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Full text of "Histoire apologétique de la papauté depuis Saint Pierre jusqu'à Pie IX"

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HISTOIRE  APOLOGETIQUE 


DE 


LA  PAPAUTE 


L'a.\j.teu.r   se   réser-ve   le    droit    de   traduction  et   de 
reproduction,    à.    l'étranger. 


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HISTOIRE  APOLOGÉTIQUE 


DE 


LA  PAPAUTÉ 


DEPUIS  SAINT  PIERRE  JUSQU'A  PIE  IX 


PAR 


M''"  FEVRE 

Protonotaire    apostoliqiae 


Au  moyeD  âge,  la  barque  de  saint  Pierre 
portait  les  destinées  de  l'humanité. 

(Herdkr,  Idées  sur  l'histoire.) 


TOME    IV 

LES   PAPES  ET    LA   CONSTITUTION   DU   MOYEN   AGE 


PARIS 


LOUIS  VIVES,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

13,  RUE    DELAMBRE,   13 

1879  , 


THE  INSTITUTE  OF  HEDIAEVAL  STUOIES 
10  ELMSLEY  PLACE 
TOROr^TO  5,  CAîMDA, 


373^ 


10.3 
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HISTOIRE  APOLOGÉTIQUE 


DE 


LA  PAPAUTE. 


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INTRODUCTION. 


Comment  faut-il  juger  le  moyen  âge  ?  —  C'est  là  une  ques- 
tion qui  s'impose,  parmi  nous,  à  tout  être  pensant^  mais  qui 
reçoit,  de  la  foule,  des  solutions  si  opposées,  pour  des  motifs  si 
contraires,  qu'il  est  difficile  de  croire  sérieusement  à  cette  di- 
versité, encore  moins  de  souscrire  à  cette  opposition.  Pour 
l'aveugle  multitude,  moyen  âge  est  synonyme  d'ignorance, 
d'anarchie  et  de  barbarie  ;  pour  le  libre  penseur,  quelles  que 
puissent  être  l'évolution  de  sa  liberté  et  la  qualité  de  sa  pensée, 
le  moyen  âge  est  un  temps  de  dictature  ecclésiastique  et  pon- 
tificale, utile,  sans  doute,  pour  discipliner  les  barbares,  mais 
contradictoire  aux  principes  de  la  civilisation  moderne;  pour 
les  érudits,  c'est  une  période  où  les  uns  voient  tout  en  beau, 
les  autres  tout  en  laid  ;  dont  les  éclectiques,  en  analysant  les 
trois  éléments  qui  la  constituent,  veulent  rendre  une  exacte 
justice  ;  d'où  les  poètes  tirent  des  chansons  de  geste  et  des  bal- 
lades :  Tôt  capita,  tôt  sensus. 

IV.  1 


\ 


â  HISTOIRE  DE  LA   PAPAlJTJi. 

A  notre  humble  avis,  dans  l'appréciation  scientifique  du 
moyen  âge,  on  peut  étudier  séparément  l'apport  des  Romains 
dégénérés  et  des  barbares  vainqueurs  de  Rome  ;  mais  on  ne 
peut  attribuer  qu'à  l'influence  décisive  de  l'Eglise  la  direction 
du  progrès  social,  qui  commence  aux  invasions  et  resplendit 
au  treizième  siècle.  Le  moyen  âge  se  caractérise  par  la  supré- 
matie dogmatique,  morale  et  sociale  de  la  Papauté.  Et  si  le 
moyen  âge  excite  tant  d'oppositions  plus  ou  moins  réfléchies, 
nous  croyons  ces  oppositions  inspirées  surtout  par  la  haine  du 
Saint-Siège.  A  nous  donc,  défenseurs  de  la  Chaire  apostolique, 
à  nous  de  constater  le  vrai  caractère  de  cette  époque  si  con- 
testée, à  nous  d'en  synthétiser  tous  les  éléments^  avec  la  double 
obhgation  de  rendre  hommage  à  ses  gloires  et  bonne  justice  à 
ses  détracteurs. 

Nos  prédécesseurs  dans  la  lice  de  l'apologie  ont  fait  honneur 
à  ce  devoir  de  deux  manières  :  les  uns,  en  répondant  par  la 
critique  aux  allégations  fausses  d'un  Yoltaire ,  d'un  Gibbon, 
d'un  Guizot,  d'un  Thierry;  les  autres,  en  exposant  avec  détail 
les  faits  de  l'histoire.  Nous  n'avons  garde  de  les  contredire  ; 
mais  nous  pensons  qu'au-dessus  des  faits  et  des  critiques,  il  y 
avait  avantage  à  étudier,  dans  son  ensemble,  la  constitution 
pontificale  du  moyen  âge.  Le  moyen  âge  présente  la  solution 
gouvernementale  des  choses  humaines  et  rien  n'est  plus  facile 
que  de  déduire,  de  sa  constitution,  une  théorie  catholique  des 
rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  On  nous  accuse  de  vouloir  res- 
susciter le  moyen  âge  :  nous  ne  voulons  pas  nier  que  l'Eglise 
n'ait  posé  alors  des  principes  dont  elle  détermina  dans  une 
certaine  mesure  l'application,  et  le  rôle  de  l'apologiste  nous 
paraît,  ici,  aussi  nécessaire  que  péremptoire.  Mais,  pour  ceux 
qui  nous  accusent,  nous  voulons  leur  rappeler  qu'en  s'inscri- 
vant  en  faux  contre  le  moyen  âge,  en  répudiant  les  principes 
sociaux  de  la  sainte  Eghse,  ils  ne  peuvent  pas  reculer  devant 
l'obligation  de  formuler  autrement  ces  principes.  Il  ne  suffit 
pas  de  déclamer  contre  les  ténèbres  et  la  barbarie  du  moyen 
âge  ;  ils  faut  dire  ce  que  vous  apportez  pour  éclairer  et  gou- 
verner, diriger  et  consoler  le  genre  humain.  Je  vois  bien  que 


INTRODUCTION.  3 

VOUS  rejetez  de  votre  société  la  religion  et  l'Eglise;  mais  je 
crois  voir  aussi  que  vous  tombez  dans  l'hérésie,  dans  le  schisme, 
dans  la  révolution;  je  m'aperçois  que  vous  sacrifiez  la  vérité 
civile,  politique  et  rehgieuse  ;  je  sais  d'ores  et  déjà  que  vous 
avez  perdu  la  liberté  et  l'ordre,  que  vous  flottez  entre  l'anar- 
chie et  le  césarisme,  et,  tandis  que  vous  reprochez  au  Saint- 
Siège  d'avoir,  par  la  religion,  civilisé  l'Europe  d'une  manière 
telle  quelle,  j'entends  dire  que  la  civihsation  est  menacée  de 
périr  entre  vos  mains. 

Cette  question  n'admet  pas  d'autre  alternative  et  ne  permet 
pas  de  déclinatoire. 

Nous  avons  donc  pensé  que,  dans  l'état  présent  du  monde, 
c'était  chose  importante  de  montrer  :  1°  Comment  l'Eglise  a 
enseigné  Fignorance  et  assisté  la  misère  du  moyen  âge  ;  S*^  Com- 
ment elle  a  réglé  la  condition  de  la  propriété  et  déterminé  l'état 
général  des  terres;  3°  Comment  elle  a  établi  la  situation  indivi- 
duelle, domestique  et  civile  de  l'homme  ;  4°  Comment  elle  a 
formé  la  constitution  du  pouvoir  politique  et  des  rapports  in- 
ternationaux ;  5°  Gomment  elle  a  défendu,  au  dedans  contre  les 
passions,  au  dehors  contre  l'invasion^  la  société  qu'elle  avait 
fondée.  En  joignant  à  ces  grandes  questions  quelques  questions 
secondaires  nous  avons  esquissé,  dans  son  ensemble,  la  con- 
stitution sociale  du  moyen  âge  ;  et  en  étudiant  ces  questions 
dans  leurs  rapports  avec  le  Saint-Siège,  nous  avons  présenté 
en  bloc  l'apologie  de  tous  les  Papes  qui  ont  gouverné  l'Eglise 
et  le  monde  depuis  saint  Léon  le  Grand  jusqu'à  Léon  X. 

Un  travail  comme  celui  que  nous  présentons  au  public  n'avait 
pas  encore  été  fait,  au  moins  tel  que  nous  l'avons  conçu  ;  à  rai- 
son des  difficultés  de  l'entreprise  nous  réclamons  indulgence 
pour  l'inexpérience  de  l'ouvrier  ;  de  plus,  à  cause  de  la  nou- 
veauté, no-us  croyons  devoir  justifier  notre  point  de  vue  et  mo- 
tiver l'importance  que  croit  pouvoir  y  attacher  notre  foi. 

L  L'homme  cherche  vainement  à  s'isoler,  à  se  créer  une 
chimérique  indépendance.  De  même  que,  sous  la  main  du  créa- 
teur, notre  planète  obéit  aux  lois  de  la  gravitation  universelle, 
de  même  chacun  de  nous  vit  en  face  de  Dieu,  qui  lui  a  donné 


i  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

l'existence,  au  milieu  de  millions  d'êtres  auxquels  le  rattache 
son  sort.  En  ouvrant  les  yeux  à  la  lumière,  l'enfant  trouve  une 
famille  constituée  qui  protège  sa  faiblesse  et  lui  départ  le 
bienfait  de  l'éducation.  A  peine  adulte,  il  est  saisi  par  l'engre- 
nage social,  obligé  de  gagner  son  pain,  de  conquérir  sa  place 
dans  la  vie,  de  soutenir  ses  parents  qui  faiblissent  et  de  fonder 
lui-même  une  nouvelle  famille.  Cet  homme  a  d'ailleurs  une 
grande  famille  qu'on  appelle  une  nation  ;  il  a  une  patrie,  et, 
dans  cette  patrie,  un  gouvernement,  des  magistrats,  une  armée, 
qui  le  protègent  et  le  défendent,  lui  demandent  en  retour  res- 
pect, soumission  et  dévouement.  Enfin,  si  cet  homme  lève  les 
yeux  vers  le  ciel,  et  si,  cherchant  au-delà  de  cette  courte  vie, 
le  secret  de  sa  destinée,  il  interroge  ceux  qui  doivent  le  diriger, 
il  apprend  d'eux  qu'il  doit  conquérir,  par  la  vertu,  la  couronne 
d'une  félicité  sans  terme. 

En  naissant,  chacun  fait  partie  d'une  famille,  d'une  patrie, 
d'une  religion,  et  est  soumis  à  la  triple  autorité  d'un  père,  d'un 
Etal  et  d'une  Eglise;  il  en  reçoit  ses  pensées  avant  de  penser 
lui-même,  et  ils  ont  droit  à  sa  reconnaissance  et  à  son  respect, 
avant  qu'il  ait  le  droit  de  les  discuter.  Ces  trois  vies,  domestique, 
civile  et  religieuse,  se  pénètrent  si  intimement  qu'il  est  impos- 
sible de  les  séparer.  La  famille  ne  subsiste  qu'en  se  conformant 
aux  lois  de  l'Etat  et  de  la  religion,  lois  qui  ne  sauraient  se  con- 
tredire sans  jeter  le  trouble  dans  les  âmes.  L'Etat  est  chargé  de 
protéger  la  légitime  expansion  de  la  vie  sociale  et  de  la  vie  reli- 
gieuse, en  même  temps  que  de  veiller  à  l'ordre,  au  bien-être 
et  à  la  sûreté  du  pays.  Enfin  la  rehgion,  dominant  tout  le  reste 
au  nom  de  Dieu,  enseigne  à  chacun  ses  devoirs,  et  trace,  au 
nom  de  l'éternelle  Justice,  le  chemin  du  vrai  bonheur. 

Jusqu'ici  tout  semble  réguHer,  harmonieux,  pacifique,  et 
pourtant  le  monde  n'est  qu'une  arène,  où  il  faut  défendre  sa 
vie  dans  tous  ses  légitimes  développements.  Toute  âme  est 
partagée  entre  le  juste  désir  de  fonder  une  famille  et  un  patri- 
moine, et  la  passion  de  l'orgueil,  de  l'or  ou  de  la  volupté  qui  la 
pousse  à  envahir  le  patrimoine  ou  la  famille  d'autrui.  En  face 
du  désir  de  prendre  part  à  la  direction  des  affaires  de  son  pays, 


INTRODUCTION.  o 

se  place  cette  indomptable  passion  qui  porte  les  hommes  d'élite 
à  dominer  les  autres,  à  en  faire  le  marchepied  de  leur  puis- 
sance. Enfm  si  l'homme  veut  aller  librement  à  Dieu,  un  orgueil- 
leux instinct  le  pousse  violemment  à^se  faire  un  Dieu  à  son 
image  et  à  intervertir  la  vérité.  C'est  à  combattre  ou  à  défendre 
les  lois  religieuses,  sociales  et  politiques,  que  se  consume  la 
vie  des  hommes  et  des  peuples.  En  principe,  une  parfaite  unité 
règne  dans  ce  vaste  tableau.  En  fait,  ce  n'est  pas  l'accord  pai- 
sible des  forces  se  développant  avec  harmonie  ;  c'est  l'intérêt 
dramatique  d'un  champ  de  bataille,  où  le  bien  et  le  mal  se 
prennent  corps  à  corps. 

Le  premier  ennemi  à  vaincre,  pour  le  salut,  même  temporel, 
de  l'homme,  ce  sont  ses  passions  ;  une  autre  force,  qu'il  s'agit 
de  modérer,  de  contenir,  au  besoin  de  réprimer,  c'est  la  force 
de  l'Etat.  La  religion  est  donc  nécessaire  à  l'homme  pour  le  dé- 
fendre contre  lui-même.  Que  sera-ce  quand  il  s'agira  de  le 
défendre  contre  les  autres?  Quoi  de  plus  effrayant  que  la  fai- 
blesse d'un  être  isolé,  ballotté  comme  un  brin  de  paille,  par  le 
flot  des  multitudes.  L'enfant  est  pétri  comme  une  cire  molle 
par  ses  parents  et  par  ses  maîtres;  la  femme  vit  sous  la  loi  de 
son  époux  ;  enfm,  vivant  au  jour  le  jour  de  son  travail,  l'im- 
mense majorité  des  hommes  subit  l'influence,  sinon  la  domi- 
nation, d'une  poignée  de  privilégiés,  qui  possèdent  la  force,  la 
richesse,  FinteUigence.  Où  trouver  un  point  d'appui  contre  ces 
inégalités  criantes,  mais  inévitables,  qui  permettent  au  plus  fort 
d'abuser  de  notre  infériorité?  et  dans  cette  mêlée,  où  chacun 
est  tenté  d'opprimer  son  voisin,  comment  faire  que  l'Etat,  en 
qui  se  résume  la  puissance  matérielle  et  intellectuelle  du  pays, 
n'abuse  pas  lui-même  de  son  pouvoir,  et  n'emploie  pas  à  se 
satisfaire  lui-même,  à  étouffer  la  justice  et  la  vérité,  l'énergie 
qui  ne  devrait  servir  qu'à  protéger  le  droit  des  familles  et  la 
dignité  des  consciences  ? 

Manifestement,  le  salut  de  l'homme  est  dans  la  religion  ;  son 
meilleur  bouclier,  c'est  l'Eglise. 

Le  grand  drame  de  l'histoire  repose  donc  sur  le  dualisme  de 
TEghse  et  de  l'Etat  ;  les  progrès  ou  les  reculs,  les  joies  ou  les 


6  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

tristesses  de  l'humanité  dépendent,  pour  une  grande  part,  des 
envahissements  de  l'Elat  sur  l'Eglise,  et  de  la  force  de  résis- 
tance qu'oppose  l'Eglise  aux  empiétements  de  l'Etat. 

Depuis  le  déluge  jusqu'à  nos  jours,  et  d'un  pôle  à  l'autre, 
l'Etat  existe,  mais  hérissé  d'imperfections.  Il  est  à  la  fois  néces- 
saire et  défectueux,  sous  l'empire  des  passions  qui  condamnent 
les  hommes  à  être  gouvernés  et  à  l'être  par  des  hommes  sem- 
blables à  eux.  De  là  cette  triste  mais  inexorable  loi,  que  le  pou- 
voir est  d'autant  plus  défectueux  qu'il  devient  plus  nécessaire, 
et  que  sa  puissance  et  ses  abus  se  développent  en  proportion 
de  nos  vices. 

Si  je  me  transporte  aux  temps  qui  ont  précédé  l'avènement 
du  Sauveur,  je  vois  la  perle  des  traditions  amener  partout  le 
despotisme,  et  je  trouve,  dans  Rome  impériale,  l'aboutisse- 
ment des  destinées  du  genre  humain  laissé  à  ses  propres  forces. 
Rome,  en  effet,  n'était  pas  seulement  une  création  latine,  c'é- 
tait le  résumé  de  quatre  mille  ans  de  travaux  et  de  civilisation. 
(Ti'âce  à  la  division  des  langues,  l'expérience,  faite  d'abord  au 
pied  de  la  Tour  de  Babel,  s'était  renouvelée,  d'un  pôle  à  l'autre, 
sous  cent  formes  diverses,  et,  après  avoir  librement  exploré  le 
monde,  approfondi  les  sciences,  multiplié  les  ressources  et  les 
découvertes,  ces  cent  peuples  séparés  étaient  venus  remettre 
en  commun ,  le  fruit  de  leur  labeur  et  l'abondance  de  leur 
fortune. 

Que  manquait-il  à  cette  puissante  confédération  de  peuples 
pour  assurer  au  monde,  paix,  unité,  grandeur?  Aux  antiques 
Phéniciens,  Rome  n'avait-elle  pas  pris  leurs  vaisseaux  et  le  do- 
maine des  mers,  à  la  Grèce  ses  œuvres  inimitables  de  sagesse, 
d'art  et  de  poésie,  à  l'Asie  ses  trésors  fameux,  à  l'Egypte  ses 
fertiles  moissons  et  ses  papyrus  séculaires?  Le  moment  sem- 
blait venu  de  tirer  parti  de  tous  ces  éléments,  de  revoir,  de 
coordonner  les  lois  de  Moïse,  de'Minos,  de  Lycurgue,  de  Selon, 
^  de  Numa  ;  le  genre  humain  n'avait  plus  qu'à  recueillir  ses  sou- 
venirs, ses  lumières  éparscs,  qu'à  prendre  enfm  possession  de 
lui-même,  après  une  si  longue  épreuve. 

En  débit  de  quelques  adorateurs  intéressés,  chacun  sait  pour- 


INTRODUCTION.  7 

tant  que  cet  empire,  légataire  de  tous  les  peuples  anciens,  n'a- 
boutit qu'à  une  lâche  corruption  et  à  la  plus  hideuse  tyrannie. 
Plus  de  travail  libre  ni  de  propriété  honnête,  le  nombre  des 
esclaves  croissant  chaque  jour  et  leur  sort  aggravé  sans  mesure, 
le  divorce  et  l'infanticide  impunis,  les  femmes  disputant  aux 
hommes  la  célébrité  du  vice,  la  vie  et  la  fortune  du  citoyen  à  la 
merci  des  délateurs  et  des  proconsuls,  et,  pour  digne  couron- 
nement d'un  tel  édifice,  le  pouvoir  absolu,  corrupteur,  féroce, 
d'un  Tibère,  d'un  Néron,  d'un  Caligula  ;  voilà,  en  somme,  la 
société  constituée  en  dehors  de  l'Eglise,  avec  toutes  les  forces 
du  pouvoir,  tous  les  avantages  de  l'unité,  toutes  les  gloires  de 
la  jurisprudence,  toute  la  sagesse  de  la  philosophie. 

C'est  en  vain  que  les  courtisans  du  césarisme  essaient  de 
broder  sur  ces  horreurs  je  ne  sais  quelle  théorie  de  progrès 
indéfini  et  d'avancement  continu.  Les  morts  se  lèvent  pour  les 
démentir  :  car  les  morts  ont  agi,  les  morts  ont  écrit  ;  ils  ont 
laissé  leurs  ustensiles  à  nos  musées,  leurs  livres  à  nos  biblio- 
thèques, et  d'une  voix  unanime  crient  à  la  décadence.  A  bout 
de  ressources,  l'esprit  humain  se  consume  en  regrets  stériles  du 
passé,  en  plaintes  amères  contre  la  civilisation.  A  entendre 
Salluste,  Tacite,  Juvénal,  l'opulence  avait  toujours  fatalement 
conduit  les  peuples  à  la  mollesse,  à  la  dépravation,  à  la  ruine. 
La  richesse,  les  lumières,  les  arts,  le  pouvoir,  les  succès,  la 
grandeur  n'étaient  plus  que  des  présents  imprégaés  de  poison. 
Et,  ce  qui  est  pire,  cette  décadence  condamnait  à  descendre  tous 
les  sentiers  de  la  honte,  sans  trouver  aux  vices  aucun  remède,  à 
la  ruine  définitive,  aucun  obstacle  qui  put  permettre  l'espérance. 

L'individu,  réduit  à  des  aspirations  isolées,  à  de  vagues  pro- 
testations, n'avait  plus  de  croyances,  plus  de  lois  morales,  plus 
de  sacerdoce,  plus  de  lien  pour  la  conscience  et  la  foi  ;  ce  qui 
restait  de.  vertus  naturelles  était  écrasé,  broyé  par  les  rouages 
de  la  machine  gouvernementale,  d'autant  mieux  perfectionnée 
que  la  société  était  plus  impuissante,  d'autant  plus  centralisée 
que  les  consciences  étaient  plus  amollies,  d'autant  plus  violente 
et  arbitraire  qu'elle  était  le  point  de  mire  et  la  pâture  de  toutes 
les  convoitises. 


8  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

Le  pouvoir  était  renfermé  dans  sa  force  matérielle  et  la  force 
matérielle  est  aussi  incapable  de  produire  le  moindre  bien  que 
de  formuler  la  moindre  vérité.  Pour  échapper  aux  étreintes  du 
despotisme,  les  peuples  cherchaient  un  faux  affranchissement 
dans  la  licence,  qui  ne  faisait  qu'accroître  leur  indignité  et 
aggraver  leur  servitude.  La  religion  du  serment  n'était  plus 
qu'un  jeu  d'hypocrisie.  Malgré  les  précautions  d'une  police  raf- 
finée et  d'une  justice  impitoyable,  ceux  qui,  la  veille,  ado- 
raient César  et  lui  juraient  fidélité,  se  donnaient  le  lendemain  la 
satisfaction  de  l'assassiner  pour  le  remplacer  par  un  maître  pire. 

Le  mariage,  placé  jadis  sous  la  protection  des  dieux,  fut  ré- 
duit à  un  contrat  précaire,  résultat  de  convenances  passa- 
gères, que  le  moindre  accident  pouvait  détruire.  La  femme 
chercha  son  émancipation  dans  le  divorce  et  dans  la  stérilité  ; 
malgré  les  primes  données  par  l'Etat  aux  familles  nombreuses, 
la  population,  tarie  dans  sa  source,  se  restreignit  peu  à  peu  aux 
proportions  fixées  par  l'égoïsme.  Les  esclaves,  dont  la  servitude 
était  consacrée  par  les  philosophes,  déclarée  nécessaire  par  les 
législateurs,  se  révoltaient  contre  la  loi  du  travail.  Fugitifs  per- 
dus dans  les  forêts  ou  réunis  en  bandes  formidables,  ils  exer- 
çaient sur  les  populations  libres  de  terribles  représailles  et 
contraignaient  eux-mêmes  les  légions  à  les  exterminer. 

Au  milieu  de  cette  corruption  générale,  le  pouvoir,  obsédé 
par  le  vide  qu'il  faisait  autour  de  lui,  n'était  plus  qu'un  monstre 
affamé  ;  il  se  hâtait  d'arracher  tout  bien  de  sa  racine  et  de  dé- 
vorer, jusque  dans  les  pays  les  plus  lointains,  tout  ce  que  la 
vertu  produisait  encore  d'hommes  valides,  de  femmes  hon- 
nêtes et  de  solides  richesses.  On  croit  qu'il  n'est  tombé  q;ue 
par  défaut  de  forces  ;  la  vérité  est  que  les  moyens  matériels  lui 
manquaient  peut-être  moins  qu'aujourd'hui.  Sans  rien  changer 
à  sa  nature,  les  découvertes  modernes  n'auraient  été  entre  ses 
mains  que  les  instruments  d'une  plus  affreuse  tyrannie.  La 
presse  lui  eût  permis  de  livrer  toutes  les  intelligences  aux 
mensonges  et  aux  flatteries  de  journalistes  mercenaires;  la 
vapeur  et  l'électricité,  d'atteindre  jusqu'aux  extrémités  du 
monde  les  suspects  dénoncés  à  sa    vengeance;  les  canons 


INTRODUCTION.  9 

rayés,  de  frapper  jusqu'au  fond  de  la  Germanie,  le  dernier 
refuge  de  la  dignité  humaine  ;  le  crédit,  de  pomper  jusqu'à  la 
dernière  obole  les  épargnes  de  la  prudence  et  de  manger  par 
avance  les  moissons  à  venir.  Rome  eût  été  plus  grande,  lo 
Colysée  plus  gigantesque,  les  bêtes  féroces  et  les  victimes  plus 
nombreuses,  les  prétoriens  plus  avides,  le  luxe  plus  éclatant  ; 
mais  la  décadence  n'eût  été  que  plus  prompte,  le  pouvoir  et  la 
société  n'eussent  commis  que  plus  de  crimes,  la  ruine  n'eût  été 
que  plus  irrémédiable. 

En  face  d'une  telle  déroute,  que  pouvaient  les  âmes  géné- 
reuses qui  résistaient  encore  au  torrent,  qui  ne  s'étaient  pas 
résignées  à  servir  les  passions  du  maître,  à  condition  qu'il  ser- 
vît les  leurs,  et  qui  n'avaient  pas  courbé  la  tête  sous  le  joug  de 
l'infamie.  Quel  arbitre  invoquer,  quel  concert  former  contre  cet 
absolutisme  qui  se  donnait  lui-même  pour  justice  incarnée, 
qui  avait  pour  le  prouver  la  raison  du  plus  fort  et  qui  renais- 
sait de  toutes  les  séditions  avec  un  accroissement  de  dureté  et 
une  aggravation  d'impudence  ? 

Jadis,  dans  des  contrées  séparées  par  les  montagnes  et  par 
les  mers,  sous  la  garde  de  la  pauvreté  et  de  la  simplicité  primi- 
tives, les  anciennes  religions  avaient  pu,  quoique  imparfaites, 
préserver,  avec  la  foi  des  peuples,  la  propriété,  la  famille  et 
l'indépendance  nationale.  Aujourd'hui,  que  tout  était  confondu 
il  n'y  avait  de  salut  possible  que  dans  la  vérité  rendue  aux 
hommes  par  Dieu.  Si,  au  contraire.  Dieu  abandonnait  les 
hommes  en  cette  malheureuse  extrémité,  il  n'y  avait  plus, 
comme  le  crurent  Caton  et  Thraséas,  qu'à  s'ouvrir  les  veines 
en  maudissant  la  loi  aveugle  qui  régit  ce  triste  monde. 

II.  La  lumière  et  la  grâce  du  salut  avaient  été  rendues  au 
monde  par  Jésus-Christ;  pendant  qu'Auguste  ordonnait  le 
recensement  de  son  empire,  la  bénignité  du  Sauveur  paraissait 
à  Bethléem;  pendant  que  Tibère  jouissait,  à  Caprée,  des  hon- 
neurs divins  et  de  toutes  les  ordures  humaines,  le  Christ  était 
crucifié  sur  le  Calvaire.  Contradiction  vivante  de  tous  les  vices, 
Jésus  les  terrassa  en  s'olirant  à  leur  vengeance.  Sur  lui  s  as- 
souvirent la  haine  des  grands  et  les  colères  de  la  populace,  Ja 


iO  irisToiiir:  de  la  papauté. 

jalousie  des  prêtres,  rambition  d'IIérode  et  jusqu'à  la  lâcheté 
de  Pilate;  si  bien  que,  dans  la  passion  divine,  toutes  les  pas- 
sions humaines  retrouvent  leur  œuvre  :  la  croix  en  fut  le  ré- 
sumé et  l'expiation,  le  triomphe  et  la  défaite. 

En  Jésus-Christ,  la  force  du  droit,  que  l'on  croyait  morte, 
venait  de  ressusciter;  elle  avait  puisé,  dans  l'immolation  du 
Golgotha,  une  vie  nouvelle  et  désormais  impérissable;  elle 
allait  opposer  au  mal  armée  contre  armée.  En  s'affirmant  par 
l'abnégation,  le  droit  redevenait  assez  fort  pour  résister  au 
fait,  pour  le  vaincre,  et,  en  exerçant  un  charme  surhumain,  les 
plus  vertueux  devaient,  à  la  longue,  dompter  les  esclaves  du 
vice.  C'était  l'un  des  moyens  efficaces  pour  réaliser  ici-bas  le 
triomphe  de  la  vérité. 

Ceux  qui  ne  croient  pas  que  la  raison  puisse  résister  à  la 
vertu,  expliquent  les  persécutions  par  je  ne  sais  quel  contraste 
entre  le  christianisme  et  l'empire.  Nous  n'admettons  pas  cette 
exphcation.  La  vérité  peut  tolérer  Terreur  et  même,  de  cette  com- 
paraison, tirer  im  nouvel  éclat  ;[mais  l'erreur 'ne  peut  souffrir  la 
vérité,  dont  elle  n'est  que  la  falsification  et  la  trahison.  Le  bien 
peut  supporter  le  mal,  qui  ne  fait  souvent  qu'ajouter  à  ses  mé- 
rites ;  mais  le  mal  ne  saurait  supporter  le  bien,  qui  est  sa  con- 
damnation humiliante.  Parce  qu'il  proscrivait  tous  les  vices, 
les  Juifs  avaient  dénoncé  à  César  et  crucifié  Celui  en  qui  s'in- 
carnaient leurs  traditions  religieuses  et  nationales.  De  même, 
l'empire  romain,  attaqué  dans  la  corruption  où  il  se  complai- 
sait, devait  fatalement  immoler  à  César  l'Eglise,  qui  seule 
pouvait  réaliser  les  espérances  du  genre  humain.  De  là,  cette 
haine  aveugle  des  peuples  et  des  empereurs,  cette  soif  de  sang, 
cette  frénésie  de  supplices  contre  des  gens  qui  ne  venaient  rien 
prendre,  ni  rien  renverser,  et  qui  ne  demandaient  que  la 
liberté  de  la  perfection. 

Pendant  trois  siècles,  les  Césars  égorgèrent  les  chrétiens; 
ils  tuèrent  les  citoyens  qui  auraient  pu  sauver  l'empire  ;  ils 
obligèrent  les  fidèles,  les  prêtres  et  les  pontifes  à  ces  héroïques 
vertus  qui  devaient  sauver  le  monde. 

Les  chrétiens   n'avaient  pas  cessé  de  rester  soumis  aux 


INTRODUCTION.  M 

princes  les  plus  cruels,  et  d'aimer  leur  patrie,  même  ingrate  et 
sanguinaire.  Mais  leur  destinée  n'était  pas  d'être  toujours 
voués  aux  tortures,  d'acheter  par  leurs  souffrances  des  biens 
qui  iraient  éternellement  s'engloutir  dans  le  gouffre  d'un  fisc 
insatiable,  un  sang  purifié  qui  se  dépenserait  en  guerres 
injustes  ou  irait  abreuver  les  panthères  de  l'arène.  Evidem- 
ment l'Eglise  ne  saurait  vouer  ses  enfants  à  un  tel  sort  ;  après 
la  perfection  morale,  elle  voulait  produire  l'émancipation  de  la 
femme  et  de  l'esclave,  le  bien-être  des  pauvres  et  le  soulage- 
ment des  opprimés,  l'émancipation  sociale  et  politique,  le  bien 
temporel.  Sans  doute,  la  richesse,  la  science,  le  pouvoir  ne 
sont,  pour  l'Eglise,  que  des  biens  secondaires  ;  c'est  seulement 
aux  convictions  qu'elle  veut  demander  des  actes  de  vertus. 
Toutefois,  il  ne  faut  pas  laisser  aux  âmes  faibles  les  tentations 
du  bien-être.  Ces  avantages  terrestres,  qui  pouvaient  tant 
nuire  à  l'Eglise,  il  était  bon  de  les  consacrer  à  sa  défense. 

Entre  les  mains  des  puissants,  il  était  nécessaire  de  les  sanc- 
tifier^ moins  pour  l'utilité  de  l'Eglise  que  pour  leur  propre  uti- 
lité. Enfin,  en  rendant  possible  le  salut  des  petits  et  des  grands 
dans  l'union  d'une  même  foi,  qui  n'interdisait  pas  d'innocentes 
jouissances,  l'Eglise  devait  réhabiliter  le  pouvoir,  la  science  et 
la  richesse  pour  eux-mêmes;  faire  voir  que,  gâtés  par  des 
abus  séculaires,  les  dons  de  Dieu  n'étaient  pas  irrévocablement 
condamnés  à  devenir  des  instruments  de  corruption  et  de  ser- 
vitude ;  qu'au  contraire^  ils  étaient  destinés  à  embellir  l'édifice 
provisoire  de  la  société  régénérée. 

Jusque-là,  mise  en  face  d'une  société  morte,  l'Eglise  n'avait 
demandé  que  la  liberté  de  ne  pas  faire  le  mal,  et,  pour  l'obte- 
nir, il  avait  fallu  des  flots  de  sang.  Avec  la  conversion  de  Cons- 
tantin commence  la  liberté  du  bien  et  s'inaugure  la  faculté 
d'appliquer  directement  à  l'ordre  social  les  principes  parfaits 
dont  TEglise  catholique  est  le  type  vivant  et  le  foyer  fécond. 
Doctrine  et  société  parfaite  dès  le  premier  jour,  la  reUgion  et 
l'Eglise  devaient  enseigner  aux  petits  et  aux  grands,  aux  ma- 
gistrats et  aux  princes,  tous  leurs  devoirs  ;  mais  elles  ne  pou- 
vaient les  déterminer  instantanément  à  les  accomplir.  Le  pro- 


12  HISTORE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

grès,  au  contraire,  fut  lent,  même  sous  les  empereurs  chré- 
tiens, parce  qu'il  fut  par  essence  l'œuvre  du  bon  vouloir  et  que, 
défendue  par  les  princes  de  la  terre,  aidée  par  les  dons  des 
riches,  soutenue  par  les  plus  beaux  génies,  l'Eglise  eut  tou- 
jours pour  principe  que  la  force  peut  empêcher  le  mal,  mais  que 
le  dévouement  seul  peut  produire  le  bien. 

Au  milieu  de  ses  premiers  triomphes,  l'inertie  des  peuples 
avilis,  l'orgueil  des  sages,  la  mollesse  des  riches,  l'ambition 
des  empereurs,  les  séductions  de  la  prospérité  elle-même  for- 
maient mille  obstacles,  se  traduisaient  en  schismes  violents  ou 
en  hérésies  grossières,  contre  lesquels  il  ne  fallait  pas  moins 
d'héroïsme  qu'au  temps  des  catacombes.  Rien  pourtant  n'ar- 
rêta le  grand  œuvre  de  la  conversion  du  monde  à  l'Evangile, 
rien,  pas  même  la  chute  de  l'empire  livré  aux  barbai-es  par  ses 
vices  incorrigibles,  et,  s'il  est  une  merveille  dans  l'histoire, 
c'est  qu'au  milieu  de  la  plus  effroyable  catastrophe,  en  pleine 
invasion,  il  n'est  pas  possible  de  découvrir  la  moindre  inter- 
ruption, le  moindre  ralentissement  dans  la  construction  de 
l'édifice  social,  politique  et  religieux,  que  l'Eglise  élevait  pour 
les  peuples  chrétiens. 

Cette  œuvre  d'émancipation  et  d'ennoblissement  s'est  effec- 
tuée à  travers  les  âges.  Nous  n'avons  pas  à  la  raconter  ici;  il 
suffira  d'en  rappeler  brièvement  les  principes  communs  à  tous 
les  temps,  immuables  comme  l'Eglise,  et,  aujourd'hui  encore, 
invoqués  par  Pie  IX,  à  l'exemple  de  tous  ses  prédécesseurs. 

Et  d'abord,  si,  en  la  personne  de  son  Fondateur,  le  Christia- 
nisme nous  a  offert  un  type  dont  les  plus  grandes  âmes  pas- 
seront leur  vie  à  se  rapprocher  sans  l'atteindre  jamais,  nous 
verrons  que  les  exemples  héroïques  du  Sauveur,  les  conseils 
de  l'Evangile,  la  pauvreté,  la  chasteté,  l'obéissance  parfaite, 
pratiquées  sans  interruption  par  les  premiers  fidèles  et  par  les 
milices  monastiques,  sont  à  tout  jamais  la  source  où  la  famille 
retrempe  ses  vertus,  où  le  travail  et  l'association  peuvent  pui- 
ser leur  indépendance,  l'avant-garde  qui  défend  la  famille  et 
la  propriété,  contre  les  hordes  du  sociahsme,  en  un  mot,  la 
base  de  la  liberté  et  de  la  dignité  sociales. 


INTRODUCTION.  43 

Ensuite,  pour  assurer  sa  puissance  à  travers  les  âges, 
l'Eglise  possède  en  elle-même,  par  sa  doctrine  et  sa  hiérar- 
chie, un  principe  d'immutabilité,  qui,  depuis  dix-huit  siècles, 
n'a  pas  reçu  la  moindre  atteinte  ;  dans  les  hommes  et  les  insti- 
tutions qui  la  composent;  un  principe  de  réforme  perpétuelle 
et  spontanée,  qui,  sans  invoquer  le  secours  des  interventions 
et  des  révolutions  humaines,  rejette  hors  de  son  sein  les 
membres  rebelles  et  indociles,  et  ramène  sans  cesse  à  la  per- 
fection ceux  qui  lui  restent  soumis. 

De  plus,  toute  erreur  n'était  que  l'exploitation  de  la  vérité  au 
profit  du  privilège,  la  confiscation  aux  dépens  de  la  multitude; 
c'est  dans  Tinfaillibilité  des  Papes  et  l'immutabihté  doctrinale 
de  l'Eglise  que  les  âmes  trouveront  la  plus  forte  garantie,  non- 
seulement  de  liberté  sociale,  mais  de  liberté  religieuse,  c'est-à- 
dire  de  libres  rapports  avec  Dieu  tel  qu'il  est  réellement,  sans 
être  victime  des  sophismes  frelatés  du  schisme  et  de  l'hérésie. 

En  même  temps,  cette  doctrine  donnera  à  la  science  humaine 
une  base  solide,  sur  laquelle  elle  pourra  élever  librement  l'édi- 
fice de  ses  découvertes  ;  à  la  raison,  le  flambeau  que  réclamait 
son  impuissance,  la  méthode  qui  la  dirigera  dans  son  essor  le 
plus  hardi  comme  dans  ses  plus  humbles  abaissements,  et  les 
principes  qui  l'aideront  à  trouver,  dans  tout  l'univers,  la  con- 
firmation de  sa  foi  et  l'afTermissement  de  sa  certitude. 

Enfin,  dans  son  organisation,  dans  sa  hiérarchie,  dans  son 
unité,  l'Eglise  off'rira,  à  l'imitation  des  peuples  et  des  pouvoirs 
politiques,  un  modèle  sans  lacune,  application  vivante  des 
principes  d'autorité  morale  et  de  féconde  liberté. 

III.  Nous  avons  à  indiquer  maintenant  l'application  qu'a 
faite  la  Chaire  apostolique,  au  moyen  âge,  des  principes,  des 
dogmes,  des  lois  et  des  institutions  de  l'Evangile.  Le  lecteur 
nous  permettra  de  lui  demander  un  petit  eff'ort  d'attention  : 
nous  venons  d'exposer,  sur  les  commencements  de  la  civilisa- 
tion cathohque,  la  genèse  de  nos  preuves  ;  nous  allons  pré- 
senter la  synthèse,  brève  et  claire,  de  ce  volume  sur  le  moyen 
âge. 

C'est  l'éternel  reproche  des  ennemis  de  la  sainte  Eglise, 


[A  HISTOIRE   DK   LA   PAPAUTE. 

qu'elle  engourdit  les  esprits  par  la  foi,  asservit  la  science  par 
la  théologie,  énerve  la  vie  morale,  paralyse  l'esprit  d'associa- 
tion et  d'activité  politique.  Sous  une  forme  ou  sous  une  autre, 
ces  accusations  impliquent  la  négation  du  christianisme.  Car 
l'erreur  seule  paralyse  l'esprit  et  égare  la  conscience,  tandis 
que  la  vérité  pure  et  parfaite  leur  permet  de  se  développer 
en  toute  sécurité  et  grandeur,  en  les  préservant  des  men- 
songes, des  chimères,  des  faiblesses  et  des  illusions  où  leur 
activité  se  consumerait  sans  fruit.  Mais  nous  n'avons  pas  à 
soutenir  ici  une  thèse  de  philosophie  religieuse  ;  nous  sommes 
sur  le  terrain  de  l'histoire  et  nous  devons  établir,  au  point  de 
vue  des  faits,  que  le  Saint-Siège  a  été  le  digne  représentant  de 
la  foi,  de  la  loi  et  de  la  saine  discipline  des  âmes. 

L'engourdissement  et  l'asservissement  des  âmes  existaient 
avant  Jésus-Christ,  alors  que  tout  pouvoir,  spirituel  et  tem- 
porel, appartenait  à  César;  alors  que  César  était  juge  de  la 
philosophie,  de  la  théologie,  de  la  poésie,  de  l'art,  comme  il  était 
maître  du  gouvernement;  alors  que  tout  culte  devait  adorer 
sa  puissance,  toute  littérature  flatter  ses  convoitises,  toute 
science  servir  d'instrument  à  ses  volontés.  Cet  asservissement 
était  la  conséquence  nécessaire  de  ce  rationalisme  qui,  ôtant 
à  l'inteUigence  tout  appui  divin,  la  laissait  flotter  à  tout  vent 
de  doctrine,  l'atraiblissait  dans  ses  facultés,  la  soumettait  aux 
passions,  en  faisait  l'esclave  des  ambitieux,  puis  la  proscrivait 
comme  un  danger  social,  finalement  l'immolait  à  la  force  ma- 
térielle érigée  en  droit. 

Les  esprits  ne  pouvaient  retrouver  l'indépendance,  la  lumière, 
la  force,  la  dignité  qu'en  revenant  à  la  vérité.  La  vérité,  ils 
devaient  la  puiser  dans  la  foi.  La  foi  fut  prêchée,  propagée, 
défendue  par  la  Chaire  apostolique,  maintenue  toujours  dans 
une  unité  féconde,  favorable  aux  bonnes  mœurs  et  à  l'ordre 
pubhc.  Pour  garder  les  esprits  dans  la  vérité,  il  fallait  au- 
dessus  d'eux  la  surveillance  et  le  contrôle  d'une  autorité 
spirituelle  infaillible,  qui  fût  à  la  fois  leur  propre  garantie  et  la 
garantie  de  la  société.  L'Eglise  réalisa  ce  double  affranchisse- 
ment en  soumettant  la  raison  à  la  foi  et  la  conscience  à  la  loi 


INTRODUCTION.  la 

de  Dieu.  Dès  que  les  esprits  ne  menacèrent  plus  Tordre,  ils  ne 
furent  plus  en  péril  de  tomber  sous  le  joug  du  pouvoir  tem- 
porel. Bien  loin  d'asservir  les  âmes,  le  Saint-Siège  les  délivra 
du  joug  ;  bien  loin  d'empêcher  le  libre  progrès  des  sciences, 
les  décrets  des  Papes  et  des  conciles  ne  furent  que  des  rem- 
parts pour  les  préserver  de  la  tyrannie. 

Ce  fut  sous  cette  protection  des  Papes  que  s'établirent  par- 
tout des  écoles  populaires,  qui  devinrent  les  universités  du 
moyen  âge,  espèces  de  cités  intellectuelles,  républiques  de  haut 
savoir,  se  jugeant  et  s'administrant  elles-mêmes,  discutant 
sans  danger  pour  la  paix  toutes  les  questions  qui  ressortent 
de  l'esprit  humain.  Pour  les  fonder  et  pour  les  rendre  acces- 
sibles aux  pauvres  comme  aux  riches,  l'Eglise  prodiguait  ses 
trésors  et  ses  dévouements.  A  côté  de  ces  universités,  mer- 
veilles de  liberté  pieuse  et  de  sainte  indépendance ,  s'élevaient 
les  cathédrales,  portant  jusqu'aux  nues  les  splendeurs  de  l'art 
chrétien.  Pour  les  décorer,  la  peinture  et  la  sculpture  multi- 
pliaient les  statues  et  les  tableaux  ;  et,  sous  ces  voûtes  ma- 
giques, le  peuple  était  invité  à  jouir  de  tous  les  chefs-d'œuvre 
de  l'éloquence,  de  la  poésie  et  de  la  musique  chrétiennes.  C'est 
dans  ce  milieu  que  les  intelligences  ont  grandi  au  soleil  de  la 
liberté,  ne  relevant  en  rien  des  princes  de  la  terre,  explorant 
les  carrières  sans  bornes  du  vrai,  du  beau  et  du  bien,  et  cela 
sans  autre  guide  que  le  magistère  de  l'Eglise  romaine. 

On  a  beau  chercher  à  ridiculiser  les  méthodes  et  les  prin- 
cipes d'après  lesquels  travaillaient  les  patriarches  de  la  science, 
les  Albert  le  Grand,  les  Thomas  d'Aquin,  les  Roger  Bacon,  et 
prétendre  que  ces  principes  et  ces  méthodes  ne  sont  plus  en 
rapport  avec  les  progrès  de  notre  temps.  Sans  doute,  le  moyen 
âge  n'avait,  du  monde  matériel,  qu'une  connaissance  impar- 
faite; mais  il  n'en  faut  pas  trop  rire,  car  nous  ignorons  nous- 
mêmes  beaucoup  de  choses,  sans  parler  de  celles  que  nous 
avons  oubliées,  et  nous  pourrions  bien  être  un  jour  ridicules  à 
cause  de  nos  oublis  et  de  nos  ignorances.  Mais  si  les  docteurs 
du  moyen  âge  ignoraient  la  physique  et  l'astronomie,  ce  n'était 
pas  leur  faute,  puisqu'ils  n'avaient  ni  le  télescope,  ni  le  mi- 


i6  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

croscope,  et  qu'ils  savaient  d'ailleurs  tout  ce  qu'on  pouvait 
savoir  de  leur  temps.  De  plus,  il  faut  admirer,  malgré  leur 
connaissance  limitée  des  faits,  avec  quelle  largeur  de  vue, 
quelle  puissance  d'intuition  ils  jugeaient  le  monde  et  ses  lois. 
A  cet  égard  ils  sont  restés  nos  maîtres.  Certes,  on  peut  affir- 
mer que  tous  les  faits  nouveaux  auraient  successivement 
trouvé  place  dans  les  cadres  de  la  théologie,  et  qu'aujourd'hui 
encore  c'est  à  elle  qu'il  est  réservé  de  réunir,  en  une  synthèse 
complète,  les  mille  conquêtes  de  la  science  moderne,  de  dé- 
couvrir enfin  dans  le  monde  physique  l'image  affaiblie  des 
grandes  lois  sur  lesquelles  repose  le  monde  moral.  Aussi,  loin 
de  s'opposer  aux  progrès  des  lumières  et  de  nier  ou  de  déplorer 
les  conquêtes  faites  dans  l'ordre  matériel,  le  Saint-Siège  ne 
peut  que  les  encourager,  les  compléter  par  la  foi,  les  coor- 
donner dans  l'ordre  de  la  grâce.  Les  Papes,  loin  de  s'effrayer 
des  découvertes,  les  encouragent  et  les  honorent  ;  ils  savent 
trop  qu'ils  n'y  trouveront  jamais  que  de  nouvelles  et  splen- 
dides  confirmations  de  l'Evangile. 

Si  de  l'ordre  de  foi  nous  passons  à  la  direction  des  con- 
sciences, nous  voyons  s'élever  contre  l'Eglise  l'accusation  de 
tyrannie,  d'appel  au  bras  séculier,  de  confusion  des  deux  puis- 
sances, d'inquisition,  de  croisades,  enfin  de  prédication  par  le 
glaive.  JNous  devons  répondre  à  cette  nouvelle  accusation  de 
l'ignorance. 

La  révélation  divine  est  vraie,  nécessaire,  moralement  obli- 
gatoire et,  parmi  toutes  les  erreurs,  facile  à  discerner.  L'homme 
s'y  maintient  ou  y  vient  par  la  vertu.  S'il  vit  en  dehors  sans  sa 
faute,  l'Eglise  respecte  sa  bonne  foi,  tolère  sa  libre  pratique, 
lui  accorde  même  la  liberté  d'élever  ses  enfants  selon  sa  fausse 
croyance.  Mais  s'il  a  vécu  dans  la  foi  et  qu'il  apostasie  ou 
s'écarte  de  l'enseignement  dogmatique,  l'Eglise  ne  voit  dans 
sa  chute  qu'un  péché  grave  et  l'acte  grossier  de  violentes  pas- 
sions. Ce  qui  est  une  faute  personnelle  devient  en  même 
temps  un  crime  social,  quand,  sortant  du  for  intérieur,  l'hérésie 
s'étale  au  grand  jour  et  exerce  au  dehors  un  dangereux  prosé- 
lytisme. En  effet,  non-seulement  les  novateurs  trompent  la 


INTRODUCTION.  17 

multitude,  en  lui  présentant  une  vérité  falsifiée  et  en  entravant 
ses  libres  rapports  avec  Dieu,  mais  en  même  temps  ils  ex- 
ploitent ceux  qu'ils  ont  trompés  ;  ils  ne  parlent  de  liberté  que 
pour  ravir  d'autres  biens  et  conduire  à  la  servitude.  Toute  fal- 
sification de  la  vérité  n'a  d'autre  but  que  de  trouver  une  façon 
plus  commode  d'user  de  la  fortune  et  du  pouvoir;  c'est  un 
moyen  d'en  prendre  une  plus  grande  part  pour  soi,  et  de 
diminuer  celle  des  autres  ;  c'est  un  stratagème  des  plus  forts 
ou  des  plus  rusés  pour  s'emparer  des  biens,  des  femmes  et  de 
l'autorité  d'autrui  ;  par  conséquent,  c'est  une  atteinte  à  la  mo- 
rale, à  la  justice,  au  droit,  à  l'ordre  et  à  la  liberté. 

Au  reste,  la  nouveauté  en  matière  de  foi  ne  tarde  jamais  à 
devenir  révolution  sociale.  Tant  qu'une  foi  commune  inspire 
les  hommes,  il  est  facile  de  régler  tous  les  procès  en  remon- 
tant aux  principes  sur  lesquels  on  est  d'accord.  Une  attaque 
contre  la  propriété,  la  famille,  le  pouvoir  politique,  n'a  chance 
de  succès  qu'en  s'abritant  sous  le  manteau  de  l'hérésie,  c'est-à- 
dire  en  jetant  dans  un  autre  moule  les  esprits  et  les  con- 
sciences. De  là  vient  qu'au  moyen  âge,  les  ennemis  de  la 
société  ne  s'attaquaient  jamais  qu'à  l'Eglise. 

Pour  défendre  la  société,  pour  se  défendre  elle-même,  pour 
faire  respecter  sa  possession  antérieure  et  son  droit  surnaturel, 
l'Eglise  opposait  la  force  à  la  force.  L'Europe  chrétienne  réu- 
nissait des  armées  de  volontaires  pour  marcher  contre  les  sol- 
dats de  r Islam  ;  elle  ne  voulut  pas  rester  sans  défense  contre 
les  musulmans  de  l'intérieur,  contre  les  sectes  fanatiques  et 
grossières  qui  désertaient  le  drapeau  et  outrageaient  la  foi. 
L'idée  même  de  la  tolérance  ne  vint  pas  à  l'esprit  de  ces 
hommes,  qui,  croyant  à  la  divinité  de  Jésus-Christ  et  à  sa  pré- 
sence permanente  dans  le  monde,  lui  avaient  élevé  de  splen- 
dides  cathédrales.  Un  outrage  à  Jésus-Christ  était  plus  difficile 
à  souffrir  qu'une  insulte  à  leur  propre  mère.  Et  quand  ils 
apprenaient  que  des  juifs  ou  des  hérétiques  avaient  foulé  l'hos- 
tie ou  la  croix,  il  n'y  avait  puissance  humaine  qui  pût  contenir 
leur  indignation.  En  vérité,  pourquoi  leur  en  ferait-on  un  re- 
proche? Ces  chrétiens,  si  fidèles  à  leur  foi,  défendaient  leur 
IV»  2 


iB  HISTOIRE  DE   LA  PAPAUTÉ. 

religion,  leur  culte,  leur  patrie,  leur  sécurité,  leur  honneur, 
leur  patrimoine  :  leur  gloire  n'est  pas  moins  pure  que  celle 
des  martyrs  qui  ont  jeté  les  premières  assises  de  la  société  ca- 
tholique. 

S'il  fallait  alors  une  autorité  supérieure,  ce  n'était  pas  pour 
irriter,  mais  pour  calmer.  L'Eglise  le  fit  en  se  réservant  le 
jugement  des  causes  de  foi  et  en  protestant  contre  les  pouvoirs 
civils  qui,  dans  la  répression,  prévenaient  ses  jugements.  Le 
Saint-Siège  blâma  les  massacres  des  juifs,  fréquents  au  moyen 
âge,  et  leur  offrit  toujours,  à  Rome,  un  inviolable  asile;  il 
protesta  contre  le  supplice  des  Templiers,  plus  tard  contre  les 
dragonnades,  et  il  prit  souvent  sur  lui-même  d'adoucir  les 
rigueurs  de  cette  fameuse  Inquisition  espagnole  qui ,  elle- 
même,  ne  fut  qu'une  digue  au  débordement  des  cruautés,  chez 
un  peuple  irrité  par  huit  siècles  de  combats,  et  prêt,  sur  un 
soupçon,  à  exterminer  les  traîtres. 

Contre  des  ennemis  qui  ne  reculaient  devant  aucun  crime; 
l'Eglise  n'a  réclamé  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  comme  avec 
répugnance,  l'emploi  de  la  force.  Quels  qu'aient  pu  être  les 
excès  de  ses  enfants,  excès  inévitables  dans  toutes  les  luttes, 
on  peut  affirmer  que  les  enfants  delà  sainte  Eglise  ont  toujours 
surpassé  leurs  adversaires  en  modération,  et  que  le  Saint- 
Siège  n'a  jamais  cessé  de  prévenir  les  écarts  d'un  zèle  pas- 
sionné. Le  sang  que  l'Eglise  a  empêché  de  verser  au  moyen 
âge,  non-seulement  par  l'union  des  cœurs  et  la  défense  des 
guerres,  mais  encore  par  le  juste  tempérament  des  peines,  est 
sans  proportion  avec  celui  qui  a  coulé  pour  la  défense  de  ses 
lois.  Entre  ses  mains,  la  force  morale  était  parvenue  à  sa  plus 
haute  puissance,  la  force  matérielle,  la  contrainte  avaient  été 
réduites  d'autant,  et  il  n'y  avait  qu'à  marcher  dans  cette  voie 
pour  augmenter  sans  limites  l'adoucissement  des  mœurs, 
l'esprit  de  tolérance,  la^vraie  liberté  des  âmes. 

Est-ce  à  dire  que  le  moyen  âge,  avec  ses  mœurs  rudes  et 
souvent  cruelles,  soit  le  type  auquel  veuille  nous  ramener  le 
Saint-Siège?  Non,  certes,  ce  n'est  pas  à  la  barbarie  qu'il  nous 
appelle,  mais  à  la  vérité,  quia  vaincu  la  barbarie.  Loin  de  nous 


INTRODUCTION.  19 

faire  reculer  vers  les  ténèbres,  il  nous  offre  l'instrument  de 
progrès  qui  a  émancipé  nos  pères,  et  qui,  dans  les  temps  les 
plus  durs,  a  fait  éclater  des  prodiges  de  générosité  et  de  gran- 
deur d'âme. 

Ainsi,  à  nous  tenir  dans  la  sphère  de  la  foi  et  de  la  conscience, 
la  Chaire  apostolique  a  été  l'organe  béni  de  la  lumière,  la  gar- 
dienne de  la  vérité  et  de  la  justice,  la  directrice  des  consciences 
et  de  la  police  sociale,  le  hen  des  âmes,  la  modératrice  des  races 
les  plus  violentes  et  les  plus  sanguinaires.  Cependant,  pour  qui 
connaît  la  nature  humaine,  cette  puissance  sur  les  âmes  éveille 
une  inquiétude.  Comment  les  Papes  résisteront-ils  aux  enivre- 
ments de  la  suprématie,  à  la  tentation  de  dominer  les  puis- 
sances temporelles  au  lieu  de  leur  servir  de  contrepoids,  de 
diriger  à  leur  profit  la  liberté,  au  lieu  de  se  sacrifier  toujours  à 
ses  conquêtes  ? 

Si  FEglise  supporte  une  telle  épreuve,  ce  sera  le  plus  irrécu- 
sable trait  de  son  caractère  divin  ;  si  elle  faiblit,  quelle  sera  le 
recours  contre  cette  omnipotence  théocratique  ?  Quelle  garantie 
contre  la  garantie  suprême  de  tous  les  droits  et  de  toutes  les 
libertés  ?  Et  qu'espérer  encore  si  la  corruption  envahit  le  seul 
et  dernier  refuge  contre  la  corruption  native  du  genre  hu- 
main ? 

Comme  la  vie  du  chrétien,  la  vie  de  l'Eglise  n'est  pas  la  paix, 
mais  la  guerre  ;  la  barque  de  saint  Pierre  n'est  pas  amarrée  au 
port,  mais  lancée  en  pleine  mer,  toujours  aux  prises  avec  la 
tempête.  Toutefois  c'est  en  elle-même  que  cette  humble  nacelle 
doit  puiser  sa  force  ;  et  contre  les  vers  qui  percent  ses  flancs, 
son  meilleur  bouclier,  c'est  sa  vertu.  Au  milieu  des  abus  sans 
cesse  renaissants,  c'est  dans  son  sein  que  l'Eglise  a  puisé 
l'esprit  et  la  puissance  des  réformes  nécessaires.  On  a  fort 
accusé  les  Papes  d'avoir  manqué  au  devoir  moral  de  l'autorité  ; 
rien  n'est  plus  vulgaire  que  les  clameurs  contre  leurs  envahis- 
sements. En  présence  d'ennemis  acharnés  à  l'asservir  et  à  la 
corrompre,  la  Chaire  apostolique  n'a  jamais  manqué  ni  de 
vigilance,  ni  de  vertu,  encore  moins  de  respect.  D'avance  la 
sagesse  de  son  Fondateur  avait  déployé  toutes  les  ressources 


20  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

poui*  arrêter  ses  enfants  sur  la  pente  de  la  fortune  et  contre  les 
exagérations  du  pouvoir.  L'Eglise  n'a-t-elle  pas,  contre  l'esprit 
de  caste,  le  célibat;  contre  l'avarice  et  la  mollesse,  la  pauvreté; 
contre  l'orgueil  et  l'ambition,  l'obéissance  hiérarchique  ;  et 
enfin,  au  sommet  de  l'échelle,  un  chef  électif,  souverain  en 
matière  de  foi  et  de  mœurs,  mais  réduit  au  pouvoir  temporel 
le  plus  modeste  et  le  plus  précaire.  Aussi  les  Papes  et  les 
conciles  n'ont  pas  eu  de  plus  continuel  souci  que  de  réformer 
l'Eglise  dans  ses  membres,  et,  quand  il  le  fallait,  dans  son 
chef. 

Pour  la  foi  et  la  science,  pour  les  mœurs  et  la  discipline, 
pour  son  propre  gouvernement,  l'Eglise  a  su  remplir,  au 
moyen  âge,  tous  les  devoirs  de  sa  charge. 

IV.  Si,  de  la  sphère  religieuse  nous  passons  à  la  sphère 
sociale,  nous  verrons,  au  point  de  départ,  la  même  misère,  au 
terme,  les  mêmes  glorieux  résultats. 

Avant  Jésus-Christ,  la  liberté  sociale  n'existait  pas  chez  les 
Romains  comme  chez  les  barbares,  la  propriété  était  le  plus 
souvent  le  fruit  de  la  conquête,  du  pillage  ou  de  la  délation. 
Les  femmes  des  vaincus  appartenaient  aux  vainqueurs.  Les 
captifs,  privés  de  patrimoine,  de  famille  et  d'autel,  étaient, 
comme  des  bêtes  de  somme,  condamnés  au  travail  servile,  que 
les  hommes  libres  dédaignaient  pour  les  plaisirs  de  la  chasse 
ou  les  tueries  de  la  guerre.  Fruit  des  sueurs  de  l'ouvrier,  la 
richesse  appartenait  à  ceux  qui  travaillaient  le  moins.  Phi- 
losophes et  législateurs  reconnaissaient  là  un  droit  naturel, 
une  nécessité  sociale.  Autant  de  propriétaires,  autant  de  tyrans 
lubriques  et  féroces,  ayant  droit  de  vie  et  de  mort  sur  leurs 
enfants,  leurs  femmes  et  leurs  esclaves. 

Les  Papes  ont  mis,  à  la  place  de  ces  brigandages  séculaires, 
l'ordre  chrétien  des  propriétés  et  des  personnes. 

Dans  la  société  antique,  le  pauvre  était  à  la  merci  du  riche 
et  le  riche  à  la  merci  de  l'Etat.  A  Rome,  comme  aujourd'hui  en 
Turquie,  César  était  le  seul  propriétaire,  disposant  de  tous  les 
biens  et,  par  suite,  de  toutes  les  vies.  Le  type  chrétien  est  à 
rencontre  de  celte  servitude;  l'idéal,  c'est  le  père,  non-seule- 


INTRODUCTIOX.  21 

ment  maître  de  lui-même  et  de  sa  famille,  mais  possédant, 
dans  un  patrimoine  à  l'abri  de  toutes  les  violences,  la  garan- 
tie de  sa  liberté,  et,  au-dessus  de  toutes  les  familles,  l'Etat 
respectant  toutes  les  propriétés.  Ce  n'est  plus  la  force  et 
l'égoïsme  accumulant,  par  tous  les  moyens,  les  richesses  en 
vue  de  la  jouissance  ;  c'est  le  travail  qui  produit  et  le  renonce- 
ment qui  épargne,  avec  la  certitude  de  transmettre  aux  géné- 
rations futures  une  laborieuse  et  honorable  aisance. 

Cet  idéal  ne  fut  pas  atteint  en  un  jour.  Il  s'agissait  d'amener 
les  petits  et  les  faibles,  non  à  dépouiller  les  riches  et  les  forts, 
mais  à  respecter  des  inégalités  de  fortune  qui  contribuent  à  l'ai- 
sance commune,  et  aident  à  sortir  de  la  misère  par  le  travail  et 
l'économie  ;  d'autre  part,  il  fallait  amener  les  riches  eux-mêmes 
au  travail,  à  la  charité,  au  renoncement  et  au  dévouement. 
Cette  réforme  gigantesque  trouva  son  couronnement  dans  l'in- 
terdiction du  prêt  à  intérêt.  Non  pas  que  les  Papes  ignorassent 
la  fécondité  du  capital  ;  seulement,  à  leurs  yeux,  sa  fécondité, 
comme  celle  de  la  terre,  devait  être  la  récompense  du  travail 
et  non  une  prime  à  l'oisiveté.  Loin  de  tirer  de  son  champ  tout 
ce  qu'il  pourrait  exiger,  le  propriétaire  chrétien  abandonnera 
aux  fermiers  et  aux  ouvriers  une  part  croissante  de  ses  récoltes; 
il  fmira  même  par  ne  demander  qu'une  redevance  propor- 
tionnée aux  services  reçus,  et  veillera  en  outre  gratuitement  à 
la  défense  du  territoire.  Loin  de  tirer  du  capital,  sans  risque 
ni  fatigue,  un  produit  net,  le  commerçant  n'en  jouira  que 
dans  la  mesure  où  il  aura  exposé  ses  biens,  dépensé  son  temps, 
consacré  sa  peine.  Le  travail  et  le  capital,  au  lieu  de  se  faire  la 
guerre,  se  réuniront  dans  les  mêmes  mains.  Personne  ne 
paiera  d'intérêt,  parce  que  chacun  fera  valoir  sa  propre  fortune. 
Chaque  citoyen  sera  .tenu  de  rendre  à  son  pays  des  services 
correspondant  à  ses  revenus  ;  ce  sera  la  meilleure  manière  de 
se  justifier  devant  l'opinion. 

Non-seulement  la  richesse  sera  purifiée  dans  son  origine  et 
féconde  par  le  travail,  elle  découvrira  encore,  tout  en  se  con- 
servant, le  secret  de  se  répartir  sur  ceux  qui,  par  la  faiblesse 
de  rage  ou  du  sexe,  par  la  maladie  ou  par  les  accidents  de  la 


22  HISTOIRE   DE    LA   PAPAUTÉ. 

fortune,  ne  sauraient  subsister  par  eux-mêmes.  Les  écoles,  les 
monastères,  les  hôpitaux,  les  hospices,  les  asiles  de  toutes 
sortes  et  de  toutes  nuances  s'ouvrent  sous  l'inspiration  de  la 
charité  pontificale.  Dans  les  communes  et  dans  les  corporations 
ouvrières,  qui,  comme  une  végétation  puissante,  couvrent  en 
un  clin  d'œil  le  sol  du  moyen  âge,  chacun  contribue  librement 
à  grossir  un  fonds  commun,  qui  sera  la  ressource  des  malades, 
des  veuves,  des  orphelins,  des  filles  sans  dot,  en  un  mot,  de 
toutes  les  infirmités. 

Par  cette  organisation  de  justice  et  de  charité,  la  terre,  au 
lieu  d'être  livrée  à  quelques  gros  capitalistes  se  faisant  la 
guerre  et  exploitant  les  ouvriers,  devenait,  pour  ceux  qui 
l'avaient  défrichée  et  fécondée,  un  patrimoine  commun,  qui  les 
mettait  à  l'abri  du  chômage  et  de  la  concurrence. 

A  cet  état  chrétien  des  terres,  du  travail,  de  l'industrie,  du 
commerce  et  du  crédit,  il  faut  joindre  l'état  des  personnes. 
Chacun  sait  que  le  Christianisme,  par  les  vérités  qu'il  prêche, 
les  vertus  qu'il  commande  et  les  mérites  qu'il  produit,  a  donné 
à  l'homme  la  notion  de  sa  destinée,  de  sa  dignité  et  le  senti- 
ment de  sa  valeur.  Chacun  sait  aussi  comment,  grâce  à  l'Evan- 
gile, la  femme  chrétienne  reprit  sa  place  et  sa  dignité  au  foyer 
conjugal.  On  ignore  davantage  ce  qu'il  a  fallu  d'efforts  et  de 
patience  pour  faire  disparaître  l'esclavage.  Au  sein  de  l'Eglise, 
l'abîme  qui  séparait  l'esclave  du  maître  fut  sur-le-champ 
comblé,  et  saint  Paul  put  dire  :  «  Il  n'y  a  parmi  vous  ni  maître 
ni  esclaves.  »  Non-seulement  les  esclaves  furent  aimés  et  hono- 
rés comme  des  frères,  mais  les  premiers  chrétiens  s'empres- 
saient d'affranchir  ceux  qu'ils  possédaient  et  de  recueillir  ceux 
que  des  maîtres  cruels  avaient  abandonnés.  Peu  à  peu  l'escla- 
vage fit,  par  l'autorité  des  conciles  et  des  lois  civiles,  trois 
grandes  conquêtes  :  celle  de  la  liberté  spirituelle  et  morale, 
assurée  sous  les  peines  les  plus  sévères  par  le  repos  du 
dimanche  ;  celle  du  foyer  domestique,  par  l'unîté  et  l'indisso- 
lubilité du  mariage  ;  enfin  celle  d'un  patrimoine  inahénable, 
par  la  suppression  de  la  servitude  personnelle  et  par  l'attache 
du  serf  à  la  glèbe  qui  devait  le  nourrir  des  fruits  de  son  travail. 


INTRODUCTION.  23 

En  même  temps,  le  travail  libre  ôtait  à  l'esclavage  sa  raison 
d'être.  Les  évêques  l'attaquaient  d'autre  part.  Après  la  guerre, 
ils  rachetaient  les  captifs,  vendaient  pour  ce  rachat  même  les 
vases  sacrés  et  quelquefois  se  livraient  eux-mêmes.  Bientôt 
l'esclavage  put  être  solennellement  effacé  du  Code,  et,  jus- 
qu'à nos  jours,  dans  la  prolongation  que  lui  donne  la  traite  des 
noirs,  les  Papes  n'ont  cessé  de  le  flétrir  comme  le  déshonneur 
de  la  civilisation  chrétienne. 

Mais  il  ne  suffisait  pas  d'affranchir  les  hommes,  de  créer  la 
famille  et  la  propriété,  de  prêcher  le  travail,  l'économie,  le  dé- 
vouement, l'esprit  d'association.  Il  fallait,  comme  à  toute  vertu 
en  ce  monde,  des  exemples  vivants,  saisissants,  entraînants.  La 
famille  et  la  corporation  trouvèrent  cet  exemple  dans  les  mo- 
nastères. Intrépides  au  travail,  les  moines  s'étaient  mis  à  dé- 
fricher les  landes  abandonnées.  Devenus  riches  par  leur  éco- 
nomie, ils  avaient  répandu  le  bien-être  autour  d'eux  et  forcé, 
par  la  concurrence  du  mérite,  les  seigneurs  à  améliorer  le  sort 
des  serfs,  à  réduire  les  redevances  des  tenanciers.  Par  leur 
esprit  de  corps,  fondé  sur  l'obéissance  et  le  dévouement,  ils 
servaient  de  type  aux  corps  de  métiers,  qui  n'avaient  qu'à 
copier  leurs  statuts  et  imiter  leur  organisation.  Enfin,  leurs  biens 
étaient  non-seulement  le  patrimoine  de  Dieu,  à  qui  il  faut  un 
culte  et  des  autels,  mais  le  patrimoine  des  pauvres,  assistés 
dans  tous  leurs  besoins  ;  le  patrimoine  de  la  science  distribué 
gratuitement  aux  enfants  du  peuple,  qui  parvenaient,  sui- 
vant leurs  aptitudes,  aux  dignités  de  l'Eglise  ;  le  patrimoine  des 
lettres  et  des  arts,  cultivés  sans  relâche,  à  l'ombre  des  cloîtres; 
enfin,  pour  les  cas  extrêmes  de  guerre  ou  d'invasion,  de  peste 
ou  de  famine,  la  réserve  où  la  nation  tout  entière  trouvait 
encore  des  ressources  inattendues  et  une  générosité  sans 
bornes. 

Les  ordres  monastiques  se  développèrent  avec  les  temps  et 
s'attempérèrent,  dans  leurs  développements,  aux  exigences  de 
chaque  époque.  Réformes  ou  créations  nouvelles,  ils  firent  face 
avec  une  souplesse  admirable  et  une  admirable  intelligence  à 
tous   les    services  publics.  Au  milieu  des   prospérités  trop 


â4  HISTOIRE   DK   LA   PAPAUTÉ. 

oubliées  du  treizième  siècle,  alors  que  les  cités  d'Italie  regor- 
geaient de  richesses  et  de  luxe,  que  les  communes  de  Flandres 
dépassaient  en  opulence  la  Belgique  contemporaine,  que  la 
France  était  plus  peuplée  que  de  nos  jours,  une  partie  des 
moines  se  firent  pauvres  et  mendiants,  et,  dédaignant  les 
richesses,  qui  n'avaient  plus  besoin  de  leurs  bras  pour  être 
conquises,  ils  ne  s'occupèrent  plus  que  de  répandre  autour 
d'eux  les  trésors  de  la  vie  spirituelle,  d'épancher  les  grâces  de 
la  prière  et  d'embellir  par  la  poésie,  la  peinture,  la  sculpture, 
l'architecture,  toutes  les  épreuves  de  l'existence  commune. 

L'égoisme  n'a  jamais  accepté  qu'en  rongeant  son  frein  un 
état  de  chose  qui  lui  faisait  si  petite  part  ;  et,  pour  reconquérir 
la  liberté  de  se  goberger,  déjouer,  de  spéculer,  de  dissiper,  de 
prêter  à  usure,  il  a  dressé,  contre  les  ordres  religieux,  toutes 
ses  batteries.  Les  monastères,  ces  institutions  admirables  qui 
avaient  créé  le  sol  et  amélioré  si  puissamment  l'ordre  social, 
ont  été  abattus  en  plusieurs  pays  et  sont  attaquéspartout. 
Mais  partout  où  ils  succombent  les  intérêts  qu'ils  servaient  si 
bien  périchtent  ;  la  propriété  et  la  famille  du  pauvre,  en  parti- 
culier, deviennent  bientôt  la  proie  de  l'implacable  égoïsme.  La 
ruine  des  monastères  est  un  retour  offensif  de  l'idolâtrie,  une 
conquête  du  paganisme  sur  l'homme  et  contre  Dieu.  Toutes  les 
déclamations  contre  les  moines  ne  sont  que  des  actes  de  folie 
et  une  trahison. 

V.  De  l'ordre  social,  nous  passons  à  l'ordre  politique. 

Dans  l'empire  romain,  le  pouvoir  était  l'apanage  des  forts, 
qui  en  usaient  suivant  leur  bon  plaisir.  L'ÉgUse  avaient  dû, 
par  nécessité,  respecter  un  régime  établi,  mais  étranger  à 
toute  justice  ;  elle  n'avait  revendiqué,  contre  le  despotisme, 
que  le  droit  de  ne  pas  faire  le  mal.  Il  semble  que,  Constantin 
converti,  les  choses  durent  changer  de  face,  que  l'Eglise  put 
modérer  le  pouvoir,  créer  des  lois,  des  institutions  nouvelles, 
des  libertés  jusque-là  inconnues,  assurer  enfin  au  mérite  et  à 
la  vertu  le  gouvernement  des  affaires  de  ce  monde.  La  chose, 
toutefois,  ne  se  fit  point  si  vite  ;  il  fallut  des  siècles  pour  sou- 
mettre au  joug  de  l'Evangile  l'orgueil  du  pouvoir.  Rien  ne 


INTRODUCTION.  25 

paraît  si  difficile  que  de  se  contenir  ;  on  dirait  que  le  genre 
humain  porte  au  cœur,  comme  une  indéracinable  croyance,  la 
persuasion  que  le  pouvoir  se  confond  avec  le  droit. 

Pour  constituer  le  pouvoir  chrétien,  il  fallait  à  la  société 
civile  l'exemple  de  l'Eglise.  On  n'admire  pas  assez  son  admi- 
rable constitution  :  monarchique  par  la  souveraineté  une  et 
indivisible  du  Saint-Siège,  aristocratique  par  le  pouvoir  doctri- 
nal et  disciplinaire  des  évêques,  enfin  profondément  démocra- 
tique par  le  respect  de  tous  les  intérêts  et  l'accession  de  tous 
aux  dignités.  Même  dans  cette  société,  où  l'autorité  n'est  dé- 
volue qu'au  mérite,  la  désignation  des  titulaires  vient  d'en 
haut,  avec  une  certaine  part  faite  à  l'élection  ;  mais  c'est  en 
bas  que  s'exerce  leur  mission  :  c'est  surtout  les  intérêts  des 
pauvres  qu'ils  doivent  servir.  13u  reste,  dans  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique, le  dévouement  des  supérieurs  et  l'obéissance  des 
inférieurs  constituent  un  régime  de  parfaite  liberté.  Au  demeu- 
rant, l'Eglise  ne  représente  que  la  force  morale,  en  dehors  et 
au-dessus  de  l'Etat,  assez  indépendante  et  assez  sûre  pour  le 
contenir,  au  besoin  pour  lui  résister. 

Tels  sont  les  principes  qu'il  fallait  faire  accepter  à  la  société 
civile;  en  présence  de  l'égoïsme  despotique  des  grands  et  de 
l'égoïsme  anarchique  des  petits,  au  milieu  du  choc  de  toutes 
les  passions.  Naturellement,  ce  sont  les  forts  et  les  fourbes  qui 
prévalent  dans  la  société  ;  naturellement  aussi  ils  ne  prévalent 
que  dans  leur  intérêt  propre,  pour  la  satisfaction  de  leur 
orgueil  ?  Il  fallait  donc  les  amener  par  la  persuasion  à  se  trans- 
mettre paisiblement  le  pouvoir,  suivant  un  ordre  sage  et  régu- 
lier, au  lieu  d'en  faire  la  proie  des  plus  audacieux.  Leur  auto- 
rité devait  arriver  à  s'exercer  pour  le  bien  de  tous,  suivant  les 
lois  de  la  raison  et  de  la  justice,  non  pour  leurs  seules  jouis- 
sances, ni  au  gré  de  leur  fantaisie.  Enfin  au  lieu  de  courtisans 
avides  et  de  servîtes  flatteurs,  c'étaient  les  représentants  de  tous 
les  intérêts  du  pays  qui  devaient  être  initiés  aux  affaires  et 
prendre  part  à  leur  direction. 

Et  d'abord  le  pouvoir  de  fait,  fruit  de  la  violence,  fit  place  à 
la  désignation  pacifique  et  naturelle  de  l'hérédité  et  de  félec- 


5()  HISTOIRE  DE   LA    PAl^VUTÉ. 

tion.  Le  roi  fut  pris  dans  la  môme  famille,  avec  rassentiment 
de  ceux  qui  représentaient  la  généralité  du  peuple.  A  côté  du 
roi,  il  y  avait  des  conseils,  des  assemblées  délibérantes,  des 
ministères,  des  services,  surtout  pour  l'armée,  l'administration 
et  la  justice.  Ces  services  sociaux  furent,  suivant  leur  nature, 
assujétis  à  des  règles  différentes.  L'hérédité  resta  la  loi  de 
transmission  habituelle  des  charges  attachées  à  la  propriété 
territoriale.  L'élection  devint  la  loi  des  communes,  des  corps  de 
métiers  et  de  toutes  les  corporations,  composées  d'égaux,  et 
ayant  à  choisir,  pour  se  gouverner  elles-mêmes,  des  délégués 
et  des  magistrats.  D'un  côté,  l'Europe  se  couvrait  de  châteaux 
dont  les  seigneurs  veillaient  à  la  sûreté  du  territoire  et  proté- 
geaient ,  contre  la  rapine,  les  travaux  de  l'agriculture  ;  de 
l'autre,  de  républiques  battant  monnaie,  se  rendant  justice  et 
défendant  elles-mêmes  leurs  remparts. 

Entre  la  noblesse  héréditaire  et  le  tiers-état,  le  souverain 
servait  d'arbitre  et  de  modérateur.  Electif  en  Allemagne,  plus 
généralement  héréditaire,  mais  contenu  partout  par  les  insti- 
tutions locales  et  les  libertés  des  provinces,  ce  pouvoir  ressem- 
blait beaucoup  plus  à  une  présidence  républicaine  qu'à  une 
monarchie  absolue. 

Cette  œuvre  demanda  des  siècles.  Tous  y  mirent  la  main, 
surtout  les  saints,  les  évêques  et  les  Papes.  C'est  grâce  à  leurs 
efforts  que  s'établit  dans  le  monde  le  régime  représentatif, 
c'est-à-dire  la  libre  discussion  des  intérêts  et  le  libre  vote  des 
impôts  par  les  délégués  des  différentes  classes  de  la  société, 
au-dessus  desquels  s'élevait  l'arbitrage  du  souverain. 

Toutefois,  à  cette  représentation  pacifique  des  divers  inté- 
rêts ,  il  en  manquait  une ,  celle  des  petits ,  des  faibles ,  des 
enfants,  des  femmes,  de  toute  cette  multitude  qui  a  des  droits 
sans  avoir  le  pouvoir  de  les  défendre.  De  plus,  pour  conserver 
l'édifice  si  laborieusement  Construit,  pour  terminer  les  diffé- 
rends entre  princes  et  peuples,  pour  fortifier  ou  contenir  le 
souverain,  il  fallait  un  arbitrage  suprême,  offrant  les  plus 
hautes  garanties  de  désintéressement,  d'intelligence  et  de  force 
morale.  L'Eghse  seule  pouvait  représenter  les  faibles  et  s'oppo- 


INTRODUCTION.  27 

ser  aux  attentats  de  la  force.  Ce  fut  donc  elle  qui,  partout,  au 
nom  des  intérêts  populaires  et  de  la  morale  publique,  vint 
siéger  dans  les  états  généraux,  à  côté  de  la  noblesse  et  du  tiers- 
état  ;  elle  qui  assista,  comme  déléguée  de  Dieu,  au  mariage  qui 
s'établissait,  par  le  sacre,  entre  le  prince  et  la  nation.  Par  l'in- 
tervention des  Papes,  elle  seule  enfin  déterminait  les  cas  où  les 
excès  de  la  tyrannie  avaient  brisé  le  pacte  social,  et  où  les 
peuples,  déliés  de  leurs  serments,  redevenaient  moralement 
libres  de  se  donner  un  autre  chef. 

Un  contrôle  nécessaire  était  ainsi  assuré  à  ce  droit  redou- 
table de  l'insurrection  qui,  par  son  légitime  exercice,  est  la 
sanction  de  la  liberté,  mais  qui,  par  la  trop  grande  facilité  des 
abus,  en  est  le  plus  redoutable  écueil.  C'est  là  un  des  points  les 
plus  remarquables  de  la  constitution  du  moyen  âge  ;  c'est  aussi 
l'un  des  moins  connus.  Point  de  paix  ni  de  liberté  possibles, 
pas  plus  pour  l'individu  que  pour  la  société,  sans  l'arbitrage 
d'une  puissance  morale  respectée  des  princes  et  des  peuples. 
Le  Pape  remplissait  cette  fonction  dans  l'Europe  du  moyen  âge. 
Pour  défigurer  l'intervention  du  Saint-Siège,  on  l'a  représentée 
comme  une  tyrannie,  et  l'on  a  accusé  les  Papes  d'avoir  écrasé 
le  moyen  âge  sous  le  poids  d'un  pouvoir  théocratique.  Il  est 
certain  que  telle  eût  été  la  propension  d'une  religion  et  d'un 
sacerdoce  humain;  mais  l'incontestable  équité,  l'admirable 
modération  du  Saint-Siège  sont  hors  de  conteste.  Les  Papes 
ont  déposé  quelquefois  des  princes  coupables  ;  ils  ne  se  sont 
jamais  mis  à  leur  place. 

Pour  contenir  la  royauté  dans  de  justes  bornes,  la  Papauté 
avait  encore  créé  le  Saint-Empire  dans  la  personne  de  Charle- 
magne.  Dans  la  conception  pontificale,  l'empereur  était  le  dé- 
fenseur de  la  Papauté,  le  bras  armé  de  l'Evangile  dans  l'Europe 
chrétienne,  l'exécuteur  des  sentences  de  la  Chaire  apostohque. 
Peu  d'empereurs  et  peu  de  rois  s'élevèrent  jusqu'à  la  hauteur 
de  cette  conception  ;  un  grand  nombre  se  servirent,  contre 
l'Eglise,  d'un  glaive  qu'ils  avaient  reçu  de  ses  mains.  L'iiiintel- 
hgence  ou  l'ingratitude  des  souverains  ne  prouve  rien  contre 
rinstitution.  Si  l'on  voulait  sérieusement  se  guérir  des  imbé- 


28  IIISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

ciles  préjugés  qu'on  nourrit  encore  à  son  égard,  il  suffirait  de 
voir  ce  qu'on  a  découvert  pour  la  remplacer. 

Le  système  de  dénigrement  contre  la  Papauté  du  moyen  âge 
a  été  poussé  si  loin  et  avec  tant  de  cynisme  qu'il  a  fallu  l'éru- 
dition protestante  pour  nous  encourager  à  la  réhabilitation 
d'œuvres  qui  seront  pour  la  France  et  l'Eglise  une  éternelle 
gloire.  Aujourd'hui  enfin  on  ose  dire  que  les  Papes  ont  été  les 
génies  constituants  de  l'Europe,  le  boulevard  de  la  civilisation 
contre  les  musulmans,  les  empereurs,  les  barbares  et  les  des- 
potes de  tous  les  siècles.  Maniant  des  milliards  d'or  et  des 
millions  d'hommes  pour  les  croisades,  ils  n'ont  jamais  songé 
à  étendre  leur  propre  territoire  ;  ils  ont  disposé,  en  faveur  de 
nouvelles  dynasties,  des  couronnes  mises  à  leurs  pieds  par  les 
guerriers  chrétiens  ;  ils  n'ont  gardé,  comme  leur  domaine,  que 
le  patrimoine  indispensable  à  leur  indépendance,  à  leur  libre 
communication  avec  le  monde  catholique. 

Le  Saint-Siège  n'évitait  pas  seulement  les  conflits  entre  les 
princes  et  les  peuples;  il  jugeait  souvent,  comme  souverain 
arbitre,  les  querelles  entre  les  nations.  Tandis  que  les  anciens 
cultes  avaient  créé  partout  des  barrières,  des  divisions  et  des 
haines,  la  foi  cathohque  rendait  les  nations  sœurs,  grandissant 
côte  à  côte,  puisant  leurs  forces  à  la  môme  source,  destinées,  au 
lieu  de  s'entre-déchirer,  à  verser  leur  trop  plein  dans  des  con- 
trées désertes  ou  barbares.  De  là,  ce  qu'on  appelle  la  chrétienté, 
l'union  des  peuples  en  une  famille,  les  Etats-Unis  de  l'Europe, 
comme  on  dit  de  nos  jours,  un  droit  des  gens  nouveau,  droit 
qui  rendait  les  guerres  aussi  rares  et  aussi  douces  que  possibles, 
droit  qui  permettait  aux  peuples  de  s'unir  autour  d'un  dra- 
peau commun  pour  la  défense  de  la  civilisation  et  la  conquête 
du  monde. 

Ainsi  en  ne  gardant  qu'un  minimum  de  force  matérielle,  en 
exerçant  partout  l'ascendant  de  la  force  morale,  l'Eglise  avait 
amené  les  pouvoirs  de  fait  à  se  transformer  en  pouvoirs  de 
droit,  façonnés  à  son  image,  recevant  l'autorité  d'en  haut  et  ne 
l'exerçant  que  pour  la  justice.  En  même  temps,  elle  avait  fondé 
la  liberté  sur  le  dévouement  à  la  chose  publique  et  le  respect  de 


INTRODUCTION.  ^9 

la  justice.  De  l'autorité,  elle  avait  fait  une  institution  destinée 
au  bien  général,  intéressée  à  consulter  toutes  les  classes,  à  pro- 
téger tous  les  intérêts  et  à  ne  s'armer  de  la  force  que  contre 
les  attentats.  De  la  liberté,  elle  avait  fait  une  puissance,  s'exer- 
çant  surtout  par  la  persuasion  et  par  l'exemple  et  n'ayant 
recours  que  pour  la  légitime  défense,  en  cas  d'extrême  néces- 
sité, à  l'emploi  de  la  force.  Jamais  la  liberté  et  l'autorité,  la 
vérité  et  le  droit  n'ont  autant  régné  dans  le  monde  qu'au 
moyen  âge. 

L'Eglise,  cependant,  ne  s'agrandissait  point  aux  dépens  des 
nations.  Au  lieu  de  gêner  leur  activité,  elle  ne  leur  interdisait 
que  la  violence,  l'injustice,  l'égoïsme  brutal.  Elle  ouvrait  à 
toutes  les  forces  humaines  la  carrière  où  elles  peuvent  se  dé- 
velopper avec  une  plus  puissante  harmonie. 

Certes,  ce  n'était  pas  encore  l'idéal  dont  tous  les  hommes  et 
tous  les  peuples  se  rapprochent  indéfiniment  sans  jamais 
l'atteindre  ;  mais  c'était  une  large  ouverture.  Chacun  voyait 
clairement  le  but  lointain,  le  plan  complet  de  la  civilisation  ;  il 
pouvait  consacrer  son  zèle  à  le  développer  et  à  le  défendre  ;  en 
mourant,  il  avait  l'assurance  d'avoir  mis  sa  sueur  ou  son  sang 
à  l'édifice  de  l'avenir. 
•    «..•«..•.•.•••«..     >•     ,     , 

Tel  est,  dans  son  ensemble,  le  moyen  âge.  Dans  l'ordre  re- 
ligieux, dans  Tordre  social,  dans  l'ordre  politique,  il  avait  conçu 
et  constitué  la  civilisation  chrétienne  ;  il  l'avait  assise  sur  des 
principes  éternels,  autant  que  le  permettaient  les  nombreux 
obstacles  du  temps  et  des  circonstances ,  et  il  l'avait  implantée 
si  profondément  dans  le  sol  et  dans  les  âmes,  que  ce  moyen 
âge,  tout  défiguré  qu'il  est  par  l'ancien  régime  et  par  la  révo- 
lution, pour  le  peu  qui  en  survit,  nous  fait  vivre. 

«  Il  est  bien|  clair  et  évident  que  la  cause  de  la  civilisation 
manque  de  fondements  solides  si  elle  ne  s'appuie  pas  sur  les 
principes  éternels  de  la  vérité  et  sur  les  lois  immuables  du  droit 
et  de  la  justice,  si  un  amour  sincère  n'unit  entre  elles  les  volon- 
tés des^hommes  et  ne  règle  heureusement  la  distinction  et  les 
motifs  de  leurs  devoirs  réciproques.  Or,  qui  oserait  le  nier? 


30  HISTOIRE  DE  LA  PAPAUTÉ. 

n'est-ce  pas  l'Eglise  qui,  en  prêchant  l'Evangile  parmi  les  na- 
tions, a  fait  briller  la  lumière  de  la  vérité  au  milieu  des  peuples 
sauvages  et  imbus  de  superstitions  honteuses  et  qui  les  a  rame- 
nés à  la  connaissance  du  divin  Auteur  de  toutes  choses  et  au 
respect  d'eux-mêmes  ? 

