement sont appréciés par Jean
de Mûller en ces termes : « Ce fut là un grave moment pour
le genre humain. Si les desseins de Luitprand avaient réussi
comme il pouvait se le promettre, ni l'empire romain, ni les
Etats libres de l'Italie, etc., n'auraient jamais existé; mais
l'Italie, dont la fécondité suffit à toutes les entreprises, à tous
les plaisirs, l'Italie aurait produit une puissance redoutable sur
terre et sur mer : le trône des Césars pouvait être rétabli; mais
nous restions barbares. » — Plus tard, quand Rachis, le suc-
cesseur de Luitprand, assiégea Pérouse, le pape Zacharie se
rendit auprès du souverain de l'empire lombard. « Le Pape
parla et Pérouse fut délivrée. » Dans la suite, le pape Etienne II
se vit obligé à une semblable démarche auprès du frère de
Rachis, Astolphe, qui menaçait Rome, après avoir conquis
Ravenne, Comachio, Ferrare. Astolphe n'ayant pas eu égard
' Jean de Mùller, Voijages des Papes, passim.
(>8() HTSTOTRK 1)K I.A PAPAUTl^.
aux prières d'Etienne, le Pape, malgré son grand âge et. une
maladie grave, franchit les Alpes, dans une grande détresse et
par le plus mauvais temps, pour chercher du secours en France
auprès de Pépin. Celui-ci s'empara des passages et contraignit
les Lombards à faire la paix. La médiation du Pape procura
ensuite le rétablissement du nouvel empire romain, qui était
appelé à devenir un puissant rempart pour l'indépendance de
l'Europe. « C'est par de telles armes, dit notre grand historien
protestant, que le Pape fut puissant. Quiconque honore le
génie et la grandeur sous le diadème, le casque et la mitre, ne
désapprouvera jamais ce qu'il voudrait avoir fait lui-même
alors. »
Dans le neuvième, le dixième et le onzième siècle, les papes
Grégoire lY, Jean X, Benoît VIII et Victor III employèrent
toute leur autorité, toute leur puissance pour repousser les
Sarrasins, qui pénétraient en Europe, et pour les en tenir
éloignés. Victor III, dans une extrême détresse, leva lui-même
une armée chez les peuples de l'Italie, accorda aux guerriers
des grâces spirituelles, les remplit d'enthousiasme pour com-
battre les infidèles sous la bannière victorieuse de saint Pierre.
Les Sarrasins furent battus, on en tua cent mille, et c'est ainsi
que les efforts des Papes délivrèrent l'Europe du joug de ces
barbares.
Les Papes reconnurent cependant qu'il ne suffisait pas, pour
la sûreté de l'Europe chrétienne, de repousser les infidèles,
mais qu'il fallait porter la guerre en Orient. C'est dans ce but
qu'au onzième, au douzième et au treizième siècle, ils prê-
chèrent les croisades pour la conquête de la Terre sainte ; et,
s'ils ne réussirent pas à rétablir la croix en Palestine, ils attei-
gnirent cependant le but principal, qui était de maintenir la
croix en Europe et de sauver le monde civilisé des déchirements
et de la ruine. C'est le profond sentiment de cette vérité qui
fait déclarer à Jean de Mtiller que les Papes, en soulevant les
croisades, auraient sauvé l'indépendance de l'Europe.
Mais bientôt, dit Kastner, s'éleva contre l'Europe chrétienne
un nouvel ennemi, aussi puissant, aussi cruel, aussi avide de
(.HAPIIHE XVI. (387
conquêtes que les précédents : ce fut le fanatique mahomé-
tisme, armé du redoutable sabre turc. L'empire d'Orient ne
tenait plus à l'Occident que par le lien de la foi apostolique, de
la fraternité d'une même confession religieuse. Affaibli et
divisé au-dedans par les factions et les sectes, il avait vu ses
provinces envahies successivement par les Turcs, et enfin, en
l'année 14-53, sa capitale -ïnême était devenue la proie de ces
fiers vainqueurs. Les Papes reconnurent le danger et firent
tous leurs efTorts pour opposer une énergique résistance. Déjà
le pape Nicolas Y avait formé le plan de réunir des forces
contre les Turcs ; mais la mort interrompit l'exécution de ses
projets. Ils furent repris par son successeur, Calixte III ; il
engagea les princes chrétiens à combattre vigoureusement les
TurcS; qui, sous la conduite du fier Mahomet II, venaient de
marcher sur Belgrade et méditaient la ruine totale des Etats de
l'Europe chrétienne. Le Pape ordonna des prières publiques
pour implorer de Dieu la victoire sur l'ennemi des chrétiens.