»  N'est-ce  pas  l'Eglise  qui,  faisant  disparaître  la  calamité  de 
l'esclavage,  a  rappelé  les  hommes  à  la  dignité  de  leur  très- 
noble  nature?  N'est-ce  pas  elle  qui,  en  déployant  sur  toutes  les 
plages  de  la  terre  l'étendard  de  la  rédemption,  en  attirant  à  elle 
les  science  et  les  arts,  ou  en  les  couvrant  de  sa  protection,  qui, 
par  ses  excellentes  institutions  de  charité  où  toutes  les  misères 
trouvent  leur  soulagement,  par  ses  fondations  et  par  les  dépôts 
dont  elle  a  accepté  la  garde,  a  partout  civiUsé  dans  ses  mœurs 
privées  et  publiques  le  genre  humain,  l'a  relevé  de  sa  misère 
et  l'a  formé  avec  toutes  sortes  de  soins  à  un  genre  de  vie  con- 
forme à  la  dignité  et  à  l'espérance  humaines  ? 

))  Et  maintenant,  si  un  homme  d'un  esprit  sain  compare 
l'époque  où  nous  vivons,  si  hostile  à  la  religion  et  à  l'Eglise  de 
Jésus-Christ,  avec  ces  temps  si  heureux  où  l'Eglise  était  hono- 
rée par  les  peuples  comme  une  mère,  il  devra  se  convaincre 
entièrement  que  notre  époque  pleine  de  troubles  et  de  destruc- 
tions se  précipite  tout  droit  et  rapidement  à  sa  perte,  et  que 
ces  temps-là  ont  été  d'autant  plus  florissants  en  excellentes 
institutions,  en  tranquillité  de  la  vie,  en  richesses  et  en  prospé- 
rité que  les  peuples  se  sont  montrés  plus  soumis  au  gouver- 
nement de  l'Eglise  et  plus  observateurs  de  ses  lois.  Que  si  les 
biens  nombreux  que  nous  venons  de  rappeler  et  qui  ont  dû 
leur  naissance  au  ministère  de  l'Eglise  et  à  son  influence  salu- 
taire, sont  vraiment  des  ouvrages  et  des  gloires  de  la  civilisa- 
tion humaine,  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ  abhorre  la  civiUsation  et  la  repousse,  puisque  c'est  à  elle, 
au  contraire,  que  revient  en  entier,  selon  son  jugement,  l'hon- 
neur d'avoir  été  sa  nourrice,  sa  maîtresse  et  sa  mère. 

»  Bien  plus,  cette  sorte  de  civiUsation  qui  répugne  au  con- 
traire aux  saintes  doctrines  et  aux  lois  de  l'Eglise,  n'est  autre 
chose  qu'une  feinte  civilisation  et  doit  être  considérée  comme 


INTRODUCTION .  31 

un  vain  nom  sans  réalité.  C'est  là  une  vérité  dont  nous  four- 
nissent une  preuve  manifeste  ces  peuples  qui  n'ont  pas  vu 
briller  la  lumière  de  l'Evangile  ;  dans  leur  vie,  on  a  pu  aperce- 
voir quelques  faux  dehors  d'une  éducation  plus  cultivée ,  mais 
les  vrais  et  solides  biens  de  la  civilisation  n'y  ont  pas  prospéré. 
Il  ne  faut  point,  en  effet,  considérer  comme  une  perfection  de 
la  vie  civile,  celle  qui  consiste  à  mépriser  audacieusement  tout 
pouvoir  légitime  ;  et  on  ne  doit  pas  saluer  du  nom  de  liberté 
celle  qui  a  pour  cortège  honteux  et  misérable  la  propagation 
effrénée  des  erreurs,  le  libre  assouvissement  des  cupidités  per- 
verses, l'impunité  des  crimes  et  des  méfaits  et  loppression  des 
meilleurs  citoyens  de  toute  classe.  Ce  sont  là  des  principes 
erronés,  pervers  et  faux  ;  ils  ne  sauraient  donc  assurément 
avoir  la  force  de  perfectionner  la  nature  humaine  et  de  la  faire 
prospérer,  car  le  péché  fait  les  hommes  misérables  ^;  il  devient, 
au  contraire,  absolument  inévitable  qu'après  avoir  corrompu 
les  esprits  et  les  cœurs,  ces  principes,  par  leur  propre  poids, 
précipitent  les  peuples  dans  toutes  sortes  de  malheurs,  qu'ils 
renversent  tout  ordre  légitime  et  conduisent  ainsi  plus  tôt  ou 
plus  tard  la  situation  et  la  tranquillité  publiques  à  leur  der- 
nière perte. 

»  Si  on  contemple,  au  contraire,  les  œuvres  du  Pontificat 
romain,  que  peut-il  y  avoir  de  plus  inique  que  de  nier  combien 
les  Pontifes  romains  ont  noblement  et  bien  mérité  de  toute  la 
société  civile  ? 

»  Nos  prédécesseurs,  en  effet,  voulant  pourvoir  au  bonheur 
des  peuples,  entreprirent  des  luttes  de  tout  genre,  supportèrent 
de  rudes  fatigues  et  n'hésitèrent  jamais  à  s'exposer  à  d'âpres 
difficultés  ;  les  yeux  fixés  au  ciel,  ils  n'abaissèrent  point  leurs 
fronts  devant  les  menaces  des  méchants  et  ne  commirent  pas 
la  bassesse  de_se  laisser  détourner  de  leur  devoir,  soit  par 
les  flatteries,  soit  par  les  promesses.  Ce  fut  le  Siège  aposto- 
lique qui  ramassa  les  restes  de  l'antique  société  détruite  et  les 
réunit  ensemble.  Il  fut  aussi  le  flambeau  ami  qui  illumina  la 

^  Pror.,  XIV,  3G. 


32  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

civilisation  dos  temps  chrétiens  ;  l'ancre  de  salut  au  milieu  des 
plus  terribles  tempêtes  qui  aient  agité  la  race  humaine  ;  le 
lien  sacré  de  la  concorde,  qui  unit  entre  elles  des  nations  éloi- 
gnées et  de  mœurs  diverses  ;  il  fut  enfin  le  centre  commun  où 
l'on  venait  chercher  aussi  bien  la  doctrine  de  la  foi  et  de  la 
religion  que  les  auspices  de  paix  et  les  conseils  des  actes  à 
accomphr.  Quoi  de  plus  ?  C'est  la  gloire  des  Pontifes  romains, 
de  s'être  toujours  et  sans  relâche  opposés  comme  un  mur  et  un 
rempart  à  ce  que  la  société  humaine  ne  retombât  point  dans  la 
superstition  et  la  barbarie  antiques. 

»  Mais  plût  au  Ciel  que  cette  autorité  salutaire  n'eût  jamais 
été  négUgée  ou  répudiée!  Le  pouvoir  civil  n'eût  pas  alors 
perdu  cette  auréole  auguste  et  sacrée  qui  le  distinguait,  que  la 
religion  lui  avait  donnée  et  qui  seule  rend  l'état  d'obéissance 
noble  et  digne  de  l'homme  ;  on  n'aurait  pas  vu  s'allumer  tant 
de  séditions  et  de  guerres  qui  ont  été  la  funeste  cause  de  ca- 
lamités et  de  meurtres;  et  tant  de  royaumes,  autrefois  très- 
florissants,  tombés  aujourd'hui  du  faîte  de  la  prospérité,  ne  se- 
raient point  accablés  sous  le  poids  de  toutes  sortes  de  misères. 
Nous  avons  encore  un  exemple  des  malheurs  qu'entraîne  la 
répudiation  de  l'autorité  de  l'Eghse  dans  les  peuples  orientaux, 
qui,  en  brisant  les  hens  très-doux  qui  les  unissaient  à  ce  Siège 
apostolique,  ont  perdu  la  splendeur  de  leur  antique  réputation, 
la  gloire  des  sciences  et  des  lettres  et  la  dignité  de  leur 
empire. 

))  Or,  ces  admirables  bienfaits  que  le  Siège  apostolique  a 
répandus  sur  toutes  les  plages  de  la  terre,  et  dont  font  foi  les 
plus  illustres  monuments  de  tous  les  temps,  ont  été  spéciale- 
ment ressentis  par  ce  pays  d'Italie  qui  a  tiré  du  Pontificat 
romain  des  fruits  d'autant  plus  abondants  que  par  le  fait  de  sa 
situation  il  s'en  trouvait  plus  rapproché.  C'est  en  effet  aux 
Pontifes  romains  que  l'Italie  doit  se  reconnaître  redevable  de 
la  gloire  solide  et  de  la  grandeur  dont  elle  a  brillé  au  miheu 
des  autres  nations.  Leur  autorité  et  leurs  soins  paternels  l'ont 
plusieurs  fois  protégée  contre  les  vives  attaques  des  ennemis, 
et  c'est  d'eux  qu'elle  a  reçu  le  soulagement  et  le  secours  né- 


INTRODUCTION.  33 

cessaire  pour  que  la  foi  catholique  fût  toujours  intégralement 
conservée  dans  le  cœur  des  Italiens. 

»  Ces  mérites  de  nos  prédécesseurs,  pour  n'en  point  citer 
d'autres,  nous  sont  surtout  attestés  par  l'histoire  des  temps  de 
saint  Léon  le  Grand,  d'Alexandre  III,  d'Innocent  III,  de  saint 
Pie  V,  de  Léon  X  et  d'autres  Pontifes,  par  les  soins  et  sous  les 
auspices  desquels  Fltalie  échappa  à  la  dernière  destruction  dont 
elle  était  menacée  par  les  barbares,  conserva  intacte  l'antique 
foi,  et,  au  milieu  des  ténèbres  et  de  la  barbarie  d'une  époque 
plus  grossière,  développa  la  lumière  des  sciences  et  la  splen- 
deur des  arts,  et  les  conserva  florissantes.  Ils  nous  sont  attestés 
encore  par  cette  sainte  ville,  siège  des  Pontifes,  qui  a  tiré  d'eux 
ce  très- grand  avantage  d'être  non-seulement  la  plus  forte 
citadelle  de  la  foi,  mais  encore  d'avoir  obtenu  l'admiration  et 
le  respect  du  monde  entier  en  devenant  l'asile  des  beaux-arts 
et  la  demeure  de  la  sagesse.  Comme  la  grandeur  de  ces  choses 
a  été  transmise  au  souvenir  éternel  de  la  postérité  par  les  mo- 
numents de  l'histoire,  il  est  aisé  de  comprendre  que  ce  n'est 
que  par  une  volonté  hosti^.e  et  une  indigne  calomnie  employées 
l'une  et  l'autre  à  tromper  les  hommes,  qu'on  a  fait  accroire 
parla  parole  et  par  les  écrits,  que  ce  Siège  apostolique  était  un 
obstacle  à  la  civiUsation  des  peuples  et  à  la  prospérité  de 
l'Italie. 

»  Si  donc  toutes  les  espérances  de  l'Italie  et  du  monde  tout 
entier  sont  placées  sur  cette  force  si  favorable  au  bien  et  à 
l'utilité  de  tous  dont  jouit  l'autorité  du  Siège  apostolique,  et 
sur  ce  lien  si  étroit  qui  unit  tous  les  fidèles  au  Pontife  romain. 
Nous  comprenons  que  Nous  ne  devons  avoir  rien  plus  à  cœur 
que  de  conserver  religieusement  intacte  sa  dignité  à  la  Chaire 
romaine  et  de  resserrer  de  plus  en  plus  l'union  des  membres 
avec  la  tête  el  celle  des  fils  avec  leur  père  ^  » 

J'adjure  tout  homme  de  bonne  foi  de  peser  dans  son  cœur, 
au  poids  du  sanctuaire,  son  jugement  sur  cette  grande  époque. 
Qu'il  embrasse,  pour  s'éclairer,  d'un  regard  synthétique,  le 
passé,  le  présent  et  l'avenir. 

^  Encyclique  Inscrutabili. 

IV.  3 


3i  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

Avant  Jésus-Christ,  l'humanité  avait  essayé  ^ses  forces  pen- 
dant quatre  mille  ans;  mais  ses  efforts,  loin  d'aboutir  au 
triomphe  naturel  de  la  vertu  et  à  l'expansion  progressive  de  la 
civilisation,  n'avaient  conduit  qu'au  règne  de  la  violence  et  du 
vice.  On  croit  que  l'ancien  monde  mourut,  il  serait  plus  juste 
de  dire  qu'il  creva. 

Après  les  invasions  des  barbares,  les  Papes  essayèrent  leur 
puissance  sur  cette  société  morte.  Dans  ce  cadavre  en  pourri- 
ture, FEgUse  ranima  la  vie  intellectuelle  et  morale,  le  senti- 
ment du  droit,  la  liberté  du  bien,  tous  les  éléments  de  force, 
de  dignité  et  de  grandeur  d'où  est  sortie  la  civihsation. 

Devenue  maîtresse  de  la  république  chrétienne  du  moyen 
âge,  l'Eglise  nous  offre  une  preuve  saisissante  de  sa  divinité, 
par  la  modération,  la  douceur,  le  désintéressement  avec 
lesquels  elle  a  usé  de  sa  suprématie,  donnant  à  l'activité  et  à  la 
liberté  un  immense  développement,  ne  résistant  jamais  que 
pour  le  bien.  Le  gouvernement  intellectuel  et  moral  de  l'hu- 
manité est  son  office  propre  :  elle  sut  le  remplir.  Au  milieu 
d'hommes  livrés  à  tous  les  vices  et  toujours  jaloux  de  leur 
autorité,  elle  sut  ne  point  exagérer  son  pouvoir,  ne  pas  laisser 
fléchir  sa  vertu.  La  violence  multipliait  les  misères,  la  charité 
fut  plus  forte  que  la  violence.  La  propriété  ecclésiastique  et 
monastique  vint  tempérer  ce  qu'a  de  dur  la  propriété  po- 
pulaire, bourgeoise  ou  patricienne.  Les  chaînes  de  l'esclavage 
furent  brisées.  La  personnalité  humaine,  le  mariage,  la  famille 
reçurent  leur  constitution  morale.  Le  pouvoir  des  rois  et  des 
empereurs  eut  ses  limites.  C'est  là,  en  somme,  l'ouvrage  du 
Saint-Siège.  Le  moyen  âge,  certainement,  n'est  pas  le  type 
accompli  de  la  civilisation  ;  mais  il  nous  montre  comment  a 
fonctionné,  dans  les  temps  barbares,  le  seul  véritable  instru- 
ment de  réforme  et  de  progrès,  la  sainte  Eglise  de  Jésus- 
Christ. 

Le  despotisme  a  repris  racine  chez  les  peuples  modernes  à 
mesure  qu'on  a  éliminé  le  Rédempteur  des  âmes,  et  la  sécula- 
risation, à  laquelle  on  pousse  misérablement  la  société  actuelle, 
n'est  qu'un  retour  honteux  au  paganisme.  Aujourd'hui  plus 


INTRODUCTION.  35 

que  jamais,  au  dix-neuvième  siècle  plus  qu'au  douzième,  avec 
l'imprimerie,  la  vapeur,  l'électricité,  beaucoup  plus  qu'aux 
temps  féodaux,  nous  sommes  dans  l'alternative,  ou  de  trouver 
dans  une  religion  naturelle  et  divine,  modérant  et  contrôlant 
tous  les  pouvoirs,  la  garantie  de  nos  libertés  religieuses, 
sociales  et  politiques,  ou  de  chercher,  dans  l'absolutisme  le 
plus  complet,  le  plus  dur,  le  plus  avilissant,  le  salut  éphémère 
de  l'ordre  et  le  gage  de  la  tranquillité  matérielle. 

«  L'industrie  et  l'organisation  du  travail,  dit  un  vaillant 
chrétien,  n'ont  pas,  pour  les  défricher,  moins  besoin  de  reli- 
gieux que  les  forêts  de  la  Germanie.  La  hberté  politique  est 
plus  difficile  et  plus  menacée,  au  milieu  du  va-et-vient  des  flots 
de  la  démocratie,  qu'au  sein  des  communes  et  des  républiques 
du  moyen  âge.  Dans  la  mêlée  des  opinions  et  des  systèmes,  les 
consciences  sont  plus  que  jamais  exposées  à  être  la  proie  de 
l'erreur,  qui  ne  les  charme  un  instant  que  pour  les  asservir. 
Pour  contenir  et  pour  diriger  tontes  ces  forces  déchaînées,  la 
puissance  concentrée  de  l'Etat  est  condamnée  à  se  perfec- 
tionner et  à  grandir  tous  les  jours,  et  alors  si  elle  n'a  pour 
contrepoids  une  puissance  morale  organisée  et  centraHsée 
comme  elle,  ayant  une  vie  surhumaine  et  divine,  c'en  est  fait 
de  la  liberté  et  de  la  conscience  individuelles,  livrées  sans 
secours  aux  engrenages  de  ce  gigantesque  mécanisme  ^  » 

En  présence  d'un  mal  si  destructeur,  la  reUgion  naturelle, 
proclamant  l'expansion  légitime  et  progressive  des  forces  hu- 
maines, ne  serait  plus  que  l'apothéose  de  l'Etat,  la  résurrection 
du  césarisme  ;  et,  sans  autre  garantie  que  la  loi  menteuse  du 
progrès  continu,  auquel  nous  infligeons  les  plus  éclatants  dé- 
mentis, nous  verrions  consacrer,  par  ce  pouvoir  déjà  si  formi- 
dable, la  confusion  des  deux  puissances  aux  mains  du  pouvoir 
civil,  la  déification  du  prince  servant  de  préface  à  la  déification 
de  tous  les  vices. 

Nous  aurions  définitivement  abattu  le  moyen  âge,  mais  nous 

^  KellQr,  l'Encyclique  et  les  Principes  de  89,  p.  73.  Nous  recommandons  ce 
livre  comme  un  monument  de  science,  de  conscience  et  d'indépendance. 


30  UISTOIUE   DE   LA   PAPAUTE. 

aurions  creusé  définitivement  la    tombe   de  l'Europe  chré- 
tienne. 

L'avenir,  comme  le  passé,  est  entre  les  mains  des  Papes. 

L'Europe,  si  elle  doit  être  sauvée,  sera,  en  notre  siècle, 
sauvée  uniquement  par  les  Pontifes  de  Rome,  comme  elle  fut, 
au  moyen  âge,  créée,  constituée,  vivifiée,  illuminée,  grandie 
uniquement  par]  les  Souverains-Pontifes. 

L'Europe  sera  sauvée  par  les  Papes  :  l''  parce  que,  en  main- 
tenant rindépendance  ecclésiastique ,  les  Papes  assurent  la 
distinction  et  le  respect  des  deux  puissances,  borne  sacrée  que 
ne  doit  pas  franchir  l'omnipotence  de  l'Etat,  à  peine  de  revenir 
à  l'absolutisme  du  pouvoir  humain;  2"  parce  que,  en  mainte- 
nant les  doctrines,  les  lois  et  les  grâces  de  la  religion,  les 
Papes  assurent  la  moralité  des  citoyens  et  les  empêchent  de 
retomber  dans  le  bestialisme  païen  ou  barbare  ;  3°  parce  que  les 
Papes,  en  maintenant  sur  la  propriété,  le  mariage,  la  famille, 
la  liberté  et  le  pouvoir,  l'autorité  de  Dieu,  assurent  à  toutes 
les  bases  de  l'ordre  social  un  caractère  sacré  qui  les  em- 
pêche de  tomber  sous  les  caprices  de  l'arbitraire  et  sous  la 
violence  des  passions. 

En  dehors  du  Pape,  en  dehors  des  enseignements,  des  pré- 
ceptes et  des  institutions  qu'il  représente,  nous  tombons  entre 
les  mains  de  Brutus  ou  de  César  ^  c'est-à-dire,  quelle  que  soit 
la  forme  de  gouvernement,  nous  redevenons  la  proie  de 
Nemrod. 

^  Un  caricaturiste  contemporain  disait  :  «  Mangeux  et  mangés,  c'est 
l'histoire  ancienne  ;  blagueux  et  blagués,  c'est  la  moderne.  »  Ce  carica- 
turiste se  trompait,  tous  les  hlaçjueux  de  la  Révolution  sont  purement  et 
simplement  des  mangeurs  de  l'humanité,  des  exterminateurs  :  ils  ne  gou- 
vernent pas,  ils  tuent  :  c'est  toute  leur  science. 


CHAPITRE   PREMIER. 

LES  PAPES,  DANS  LE  PLEIN  EXERCICE  DE  LEUR  PUISSANCE,  ONT-ILS 
RÉPONDU  A  LA  MISSION  QU'iLS  AVAIENT  REÇUE  d'ÊTRE,  APRÈS  JÉSUS- 
CHRIST,  ET  PAR  SA  GRACE,  LES  PASTEURS  SPIRITUELS  DU  GENRE 
HUMAIN  ? 

L'histoire  des  Papes,  dans  son  développement  à  travers  les 
âges,  nous  obligeait  à  étudier  d'abord  les  origines  de  leur  puis- 
sance, puis  le  plein  exercice  de  leur  autorité  souveraine,  enfin 
les  bienfaits  qui  résultent,  par  la  force  des  choses,  de  l'exercice 
de  cette  autorité.  Dans  nos  précédents  volumes,  nous  avons  eu 
à  cœur  de  répondre  aux  exigences  de  cette  noble  tâche.  Nous 
avons  insisté  longuement  sur  les  origines  du  pouvoir  ponti- 
fical et  expliqué  les  quelques  faits  anciens  dont  l'ignorance 
pouvait  jeter  quelque  ombre  sur  l'étendue  de  ce  pouvoir  nais- 
sant. Nous  avons  constaté,  dès  le  commencement,  la  princi- 
pauté de  la  monarchie  apostolique,  principauté  prouvée  et  par 
l'autorité  de  la  juridiction,  et  par  l'initiative  de  l'apostolat,  et 
par  la  constitution  du  pouvoir  temporel  des  Papes.  Nous  nous 
sommes  transportés  en  Orient  pour  admirer  le  zèle  des  Papes  à 
défendre  les  prérogatives  de  la  Chaire  apostolique  et  leur  con- 
stance héroïque  dans  un  dessein  qui  eût  pu  sauver  le  Bas- 
Empire.  Nous  voici  désormais  sur  le  sol  de  l'Occident,  théâtre 
glorieux  des  plus  beaux  exploits  du  Saint-Siège.  Nous  devons 
nous  confiner  pour  longtemps  sur  ce  terrain,  qui  a  vu  éclater 
les  plus  beaux  rayons  de  la  grâce  de  Jésus-Christ.  L'Europe, 
c'est  le  pays  soumis  d'une  manière  plus  directe  à  l'action  des 
Souverains-Pontifes,  c'est  la  grande  patrie  dont  nous  sommes 
les  enfants.  Tous  les  siècles  de  notre  histoire  portent  les  noms 
des  Papes.  Il  a  donc  paru  patriotique  et  pieux,  tout  en  nous 


38  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

maintenant  dans  la  lice  de  l'apologie,  d'aborder  cette  histoire 
par  SCS  grands  aspects,  de  parcourir  ses  horizons  pleins  de 
lumières  et  de  confondre,  par  une  accumulation  de  splendeur, 
les  frivoles  blasphèmes  de  l'impiété. 

La  première,  la  plus  haute  question  qui  sollicite  notre  zèle, 
c'est  la  question  même  du  Pontificat.  Dans  leur  guerre  contre 
l'Eglise,  les  adversaires  usent  d'un  procédé  aussi  peu  raison- 
nable qu'il  est  habile.  Pour  motiver  leur  haine  et  assurer  le 
triomphe  de  leurs  attaques,  ils  dépouillent  les  Papes  de  leur 
autorité  surnaturelle,  les  réduisent  au  rôle  infime  de  politiques 
sans  grandeur  et  les  accablent  sous  les  dérisions  d'une  critique 
d'autant  plus  ardente  qu'elle  est  aveugle.  C'est  une  tactique 
dont  nous  ne  serons  pas  dupes.  Ce  qu'il  faut  voir  dans  le  Pape, 
c'est  le  Pape,  c'est  le  Vicaire  de  Jésus-Christ  pour  la  propaga- 
tion du  Christianisme,  pour  la  conservation  de  la  foi,  pour  la 
défense  de  l'unité  dogmatique,  du  culte,  des  mœurs,  enfui  de 
tout  ce  qui  constitue  la  prospérité  de  l'Eglise.  Si  les  Papes  ont 
accompli  ces  grandes  choses,  ils  ont  fait  ce  pourquoi  les  avait 
institués  Jésus-Christ.  La  Papauté  a  rempli  son  divin  mandat. 
L'adversaire  n'a  plus  d'excuse  que  l'oubli  des  lois  de  la  discus- 
sion, plus  de  ressource  que  le  silence. 

Nous  devons  donc  examiner  cette  grande  question  dans  tous 
ses  détails,  et  si,  sur  chaque  point,  l'histoire  répond  affirma- 
tivement, la  question  est  vidée,  l'accusation  tombe  sous  le  poids 
de  son  néant. 

L  Les  Papes  ont-ils  élé  les  propagateurs  du  Christianisme  ? 

Quand  nous  voyons  le  grand  arbre  de  l'Evangile  étendre  ses 
branches  sur  toutes  les  contrées  de  la  terre,  nous  devons 
observer  que  Pierre,  vivant  dans  ses  successeurs,  n'est  pas  seu- 
lement le  roc  sur  lequel  est  planté  cet  arbre,  mais  encore  l'ins- 
trument choisi,  l'ouvrier  délégué  pour  déployer  les  rameaux 
de  cet  arbre  dans  tout  l'univers. 

Le  simple  fait  tranche  la  discusion.  Qui  a  porté  la  lumière  du 
Christianisme  à  Rome  et  à  l'Italie?  Le  Pape.  Qui  a  évaiigelisé 
les  Gaules?  Le  Pape.  Qui  a  converti  l'Angleterre,  l'Ecosse 
et  l'Irlande?  Le  Pape.  Qui  a  envoyé  des  missionnaires  à  la 


CHAPITRE   l*^  39' 

Franconie,  à  la  Frise,  à  la  Germanie?  Le  Pape.  Qui  a  choisi  les 
apôtres  de  la  Hongrie,  de  la  Russie,  de  la  Prusse  et  du  Dane- 
marck?  Le  Pape.  Qui  dépêche  encore  chaque  jour  des  apôtres 
en  Asie,  en  Afrique,  en  Amérique,  en  Océanie?  Le  Pape. 

Mais  examinons  de  plus  près  ces  grands  faits  de  l'histoire. 
Déjà  nous  avons  étudié  quelques-uns  de  ces  faits  ;  il  suffira  d'en 
rappeler  le  souvenir  et  de  dresser,  des  autres,  une  victorieuse 
nomenclature. 

Le  premier  acte  pour  la  propagation  du  Christianisme  a  été 
posé  par  le  premier  Pape,  en  la  translation,  dans  la  capitale  du 
monde  païen,  du  siège  de  la  Papauté.  De  ce  centre  de  l'ancien 
et  du  nouveau  monde,  Pierre,  prince  des  apôtres,  et  ses  suc- 
cesseurs jusqu'à  Pie  IX,  ont  envoyé  les  bannières  de  l'Evan- 
gile jusque  dans  les  contrées  les  plus  lointaines.  Pierre  lui- 
même  avait  lancé,  dans  les  parties  principales  de  l'empire,  des 
semeurs  de  la  parole  sainte.  Malgré  les  persécutions,  le  succes- 
seur de  saint  Pierre,  Clément,  put,  par  la  mission  de  saint 
Denys,  achever  de  répandre,  dans  les  Gaules,  la  lumière  de 
l'Evangile  ^ 

Dès  le  deuxième  siècle,  le  pape  Eleuthère  eut  occasion  d'en- 
voyer des  missionnaires  en  Angleterre  et  d'y  gagner,  à  la 
doctrine  du  Sauveur,  le  roi  et  le  peuple.  Le  pape  saint  Célestin 
dépêcha  Pallade  en  Ecosse  et  saint  Patrice  en  Irlande,  et  fit 
planter,  dans  les  deux  îles,  la  croix  du  salut  \ 

Au  cinquième  siècle,  le  pape  Ilormisdas  eut  la  joie  de  con- 
vertir au  Christianisme,  par  saint  Rémi,  son  vicaire  apostolique, 
Clovis,  roi  des  Francs,  et  de  gagner  son  peuple  à  l'Eglise  de 
Jésus-Christ.  Malgré  les  plus  nombreuses  occupations,  le  pape 
Grégoire  le  Grand  donna  une  attention  constante  à  la  con- 
version des  Anglo-Saxons  ;  avant  son  élévation  au  Siège  apos- 
tolique, il  voulut  faire  lui-même  l'office  de  missionnaire;  il  en 
chargea  ensuite  saint  Augustin,  qu'il  envoya  chez  les  Anglo- 
Saxons  avec  plusieurs  prêtres  abondamment  pourvus  de  hv^' 


^  Acta  S.  Dyonisii;  Bouquet,  Hist.  eccl.  Gall,  t.  V,  ii;  B' 
*  Baron.,  ad.  an.  183  ;  Beda,  Hist.  angl,  I. 


40  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

religieux  et  de  toutes  les  choses  nécessaires  à  la  célébration 
du  culte  ^ 

Au  septième  siècle,  pendant  que  l'Eglise  était  menacée  d'un 
côté  par  les  divisions  religieuses  de  l'Orient,  et  d'un  autre 
côté  par  le  sabre  des  Sarrasins,  le  pape  Honorius  ne  laissa  pas 
de  s'occuper  de  la  propagation  de  l'Evangile  parmi  les  païens 
qui  habitaient  encore  en  grand  nombre  les  Iles-Britanniques. 
Il  leur  envoya  comme  missionnaire  l'évêque  Byrin,  dont  les 
prédications  eurent  le  plus  heureux  succès  ^  Au  môme  siècle, 
le  pape  Martin  fit  travailler  à  la  conversion  des  infidèles  les 
célèbres  missionnaires  Lendelin,  Amand,  Landoald  et  Va- 
lentin\  Le  pape  Konon  consacra  saint  Kilian  d'Irlande  comme 
apôtre  de  la  Franconie,  dont  les  habitants  reçurent  le  baptême 
des  mains  de  ce  missionnaire  apostoHque  \  Le  pape  Sergius 
institua  saint  Willibrord  apôtre  des  Frisons  \ 

Au  huitième  siècle,  le  pape  Grégoire  II  s'occupa  particu- 
lièrement de  la  Germanie.  C'est  à  lui  que  l'Allemagne  doit 
d'être  chrétienne.  Le  Saint-Père  chargea  de  la  régénération 
de  ce  pays  saint  AYinfried,  qui  est  honoré  comme  apôtre  de 
FAllemagne  sous  le  nom  de  Boniface.  Il  le  consacra  évêque 
apostolique,  lui  donna  des  lettres  de  plein  pouvoir  pour  les 
grands  et  les  peuples  de  l'empire  germanique,  et  c'est  par  lui 
que  cette  vaste  contrée  fut  illuminée  des  rayons  bienfaisants 
du  soleil  chrétien.  A  la  même  époque,  Corbinien  quittait  les 
marches  du  trône  papal  pour  passer  les  Alpes  et  porter  aux 
Bavarois  la  bénédiction  du  Pape  et  la  lumière  de  la  foi^  Le 
pape  Adrien  acheva,  sous  le  règne  de  Chaiiemagne,  de  con- 
vertir l'Allemagne  au  Christianisme  '. 

Au  dixième  siècle,  le  pape  Jean  XIII  tourna  ses  regards 

vers  les  Sarmates  et  les  Vandales.  Aux  premiers,  il  envoya 

un  évêque  pour  les  instruire  dans  la  foi  chrétienne  ;  les  seconds 

avaient  adressé  au  Pape  cette  prière  :  «  Nous  avons  appris 

'^'11  existe  un  royaume  de  Dieu  dont  le  chef,  nommé  Pierre, 

■  ^nn.  500-601.  —  '  Beda,  Hist.  angl.,  t.  III,  p.  7.  —  ^  Baron., 
Buttler,  t.  IX,  p.  lo6.  —  ^  Beda,  t.  V,  p.  12.  —  «  Buttler, 
•  Balus,  t.  I,  p.  247. 


CHAPITRE    I*^  41 

est  à  Rome  ;  qu'il  exerce  la  souveraine  puissance  dans  ce 
royaume,  et  qu'il  a  le  pouvoir  de  nous  délivrer  de  la  servitude 
de  l'enfer  et  de  nous  donner  la  liberté  du  Christ.  Nous  nous 
adressons  donc  à  ce  chef  et  nous  implorons  son  secours.  » 
Jean  accueillit  cette  prière  avec  un  joyeux  empressement, 
députa  un  grand  nombre  de  prêtres  vers  ce  peuple,  si  dé- 
sireux du  salut  ;  et  la  nation  vandale  ainsi  que  son  roi  reçut 
le  baptême  et  le  trésor  de  la  foi  chrétienne  K 

Le  pape  Sylvestre  II,  mort  en  1003,  eut  la  sainte  joie  de 
répandre  l'Evangile  en  Hongrie,  par  le  pieux  duc  Etienne,  et 
d'attirer  les  Hongrois  dans  le  giron  de  l'Eglise.  A  cette  occasion, 
il  s'écria  dans  un  pieux  ravissement  :  «Je  porte  le  titre  d'aposto- 
lique, mais  Etienne  est  l'apôtre  qui  a  conduit  ce  grand  peuple 
à  la  foi.  ))  A  l'appui  de  ce  témoignage,  le  Pape  envoya  à  Etienne 
une  couronne  royale  et  une  croix;  c'est  depuis  lors  que  les 
princes  hongrois  prirent  comme  une  distinction  glorieuse  le 
titre  de  rois  apostoliques. 

Peu  de  temps  après,  le  pape  Jean  XYIÏÎ,  mort  en  1009, 
réussit  à  faire  connaître  l'Evangile  aux  Prussiens  et  aux 
Russes.  Il  leur  envoya  le  saxon  Boniface,  premier  chapelain  de 
l'empereur  Othon  III  ;  il  souffrit  le  martyre  dans  l'accomplisse- 
ment de  sa  mission.  Alors  le  Pape  chargea  saint  Romuald, 
abbé  de  Saint-Emmeran,  à  Ratisbonne,  de  continuer  l'œuvre 
commencée  ;  la  grâce  divine  toucha  le  cœur  des  peuples  de  la 
Prusse  et  de  la  Russie,  ils  devinrent  chrétiens  ^  Deux  siècles 
plus  tard.  Innocent  lY  réunit  aussi  les  peuples  de  la  Lithuanie 
à  l'Eglise  chrétienne;  le  duc  AVindow  reçut  le  baptême,  et 
cette  nation  barbare  fut  éclairée  par  les  lumières  de  l'Evangile. 
C'est  ainsi  que,  grâce  aux  efforts  des  Papes,  le  Christianisme 
a  été  transmis  de  Rome  d'abord  dans  la  Gaule,  ensuite  en 
Angleterre,  puis  en  Allemagne  et  dans  le  nord  de  l'Europe. 
Mais  leur  sollicitude  ne  fut  pas  encore  satisfaite  par  ces  con- 
quêtes. Ils  savaient  que  hors  de  l'Europe  il  existait  des  millions 


^  Baron.,  ad  ann.,  p.  963;  Alex.  Nat.,  t.  XI,  p.  381.  —  *  Baron.,  ad  ann. 
p.  965  ;  Alex.  Nat.,  t.  XI,  p.  331. 


i2  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

d'hommes  qui  vivaient  dons  les  ténèbres  du  paganisme,  et 
qu'eux  aussi  étaient  appelés  à  la  liberté  chrétienne.  Ils  n'ou- 
bliaient pas  que  Jésus-Christ  les  avait  chargés  d'enseigner 
toutes  les  nations  de  la  terre  :  en  conséquence,  ils  portèrent 
leurs  regards  sur  les  autres  parties  du  monde  et  résolurent  de 
planter  aussi  la  croix  au-delà  des  mers. 

Une  partie  de  la  semence  répandue  dès  les  premiers  temps 
du  Christianisme  dans  les  pays  étrangers,  était  tombée  sur  un 
terrain  stérile  ;  une  autre,  après  avoir  levé  et  fleuri  prompte- 
ment,  avait  tout  aussi  promptement  séché  :  il  était  réservé  à 
la  Papauté,  à  plusieurs  siècles  d'intervalle,  de  reporter  la 
semence  chrétienne  dans  ces  contrées  éloignées  et  de  les  fé- 
conder de  nouveau.  Cette  œuvre  a  été  poursuivie  au  miheu 
des  peines,  des  traverses  et  des  tourments  ;  mais  Dieu  la 
couronnée  d'un  magnifique  succès.  Il  y  a  plusieurs  siècles 
déjà  que  les  fils  de  saint  François  et  de  saint  Dominique  se 
rendirent,  à  la  voix  du  Pape,  dans  les  pays  lointains  pour  y 
semer  le  grain  de  sénevé  du  Christianisme.  Pendant  le  seizième 
siècle,  le  missionnaire  apostolique  François  Xavier  parcourt 
avec  ses  compagnons  les  provinces  de  l'Inde,  pénètre  dans  le 
Japon  et  même  en  Chine,  administre  le  baptême  à  plusieurs 
milliers  d'hommes,  et  leur  confère  le  titre  d'enfants  de  Dieu  et 
d'héritiers  de  son  royaume.  A  peine  l'Amérique  est-elle  dé- 
couverte que  le  missionnaire  apostolique  court  aux  sauvages 
habitants  des  forêts  vierges  et  leur  porte  la  bonne  nouvelle 
de  l'Evangile,  k  peine  l'Australie  est-elle  connue  que  le  Pape 
envoie  aux  insulaires  les  ?'obes  noires  avec  le  signe  du  salut. 
L'Afrique  aussi,  cette  ancienne  perle  du  Christianisme,  rede- 
vient encore,  sous  la  direction  des  Papes,  le  théâtre  des  travaux 
apostoliques.  L'association  fondée  par  Grégoire  XV  pour  la 
propagation  de  la  foi  exerce  son  activité  dans  toutes  les  parties 
du  globe.  Tous  les  ans  cette  institution,  unique  dans  son  genre, 
forme  des  élèves  de  toutes  les  nations  et  de  toutes  les  langues, 
et,  après  les  avoir  armés  des  lumières  de  l'Evangile,  elle  les 
envoie  dans  toutes  les  contrées  ;  tous  les  ans  le  Pape  érige  de 
nouveaux  sièges  épiscopaux  dans  ces  pays  lointains,  et  tous 


CHAPITRE   1".  43 

les  ans  il  voit  de  nouveaux  troupeaux  entrer  dans  le  bercail  de 
l'Eglise  chrétienne  \ 

C'est  ainsi  que  les  peuples  de  la  terre  ont  reçu  le  Christia- 
nisme des  mains  des  Papes;  c*est  ainsi  que  les  Papes  travaillent 
sans  relâche  à  le  propager.  Aussi  le  savant  protestant  Herder, 
entraîné  par  la  force  des  faits  constatés  par  l'histoire,  re- 
connaît-il que,  «  s'il  y  a  du  mérite  à  propager  la  doctrine 
chrétienne,  les  Pontifes  de  Piome  ont  acquis  ce  mérite  au  plus 
haut  degré  ^.  « 

II.  Les  Papes  n'ont-ils  pas  été  aussi  les  conservateurs  de 
l'unité  et  de  la  pureté  de  la  foi  ? 

S'il  est  difficile,  dit  le  comte  Schiérer,  de  fonder  un  royaume, 
il  est  plus  difficile  encore  de  le  conserver.  Les  Papes  se  sont 
acquis  le  double  mérite  d'avoir  propagé  le  Christianisme  et  de 
l'avoir  conservé. 

De  même  qu'un  père  veille  nuit  et  jour  sm^  ses  enfants  et  en 
écarte  avec  une  tendre  sollicitude  tout  ce  qui  pourrait  nuire 
à  leur  bien-être  spirituel  ou  corporel,  de  même  le  Pape  veille, 
du  haut  de  la  tour  de  Sion,  avec  un  amour  paternel,  à  l'unité 
et  à  la  pureté  de  la  doctrine  chrétienne. 

Si  cette  doctrine  est  parvenue  jusqu'à  nous  pure  et  sans 
altération,  nous  le  devons  à  la  Papauté,  qui  a  bien  prouvé  par 
là  qu'elle  est  le  roc  inébranlable  de  l'Eghse.  L'Homme-Dieu 
n'a  pas  donné  son  enseignement  par  écrit,  mais  seulement  de 
vive  voix  ;  il  a  été  transmis  aux  peuples  par  les  apôtres  selon 
la  mission  qu'ils  en  avaient  reçue,  et  ils  ont  consigné  la  sub- 
stance de  la  doctrine  dans  les  livres  saints.  La  conservation 
des  saintes  Ecritures  dans  leur  pureté  et  leur  fidèle  interpré- 
tation sont  donc  une  condition  du  maintien  du  Christianisme. 
Or,  nous  devons  Tune  et  l'autre  à  la  Papauté  :  la  Bible  et  son 
interprétation  apostolique  nous  ont  été  transmises  par  les 
Papes. 

L'histoire  de  l'EgUse  nous  apprend  avec  quel  soin  les  saintes 
Ecritures  furent   conservées   dans  les  premiers  temps  :  les 

^  Voir  les  Annales  de  l'Association  pour  la  propagation  de  la  foi.  —  ^  jjeen 
zûr  Philosophie  der  Geschichte  der  Menscheit. 


44  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

chrétiens  qui  les  livraient  aux  autorités  païennes  étaient  re- 
gardés comme  des  traîtres;  ils  étaient  exclus  de  la  commu- 
nauté chrétienne'.  Les  Papes  étaient  non  moins  zélés  pour 
faire  traduire  les  textes  originaux  dans  les  langues  vivantes. 
Déjà  le  pape  Damase  veilla  avec  un  soin  paternel  à  ce  que  le 
savant  Jérôme  traduisit  lui-même  en  latin  les  saintes  Ecri- 
tures, ou  qu'il  revit  et  corrigeât  sur  les  textes  primitifs  les 
traductions  déjà  existantes  ^  Cet  important  travail  fut  continué 
ensuite  sous  les  papes  Pie  IV,  Pie  Y,  Sixte  V,  Grégoire  XIV, 
Urhain  VIII  et  Clément  VIII.  Il  paraissait  néanmoins  quel- 
quefois des  traductions  bibliques  infidèles  ou  tronquées ,  mais 
aussitôt  les  Papes  intervenaient  avec  une  juste  sévérité  et 
avertissaient  les  fidèles  de  ne  se  servir  que  des  Bibles  approu- 
vées par  TEglise.  Le  pape  Léon  XII  tonna  contre  la  falsification 
des  saintes  Ecritures  ;  Grégoire  XVI  autorisa  et  approuva  une 
nouvelle  traduction  ^  pour  préserver  les  fidèles  du  danger  des 
bibles  falsifiées,  et  Pie  IX  renouvela  de  nos  jours  les  avertisse- 
ments de  ses  prédécesseurs  \  Les  Papes  ont  donc  contribué 
activement  à  la  conservation  intacte  des  saintes  Ecritures  dans 
leur  texte  original  aussi  bien  que  dans  les  traductions  ;  nous 
pouvons  à  cet  égard  nous  en  rapporter  au  jugement  non 
suspect  de  Rousseau,  qui  vante  la  sagesse  des  précautions 
prises  par  l'Eglise  romaine  à  l'égard  de  la  Bible  \ 

Mais  il  ne  suffisait  pas  de  conserver  dans  sa  pureté  le  texte 
des  saintes  Ecritures  pour  sauvegarder  la  pureté  et  l'unité  de 
la  foi  ;  il  fallait  encore  veiller  à  l'interprétation  et  à  l'application 
fidèles  des  doctrines  renfermées  dans  les  livres  saints,  et  con- 
server l'unité  et  la  pureté  de  l'ensemble  de  la  foi  chrétienne. 
Le  dépôt  dans  les  archives  du  texte  original  d'une  constitution 
n'en  garantit  pas  encore  la  légalité  ;  celle-ci  n'existe  que  du 
moment  où  la  loi  fondamentale  a  reçu  l'esprit  et  la  vie,  en 
passant  de  l'état  de  lettre  liiorte  à  la  pratique  réelle.  Les  Papes 

^  Kastner,  Pabsthum,  %  133.  —  «  Vulgata,  vide  Bellarm.,  lib.  IL  De  Verbo 
Dei,  cap.  ix;  S.  Hieron.,  I,  De  Script,  ecctes.,  in  fine.  —  ^  Bible  d'Allioli.  — 
*  Encycl.  de  Pie  IX.  Voir  la  collection  de  ses  Actes  pontificaux.  —  ^  Rous- 
seau, Letti^es  de  la  Montagne,  p.  193. 


CHAPITRE  1".  Ao 

se  sont  montrés  dans  tous  les  temps  les  dépositaires  fidèles  et 
les  défenseurs  courageux  de  Funité  et  de  la  pureté  de  la  foi. 
Kastner  le  prouve  d'une  manière  irréfragable  dans  le  passage 
suivant  :  «  On  peut  avancer  sans  la  moindre  exagération,  dit 
cet  impartial  critique,  que  si  l'activité  et  l'énergie  des  Papes 
n'avaient  pas  de  temps  en  temps  opposé  une  puissante  digue 
aux  fausses  doctrines,  aux  hérésies,  le  vrai,  le  divin  Christia- 
nisme primitif,  la  doctrine  enseignée  par  Jésus-Christ  aux 
apôtres,  qui  nous  l'ont  transmise,  aurait  probablement  disparu 
en  Orient  et  ensuite  dans  l'Occident,  pour  faire  place  à  je  ne 
sais  quel  Christianisme  tronqué,  flattant  l'orgueil  humain  et 
l'esprit  du  monde,  tel  que  l'arianisme,  le  nestorianisme  ou  le 
rationalisme.  Le  Pape  a  toujours  été  pour  les  fidèles  une  étoile 
lumineuse  qui  les  guide  au  milieu  des  tempêtes  soulevées  par 
les  sectaires  et  les  hérésiarques  ;  il  a  été  le  point  central  et 
l'appui  autour  duquel  les  fidèles ,  s'encourageant  mutuelle- 
ment dans  l'union  d'une  même  foi,  se  sont  rangés  comme  une 
phalange  impénétrable.  D'un  autre  côté,  le  Pape  a  été  pour 
les  sectaires  et  les  hérétiques  un  rocher  contre  lequel  leurs 
attaques  se  sont  brisées  ou  du  moins  amorties.  Dès  que  le 
Pape  était  informé  de  l'existence  d'une  fausse  doctrine,  il  la 
frappait  d'anathème;  il  avertissait  les  chrétiens  de  s'en 
éloigner  comme  d'une  source  empoisonnée;  et,  pour  éviter 
le  danger  de  la  contagion,  pour  se  préserver  du  soupçon 
d'être  indifférent  aux  menées  des  chefs  de  sectes  ou  de  ré- 
bellion, il  rompait  sans  ménagement  toutes  relations  de  com- 
munauté religieuse  avec  ceux  qui  ne  s'amendaient  pas  sin- 
cèrement. » 

Un  coup  d'œil  rapide  sur  l'histoire  de  l'Eglise  va  mettre  ces 
faits  dans  tout  leur  jour. 

Saint  Pierre  j^epousse  déjà  avec  une  pieuse  indignation  le 
magicien  Simon  et  adresse  d'admirables  épîtres  aux  chrétiens 
pour  les  prémunir  fortement  contre  les  faux  prophètes  et 
contre  les  schismes  à  venir.  Lin  exclut  de  la  communauté 
chrétienne  les  disciples  et  les  partisans  de  Simon.  Sixte  I" 
lance   fanathème   contre  Yalentin  et  d'autres  hérésiarques. 


i6  HISTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

Pie  I",  Anicet  et  Sotcr  montrent  la  même  vigilance,  la  même 
fermeté  à  l'égard  des  hérésiarques  Marcion  et  Montan.  Cor- 
neille condamne  les  hérésies  de  Novat,  de  Novatieii  et  de  Fé- 
licissimus.  Paul  de  Samosate  et  Sabellius,  Manès  et  ses  par- 
tisans sont  frappés  du  glaive  de  rexcommunication  par  les 
papes  Denis  et  Eutychien. 

Les  papes  Melchiade  et  Sylvestre  résistent  avec  fermeté  à 
la  secte  des  donatistes.  Saint  Marc,  saint  Jules,  Libère  et  saint 
Félix  III  combattent  vaillamment  la  dangereuse  hérésie 
d'Arius.  Saint  Damase  I"  et  saint  Sirice,  celles  d'Apollinaire, 
de  Macédonius  et  de  Jovinien.  Saint  Innocent,  saint  Zosime, 
saint  Célestin  opposent  une  résistance  énergique  au  péla- 
gianismc  et  au  nestorianisme.  Ces  deux  sectes  et  celles  des 
priscilliens,  des  manichéens  et  des  eutychiens  coûtèrent  de 
pénibles  combats  à  Léon  I"  le  Grand.  La  lutte  fut  continuée 
par  Gélase  I",  Grégoire  I"  le  Grand  ;  par  Boniface  Y,  Séverin, 
Jean  lY,  Théodore  I"  et  Agathon,  contre  les  eutychiens  et 
leurs  successeurs  les  monothélites. 

Grégoire  II,  Grégoire  III  et  Adrien  I"  ont  défendu  héroïque- 
ment contre  le  vandalisme  des  iconoclastes  la  doctrine  trans- 
mise par  les  apôtres.  Une  résistance  énergique  a  été  opposée 
par  Nicolas  I",  Adrien  II,  Adrien  III,  Marin  l"  et  Léon  IX 
à  l'orgueil  du  patriarche  grec  Photius;  Yictor  II,  Nicolas  II, 
Alexandre  II,  Grégoire  VII  et  Innocent  II  ont  confondu  la  sub- 
tiUté  malicieuse  de  Déranger,  de  Pierre  de  Druis,  d'Arnaud  et 
d'Abeilard.  Les  hérésies  des  vaudois,  des  cathares,  des  albi- 
geois, des  turlupins  ou  bégards,  des  wikléfites  et  des  hussites, 
ainsi  que  les  désordres  des  flagellants  furent  combattus  et  com- 
primés par  les  papes  xVlexandre  III,  Innocent  III,  Alexandre  lY, 
Alexandre  Y,  Grégoire  XI  et  Jean  XXII. 

Le  protestantisme,  avec,  ses  cent  espèces  et  variétés,  luthé- 
ranisme, zwinglianisme,  calvinisme,  anghcanisme,  jansénisme, 
philosophisme,  illuininisme,  socialisme,  jusqu'au  récent  nihi- 
lisme, a  trouvé  des  adversaires  courageux  et  fidèles  à  leur 
devoir  dans  les  papes  Léon  X,  Adrien. VI,  Clément  Yll,  Paul  III, 
Paul  lY,  Pie  lY,  Pie  Y,  Innocent  X,  Clément  XI,  Clément  XII, 


CHAPITRE  l".  47 

Clément  XIII,  Clément  XIV,  Pie  VI,  Pie  VII,  Grégoire  XVI  et 
dans  Pie  IX. 

Appuyé  sur  ces  faits  constatés  par  l'histoire  de  l'Eglise,  nous 
dirons  avec  Kastner  :  u  En  vérité,  il  faut  le  reconnaître,  c'est 
aux  Papes  que  l'humanité  est  redevable  de  la  conservation  de 
la  vraie  foi  chrétienne,  telle  que  nous  l'avons  héritée  des 
apôtres  !  Quel  immense  bienfait  !  heureux  celui  qui  le  sent  et 
sait  l'apprécier  I  Sans  la  courageuse  fermeté  des  Pontifes  ro- 
mains, le  Christianisme  primitif,  manifestation  divine  de  la 
vérité,  aurait  été  annihilé,  supplanté  peu  à  peu  par  les  erreurs 
et  les  faux  systèmes  de  la  présomption  humaine.. Ce  ne  sont 
pas  seulement  quelques  provinces,  quelques  pays,  c'est  le 
monde  religieux  tout  entier  qui  serait  devenu  l'empire  de 
l'hérésie  et  des  altérations  de  l'esprit  humain.  Si  nous  avons 
échappé  à  ce  malheur,  c'est  un  service,  un  très-grand  service 
que  nous  devons  aux  Papes  \»  Le  spirituel  Werner,  né  dans  le 
protestantisme,  reconnaît  que  les  Papes  ont  toujours  été  les 
gardiens  des  dogmes  delà  foi  et  qu'ils  ont  toujours  conservé  la 
doctrine  catholique  pure  et  sans  altération  ^  Le  savant  protes- 
tant Herder  rend  ce  brillant  témoignage  à  la  Papauté  :  «Jamais 
Rome  n'a  fléchi  devant  l'hérésie,  alors  même  que  celle-ci  était 
puissante  et  oppressive.  Des  empereurs  d'Orient,  les  Visigoths 
et  les  Ostrogoths,  les  Bourguignons  et  les  Lombards  étaient 
hérétiques,  et  quelques-uns  régnèrent  sur  Rome;  mais  Rome 
demeura  catholique.  Enfln  Rome  se  sépara  sans  ménagement 
de  l'Eglise  grecque,  quoique  celle-ci  fût  la  moitié  d'un  monde  ^  » 
Quel  dévouement  pour  l'humanité  de  la  part  de  la  Papauté. 

Au  contraire  que  de  désordres  n'apercevons-nous  pas  dans  le 
camp  des  hérésiarques?  Que  de  malheurs  les  sectaires  ont 

^  Quand  l'empereur  saint  Henri  célébra  la  fêle  de  Pâques  à  Rome,  en 
1020,  il  remarqua~avec  étonnement  que  le  Credo  n'était  pas  chanté,  mais 
seulement  récité  à  voix  basse,  pendant  la  messe.  Et,  comme  il  en  deman- 
dait la  raison  il  lui  fut  répondu  :  «  L'Eglise  romaine  n'est  jamais  tombée 
dans  une  hérésie  :  il  n'est  donc  pas  nécessaire  qu'elle  fasse  publiquement 
sa  profession  de  foi. 

2  Geistes  Sunken,  Wurlzbourg,  1827.--  3  Herder,  Saemlliche  Werke  :  ZUr 
Philosophie,  und  Geschichte,  vu  Theil,  185. 


48  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

attirés  sur  riiumanité  !  L'esprit  de  secte  ne  peut  pas  donner  lo 
bonheur,  il  déchire  la  foi,  il  tranche  le  lien  qui  unit  l'homme  à 
son  Créateur;  il  est  impuissant  à  satisfaire  le  cœur  humain  dans 
sa  tendance  irrésistible  vers  la  lumière  et  la  grâce  ;  il  est  inca- 
pable de  le  guider  sur  le  chemin  qui  conduit  à  la  céleste  patrie. 
Triste  spectacle  pour  celui  qui  scrute  l'histoire  de  l'EgUse  chré- 
tienne I  La  peine  qu'éprouve  le  laboureur  en  voyant  des  épis 
infectés  de  nielle  ou  étouffés  par  l'ivraie  là  où  il  espérait  de 
beau  froment,  telle  est  la  peine  que  ressent  le  lecteur  attentif 
de  l'histoire  ecclésiastique,  quand ,  au  lieu  des  fleurs  et  des 
beaux  fruits  d'une  union  fraternelle  dans  la  foi  et  dans  la 
charité,  il  voit  presque  toujours  croître  et  verdoyer  l'arbre  de 
l'hérésie  et  du  schisme  ;  quand  il  voit  le  paisible  jardin  de  Dieu 
changé  en  un  déplorable  champ  de  bataille,  sur  lequel  une  foule 
toujours  renaissante  de  critiques  entêtés,  d'orgueilleux  héré- 
siarques, d'anarchistes  arrogants,  ambitieux  et  vindicatifs, 
s'efforcent  de  surprendre,  de  perdre  et  d'exterminer  le  trou- 
peau de  Jésus  marchant  dans  la  voie  de  l'orthodoxie.  Hélas  !  il 
n'est  donc  pas  de  rose  sans  la  piquante  épine  !  Consolons-nous 
pourtant.  Dieu  a  permis  ces  hérésies,  cette  décadence  de  l'es- 
prit humain,  pour  que  l'exemple  de  ces  funestes  aberrations 
nous  excite  à  l'humilité  et  à  la  vigilance.  S'il  est  donc  intéres- 
sant pour  nous  de  posséder  intact  le  trésor  de  la  foi,  si  nous 
nous  estimons  heureux  de  nous  trouver  encore  debout  sur  le 
rocher  de  cette  foi,  précieux  héritage  des  apôtres,  nous  serons 
empressés  de  bénir  avec  reconnaissance  la  mémoire  des  Papes  ; 
car  c'est  à  leur  héroïsme,  à  leur  fidélité  inébranlable  dans  la 
foi,  que  nous  sommes  redevables  de  cet  heureux  sort  \ 

III.  Les  Papes  ont-ils  été  les  conservateurs  des  bonnes 
mœurs  ? 

Propager  la  foi,  conserver  la  foi,  c'est,  pour  le  genre  humain 
un  grand  bienfait.  Mais,  pour  que  ce  bienfait  grandisse  encore, 
il  faut,  à  la  législation  des  esprits,  joindre  la  législation  des 

<  Schérer,  le  Saint-Père,  considérations  sur  la  mission  et  les  mérites  de 
la  Papauté,  p.  247.  Nous  avons  emprunté  à  cet  excellent  opuscule  d'autres 
études  sur  l'influence  religieuse  et  sociale  de  la  Chaire  apostolique. 


CHAPITRE  l".  49 

cœurs  et  donner  à  la  foi  le  fruit  des  bonnes  œuvres.  La  loi  doit 
opérer  la  justice.  Or,  depuis  dix-neuf  siècles  les  Papes  sont 
infatigables  dans  leurs  efforts  pour  raffermir  les  bonnes 
mœurs,  et  ce  nouveau  service  continue  dignement  tous  ceux 
qu'ils  ont  rendus  au  genre  humain. 

Faut-il  des  preuves?  L'histoire  de  l'EgUse  nous  présente  les 
Papes  comme  des  modèles  de  vertu  ;  elle  nous  apprend  qu'ils 
ont  maintenu  le  clergé  dans  la  régularité  ;  elle  atteste  le  zèle  et 
le  courage  avec  lesquels  ils  ont  exigé  des  rois  et  des  peuples 
la  stricte  observation  des  lois  de  la  morale. 

Depuis  Pierre;  le  prince  des  apôtres,  jusqu'à  Pie  IX,  on 
compte  deux  cent  cinquante-six  Papes  ;  et  sur  ce  nombre 
l'Eglise  cathoUque  en  révère  soixante-dix-sept  comme  saints, 
parce  que  les  uns  ont  souffert  la  mort  du  martyre  pour  la  reli- 
gion de  Jésus,  et  que  les  autres  lui  ont  rendu  un  glorieux 
témoignage  au  milieu  des  tourments  et  des  adversités.  Ainsi 
plus  d'un  tiers  des  Papes  trônent  parmi  les  saints  dans  le 
royaume  de  Dieu.  Quels  modèles  de  vertu  ne  nous  offre  donc 
pas  cette  longue  série  de  Souverains-Pontifes?  «  Le  Pape,  dit  le 
protestant  Addison,  est  ordinairement  un  homme  d'une  grande 
vertu  et  d'un  haut  savoir,  étranger  à  l'amour-propre  et  aux 
passions,  dans  toute  la  maturité  de  l'âge  et  de  l'expérience, 
libre  des  embarras  que  donnent  une  femme,  des  enfants,  des 
maîtresses  \  »  Ce  jugement  est  confirmé  par  les  célèbres  histo- 
riens protestants  Yoigt,  Jean  de  Mûller,  etc.  Il  est  vrai  que  l'on 
accuse  aussi  quelques  Papes  de  n'avoir  pas  su,  dans  leur  émi- 
nente  dignité,  se  préserver  du  vice.  Nous  ne  discuterons  pas  ici 
cette  question.  Mais  combien  voyons-nous  de  ces  Papes?  En  ad- 
mettant, dit  le  P.  Roh,  les  assertions  des  adversaires  les  plus 
prononcés  de  la  Papauté,  on  compte  tout  au  plus  cinq  Papes  de 
mœurs  contestées,  c'est-à-dire  à  peine  un  sur  cinquante  ;  et, 
relativement  ailx  méfaits  qu'on  leur  attribue,  il  faut  observer  : 

V  Que,  s'ils  ont  failh,  ce  n'est  pas  comme  chefs  de  l'Eglise, 
mais  dans  leur  vie  privée.  Or  l'homme  ne  cesse  pas  d'être 
homme  en  montant  sur  l'auguste  Siège  de  saint  Pierre;  et 

♦  Suppl.  au  Voy.  de  Misson,  p.  164. 

IV.  4 


^0  niSTOlRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

d'ailleurs  on  a  reproché  à  quelques-uns  de  ces  Papes,  par 
exemple  à  Alexandre  YI,  des  faits  dont  ils  ne  furent  coupables 
qu'avant  leur  élévation;  —  2°  que  les  Papes  accusés,  à  Fexcep- 
tion  d'un  seul  peut-être,  n'ont  pas  été  élus  librement  selon  les 
lois  canoniques,  mais  qu'ils  ont  été  imposés  à  l'Eglise  par  des 
factions  politiques;  —  3°  enfin,  que  les  fautes  des  Papes 
paraissent  énormément  graves,  parce  que  ce  sont  des  Papes 
qui  les  ont  commises.  En  donnant  tant  d'impoj'tance  aux 
faiblesses  ou  aux  égarements  de  quelques  chefs  de  FEghse, 
les  adversaires  de  la  Papauté  rendent,  par  cela  même,  le  plus 
éclatant  témoignage  à  la  pureté  de  la  vie  des  Papes  en  général  ^ 
Tel  est  aussi  le  jugement  de  Herder  :  «  Il  faudrait  une  longue 
série  de  noms,  si  l'on  voulait  indiquer  les  plus  considérables, 
les  plus  dignes,  les  plus  grands  parmi  les  Papes.  Les  princes 
efféminés,  voluptueux,  sont  en  très-minime  quantité  sur  le 
Siège  de  saint  Pierre  comparés  aux  trônes  sécuhers,  et  les 
fautes  de  quelques-uns  d'entre  eux  paraîtraient  moins  graves 
si  ce  n'étaient  point  des  Papes  qui  en  fussent  accusés*.  »  Nuhe 
série  de  souverains  laïques,  dit  Goerres^  ne  présente  une  suc- 
cession d'hommes  probes  et  pieux,  de  caractères  honorables, 
comme  la  série  des  Papes.  On  abandonnera  donc  le  très-petit 
nombre  de  Papes  noircis,  pour  que  l'ombre  soit  détachée  de  la 
lumière.  Tel  est  l'usage  de  l'histoire.  Le  Pape  qui  s'est  oublié, 
si  véritablement  ce  fait  peut  être  établi  et  prouvé,  doit  être 
flétri  plus  que  tout  autre,  parce  qu'il  a  souillé  à  la  fois  la 
dignité  de  l'homme  et  la  suprême  dignité  de  Pape.  Quant  à 
l'Eglise,  elle  reste  sans  tache;  l'Eglise  ne  pèche  pas'. 

Non-seulement  les  Papes  ont  offert  dans  leur  conduite  de 
magnifiques  modèles  de  vertu  ;  mais  ils  ont  aussi  veillé  partout 
et  dans  tous  les  temps,  avec  une  attention  soutenue,  à  la  ré- 
gularité des  mœurs  du  clergé.  —  En  parcourant  les  ency- 
cliques et  les  ordonnances  des  Papes  dans  tous  les  siècles,  nous 
voyons  qu  ils  n'ont  cessé  d'avertir  les  ecclésiastiques  et  de  les 
conjurer  de  marcher  à  la  tête  des  infidèles,  et  par  l'exemple 

»  Kathol.  Ann.,  t.  I,  p.  23.  -  ^  Rothensée,  t.  III,  p.  732.  —  3  Rothensée, 
t.  II,  p.  207. 


CHAPITRE  1".  M 

d'une  vie  pure  et  sans  reproche  de  préserver  l'humanité  de  la 
corruption'.  Des  désordres,  des  scandales  se  manifestaient-ils 
parmi  le  clergé,  sur  quelque  point  de  la  terre,  les  Papes  inter- 
venaient comme  des  médecins  prudents  ;  ils  cherchaient  d'abord 
à  ramener  les  coupables  par  des  remontrances,  puis  à  les 
effrayer  par  des  corrections  et  des  censures  ecclésiastiques  ; 
enfin  ils  les  mettaient  hors  d'état  de   nuire  en    leur  inter- 
disant le  ministère  sacré.  Si,  malgré  cela,  les  scandales  augmen- 
taient parmi  le  clergé  et  prenaient  des  proportions  menaçantes 
pour  le  salut  de  la  chrétienté,  alors  les  Papes  réunissaient 
autour  d'eux  en  conciles  les  archevêques  et  évoques  ;  quelque- 
fois, dans  des  cas  extrêmes,  ils  avaient  recours  au  bras  de  la 
puissance  laïque  pour  contenir  et  châtier  les  prêtres  corrom- 
pus. C'est  ainsi  que,  déjà  au  sixième  siècle,  nous  voyons  le 
pape  Jean  II  demander  l'appui  du  roi  des  Goths,  à  Ravenne, 
contre  le  clergé  simoniaque,  à  l'effet  d'obtenir  par  le  bras  sé- 
culier ce  que  le  pouvoir  ecclésiastique  ne  pouvait  plus  opérer  ^. 
On  connaît  les  salutaires  efforts  du  pape  Adrien  pour  le  ré- 
tabUssement  de  la  discipline  ecclésiastique.  Lui  aussi  se  con- 
certa avec  Charlemagne  et  mit  à  profit  les  sentiments  reli- 
gieux de  ce  prince  pour  maintenir  l'ancienne  disciphne  de 
l'Eglise.  Grégoire  le  Grand,  Grégoire  YII  et  Léon  X  se  sont 
également  appliqués  à  la  réforme  des  prêtres  de  leur  temps. 
Mais  c'est  surtout  à  l'éducation  morale  du  jeune  clergé  que  les 
Papes  ont   donné  leur   principale  attention.    C'est  dans   les 
instituts  destinés  à  l'éducation  des  jeunes  recrues  du  sacerdoce, 
qu'ils  ont  vu  le  meilleur  moyen  de  former  un  clergé  moral,  et, 
par  lui,  de  conserver  le  peuple  chrétien.  Dans  ce  but,  les  Papes 
insistent  pour  que  chaque  diocèse  ait  un  séminaire  bien  dirigé  ; 
ils  recommandent  aux  évêques  une  prudente  sévérité  dans  la 
collation  des  oi^dres  ;  ils  imposent  comme  un  devoir  de  ne  con- 
sacrer que  des  sujets  capables  et  dignes.  Après  les  bouleverse- 
ments de  la  Révolution,  Pie  YII  stipula,  dans  tous  les  concordats, 
comme  une  condition  essentielle,  que  le  pouvoir  civil  donnerait 

^  VoirTencyclique  du  pape  Pie  IX  aux  évêques  de  ritalie.  ~  ^  Rothensée, 

1. 1,  p.  421  ; 


52  HISTOIRE   DE   LA   l'APAUTÉ. 

aux  évêques  les  moyens  d'établir  des  séminaires  diocésains  où 
80  formeraient  des  sujets  destinés  à  perpétuer  le  sacerdoce  ;  et 
tel  fut  le  zèle  de  Grégoire  XIII,  de  Grégoire  XYI  et  de  Pie  IX, 
qu'ils  employèrent  leur  fortune  personnelle  à  fonder  de  sem- 
blables institutions  à  Rome  pour  les  nations  étrangères.  Il  faut 
à  l'Eglise  des  prêtres  instruits  ;  il  lui  faut  surtout  des  prêtres 
vertueux.  Si  le  sacerdoce  a  toujours  été  formé  et  s'est  toujours 
maintenu  dans  ces  conditions,  c'est  une  œuvre  méritoire  des 
Papes. 

Enfin  les  Papes  se  sont  toujours  montrés  les  fidèles  gardiens 
de  la  morale  en  s'opposant  aux  passions  effrénées  des  rois  et 
des  peuples.  Nous  approfondirons  ce  sujet  en  étudiant  l'in- 
fluence de  la  Papauté  sur  la  famille. 

Il  ne  peut  donc  exister  aucun  doute  sur  les  services  rendus 
par  les  Papes  à  la  morale  publique  :  ces  services  sont  attestés 
par  l'histoire.  «  Certainement,  dit  Herder,  l'Evêque  de  Rome  a 
fait  beaucoup  pour  l'univers  chrétien  ;  non-seulement  il  a  con- 
quis un  monde  en  le  convertissant,  mais  encore  il  a  gouverné  ce 
monde  par  les  mœurs  et  les  lois  avec  plus  de  puissance  et  avec 
plus  de  cordiale  sollicitude  que  l'ancienne  Rome  n'avait  gou- 
verné le  monde  conquis  par  ses  armes*.  )> 

IV.  Les  Papes  ont-ils  été  les  organisateurs  du  culte  catho- 
lique ? 

Le  prosélytisme  devait  être  la  première  vertu  du  Saint- 
Siège  :  nous  savons  que  le  Saint-Siège  n'a  pas  manqué  à  ce 
devoir.  Le  prosélytisme  chrétien  a  pour  objet  la  propagation  et 
la  conservation  de  la  foi,  principe  de  la  vie  surnaturelle,  et 
pour  but  la  sanctification  des  âmes  et  la  moralisation  des 
peuples.  Nous  savons  encore  que  le  Saint-Siège  n'a  manqué 
ni  à  la  protection  de  la  vertu,  ni  à  la  défense  de  la  foi.  Mais, 
pour  manifester  les  sentiments  des  chrétiens  individuellement 
pris  et  pour  faire  profession  de  sa  foi,  de  son  amour,  de  ses 
immortelles  espérances,  l'Eglise  a  besoin  d'un  culte  public. 
Nous  allons  voir  se  déployer  l'activité  des  Papes  pour  la  digne 
célébration   du  culte,  en  jetant  un    rapide   coup  d'oeil   sur 

*  Herder,  Saemtliche  Werke,  t.  VII,  p.  106. 


CHAPITRE   l".  33 

l'institution  des  fêtes  chrétiennes  et  sur  les  cérémonies  de 
TEglise. 

Tous  les  hommes  qui  ont  le  sentiment  du  beau  et  du  grand, 
dit  encore  le  comte  Schérer,  s'accordent  à  reconnaître  que  les 
fêtes  de  l'Eglise  catholique  révèlent  un  esprit  sublime.  Mais  à 
qui,  sinon  aux  Papes,  l'Eglise  doit-elle  ce  caractère  auguste  ? 
Ce  sont  les  Papes  qui,  fidèles  au  devoir  de  pasteur  souverain, 
ont  institué  les  fêtes  de  l'Eglise,  et  n'ont  cessé  de  veiller  à  ce 
qu'elles  fussent  dignement  célébrées.  Quel  zèle  n'ont-ils  pas 
montré  dès  les  premiers  temps  pour  la  célébration  uniforme  de 
la  fête  de  Pâques?  Toujours  ils  ont  insisté  pour  que  les  chré- 
tiens de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  nations  célébrassent  tous 
les  ans,  le  même  jour  et  de  la  même  manière,  la  mémoire  de  la 
mort  et  de  la  résurrection  du  Sauveur,  et  montrassent,  par 
cette  uniformité  de  célébration,  qu'ils  étaient  les  membres  d'un 
seul  et  même  corps.  La  naissance  du  Messie,  comme  sa  mort, 
est  une  fête  principale  de  l'Eglise.  C'est  le  pape  Télesphore 
qui,  pour  glorifier  la  bienheureuse  naissance  du  Sauveur  du 
monde,  a  prescrit  d'offrir,  au  milieu  de  la  nuit  de  Noël,  le  sa- 
crifice de  la  nouvelle  aUiance.  A  qui  devons-nous  la  grande  so- 
lennité de  la  Fête-Dieu,  qui  pénètre  tous  les  cœurs  pieux  d'une 
sainte  allégresse  et  qui  arrachait  des  larmes  au  grand  écrivain 
Chateaubriant  ?  Nous  la  devons  au  pape  Urbain  IV.  Grégoire  IV 
a  institué  la  Toussaint,  cette  fête  qui  nous  rappelle  les  glorieux 
héros  de  la  foi,  qui  furent  hommes  comme  nous  et  qui  ont 
cependant  conquis  la  palme  de  la  sainteté  ;  la  fête  des  Tré- 
passés, consacrée  aux  prières  pour  le  repos  éternel  de  nos 
parents  dé  cédés,  a  été  établie  par  Boniface  IV.  En  un  mot, 
toutes  les  fois  qu'il  arrivait  un  événement  d'une  haute  impor- 
tance pour  l'Eglise  universelle,  les  Papes  en  consacraient  le 
souvenir  par  l'institution  d'une  fête.  C'est  ainsi  que  la  décou- 
verte de  la  croix  du  Sauveur,  la  défaite  des  Turcs  et  la  déli- 
vrance des  chrétiens  à  Lépante,  etc.,  donnèrent  lieu  à  la  fête  de 
l'Invention  de  la  Sainte-Croix,  à  celle  du  Saint-Rosaire,  etc. 
C'est  ainsi  que  s'est  formée,  sous  la  direction  des  Papes,  cette 
série  de  fêtes  offertes  à  la  dévotion  des  fidèles,  et  auxquelles 


ÎJ4  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTE. 

les  adversaires  mômes  de  la  religion  catholique  ne  peuvent  re- 
fuser leur  estime  et  leur  admiration. 

Ce  que  nous  avons  dit  de  Tinstitution  des  fêtes  s'applique 
aussi  au  cérémonial.  Les  Papes  ont  également  veillé  à  l'unité 
et  à  la  pureté  des  cérémonies  de  l'Eglise.  A  cet  égard,  il  peut 
être  fait  trop  ou  trop  peu.  Les  Papes  ont  toujours  eu  soin 
d'observer  une  juste  mesure.  En  réglant  la  manière  de  célé- 
brer le  culte,  le  temps  et  les  lieux  de  la  célébration,  et  en  dési- 
gnant les  personnes  chargées  de  cet  office,  les  Papes  ont  tou- 
jours visé  à  l'unité  et  à  la  pureté.  C'est  grâce  à  leurs  constants 
efTorts  que  la  liturgie  est  également  éloignée  d'une  supersti- 
tieuse exubérance  et  d'une  aridité  irréligieuse.  Nous  pourrions 
citer  un  grand  nombre  d'exemples  ;  mais  nous  nous  contente- 
rons d'appeler  l'attention  sur  le  saint  sacrifice  de  la  messe. 
C'est  la  sagesse  et  la  piété  des  Papes  qui  a  entouré  le  sacrifice 
de  la  nouvelle  alliance  d'augustes  cérémonies  et  de  sublimes 
prières,  pour  que  la  majesté  de  l'holocauste  testamentaire  pé- 
nétrât plus  avant  dans  l'esprit  et  le  cœur  des  hommes.  Le  pape 
Célestin  établit  l'introït  ;  Télesphore  et  Grégoire  1"^  le  Kyrte 
eleison  et  le  Gloria  in  excelsis;  le  pape  Sergius  a  introduit 
l'épître,  l'évangile  et  ï Agonis  Dei;  Pie  V,  Clément  YIII  et 
Urbain  YIII  ont  ajouté  quelques  autres  dispositions;  et  c'est 
ainsi  que  fut  formé  peu  à  peu  cet  antique  et  vénérable  Missel ^ 
rempli  de  force,  d'une  sainte  onction  et  de  l'esprit  apostolique  \ 
Les  Papes  ont  réglé  avec  non  moins  de  sollicitude  le  cérémo- 
nial pour  l'administration  des  saints  sacrements  et  pour  les 
autres  actes  du  culte  ;  ils  ont  établi  à  Piome  une  congrégation 
spéciale,  qui  est  chargée  de  veiller  à  l'unité  et  à  la  pureté  du 
culte,  au  nom  du  Saint-Père  et  sous  sa  surveillance. 

Les  Papes  ont  étendu  leur  sollicitude  jusque  sur  la  langue 
dans  laquelle  le  culte  doit  être  célébré.  Malgré  de  nombreuses 
contradictions,  ils  ont  toujours  insisté  pour  le  maintien  de  la 
langue  latine  dans  les  actes  du  culte,  et  cela  avec  parfaite  rai- 
son, dit  le  P.  Roh,  car  n'est-il  pas  convenable  qu'une  société 
universelle  fasse  usage  d'une  langue  universellement  connue? 

^  Wirk&amkeil  des  PabsUiitms,  [3\. 


CHAPITRE   l".  S5 

N'est-il  pas  convenable  que  les  plus  saints  mystères  soient  cé- 
lébrés dans  une  langue  mystérieuse  et  soient  ainsi  préservés 
de  toute  profanation  qui  pourrait  résulter  de  l'emploi  d'une 
langue  vulgaire  ?  N'est-il  pas  convenable  qu'une  société  dont 
la  doctrine  doit  être  invariable  se  serve  d'une  langue  morte,  et, 
par  conséquent,  invariable  aussi?  N'est-il  pas  convenable  que 
l'Eglise,  dont  la  littérature  appartient  en  majeure  partie  à  la 
langue  latine,  lionore  cette  langue  et  en  maintienne  l'usage 
journalier,  pour  assurer  la  conservation  de  la  littérature  ecclé- 
siastique? Ceux-là  seuls  qui  cherchent  à  déchirer  le  lien   de 
l'universalité  et  à  séparer  l'Eglise  de  son  glorieux  passé,  — 
ceux-là  seuls  peuvent  déclamer  contre  l'usage  de  cette  langue*. 
Tels  sont  les  services  rendus  par  les  Papes,  relativement  au 
culte.  C'est  de  Rome.  —  nous  citons  les  propres  paroles  de  Her- 
der,  —  que  sont  sorties  ces  nombreuses  cérémonies  de  l'Eglise 
d'Occident,  qui  embrassent  la  célébration  des  fêtes,  la  distribu- 
tion des  sacrements,  les  prières  et  les  offices  pour  les  morts,  les 
calices,  le  luminaire,  le  jeune,  l'invocation  des  saints,  les  pro- 
cessions, les  messes  de  Requiem,  les    cloches,  la  canonisa- 
tion, etc.  Ce  sont  là  les  armes  qui  ont  conquis  le  monde.  C'est 
devant  ces  armes  que  se  sont  inclinés  des  peuples  qui  ne 
redoutaient  aucune  épée.  Et  ne  croyez  pas  que,  pour  ces  con- 
quêtes de  la  foi,  l'Eglise  ait  employé  de  grands  efforts,  des 
moyens  extraordinaires  ;  les  plus  petits  moyens ,    les    plus 
simples,  lui  ont  suffi  :  une  croix,  une  madone  avec  l'Enfant, 
un  chapelet,  ont  mieux  servi  ses  desseins  que  n'auraient  pu  le 
faire  les  plans  les  plus  finement  conçus '^  C'est  ainsi  que  l'active 
sollicitude  des  Papes  a  créé  cette  pure  harmonie  du  culte  chré- 
tien, que  l'un  des  plus  profonds  penseurs  de  nos  temps  a  saluée 
de  ce  cri  d'enthousiasme  :  «  0  sublime  et  généreuse  pensée  ! 
En  ce  jour,  à  eette  heure,  dans  toutes  les  églises  répandues 
sur  la  vaste  surface  du  globe,  plusieurs  millions  d'hommes 
tendent  avec  moi  leurs  mains  vers  Dieu,  élèvent  avec  moi  leur 
cœur  au  ciel,    fléchissent  comme  moi  leurs  genoux  devant 

^  Kath.  Annalen,  t.  I,  p.  17.— .-  Herder.  Ideen  der  Geschichte,  IV,  p.  107 
et  i89. 


86  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

l'Homme-Dieu,  entonnent  les  mêmes  cantiques  que  moi,  et 
observent  les  mêmes  usages  liturgiques!  Combien  doivent 
être  efficaces  et  puissantes,  devant  le  trône  de  l'Eternel,  les 
prières  de  cette  immense  communauté  chrétienne,  réunie  dans 
l'esprit  de  la  parfaite  charité,  aux  mêmes  époques,  aux  mêmes 
jours  et  priant  d'une  manière  uniforme  sur  tous  les  points  de 
la  terre!  Quel  courage,  quelle  consolation,  quel  enthousiasme 
cette  pensée  ne  doit-elle  pas  inspirer  aux  fidèles  qui  la  mé- 
ditent! Et  si,  dans  le  cours  de  cette  vie  si  agitée,  un  homme  est 
conduit  par  ses  affaires  dans  des  contrées  lointaines  ou  dans 
d'autres  parties  du  monde,  ou  s'il  y  est  jeté  malgré  lui  par  un 
coup  du  sort,  combien  ne  sera-t-il  pas  heureux  et  consolé  de 
retrouver  là  son  Dieu  et  son  Sauveur,  servi  et  adoré  comme 
dans  sa  patrie,  dans  la  même  langue  et  avec  les  mêmes  céré- 
monies religieuses!  »  Etablir  cette  unité,  cette  universalité  du 
culte  chrétien,  les  maintenir,  les  diriger  et  les  régler,  selon  les 
circonstances,  telle  est  la  tâche  du  chef  universel  de  l'Eglise  ; 
et  si,  comme  nous  l'avons  vu,  cette  harmonie  du  culte  existe 
effectivement  sur  la  terre,  nous  devons  voir  et  révérer  en  elle 
un  bienfait  de  l'action  des  Papes. 

V.  Les  Papes  ont-ils  enfin  pourvu  à  tout  ce  que  réclamait 
le  service  de  l'Eglise?  C'est  la  dernière  question  que  nous 
ayons  à  examiner  ;  elle  révélera,  avec  un  éclat  grandissant,  les 
incomparables  mérites  de  la  Papauté.  En  descendant  à  ces  dé- 
tails, il  faut,  pour  mieux  établir  la  vérité,  procéder  par  ordre. 

1"  Nous  savons  quelle  est  la  haute  importance  de  la  Papauté 
pour  le  monde  chrétien ,  et  nous  sentons  aussi  combien  l'Eglise 
est  intéressée  à  jouir  d'une  entière  liberté  pour  F  élection  d'un 
Pape.  Les  Souverains-Pontifes  ont  toujours  combattu  pour  la 
hberté  des  élections  papales,  et  ils  ont  le  mérite  d'avoir  réussi 
à  bannir  de  cet  acte  si  important  Finfluence  pernicieuse  des 
caprices  princiers,  les  intrigues  de  familles  égoïstes  et  ambi- 
tieuses, les  cabales  d'indignes  courtisans.  Déjà  le  saint  pape 
Symmaque  et  le  pape  Jean  XX  ont  défendu  la  liberté  des 
prêtres  électeurs  contre  les  empiétements  du  peuple  romain  ; 
le  pape  Grégoire  YII  a  protégé  énergiquement  cette  hberté 


CHAPITRE   l".  57 

contre  les  prétentions  des  empereurs  d'Allemagne.  Grégoire  X 
fit  un  règlement  sur  les  formes  à  observer  pour  l'élection  du 
Pape  par  le  collège  des  cardinaux,  et  c'est  d'après  ce  règlement 
que  le  pape  Martin  V  fut  élu  au  concile  de  Constance  et  que 
furent  élus  tous  ses  successeurs  jusqu'à  Léon  XIII.  Quand  nous 
nous  rappelons  les  troubles  funestes  qui  eurent  lieu  çà  et  là, 
dans  les  siècles  antérieurs,  à  l'occasion  des  élections  papales, 
par  l'effet  des  prétentions  des  princes  séculiers  ;  quand  nous 
songeons  que  les  empiétements  de  ces  princes  allèrent  jusqu'à 
opposer  un  antipape  au  Pape  nommé  par  l'Eglise  et  reconnu 
par  elle,  nous  apprécions  mieux  le  service  que  les  Papes  ont 
rendu  en  assurant  à  l'Eglise  la  libre  élection  de  son  chef.  La 
seule  influence  qui  soit  accordée  aujourd'hui  aux  puissances 
cathohques  dans  l'élection  du  Pape,  c'est  que  les  trois  plus 
considérables,  l'Autriche,  la  France  et  l'Espagne,  peuvent  exer- 
cer chacune  une  seule  exclusion.  Nous  voulons  dire  que  ces 
puissances  peuvent  charger  un  cardinal  membre  du  conclave 
de  déclarer  en  leur  nom  que  l'élection  de  telle  ou  telle  per- 
sonne leur  serait  désagréable.  Si  cette  déclaration  est  faite  tar- 
divement,  c'est-à-dire  après  l'élection  consommée,  ou  si  la 
même  puissance  a  déjà  exercé  son  droit  d'exclusion  dans  le 
même  conclave,  celui-ci  n'y  a  point  égard.  Au  cas  contraire,  le 
sacré-coUége  s'abstient  ordinairement  de  donner  ses  suffrages 
à  la  personne  frappée  d'exclusion  par  l'une  ou  l'autre  des 
puissances  catholiques.  De  cette  manière;  on  peut  tenir  compte 
des  vœux  des  princes  catholiques  au  sujet  de  l'élection  du 
Pape,  sans  que  la  liberté  de  l'Eghse  en  soit  affectée. 

2°  Les  Papes  ont  également  bien  mérité  de  l'Eglise  par  le 
zèle  infatigable  avec  lequel  ils  ont  combattu  pour  le  libre  choix 
des  évêques.  Les  Papes,  dit  Kastner,  ont  décrété  les  dispositions 
les  plus  précises  pour  garantir  autant  que  possible  les  nomina- 
tions des  évêques  et  des  abbés  contre  l'arbitraire  et  contre  les 
influences  simoniaques.  Le  conflit  qui  s'est  élevé  au  moyen 
âge  concernant  l'investiture,  est  une  preuve  de  la  grande  solli- 
citude des  Papes  pour  la  liberté  de  l'Eglise.  Alors  la  puissance 
civile  élevait  la  prétention  qu'il  appartenait  à  l'empereur  d"in- 


58  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

vestir  les  évèqucs  par  l'anneau,  la  crosse  et  la  mitre.  Les 
évèques  étaient  alors  pasteurs  spirituels  et  seigneurs  féodaux. 
Le  Pape  soutenait  que  l'évoque,  comme  tel,  ne  devait  être  in- 
vesti que  par  l'Eglise;  puis  investi,  pour  le  fief,  parle  prince 
temporel,  mais  seulement  par  une  formule  analogue  à  sa 
dignité.  Si  l'on  observe  combien,  sous  prétexte  de  suzeraineté, 
les  empereurs  ont  abusé  des  évèchés,  des  abbayes  et  d'autres 
établissements  ecclésiastiques;  si  l'on  considère  les  désordres 
qui  sont  résultés  de  la  collation  de  ces  bénéfices  par  la  seule 
autorité  temporelle,  soit  pour  le  choix  des  personnes,  soit  pour 
la  liberté  laissée  aux  prélats  ;  si  Ton  réfléchit  que  l'investiture 
conférée  seulement  par  le  prince  amenait  à  l'idée  que  la  juri- 
diction spirituelle  émanait  du  pouvoir  civil,  n'est-il  pas  évident 
que  les  Papes  étaient  contraints  de  résister  aux  empiétements 
des  empereurs  ?  L'Etat  pouvait  conférer  l'investiture  par  le 
sceptre  ;  à  l'Eglise  seule  appartenait  la  collation  par  la  crosse  et 
l'anneau.  Aussi  voyons-nous  saint  Grégoire  YII,  le  vaillant  dé- 
fenseur de  la  liberté  ecclésiastique,  soutenu,  défendu,  justifié, 
non- seulement  par  des  savants  catholiques,  mais  encore  par 
des  savants  protestants,  tels  que  Jean  de  Mûller,  Luden,  Yoigt, 
Kaumer,  Léo  et  d'autres.  Les  prérogatives  temporelles  des 
évèques  ont  disparu  depuis  (  et ,  dans  l'intérêt  même  de 
l'Eghse,  dit  le  cardinal  Pacca,  nous  sommes  loin  de  le  re- 
gretter) ;  mais,  hélas  I  les  prétentions  des  souverains  temporels 
au  sujet  de  la  collation  des  évêchés  subsistent  toujours.  Aussi 
les  Papes,  et  notamment  Pie  YII,  Léon  XII,  Grégoire  XYI  et 
Pie  IX,  ont  toujours  pris  à  tâche  de  conservera  l'Eglise  le  libre 
choix  des  évoques,  et  dans  les  pays  où  il  leur  était  impossible 
do  maintenir  cette  liberté  dans  sa  plénitude,  ils  ont  sauvé  le 
principe  de  la  loi  ecclésiastique  en  réservant  au  Saint-Siège 
la  préconisation  des  sujets  présentés  par  le  pouvoir. 

3°  La  liberté  des  rapports  entre  les  pasteurs  et  leurs  trou- 
peaux n'a  pas  exigé  des  Papes  de  moindres  combats.  Dans  les 
premiers  siècles ,  durant  les  persécutions ,  les  Papes  main- 
tinrent dans  les  catacombes  la  liberté  des  assemblées  chré- 
tiennes, en  souffrant  héroïquement  le  martyre.  Tel  fut  le  sort 


CHAPITRE    1".  «^9 

des  trente  premiers  Papes.  Plus  tard,  quand  les  empereurs 
déclaraient  la  religion  chrétienne  religion  d'Etat  et  la  proté- 
geaient pour  mieux  l'opprimer,  les  Papes,  surtout  au  moyen 
âge,  repoussèrent  vaillamment  les  prétentions  de  ces  sin- 
guliers protecteurs.  «  Le  monde,  disait  le  pape  Gélase  à  l'em- 
pereur Anastase,  est  gouverné  par  deux  pouvoirs  :  le  pouvoir 
sacré  des  chefs  de  l'Eglise  et  le  pouvoir  royal  des  princes.  Tu 
es,  mon  fils,  le  premier  parmi  les  hommes,  mais,  dans  les 
choses  spirituelles ,  tu  es  soumis  aux  administrateurs  de 
l'Eglise.  Ne  les  force  donc  pas  de  se  plier  à  ta  volonté.  »  Dans 
les  derniers  siècles,  la  puissance  publique  n'entrava  pas  moins 
qu'au  moyen  âge  la  liberté  de  l'Eglise.  Dans  plusieurs  pays,  il 
fut  interdit  aux  évéques  de  s'adresser  sans  autorisation  préa- 
lable au  chef  de  l'Eghse  ;  il  fut  interdit  de  publier,  sans  placet, 
les  actes  pontificaux  et  les  lettres  pastorales.  Certains  gouver- 
nements allèrent  jusqu'à  fixer  le  nombre  des  messes,  la 
quantité  des  prières  et  la  disposition  des  cierges.  Les  Papes 
ont  défendu,  contre  les  gouvernements  modernes,  la  liberté  de 
l'Eglise,  avec  autant  d'énergie  que  contre  les  soi-disant  pro- 
tecteurs du  moyen  âge  :  Pie  Yl  se  rendit  à  Tienne  pour 
ramener  Joseph  II  à  de  meilleurs  sentiments  ;  Pie  VII  résista 
avec  un  admirable  courage  à  toute  la  puissance  de  Napoléon  ; 
Léon  XII  et  Grégoire  XVI  assurèrent,  dans  les  concordats,  la 
libre  communication  des  ouailles  et  des  pasteurs  ;  et  Pie  IX 
s'exila  volontairement  plutôt  que  de  laisser  compromettre, 
dans  sa  personne,  la  liberté  de  l'Eglise. 

Que  celui  qui  douterait  du  service  rendu  par  les  Papes  à  la 
liberté  ecclésiastique,  jette  un  coup  d'œil  sur  l'état  des  confes- 
sions dissidentes;  qu'il  considère  les  Grecs,  les  Russes,  les 
protestants,  les  anghcans,  dont  les  sectes  sont  toutes  ravalées  à 
la  condition  de  servantes  du  pouvoir  civil,  et  il  sera  obhgé  de 
reconnaître  qi*e  la  seule  Eghse  placée  sous  la  protection  de  la 
Papauté  a  su  maintenir  son  indépendance. 

4°  Pour  que  l'Eghse  puisse  remplir  son  auguste  mission,  elle 
a  besoin  de  temples  consacrés  au  Seigneur,  et  de  biens  ecclé- 
siastiques pour  le  service  du  culte,  la  subsistance  de  ses  mi- 


60  iiiSTomr-:  nr.  la  papauté. 

nistrcs  et  le  soulagement  des  pauvres.  De  tout  temps  la  piété 
des  fidèles  a  pourvu  à  ces  besoins.  Mais  ce  riche  patrimoine 
éveilla  plus  d  une  fois  la  cupidité  des  gouvernements.  Aussi  les 
Papes  ont-ils  été  obligés,  dans  tous  les  âges,  de  combattre 
pour  l'inviolabilité  des  fondations  pieuses.  Partout  où  un  che- 
valier rapace  pillait  une  église  ou  un  monastère  ,  le  Saint- 
Siège  lançait  contre  le  spoliateur,  fùt-il  couronné,  les  foudres 
de  l'excommunication.  Les  Papes  ont  opposé,  avec  non  moins 
de  courage,  à  l'insatiable  avidité  des  gouvernements  modernes, 
le  7ion  licet  et  le  iioyi  possumvs.  C'est  ainsi  que  Pie  VI  a  dû 
résister  à  l'Autriche,  Pie  VII  à  la  France,  Grégoire  XVI  à  l'Es- 
pagne, à  r^yiemagne,  à  la  Suisse,  Pie  IX  encore  à  la  Suisse, 
à  l'Allemagne  et  à  plusieurs  Etats  de  l'Amérique  du  sud  et  sur- 
tout à  la  monarchie  de  Savoie.  Tous  ont  lutté  pour  la  conser- 
vation et  la  libre  administration  des  biens  ecclésiastiques  avec 
la  bravoure  des  Grégoire  VII,  des  Alexandre  III  et  des  Coni- 
face  VIII. 

S*'  Parmi  les  domaines  de  l'Eglise,  il  en  est  un  qui  tient  le 
premier  rang,  c'est  le  patrimoine  de  saint  Pierre.  Si  le  Pape 
doit  avoir  une  action  libre  et  indépendante  pour  diriger  et 
gouverner  l'Eghse,  il  est  indispensable  qu'il  ne  soit  sujet  d'au- 
cun prince,  mais  qu'il  soit  souverain  lui-même.  Si  le  Pape  doit 
être  le  centre  d'union  parmi  les  peuples,  il  ne  doit  pas  appar- 
tenir à  tel  ou  tel  royaume,  mais  avoir  son  royaume  propre.  Si 
le  Pape  doit  défendre,  contre  les  princes  et  les  gouvernements, 
les  lois  religieuses  et  les  droits  de  l'Eghse,  il  ne  doit  pas  être 
soumis  au  bon  plaisir  de  tel  ou  tel  souverain,  mais  il  doit  avoir 
ses  Etats  propres,  comme  il  a  sa  maison.  Nous  connaissons  l'his- 
toire de  l'Etat  pontifical  ;  nous  savons  à  travers  quelles  vicissi- 
tudes il  est  fondé,  et  nous  n'oublions  pas  au  prix  de  quels  dou- 
loureux combats  les  Papes  ont  su  maintenir  sa  conservation 
ou  protester  contre  les  atteintes  ïnomentanées  de  la  violence. 

6°  Pour  que  le  prêtre  puisse  répondre  à  sa  haute  mission,  il 
faut  qu'il  réside  parmi  les  hommes,  comme  un  être  supérieur, 
étouffant  tous  les  désirs  de  la  chair,  résolu  de  sacrifier  à  son 
devoir  tous  les  biens  terrestres,  au  besoin  sa  vie  même.  Pour 


CHAPITRE  I".  6i 

ce  motif,  l'Eglise  a  prescrit  de  tout  temps  le  célibat  des  prêtres, 
et  nous  devons  surtout  à  la  fermeté  des  Papes  cette  loi  si 
salutaire. 

Déjà  saint  Pierre  avait  tout  quitté  pour  suivre  le  Seigneur. 
Les  papes  Calixte  I",  saint  Sirice,  saint  Grégoire  YII,  Léon  VH, 
Nicolas  II,  iVlexandre  IV  et  beaucoup  d  autres  insistèrent  forte- 
ment pour  l'observation  du  célibat  clérical.  «  Le  célibat,  dit  le 
protestant  Seffen,  est  très-étroitement  lié  à  la  pureté  et  à  la 
perfection  du  culte  ;  il  écarte  du  prêtre,  autant  que  la  faiblesse 
humaine  le  permet,  la  préoccupation  des  affaires  extérieures, 
afm  que  le  ministre  de  Dieu,  voué  tout  entier  à  la  volonté  di- 
vine, apparaisse  à  tous  comme  le  pur  organe  des  révélations 
du  Très-Haut  ^  »  C'est  pour  le  même  motif,  ajouterons-nous 
avec  un  auteur  catholique,  que  la  Papauté  a  attaché  de  tout 
temps  une  haute  importance  au  célibat  des  prêtres  ;  qu'elle  l'a 
toujours  défendu  comme  une  institution  d'intérêt  général  et 
qu'elle  a  mis  tant  de  zèle  à  le  maintenir  de  nos  jours  comme 
la  pierre  angulaire  du  catholicisme,  comme  une  condition  de 
l'indépendance  et  de  la  liberté  personnelle  du  prêtre,  comme 
un  élément  nécessaire  à  la  propriété  de  l'Eglise  comme 
un  moyen  d'assurer  la  propagation  constante  et  zélée  de 
l'œuvre  du  salut,  enfin  comme  une  preuve  éclatante  de  la 
succession  et  de  la  tradition  apostolique.  Quiconque  est  ca- 
pable de  remporter  la  victoire  sur  soi-même  et  sur  le  monde, 
quiconque  se  tient  avec  Dieu  et  s'appuie  sur  des  principes 
immuables,  quiconque  n'est  point  l'esclave  de  la  chair  et  du 
sang,  celui-là,  bien  loin  de  jeter  un  blâme  à  la  Papauté,  à  cause 
do  l'institution  du  célibat  clérical,  y  verra,  au  contraire,  une 
œuvre  méritoire  de  la  Chaire  apostolique. 

V  Les  Souverains-Pontifes  ont  encore  signalé  leur  zèle  pour 
la  propriété  de  l'Eglise  en  défendant  et  en  protégeant  les 
ordres  rehgiêux.  De  temps  en  temps,  il  s'élevait  dans  l'Eghse 
des  nécessités  spéciales,  auxquelles  il  fallait  pourvoir  par  des 
ressources  particulières.  Ces  ressources,  l'Eglise  les  a  trouvées 
dans  les  ordres  religieux,  où  des  hommes  et  des  femmes  s'en- 

^  Carricaturen  der  Heilligsten,  t.  II,  p.  29o,  Leipsig,  1821. 


C2  HISTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

gageaient,  par  des  i vœux  solennels,  au  service  de  Dieu,  de 
l'Eglise  et  de  l'humanité  souffrante.   Ces  ordres  ont  tous  été 
érigés  canoniquementpar  les  Souverains-Pontifes,  notamment 
l'ordre  de  Saint-Benoit  par  Félix  IV,  les  ordres  de  Saint-Domi- 
nique et  de  Saint-François  d'Assise ,  par  Innocent  III,  et  la 
Compagnie  de  Jésus  par  Paul  IV.  Un  grand  nombre  de  Papes 
ont  été  choisis  dans  ces  mêmes  ordres  ;  tous  ont  hautement 
favorisé,  protégé,  défendu  les  communautés  rehgieuses.  Pour 
apprécier  sommairement  les  mérites  que  les  Papes  se  sont 
acquis  par  ces  institutions,  il  faut  interroger  l'histoire  sur  les 
services  que  les  ordres  religieux  ont  rendus.  L'histoire  attes- 
tera :  «  Qu'ils  ont  été  les  agents  les  plus  actifs  pour  la  propa- 
gation du  Christianisme;   qu'ils   ont  défriché  et  fertilisé  de 
vastes  terrains,  civihsé  des  nations  barbares,  fondé  des  vil- 
lages et  des  villes  ,  conservé  et  propagé  les  sciences  et  les  arts, 
instruit  et  élevé  la  jeunesse,  nourri  les  pauvres,  hébergé  les 
pèlerins,  fondé  et  administré  les  hôpitaux,  délivré  les  prison- 
niers et  les  esclaves,  combattu  pour  l'Eglise  et  pour  l'Etat, 
secouru  et  consolé  toutes  les  misères  humaines;  qu'ils    ont 
fourni  des  modèles  parfaits  de  toutes  les  vertus  et  accompli  les 
conseils  évangéliques  de  manière  à  démontrer  la  possibilité  do 
la  perfection  chrétienne  ;  qu'en  un  mot,  ces  ordres  ont  toujours 
été,  entre  les  mains  des  Papes,  les  plus  dignes  instruments 
pour  propager,  défendre  et  glorifier  la  religion'.  » 

8°  L'Eghse  est,  sans  contredit,  une  institution  divine  ;  mais 
elle  est  régie  par  la  main  des  hommes,  et  il  peut  s'y  introduire 
des  abus,  non  pas  en  ce  qui  regarde  l'œuvre  de  Dieu,  mais  en 
ce  qui  regarde  l'œuvre  des  hommes.  Il  faut  de  temps  en  temps 
extirper  ces  abus  et  rétablir  la  pureté  de  l'Eglise.  Or,  de  même 
que,  dans  le  corps  maladif,  le  mal  doit  être  traité  à  l'intérieur  ; 
de  même,  la  guérison  des  infirmités  de  l'Eghsc  ne  peut  être 
opérée  que  par  l'intérieur,  c'est-à-dire  par  le  Pape.  Toute  autre 
prétendue  réforme  ecclésiastique,  opérée  ou  imposée  du 
dehors,  n'est  qu'un  rapiéçage  et  un  bouleversement.  Aussi 
Voigt,  quoique  protestant,  reconnaît-il  qu'une  véritable  et  salu- 
1  Rob,  Annales  catholiques,  t.  I,  p.  22. 


CHAPITRE   1*'.  63 

taire  réforme  de  l'Eglise  ne  peut  être  produite  que  par  l'Eglise, 
c'est-à-dire  par  le  Saint-Siège  ;  et  Jean  de  Muller  est  d'avis  que 
le  moyen  le  plus  assuré  pour  la  hiérarchie,  comme  pour  les 
républiques,  consiste  à  opérer  par  elles-mêmes  les  réformes  ou 
améliorations,  sans  aucune  immixtion  étrangère,  laquelle  est 
ordinairement  inspirée  par  la  passion  plutôt  que  dirigée  par 
l'amour  du  bien.  Aussi  les  Papes  ont-ils,  de  tout  temps,  regardé 
comme  un  des  premiers  devoirs  de  leur  ministère,  de  réformer 
les  abus  introduits  dans  le  sanctuaire  par  la  faiblesse  des 
hommes  ;  de  tout  temps^  il  y  ont  pourvu  avec  autant  de  vigi- 
lance que  de  circonspection,  mais  sans  jamais  permettre  une 
intervention  étrangère,  ni  tolérer  l'usurpation. 

On  voit,  par  le  Bullaire  romain,  que  chaque  Pape  a  eu  sa 
part  dans  cette  œuvre  réformatrice.  Léon  IX  y  acquit  une  par- 
ticulière illustration.  Saint  Grégoire  YII,  Urbain  II,  Victor  III, 
Callixte  II,  Innocent  III,  Grégoire  IX,  Innocent  IV,  Boni- 
face  VIII,  au  moyen  âge,  opposèrent  une  digue  puissante  aux 
débordements  des  abus  et  rétablirent  la  sainteté,  la  liberté, 
l'indépendance  de  l'état  clérical.  Dans  les  temps  modernes, 
Paul  IV  et  Pie  V  mirent  en  vigueur  la  grande  réforme  ecclé- 
siastique du  concile  de  Trente.  De  nos  jours.  Dieu  a  suscité 
Pie  IX  comme  un  digne  réformateur  de  son  Eghse. 

Si  nous  voulons  connaître  les  mérites  des  Papes  comme  ré- 
formateurs, l'histoire  nous  dira  qu'eux  seuls  pouvaient  opérer 
des  réformes  efficaces  et  durables,  et  que  toutes  celles  qui 
n'ont  pas  été  entreprises,  dirigées,  sanctionnées  par  eux,  ou 
n'ont  abouti  qu'à  d'assez  pauvres  résultats,  ou  bien  ont  été 
une  source  de  désordres  plus  grands  que  ceux  auxquels  on 
voulait  remédier. 

Ainsi,  pour  la  propagation  du  Christianisme,  pour  la  conser- 
vation de  l'unité  et  de  la  pureté  de  la  foi,  pour  la  défense  des 
bonnes  mœurs  et  l'organisation  du  culte  public,  pour  l'élection 
libre  des  Papes  et  le  libre  choix  des  évoques,  pour  le  maintien 
des  rapports  entre  les  pasteurs  et  le  troupeau,  pour  la  protec- 
tion de  la  propriété  ecclésiastique  et  de  la  puissance  temporelle 
du  Saint-Siège,  pour  la  fondation  des  ordres  religieux  et  la 


C4  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

réforme  des  abus,  les  Papes  ont  été  ce  qu'ils  devaient  être,  de 
vrais  Papes,  de  dignes  vicaires  de  Jésus-Christ.  Le  devoir,  tel 
qu'il  était  indiqué  par  la  notion  de  l'Eglise  et  défini  par  la 
mission  apostolique,  ils  l'ont  rempli  avec  une  intelligence 
élevée  et  d'une  main  résolue.  Dans  l'accomplissement  de  leur 
tache,  autant  qu'on  peut  juger  par  une  table  sommaire,  il  n'y  a 
pas  de  lacune.  La  foi,  les  mœurs,  la  discipline  ont  trouvé  en 
eux  des  interprètes  fidèles,  des  législateurs  clairvoyants,  des 
vengeurs  intrépides.  On  ne  peut,  de  ce  chef,  élever  contre  les 
Pontifes  romains  aucune  objection'. 

Aussi  les  adversaires  de  la  Papauté,  repoussés  avec  perte; 
essaient-ils  de  se  tirer  par  une  diversion.  Sur  les  différents 
points  élucidés  dans  ce  chapitre,  s'ils  ne  peuvent  contester  les 
faits,  ils  y  cherchent  matière  à  récrimination  contre  la  Papauté. 
Le  devoir  de  la  Papauté,  ils  le  comprennent  autrement  que  les 
Papes,  et  ils  entendent  reprocher  aux  Papes  de  ne  l'avoir  pas  ac- 
compli comme  ils  le  comprennent.  Yoilà  donc  qui  est  entendu. 
La  lumière  nécessaire  pour  le  gouvernement  de  son  Eglise, 
Jésus-Christ  l'a  départie  aux  protestants,  aux  encyclopédistes, 
aux  rationaUstes  et  aux  athées.  Nous  pourrions  juger  cette 
prétention  indigne  de  toute  réponse  ;  provisoirement  nous  vou- 
lons seulement  en  réclamer  le  bénéfice.  Il  est  acquis  à  l'histoire 
que  les  Papes  ont  rempli  tous  les  devoirs  du  Souverain-Ponti- 
ficat tels  que  l'Eghse  les  entend.  Nous  verrons,  plus  tard,  s'il  y 
a  lieu  d'attaquer  les  Papes  sur  la  manière  dont  ils  ont  répondu 
à  la  mission  de  Jésus-Christ  et  à  la  vocation  de  la  Providence. 

■•  Les  Prussiens  ont  intitulé  Kiilturkampf,  lutte  civilisatrice,  la  guerre 
tout-à-fait  gratuite  et  très-violente  qu'ils  font,  en  ce  moment,  à  TEglise 
catholique.  Afin  de  leur  répondre  plus  péremptoirement,  nous  avons  cité, 
de  préférence,  dans  ce  chapitre,  des  auteurs  de  leur  pays.  Prouver  que 
l'Eglise  n'est  pas  l'ennemie  de  la  civilisation  est  une  thèse  autrement 
inutile.  La  civilisation  est  l'œuvre  exclusive  de  l'Eglise  ;  elle  fléchit,  là  ou 
l'Eglise  est  troublée,  elle  disparaît,  si  l'Eglise  est  vaincue.  Les  ennemis  de 
l'Eglise,  assurés  de  ne  pas  la  vaincre,  ne  combattent  que  contre  eux- 
mêmes. 


CHAPITRE  It*  6S 


CHAPITRE  IL 

DES  MAUVAIS  PAPES  I  DES  PAPES,  DANS  l'eXERCICE  DU  POUVOIR 
SUPRÊME,  ONT -ILS,  PARTICULIÈREMENT  AU  MOYEN  AGE,  MANQUÉ 
AU  DEVOIR  MORAL  DE  l'aUTORITÉ  ET  FORFAIT  A  l'hONNEUR 
CHRÉTIEN  ? 

Parmi  les  clichés  répugnants  qu'emploie,  dans  la  confection 
de  ses  journaux,  l'impiété  contemporaine,  il  n'y  en  a  pas  de 
plus  répugnant  que  les  crimes  des  Papes. 

Les  crimes  des  Papes?  cela  s'affirme  sans  vergogne,  se 
répète  sans  preuve  et  se  croit  sans  difficulté.  De  la  critique 
historique,  des  preuves  à  l'appui  des  accusations,  cela  n'est 
pas  nécessaire  à  la  haine  qui  ne  cherche  que  des  motifs  à  ses 
fureurs  et  des  prétextes  à  ses  violences.  Le  matin,  après  dé- 
jeûner, lorsqu'on  lit  le  journal  en  prenant  sa  demi-tasse^  si 
vous  avez,  comme  supplément  de  dessert  ou  appoint  d'eau- 
de-vie,  quelque  bonne  grosse  infamie  pontificale,  ce  surcroît 
donne  du  goût  à  la  liqueur  arabe,  fortifie  l'estomac  et  précipite 
la  digestion.  Le  convive  se  lèvera  heureux  d'avoir  bien  dé- 
jeûné et  d'avoir  donné,  de  plus,  avec  un  accent  d'indignation, 
un  coup  d'épaule  à  la  rénovation  du  genre  humain.  Dans  les 
jours  de  trouble,  ce  mangeur  de  Papes  sera  colonel  de  la  garde 
nationale,  incendiaire,  assassin  des  prêtres,  histoire  de  protester 
en  faveur  du  genre  humain  et  de  se  venger  des  crimes  du 
Saint-Siège,  en  attendant  sa  place  sur  les  pontons  ou  une 
balle  devant  les  poteaux  de  Satory. 

Ce  qui  se  iait,  sous  ce  rapport,  serait  horriblement  sot,  si 
ce  n'était  par- dessus  tout  lâchement  abominable.  Et  peut-être 
avons  nous  le  tort  de  trop  l'ignorer. 

Nous  avons  sous  les  yeux  le  dernier  ouvrage  en  ce  genre  : 
c'est  VHistoire  des  Papes  à  travers  les  siècles,  par  Maurice 
IV.  5 


iU\  MISTOIRK    DE    LA    PAPAUTÉ. 

Lachàtre,  quatre  volumes  in-i°.  L'auteur,  comme  si  cet  à  ira- 
vei's  n'indiquait  pas  suffisamment  son  tort,  souligne  sa  pen- 
sée ;  ce  qu'il  veut  vous  offrir,  ce  sont  les  crimes  des  Papes, 
les  mystères  d'iniquité  de  la  cour  pontificale,  meurtres,  em- 
poisonnements, parricides,  adultères,  incestes,  débauches  et 
twpitudes  de  la  Cour  de  Rome.  Du  moment  qu'un  cardinal 
monte  sur  la  Chaire  de  saint  Pierre,  il  est,  pour  Maurice  La- 
chàtre et  pour  la  foule  imhécile  qui  le  croit  sur  parole,  avéré 
que  le  nouveau  Pontife  sacrifie  à  Bacchus  et  à  Vénus  ;  qu'il 
a  son  Ganimède,  ses  Europe,  ses  Danaé  et  ses  Léda;  qu'il 
déshonore  sa  mère  et  ses  sœurs;  qu'il  tue  ses  fils,  ses  frères 
et  son  père  ;  enfin  que  le  Vatican  n'est  qu'un  mauvais  lieu  où 
se  perpètrent  impunément,  depuis  dix-huit  siècles,  en  pré- 
sence des  saints  autels,  les  plus  infâmes  mystères.  Vous 
objecterez  la  rehgion,  l'invraisemblance,  l'impossibilité  phy- 
sique et  morale;  il  n'y  a  rien  à  objecter,  si  vous  ne  voulez  être 
traité  de  complice  ou  de  dupe.  Vous  ferez  observer  encore  que 
tout  cela  est  dit  sans  intelhgence,  contredit  par  tous  les  té- 
moignages; l'auteur  n'est  même  pas  capable  de  savoir  sur 
quel  ensemble  de  monuments  traditionnels  repose  l'histoire 
de  la  Chaire  apostoHque,  et  plus  il  ignore,  plus  il  accuse.  Le 
livre  ne  relève  que  de  la  cour  d'assises  ;  il  a  bien  l'air  d'avoir 
été  écrit  dans  un  bagne. 

L'ouvrage,  ne  l'oublions  pas,  est,  je  ne  sais  si  je  dois  dire 
orné  ou  maculé  de  gravures  sur  acier  ;  le  dessin  primitif  a 
dû  être  fait  sur  les  parois  d'une  prison,  avec  un  clou  volé.  Ce 
n'est  pas  seulement  fou,  idiot,  c'est  monstrueux  et  incroj'able 
pour  toute  personne  qui  n'est  pas  absolument  dépravée.  Mais 
il  faut  être  prudent  :  si  l'illustrateur  devenait  colonel  de  la 
garde  nationale,  il  pourrait  nous  donner  des  répétitions  d'es- 
thétique. 

Après  avoir  flétri  le  libertinage,  l'imbécile  pamphlétaire 
devrait,  au  moins  par  habilité,  se  grimer  en  vertueux.  Pas  du 
tout.  Dans  le  bric-à-brac  qu'il  appelle  le  frontispice  de  son 
livre,  il  suspend  une  demi-douzaine  de  gamins  de  Paris,  faisant 
fonction  d'anges,  et,  pour  donner  au  monument  la  couleur 


CHAPITRE  II.  67 

antique,  le  couvrant  d'urine.  Pour  symboliser  l'histoire,  il 
présente  une  femme  a  grosses  mamelles  nues,  qui  exhibe  son 
ventre  absolument  comme  si  elle  ornait  la  façade  de  l'Opéra; 
si  cette  pauvre  déesse  a  les  bras  cassés,  je  suppose  que  c'est 
de  se  voir  clouée  au  titre  d'un  panthéon  d'ordures. 

J'ai  réservé,  pour  la  bonne  bouche,  le  petit  boniment  de 
l'auteur;  le  voici,  c'est  du  Macaulay  tout  pur,  mais  du  Ma- 
caulay  de  l'égoût  : 

({  Depuis  saint  Pierre,  —  en  admettant  qu'il  ait  existé  et  qu'il 
se  soit  rendu  à  Rome^  — jusqu'à  Pie  IX,  le  faux  monnayeur, 
pontife  actuellement  régnant,  262  Papes,  une  papesse  et 
24  antipapes  ont  occupé  la  Chaire  du  premier  apôtre  de  Jésus- 
Christ;  dans  ce  nombre,  J9  ont  abandonné  Rome,  35  ont  régné 
en  pays  étranger,  8  n'ont  occupé  le  Siège  pontifical  que  pen- 
dant un  mois,  40  pendant  un  an,  22  pendant  deux  ans,  34  pen- 
dant cinq  ans,  les  autres  pendant  une  durée  de  dix,  quinze, 
vingt  ans  au  plus  ;  quelques-uns  ont  régné  simultanément  à 
Rome  même,  ayant  leurs  églises,  leurs  clergés,  leurs  partisans 
respectifs  ;  d'autres  encore  ont  régné  simultanément,  mais  ayant 
leur  siège  dans  des  pays  différents.  Parmi  les  successeurs  de 
saint  Pierre,  on  compte  un  enfant  de  dix-huit  ans,  une  belle 
jeune  femme,  la  papesse  Jeanne,  des  forbans,  plusieurs  héré- 
tiques, et  une  foule  de  prêtres  couverts  de  tous  les  crimes,  vo- 
leurs, simoniaques,  assassins,  parricides,  adultères,  incestueux, 
sodomites.  Sur  les  262  Pontifes  reconnus  comme  légitimes, 
64  sont  morts  de  mort  violente,  18  ont  été  empoisonnés,  et 
plusieurs  à  l'instigation  des  jésuites,  4  ont  été  étranglés,  les 
42  autres  ont  péri  de  différents  genres  de  mort. 

))  Dans  le  schisme  qui  a  divisé  l'EgHse  à  la  fm  du  quator- 
zième siècle,  les  Papes  d'Avignon  et  les  Papes  de  Rome  se 
sont  mutuellement  anathématisés  et  déposés;  en  outre,  soit 
avant,  soit  depuis  ce  schisme,  26  Pontifes  ont  été  déposés, 
bannis  ou  chassés  de  Rome;  28  autres  n'ont  pu  y  rester 
qu'avec  l'appui  des  armées  étrangères,  comme  cela  a  lieu 
encore  de  nos  jours  :  le  Pape  actuel.  Pie  IX,  le  faux  mon- 
nayeur, n'y  maintient  son  pouvoir  que  grâce  à  la  présence 


os  III.STOIRK    DK    LA    PAPAUTÉ. 

dune  armée  croccupalion  fournie  par  Napoléon  111  et  munie 
des  terribles  fusils  Cliasscpot. 

»  On  compte  J53  Pontifes,  parmi  ceux  qui  figurent  dans 
l'histoire,  c  est-à-dire  plus  de  la  moitié  du  nombre  total,  qui 
ont  fait  preuve  d'incapacité  absolue  dans  l'exercice  de  leurs 
fonctions  ;  36  au  moins  ont  enfreint  publiquement  leurs  vœux 
de  chasteté,  et  ont  eu  des  enfants  pendant  la  durée  de  leur 
pontificat. 

»  La  papesse  Jeanne  est  morte  en  couches  au  milieu  d'une 
procession. 

))  Urbain  Y  et  d'autres  Papes  se  sont  soumis  aux  censures 
des  conciles  et  ont  avoué  qu'ils  avaient  failli  ;  d'autres  encore , 
notamment  Victor  III  et  Adrien  YI,  ont  confessé  publiquement 
les  crimes  qu'ils  avaient  commis. 

»  Aujourd'hui,  en  dépit  des  hontes  et  des  turpitudes  de  la 
Papauté,  malgré  le  concert  de  malédictions  qui  s'élève  de 
toutes  parts  contre  le  chef  du  catholicisme,  la  Cour  de  Rome 
ose  revendiquer  pour  Pie  IX  le  privilège  de  l'infailbbilité,  et 
un  concile,  réuni  à  cet  effet,  en  1870,  dans  la  capitale  de  l'Italie, 
a  lancé  un  manifeste  qui  dépasse  en  orgueil  clérical  et  en  in- 
solence pontificale  tout  ce  qui  a  été  formulé  par  les  Papes  les 
plus  audacieux  aux  temps  de  leur  plus  grande  puissance,  et 
quand  les  peuples  étaient  plongés  dans  les  plus  profondes 
ténèbres. 

»  C'est  à  nous,  hbres  penseurs,  hommes  de  progrès  et  de 
hberté,  à  quelque  école  que  nous  appartenions,  quelle  que 
soit  notre  opinion  politique,  de  nous  liguer  pour  combattre 
l'esprit  du  mal;  relevons  donc  l'étendard  de  la  philosophie; 
reprenons  l'œuvre  de  nos  pères;  propageons  en  tous  lieux  la 
vérité  sur  l'histoire  des  Papes  et  les  crimes  des  rois,  et,  bientôt 
les  peuples  auront  secoué  le  double  joug  sous  lequel  vou- 
draient les  tenir  courbés  Papes,  rois,  reines  et  empereurs.  » 

Ainsi  parle  Maurice  Lachâtre.  Pendant  que  nous  étudions 
sérieusement  l'histoire,  ce  sacripant,  aussi  incapable  de  tenue 
que  de  science,  diffame  lâchement  les  Papes,  au  su  de  la 
police  et  sans  opposition  du  gouvernement.  Malgré  ses  fran- 


CHAPITRE   II.  60 

chises  et  ses  succès,  nous  ne  le  croyons  pas  digne  de  réfuta- 
tion. Nos  lecteurs  ont  vu  le  profil  de  la  bête,  cela  suffit. 

Au-dessus  de  cet  iiisulteur  violent,  nous  voyons  d'autres 
paperassiers  de  meilleur  ton,  pasteurs  protestants,  rapsodes 
libéraux,  lauréats  d'académie,  élever  des  attaques  contre  la 
conduite  privée  de  certains  Papes.  Honorius  III,  dit-on,  fut 
cruel,  Jean  XII  vindicatif,  Jules  II  ambitieux,  Sixte-Quint 
avare,  Sergius  III  débauché  et  Alexandre  VI  commit  à  la  fois 
tous  les  crimes.  Nous  retenons  cette  accusation,  et,  pour  la 
confondre,  nous  demandons  :  1°  si  la  sainteté  est  essentielle 
au  pouvoir  sacerdotal;  2°  par  qui  sont  accusés  les  mauvais 
Papes  du  moyen  âge;  3°  et  en  quoi  consiste,  au  juste,  leur 
culpabilité.  L'Eglise  n'a  pas  de  sympathie  pour  le  péché  ;  elle 
n'est  instituée  que  pour  le  combattre  et  le  détruire;  et  si, 
malgré  ses  lois,  malgré  ses  lumières  et  ses  grâces,  il  se  produit, 
même  dans  le  sanctuaire,  elle  en  souffre  assez  cruellement  pour 
garder  le  droit  de  le  condamner. 

I.  La  sainteté  est-elle  essentielle  au  pouvoir  sacerdotal? 

«  Les  charges  de  l'Eglise,  dit  le  protestant  Bost,  à  combien 
plus  forte  raison  sa  charge  suprême,  s'il  doit  y  en  avoir  une, 
ne  peuvent  appartenir  qu'à  des  hommes  saints  et  purs  ^  »  D'où 
l'on  doit  conclure,  le  protestant  Bost  étant  pasteur,  ou  qu'il 
est  un  saint  homme  ou  qu'il  est  inhabile  à  exercer  sa  pro- 
fession; mais,  comme  il  continue  son  petit  commerce  pour  le 
placement  des  homélies,  il  s'ensuit  que  nous  devons  révérer, 
comme  saint  le  pasteur  Bost;  vite  une  niche  à  ce  bienheureux 
selon  Calvin. 

Nous  déclarons  à  rencontre  que  si,  d'une  part,  rien  n'est 
plus  souhaitable,  dans  un  prêtre,  que  la  sainteté,  il  faut  re- 
pousser, d'autre  part,  comme  immorale  et  désolante  la  doc- 
trine qui  dit  la  sainteté  absolument  nécessaire  au  service  des 
âmes. 

Supposez  un  instant  que  la  théorie  du  pasteur  Bost  est 
entrée  dans  le  plan  de  l'économie  divine,  et  que  le  prêtre  perd, 
avec  la  sainteté,  les  pouvoirs  de   sa  charge.  Voilà  chaque 

^  Appel  à  la  conscience  de  tous  les  catholiques  romains,  i^.  86. 


70  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

fidèle  condamné  à  scruter  sans  cesse  la  vie  de  son  pasteur  et 
Jusqu'aux  pensées  les  plus  intimes  de  son  âme;  voilà  la  con- 
duite de  chaque  prêtre  interrogée  avec  avidité,  livrée  à  l'igno- 
rance, à  la  malveillance  et  aux  préjugés.  Voilà  les  conseils  de 
la  charité  qui  défendent  de  juger  personne  et  qui  ordonnent 
de  veiller,  par  une  juste  défiance,  au  premier  de  ses  intérêts, 
celui  de  son  âme.  Voilà  donc  la  rehgion  ordonnant  et  défen- 
dant à  la  fois  de  violer  le  sanctuaire  de  la  conscience,  et, 
devant  l'âme  du  prêtre,  comme  devant  une  citadelle  assiégée, 
voilà  qu'une  foule  de  chrétiens  pèsent  tout  à  leurs  redoutables 
balances  et  chargent  toujours,  par  un  scrupule  de  délicatesse; 
le  plateau  du  péché. 

Du  moins,  lorsque  le  fidèle  aura  subi  et  fait  subir  cette  pre- 
mière torture  morale,  se  sera-t-il  enfin  assuré  de  la  sainteté  du 
prêtre  ?  Et  comment  y  sera-t-il  parvenu  ?  La  sainteté  est  un  état 
de  l'âme,  état  purement  intérieur,  qui  échappe,  par  sa  nature, 
à  toute  investigation  et  à  toute  garantie.  La  religion  catholique 
ne  fournit  pas  plus  que  la  raison  les  moyens  de  s'assurer  de  cet 
heureux  état,  et  de  constater  le  moment  problématique  de  sa 
perte. 

Les  principes  de  la  religion  réformée  elle-même  repoussent 
clairement  une  telle  doctrine.  Le  protestantisme  partage 
l'Eglise  en  deux  camps,  en  élus  et  en  réprouvés,  et  les  uns  et 
les  autres  se  trouvent  prédestinés  au  ciel  ou  à  l'enfer,  par  un 
décret  de  Dieu  absolu,  indépendant  du  concours  et  de  la  vo- 
lonté, comme  de  la  conduite  des  hommes.  D'après  ce  système 
religieux,  le  scélérat  le  plus  consommé  aux  yeux  de  la  société 
peut  et  doit  être  plus  d'une  fois  un  grand  saint,  un  élu  aux 
yeux  de  Dieu;  tandis  qu'un  grand  saint  aux  yeux  des  hommes 
sera  peut-être,  devant  Dieu,  un  grand  coupable  et  un  réprouvé. 
Qu'importe  dans  une  telle  rehgion  la  sainteté  ou  l'impureté  du 
ministre?  et  à  quel  caractère. y  reconnaître  son  état  devant 
Dieu? 

D'ailleurs,  si  le  salut  consiste  exclusivement  dans  la  foi, 
comme  l'enseigne  la  réforme,  et  s'il  n'y  a  point  de  sacrements, 
ou  s'ils  ne  sont  que  des  signes  vides,  les  bons  prêtres  ont-ils 


CHAPITRE   II.  7i 

dans  ce  cas  plus  de  pouvoirs  que  les  mauvais  ?  Et  comment 
ceux-ci  pourraient-ils  perdre  ce  qu'ils  n'ont  pas?  Ce  système, 
qui  est  une  impossibilité  dans  toutes  les  religions,  serait  donc, 
de  plus,  une  contradiction  dans  la  réforme. 

Aussi  le  protestantisme  n'a-t-il  pas,  sur  ce  point,  d'autre  en- 
seignement que  l'Eglise  catholique.  «  Les  vices  et  les  défauts 
des  ministres,  dit  Calvin,  n'altèrent  point  la  nature  de  l'Eglise*.» 
Nous  avons  en  exécration,  dit  la  confession  helvétique,  l'erreur 
des  donatistes,  qui  subordonnent  l'efficacité  des  sacrements  à 
la  bonne  ou  à  la  mauvaise  conduite  des  ministres^. 

Faudrait-il  donc  que  le  Catholicisme  changeât  de  doctrine, 
pour  suivre  les  variations  de  la  réforme,  parce  qu'il  plaît  à  un 
de  ses  ministres  d'abjurer  aujourd'hui  ce  qu'il  enseignait  hier, 
et  ce  qu'enseigneront  encore  demain  ses  collègues?  On  cite,  il 
est  vrai,  à  l'appui  du  système,  deux  textes  de  l'Ecriture  sainte. 
Mais,  avec  le  principe  du  libre  examen,  l'Ecriture  fit-elle  ja- 
mais défaut  à  personne  et  ne  servit-elle  pas  constamment  à  la 
contradiction  des  doctrines  ?  Il  suffit  d'ailleurs  de  lire  ces  textes 
pour  voir  qu'ils  n'ont  point  rapport  à  la  question  :  «  Si  vous 
vous  attachez  fidèlement  à  ma  parole,  dit  le  Sauveur,  vous  serez 
vraiment  mes  disciples.  —  Celui  qui  vit  dans  le  péché  est  du 
diable.  »  Sans  doute  le  pécheur  est  l'enfant  du  démon,  et 
l'attache  à  la  vraie  foi  est  la  première  condition  de  la  filiation 
divine,  mais  qu'importe  à  la  question  de  savoir  si  l'indignité  du 
ministre  entraîne  son  incapacité?  Que  l'on  se  rappelle  plutôt 
le  passage  suivant  :  «  Lorsque  l'un  dit  :  je  suis  à  Paul,  et 
l'autre  :  je  suis  à  Apollon,  n'êtes-vous  pas  encore  charnels? 
Qu'est  donc  Paul  et  qu'est  Apollon?  Des  ministres  de  celui  en 
qui  vous  avez  cru,  et  chacun  selon  le  don  qu'il  a  reçu  du  Sei- 
gneur. C'est  moi  qui  ai  planté ,  c'est  Apollon  qui  a  arrosé , 
mais  c'est  Bieu  qui  a  donné  l'accroissement.  Celui  donc  qui 
plante  n'est'rien,  celui  qui  arrose  n'est  rien  ;  mais  c'est  Dieu 
qui  donne  l'accroissement  \  »  Voilà  le  langage  de  l'Ecriture 
sainte    sur  cette    question,    comme    aussi   voilà   le    dogme 

<  Instit.   christ.,  lib.  IV,  cap.  ii.  — -  «  Conf.  helvet.,  cap.  xviir.  —  '/  Cor., 
III,  4. 


72  JIISTOIRE    DE   LA    PAPAI:TÉ. 

catholique  clans  sa  noble  simplicité.  Si  les  prêtres  sont  les 
canaux,  ils  ne  sont  pas  la  source  de  la  sanctification;  ils  ne 
sont  que  l'organe  par  lequel  arrive  jusqu'à  nous  la  grâce  puisée 
non  dans  leurs  mérites,  mais  dans  le  trésor  saint  et  inépuisable 
de  Jésus-Christ.  Ce  n'est  donc  pas  leur  sainteté  personnelle  qui 
fait  la  sainteté  inviolable  de  leur  ministère. 

Parce  que,  à  raison  ou  à  tort,  on  a  accusé  quelques  Papes,  on 
s'emporte  contre  eux  en  grossièretés.  Le  langage  de  carrefour, 
malvenu  partout,  serait-il  donc  de  mise  envers  les  chefs  de 
l'Eglise  ?  Qu'on  nous  permette  de  rappeler  un  trait  de  la  vie  do 
saint  Paul.  L'Apôtre  paraissait  devant  le  conseil  des  Juifs. 
«  Anne,  grand-prêtre,  commanda  à  ceux  qui  étaient  près  de 
lui,  de  le  frapper  sur  le  visage.  Alors  Paul  lui  dit  :  Dieu  vous 
frappera  vous-même,  muraille  blanchie.  Quoi!  vous  êtes  assis 
pour  me  juger  selon  la  loi,  et  cependant,  contre  la  loi,  vous 
ordonnez  qu'on  me  frappe  !  Ceux  qui  étaient  présents  dirent  : 
Osez-vous  bien  maudire  le  grand-prêtre  de  Dieu?  Paul  ré- 
pondit :  Je  ne  savais  pas,  mes  frères,  que  c'était  le  grand-prêtre. 
Car  il  est  écrit  :  Vous  ne  maudirez  point  le  prince  de  votre 
peuple  ' .  »  Le  pontife  que  saint  Paul  s'excusait  d'avoir  offensé 
n'était  même  plus  alors  prince  du  peuple  ;  en  condamnant 
Jésus,  le  dépositaire  de  cette  éminente  dignité  s'était  frappé 
lui-même  de  déchéance  ;  —  tandis  que  ceux  qu'on  injurie 
furent  constamment  tenus,  par  le  peuple  chrétien,  comme 
vrais  chefs  de  la  sainte  Eglise. 

A  Dieu  ne  plaise  que  le  rang  supérieur  du  Pontife  couvre  à 
nos  yeux  les  fautes  de  l'homme  î  II  ne  fait,  au  contraire,  que 
les  rendre  et  plus  graves  et  plus  sensibles  ;  mais  à  Dieu  ne 
plaise  aussi  que  les  fautes  nous  fassent  mettre  en  oubli  la 
dignité  I  Comment  ne  pas  voir  qu'aucun  ministère  ne  serait 
possible  dans  une  société  où  le  ministre  verrait  à  chaque  instant 
s'ouvrir  une  enquête  sur  sa  vie,  et  où  il  aurait  sans  cesse  à 
établir  sa  sainteté,  condition  essentielle  et  garantie  unique  de 
ses  pouvoirs  ?  Non,  les  fautes  qui  effacent  sa  vertu  ne  dé- 
truisent point  la  grâce  de  son  ministère  ;  et  la  vérité  de  cette 

^  Act.  Ai)OSt.,  XXIII. 


CHAPITRE    II.  io 

maxime  n'est  que  plus  frappante  lorsqu'on  l'applique  aux 
Pontifes  incriminés.  En  quoi  les  papes  Sergius  III,  Jean  XI, 
Jean  XII,  Benoît  IX,  Paul  II,  Sixte  lY ,  Innocent  YIII  et 
Alexandre  VI  lui-même,  ont-ils  altéré  la  foi,  les  mœurs  et  la 
discipline  de  l'Eglise?  Plus  ils  furent  semblables  au  portrait 
qu'en  trace  la  passion,  plus,  au  contraire,  leur  pontificat  fait 
éclater  la  divinité  de  la  religion  catholique.  Leurs  fautes  ne  font 
que  mettre  plus  à  découvert  les  fondements  de  l'Eglise  ;  elles 
attestent  qu'il  faut  chercher  ailleurs  que  dans  les  talents  et  les 
vertus  des  Pontifes  la  raison  et  le  principe  de  l'indéfectibilité  de 
l'Eglise.  La  montrer  ainsi  dégagée  de  tout  ce  qu'on  pourrait 
prendre  pour  appuis  humains,  c'est  découvrir  la  main  céleste 
qui  la  confirme.  Jamais  l'assistance  qu'elle  reçoit  d'en  haut 
n'apparaît  d'une  manière  plus  providentielle  qu'aux  jours  où 
Dieu  la  livre  aux  plus  déplorables  épreuves. 

Quelques  hommes  montèrent  au  trône  pontifical  avec  les 
mœurs  de  leur  temps,  les  passions  de  leur  parti  et  des  pensées 
trop  humaines  ;  mais  à  mesure  qu'ils  franchissaient  les 
marches  du  pouvoir,  l'Esprit  de  Dieu  se  saisissait  de  leur 
esprit  et  alors  s'accomplissait  en  eux  la  parole  prophétique  du 
Sauveur  à  Pierre  :  «  En  vérité,  je  te  le  dis  :  lorsque  tu  étais 
jeune,  tu  te  ceignais  toi-même  et  tu  allais  où  tu  voulais  ;  mais 
lorsque  tu  seras  vieux,  tu  étendras  tes  mains  et  un  autre  te 
ceindra  et  te  mèneras  où  tu  ne  voudras  pas  \  »  Des  hauteurs  où 
il  se  trouvait  transporté,  le  monde  revêt  un  aspect  nouveau 
et  n'apparaît  plus  dans  son  contact  avec  l'Eghse  qu'au  second 
rang.  A  côté  de  l'homme  vicieux,  on  voit  dès  lors  avec  étonne- 
ment,  dans  tout  ce  qui  touchait  au  gouvernement  purement 
spirituel,  un  nouvel  homme  à  la  prudence  consommée,  à  la 
sagesse  plus  qu'humaine;  et,  selon  le  côté  duquel  on  l'envisa- 
geait, on  découvrait  en  lui,  comme  autrefois  dans  la  colonne 
qui  guidait  les  Hébreux,  obscurité  ou  lumière.  Il  y  avait  le 
pontife  et  l'homme,  sans  que  jamais  l'homme  ait  fait  prévari- 
quer  le  pontife  dans  les  actes  qui  aient  altéré  la  foi  et  la  cons- 
titution de  l'Eglise;  et  il  n'en  est  aucun  dont  on  ait  pu  dire, 

^  Joan.,  XXI,  18. 


74  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

comme  autrefois  le  Sauveur  du  pouvoir  spirituel  chez  les  Juifs  : 
«  Ne  faites  pas  ce  qu'ils  font,  mais  observez  et  faites  tout  ce 
qu'ils  vous  disent  ^  »  Yoilà  l'hommage  constant  et  invariable 
que  l'histoire,  tout  en  accusant  les  mœurs  de  quelques  Papes 
vicieux,  rend  à  leur  fidélité  à  conserver  intact  le  dépôt  sacré  de 
leur  doctrine. 

Mais  que  répondra-t-on^  lorsque  nous  appellerons  les  chefs 
de  la  réforme  à  subir  l'épreuve  de  ces  principes  ?  Si  jamais  il 
fallut  une  vie  sainte  et  des  garanties  personnelles,  c'était 
incontestablement  de  la  part  de  ces  hommes  qui  s'annonçaient 
comme  venant  réformer  l'Eglise.  Il  n'est  émané  des  Papes 
qu'on  nous  oppose  aucun  de  ces  grands  décrets  qui  font  époque 
dans  les  annales  de  la  religion.  Il  suffit  de  comparer  l'époque 
qui  les  précéda  et  celle  qui  les  suivit,  de  lire  quelques  chapitres 
d'histoire,  pour  constater  que  rien  sous  eux  n'a  été  innové 
dans  l'Eglise.  Et  dès  lors  comment  auraient-ils  à  justifier  ce 
qu'ils  n'ont  pas  fait?  Mais  ces  hommes  qui  ont  donné  à  l'Eglise 
une  forme  nouvelle  et  jusqu'alors  inconnue,  quelles  preuves 
donnent-ils  de  la  sainteté  et  de  la  validité  de  leur  mission,  eux 
qui  n'en  avaient  reçu  aucune  sur  la  terre,  et  qui  ne  reconnais- 
saient cependant  point  de  limites  à  celle  qu'ils  s'arrogeaient  ? 
Lorsque  vous  demandez  aux  Papes  et  aux  évêques  les  preuves 
de  leur  mission,  ils  les  fournissent  aussitôt  claires  et  péremp- 
toires  ;  ils  sont  les  successeurs  légitimes  et  les  héritiers  des 
apôtres.  Mais  Luther  et  Calvin,  que  sont-ils  dans  l'Eglise?  D'où 
viennent-ils  et  qui  les  a  envoyés  ?  Ou  le  Christ  a  rendu  ses 
apôtres  impeccables ,  et  a  fait  de  leur  impeccabilité  le  gage 
et  la  preuve  de  la  vérité  de  leur  enseignement,  ou  il  les  a 
laissés,  en  leur  confiant  la  charge  du  ministère,  sujets  au 
péché.  Dans  le  premier  cas,  qu'est-il  besoin  de  réformateurs 
pour  rétablir  ce  qui  n'a  pu  ni  périr  ni  s'altérer  ?  Dans  le  second 
de  quel  droit  venez-vous  changer  les  conditions  posées  par 
Jésus  Christ  lui-même  et,  pour  glorifier  les  chefs  de  la  réforme, 
accuser  d'insuffisance  ce  qu'il  a  fait  pour  son  Eglise. 

A  quoi  servirait  d'ailleurs  une  telle  prétention  ?  Le  voile  qui 

«  Matth.,  XXIII,  2. 


CHAPITRE   II.  75 

couvre  leur  vie  n'est  pas  comme  celui  d'Isis,  qu'aucune  main 
mortelle  ne  souleva  jamais.  Leurs  actes  sont  du  domaine  de 
l'histoire,  et  leur  vie,  même  leur  vie  privée,  tombe  sous  la  com- 
pétence publique,  un  peu  comme  la  vie  de  tout  homme  en  évi- 
dence. La  mission  qu'ils  se  donnèrent,  de  réformer  l'Eghse, 
incite  encore  davantage  à  rechercher  s'ils  avaient  réellement 
titre  personnel  et  qualités  requises    pour  un   tel  ministère. 
Pour  faire  preuve  de  la  plus  grande  modération  et  rester  bien 
en  deçà  de  la  vérité,  qu'il  nous  suffise  de  dire  que  les  pseudo- 
réformateurs  du  seizième  siècle    n'eurent    aucun    caractère 
extérieur  de  sainteté,   et  qu'ils  ne  se  distinguèrent  en  rien 
par  leur  conduite  du  commun  des  hommes  de  leur  temps.  Et 
cependant  il  n'aurait  fallu  rien  moins  que  la  sainteté  des  pro- 
phètes et  la  mission  des  apôtres  pour  justifier  leur  exorbitante 
prétention  de  réformer  l'Eghse.  Déclarer  saint  et  légitime  leur 
ministère,  c'est  donc  renverser  le  ministère  fondé  par  Jésus- 
Christ,  c'est  justifier  tout  fanatique  ou  tout  imposteur  qui  vien- 
drait proscrire,  au  nom  de  Dieu,  la  vraie  religion,  et  proclamer 
au  nom   de    son  fanatisme,   une    nouvelle    croyance.    C'est 
absoudre  d'avance  toute  erreur  qui  réclamerait  sa  place  au 
soleil  de  la  réforme  et  autoriser  tout  schisme  qui  viendrait 
aggraver  le  désarroi  de  ses  sectes.  Et  lorsque  les  catholiques 
reprochent  aux  chefs  de  la  réforme  leurs  vices,  rappeler  les 
désordres  de  quelques  Papes,  et  croire  ensuite  qu'on  peut  ren- 
voyer les  deux  parties  dos  à  dos   c'est  se  méprendre  de  la  ma- 
nière la  plus  grave,  c'est  vouloir  établir  une  parité  là  où  il  n'y 
en  a  pas.  La  question  est  de  savoir  si  le  ministère  que  le  Sauveur 
a  promis  d'assister  jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  a  pu 
faillir  à  sa  mission  ;  et  ensuite,  en  cas  d'affirmative,  il  faut  que 
celui  qui  veut  prendre  sa  place,  fournisse  ses  titres  à  la  succes- 
sion. Tant  qu'il  ne  l'aura  pas  fait,  on  est  en  droit  de  le  repousser 
comme  usurpateiîr.  «  Demandez  à  Munzer,  écrivait  Luther  aux 
magistrats  de  Mulhouse,  de  qui  il  a  reçu  le  pouvoir  de  prêcher. 
S'il  répond  que  c'est  de  Dieu,  qu'il  le  woxiyq  jjar  quelque  mi- 
racle évident;  car  c'est  ainsi  que  Dieu  fait  connaître  sa  volonté, 
quand  il  change  les  institutions  qu'il  avait  antérieurement 


70  HISTOIKE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

établies.  —  Vous  voulez  fonder  une  Eglise,  disait-il  de  Carl- 
stadt  ;  voyons  qui  vous  envoie  ?  De  qui  tenez-vous  votre  minis- 
tère? Quand  on  vient  pour  changer  la  loi,  il  faut  des  miracles  ; 
où  sont  les  vôtres  '  ?  »  Quel  accablant  et  irrécusable  témoi- 
gnage contre  Luther  que  celui  de  Luther  lui-même.  Luther  a 
fondé,  lui,  non  pas  une  Eglise,  mais  des  milliers  d'Eglises,  car 
c'est  du  sein  de  la  sienne  que  sont  sorties  toutes  les  sectes  de 
la  réforme.  Où  sont  ses  miracles?  Où  sont  les  preuves  de  sa 
mission  ?  C'est  là  qu'est  le  vice  radical  de  son  ministère  ;  il  est 
atteint  d'un  mai  qu'aucun  remède  ne  saurait  effacer  ni  couvrir. 
Le  pauvre  homme  le  sentait  si  bien  que,  pour  marquer  ce  dé- 
faut de  mission,  il  affectait  de  s'appeler  tantôt  l'Ecclésiaste, 
tantôt  FEvangéhste  de  Wittemberg  ;  un  beau  jour,  dans  un 
accès  de  fol  orgueil,  il  se  laissa  aller  jusqu'à  prendre  le  titre  de 
notaire  de  Dieu.  C'est  fort  bien,  notaire,  mais  où  est  votre 
titre?  où  sont  vos  panonceaux?  et  ces  titres  menteurs  ont-ils 
empêché  cent  autres  réformateurs  de  venir  à  leur  tour  réformer 
la  réforme?  Les  ministres  qui  représentent  cette  cohue  de  pré- 
dicants,  sont  donc  sans  mission  dans  l'Eglise  ;  ils  sont  étran- 
gers au  corps  des  pasteurs  à  qui  Jésus-Christ  a  confié  le  soin 
de  son  troupeau.  Ce  ne  sont  pas  les  gardiens  des  brebis, 
ce  sont  des  loups  habillés  avec  des  peaux  de  chiens  fidèles  ;  et 
cette  intuition  évidente,  cette  nullité  originelle  de  leur  minis- 
tère est  un  fait  rendu  plus  éclatant  encore  par  l'apostolicité  du 
ministère  catholique;  et  ce  fait,  la  réforme  le  heurtera  éternel- 
lement, comme  la  roche  fatale  où  vient  éclater  sa  réprobation. 

II.  La  sainteté  n'est  donc  pas  essentielle  au  pouvoir  sacerdo- 
tal. Les  accusations  élevées  contre  certains  Papes  atteignent  ces 
Papes,  s'ils  sont  coupables,  mais  n'atteignent  pas  la  Papauté. 
La  Papauté  reste  vierge  même  entre  les  mains  d'un  Pape  libertin 
ou  impie  ;  le  Pape  criminel  souille  sa  personne,  et  non  pas  son 
Siège.  Le  Siège  pontifical  continue  d'être  le  siège  souverain,  le 
trône  delà  suprématie,  le  centre  de  l'unité,  l'oracle  de  la  vérité, 
de  la  vertu  et  de  la  justice;  le  Pape,  remplissant  ces  fonctions 
sublimes,  est  d'autant  plus  coupable,  s'il  n'établit  pas,  entre  sa 

<  Le  Guide  du  catéchumène  vaudois,  liv.  111,  enlret.  xi. 


CHAPITRE   II.  77 

vie  privée  et  les  devoirs  de  sa  charge  apostolique,  une  parfaite 
harmonie. 

Mais  que  doivent  faire  les  fidèles  lorsque  la  conduite  de  leur 
chef  est  en  désaccord  avec  ses  enseignements.  Nous  l'avons 
déjà  appris  du  Sauveur  des  hommes  :  «  Les  scribes  et  les  phari- 
siens, dit-il,  sont  assis  sur  la  chaire  de  Moïse;  faites  donc  et 
pratiquez  tout  ce  qu'ils  disent,  mais  ne  faites  pas  ce  qu'ils 
font  \))  Et  pour  nous  marquer  cette  règle,  Jésus  avait  les 
souvenirs  de  sa  race  et  devait  offrir  les  exemples  de  sa  vie.  La 
succession  des  ancêtres  du  Messie  n'est  pas  interrompue  par  la 
présence  de  quelques  patriarches  indignes,  et  Jésus-Christ  n'a 
pas  récusé  l'autorité  d'Anne  et  de  Caiphe,  quoiqu'ils  ne  fussent 
pas  des  modèles  de  vertu. 

Malgré  des  faits  si  certains  et  une  déclaration  si  éclatante, 
comprend-on  l'acharnement  des  protestants  à  rappeler  l'incon- 
duite  de  quelques  Papes,  pour  prouver  que  la  succession  légitime 
a  été  interrompue  par  le  péché,  et  que  ce  sont  eux,  les  proto- 
types des  vertus  admirables  que  Dieu  appelle  à  remonter  sur 
un  siège  doctrinal,  dont  ils  proclament  d'ailleurs  l'inutilité. 

Mais  nous  supposons  jusqu'ici  vraies  les  accusations  élevées 
contre  les  Papes;  or,  cette  supposition  ne  se  doit  point  ad- 
mettre. 0  Royauté  exemplaire,  dit  l'éloquent  évêque  de  Nîmes, 
la  Papauté  est  debout  depuis  deux  mille  ans  ;  plus  de  deux  cent 
cinquante  fois  sa  couronne  a  changé  de  front,  et,  chose  plus  ad- 
mirable autant  que  certaine,  parmi  ceux  qui  l'ont  ainsi  repré- 
sentée, le  niveau  de  la  vertu  plane  habituellement  au-dessus 
de  tous  les  trônes  qui  les  entourent;  très-souvent  ils  le  font 
monter  jusqu'à  l'héroïsme  de  la  sainteté,  et  c'est  à  peine  si, 
dans  cette  continuité  de  splendeur,  vous  surprendrez  trois  ou 
quatre  noms  dont  on  puisse  ne  pas  vénérer  la  mémoire'.  » 

Trois  ou  quatre  noms!  et  ce  n'est  pas  là  une  hyperbole  d'ora- 
teur: c'est  un  fait  historique,  mathématiquement  démontré, 
susceptible  d'atténuations  péremptoires,  qui  s'impose  à  tout 
esprit  exempt  de  préjugé  et  incapable  d'une  faiblesse. 

'  Jlfa(/i.,  XXIII,  2.  --  2  Instructions  et  lettres  pastorales,  t.  III. 


78  HISTOTRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

Mais  (l'abord  avons-nous,  contre  les  Papes  coupables  du 
dixième  siècle,  un  grand  nombre  de  témoins,  d'accusateurs 
consciencieux,  d'hommes  dont  la  déposition  fait  autorité,  dont 
le  jugement  fait  loi  pour  la  conscience? 

Non;  nous  n'avons  qu'un  témoin,  auquel  nous  pouvons 
opposer,  en  tout  cas,  l'adage:  Testis  loiiis,  testis  nullus.  Et 
quelle  est,  en  bonne  morale,  en  élémentaire  critique,  la  valeur 
de  ce  témoin? 

Les  Papes  les  plus  accusés  du  moyen  âge  n'ont,  contre  eux, 
qu'un  témoin,  Luitprand.  Luitprand,  Luidbrand  ou  Litobrand, 
diacre  de  Pavie,  puis  évêque  de  Crémone,  fit  deux  voyages 
à  Constantinople,  en  qualité  d'ambassadeur  :  l'un  en  948,  au 
nom  de  Bérangerll,  marquis  d'Ivrée,  roi  d'Italie,  avec  qui  il  se 
brouilla,  à  son  retour;  l'autre,  en  968,  au  nom  de  l'empereur 
Othon,  à  la  cour  duquel  il  s'était  retiré  après  sa  disgrâce.  Quel- 
ques années  auparavant,  en  963,  il  avait  été  déjà  l'interprète 
de  cet  empereur  au  concile  de  Rome.  C'était  un  évèque  de  for- 
tune, tenant  à  la  faveur  des  princes,  expert  dans  les  exercices 
d'équilibre  et  dans  les  tours  d'adresse  qu'on  emploie  trop  sou- 
vent pour  la  conquérir  ou  pour  la  garder.  Du  reste,  toujours 
content  de  lui-même,  il  raconte,  dans  ses  œuvres,  l'histoire  de 
ses  légations,  et  donne,  dans  un  autre  écrit,  la  relation  des 
événements  accomplis  de  son  temps  en  Europe.  Ses  écrits,  pu- 
bliés à  Anvers  en  1610,  par  Jérôme  de  la  Stugnera  et  Laurent 
Ramirez,  nous  montrent  en  lui,  im  auteur  dur,  serré  et  très- 
véhément.  Dans  sa  composition,  il  fait  parade  de  grec  et  affecte 
de  mêler  des  vers  à  sa  prose.  Du  reste,  dit  Feller,  ces  récits  ne 
sont  pas  toujoiu'S  fidèles;  il  est  flatteur  ou  satyrique,  préten- 
dant au  caractère  qui  lui  manque  et  à  l'esprit  qu'il  n'a  pas.  C'est 
l'Alcibiadc  du  dixième  siècle. 

L'abbé  Constant,  dans  son  excellent  livre  l Histoire  et  Vin- 
faillibilitéy  a  donné,  de  Luitprand,  une  photographie  prise, 
comme  on  dit,  sur  la  bête;  je  la  reproduis  en  découpures  de 
dentelles.  Depuis  que  Baronius  et  les  Centuriateurs  de  Magde- 
bourg,  puisant,  cette  fois,  aux  mêmes  sources,  ont  divulgué 
les  diffamations  de  Luitprand,  on  a  cherché  à  établir  quel  degré 


CHAPITRE  ît.  79 

d'autorité  méritait  ce  témoin  unique.  En  appréciant,  sous  le 
rapport  moral,  son  mérite  personnel,  en  confrontant  son 
témoignage  avec  le  témoignage  des  auteurs  découverts  depuis, 
la  critique  est  arrivée  à  conclure  que  jamais  Luitprand  ne 
méritait  une  confiance  entière,  et  que  souvent  il  devait  être 
simplement  récusé  à  cause  de  ses  bassesses,  de  ses  violences 
ou  de  ses  impostures.  —  Je  cite: 

«  Le  style  de  Luitprand  témoigne  plus  d'esprit  et  d'érudition 
que  de  jugement;  il  affecte  dune  manière  puérile  de  montrer 
qu'il  savait  le  grec^  il  mêle  souvent  des  vers  à  sa  prose  ;  il  est 
partout  extrêmement  passionné,  chargeant  les  uns  d'injures  et 
les  autres  de  louanges  et  de  flatteries.  11  fait  quelquefois  le 
plaisant  et  le  bouffon,  aux  dépens  même  de  la  pudeur'.  »  Cette 
appréciation  emprunte  une  autorité  particulière  de  son  auteur  : 
elle  est  de  Fleury,  qui  ne  peut  être  accusé  ni  de  ne  pas  con- 
naître les  auteurs  anciens,  ni  d'être  prévenu  en  faveur  des 
Papes.  Q'on  me  permette  de  la  justifier  par  quelques  citations. 

Nous  passerons  légèrement  sur  les  reproches  de  vanité  qu'on 
lui  adresse  ;  il  faut  avouer  toutefois  que  le  diacre  de  Pavie  la 
pousse  un  peu  loin,  a  J'ai  à  craindre  l'envie  des  détracteurs, 
dit-il  dans  son  épitre  dédicatoire,  mais  elle  est  vraie  cette  pro- 
messe qu'a  faite  Jésus-Christ  à  ses  saints  :  Ecoute  ma  voix,  et 
je  serai  l'ennemi  de  tes  ennemis;  je  frapperai  tes  adversaires, 
mon  ange  te  protégera.  La  Sagesse,  c'est-à-dire  le  Christ,  a  dit 
aussi  par  la  bouche  de  Saloinon  :  L'univers  entier  combattra 
pour  lui  contre  les  insensés.  » 

Il  mêle  à  son  récit  des  vers  de  sa  composition  et  de  diverses 
mesures.  Pour  montrer  qu'il  connaissait  la  langue  grecque,  il 
lui  emprunte  souvent  des  termes  dont  il  donne  immédiatement 
la  traduction.  Exemple: 

«  Sous  le  tégne  de  Léon,  père  de  Constantin,  ce  général 
quoique  ptochos,  c'est-à-dire  pauvre,  passait  pour  un  homme 
chresimos,  c'est-à-dire  utile.  Ayant  plusieurs  fois  fait  des  actions 
chremata,  c'est-à-dire  utiles;  eis  ten  ?nache?i,  c'est-à-dire  en 

^  Fleury,  Hist.  ecc/.,  liv.  CL VI,  n«>  -22. 


80  HISTOIRE   DK   LA    PAPAUTÉ. 

combattant,  il  fut  remarqué  de  ses  chefs  et  mérita  d'être  nommé 
commandant  de  la  flotte  ' .  » 

Le  second  défaut  de  Luitprand  comme  écrivain,  c'est  d'être 
trop  crédule,  c'est  de  manquer  de  critique.  11  puise  indifférem- 
ment à  toutes  les  sources,  même  les  moins  pures.  La  plupart 
des  détails  qu'il  nous  a  transmis  sur  les  trois  derniers  Papes 
dont  il  parle,  il  les  a  pris  dans  la  Yie  de  Théodora,  pamphlet 
politique,  publié  au  milieu  des  troubles  et  des  guerres  civiles 
qu'excitaient  alors  en  Italie  deux  factions  ennemies,  tour-à-tour 
vaincues  et  victorieuses.  Il  raconte  plusieurs  prodiges,  dont 
quelques-uns  sont  évidemment  aprocyphes  et  tous  peu  authen- 
tiques ^  Il  tire  des  conséquences  morales  de  faits  merveilleux 
qui  sont  ou  naturels  ou  controversés  :  «  Que  Bérenger  fût  inno- 
cent, dit-il,  et  que  sa  mort  ait  été  un  crime,  la  pierre  qui  est 
devant  l'Eglise  le  proclamerait,  à  notre  défaut,  à  tous  les  pas- 
sants ;  elle  est  encore  teinte  du  sang  de  la  victime,  nulle  asper- 
sion, nul  frottement  n'a  pu  le  faire  disparaître  \  »  «  En  ce  temps- 
là,  dit-il  ailleurs,  on  vit  dans  la  ville  de  Gênes  une  fontaine  de 
sang  couler  abondamment,  ce  qui  fut  regardé  par  tous  comme 
un  présage  évident  de  grands  malheurs  \  »  Il  discute  longue- 
ment une  prophétie  du  temps  ainsi  conçue  :  «  Le  lion  et  le  chien 
dévoreront  l'onagre.  »  Selon  les  Grecs,  ces  paroles  signifiaient 
que  l'empereur  des  Romains  et  le  roi  des  Francs  allaient  exter- 
miner les  Sarrasins.  Luitprand  n'est  pas  de  cet  avis  ;  il  croit  que 
le  lion  désigne  l'empereur  Othon,  et  le  chien  le  jeune  Othon  son 
fils.  La  raison  qu'il  en  donne,  c'est  que  le  lion  et  le  chien,  bien 
qu'inégaux  de  taille,  sont  des  animaux  de  même  nature  et  de 
même  espèce  ^  et  qu'on  ne  peut,  en  conséquence,  les  prendre 
pour  symboles  que  de  deux  princes  de  même  famille.  Et  cette 
interprétation,  il  prétend  que  c'est  Dieu  lui-même  qui  la  lui  a 
inspirée  *.  Il  croit  à  la  magie.  Ecoutez  :  «  Le  roi  de  Bulgarie  eut 

'  De  rébus  imper.,  lib.  III,  cap.  vi.  Nous  devons  ajouter,  pour  rester 
juste,  que  le  style  de  Luitprand  n'est  pas  toujours  aussi  ridicule  ;  le  style, 
du  reste,  importe  peu  à  la  question. 

^  De  reb.  imp.,  lib.  I,  c.  ii  et  xix;  lib.  II,  c.  xiv.  —  '  Ibid.,  cap.  xx.  — 
*  Ibid.,  lib.  II,  c.  III.  —  ^'  Opéra,  p.  449.  —  ^  Ibkl,  150. 


CHAPITRE  II.  8i 

deux  fils,  Baïam  et  Pierre;  le  premier,  dit-on,  se  livra  à  l'étude 
de  la  magie  et  devint  si  habile  dans  cet  art  qu'il  pouvait,  à  son 
gré,  changer  un  homme  en  loup  ou  en  toute  autre  bête  sau- 
vage ^  »  Il  croit  à  l'astrologie.  Il  se  fait  tirer  sa  bonne  fortune  : 
«  L'astronome  me  raconta  mon  passé  comme  s'il  l'eût  vu  ;  je 
l'interrogeai  sur  mes  amis,  sur  mes  ennemis  :  il  me  dit  les 
habitudes,  la  figure,  la  vie  de  chacun  sans  jamais  se  tromper. 
Tout  ce  qui  m'est  arrivé  de  fâcheux  pendant  le  voyage,  il  me 
l'avait  prédit  '^  » 

N  avions-nous  pas  raison  d'appeler  Luitprand  crédule?  nous 
aurions  pu  ajouter  visionnaire  :  «  Je  dépérissais  de  tristesse 
dit-il;  j'en  serais  mort,  si  la  Mère  de  Dieu  ne  m'eût  obtenu  de 
son  Fils  la  conservation  de  la  vie,  comme  une  vision  non  fan- 
tastique, mais  réelle,  me  l'a  montré  ^.  » 

Luitprand,  et  ce  troisième  reproche  est  peut-être  le  plus 
grave,  manque  d'impartialité,  soit  par  goût,  soit  par  position; 
car  il  fut  successivement  page  du  roi  Hugues,  secrétaire  du  roi 
Bérenger,  ambassadeur  de  l'empereur  Othon  ;  il  soutient  tou- 
jours le  parti  des  Allemands  contre  le  parti  des  Italiens,  et, 
chose  remarquable,  les   Papes  qu'il  incrimine   appartenaient 
tous  à  ce  dernier  parti.  Passionné,  vindicatif,  il  prodigue  les 
plus  basses  flatteries  à  ses  amis,  et  dénigre  à  outrance  ses 
ennemis.  S'agit-il  d'Othon,  son  maître?  jamais  prince  n'a  réuni 
tant  de  qualités  ;  il  est  beau  à  voir,  et  d'un  accès  facile,  et  plein 
de  vertu  \  Le  Nord  et  l'Occident  sont  régis  par  sa  puissance, 
pacifiés  par  sa  sagesse,  édifiés  par  sa  piété,  contenus  par  sa 
justice  ^  Il  l'appelle  le  très-pieux  roi,  le  très-saint  empereur, 
même  lorsqu'il  viole  ses  serments  et  fait  élire  un  antipape, 
après  avoir  juré  de  respecter  la  liberté  des  suffrages  et  de  re- 
connaître le  Pape  régulièrement  élu.  Parle- t-il  de  l'empereur 
Nicéphore  Pliocas,  qui  l'avait  mal  accueilli?  il  emploie  toutes  les 
injures  que  la  langue  peut  lui  fournir  :  «  Cet  homme  assez 
monstrueux  a  une  taille  de  pygmée,  une  grosse  tête,  des  yeux 
de  taupe;  sa  barbe  est  courte,  épaisse,  grise,  sale;  son  front, 

^  De  rébus  imp.,  lib.  III,  c.  viii.  —  '  Opéra,  p.  130.  —  ^  Opéra,  p.  143.  — 
*  Lèg.  ad,-  Niceph.  —  *  Opéra,  IV,  vu. 

IV.  Ç 


82  HISTOIRE  DE   LA   PAPAUTÉ. 

pointu,  est  couvert  d'une  chevelure  hérissée  ;  il  est  noir  comme 
un  Ethiopien  dont  la  rencontre  nocturne  ferait  peur,  menteur 
comme  Ulysse,  gros  ventre,  jambes  courtes,  pieds  bots,  habits 
sales,  chaussure  économique  *,  etc.  »  Nous  abrégeons,  car  on 
n'oserait  traduire  tout  ce  qu'écrit  la  plume  trop  libre  de  Luit- 
prand. 

Ce  n'est  pas  impunément  qu'on  manquait  d'égards  envers 
cet  homme  vaniteux  et  irascible.  Dans  une  de  ses  préfaces,  il 
déclare  qu'il  a  pris  la  plume  pour  se  venger  de  ses  ennemis  ;  il 
intitule  un  de  ses  livres  Antipodosis,  revanche,  vengeance  ;  et, 
pour  que  la  lecture  ne  se  méprenne  pas  sur  le  sens  de  ce  titre, 
il  l'explique  lui-même  : 

c(  Jamais  langue  ne  pourrait  dire,  jamais  plume  ne  pourrait 
écrire  les  impostures  dont  ils  ont  usé  envers  moi  et  envers  les 
miens,  les  dommages  qu'ils  nous  ont  causés,  les  mauvais 
traitements  qu'ils  ont  gratuitement  exercés  contre  nous.  Cette 
page  est  la  juste  rétribution  qu'ils  méritent.  Je  vais  dévoiler 
aux  yeux  des  générations  présentes  et  futures  leur  asebiam, 
c'est-à-dire  leur  impiété,  dont  j'ai  été  la  victime^.  »  Ne  voilà 
t-il  pas  un  beau  début  pour  se  concilier  la  foi  du  lecteur?  Quelle 
ditrérence  avec  Tacite,  donnant  comme  preuve  de  sa  véracité 
qu'il  n'a  reçu  des  empereurs  romains  dont  il  va  écrire  l'histoire 
ni  injures  ni  hieitfaits^.  Le  dévouement  de  Luitprand  à  Othon 
et  à  ses  amis  va  jusqu'à  lui  faire  porter  des  jugements  con- 
tradictoires sur  les  mêmes  personnes.  Il  appelle  respectueu- 
sement Jean  XII  le  Souverain-Pontife  de  l'Eglise  universelle 
lorsque  le  Pape  se  prépare  à  couronner  Othon  empereur  d'Oc- 
cident. Fait-il  alliance  avec  Adalbert,  c'est  un  monstre  capable 
de  tous  les  crimes.  Quand  Bérenger  se  porte  compétiteur 
d'Othon,  c'est  un  tyran  cruel  et  l'ItaUe  brûle  de  secouer  le 
joug  insupportable  de  cet  ingrat  ;  c'est  un  impie  dont  il  faut 
transmettre  l'histoire  à  la  postérité  \  Quand  il  combat  contre 
Rodolphe,  c'est  un  bon  roi,  c'est  un  prince  pieux.  «  L'assassin 
et  sa  troupe  attaquent  Bérenger  :  il  tombe  sous  leurs  coups,  ce 

<  leg.  ad  A^/c.  0^^.,  p.  136.  —  *  Légat.,  prfEf.  —  '  Tacit.,  Histor.,  lib.  I,  c.  i. 
r-  ^  De  reb.  Imp.,  lib.  II. 


CHAPITRE  II.  83 

bon  prince,  ce  roi  pieux^  et  dans  sa  prière  il  recommande  à 
Dieu  son  âme  innocente  *.  » 

Luitprand  vous  dira  que  lorsque  Othon  prie,  Dieu  l'exauce, 
et  il  prouve  par  l'Ecriture  sainte  que  Dieu  devait  lui  donner  la 
victoire  :  «  Mais  il  nous  plaît,  dit-il,  de  donner  à  ce  fait  quelque 
développement,  et  de  prouver  que  ce  n'est  pas  au  hasard  qu'il 
faut  attribuer  cette  victoire,  mais  à  l'intervention  de  Dieu.  Qu'il 
en  soit  ainsi,  c'est  plus  clair  que  le  jour,  quand  on  se  rappelle 
les  apparitions  que  fit  Notre-Seigneur  aux  disciples  et  aux 
saintes  femmes  après  sa  résurrection.  »  Puis  il  raconte  longue- 
ment l'incrédulité  de  Thomas,  qui  ne  crut  qu'après  avoir  vu 
et  touché  ;  le  sacrifice  d'Isaac^  que  Dieu  commanda  pour  faire 
admirer  la  foi  d'A.braliam  ;  la  promesse  faite  à  Pierre,  la  pré- 
diction du  reniement  de  cet  apôtre  ^  et  il  conclut  en  ces  termes  : 

«  Vertueux  prince,  ta  foi  était  assez  forte,  mais  celle  des  faibles 
devait  être  affermie,  ceux  qui  croient  que  la  victoire  dépend  de 
la  multitude  des  soldats  ou  qu'elle  est  due  aux  caprices  de  la 
fortune.  Si  tu  eusses  marché  au  combat  avec  douze  légions, 
tu  te  serais  attribué  la  victoire  au  lieu  d'en  renvoyer  la  gloire 
au  Seigneur  ;  Dieu  a  voulu  te  faire  vaincre,  après  avoir  reçu 
ta  prière,  afin  que  ceux  qui  espèrent  en  lui  l'aimassent  davan- 
tage et  que  tous  ceux  qui  l'ignorent  comprissent  combien  il 
l'aime*.  » 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  êtres  inanimés  qui  ne  soient  quelquefois 
de  sa  part  l'objet  de  jugements  opposés.  Quand  il  raconte  sa 
première  ambassade  auprès  de  l'empereur  Nicéphore  Phocas, 
il  parle  de  Constantinople  comme  d'une  grande  et  belle  ville, 
dont  les  habitants  l'emportent  en  richesse  et  en  sagesse  sur 
tous  les  peuples  qui  les  environnent,  dont  l'empereur  et  ses 
officiers  sont  pleins  de  courtoisie.  Quand  il  fait  le  récit  de  sa 
seconde,  Const-antinople  est  une  ville  où  l'on  meurt  de  faim, 
«  dont  les  habitants  sont  parjures,  menteurs,  rusés,  rapaces, 
cupides,  avares;  les  rues  étroites,  sales,  un  vaste  hôpital 
enfin  ^  »  et  il  fait  de  l'empereur  le  portrait  que  noi>s  avons 
vu.  Que  s'était-il  donc  passé  ?  L'ambassadeur  d'Othon  avait  été 

1  De  reb.  imp.,  lib.  III,  c.  xx.  --  ^Ibid.,  c.  xiii.—  ^  Leg.  ad  Nie.  Op.,  p.  i3Ô. 


84  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

mal  reçu  la  seconde  fois  à  Coiistantiiiople  :  il  se  venge,  il  écrit 
une  Antipodosis. 

On  trouve  dans  l'histoire  de  ses  légations  d'autres  passages 
qui  peuvent  contribuer  à  faire  connaître  le  caractère  de 
Luitprand. 

Il  avait  échoué  dans  la  mission  qu'on  lui  avait  confiée;  sa 
mauvaise  humeur  se  trahit  dès  le  début  :  «  J'arrivai,  dit-il,  à 
Constantinople  la  veille  des  noues  de  juin;  et,  je  le  déclare, 
j'ai  été,  au  mépris  de  celui  que  je  représentais,  reçu  et  traité 
d'une   manière   ignoble.  Je  fus  logé  dans  une    maison  tout 
ouverte,  assez  grande  pour  ne  pouvoir  se  défendre  du  froid, 
assez  petite  pour  y  étouffer  de  chaleur.  La  garde  que  l'on  mit 
à  ma  porte  avait  pour  toute  mission  d'empêcher  mes  gens  de 
sortir  et  qui  que  ce  fut  d'entrer;  à  côté  une  cour  insuffisante, 
je  ne  dis  pas  pour  aller  à  cheval,  mais  pour  se  promener  à 
pied.  »  Luitprand  serait  parvenu  peut-être  à  se  défendre  du 
froid  au  4  du  mois  de  juin,  mais  comment  réparer  le  malheur 
suivant?  «  Pour  comble  de  calamité,  le  vin  qu'on  nous  donna  à 
boire  n'était  qu'un  affreux  mélange  de  poix,  de  goudron  et  de 
plâtre!  la  maison  elle-même  était  dépourvue  d'eau,  et  nous  n'a- 
vons pu  en  boire  qu'à  prix  d'argent.  »  Brillât-Savarin  aurait  pro- 
bablement pardonné  au  vin  de  Chypre  et  de  Xérès  son  goût 
de  résine,  mais  assurément  il  aurait  partagé  rindignalion  de 
Luitprand  à  la  vue  des  mauvais  cuisiniers  que  l'empereur  lui 
envoya.  «  Mais  à  ce  grand  malheur,  huic  magno  vœ,  devait 
s'en  adjoindre  un  autre.  L'homme  chargé  de  pourvoir  à  notre 
entretien  journalier,  je  ne  crois  pas  qu'en  bien  cherchant  on 
put  trouver  son  pareil  sur  la  terre,  et  peut-être  même  dans 
les  enfers  :  maladroit,  voleur,  il  nous  a  fait  subir  tous  les 
mauvais  procédés  qu'il  a  pu  imaginer.  Il  nous  en  a  inondés, 
et  de  cent  vingt  jours  que  nous  avons  passés  de  cette  manière, 
il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait  été  rempli  de  nos  pleurs  et  de  nos 
gémissements.  » 

Plus  loin  il  rapporte  qu'il  fut  obligé  de  se  mettre  à  table 
avec  les  serviteurs  du  palais.  Il  comprenait  bien  que  c'était  un 
outrage  à  son  titre  d'ambassadeur  d'Allemagne,  et  il  était  tenté 


CHAPITRE   II.  65 

de  protester,  mais  enfin  il  fallait  diner  :  heureusement  que 
((  le  saint  empereur,  dit-il,  adoucit  la  douleur  incomparable  dont 
j'étais  rempli,  en  m'envoyant  un  chevreau  farci  à  l'ail  et  bien 
arrosé  d'une  saumure  de  garus  I  » 

Quel  manque  de  dignité  !  Eh  bien  I  Luitprand  descend  plus 
bas  encore  :  il  n'a  pas  craint  de  tremper  sa  plume  dans  la 
boue,  et  d'écrire  des  pages  qui  outragent  la  pudeur.  La  prière 
d'une  femme  à  Théobald,  la  découverte  du  bouclier  de  Boson, 
et  il  y  en  a  d'autres,  sont  des  anecdotes  dignes  de  figurer  au 
milieu  des  contes  orduriers  de  Yadé  ou  des  discours  infâmes 
du  sire  de  Bourdeille.  On  est  d'autant  plus  révolté  de  ren- 
contrer ces  pages,  que  c'est  un  évêque  qui  les  a  écrites  et  que 
c'est  à  un  évêque  que  l'ouvrage  est  dédié.  Et  l'auteur,  après 
avoir  décrit  en  prose  et  en  vers  ce  qu'il  appelle  lui-même  des 
turpitudes,  emprunte  le  langage  de  saint  Paul  et  ose  se  dire 
plein  de  cette  charité  que  l'Esprit  saint  est  venu  répandre  dans 
nos  cœurs  !  Sacrilège  ! 

Léger  de  mœurs,  licencieux  de  paroles,  faible  de  jugement, 
dépendant  par  position,  vindicatif  par  caractère,  voilà  Luit- 
prand I  Que  de  motifs  de  le  récuser,  du  moins  peut-on  lui  ap- 
pliquer, le  cas  échéant,  l'aphorisme  du  droit  :  testis  wms,  testis 
nullus.  Que  l'on  écoute  son  témoignage  à  titre  de  renseigne- 
ments, mais  que  l'on  se  garde  d'y  ajouter  une  foi  entière  ;  ses 
assertions  sont  des  accusations,  elles  ne  sont  pas  des  preuves. 

Cet  écrivain  a  moins  d'autorité  encore,  lorsqu'il  se  trompe 
sur  l'époque  des  événements  qu'il  raconte,  sur  le  nom  des 
personnages  qu'il  met  en  scène,  et  que  ses  récits  sont  con- 
tredits par  des  auteurs  contemporains  plus  dignes  de  foi, 
surtout  par  le  chanoine  de  Reims,  Flodoard,  plus  simple  de 
style,  plus  indépendant  par  position,  plus  réglé  dans  ses 
mœurs.  Flodeard,  dit  un  contemporain,  faisait  admirer  en  lui 
une  sagesse  surhumaine.  Ses  Vies  des  Papes  depuis  saint  Pierre 
jusqu'à  Léon  Yill  (989),  que  Baronius  n'a  point  connues,  réta- 
blissent un  grand  nombre  de  faits  altérés  par  Luitprand,  et 
servent  comme  de  contrepoids  aux  calomnies  de  l'évêquo  de 
Crémone. 


fi6  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

III.  Mais  venons  aux  Papes  dont  on  a  le  plus  chargé  la  mé- 
moire. 

Ces  Ponlificals  se  rattachent  au  dixième  siècle,  siècle  dé- 
plorable, durant  lequel,  suivant  l'expression  d'un  historien, 
Jésus  dormait  dans  la  barque  pendant  que  la  tempête  agitait 
l'Eglise.  «  Elle  s'ouvre,  s'écrie  Baronius,  cette  époque  que 
la  perversité  des  mœurs,  l'abondance  du  mal  et  la  stériUté  du 
bien,  ont  fait  nommer  le  siècle  de  fer;  qu'on  pourrait  appeler 
aussi  justement  siècle  de  plomb,  tant  les  caractères  y  sont 
avilis  I  »  —  «  La  barbarie,  dit  Pagi,  fut  horrible,  hors  mesure. 
Les  biens  ecclésiastiques,  les  évêchés  et  les  bénéfices  étaient 
usurpés  sans  pudeur,  par  des  laïques  et  souvent  même  par 
des  hommes  mariés.  »  Les  successions  fréquentes  de  titulaires 
sur  le  Siège  apostolique  aggravaient  encore  le  mal.  «  La  géné- 
ration des  docteurs  et  des  écrivains  ecclésiastiques,  dit  Novaës, 
semblait  éteinte  à  jamais.  L'ignorance  aurait  régné  univer- 
sellement si  quelques  religieux,  au  fond  de  leurs  monastères, 
n'eussent  conservé  le  feu  sacré  et  consacré  leur  vie  ignorée 
à  transcrire,  pour  des  âges  plus  heureux,  les  monuments  de 
la  littérature  antique.  »  —  «  Les  évêques,  dit  Tiraboschi,  en 
étaient  réduits  à  demander  aux  prêtres  s'ils  savaient  lire.  Les 
mœurs  avaient  subi  la  décadence  générale,  et  la  corruption 
montait  à  mesure  que  baissaient  les  intelligences.  »  Pierre 
Damien,  écrivant  à  un  Pontife,  au  sujet  d'un  clerc  qu'il  s'a- 
gissait d'élever  à  l'épiscopat,  disait  du  candidat  :  «  Il  est  véri- 
tablement dominé  par  l'avarice  et  la  vanité  ;  il  brigue  impu- 
demment la  dignité  épiscopale;  mais  si  tout  cela  n'est  pas  un 
obstacle.  Votre  Sainteté  doit  savoir  qu'il  est  encore  le  meilleur 
de  tous.  y>  Ces  jugements  une  fois  posés,  il  ne  nous  reste  qu'à 
répéter  avec  Bellarmin  :  «  Comme  nous  n'avons  point  exagéré 
les  qualités  des  Pontifes  pasèés,  nous  ne  dissimulerons  pas, 
dans  les  suivants,  ce  qui  sera  à  reprendre,  assuré  que  l'action 
de  la  Providence  divine  ne  peut  que  triompher  davantage, 
car,  au  milieu  de  ces  désordres,  elle  a  soutenu  l'ineffable  éclat 
de  son  Eglise.  Le  Pontificat  romain  n'a  pas  dû  sa  conservation 
à  la  direction  ni  a  la  prudence  humaine;   il  a  été  conservé, 


CHAPITRE    II. 


87 


parce  que  cette  pierre  a  été  si  divinement  établie,  si  solidement 
enracinée,  si  constamment  protégée,  que  les  portes  de  Venfer, 
représentées  par  les  persécutions,  les  dérisions  des  esprits 
forts,  la  propagation  des  écrits  corrupteurs,  la  scélératesse  et 
la  méchanceté  des  hommes,  n'ont  jamais  75re?;a/?^  contre  elle.  » 
Les  malheurs  de  cette  époque  furent  particulièrement  sen- 
sibles en  ItaUe.  Après  la  dissolution  de  l'empire  carlovingien,la 
translation  de  l'empire  aux  Allemands  avait  amené  une  crise. 
L'Allemagne,  pour  de  très-bonnes  raisons,  voulait  garder  ce 
pouvoir;  l'Italie,  pour  des  raisons  non  moins  plausibles,  voulait 
se  l'attribuer,  et  chaque  parti  voulait  un  Pape  à  sa  dévotion.  De 
plus,  la  féodalité  avait  élevé  à  Rome  et  hors  de  Rome  diverses 
puissances  :  hors  de  Rome,  les  ducs  de  Spolète  et  de  Toscane  ; 
dans  Rome,  deux  factions  qui  s'appuyaient  sur  les  forces  du 
dehors  et  cherchaient  de  l'appui  jusqu'en  Allemagne;  chaque 
faction  encore,  pour  avoir  un  Pape  à  son  gré,  le  créait  à  sa 
guise.  Ces  guerres  des  factions  et  des  partis  laissaient  le  Saint- 
Siège  à  la  merci  de  toutes  les  intrigues  de  l'ambition  et  de 
tous  les  coups  de  force  militaire.  La  Chaire  de  saint  Pierre 
n'était  plus  qu'un  lieu  de  passage  et  pour  se  reconnaître  dans 
le  fouilUs  des  Pontificats,  il  faut  avoir  sous  les  yeux  la  chro- 
nologie contemporaine  des  Papes. 