Mais comme les princes hésitaient, Carvajal, légat du Pape, et
saint Jean Capistran, levèrent eux-mêmes au moment du plus
grand danger une armée de 40,000 hommes, qu'ils réunirent
aux forces du vaillant Huniade, et délivrèrent Belgrade. Dans
cette expédition, le Pape eut le bonheur inattendu de trouver
un puissant auxiliaire dans un prince mahométan, Usum-Cazan,
qui battit deux fois avec les Vénitiens l'armée du sultan. Cazari
écrivit au Pape pour le remercier de ses prières et faire hom-
mage à Dieu de la victoire qu'il avait remportée.
Mais la puissance de l'islamisme n'était pas détruite, et
pourtant les princes chrétiens tardaient encore à marcher
contre les Turcs, dont rien n'arrêtait les progrès. Alors le pape
Pie II prit la résolution héroïque de se mettre lui-même à la
tête d'une armée pour abattre la puissance des infidèles. La
mort le surprit ; mais dans le moment suprême il recommanda
aux cardinaux d'exécuter ses desseins, et demanda que tout
l'argent qu'il tenait en réserve pour la guerre contre les Turcs
fût mis à la disposition du roi Matthias de Hongrie, chef dé-
signé de cette expédition.
08S HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Le pape Paul I" obtint de la diète de Ratisbonne la promesse
de lever une armée de 20,000 hommes contre les Turcs; mais,
hélas ! cette promesse ne fut pas remplie, et tout le fardeau de
la guerre reposa sur le Pape et sur les Vénitiens, dont l'amiral
Moncenigo eut enfin le bonheur de défaire les Turcs, mais sans
renverser leur puissance.
Le pape Sixte lY suivit les glorieuses traces de ses prédé-
cesseurs et releva courageusement le gant jeté de nouveau
par les Turcs. Déjà ils avaient envahi la Moldavie, la Yalachie
et la Transylvanie, pénétré en Italie en franchissant les Alpes ;
déjà ils avaient pris Otrante et menaçaient Lorette. Le coura-
geux Pape envoie promptement une flotte de vingt-quatre
vaisseaux de guerre, force les Turcs d'abandonner Lorette et
de renoncer à la prise d'Otrante. — Enfin la grande et décisive
victoire remportée contre les Turcs dans le golfe de Lépante
par la flotte chrétienne, sous le commandement de Don Juan
d'Autriche, est une gloire du pape Pie V, car il fut l'âme de
cette guerre défensive contre le croissant : c'est lui qui l'en-
treprit, qui la dirigea, qui en fit les frais. Cette victoire eut des
résultats immenses : elle procura la liberté à plus de 15,000
prisonniers chrétiens ; les Turcs perdirent 130 vaisseaux et
comptèrent plus de 30,000 morts. Cette bataille navale et la
victoire remportée du temps de l'empereur Léopold I", sous
les murs de Vienne, détruisirent dans sa racine la puissance des
Turcs; et l'Europe chrétienne fut enfin pleinement rassurée
contre les invasions du croissant.