En  voici  un  extrait  : 


Adrien  III, 
Etienne  V, 
Formose, 
Boniface  VI, 
Etienne  VI, 
Romain, 
Théodore  II, 
Jean  IX, 
Benoît  IV, 
Léon  V, 
Christopliore, 
Sergiiis  III, 
Anastase  III, 


élu  en 


884 

Landon, 

885 

Jean  X, 

891 

Léon  VI, 

896 

Etienne  VIII, 

896 

Jean  IX, 

897 

Léon  VII, 

898 

Etienne  IX, 

898 

Marin  II, 

903 

Agapet  II, 

903 

Jean  XII, 

903 

Léon  VIII, 

904 

Benoît  V, 

911 

élu  en 


913 
914 
928 
929 
931 
936 
939 
942 
946 
9oo 
963 
964 


En  quatre-vingts  ans,  vingt-quatre  Pontificats  ;  l'un  portant 


68  HISTOIRE   DE    LA    PAPAl'lf,. 

l'autre,  moins  de  quatre  ans,  parfois  un,  deux  et  même  trois  la 
morne  année.  En  général,  il  y  a  toujours,  dans  les  transitions, 
quelque  chose  de  pénible,  même  dans  les  temps  calmes.  Il  y  a, 
dans  les  choses  humaines,  une  obscurité,  dans  les  hommes, 
une  incertitude  qui  ne  permet  point  de  reconnaître  si  prompte- 
ment  sa  voie.  Mais,  dans  les  temps  agités  par  les  passions,  trou- 
blés par  les  guerres,  avec  des  chefs  douteux  et  des  causes 
incertaines,  on  ne  sait  plus  où  aller.  Chacun  marche  au  hasard, 
déployant  plus  de  force  que  de  sagesse.  Ici,  on  cherche  un 
moyen  terme  pour  tout  concilier  ;  là,  on  pousse  aux  extrêmes 
pour  tout  emporter.  Bref,  on  agit  à  l'aveugle,  et  même,  si  vous 
gardez  votre  sang-froid  désintéressé,  vous  trouvez  qu'il  est 
plus  difficile  de  connaître  son  devoir  que  de  l'accomplir. 

Maintenant  venons  aux  faits.  Les  trois  Pontifes  spéciale- 
ment incriminés  par  Luitprand  sont  :  Sergius  III,  Jean  X  et 
Jean  XII. 

Au  sujet  de  Sergius  III,  Luitprand  dit  : 

Que  Sergius  succéda  à  Formose.  Toutes  les  tables  chronolo- 
giques lui  donnent  pour  prédécesseur  le  pape  Christophe. 

Qu'il  fut  nommé  par  la  fraction  d'Adalbert.  Son  épitaphe 
porto  que  ce  fut  à  la  prière  des  Romains  qu'il  revint  de  l'exil 
pour  prendre  le  gouvernement  de  l'Eghse.  Flodoard  donne  le 
même  motif  à  son  retour  :  Hinc  popnli  remeans  precibus. 

Qu'il  fit  exhumer,  juger  et  condamner  le  corps  de  Formose. 
L'auteur  de  cette  étrange  procédure  fut  Etienne  YI,  et  non 
Sergius  11 1. 

Qu'il  entretint  (\qs  relations  coupables  avec  Marosie,  femme 
d'Albert,  marquis  de  Toscane,  depuis  longtemps  connue  par 
ses  vices.  Cette  accusation  est  démentie  par  les  monuments 
contemporains. 

Sergius ,  dit  Flodoard  ,  revenu  aux  prières  du  peuple , 
reçut  la  consécration  qui  lui  était  destinée  depuis  longtemps. 
Ce  Pontife  étant  monté  sur  le  trône  sublime  de  Pierre,  l'uni- 
vers triomphant  s'est  réjoui  plus  de  sept  ans.  Le  clergé  trouva 
en  lui  un  zélé  défenseur  de  ses  privilèges  *.  » 
<  Flodoard,  Opmc.  melric.  de  ChrisU  triumphis  op.  lialiam,  lib.  XII,  c.  vu. 


CHAPITRE   II.  80 

«.  Après  son  ordinalion,  dit  le  diacre  Jean,  le  pape  Sergius 
était  excessivement  affligé  de  la  désolation  de  l'illustre  basi- 
lique de  Latran,  d'autant  plus  qu'il  n'y  avait  aucun  espoir  de 
secours  humain  pour  sa  restauration.  Alors,  ayant  recours  à  la 
bonté  divine,  en  laquelle  il  eut  toujours  confiance,  il  entreprit 
de  la  rétablir  sur  ses  anciennes  fondations,  vint  à  bout  de  son 
œuvre,  décora  la  nouvelle  basilique  d'ornements  d'or  et  d'ar- 
gent, et  il  ne  cessa  de  le  faire  jusqu'à  son  dernier  soupir*.  » 
L'épitaphe  de  ce  Pape  fait  pareillement  son  éloge  :  «  Revenu 
de  son  exil  aux  instantes  prières  du  peuple,  Sergius,  sacré 
pontife,  aima  comme  un  bon  pasteur  toutes  les  classes  de  son 
troupeau.  D'après  le  jugement  de  l'Eglise  romaine  et  des 
Pères,  il  frappa  de  censures  ecclésiastiques  les  usurpateurs  ^  » 

Que  Jean  XI,  successeur  de  Jean  X,  était  fils  de  Sergius. 
Jean  XI  succéda  à  Etienne  YIII,  qui  eut  lui-même  pour  prédé- 
cesseur Léon  VI. 

Jean  XI  était  fils  d'Albéric,  gouverneur  de  Rome,  dit  l'ano- 
nyme de  Salerne,  auteur  contemporain  ;  Léon  d'Ostie,  écrivain 
du  onzième  siècle,  dit  pareillement  que  ce  Pape  était  fils  d'Al- 
béric et  de  Marosie.  a  Nous  croyons  donc,  avec  Muratori  et  Kerz, 
que  ces  anecdotes  de  Luitprand  ne  sont  que  des  contes  qui 
se  détruisent  eux-mêmes  ^  » 

Nous  pourrions  nous  tenir,  contre  Luitprand,  à  ces  textes 
contradictoires,  mais  nous  ne  voulons  rien  excéder.  Nous  con- 
fessons, avec  Baronius,  que  Sergius  entra  dans  la  succession 
de  saint  Pierre  par  la  mauvaise  porte,  et  se  conduisit,  tant 
qu'il  fut  incertain  du  pouvoir,  d'une  manière  que  nous  ne 
saurions  approuver.  S'il  n'est  pas  certain  qu'il  fit  le  procès  au 
cadavre  du  pape  Formose,  il  est  à  peu  près  indubitable  qu'il  fit 
le  procès  à  sa  mémoire.  Lorsque  son  pouvoir  fut  consolidé,  il 
fut  accepté  par  l'Eglise  et  devint  un  vertueux  pontife.  Sergius 
était  prêtre  titulaire  d'une  des  églises  cardinalices  de  Rome  en 

^  Mabillon,  Appcnd.,  ii  ;  Pagi,  ad  an.  904,  w^l.  —  «  Pagi,  ad  an.  940,  ii»  1. 
—  '  Rohrbaclïer,  liv.  IX;  Muratori,  Annali  d'Ilalia,  an.  931  ;  Kerz,  Con- 
tinuât, de  Stolberg,  t.  XVII  ;  et  l'ahbc  Constant,  H!st.  de  l'infailUbiUlé  des 
Papes,  t.  II,  p.  348  et  passim. 


90  HlSrOlHF.    DE    L\    PAPAUTÉ. 

898,  lorsqu'il  fut  élu  par  la  faction  du  marquis  de  Toscane,  son 
allié,  en  concurence  avec  Jean  IX,  qui  l'emporta.  A  cette  époque, 
on  ne  conférait  le  sacerdoce  qu'à  Tàge  de  trente  ans  ;  de  plus, 
avant  cinquante  ans,  rarement  un  prêtre  obtenait  un  titre  car- 
dinalice. Sergius  devait  donc  être  sexagénaire,  lorsqu'en  90i  il 
revint  à  Rome,  chassa  l'antipape  Christophe  et  se  fit  sacrer  à  sa 
place.  Son  portrait  traditionnel,  conservé  à  Saint-Paul-hors-des- 
Murs  et  reproduit  par  Ciacconius,  le  représente,  en  effet,  comme 
un  vieillard  au  front  ridé  et  chauve,  la  bouche  rentrante  et 
dégarnie  de  dents,  conservant  toutefois,  dans  la  sénilité,  une 
physionomie  empreinte  d'une  vigueur  énergique  et  sévère. 
Lorsqu'il  mourut,  presque  septuagénaire,  en  911,  Marosie  avait 
douze  ans.  On  voit  ce  qu'on  peut  accepter  de  la  pasquinade  de 
Luitprand  à  cet  égard. 

Dans  le  gouvernement  général  de  l'Eglise,  Sergius,  s'il  erra 
dans  des  questions  de  fait  et  donna  de  mauvais  exemples,  ne 
prêcha  jamais  une  fausse  doctrine.  Ce  Pontife  se  montra  surtout 
plein  de  zèle  pour  faire  triompher  en  Orient,  la  doctrine  du 
Filioqiie,  contre  les  partisans  de  l'erreur  photienne.  Hérivée  de 
Reims  lui  rend  cet  hommage  dans  le  concile  de  Trosly:  «  Le 
Siège  apostolique,  dit  Hérivée  *  (et  alors  le  Siège  apostoUque 
était  occupé  par  Sergius  III),  nous  informe  des  progrès  que  fait 
en  Orient  l'hérésie  de  Photius,  laquelle  refuse  d'admettre  que 
l'Esprit  saint  procède  à  la  fois  du  Père  et  du  Fils.  Le  seigneur 
Pape  apostohque  nous  exhorte  à  recueillir  dans  les  œuvres  des 
Pères  les  textes  qui  établissent  la  vérité,  afm  d'être  prêts  à  lutter 
contre  cette  recrudescence  de  l'erreur  et  du  schisme.  »  Hérivée 
entretint  en  effet  avec  Sergius  III  une  correspondance  dont 
Flodoard  n'a  malheureusement  pas  pris  la  peine  de  nous  con- 
server l'analyse  complète.  L'historien  rémois  se  borne  à  nous 
dire  que  l'archevêque  de  Reims,  très-préoccupé  alors  de  la 
conversion  défmitive  des  Normands  au  Christianisme,  consulta 
Sergius  à  diverses  reprises  sur  cet  important  sujet,  et  en  reçut 


^  Labbe,  Conc  ,  t.  XI,  éd.  Collet.,  col.  770;  Flodoard;  Hht.  eccl.  Rem 
liv.  IV,  cap  XIII  ;  Mozzoni,  Tavole  chronolotjkhe,  sœc.  x,  not.  12. 


CHAPITRE  II.  01 

des  instructions  aussi  exactes  comme  doctrine  qu'efficaces 
comme  moyens  pratiques.  » 

L'action  de  Sergius  III  se  fit  sentir  jusqu'en  Angleterre.  Pagi 
et  Wilkins  ont  restitué  à  ce  Pape  une  lettre  pontificale  citée 
sans  nom  d'auteur  par  Guillaume  de  Malmesbury  et  que  Baroni  us 
avait  par  erreur  attribuée  à  l'époque  de  Formose.  Cette  lettre 
nous  montre  Sergius  plein  de  zèle  pour  la  foi,  pour  la  disci- 
pline et  la  tenue  régulière  des  conciles.  Nous  avons  du  même 
Pape  d'autres  rescrits  à  l'évêque  de  Sylva-Candida,  ainsi  que 
des  privilèges  aux  abbayes  de  Saint-Gall,  Nonantula  et  Saint- 
Martin  de  Tours.  Entre  temps,  il  se  célébrait  des  conciles  en 
Angleterre,  dans  la  Gaule  Narbonnaise,  à  Jonquières,  à  Trosly  ; 
saint  Bernon  et  saint  Guillaume  établissaient  une  fondation  d'une 
grande  puissance  pour  l'avenir,  Cluny.  Dans  ses  rapports  avec 
l'Orient,  Sergius  eut  à  entretenir,  avec  Léon  le  Philosophe,  des 
rapports  assez  difficiles.  Ce  singulier  empereur  avait  une  manie, 
la  manie  des  noces  ;  il  passait  sa  vie  à  se  marier  :  c'était  un 
Barbe-Bleu  à  sec.  L'Eglise  grecque  n'admettait  pas  les  secondes 
noces  et  ce  perpétuel  convoleur  n'était,  à  ses  yeux,  qu'un  vul- 
gaire Ubertin.  L'Eglise  d'Occident  était,  de  fait,  moins  rigou- 
reuse, sans  avoir,  pour  les  secondes  noces,  plus  de  sympathies. 
Sergius  eut  donc  à  traiter  cette  délicate  affaire,  et  il  s'en 
acquitta  avec  une  sagesse  qui  ne  laisse  rien  voir  de  l'homme 
accusé  par  Luitprand.  Si  nous  ne  proposons  pas  Sergius  à 
l'admiration  des  peuples,  nous  croyons  donc  qu'il  y  a  beau- 
coup à  rabattre  des  accusations  du  léger  évêque  de  Crémone. 

De  Sergius  III  nous  passons  à  Jean  X.  Nous  citons  d'abord, 
d'après  l'analyse  de  Fleury,  les  allégations  de  Luitprand.  «  A 
la  place  de  Landon,  dit-il,  Jean  X  fut  élu  par  le  crédit  de 
Théodora  la  Jeune,  sœur  de  Marosie.  Ce  Jean  était  un  clerc  de 
Ravenne,  que  Pierre,  archevêque  de  cette  ville,  envoyait 
souvent  à  Rome  vers  le  Pape.  Il  était  bien  fait;  Théodora  en 
devint  éprise  et  l'engagea  à  un  commerce  criminel.  Cependant 
l'évêque  de  Bologne  étant  mort,  Jean  fut  élu  pour  lui  succéder; 
mais  avant  qu'il  fût  sacré,  Pierre,  archevêque  de  Ravenne, 
mourut  aussi.  Alors  Jean,  à  la  persuasion  de  Théodora,  quitta 


9-2  TiisroiHK  DJ-:  la  papaité. 

Bologne  et  se  fit  ordonner  archevêque  de  Ravenne  par  le  pape 
Landon.  Mais  celui-ci  étant  mort  peu  de  temps  après,  Théo- 
dora,  qui  craignait  de  voir  trop  rarement  son  favori,  s'il 
demeurait  à  Ravenne,  qui  est  à  deux  cents  milles  de  Rome,  lui 
persuada  de  quitter  encore  ce  siège  et  le  fit  élire  et  ordonner 
Pape'.  »  Ce  scandaleux  épisode,  sur  l'autorité  de  Luitprand  et  de 
Fleury,  n  a  cessé  de  défrayer  les  sarcasmes  des  ennemis  de 
l'Eglise.  Les  adeptes  du  naturalisme  moderne  ne  croient  pas 
en  Dieu,  mais  ils  professent  une  foi  absolue  à  des  anecdotes  de 
ce  genre,  persuadés  qu'elles  justifient  pleinement  leur  incrédu- 
lité en  matière  de  dogmes  et  leur  mépris  pour  la  Papauté.  Ils 
se  font  illusion;  Luitprand,  qui  n'était  point  contemporain  de 
ces  faits,  déclare  les  avoir  reproduits  tels  qu'il  les  retrouve 
dans  «  une  vie  de  Théodora  qu'il  avait  sous  les  yeux.  »  —  «  Or, 
dit  Muratori,  cette  vie  était  un  roman  infâme,  tel  que  l'esprit 
de  parti  en  a  de  tout  temps  produit  et  mis  en  circulation  contre 
les  personnages  les  plus  éminents  et  les  plus  vertueux.  »  Cette 
réflexion  de  l'illustre  annaliste  est  immédiatement  justifiée  par 
un  fait  qui  détruit  de  fond  en  comble  l'échafaudage  du  pam- 
phlétaire anonyme,  trop  légèrement  reproduit  par  Luitprand. 
Voici  le  fait  :  D'après  la  donnée  du  roman,  le  favori  de  Théo- 
dora, le  clerc  de  Bologne  Jean,  aurait  profité  des  voyages  que 
son  évêque  lui  faisait  faire  à  Rome  pour  s'introduire  dans  les 
bonnes  grâces  de  la  toute-puissante  châtelaine  du  fort  Saint- 
Ange.  Les  deux  sièges  de  Bologne  et  de  Ravenne  étant  succes- 
sivement, mais  à  bref  délai,  devenus  vacants,  l'un  et  l'autre 
furent  proposés  au  favori  de  Théodora,  qui  aurait  opté  pour 
le  dernier  et  qui  aurait  été  sacré  par  le  pape  Landon.  C'est 
bien  en  eff'et  ce  Pape,  dont  le  règne  ne  fut  que  de  cinq  mois, 
depuis  le  milieu  de  novembre  913  jusqu'en  mai  914-,  qui,  accusé 
par  Luitprand,  ou  plutôt  par  le  pamphlet  anonyme,  d'avoir 
ordonné  «  contre  les  règles  des  Pères,  »  en  qualité  d'arche- 
vêque de  Ravenne,  Jean  qui  avait  d'abord  été  élu  pour  le  siège 
de  Bologne,  clerc  intrigant  et  ambitieux,  qui  «  aussitôt  la 
mort  du  Pape  dont  il  avait  reçu  cette  injuste  ordination,  »  se 
'  Fleury,  Hist.  ecdés.,  liv.  LIV,  chap.  ii. 


CÎIAPITRE   ÎI.  03 

fit  transférer  au  trône  apostolique,  devenu  vacant  à  quelques 
semaines  d'intervalle.  Ainsi,  d'après  le  roman,  Jean  fut  sacré 
évoque  de  Ravenne  par  Landon  vers  le  mois  de  janvier  914,  et 
au  mois  de  mai  suivant  fut  transféré  par  l'influence  de  Théo- 
dora  sur  le  trône  apostolique.  Or,  reprend  Muratori,  Jean  ne 
fut  nullement  sacré  par  Landon  en  914;  il  était  depuis  neuf 
ans  archevêque  de  Ravenne.  Les  archives  de  cette  Eglise 
mentionnent  ses  actes  épiscopaux  et  métropolitains  à  partir  de 
l'an  905  :  Id  monumenta  Ursiani  tabularii  complura  testantur, 
ajoute  l'auteur  des  Annales  d'Italie.  Plus  récemment  un  autre 
paléographe,  Fantuzzi,  a  retrouvé  un  certain  nombre  de  di- 
plômes délivrés  par  Jean,  archevêque  de  Ravenne,  durant  les 
années  905,  906  et  suivantes.  Il  est  donc  absolument  impossible 
d'ajouter  la  moindre  créance  aux  romanesques  aventures 
prêtées  au  pape  Jean  X.  «  Maintenant  que  le  lecteur  en  est 
pleinement  informé,  continue  Muratori,  si  l'on  veut  prétendre 
que,  malgré  tout,  l'influence  de  Théodora  ne  fut  peut-être  pas 
étrangère  à  l'élection  de  Jean  X,  je  n'y  ferai  aucune  difficulté, 
Théodora  exerçant  à  Rome  un  pouvoir  féodal  auquel  la  ville 
tout  entière  était  assujétie.  Qu'on  dise  encore  que  la  transla- 
tion qui  amena  de  Ravenne  à  Rome  ce  nouveau  Pape  dût  être 
universellement  blâmée,  je  le  crois  fermement,  parce  que  la 
disciphne  ecclésiastique  alors  eh  vigueur  et  solennellement 
renouvelée  par  le  concile  de  Jean  IX  en  898,  interdisait  ces 
sortes  de  translations.  Mais  c'est  tout  ce  qui  reste  de  vrai  du 
récit  de  Luitprand,  et  il  est  impossible  de  continuer,  comme 
l'ont  fait  quelques  auteurs,  à  traiter  Jean  X  d'antipape,  d'usur- 
pateur infâme,  meretricis  viribus  Romœ  pollentem  \  » 

Telle  est  la  réponse  de  Muratori  à  Fleury  et  à  Luitprand,  il 
ne  voit  qu'un  roman  dans  cette  belle  histoire  et  il  montre  la 
fausseté  du  fait  qui  lui  sert  de  base. 

A  ce  témoignage  de  l'auteur  des  A^inales  d'Italie,  nous  en 
pouvons  joindre  d'autres,  encore  plus  décisifs,  a  Après  avoir 
gouverné  sagement  l'Eglise  de  Ravenne^  dit  Flodoard,  Jean  fut 
appelé  à  gouverner  l'EgHse  principale,  TEghse  romaine;  il  y 

^  Muratori,  Annal.  Ital,  ann.  914. 


94  HISTOIRE   r>E   LA    PAPAUTÉ. 

brilla  pendant  un  peu  plus  de  quatorze  ans,  par  son  zèle  à 
orner  cette  Eglise  et  par  la  paix  qu'il  sut  y  faire  régner.  Il 
mérita  par  sa  mort  d'aller  occuper  un  trône  dans  le  ciel.  Notre 
évoque  Séulf  fut  en  relations  suivies  avec  ce  Pape,  dont  la  ma- 
gnificence et  la  charité  se  signalèrent  par  les  travaux  entrepris 
pour  l'ornement  des  temples  et  des  édifices  sacrés.  En  pleine 
paix,  une  indigne  patricienne  forma  contre  lui  un  complot  :  on 
se  saisit  de  la  personne  du  Pontife  ;  il  fut  jeté  en  prison  et  il 
rendit  l'âme,  ou  plutôt,  délivré  de  ses  chaînes,  il  s'éleva  radieux 
vers  les  demeures  éternelles  *.  » 

L'auteur  du  panégyrique  du  roi  Bérenger  assure  que  «  Jean  X 
était  un  Pontife  rempli  de  sagesse  et  illustre  par  sa  fidélité  à 
remphr  ses  devoirs  : 

Summus  erat  pastor  tune  lemporis  urbe  Johannes 
Officio  atlalim  clarus,  sophiaque  repletus 
Atque  diu  talem  meritis  servatus  ad  usum  *. 

Les  portraits  de  Saint- Paul-hors-des-Murs  nous  présentent 
Jean  X  sous  les  traits,  non  pas  d'un  jeune  clerc  élégant  et  par- 
fumé, mais  d'un  vieillard  aux  yeux  creusés  par  les  veilles,  au 
front  sillonné  ou  plutôt  labouré  par  des  rides  qui  descendent 
sur  les  joues  et  les  creusent  profondément.  C'est  qu'en  effet, 
après  neuf  années  passées  sur  le  siège  métropolitain  de 
Ra venue,  Jean,  lorsqu'il  fut  appelé,  en  914-,  sur  la  Chaire  de 
saint  Pierre,  n'était  plus  un  jeune  homme.  Quant  à  son  élec- 
tion, un  catalogue  pontifical  conservé  dans  la  bibliothèque  du 
Mont-Cassin  et  portant,  parmi  les  manuscrits  de  cette  célèbre 
abbaye,  le  n°  353,  s'exprime  en  ces  termes  :  <(  Jean  était  arche- 
vêque de  Ravenne,  lorsqu'il  fut  invité,  par  les  primats  de 
Rome,  à  primatibus  romanœ  iirôis,  à  monter  sur  le  Siège 
apostolique,  contrairement  aux  saints  canons,  qui  défendent 
ces  sortes  de  translations.  Il  s'empara  ainsi  du  pouvoir  et 
maintint  cette  usurpation  pendant  seize  années,  après  les- 
quelles, par  un  secret,  mais  juste  jugement  de  Dieu,  il  fut 
étranglé  vif  ^  »  On  voit  que  l'auteur  anonyme  de  ce  catalogue 

1  Flodoard,  Pair,  lai.,  t.  GXXXV,  col.  832.  —  '  Carm.  Paneg.  de  laud. 
Bereng.,  Pagi,  915,  n»  5.  —  '  Watterich,  Vit.  Sim.  Pont.,  t.  I",  p.  33,  note  4. 


CHAPITRE   II.  9^ 

pontifical  n'était  point  anime  (Fun  grand  sentiment  de  tendresse 
pour  Jean  X;  il  regardait  le  fait  de  sa  translation  d'un  siège  épis- 
copal  au  Souverain-Pontificat  comme  intrinsèquement  nul  et 
constituant  une  usurpation  tellement  horrible  qu'elle  justifiait 
le  tragique  événement  dont  plus  tard  Jean  X  fut  victime.  Nous 
pouvons  donc  être  certain  que,  dans  ces  dispositions  d'esprit, 
s'il  y  avait  eu  quelque  autre  infamie  à  mettre  sur  le  trône 
de  ce  Pape,   1  écrivain  anonyme   n'y  eût  pas  manqué.  Son 
silence  sur  ce  point  est  une  nouvelle  preuve  de  la  fausseté  du 
récit  de  Luitprand.  Un  autre  catalogue  pontifical  publié  par 
Watterich,  d'après  les  manuscrits  du  Vatican,  se  borne  à  cette 
brève  mention  :  «  Jean  était  né  à  Varenne  ;  son  père  portait 
comme  lui  le  nom  de  Jean.  Il  siégea  quatorze  ans,  deux  mois 
et  trois  jours  \  »  Le  catalogue  de  Zwellen  reproduit  textuelle- 
lement  ces  paroles,  après  lesquelles  un  annotateur,  qui,  sans 
doute,  avait  lu  le  récit  de  Luitprand,  ajoutait  :  Hic  per  quan- 
dam  rneretricem  Theodoram  Papa  dicitur  esse  constitutus.  L'an- 
notateur faisait  preuve  d'érudition  et  de  sagacité.  Il  ne  parait 
pas,  en  effet,  avoir  été  très-convaincu  de  l'authenticité  de  l'a- 
necdote scandaleuse,  puisqu'il  l'enregistre  sous  la  réserve  d'un 
dicitur  (on  dit)  assez  dubitatif.  Le   Codex  regius,  sans  doute 
par  une  erreur  de  copiste,  confond  Jean  X  avec  un  de  ses  suc- 
cesseurs du  même  nom,  Jean  XI,  élu  en  931,  et  le  fait  naître  à 
Rome'. 

On  a  reproché  à  Jean  X  le  décret  par  lequel  il  nomme  arche- 
vêque de  Reims  Hugues,  fils  de  Héribert,  enfant  âgé  de  cinq 
ans  à  peine.  Ce  fait  est  vrai,  mais  le  choniqueur  de  Reims  qui 
le  rapporte,  ajoute  qu'il  fut  convenu  que  Hugues  ne  serait 
ordonné  que  lorsqu'il  aurait  l'âge  prescrit  par  les  canons;  que 
Abbon,  évêque  de  Soissons,  exercerait  les  fonctions  épiscopales 
dans  le  diocèse  de  Reims,  jusqu'à  l'ordination  du  titulaire  ;  que 
Héj'ibert,  père  de  Hugues,  déUvrerait  le  roi  Charles,  injuste- 
ment retenu  en  prison.  Voilà  les  motifs   qui  engagèrent  le 

;  Watterich,  t.  l'r,  p.  33,  note  4.  -=»  Amédésius,  Chronotaxi degh  arcivescovi 
cb  Ravenna,  t.  II,  p.  80,  constate  d'une  manière  irréfragable  la  naissance 
de  Jean  X  à  Ravenne. 


96  HISTOIRE   DE    LA   PAPAUTÉ. 

Pape  à  faire  cet  extraordinaire  acte  de  condescendance,  et  les 
précautions  qu'il  prit  pour  empêcher  qu'il  ne  tournât  au  détri- 
ment de  l'Eglise. 

Jean  X  excellait  dans  le  rôle  de  pacificateur.  Les  Eglises  de 
Liège  et  de  Narbonne  durent  à  son  intervention  de  voir  cesser 
les  troubles  et  les  divisions  qui  les  désolaient  depuis  long- 
temps. 

L'Eglise  de  Constantinople  lui  demanda  et  en  obtint  le  môme 
bienfait  ;  aussi  Nicolas  le  Mystique  montre-t-il  dans  ses  écrits 
une  profonde  vénération  pour  lui. 

Voici  en  quels  termes  ce  patriarche  grec  parlait  du  Pape,  dans 
une  lettre  adressée  à  Siméon,  roi  des  Bulgares: 

«  Ne  veuillez  pas,  comme  vous  nous  avez  méprisé,  mépriser 
de  môme  le  Pontife  romain  qui  vous  écrit.  Si  vous  nous  avez 
compté  pour  rien,  respectez  au  moins  la  remontrance  qu'il 
vous  adresse,  de  peur  que  si  vous  l'outragez,  le  prince  des 
apôtres,  sur  les  reliques  desquels  il  offre  tous  les  jours  le  redou- 
table sacrifice,  ne  regarde  cet  outrage  comme  fait  à  eux-mômes 
et  ne  vous  en  punisse  sévèrement.  Rappelez-vous  comment 
Pierre,  par  une  seule  réprimande,  livra  à  la  mort  Ananie  et  sa 
femme  ;  rappelez-vous  comment  Paul  frappa  d'aveuglement 
le  magicien  Elymas,  parce  qu'il  s'attachait  à  contredire 
l'Apôtre.  Réfléchissez  à  tout  cela,  et  tremblez  de  mépriser  les 
avertissements  du  malheureux  Pape  ;  d'autant  plus  que,  comme 
nous  l'avons  appris,  vous  avez  fort  à  cœur  d'honorer  ce  premier 
des  saints.  Si  donc  vous  les  honorez  véritablement,  vous  ne 
déshonorerez  point  celui  qui  est  assis  sur  le  trône  ^  » 

Enfin,  nous  citerons  encore,  comme  preuve  de  la  piété  de 
Jean  X  la  mission  qu'il  donna  à  un  de  ses  légats  d'aller  visiter 
en  son  nom  le  tombeau  de  saint  Jacques  de  Compostelle,  et  la 
lettre  qu'il  écrivit  à  l'évoque  espagnol  Sisenand  pour  qu'on  fit 
des  prières  continuelles  pour  lui  auprès  des  reliques  du  saint 
apôtre '';  et,  pour  preuve  de  ses  soins  à  défendre  TEghse,  la 
conduite  quil  tint  en  l'année  915.  Les  Sarrasins  menaçaient 
Rome;  Jean  X  leva  une  armée,  en  prit  le  commandement, 

*  Baronius,  ad  ann.  740.  —  »  S.  Ambr.,  Mor.,  XV,  xlvii. 


CHAPITRE  It.  9"/ 

marcha  contre  l'ennemi,  le  vainquit  en  bataille  rangée  et  l'ex- 
pulsa de  l'Italie.  Luitprand  ajoute  :  «  Pendant  le  combat,  saint 
Pierre  et  saint  Paul  apparurent  à  plusieurs  fidèles,  et  nous 
croyons  que  c'est  aux  prières  des  deux  apôtres  que  les  chrétiens 
durent  la  victoire  \  »  Que  cette  apparition  miraculeuse  soit 
vraie  ou  non,  le  rapport  qu'en  fait  Luitprand  prouve  que  les 
chrétiens  ne  croyaient  pas  le  chef,  qui  alors  gouvernait  l'E- 
glise, indigne  des  faveurs  célestes. 

La  mort  violente  qu'il  endura  est  donnée  en  preuve  de  son 
inconduite;  c'en  est  une,  au  contraire,  de  sa  fermeté  à  remplir 
les  devoirs  de  sa  charge  et  à  combattre  les  projets  ambitieux 
de  Marosie  et  de  ses  partisans.  «  Tandis  qu'il  se  rend  illustre 
parla  paix,  ditFlodoard,  il  est  circonvenu  par  une  perfide  patri- 
cienne, jeté  en  prison,  resserré  dans  un  sombre  cachot;  mais 
son  esprit  ne  saurait  être  retenu  dans  ces  antres  cruels,  il 
s'élance  au-dessus  des  cieux,  et  monte  sur  le  trône  qui  lui  est 
destiné  \  » 

Le  troisième  Pape  incriminé  par  Luitprand  est  Jean  XII,  fils 
du  puissant  Albéric,  élu  en  955,  qui  occupa  le  Saint-Siège  con- 
curremment avec  Léon  YIÏI  et  Benoît  Y.  Pour  Jean  XII,  il  est 
plus  facile  de  dire  les  crimes  dont  on  ne  l'accuse  pas  que 
d'énumérer  ceux  qu'on  lui  impute.  A  entendre  les  évêques, 
réunis  en  conciliabule,  pour  lui  donner,  sinon  un  remplaçant, 
du  moins  un  rival,  Octavien  était  adultère,  parjure,  simo- 
niaque,  impie,  homicide,  sacrilège,  blasphémateur,  voleur, 
incendiaire,  etc.,  etc.  Malgré  le  peu  de  créance  que  méritent 
des  évoques  indûment  assemblés  pour  la  perpétration  d'une 
œuvre  schismatique,  il  paraît  que,  dans  leurs  invectives,  tout 
n'était  pas  faux.  Maislajustice  n'a  rien  de  commun  avec  la  pas- 
sion, et,  avant  de  rendre  des  arrêts,  il  faut  examiner. 

Nous  citons  d'abord  la  légende  du  Codex  reglus,  folio  121, 
verso  :  «  Octavien,  qui  prit  le  nom  de  Jean  XII,  était  fils  d' Al- 
béric ;  il  siéga  huit  ans  et  six  mois  au  temps  du  roi  Othon  P% 
empereur  d'Allemagne.  Ce  très-misérable  Pontife  passa  toute 
sa  vie  dans  le  crime.  Le  roi  Othon  étant  venu  à  Rome,  en  fut 

1  Luitprand,  loc.  cit.,  liv.  II,  c.  xiv.  —  '  Flod.,  pag.  928,  n°  2. 
iV.  7 


i)S  HtSTOiRK   DK   LA   PAt^AlITÉ. 

pourtant  trës-bien  accueilli,  et  il  reçut  de  sa  main  la  couronne 
impériale  (902).  Le  nouvel  empereur  fit  tous  ses  efforts  pour 
arracher  l'indigne  Pontife  à  ses  criminelles  habitudes;  mais  il 
n'en  put  rien  obtenir.  Une  seconde  fois,  à  la  requête  des  Romains 
et  d'après  l'avis  de  ses  fidèles,  Othon  revint  à  Rome,  dans  l'es- 
poir d'amener  à  résipiscence  ce  Pape  vraiment  effronté  et 
scélérat,  protervum  et  sceleratum  Pontificem.  Il  s'était  fait 
accompagner  des  principaux  archevêques,  évoques  et  abbés  de 
Germanie,  sur  le  concours  desquels  il  comptait  en  une  circon- 
stance si  délicate.  Mais  sans  l'attendre,  Jean  XII,  persévérant 
dans  ses  voies  scandaleuses,  quitta  Rome  et  se  réfugia  dans  les 
forêts  et  les  montagnes  de  la  Campanie,  comme  le  sanglier 
fuyant  devant  les  chasseurs.  Tous  les  Romains  alors,  d'un  con- 
cert unanime,  prêtres  et  laïques,  sans  aucune  distinction  de 
classes,  conjurèrent  l'empereur  de  leur  permettre  d'élire  un 
Pape  pieux  et  sage,  digne  de  gouverner  la  sainte  mère  Eglise. 
La  requête  lui  fut  présentée  par  le  peuple  réuni  en  une  foule 
immense  (963).  —  Choisissez,  répondit- il,  celui  que  vous  croyez 
le  plus  digne  ;  je  serai  le  premier  à  le  reconnaître  avec  vous 
comme  Pape  légitime.» 

((  Aussitôt,  continue  le  Codex  regius,  clercs  et  laïques 
élurent  et  proclamèrent  le  seigneur  Léon,  homme  vénérable, 
protoscriniaire  du  Saint-Siège  apostohque,  fils  de  Jean,  né  à 
Piome,  au  Cliviis  argentarii.  Prêtre  vertueux,  savant,  énergique, 
Léon  réunissait  toutes  les  qualités  nécessaires  aux  Pontifes  de 
Jésus-Christ.  Il  fut  sacré  au  mois  de  décembre  963,  dans  la 
basilique  de  Latran.  Ce  même  mois,  dans  une  ordination  au 
même  lieu,  il  imposa  les  mains  à  sept  prêtres  et  deux  diacres. 
Il  siéga  un  an  et  trois  mois.  Les  Romains  donnèrent  à  son  égard 
une  nouvelle  preuve  de  leur  inconstance.  Une  conjuration  se 
forma  contre  lui  ;  ils  chassèrent  le  vénérable  Léon  et  rappe- 
lèrent le  très-scélérat  (scelestissimiim)  Jean  XII  du  fond  des 
montagnes  de  Campanie.  Il  revint  donc  pour  le  malheur  de 
Rome,  qui  fut  bientôt  livrée  à  toutes  les  horreurs  de  la  guerre 
et  de  la  famine.  Par  une  protection  visible  de  Dieu,  le  seigneur 
Léon  put  sortir  de  la  ville  sain  et  sauf.  11  alla  retrouver  dans 


CHAPITRE  II.  99 

son  camp,  près  de  Spolète,  l'empereur  Othon,  qui  l'accueillit 
avec  les  plus  grands  honneurs,  et  se  prépara  aussitôt  à  le  ra- 
mener à  Rome  à  la  tête  de  son  armée.  L'expédition  fut  entre- 
prise sur-le-champ,  et  déjà  l'empereur  était  à  Riéti  avec  ses 
troupes,  lorsque  les  envoyés  romains  lui  apportèrent  la  nou- 
velle de  la  mort  inopinée  du  très-scélérat  Jean  XII  (964).  » 

Cette  notice  du  Codex  regius,  dit  l'abbé  Darras,  est  fidèle- 
ment reproduite  par  le  catalogue  de  Watterich  et  par  celui  de 
Zwellen  ^  Un  pareil  accord  est  la  meilleure  preuve  que  nous 
sommes  très-réellement  en  possession  du  texte .  authentique 
rédigé  par  les  scriniaires  du  Saint-Siège.  Désormais  donc,  cette 
période,  jusqu'ici  si  mal  connue  de  l'histoire  ecclésiastique  du 
dixième  siècle,  dont  aucun  des  historiens  modernes  n'avait  pu 
débrouiller  l'enchevêtrement,  nous  apparaît  très-lumineuse  et 
très-claire.  Jean  XII,  Benoît  V  et  Léon  YIII  ont  porté  simulta- 
nément le  titre  de  pape.  Ils  ne  se  sont  point  succédé  l'un  à 
l'autre  dans  un  ordre  régulier.  Dire  maintenant  lequel  d'entre 
eux  fut  légitime,  ou  même  si  l'un  d'eux  le  fut,  nous  semble 
absolument  impossible.  En  procédant  par  voie  d'élimination, 
on  écarterait  d'abord  Jean  XII,  ce  patrice  de  dix-huit  ans,  qu'un 
legs  du  tout-puissant  Albéric  et  un  pacte  sacrilège  de  la  no- 
blesse romaine  firent  monter  sur  le  Siège  de  saint  Pierre.  Le 
scandale  de  sa  vie  répondit  à  celui  de  son  exaltation.  Il  fut  un 
de  ces  tyrans  féodaux  pour  lesquels  la  Chaire  apostolique  était 
un  bénéfice  comme  un  autre,  croyant  qu'à  la  pointe  de  l'épée 
on  pouvait  conquérir  le  titre  de  vicaire  de  Jésus-Christ  aussi 
bien  que  ceux  de  comte,  de  marquis  ou  de  duc.  Par  un  autre 
motif,  la  légitimité  de  Léon  YIII  et  de  Benoît  Y,  malgré  leurs 
vertus  et  leur  mérite  personnel,  est  fort  suspecte,  ou  plutôt  elle 
semble  inadmissible.  Léon  YIII,  dont  les  catalogues  ponti- 
ficaux s'accordent  à  faire  un  si  bel  éloge,  ne  dut  en  somme 
son  élection  qiî'à  la  présence  de  l'empereur  Othon  le  Grand. 
La  preuve,  c'est  qu'aussitôt  après  le  départ  de  ce  prince,  les 
Romains  rappelèrent  leur  honteuse  idole,  Jean  XII.  Une  autre 
preuve  non  moins  convaincante,  c'est  qu'après  la  mort  inopinée 

<  WaUerich,  t.  I",  p.  45-49  ;  Zwellen,  Vair.  lat.,  t.  GXIII,  col.  d026. 


loO  histoire:  de  la  papauté. 

de  Jean  XII,  loin  de  saisir  Toccasion  de  rappeler  Léon  VIII,  s'ils 
l'eussent  considéré  véritablement  comme  pape,  les  Romains 
s'empressèrent  d'élire  et  de  sacrer  Benoit  V.  Ce  dernier  était 
lui-même  un  personnage  éminemment  vertueux,  malgré  sa 
parenté  avec  les  comtes  de  Tusculum.  Livré  aux  mains  de 
l'empereur  Othon  par  ceux  même  qui  l'avaient  proclamé 
quelques  mois  auparavant,  il  fut  déporté  à  Hambourg,  où 
saint  Adaldagne  le  traita  avec  les  plus  grands  honneurs.  Ce 
Pontife  était  un  saint  ;  il  prédit  l'époque  de  sa  mort,  qui  eut 
lieu  le  4  juillet  965  ^ 

En  acceptant,  contre  Jean  XII,  les  accusations  du  Codex 
reghis  et  de  Luitprand,  nous  pouvons  donc  en  décliner  la 
portée.  Par  là  même  que  Jean  XII  n'était  pas  pape  légitime,  il 
n'était  pas  le  chef  de  l'Eglise,  et  les  accusations  qui  tombent 
sur  sa  personne  ne  tombent  pas  sur  le  Saint-Siège.  Mais  nous 
pouvons  pousser  plus  loin  la  justification,  et  montrer  que  les 
accusations  élevées  contre  le  Pape,  momentanément  accepté 
par  le  peuple  chrétien,  ne  se  soutiennent  pas,  même  dans  le 
réquisitoire,  et  qu'elles  sont  d'ailleurs  contredites  aussi  bien 
par  les  faits  que  par  les  témoignages. 

Luitprand  dit  que  Jean  XII  avait  juré  à  Othon  de  ne  jamais 
reconnaître  d'autre  empereur,  et  il  ne  parle  pas  de  l'enga- 
gement réciproque  d'Othon  entre  les  mains  des  légats  de 
Jean  XII.  «  A  vous,  seigneur  Jean,  pape,  moi,  Othon,  roi,  je 
promets  et  jure,  par  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  par  le 
bois  sacré  de  la  croix  et  par  les  reliques  des  saints,  que  si, 
Dieu  le  permettant,  j'arrive  à  Rome,  j'exalterai  selon  mon 
pouvoir  l'Eglise  romaine  et  vous,  son  chef;  que  de  ma  volonté, 
de  mon  conseil  et  de  mon  consentement,  vous  ne  perdrez  ni  la 
vie,  ni  les  membres,  ni  la  dignité  que  vous  avez.  Je  ne  ferai, 
dans  la  ville  de  Rome,  sans  votre  participation,  aucune  ordon- 
nance sur  rien  de  ce  qui  regarde  les  Romains  ou  votre  per- 
sonne. Tout  ce  qui  de  la  terre  de  saint  Pierre  viendra  à  notre 
puissance,  je  vous  le  rendrai,  et  celui  auquel  je  remettrai  le 
royaume  d'Italie  je  le  ferai  jurer  d'être  notre  aide  à  défendre  la 

1  Hist.  gén.  de  i'Egliae,  t.  XIX,  p.  570. 


I 


CHAPITRE   II.  101 

terre  de  saint  Pierre,  selon  son  pouvoir.  x\insi  Dieu  me  soit  en 
aide  et  ses  saints  Evangiles  *.  » 

Luitprand  blâme  vivement  le  Pape  de  ce  que,  peu  de  temps 
après  le  sacre  d'Othon,  il  a  cherché  à  se  réconcilier  avec  Adal- 
bert,  fils  de  Bérenger,  et  il  excuse  l'empereur,  violant  le  droit 
des  gens,  faisant  arrêter  les  légats  du  Pape,  les  dépouillant  de 
leurs  papiers,  et  exigeant  un  serment  de  fidélité  des  pro- 
vinces qui  faisaient  partie  du  patrimoine  de  saint  Pierre. 

Luitprand,  dit  que  les  Romains  oublièrent  leurs  promesses, 
lorsque,  à  la  mort  de  Jean  XII,  ils  procédèrent  à  l'élection  d'un 
nouveau  Pape  sans  l'autorisation  d'Othon,  et  il  ne  dit  pas 
qu'Othon  en  déclarant  nulle  l'élection  régulière  et  canonique  de 
Benoit  Y,  pour  mettre  à  sa  place  l'antipape  Léon  VIII,  manqua 
au  serment  d'empêcher  tout  ce  qui  pourrait  gêner  la  liberté  des 
suffrages  :  «  Personne,  qu'il  soit  libre  ou  seul,  ne  se  permettra 
de  venir  à  Rome  pour  faire  un  empêchement  quelconque  à 
ceux  des  Romains  que  regarde  l'élection  des  Papes  d'après 
l'ancienne  constitution  des  saints  Pères  *.  » 

Luitprand  raconte,  très  au  long,  tout  ce  qui  s'est  passé  à 
Rome  dans  le  concile  de  Tannée  963,  où  le  pape  Jean  fut  déposé, 
et  il  ne  dit  rien  du  concile  qui  se  tint  dans  la  même  ville  l'année 
suivante,  et  qui  condamna  tout  ce  qu'on  avait  fait  dans  le  pre- 
mier \  »  Est-ce  d'un  historien  véridique  de  ne  raconter  que  ce 
qui  est  honorable  à  un  parti,  et  de  taire  systématiquement  tout 
ce  qui  lui  est  contraire. 

Ces  griefs,  on  le  voit,  se  réduisent  à  des  griefs  politiques. 
Jean  était  partisan  d'Othon  et  s'est  rapproché  ensuite  d'Adal- 
bert.  Qu'on  apprécie  cette  pohtique  comme  on  voudra,  il  est 
difficile  de  voir,  même  dans  l'erreur,  un  crime. 

Au  fond,  l'affaire  se  réduit  à  deux  points  :  accusation  de 
révolte  contre  Othon  et  accusation  de  mauvaises  mœurs.  Le 
second  poinj,  qui  a  seul  de  l'importance,  se  trouve  contredit 
par  des  contemporains  et  par  des  écrivains  de  notre  temps. 

Othon  de  Frisingue,  qui  écrivait  au  douzième  siècle,  déclare 

<  Baronius,  ad  ann.  960.  —  »  Labbe,  t.  IX,  col.  649.  -  '  Id.,  col.  650, 


10:2  HisroiRE  de  la  papauté. 

ne  pas  ajouter  foi  aux  rapports  des  chroniqueurs  allemands 
contre  les  mœurs  de  Jean  XII.  «  J'ai  trouvé,  dit-il,  dans  quelques 
chroniques,  mais  composées  par  des  Teutons,  que  le  pape  Jean 
vécut  d'une  manière  répréhensible,  et  qu'il  fut  souvent  averti, 
à  cet  égard,  par  des  évoques  et  d'autres  de  ses  sujets  ;  à  quoi  il 
nous  paraît  difficile  d'ajouter  créance,  parce  que  l'Eglise 
romaine  revendique  pour  ses  Pontifes  le  privilège  spécial  que, 
par  les  mérites  de  saint  Pierre,  aucun  parti  de  l'enfer  ni  aucune 
tempête  ne  les  entraînent  dans  une  ruine  finale  ^  » 

Dans  les  actes  du  concile  tenu  à  Rome  en  964,  le  26  février, 
Jean  XII  est  appelé  «  très-pieux  et  coangélique  PapeV  » 

Nous  trouvons  encore,  dans  les  ouvrages  de  Rathier,  évoque 
de  Vérone,  un  passage  qui  contredit  les  assertions  de  Luit- 
prand.  Cet  évéque  parle  en  ces  termes  de  Rome,  qu'il  vient  do 
visiter,  et  du  Souverain-Pontife,  qu'il  se  félicite  d'avoir  vu:  «  Il 
n'est  pas  de  difficulté  qu'on  ne  résolve  à  Rome,  pas  de  doute 
qu'on  n'éclaircisse.  Rome  a  fourni  des  docteurs  au  monde 
entier;  c'est  là  que  brillèrent  ces  illustres  princes  de  l'Eghse 
universelle.  On  y  voit  en  ce  moment  le  seigneur  évoque  Jean, 
très-saint  pape,  justement  préposé  au  gouvernement  du  monde 
entier  '.  » 

Parmi  les  auteurs  contemporains,  l'historien  de  l'Italie,  Léo, 
tout  en  ne  trouvant  rien  d'incroyable  dans  les  griefs  contre 
Jean  XII,  —  griefs  que  rendent  plausibles  les  mœurs  du  temps, 
—  dit  que  l'accusation  ne  fut  soutenue  que  par  deux  prêtres 
portant  tous  les  deux  le  nom  de  Jean  ;  Sismondi  ne  cite  qu'un 
seul  accusateur  ;  Amédésius  n'en  admet  point  et  traite  tout  uni- 
ment Luitprand  de  menteur  ;  et  John  Miley  fait  observer  que 
le  portrait  de  Jean  XII,  dont  le  règne  fut  politiquement  si 
fâcheux  pour  les  Romains  et  au  Pontife  lui-même,  ne  nous  a 
point  été  raconté  par  des  témoins  impartiaux,  mais  ne  nous  est 


'  Othon  Frinsing.,  liv.  VI,  c.  xxiii.  —  *  Labbe,  IX,  652. 

3  Ralliera  Romam  euntis  itinerarium,  il.  —  Plusieurs  critiques,  disent  que 
c'est  Jean  XIII,  qui  est  désigné  dans  ce  passage  de  Rathier.  Cela  peut 
être,  mais  il  faudrait  toujours  remarquer  que  cet  auteur,  ami  d'Othoii,  n'a 
rien  trouvé  à  dire  contre  Jean  XII. 


CHAPITRE  II.  103- 

parvenu  que  par  l'intermédiaire  d'écrivains  adulateurs  d'Othon, 
tous  animés  de  préjugés  très-hostiles  aux  Romains*. 

Si  nous  jetons  maintenant  un  coup  d'œil  sur  les  actes  de 
Jean  XIÏ,  nous  verrons  qu'il  mérite  des  éloges.  Le  Regestum  do 
ce  Pontife,  ou,  du  moins,  la  portion  qui  nous  en  a  été  con- 
servée, se  compose  de  vingt  lettres  adressées  aux  divers  mo- 
nastères et  Eglises  de  France,  d'Italie,  d'Allemagne,  d'Angle- 
terre et  d'Espagne;  elle  est  absolument  irréprocable.  Aucune  de 
ses  décisions,  quant  à  la  foi,  les  mœurs  et  la  discipline,  ne  peut 
fournir  prétexte  à  la  moindre  objection.  L'abbé  Darras  dit 
que  ces  documents  furent  à  peine  connus  du  Pontife  qui  les 
signa,  et  que,  rédigés  dans  le  scrinarium  apostolique,  par  les 
évêques  suburbicaires,  ils  reproduisent  l'empreinte  de  la  sa- 
gesse traditionnelle,  de  la  modération,  et  parfois  de  la  vigueur 
des  Pontifes  romains.  Nous  ne  contestons  pas  les  mérites  des 
secrétaires  de  Jean  XII  ;  mais  contester  à  ce  Pontife  le  mérile 
d'actes  revêtus  de  sa  signature,  sous  prétexte  qu'il  signait  sans 
y  regarder,  c'est  pure  fantaisie. 

Jean  confirme  l'élection  de  saint  Dunstan  au  siège  de  Can- 
torbéry,  décore  du  pallium  cet  illustre  évêque,  lui  remet  une 
lettre  sur  les  devoirs  d'un  bon  pasteur  et  le  nomme  légat  du 
Saint-Siège  en  Angleterre. 

Jean  XII  envoie  des  missionnaires  en  Hongrie,  et  érige 
rarclievêché  de  Magdebourg,  «  afin  de  ne  pas  exposer  les 
nations  voisines,  nouvellement  converties,  à  retomber,  faute 
de  pasteurs,  sous  la  puissance  du  démon...  Et  parce  qu'un  seul 
pasteur  ne  peut  suffire  à  tant  de  nations,  nous  érigeons  en 
siège  èpiscopal  le  monastère  de  Magdebourg,  comme  suffragant 
au  métropolitain  du  même  nom,  et  nous  autorisons  celui-ci 
à  créer  d'autres  èvêchés,  au  fur  et  à  mesure  des  conversions 
qui  auront  lieu  parmi  les  peuples  slaves  \  » 

Consulté  pgtr  saint  Brunon,  archevêque  de  Cologne,  sur  l'é- 
lection de  Hugues,  fils  du  comte  de  Vermandois,  au  siège  de 

^  Hîst.  d' Italie,  liv.  III,  ch.  iv;  Amédesius,  In  antist.  Ravenn.  chron.  Dis- 
quisitio;  Miley,  Hist.  des  Etats  du  Pape,  p.  27o.  —  HIansi,  Concil.,  t.  XVIII, 
p.  461. 


loi  HISiniHE    DF    LA    l'Al'AlTK. 

Reims,  Jean  répond  que  cet  ecclésiastique,  ayant  été  excom- 
munié à  Rome  et  à  Pavie,  no  peut  occuper  le  siège  épiscopal, 
et  l'on  procède  à  une  nouvelle  élection  *. 

A  la  nouvelle  que  des  seigneurs  français  se  sont  emparés 
des  biens  d'un  monastère,  Jean  fulmine  contre  eux  l'excom- 
munication :  Isoard  et  ses  complices  sont  obligés  de  donner 
satisfaction  à  l'évêché  d'Autun  *. 

Dans  le  concile  qu'il  tint  à  Rome  un  an  avant  sa  mort,  Jean 
fit  décréter  que,  par  respect  pour  les  saints  mystères,  aucun 
laïque  ne  pourrait  se  tenir  debout,  pendant  la  messe,  ni  autour 
de  l'autel,  ni  dans  le  sanctuaire  ^ 

En  résumé,  si  la  conduite  privée  de  Jean  XII  est  blâmable, 
ses  actes  honorent  le  Saint-Siège.  Sa  conduite  elle-même, 
bien  que  violemment  attaquée,  a  trouvé  pourtant  des  défen- 
seurs. Quant  à  sa  conduite  politique,  elle  est  en  dehors  de  la 
question. 

Nous  arrivons  donc  à  cette  conclusion  générale  : 

1°  Que  la  sainteté  personnelle  n'est  pas  essentielle  à  l'acte 
du  ministère  spirituel  et  que,  si  sa  présence  est  un  appoint 
favorable,  son  absence  ne  préjudicie  pas  à  l'intégrité  de  cet 
acte,  à  l'étendue  de  la  juridiction,  ni  au  pouvoir  de  gouver- 
nement; 

2°  Que  les  Papes  les  plus  accusés  du  moyen  âge  sont  accusés 
par  un  seul  historien,  dont  le  témoignage,  infime  par  son 
unicité,  est  vicié  encore  par  la  partialité  aussi  bien  que  par 
l'indignité  du  témoin; 

3°  Que  la  conduite  des  papes  Sergius  III,  Jean  X  et  Jean  XII 
ne  prête  pas,  autant  qu'on  veut  bien  le  dire,  aux  déclamations 
des  impies,  et  que,  si  leur  conduite  privée  porte  quelques 
taches,  leur  conduite  publique  est  hors  de  toute  atteinte; 

4°  Que  les  Papes  accusés,  vivant  dans  des  temps  malheureux, 
poussés  et  contestés  par  les  factions,  doivent  bénéficier  de 
l'atténuation  des  circonstances; 

<  Flodoard,  Chron.,  an.  961;Labbe,  Conc,  t.  IX,  p.  6i7.— *Labbe,  t.  IX, 
p.  512.  —  '  Labbe,  t.  IX,  639.  Le  Regestum  de  Jean  XII  se  trouve  dans  la 
Patrologie  latine,  au  tome  CXXXIIl',  col.  lOH. 


CHAPITRE   III.  10.") 

5°  Qu'enfin  ils  ne  sont  que  Papes  acceptés  de  fait,  d'une 
légitimité  douteuse,  et  que  leur  indignité  personnelle  est  im- 
putable, non  à  l'Eglise  ni  au  peuple  fidèle,  mais  aux  partis  qui 
ont  introduit  le  loup  dans  la  bergerie  et  mis  des  intrus  sur  la 
Chaire  de  saint  Pierre. 

Au  demeurant,  les  impies  qui  déclament  le  plus  fort  contre 
les  libertinages  romains,  les  surpassent  d'ordinaire  eux-mêmes 
et  seraient  très-fâchés  qu'ils  vinssent  à  leur  manquer.  Qu'ils 
déclament  tant  qu'il  leur  plaira^  leur  passion  déclamatoire  ne 
viendra  jamais  à  bout  de  prouver  qu'on  puisse  faire  un  crime, 
à  la  religion  ou  à  l'Eglise,  du  tort  qu'on  leur  cause  en  violant 
leurs  lois. 


CHAPITRE  III. 

DES  FAUSSES  DÉCRÉTALES  :  LES  PAPES,  DANS  l'eXERCICE  DE  LA 
PRINCIPAUTÉ  PONTIFICALE,  ONT-ILS  DÉPASSÉ  LES  LIMITES  DE  LEUR 
PUISSANCE  ? 

La  souveraine  autorité  des  Pontifes  romains  s'établit  aisé- 
ment par  tous  les  principes  de  la  science  sacrée  :  les  textes  des 
saintes  Ecritures  et  de  la  liturgie,  les  canons  des  conciles,  les 
témoignages  des  Pères,  les  faits  de  l'histoire  lui  rendent  le 
plus  explicite  hommage;  et,  à  moins  d'être  d'une  ignorance 
parfaite  ou  d'une  mauvaise  foi  sans  exemple,  il  n'est  pas 
possible  de  contester  la  monarchie  des  Papes.  Mais,  si  la  su- 
prématie de  la  Papauté  est  visible  comme  le  soleil,  rien  n'est 
plus  commun  que  d'attribuer,  aux  expédients  de  l'intrigue  et 
aux  envahissements  de  l'orgueil,  l'établissement  de  cette  sou- 
veraine puissance.  Les  empiétements  des  Papes!  qui  n'a  en- 
tendu parler  de  ces  triomphantes  perfidies  et  expliquer,  d'une  si 
ridicule  façon,  la  primauté  de  la  Chaire  apostoKque.  Telle  est, 
à  cet  égard,  la  profondeur  de  l'aveuglement  pubhc,  que  les 
persécuteurs  de  l'Eglise,  au  1"  janvier  1879,  pendant  que 
Léon  XIII  est  prisonnier,  peuvent,  sans  exciter  ni  la  risée  ni  la 


106  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

pitié,  arguer,  pour  colorer  leurs  crimes,  des  envahissements 
du  Saint-Siège.  Il  y  a  peu  de  circonstance  ou  éclate  d'une 
manière  plus  navrante  la  stupidité  du  genre  humain. 

Ce  mensonge,  toujours  hienvenu,  a  reçu,  des  gallicans  et 
des  jansénistes,  droit  de  bourgeoisie  ;  il  a  été  introduit  à  propos 
des  fausses  ûécrétales. 

Que  sont  donc  les  fausses  Décrétales ?  D'où  viennent-elles? 
Qui  en  est  l'auteur?  A  quel  propos  ce  livre  a-t-il  été  produit 
dans  la  chrétienté?  et  serait-il  vrai  qu'il  ait  suffi  de  la  sup- 
position d'un  ouvrage,  pour  changer  l'assiette  de  la  science 
théologique  et  produire,  dans  le  gouvernement  de  l'Eghse,  une 
révolution?  —  Nous  examinons  ces  questions  dans  le  présent 
chapitre;  en  faisant,  à  chaque  question,  une  réponse,  nous 
aurons  résolu  cette  question  plus  générale,  à  savoir  :  s'il  est 
vrai  que^  dans  l'exercice  de  la  principauté  pontificale,  les  Papes 
aient  dépassé  les  hmites  de  leur  puissance. 

Peu  de  discussions  éveillent  un  plus  sympathique  intérêt. 
Au  fait,  sans  contester  les  bienfaits  des  Papes ,  si  l'on  ne 
devait  ces  grâces  qu'aux  envahissements  du  Saint-Siège,  il 
serait  médiocrement  agréable  de  ne  les  devoir  qu'à  la  tyrannie. 
L'espèce  humaine  est  de  telle  susceptibilité,  que  si  elle  jouit 
de  quelque  bien,  elle  ne  veut  en  jouir  qu'avec  honneur. 

I.  Avant  de  parler  des  fausses  Décrétales,  nous  parlerons 
des  Décrétales  authentiques  et  des  collections  qu'on  en  a  faites  : 
c'est  une  fin  de  non-recevoir  qui  pourrait,  à  la  rigueur,  dis- 
penser de  toute  discussion. 

Dans  les  deux  ou  trois  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne, 
l'Eglise  était  administrée  d'après  les  règles  de  la  sainte  Ecriture 
et  les  traditions  des  apôtres.  Saint  Clément  de  Rome,  disciple  et 
successeur  de  saint  Pierre,  parle  le  premier,  dans  sa  première 
aux  Corinthiens,  à  propos  des  successions  épiscopales,  de  la  i^ègle 
traditionnelle  des  apôtres.  Saint  Ignace,  deuxième  successeur 
de  saint  Pierre  sur  le  siège  d'Antioche,  à  propos  des  hérésies 
de  son  temps,  exhorte  les  fidèles  à  s'attacher,  avec  une  di- 
ligence et  une  ténacité  particulière,  aux  traditions  apostoliques. î 
Chaque  Eglise  particulière  se  rattachait  naturellement  aux  en- 


CHAPITRE   m.  107 

seignements  de  son  fondateur,  et,  en  cas  de  litige  persistant, 
recourait,  nous  l'avons  vu,  au  Siège  de  Rome.  Lorsqu'une 
controverse  s'élevait,  elle  était  dirimée,  d'après  les  traditions 
'des  apôtres,  par  les  canons  des  conciles  et  les  décrets  du  Sou- 
verain-Pontife. Ainsi,  dans  la  longue  dispute  sur  l'affaire  de  la 
Pâque,  chaque  parti  en  appelait  aux  anciennes  traditions  :  les 
partisans  de  Polycrate,  aux  traditions  de  Jean  et  de  Philippe; 
les  partisans  de  Victor,  aux  traditions  de  Pierre  et  de  Paul. 
De  même,  dans  la  chaude  controverse  sur  la  réitération  du 
baptême  des  hérétiques,  chaque  parti  s'en  référait  aux  tra- 
ditions des  apôtres.  D'où  nous  pouvons  conclure  que  les  tra- 
ditions des  apôtres  forment  primitivement  le  droit  canon  de  la 
sainte  Eglise. 

Dans  la  suite  des  temps,  comme  il  se  produisait  chaque  jour 
des  incidents  qui  appelaient  des  règles  nouvelles,  il  fallut 
porter  de  nouveaux  canons  ;  l'EgUse  pourvut  à  cette  nécessité 
de  gouvernement  dès  le  temps  des  persécutions,  mais  avec 
plus  de  zèle  encore  lorsque  Constantin  eut  rendu  la  liberté  à 
l'Eglise.  La  célébration  des  conciles  augmenta  petit  à  petit  le 
nombre  des  canons.  Pour  s'orienter  dans  ce  dédale,  il  fallut  re- 
cueillir les  textes  par  cahiers,  les  rédiger  en  corps  :  telle  fut 
l'origine  des  collections  canoniques. 

Les  premiers  conciles  avaient  été  célébrés  en  Orient.  Dès  le 
second  siècle,  il  est  fait  mention  des  synodes  particuliers  d'Asie, 
de  Palestine,  de  Syrie  ;  au  troisième  et  au  quatrième  siècle,  se 
tiennent  de  nouveaux  conciles,  notamment  à  Ancyre,  à  Néo- 
I  Césarée,  et,  en  325,  le  premier  concile  œcuménique.  Une  masse 
de  canons  appelaient  donc  la  plume  des  collecteurs.  Toutefois 
les  premières  collections  dont  il  soit  parlé  en  Orient,  sont  les 
Canons  apostoliques  et  les  Constitutions  des  apôtres;  elles 
appartiennent  au  troisième  ou  au  quatrième  siècle.  Au  concile 
de  Chalcédoine,  eft4ol,  il  est  fait  appel  à  deux  autres  collec- 
tions, dont  nous  ne  connaissons  pas  les  auteurs,  ni  au  juste 
le  contenu.  Les  frères  Ballérini,  dans  leur  célèbre  dissertation 
sur  les  anciennes  collections  canoniques,  estiment  que  ces 
collections  grecques  contenaient  seulement  vingt  canons  de 


lOS  IIISTOmE    DV.    LA    rAPATTK, 

Nicée,  vingt-cinq  d'Ancyre,  quatorze  de  Néo-Césarée,  vingt  et 
un  de  Sardique  et  vingt  de  Gangres.  Un  peu  plus  tard,  on  y 
ajouta  les  canons   d'Ephèse  et  la  règle  de  saint  Basile.  Plusl 
tard  encore,  c'est-à-dire  du  temps  de  Justinien,  la  collection  "l 
s'augnientait  de  cinquante-neuf  canons  de  Laodicée,  six  de 
Constantinople,  sept  d'Ephèse  et  vingt-sept  de  Chalcédoine. 

En  564,  Jean  le  Scholastiquc,  avocat  et  prêtre  d'Antioche, 
plus  tard  archevêque  de  Constantinople,  composa  sur  les  ca- 
nons deux  ouvrages  intitulés,   l'un   :   Collection    de   canons 
sous  cinquante  titres;  l'autre:  Nomo-Canon.  Ces  ouvrages  nous 
révèlent  deux  faits  très-importants  :  d'abord  l'essai  de  classi- 
fication des  canons   suivant  l'ordre  des  matières,  essai  d'où 
sortira  l'évolution  historique  du  droit  ;  puis  l'adjonction,  aux 
lois   ecclésiastiques,  des  constitutions  impériales,  adjonction 
qui  jettera  dans  l'erreur  les  canonistes  byzantins  et  décidera 
plus  tard  des  destinées  de  l'Orient.  Nous  avons  eu  souvent 
occasion  de  remarquer  l'influence  des  doctrines  sur  les  événe- 
ments politiques  ;  cette  influence  n'est  jamais  plus  profonde  que 
quand  il  s'agit  du  droit  et  de  son  application  à  la  sainte  Eglise. 
En  858,  Photius,  archevêque  intrus  de  Constantinople,  pu- 
blie son  Nomo-Ca7ion.  L'ouvrage  se  simplifie  quant  à  la  mé- 
thode; il  ramène  à  quatorze  titres  la  matière   canonique  et 
divise  ensuite  chaque  titre  en  plusieurs  chapitres.  Mais  si  l'ou- 
vrage gagne  en  simplicité  didactique,  il  perd  beaucoup  pour 
la  lucidité  de  la  doctrine  et  l'autorité  des  principes.  D'après 
Photius,  Constantinople  est  la  mère  et  la  maîtresse  de  toutes 
les  Eglises  ;  et  ces  canons,  que  Jean  le  Scholastique  mettait  au 
premier  plan,  Photius  les  relègue  au  second,  pour  donner  aux 
constitutions  impériales  l'autorité  décisive.  La  loi  civile  fait 
la  règle  de  l'EgUse  :  le  régime  byzantin  est  là  tout  entier  avec 
son  orgueil  national,  avec  la   subalternisation  de  l'Eglise  à 
l'Etat,  erreur  et  passion  d'où  naîtra  le  schisme. 

En  1020,  Zonaras  commenta  le  Nomo-Canon  de  Photius. 
En  1 140,  Arsène  ajouta  des  scoUes  à  ce  commentaire  ;  en  117-4, 
Balsamon,  par  un  nouveau  travail,  accommoda  aux  besoins  de 
son  temps  l'ouvrage  du  patriarche  schismatique. 


CHAPITRE   m.  iOO 

En  1071,  Michel  Psellus  essaya  de  réagir  contre  les  théories 
de  Photius.  La  Synopse  des  canons  se  divise  en  deux  parties  : 
la  première  contient  une  somme  de  théologie  sur  Dieu,  la 
Trinité,  l'Incarnation  et  l'Eglise  ;  la  seconde,  les  canons  grecs 
jusqu'au  concile  in  Tvullo.  Psellus  était  dans  les  vrais  principes. 
L'Eglise  est  la  société  des  hommes  avec  Dieu  et  des  hommes 
entre  eux  par  rapport  à  Dieu.  Le  droit,  principe  de  la  juris- 
prudence, n'est  lui-même  qu'un  dérivé  des  dogmes,  une  théo- 
logie pratique,  qu'il  faut  déduii^e  des  données  de  la  révélation. 

En  1130,  Alexis  Aristin  est  encore  dans  les  principes  de 
Psellus.  Mais  dès  lors  les  théories  de  Photius  reprennent  le 
dessus  ;  le  schisme  est  consommé  et  les  erreurs  canoniques 
essaient  de  lui  donner  un  semblant  de  légitimité  illusoire. 
En  1191,  la  Collection  des  constitutions  ecclésiastiques  de  Bal- 
samon;  en  1255,  la  Synopse  des  divins  canons  d'Arsène;  au 
quatorzième  siècle,  VEpitome  du  logothète  Siméon,  le  Syntagma 
de  Michel  Blaslarès,  VEpitome  de  Constantin  Harménopule, 
sous  des  noms  différents,  préconisent  l'idée  du  Nomo-Canon. 
Les  empereurs  de  Constantinople  sont  les  papes  de  la  nouvelle 
Rome  ;  les  Pères  de  la  nouvelle  Rome  siègent  au  conseil 
d'Etat  des  communes  ;  le  droit  canon  s'élabore  au  prétoire  de 
Byzance,  en  attendant  qu'il  se  tire  de  la  botte  de  Mahomet. 

L'Occident  n'eut,  dans  l'origine,  que  la  collection  des  canons 
de  Nicée,  à  laquelle  s'ajoutaient  les  canons  de  Sardique,  comme 
ne  faisant  qu'un  avec  les  canons  de  Nicée.  Les  décrétales  des 
Pontifes  romains  y  furent-elles  également  ajoutées?  Quesnel 
le  pensait,  mais  les  Ballérini  prouvent  le  contraire  :  les  décré- 
tales de  saint  Sirice  à  Himérius  de  Tarragone,  de  Zozime  à 
Hésychius  de  Salone,  de  saint  Léon  à  Nicétas  d'Aquilée,  et,  en 
général,  toutes  les  décrétales  d'importance,  étaient  commu- 
niquées, par  lettre,  à  tous  les  évèques  ;  pas  plus  pour  être 
publiées  que  pour  être  observées,  elles  n'avaient  besoin  d'être 
réunies  en  corps.  A  part  le  Codex  canonum,  il  n'y  avait  pas 
d'abord,  dans  l'Eglise  romaine,  une  collection  de  décrétales. 

La  collection  des  canons  en  usage  dans  l'Eghse  latine,  exis- 
tait en  double  version;  l'une  s'appelait  Isidoriana,   l'autre 


4<0  HISTOIRE   DE   LA   PAλAUTÉ. 

Prisca.  Celle-ci,  malgré  son  nom,  était  moins  ancienne  que  la 
première,  et  leur  différence  tient  moins  au  contenu  qu'à  leur 
provenance  et  à  la  forme  des  manuscrits.  On  les  trouve  toutes 
les  deux  dans  les  anciennes  collections  canoniques.  Leur  pu- 
blication rappelle  une  anecdote.  Christophe  Justel,  Fun  des 
premiers  éditeurs  de  Fancien  Codex  canonum  de  l'Eglise 
latine,  était  calviniste  fervent;  or,  ayant  observé  que  les  canons 
de  Sardique  étaient  très-favorables  au  Saint-Siège,  il  prit  un 
couteau  et  les  détacha  de  son  livre,  pour  les  rejeter  en  appen- 
dice, comme  pièces  peu  certaines.  Pierre  deMarca  s'en  aperçut 
et  réclama;  mais,  comme  ses  réclamations  étaient  vaines,  il 
eut  recours  au  pouvoir  royal.  Tant  et  si  bien  que  la  mauvaise 
foi  des  éditeurs  fut  mise  en  évidence  et  la  valeur  des  canons 
de  Sardique  mise  en  relief  par  ceux-là  même  qui  n'eussent  pas 
demandé  mieux  que  de  les  tenir  un  peu  dans  l'ombre. 

Dans  l'Eglise  latine,  le  premier  collecteur  connu  des  saints 
canons  est  Denys  le  Petit,  Scythe  d'origine,  moine  romain,  qui 
vivait  du  temps  d'Anastase  et  mourut  vers  566.  Sa  collection 
se  divise  en  deux  parties  :  l'une,  de  canons  ;  l'autre,  de  décré- 
tâtes. La  partie  canonique  comprend  :  1°  une  table  générale  ; 
2^  les  canons  des  apôtres  ;  3°  en  une  même  série  les  canons  de 
Nicée,  d'Ancyre,  de  Néo-Césarée,  de  Gangres,  d'Antioche,  de 
Laodicée  et  de  Constantinople  ;  4°  les  canons  de  Chalcédoine  ; 
5°  les  vingt  et  un  canons  de  Sardique  dans  Toriginal  latin  ; 
6°  cent  trente-huit  canons  des  conciles  d'Afrique.  La  seconde 
partie  donne,  après  une  table  générale  :  iMa  décrétale  de 
saint  Sirice  à  Himérius;  2°  les  épîtres  de  saint  Innocent  I"; 
3''  la  lettre  du  pape  Zozime  à  Hésychius  de  Salone  ;  4-°  les  dé- 
crets de  saint  Boniface  I";  5°  les  trois  lettres  de  saint  Célestin  ; 
6°  sept  épîtres  de  saint  Léon,  et  7°  les  décrets  du  pape  saint 
Gelase.  Denys  le  Petit  partage,  par  des  numéros,  les  lettres 
pontificales.  Sa  version  est  faite  avec  soin,  les  matières  sont 
bien  distribuées,  les  titres  font  ressortir  davantage  encore 
Tordre  de  l'ouvrage,  et,  sauf  les  canons  des  apôtres,  l'auteur 
n'a  admis  que  des  documents  parfaitement  authentiques.  Aussi 
son  ouvrage  fut-il  universellement  admis;  l'Eglise  romaine 


CHAPITRE  ill.  m 

elle-même  l'adopta  pour  son  usage;  et  les  hommes  les  plus 
éminents,  comme  Cassiodore,  lui  décernèrent  les  plus  justes 
éloges. 

Au  sixième  et  au  septième  siècle,  Fulgence  Ferrand,  diacre 
de  Carthage,  saint  Martin,  évoque  de  Brague,  et  l'évêque  afri- 
cain Cresconius  marchèrent  sur  les  traces  de  Denys.  Saint 
Martin  veut  donner  seulement  une  édition  plus  correcte,  et  n'y 
réussit  pas  toujours;  Ferrand  s'essaie  à  la  composition  d'un 
traité  7néthocliqiie  de  droit  canon ,  et  Cresconius  veut  faire  à 
la  fois  les  deux  :  une  synopse  du  droit  dans  son  Breviarium 
et  une  collection  bien  ordonnée  dans  sa  Co7icordia  canonum.. 
Cresconius,  le  premier,  découpe  en  plusieurs  parties  les  canons 
et  les  décrétales  ;  il  fraie  ainsi  la  voie  aux  grands  traités  de 
Burchard  de  Worms  et  d'Yves  de  Chartres. 

Au  temps  de  Chariemagne  parurent,  dans  les  Gaules,  deux 
collections  attribuées  au  pape  Adrien.  L'une,  remise  directe- 
ment à  Chariemagne,  en  774,  n'était  autre  que  le  Codex  canonum 
de  Denys  le  Petit,  augmentée  des  décrétales  publiées  depuis 
deux  siècles.  Le  pape  Adrien  n'avait  pas  fait  lui-même  cette 
addition  ;  il  avait  simplement  remis  le  volume  à  l'empereur. 
L'ouvrage  venant  du  Pape  et  transmis  par  l'empereur  aux 
évêques  fut  en  grand  crédit  près  des  évêques  francs.  Lorsque 
plus  tard  paraîtront  les  Décrétales  d'Isidore,  les  évêques  les 
tiendront  en  suspicion  pour  tout  ce  qui  ne  cadrera  pas  avec  le 
Codex  usité  ;  et  Hincmar  lui-même  les  rejettera,  ne  voulant 
retenir  que  les  canons  reconnus  pour  tels  par  le  Siège  aposto- 
hque  et  par  toute  l'Eglise  :  Quos  apostoUca  Sedes  et  omnis 
catholica  Ecclesia  canones  appellat.  D'où  Constant  conclut,  avec 
beaucoup  de  raison,  que  les  canons  du  pape  Adrien  ayant  été 
observés  dans  les  Gaules,  les  Décrétales  d'Isidore  n'y  purent 
causer,  dans  la  discipline,  aucun  changement  notable,  encore 
moins  une  révolution  radicale.  -  L'autre  collection  aurait  été 
remise,  par  le  même  Pontife,  à  Engelramm,  évêque  de  Metz. 
Nous  disons  aurait,  car  il  n'est  pas  étabh  que  le  pape  Adrien  I" 
ait  donné  un  recueil  quelconque  de  canons  à  l'évêque  de  Metz; 
quelques  exemplaires  des  opuscules  d'Hincmar  l'assurent,  il 


112  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

est  vrai;   mais  d'autres  exemplaires  disent  le  contraire,  et 
Flem7  trouve  que  le  récit  de  ces  derniers  est  le  plus  vraisem- 
blable, (c  Le  successeur  de  Magenaire  dans  la  charge  d'archi- 
cliapelain,  dit -il,  fut  Ingelram  ou  Enguerran,   évêque    de 
Metz,  à  qui  Ton  attribue  une  collection  de  canons  qui  porte 
aussi  le  nom  du  pape  Adrien,  comme  l'ayant  donnée  à  En- 
guerran le  treizième  des  calendes  d'octobre,  indication  neu- 
vième, c'est-à-dire  le  dix-neuvième  de  septembre  785,  lorsque 
l'on  examinait  sa  cause.  Mais  d'autres  exemplaires  portent  que 
ce  fut  Enguerran  qui  la  présenta  au  Pape,  ce  qui  est  plus  vrai- 
semblable, vu  la  différence  qu'il  y  a  entre  cette  collection  et 
le  code  des  canons  que  le  pape  Adrien  donna  au  roi  Charles 
environ  dix  ans  auparavant.  La  principale  différence  consiste 
dans  les  extraits  des  fausses  Décrétales  d'Isidore,  dont  est  rem- 
plie la  collection  d'Enguerran;  et  c'est  la  première  fois  que 
nous  trouvons  ces  Décrétales  employées  \  » 

Il  est  certain  ensuite  que,  si  le  pape  Adrien  a  fait  cadeau 
à  l'évêque  Enguerran  d'une  collection  de  Décrétales,  ce  n'était 
pas  celle  qui  porte  le  nom  d'Isidore  Mercator .  En  effet,  Adrien  I", 
élu  pape  à  la  mort  d'Etienne  III,  en  772,  mourut  en  l'an  795  ;  or, 
d'après  Guizot  lui-même,  les  fausses  Décrétales  d'Isidore  n'ont 
été  connues  que  plus  tard.  «  Dans  la  première  moitié  du 
neuvième  siècle,  dit-il,  entre  les  années  820  et  849,  on  voit 
paraître  tout-à-coup,  toujours  sous  le  nom  de  saint  Isidore, 
une  nouvelle  collection  de  canons.  C'est  dans  le  nord  et  l'est 
de  la  Gaule  franque,  dans  les  diocèses  de  Mayence,  de  Trêves, 
de  Metz,  de  Reims,  etc.,  qu'on  la  rencontre  d'abord;  elle  y 
circule  sans  contestation  ;  à  peine  si  quelques  doutes  percent 
çà  et  là  sur  son  authenticité  ;  eUe  acquiert  bientôt  une  autorité 
souveraine  :  c'est  la  collection  dite  des  fausses  Décrétales  \ 

Vers  l'an  845,  paraissent  les  Décrétales  d'Isidore  :  nous  nous 
en  occupons  spécialement  ci-après. 

A  la  môme  date  se  rattache  le  Liber  dhmms  romanorum 
Pontificum,  sorte  de  mémorial  de  chancellerie,  ensemble  de 

1  Fleury.  Hisi.  eccL,  xlv,  22.  -  «  Hist.  de  la  civil,  en  France,  ii   leç.,  27. 


CHAPITRE   m.  113 

formules,  où  l'on  trouve  aussi  des  professions  de  foi,  pri- 
vilèges, préceptes,  concessions  et  autres  choses  analogues.  Ce 
livre,  dont  Yves  de  Chartres,  Gratien ,  Anselme  de  Lucques 
font  mention,  était  tombé  dans  l'oubli,  lorsque  le  célèbre  bi- 
bliothécaire de  la  Yaticane,  Luc  Holstenius,  en  fit  une  édition 
qui  fut  supprimée  par  le  Saint-Siège,  parce  qu'elle  assimilait 
le  pape  Honorius  aux  monothélites  anathématisés  par  le 
sixième  concile.  Cet  ouvrage  fut  édité  en  1680  par  le  P.  Garnier, 
jésuite;  en  1720,  l'édition  de  Luc  Holstenius  fut  rendue  à  la 
publicité,  et  tout  récemment  une  édition  revue  avec  soin  a 
été  faite  par  un  membre  de  l'Institut  de  France.  Les  protes- 
tants, les  galUcans,  les  jansénistes  se  sont  jetés  à  cœur  joie 
sur  ce  livre  très  à  leur  goût,  parce  qu'il  assimilait  un  Pape  à 
des  hérétiques  dénoncés  et  condamnés.  Depuis,  ce  bruit  est 
tombé,  lorsqu'on  a  vu  que  ce  livre,  soi-disant  accusateur, 
rendait  au  pouvoir  pontifical  plus  d'hommages  que  n'en  com- 
portent les  passions  de  coterie  et  la  fureur  des  sectes. 

En  906,  Réginon  de  Prum,  et  vers  l'an  1010,  Burchard  de 
Worms  publient  de  nouvelles  collections  canoniques.  Anselme 
de  Lucques,  le  cardinal  Deusdédit,  contemporains  de  saint 
Grégoire  YII,  Bonizo  et  le  prêtre  Grégoire  marchent  sur  les 
traces  de  Burchard  et  de  Réginon.  Vers  l'an  1110,  Yves  de 
Chartres  pubhe  sa  Panormia  et  son  Décret.  A  propos  de  ces 
ouvrages,  il  faut  faire,  pour  notre  sujet,  une  réflexion  très- 
importante  :  c'est  que  les  collections  allemandes  et  françaises 
empruntent  aux  fausses  Décrétâtes,  tandis  que  les  (ollections 
itaUennes  et  romaines,  puisées  dans  les  archives  du  Saint- 
Siège,  ne  portent  pas  traces  de  ces  pieuses  et  inutiles  super- 
cheries. D'où  l'on  doit  conclure  que  les  Souverains-Pontifes 
furent  au  moins  étrangers  à  l'œuvre  du  faussaire  ;  s'ils  avaient 
pu  entrer  dans  ses  desseins,  ceux  qui  écrivaient  pour  ainsi 
dire  sous  leurs_  inspirations  n'auraient  pas  manqué  d'abonder 
en  ce  sens. 

Vers  l'an  1151,  paraît  le  Décret  de  Gratien,  œuvre  capitale 
pour  l'enseignement  du  droit  canonique,  collection   qui  fut 
considérée,  avec  les  Sentences  de  Pierre  Lombard  et  la  Somme 
IV.  8 


il4  HISTOIRE   DE   LA   t>APAUTÊ. 

de  saint  Thomas,  comme  le  maître  ouvrage  du  temps.  Aussitôt 
que  le  Décret  parut,  il  fut  adopté  dans  les  écoles  et  suivi  dans 
les  tribunaux.  Le  travail  n'est  pas  sans  faute  :  toute  œuvre  hu- 
maine paie  son  tribut  à  Tinfirmité  de  son  auteur,  et  Gratien 
ne  savait  pas  du  tout  le  grec,  ni  beaucoup  les  antiquités.  Mais 
enfin  sa  collection  est  beaucoup  plus  abondante  que  les  autres  ; 
elle  établit  avec  beaucoup  de  sagacité  la  concordance  des 
canons;  de  plus,  elle  obtint  toutes  les  sympathies  du  Saint- 
Siège  et  acquit  une  valeur  légale.  D'où  l'on  peut  conclure  que 
le  Décret,  œuvre  privée  d'un  auteur,  fut,  par  l'usage  et  la  ra- 
tification générale,  considéré  comme  un  code  du  droit  public. 

Au  reste,  le  mérite  de  Gratien  ne  découragea  personne. 
En  1182,  le  cardinal  Laborans  compose  un  nouveau  décret;  et 
de  1190  au  pontificat  d'Honorius  III  nous  voyons  successive- 
ment paraître  cinq  autres  collections.  Notre  but  n'est  pas  de 
faire  connaître  ici  ces  collections  :  ceux  qui  veulent  les  appré- 
cier doivent  se  reporter  nécessairement  au  travail  définitif 
des  Ballérini  ;  notre  pensée  est  simplement  de  faire  voir  que 
les  fausses  Décrétâtes  ne  furent  pas  une  œuvre  de  lâche  am- 
bition, acceptée  les  yeux  fermés  et  sans  qu'on  s'occupât  de 
réviser  les  titres  de  la  loi  religieuse.  Treize  grandes  collections 
publiées  depuis  le  travail  d'Isidore  montrent  assez  avec  quel  zèle 
l'Eglise  encourageait  les  canonistes,  avec  quel  soin  scrupuleux 
elle  voulut  qu'on  produisît  et  le  texte  vrai  de  la  loi  et  le  com- 
mentaire authentique  de  ce  texte.  La  simple  nomenclature  des 
collections  canoniques,  avec  leur  date  de  publication,  suffit 
pour  réduire  à  rien  tout  le  fatras  déclamatoire  contre  les  fausses 
Décrétales. 

Enfin,  et  ce  fait  est  décisif  dans  la  discussion  de  toutes  ces 
collections,  aucune  n'est  l'œuvre  propre  du  Saint-Siège,  aucune 
n'est  authentiquée  par  l'Eglise,  et  si  les  Papes  ont  leurs  préfé- 
rences, on  ne  voit  pas  que,  pour  le  gouvernement  de  l'Eglise, 
ils  aient  puisé  ailleurs  que  dans  le  trésor  des  archives  ponti- 
ficales. Si,  par  aventure,  ils  se  servent  des  Décrétales  d'Isidore, 
c'est  en  argument  ad  hominem  et  comme  pièce  de  discussion 
admises  par  les  parties  contendantes. 


CHAPITRE    m.  115 

Mais  il  devait  venir  un  temps  où  l'autorité  ferait  entendre  sa 
voix,  où  le  Saint-Siège  promulguerait  lui-même  le  texte  des 
lois  ecclésiastiques  et  nous  donnerait  son  Corpus  juris.  Ce 
travail  fut  commencé  par  le  pape  Grégoire  IX  en  1233.  Aux 
cinq  livres  de  Décr étales ,  préparés  par  saint  Raymond  de 
Pennafort,  Boniface  VIII  ajouta  le  Sexte,  Jean  XXII  les  Clémen- 
tines et  les  Extravagantes,  enfin  Benoît  XIV  son  Bullaire.  Ces 
collections  pontificales,  d'une  part  ;  de  l'autre,  les  décrets  de 
Trente  et  du  Vatican,  tel  est  aujourd'hui,  dans  son  ensemble, 
le  droit  de  la  sainte  Eglise  catholique. 

II.  Maintenant  venons  aux  fausses  Décrétâtes. 

Les  fausses  Décrétâtes  sont  une  collection  canonique  publiée 
vers  le  miUeu  du  neuvième  siècle,  par  un  certain  Isidore  Mer- 
cator.  Cette  collection  contient  : 

1°  Les  cinquante  canons  des  apôtres  ; 

S'^  Les  canons  du  second  concile  général  et  ceux  du  concile 
d'Ephèse,  que  Denys  le  Petit  n'avait  pas  fait  entrer  dans  son 
recueil  ; 

3"  Les  canons  des  conciles  tenus  en  Grèce,  en  Afrique,  dans 
les  Gaules  et  en  Espagne  jusqu'au  treizième  concile  de  Tolède 
et  au  second  concile  de  Séville  ; 

4°  Des  décrétâtes  depuis  saint  Clément  jusqu'à  saint  Grégoire 
le  Grand,  décrétâtes  réputées  fausses  jusqu'au  pontificat  de 
saint  Sirice  ; 

5«  Et  divers  monuments,  tels  que  la  donation  de  Constantin, 
le  concile  de  Rome  sous  saint  Sylvestre,  la  lettre  de  saint 
Athanase  à  Marc,  citée  en  partie  par  Gratien. 

Cette  collection  a  acquis  une  très-grande  célébrité,  parce 
qu'elle  est  entachée  d'une  imposture  qui,  pendant  plusieurs 
siècles,  ne  fut  l'objet  d'aucun  soupçon.  Les  décrétâtes  citées 
de  saint  Pierre  à_saint  Sylvestre  sont  apocryphes  :  il  ne  reste 
aucune  lettre  des  Papes  avant  Constantin  \  et  les  décrétâtes 

'  On  trouve  cependant  quelques  lettres  de  saint  Clément,  dans  les  an- 
ciens auteurs,  quelques  lettres  de  saint  Corneille  dans  les  ouvrages  de  saint 
Cyprien,  quelques  lettres  du  pape  Jules,  dans  les  écrits  de  saint  Athanase, 
quelques  lettres  du  pape  Libère,  dans  le  fragment  de  saint  Hilaire,  et 


116  HISTOIRE  DE  LA  PAPAUTÉ. 

iiuilientiques  des  Papes,  de  saint  Sylvestre  à  saint  Grégoire, 
sont  fourrées  d'additions  subreptices.  Le  livre  néanmoins  fut 
reçu  et  se  répandit  partout,  sans  que  personne  subodorât  la 
fraude.  On  a  dit  qu'Hincmar  de  Reims  en  avait  conçu  le  doute; 
cette  allégation  n'est  pas  exacte  :  Ilincmar  avait  seulement 
déclaré  sans  valeur  les  décrétales  absentes  du  recueil  du  pape 
Adrien,  non  qu'il  les  crût  supposées,  mais  seulement  parce 
qu'elles  ne  figuraient  pas  dans  le  Codex.  Les  évoques  de  la 
Gaule  s'en  servaient  communément,  comme  de  pièces  sin- 
cères, surtout  lorsqu'elles  favorisaient  leurs  prétentions;  aussi 
le  pape  Nicolas  I"  leur  faisait-il  observer  judicieusement  qu'ils 
s'en  prévalaient  à  leur  intérêt,  mais  les  négligeaient  lorsqu'elles 
tournaient  à  l'honneur  du  Siège  apostolique.  L'imposture 
obtint  un  tel  crédit  que  Burchard  de  Worms,  Yves  de  Chartres 
et  surtout  Gratien  reproduisirent  les  décrétales  fabriquées  par 
Isidore;  et  ainsi  du  neuvième  au  quinzième  siècle,  l'erreur 
prévalut  sans  efficace,  ni  même  sérieuse  réclamation. 

Le  premier  qui  déclara  ces  décrétales  suspectes  fut  le  car- 
dinal Nicolas  de  Cusa,  dans  sa  Concordantia  catholica,  publiée 
vers  1450.  Le  chanoine  Erasme,  de  Rotterdam,  se  douta  aussi 
de  leur  fausseté.  Après  Erasme,  les  Centuriateurs  de  Magde- 
bourg  les  rejetèrent  avec  un  grand  appareil  d'arguments,  mais 
spécialement  à  cause  de  la  doctrine  catholique  qui  s'y  trouvait 
exprimée.  C'est  pourquoi  le  jésuite  espagnol  François  Torrès, 
plus  connu  sous  le  nom  de  Turrianus,  publiait  à  Florence,  en 
1572,  un  ouvrage  pour  soutenir  l'authenticité  des  canons  apos- 
toliques et  des  fausses  Décrétales.  Malgré  sa  valeur,  cet 
ouvrage  n'empêcha  point,  qu'à  part  les  points  dogmatiques, 
les  Décrétales  ne  fussent  regardées  comme  d'une  autorité  au 
moins  douteuse  par  Bellarmin,  par  Baronius,  par  le  cardinal 
Duperron,  par  Front  Leduc,  par  Jacques  Sirmond  et  par  une 
foule  de  savants.  Le  jurisconsulte  Antoine  Conzio  fit  plus  :  dans 
la  préface  mise  en  tête  de  ses  notes  sur  le  Corps  du  droit  cano- 
nique, il  exposa  plusieurs  raisons  qui  le  portaient  à  les  croire 

quelques  lettres  du  pape  Damase,  dans  les  lettres  de  saint  Jérôme  et  dans 
l'histoire  ecclésiastique  de  Théodoret. 


CHAPITRE  Iir.  m 

supposées,  et  le  fameux  Antoine  Augustin  indiqua  même 
quelques-unes  des  sources  où  l'imposteur  avait  puisé  une 
partie  de  ses  pièces  supposées.  Les  choses  en  étaient  là,  lorsque 
le  calviniste  David  Blondel  fit  paraître  à  Genève,  en  1627, 
contre  Torrès  et  à  l'appui  des  Centuriateurs,  l'ouvrage  intitulé  : 
Pseudo-Isidorus  et  Tumanus  vapulantes.  On  ne  saurait  croire 
tout  le  travail  que  se  donna  ce  célèbre  calviniste  pour  noter 
avec  la  plus  minutieuse  exactitude  les  passages  d'anciens  au- 
teurs que  le  faux  Isidore  avait  cousus  et  assemblés  dans  son 
recueil,  et  nous  devons  également  le  louer  pour  le  choix  et  la 
solidité  des  raisons  au  moyen  desquelles  il  a  discrédité  pour 
toujours  aux  yeux  des  critiques  ces  impostures.  Il  faut  pour- 
tant avouer  que  le  franciscain  Bonaventure  Malvasia,  de  Bo- 
logne, chercha  à  les  remettre  en  crédit,  en  publiant  à  Rome, 
dans  ce  but,  en  1635,  un  opuscule  in-8°  auquel  il  donna  le 
titre  de  Nuncius  veritatis  David  Blondello  missus,  et  que  le 
cardinal  d'Aguirre  lui-même,  dans  sa  collection  des  conciles 
d'Espagne,  fit  aussi  tous  ses  efforts  pour  les  relever.  Mais  que 
peut  contre  la  vérité  un  zèle  même  pieux?  Ce  serait  désormais 
s'exposer  aux  justes  risées  de  tous  les  savants  que  de  se 
former,  sur  ces  pièces  une  autre  opinion  que  celle  qu'ont 
adoptée  Pierre  de  Marca,  Christianus  Lupus,  Etienne  Baluze, 
le  cardinal  Noris,  Schélestrat,  Philippe  Labbe,  Daniel  Papebroch, 
Nicolas  Antoine,  les  deux  Pagi,  pour  ne  pas  parler  des  criti- 
ques '  les  plus  célèbres,  tels,  en  particulier,  que  Noël- Alexandre, 
Doujat,  le  P.  Constant,  Bartoli,  le  P.  Daude  et  les  Ballérini% 
savoir,  que  ce  n'est  en  résumé  qu'une  solennelle  imposture. 
Je  laisse  de  côté  Jean- Albert  Fabricius  et  d'autres  protestants 
qu'il  cite,  protestant  qu'il  est  lui-môme. 

Toutefois,  au  milieu  de  cet  immense  concert  de  critiques 
conjurés  contre  ces  Décrétâtes,  il  est  bon  de  recueilhr  le  ju- 

^  Voyez  les  notes  du  P.  Sala,  sur  l'ouvrage  du  cardinal  Bona,  Rerum 
liturg  ,  t.  I,  p.  19. 

*  Nat.  Alex.  Hist.  eccles.,  ssec.  r,  dissert,  21;  Doujat,  Prœnot.  canon, 
Constant,  Epist.  Rom.  Pont.,  prsef  ;  Bartoli,  Inst.jur.  can.j  cap.  xx;  Daude, 
Hist.  U7iiv.,  liv.  III,  c.  ii  ;  Opéra  S.  Leonis,  t.  III,  p.  216, 


IIR  FIISTOIRE   DE    LA    PAPAUTi^:. 

gement  du  savant  observantin  Blanchi,  qui,  pour  être  plus 
modéré  n'en  est  pas  moins  sage.  «  Je  sais,  »  écrivait-ir,  a  que, 
si  Turrianus  a  fort  bien  justifié  ces  lettres  antiques  sous  le 
rapport  de  la  doctrine  qui  s'y  trouve  exprimée,  rapport  sous 
lequel  elles  avaient  été  attaquées  par  les  Centuriateurs,  qui  les 
accusaient  de  plusieurs  erreurs  contraires  à  la  foi  et  à  la  saine 
doctrine,  il  les  a  laissées,  sous  les  autres  rapports,  en  butte  à 
la  censure  d'autres  critiques  plus  avisés,  qui,  remarquant  les 
solécismes  incroyables,  les  barbarismes  fabuleux,  les  anachro- 
nismes  grossiers  dont  ces  lettres  fourmillent,  sans  compter  les 
plagiats  et  les  pièces  mal  assorties,  dérobées  aux  Papes  et  aux 
Pères  d'époques  plus  récentes,  qui  s'y  lisent  à  chaque  page, 
les  ont  jugées  complètement  apocryphes  et  absolument  indignes 
de  la  mémoire  vénérable  des  saints  Pontifes,  sous  les  noms 
desquels  elles  ont  été  inscrites  par  leur  maladroit  fabricateur. 
Je  sais  aussi  que  Séverin  La  Bigne  (Binius)  a  vainement  essayé 
d'en  faire  disparaître  ces  sortes  de  taches,  pour  les  restituer 
aux  auteurs  à  qui  elles  étaient  attribuées.  —  Mais  cependant, 
pour  porter  là-dessus  un  jugement  équitable,  il  est  à  propos  de 
prendre  en  considération  les  choses  suivantes. . .  Il  faut  observer 
que,  bien  que  ces  lettres,  telles  qu'elles  nous  sont  parvenues 
au  moyen  du  recueil  à' Isidore,  ne  puissent,  soit  pour  les 
raisons  que  nous  venons  de  dire,  soit  pour  d'autres  encore, 
être  regardées  par  un  homme  sensé  comme  l'ouvrage  de  ceux 
à  qui  elles  se  trouvent  attribuées  ;  les  taches  qui  les  déparent 
ne  prouvent  pourtant  pas  qu'elles  aient  été  tout  entières  in- 
ventées dans  des  siècles  postérieurs  à  leurs  dates,  ni  que  les 
matières  qui  y  sont  traitées  n'aient  pas  été  traitées  aussi  par 
ces  vénérables  Pontifes  de  la  primitive  EgHse;  mais  elles 
prouvent  uniquement  que  ces  lettres  ont  été  gâtées  et  inter- 
polées dans  la  suite  par  quelque  imposteur.  Un  indice  non 
équivoque  de  ces  interpolations,  c'est  Tinégalité  et  l'inco- 
hérence de  style  qui  se  remarque  partout  dans  ces  pièces, 
tellement  que  chacune,  même  prise  à  part,  ne  se  ressemble 
pas  :  ce  qui  certainement  est  un  indice  évident  que  ces  lettres 
^  Del  esterior  polHia  délia  Chiesaj  t.  IV,  p.  450. 


CHAPITRE  III.  119 

n*ont  pas  été  fabriquées  d'un  bout  à  l'autre,  mais  que,  com- 
posées d'avance,  elles  ont  été  retouchées,  ou  pour  mieux  dire, 
défigurées  suivant  le  goût  dépravé  de  leur  compilateur.  » 

A  parler  sincèrement,  dit  le  P.  Zaccaria,  je  me  sens  fortement 
porté  à  adopter,  au  moins  en  partie,  le  jugement  de  ce  docte 
écrivain,  et  j'ai  pour  le  faire  plus  d'un  motif  que  je  vais  mettre 
sous  les  yeux  de  mes  lecteurs,  afin  qu'ils  soient  en  état  d'en 
dire  leur  avis.  Le  recueil  d'Isidore  se  compose,  comme  on  le 
sait,  de  trois  parties  :  dans  la  première  sont  contenues,  outre 
les  canons  apostoliques,  les  Décrétales  suspectes  de  fausseté 
des  Pontifes  romains,  depuis  saint  Clément  jusqu'à  saint 
Melchiade;  la  seconde  renferme  les  canons  des  conciles,  et 
la  troisième,  les  lettres  des  autres  Papes  jusqu'à  saint  Grégoire. 
Or,  je  ne  puis  comprendre  comment  le  faux  Isidore  avait  été 
tellement  exact  et  circonspect  dans  la  partie  qui  contient  les 
conciles,  que,  sauf  quelques  rares  interpolations,  il  n'y  ait  re- 
produit que  des  conciles  réellement  célébrés  ou  de  la  tenue 
desquels  nous  sommes  assurés  par  ailleurs,  tandis  que,  sur  le 
seul  chapitre  des  lettres  des  Pontifes  romains,  il  se  serait  donné 
la  liberté  de  mentir  avec  la  plus  extrême  impudence.  De  plus, 
si  nous  ne  savions  de  bonne  source  que  les  deux  premières 
lettres  de  saint  Clément  à  saint  Jacques,  la  constitution  de 
Constantin  adressée  à  Sylvestre,  et  les  extraits  des  actes  syno- 
daux de  ce  dernier  Pape  étaient  connus  avant  Isidore,  qui  ne 
dirait  que  ces  pièces  sont  également  l'ouvrage  de  ses  impostures? 
Cela  est  si  vrai,  que  quelques-uns  aussi  l'ont  dit  de  la  consti- 
tution de  Constantin;  mais,  comme  l'ont  observé  les  Ballérini*, 
cette  constitution  se  trouve  dans  l'exemplaire  3368  de  la 
bibliothèque  de  Colbert  (aujourd'hui  bibliothèque  Mazarine), 
et  comme  le  P.  Poussin  l'a  découverte  écrite  en  grec  dans 
plusieurs  exemplaires  du  Vatican,  il  n'est  pas  invraisemblable 
que,  comme  l'ont  soupçonné  Baronius  et  après  lui  Binius  (La 
Bigne),  que  ce  soient  les  Grecs  qui  l'aient  fabriquée.  Il  est  de 
plus  indubitable  qu'il  existait,  à  l'époque  où  vivait  le  soi-disant 

»  Loc.  cit.,  p.  229. 


l''20  TIISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

Isidore,  bien  des  documents  qui  se  sont  perdus  depuis.  Son 
recueil  contenait  la  lettre  de  saint  Damase  à  Paulin,  divisée 
en  trois  parties,  et  la  partie  authentique  de  cette  lettre  sé- 
parée des  deux  autres  apocryphes.  Pourquoi  aurait-il  fait  ce 
partage  ?  Ne  valait-il  pas  mieux  dire  qu'il  avait  en  effet  trouvé 
cette  lettre  ainsi  divisée  dans  l'exemplaire  du  recueil  apporté 
d'Espagne,  dont  il  s'est  servi,  comme  nous  l'avons  observé  plus 
haut  avec  les  frères  Ballérini  ?  Qui  ne  sait  encore  combien  de 
bulles  de  Papes  et  de  privilèges  accordés  par  les  empereurs  se 
conservaient  dans  les  Eglises  particulières  auxquelles  ces  pièces 
avaient  été  adressées,  et  qu'on  rechercherait  vainement  dans 
les  archives  de  Rome  ou  dans  celles  des  empereurs?  Pour  en 
citer  un  exemple  qui  rentre  parfaitement  dans  notre  sujet,  si 
Agnello  ne  nous  avait  conservé,  dans  son  histoire  des  évêques 
de  Ravenne,  une  lettre  du  pape  Félix  IV  S  cette  lettre  serait 
perdue  aujourd'hui.  Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  peut  se 
confirmer  par  un  exemple  des  plus  mémorables.  Labbe  et 
d'autres  ont  accusé  Isidore^  d'avoir  fabriqué  des  lettres  de 
Damase,  de  saint  Léon  et  de  Jean  III,  au  sujet  des  chorévêques. 
Que  ces  pièces  soient  supposées,  je  ne  le  conteste  pas  ;  mais  je 
soutiens  hardiment  qu'Isidore  n'a  pu  en  être  l'auteur,  puisque 
bien  des  années  avant  lui  le  pape  Léon  III  en  avait  parlé  dans 
sa  lettre  aux  évêques  de  France,  qui  avaient  député  vers  lui 
l'archevêque  Arnon,  pour  avoir  sa  décision  au  sujet  des  ordi- 
nations faites  chez  eux  par  les  chorévêques,  et  dont  plusieurs 
d'entre  eux  contestaient  la  validité.  Un  autre  exemple  nous  est 
fourni  par  la  lettre  de  saint  Grégoire  le  Grand  à  Sécondin.  Elle 
se  trouve  fort  altérée  dans  les  manuscrits,  et  remplie  d'addi- 
tions insérées  par  une  main  étrangère  au  texte  original  du 
saint  Pape.  On  a  aussi  accusé  Isidore  de  ces  interpolations, 
mais  c'est  à  tort;  car  cette  lettre,  telle  qu'elle  est  dans  Isidore, 
se  trouve  dans  un  recueil  composé  par  Paul  Diacre,  dont  la 
mort  arriva  l'an  801,  bien  avant  la  pubhcation  des  fausses 
Décrétales.  De  tout  cela  on  peut,  ce  me  semble,  conclure  avec 

1  Part.  II,  p.  41  de  Tédition  du  P.  Bacchini,  publiée  à  Modène,  en  1708.— 
2  Voye?  le  tome  IX  des  Conciles,  édit.  de  Venise  ou  de  Mansi,  col.  660. 


CHAPITRE   III.  12l 

vraisemblance,  qu'un  grand  nombre  ides  pièces  attribuées 
aujourd'hui  à  Isidore  avaient  été  déjà  ou  fabriquées,  ou  alté- 
rées avant  qu'il  parût.  Et  c'est  en  particulier  ce  qu'il  convient 
de  dire  des  pièces  les  plus  rapprochées  de  son  époque,  et  re- 
latives à  la  France  et  à  l'Allemagne,  c'est-à-dire  aux  pays  qu'il 
habitait.  Car  si,  comme  nous  ne  saurions  en  douter,  Isidore 
cherchait  à  en  imposer,  il  devait  en  même  temps  s'appUquer 
à  donner  de  la  vraisemblance  à  ses  impostures,  en  ne  publiant, 
pour  ce  qui  concernait  la  province  où  il  vivait,  que  des  choses 
d'ailleurs  connues. 

Je  ne  l'excuse  pas,  malgré  tout  cela,  d'avoir  fabriqué  frau- 
duleusement des  pièces  entières,  et  surtout  des  lettres  des 
Papes  les  plus  anciens  ;  encore  moins  suis-je  tenté  de  l'excuser 
d'en  avoir  altéré  plusieurs  autres.  Son  génie  corrupteur  se 
décèle  particulièrement  en  ce  qu'il  n'a  pas  même  épargné  les 
lettres  supposées  de  saint  Clément  à  saint  Jacques,  comme  on 
peut  s'en  assurer  en  comparant  son  édition  avec  l'ancienne 
version  de  Rufm.  Comment  nous  étonner,  après  cela,  qu'il  ait 
osé  de  même  retoucher  les  lettres  les  plus  authentiques  de 
saint  Léon  le  Grand,  ainsi  que  d'autres  Papes,  et  qu'il  les  ait 
altérées  par  ses  additions?  Mais  il  est  une  autre  espèce  d'alté- 
rations que  nous  pouvons  lui  reprocher.  Ce  que  plusieurs 
antiquaires  ont  dit  de  Pyrrhus  Ligorius,  qu'il  composait  de 
différentes  parties  d'inscriptions  authentiques  un  tout  qui 
n'était  rien  moins  que  cela,  je  crois  qu'on  peut  le  dire  aussi 
d'Isidore,  qui,  en  réunissant  en  un  même  tout  des  extraits 
d'actes  authentiques,  mais  différents,  n'en  a  fait  autre  chose 
que  des  pièces  controuvées.  Il  a  d'ailleurs  pu  aisément,  soit 
par  l'effet  de  sa  propre  ignorance,  soit  par  suite  de  la  témérité 
d'autrui,  sous  prétexte  de  corriger  des  fautes  de  copistes, 
altérer  les  noms,  et  attribuer  des  lettres  de  Papes  d'une  époque 
relativement  récente  à  d'autres  Papes  plus  anciens  :  c'est  ainsi 
que,  dans  une  lettre  du  pape  Vigile,  lui,  ou  quelque  autre  cri- 
tique qu'il  aura  copié,  a  corrompu  le  nom  de  Profutur  us',  à 
qui  cette  lettre  était  adressée,  en  le  changeant  en  celui  d'Eu- 

*  Voyez  les  Ballérini,  loc.  cit.,  p,  228,  n»  13. 


122  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

thère.  Je  remarque  encore  qu'à  des  lettres  authentiques  il 
a  donné  de  fausses  dates;  et  c'est  ainsi  qu'à  celle  de  Damase 
aux  évêques  de  Tlllyrie,  il  a  donné  pour  date  xvn  Kal.  Nov. 
Siricio  et  Ardabure  vv.  ce.  consulihus.  Peut-être  a-t-il  faussé 
de  même  la  date  de  la  lettre  de  Jean  III  aux  évêques  de  la 
Germanie  et  des  Gaules  au  sujet  des  chorévêques,  date  qui  a 
été  l'occasion  des  plus  fortes  difficultés  qu'on  ait  élevées  contre 
l'authenticité  de  cette  lettre.  Chacun  peut  voir  maintenant  où 
je  veux  en  venir.  Personne  ne  m'accusera  de  vouloir  remettre 
en  crédit  le  recueil  d'Isidore  ;  car,  pour  qu'il  ne  mérite  aucune 
confiance,  il  importe  peu  que  ce  soit  lui  ou  d'autres  qui  aient 
vicié  les  pièces  dont  il  se  compose,  en  les  corrompant  au  moins 
de  quelqu'une  des  manières  que  nous  venons  de  dire.  Ce  que 
j'ai  prétendu,  c'est  qu'on  ne  doit  pas  le  charger  absolument, 
avec  tant  de  hardiesse,  de  toutes  les  impostures  que  contient 
son  recueil,  mais  surtout,  je  voudrais  que  les  savants,  exami- 
nant avec  plus  de  soin  la  compilation  d'Isidore,  s'appliquassent 
à  y  faire  le  discernement  des  pièces  plus  anciennes,  et  dont  la 
source  a  peut-être  été  pure,  d'avec  celles  qui  sont  de  lui,  ou 
en  tout  cas  de  faux  aloi  ^ 

m.  Malgré  la  découverte  de  l'erreur  par  des  prélats  de  la 
sainte  Eghse,  malgré  les  sages  explications  des  savants  catho- 
liques, toutes  les  sectes  n'ont  pas  moins  pris  occasion  des 
fausses  Décrétâtes  pour  invectiver  contre  le  Saint-Siège.  A  les 
entendre,  les  fausses  Décrétâtes  ont  complètement  altéré  la 
doctrine  et  la  discipline  des  premiers  siècles.  C'est  de  cette 
imposture,  disent  les  protestants,  que  sont  sortis  ces  dogmes 
et  ces  pratiques  justement  rejetés  par  Luther.  C'est  de  ces 
lettres  fausses,  ajoutaient  les  gallicans  et  les  jansénistes,  qu'est 
née  la  monarchie  pontificale,  la  désuétude  des  conciles  pro- 
vinciaux et  des  droits  des  évêques.  Ces  accusations  et  ces  jé- 
rémiades remplissent  les  ouvrages  de  Fleury,  de  Yan-Espen, 
de  Fébronius,  et  hier  encore,  le  P.  Gratry,  abusé  par  des 
théologiens  de  mauvaise  foi,  osait  écrire  que  les  fausses  Dé- 

<  Zaccaria,  Anti fébronius,  I'*  part.,  dissert,  m,  chap.  iv. 


CHAPITRE  III.  123 

crétales  avaient  changé,  dans  les  écrits  de  Melchior  Cano,  de 
Bellarmin  et  de  saint  Liguori,  l'assiette  de  la  science. 

En  présence  de  ces  plaintes,  il  importe  de  rechercher  lau- 
teur  de  cette  compilation,  la  date  de  son  ouvrage,  l'intention 
qu'il  eut  en  l'écrivant  et  le  résultat  qu'il  a  produit,  abstraction 
faite  des  intentions  de  l'auteur. 

Quel  fut  donc  l'auteur  des  fausses  Décrétales  ? 

Le  manuscrit  du  Vatican  n°  630,  que  les  Ballérini  croient, 
comme  fort  ancien,  préférable  à  tous  les  autres,  a  pour  titre  : 
c(  Ici  commence  la  préface  de  saint  Isidore,  évêque.  Isidore 
Mercator,  serviteur  du  Christ,  au  lecteur,  son  coserviteur  et 
frère  dans  le  Seigneur,  le  salut  de  la  foi.  »  Le  même  nom  de 
Mercator  se  trouve  dans  les  manuscrits  de  Paris  et  de  Modène  ; 
c'est  aussi  le  nom  dont  se  sert  Yves  de  Chartres.  L'opinion  de 
Marca,  qui  crut  pouvoir  lire  :  Peccator,  et  non  Mercator,  est 
donc  moins  probable,  comme  contraire  aux  anciens  manu- 
scrits. Le  titre  d'évêque,  cité  dans  le  titre,  manque  dans  le 
manuscrit  de  Modène.  Ce  titre  accordé  au  nom  de  saint  Isidore 
est,  sans  doute,  la  cause  de  l'erreur  qui  fit  attribuer  l'ouvrage 
à  saint  Isidore  de  Séville.  Qu'il  nous  suffise,  dit  à  ce  propos 
le  docte  Zaccaria,  de  considérer  avec  Noël- Alexandre  et  les 
frères  Ballérini  \  que  ce  recueil  contient  les  canons  des  sixième 
et  septième  conciles  de  Tolède,  et  des  suivants  jusqu'au  trei- 
zième, ainsi  que  ceux  d'un  concile  de  Brague,  et  que  tous  ces 
conciles  ont  été  tenus  depuis  la  mort  de  saint  Isidore  ;  outre 
que  dans  la  préface  il  était  fait  mention  du  sixième  concile 
œcuménique,  qui  ne  se  tint  de  même  qu'après  la  mort  du  saint 
évêque.  Il  y  a  plus  :  je  ne  saurais  penser  que  ce  recueil  nous 
soit  venu  de  l'Espagne,  quoi  qu'ait  pu  dire  à  ce  sujet  Hincmar 
de  Reims,  trompé  par  de  fausses  conjectures,  ou  par  le  nom 
d'Isidore  mis  en  tête  du  recueil,  ou  par  la  manière  dont  s'y 
trouve  indiquée  la  tenue  des  conciles,  qui  est  la  même  que 
suivait  en  de  telles  occasions  l'Eglise  d'Espagne,  ou  enfin, 

*  Zaccaria,  Antifébronhis,  1"  part.,  dissert,  m,  chap.  m;  Noël -Alex., 
Hist.  ecclés.,  v^  siècle,  dissert,  xxi,  art.  H  ;  Ballérini,  De  antiquis  collection, 
canon.,  part.  III,  eh.  vi,  n»  3. 


124  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

comme  je  le  crois  de  préférence,  par  les  bruits  que  fit  courir 
à  ce  sujet  le  lévite  Benoît.  Je  sais  que  le  cardinal  Rona  et 
Cenni  *  inclinent  eux-mêmes  à  croire  que  le  collecteur  de  ces 
décrétales  était  espagnol;  mais  ils  n'invoquent  à  l'appui  de 
leur  opinion  d'autres  témoignages  que  celui  d'IIincmar;  tandis 
que,  d'un  autre  côté,  nous  n'avons  que  trop  de  raisons  qui 
nous  portent  à  juger  que  le  collecteur  en  question  était  non 
un  Espagnol,  mais  un  homme  de  la  Germanie  ou  de  la  France 
orientale.  Je  ne  parle  pas  de  la  chronique  de  Julien  de  Tolède, 
qui  attribue  cette  compilation  à  Isidore  de  Sétabie  :  on  sait 
assez  que  cette  imposture  ne  mérite  aucune  créance.  Je  ne 
rapporterai  pas  non  plus  les  diverses  opinions  qui  partagent 
les  érudits  au  sujet  du  recueil  de  canons  reçu  autrefois  en 
Espagne,  quoique,  s'il  était  vrai,  comme  l'a  prétendu  der- 
nièrement le  savant  Dominique  Lopez  de  Barera,  dans  son 
étude  historique  De  antiquo  canonum  codice  Ecclesiœ  Hispaniœ, 
imprimé  à  Rome  en  1758,  que  cet  ancien  recueil  de  canons 
reçu  en  Espagne  ne  fût  autre  que  celui  que  corrigeait  Martin 
de  Dume,  je  fusse  en  droit  d'y  voir  une  forte  preuve  de  plus 
que  le  collecteur  en  question  était  étranger  à  l'Espagne.  Car, 
dans  cette  hypothèse,  l'ancien  recueil  que  suivaient  les  Eglises 
d'Espagne  ne  contenant  aucune  lettre  décrétale  des  Pontifes 
romains,  il  ne  serait  pas  croyable  qu'on  eût  pensé  dans  ce 
royaume  à  en  faire  un  autre  tout  rempli  de  lettres  de  ce  genre. 
D'ailleurs,  croira-t-on  jamais  que,  si  le  collecteur  avait  été 
espagnol,  il  n'eût  fait  adresser  qu'une  ou  deux  des  décrétales 
supposées  à  des  évêques  de  sa  nation,  tandis  que  ce  recueil  est 
plein  de  lettres  adressées  à  des  évêques  de  France,  d'Allemagne 
ou  d'Italie?  Ajoutez  que  ce  recueil  resta  inconnu  en  Espagne 
jusqu'au  siècle  d'Innocent  III,  et  que  tous  les  manuscrits  que 
nous  en  avons  de  contemporains  au  neuvième  siècle,  tels  que 
les  deux  du  Vatican,  mentionnés  par  les  Rallérini,  et  celui 
du  chapitre  de  la  cathédrale  de  Modène  ont  été  copiés  en 
France,  comme  l'indiquent  les  caractères  et  les  procédés  dont 
on  s'y  est  servi.  Les  idiotismes  qui  s'y  rencontrent ,  en 
^  De  rébus  liturg.,  lib.  I,  cap.  m  ;  De  antiq.  Ecoles.  Hispan.,  t.  II,  p  102. 


CHAPITRE   III.  125 

même  temps  qu'ils  sont  étrangers  aux  écrivains  espagnols  de 
l'époque  où  nous  verrons  qu'a  été  faite  cette  compilation,  se 
retrouvent  dans  les  auteurs  franco-germains  plutôt  qu'ailleurs. 
Enfin,  les  critiques  ont  observé  qu'il  se  rencontre  dans  ce 
recueil  bon  nombre  d'extraits  des  lettres  de  saint  Boniface, 
évoque  de  Mayence,  et  de  celles  de  Tabbesse  de  Tangith  à  ce 
même  saint  Boniface,  ce  qui  démontre  suffisamment  qu'il 
était  bien  plus  facile  de  retrouver  ces  lettres  à  Mayence,  et 
dans  toute  cette  partie  de  la  Germanie  qui  faisait  alors  partie 
de  la  France,  que  dans  quelque  partie  que  ce  soit  de  l'Es- 
pagne. 

Malgré  la  sagesse  de  ces  réflexions,  nous  ne  devons  pas  taire 
qu'elles  sont  contestées.  Le  P.  Burriel,  jésuite  espagnol,  chargé 
en  4750  d'examiner  les  archives  de  Tolède,  d'où  il  a  extrait 
douze  volumes  de  la  liturgie  mozarabe,  y  a  vu  et  vérifié  un 
manuscrit  de  saint  Isidore,  comprenant  des  épîtres  pontificales 
qui  commençaient  à  saint  Damase  et  finissaient  à  saint  Gré- 
goire P^  Garcias  de  Loaysa  et  Antonio  Augustino,  archevêque 
de  Tarragone,  les  admettaient  au  moins  comme  très- vraisem- 
blables, et  quand  toutes  les  archives  de  l'Espagne,  fouillées  à 
fond,  n'en  recèleraient  aucun  manuscrit,  l'affirmation  d'Hinc- 
mar  ne  soufTre  aucun  doute.  A  mesure  que  les  exemplaires  se 
transcrivaient  pour  l'usage,  on  avait  soin  de  les  compléter  avec 
tout  ce  que  l'on  connaissait  de  plus  récent  :  l'attestation  consi- 
gnée au  prologue  du  neuvième  concile  de  Tolède  et  au  septième 
canon  du  quatorzième  en  est  la  preuve  ^  «Bientôt,  ajoute 
Edouard  Dumont,  l'invasion  arabe  gagna  l'Espagne  ;  si  quelques 
évêques  et  quelques  prêtres,  sous  cette  domination  haineuse 
et  souvent  cruelle,  mendiaient,  par  une  servile  affectation  de 
prudence,  la  faveur  précaire  des  kalifes,  les  religieux  et  la  meil- 
leure partie  du  clergé  se  consolaient  dans  la  piété  et  se  retrem- 
paient dans  l'étude.  L'école  ecclésiastique  de  Cordoue  était 
encore  célèbre  au  neuvième  siècle  ;  le  saint  prêtre  Eulogius  la 
dirigea  longtemps.  Ces  défenseurs  dévoués  de  la  doctrine  catho- 
lique en  conservaient,  sans  aucun  doute,  et  en  recherchaient 

1  Labbe,  Conc,  t.  VI,  p.  451  et  1282. 


i26  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

avec  zèle  les  monuments,  pom'  les  sauver  du  fanatisme  islamite. 
Il  n'y  avait  de  sécurité  que  dans  la  Marche  d'Espagne,  sur  la 
frontière  franque,  d'où  il  était  seulement  possible  de  commu- 
niquer avec  Rome  et  la  chrétienté  ;  les  relations  vigilantes  des 
Eglises  de  cette  province  avec  celles  des  provinces  conquises, 
comme  l'atteste  la  condamnation  d'Elipand  de  Tolède  et  de 
Félix  d'Urgel,  au  concile  de  Francfort,  ne  contribuaient  pas 
moins  à  exercer  activement  le  travail  de  recherches  et  de  com- 
pilation. C'est  là  que  Riculf  a  pris  copie  du  Recueil,  qu'il  a 
donné  comme  il  l'avait  reçu,  et  qui  ne  pouvait  être  que  celui 
d'Isidore,  successivement  accru,  en  Espagne  même,  de  pièces 
inconnues  ^  » 

Le  dernier  éditeur  des  Décrétales,  Paul  Hinschius,  et  son  rap 
porteur  dans  la  Revue  des  questions  historiques,  le  docte 
Boucher  de  Lépinois,  tiennent  également  pour  un  fait  certain 
que  l'ancienne  collection  espagnole,  dite  Hispana,  ou  du  moins, 
une  partie  %  est  entrée  dans  les  fausses  Décrétales.  Mais  il  nous 
semble  qu'il  n'y  a  pas  lieu  à  cette  divergence  d'opinions.  La 
question  des  fausses  Décrétales  n'a  pas  pour  objet  de  savoir  d'où 
viennent  les  Décrétales  authentiques  insérées  dans  le  recueil, 
mais  d'où  viennent  les  Décrétales  fausses  ?  il  ne  s'agit  pas  de 
la  collection  de  saint  Isidore,  mais  de  la  collection  du  pseudo- 
Isidore et  que  le  faussaire  ait  ou  n'ait  pas  pris  le  Codex  de 
l'archevêque  de  Séville,  pour  y  coudre  ses  pièces  fabriquées, 
cela  ne  fait  rien  à  la  question  et  ne  paraît  guère,  dans  l'état 
présent,  susceptible  de  preuves  décisives. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  Ballérini  et  le  P.  Zaccaria  concluent 
très-justement,  selon  nous,  que  l'auteur  des  fausses  Décrétales 
n'était  pas  un  Espagnol,  mais  un  Franc  ou  un  Gallo- Germain. 
Le  P.  Zaccaria  croit  même  pouvoir  le  désigner  par  son  nom,  et 
bien  qu'il  l'intitule  évêque,  Zaccaria  le  croit  simple  clerc  de 
l'Eghse  de  Mayence,  travaillant  peut-être  pour  le  compte  de 
son  archevêque:  ce  serait  le  lévite  Benoît,  auteur  de  trois 
livres  sur  les  capitulaires  de  Charlemagne  et  de  Louis  le  Débon- 

<  Revue  des  questions  historiques,  t.  I,  p.  399.  —  ^  Rev.  des  quest.  hist.,  t.  I, 
p.  593. 


CHAPITRE  lit.  iT! 

naîre.  Walter,  Rosshirt,  Kiiust,  Wasserschleben,  Gfrœrer,  par- 
tagent en  le  modifiant  un  peu,  le  sentiment  du  P.  Zaccaria.  Les 
Ballérini,  moins  tranchés,  confirment  pourtant  cette  opinion 
par  les  raisons  suivantes  :  «  Nous  savons  par  Hincmar  que  la 
collection  est  partie  de  Mayence  et  que,  de  là,  les  exemplaires 
se  sont  disséminés  dans  les  Gaules.  Quoique  Hincmar  se  trompe 
en  présumant  que  saint  Isidore  en  est  l'auteur,  il  est  confirmé, 
par  le  témoignage  même  de  Benoît,  à  dire  qu'elle  a  été  vulga- 
risée par  Mayence.  A  ce  fait  s'ajoute  un  argument  qui  nous 
paraît  très-fort.  L'imposteur  a  introduit,  dans  sa  collection,  la 
collection  espagnole,  mais  il  l'a  empruntée  à  des  manuscrits 
gaulois  (les  Ballérini  le  prouvent  par  la  collation  'des  manu- 
scrits)... N'est-ce  pas  la  preuve  que  l'auteur  a  formé  sa  collec- 
tion, non  en  Espagne,  mais  dans  les  Gaules,  où  se  trouvaient 
ces  sortes  de  manuscrits.  Qui  donc,  après  tant  et  de  si  mani- 
festes indices,  pourrait  douter  que  l'auteur  ne  soit  un  Franc  ou 
un  Gallo-Germain  \  »  Sur  quoi  le  P.  Bouix  fait  cette  réflexion  : 
«  C'est  donc  la  France  qui,  pendant  trois  siècles,  a  tant  déclamé 
contre  le  Saint-Siège,  à  propos  des  fausses  Décrétâtes,  c'est  elle 
qui  doit  s'attribuer  l'auteur  de  cette  imposture  ^  » 

Voici  comment  le  P.  Zaccaria  raisonne  son  affaire  :  «A  l'époque 
où  Riculf  occupait  le  siège  de  Mayence,  les  frères  de  saint 
Euloge,  l'illustre  martyr  de  Cor  doue,  arrivèrent  à  Mayence 
fuyant  leur  pays  natal,  pour  se  soustraire  à  la  persécution  des 
Sarrasins.  Benoît  s'imagina  qu'il  lui  serait  aisé  de  persuader  au 
monde  que  ces  Espagnols  avaient  apporté,  à  cette  occasion, 
cette  compilation  à  Riculf.  Et  certes,  il  disait  vrai  en  partie. 
Comme  l'ont  observé  plusieurs  savants,  notamment  les  Ballé- 
rini, la  partie  du  recueil  d'Isidore  qui  contient  les  canons  des 
conciles,  nous  présente  la  version  usitée  dans  les  anciennes 
collections^  reçues  en  Espagne.  11  pourrait  donc  se  faire  que 
les  frères  de  saint  Euloge  eussent  donné,  à  Riculf,  un  exem- 
plaire de  ce  recueil.  Or,  ce  fut  précisément  de  là  que  Benoît 
prit  occasion  de  supposer  que  tout  son  recueil  était  venu  d'Es- 

<  Ballérini,  De  anliq.  collect.  can.,  part.  III,  cap.  vi,  §4;  Zaccaria,  Aniiféh,, 
diss.  III,  c.  III.  —  «  Boulx,  Tractatus  de  principiis  Juris  canonici,  p.  422. 


128  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

pagne  et  d'attribuer  à  saint  Isidore,  qu'il  croyait  peut-être  l'au- 
teur de  la  collection  hispanique,  la  partie  de  Décrétales  fausses 
qu'il  eut  la  hardiesse  d'y  ajouter.  Personne  d'ailleurs  dans  ces 
contrées  n'était  en  état  de  le  démentir  ;  car  Riculf  était  mort, 
et  Astolphe,  son  successeur,  était  mort  aussi.  11  prit  ses  mesures 
en  conséquence  pour  qu'Otgaire,  le  successeur  d'Astolphe,  eut 
la  gloire  d'avoir  découvert,  dans  les  papiers  de  Riculf,  d'aussi 
importantes  pièces.  L'édition  des  capitulaires  aura  naturelle 
ment  éveillé  la  curiosité  et  fait  croître  le  désir  de  connaître  les 
lettres  décrétales  qui  s'y  trouvaient  citées.  Benoît  donc,  l'année 
suivante,  se  mit  en  mesure  de  publier  son  prétendu  recueil  de 
saint  Isidore,  venu  d'Espagne  par  la  grâce  de  Dieu  et  parvenu 
heureusement  entre  les  mains  de  Riculf.  Mais  il  voyait  bien 
que  tout  le  monde  ne  serait  pas  également  disposé  à  recevoir 
cette  marchandise  comme  de  bon  aloi.  Que  fit-il  donc?  Il  pu- 
blia, sous  le  nom  du  pape  Adrien  I",  et  comme  adressé  par  ce 
pape  à  Angilram,  évêque  de  Metz,  quatre-vingts  capitules,  dans 
lesquels  il  avait  introduit  de  nouveau  plusieurs  pièces  détachées 
de  ces  fausses  Décrétales.  Quelques-uns,  trompés  par  le  titre 
donné  à  ces  capitules,  ont  cru  qu'ils  étaient  l'ouvrage  d' Angil- 
ram, qui  les  aurait  donnés  sous  le  nom  du  pape  Adrien  ;  mais 
leur  véritable  titre  est  celui  que  leur  ont  donné  les  frères  Ballé- 
rini,  d'après  l'exemplaire  du  Vatican,  et  qui  leur  est  confirmé 
par  Hincmar.  Cependant  le  monde,  une  fois  persuadé  par  cette 
première  supercherie  que  ces  capitules  avaient  été  donnés  par 
Adrien  à  Angilram,  se  trouva  tout  disposé  à  donner  dans  cette 
autre  erreur,  ;  bien  plus  grave,  de  croire  à  l'authenticité  des 
Décrétales  d'Isidore,  puisqu'il  paraissait,  par  ces  capitules,  qu'il 
s'en  trouvait  des  exemplaires  dans  les  archives  du  Saint-Siège. 
Baluze,  P.  de  Marca  et  Fébronius  n'ont  soupçonné  là  aucune 
fraude,  et  Fébronius  en  fixe  l'époque  à  785.  Mais  David,  dans 
son  célèbre  ouvrage  Des  Jugements  canoniques  des  évêques, 
où  il  se  propose  de  réfuter  la  Concorde  du  sacerdoce  et  de  l'Em- 
pire, a  su  démontrer  le  premier  que  les  capitules  d'Adrien  et 
les  Décrétales  d'Isidore  étaient  l'ouvrage  de  la  même  main.  Les 
raisons  puissantes  qu'il  a  fait  valoir  ont  fait  adopter  son  opi- 


CHAPITRE  III.  129 

hion  à  d'autres  savants,  tels  que  Bartoli,  évêque  de  Feltre,  et 
les  deux  Ballérini,  bien  qu'ils  s'abstiennent  de  le  nommer.  Les 
Ballérini  font,  de  plus,  voir  que  les  capitules  ont  été  publiés 
plus  tard  que  les  Décrétâtes.  Tout  cela  m'a  déterminé  à  adopter 
le  système  que  je  viens  de  proposer  en  ce  qui  concerne  Benoît 
et  ses  impostures.  Et  ce  qui  m'y  confirme,  c'est  qu'on  trouve 
des  exemplaires  de  la  collection  d'Isidore  où  les  capitules 
d'Adrien,  dont  nous  venons  de  parler,  sont  insérés  à  la  suite 
des  Décrétâtes  du  pape  Grégoire  le  Jeune,  tandis  que  dans 
l'exemplaire  n°  630  du  Vatican,  qui  représente  une  des  an- 
ciennes éditions  d'Isidore,  ils  se  trouvent  rejetés,  parmi  diverses 
pièces  additionnelles,  à  la  fin  de  l'ouvrage  :  preuve  de  la 
croyance  où  l'on  était  qu'ils  appartenaient  au  même  auteur, 
qui  les  aura  publiés  après  avoir  donné  la  première  édition  des 
Décrétâtes,  bien  que  le  faux  titre  qu'il  leur  donne  les  fasse  sup- 
poser antérieures  ^  » 

La  conjecture  joue,  dans  ces  allégations,  un  grand  rôle. 

Edouard  Dumont  repousse  cette  conclusion ,  au  moins  pour 
ce  qui  concerne  Benoît.  «  On  aurait  bonne  envie,  dit-il,  de 
rendre  responsable  de  la  prétendue  collection  pseudo-isido- 
rienne  le  lévite  ou  diacre  Bénédict,  vulgairement  Benoît,  qui  a 
publié  vers  845  ou  850  l'ensemble  des  capitulaires,  en  complétant 
la  publication  d'Anségise  à  l'aide  de  matériaux  pris  de  divers 
côtés  et  principalement,  comme  le  dit  sa  préface,  dans  les  ma- 
nuscrits rassemblés  aux  archives  de  la  cathédrale  de  Mayence 
par  les  deux  archevêques  Riculf  et  Otgaire  ;  ce  fut  sur  l'invita- 
tion de  celui-ci  qu'il  entreprit  son  travail  \  Et  comme  à  la  con- 
frontation des  deux  compilations,  décr étales  et  capitulaireSy  on 
a  trouvé  une  quantité  de  textes  semblables,  on  a  pensé  que  les 
deux  compilations  sortaient  de  la  même  main  ;  on  n'ose  pour- 
tant l'affirmer,  et  la  conjecture  n'a  d'autre  raison  que  cette 
conformité  de  textes.  Il  est  aisé  de  comprendre  que  Bénédict 
ait  jugé  inutile  de  mentionner  un  travail  déjà  connu;  mais  si 
on  ne  le  connaissait  pas  encore  et  s'il  le  préparait ,  pourquoi 

^  Antifébronius,  dissert,   m,   ch.  m.  —  *  Anségise  avait  publié  quatre 
livres  de  capitulaires  ;  Bénédict,  nous  Pavons  dit,  en  publia  trois  autres. 
IV.  9 


i30  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

aurait-il  répété  tant  de  passages  de  deux  côtés  en  même  temps? 
Pourquoi  aurait-il  gardé  l'anonyme  sur  l'une  des  deux  compi- 
lationS;,  dont  il  pouvait  également  se  faire  honneur,  les  esti- 
mant évidemment  aussi  utiles  l'une  que  l'autre?  Noël- 
Alexandre,  Baluze,  Marca,  Mabillon  retardent  l'apparition  de  la 
compilation  pseudo-isidorienne  jusque  vers  la  fin  du  règne  de 
Charles  le  Chauve  ;  quelques-uns  des  plus  avisés,  comme  Fé- 
bronius,  en  remontent  au  contraire  la  fabrication  à  744  et  la 
placent  à  Rome.  » 

IV.  Comment  ont  été  fabriquées  les  fausses  Décrétales  ? 

Avant  le  pseudo-Isidore,  on  avait  réuni  des  collections  de 
canons  :  le  pseudo-Isidore  se  servit  de  ces  anciennes  collections 
pour  insérer  dans  la  sienne  des  actes  authentiques,  puis  il 
joignit  à  ces  actes  les  pièces  fausses  qu'il  avait  inventées.  En 
recueillant  les  Décrétales  des  Papes  ,  ce  faussaire  avait-il  com- 
pris, dans  sa  collection,  les  anciens  conciles?  Oui,  les  conciles 
ont  été  compris  dans  la  collection,  et  si  beaucoup  de  manuscrits 
ne  les  contiennent  pas  ,  c'est  qu'on  avait  négligé  de  les  trans- 
crire, les  possédant  par  ailleurs.  La  transcription  des  livres  par 
la  plume  ne  comportait  pas,  comme  aujourd'hui,  des  exem- 
plaires multipliés  d'après  le  même  type  ;  le  transcripteur  pre- 
nait ce  qu'il  lui  fallait  et  ne  se  chargeait  pas  d'un  travail 
inutile.  D'après  la  collation  des  manuscrits  complets ,  la  collec- 
tion se  trouvait  divisée  en  trois  parties  :  la  première,  formée 
des  décrétales  des  Papes  jusqu'à  la  donation  de  Constantin;  la 
seconde,  comprenant  les  conciles  depuis  Nicée  jusqu'au  second 
concile  de  Séville  ;  la  troisième  reprenant  les  décrétales  des 
Papes  depuis  saint  Sylvestre  jusqu'à  saint  Grégoire  le  Grand. 

Le  pseudo-Isidore  cite  un  nombre  prodigieux  d'auteurs,  et 
l'on  serait  effrayé  du  travail  exigé  par  cette  compilation,  si  l'on 
n'avait  la  certitude  que  ces  citations  ont  été  prises  dans  les 
collections  précédentes,  comme  la  collection  espagnole,  la  col- 
lection de  Denys  le  Petit  et  du  pape  Adrien ,  dans  le  texte  des 
conciles,  comme  ceux  d'Aix  et  de  Paris.  De  savants  auteurs, 
depuis  Blondel,en  1628,  jusqu'à  Knust,  en  1832  et  1836,  et  Den- 
zinger,  en  1853,  ont  examiné  les  sources  des  fausses  Décrétales  : 


CHAPITRE  m.  i3i 

Hinschius  résume  et  complète  les  travaux  de  ses  devanciers.  Sa 
démonstration  se  ramène  à  ce  point  capital,  déjà  en  partie  mis 
en  lumière  par  les  frères  Ballérini  et  par  Knust,  à  savoir  que  la 
principale  source  où  le  pseudo-Isidore  a  puisé  est  la  collection 
du  diacre  Benoît,  Benedictus  levita,  antérieure,  ainsi  que  les 
Capitula  d'Angilram,  à  la  publication  des  fausses  Décrétâtes. 
Hinschius  montre  en  effet  que  le  pseudo-Isidore  a  conservé  les 
altérations  déjà  introduites  dans  les  textes  par  Benoît,  et  les 
exemples  qu'il  produit  sont  décisifs.  Quant  aux  Capitula  pu- 
bliés sous  le  nom  d'Angilram,  et  donnés  ,  dit-on  ,  à  cet  évêque 
par  le  pape  Adrien,  ils  sont  joints,  dans  quarante-un  manu- 
scrits, à  la  collection  du  pseudo-Isidore.  Sont-ils  sincères, 
.  comme  l'ont  cru  Eichhorn  et  Antoine  Theiner  ?  Sont-ils  apo- 
cryphes, comme  l'ont  jugé  Ballérini,  Philipps  et  Walter?  La 
question  a  été  longtemps  discutée,  mais  Hinschius  apporte,  en 
faveur  de  ce  dernier  sentiment,  les  preuves  les  plus  fortes.  Les 
Capitula  sont  faux  ;  ils  n'ont  pas  été  tirés  des  décrétâtes ,  quoi 
qu'en  dise  Rettberg;  ils  sont  antérieurs  à  la  collection  du 
pseudo-Isidore,  qui  y  a  fait  des  emprunts;  quel  qu'ait  été 
Angilram,  cet  auteur  s'est  évidemment  servi  de  la  collection  de 
Benoît  ;  il  a  fait  son  ouvrage  après  l'achèvement  de  la  collec- 
tion de  Benoît  et  avant  la  publication  des  fausses  ûécrétales, 
ou  du  moins  en  même  temps.  Hinschius  va  plus  loin.  J'affir- 
merais, dit-il,  que  l'auteur  des  deux  compilations  est  le  pseudo- 
Isidore,  quoique  je  ne  puisse  en  apporter  de  preuves.  Cette 
opinion  est  très-probable,  car  si  l'on  fait  attention  que  le 
pseudo-Isidore  et  l'auteur  des  Capitula  ont  écrit  d'après  les 
mêmes  sources,  ont  traité  les  mêmes  sujets  et  ont  été  préoc 
cupés  des  mêmes  pensées,  on  arrive  avec  Hinschius  à  la  con- 
clusion que  ces  trois  œuvres,  la  quatrième  addition  faite  à  la 
collection  de  Benoît^  les  Capitula  d'Angilram  et  les  fausses 
Décrétales,  se  lient  tellement  entre  elles  qu'il  faut  leur  attribuer 
le  même  auteur  ^ 
A  quelle  époque  ont  été  fabriquées  les  fausses  Décrétales? 

^  Revue  des  questions  historiques,  t-ll^r,  p.  598,  .article  de  M.  Henri  de 
Lépinois,  sur  les  décrétales  de  Paul  Hinschius. 


i32  HISTOIRE    DE    LA   PAPAUTÉ. 

«  D'abord,  dit  le  P.  Zaccaria,  parmi  les  Décr étales  de  la  col- 
lection d'Isidore,  il  s'en  trouve  quelques-unes  d'Urbain  1"  et  de 
Jean  III,  où  ont  été  insérées  mot  à  mot  certaines  sentences  du 
concile  de  Paris  en  829.  Blondel  a  observé,  en  outre^  que  l'au- 
teur de  ce  recueil  a  emprunté  çà  et  là  des  formules  et  des 
pbrases  de  la  lettre  de  Jonas  d'Orléans  à  Charles  le  Chauve; 
donc,  puisque  Charles  le  Chauve  n'est  monté  sur  le  trône  qu'en 
839,  le  recueil  n'a  pas  pu  être  composé  avant  cette  dernière 
année.  Ce  fut  en  8il  que  Raban  dédia  son  pénitentiel  à  Otgaire, 
évêque  de  Mayence,  et  il  n'y  a  rien  dans  ce  pénitentiel  qui  fasse 
la  moindre  allusion  à  la  collection  d'Isidore.  Cela  nous  donne 
un  juste  sujet  de  croire  que  cette  collection  n'était  pas  encore 
publiée,  car  si  elle  l'eût  été,  il  semble  que  Raban  en  eût  fait 
usage.  Donc  ce  recueil  ne  saurait  être  antérieur  au  pénitentiel 
de  Raban.  D'un  autre  côté,  nous  avons  vu  le  dessein  que  forma 
Benoît,  en  845,  de  préparer  les  esprits,  par  le  recueil  des  capi- 
tulaires,  à  recevoir  sa  compilation  des  canons ,  et  il  n'a  dû  faire 
paraître  cette  compilation  que  sous  l'épiscopatd'Otgaire,  prélat 
qui  lui  était  favorable  ;  donc,  puisque  Otgaire  est  mort  en  848, 
il  paraît  fort  vraisemblable  que  l'époque  de  la  publication  en 
question  doit  être  fixée  à  l'an  846.  En  tout  cela,  nous  avons  rai- 
sonné sur  de  solides  fondements.  » 

Le  raisonnement  d'Hinschius,  qui  repose  sur  des  observations 
différentes,  aboutit  aux  mêmes  conclusions.  D'après  lui,  puisque 
les  Décrétâtes  ont  été  puisées  dans  la  collection  du  diacre  Be- 
noît, il  convient,  pour  poser  une  première  limite  dans  la  vie 
intellectuelle  du  pseudo-Isidore,  de  fixer  le  temps  où  Benoît  a 
écrit.  Les  auteurs  varient  entre  842  et  847.  Hinschius  croit 
pouvoir  affirmer  que  Benoît  a  fini  son  œuvre  après  le  21  avril 
847,  date  de  la  mort  d'Otgaire,  évêque  de  Mayence,  sur  l'ordre 
duquel  il  l'avait  commencé  :  Antiario  quem  tune  Moguntia 
summum  pontificem  tenuit  prsecipieute.  Ce  verbe  au  passé,  ce 
tune,  indiquent  assez  qu'Otgaire  était  mort  lorsque  Benoît 
écrivait.  Les  Décrétâtes  tirées  de  la  collection  de  Benoît  n'ont 
donc  pu  être  compilées  avant  cette  époque ,  et ,  en  effet,  on  ne 
les  trouve  alors  citées  nulle  part.  Des  auteurs ,  comme  Weis- 


CIîAPITRK    m.  133 

sœcker,  en  1859,  ont ,  il  est  vrai,  cherché  à  établir  que  les  Dé- 
crétales  ont  été  faites  entre  830  et  840  ;  mais  évidemment, 
comme  le  dit  Hinschius,  contrairement  à  Theiner,  Eichhorn  et 
Wasserschleben,  le  concile  d'Aix-la-Chapelle ,  tenu  en  836,  ne 
connaissait  pas  ces  Décrétales,  qui  ont  été  invoquées  pour  la 
première  fois  en  853.  Ainsi  elles  ont  été  faites  entre  le  21  avril 
847  et  l'an  853,  vraisemblablement  vers  851  et  852. 

Ces  hésitations,  dit  à  son  tour  Edouard  Dumont,  viennent  de 
deux  synodes,  de  Paris,  829,  et  d'Aix-la-Chapelle,  836,  où  l'on 
croit  apercevoir  deux  emprunts  faits,  par  alliision  seulement, 
aux  fausses  Décrétales,  qui  sont  formellement  citées,  pour  la 
première  fois,  au  synode  de  Quiercy-sur-Oise  ,  857.  Mais  com- 
ment cela  prouverait-il  l'existence  d'une  seconde  collection  ?  Il 
y  a  plus  qu'une  allusion  dans  le  synode  d'Aix-la-Chapelle  ;  on 
n'y  allègue  que  la  tradition  apostolique  et  les  Décrétales.  Or,  on 
avait  déjà  plusieurs  textes,  qui  réservaient  aux  évêques  de 
bénir  le  saint-chrême  ;  mais  avant  la  collection  isidorienne,  on 
n'en  avait  qu'un  seul  concernant  le  moment  de  cette  consécra- 
tion ;  c'est  une  décrétale  du  pape  Zacharie  qui  en  rappelle  la 
pratique  comme  généralement  gardée  ;  le  texte  plus  explicite 
de  l'épître  attribuée  au  pape  saint  Fabien  ne  permet  pas  de 
douter  que  le  synode  d'iVix-la-Chapelle  n'y  ait  pris  son  règle- 
ment. Un  peu  plus  tard,  le  synode  de  Quiercy-sur-Oise,  857,  in- 
voquait l'autorité  de  saint  Anaclet,  saint  Urbain  et  saint  Lucien  ; 
la  lettre  synodale,  qui  nous  en  est  parvenue,  écrite  vraisembla- 
blement par  Hincmar,  s'adresse  à  tous  les  comtes  et  évêques  du 
royaume,  ce  qui  prouve  combien  les  nouveaux  documents 
étaient  déjà  répandus.  Enfin,  quelques  années  après,  le  même 
Hincmar  indiquait  assez  clairement  non  l'année,  mais  l'époque 
certaine  d'une  pubUcation  qui,  s'efFectuant  de  proche  en  proche 
au  moyen  de  la  copie,  ne  pouvait  avoir  une  date  précise;  c'est 
lui  qui  nou&  apprend  que  le  nouveau  recueil,  communiqué 
avec  zèle  par  Riculf,  était  déjà  vulgaire  sous  Louis  le  Pieux. 
On  étudiait  ces  antiques  décrétales  avant  830  ;  on  en  savait  les 
préceptes  et  les  décisions,  en  sorte  que  la  première  mention 
qui  s'en  faisait  aux  conciles  de  Quiercy,  d'Aix-la-Chapelle,  et 


434  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

peut-être  de  Paris,  n'arrivait  nullement  comme  inconnue,  et 
qu'il  ne  semblait  pas  plus  nécessaire  de  citer  le  recueil  d'Isidore, 
pour  les  décrétales  antiques,  qu'on  ne  citait  la  collection  de 
Denys  le  Petit  pour  les  décrétales  postérieures  ;  autrement 
cette  apparition  solennelle ,  au  moins  à  Quiercy,  eut  excité  la 
curiosité  et  provoqué  des  interpellations  et  des  réponses. 

Ces  différentes  opinions  font,  croyons-nous,  suffisamment 
connaître  la  date  des  fausses  Décrétales. 

Le  nom  d'Isidore,  mis  en  tête  de  l'œuvre,  prévenait  en  sa 
faveur,  mais  l'obligeait  de  répondre  à  une  telle  réputation.  Une 
préface  avertit  que  ce  recueil  a  été  entrepris  à  la  demande  de 
quatre-vingts  évêques;  que  les  divers  textes  des  conciles  grecs 
ont  été  comparés  attentivement  ;  que  les  canons  des  apôtres, 
quoique  réputés  apocryphes  par  quelques-uns,  sont  mis  en 
tête  des  conciles,  parce  qu'on  les  reçoit  généralement  sur  la 
confirmation  synodale.  Ensuite,  le  compilateur  a  inséré  les 
décrets  des  hommes  apostoliques,  ou  épîtres  des  Papes,  depuis 
saint  Clément  jusqu'à  saint  Sylvestre  ;  puis  le  concile  de  Nicée 
et  les  autres,  et  enfin  les  épîtres  des  Papes  suivants  jusqu'à 
saint  Grégoire  ;  il  note  l'autorité  incontestable  du  Siège  aposto- 
lique, et  termine  en  appelant  l'attention  sur  un  fait  très-négligé 
et  presque  oublié,  savoir  qu'on  était  bien  loin  de  compte  avec 
les  vingt  canons  du  concile  de  Nicée,  qui  en  avait  promulgué 
bien  davantage  ;  de  quoi  il  donne  trois  preuves  précises  et  très- 
suffisantes  pour  ne  pas  en  donner  d'autres  et  ne  pas  étendre 
démesurément  un  avant-propos. 

Il  ne  faut  pas  croire,  au  reste,  que  le  recueil,  aussi  falsifié 
qu'on  le  prétend,  ait  pu  se  faire  accueillir  sans  hésitation.  Les 
hommes  de  cette  époque  n'étaient  point  d'ineptes  barbares; 
c'était  la  génération  savante  formée  par  Charlemagne.  Les 
hommes  du  commun  étaient  peu  instruits;  mais  le  clergé, 
l'aristocratie  montraient  du.  savoir,  un  sens  cultivé  et  com- 
prenaient le  latin  des  lettres  pontificales  mieux  que  nos  in- 
trépides de  la  presse  quotidienne  ou  mensuelle.  Les  évêques 
des  deux  conciles  de  Paris  et  d'Aix-la-Chapelle,  par  exemple, 
outre  les  Ecritures  et  les  conciles,  qu'ils  possédaient  à  fond, 


CHAPITRE    III.  13o 

citent  les  épîtres  de  saint  Léon,  de  saint  Gélase,  de  saint  Sym- 
maque,  de  saint  Grégoire  I",  les  écrits  de  saint  Cyprien, 
d'Origène,  d'Hégésippe,  de  saint  Jérôme,  de  saint  Prosper, 
de  saint  Fulgence,  de  saint  Augustin,  de  Cassiodore,  de  saint 
Isidore  et  du  Vénérable  Bède. 

Il  suffit,  au  reste,  de  les  nommer.  Ce  n'étaient  certainement 
pas  des  hommes  de  médiocre  conception  qu'un  Agobard ,  un 
Wala,  un  Prudentius  de  Troyes,  qui  écrivait  un  traité  de  la 
prédestination,  un  Amolon,  archevêque  de  Lyon,  habile  en 
hébreu  ;  un  Raban-Maur,  qui  avait  fait  du  monastère  de  Fuldo 
une  célèbre  école  ;  un  Ratram,  un  Paschase  Ratbert,  tous  deux 
moines  de  Corbie,  autre  asile  de  science  ;  un  Hilduin,  abbé  de 
saint  Denys;  un  Loup  de  Ferrières,  un  Florus,  diacre,  un 
Hincmar  de  Reims,  pour  ne  nommer  que  les  plus  apparents, 
sans  compter  Scot-Erigène  et  l'hérétique  Goteskalk,  deux 
hbres-penseurs,  qui  ont  précédé  de  loin  les  nôtres  avec  autant 
de  subtilité.  La  collection  isidorienne  ne  pouvait  se  présenter 
dans  un  pareil  monde  sans  une  vraisemblance  très-valable 
d'exactitude.  On  ne  l'a  pas  reçue  à  l'aventure,  sans  réflexion. 
A  la  conformité  objectée  du  style  et  aux  autres  défauts,  Binius 
et  le  P.  Torrez  répondent  que,  sur  les  mêmes  sujets,  les 
mêmes  préceptes,  les  mêmes  réflexions,  les  expressions  doivent 
naturellement  se  ressembler  ;  si  certaines  épîtres  de  la  nouvelle 
collection  contiennent  plusieurs  passages  identiques,  cela 
se  rencontre  aussi  dans  les  décrétales  authentiques.  Si  la 
Vulgate,  corrigée  par  saint  Jérôme,  n'y  est  pas  suivie,  c'est 
que  pendant  longtemps  on  ne  la  connut  pas  en  Afrique,  non 
plus  que  le  concile  de  Sardique.  Quant  aux  erreurs  chrono- 
logiques, les  fastes  consulaires  étaient  alors  fort  embrouillées, 
et,  aujourd'hui  encore,  toutes  les  erreurs  n'ont  pas  disparu. 
Dans  une  compilation  de  documents  épars,  quelquefois  sans 
nom  d'auteur  et  formée  de  passages  qui  avaient  entre  eux 
quelques  rapports,  où  les  copistes  ne  savaient  pas  toujours 
distinguer  le  texte  des  annotations  et  des  commentaires  des 
premiers  collecteurs,  quoi  d'étonnant  qu'il  se  soit  glissé  beau- 
coup de  méprises,  qu'en  transcrivant  on  ait  substitué  les  mots 


130  HISTOIRE    1»]'    LA    PAPAUTÉ. 

en  usage  aux  mots  tombés  en  désuétude.  En  France,  on  était 
d'ailleurs  peu  disposé  à  la  duperie;  s'il  y  avait  des  faussaires, 
on  savait  se  mettre  en  garde  contre  eux;  témoin  ce  Ragenfred, 
diacre  de  Reims,  secrétaire  de  la  chancellerie  royale,  qui  fut 
accusé  par  Charles  le  Chauve  de  fabriquer  de  faux  diplômes, 
et  qu'un  synode  provincial  obligeait  à  satisfaction.  Plus  tard, 
la  diète  de  Tribur  prit  une  décision  très-précise  contre  ceux 
qui  présentaient  de  fausses  lettres  pontificales  comme  venant 
de  Rome. 

La  critique  moderne,  quelle  que  soit  sa  capacité  scientifique, 
a  trop  donné  dans  les  erreurs  de  la  Renaissance,  de  la  Réforme 
et  du  Césarisme,  pour  qu'on  se  fie  à  ses  avis,  et  elle  a  mauvaise 
grâce  de  reprocher  à  nos  aïeux  leurs  erreurs,  puisqu'elle 
s'est  donnée  elle-même  de  plus  graves  torts,  même  sur  les 
fausses  Décrétales. 

Y.  Mais  enfin,  dans  quel  but,  a  travaillé  le  pseudo-Isidore? 
Le  faussaire  a-t-il  compilé  sa  collection  pour  présenter  un 
tableau  complet  de  la  discipline  ecclésiastique  ?  Ou  bien  s'est-il 
simplement  proposé  de  soutenir  les  partisans  de  Lothaire, 
d'augmenter  les  pouvoirs  des  évêques,  des  métropolitains  et 
des  conciles  provinciaux,  ou,  plus  simplement  encore,  de 
donner  le  primatiat  à  l'Eglise  de  Reims  ? 

L'érudition  d'outre-Rhin  s'est  occupée  de  cette  question, 
comme  d'un  sujet  de  critique  historique,  et  elle  l'étudié  encore 
avec  la  confiance  du  protestantisme,  qui  a  son  avis  sur  toutes 
choses.  Généralement  les  protestants  ne  supposent,  aux  chefs 
de  l'Eglise,  que  des  sentiments  tout  humains,  dans  une  situa- 
tion tout  humaine,  où  des  difficultés  variables,  incessantes 
exigent  une  certaine  adresse  dont  la  vertu  même  ne  saurait 
se  passer.  La  décision  supérieure  qui  leur  appartient,  touchant 
le  dogme  et  la  discipline,  contraindrait  absolument  les  Papes, 
engagés  dans  ce  rôle  périlleux,  à  tout  subordonner,  sous  peine 
de  déchoir,  à  l'accroissement  de  leur  puissance.  Cette  hy- 
pothèse hérétique  a  été  imaginée  pour  frapper  l'Eglise  au 
cœur  par  le  décri  de  ses  Pontifes.  On  ne  pensera  certainement 
pas  que  des  protestants  n'y  aient  pas  songé  à  propos  des 


CHAPITRE   III.  13"/ 

fausses  Décr étales,  et  qu'ils  se  soient  fait  scrupule,  en  si  belle 
occasion,  d'exploiter  un  thème  si  commode.  Eichhorn,  en  effet, 
dans  un  écrit  sur  la  science  du  Droit  ecclésiastique,  veut  que 
les  fausses  Décrétales  soient  venues  de  Rome  au  huitième 
siècle,  et  qu'elles  aient  été  remaniées  et  augmentées  en  France 
au  neuvième  par  un  ecclésiastique  français,  qui  serait  indubita- 
blement le  vrai  compilateur. 

Or,  dit  Edouard  Dumont,  une  première  objection,  proba- 
blement inattendue,  contre  l'intention  secrète  attribuée  pour 
certaine  au  pseudo-Isidore,  c'est  que  la  plupart  des  écrivains 
allemands,  qui  se  sont  mis  à  cette  étude,  n'imputent  aux  Papes 
ni  la  pensée  ni  l'exécution  de  l'œuvre,  quoique  plusieurs  y 
voient  un  dessein  prémédité  de  rattacher  immédiatement  l'épis- 
copat  au  Saint-Siège,  en  abaissant  les  synodes  et  les  métro- 
politains, et  de  rendre  ainsi,  par  l'introduction  d'un  droit 
nouveau,  l'Eglise  en  France  indépendante  de  l'Etat  :  ce  qui 
est  plus  facile  à  dire  qu'à  expliquer  et  à  prouver.  D'autres 
conjectures,  que  le  pseudo-Isidore  a  voulu,  à  l'aide  d'une 
feinte  antiquité,  fixer  la  constitution  de  l'Eglise,  composer  un 
corps  de  coutumes,  une  sorte  de  code,  qui  lui  manquait,  et 
en  fonder  la  perpétuité  sur  une  autorité  spirituelle,  qui  devait 
primer  le  gouvernement  séculier,  système  moiyis  nouveau 
dans  ses  effets  que  dans  son  principe.  Peut-être,  selon  un  autre 
avis  encore,  la  fameuse  compilation  avait  simplement  pour 
objet  de  protéger  le  clergé  contre  l'Etat  et  les  laïques,  et  de 
garantir  particulièrement  les  intérêts  de  l'archevêque  de 
Mayence,  conjecture  d'une  finesse  assez  plaisante.  Il  s'en  ren- 
contre même  qui  nient  un  but  déterminé  là  où  le  contenu  est 
si  divers,  quoiqu'on  n'y  puisse  méconnaître  un  zèle  toujours 
présent  pour  la  haute  primauté  de  Rome. 

De  son  côté,  Gieseler  croit  apercevoir  à  cette  époque  des 
privilèges  nouveaux,  concédés  depuis  longtemps  aux  évêques 
par  les  rois  caiiovingiens,  pour  obtenir  l'appui  de  l'Eglise 
contre  les  ennemis  du  dehors  et  les  prétentions  des  grands; 
et  il  oublie  qu'il  vient  d'assigner  au  travail  des  fausses  Décré- 
tâtes, deux  ou  trois  pages  plus  haut,  le  but  d'empêcher  Top- 


i38  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

pression  du  clergé,  exposé  au  découragement  et  à  la  corruption 
parmi  les  querelles  et  les  violences  des  rois.  De  la  sorte,  un 
nouveau  droit  ecclésiastique  soutenant  la  dignité  épiscopale  et 
restreignant,  sous  la  surveillance  supérieure  des  primats, 
instruments  du  Pape,  les  prérogatives  des  métropolitains  sou- 
vent trop  dépendants  du  pouvoir  séculier,  aurait  achevé  la 
constitution  de  l'Eglise,  appuyée  fixement  sur  le  Siège  rehaussé 
de  Rome,  qui  avait  déjà  son  existence  propre;  et  tout  cela  par 
la  faiblesse  oppressive  de  ces  princes,  qui  cherchaient  un  se- 
cours dans  le  sacerdoce.  Comprenne  qui  pourra. 

De  ces  divergences  et  de  cette  battologie  contradictoire,  il  ne 
résulte  que  deux  conclusions  assez  claires  :  1°  que  chacun 
trouvant  son  système  dans  les  fausses  Décrétales,  le  pseudo- 
Isidore n'avait  lui-même  ni  système,  ni  but  secret,  ni  artifice  ; 
2°  que  les  Papes  n'y  furent  pour  rien  ;  ce  que  tous  ces  érudits 
avouent  volontiers. 

Wasserschleben,  résumant  les  recherches  de  ses  devanciers, 
sauf  Gieseler,  qu'il  ne  paraît  pas  connaître,  va  jusqu'à  rudoyer 
Theiner,  l'un  d'eux,  le  plus  déterminé  à  soutenir  que  la  collec- 
tion était  une  entreprise  romaine.  Ainsi  les  hérétiques  montrent 
aujourd'hui  plus  de  justice  et  de  bienveillance  envers  les  Sou- 
verains-Pontifes que  certains  catholiques  et  théologiens  des 
temps  passés  et  d'aujourd'hui  même,  tristes  héritiers  des  Talon 
et  des  Harlay,  des  Ripert,  des  Camus  et  des  Montazet^  que  le 
nom  seul  de  Rome  effarouche,  que  le  pouvoir  de  saint  Gré- 
goire YII  met  en  ébullition  de  prudence,  tout  prêts,  qui  vou- 
drait les  en  croire,  à  faire  décréter  d'illégale  sa  canonisation, 
et  son  panégyrique  de  séditieux.         * 

Le  dernier  critique  prouve  assez  bien  que  les  autres  n'ont 
rien  prouvé  ;  que  les  évoques  n'auraient  pas  besoin  des  leçons 
du  Saint-Siège  pour  comprendre  l'incompétence  de  la  justice 
séculière  aux  affaires  ecclésiastiques  et  la  nécessité  de  leur  in- 
dépendance au  regard  de  l'Etat  ;  que  si  la  collection  eût  été 
composée  dans  l'intérêt  de  Rome,  on  n'y  eût  pas  si  expressé- 
ment plaidé  leur  dignité,  leurs  droits,  les  devoirs  du  Saint- 
Siège  envers  eux,  et  qu'avec  l'institution  ajoutée  des  primats, 


CHAPITRE  m.  439 

raffaiblissement  des  métropolitains  ne  favorisait  nullement  un 
rapprochement  plus  étroit  entre  Tépiscopat  et  le  Saint-Siège. 
Mais  il  ne  se  trompe  pas  moins,  pour  sa  part,  ici  même  :  1°  en 
attribuant  seulement  au  Saint-Siège,  dans  les  causes  majeures, 
c'est-à-dire  épiscopales,  le  droit  de  protection,  non  le  châti- 
ment; 2''  en  datant  de  cette  époque,  par  insinuation,  l'institu- 
tion des  primats,  que  les  apôtres  avaient  ajoutée  déjà  dans 
Antiocheet  Alexandrie. 

Wasserschleben,  imbu  des  mêmes  préjugés  que  ses  prédé- 
cesseurs, suit  le  même  procédé.  Pour  sortir  de  leurs  incerti- 
tudes trop  évidentes  et  se  frayer  une  route  sûre  à  travers  leurs 
sj^stèmes,  il  a  le  sien  tracé  aussi  d'avance.  La  véritable  voie, 
qu'il  aperçoit  par  hasard,  à  force  de  les  contredire,  échappe  à 
son  attention  préoccupée,  et  il  va  de  méprise  en  méprise,  sans 
se  douter  qu'il  se  contredit  lui-même  tout  autant.  Son  système 
est  que  les  fausses  Déc?'étales  tendaient  uniquement  à  dégager 
les  évêques  de  la  domination  séculière,  par  l'union  immédiate 
à  Rome  ;  que  cette  union  d'ailleurs  n'était  pas  sérieuse,  et  ne 
leur  offrait  qu'un  expédient  de  circonstance.  Le  succès  obtenu, 
leurs  privilèges  assurés,  ils  prétendaient  faire  un  corps  à  part, 
traiter  également  avec  la  royauté  et  la  Papauté  et  garder  la 
direction  des  affaires,  en  sorte  que  la  protection  demandée  au 
Saint-Siège  ne  lui  aurait  concédé  qu'une  suprématie  passa- 
gère, sans  conséquence  pour  l'avenir.  Le  secret  du  pseudo- 
Isidore ainsi  deviné,  rien  de  plus  aisé  que  d'y  appliquer  les 
événements  avec  un  peu  de  bonne  volonté  et  un  triage  de  sou- 
venirs historiques. 

On  doit  d'abord  noter  une  preuve  intrinsèque  mi-partie  d'éru- 
dition et  de  statistique,  c'est  que,  sur  quatre-vingt-dix  épîtres 
Décrétales,  soixante-dix  sont  remplies  des  droits  épiscopaux, 
le  reste  ne  roulant  que  sur  des  propositions  dogmatiques,  et 
morales  ;  à  quoi  personne  n'avait  encore  pris  garde.  Les  évé- 
nements doivent  achever  la  démonstration,  puisqu'on  y  voit, 
qui  sait  y  voir,  les  intrigues  du  haut  clergé  pour  se  rendre 
maître  du  gouvernement  et  en  même  temps  sa  disposition 
récalcitrante  envers  le  Saint-Siège,  auquel  il  parut  se  rallier 


ensuite,  quand  le  moment  vint  de  publier  les  fausses  Décrétalcs 

et  d'en  réaliser  le  plan.  Qui  ne  sait,  en  effet,  qu'il  y  avait  un 

nombre  considérable  d'éveques  et  d'abbés  tombés  en  disgrâce 

au  début  du  règne  de  Louis  le  Débonnaire?  Ces  ambitieux,  en 

grande  réputation  d'habileté  et  de  vertu  sous  Charlemagne,  qui 

ne  se  connaissait  guère  en  hommes,  il  faut  le  croire,  non  plus 

qu'au  commandement,  voulurent  reconquérir  leur  importance 

perdue  ;  ils  formèrent  le  parti  des  princes  ou  plutôt  de  l'aîné, 

Lothaire  : 

Toutes  gens  d'esprit  scélérat, 

gens  à  tout  oser,  complots,  falsifications,  violences.  Falsifier 
est  le  moindre  péché  dont  ils  fussent  capables ,  une  peccadille 
pour  de  tels  hommes.  Yoilà  donc  tout  trouvés  les  inventeurs 
des  fausses  Décrétâtes.  Artifice  conçu ,  conduit  avec  une  pré- 
voyance et  une  dissimulation  telle  que,  pendant  les  premiers 
essais  de  l'œuvre,  lorsqu'ils  méditaient  déjà  d'entraîner  un  Pape 
de  leur  côté  en  l'appelant  comme  médiateur  entre  les  fils  et  le 
père,  pour  couvrir  leurs  attentats  de  l'autorité  apostolique,  sous 
couleur  de  conciliation  ,  ils  ne  négUgeaient  aucune  occasion  de 
choquer  le  Saint-Siège. 

Le  système  du  professeur  de  Breslau  repose  sur  cette  pro- 
fonde combinaison,  mais  la  combinaison  n'a  pas  le  moindre 
fondement  ^ 

Dumont  chevauche  ainsi  plusieurs  pages  durant,  démolissant 
les  raisons  d'être  religieuses  ou  politiques  que  l'érudition  as- 
signe aux  fausses  Décrétales.  D'après  cet  érudit,  la  question 
serait  beaucoup  plus  simple ,  et  ces  bons  Allemands  se  creuse- 
raient la  tête  pour  élucider  un  problème  qui  n'existe  pas.  Pour- 
tant il  est  probable  que  le  pseudo-Isidore  ne  compilait  pas 
pour  ne  rien  dire  un  volume  in-quarto.  Après  Rocstel,  Paul 
Hinschius  ne  croit  pas  vraisemblable  qu'on  ait  fabriqué  tant  de 
décrétales  pour  un  seul  point,  et  moins  encore  sans  motif.  Si  le 
pseudo-Isidore  n'avait  eu  qu'une  pensée,  il  n'aurait  pas  entre- 
pris une  compilation  si  considérable,  risquant  de  ne  l'achever 
qu'après  la  conclusion  de  l'affaire.   Oui,    dit   Hinschius ,    le 

<  Cf.  J\evue  des  quest.  hisl.,  t.  I",  p.  M3. 


I 


I 


CHAPITRE    lit.  Hi 

pseudo-Isidore  a  été  inspiré  par  une  pensée  plus  haute.  Ce 
n'est  point  pour  arriver  à  un  but  spécial ,  mais  pour  remédier 
à  une  situation  générale,  que  la  fraude  a  été  faite.  Il  y  avait 
alors  à  restaurer  l'état  ecclésiastique  bouleversé  par  les  guerres 
civiles  qui  signalèrent  le  règne  de  Louis  le  Débonnaire  et  de 
ses  fils.  Ce  que  les  synodes  de  Paris,  en  828,  d'Aix-la-Chapelle 
en  836,  de  Meaux,  en  845,  de  Paris,  en  846,  n'avaient  pu  faire; 
ce  que  les  constitutions  de  Worms  et  le  Libellus,  joint  au  synode 
d'Aix-la-Chapelle,  avaient  appuyé  par  les  textes  des  saints 
Pères,  le  pseudo-Isidore  a  voulu  l'essayer  en  invoquant  la  plus 
haute  autorité  de  l'Eglise,  celle  des  Papes,  surtout  des  Papes 
des  premiers  temps  de  l'Eglise.  Hinschius  développe  son  opi- 
nion avec  une  grande  érudition  et  une  connaissance  profonde 
des  malheurs  de  cette  époque.  Le  pseudo-Isidore  voyait,  dit-il, 
les  blessures  de  l'Eglise  gallicane  ;  il  voyait  les  efforts  jusque- 
là  inutiles  de  Louis  le  Pieux  et  des  évêques;  il  savait  combien 
leur  zèle  était  demeuré  impuissant  par  la  faute  des  grands  sur- 
tout; c'est  pourquoi  il  inventa  des  statuts  pour  enlever  les 
causes  de  troubles  qui  bouleversaient  l'Eglise ,  espérant  peut- 
être  que  si  les  décrétâtes  qui  montraient  les  anciennes  lois  ob-» 
servées  étaient  reçues,  l'Eglise  serait  réformée. 

Pour  attester  la  vérité  de  ce  dessein,  il  n'y  a,  dit  Hinschius, 
qu'à  comparer  les  décrets  du  pseudo-Isidore  avec  ceux  des 
conciles  de  France  et  la  discipline  alors  en  vigueur.  On  verrait 
pourquoi  le  pseudo-Isidore  s'occupa  surtout  de  certains  points 
et  en  négligea  d'autres.  Ce  qu'on  lit  dans  le  pseudo-Isidore 
touchant  la  puissance  ecclésiastique  et  laïque ,  la  prééminence 
des  clercs,  se  trouve  dans  les  statuts  du  synode  de  Paris  et  de 
trois  autres,  convoqués  d'après  les  conseils  de  l'abbé  Wala  et 
des  évéques  qui  auraient  voulu  sauver  l'unité  de  l'empire.  Mais 
l'empire  ne  fut.pas  plus  sauvé  que  l'Eglise  ne  fut  réformée  ;  les 
ruines  allèrent  s'accumulant.  Après  que  les  canons  du  concile 
de  Meaux,  en  845,  eurent  été  rejetés  par  les  grands  réunis  à 
Epernay,  il  parut  nécessaire  d'augmenter  la  dignité  sacerdo- 
tale, et,  comme  l'autorité  des  évoques  était  en  ces  temps  dimi- 
nuée par  des  accusations  multipliées ,  que  des  évêques  avaient 


14^  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

été  expulsés  de  leurs  sièges,  le  pseudo-Isidore  et,  avant  lui, 
Benoît,  se  sont  efforcés  de  présenter  les  règles  propres,  selon 
eux,  à  protéger  les  ministres  de  l'Eglise.  Il  le  fallait  d'autant 
plus  que  le  droit  canon  usité  en  France  ne  fixait  pas  sur  ce 
point,  d'une  manière  satisfaisante,  la  procédure  ecclésiastique. 
Au  lieu  des  synodes  convoqués  par  le  roi  pour  juger  les  évêques, 
les  collections  ont  revendiqué  pour  eux  un  autre  juge  plus 
haut  placé,  plus  étranger  aux  partis,  dès  lors  plus  indépendant  : 
le  Pape.  En  déclarant  qu'aucun  évêque  ne  pouvait  être  con- 
damné ni  déposé  que  par  le  Pape,  on  rendait  les  accusations 
plus  difficiles,  et  dès  lors  on  pouvait  espérer  rendre  la  paix  à 
l'Eglise  en  France. 

Sous  le  rapport  de  la  discipline  ecclésiastique,  le  pseudo- 
Isidore diminuait  le  droit  des  métropolitains  pour  relever  les 
primats,  et  s'il  cherchait  à  rattacher  les  évêques  à  leurs  dio- 
cèses, c'est  qu'il  voyait  les  évêchés  trop  souvent  abandonnés , 
livrés  aux  chorévêques,  spoliés  par  les  clercs  et  les  laïques. 
Enfin,  en  recommandant  de  conserver  intacts  les  biens  ecclé- 
siastiques, il  indiquait  quel  était,  en  ces  temps  malheureux,  le 
grand  mal  à  déplorer  et  à  empêcher. 

Le  pseudo-Isidore  a  rappelé  pour  le  dogme  les  principes  fon- 
damentaux, mais  il  s'est  tu  sur  la  controverse  au  sujet  de  la 
prédestination,  agitée  alors  en  France.  Il  a  emprunté,  pour  les 
questions  de  liturgie,  au  Liber  pontificalis  et  aux  conciles  de  ce 
temps.  En  parlant  de  la  disciphne,  il  ne  dit  rien  de  la  vie  mo- 
nastique, de  la  collation  des  bénéfices  ecclésiastiques,  de  la 
simonie,  des  dîmes,  pensant  sans  doute  qu'il  y  avait  sur  d'autres 
points  de  plus  grands  abus. 

Voilà  l'œuvre  du  pseudo-Isidore,  telle  que  Hinschius  l'a  étu- 
diée, l'a  comprise  et  interprétée.  Les  fausses  Décrétâtes  ont 
innové  sur  un  point  de  discipline  :  le  jugement  des  évêques, 
mais  la  nécessité  le  commandait.  D'ailleurs  tout  le  monde  était 
disposé  à  croire  ce  qu'elles  ont  affirmé,  même  lorsqu'elles  ont 
inventé  ;  on  les  a  crues  vraies,  parce  qu'elles  étaient  vraisem- 
blables, et  c'est  la  raison  même  de  leur  fortune.  Il  n'y  a  rien  de 
plus.  Dire,  avec  Charles  de  Noorden,  que  les  fausses  Décrétâtes 


HAPITRE   III.  143 

avaient  pour  but  de  faire  prévaloir  le  droit  ecclésiastique  sur 
toutes  les  lois  séculières  ;  avec  Henri  Martin,  qu'elles  furent  pu- 
bliées pour  donner  aux  prétentions  papales  un  point  d'appui 
dans  l'antiquité  chrétienne,  ou,  comme  on  le  dit  d'ordinaire, 
qu'elles  ont  fondé  la  monarchie  spirituelle  des  Papes,  c'est  ne 
rien  dire  de  précis,  d'exact,  de  rationnel. 

VI.  Maintenant  en  quel  pays  les  fausses  Décrétales  ont-elles 
été  faites  ?  Nous  avons  déjà  donné  sur  cette  question  la  ré- 
ponse de  la  science.  Mais  parce  que  des  auteurs,  notamment 
Ant.  Theiner  et  Eichhorn,  disent  que  les  Décrétales  furent  fabri- 
quées à  Rome,  par  des  Romains,  pour  exalter  le  pouvoir  ponti- 
fical et  caresser  l'ambition  des  Papes,  nous  donnons  d'abord  la 
réponse  de  Paul  Hinschius. 

Sur  quoi  se  fonde  l'opinion  qui  donne  aux  fausses  Décrétales 
Rome  pour  patrie?  P  Sur  le  fait  faux  des  capitula  compilés  à 
Rome  et  donnés  par  Adrien  I"  à  Angilram  ;  2°  sur  le  fait  faux  que 
le  Liher^  pontificalis  n'a  pas  été  connu  au  neuvième  siècle  hors 
de  l'Italie.  Or,  il  est  prouvé  que  les  capitula  sont  l'œuvre  d'un 
faussaire  (liée  avec  la  fraude  du  pseudo-Isidore),  et  que  le  Liber 
'pontificalis  est  alors  répandu  en  France  et  en  Allemagne, 
comme  on  le  voit  par  les  citations  de  Raban-Maur  et  d'Hinc- 
mar.  A  rencontre  de  ces  deux  faits  faux,  voici  deux  faits  au- 
thentiques, qui  ne  permettent  pas  de  soutenir  l'opinion  que  les 
Décrétales  ont  été  fabriquées  à  Rome. 

C'est  d'abord  que  les  premiers  vestiges  de  ces  Décrétales  ne 
se  rencontrent  pas  dans  les  lettres  des  Papes,  et  ne  se  trouvent 
pas  en  Italie:  en  858  ou  859,  le  pape  Nicolas  I",  écrivant  à 
Loup,  abbé  de  Perrière,  ne  paraît  pas  connaître  les  nouvelles 
Décrétales  ;  en  862,  le  même  Pontife  a  recours  aux  Décrétales 
antérieures.  Mais  en  865,  Nicolas,  écrivant  aux  évêques  de 
France  au  sujet  de  la  déposition  de  Rotgard,  évêque  de 
Soissons,  sembfe,  selon  l'observation  de  Wasserschleben  et 
Richter,  renvoyer  à  des  Décrétales  récemment  publiées.  Or,  il 
n'est  pas  invraisemblable,  comme  le  dit  très-bien  Hinschius,  que 
ce  Rotgard,  évêque  de  Soissons,  dont  le  Pape  jugeait  la  cause, 
ait  apporté  avec  lui  le  nouveau  recueil  de  France  à  Rome. 