Certes, tous les doutes doivent s'évanouir devant les témoi-
gnages historiques aussi positifs, aussi éclatants. Il ne faut
donc pas s'étonner si les théologiens et les historiens protes-
tants même reconnaissent les services rendus sous ce rapport
par la Papauté. Lessing nomme le Pape le sauveur de l'Alle-
magne, le sauveur du genre humain. Wirtz soutient « que les
Papes ont été un instrument dans les mains de la Providence
pour délivrer l'humanité de grands fléaux et pour la conduire
à un avenir meilleur. )> Steff'en reconnaît que le sort de tous les
peuples a été réglé à Rome et qu'il est incontestable que, sans
CHAPITRE XVI. 689
sa hiérarchie, l'Europe se serait affaissée sous une formidable
tyrannie. Le célèbre Herder déclare nettement que, sans les
Papes, l'Europe serait la proie du despotisme, le théâtre d'éter-
nelles divisions, voire même un désert mongol. « Que serions-
nous devenus sans les Papes ? » se demande [Jean de Mûller,
et il répond : « Ce que sont devenus les Turcs *... »
En résumé, il est prouvé par l'histoire que les Papes ont
assuré aux peuples l'ordre et la liberté, la paix et la justice, la
dignité et l'indépendance. Oui, c'est le Christianisme qui a
donné au monde la lumière et l'amour ; oui, c'est le Christia-
nisme qui a constitué moralement la propriété, la famille,
l'ordre social et tout l'ensemble de la civilisation. « Les évêques
écrivait le voltairien Gibbon, ont fait la France comme les
abeilles font la ruche ; » « les conciles de Tolède, continuait le
calviniste Guizot, ont réellement constitué l'Espagne; » « la
barque de saint Pierre, ajoutait le rationaliste Herder, portait
les destinées de l'humanité ; » « et, sans le Christianisme, con-
cluait Michel Chevalier, alors saint-simonien, nous retour-
nions à Nemrod. » En reconnaissant que l'Evangile, enseigné,
expliqué, démontré, vengé par les Papes, a civilisé le monde,
il me semble qu'on reconnaît une chose aussi juste que néces-
saire et aussi nécessaire que grande. Aussi bien, il ne suffit
pas de se mettre, comme homme, à la recherche impartiale de
la vérité ; il faut encore, comme chrétien et comme citoyen,
se montrer sectateurs de la justice. Ces deux choses ne se sé-
parent point ; il faut les fondre en une vivante harmonie, parce
qu'elles doivent contribuer nécessairement à notre réprobation
ou à notre gloire.
^ Helvetische Kirchengeschichte; — Die gegenivœrtige Zeit, t. I, p. 168; —
Ideen zur Philosophie der Geschichte der tnenschheit ; — Brief an Bonnet,
t. XIX des Œuvres complètes, p. 336.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
IV. U
TABLE DES MATIÈRES.
Introduction 1
Chapitre premier. — Les Papes, dans l'exercice du souverain pou-
voir, ont-ils rempli leur mission de pasteurs spirituels du genre
humain? 37
Chapitre IL — Des mauvais Papes : les Papes du moyen âge ont-ils
manqué au devoir moral de Fautorité et forfait à l'honneur chré-
tien? 6S
Chapitre IIL — Des fausses Décrétales : les Papes, pour exagérer
leur pouvoir, ont-ils employé de faux titres ? . . i05
Chapitre IV. — Les Papes, par la prédication et l'organisation de la
charité, ont-ils pourvu au soulagement des pauvres? 163
Chapitre V. — La propriété ecclésiastique, si authentiquement ap-
prouvée par le Saint-Siège, manque-t-elle de base légale et de justi-
fication historique? .... 199
Chapitre VI. — De la propriété monastique, des ordres religieux, et
si l'on peut y trouver matière à griefs contre le Saint-Siège. . . 238
Chapitre VII. — Des écoles, des universités, des fameuses ténèbres
du moyen âge 319
§ 1". Les écoles 321
Ecoles mérovingiennes 322
Ecoles carlovingiennes 331
Régime des écoles 3S1
§ 2. Les universités 375
Leur histoire 377
Régime intérieur des universités 394
Chapitre VIII. — Les Papes sont-ils blâmables pour avoir approuvé
la méthode scolastique ? 403
Chapitre IX. — L'affranchissement des esclaves est-il l'oeuvre de
l'Eglise et de la Chaire apostolique, et comment? 413
Chapitre X. — Les Papes ont-ils relevé, en Europe, la personnalité
humaine? 320
(»9î2 HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ.
Chapitre XI. — Les Papes ont-ils contribué à la reconstitution
morale de la famille ? 542
Chapitre XII. — Du patriciat conféré aux rois francs 580
Chapitre XIII. — L'empire de Charlemagne 590
Chapitre XIV. — Du pouvoir des Papes sur les souverains. . . . 604
Chapitre XV. — Influence temporelle de l'Eglise sur les sociétés
civiles 636
Chapitre XVI. — Est-il vrai que la puissance internationale de la
Papauté ait nui au progrès de la civilisation 657
pin de la table.
BESANÇON, IMPRIMERIE DE J. BONVALOT.
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