\AA  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

Tandis  que  les  Décrétales  n'ont  été  connues  à  Rome  qtie  vers 
la  fm  de  864,  en  France  les  clercs  ordonnés  par  Ebbon  in- 
voquent leur  autorité  au  concile  de  Soissons,  en  853;  en  857, 
on  les  allègue  à  l'assemblée  de  Quiercy ,  et,  depuis  859,  Hincmar 
les  cite  souvent.  C'est  au  surplus  une  question  jugée  :  tous  les 
savants  sont  d'accord  aujourd'hui  sur  ce  point,  que  les  fausses 
Décrétales  ont  été  publiées  dans  la  France  occidentale.  Mais 
Hinschius  en  a  mieux  précisé  les  preuves,  s'il  est  possible,  et  il 
n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  les  principales.  l°Le  pseudo- 
Isidore, pour  suppléer  à  la  collection  espagnole,  peu  aupara- 
vant introduite  en  France,  s'est  servi  d'un  manuscrit  de  cette 
collection  écrit  en  France.  2^  Le  faussaire,  pour  montrer  la 
sincérité  des  capitula  et  de  la  quatrième  édition,  prend  les  noms 
d'Erchembald,  chancelier  de  Charlemagne,  et  de  son  archi- 
chanceUer  Angilram,  évêque  de  Metz,  deux  personnages 
francs.  3°  Il  a  puisé  dans  les  seules  sources  connues  alors  en 
France,  comme  la  collection  de  Benoît,  les  conciles  de  Meaux, 
d'Aix-la-Chapelle,  de  Paris,  etc;  il  s'est  servi  du  Code  théo- 
dosien,  et  du  Bréviaire  d'Alaric  ;  pour  l'Ecriture  sainte,  il  a  ordi- 
nairement employé  la  version  d'Alcuin,  en  la  modifiant,  bien 
qu'en  quelques  endroits  il  ait  emprunté  celle  de  saint  Jérôme. 
4°  Le  style  dénote  un  Français  ;  on  y  rencontre  des  locutions 
usitées  en  France,  des  indications  de  dignités,  de  charges  qui 
n'appartiennent  qu'à  la  France.  Les  Décrétales  sont  surtout 
invoquées  en  France. 

Mais  en  quelle  partie  de  la  France  ?  Après  avoir  indiqué  le 
diocèse  de  Mayence  comme  leur  patrie,  selon  l'opinion  de  Ballé- 
rini,  de  Knust,  de  Wasserschleben,  de  Gœck,  on  croit  à  présent  û 
que  c'est  plutôt  dans  le  diocèse  de  Reims  qu'elles  ont  vu  le 
jour,  et  cet  avis  de  Weissœker,  Charles  de  Noorden,  etc.,  est 
accepté  et  fortifié  par  Hinschius.  En  effet,  en  remarquant, 
d'après  le  texte  même  de  Benoît,  que  ce  collecteur  édita  son 
œuvre  après  la  mort  d'Otgaire,  archevêque  de  Mayence,  on  a 
détruit  le  principal  argument  allégué  en  faveur  de  la  première 
opinion.  On  a  fait  observer  aussi  que  la  lettre  fausse  sur  la 
condamnation  des  chorévéques,  n'a  pu  être  écrite  à  Mayence, 


CHAPITRE  m.  445 

car  les  diocèses  des  bords  du  Rhin  gardaient  alors  intact  le 
droit  des  chorévêqiies,  tandis  que,  dans  la  France  occidentale, 
leurs  droits  avaient  été  diminués  par  le  concile  de  Paris,  en 
829,  et  par  celui  de  Meaux,  en  845.  Ainsi  ces  pièces,  reprochées 
si  amèrement  par  les  anciens  gallicans  aux  ultramontains,  ont 
été,  en  partie  du  moins,  fabriquées  par'  les  gallicans. 

Ces  renseignements  forment  une  sorte  de  question  préalable 
qui  écarte  les  accusations  élevées  contre  Rome,  mais  nous 
pouvons  serrer  la  question  de  plus  près. 

En  774,  l'exemplaire  du  Codex  canonum,  remis  par  Adrien 
à  Charlemagne,  n'était  que  la  collection  augmentée  de  Denys 
le  Petit.  De  847  à  850,  le  pape  Léon,  dans  sa  lettre  au  Rreton, 
rapportée  par  Gratièn  S  énumère  les  canons  et  décrétales  alors 
en  usage  à  Rome,  et  ne  parle  que  des  pièces  contenues  dans 
le  recueil  de  Denys.  Un  témoin  de  Fébronius,  Gaspar  Barthel, 
observe  que  si  les  fausses  Décrétales  n'étaient  pas  connues 
à  Rome  avant  l'an  850,  elles  furent  néanmoins  reçues  dans 
l'Eglise  par  l'effet  des  pressantes  recommandations  du  pape  Ni- 
colas P"",  et  en  Germanie,  parles  soins  de  l'archevêque  Riculfe. 
Riculfe  était  mort  en  814,  il  est  superflu  de  le  ressusciter  pour 
lui  donner  cette  charge  de  propagande.  Quant  aux  Décrétales,  il 
est  certain  qu'elles  furent  citées,  en  857,  au  concile  de  Quiercy  ; 
et  certain  aussi  que  Nicolas  1"',  élu  pape  l'année  suivante,  ne 
les  cita,  ni  dans  la  discussion  avec  Photius,  ni  dans  sa  lettre  à 
Hincmar,  en  863,  mais  seulement  dans  une  lettre  aux  évêques 
français,  en  865,  et  encore  comme  argument  ad  hommem^. 
Les  évoques  'citaient  'hardiment  les  Décrétales  lorsqu'elles  ne 
contrariaient  pas  leurs  idées,  mais  les  rejetaient  dans  le  cas 
contraire  ;  le  Pape  exprima,  sur  cette  inconséquence,  sa  douleur 
autant  que  sa  surprise.  Comme  les  évêques  se  fondaient,  pom^ 
les  récuser,  sur  le  recueil  d'Adrien,  où  ces  pièces  ne  se  trou- 
vaient pas,  le*  Pontife  prend  la  peine,  dirai-je  avec  Noël- 
Alexandre,  de  réfuter  ce  frivole  prétexte,  et  leur  représente 
qu'ils  recevaient  bien  les  lettres  de  saint  Grégoire  et  d'autres 

^  Distinct,  xx,  cap.  i.  —  *  Nat.  Alex.,  Hist.  eccles.,  ssecul.  i,  dissert,  xxi, 
art.  l«r;  Nie,  Epist.  XL  vu,  adepisc.  Gallic. 

IV.  10 


IIG  inSTOIRE    DE   LA   PAPAUTÉ. 

Papes,  quoiqu'elles  ne  se  trouvassent  pas  dans  le  recueil 
(VAdrien.  Cette  lettre  du  Pape  aux  évêques  francs  fut  envoyée 
deux  ans  après  la  déposition  et  Tappel  de  Rothade,  c'est-à-dire 
en  8G5  :  il  faut  bien  noter  cette  date.  Or,  c'est  en  cette  môme 
année  qu'il  écrivit  à  l'empereur  Michel  sa  huitième  lettre, 
puisqu'il  résulte  de  la  dixième  de  ces  mêmes  lettres,  qu'il 
avait  envoyée  celle  dont  nous  parlons  ici  dans  le  courant  de 
la  13°  indiction,  c'est-à-dire  en  865.  Quoique,  dans  cette  lettre, 
il  s'attache  à  prouver  fort  au  long  les  privilèges  de  son  siège 
contre  l'impie  Photius,  on  ne  l'y  surprend  jamais  à  alléguer 
aucune  des  fausses  Décrétales  ;  mais  celles  sur  lesquelles  il 
s'appuie  sont,  entre  autres,  les  lettres  très-authentiques  du  pape 
Gélase.  D'où  venait  cette  différence  de  conduite  dans  des  lettres 
composées  la  même  année,  sinon  de  ce  qu'il  trouvait  suspecte 
l'autorité  des  Décrétales  d'Isidore.  Ce  qui  ne  l'empêchait  pas 
d'être  en  droit  de  les  faire  valoir  contre  les  évêques  de  France, 
qui,  comme  nous  le  disions  tout-à-l'heure,  les  avaient  citées 
les  premiers,  et  qui  n'en  avaient  révoqué  en  doute  l'authenti- 
cité que  du  moment  où  ils  s'étaient  aperçus  qu'elles  étaient 
contraires  à  leurs  prétentions,  alléguant,  pour  les  rejeter,  une 
raison,  comme  nous  le  disions  tout-à-l'heure,  beaucoup  trop 
faible.  Yoilà  tout  ce  qu'a  fait  en  faveur  des  Décrétales  d'Isidore 
le  pape  Nicolas  I".  Sont-ce  donc  là  ces  moyens  énergiques  que 
Barthel,  et  après  lui  Fébronius,  accusent  ce  Pape  d'avoir  mis 
en  œuvre  pour  faire  accepter  ces  Décrétales  de  l'Eglise  entière? 
Oui,  ce  sont  là  ces  moyens;  car  il  n'a  rien  fait  de  plus.  Je 
pensais  qu'il  les  avait  fait  recevoir  dans  quelque  concile  de 
Rome,  et  qu'il  les  avait  envoyées  à  tous  les  évêques  du  monde, 
en  les  obligeant  de  les  accepter  et  d'en  faire  usage  sous  peine 
d'excommunication.  Non;  mais  il  s'en  servit  contre  les  évêques 
de  France  pour  les  battre  avec  leurs  propres  armes,  et  quand 
il  vit  que,  pour  décliner  le  coup,  ils  se  rejetaient  sur  le  recueil 
d'Adrien,  il  fit  voir  combien  était  faible  ce  subterfuge  auquel 
ils  avaient  recours.  Yoilà  ce  qui,  dans  le  langage  de  Barthel  et 
de  Fébronius,  s'appelle  mettre  en  révolution  le  monde  entier 
pour  faire  accepter  partout  les  Décrétales  d'Isidore. 


CHAPITRE  m.  H1 

Après  la  mort  de  Nicolas,  les  évêques  de  France  continuèrent 
à  se  servir  des  Décrétales,  encore  que  quelques-uns  d'entre 
eux  en  contestassent  la  valeur.  Nous  les  voyons  citées  dans 
les  conciles  de  Sainte-Macre  ou  de  Fismes  en  881 ,  de  Cologne 
en  887,  de  Metz  la  même  année,  de  Mayence  en  888  et  de  Tribur 
en  895.  En  ce  même  siècle,  entre  les  années  883  et  897,  sous 
l'épiscopat  d'Anselme  II,  archevêque  de  Milan,  on  fit  en  Italie 
un  recueil  de  canons  où  l'on  fait  un  grand  usage  de  la  collec- 
tion d'Isidore.  Nous  savons  quelle  fut,  depuis,  sa  fortune. 

VII.  Les  fausses  Décrétales  ont-elles  fait  une  révolution  dans 
l'Eglise? 

C'est  la  prétention  des  protestants,  des  jansénistes  et  des 
'gallicans.  «  De  toutes  les  pièces  fausses,  dit  Fleury,  les  plus 
pernicieuses  furent  les  Décrétales  attribuées  aux  Papes  des 
quatre  premiers  siècles,  qui  ont  fait  une  plaie  irréparable  à  la 
discipline  de  l'EglisC;  par  les  maximes  nouvelles  qu'elles  ont 
introduites  touchant  les  jugements  des  évêques  et  l'autorité 
du  Pape*.  »  ((  Pour  sentir  toute  l'étendue  du  mal  que  produi- 
sirent les  fausses  Décrétales,  dit  Bonaventure  Racine,  il  faut 
considérer  qu'elles  établirent  des  maximes  nouvelles,  en  les 
faisant  regarder  comme  étant  de  la  première  antiquité,  et 
qu'elles  affaiblirent  la  plupart  des  canons  et  énervèrent  toute 
la  vigueur  de  la  discipline...  Mais  pour  réussir  dans  le  dessein 
qu'il  avait  conçu  de  changer  entièrement  la  discipline,  le 
faussaire  prit  un  détour,  ce  fut  d'étendre  à  l'infini  les  appella- 
tions au  Pape^.  »  Fébronius,  Quesnel,  Van  Espen  disent  exac- 
tement la  même  chose. 

Ces  allégations  tombent  d'elles-mêmes  devant  la  raison,  soit 
qu'on  examine  les  pièces  et  les  circonstances  du  procès,  soit 
qu'on  étudie  ces  soi-disant  innovations  de  la  discipline. 

La  teneur  même  de  la  collection  isidorienne  ne  permet  pas 
ces  imputations.' Les  fausses  Décrétales  se  ramènent  à  deux 
chefs  :  les  unes  se  rapportent  à  une  discipline  tombée  en  dé- 
suétude, et  celles-là  certainement  n'ont  rien  innové  ;  les  autres 

^  Discours  sur  l'histoire  eeclésiastique,  III,  n»  2.  —  2  Reflexions  sur  Vétat  de 
V Eglise,  t.  I^r,  p.  202,  édit.  de  Cologne.. 


148  iriSTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

sont  tirées  des  sentences  authentiques  des  Pères,  des  canons 
des  conciles  et  des  lois  romaines,  et  celles-ci,  n'ayant  de  faux 
que  le  titre  et  la  date,  n'ont  pas  pu  changer  davantage  la 
discipline.  Toute  l'imposture  consiste  à  attribuer  aux  premiers 
siècles  des  textes  de  dates  plus  récentes. 

L'acceptation  des  Décrétales  repousse  également  le  reproche 
d'avoir  changé  la  discipline.  Il  est  certain  que  les  fausses 
Décrétales  furent  reçues  sans  réclamation,  sans  qu'on  élevât 
aucun  doute  sur  leur  fausseté.  Si  elles  avaient  renversé  de 
fond  en  comble  la  discipline  et  la  doctrine,  cette  introduction 
pacifique  eût  été  impossible.  Les  Eglises  ne  soupçonnèrent  pas 
la  fraude,  parce  que,  voyant  exposer  la  doctrine  reçue  et  pré- 
senter la  discipline  en  vigueur,  on  ne  se  préoccupa  point  de 
l'authenticité  des  pièces.  Il  en  eût  été  autrement  si  ces  Décré- 
tales avaient  troublé  la  discipline  et  la  doctrine.  Puisqu'il  n'y 
eut  aucune  réclamation,  c'est  qu'il  n'y  eut  pas  de  changement. 
Mais,  direz-vous,  pourquoi  Fimposteur  forgeait-il  des  docu- 
ments? Parce  que,  voyant  les  temps  troublés  et  les  droits 
méconnus,  il  voulut  relever  le  prestige  de  la  loi  en  la  couvrant 
du  relief  de  l'antiquité.  Le  faussaire  mentait,  non  pas  en  in- 
troduisant un  droit  nouveau,  mais  en  appuyant  de  documents 
nouveaux  l'ancien  droit. 

Nous  savons  au  reste  que,  dans  la  collection,  tout  n'est  pas 
fictif;  il  y  a  beaucoup  de  pièces  authentiques.  Nous  savons 
également  qu'à  cette  époque  on  étudiait,  avec  un  soin  scru- 
puleux, les  canons  et  les  décrétales.  Or,  les  collecteurs  de 
canons  ne  s'aperçurent  pas  de  la  fraude,  parce  que,  dans 
l'ouvrage,  rien  ne  détonnait.  Tout  concordait,  au  contraire, 
à  la  perfection,  et  les  yeux  les  plus  exercés  ne  virent  pas  où 
le  bat  blessait. 

Enfin,  au  pis  aller,  et  même  en  admettant  le  changement, 
l'Eglise  ratifia  cette  discipline  générale.  Et  bien  que  l'EgUse, 
en  acceptant  une  doctrine  communément  enseignée  dans  les 
écoles,  ne  rende  pas  certains  les  arguments  dont  l'appuient 
les  docteurs,  elle  rend,  par  son  acceptation,  cette  doctrine 
certaine.  Il  n'est  pas  catholique,  mais  hérétique,  celui  qui  trai- 


CHAPITRE    III.  149 

terait  d'abus  et  de  fléau  une  doctrine  et  une  discipline  géné- 
rale approuvée  et  admise  par  l'Eglise  universelle.  La  discipline, 
exposée  par  les  collections  d'Isidore  et  de  Gratien,  doit  donc 
être  admise,  par  tout  catholique,  comme  bonne  et  louable. 

Après  ces  réflexions  générales,  examinons  en  détail  les 
accusations  portées  par  les  gallicans  contre  le  recueil  d'Isi- 
dore : 

i°  Il  est  dit,  dans  les  fausses  Décr étales,  qu'il  n'est  pas  permis 
de  tenir  un  «  concile  sans  l'ordre,  ou  du  moins  sans  la  permis- 
sion du  Pape.  Vous  qui  avez  lu  cette  histoire  (c'est  Fleury  qui 
parle),  y  avez-vous  vu  rien  de  semblable,  je  ne  dis  pas  seule- 
ment dans  les  trois  premiers  siècles,   mais  jusqu'au   neu- 
vième^?» Certainement,  et  quelque  chose  non-seulement  de 
semblable,  mais  d'identique.  Socrate,  qui  écrivait  son  Histoire 
vers  l'an  440,  dit  qu'il   faut  taxer  d'irrégularité  le  concile 
particulier  tenu  à  Antioche  en  341,  parce  que  personne  n'était 
intervenu  au  nom  du  pape  Jules,  vu,  dit-il,  «  qu'il  y  a  un 
canon  qui  défend  aux  Eglises  de  rien  ordonner  sans  le  con- 
sentement de  l'Evêque  de  Rome*...  »  Au  concile  général  de 
Chalcédoine,  on  voit  le  légat  du  Pape  faire  un  crime  à  Dioscore 
f(  d'avoir  osé  tenir  un  concile  sans  l'autorité  du  Saint-Siège, 
ce   qui  ne  s'est  jamais  fait  et  n'est  pas  permis'.  »  L'abbé 
Théodore  le  Studite,  Père  de  l'Eglise  grecque,   qui  ne  con- 
naissait point  les  farmes  Décrétales,  écrivait,  l'an  809,  au  pape 
Léon  III  une  lettre  qui  commence  ainsi  :   «  Puisque  Jésus- 
Christ  a  donné  à  saint  Pierre  la  dignité  de  chef  des  pasteurs, 
c'est  à  saint  Pierre  ou  à  son  successeur  qu'il  faut  porter  la 
plainte  de  toutes  les  nouvelles   erreurs   qui   s'élèvent  dans 
l'Eglise,  comme  nous  l'avons  appris  de  nos  Pères.   »  Il  se 
plaint  ensuite  «  de  deux  conciles  tenus  à  Constantinople,  le 
premier  pour  le  rétabhssement  de  l'économe,  le  second  pour 
la  condamnation  de  ceux  qui  ne  voulaient  pas  y  consentir  ;  » 
puis  il  ajoute  :  «  S'ils  n'ont  pas  craint  de  tenir  un  concile 
hérétique  de  leur  propre  autorité,  quoiqu'ils  n'eussent  pas  dû 

'  Disc.  IV,  n°  2.  -  '  Fleury,  HisU,  liv.  XII,  n"  10,  -  '  Ibid.,  liv.  XXVIII 
n*  2.  ' 


130  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

en  tenir  même  un  orthodoxe  à  votre  insu,  suivant  l'ancienne 
coutume,  combien  est-il  plus  convenable  et  plus  nécessaire 
que  vous  en  assembliez  un  pour  condamner  leur  erreur  *  I  » 

Remarquez  que  ces  trois  témoignages  sont  rapportés  par 
Fleury  lui-même,  qui  demande,  quelques  pages  après,  si  Ton 
a  vu  dans  son  Histoire  quelque  chose  de  semblable  à  ce  pas- 
sage d'une  fausse  Déc7'étale  :  «  L'Eglise  tient  qu'il  ne  faut  pas 
réunir  des  conciles  sans  l'agrément  du  Pontife  romain.  » 
C'est  trop  compter  sur  la  mauvaise  mémoire  de  ses  lecteurs. 

2°  ))  La  maxime  que  les  évèques  ne  peuvent  être  jugés  défi- 
nitivement que  par  le  Pape  seul  est  souvent  répétée  dans  les 
fausses  Décrétales^.  »  Et  ce  n'est  pas  Isidore  qui  l'a  inventée 
au  neuvième  siècle,  puisque  nous  voyons  au  quatrième  saint 
Cyprien  demander  au  pape  saint  Corneille  de  déposer  du  siège 
d'Arles  l'évêque  schismatique  Marcien  ^  le  patriarche  d'Alexan- 
drie et  les  évêques  de  Thrace ,  d'illyrie ,  de  Phénicie  et  de 
Palestine  recourir  au  pape  Jules  pour  se  faire  relever  des 
condamnations  prononcées  contre  eux  par  les  conciles  de  Tyr 
et  de  Constantinople^;  au  cinquième,  le  pape  saint  Léon  dé- 
poser le  patriarche  d'x\lexandrie  contre  l'avis  de  plusieurs 
évêques  ";  au  sixième,  saint  Agapet  expulser  de  leurs  sièges 
les  évêques  Sévère,  Pierre  et  Zoare;  au  huitième,  le  pape 
Nicolas  compter  huit  évêques  de  Constantinople  déposés  par 
ses  prédécesseurs  ^.  Dans  tous  les  siècles  on  trouve  des  exemples 
d'évêques  condamnés  ou  absous  par  les  Papes  '. 

3°  ))  La  puissance  spirituelle  du  Pape  s'était  tellement  étendue, 
par  les  conséquences  des  fausses  Décrétales,  qu'il  fut  obligé 
de  commettre  à  d'autres  ses  pouvoirs.  La  présence  des  légats 
du  Pape  dans  les  conciles  provinciaux  était  une  nouveauté  qui 
commençait  à  s'introduire  ^.  »  Or,  dès  le  quatrième  siècle,  six 
cents  ans  avant  l'époque  dont  parle  Fleury  (1074),  il  est  fait 


^  Fleury,  Hist.  eccl.,  liv.  XLV,  n*»  47.  —  '  Fleury,  Disc,  iv,  n°  5.  —  '  Saint 
Cypr.,  Epist.  lviii.  —•  •♦  Fleury,  Flisi.  eccl.,  liv.  II,  ch.  lui;  Socrate,  ii,  14; 
Sozom.,  III,  7.  —3'  S.  Bas.,  Episl.  cglxiii.  —  '^  Conc.  Cbalc,  Act.  m;  Nicol., 
Epist.  eccl.  ad  Mich.  imper.  ~  ^  Arbusti,  De  plend  Poniif.  max.,  c.  iv  et  y.  — 
'  Fleury,  Vise,  iv,  n°  11. 


CHAPITRE  m.  451 

mention,  dans  l'histoire,  des  légats  du  Pape.  Ceux  du  pape 
Sylvestre  président  plusieurs  conciles  tenus  contre  les  dona- 
tistes  et  les  ariens*;  le  légat  du  pape  Jules,  le  célèbre  Osius, 
préside  le  concile  provincial  dj Alexandrie,  et  celui  plus  nom- 
breux encore  de  Sardique*.  Lucifer,  Pancrace  et  Hilaire,  légats 
du  pape  Libère,  président  le  concile  de  Milan.  En  645,  un 
concile  d'Afrique  demande  au  pape  Théodore  d'envoyer  des 
légats  à  Constantinople  pour  ramener  à  la  vérité  le  patriarche 
Paul,  ou  le  retrancher  du  corps  de  l'Eglise,  s'il  persistait  dans 
ses  erreurs  ^  Le  nom  même  de  légat  à  latere  se  lit  dans  un 
monument  du  quatrième  siècle  :  «  Si  le  condamné,  dit  le 
concile  de  Sardique,  veut  qu'on  instruise  sa  cause  une  seconde 
fois,  qu'il  demande  au  Pontife  romain  d'envoyer  un  prêtre 
à  latere  pour  présider  les  débats.  » 

4°  »  Ces  lettres  représentaient  les  appels  des  jugements  des 
évêques  et  des  conciles  à  l'Evêque  de  Rome,  comme  chose 
tout  ordinaire  dans  l'Eglise  primitive.  Une  des  plus  grandes 
plaies  que  les  fausses  Décrétales  aient  faites  à  la  discipline 
ecclésiastique,  c'est  d'avoir  étendu  à  l'infini  les  appellations 
au  Pape  \  »  Le  principe  proclamé  par  Isidore,  que  non- 
seulement  tout  évêque,  mais  tout  prêtre  et  en  général  toute 
personne  qui  se  croit  mal  jugée  par  son  supérieur  local,  peut 
en  appeler  au  Pape,  a  toujours  été  reconnu  en  droit  et  pra- 
tiqué en  fait  dans  l'Eglise.  Sans  doute  il  peut  y  avoir  des 
abus  dans  les  appels,  mais  le  principe  a  sa  base  dans  l'autorité 
même  du  Souverain-Pontife.  Nous  avons  cité  une  foule 
d'exemples  d'appels  relevés  à  Rome  dans  les  premiers  siècles 
de  l'Eghse,  et  fait  connaître  les  canons  de  Sardique  qui  ré- 
gissent cette  matière. 

5°  »  C'est  dans  les  fausses  Décrétales  que  les  Papes  ont  puisé 
le  droit  de  transférer  seuls  les  évêques  d'un  siège  à  un  autre, 
et  d'ériger  de  nouveaux  évêchés  •\  » 

La  nomination  des  évêques  a  été  faite  selon  les  temps  et  les 

^  Baron.,  ad  anti.  314.  —  *Bar.,  ad  ann.  319;  Athan.,  De  fugâ. —  -  Fleury, 
Hist.  eccL,  liv.  VIII,  c.  xli.  --  ^  Fleury,  Disc  iv,  n°  5.  —  ^  Bergier,  Dictionn. 
de  Théol,  art.  Décrétales  (fausses);  Dictionn.  de  jurispr. 


iS2  HISTOIRE    DK    LA    PAPAUTÉ. 

lieux  par  les  princes  temporels,  par  le  clergé,  le  concile  pro- 
vincial, le  métropolitain,  les  chanoines,  quelquefois  mémo 
par  le  peuple.  Leur  institution  canonique  est  toujours  venue 
du  Pape  ou  directement  ou  indirectement,  et  en  vertu  d'une 
loi  ou  d'une  coutume  approuvée  par  lui.  «  Pierre  seul,  dit 
saint  Grégoire  de  Nysse,  a  le  droit  de  créer  de  nouveaux 
apôtres.  »  Le  droit  du  Pape  est  une  conséquence  de  l'obli- 
gation qui  lui  a  été  imposée  de  paître  les  agneaux  et  les  brebis, 
du  pouvoir  qu'il  a  toujours  exercé  de  juger  et  de  déposer  les 
évoques,  en  un  mot,  de  sa  primauté  de  juridiction  sur  toute 
l'Eglise.  (Constant,  Histoire  de  V infaillibilité,  t.  11.) 

YIII.  Les  fausses  Décrétales  n'ont  rien  changé  au  gouverne- 
ment de  FEgiise.  Ont-elles  changé  quelque  chose  dans  l'en- 
seignement de  la  théologie? 

Le  P.  Gratry  a  répondu  par  l'affirmative  dans  ses  lettres  à 
l'archevêque  de  Malines.  Vous  accepterez,  dit-il  à  son  adver- 
saire, comme  représentant  les  plus  grands  noms  de  la  théo- 
logie, les  noms  de  Melchior  Cano,  de  Bellarmin  et  de  saint 
Liguer  i. 

Parlons  d'abord  de  Melchior  Cano.  —  Dans  un  chapitre  sur 
les  privilèges  divins  du  Saint-Siège  et  du  Pape  en  matière  de 
fois  Melchior  Cano  cite,  de  compte  fait,  vingt  textes  assez 
étendus  portant  les  noms  des  Papes  des  premiers  siècles.  Sur 
ces  vingt  textes,  combien  sont  authentiques?  Il  y  en  a  deux. 
Les  dix-huit  autres  sont  tirés  des  fausses  Décrétales.  Le  tout 
n'est  qu'un  tissu  de  fraudes  aujourd'hui  reconnues  comme 
telles  et  dont  le  grand  théologien  a  été  victime. 

Or,  veuillez  le  remarquer,  ceci  n'est  point  une  assertion  que 
j'aie  à  démontrer.  C'est  un  point  reconnu,  c'est  un  fait  acquis 
à  l'histoire,  un  fait  qui  n'est  plus  contesté  par  personne.  Dès 
le  siècle  dernier.  Pie  Yl,  dans  sa  lettre  de  1789  à  quatre  métro- 
pohtains  d'Allemagne,  a  reconnu  la  fausseté  des  décrétales 
du  pseudo-Isidore  par  ces  paroles  :  «  Mettons  de  côté  cette 
collection,  et  qu'on  la  brûle  si  vous  voulez.  » 

Melchior  Cano  donc  regarde   comme   authentiques  toutes 

^  Bq  loci$  theologids,  lib.  VI,  cap.  iv, 


CHAPITRE  III.  153 

ces  pièces,  qui  ne  sont  bonnes  qu'à  mettre  au  feu,  et  il  place 
dans  la  bouche  des  vingt  Papes  qu'il  cite,  les  mensonges  du 
pseudo-Isidore. 

Tout  lecteur  peut  vérifier  ici  ce  que  nous  avançons.  Que  l'on 
ouvre  le  chapitre  de  Melchior  Cano.  Que  l'on  prenne  la  collec- 
tion classique  de  Hinschius  et  que  l'on  vérifie  l'indication  des 
pages  que  je  vais  donner. 

Saint  Anaclet  est  chargé  de  deux  fausses  décrétâtes,  classées 
aux  pages  74  et  83  ;  saint  Evariste  apporte  la  fausse  décrétale 
classée  à  la  page  84  ;  saint  Alexandre  a  celle  de  la  page  35  ; 
saint  Sixte,  celle  de  la  page  108.  Il  en  est  de  même  pour  les 
papes  Eleuthère,  saint  Pie  I",  saint  Victor,  saint  Zéphyrin, 
saint  Marcel,  saint  Eusèbe,  saint  Melchiade,  saint  Marc,  saint 
Jules,  saint  Félix  et  saint  Damase. 

Ce  n'est  pas  tout.  Outre  ces  dix-huit  textes  fabriqués, 
attribués  aux  Papes  des  premiers  siècles,  l'auteur  cite,  dans 
le  même  chapitre ,  deux  lettres  de  saint  Athanase ,  l'une 
adressée  au  pape  saint  Marc,  l'autre  au  pape  saint  Félix.  Ces 
deux  lettres  sont  des  pièces  fausses,  démontrées  apocryphes 
et  absurdes  dans  l'édition  des  Bénédictins  de  Saint-Maur, 
en  1698.  «  Nous  avons  hésité,  disent  les  éditeurs,  à  publier  ces 
deux  pièces  ...  comme  trop  remplies  de  fables  et  de  mensonges 
ramassés  çà  et  là.  Mais  pour  qu'il  ne  manquât  rien  à  notre 
édition,  même  parmi  les  apocryphes,  nous  avons  cru  devoir 
les  pubUer  encore.  Ce  ne  sont  que  des  fragments  pris  en  tous 
lieux,  empruntés  à  des  lettres  synodales,  à  des  décrets  de 
conciles,  et  recousues  par  un  faussaire,  qui,  pour  dérouter  le 
lecteur,  change  les  noms  propres  et  distribue  arbitrairement 
les  années  et  les  noms  des  consuls.  » 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Dans  ce  même  chapitre,  ces  fausses 
lettres  de  saint  Athanase,  et  la  fausse  réponse  des  deux  Papes, 
ont  pour  but  d'aboutir  à  quoi  ? 

A  établir  que  le  concile  de  Nicée  a  enseigné  l'opinion  sou- 
tenue par  l'auteur,  c'est-à-dire  l'équivalent  de  l'infaillibihté. 
Mais  le  concile  de  Nicée  est  connu.  Jamais  personne  n'y  a  vu 
pareille  chose.  Sans  nul  doute,  mais  c'est  que  jusqu'au  seizième 


l^^U  HISTOmr.   DF    LA    PAPAUTÉ. 

siècle  on  ne  connaissait  pas  les  canons  arabes  de  Nicée.  Les 
deux  fausses  lettres  de  saint  Alhanase  citent  ces  canons 
arabes.  Et  voici  qu'en  effet,  au  seizième  siècle,  on  découvre 
quatre-vingts  canons  du  concile  de  Nicée,  écrits  en  langue 
arabe.  Et  ces  nouveaux  canons  affirment  la  thèse  de  Melchior 
Cano  et  de  Bellarmin.  Comprenez-vous  la  puissance  de  ces 
combinaisons? 

Mais  réfléchissons.  Toute  l'Eglise,  depuis  le  concile  de  Nicée, 
connaissait  par  leur  nombre,  et  chacun  par  son  nom,  les  vingt 
canons  défmis  par  ce  grand  concile.  Les  canons  du  concile  de 
Nicée  sont  comptés,  sont  connus  comme  les  chapitres  de 
l'Evangile.  Il  y  en  a  vingt,  et  pas  un  de  plus.  Mais  au  seizième 
siècle,  on  en  a  découvert  tout-à-coup,  en  faveur  des  droits  et 
prérogatives  du  Saint-Siège,  environ  quatre-vingts,  demeurés 
inconnus  à  FEghse  et  au  monde  pendant  plus  de  mille  ans. 

Or,  je  demande  si  le  bon  sens  ici  ne  suffit  pas  pour  faire 
justice  d'une  pareille  fable,  que  d'ailleurs  la  critique  scienti- 
fique a  détruite  sans  qu'il  en  reste  un  mot.  Voyez  la  disserta- 
tion d'Héfélé  sur  ce  sujet  ^ 

Je  me  souviens  encore  du  jour  où  ce  chapitre  de  Melchior 
Cano  me  tomba  pour  la  première  fois  sous  les  yeux,  il  y  a  de 
cela  quinze  ans. 

Tous  ces  textes  et  l'autorité  sainte  de  ces  vingt  Papes,  parmi 
lesquels  je  croyais  entendre  Anaclet,  le  deuxième  successeur 
de  saint  Pierre,  puis  ses  autres  successeurs  immédiats,  me 
remplirent  du  plus  profond  étonnement.  En  ce  temps,  je  ne 
connaissais  que  le  nom  des  fausses  Décrétales,  et  je  n'y  pensais 
nullement.  Je  n'aurais  pas  osé  soupçonner  Melchior  Cano 
d'une  telle  erreur.  Quoi  !  me  disais-je,  le  second  successeur 
de  saint  Pierre,  saint  Anaclet,  écrivait  déjà  comme  les  Papes 
du  moyen  âge  :  ((  Que  les  plus  difficiles  questions,  et  les  causes 
majeures  soient  déférées  au  Siège  apostolique  :  car  les  apôtres 
l'ont  eux-mêmes  institué  air^si  par  l'ordre  du  Sauveur.  »  Ce 
môme  Pape  écrivait  a  aux  patriarches  et  aux  primats  touchant 
l'éminent  pouvoir  du  Saint-Siège  sur  toutes  les  Eglises  et  sur 

^  Héfelé,  Uisl.  des  conciles,  t.  I",  §  41. 


CHAPITRE  m.  455 

tout  le  troupeau,  privilège  conféré  à  TEglise  romaimî  et  apos- 
TOLiouE,  non  pas  par  les  apôtres,  mais  bien  par  Jésus-Christ 
lui-même  *.  »  Toutes  mes  idées  d'histoire  et  de  Uttérature 
ecclésiastique  étaient  renversées!  Je  laissai  cette  question  sans 
la  résoudre,  pour  moccuper  d'une  autre,  et  je  n'ai  repris  ce 
chapitre  que  dans  ces  derniers  temps.  Mais  ce  jour-là  j'avais 
en  mains  le  recueil  des  fausses  Décrétales,  et  tout  s'est  exph- 
qué.  Bénie  soit  la  science,  fille  de  Dieu,  elle  qui  sait  porter  la 
lumière  dans  ces  abîmes,  et  défendre  ainsi  la  \Taie  foi  contre 
ces  falsifications  sacrilèges  î 

Bellarmin  travaille  comme  Melchior  Cano:  saint  Liguori 
travaille  comme  Bellarmin.  Bellarmin  est  encore  moins  sur 
que  Melchior  Cano.  parce  qu'il  n'a  pas  son  éclatante  bonne 
foi.  C'est  lui  qui  admet,  en  hturgie,  les  changements  intro- 
duits à  posteriori  par  lïnspiration  de  Dieu.  Mais  saint  Liguori 
n'est  pas  plus  sur  que  Bellarmin,  parce  que,  dans  son  admi- 
rable candeur  et  sa  douce  sainteté,  il  ne  sait  pas  soupçonner 
la  fraude. 

Inutile  de  repeter  ici,  sur  Bellarmin  et  saint  Liguori,  le  travail 
que  je  ^iens  de  faire  sur  Melchior  Cano.  Tout  homme  un  peu 
lettré  peut  le  faire  par  lui-même.  Tous  nos  frères  dans  le 
sacerdoce  ont  la  théologie  morale  de  saint  Liguori.  Tous 
peuvent  consulter,  quelque  part,  le  li\Te  de  Bellarmin. 

Par  exemple,  j'ai  sous  les  yeux  le  chapitre  en  question,  dans 
sahit  Liguori*.  Il  reprend  tous  les  textes  de  Melchior  Cano  et 
de  Bellarmin,  et  il  soutient  que  le  Pape  est  absolument  in- 
faillible, n  commence  par  citer  un  texte  de  saint  Irénée  :  «  Il 
est  nécessaù'e  que  tous  dépendent  de  l'Eglise  romaine,  comme 
de  leur  soiu-ce  et  de  leur  tête.  »  Or  ce  texte  est  de  pure  in- 
vention, n  n'est  point  dans  saint  Irénée.  Saint  Liguori  l'a  copié 
quelque  pai't.  sans  le  vérifier.  Après  quoi  notre  cher  saint 
admet  comme  \Taies  les  fausses  lettres  de  saint  Athanase 
citées  par  Melchior  Cano.  Il  enumère  ensuite  toute  la  hste 
des  fausses  Décrétâtes  alléguées  par  ce  même  auteur. 

'  Melchior  Cano,  De  \qc\^  theoL,  lib.  YI,  c.  rr.  —  *  Saint  Lisiiori,  Thcoîo- 
gia  moralis,  t.  I*^;  De  infaWbiiihite  P(îp«p,  éd.  Mellier,  p.  109  et  suir. 


iSf)  HISTOIIŒ    DE    LA    l'APAL'TÉ. 

Donc,  j'ai  tenu  ma  promesse.  Car  je  vous  fais  toucher  du 
doigt  les  faux  documents,  œuvres  du  pseudo-Isidore,  sur 
lesquels  vous  avez  travaillé.  Melchior  Cano  a  été  trompé  par 
le  faussaire  ;  Bellarmin  par  Melchior  Cano,  saint  Liguori  par 
tous  les  autres.  Or,  vous  êtes  fds  et  disciple  de  saint  Liguori, 
que,  dans  votre  brochure  sur  l'infaillibilité,  vous  proposez 
comme  devant  être  introduit  de  plus  en  plus  dans  l'enseigne- 
ment théologique  et  que  vous  appelez  «  le  plus  puissant  écho 
de  la  tradition  dans  les  temps  modernes*.  » 

Telle  est,  in  extenso,  la  thèse  du  P.  Gratry  ;  voici  la  réponse 
que  lui  fit  un  solide  et  éloquent  professeur  de  la  Faculté  des 
lettres  de  Nancy,  le  pieux  Amédée  de  Margerie  : 

«  Votre  thèse,  au  sujet  de  Melchior  Cano,  est  que  c'est  prin- 
cipalement sur  la  base  des  fausses  Décrétales  qu'il  établit  la 
doctrine  de  l'infaillibilité.  Or,  il  se  trouve  que,  dans  le  chapitre 
où  il  établit  l'infaillibilité  de  Pierre  et  de  ses  successeurs,  il  ne 
se  sert  pas  des  fausses  Décrétales,  et  que,  dans  le  chapitre 
suivant,  il  ne  traite  pas  à  proprement  parler  de  rinfaiUibiUté  ; 
il  y  démontre,  non  pas  contre  les  catholiques,  mais  contre 
Bucer  et  contre  les  protestants,  que  les  Pontifes  romains  sont 
vraiment  les  successeurs  de  saint  Pierre  et  qu'à  eux  doivent 
être  appliquées  les  conclusions  du  chapitre  précédent.  Ainsi, 
pour  établir  la  doctrine  que  vous  contestez,  il  no  se  sert  pas 
des  textes  sur  lesquels  vous  prétendez  qu'il  l'appuie;  et  la 
doctrine  qu'il  établit  sur  ces  textes  est  une  doctrine  que  vous 
devez  admettre,  sous  peine  d'encourir  les  anathèmes  dont  le 
concile  de  Constance  menace  ceux  qui  nient  que  le  Pontife 
romain  soit  le  vicaire  de  Jésus-Christ  et  le  successeur  de  saint 
Pierre.  Dès  lors  que  devient  votre  argumentation? 

Je  prouve  immédiatement  ce  que  j'avance. 

Le  chapitre  ni  de  Melchior  Cano  se  compose  de  trois  pro- 
positions, desquelles  il  résulte  que  l'infaillibilité  de  Pierre  a 
passé  à  ses  successeurs.  Première  proposition  :  Pierre,  l'apôtre, 
a  été  constitué  par  Jésus-Christ  pasteur  de  l'Eghse  universelle. 
—   Seconde  proposition   :  Pierre,   en  qualité   de  pasteur  de 

<  De  V Infaillibilité f  par  llv  l'archevôque  de  Malines,  p.  84. 


CHAPITRE    III.  i5î 

TEglise  universelle,  était  infaillible.  —  Troisième  proposition  : 
Pierre,  étant  mort,  a  dû,  de  droit  divin,  avoir  des  successeurs 
qui,  les  uns  après  les  autres,  se  sont  assis  dans  sa  Chaire 
avec  la  même  autorité  et  les  mêmes  privilèges  que  lui. 

Il  établit  la  première  proposition  sur  des  textes  qu'on  est 
étonné  de  ne  rencontrer  nulle  part  dans  votre  écrit,  sur  les 
textes  illustres  de  l'Evangile  :  Tu  es  Petrus,  —  Pasce  oves 
meaSy  —  Tibi  dabo  claves  regni  cœlorum  ;  puis  sur  les  témoi- 
gnages des  Pères.  Il  établit  la  seconde  sur  le  texte  de  l'Evan- 
gile :'  Confirma  praires  tuos ,  commenté  par  Origène  et  pris 
pour  base  d'une  démonstration  théologique.  —  Il  établit  la 
troisième  sur  le  bon  sens  qui  se  refuse  à  croire  que  Jésus- 
Christ,  voulant  constituer  une  société  perpétuelle  et  perpé- 
tuellement une  dans  la  foi,  ne  lui  ait  donné  un  chef  que  pour 
une  génération;  sur  une  analogie  qui,  raisonnant  à  fortiori, 
ne  permet  pas  de  supposer  que  Dieu,  après  avoir,  sous 
l'ancienne  loi,  pourvu  à  la  perpétuité  et  à  l'unité  de  la  foi 
judaïque  par  l'institution  de  Souverain-Pontificat,  n'ait  pas, 
sous  la  loi  nouvelle,  pourvu  par  quelque  institution  semblable 
à  la  perpétuité  et  à  l'unité  de  cette  grande  Eglise  catholique 
dont  la  synagogue  n'était  que  la  figure  ;  enfin  sur  le  décret 
du  concile  de  Constance  par  lequel  la  contradiction  de  cette 
proposition  est  frappée  d'anathème. 

Ainsi  sa  thèse  est  déjà  démontrée;  et,  des  fausses  Décrétales, 
point  de  nouvelles.  On  peut  ici  fermer  le  livre  ;  et  Cano,  s'il 
n'eût  eu  affaire  qu'à  des  catholiques,  n'avait  rien  à  ajouter. 
Mais  il  avait  affaire  à  des  protestants,  qui  acceptaient  si  peu 
le  Pape  comme  successeur  de  saint  Pierre  et  l'Eghse  romaine 
comme  Eglise  apostolique,  qu'à  leurs  yeux  celle-ci  était  la 
grande  prostituée  de  Babylone,  et  celui-là  l'Antéchrist.  C'est 
pour  eux  qu'il  écrit  le  chapitre  suivant,  dont  l'objet  est  «  de 
montrer  que  c'est  sur  le  Siège  romain  que  Dieu  même  a  placé 
la  solidité -et  fautorité  de  Pierre.  »  Or,  c'est  dans  ce  chapitre, 
—  dont  la  conclusion  est  un  article  de  notre  foi,  —  qu'on  voit 
apparaître  et  défiler  la  série  des  fausses  Décrétales. 

Que  disent-elles? 


438  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

J'en  ai  relevé  le  contenu  avec  le  plus  grand  soin  dans  Cano 
lui-même,  et  voici  ce  que  j'ai  trouvé  : 

Dix  des  textes  allégués  se  rapportent  à  la  décision  de  ce  que 
la  langue  ecclésiastique  appelle  les  causes  7najeures,  au  juge- 
ment des  évéques,  à  la  confirmation  des  conciles  par  le  Pape, 
c'est-à-dire  à  des  points  soit  disciplinaires,  soit  dogmatiques 
qu'aucun  catholique  ne  conteste,  les  gallicans  pas  plus  que  les 
ultramontains; 

Ti'ois  constatent  simplement  la  primauté  du  Siège  de  Rome; 
c'est,  dites-vous  (p.  49),  ce  quejious  admettons  tous; 

Deux  enseignent  «  qu'il  faut  rapporter  au  Pape  les  questions 
plus  difficiles  et  les  choses  douteuses  de  la  foi  ;  » 

Quatre  affirment  l'infaillibilité  en  termes  très-clairs. 

Deux  textes  vagues  et  quatre  textes  précis,  voilà  donc,  de 
compte  fait,  l'appui  que  Cano  demande  aux  fausses  Décrétales 
en  faveur  de  l'infaillibilité  ;  nous  sommes  déjà  loin  des  dix-huit 
raisons  que,  selon  vous  (p.  11),  il  leur  a  empruntées. 

Mais  ceci  n'est  rien.  Ce  qui  est  capital,  et  sur  quoi  j'appelle 
votre  plus  sérieuse  attention  et,  à  son  défaut,  celle  de  nos 
lecteurs,  c'est  ce  que  je  vais  dire  : 

1°  Dans  le  même  chapitre,  Cano  cite  une  décrétale  d'In- 
nocent I",  contemporain  de  saint  Augustin,  au  concile  de 
IMilève  :  «  Vous  avez  bien  fait  de  consulter  les  arcanes  du 
Siège  apostolique  qui  suivent  la  forme  de  la  règle  antique  que 
vous  savez  avoir  été  partout  et  toujours  observée,  principale- 
ment toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  scruter  les  principes  de  la 
foi.  »  Cette  décrétale,  qui  contient  l'équivalent  précisé  et 
développé  des  deux  textes  vagues  tirés  des  fausses  Décrétales, 
est  authentique.  Vous  la  trouverez  à  la  page  538  de  la  collec- 
tion d'Ilinschius,  avec  le  mode  et  le  caractère  d'impression  que 
le  savant  éditeur  a  adoptés  pour  distinguer  les  documents 
vrais  des  documents  fabriqués. 

2°  Les  textes  affirmant  l'infaillibilité  sont  donnés  sous  les 
noms  des  papes  Eusèbe,  saint  Lucius,  saint  Félix  et  saint 
Marc. 

Voici  d'abord  celui  de  saint  Eusèbe  :  «  La  première  condition 


CHAPITRE    m.  189 

du  salut  est  de  garder  la  règle  de  la  foi  et  de  ne  s'écarter  en 
rien  des  constitutions  des  Pères.  Et  l'on  ne  peut  passer  sous 
silence  la  parole  de  Notre-Seigneur  :  Tu  es  Pierre,  etc.  Et 
cette  parole  est  prouvée  par  l'effet ,  puisque  dans  le  Siège 
apostolique  la  religion  catholique  est  toujours  conservée  im- 
maculée et  la  sainte  doctrine  annoncée.  »  Yoilà  certes  une 
affirmation.  Si  elle  était  authentique,  il  ne  resterait  aux  adver- 
saires de  l'infaillibilité  qu'un  seul  moyen  de  lui  échapper,  à 
savoir  de  dire  qu'un  Pape  n'est  pas  l'Eglise,  et  que  les  paroles 
d'Eusèbe  expriment  une  prétention  du  Saint-Siège,  non  un 
droit.  Mais  elle  n'est  pas  authentique,  et  ils  se  rassurent. 

Elle  est  authentique,  non  comme  affirmation  du  pape 
Eusèbe,  mais  comme  affirmation  du  pape  Hormisdas  ;  elle  est 
extraite  mot  à  mot  du  célèbre  formulante  que  fit  dresser  ce 
grand  Pape,  et  dont  il  imposa  la  signature  à  tous  les  évêques 
orientaux  qui,  ayant  suivi  le  schisme  d'Acace,  voulaient  ren- 
trer dans  la  communion  romaine.  Vous  en  trouverez  le  texte 
dans  l'ouvrage  de  W'  Maret  (t.  I",  p.  3J9-20). 

Voilà,  sur  un  point  d'une  extrême  importance,  Véquivaleut 
que  je  vous  avais  annoncé.  Plus  que  cela,  c'est  V identique. 
Plus  encore,  c'est  l'identique  dans  des  conditions  qui  ne  laissent 
à  personne,  même  aux  plus  gallicans,  le  refuge  unique  que 
j'indiquais  plus  haut.  Si  ce  grand  texte  était  d'Eusèbe,  on  pour- 
rait dire  à  ce  saint  Pontife  :  Il  exprime  votre  prétention,  non 
votre  droit.  A  Hormisdas  on  ne  peut  le  dire,  et  cela  par  une 
raison  absolument  péremptoire  :  le  formulaire  d'où  ce  texte 
est  extrait  a  été  repris,  contre  le  schisme  de  Photius,  par  qui? 
par  un  Pape?  x^on,  par  le  huitième  concile  œcuménique.  Il  est 
devenu  ainsi  l'expression  indiscutable  et  obUgatoire  de  la  foi 
de  l'EgHse  universelle.  Et  nous  arrivons  ainsi  à  ce  résultat, 
aussi  certain  que  surprenant  pour  vous,  que  Melchior  Cano, 
en  se  trompant  de  Pape  sur  la  foi  du  pseudo-Isidore,  a  affaibli 
l'un  des  plus'victorieux  arguments  à  l'appui  de  sa  thèse,  et 
que,  pour  rendre  au  texte  allégué  par  lui  sa  valeur  démonstra- 
tive, il  suffit  de  le  rendre  à  son  auteur. 

Restent  les  textes  de  saint  Lucius,  de  saint  Félix  et  de  saint 


160  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTE.. 

Marc.  Je  commence  par  le  dernier,  plus  facile  à  vérifier  pour 
ceux  de  nos  lecteurs  qui  aiment  à  remonter  aux  sources  et  qui 
n'ont  pas  la  coûteuse  collection  d'Ilinschius.  Ils  le  trouveront 
dans  la  correspondance  supposée  de  saint  Athanase  avec 
plusieurs  Papes,  à  la  fin  de  la  savante  édition  bénédictine  de 
ce  Père,  reproduite  par  Migne.  C'est  celui-là,  je  pense,  que 
vous  avez  en  vue  quand  vous  dites  que  Cano  se  sert  de  cette 
correspondance  «  pour  établir  l'opinion  soutenue  par  lui,  c'est- 
à-dire  Féquivalent  de  l'infaillibilité.  »  En  voici  le  commen- 
cement :  «  Cette  Eglise  apostolique  n'a  jamais  été  détournée 
de  la  voie  de  la  vérité  par  la  moindre  erreur.  Cette  Eglise,  il 
est  prouvé  que,  par  la  grâce  du  Dieu  tout-puissant,  elle  ne 
s'est  jamais  égarée  loin  du  sentier  de  la  tradition  apostolique 
et  n'a  pas  succombé  dépravée  par  les  nouveautés  de  l'hérésie. 
Comme  elle  a  reçu  la  foi  chrétienne  de  ses  fondateurs  les 
princes  des  apôtres,  elle  demeure  sans  tache  jusqu'à  la  fin, 
selon  la  promesse  du  Sauveur  :  Ego  oravi  ut  non  deficiat  fides 
tua.  Et  tu  aliquando  co)îversus  coiifirma  fratres  tuos.  » 

Certes,  vous  avez  raison  :  l'équivalent  de  l'infaillibilité,  la 
doctrine  de  Cano,  de  Bellarmin,  deLiguori,  est  là  ou  n'est  nulle 
part.  La  hardiesse  était  grande  au  faussaire  de  prêter  de  telles 
paroles  à  un  Pape  si  elles  n'exprimaient  point  la  doctrine  des 
Papes.  Et  si  elles  étaient  une  nouveauté  dans  l'Eglise,  la 
hardiesse  eût  été  plus  grande  à  un  Pape  d'oser  les  faire  en- 
tendre. 

Je  fus  très-frappé,  je  l'avoue,  de  la  rigueur  et  de  l'audace  de 
ce  texte  supposé.  Remontant,  sous  cette  impression,  du  faux 
saint  Marc  au  faux  saint  Félix,  ma  surprise  fut  grande  de 
trouver  dans  sa  Décrétale...  quoi?  la  page  même  dont  je  viens 
de  citer  le  commencement ,  tout  entière  et  mot  pour  mot. 
Remontant  au  faux  saint  Lucius,  j'y  trouvai ...  quoi  ?  le  même 
texte  encore.  Et  à  mesure  que  je  lisais  et  relisais  ces  étonnantes 
paroles,  mises  successivement  par  le  même  faussaire  dans  la 
bouche  de  trois  Papes,  la  conviction  naissait  en  moi  qu'il  ne 
les  avait  pas  inventées,  mais  prises  quelque  part.  Et  tout  d'un 
coup  la  lumière  se  fit  dans  ma  mémoire,  qui  cherchait  trop  loin 


CHAPITRE  m.  161 

ce  qui  était  très-près  d'elle.  Ce  texte  obstinément  reproduit  par 
le  pseudo-Isidore,  je  l'avais  copié  de  ma  main  et  imprimé  il  y  a 
trois  semaines  I  C'est  la  grande  et  principale  pièce  du  procès 
d'Honorius  I  C'est  la  lettre  d'Agathon  souscrite  par  le  sixième 
concile  général  I  Et,  ici  encore,  Melchior  Cano  a  affaibli  son  ar- 
gumentation pour  avoir  puisé  à  une  mauvaise  source  un  docu- 
ment excellent  et  qui  n'a  toute  sa  force  qu'à  sa  place  historique. 
Chez  le  pseudo-Isidore,  ce  document  n'est  qu'un  témoignage 
que  les  Papes  se  rendent  à  eux-mêmes,  et  l'on  peut,  à  la 
rigueur,  contester  encore.  Dans  l'histoire,  il  est,  grâce  à  l'adhé- 
sion du  concile,  un  témoignage  que  toute  l'Eglise  rend  à  l'in- 
faillibiUté  de  son  chef,  et  il  n'y  a  plus  à  contester. 

Et  là-dessus,  voici  ce  que  vous  dira  quiconque  n'a  pas  abso- 
lument perdu  le  sens  de  la  logique  : 

«  Le  faux  texte  du  pape  saint  Marc  est,  de  votre  aveu,  l'équi- 
valent de  l'infaillibilité. 

»  Ce  faux  texte  de  saint  Marc  est  le  texte  vrai  du  pape  saint 
Agathon. 

»  Ce  texte  vrai  où  saint  Agathon  enseigne  l'équivalent  de 
rinfaillibihté  est  souscrit  par  le  sixième  concile  général. 

»  Que  reste-t-il  à  faire,  sinon  de  conclure  ?  Causa  finita 
est\  » 

Melchior  Cano  renversé,  le  P.  Gratry  daignait  donner  un 
coup  de  plume  au  cardinal  Bellarmin.  Le  pape  Clément  VIII, 
en  décorant  de  la  pourpre  ce  savant  jésuite,  disait  :  Nous  l'éli- 
sons parce  que  l'Eglise  de  Dieu  n'a  pas  son  égal  pour  la 
doctrine.  Fénelon,  en  parlant  de  l'auteur  des  Coiitroverses,  ne 
l'appelait  que  Doctissimus  et  Sanctus  vir.  Or,  Bellarmin  avait 
connu  exactement  les  fausses  Décrétâtes  et  en  avait  écrit  : 
Indubitatas  esse  affirmare  non  ausim.  Quant  à  appuyer  l'infail- 
libilité pontificale  sur  une  base  qu'il  déclarait  lui-même 
douteuse,  Bellarmin  ne  l'a  pas  fait  et  le  simple  bon  sens  suffit 
pour  apprendre  qu'il  ne  le  pouvait  pas  faire. 

Enfin  saint  Liguori  a  son  affaire.  Or  voici  ce  qu'écrivait  saint 

^  Margerie,  Les  fausses  Décrétales  et  le  P.  Gratry,  p.  -49. 

IV.  11 


i6î  HISTOIRE  DE   LA   PAPAUTÉ. 

Liguori  sur  les  fausses  Décrétales  :  «  Quant  aux  Décrétales 
d'Isidore,  dit-il,  je  n'entends  nullement  les  défendre  toutes 
comme  authentiques  ;  car  je  sais  que  plusieurs  d'entre  elles, 
surtout  parmi  les  lettres  des  Souverains-Pontifes,  sont  fausses 
ou  du  moins  altérées,  ou  attribuées  à  ceux  qui  n'en  sont  pas 
les  auteurs*.  »  Or,  il  se  trouve  que  cette  opinion  est  précisé- 
ment celle  de  la  critique  moderne. 

Quant  au  prétendu  mépris  de  saint  Liguori  pour  la  science, 
mépris  au  moins  surprenant  dans  un  docteur,  voici  ce  qu'il 
écrivait  contre  Fébronius  :  «  Que  répondrai-je  à  Fébronius,  dit 
saint  Liguori,  lorsqu'il  ajoute  que  [des  décisions  empreintes  du 
même  esprit  que  les  Décrétales  isidoriennes  se  sont  glissées  dans 
les  actes  des  conciles,  parce  qu'alors  nos  Pères  vivaient  dans  les 
siècles  de  ténèbres,  pendant  lesquels  on  ignorait  des  vérités  au- 
jourd'hui découvertes,  et  que,  par  conséquent,  on  peut  main- 
tenant juger  plus  sainement  du  pouvoir  que  ne  l'ont  fait  nos 
ancêtres  abusés  par  ces  faux  documents?  Je  déclare  que  je  ne 
veux  pas  être  du  nombre  de  ces  clairvoyants  modernes,  mais 
que  je  préfère  m'attacher  à  ces  anciens  Pères  abusés,  qui  ont 
parlé  dans  les  conciles  généraux  ;  et,  en  agissant  de  la  sorte, 
je  crois  ne  pouvoir  errer,  parce  que  ces  Pères,  en  traitant  de 
l'autorité  du  Souverain-Pontife,  ne  pouvaient  être  trompés. 

»  Et  voici  comme  je  raisonne  :  Que  le  Pape  soit  faiUible  ou 
infailhble  dans  les  définitions  de  foi,  et  qu'il  soit  supérieur  ou 
inférieur  aux  conciles  en  fait  d'autorité,  ce  sont  là  des  points 
qui  ont  tout  particulièrement  rapport  à  la  règle  de  foi  ;  par 
conséquent  le  Saint-Esprit  devait  se  charger  de  faire  déclarer 
dans  ces  conciles  qui  des  deux,  du  Pape  ou  du  concile,  possède 
dans  l'Eglise  le  pouvoir  de  définir  d'une  manière  infaillible  les 
questions  de  foi,  afin  que  les  fidèles  fussent  certains  des  vérités 
qu'ils  devraient  suivre  et  ne  fussent  point  exposés  à  des  erreurs 
permanentes. 

»  C'est  pourquoi  j'affirme  d'une  manière  absolue  que  Dieu 
n'a  pas  pu  permettre  que  les  conciles  œcuméniques  fussent 
trompés  à  ce  point  par  de  faux  documents,  comme  Fébronius 

1  Vindiciœ,  c.  iv. 


CHAPITRE   IV.  46-3 

cherche  à  nous  le  persuader,  et  qu'ils  trompassent  ensuite  tout 
Tunivers  chrétien  dans  des  questions  de  foi. 

»  J'aime  donc  mieux  me  fier  aux  décisions  prononcées  par 
les  conciles  des  siècles  d'ignorance  qu'aux  lumineuses  décou- 
vertes opérées  par  Fébronius  et  les  siens  dans  les  siècles  de 
lumière;  car  je  tiens  pour  certain  que  les  conciles  généraux, 
légitimement  constitués,  sont  favorisés  de  l'assistance  du 
Saint-Esprit,  et  que  par  conséquent  ils  ne  peuvent  errer  ^  » 

On  voit  que  saint  Liguori  ne  raisonne  pas  trop  mal.  On  voit 
que  Bellarmin  et  Melchior  Cano  ne  se  laissent  pas  abuser  par 
les  Décrétales  d'Isidore.  On  voit  que  les  Décrétales  n'ont  pas 
plus  innové  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise  que  dans  la 
doctrine.  On  voit  enfin  que  toute  cette  soi-disant  trame  de  la 
Chaire  apostolique  pour  la  fabrication  ou  la  propagation  d'une 
œuvre  d'imposture,  ne  tient  pas  devant  l'histoire. 

Désormais  toute  accusation  contre  l'Eglise  à  ce  propos  ne 
peut  provenir  que  de  l'ignorance  ou  de  la  mauvaise  foi.  La 
question  est  vidée,  même  pour  les  protestants,  et,  après  la  dé- 
finition de  l'infaillibilité  pontificale,  elle  ne  peut  plus  être  posée 
par  des  catholiques. 


CHAPITRE  IV. 

LES  PAPES  ONT-ILS  POURVU,  PAR  LA  PRÉDICATION  ET  l'oRGANI- 
SATION  DE  LA  CHARITÉ,  AU  SOULAGEMENT  DES  PAUVRES  ET  QUE 
PENSER  DU  REPROCHE  FAIT  A  l'ÉGLISE  d'ACCAPARER  TOUS  LES 
BIENS   DE   CE  MONDE? 

L'Evangile  avait  posé  en  principe  l'affranchissement  des 
esclaves,  et  de  sa  pratique  devait  résulter,  à  la  longue,  le 
bris  de  leurs  chaînes.  Dans  la  société,  telle  que  la  trouvait,  à  son 
avènement,  le  Christianisme,  il  y  avait  déjà,  parmi  les  hommes 
libres,  beaucoup  de  misère  à  soulager  ;  dans  la  société  telle 

^  Saint  Liguori  et  l'Infaillibilité,  par  le  P.  Jules  Jacques,  rédemptoriste, 
i870. 


i64  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

qu'il  la  préparait  pour  l'universel  affranchissement,  avec  Tem- 
pire  de  la  liberté  devait  s'agrandir  le  cercle  de  la  pauvreté. 
L'homme  est  si  peu  de  chose  qu'il  ne  sait  pas  même,  aussi 
bien  que  l'oiseau,  trouver  son  grain  do  mil;  et  lorsque  le 
talent  ou  la  force  ne  lui  manquent  pas  pour  se  procurer  le 
nécessaire,  mille  infirmités  peuvent  énerver  son  bras,  mille 
obstacles  peuvent  dérouter  son  esprit.  Dans  le  développement 
le  plus  régulier  de  son  existence,  les  jours  de  pleine  activité 
sont  rapides  et  souvent  mauvais;  la  débile  enfance  les  précède, 
l'adolescence  besoigneuse  réclame  mille  soins  ;  la  vierge  et  la 
femme  exigent  un  redoublement  de  sollicitude  ;  la  tremblante 
vieillesse  n'est  pas  moins  infirme  que  l'enfance,  et  l'espérance 
lui  fait  défaut.  Dans  une  société  exclusivement  composée 
d'hommes  libres,  il  y  aura  donc  une  multitude  de  pauvres,  et, 
dans  cette  multitude,  le  besoin  revêtira  toutes  les  formes. 
Pour  parer  à  ces  nécessités  pressantes,  pour  trouver  un  re- 
mède à  toutes  ces  infirmités,  il  faut  un  tempérament  chari- 
table et  un  bon  génie  d'organisation  ;  il  faut  donner  sans  fm 
et  sans  mesure,  et  savoir  donner  avec  une  parfaite  prudence. 
Nous  avons  donc  à  rechercher  si  les  Vicaires  de  Jésus-Christ 
ont  eU;  à  un  degré  éminent,  le  zèle  et  la  science  de  la  charité. 

Pour  comprendre  l'importance,  l'étendue  et  les  difficultés  de 
l'œuvre  qu'il  s'agissait  d'accomplir,  nous  devons  faire  un  re- 
tour sur  les  temps  antiques. 

Dieu,  dit  un  homme  admirable  dans  la  prédication  de  la 
charité*,  n'avait  pas  créé  l'homme  pour  la  haine  :  il  l'avait 
créé  à  son  image  et  à  sa  ressemblance  ;  il  l'avait  mis  au  monde 
pour  y  vivre  sous  la  loi  d'amour.  Puis,  il  lui  avait  donné  une 
compagne  semblable  à  lui,  tirée  de  lui-même,  digne  de  lui, 
pour  qu'elle  fût  dans  la  vie  son  aide  et  son  secours,  non  son 
esclave.  Ensuite  il  leur  avait  dit  :  «  Croissez  et  multipliez-vous, 
et  couvrez  la  terre  de  vos  enfants.  »  Ainsi  à  l'image  et  à  la 
ressemblance  de  la  société  divine,  une  société  de  vie,  d'in- 
teUigence  et  d'amour  ;  la  vie  reçue  de  Dieu,  transmise,  per- 
pétuée, multiphée  avec  la  raison,  la  sagesse,  la  lumière  pour 

1  M*""  Dupanloup,  la  Charité  chrétienne  et  ses  Œuvres,  p.  40. 


CHAPITRE    IV.  168 

guide;  et  Tamour,  c'est-à-dire  la  bonté,  la  charité  mutuelle, 
le  dévouement,  la  sensibilité  délicate,  la  générosité,  la  ten- 
dresse, la  compassion  secourable  pour  lien  éternel  :  tel  fut  le 
dessein  de  Dieu  et  l'institution  primitive  de  la  société  humaine. 
Mais  ce  bel  ouvrage  fut  bientôt  gâté,  bouleversé  par  le  péché 
du  premier  homme. 

J'ouvre  les  premières  annales  de  notre  histoire,  et  je  n'arrive 
pas  à  la  troisième  page  sans  rencontrer  un  spectacle  effroyable. 
C'est  une  femme,  une  mère,  qui  se  jette  sur  le  corps  abattu 
de  son  fils  expiré  :  c'est  Eve,  la  première  mère  de  l'homme,  et 
ce  fils,  c'est  Abel,  tué  déjà  par  son  frère.  Yoilà  ce  que  l'amour 
primitif  et  divin  était  devenu  dans  le  cœur  de  l'homme.  L'envie, 
la  basse  et  cruelle  envie,  celle-là  même  qui  menace  aujourd'hui 
encore  de  renverser  le  monde  entier  de  fond  en  comble,  et 
avec  elle,  la  haine,  la  colère,  les  mouvements  les  plus  violents 
de  l'orgueil,  le  meurtre  et  tous  les  coups  mortels  étaient  entrés 
dans  le  monde.  Bientôt  après,  l'amour  charnel,  la  jalousie,  la 
vengeance  sans  frein,  donnent  le  spectacle  du  second  meurtre  : 
c'est  l'histoire  de  Lamech.  Et  dès  lors,  et  pendant  quarante 
siècles,  le  monde  entier  ne  présente  plus  aux  regards  de 
l'observateur  attentif  qu'un  état  de  société  épouvantable. 

Aujourd'hui  que  l'Evangile  a  tout  changé,  tout  régénéré 
sur  la  terre,  nous  jouissons  avec  une  superbe  ingratitude  de 
ses  bienfaits  ;  nous  parlons  avec  complaisance  de  fraternité, 
d'égalité,  de  philanthropie,  de  charité  même,  et,  dans  l'in- 
justice de  notre  aveuglement,  nous  retournons  ces  nobles 
sentiments  et  ces  noms  bienfaisants  eux-mêmes  contre  Jésus- 
Christ,  auquel  seul  nous  devons  le  bonheur  de  les  avoir  re- 
trouvés et  de  les  comprendre  encore. 

Avant  Jésus-Christ,  il  faut  le  rappeler,  puisque  l'ingratitude 
des  hommes  l'a  si  étrangement  oublié,  tout  cela  n'était  pas 
seulement  inconnu  sur  la  terre,  tout  cela  était  foulé  aux  pieds, 
déshonoré, 'maudit  dans  l'humanité. 

Certes,  il  y  a  de  quoi  être  effrayé,  quand  on  lit,  dans  les 
historiens  de  l'antiquité,  ce  qu'était  le  monde  avant  le  Chris- 
tianisme. Il  y  avait,  dans  les  hommes  les  plus  doux  et  chez 


160  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

les  peuples  les  plus  polis,  une  dureté  de  cœur,  un  mépris  do 
riinmanité,  une  haine  des  pauvres,  une  horreur  des  mal- 
heureux, un  goût  du  meurtre,  tels  que  nous  pouvons  à  peine, 
avec  nos  idées  chrétiennes  et  à  la  distance  où  nous  sommes, 
concevoir  des  mœurs  si  basses  et  si  cruelles.  Le  fond  de  tout 
cela  était  un  orgueil  sans  bornes,  un  égoïsme  effréné,  qui  sa- 
crifiait tout  sans  remords  à  ses  désirs  ;  et  saint  Paul  a  résumé 
l'histoire  de  tout  l'ancien  monde,  lorsque,  s'adressant  aux 
Romains,  dont  la  civilisation  triomphante  gavait  absorbé  en 
elle  toutes  les  forces  et  tous  les  vices  des  peuples  vaincus,  il 
leur  disait  en  face,  avec  une  intrépide  fermeté,  et  sans  craindre 
ni  rencontrer  une  contradiction  :  «  Vous  êtes  sans  affection 
et  sans  amour ...,  vous  êtes  sans  douceur,  sans  commisération 
et  sans  pitié  ...,  haïssants  et  haïssables,  sans  cœur  enfin  et  sans 
entrailles  '...  » 

Les  auteurs  païens,  philosophes,  poètes^  historiens,  Platon, 
Aristote,  Aristophane,  Plaute,  Tite-Live,  Tacite,  Suétone,  Plu- 
tarque,  tous  enfin  nous  racontent  ces  horreurs  avec  une  bonne 
foi  et  une  aisance  de  langage  qui  fait  frémir.  On  voit  que 
c'était  là  les  mœurs  publiques  et  reçues  des  nations  les  plus 
civilisées  :  c'était  le  fond  du  caractère  romain,  c'était  l'âme  et 
le  cœur  même  delà  société  païenne. 

Les  étrangers,  les  prisonniers,  les  vaincus,  les  esclaves,  les 
malades,  les  débiteurs,  les  pauvres,  les  enfants,  les  vieillards, 
les  femmes,  les  ouvriers,  tout  ce  qui  était  faible,  tout  ce  qui 
souffrait,  tout  ce  qui  travaillait,  toutes  les  infirmités,  toutes  les 
misères  humaines,  tout  cela  était  haï,  moqué,  écrasé. 

En  rappelant  ces  choses,  je  ne  prétends  pas  assurément  qu'on 
ne  puisse  citer  de  l'antiquité  ni  une  belle  parole,  ni  un  géné- 
reux sentiment,  ni  des  actions  bienfaisantes  et  secourables. 
Loin  de  moi  la  pensée  de  nier  ces  protestations  de  la  conscience 
humaine  contre  la  dureté  et  l'inhumanité  des  mœurs  sociales, 
et  de  récuser  ces  temoignages.de  la  persistance  immortelle  de 
l'image  de  Dieu  dans  l'homme  :  la  divine  image  fut  horrible- 
ment défigurée,  elle  ne  fut  jamais  effacée^  et  elle  ne  pouvait 

«  Rom.,  h  29,  30,  31  ;  m,  U;  TH.,  m,  3. 


CHAPITRE   IV.  i67 

Têtre.  Et  voilà  pourquoi  toujoursil  y  eut  des  païens  qui  va- 
laient mieux  que  le  paganisme  ;  souvent  même  des  éclairs  d'un 
jour  meilleur  apparurent  dans  cette  profonde  nuit.  De  même 
que  la  raison  avait  parfois  encore  d'admirables  illuminations 
de  la  vérité,  et  que  les  philosophes  ont  écrit  ce  qu'on  appelle 
la  préface  humaine  de  l'Evangile,  de  même  le  cœur  de  l'homme 
n'a  jamais  été  sans  nobles  accents,  sans  quelque  souvenir  de 
cette  loi  naturelle  dont  saint  Paul,  en  écrivant  aux  Romains 
même,  a  proclamé  l'indestructible  empire  '. 

Mais  tout  cela,  et  bien  d'autres  traits  que  je  pourrais  citer 
encore,  n'efface  pas  du  monde  idolâtre,  envisagé  dans  son  fond 
et  dans  son  ensemble,  le  trait  saillant  entre  tous,  le  caractère 
universel  et  dominant  de  cette  civilisation,  à  savoir  la  dureté 
souvent  impitoyable,  en  même  temps  que  la  prodigieuse  im- 
moralité des  institutions  et  des  mœurs  ;  rien  de  tout  cela  n'a 
empêché  saint  Paul,  qui  voyait  les  choses  de  près,  de  frapper 
d'une  flétrissure  ineffaçable  les  païens  et  le  paganisme,  et  de 
leur  dire  :  Vous  êtes  sans  affection  et  sans  vertu,  comme  sans 
Dieu  en  ce  monde. 

La  vérité  est  que  le  monde  païen,  considéré  non  dans 
quelques  sages,  non  dans  quelques  nobles  exceptions,  mais 
dans  la  généralité  des  hommes  et  dans  l'universalité  des 
mœurs,  ne  connaissait  pas  la  miséricorde.  La  grande  frater- 
nité chrétienne,  la  charité  des  âmes  n'était  pas  là.  On  peut  citer, 
discuter,  afhrmer  quelques  textes  :  on  ne  discute  pas  cela. 

Qui  n'a  entendu  parler  de  ces  grandes  et  odieuses  distinc- 
tions qui  partageaient  alors  et  divisaient  tout  le  genre  humain? 
Qui  ne  sait  comment  les  Grecs  et  les  Romains  vouaient  au  mé- 
pris, à  la  haine,  à  la  mort,  aux  enfers  même,  tout  ce  qui  n'était 
pas  eux,  sous  le  nom  de  barbares?  Et  qui  ne  sait  aussi  ce 
qu'étaient  les  leçons  mêmes  de  leurs  sages? 

Sans  doute,  nous  trouvons  l'hospitaUté  dans  Homère  ;  mais 
il  n'en  est  "pas  moins  vrai  que,  pour  l'homme  des  temps  an- 
tiques, tout  le  sentiment  de  la  fraternité  humaine  avait  péri, 
l'homme  d'un  autre  pays,  d'une  autre  langue,  l'étranger,  ce 

»  hom,,  II,  14, 15, 


168  HIS'IORE   DE    LA    PAPAUTE. 

n'était  pas  un  homme,  un  frère  :  souvent  même  c'était  un  en- 
nemi. Comment  ne  pas  remarquer  que,  «étranger  et  ennemi, 
hospes  et  hostis,  chez  les  anciens  avaient  un  môme  sens  ?  »  C'est 
Cicéron  qui  nous  l'apprend,  et  Virgile  lui-même  lindique.  En 
conséquence,  ce  malheureux,  inops,  sans  ressource,  comme  on 
l'appelait  encore,  devenait  esclave  ;  ou  bien  on  l'immolait,  on 
en  faisait  l'hostie  d'un  horrible  sacrifice  :  hostis ,  hostia;  la 
langue  elle-même  semble  avoir  voulu  porter  et  garde  encore 
la  trace  de  cette  coutume  atroce,  qui  rougit  de  sang  humain, 
l'histoire  nous  l'atteste,  tous  les  rivages  des  contrées  idolâtres, 
ceux  de  la  Grèce  et  de  la  Grande-Hespérie,  comme  ceux  de  la 
Gaule  barbare  ou  de  la  Scythie  *. 

Quant  au  droit  de  la  guerre,  il  était  affreux,  et  le  sort  du 
vaincu  effroyable  :  c'était  l'esclavage  ou  la  mort.  Et  qui  pour- 
rait s'en  étonner,  quand  on  sait  ce  qu'étaient,  entre  les  citoyens 
même,  entre  les  habitants  d'une  même  cité,  les  traitements 
infligés  aux  pauvres  et  aux  débiteurs  ?  La  loi  les  livrait  à  la 
merci  de  l'usurier  qui  les  avait  ruinés.  Tant  que  le  malheureux 
n'aura  pas  payé,  il  sera  esclave,  enchaîné  comme  un  esclave, 
fouetté  comme  un  esclave,  vendu  enfin  ou  décapité.  Mais  si  le 
débiteur  a  plusieurs  créanciers  ?  Eh  bien  !  la  loi  ne  recule  pas 
devant  l'horrible  conséquence  :  on  le  coupera  par  morceaux, 
per  partes  secanto,  et  chacun  en  aura  sa  part  ;  c'est  le  texte 
même  des  douze  tables.  Aulu-Gelle,  Quintilien  et  Tertullien  ne 
laissent  sur  ce  point  aucun  doute  ^ 

Dans  cette  effroyable  barbarie  des  mœurs,  que  pouvaient 
devenir  toutes  les  autres  faiblesses,  les  vieillards,  les  malades, 
les  indigents,  les  enfants,  les  esclaves?  Les  vieillards  ?  Je  sais 
que  Sparte,  et  Rome  aussi,  à  sa  manière,  professaient  un  cer- 
tain respect  pour  les  vieillards.  Mais  je  sais  aussi  que  ce  res- 
pect avait  ses  limites,  et  souffrait  dans  les  mœurs  des  atteintes 
cruelles.  Quand  venaient  les  infirmités,  la  décrépitude,  on  se 

*  Cicéron,  De  o/yîc.,  lib.  XII;  Euripide,  Iphugénie  en  Tauridé,  scène  ii; 
Hérodote,  Justin,  César,  Plutarque,  Diodore  de  Sicile,  confirment  ces 
faits  de  leur  témoignage.  —  '  Tite-Live,  liv.  VI,  ii;  Aulu-Gelle,  xxii,  1  ; 
înslit.  Quintil.,  lib.  II,  vi;  Tertul.,  ApoL,  iv. 


CHAPITRE    IV.  Î60 

fatiguait  trop  vSouvent  de  ces  êtres  impuissants,  maladifs,  inu- 
tiles ;  on  pensait  même  que  pour  eux  la  vie  est  un  fardeau,  la 
mort  un  bienfait  ;  et  quelquefois,  par  humanité,  on  les  tuait. 
Les  peuples  du  vieux  Latium  les  précipitaient  parfois  du  haut 
d'un  pont,  et,  à  cause  de  cela,  on  les  appelait  senes  depontani. 
Rome  les  privait  à  soixante  ans  du  droit  de  suffrage,  et  conser- 
vait, pour  exprimer  cette  exclusion,  l'insultante  et  menaçante 
expression  qui  rappelait  l'usage  antique,  de  ponte  in  Tiberim 
dejicere.  Les  Cantabres  faisaient  mieux  :  ils  les  écrasaient 
contre  un  rocher.  Hérodote  et  Strabon  nous  apprennent  que 
les  Massagètes,  ce  peuple  valeureux  qui  fut  le  vainquenr  de 
Cyrus,  allaient  jusqu'à  manger  la  chair  de  leurs  vieillards, 
après  les  avoir  tués  par  compassion  et  par  honneur.  Et  rien 
n'est  plus  connu,  d'ailleurs ,  que  cette  île  du  Tibre  où  les 
Romains  envoyaient  mourir  leurs  vieux  esclaves,  aux  pieds 
d'Esculape,  pour  se  délivrer  eux-mêmes,  dit  Suétone,  du  soin 
et  de  l'ennui  de  les  guérir  :  Tœdio  medenti.  C'était  comme  une 
dévotion;  ou  plutôt  c'était  un  principe  d'économie  recom- 
mandé par  le  sage  Caton  :  on  s'en  défaisait  comme  on  se  défait 
«  d'un  vieux  bœuf,  d'un  meuble  usé,  d'un  vieil  outil,  d'une 
vieille  ferraille  \  » 

Et  les  pauvres  ?  Ce  n'est  pas  seulement  de  l'insensibilité 
qu'ils  inspirent,  c'est  du  mépris,  c'est  de  l'horreur.  Quel  serait 
aujourd'hui  le  poète  comique  assez  osé  pour  mettre  dans  la 
bouche  d'un  de  ces  personnages,  quelle  que  fût  son  avarice, 
ces  paroles  que  Plante  ne  craignait  pas  de  faire  dire  par  un 
père  à  son  fils  sur  la  scène  romaine  :  «  Donner  à  manger  et  à 
boire  à  un  mendiant,  c'est  une  double  folie  :  pour  soi,  c'est 
perdre  ce  qu'on  donne  ;  pour  lui,  c'est  prolonger  sa  misère.  » 
Il  est  évident  qu'il  vaut  mieux  le  laisser  mourir  de  faim,  afin 
que  ses  maux  finissent  plus  vite,  et  plusieurs  législateurs  y 
avaient  pourvu.^ En  Egypte,  un  homme  n'a  pas  de  pain,  .il  en 
demande  :  la  mort  ;  c'est  la  loi.  En  Grèce,  à  Athènes,  il  n'a  pas 

*  Festus,  De  verborum  significatione  ;  Cicero,  Pro  sexto  Amerino;  Ovid., 
in  Y  Fastorum;  Sil.  Ital.,  lib.  II,  v.  328;  Hérodote,  lib.  I,  ad  finem  ; 
Suétone,  in  Claudii  Vitâ;  Plutarque,  Vie  de  Caloi\, 


170  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

d'asile  :  la  mort  aussi  ;  c'est  la  loi  draconienne  que  l'on  a  con- 
servée. Au  théâtre,  dans  cette  aimable  et  brillante  Athènes,  le 
pauvre  avec  sa  misère,  «  des  haillons  pour  habits,  des  insectes 
pour  hôtes,  une  natte  pourrie  pour  couchette,  une  pierre  pour 
oreiller,  des  méchantes  feuilles  de  raves  pour  potage,  des 
enfants  affamés  qui  criaient,  »  voilà  ce  qui  fait  Tobjet  habituel 
des  intarissables  railleries  des  poètes  comiques.  Aristophane  se 
vante  d'avoir  amélioré  le  théâtre  athénien  sous  ce  rapport  ^ 
A  Rome,  la  pauvreté  était  regardée  comme  un  vice  et  une 
honte  ;  les  expressions  mêmes  dont  les  poètes  se  servent  pour 
décrire  l'avarice  montrent  à  quel  point  la  pauvreté  était  flétrie. 
Rien  n'est  plus  connu  que  ces  expressives  paroles  d'Horace  : 
Credidit  ingens  pauperiem  vitiiim.  Et  ailleurs  :  Magnum  pau- 
peri'es  opprobrium.  Et  ailleurs  encore  :  «  Loin,  bien  loin  d'ici 
l'immonde  pauvreté.  »  Pauperies  immunda  domo  procul  absil. 
Qui  ne  sait  que  Virgile  lui-même,  le  génie  le  plus  sensible  de 
l'antiquité,  déclare  honteuse  la  pauvreté,  et  la  relègue  comme 
une  infamie  dans  les  enfers:  Et  turpis  egestas.  On  peut  disputer 
sur  le  mot;  jamais  un  poète  chrétien  ne  l'eût  mis  là.  Et  parmi 
les  conditions  du  bonheur  dans  la  vie  champêtre,  ne  compte- 
t-il  pas  d'y  être  délivré  de  la  vie  importune  du  pauvre  :  Aiit 
doluit  miserans  inopem.  «  Le  riche  habitant  des  campagnes  n'a 
pas  à  compatir  au  sort  des  indigents.  »  N'est-ce  pas  Epictète  qui 
nous  dit  que  le  pauvre  est  délaissé  comme  un  puits  désert,  vide 
et  infect,  où  l'œil  plonge  avec  dégoût^  ? 

Mais  quelle  discussion,  quelle  étonnement  même  est  ici  pos- 
sible, quand  la  barbarie  des  mœurs  était  telle  qu'elle  avait 
éteint  dans  les  cœurs  jusqu'au  sentiment  paternel  lui-même,  et 
fait  de  l'enfant,  dans  l'antiquité  païenne,  la  victime  des  plus 
abominables  lois  ?  L'exposition,  l'infanticide,  un  trafic  exé- 
crable, voilà  à  quoi  les  enfants  étaient  sans  cesse  condamnés. 
Certes,  il  fallait  que  ces  crimes  fussent  bien  fréquents  pour  que 
TertuUien,  s'adressant  aux  premiers  magistrats  de  l'empire, 

*  Plaute,  Trinumnus,  act.  ii,  scène  ii;  Aristoph.,  Comédie  de  la  Paix, 
passirn.  — *Horat.,  lib.  III,  od.  xviii  :  lib.  II.  Sat.  m,  etEp.  ii;  Y\TQ'û.,Eneid.f 
lib.  VI;  Géorgie,  ii,  v.  -499. 


CHAPITRE   IV.  171. 

osât  dire  dans  son  Apologétique  :  «  Parmi  tous  ces  hommes 
qui  ont  soif  du  sang  des  chrétiens,  parmi  tous  ceux  qui  nous 
accusent,  parmi  ces  juges  si  rigoureux  envers  nous,  y  en  a-t-il 
qui  n  aient  pas  donné  la  mort  à  leurs  enfants,  qui  ne  les  aient 
pas  noyés,  faits  périr  de  faim,  jetés  en  pâture  aux  chiens  et  aux 
vautours  ^  ?  » 

Il  est  superflu  de  s'appesantir  sur  ces  détails.  L'antiquité 
païenne  n'a  eu  ni  un  hospice,  ni  un  hôpital,  ni  un  asile,  ni  rien 
qui  puisse  soulager  la  misère  ;  l'antiquité  a  été  au  regard  de 
l'enfant,  de  la  femme,  du  vieillard,  du  malade  et  du  pauvre, 
horriblement  sans  cœur.  Et  c'est  pourquoi  le  Fils  de  Dieu  s'est 
fait  homme  et  homme  de  peine  ;  c'est  pourquoi  un  ouvrier 
divin,  Jésus-Christ,  devait  passer  trente  années  dans  une 
boutique,  travaillant  de  ses  mains,  gagnant  son  pain  à  la 
sueur  de  son  front,  pour  apprendre,  à  l'égoïsme  et  à  l'orgueil, 
ce  que  c'est  que  le  pauvre  et  l'ouvrier. 

11.  Après  avoir  pendant  trente  années  caché  dans  une  humble 
chaumière  une  vie  laborieuse  et  pauvre,  afin  d'être  le  modèle 
des  pauvres,  avant  de  devenir  le  législateur  du  monde,  Jésus- 
Christ  se  montre  et  ouvre  sa  carrière  évangélique.  C'est  de 
la  maison  d'un  ouvrier  galiléen  qu'il  sort,  là  d'où  rien  de 
bon  ne  pouvait  sortir,  au  jugement  des  sages;  et  c'est  au 
peuple,  aux  foules  méprisées,  qu'il  va  tout  d'abord.  Il  com- 
mence par  leur  faire  sentir  la  charité  qui  est  pour  eux  dans  son 
cœur^  guérissant  les  malades,  consolant  les  affligés,  bénissant 
les  enfants,  et  partout  sur  son  passage  répandant  la  paix,  la 
santé,  la  vie.  Transportés  de  reconnaissance,  les  peuples,  pour 
le  suivre,  abandonnent  les  villes  et  les  bourgades,  et  vont 
jusqu'au  fond  des  déserts  et  sur  les  montagnes,  avides  de  l'en- 
tendre et  de  recueillir  ses  enseignements,  car  il  n'avait  pas 
encore  enseigné  :  tous  ignoraient  sa  doctrine.  On  ne  connais- 
sait encore  de  lui  que  ses  bienfaits  et  ses  miracles. 

Enfin,  il  ouvre'la  bouche,  et,  levant  les  yeux  vers  ses  disciples, 
il  leur  dit  :  c  Bienheureux  les  pauvres  d'esprit,  parce  que  le 
royaume  des  cieux  leur  appartient.  Bienheureux  ceux  qui  sont 

^  TerluL,  Apolog.,  ix. 


175  HISTOIRE    DE    J-A    PAPAUTÉ. 

doux,  parce  qu'ils  posséderont  la  terre.  Bienheureux  ceux  qui 
pleurent,  parce  qu'ils  seront  consolés.  Bienheureux  ceux  qui 
ont  faim  et  soif  delà  justice,  parce  qu'ils  seront  rassasiés.  Bien- 
heureux ceux  qui  sont  miséricordieux,  parce  qu'ils  seront 
eux-mêmes  traités  avec  miséricorde.  Bienheureux  ceux  qui  ont 
le  cœur  pur,  parce  qu'ils  verront  Dieu.  Bienheureux  les  pa- 
cifiques, parce  qu'ils  seront  appelés  enfants  de  Dieu.  Bienheu- 
reux ceux  qui  souffrent  persécution  pour  la  justice,  parce  que 
le  royaume  des  cieux  leur  appartient*.  » 

Telle  fut  donc  la  première  parole  qui  sortit  de  ses  lèvres  : 
«  Bienheureux  les  pauvres  I  »  Beati  pauperes  !  Ainsi  tombent 
confondus,  au  pied  de  la  sainte  montagne,  tous  les  enseigne- 
ments de  la  sagesse  antique.  Et  cependant  Tibère  était  à 
Caprée. 

Mais  il  faut  étudier  de  plus  près  cette  doctrine,  qui  a  créé  la 
charité  sur  la  terre  et  enfanté  par  elle  toutes  les  grandes 
œuvres  de  l'âme ,  toute  la  grande  civilisation  chrétienne , 
comme  le  fiât  lux,  au  commencement,  créa  la  lumière  et  tira 
l'univers  du  chaos. 

Un  docteur  de  la  loi  avait  adressé  à  Jésus-Christ  cette 
question  :  «  Quel  est  le  premier  de  tous  les  commandements  ?  » 
Jésus  répondit  : 

«  Voici  le  premier  de  tous  les  commandements  :  vous  ai- 
merez le  Seigneur  votre  Dieu  de  tout  votre  cœur,  de  toute 
votre  âme,  de  tout  votre  esprit  et  de  toutes  vos  forces.  C'est  là 
le  premier  commandement.  Et  voici  le  second,  qui  est  sem- 
blable au  premier  :  vous  aimerez  votre  prochain  comme  vous- 
même.  )) 

Puis  Jésus  ajoute  : 

«  Il  n'y  a  point  de  commandements  plus  grands  que  ceux-là. 
Ces  deux  commandements  renferment  toute  la  loi  et  les  pro- 
phètes'. » 

Tout  fut  dit  dans  ces  deux  paroles  :  l'origine,  la  nature,  la 
sublimité,  l'étendue  et  l'inviolabilité  du  précepte. 

Ainsi,  en  deux  mots,  non-seulement  l'indifférence  est  bannie 

«  Luc,  VI,  20,  26.  ~  »  Malth.,  xxii,  37  ;  Marc,  xii,  28. 


CHAPITRE  îV.  473 

et  Tamoiir  commandé,  mais  cet  amom*  du  prochain  est  élevé 
si  haut  qu'on  le  met  à  côté  de  l'amour  dû  à  Dieu,  et  pour  ainsi 
dire  en  un  même  rang  ;  ou  plutôt  ces  deux  amours  n'en  font 
qu'un  :  c'est  im  même  amour  s'attachant  à  Dieu  d'abord,  son 
objet  suprême,  et  de  là,  avec  la  force  qu'il  reçoit  de  cette  hau- 
teur où  on  l'élève,  rejaillissant  en  flots  très-purs  sur  toutes  ces 
nobles  créatures  humaines,  faites  comme  nous  à  l'image  de 
Dieu,  destinées  comme  nous  à  connaître  Dieu,  et  à  vivre 
éternellement  en  lui  dans  une  même  société  d'amour. 

Et  quel  est  ce  prochain,  que  nous  ne  pouvons  plus  nous 
contenter  de  ne  pas  haïr,  qu'il  faut  aimer  comme  nous-même, 
et  du  même  amour  que  nous  devons  à  Dieu? 

Un  docteur  de  la  loi  le  demande  à  Jésus-Christ  :  «  Quel  est 
mon  prochain  ?  »  dit-il.  Et  Jésus  reprenant  la  parole  lui  révèle, 
sous  la  forme  d'une  parabole,  la  plus  admirable  doctrine  : 

«  Un  homme  qui  allait  de  Jérusalem  à  Jéricho  tomba  entre 
les  mains  des  voleurs,  qui  le  couvrirent  de  plaies  et  le  lais- 
sèrent à  demi  mort  sur  la  route.  Or,  il  arriva  qu'un  prêtre 
allait  par  le  même  chemin  ;  il  vit  cet  homme  et  passa  outre.  Un 
lévite,  étant  venu  près  de  là,  le  vit  aussi  et  passa  de  même. 
Mais  un  Samaritain  qui  voyageait  vint  à  passer  près  de  cet 
homme,  »  —  de  cet  homme  qui  était  d'une  autre  nation,  d'une 
autre  rehgion  que  la  sienne,  qui  ne  lui  était  rien  enfin,  sinon 
qu'il  était  homme,  —  «  et  l'ayant  vu  il  fut  touché  de  compas- 
sion,  et  s'étant  approché  il  pansa  ses  plaies,  y  versa  de  l'huile 
et  du  vin,  et  le  mit  sur  son  cheval,  le  porta  jusque  dans  une 
hôtellerie,  où  il  le  soigna  et  le  fit  soigner,  »  etc. 

Alors  Notre-Seigneur,  s'adressant  au  docteur  de  la  loi,  lui 
dit  :  c(  Allez  et  faites  de  même*.  » 

Mais  voici  bien  plus  : 

«  Yous  savez  qu'il  a  été  dit  :  œil  pour  œil  et  dent  pour  dent  ; 
et  moi  je  vous  dis  :  Si  quelqu'un  vous  a  frappé  sur  une  joue, 
présentez-lui  encore  l'autre...  Vous  avez  entendu  dire:  vous 
aimerez  votre  prochain  et  vous  haïrez  votre  ennemi  ;  et  moi  je 
vous  dis  :  aimez  vos  ennemis,  faites  du  bien  à  ceux  qui  vous 

^  Luc,  X,  30. 


i74  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

haïssent,  et  priez  pour  ceux  qui  vous  persécutent  et  qui  vous 
calomnient,  afin  que  vous  soyez  les  enfants  de  votre  Père 
céleste,  qui  fait  lever  son  soleil  sur  les  bons  et  sur  les  mé- 
chants, et  qui  fait  tomber  sa  pluie  sur  les  justes  et  sur  les 
pécheurs.  » 

On  ne  commente  pas,  on  adore  de  telles  paroles. 

Le  Sauveur  ajoute  : 

«  Si  vous  n'aimez  pas  ceux  qui  vous  aiment,  quel  gré  peut- 
on  vous  en  savoir  ?  Les  païens  aiment  ceux  qui  les  aiment  ;  et 
si  vous  ne  faites  du  bien  qu'à  ceux  qui  vous  font  du  bien,  quel 
gré  peut-on  vous  eu  savoir?  Les  païens  ne  font-ils  pas  la 
même  chose?...  Pour  vous,  faites  du  bien  à  vos  ennemis: 
prêtez-leur  sans  rien  espérer  d'eux  ;  et  alors  votre  récompense 
sera  grande,  et  vous  serez  les  enfants  du  Très-Haut,  car  il  est 
bienfaisant,  même  envers  les  ingrats  ^  » 

Ainsi  notre  prochain,  ce  sont  tous  les  hommes,  connus  ou 
inconnus,  citoyens  ou  étrangers,  riches  ou  pauvres,  amis  ou 
ennemis.  Il  n'y  a  point  d'exceptions  pour  la  loi  d'amour.  Un 
Dieu  seul  pouvait  élargir  à  ce  point  le  cœur  de  l'homme. 

Jésus  ne  s'arrête  pas  là.  Dans  tout  le  cours  de  sa  carrière 
apostolique,  il  enseigne  au  monde  les  délicatesses  de  l'amour, 
la  sainte  modestie  de  la  charité,  les  puissantes  effusions  de  la 
générosité  et  du  plus  magnifique  dévouement.  Le  détachement 
des  biens  de  ce  monde,  la  confiance  en  Dieu,  l'obligation  de 
l'aumône  même  dans  la  pauvreté,  même  dans  l'état  de  péché, 
il  enseigne  tous  ces  devoirs.  «  Et  moi  je  vous  dis  :  Employez 
les  richesses  injustes,  afin  que,  quand  vous  mourrez,  ils  vous 
reçoivent  tous  dans  les  tabernacles  éternels.  »  Ailleurs  il 
ajoute  :  <<  Après  tout,  faites  l'aumôpe,  et  voilà  qu'il  n'y  a  plus, 
pour  vous,  rien  que  de  pur.  »  Puis  encore  cette  maxime  : 
«  Quiconque  donnera  seulement  un  verre  d'eau  froide  à  l'un  de 
ces  plus  petits  de  mes  frères,  je  vous  le  dis,  en  vérité,  il  ne 
perdra  pas  sa  récompense.  »  Enfin  ce  trait  si  touchant  :  «  Un 
jour  que  Jésus  s'était  assis  vis-à-vis  du  trésor,  et  regardait  le 
peuple  y  jeter  de  l'argent,  il  vint  à  passer  une  pauvre  veuve 

1  Matth.,  V,  38,  47  ;  Luc,  vi,  36. 


CHAPITRE   IV.  i75 

qui,  à  la  suite  de  plusieurs  riches,  lesquels  avaient  jeté  de 
grosses  aumônes  dans  le  tronc,  n'y  jeta,  elle,  que  deux  petites 
pièces  de  monnaie  faisant  un  denier.  Sur  quoi  Jésus,  rassem- 
blant ses  disciples,  leur  dit  :  «  Je  vous  assure  que  cette  pauvre 
veuve  a  mis  dans  le  trésor  plus  que  tous  les  autres,  car  ils 
n'ont  donné,  eux,  qu'une  partie  de  leur  superflu;  mais  elle, 
malgré  sa  pauvreté,  elle  a  donné  tout  ce  qu'elle  avait  et  qui  lui 
restait  pour  vivre  ^  » 

Et,  à  cette  occasion,  comment  ne  pas  rappeler  ici  tout  ce  que 
Notre-Seigneur  a  dit  et  fait  pour  relever  et  honorer  les  pauvres 
veuves,  les  pauvres  mères,  les  femmes,  les  enfants,  c'est-à-dire 
toutes  les  faiblesses  les  plus  dignes  de  tendresse  et  de  respect, 
mais  aussi  les  plus  foulées  aux  pieds  par  Tégoïsme  et  l'orgueil 
humain  sur  la  terre  ? 

Il  y  a,  dans  l'Evangile,  beaucoup  d'autres  traits,  notamment 
la  parabole  du  pauvre  Lazare  mourant  à  la  porte  du  riche  et 
porté,  après  son  trépas,  au  sein  d'Abraham  par  les  anges. 
Quant  au  riche,  il  mourut  aussi  et  fut  enseveli  en  enfer  :  Mor- 
tuus  est  et  sepultus  est  in  inferno.  Le  mauvais  riche  en  enfer  : 
voilà  la  morale  de  la  parabole. 

A  la  fin  des  temps,  la  grande  scène  du  dernier  jugement  : 
«  Or,  quand  le  Fils  de  l'homme  viendra  dans  Téclat  de  sa  ma- 
jesté et  avec  tous  les  anges,  il  s'assiéra  sur  le  trône  de  sa 
gloire,  et  toutes  les  nations  se  rassembleront  devant  lui  :  il 
séparera  les  uns  d'avec  les  autres,  comme  un  berger  sépare  les 
brebis  d'avec  les  boucs  ;  il  placera  les  brebis  à  sa  droite  et  les 
boucs  à  sa  gauche.  »  Alors,  parlant  en  roi  et  en  juge,  il  dira  à 
ceux  qui  seront  à  sa  droite  :  «  Venez,  les  bénis  de  mon  Père, 
posséder  le  royaume  qui  vous  a  été  préparé  dès  le  commence- 
ment  du  monde  :  car  j'ai  eu  faim,  et  vous  m'avez  donné  à 
manger  ;  j'ai  eu  soif,  et  vous  m'avez  donné  à  boire  ;  je  ne  savais 
où  loger,  et  nous  m'avez  recueilli  chez  vous  ;  j'étais  nu,  et 
vous  m'avez  revêtu;  j'étais  malade,  et  vous  m'avez  visité; 
j'étais  en  prison,  et  vous  êtes  venu  à  moi.  » 

Alors  les  justes  lui  répondront  :   a  Seigneur,  quand  est-ce 

<  Luc,  iLYiy  9;  Matth.,  x,  42;  Marc,  xii,  41, 


476  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

que  nous  vous  avons  vu  avoir  faim  et  soif,  ne  savoir  où  loger, 
manquer  de  vêtements,  être  malade  ou  en  prison,  et  quand 
est-ce  que  nous  vous  avons  assisté  ?  »  Et  le  Roi  leur  répondra  : 
«  Je  vous  le  dis,  en  vérité,  toutes  les  fois  que  vous  avez  fait  ces 
choses  à  l'un  des  plus  petits  de  mes  frères  que  voilà,  c'est  à  moi 
que  vous  les  avez  faites.  » 

Il  dira  ensuite  à  ceux  qui  seront  à  sa  gauche  :  «  Retirez-vous 
de  moi,  maudits  ;  allez  dans  le  feu  éternel,  qui  a  été  préparé 
pour  le  démon  et  pour  ses  anges  :  car  j'ai  eu  faim,  et  vous  ne 
m'avez  pas  donné  à  manger  ;  j'ai  eu  soif,  et  vous  ne  m'avez  pas 
donné  à  boire  ;  je  ne  savais  où  loger,  et  vous  ne  m'avez  pas 
recueilli  ;  j'étais  nu,  et  vous  ne  m'avez  pas  revêtu  ;  j'étais  malade 
et  en  prison,  et  vous  ne  m'avez  pas  visité.  »  Ils  lui  diront  aussi  à 
leur  tour  :  «  Quand  est-ce  que  nous  vous  avons  vu  avoir  faim 
ou  soif,  manquer  de  logement  ou  d'habit,  être  malade  ou  en 
prison  ?  et  quand  est-ce  que  nous  avons  refusé  de  vous  as- 
sister *?  » 

Alors  il  leur  répondra  :  «  Je  vous  le  dis,  en  vérité,  toutes  les 
fois  que  vous  avez  manqué  de  faire  ces  choses  'à  l'un  des  plus 
petits  de  mes  frères  que  voilà,  vous  avez  manqué  de  me  les 
faire  à  moi-même.  » 

«  Et  ceux-ci  iront  au  supplice  éternel,  et  les  justes  dans  la 
vie  éternelle  *.  » 

III.  Tel  est  donc  ce  précepte  de  la  charité  qui  est,  en  défi- 
nitive, l'abrégé  de  la  loi  et  la  plénitude  de  l'Evangile.  C'est  le 
dogme  de  la  paternité  divine  et  de  la  fraternité  en  Jésus-Christ. 
Ces  deux  principes,  qui  n'en  font  qu'un,  proclamés  dans  le 
monde  comme  un  oracle  du  ciel,  voilà,  avec  la  grâce  de  Dieu, 
ce  qui  a  créé  la  charité  dans  les  cœurs,  renversé  toutes  les 
odieuses  distinctions  qui  divisaient  les  hommes,  abolisl'asser- 
vissement  de  l'homme  par  l'homme,  et  fait  sur  la  terre  ce 
monde  nouveau  qu'on  nomme  la  chrétienté. 

Nous  allons  retrouver  l'enseignement  du  Sauveur  sur  les 
lèvres  et  sous  la  plume  des  apôtres. 

De  saint  Jean,  l'apôtre  de  l'amour,   il  faudrait   tout  citer. 

»  Malth.j  XXV,  31-46. 


CHAPITRE   IV.  477 

Saint  Jean  ne  prêcha  toute  sa  vie  que  deux  choses  :  la  divinité 
de  son  Maître  et  la  divine  charité.  C'est  lui  qui  a  donné  de  Dieu 
cette  définition  plus  profonde  et  plus  belle  encore  que  celle  de 
Moïse  :  Deus  charitas  est.  Dans  sa  vieillesse,  le  doux  apôtre 
n'adressait  à  ses  fidèles  d'autre  exhortation  que  celle-ci  :  «  Mes 
petits  enfants,  aimez-vous  les  uns  les  autres.  »  Et  comme  on 
lui  demandait  d'autres  recommandations,  il  répondait  :  «  Si 
vous  avez  la  charité,  cela  suffit.  »  De  ses  épîtres,  nous  citerons 
seulement  ces  deux  passages  : 

«  Pour  nous,  nous  savons  que  nous  avons  passé  de  la  mort 
à  la  vie  en  ce  que  nous  aimons  nos  frères.  Celui  qui  n'aime 
point  demeure  dans  un  état  de  mort.  Quiconque  hait  son  frère 
est  un  homicide.  Ce  qui  nous  a  fait  connaître  quelle  est  la 
charité  de  Dieu,  c'est  qu'il  a  donné  sa  vie  pour  nous.  Nous 
aussi  nous  devons  donner  notre  vie  pour  nos  frères.  Tout 
homme  qui,  ayant  les  biens  [de  ce  monde,  verra  son  frère  dans 
la  nécessité  et  tiendra  son  cœur  fermé  pour  lui,  comment 
aurait-il  en  soi  l'amour  de  Dieu?  Mes  petits  enfants,  que  notre 
amour  ne  soit  point  en  paroles,  ni  sur  la  langue,  mais  qu'il 
soit  effectif  et  véritable.  C'est  à  cela  que  nous  connaissons  que 
nous  sommes  les  disciples  de  la  vérité  ^ 

»  Nous  avons  reconnu  et  nous  avons  cru  l'amour  que 
Dieu  a  pour  nous.  Dieu  est  amour;  et  qui  demeure  dans  la 
charité  demeure  en  Dieu,  et  Dieu  en  lui.  Nous  donc,  aimons 
Dieu,  puisque  Dieu  nous  a  aimés  le  premier.  Si  quelqu'un  dit  : 
j'aime  Dieu,  et  qu'il  haïsse  son  frère,  c'est  un  menteur.  Car 
celui  qui  n'aime  point  son  frère,  qu'il  voit,  comment  peut-il 
aimer  Dieu,  qu'il  ne  voit  pas  ?  Et  c'est  là  un  commandement 
qui  nous  vient  de  Dieu  :  que  celui  qui  a  de  l'amour  pour  Dieu 
en  ait  aussi  pour  son  frère*.  » 

Suivant  la  doctrine  de  saint  Paul ,  il  n'y  a  plus  dans  l'huma- 
nité que  des  chrétiens,  des  frères,  formant  en  Jésus-Christ  un 
corps,  un  seul  corps,  voilà  la  grande  idée  de  l'unité  chrétienne, 
et  cette  unité,  c'est  l'unité  au  plus  haut  degré ,  l'unité  par  la 
foi,  l'unité  surtout  par  la  charité,  disons  le  mot,  par  la  fusion 

^Joan.,  m,  13-19.  —  *  Joan.,  iv,  7-12. 

IV,  12 


178  HISTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

(le  toutes  les  âmes  en  une  seule  âme.  A  cette  union  d'ici-bas, 
s'ajoute  l'espérance,  les  chrétiens  étant  tous  les  élus  de  Dieu. 
((  Revétez-vous  donc,  conclut  saint  Paul,  revêtez-vous  comme 
des  élus  et  des  enfants  chéris  de  Dieu  ;  revêtez-vous  comme 
des  frères  bien-aimés,  d'entrailles  de  miséricorde.  Supportez- 
vous  donc  mutuellement  les  uns  les  autres,  et  si  quelqu'un  a 
sujet  de  se  plaindre  d'un  autre ,  entrepardonnez- vous,  comme 
le  Seigneur  vous  a  pardonné.  Et  sur  toutes  choses,  ayez  la  cha- 
rité, qui  est  le  lien  de  la  perfection.  Que  la  paix  et  la  charité 
de  Jésus-Christ  régnent  et  triomphent  en  nos  cœurs,  car  c'est 
en  elle  que  vous  avez  été  appelés  pour  faire  un  seul  corps*.  » 

Puis,  voyez  comme  saint  Paul  insiste  sur  cette  comparaison 
du  corps ,  et  comme  il  s'apphque  à  relever  les  moindres 
membres  : 

«  L'œil  ne  peut  pas  dire  à  la  main  :  «  Je  n'ai  que  faire  de 
votre  assistance;  »  ni  la  tête  ne  peut  pas  dire  aux  pieds  :  «  Yous 
ne  m'êtes  pas  nécessaires.  »  Mais,  au  contraire,  les  membres 
qui  paraissent  les  plus  faibles  sont  ceux  dont  on  a  le  plus 
besoin.  Et  Dieu  a  accordé  le  corps,  en  suppléant  par  un  membre 
ce  qui  manque  à  l'autre,  afin  qu'il  n'y  ait  point  de  dissension 
dans  le  corps,  et  que  les  membres  aient  soin  les  uns  des 
autres. 

»  Aussi,  dès  qu'un  membre  souffre  quelque  chose,  tous  les 
membres  souffrent  en  même  temps  ,  et  quand  un  membre  est 
prospère,  tous  les  autres  membres  sont  dans  la  joie  ^  » 

Et  quelle  admirable  doctrine,  quel  doux  et  fort  esprit  de  cha- 
rité découle  de  cette  belle  et  féconde  idée  de  l'unité  chrétienne, 
de  l'union  de  tous  les  hommes  en  Jésus-Christ.  C'est  toujours 
saint  Paul  qui  parle  : 

«  Que  la  charité  fraternelle  soit  inviolable  parmi  vous. 

»  N'oubliez  pas  d'être  hospitaliers  envers  les  étrangers  et  les 
voyageurs. 

»  Souvenez-vous  aussi  dé  ceux  qui  sont  dans  les  fers  comme 
si  vous  y  étiez  avec  eux,  et  de  ceux  qui  souffrent  comme  étant 
aussi  vous-mêmes  dans  un  corps  sujet  à  la  souffrance.  » 

1  Rom.,  XII,  5.  —  *  Corinth.,  xii,  21. 


CHAPITRE  IV.  ^79 

«  N'oubliez  pas  la  charité;  faites  part  à  vos  frères  de  tout  ce 

.<  Que  votre  abondance  supplée  à  leur  détresse,  afin  que  les 
choses  soient  égales  entre  vous,  et  que  nul  ne  souffre;  que 
ce  u,  qu.  avait  beaucoup  nait  pas  plus  que  les  autres,  Jt  le 
celui  qui  avait  peu  n'ait  pas  moins  '.  « 

disfrïr'^"'  ''"'  '''  '°  '^"^'  '^^  '^'^*''*"^''  I««  ^«^mônes  les 

les  n  nv      rr  '*"  '"'""*'  ^*  ^™P'«'  •ï'^^  '''^'  q'"  «««iste 
es  pauvies  le  fasse  avec  une  douce  et  aimable  compassion.  En 

malT  'niTT'''  '''"■"'  '°"  ''"'  "'■""*=«•  Ayez  horreur  du 

cTarit??,  IT""'  "  ''"'  ''  ''""•  E^'r'-'^e-vous  avec  une 
chai  te  f  a  ernelle,  prévenez-vous  de  civilité  et  d'honneur  les 
uns  les  autres,  vous  secourant  avec  sollicitude,  toujours  fer- 

seivice  du  Seigneur,  plems  de  joie  dans  votre  bienheureuse 
espérance,  patients  dans  les  maux,  persévérants  dans  la  p  S 

henissant  et  ne  les  maudissant  jamais  ,  vous  réjouissant  avec 
ceux  qu,  se  réjouissent,  pleurant  avec  ceux  qui  pleurent  aya^ 
tous  les  mêmes  sentiments  ,  vous  abaissant  avec  les  p    iLn 
rendant  à  personne  le  mal  pour  le  mal,  et  faisant  le  'TnoT. 

si  tri;  no""'  °""'  ""^  "•"'  '^^^^"^  '°-  ^-  1^™  > 
SI  vous  le  pouvez,  vivant  en  paix  avec  tous,  ne  vous  défendan 

point  vous-même  et  ne  vous  livrant  jamais  à  la  coL       vo ÏÏ 
emiemi  a  faim,  lui  donnant  à  manger,  s'il  a  soif,  lui  dônnin  à 
boire    en  un  mot,  ne  vous  laissant  point  vainci;  par  le  mil 
mais  triomphant  du  mal  par  le  bien  ».  „  ' 

Maintenant,  pour  avoir  l'exposé  complet  de  la  doctrine  apos- 
olique  écoutons  le  premier  des  Papes,  saint  Pierre  :  «Après 
tout  et  avant  tout,  dit  le  Prince  des  apôtres  :  Jn  fine  a^Z 
et  ante  omnia  ;  -  car  c'est  là  tout  à  la  fois  le  principfet  1   to 
-  a.mez-vous  en  frères,  et  chérissez  cette  fraternité  nouvelle  • 
Fraternuatem  diligite.  Purifiez  vos  âmes  en  suivantla  loTde  la 

*  Hsebr.,  xrn,  i,  .{.  et  J6.  ~  »  Corinth    vrrr  m        3  d 

"^^nnm., yiu,  M.  —  3  jR^m.,  xii,  8,  21. 


1^^  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

charité  dans  l'amour  de  vos  frères,  et  aimez-vous  de  plus  en 
plus  les  uns  les  autres  avec  simplicité  de  cœur.  Et  par  la  vertu 
de  ce  sentiment  nouveau,  soyez  tous  compatissants  les  uns 
pour  les  autres,  ne  rendant  pas  le  mal  pour  le  mal,  mais  au 
contraire  bénissant  ceux  qui  vous  maudissent,  car  vous  êtes 
appelés  à  répandre  autour  de  vous  la  bénédiction  paternelle  et 
la  miséricorde  :  Fratemitatis  amatores,  beneÂkentes  *.  » 

Pour  sentir  toute  l'élévation  et  la  profondeur  de  cette  doc- 
trine il  faut  avoir  bien  présente  à  l'esprit  la  grande  plaie  de 
notre  nature,  lorsque  le  Fils  de  Dieu  la  vint  traiter  :  c'était 
Yégoïsme.  L'amour  s'était  corrompu  en  se  détournant  de  Dieu 
et  en  retombant  sur  lui-même,  semblable  à  un  fleuve  dont  les 
eaux  sont  claires  et  vives,  tant  qu'elles  suivent  leur  cours  vers 
rOcéan,  mais  qui  se  gâtent  si  elles  débordent  et  deviennent 
bientôt  stagnantes  et  infectes. 

.  Quiconque  n'aime  pas  Dieu  ,  dit  Bossuet ,  quoi  qu'il  dise  et 
quoi  qu'il  promette,  n'aimera  que  lui-même,  »  et  il  s'aimera 
mal.  C'est-à-dire  que  l'orgueil,  égoisme  de  l'esprit ,  la  sensua- 
lité égoisme  du  cœur  et  des  sens,  et  la  cupidité,  égoïsme  uni- 
versel, s'empareront  de  lui  tout  entier  :  il  n'aimera  plus  m 
Dieu  ni  ses  frères,  mais  lui-même  et  lui  seul. 

Yoilà  pourquoi  Jésus-Christ  a  fondé  la  morale  chrétienne  sur 
le  renoncement,  et  pourquoi  Jésus-Christ  et  ses  apôtres  ont 
réussi  à  faire  triompher  la  loi  d'amour. 

IV  Nous  venons  de  recueiUir  les  doctrines  de  la  chante  ;  il 
faut  maintenant  relever  les  actes.  Si  nous  parlions  ici  en 
théologien,  nous  aurions  à  approfondir  cette  grande  loi  d  a- 
mour;  mais  ne  parlant  qu'en  historien,  nous  devons  laisser  la 
théorie  pour  la  pratique,  indiquer  la  suite  des  faits,  assister  au 
triomphe  de  la  charité  pubhque. 

C'est  à  Jérusalem  que  commencèrent  à  éclater  ces  merveilles. 
Jérusalem  était  peuplée"  de  pauvres  méprisés  et  de  riches  or- 
gueilleux. Les  Lazares  et  les  mauvais  riches  n'ont  jamais 
manqué  dans  les  grandes  cités.  Ce  fut  là  que  la  charité  s'ap- 
pUqua  tout  d'abord  à  environner  d'honneurs  la  dignité  des 
1  /  Petr.,  II,  III,  IV,  passim. 


CHAPITRE   IV.  i81. 

pauvres  et  à  faire  comprendre  aux  riches  Texcellence  de  la 
miséricorde. 

Qui  n'a  entendu  raconter  les  prodiges  de  la  primitive  Eglise? 
qui  ne  s'est  ému  à  l'histoire  de  cette  société  naissante,  où  la 
multitude  des  croyants  ne  faisait  qu'un  cœur  et  qu'une  âme, 
où  les  riches  et  les  pauvres,  ayant  mis  volontairement  en 
commun  leurs  trésors  et  leurs  misères,  tous  vivaient  ensemble 
dans  une  touchante  égalité ,  ne  formant  plus  qu'une  même 
famille  de  frères,  d'où  les  froides  paroles  de  tien  et  de  mien 
étaient  bannies,  on  put  croire  un  moment  que  la  félicité  du  ciel 
était  descendue  avec  la  charité  sur  la  terre  ? 

Or,  dit  l'écrivain  sacré,  «  nul  n'était  pauvre  parmi  eux,  parce 
que  tous  ceux  qui  avaient  des  héritages  ou  des  maisons,  après 
les  avoir  vendus,  en  apportaient  l'argent  et  le  mettaient  aux 
pieds  des  apôtres.  Ensuite  on  donnait  à  chacun  autant  qu'il 
avait  besoin. 

»  Ils  persévéraient  tous  dans  la  doctrine  des  apôtres ,  dans  la 
communion  de  la  fraction  du  pain  et  dans  la  prière.  Chaque 
jour  ils  demeuraient  ensemble  dans  le  temple,  louant  Dieu  et 
mangeant  le  pain  sacré  dans  leurs  maisons ,  avec  grande  joie 
et  simplicité  de  cœur.  » 

Et  ainsi,  «  tout  ce  qu'il  y  avait  de  fidèles  n'était  qu'un  cœur 
et  qu'une  âme,  et  aucun  d'eux  ne  disait  sien  ce  qu'il  possédait, 
mais  toutes  choses  étaient  communes  entre  eux  *.  » 

Cependant,  la  grâce  multipliait  ses  conquêtes  :  par  la  vertu 
de  la  parole  apostolique,  le  nombre  des  disciples  croissait  de 
jour  en  jour;  de  nouvelles  églises  se  fondaient  de  toutes  parts. 
L'empire  de  la  charité  ne  pouvait  pas  se  restreindre  à  Jéru- 
salem, et  les  apôtres  durent  se  partager  tout  l'univers  pour  le 
conquérir  à  la  foi  et  à  l'amour  de  Jésus-Christ. 

Ce  fut  alors  qu'afin  de  relever  à  jamais  la  dignité  des  pauvres, 
et  pour  faire  comprendre  à  tous  le  prix  et  le  bonheur  de  la  mi- 
séricorde, les  apôtres  se  déterminèrent,  par  une  inspiration 
divine,  à  déclarer  solennellement  que  le  pauvre  était  un  être 

<  Act.,  IV,  32,  34,  35;  ii,  42,  46,  47. 


18^2  JIISTOIRK   DE    LA    PAPAirft. 

privilégié  dans  l'Eglise,  et  à  faire  de  l'exercice  de  la  charité  en- 
vers lui  un  ministère  sacré. 

Alors  fut  institué  le  diaconat,  c'est-à-dire  le  ministère  des 
pauvres.  «  Considérez,  dirent  les  apôtres,  que  nous  ne  pouvons 
suffa*e  à  la  prédication  de  la  parole  et  au  service  des  pauvres  ; 
choisissez  donc  parmi  vous  sept  hommes  pleins  de  l'Esprit 
saint,  pour  que  nous  les  consacrions  à  ce  ministère  \  »  Et  sept 
diacres  furent  choisis  et  consacrés  par  l'imposition  des  mains 
des  apôtres,  au  milieu  des  prières  de  l'assemblée  sainte.  Ce 
furent  Etienne,  cet  admirable  lévite  dont  le  cœur  mérita  d'en- 
fanter à  l'Eglise,  par  l'ardeur  de  sa  charité ,  par  ses  prières  et 
par  son  martyre,  le  grand  Paul,  et,  avec  Etienne,  Philippe, 
Prochore,  Nicanor,  Timon,  Parménas  et  Nicolas  d'Antioche^ 
Et  depuis  ce  jour,  après  le  ministère  du  Verbe  divin,  c'est-à- 
dire  du  Fils  de  Dieu  lui-même  caché  dans  l'Eucharistie  ou  an- 
noncé dans  la  prédication  évangélique,  rien  ne  sera  plus  grand 
et  plus  auguste  dans  l'Eglise  catholique  que  le  ministère  et  le 
service  des  pauvres. 

Le  service  des  pauvres  I  c'est  le  mot  :  oui,  les  pauvres  seront 
servis  dans  l'Eglise  ;  leur  dignité  est  si  haute,  et  l'Eglise  la 
comprendra  si  bien,  que  désormais  parmi  les  chrétiens  ce  sera 
un  honneur  de  les  servir,  et  non-seulement  un  honneur,  mais 
une  dignité  religieuse,  un  ordre  sacré  I  Ministère  si  noble  et  si 
saint  que,  pour  le  remplir,  la  plénitude  de  l'Esprit  de  Dieu  et 
une  sagesse  divine  seront  nécessaires  :  Vù^os  plenos  sapientiâ 
et  Spiritu  sancto  \ 

Ce  n'est  pas  tout  :  dès  lors,  je  vois  aussi  paraître  dans  l'Eglise 
des  fonctions  miséricordieuses  confiées  aux  femmes  chrétiennes 
et  qui,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  subsistèrent  tou- 
jours depuis  pour  le  service  des  pauvres.  Je  vois  de  saintes 
mères,  des  femmes  vénérables  par  leur  âge  et  par  leurs  vertus, 
qui  n'espèrent  qu'en  Dieu  sur  la  terre,  qui  vivent  avec  bonheur 
dans  la  retraite,  les  jeûnes  et  la  prière,  mais  qui  savent  aussi 
quitter  leurs  paisibles  demeures  pour  se  consacrer  au  soulage- 
ment des  malheureux ,  exercer  les  devoirs  d'une  sainte  hospi- 

'  Acl.,  Yi,  %  3.  —  »  Ad.,  VI,  2,  5.—  î  AcL,  vi,  3,  5. 


CHAPITRE   IV.  183 

talité,  secourir  tous  ceux  qui  souffrent  tribulation,  laver  les 
pieds  des  saints,  c'est-à-dire  les  fidèles,  et  se  dévouer  avec  un 
zèle  infatigable  à  toutes  les  œuvres  de  miséricorde  ^ 

Telle  était  cette  femme  célèbre  dans  l'histoire  apostolique, 
qui  fut  ressuscitée  par  saint  Pierre  : 

«  Il  y  avait  à  Joppé  une  femme  qui  était  du  nombre  des 
disciples,  appelée  Tabithe  ou  Dorcas.  Elle  était  riche  en  bonnes 
œuvres  et  faisait  beaucoup  d'aumônes. 

»  Or,  étant  tombée  malade  en  ce  temps-là,  elle  mourut  ;  et 
après  qu'on  eut  lavé  son  corps,  on  le  mit  dans  un  cénacle. 

»  Les  disciples  ayant  appris  que  Pierre  était  à  Lydda,  dans 
le  voisinage,  lui  envoyèrent  dire  :  Yenez  sans  délai  jusque 
chez  nous. 

»  Pierre  se  mit  aussitôt  en  chemin  et  dès  qu'il  fut  arrivé,  ils 
le  menèrent  dans  le  cénacle,  qu'il  trouva  plein  de  pauvres 
veuves,  pleurant  et  lui  montrant  les  tuniques  et  les  robes  que 
Dorcas  leur  faisait  '.  » 

Pierre  ressuscita  Dorcas,  et  «  après  avoir  fait  venir  tous  les 
saints  et  les  veuves,  il  la  leur  rendit  vivante*.  » 

Ainsi  s'étendaient  et  se  multipliaient  partout  les  magnifiques 
triomphes  et  l'empire  de  la  charité.  Déjà  l'Achaïe,  la  Macé- 
doine, Athènes  et  toute  la  Grèce,  Ephèse,  Smyrne  et  toute 
l'Asie-Mineure,  Rome,  l'Itahe  et  presque  tout  l'empire  romain, 
cédaient  aux  prédicateurs  évangéliques  ;  partout  la  charité 
marchait  de  concert  avec  la  foi  à  la  conquête  du  monde  :  la  foi 
éclairait  les  âmes,  la  charité  embrasait  les  cœurs,  et  les  anges 
du  Seigneur  venaient  eux-mêmes  révéler  aux  gentils  la  puis- 
sance de  la  charité,  déclarant  au  centurion  CorneiHe  que  ses 
aumônes  étaient  montées  devant  Dieu  et  avaient  attiré  sur  lui 
le  souvenir  et  les  regards  du  Seigneur  \ 

Les  pauvres  devinrent  partout  si  vénérables  et  si  chers  aux 
fidèles  des  Eglises  naissantes,  que,  dès  les  premiers  siècles, 
nous  voyons  établies  de  toutes  parts  les  œuvres  spirituelles  et 
corporelles  de  miséricorde.  Les  indigents  étaient  secourus,  les 
malades  et  les  vieillards  soulagés,  les  orphelins  recueillis,  les 
»  /  Tim.,  v,  18.  —  2  Act.,  ix,  36,  41.  —  '  AcL,  x,  1,  4. 


ISI  HISTOIRE   DE    LA    PAPAlTé. 

étrangers  et  les  voyageurs  abrités.  On  allégeait  les  fers  de 
l'esclave,  on  consolait  la  détresse  des  captifs,  on  essuyait  les 
larmes  des  affligés.  Le  mouvement  de  la  charité  était  constant 
et  universel  :  des  provinces  entières  organisaient  des  sous- 
criptions charitables.  Les  riches  de  la  Macédoine  et  de  FAchaïe 
se  regardaient  comme  les  débiteurs  des  pauvres  de  Jérusalem  : 
debitores,  quel  mot  et  n'est-ce  pas  le  signe  d'une  révolution? 
Mais  c'est  surtout  à  Rome  qu'à  la  voix  de  Pierre  et  de  Paul 
la  dignité  des  pauvres  fut  relevée  et  que  les  œuvres  de  la 
miséricorde  devinrent  incomparables. 

Déjà,  du  temps  du  pape  Corneille,  au  milieu  des  persécu- 
tions, —  c'est  une  lettre  de  ce  Pape  lui-même,  conservée  par 
Eusèbe,  qui  nous  l'apprend,  —  l'Eglise  de  Rome  comptait 
quinze  cents  veuves,  ou  infirmes  ou  pauvres,  auxquels  elle 
donnait  des  aliments.  Et  de  plus,  c'est  Denys  de  Corinthe,  dans 
sa  lettre  aux  Romains,  qui  nous  l'apprend,  elle  secourait  au 
loin  les  pauvres  de  toutes  les  Eglises. 

((  L'usage  est  ancien  parmi  vous,  disait-il,  d'accorder  mille 
secours  divers  à  tous  vos  frères  et  de  soulager  dans  leurs 
besoins  les  Eglises  de  toutes  les  contrées.  Non-seulement  vous 
venez  en  aide  aux  indigents,  mais  vous  soutenez  aussi  vos 
frères  condamnés  aux  mines,  et  par  ces  bienfaits,  dont  l'ha- 
bitude remonte  aux  temps  de  la  fondation  de  votre  Eglise, 
vous  continuez  en  dignes  Romains  la  coutume  tracée  par  vos 
pères.  Le  bienheureux  Soter,  votre  évêque,  l'a  fondée  avec  un 
zèle  admirable ,  et  l'a  sanctionnée  par  les  plus  touchants 
exemples.  » 

Qui  n'a  versé  une  larme  d'attendrissement  aux  paroles  si 
connues  du  diacre  saint  Laurent,  quand,  sommé  par  les  persé- 
cuteurs de  livrer  les  trésors  de  l'Eglise,  il  promit  de  le  faire  ; 
puis,  rassemblant  tous  les  pauvres,  tous  les  malades  que 
l'Eglise  de  Rome  nourrissait,  et  montrant  aux  bourreaux  avides 
ces  innombrables  foules,  numerosissimos  pauperum  grèges,  il 
leur  dit  :  «  Vous  cherchez  les  trésors  de  l'Eghse,  les  voilà!  » 

Dans  ces  temps  bienheureux,  on  reconnaissait  les  chrétiens 
à  deux  choses,  dit  le  pape  saint  Clément  ;  à  la  communion 


CHAPITRE   IV.  <88 

eucharistique  et  à  l'amour  des  pauvres;  et  saint  Justin  nous 
raconte,  dans  son  apologie,  comment  les  chrétiens,  «  après 
avoir  mangé  le  pain  eucharistique,  s'empressaient  de  faire 
entre  eux  une  collecte  pour  les  pauvres,  les  orpheUns,  les 
veuves,  les  vieillards  et  les  malades.  » 

N'est-ce  pas  le  portrait  d'une  dame  de  charité  que  traçait 
déjà  TertuUien,  quand  il  nous  représente  la  femme  chrétienne 
de  son  temps,  visitant  les  frères  de  rue  en  rue,  de  porte  en 
porte,  dans  les  réduits  les  plus  pauvres,  se  glissant  dans  les 
prisons  pour  laver  les  pieds  des  saints,  baiser  la  chaîne  des 
martyrs,  porter  des  aliments  aux  confesseurs  de  la  foi  ? 

Plus  surprenants  sont  encore  les  spectacles  dont  Rome  fut 
témoin,  lorsque  le  Saint-Siège  prit  pleine  possession  de  cette 
capitale  du  monde. 

Dans  cette  Rome  si  fière  et  si  dure,  les  pauvres  devinrent  si 
grands  aux  yeux  des  chrétiens,  et  la  miséricorde  si  noble,  que 
l'on  vit  les  plus  illustres  dames  romaines,  les  Paula,  les  Mar- 
cella  et  tant  d'autres,  filles  des  Marcellus,  des  Paul-Emile  et  des 
Scipion,  et,  à  la  suite  des  grandes  dames,  les  patriciens,  les 
sénateurs,  tels  que  le  grand  chrétien  Pammachius,  se  dévouer 
avec  bonheur  au  service  des  misérables ,  consacrer  leurs 
immenses  richesses  à  nourrir  les  indigents,  panser  leurs  bles- 
sures, essuyer  leurs  larmes,  baiser  avec  amour  ces  membres 
meurtris  dont  Jésus  souffrait,  ennoblissait  pour  elles  les  plaies 
et  les  douleurs. 

Le  premier  hospice  en  Occident  fut  fondé  près  de  Rome  par 
le  sénateur  Pammachius  ;  le  premier  hôpital,  par  une  descen- 
dante des  Fabius,  Fabiola.  «  Dirai-je,  s'écrie  saint  Jérôme,  les 
innombrables  et  repoussantes  misères  que  Fabiola  y  soignait 
elle-même  de  ses  propres  mains?  Combien  de  fois  ne  la  vit-on 
pas  portant  sur  ses  épaules  les  pauvres  infirmes,  ou  lavant  les 
plaies  qu'on  n^sait  pas  même  regarder,  ou  donnant  des  ali- 
ments aux  indigents  et  des  potions  aux  malades  ?  » 

L'exemple  une  fois  donné  à  Rome,  les  fondations  charitables 
se  répandent  de  toutes  parts.  Il  fallut  créer  des  mots  nouveaux 
pour  exprimer  ces  choses  nouvelles,  et  la  multitude  de  ces 


1S6  FnSTOIRF.    DR    LA    PAPAl'T^.. 

noms  atteste,  jusque  dans  les  lois  des  empereurs  chrétiens, 
que  toutes  les  variétés  des  misères  humaines  étaient  atteintes 
et  soulagées  par  la  charité  catholique. 

Les  saints  Pontifes  de  TEgUse  romaine  furent  en  tout  point 
les  dignes  successeurs  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  ;  car, 
en  même  temps  qu'ils  étaient  la  lumière  du  monde  par  la  foi, 
ils  étaient  les  pères  des  pauvres  par  la  charité  :  persécutés, 
bannis,  du  fond  même  des  souterrains  où  les  tenait  relégués 
la  cruauté  des  tyrans,  ils  nourrissaient  ceux  que  les  empereurs 
laissaient  périr  de  misère  ;  et,  pendant  ces  trois  premiers  siècles, 
sortant  tous  de  ce  monde  par  la  voie  du  martyre,  ils  léguaient 
avec  une  tendre  sollicitude,  à  leurs  héroïques  successeurs,  la 
famille  des  pauvres.  Et  JuUen  l'Apostat,  frémissant  de  honte, 
s'écriait  :  «  N'est-ce  pas  assez  que  ces  chrétiens  nourrissent 
leurs  pauvres?  et  faut-il  encore  que  nous  leurs  laissions  la 
gloire  de  soulager  les  nôtres?  »  Cet  héroïsme,  du  reste,  devait 
achever  la  conquête  du  monde  à  l'Evangile.  «  Voyez  comme 
ils  s'aiment  1  »  s'écriaient  les  païens  ravis  d'admiration.  Dans 
une  peste  affreuse  qui  ravagea  l'empire  au  miUeu  du  troisième 
siècle,  on  vit  les  chrétiens  se  venger  de  leurs  ennemis  comme 
savent  se  venger  les  chrétiens,  en  donnant  leur  vie  pour  des 
persécuteurs.  Les  barbares  eux-mêmes  devaient  bientôt  con- 
naître cet  admirable  dévouement.  Les  soldats  romains  avaient 
fait  aux  Perses  sept  mille  prisonniers;  ces  malheureux 
mouraient  de  faim.  Aussitôt  Acace,  évêque  d'Amidée,  ras- 
semble son  clergé  :  «  Dieu  n'a  pas  besoin,  dit-il,  de  plats,  ni 
de  coupes.  Puisque  notre  Eglise,  grâce  à  la  libéralité  des 
fidèles,  possède  do  nombreux  vases  d'or,  n'est-il  pas  juste  de 
les  employer  à  délivrer  ces  pauvres  captifs  et  à  venir  au  se- 
cours de  leur  misère  ?»  A  ces  paroles,  il  fit  fondre  les  vases 
sacrés,  employa  une  partie  du  prix  à  racheter  les  prisonniers, 
l'autre  à  les  nourrir  ;  puis  il  les  renvoya  dans  leur  pays  avec 
des  provisions  de  voyage.  Le  roi  des  Perses,  confondu  par 
tant  de  charité,  écrivit  à  Théodore  pour  le  prier  de  lui  faire 
connaître  cet  étrange  ennemi,  qui  lui  rendait  ses  soldats 
vaincus,  après  les  avoir  comblés  de  biens.  Théodore  fit  con- 


CHAPITRE   IV.  187 

naître  à  Acacius  ce  désir  du  prince,  et  l'homme  de  Dieu  se 
rendit  à  la  cour  de  Perse,  pour  expliquer  au  prince  païen  le 
mystère  de  la  charité  chrétienne  ^ 

V.  L'affranchissement  du  Christianisme  par  Constantin  fit, 
à  la  charité,  de  plus  larges  ouvertures  :  elle  entrait,  pour  ne 
plus  le  quitter,  sur  le  terrain  de  la  vie  publique  ;  nous  allons 
suivre,  sur  ce  nouveau  théâtre,  cette  messagère  des  dons 
divins. 

Les  œuvres  de  charité,  dit  le  comte  de  Champagny,  ne  se 
développent  qu'avec  le  temps  ;  il  faut,  pour  qu'elles  s'élèvent, 
la  patience  et  la  persévérance  des  siècles  de  foi  ;  il  faut,  pour 
qu'elles  se  constituent  et  qu'elles  durent^  l'inteUigence  et  la 
maturité  des  siècles  civilisés.  Aujourd'hui  encore,  c'est  par  la 
charité  envers  celui  qui  souffre  que  la  foi  a  son  point  de 
contact  principal  avec  le  monde,  et,  quoi  qu'il  fasse,  le  garde 
en  sa  possession.  Et  une  des  choses  les  plus  merveilleuses  de 
cette  merveilleuse  époque  des  Constantin  et  des  Chrysostome, 
est  de  voir  comme  en  peu  de  temps,  après  un  siècle  tout  au 
plus  de  liberté,  la  charité  chrétienne  avait  déjà  changé  la  face 
du  monde'. 

C'était,  en  effet,  un  grand  siècle  que  celui  où  l'Eglise  affran- 
chie sortait  des  catacombes  et  se  montrait  en  plein  jour. 

Par  cette  révolution,  la  situation  de  l'Eglise  était  changée  ; 
ses  moyens  d'action  et  la  nature  de  sa  tâche  allaient  changer 
aussi.  L'empire  devenait  son  ami.  La  république  romaine  et 
la  république  chrétienne  joignaient  leurs  mains  dans  celles  de 
Constantin.  Quoiqu'une  sorte  de  paganisme  officiel  demeurât 
dans  les  premiers  temps,  le  Christianisme  était  libre  ;  il  était 
protégé,  il  allait  être  dominant.  L'évêque  allait  être  le  conseiller 
du  prince;  l'influence  que,  même  sous  les  princes  païens,  le 
Christianisme  avait  exercée  sur  la  société  romaine,  il  allait 
directement,  auvertement,  officiellement  l'exercer  sur  ce 
monde  où  la  masse  commençait  à  être  chrétienne.  «  Je  suis 
persuadé,  écrit  Constantin,  que  si  j'amenais  tous  les  hommes 

>  Socrate,  Hist.  eccL,  VII,  xxi  (an.  420).  —  ^  Champagiiy,  la  Charité  chré- 
tienne dans  les  premiers  siècles  de  l'Eglise,  p.  159. 


i88  HISTOIRE    1)K    LA    PAPAUTÉ. 

à  adorer  le  même  Dieu,  ce  changement  de  religion  amènerait 
un  changement  dans  l'empire  '.  »  L'Eglise  allait  avoir  le  prince 
pour  son  aide;  la  puissance  du  commandement  allait  être  mise 
au  service  de  la  parole  :  Constantin  fut  appelé  le  défenseur  des 
saints  canons. 

Mais,  en  même  temps  que  ses  moyens  d'action,  l'Eglise 
voyait  s'accroître  sa  tâche.  Le  vieux  monde  romain,  qui  avait 
eu  si  longtemps  auprès  de  lui  l'antidote  de  ses  vices  et  de  ses 
misères,  était  en  pleine  décadence.  Les  deux  éléments  qui 
l'avaient  constitué,  le  génie  quiritaire  et  le  génie  oriental, 
étaient  également  frappés  d'impuissance.  Le  génie  romain  avait 
eu  sa  grandeur  et  ses  infirmités  :  c'était,  d'un  côté,  le  courage 
militaire,  le  sentiment  patriotique,  le  dévouement  à  la  répu- 
hhque  chaque  jour  agrandie,  tout  cela,  désormais  tombé  à 
l'état  de  phrase  en  usage  dans  les  panégyriques  et  les  poèmes  ; 
mais,  d'un  autre  côté,  le  vice  dominant,  la  dureté  de  l'esprit, 
le  sentiment  cruel  était  demeuré  debout.  Sans  doute  l'influence 
des  philosophes  et  des  jurisconsultes,  éclairés  à  leur  insu  par 
la  pensée  chrétienne,  l'avaient  fait,  dans  la  sphère  législative, 
reculer  de  quelques  pas  ;  mais  ces  échecs  partiels  étaient  peu 
de  chose  et  les  lois  échouaient  tristement  contre  la  dégradation 
des  mœurs.  Sauf  quelques  rares  exceptions,  l'empire  restait 
sous  la  loi  de  l'inhumanité  antique  ;  la  protection  de  l'enfant 
était  impuissante,  l'émancipation  de  la  femme  était  encore 
incomplète;  l'esclavage,  bien  que  réduit  quant  au  nombre, 
était  encore  la  base  fondamentale  de  l'ordre  social.  Les  cruautés 
du  droit  de  la  guerre,  les  sanguinaires  voluptés  de  l'amphi- 
théâtre, les  rigueurs  d'une  justice  barbare,  tout  cela  avait  à 
peine  reçu  quelque  atteinte. 

Et  cependant,  comme  nous  venons  de  le  dire,  l'esprit  national 
de  la  vieille  Rome,  dans  ce  qu'il  avait  de  tutélaire  et  d'élevé, 
était  en  décadence.  Les  peuples  s'étaient  vengés  d'elle.  Les 
guerres  et  les  révolutions  de  l'empire  avaient  été  comme  une 
insurrection  sans  cesse  renouvelée  de  toutes  les  nations  con- 
quises contre  le  nom  romain.  La  pourpre  avait  décoré  des 

*  Euseb.,  in  Vitd  Constantini,  II,  lxv. 


CHAPITRE   IV.  489 

épaules  espagnoles,  illyriennes,  syriennes,  arabes.  Le  paysan 
pannonien  Dioclétien  fut  surtout  l'homme  de  ce  cosmopolitisme 
antiromain.  Il  brisa  la  tradition  de  Rome  et  d'Auguste;  il 
rompit  l'unité  de  l'empire  ;  il  opposa  à  la  ville  des  Césars  Nico- 
médie,  la  Rome  asiatique,  aux  mœurs  romaines  les  mœurs  de 
l'Orient,  à  l'empire  fondé  par  Auguste  un  nouvel  empire. 

Cet  empire  se  composa  de  deux  classes  d'hommes  qui  se  re- 
trouvent dans  toutes  les  sociétés  où  la  vie  factice  remplace  la 
vie  réelle,  de  fonctionnaires  et  d'agents  du  fisc.  Ces  fonction- 
naires, nommés  clarissimes  et  perfectissimes,  mots  qu'il  faut 
prendre  à  contre-sens  pour  en  avoir  le  sens,  formaient  une 
administration,  non  une  aristocratie,  car  ils  n'avaient  pas  de 
racines  dans  le  passé  ;  une  administration  gouvernementale, 
mais  point  nationale,  car  elle  était  plutôt  hostile  à  l'esprit 
romain  ;  d'ailleurs  n'ayant  pas  l'appui  des  grandes  fortunes , 
rares  en  ce  siècle,  elle  ne  constituait  qu'un  mandarinat  cor- 
rompu, comme  à  la  Chine,  avec  ses  écoles,  son  noviciat  et  ses 
degrés. 

Quant  aux  agents  du  fisc,  ils  étaient  les  vampires  de  cette 
société  mourante.  Le  système  d'exaction  n'eut  plus  de  bornes. 
L'intérêt  du  trésor,  qui  est  perpétuel,  étant  remplacé  par  l'in- 
térêt de  son  agent,  qui  est  viager,  les  procédés  changèrent  ;  on 
enrichit  le  présent  au  détriment  de  l'avenir.  Quand  un  village 
était  épuisé  par  la  disette,  on  ajoutait  ses  contributions  à  celles 
du  village  voisin  et  l'on  ruinait  deux  villages  au  lieu  d'un. 
Quand  les  impôts  d'un  bourg  rentraient  avec  peine,  au  lieu  de 
presser  chaque  contribuable,  on  tondait  un  riche  propriétaire, 
puis  un  autre,  jusqu'à  l'établissement  de  l'égalité  dans  la 
misère.  Quand  le  colon,  qui  cultivait  son  champ,  ne  payait  pas 
sa  quote  d'impôt,  on  vendait  le  bœuf,  la  charrue,  les  enfants, 
le  colon  lui-même.  Le  colon,  qui  voyait  la  prison  succéder  à  la 
ruine,  fuyaitchez  les  barbares,  se  donnait  en  esclavage  ou  se 
faisait  bandit.  Le  fisc  rayait  de  son  catalogue  quelques  milliers 
d'arpents  restés  sans  culture  et  en  pressurait  d'autres  pour 
combler  son  déficit.  En  procédant  avec  cette  modération  et  cette 
intelhgence,   pour  faire  produire  à  l'impôt  des  surcroîts  de 


190  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

recettes,  on  marchait  à  l'anéantissement  de   la  fortune  pu- 
blique. 

Du  reste,  la  divinité  de  l'empereur,  l'établissement  des  lar- 
gesses sacrées,  la  pratique  de  la  délation  imposaient  à  la  pro- 
priété de  perpétuels  remaniements.  On  dut  donc  créer,  pour 
les  besoins  de  l'agriculture  et  de  l'industrie ,  une  situation 
mitoyenne  entre  l'esclavage  et  la  liberté,  le  colonat  et  les  cor- 
porations de  métiers.  De  plus,  pour  assurer  la  rentrée  des 
impôts  et  l'exact  accomplissement  des  services,  il  fallut  faire 
peser  sur  les  fonctions  municipales,  administratives  et  séna- 
toriales, une  responsabilité  qui  en  ruina  les  titulaires.  On  dut, 
pour  ces  charges,  recruter  des  délinquants  et  recourir,  par 
exemple,  aux  lois  du  maximum,  dernier  expédient  d'une  poli- 
tique aux  abois.  Une  somme  énorme  de  richesses  matérielles, 
intellectuelles  et  morales  s'anéantissait  ainsi  chaque  jour.  Au 
profit  de  qui  ?  De  personne,  si  ce  n'est  de  cet  état-major  d'agents 
impériaux,  de  fonctionnaires,  d'espions  politiques  ou  financiers, 
qui  exploitaient  la  puissance  et  la  divinité  de  César.  Le  reste, 
et  c'était  tout  le  monde,  était  tellement  misérable,  qu'on  ne  l'a 
peut  être  jamais  été  plus. 

Le  Christianisme  parlant  par  ses  écrivains,  ses  évêques 
et  ses  Souverains  -  Pontifes,  protesta  énergiquement  contre 
toutes  les  barbaries.  Nous  verrons  bientôt  comment  il  affran- 
chit l'esclave,  réhabilita  la  femme,  constitua  la  famille  chré- 
tienne et  fit  prévaloir,  dans  les  mœurs,  quelques  principes  de 
haute  sociabilité.  En  ce  qui  regarde  l'enfant,  il  poursuivit  de 
ses  censures  l'avortement,  l'infanticide,  la  vente,  la  réduction 
en  esclavage.  «  Empêcher  de  naître,  c'est  tuer  d'avance,  »  avait 
écrit  Tertullien.  Nous  n'accorderons  pas,  disait  i\  son  tour 
Lactance,  qu'il  puisse  être  permis  de  faire  périr  les  enfants 
nouveaux-nés.  C'est  un  crime  impie,  car  Dieu,  qui  leur  adonné 
des  âmes,  les  leur  donne  pour  vivre  et  non  pour  mourir. 
L'homme,  pour  ne  s'épargner  aucun  crime,  retire  à  ces  êtres  à 
peines  formés  une  vie  dont  il  n'est  pas  l'auteur.  Epargnera- 1- il 
le  sang  d'autrui  celui  qui  n'épargne  pas  le  sien  ?  Ceux-là  donc, 
sans  contredit,  sont  des  scélérats.  Mais  que  dirais-je  de  ceux 


CHAPITRE    IV.  igi 

qu'un  resle  de  pitié  porte  à  exposer  leurs  enfants  ?  Sont-ils  in- 
nocents, ceux  qui  livrent  leur  sang  aux  chiens  et,  autant  qu'il 
est  en  eux,  condamnent  leurs  enfants  à  une  mort  plus  cruelle 
que  la  strangulation  elle-même?  Quelle  impiété  crue  de 
compter  ainsi  sur  la  miséricorde  étrangère  et  sur  une  misé- 
ricorde qui  vouera  notre  sang  ou  à  la  servitude,  ou  à  la  prosti- 
tution!... Il  est  aussi  coupable  d'exposer  que  de  tuer'  » 

Constantin  entendit  la  voix  de  Lactance  et  poursuivit  ces 
mmes.  Les  punir  ne  suffisait  pas,  il  fallait,  en  diminuant  la 
misère,  en  prévenir  le  retour.  Les  empereurs  chrétiens  s'es- 
sayèrent a  cet  insoluble  problème  ;  ils  durent  céder  à  l'impuis- 

des  entit"'  '''""""  ""''  "'^  ''  ^'°'"  '''^^^-^  ''^  -'^^ 

spectacles.  Jl7rvait!ircrvoluptÏrtlJL''quI^ 
ani  au  cœur  du  peuple  romain,  et  que  l'EgHse  eut  t^nt  de 

il       TT'"'  ""  """""""^  attentat  à  la  liberté,  à  la  dignité 
u]a  vie  de  l'homme.  Les  acteurs  étaient  contraints  de  reste  ■' 
eux  et  leur  postérité,  sur  les  planches  de  la  scène.  Le  théâti-é 
.tleraireéait    du  reste,  éclipsé  par  les  spectacles  sanglante 
es  luttes  de  l'homme  contre  la  bête  et  de  l'homme  contré 
1  homme.  Les  bêtes  réservées  aux  amusements  du  peuple^ 
jouissaient  d'une  certaine  immunité.  Les  empereurs  chrétien 
agn-ent  vigoureusement,  mais  avec  un  succès  médiocre  coZ 
ces  horreurs  de  spectacles.  Un  jour  venait  de  l'Orient  ursÔ! 
htaire  nommé  Télémaque;  à  Rome,  il  voit  les  gladiateurs  prl 
a  sentre-dechirer;  il  descend  dans  l'amphithéâtre  pour  !'on 
poser  a  leur  combat.  Le  peuple  s'arme    contre  le  gLémix 
anachorète,  de  pierres  et  de  bâtons.  Télémaque  meurt   LS 
son  sang  coule  le  dernier  sur  l'arène.  L'empereTr   enhTr^ 

rr  "^^^"^'  ^''  '  '''-'•  '^  ''^"  ''''  "^  di  paru  e^p: 


Si  le  droit  civîl  était  cruel,  le  droit  de  guerre  était  mnn» 
U-ueux  En  présence  de  ces  guerres  si  atroces  iVghl  S 
en  quelque  sorte  à  absoudre  la  guerre  elle-mème^actan   ' 

'  Divm.  institut.,  VI,  xx.  -^«-^^tauce, 


192  Histoire  de  la  papauté. 

qui  excède  quelquefois,  déclare  qu'il  n'est  pas  permis  au  juste 
de  faire  la  guerre.  Les  Pères  se  demandent  quelquefois  si  le 
soldat  qui  revient  sanglant  du  combat  doit  être  admis  à  la 
table  sainte.  Quelques  canons  imposent  des  pénitences  à  celui 
qui  a  tué  un  ennemi  dans  le  combat.  Théodose,  après  une 
bataille,  n'ose  se  présenter  à  la  sainte  table  jusqu'au  jour  où  la 
naissance  d'un  fils  lui  fait  présumer  le  pardon  du  Seigneur. 
Tant  de  sang  avait  été  versé  et  versé  avec  si  peu  de  raison, 
qu'un  certain  excès  était  utile  dans  cette  horreur  du  sang,  qui 
est  le  principe  et  le  généreux  sentiment  de  l'Eglise. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  questions  de  justice  civile  ou 
criminelle;  nous  devons  nous  occuper  spécialement  ici  de  la 
charité. 

Vï.  Après  l'inhumanité  dans  les  lois  et  dans  les  mœurs  vient 
le  fait  de  la  misère  ;  c'était  là  le  fléau  que  la  charité  chrétienne 
devait  spécialement  combattre. 

Quant  au  fait,  il  est  triste,  et  malgré  sa  tristesse,  se  rit 
des  doléances.  Dans  une  société  exclusivement  composée 
d'hommes,  il  y  aura  toujours  des  enfants  et  des  vieillards,  des 
orpheUns  et  des  veuves.  Dans  une  société  composée  d'hommes 
libres,  rien  ne  peut  prévenir  l'imprudence  de  l'ouvrier.  Si  un 
artisan  gagne  quatre  fois,  dix  fois  plus  qu'il  ne  faut  pour 
vivre,  il  destinera,  au  repos  et  au  plaisir,  dans  la  semaine  sui- 
vante, le  nombre  de  jours  nécessaire  pour  le  ramener  de  force 
au  travail  un  peu  plus  tard,  et  toute  déclamation  à  ce  sujet 
serait  indiscrète.  Aucune  prévoyance  humaine  ne  peut  d'ailleurs 
prévenir  les  maladies,  les  chômages,  les  manques  de  travail. 
Sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  la  misère  est  une  des  plaies 
vives  de  l'humanité. 

Mais  si  le  fait  est  triste,  sa  morahté  offre  des  consolations. 
L'expiation  est  la  loi  commune  de  la  vie  privée  et  de  la  vie 
publique.  L'expiation  affecte  deux  formes  :  elle  s'exerce  par 
la  domination  lorsque  les  forts  subordonnent  tout  à  leur 
égoïsme,  ou  par  l'immolation  volontaire,  lorsque  les  riches 
se  dévouent  spontanément  au  bien  du  pauvre.  Dans  l'anti- 
quité, l'expiation  par  la  domination  devient  un  dogme  uni- 


CHAPITIU':   ÎV.  ^(j.j 

verse).  Malheur  aux  vaincus!  Les  races  se  subjuguent,  se  dé- 
vorent, s'absorbent  dans  une  action  et  une  réaction  inces- 
santes; d'abord  le  joug  de  l'Orient,  puis  celui  de  l'Occident  La 
vie  et  la  mort  se  transforment  d'une  extrémité  du  monde  à 
1  autre.    Ce  règne  de  la  chair  et  du   sang,  cette  exclusion 
aveugle  et  fatale,  cette  pression  de  la  violence,  cette  loi  terrible 
de  l'envahissement,  dont  l'empire  développait  avec  tant  d'éner- 
gie l'homme  charnel,  tout  cet  ensemble  de  douleurs,  de  vo- 
luptés, d'asservissement  et  de  despotisme  eût  duré  jusqu'à 
1  extmction  de  l'espèce.  L'homme  était  enfermé  dans  un  cercle 
vicieux  ou  la  brutalité,  la  domination,  la  servitude  se  dépla- 
çaient l'une  l'autre,  mais  pour  se  fortifier.  Pour  briser  ce  cercle 
de  misère,  il  fallait  qu'un  point  d'appui  fût  pris  en  dehors  de 
humanité  et  que  son  centre  fût  reporté  en  Dieu.  Il  fallait  que 
a  vie  déifiée  coulât  dans  ses  veines  pour  la  reconstruire  par 
1  intérieur  et  lui  donner  la  force  de  la  régénération.  Tout  cela 
futl  œuvre,  le  triomphe  de  la  charité. 

Le  premier  acte  contre  la  misère  fut  la  réhabilitation  du  tra- 
vail. Avant  tout,  en  effet,  il  faut  demander  à  l'homme  ce  qu'il 
peut  produire,  et,  par  une  assistance  inconsidérée,  ne  point 
favoriser  la  paresse.  Quand  le  Christianisme  fut  affranchi  il  y 
avait  dans  la  société  deux  classes  d'hommes  :  des  patriciens 
qui  considéraient  le  travail  comme  une  œuvre  d'esclave ,  et 
cles  affranchis,  qui  ne  trouvaient  rien  de  mieux  que  d'embeUir 
1  affranchissement  parles  délices  toujours  trompeuses  de  l'oisi- 
veté. Dans  l'Eglise,  il  s'était  mémo  formé  une  secte  de  moines 
Massa  liens,  qui  avait,  pour  unique  règle,  cette  parole  :  «  Ne 
travaillez  pas  pour  une  nourriture  qui  périt.  »  L'Eglise  résista 
a  ce  torrent.  D'abord  elle  ferma  ses  portes  à  l'esclave  par  res- 
pect pour  les  droits  du  maître,  au  décurion  par  respect  pour 
es  droits  de  la  cité,  à  tous  ceux  en  un  mot  qui  étaient  débi- 
teurs dun  travail.  De  plus,  elle  prétendit  maintenir  l'ordre 
antique  par  suite  duquel  le  travail  se  trouvait  dans  la  cellule 
comme  hors  de  la  cellule,  et  plus  rude,  plus  constant,  plus 
sévèrement  exigé.  Dans  les  églises  troublées  par  les  prédica- 
teurs de  la  fainéantise,  les  Pères  tonnent  contre  cette  prédi- 
'^-  13 


\\)i  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUlÈ. 

cation  malvenue  '.  Les  évèques  même  ne  négligeaient  point  le 
travail.  De  leur  coté,  les  princes  poursuivent  les  mendiants 
capables  de  travailler.  Cette  grande  leçon  du  travail  était  né- 
cessaire à  cette  époque  plus  qu'à  aucune  autre.  L'Eglise  avait 
besoin  d'arborer  l'étendard  du  travail  manuel,  pour  ne  pas 
être  le  commun  asile  de  tous  les  désœuvrés.  Quand  le  siècle 
a  travaillé  davantage,  les  cloîtres  ont  pu  remplacer  le  travail 
de  Marthe  par  la  contemplation  de  Marie.  Mais  dans  un  temps 
où  l'Etat  commandait  le  travail  et ,  malgré  ses  menaces ,  ne 
l'obtenait  point,  il  fallait  le  grand  exemple  de  l'Eglise  pour 
ranimer,  relever,  aider  le  travail.  Sans  elle,  l'activité  s'étei- 
gnait et  le  monde  ne  pouvait  plus  que  vivre  de  brigandage  ou 
mourir  de  faim. 

Si  rien  n'est  plus  sage  que  de  relever  le  travail  et  d'offrir  à 
riiomme  valide,  dans  le  fruit  de  ses  efforts,  des  moyens  de 
subsistance,  il  n'est  pas  moins  juste  et  bon  d'assister  le  pauvre 
par  la  charité.  L'Eglise,  dès  son  berceau,  avait  ouvert  le  trésor 
des  pauvres,  et,  dès  le  temps  des  persécutions,  elle  avait  formé 
leur  patrimoine  :  avec  Constantin,  elle  vit  s'inscrire,  dans  la 
loi,  le  principe  de  la  propriété  charitable.  Ce  magnifique  em- 
pereur lui  restitua  ce  que  la  confiscation  lui  avait  enlevé  ;  la 
déclara  héritière  des  martyrs,  quand  ceux-ci  étaient  morts  sans 
héritiers  et  sans  testament;  donna,  à  défaut  d'héritiers,  l'hé- 
ritage des  clercs  à  l'Eglise,  celui  des  moines  au  monastère; 
permit  enfin  à  qui  que  ce  fût  de  donner  ou  léguer  à  l'Eghse. 
C'était,  disons-nous,  poser  le  principe  légal  de  la  propriété 
ecclésiastique,  mais  tout  aussitôt,  sous  le  bénéfice  de  la  loi, 
s'établit  la  propriété  charitable,  qu'il  faut  en  distinguer  avec 
soin.  Car,  bien  que  les  deux  appartiennent  à  l'Eglise  et  re- 
lèvent de  son  administration,  la  propriété  ecclésiastique  a  pre- 
mièrement, pour  objet,  l'entretien  de  l'EgUse,  et,  la  propriété 
charitable,  pour  objet  premier,  l'entretien  des  pauvres. 

La  propriété  charitable  s'établit,  dans  ces  temps  de  ferveur, 
presque  instantanément  par  les  charités  des  saints.  Ceux  qui 
avaient  des  biens  et  qui  entraient  dans  TEglise  en  distribuaient 

1  S.  August.,  De  moribus  Ecclesiae  ;  S.  Hieronym.,  Ad  Rusticummonach. 


CHAPITRE  IV.  10^ 

eux-mêmes  une  part  aux  pauvres.  Un  grand  nombre  de  ces 
libéralités  sont  rapportées  par  les  Saints-Pères  ;  elles  avaient 
quelque  chose  de  touchant,  lorsque  la  bonne  volonté  de  l'héri- 
tier, d'accord  avec  la  générosité  du  mourant,  donnait  aux 
pauvres  deux  bienfaiteurs  au  lieu  d'un.  C'est  ce  qui  arrivait 
dans  ces  héroïques  familles,  où  les  saints  se  multipliaient 
comme  les  grains  sur  la  tige  de  blé.  Saint  Hilaire  partagea 
entre  les  pauvres  et  ses  parents  ;  saint  Grégoire  de  Nazianze, 
en  donnant  tout  son  bien  aux  pauvres,  ne  fit  qu'accomplir  le 
vœu  de  sa  mère  ;  le  frère  de  saint  Ambroise,  Satyre,  n'étant 
pas  marié,  n'avait  pas  de  bien  en  propre;  il  laissa  donc  les 
survivants  ex^'cer  la  charité  en  son  nom  :  ceux-ci  donnèrent 
tout.  Saint  Césaire  fit  de  même,  et  à  la  lecture  de  son  testa- 
ment, sa  mère  répandit  des  larmes  de  joie,  heureuse  de  donner 
au  nom  de  son  fds  défunt. 

Lorsqu'on  lit,  sur  ce  chapitre,  les  écrits  des  Pères,  on  les  voit 
partagés  entre  deux  pensées  :  ils  veulent  amener  les  cœurs  à 
la  charité,  mais  leur  triomphe  sur  l'égoïsme  est  tel  qu'ils  ont 
aussitôt  à  se  défendre  des  excès  de  la  piété.  Sur  ce  point, 
comme  sur  tant  d'autres,  saint  Augustin  est  admirable  :  il 
voulait  son  Eglise  irréprochable,  plutôt  que  riche.  A  une  femme 
qui  prétendait  donner  immodérément  :  «  Rien  de  trop,  disait-il  ; 
consulte  ton  mari,  souviens-toi  de  tes  enfants.  »  A  un  fils  qui 
donnait  au  préjudice  de  ses  parents,  saint  Ambroise  disait 
aussi  :  «  Dieu  ne  veut  pas  s'enrichir  de  la  faim  de  tes  parents. 
Donne  à  ton  père  d'abord,  aux  pauvres  ensuite.  »  Aussi  leur 
reprochait-on  de  trahir  les  intérêts  de  l'Eghse.  Saint  Augustin 
nous  a  conservé  le  souvenir  de  ces  reproches  :  «  Yoilà  pour- 
quoi, disent  bien  des  gens,  l'Eghse  d'Hippone  ne  s'enrichit  pasi 
Personne  ne  lui  donne  I  personne  ne  la  fait  son  héritière  !  C'est 
que  l'évêque  Augustin,  dans  sa  bonté  (car,  dit-il,  ils  me  flattent 
tout  en  me  déchirant;  leurs  lèvres  caressent ,  mais  leurs  dents 
mordent),  l'évoque  Augustin  ne  veut  rien  recevoir.  Bien  au 
contraire,  je  reçois  ;  je  reçois  les  oblations  saintes  et  pures. 
Mais  si  un  homme,  irrité  contre  ses  enfants,  les  déshérite  à  sa 
mort,  ne  dois-je  pas  penser  à  ce  que  je  ferais  s'il  était  vivant? 


iOG  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

Je  devrais  le  réconcilier  avec  ses  enfants...  Si  un  homme  dés- 
hérite son  lils  pour  doter  FEglise,  qu'il  cherche  un  autre  évêque 
pour  accepter  son  testament  ;  ce  ne  sera  pas  Augustin.  Il  y  a 
plus,  et,  s'il  plait  à  Dieu,  j'espère  bien  qu'il  n'en  trouvera  pas 
un  seul  ^  » 

Les  libéralités  si  fréquentes  envers  les  pauvres ,  tant  de  pa- 
trimoines abandonnés  par  ceux  qui  entraient  dans  les  monas- 
tères, ne  durent  pas  se  dissiper  en  aumônes  immédiates  et 
surabondantes.  Les  évêques  durent  réserver  un  capital,  et  ce 
capital  alla  grossissant.  Bientôt  des  donations,  des  legs,  des 
hérédités  testamentaires  augmentèrent  ce  fonds  spécial  des 
pauvres,  distinct  du  fonds  de  l'Eglise.  La  propriété  des  pauvres 
se  constitua  d'une  manière  distincte,  formelle,  importante,  et 
les  jurisconsultes,  bon  gré  mal  gré,  l'acceptèrent.  Cette  pro- 
priété fut  inaliénable  ou  ne  put  être  aliénée  qu'aux  mêmes 
conditions  que  la  propriété  ecclésiastique.  L'évêque  en  fut, 
comme  pour  les  églises,  l'administrateur  suprême;  il  eut  la 
charge  de  poursuivre  les  legs  faits  pour  les  pauvres,  pour  les 
captifs  à  racheter,  pour  les  établissements  charitables.  Il  fut, 
dans  le  droit  civil,  l'homme  d'affaire  de  la  charité,  comme  il  en 
était,  en  fait  de  police,  un  magistrat. 

L'évêque,  chargé  de  tant  de  devoirs,  eut  besoin  d'un  coadju- 
teur  pour  l'administration  du  patrimoine  spécial  des  pauvres. 
On  appela  celui-ci  l'économe  des  pauvres,  le  nourrisseur  des 
orphelins.  Saint  Basile  en  fait  mention;  des  canons,  attribués 
au  concile  de  Nicée,  énumèrent  les  devoirs  de  sa  charge  : 
a  Que  les  citoyens  de  chaque  ville  et  de  chaque  pays,  dit-il, 
choisissent  parmi  les  prêtres  ou  les  moines  un  homme  dis- 
tingué, éloquent,  prudent,  de  mœurs  excellentes.  Qu'on  lui 
désigne  pour  son  habitation  une  cellule  dans  l'hospice  des 
pauvres.'  Qu'il  ait  leurs  biens  eu  sa  garde  ;  qu'il  visite  fréquem- 
ment les  hospices  ;  qu'il  fasse  la  visite  des  prisonniers  ;  si  parmi 
eux  il  trouve  quelque  chrétien  digne  d'être  mis  en  liberté, 

quil  s'intéresse  en  sa  faveur S'il  en  trouve  un  qui  manque 

des  choses  nécessaires  à  la  vie,  qu'il  demande  pour  lui  assis- 

1  Ep.  Gic,  in  Luc,  8;  Sermo  de  diversis,  xl. 


CHAPITRE   IV.  lOf 

tance  auprès  des  fidèles ,  hommes  et  femmes.  Si  un  autre  a 
besoin  de  trouver  une  caution,  qu'il  réponde  pour  lui  ou 
cherche  un  répondant.  S'il  se  trouve  enfm  un  chrétien  accusé 
d'un  grand  crime  et  dont  on  ne  puisse  espérer  la  délivrance, 
qu'il  lui  assure  du  moins  la  nourriture  et  le  vêtement. . .  Et  s'il 
y  a  quelqu'un  des  fidèles  qui  ne  puisse  payer  une  dette,  quand 
même  il  aurait  consumé  son  bien  en  débauches  ...,  ce  ne  serait 
pas  une  raison  pour  l'abandonner  *.  » 

Les  revenus  de  la  propriété  charitable  servirent  bientôt  à 
créer  des  fondations.  La  première  vertu  qui  s'immobihsa  ainsi 
dans  un  édifice,  fut,  après  la  piété,  l'hospitalité,  si  recommandée 
par  les  apôtres;  puis  le  soin  des  malades,  ces  membres  souf- 
frants de  Jésus-Christ  ;  enfin  les  enfants,  les  vierges  et  les 
vieillards,  ces  trois  objets  des  aPTections  de  l'Eglise.  Pour  le 
service  de  ces  établissements,  il  se  forma  des  confréries  :  les 
deux  premières  dont  l'histoire  fasse  mention  sont  :  la  corpora- 
tion des  fossoyeurs  et  les  parabolains,  qui  soignaient  les  ma- 
lades en  temps  de  peste.  Mais  au-dessus  de  ces  charités  s'élevait 
celle  de  l'évêque  :  elle  avait  ses  représenlants  attitrés,  ses 
règles  précises,  et,  plus  que  tout  autre^  elle  joignait  au  mor- 
ceau de  pain  la  parole  des  consolations  efficaces  et  des  saintes 
espérances.  Et  tel  était  le  résultat  de  cette  action  combinée  de 
la  charité  chrétienne,  que  JuHen  l'Apostat  en  fut  lui-même 
frappé  et  humilié  ;  dans  une  lettre  à  Arsace,  pontife  de  Galatie, 
il  relève  la  charité,  et,  comme  il  n'espère  pas  obtenir  des  païens 
la  même  grâce,  au  lieu  d'essayer  la  conversion  des  cœurs,  il 
ordonne  l'ouverture  des  bourses.  Grande  différence  dans  les 
moyens  d'actions,  et,  pour  un  César,  confession  d'impuissance. 

Ces  œuvres  n'arrêtaient  pas  l'essor  de  la  charité  individuelle. 
Les  temps  étaient  malheureux  ;  les  guerres  fréquentes  ;  la  di- 
sette, presque  à  l'état  chronique.  Ces  heures  d'angoisses  of- 
fraient à  l'Eglise  l'occasion  de  découvrir  le  fond  de  son  cœur  ; 
elle  l'ouvrait  pour  verser  sans  cesse  les  effusions  de  sa  charité 
maternelle.  Qu'on  nous  permette  un  trait  qui  dispense  de  tout 
renseignement  ultérieur. 

<  Conc.  nicsen.,  Can.  arabic,  c.  lxxxiv. 


J08  HISTOIRK   DE   LA    PAPAUTE. 

L'évêquc  de  Jérusalem,  Polychronius,  vendit,  en  un  temps 
de  disette,  les  terres  de  son  Eglise,  nourrit  les  pauvres,  son 
clergé,  tout  son  peuple.  On  l'accusa  devant  le  Pape  pour  avoir 
dissipé  un  bien  qui  ne  lui  appartenait  que  temporairement. 
Assis  dans  un  synode,  et  l'empereur  Valentinien  à  ses  côtés,  le 
Pape  entendit  l'accusé  et  l'accusateur.  L'empereur  parla  le 
premier  :  «  Polychronius  ,  dit-il,  a  fait  ce  qu'a  fait  la  veuve  de 
l'Evangile.  Il  a  donné  son  nécessaire  quand  d'autres  n'ont 
donné  que  leur  superflu.  »  Le  diacre  Léon  reprit  aussitôt  : 
a  L'évéque  qui  a  imité  la  veuve  ne  doit  pas  être  veuf  de  son 
Eglise.  »  Et  alors,  les  évêques  et  tous  les  assistants  se  levèrent, 
et,  pleurant  de  joie,  entonnèrent  le  chant  des  litanies.  Poly- 
chronius, absous,  rentra  à  Jérusalem  au  milieu  des  acclama- 
tions de  son  peuple  *.  » 

Lorsqu'éclata,  sur  l'empire^  l'orage  des  invasions,  les  évoques 
se  multiplièrent.  On  les  voyait  partout  au  premier  rang ,  sau- 
vant les  villes  de  la  flamme  et  les  populations  du  glaive.  Mais, 
parmi  les  évêques,  nul  n'égala  les  Pontifes  de  Rome ,  arrêtant 
tous  les  chefs  dos  invasions  et  stipulant  près  d'eux  pour  les  in- 
térêts de  la  chrétienté. 

Au  moyen  âge,  l'organisation  de  la  société  fut,  si  j'ose  ainsi 
dire,  toute  charitable.  Nous  verrons  ci-après,  en  parlant  de  la 
propriété  ecclésiastique,  ce  que  fit  l'Eglise  après  les  invasions  ; 
et,  en  parlant  des  monastères,  comment  elle  vulgarisa,  pendant 
plusieurs  siècles,  la  pratique  de  la  charité. 

Dans  les  temps  modernes,  pendant  que  les  coryphées  du  pro- 
testantisme et  du  césarisme  pillent  églises  et  monastères, 
l'Eglise  tire  de  son  sein  de  nouveaux  fondateurs  d'ordres ,  un 
saint  Jérôme  Emilien,  un  saint  Jean  de  Dieu,  un  saint  Camille 
de  Lellis,  et,  par-dessus  tout,  un  saint  Vincent  de  Paul  et  un 
saint  François  de  Sales,  les  deux  héros  de  la  charité  française. 
Les  Papes  approuvèrent  ces  nouvelles  fondations  ;  et,  par  leurs 
mains  à  Rome,  par  la  main  des  ordres  religieux  dans  les  autres 
pays,  continuèrent  leurs  fonctions  séculaires  de  bienfaiteurs 
des  pauvres,  de  thaumaturges  de  la  chanté. 

^  Lal)be,  Conc.  roman. j  420, 


CHAPITRE   V.  i99 

La  charité,  voilà  à  quoi  se  reconnaissent  l'Eglise  et  le  Saint- 
Siège.  La  charité  vraie,  sincère,  complète,  universelle,  infati- 
gable, voilà  la  charité  catholique.  Les  sectes  ont  pu  nous  singer 
sous  beaucoup  de  rapports,  sous  le  rapport  de]  la  charité,  ja- 
mais :  elles  sauront  donner,  mais  elles  ne  sauront  jamais  se 
donner,  parce  qu'elles  n'ont  ni  le  cœur  de  Jésus-Christ,  ni  le 
chef  de  son  Eglise. 


CHAPITRE  V. 

LA  PROPRIÉTÉ  ECCLÉSIASTIQUE,  SI  AUTHENTÏQUEMENT  CONSACRÉE 
PAR  LE  SAINT-SIÈGE,  MANQUE-T-ELLE  DE  BASE  LÉGALE  ET  DE 
JUSTIFICATION    HISTORIQUE  ? 

La  civilisation ,  dans  son  ensemble ,  repose  sur  trois  ou 
quatre  principes  dont  l'intelligence  et  le  respect  assurent  le 
bonheur  des  peuples  et  la  paix  des  nations.  Ces  principes  sont 
la  propriété,  le  mariage,  la  loi  sociale  et  le  pouvoir  politique, 
principes  concrètes  dans  des  institutions,  régis  par  le  droit, 
dont  la  vertu  est  l'âme  de  la  vie  collective.  Ces  principes  pre- 
miers et  absolus  sont  d'institution  divine;  sous  des  formes 
différentes,  ils  existent  dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les 
peuples;  suivant  la  manière  dont  ils  sont  conçus,  expliqués, 
développés,  protégés  et  au  besoin  vengés,  ils  augmentent  ou 
diminuent  leur  force  vivifiante.  Mais  enfin,  si  ignorés  qu'ils 
soient  et  si  méconnus  qu'ils  puissent  être,  ils  sont  considérés 
partout  comme  des  puissances  tutélaires.  Même  quand  l'infir- 
mité humaine  en  fait  une  source  d'abus,  voire  une  occasion 
d'iniquités,  le  principe  reste  toujours,  dans  sa  notion  première, 
comme  un  objet  de  vénération  instinctive;  il  semble  que, 
même  en  l'ijisultant,  on  veuille  encore  le  respecter.    , 

A  son  avènement,  le  Christianisme  trouva  ces  principes, 
aussi  anciens  que  le  monde,  défigurés  par  les  traditions  et  mé- 
connus par  les  passions.  Nous  nous  proposons  d'examiner, 


500  HISTOIRE    DE    I,A    PAPAUTÉ. 

dans  ce  chapitre,  non  pas  la  condition  qu'il  fit  à  la  propriété 
en  général,  mais  l'importante  innovation  qu'il  introduisit  dans 
Véconomie  des  biens  temporels.  Nous  nous  tenons,  comme 
historien,  sur  le  terrain  des  faits,  et  nous  verrons  s'il  y  a  lieu, 
sur  cette  question  de  la  propriété  cléricale,  d'incriminer  la 
Chaire  apostolique. 

Le  clergé  possédait  autrefois  des  biens  considérables,  des 
privilèges  et  des  droits  politiques  d'une  grande  importance. 
Tous  les  historiens  admettent  l'existence  de  ce  fait,  mais  son 
appréciation  les  divise  profondément.  Tandis  que  les  histo- 
riens catholiques,  tout  en  condamnant  les  abus  individuels, 
approuvent  loiigine  et  r usage  de  la  propriété  ecclésiastique,  les 
protestants  et  les  incrédules  les  attaquent  avec  une  aveugle 
et  ardente  passion.  A  les  entendre,  les  richesses  du  clergé 
furent  le  produit  de  la  fraude,  de  l'hypocrisie,  de  l'intrigue 
exploitant  en  toute  liberté  un  temps  d'ignorance,  et  l'EgUse 
ne  sut  en  jouir  que  dans  l'oisiveté  et  le  vice.  L'influence  poli- 
tique du  clergé  n'a  pas  une  plus  pure  origine  et,  par  un  odieux 
abus,  elle  n'aurait  servi  qu'à  augmenter  les  richesses.  Dans 
Tardeur  de  ses  invectives,  on  va  jusqu'à  méconnaître  le  prin- 
cipe divin  de  la  propriété,  la  loi  qui  la  protège  et  les  bienfaits 
qui  la  recommandent.  Depuis  la  réforme  prolestante,  depuis 
Louis  XIV  et  Mirabeau  surtout,  ces  attaques  sont  presque 
passées  à  l'état  de  doctrines.  A  peu  près  dans  tout  l'univers, 
le  pillage  des  biens  ecclésiastiques  est  présenté  comme  un 
progrès  de  l'économie  sociale,  comme  une  œuvre  nécessaire 
de  réparation,  comme  une  ressource  de  finance,  un  élément 
de  crédit,  un  appoint  pour  toutes  les  réformes.  L'Interna- 
tionale, il  est  vrai,  à  la  suite  de  ses  attaques  contre  la  propriété 
cléricale,  s'est  crue  en  droit  d'attaquer  toute  propriété  et  de  la 
ruiner  par  la  suppression  de  la  rente.  Vaine  menace,  inutile- 
ment suivie  d'un  commencement  d'exécution.  Les  conserva- 
teurs révolutionnaires  n'entendent  conserver  que  leur  propre 
bien;  il  font  toujours  bon  marché  des  biens  de  l'EgUse,  et  c'est 
à  nous,  comme  une  marque  d  esprit  rétrogade  ou  au  moins 
un  manque  d'intelligence,  si  nous  entreprenons  de  venger, 


CHAPITRE   V.  201 

contre  les  déclamateurs  frivoles  et  les  réformateurs  scélérats; 
le  principe  divin  de  la  propriété  religieuse. 

Voici  donc  le  fait  qu'il  faut  légitimer.  Sous  le  gouvernement 
des  Papes,  pendant  que  les  Papes,  chefs  spirituels  et  sou- 
verains de  l'humanité  régénérée,  exerçaient  parmi  les  nations 
une  sorte  de  primauté  sociale  et  politique,  la  propriété  a  été 
admise  comme  un  droit  inhérent  à  l'Eghse,  comme  un  droit 
dont  l'origine  est  sainte,  dont  l'exercice  est  placé  sous  la 
sauvegarde  de  la  loi,  et  dont  les  résultats  sont  des  bienfaits. 
C'est  à  ce  triple  point  de  vue  que  nous  examinons  la  ques- 
tion. 

I.  Nous  commençons  par  quelques  généralités  scolastiques 
sur  les  biens,  les  personnes  et  le  droit  de  propriété. 

On  nomme  bieyis  les  choses  en  tant  qu'elles  peuvent  procurer 
aux  hommes  quelque  utilité,  quelque  avantage,  quelque  agré- 
ment :  tels  sont  la  lumière,  l'air,  l'eau,  les  animaux,  la  terre 
et  ses  productions  ;  mais,  pris  dans  le  sens  purement  juridique, 
le  mot  biens  s'appHque  uniquement  à  celles  qui  sont  sus- 
ceptibles à' appropriation,  c'est-à-dire  qui  sont  de  nature  à 
pouvoir  être  possédées  exclusivement  et  en  propre  par  les 
personnes.  En  cette  matière,  le  mot  chose  s'emploie  par  oppo- 
sition au  mot  personne.  C'est  sur  les  choses  que  les  personnes 
exercent  des  droits.  Les  choses  sont  l'objet  de  ces  droits  et  les 
personnes  en  sont  le  sujet. 

Dans  le  langage  juridique ,  le  mot  personne  désigne  les 
hommes  considérés  sous  le  rapport  de  leurs  droits  et  des  obli- 
gations qu'ils  contractent  les  uns  envers  les  autres.  L'homme 
qui  ne  serait  susceptible  ni  de  droits  ni  d'obligations,  ne  serait 
pas  considéré  comme  une  personne,  mais  comme  une  chose  ; 
tels  étaient,  sous  la  législation  romaine,  les  femmes,  les  en- 
fants et  les  esclaves.  La  civilisation  chrétienne,  en  rendant  à 
l'homme  sa  dignité  avec  ses  droits  naturels  et  divins,  a  fait 
disparaître  successivement  de  nos  Codes  ces  dispositions  du 
droit  païen. 

Considérés  sous  le  rapport  de  la  nature,  les  biens,  comme 
les  choses  sont  corporels  et  incorporels^  mobiliers  ou  immobi- 


505  HISTOIRE   DR    LA    PAPAUTE. 

liers.  Ils  sont  corporels  ou  incorporels  selon  qu'ils  tombent  ou 
no  n  sous  nos  sens  ;  les  premiers  consistent  dans  les  droits  con- 
férés aux  personnes  :  tels  sont  les  créances  résultant  des  obli- 
gations conventionnelles  ou  légales,  les  actions  ou  le  droit 
d'agir  en  justice,  les  droits  de  nue-propriété,  d'usufruit,  d'usage 
d'habitation,  d'hypothèque,  de  servitude. 

Les  biens  corporels  sont  mobiliers  ou  immobiliers,  selon 
qu'ils  peuvent  ou  non  se  mouvoir  ou  être  transportés  d'un  lieu 
dans  un  autre.  Les  biens  incorporels  ne  sont  par  eux-mêmes 
ni  mobiliers  ni  immobiliers,  mais  ils  sont  considérés  les  uns 
comme  mobiliers  et  les  autres  comme  immobiliers,  selon  la  dé- 
termination de  la  loi. 

Considérés  sous  le  rapport  des  personnes  qui  les  possèdent, 
les  biens  sont  indi^âduels  ou  communs  et  sociaux,  selon  qu'ils 
appartiennent  aux  individus  ou  à  des  sociétés. 

On  nomme  propriété  le  bien  qui,  en  fait  comme  en  droit,  ap- 
partient exclusivement  et  en  propre  à  une  personne ,  soit 
physique,  soit  morale.  Les  personnes  physiques  sont  les 
hommes  considérés  individuellement  ;  les  personnes  morales 
sont  les  associations  ou  corporations  de  personnes  physiques 
unies  par  des  intérêts  communs,  et  formant  sous  ce  rapport 
une  société,  une  communauté,  un  corps,  un  seul  tout  {colle- 
gium,  universitas)  ;  tels  sont,  dans  l'ordre  naturel,  la  société 
conjugale,  la  famille,  la  société  domestique  ;  dans  l'ordre  civil 
et  politique,  une  commune,  un  département,  une  province, 
une  nation  ;  dans  l'ordre  religieux,  une  communauté  ou  cor- 
poration, une  paroisse,  un  diocèse,  une  province  ecclésiastique, 
l'Eglise  catholique. 

On  qualifie  aussi  de  personnes  morales  les  dotations  de  cer- 
tains services  sociaux  particuliers  et  considérés,  par  une  fiction 
de  la  loi,  comme  personnes  capables  de  posséder  des  biens  et 
de  faire  à  leur  égard  tous  les  actes  de  la  vie  civile  :  tels  sont  les 
hospices,  les  bureaux  de  bienfaisance,  les  lycées  et  collèges 
communaux,  les  séminaires  et  autres  établissements  diocésains, 
les  titres  ecclésiastiques,  les  fabriques  et  autres  étabhssements 
paroissiaux;  ces  institutions,  bien  que  gérées  par  un  corps 


CHAPITRE  V.  203 

(Vadministrateurs,  ne  sont  pas  des  sociétés,  mais  de  simples 
établissements  d'utilité  sociale. 

Il  y  a  entre  ces  deux  classes  de  personnes  morales  des  diffé- 
rences essentielles  et  trop  peu  remarquées  par  les  auteurs  qui 
ont  traité  cette  matière.  Celles  de  la  première  classe  sont  des 
personnes  morales  réelles,  se  composant  de  personnes  phy- 
siques unies  entre  elles  dans  un  but  et  dans  un  intérêt  commun  ; 
celles  de  la  seconde  classe  sont  des  personnes  morales  pure- 
ment fictives,  consistant  dans  la  dotation  d'un  service  social 
personnifié,  c'est-à-dire  érig-é  en  personne  civile  ;  mais  les  biens 
affectés  à  un  service  social  personnifié  sont  eux-mêmes  la  pro- 
priété de  la  personne  morale  réelle  pour  l'utilité  de  laquelle  ce 
service  a  été  institué  et  doté. 

Les  personnes  seules  sont  capables  de  posséder  des  biens.  En 
effet,  pour  posséder  des  biens,  il  faut  que  l'on  puisse  se  les  ap- 
proprier, les  administrer,  en  user  selon  ses  besoins,  en  disposer 
selon  son  gré,  et,  pour  cela,  il  faut  être  capable  d'intelligence, 
de  volonté  et  de  liberté.  Or,  les  personnes  seules  en  sont  ca- 
pables. Le  droit  à  la  propriété  est  tellement  l'attribut  de  la 
personnalité  humaine,  que  les  législations  païennes  qui,  ainsi 
que  nous  l'avons  déjà  dit,  ne  reconnaissaient  pas  comme  per- 
sonnes et  considéraient  comme  choses  les  enfants,  les  femm.es 
en  général,  et  les  hommes  réduits  en  servitude,  les  déclaraient 
pour  cela  même  incapables  d'acquérir  ou  de  posséder  des 
biens. 

On  voit,  par  ce  qui  précède,  que  les  choses  seulement  sont 
Vobjet  du  droit  de  propriété,  tandis  que  les  personnes  seules  en 
sont  le  sujet  actif  ou  passif.  «  Les  éléments  essentiels  au  droit 
de  propriété,  dit  Pothier,  sont  une  personne,  sujet  du  droit 
et  une  chose  objet  de  ce  droit*.  » 

On  a  beaucoup  agité,  dans  les  écoles,  la  question  de  l'origine 
et  de  la  nature  du  droit  de  propriété.  Par  droit  de  propriété, 
nous  entendons- ici,  non -seulement  le  droit  du  propriétaire  sur 
sa  chose,  mais  encore  et  principalement  le  droit,  pour  les 
personnes  physiques  ou  morales,  de  devenir  propriétaires,  ou, 

<  Cf.  Vouriot,  de  la  Propriété  des  biens  ecclésiastiques^  p.  1  et  siiiv. 


504  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

en  d'autres  termes,  d'acquérir  et  de  posséder  des  biens  en 
propre. 

«  L'homme,  dit  encore  l'abbé  Vouriot,  ne  peut  subsister  en 
ce  monde  sans  les  biens  terrestres,  destinés  par  Dieu,  son 
auteur,  à  satisfaire  ses  besoins  légitimes.  Il  tient  de  son  créa- 
teur même  le  droit  naturel  d'acquérir  et  de  posséder. 

»  Ce  droit  est  naturel  en  ce  qu'il  dérive  nécessairement  de  la 
nature  de  l'homme,  mais  il  est  divin  en  ce  que  cette  nature  et 
les  conséquences  nécessaires  qui  en  dérivent  ont  Dieu  lui-même 
pour  auteur.  Les  lois  humaines  reconnaissent,  promulguent, 
confirment,  protègent  et  sanctionnent  ce  droit,  mais  elles  ne  le 
créent  ni  le  confèrent  ^  » 

Les  uns  ont  nié  la  légitimité  de  l'appropriation  et  l'ont  con- 
sidérée comme  une  usurpation  commise  par  quelques-uns  au 
préjudice  de  tous  ;  les  autres,  sans  nier  la  légitimité  de  la  pro- 
priété, l'ont  considérée  comme  une  institution  humaine,  une 
concession  du  prince,  une  création  de  la  loi,  un  effet  du  contrat 
social.  En  dernière  analyse,  ces  deux  opinions  se  confondent. 
Fonder  la  propriété  sur  un  fait  humain,  c'est  étabhr  la  pro- 
priété en  dehors  de  toute  garantie  divine,  et  l'asseoir  sur  une 
base  aussi  fragile  que  le  fait  créateur  d'où  elle  émane.  Le 
contrat  social  peut  se  rompre,  la  loi  peut  revenir  sur  son  texte 
favorable  et  le  prince  retirer  la  concession.  Dès  lors  la  propriété 
n'existe  plus  comme  le  comporte  sa  notion  et  comme  l'exige 
son  établissement.  Pour  nous,  la  propriété  a  une  origine 
divine;  elle  repose  sur  un  droit  naturel  et  inamissible  pour  les 
personnes,  antérieur  et  supérieur  à  la  loi  humaine,  dont  Dieu 
lui-même  est  l'auteur ,  que  l'autorité  doit ,  non-seulement 
respecter,  mais  protéger. 

Ainsi  l'homme  ne  peut  subsister  en  ce  monde  sans  l'usage 
des  biens  terrestres,  et  la  société  ne  peut  subsister  elle-même 
sans  les  biens  terrestres  qui  lui  sont  nécessaires  pour  subvenir 
aux  besoins  de  la  communauté  et  aux  services  du  gouverne- 
ment. 11  s  ensuit  que  cette  nécessité  est  érigée  en  droit  de  pro- 
priété pour  la  famille,  l'Etat  et  l'Eghse. 

^  op.  cit.,  p.  5  et  passim. 


CHAPITRE   V.  200 

La  société  religieuse  que  nous  appelons  l'Eglise  est  tout  à 
la  fois  divine,  humaine,  religieuse  et  spirituelle  :  elle  est  divine 
par  l'origine  de  son  institution  ;  humaine,  parles  membres  qui 
la  composent;  religieuse  et  spirituelle,  par  son  objet,  qui  est  le 
perfectionnement,  la  sanctification  et  le  salut  des  âmes  par  la 
religion. 

La  société  religieuse,  divinement  instituée,  tient  de  Dieu 
même,  son  auteur  immédiat,  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour 
atteindre  sa  fm ;  car  Dieu,  dans  ses  œuvres,  met  nécessaire- 
ment les  moyens  en  harmonie  avec  la  fm  qu'il  se  propose. 
Sortie  parfaite  des  mains  de  son  divin  Fondateur,  qui  lui  a 
assuré  sa  constante  assistance  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles,  elle  forme  une  société  complète,  se  suffisant  à  elle- 
même,  conséquemment  autonome  et  indépendante.  Son  exis- 
tence pendant  les  trois  premiers  siècles,  au  milieu  des  plus 
violentes  persécutions  de  la  part  des  empereurs  païens,  est  une 
preuve  éclatante  de  son  autonomie. 

L'Eglise  est  universelle  et,  conséquemment,  unique  ;  mais 
elle  se  divise  en  plusieurs  Eglises  particulières  unies  entre  elles 
et  subordonnées  à  un  ordre  hiérarchique  sous  un  chef  visible , 
qui  est  ici-bas  le  centre  et  le  lien  de  l'unité  catholique.  Ce  chef 
suprême  est  le  Souverain-Pontife,  successeur  de  saint  Pierre  à 
Rome,  et,  comme  lui,  vicaire  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 
sur  la  terre. 

Certains  publicistes  de  nos  jours  considèrent  l'Eglise  comme 
une  institution  d'une  origine  purement  humaine,  et  assimilent 
les  établissements  qui  en  émanent  aux  collèges  ou  établisse- 
ments acéphales  y  qui  ne  peuvent  recevoir  que  de  l'autorité 
civile  l'être,  l'organisation  et  la  vie.  C'est  là  une  erreur  capi- 
tale, qui  est,  pour  les  jurisconsultes  qui  l'adoptent,  la  source 
des  plus  étranges  méprises. 

L'EgUse,  considérée  sous  le  rapport  des  membres  qui  la 
composent,  est,  sans  doute,  une  société  humaine  ;  mais  consi- 
dérée sous  le  rapport  de  son  origine  et  de  l'autorité  qui  l'a 
fondée,  elle  est  une  institution  divine,  qui  a  reçu  de  son  divin 
Auteur  l'existence,  la  forme  et  la  vie ,  et  qui  communique  cette 


20()  IIISTOIKE    DE    LA    I'AI'AUTÉ. 

f 

vie  aux  institutions  qu'elle  crée.  L'autorité  civile  et  politique 
n'intervient  à  cet  égard  qu'autant  qu'il  s'agit  de  conférer  aux 
établissements  ainsi  formés  les  effets  de  la  sanction  civile  ;  et, 
dans  ce  cas,  elle  intervient  par  voie  de  simple  homologation, 
quelle  que  soit  d'ailleurs  la  forme,  souvent  défectueuse,  donnée 
à  cette  homologation.  Par  homologation,  nous  entendons  la 
sanction  donnée  par  l'autorité  publique  à  un  acte  qui  n'émane 
pas  de  cette  autorité,  et  qui,  au  moyen  de  l'homologation,  ac- 
quiert, dans  l'ordre  civil  et  politique,  la  même  force  que  s'il 
émanait  de  cette  autorité  même. 

Il  est  d'autres  publicistes  qui,  dans  leur  ignorance  et  leur  in- 
concevable prévention,  ne  se  bornant  pas  à  considérer  l'Eglise 
comme  une  institution  d'origine  purement  humaine,  la  traitent 
encore  comme  une  institution  dangereuse  et  malfaisante,  contre 
laquelle  on  ne  peut  trop  prendre  ses  sûretés.  Ils  paraissent  ne 
pas  se  douter  qu'indépendamment  des  lumières  salutaires  ap- 
portées au  monde  par  le  Christianisme  et  qui  disparaîtraient 
avec  lui  s'il  pouvait  disparaître  lui-même,  l'Eglise  a  reçu  de  son 
divin  Fondateur  et  communique  partout  l'esprit  de  charité  qui 
lui  est  propre  et  qui  fait  d'elle-même,  ici-bas,  la  plus  grande 
bienfaitrice  du  genre  humain. 

La  fm  toute  spirituelle  de  l'Eglise,  loin  d'exclure ,  exige  au 
contraire  l'usage  et  par  conséquent  la  possession  de  choses 
matérielles.  En  effet,  l'Eghse  étant  une  société  d'hommes  ,  elle 
doit  nécessairement  réunir  toutes  les  conditions  essentielles  des 
autres  sociétés  humaines.  Celles-ci,  avons-nous  dit,  ne  peuvent 
subsister  sans  les  biens  terrestres  nécessaires  aux  besoins  ma- 
tériels de  la  communauté  et  de  son  gouvernement  ;  il  en  est  de 
même  de  l'Eglise  :  des  biens  terrestres  lui  sont  ici-bas  indis- 
pensables pour  accomplir  sa  mission  spirituelle  et  céleste.  Ainsi 
elle  doit  pourvoir  aux  frais  qu'exigent  l'éducation  des  clercs,  la 
subsistance  des  ministres  sacrés,  la  construction,  l'entretien  et 
l'ameublement  des  temples,  la  célébration  du  culte  public, 
l'établissement  des  lieux  de  sépulture,  la  propagation  de  la 
doctrine  évangélique  par  toute  la  terre,  l'expansion  de  sa  cha- 
rité, qui  embrasse  toutes  les  misères;  et  comme  elle  ne  peut 


CHAPITRE   V.  207 

rien  faire  de  tout  cela  sans  biens  matériels,  il  faut  en  conclure 
qu'elle  a  reçu  de  son  divin  Fondateur  le  droit  d'acquérir  et  de 
posséder  les  biens  terrestres  nécessaires  au  gouvernement  de 
la  société  chrétienne.  Lui  contester  ou  lui  dénier  ce  droit 
serait  lui  contester  ou  lui  dénier  celui  d'exister.  L'anéantisse- 
ment de  l'Eglise  est  en  effet  le  dernier  mot  de  tous  les  systèmes 
hostiles  à  la  propriété  ecclésiastique. 

D'ailleurs^  la  société  religieuse  n'est  ni  moins  naturelle,  ni 
moins  nécessaire  que  la  société  domestique  et  que  la  société 
politique  ;  elle  est  môme  d'un  ordre  plus  élevé  ;  elle  a  donc,  aux 
mêmes  titres  que  celles-ci,  et  môme,  à  plus  forte  raison,  le 
droit  naturel  de  posséder  les  biens  terrestres  qui  lui  sont  ici- 
bas  indispensables  pour  atteindre  sa  fm.  Il  n'est  aucun  des  ar- 
guments invoqués  à  l'appui  du  droit  de  propriété  reconnu  à  la 
famille  et  à  la  société  politique,  qui  ne  puisse  l'être  également 
en  faveur  de  la  propriété  ecclésiastique  ;  comme  aussi  il  n'est 
pas  d'attaque  dirigée  contre  la  propriété  ecclésiastique  qui  ne 
porte  également  atteinte  à  toute  autre  propriété,  soit  publique, 
soit  privée. 

La  société  domestique  et  la  société  religieuse  ne  sont  ni  l'une 
ni  l'autre  une  création,  une  émanation  de  la  société  politique  , 
qu'elles  ont  au  contraire  partout  précédée  et  formée  ;  car  la 
famille  est  l'élément  des  nations ,  comme  la  religion  est  tout  à 
la  fois  le  fondement  de  l'édifice  social  et  le  ciment  qui  en  unit 
toutes  les  parties.  Il  suit  de  là  :  1°  que  la  société  politique  doit, 
dans  son  propre  intérêt,  protéger  la  société  domestique  et  la 
société  religieuse  ;  2°  qu'elle  n'a  dans  aucun  cas  le  droit  de  les 
abolir,  puisqu'elles  ne  sont  pas  son  œuvre.  Or,  ce  serait  abolir 
la  société  domestique  et  la  société  religieuse,  la  famille  et 
FEgUse,  que  leur  refuser  le  droit  de  posséder,  droit,  comme 
nous  l'avons  vu,  qui  dérive  de  leur  nature ,  qu'elles  tiennent 
conséquemment  de  Dieu  et  sans  lequel  elles  ne  pourraient 
exister. 

Terminons  enfin  cette  série  de  considérations  déjà  surabon- 
dantes par  une  dernière  observation,  non  moins  concluante 
que  les  précédentes.  En  entrant  dans  la  société  politique,  le 


20R  IIISTOIUR   DE   LA    PAPAUTÉ. 

citoyen  y  porte  ses  droits  de  famille  et  ses  droits  religieux.  Les 
droits  naturels  et  individuels  sont  inamissibles  ;  ils  sont  sacrés 
et  doivent  être  respectés.  La  société  politique  doit  les  protéger, 
car  c'est  précisément  pour  cela  qu'elle  est  établie  ;  mais  elle  ne 
les  confère  pas  ;  ils  ne  sont  pas  son  œuvre,  elle  ne  peut  dés  lors 
leur  porter  atteinte  et  moins  encore  les  anéantir.  Or,  refuser  à 
la  famille  et  à  l'Eglise  le  droit  de  posséder  et  par  conséquent 
celui  d'exister,  ce  ne  serait  pas  seulement  porter  atteinte  à 
ces  institutions  divines,  ce  serait  encore  blesser  les  citoyens 
eux-mêmes  dans  leurs  droits  de  famille  et  dans  leurs  droits 
religieux.  C'est  ainsi  qu'en  cette  matière  la  cause  de  l'Eglise 
s'identifie  avec  celle  de  la  famille  et  celle  du  citoyen  ^ . 

n.  Aces  généralités  de  droit  naturel  s'ajoutent  les  stipula- 
tions du  droit  canonique.  Nous  devons  en  dresser  ici  l'impor- 
tante nomenclature,  en  relevant  d'abord  les  faits  qui  motivent 
le  droit,  puis  en  indiquant  les  lois  qui  ont  pris  ces  faits  sous 
leur  garde. 

C'est  un  principe  fondamental  du  gallicanisme  et  de  toutes 
les  erreurs  qui  en  découlent  aujourd'hui,  qu'il  faut  séparer 
l'Eglise  et  l'Etat.  A.  Dieu,  le  ciel  ;  aux  hommes,  la  terre  ;  à  l'E- 
glise, la  conduite  des  âmes  à  leur  fin,  par  les  voies  spirituelles; 
à  l'Etat,  la  domination  des  corps  et  des  biens,  l'administration 
exclusive  des  choses  temporelles,  entendant,  par  ce  dernier 
mot,  toutes  les  choses  et  les  personnes  soumises  à  la  succes- 
sion du  temps.  Théorie,  en  apparence,  très-simple,  puisqu'elle 
tranche  le  nœud  de  toutes  les  difficultés  sociales  et  religieuses, 
par  le  fait  absolu  d'une  séparation  radicale  ;  mais  théorie  beau- 
coup moins  simple  qu'elle  n'en  a  l'air.  En  séparant,  comme  elle 
le  fait,  ce  que  Dieu  a  uni,  au  lieu  de  simplifier  les  choses,  elle 
les  confond;  au  lieu  d'expUquer  les  principes,  elle  les  em- 
brouille ;  et,  par  suite,  au  heu  des  bienfaits  qu'elle  promet, 
elle  ne  doit  amener  que  des  embarras,  bientôt  surchargés  de 
désastres. 

Nous  n'avons  pas,  ici,  à  réfuter,  d'une  manière  directe,  ce 
séparatisme  gallican.  Nous  dirons  seulement  que,  s'il  était  con- 

>  Vouriot,  Op.  cit.,  p.  31. 


CHAPITRE  V.  :^09 

forme  à  la  nature  des  choses  et  aux  exigences  de  la  vérité,  il 
ne  devrait  entraîner  que  des  conséquences  de  même  nature  et 
se  concilier  parfaitement,  surtout  avec  les  institutions  du  droit 
divin  dans  l'Eglise. 

Or,  il  n'en  est  pas  ainsi,  notamment  en  ce  qui  regarde  le  prin- 
cipe sacré  de  la  propriété  ecclésiastique. 

L'Eglise  catholique,  instituée  par  Jésus- Christ,  pour  procu- 
rer le  salut  éternel  des  hommes,  a  reçu,  par  la  force  de  son 
institution  divine,  la  forme  d'une  société  parfaite  ;  elle  doit,  par 
conséquent,  dans  l'accomplissement  de  son  ministère,  posséder 
des  biens  et  jouir  de  la  liberté.  Aussi,  par  un  conseil  particulier 
de  la  divine  Providence,  a-t-èlle  toujours  sauvegardé  l'indé- 
pendance de  sa  hiérarchie  et  maintenu,  pour  le  service  du 
culte,  son  droit  de  propriété.  C'est  ce  dernier  point  que  nous 
voulons  établir  ;  nous  verrons  ensuite  comment  il  tourne  contre 
le  gallicanisme. 

Quand  Jésus-Christ  envoya  ses  apôtres  prêcher  l'Evangile,  il 
leur  recommanda  de  ne  porter  ni  or,  ni  argent,  ni  provisions, 
et  il  leur  en  donna  le  motif  en  disant  que  tout  ouvrier  est  digne 
de  sa  nourriture  :  Dignus  est  operarms  cibo  suo;  ou,  comme  le 
rapporte  saint  Luc  :  Dignus  est  rnercede  sud  '.  Or,  suivant  toutes 
les  lois,  la  récompense  suppose  un  titre  méritoire  et  la  nourri- 
ture doit  comprendre  tout  ce  qui  compose  un  honnête  entretien. 

De  plus,  Jésus-Christ  chargea  les  apôtres  d'enseigner  toutes 
les  nations,  de  prêcher  l'Evangile  à  toute  créature,  de  gouver- 
ner l'Eglise  de  Dieu.  Comment  les  apôtres  auraient-ils  pu,  sans 
assistance  aucune,  remplir  cette  mission?  Comment  auraient- 
ils  pu  passer  d'un  pays  à  un  autre,  traverser  les  mers,  se  trans- 
porter aux  extrémités  du  monde,  pour  annoncer  la  bonne 
nouvelle,  s'ils  n'avaient  eu  de  quoi  se  nourrir  et  subvenir  aux 
frais  de  longs  voyages?  Comment  auraient-ils  pu  bâtir  et  orner 
des  églises,  célébrer  les  saints  mystères,  tenir  des  assemblées 
saintes,  secourir  les  pauvres,  s'ils  n'avaient  obtenu  les  secours 
nécessaires?  Et  ces  secours,  d'où  pouvaient-ils  provenir,  sinon 
des  oifrandes  des  fidèles  ? 

<  Malih.,  X,  9;  Luc,  x,l. 

IV.  14 


iilO  HISTOIRE   DE   LA    I'APAUtA. 

Lo  Sauveur  lui-même,  qui  multipliait,  poiu'  la  foule,  les 
pains  par  le  miracle,  recevait,  pour  lui-même,  les  ofTrandes 
des  saintes  femmes  et  Judas  portait  la  bourse.  En  outre,  le 
Sauveur  était  venu  pour  accomplir  la  loi,  établir  un  sacerdoce, 
des  sacrements,  un  sacrifice;  il  devait  donc  pourvoir,  par  la  pro- 
mulgation d'un  droit  rigoureux,  à  l'établissement  et  au  jeu 
régulier  de  ces  institutions.  Il  faut  donc  reconnaître  que 
l'Eglise,  dès  les  premiers  temps,  se  croyait,  de  droit  divin,  la 
faculté  de  recevoir  et  de  conserver  des  biens  temporels. 

Saint  Paul,  écrivant  aux  fidèles  de  Corinthe*,  dit  :  «  N'avons- 
nous  pas  le  pouvoir  de  manger  et  de  boire  ?...  (Jui  va  jamais  à 
la  guerre  à  ses  dépens?  Qui  plante  une  vigne  et  n'en  mange 
pas  le  fruit  ?  Qui  fait  paître  un  troupeau  et  ne  se  nourrit  pas 
de  son  lait?...  Si  nous  avons  semé  parmi  vous  les  biens  spiri- 
tuels, est-ce  une  grande  chose  que  nous  recueillions  une  partie 
de  vos  biens  temporels?...  Ne  savez-vous  pas  que  les  ministres 
du  temple  mangent  de  ce  qui  est  offert  dans  le  temple  et  que 
ceux  qui  servent  à  l'autel  ont  part  aux  oblations  de  l'autel  ? 
Ainsi  le  Seigneur  a  ordonné  que  ceux  qui  annoncent  l'Evan- 
gile vivent  de  l'Evangile.  » 

Dans  la  première  à  Timothée^  l'Apôtre  des  gentils  dit 
encore  :  «  Que  les  prêtres  qui  administrent  bien  soient  double- 
ment honorés;  car  il  est  écrit  :  Vous  ne  lierez  point  la  bouche 
au  bœuf  qui  foule  le  grain  et  l'ouvrier  est  digne  de  sa  récom- 
pense. » 

On  voit  que  saint  Paul  met  sur  le  même  rang,  pour  ce  qui 
regarde  les  honoraires,  le  prêtre,  le  soldat,  le  vigneron,  le 
laboureur  et  le  berger.  Or,  le  soldat  n'a-t-il  pas  droit  à  la 
paie  ?  Le  laboureur  et  le  vigneron  ne  reçoivent-ils  pas  le  denier 
de  la  journée  ?  La  justice  ne  veut-elle  pas  que  celui  qui  travaille 
pour  les  autres  reçoive  la  récompense  de  son  travail.  L'Apôtre 
le  répète  après  le  Sauveur  :  L'ouvrier  est  digne  de  sa  nourri- 
ture et  de  son  salaire.  Ainsi  donc,  au  terme  de  l'Evangile,  le 
prêtre  peut  non-seulement  recevoir,  mais  réclamer  les  hono- 
raires qui  lui  permettent  de  remplir  sa  mission;  et  ces  hono- 

1  /  Cor.,  IX,  14.  —  «  V,  17. 


CHAPITBE   V.  ^li 

raires  ne  sont  point  des  aumônes,  mais  des  dettes  de  justice, 
dettes  sacrées  qu'on  ne  peut  se  dispenser  d'acquitter  qu'en 
violant  les  droits  de  l'équité  et  de  la  religion. 

Mais  Jésus-Christ  n'a-t-il  pas  ordonné  à  ses  apôtres  d'exercer 
leur  ministère  gratuitement?  N'a-t-il  pas  dit  :  Gratis  accepistis, 
gratis  date  '?  Certainement,  il  est  défendu  de  vendre  les  dons 
de  la  grâce  et  les  bienfaits  du  ministère  pastoral  :  vouloir  en 
faire  payer  la  valeur  intrinsèque  ou  la  valeur  d'échange  serait 
une  profanation,  un  sacrilège,  un  crime  de  simonie.  Mais  autre 
chose  est  de  trafiquer  des  biens  spirituels,  autre  chose  est  de 
recevoir,  et  môme  d'exiger  des  honoraires  à  l'occasion  d'une 
fonction  ecclésiastique.  On  ne  dit  pas  qu'un  soldat  vend  ses 
coups  de  sabre,  un  médecin,  la  santé,  et  un  magistrat,  la 
justice.  Or,  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  d'un  prêtre 
ou  d'un  évêqùe?  Riche  ou  pauvre,  quiconque  se  dévoue  au 
service  de  l'autel,  doit  vivre  de  l'autel  :  tel  est  l'enseignement 
de  saint  Paul  et  l'ordre  du  Seigneur. 

Aussi,  dès  les  premiers  temps,  les  fidèles  se  faisaient  un 
devoir  de  procurer  aux  apôtres  et  aux  évoques  leurs  succes- 
seurs, aux  prêtres  et  aux  diacres,  les  choses  nécessaires  à 
leur  subsistance  et  à  l'entretien  du  culte.  Et  il  faut  remarquer 
que,  dans  le  principe,  l'Eglise  ne  pouvait  guère  recevoir  que 
des  dons  personnels,  étant  réduite  à  la  communauté  spirituelle 
de  quelques  personnes.  Mais,  avec  le  temps  elle  se  développa, 
et,  à  raison  de  ses  développements  progressifs,  fondée  sur  son 
droit,  forte  de  ses  besoins,  elle  reçut  de  tous  les  biens  dont 
les  hommes  peuvent  disposer  à  titre  gracieux  et  sous  toutes 
les  formes  qu'affectent,  au  for  juridique,  les  actes  de  donation. 

Les  canons  des  apôtres,  qui  datent  du  second  et,  au  plus 
tard,  du  troisième  siècle,  défendent  aux  évêques  et  aux  prêtres 
d'ofTrir,  sur  l'autel,  autre  chose  que  le  pain  et  le  vin.  Mais  ils 
ne  défendent  pas  aux  fidèles  de  faire  d'autres  offrandes;  ils 
supposent  même  qu'on  en  fait  habituellement;  ils  énumèrent, 
entre  autres,  non-seulement  les  épis  nouveaux,  les  raisins, 
l'huile,  mais  poma,  mais  legumina,  mais  animalia  aliqua  et 

'  MaUh.,:L,  8. 


'2\Û  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

voldtilia.  D'après  les  mûmes  canons,  ces  offrandes  doivent  se 
distribuer,  sous  la  direction  des  évêques  et  par  la  main  des 
diacres  ;  elles  doivent  se  distribuer  entre  les  divers  membres 
de  la  chrétienté  naissante,  suivant  les  règles  d'une  justice  ri- 
goureuse et  d'une  parfaite  charité. 

Les  constitutions  apostoliques,  dont  la  rédaction  remonte 
au  troisième  ou  au  quatrième  siècle,  s'expriment  dans  le  même 
sens  que  les  canons  des  apôtres  :  «  L'évêque  doit  employer, 
comme  il  convient  à  un  homme  de  Dieu,  les  dîmes  ou  les  pré- 
mices qui  sont  offerts  suivant  le  précepte  divin.  Qu'il  distribue 
équitablement  aux  orphelins,  aux  veuves,  aux  affligés  et  aux 
étrangers  sans  ressources  les  biens  donnés  spontanément  en 
faveur  des  pauvres,  se  souvenant  quïls  doivent  rendre  compte 
de  cette  dispensation  à  Dieu,  dont  il  est  en  cela  le  mandataire. 
0  évèques  !  repartissez  ces  oblations  avec  justice  entre  tous 
ceux  qui  sont  dans  le  besoin  ^  » 

Suivant  les  mêmes  constitutions,  les  chrétiens  devaient 
payer  les  prémices  et  les  dîmes  de  leurs  biens.  On  regardait 
ces  offrandes  comme  obhgatoires  en  principe,  s'en  rapportant, 
pour  la  pratique,  à  la  sagesse  de  l'Eglise.  C'était  à  l'Eghse,  en 
effet,  qu'il  appartenait  d'en  déterminer  les  différentes  espèces 
et  d'en  fixer  la  quotité,  eu  égard  aux  temps,  aux  lieux,  aux 
circonstances,  aux  besoins,  constants  ou  passagers  des  églises, 
des  prêtres  et  des  pauvres. 

Dès  le  quatrième  siècle,  et  même  auparavant,  les  Pères  et 
les  conciles  insistent  sur  la  nécessité  de  payer  exactement  les 
dîmes  et  les  prémices,  conformément  aux  lois  canoniques  ou 
aux  usages  légitimes.  C'est  une  obhgation  de  droit  naturel, 
pour  tous  de  contribuer,  chacun  suivant  ses  moyens,  aux  frais 
du  culte,  en  y  consacrant  une  part  de  ses  biens.  Si  l'on  doit 
rendre  à  César  ce  qui  est  à  César,  en  payant  les  impôts,  on 
doit  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  en  assistant  son  Eglise. 
Saint  Justin,  dans  son  Apologie  %  parle  des  offrandes  que  font 
les  riches,  au  jour  du  soleil,  c'est-à-dire  le  dimanche,  et  il 
ajoute  que  l'évêque,  qu'il  appelle  :  Indigentium  omnium 
^  Liv.  II,  cil.  XXX.  —  2  I,  n.  67. 


CHAPITRE   V.  213 

curaior,  est  chargé  de  pourvoir  aux  besoins  de  tous  les 
pauvres.  Saint  Irénée  *  fait  la  comparaison  de  l'ancienne  loi 
avec  la  loi  nouvelle  et  dit  que  «  les  chrétiens  offrent  librement 
et  avec  joie  ce  qu'ils  ont  de  meilleur,  en  vue  des  plus  grands 
biens  qu'ils  ont  l'espérance  d'obtenir  de  Dieu.  »  Tertullien'  : 
((  Chacun  apporte  tous  les  mois,  dit-il,  son  modique  tribut, 
s'il  le  peut  et  dans  la  mesure  de  ses  moyens...  C'est  là  comme 
un  dépôt  de  piété  ;  il  n'est  employé  qu'à  la  nourriture  des  in- 
digents, aux  frais  des  sépultures,  »  etc.  Saint  Cyprien  ^  établit, 
entre  les  prêtres  et  les  lévites,  la  même  comparaison  que  saint 
Irénée.  Origène,  dans  sa  onzième  homéhe  sur  les  nombres, 
dans  son  Commentaire  de  saint  Matthieu  et  dans  les  prélimi- 
naires des  Hexaples,  traite  la  question  de  principe  sous  toutes 
ses  faces  et  commence  à  parler  des  églises  bâties  dans  toutes 
les  parties  du  monde.  A  côté  de  ces  églises,  on  voit  s'élever 
des  évêchés,  des  presbytères  et  des  séminaires.  Avec  le  progrès 
des  temps,  l'Eglise  étend  le  cercle  de  ses  opérations,  et  si  l'on 
étudie  avec  soin  les  œuvres  de  son  berceau,  on  y  verra,  en 
germe,  toutes  les  institutions  des  âges  futurs. 

Pendant  les  persécutions,  plusieurs  églises  furent  brûlées, 
d'autres  furent  occupées  par  des  agents  du  fisc.  L'édit  de  313, 
porté  par  Constantin  et  Licinius,  en  ordonne  la  restitution  : 
«  Nous  ordonnons,  en  faveur  des  chrétiens,  que  si  les  lieux  où 
ils  avaient  coutume  de  se  réunir  ont  été  achetés  par  quelqu'un 
de  notre  fisc,  ou  par  une  autre  personne  quelconque,  ils  leur 
soient  restitués  sans  argent  ni  répétition  de  prix,  et  sans 
aucun  délai  ni  difficulté  ;  que  ceux  qui  les  ont  reçus  en  don 
les  rendent  pareillement  au  plus  tôt  ;  et  que  les  acheteurs  et 
les  donateurs,  qui  auront  quelque  réclamation  à  faire,  s'a- 
dressent au  gouverneur  de  la  province,  afin  qu'il  soit  pourvu 
par  nous.  Tous  ces  lieux  seront  incontinent  délivrés  à  la  com- 
munauté des  chrétiens.  Et  parce  qu'il  est  notoire  qu'outre  les 
lieux  où  ils  tenaient  leurs  assemblées,  ils  avaient  encore  d'autres 
biens  qui  appartenaient  à  leur  communauté,  c'est-à-dire  aux 

»  Conlrà  hsereses,  lib.  IV,  c.  xxxiii.  —  «  Apologét.,  n,  39.  —  '  Lettre  lxvi, 


2!i  insToinE  dk  la  pai'Aitk. 

églises  et  non  à  des  particuliers,  vous  ferez  rendre  ces  biens 
à  leur  corps  ou  communauté,  aux  conditions  ci-dessus  expri- 
mées, sans  aucune  difficulté  ni  contestation.  » 

Eusèbe  nous  apprend  encore  que  Constantin  fit  rendre  aux 
églises  les  maisons,  les  jardins  et  les  terres  qui  leur  apparte- 
naient, ainsi  que  les  oratoires  et  les  cimetières  qu'on  leur  avait 
enlevés  :  Ut  eu  justissimè  restituta  sanctis  Dei  ecclesiis  denuo 
redhlbeantur  \ 

Constantin,  devenu  chrétien,  ne  se  contenta  pas  de  rendre 
aux  églises  les  biens  enlevés  par  les  persécuteurs,  il  combla 
l'Eglise  de  libéralités.  De  leur  côté,  les  Papes,  les  évoques,  les 
prêtres,  les  simples  fidèles  ne  montrèrent  pas  moins  de  zèle 
pour  la  maison  de  Dieu.  Pour  se  faire  une  idée  des  richesses 
de  l'Eglise,  du  quatrième  au  neuvième  siècle  ,  il  suffit  de  lire 
ce  qu'en  dit  Fleury,  d'après  Eusèbe  et  Anastase  le  Bibliothé- 
caire : 

«  Les  Yies  des  Papes,  dit  Fleury  ^,  les  Vies  des  Papes  depuis 
saint  Sylvestre  et  le  commencement  du  quatrième  siècle  jusqu'à 
la  fin  du  neuvième,  sont  pleines  de  présents  faits  aux  églises 
de  Rome  par  les  Papes,  les  empereurs,  et  par  quelques  parti- 
culiers, et  ces  présents  ne  sont  pas  seulement  des  roses  d'or  et 
d'argent,  mais  des  maisons  dans  Rome  et  des  terres  à  la  cam- 
pagne, non-seulement  en  Italie,  mais  en  diverses  provinces  de 
l'empire.  Je  me  contenterai  de  parler  des  offrandes  rapportées 
par  Anastase  et  décrites  par  lui  comme  subsistant  encore  de 
son  temps. 

»  Dans  la  basilique  constantinienne,  qui  est  celle  de  Latran , 
un  tabernacle  d'argent  du  poids  de  deux  mille  vingt-cinq  livres; 
au-devant,  le  Sauveur  assis  dans  un  siège  haut  de  cinq  pieds, 
pesant  cent  vingt  livres,  et  les  douze  apôtres,  chacun  de  cinq 
pieds,  pesant  quatre-vingt-dix  hvres,  avec  des  couronnes  d'ar- 
gent très-pur.  Derrière,  était  une  autre  image  du  Sauveur,  de 
cinq  pieds,  du  poids  de  cent  quarante  livres,  et  quatre  anges 
d'argent  de  cinq  pieds  chacun  et  de  cent  quinze  livres,  ornés 
de  pierreries  :  plus  quatre  couronnes  d'or  très-pur,  c'est-à-dire 

<  Yiio,  Constantini,  lib.  II,  c.  xl.  —  '  Mœurs  des  chrétiens. 


CHAPITRE   V.  218 

des  cercles  portant  des  chandeliers,  ornés  de  vingt  dauphins  ; 
chacun  du  poids  de  quinze  Hvres  ;  sept  autels  d'argent  de  deux 
cents  livres  ;  sept  patènes  d'or  de  trente  livres  chacune  ;  qua- 
rante calices  d'or  d'une  livre  pièce  ;  cinq  cents  calices  d'argent, 
dont  quarante-cinq  pesaient  trente  livres  la  pièce,  le  reste  vingt 
livres,  et  plusieurs  autres  vases. 

»  Dans  le  baptistère,  la  cuve  de  porphyre,  toute  revêtue 
d'argent,  jusqu'au  poids  de  trois  mille  huit  hvres;  il  y  avait 
une  lam»pe  d'or  de  trente  livres,  où  brûlaient  deux  cents  livres 
de  baume  ;  un  agneau  d'argent  versant  de  l'eau ,  de  trente 
livres  ;  un  Sauveur  d'argent  très-pur  de  cinq  pieds,  pesant  cent 
soixante-dix  livres,  et,  à  gauche  ,  un  saint  Jean-Baptiste  d'ar- 
gent, de  cent  livres,  et  sept  cerfs  d'argent  versant  de  l'eau, 
chacun  de  huit  cents  livres  ;  un  encensoir  d'or  très-pur,  de  dix 
livres,  orné  de  quarante-deux  pierres  précieuses. 

»  Tout  ce  qu'il  donna  à  la  basilique  et  au  baptistère  montait 
à  six  cent  soixante-dix-huit  livres  d'or,  et  à  dix-neuf  mille  six 
cent  soixante-treize  livres  d'argent,  et  comme  la  livre  romaine 
n'était  que  de  douze  onces,  ce  sont  mille  dix-sept  marcs  d'or, 
et  vingt-neuf  mille  cinq  cents  marcs  d'argent ,  ce  qui  revient  à 
plus  de  quinze  cents  mille  livres,  sans  les  façons,  comptant  le 
marc  d'or  à  quatre  cent  cinquante  livres,  le  marc  d'argent  à 
trente  hvres. 

»  Constantin  donna  de  plus  à  la  même  basilique  et  au  baptis- 
tère, en  maisons  et  en  terre,  treize  mille  neuf  cent  trente - 
quatre  sous  d'or  de  revenu  annuel,  ce  qui  revient  à  près  de 
cent  quinze  mille  livres  de  rente,  en  comptant  le  sou  d'or  à  huit 
hvres  cinq  sous  de  notre  monnaie,  selon  les  calculs  de  Le  Blanc 
dans  son  Traité  historique  des  monnaies  de  France.  Tout  cela 
appartenant  à  la  seule  église  de  Latran. 

»  Constantin  en  bâtit  sept  autres  à  Rome  :  Saint- Pierre, 
Saint-Paul,  Sainte-Croix-de-Jérusalem,  Sainte- Agnès,  Saint- 
Laurent,  Saint-Pierre  et  Saint-Marcehin  ;  et  il  fit  de  grands 
dons  à  celle  que  saint  Sylvestre  avait  faite.  Il  fit  encore  bâtir 
une  éghse  à  Ostie,  une  à  Albano,  une  à  Capoue  et  une  à  Naples. 
Ce  qui  appartenait  à  toutes  ces  éghses  ,  en  vases  d'or  et  d'ar- 


5l(i  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

gent,  monte  à  raille  trois  cent  cinquante-neuf  marcs  d'or  et  k 
douze  mille  quatre  cent  trente-sept  marcs  d'argent,  qui  re- 
viennent à  plus  de  neuf  cent  quatre-vingt  mille  livres,  sans  les 
façons.  Leurs  revenus  montent  à  dix-sept  mille  sept  cent  dix- 
sept  sous  d'or,  c'est-à-dire  à  plus  de  cent  quarante  mille  livres 
de  notre  monnaie  et  à  la  valeur  de  plus  de  vingt  mille  livres 
en  divers  aromates,  que  les  terres  d'Egypte  et  d'Orient  devaient 
fournir  en  espèce,  à  ne  les  compter  que  suivant  les  prix  d'au- 
jourd'hui, beaucoup  moindres  sans  comparaison  que  ceux 
d'alors.  L'église  de  Saint-Pierre,  par  exemple,  avait  des  mai- 
sons dans  Antioche  et  des  terres  aux  environs.  Elle  avait  des 
biens  à  Tarse,  en  Cilicie,  à  Alexandrie  et  par  toute  l'Egypte  ;  elle 
en  avait  jusque  dans  la  province  d'Euphrate;  et  une  partie  de 
ces  terres  étaient  obligées  à  fournir  certaine  quantité  d'huile 
de  nard,  de  baume,  de  florux,  de  canelle,  de  safran  et  d'autres 
drogues  précieuses  pour  les  encensoirs  et  pour  les  lampes. 

))  Ajoutez  à  cela  les  églises  que  Constantin  et  sainte  Hélène, 
sa  mère,  firent  bâtir  à  Jérusalem,  à  Bethléem  et  par  toute  la 
Terre  sainte  ;  celle  des  Douze-Apôtres  et  les  autres  qu'il  fonda  à 
Constantinople,  car  il  en  bâtit  toutes  les  églises  ;  celles  de  Ni- 
comédie,  celle  d'x\ntioche,  dignes  de  la  grandeur  de  la  ville. 
Ajoutez  les  libérahtés  qu'il  fit  aux  églises  par  tout  l'empire. 
Ajoutez  encore  ce  que  donnèrent  les  gouverneurs  et  tous  les 
grands  seigneurs  qui  se  firent  chrétiens;  les  libéralités  de  ces 
saintes  dames  qui  quittèrent  de  si  grands  biens  pour  embrasser 
la  pauvreté  chrétienne  :  comme  à  Rome,  sainte  Paule,  sainte 
Mélanie;  à  Constantinople,  sainte  Olympiade  et  tant  d'autres, 
x^joutez  enfin  les  dons  desévéqucs,  dont  chacun  à  l'envi  prenait 
soin  d'orner  et  d'enrichir  son  église  :  et  jugez  après  cela  quelle 
devait  être  la  richesse  des  églises  des  grandes  villes  capitales 
de  ces  provinces,  que  nous  compterions  aujourd'hui  pour  des 
royaumes  ' .  « 

Les  premiers  empereurs  chrétiens,  dit  à  ce  propos  le  cardinal 

^  Fleury,  Mœurs  des  Israélites,  n.  50.  Voir  aussi  ;  Thomassin^  Ane.  et 
nouv.  discipline,  part.  III,  liv.  1,  cli.  i  et  suiv.  ;  et  Gousset,  le  Droit  de 
l'Eglise  touchant  la  possession  des  biens,  p.  30. 


CHAPITRE   V.  ^IT 

Gousset,  ne  se  sont  pas  contentés  de  faire  des  libéralités  à 
l'Eglise,  ils  encourageaient,  par  des  édits,  celles  des  simples 
particuliers.  Les  anciennes  lois  romaines  permettant  les  dona- 
tions entre  vifs  et  testamentaires  ,  faites  en  faveur  des  temples 
et  des  prêtres  du  paganisme,  il  était  naturel  que  Constantin  et 
les  autres  princes  chrétiens  fissent  pour  l'Eglise  et  ses  ministres, 
à  l'honneur  du  vrai  Dieu  et  des  saints,  ce  qu'ils  avaient  fait 
avant  leur  conversion  pour  le  culte  des  fausses  divinités  et  des 
démons.  Aussi,  Constantin  n'hésita  pas  à  le  faire  en  autorisant 
par  une  loi,  de  la  manière  la  plus  formelle,  les  legs  et  les  tes- 
taments en  faveur  de  l'Eglise  chrétienne  :  Habeat  umisqidsque 
licentiam  sanctissimo,  cathoUco  venerahilique  concilio  (Eccle- 
siœ)  decedens  bononim  quod  optaverit  relinquere,  et  non  sint 
cassa  judicia  ejus  ^ . 

Aussi,  du  moins  à  partir  du  quatrième  siècle,  les  empereurs, 
les  rois,  les  princes,  les  seigneurs ,  les  simples  particuliers  ont 
constamment  montré  plus  ou  moins  de  zèle ,  suivant  la  diver- 
sité des  temps  et  des  lieux,  pour  doter  les  églises;  pour  la  con- 
struction ou  la  conservation  des  édifices  religieux  ;  pour  le  ser- 
vice divin  et  la  pompe  du  culte  catholique,  pour  le  soulagement 
des  malades  indigents  et  des  pauvres,  qui  ont  toujours  été 
l'objet  d'une  sollicitude  toute  paternelle  de  la  part  du  clergé  ; 
pour  la  fondation  des  écoles  publiques  et  des  monastères  qui 
ont  rendu  de  si  grands  services  à  l'Eglise,  aux  lettres  et  à  la 
civiUsation.  Partout  et  dans  tous  les  temps,  la  piété  des  fidèles, 
puissamment  secondée  par  les  évêques,  s'est  manifestée  et  se 
manifeste  encore,  malgré  l'opposition  de  certains  gouverne- 
ments, par  la  création  d'institutions  pieuses  et  charitables,  aussi 
utiles  à  la  société  qu'à  l'Eglise.  Les  Papes  et  les  pasteurs  ont 
toujours  encouragé  et  favorisé  ces  fondations,  en  les  faisant 
exécuter  conformément  aux  intentions  expresses  ou  tacites  des 
fondateurs.  Ils  les  ont  acceptées  au  nom  de  l'Eghse,  au  nom  du 
Seigneur  qui  les  accepte  lui-même  comme  un  hommage  rendu 
au  souverain  domaine  qu'il  a  sur  toutes  choses,  comme  une  ex- 
piation de  nos  péchés,  comme  une  réparation  de  certaines  in- 

i  CodeJust.,  liv.  I,  tit.  ii,  n.  1. 


^18  HisKunr,  df  i,a  pAPAUift. 

justices  autrement  irréparables.  Or,  en  acceptant  et  en  favorisanf 
ces  fondations  et  les  dons  des  fidèles  ,  le  Souverain-Pontife ,  le 
vicaire  de  Jésus-Christ,  le  Père  et  le  docteur  de  tous  les  chrétiens, 
et  les  évoques  qui  partagent  sa  sollicitude  pastorale,  nous  mon- 
trent bien  clairement  qu'ils  reconnaissent  à  l'Eglise  le  droit, 
inhérent  à  toute  la  société  ,  d'acquérir  et  de  posséder  des  biens 
temporels,  droit  que  l'Eglise  universelle  a  constamment  exercé 
surtout  depuis  que  la  conversion  de  Constantin  l'a  rendue  plus 
libre  qu'elle  n'était  sous  le  règne  des  empereurs  païens  *. 

De  Constantin  à  Charlemagne,  le  droit  de  la  propriété  ecclé- 
siastique s'affirme  de  plus  en  plus,  se  précise,  se  codifie  et 
forme,  par  les  conciles,  une  partie  essentielle  du  droit  cano- 
nique. En  314,  le  concile  d'Ancyre,  en  son  quinzième  canon, 
déclare  que  si,  pendant  la  vacance  du  siège,  l'économe  aliène 
les  biens  de  son  Eglise,  l'évêque  futur  pourra  casser  le  contrat 
ou  en  recevoir  le  prix.  En  321,  le  concile  de  Gangres  anathé- 
matise  celui  qui  s'empare  des  oblations  faites  à  l'Eglise  et  en 
dispose  sans  le  consentement  de  l'évêque.  En  341,  le  concile 
d'Antioche  pourvoit ,  par  ses  vingt-quatrième  et  vingt-cin- 
quième canons,  à  l'usage  et  à  la  conservation  des  biens  ecclé- 
siastiques. En  349  ou  360,  un  concile  favorable  à  l'arianisme 
se  conformant  au  droit  en  vigueur,  fait  un  crime  à  un  évêque, 
d'avoir  vendu,  à  son  profit,  les  biens  de  l'Eglise.  En  398,  le 
quatrième  concile  de  Carthage  anathématise,  comme  meur- 
triers, ceux  qui  refusent  aux  églises  les  oblations  des  défunts 
ou  qui  font  difficulté  de  les  rendre  à  leur  destination.  Un  décret 
du  pape  Boniface,  élu  en  418,  porte  que  ceux  qui  usurpent  les 
biens  consacrés  à  Dieu  soient  traités  comme  coupables  de  sa- 
crilèges et  encourent  l'excommunication.  En  442,  le  concile  de 
Vaison,  en  son  quatrième  canon,  excommunie  comme  sacri- 
lèges et  meurtriers  des  pauvres,  ceux  qui  retiennent  les  obla- 
tions faites  à  l'Eglise  ;  ce  canon  est  renouvelé  par  le  deuxième 
concile  d'Arles,  par  le  concile  d'Agde,  par  le  troisième  et  le 
cinquième  concile  d'Orléans  et  par  le  premier  de  Mâcon.  Des 
dispositions  analogues  à  celles  des  conciles  précédents  se  re- 
*  Cardinal  Gousset,  op.  cit.,  p.  32. 


CHAPITRE   V.  219 

trouvent  dans  les  conciles  de  Rome  en  447,  sous  le  pape  saint 
Léon;  de  Chalcédoine,  en  451;  dans  la  lettre  du  pape  Symmaque 
à  saint  Césaire  d'Arles  et  dans  le  concile  de  Rome,  tenu  en  504, 
sous  la  présidence  du  même  pape;  dans  le  premier  concile 
d'Orléans,  en  5H;  d'Epaône,  en  517  ;  de  Lérida,  en  524;  de  Va- 
lence, en  Espagne,  la  même  année;  de  Clermont,  en  535;  de 
Paris,  en  557  et  en  615;  de  Tours,  en  567;  de  Narbonne,  en 
589;  de  Rome,  en  601  et  en  721;  de  Reiras,  en  625  ou  30;  de 
Tolède,  en  589,  634  et  638  ;  de  Rouen  et  de  Chalon-sur-Saône, 
en  650;  d'PIertford,  en  673;  de  Constantinople,  en  692;  et  du 
second  concile  général  de  Nicée  en  787. 

Il  faut  faire,  sur  les  canons  de  ces  conciles,  deux  observa- 
lions. 

La  première,  c'est  que  tous  proclament  le  droit  de  la  pro- 
priété ecclésiastique  ;  qu'ils  en  reconnaissent  le  principe  comme 
un  corollaire  du  droit  divin  ;  qu'ils  en  déterminent  l'usage  pour 
les  besoins  du  culte,  du  clergé  et  des  pauvres  ;  qu'ils  en  confient 
l'administration  à  l'évêque  ;  et  qu'ils  en  punissent  les  envahis- 
seurs, non-seulement  comme  voleurs,  mais  comme  sacrilèges 
et  homicides. 

La  seconde,  c'est  que  ces  canons  sont  portés  par  des  conciles 
tenus  dans  toutes  les  parties  de  la  chrétienté  ;  que  leur  ju- 
risprudence se  concilie  avec  le  droit  césarien  de  l'ancienne 
Rome,  avec  le  Nomo-Canon  de  Byzance,  avec  toutes  les  cou- 
tumes des  peuples  barbares,  après  l'invasion  ;  que  ce  droit  se 
fait  respecter  des  princes  et  des  peuples,  ou,  du  moins,  si  le 
droit  est  méconnu,  en  fait,  le  crime  est  reconnu  pour  crime, 
puni  et  réparé  suivant  les  exigences  de  la  loi  canonique. 

On  doit  en  conclure  que,  de  Constantin  à  Charlemagne,  à  la 
face  du  soleil  et  chez  tous  les  peuples,  l'Eglise  a  joui  de  son 
droit  de  propriété.  L'ancienne  loi,  concernant  la  dîme,  prise  à 
la  lettre,  n'est  plus  obligatoire  par  elle-même  ;  mais  comme 
la  raison  sur  laquelle  elle  était  fondée  subsiste  toujours, 
TEglise  a  pu  la  conserver  et  la  rendre  applicable,  eu  égard  aux 
temps  et  auxheux,  comme  moyen  de  pourvoir  aux  frais  du  culte 
et  à  l'entretien  de  ses  ministres. 


^20  HISTOIHK    1)K    LA    1>AI»AUTÉ. 

Do  Charlemagne  au  concile  de  Trente,  le  droit  de  la  propriété 
ecclésiastique  se  maintient  au  for  de  l'Eglise  et  entre,  comme 
principe  constitutionnel,  dans  la  législation  générale  de  tous 
les  peuples.  Les  capitulaires  de  nos  rois,  rédigés  dans  les  plaids 
du  royaume,  renferment  les  mêmes  règlements  que  les  anciens 
conciles.  En  803,  à  Worms,  les  grands  adressent  à  Char- 
lemagne, une  supplique  où  nous  lisons  ces  paroles  : 

«  Nous  supplions  tous  à  genoux  Votre  Majesté  de  garantir  les 
évêques  des  dangers  de  la  guerre.  Quand  nous  marchons 
contre  l'ennemi,  qu'ils  restent  paisibles  dans  leurs  diocèses, 
afin  qu'ils  s'y  appliquent  à  célébrer  les  saints  mystères ,  à 
chanter  l'office,  à  réciter  les  litanies  et  à  faire  des  aumônes  pour 
vous  et  pour  votre  armée.  Nous  déclarons  cependant,  à  vous  et 
à  tout  le  monde,  que  nous  n'entendrons  pas  pour  cela  les  obliger 
de  contribuer  de  leurs  biens  aux  dépenses  de  la  guerre;  ils 
donneront  ce  qu'ils  voudront  ;  notre  intention  n'est  pas  de 
dépouiller  les  églises  ;  nous  voudrions  même  augmenter  leurs 
ressources,  si  Dieu  nous  en  donnait  le  pouvoir,  persuadés, 
comme  nous  le  sommes,  que  nos  pieuses  libéralités  attireraient 
les  bénédictions  du  ciel  sur  vous  et  sur  nous.  Nous  savons 
que  les  biens  de  l'Eglise  sont  les  biens  consacrés  à  Dieu  ;  nous 
savons  qu'ils  sont  tous  les  oblations  des  fidèles  et  la  rançon  de 
leurs  péchés.  C'est  pourquoi,  si  quelqu'un  est  assez  téméraire 
pour  enlever  aux  églises  les  offrandes  qu'elles  ont  reçues  des 
fidèles  et  qui  ont  été  consacrées  à  Dieu,  il  n'y  a  pas  de  doute 
qu'il  ne  commette  un  sacrilège  ;  il  faut  être  aveugle  pour 
ne  pas  le  voir.  Lorsque  quelqu'un  d'entre  nous  donne  son  bien 
à  l'Eglise,  c'est  à  Dieu  et  à  ses  saints  qu'il  l'offre  et  qu'il  le 
consacre,  et  non  pas  à  un  autre,  comme  le  prouvent  les  paroles 
et  les  actes  du  donateur  ;  car  il  rédige  par  écrit  un  étal  des 
choses  qu'il  veut  donner  à  Dieu,  se  présente  à  l'autel,  et,  s'a- 
dressant  aux  prêtres  ou  aux  gardiens  du  lieu  :  J'offre,  dit-il,  et 
je  consacre  à  Dieu  tous  les  biens  désignés  dans  cet  écrit,  pour 
la  rémission  de  mes  péchés,  de  ceux  de  mes  ancêtres  et  de  mes 
enfants,  ou  pour  être  employés  au  service  de  Dieu  et  à  la  célé- 
bration de  l'office  divin,  à  l'entretien  du  luminaire,  à  la  nourri- 


I 


CHAPITBE   V.  221 

tiire  des  clercs  et  des  pauvres.  Si  quelqu'un,  ce  que  je  ne  crois 
pas,  s'empare  de  ces  biens,  il  sera  coupable  d'un  sacrilège  dont 
il  rendra  un  compte  rigoureux  à  Dieu,  à  qui  je  les  dédie. 

»   D'après  cette  consécration  (qu'il  n'est  pas  nécessaire  de 
rendre  aussi  explicite  ni  aussi  solennelle),  celui  qui  ravit  les 
biens  de  l'Eglise,  que  fait-il,  sinon  un  vrai  sacrilège.  Si  prendre 
quelque  chose  à  un  ami  c'est  un  vol,   le  prendre  à  l'Eglise, 
c'est  incontestablement  un  sacrilège.  Aussi,  lit-on   dans   les 
sacrés  canons  :  «  Si  quelqu'un  a  la  témérité  de  recevoir  les 
oblations  faites  à  l'Eglise  ou  d'en  disposer  à  sa  volonté  sans  le 
consentement  de  l'évêque  avec  celui  qu'il  en  a  chargé,  qu'il 
soit  anathème..,  » 
Les  orateurs  de  l'assemblée  continuent  : 
«  Pour  ne  donner  lieu  ni  aux  évêques  ni  aux  autres  fidèles 
de  nous  soupçonner  d'avoir  quelque  dessein  d'envahir  les  biens 
des  églises,  nous  tous,  tenant  des  pailles  dans  nos  mains  et  les 
jetant  à  terre,  nous  déclarons  devant  Dieu  et  devant  ses  anges, 
devant  vous,  évêques,  et  en  présence  de  toute  l'assemblée,  que 
nous  ne  voulons  rien  faire  de  semblable,  ni  souffrir  qu'on  le 
fasse.  Nous  déclarons  que  si  quelqu'un  s'empare  des  biens  ec- 
clésiastiques, s'il  les  demande  au  roi  ou  les  retient,  nous  ne 
mangerons  point  avec  lui,  nous  n'irons  avec  lui  ni  à  la  guerre, 
ni  à  la  cour,  ni  à  l'église,  et  nous  ne  souffrirons  pas  que  nos 
gens  aient  communication  avec  ses  serviteurs,   ni  même  que 
nos   chevaux    ou  nos    autres   troupeaux   paissent   avec    les 
siens... 

»  Afin  donc  que  tous  les  biens  de  l'Eglise  soient  conservés 
intacts  à  l'avenir,  par  vous  et  par  nous,  par  vos  successeurs  et 
par  les  nôtres,  nous  vous  prions  de  faire  insérer  notre  dé- 
monstration dans  les  archives  de  l'Eglise  et  lui  donner  place 
dans  vos  capitulaires.  » 

L'empereur  leur  répondit  :  «  Je  vous  accorde  votre  demande, 
sicut  petitis  concedimiis,  »  ajoutant  qu'il  confirmerait  cette 
concession  à  la  première  assemblée  générale  qui  aurait  heu. 
En  effet,  dans  un  capitulaire  de  la  même  année,  Charlemagne, 
après  avoir  dispensé  les  évêques  du  service  militaire,  condamne 


il^^  HISTOIRE    DE    LA    PAPAITÉ. 

de  la  maniëre  la  plus  expresse  les  usurpateurs  des  biens  de 
l'Eglise.  «  Nous  savons  que  plusieurs  empires  et  plusieurs 
monarques  sont  tombés  pour  avoir  dépouillé  les  églises; 
ravagé,  pillé,  vendu  leurs  biens,  pour  les  avoir  arrachés  aux 
évêques  et  aux  prêtres,  et,  ce  qui  plus  est,  aux  églises  elles- 
mêmes. 

»  Pour  que  ces  biens  soient  respectés  à  l'avenir  avec  plus  de 
fidélité  ,  nous  défendons  en  notre  nom  et  au  nom  de  nos 
successeurs,  pour  toute  la  durée  des  siècles,  à  toute  personne 
quelle  qu'elle  soit,  d'accepter  ou  de  vendre  sous  quelque  pré- 
texte que  ce  puisse  être,  les  biens  de  l'Eglise,  sans  le  consen- 
tement des  évêques  dans  les  diocèses  desquels  ils  sont  situés, 
et,  à  plus  forte  raison,  d'usurper  ces  mêmes  biens  ou  de  les 
dévaster.  S'il  arrive  que,  sous  notre  règne  ou  sous  celui  de 
nos  successeurs,  quelqu'un  se  rende  coupable  de  ce  crime, 
qu'il  soit  soumis  aux  peines  destinées  aux  sacrilèges,  qu'il  soit 
puni  légalement  par  nous ,  par  nos  successeurs  et  par  nos 
juges  comme  homicide  des  pauvres  et  comme  sacrilège,  et  que 
les  évêques  le  frappent  d'anathème  :  Sicut  sacrilegus  homicida 
vel  sicut  saanlegiis  legaliter  puniatw\  et  ah  episcopis  nostn's 
anathematizetur  \  » 

Le  droit  de  l'Eglise  sur,  les  biens  temporels  est  exposé, 
prouvé  et  vengé  dans  les  conciles  d'Attigny  en  822,  de  Paris 
eu  829,  d'Aix-la-Chapelle  en  830,  de  Verneuil  en  844,  de  Beau- 
vais  et  de  Meaux  en  845,  de  Valence  et  de  Winchester  en  855,  de 
Toul  en  860,  de  Constantinople  en  869,  de  Douzy  en  874,  de  Pavie 
et  de  Pontyon  en  876,  de  Piaveime  en  877,  de  Troyes  eu  878,  de 
Fismes  en  881,  de  Mayence  et  de  Metz  en  888,  de  Vienne  en  892, 
de  Tibur  en  895,  de  Ravenne  en  902,  de  Trosly  en  909,  de  Fismes 
en  935,  d'Ingelheim  en  948,  de  Saint-Thierry  en  953,  de  Bour- 
gogne en  955,  de  Charroux  en  989,  de  Narbonne  eu  990,  de 
Reims  en  993,  de  Léon  en  J012,  de  Narbonne  en  1054,  de  Lyon 
en  1055,  de  Toulouse  en  1056,  de  Rome  en  1059,  1063,  1078 
et  1081,  de  Winchester  en  1076,  de  Lillebonne  en  1080,  de 
Quedlimbourg  en  1085,  de  Clermont  eu  1095,  de  Nîmes  en 
<  Baluze,  Capitula  rerum  Francorum,  col.  404  à  414. 


CHAPITKE   V.  223 

1096,  de  Sainl-Omer  en  1099,  de  Poitiers  eu  1100,  de  Guastalla 
en  1106,  de  Gian  en  1114  et  de  Reims  en  1119,  de  Latran 
en  1123,  de  Reims  en  1148,  de  Tours  en  1163,  d'Avranches 
en  1172,  do  Latran  en  1179  et  en  1215,  de  Dalmatie  en  1199, 
d'Oxford  en  1222,  de  Mayence  et  d'Ecosse  en  1225,  de  Château- 
Gontier  en  1231,  de  Cognac  et  de  Trêves  en  1238,  de  Ruffec  et 
de  Montpellier  en  1258,  de  Cologne  en  1206,  de  Séez  en  1267, 
de  Château-Gontier  en  1268,  d'Avignon  en  1270,  de  Rennes 
en  1273,  de  Lyon  en  1274,  de  Bude  et  d'Avignon  en  1279,  de 
Saltzbourg  en  1281,  d'Aquilée  en  1282,  de  Melfi  en  1284,  de 
Riez  et  de  Ravenne  en  1286,  de  Wirtzbourg  en  1287,  de  Lille 
en  1288,  de  Nogaro  en  1290  et  1303,  d'Aucli  en  1300,  de  Pres- 
bourg  en  1309,  de  Vienne  en  1311,  de  Ravenne  en  1314,  de 
Senlis  et  d'Avignon  en  1326,  de  Londres  en  1329,  de  Lambeth 
en  1330,  de  Valladolid  et  de  Tarragoneen  1332,  de  Salamanque 
en  1335,  de  Château-Gontier  en  1336,  de  Tolède  en  1339,  de 
Dublin  en  1348,  de  Béziers  en  1351,  de  Londres  en  1352,  de 
Lavaur  en  1368,  de  Narbonne  en  1374,  de  Londres  en  1382,  de 
Saltzbourg  en  1386,  de  Constance  en  1414,  de  Freisingen 
en  1440,  de  Tours  en  1448,  de  Cologne  en  1492,  de  Tolède 
en  1493,  de  Latran  en  1512,  enfm  de  Trente. 

Le  même  droit  est  également  confirmé  par  les  lettres  de 
Nicolas  V^  et  de  saint  Léon  IX  ;  par  les  écrits  de  saint  Pierre 
Damien,  saint  Anselme,  saint  Thomas  et  une  foule  d'autres; 
par  les  actes  les  plus  solennels  de  Grégoire  YII,  d'Urbain  II, 
d'Innocent  III,  de  Grégoire  IX,  d'Innocent  lY  et  de  Boni- 
face  VIII  ;  par  les  constitutions  de  Jean  XXII,  de  Paul  II,  de 
Jules  III,  Paul  IV  et  Pie  IV  ;  enfm  par  la  pratique  constante  de 
l'Eghse  universehe. 

Pour  dernière  affirmation  du  droit,  nous  citons  le  concile 
de  Trente  :  «  Si  quelque  ecclésiastique  ou  laïque,  de  quelque 
dignité  qu'il  soit  revêtu,  fùt-il  même  empereur  ou  roiy  est 
assez  esclave  de  la  cupidité,  cette  racine  de  tous  les  maux, 
pour  oser  convertir  en  son  propre  usage  et  usurper  par  lui- 
même  ou  par  d'autres,  par  force  ou  par  menaces,  même  par 
le  moyen  de  personnes  interposées,  soit  ecclésiastiques  soit 


2^2i  HISTOIRR   DE    LA    PAPAUTh:. 

laïques,  par  quoique  artifice  et  sous  quelque  prétexte  que  ce 
puisse  être,  les  juridictions,  biens,  cens  et  droits,  môme  féodaux 
et  emphytéotiques,  fruits,  émoluments  ou  revenus  quelconques 
d'une  église,  d  un  bénéfice  séculier  ou  régulier,  des  monts  de 
piété  et  autres  lieux  de  dévotion  qui  doivent  être  employés 
aux  nécessités  de  leurs  ministres  et  des  pauvres  ;  ou  pour  em- 
pêcher par  les  mêmes  voies  que  ces  sortes  de  biens  ne  soient 
perçus  par  ceux  à  qui  ils  appartiennent  légitimement,  qu'il 
soit  sous  le  poids  de  Vanathème,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  restitué 
entièrement  à  l'Eglise  et  à  son  administrateur,  ou  au  béné- 
ficier, les  juridictions,  biens,  effets,  droitS;  fruits,  revenus 
dont  il  s'est  emparé  ou  qui  lui  sont  arrivés  de  quelque  manière 
que  ce  soit,  même  par  donation  de  personne  supposée  et  qu'il 
dit  avoir  ensuite  obtenu  l'absolution  du  Pontife  romain.  Si  le 
coupable  se  trouve  être  le  patron  de  l'Eglise  dépouillée,  qu'in- 
dépendamment des  peines  précédentes,  il  soit  privé  encore, 
par  le  fait  même,  du  droit  de  patronage.  Quant  à  l'ecclésias- 
tique qui  aurait  accompli  de  ces  sortes  de  fraudes  abominables 
et  d'usurpations,  ou  qui  y  aurait  consenti,  qu'il  soit  soumis 
aux  mêmes  peines,  et,  de  plus,  privé  de  tous  ses  bénéfices, 
déclaré  inhabile  à  en  posséder  d'autres  quelconques,  et  suspens 
de  l'exercice  de  ses  ordres,  même  après  avoir  donné  une 
entière  satisfaction  et  reçu  l'absolution,  tant  qu'il  plaira  à 
l'ordinaire*.  » 

D'après  ces  autorités  et  d'après  ces  faits,  deux  choses  sont 
constantes  : 

Premièrement,  l'Eglise  a  reçu  de  son  Fondateur,  l'Eghse  a 
enseigné  par  ses  Papes,  ses  Pères  et  ses  conciles,  l'Eghse  a 
cru,  croit  encore  et  croira  toujours  qu'elle  a  le  droit  de  pos- 
séder des  biens  temporels,  en  leurs  diverses  natures  et  suivant 
les  différentes  formes  juridiques  de  la  possession. 

Secondement,  l'Eglise  a  possédé  des  biens  de  cette  sorte 
sous  la  loi  de  Moïse  et  sous  la  loi  de  Jésus-Christ;  elle  a  pos- 
sédé même  durant  les  trois  premiers  siècles  de  l'ère  chré- 
tienne ;  elle  a  possédé,  plus  librement  et  dans  une  plus  large 

1  Sttssion  XXII,  ch.  xi. 


CHAPITRE  V.  25.^ 

mesure,  depuis  la  conversion  de  Constantin  jusqu'au  règne  de 
Charlemagne ,  jusqu'au  concile  de  Trente,  jusqu'au  dix- 
neuvième  siècle. 

Sans  doute,  sur  les  modes  d'emploi  et  d'administration  de 
ces  biens,  la  discipline  a  pu  varier  et  elle  varie  encore  effecti- 
vement dans  les  différentes  provinces  de  l'Eglise  ;  mais  ce  qui 
ne  varie  pas,  ce  qui  ne  variera  jamais,  c'est  le  droit  inalié- 
nable de  l'Eglise  d'acquérir,  de  posséder,  de  conserver  les 
biens  qui  lui  sont  nécessaires  pour  la  construction  et  l'entre- 
tien des  temples,  pour  la  célébration  des  saints  mystères,  pour 
la  subsistance  de  ses  ministres ,  pour  le  soulagement  des 
pauvres,  pour  la  fondation,  le  maintien  et  la  prospérité  de 
toutes  les  institutions  nécessaires  ou  utiles  à  l'exercice  du 
pouvoir  épiscopal,  à  l'indépendance  du  Pape  et  au  bien  de  la 
religion. 

Sans  doute,  encore,  l'Eglise  doit  à  l'Etat,  pour  les  biens 
qu'elle  possède  dans  une  société  déterminée,  une  part  propor- 
tionnelle d'impôt  et  un  juste  prélèvement  pour  la  main -morte. 
De  plus,  l'Eglise  doit,  pour  les  services  qu'elle  commande  à  la 
société  civile,  une  juste  rétribution,  et  le  Pape  peut,  comme  il 
l'a  fait  pour  les  croisades,  par  exemple,  attribuer  au  prince  le 
décime  sur  les  biens  ecclésiastiques.  Mais  il  ne  s'ensuit  pas  que 
le  pj'ince  peut  s'attribuer  les  revenus  de  ces  biens,  et  moins 
encore  s'en  attribuer  la  propriété  :  c'est  l'obligation  stricte 
et  rigoureuse,  c'est  le  devoir  toujours  pressant  du  Pape  et  des 
évêques  de  s'opposer,  par  tous  les  moyens  qui  sont  en  leur 
pouvoir,  à  toute  invasion,  usurpation  ou  dilapidation  sacrilèges 
des  revenus,  des  biens  et  des  droits  temporels  de  l'Eglise. 

Les  biens  de  l'Eglise  sont  des  biens  offerts  à  Dieu  :  c'est  un 
dépôt  sacré  confié  à  la  sollicitude  du  Pape  et  des  évêques.  Le 
Souverain-Pontife,  comme  vicaire  de  Jésus-Christ,  a,  sur  ces 
biens,  il  est  vtai,  un  haut  domaine  ;  mais  on  sait  que  le  droit 
du  souverain  sur  les  biens  de  l'Etat  n'est  point  un  droit  de 
propriété.  Le  Pape  lui-même  ne  peut  disposer  arbitrairement 
des  biens  ecclésiastiques. 

En  présence  de  ce  patrimoine  de  Jésus-Christ  dans  la  per- 
IV.  15 


:22()  Histoire  de  la  I'apauté. 

soime  des  prêtres  et  des  pauvres,  on  demande  ce  qu'il  faut 
penser  du  séparatisme  gallican.  Doit-on  dire,  comme  il  plaît 
aux  parlementaires  et  à  leurs  fds  légitimes,  les  révolution- 
naires, que  l'Eglise  est  renfermée  absolument  dans  la  sphère 
de  pure  spiritualité  et  qu'elle  n'a  aucun  titre  pour  jouir  des 
biens  temporels  ?  Doit-on,  en  conséquence,  exclure  l'Eglise  des 
choses  temporelles,  la  considérer  seulement  comme  une  entité 
mystique  et  la  suspendre  entre  ciel  et  terre,  comme  aux  cordes 
d'un  ballon?  Ne  doit-on  pas,  au  contraire,  la  considérer  comme 
une  société  parfaite,  qui  a  ses  institutions  propres,  sa  hié- 
rarchie, son  pape  et  ses  évêques,  ses  biens  et  ses  temples,  et 
qui  possède,  de  par  Jésus-Christ,  tout  ce  qui  est  nécessaire  à 
l'accomplissement  de  son  auguste  mandat? 

Dans  le  premier  cas,  il  faut  dire  que  l'Eglise  n'a  jamais  com- 
pris l'Evangile  ;  que  sa  pratique  est  une  longue  erreur  ;  que  sa 
propriété  ecclésiastique  est  contraire  aux  Ecritures;  que  le 
Pape,  les  évêques  et  les  conciles  sont  hérétiques;  et  que  les 
princes  n'ont  permis  que  sous  l'inspiration  du  diable,  aux 
clercs  de  posséder.  Et  alors  on  tombe  dans  l'erreur  de  Wiclef, 
de  Marsile  de  Padoue,  de  Jean  Huss,  erreur  condamnée  par  les 
conciles  de  Londres  et  de  Constance,  par  les  papes  Martin  V, 
Jean  XXII,  Pie  YI. 

Dans  le  second  cas,  on  admet,  de  fait  et  de  droit,  la  propriété 
ecclésiastique  ;  on  admet  que  l'Eglise  entend  bien  l'Evangile  , 
que  les  Papes  ont  porté  de  justes  décrétales ,  que  les  conciles 
ont  dressé  de  légitimes  canons  ...,  mais  alors  il  faut  renoncer 
au  principe  premier  du  gallicanisme  et  de  la  Révolution. 

III.  A  ces  particularités  de  fait  historique  et  de  droit  cano- 
nique, nous  devons  ajouter,  pour  nous  placer  plus  spéciale- 
ment sur  le  terrain  de  l'apologie,  quelques  notes,  courtes  mais 
décisives,  sur  la  puissance  territoriale  du  clergé.  Pour  ne  pas 
confondre  les  temps  avec  les  temps,  nous  parlerons  d'abord 
de  l'origine  et  des  œuvres  sociales  de  cette  puissance,  avant  la 
chute  de  l'empire  romain. 

En  ce  qui  regarde  l'origine  politique  de  la  propriété  cléricale, 
trois  chosessont  hors  de  doute  : 


CiiAPlTRE  V.  ^2^1- 

ï^  Bans  le  monde  ancien,  la  religion  fut  regardée  par  tous 
les  fondateurs  d'empires,  législateurs,  politiques,  philosophes, 
comme  la  base  essentielle  de  la  société  et  le  nécessaire  soutien 
des  gouvernements.  En  effet,  sans  religion,  pas  de  principe 
d'autorité  sacrée,  pas  de  devoir  d'obéissance  morale.  De  là,  le 
respect,  les  honneurs,  les  faveurs  dont  le  sacerdoce  fut  l'objet 
chez  les  peuples  anciens.  En  Grèce  et  à  Rome,  les  prêtres 
étaient  choisis  dans  les  familles  les  plus  considérables  ;  les  em- 
pereurs eux-mêmes,  déjà  consuls,  préteurs,  tribuns,  édiles, 
questeurs,  voulaient  encore  être  souverains-pontifes.  Ailleurs, 
chez  les  Juifs,  les  lévites;  chez  les  Indiens,  les  bramines;  chez 
les  Chinois,  les  lettrés;  chez  les  Perses,  les  mages;  chez  les 
Gaulois,  les  druides  ;  chez  les  Egyptiens,  etc.,  partout  les  prêtres 
formaient  le  première  classe  de  la  nation.  Les  temples  les  plus 
renommés,  comme  ceux  d'Ephèse,  de  Delphes,  du  Jupiter- 
Ammon,  possédaient  dés  richesses  immenses.  —  A  mesure  que 
le  monde  se  fit  chrétien,  le  sacerdoce  nouveau  remplaça  natu- 
rellement, sous  le  rapport  des  richesses  et  de  l'influence,  le 
sacerdoce  ancien. 

2°  La  confiance  sans  bornes  que  les  sublimes  vertus  des  pre- 
miers évêques  leur  attiraient  de  la  part  des  fidèles,  et  les  sen- 
timents d'abnégation,  de  charité,  que  le  Christianisme  inspirait 
aux  nouveaux  convertis,  furent  une  autre  source  de  puissance 
pour  l'Eglise.  Viennent  ensuite  les  hbérahtés  d'une  foule  de 
riches  personnages  qui  embrassèrent  la  pauvreté  volontaire, 
les  restitutions  faites  à  l'Eglise,  les  biens  enlevés  aux  chrétiens 
pendant  les  persécutions  ;  le  produit  des  dîmes,  des  prémices, 
des  donations  entre  vifs,  des  testaments,  etc. 

3°  Les  services  rendus  par  le  Christianisme  à  l'empire  enga- 
gèrent les  empereurs  à  le  favoriser  de  toutes  manières. 
L'égoïsme  et  la  corruption  minaient  la  société  romaine,  et  la 
poussaient  vers-  la  ruine.  Le  Christianisme  seul  pouvait  porter 
remède  au  mal  et  ralentir  la  marche  de  la  décadence.  Les  chré- 
tiens, de  jour  en  jour  plus  nombreux,  se  distinguaient  par  leur 
charité  et  la  pureté  de  leur  vie  ;  la  doctrine  et  les  exemples  des 
prêtres  et  principalement  des  évêques,  leur  zèle  pour  le  bien 


2''28  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

public  et  leur  fidélité  inviolable  au  pouvoir,  exerçait  une  grande 
influence  sur  les  fidèles  et  même  sur  les  païens,  qui  ne  pou- 
vaient s  empêcher  de  les  admirer. 

Les  empereurs,  voyant  futilité  de  cette  influence  pour  le  sou- 
tien de  l'Etat,  se  plurent  à  la  développer.  Plus  les  causes  de 
dissolution  devinrent  actives,  plus  ils  sentirent  le  besoin  du 
concours  de  la  religion  et  de  ses  ministres,  pour  retenir  le 
peuple  dans  le  devoir,  et  retarder  la  destruction  totale.  Durant 
les  invasions,  les  évêques  sauvèrent  souvent  leurs  villes  épis^ 
copales,  en  négociant  avec  les  barbares. 

Au  milieu  de  ce  concours  de  circonstances,  la  puissance  tem- 
porelle du  clergé  devait  nécessairement  grandir,  et  ce  sont  les 
empereurs  les  plus  vantés  par  leur  habileté  politique  qui  la 
favorisèrent  davantage.  Guizot  le  reconnaît  franchement. 
Après  avoir  dépeint  la  situation  pitoyable  de  f  empire,  l'apathie, 
le  découragement  de  toutes  les  classes  de  la  population  :  «  Les 
évêques,  au  contraire,  dit-il,  et  le  corps  des  prêtres,  pleins  de 
vie,  de  zèle,  s'off'raient  naturellement  à  tout  surveiller,  à  tout 
diriger.  On  aurait  tort  de  le  leur  reprocher,  de  les  taxer  d'usur- 
pation. Ainsi  le  voulait  le  cours  naturel  des  choses  ;  le  clergé 
seul  était  moralement  fort  et  aimé  ;  il  devint  partout  puis- 
sant :  c'est  la  loi  de  l'univers  * .  » 

Mais  en  quoi  consistait  principalement  la  puissance  du 
clergé?  Outre  les  trésors  immenses  en  objets  d'or  et  d'argent, 
les  revenus  des  terres  (patrimoines),  possédés  pour  les  églises*, 
le  clergé  jouissait  de  privilèges  spéciaux  ou  immunités.  Sans 
être  fonctionnaires  de  l'Etat,  les  prêtres  et  surtout  les  évêques 
remplissaient  les  emplois  civils.  Les  immunités  établies  par 
Constantin  étaient  les  unes  personnelles  et  les  autres  réelles. 
Les  personnelles  étaient:  1"  l'exemption  des  fonctions  curiales 
ou  municipales  (triste  situation  des  curiales)  ;  S'*  l'exemption 
des  servitudes  personnelles,  corvées,  etc.  ;  3°  l'exemption  de 
la  capitation  (impôt  personnel)  ;  4°  l'exemption  de  la  juridiction 
séculière. 

Les  immunités  réelles  varièrent.  Constantin  exempta  d'abord 

1  Civilisation  en  Europe,  w  leçon.  —  *  Fleury,  Mœurs  des  chrétiens,  c.  l. 


CHAPITRE  V.  229 

tous  les  biens  des  églises  de  l'impôt  direct.  Quelquefois  cepen- 
dant cet  impôt  fut  exigé,  et  alors  les  évêques  de  payèrent  sans 
réclamation,  preuve  qu'ils  ne  regardaient  pas  l'exemption 
comme  de  droit  divin. 

On  peut  encore  considérer  comme  immunité  réelle  le  droit 
d'asile,  droit  qui,  avec  des  restrictions  de  temps  et  de  crimes, 
échappe  à  la  critique. 

En  effet,  l'Eglise,  en  usant  de  ce  droit,  ne  faisait  pas  échap- 
per le  malfaiteur,  comme  on  l'a  dit,  mais  elle  le  gagnait,  et  si 
la  justice  humaine  exigeait  la  mort  du  coupable,  celui-ci  avait 
le  temps  de  mettre  ordre  à  ses  affaires.  Au  reste,  ce  droit 
existait  même  chez  les  païens. 

Les  évêques  remplissaient  des  emplois  civils,  d'abord  comme 
juges.  Dès  le  commencement  du  Christianisme,  les  fidèles, 
suivant  le  conseil  de  saint  Paul,  portaient  leurs  différends  à  la 
connaissance  des  évêques,  au  lieu  de  s'adresser  aux  tribunaux 
publics.  La  prudence  des  évêques,  leur  douceur,  leur  équité, 
leurs  vertus  en  faisaient  d'excellents  juges,  et  comme  les  clercs 
auraient  perdu  leur  considération  en  étant  traduits  devant  les 
tribunaux  ordinaires,  les  empereurs  chrétiens  permirent  tout 
d'abord  que  les  prêtres  fussent  jugés  par  le  tribunal  ecclésias- 
tique, sauf  dans  des  cas  exceptionnels  déterminés  par  la  loi. 
Constantin  favorisa  même  puissamment  l'arbitrage  des  évêques 
sur  les  laïques,  en  promettant  à  ceux-ci  d'en  appeler  à  eux  des 
tribunaux  civils;  de  sorte  que  cet  arbitrage,  qui  n'avait  été 
d'abord  qu'un  ministère  de  charité,  devint  une  véritable  juri- 
diction émanée  du  souverain,  et  que  les  sentences  des  évêques, 
qui  n'avaient  eu  d'autorité  que  par  la  convention  des  parties, 
eurent  dès  lors,  en  vertu  de  la  loi,  autant  et  plus  de  force  que 
les  jugements  des  tribunaux  civils.  Cependant  cette  juridiction 
subit  des  changements  sous  les  successeurs  de  Constantin  :  le 
Code  justinien  la  détermine  exactement.  L'exercice  des  fonc- 
tions judiciaires  était  une  des  principales  occupations  des 
évêques;  saint  Augustin,  saint  Ambroise,  saint  Jean-Chrysos- 
tome  se  plaignent  amèrement  d'être  ainsi  distraits  de  leura 
devoirs  spirituels. 


530  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTE. 

Quant  à  ladministration  civile,  le  clergé  y  prenait  une  trës- 
grande  part  sous  les  empereurs  chrétiens.  Le  Pape  et  les 
patriarches  jouissaient  de  l'autorité  d'un  préfet  du  prétoire. 
Les  évêques  avaient  autant  et  plus  à  faire  que  les  magistrats 
laïques.  La  loi  les  charge  de  la  haute  surveillance  sur  les 
fonctionnaires  de  l'empire,  de  la  protection  des  veuves,  des 
orphelins,  des  esclaves,  des  prisonniers,  des  pauvres,  de  l'admi- 
nistration des  revenus  urbains,  de  l'inspection  des  travaux 
publics,  de  la  conservation  des  poids  et  mesures,  dont  ils 
gardaient  le  type  dans  leur  église  cathédrale,  etc. 

Voilà  la  puissance  du  clergé  au  quatrième  et  au  cinquième 
siècle  et  l'origine  de  celte  puissance.  Comment  faut-il  qualifier 
après  cela  les  déclamations  des  historiens  aiiticatholiques,  qui 
représentent  le  pouvoir  temporel  du  clergé  comme  une  con- 
quête de  l'intrigue,  favorisée  par  l'ignorance  du  moyen  âge? 

En  effet,  il  est  évident  que  les  fondements  de  ce  pouvoir  ont 
été  jetés  à  une  époque  de  civilisation  très-avancée,  sous  les 
règnes  de  Constantin  et  de  ses  successeurs,  que  les  empereurs 
eux-mêmes  furent  les  auteurs  de  cette  situation,  et  qu'ils  n'ont 
fait  que  transférer  au  clergé  chrétien  l'influence  dont  jouis- 
saient les  prêtres  païens  ;  que  cette  conduite  des  empereurs  fut 
très-conforme  aux  principes  d'une  sage  politique,  puisque 
l'influence  du  clergé  était  très-salutaire  à  l'empire,  et  que  le 
caractère  et  les  vertus  des  évêques  et  des  prêtres  les  rendaient 
très-propres  à  exercer  le  pouvoir  qui  leur  était  confié  ;  que, 
loin  de  l'avoir  ambitionné,  les  évêques  s'en  plaignaient  comme 
d'une  charge  insupportable,  et  que  ceux  qui  l'ont  exercé  avec 
le  plus  d'éclat  sont  aussi  le  plus  à  couvert  du  reproche  d'am- 
bition et  de  cupidité. 

Comment  le  clergé  a-t-il  usé  de  sa  puissance  durant  l'exis- 
tence de  l'empire  romain?  —  Nous  avons  déjà  vu  combien,  de 
l'avis  des  empereurs  mêmes,  son  influence  politique  était  pro- 
fitable au  bien  de  l'Etat.  Quant  à  ses  revenus,  voici  comment 
il  les  employa.  Le  paganisme  ne  connaissait  pas  la  bienfaisance, 
considérant  la  compassion  pour  les  malheureux  comme  une  fai- 
blesse ou  un  vice.  La  charité  est,  au  contraire,  la  première  vertu 


CHAPITRE   V.  531 

chrétienne,  et  Faumône  est  sa  première  forme.  C'est  donc  à 
l'aumône  que  le  clergé  consacra  d'abord  ses  revenus. 

L'aumône  doit  s'exercer  par  quiconque  possède  ;  mais  le 
clergé,  qui  la  prêche,  doit  en  donner  l'exemple.  C'est  ce  qu'il 
fit,  au  témoignage  de  tous  les  auteurs  du  temps,  même  de 
Julien  l'Apostat,  qui,  rougissant  de  l'égoïsme  païen,  engage 
le  pontife  Arsace  à  suivre  l'exemple  des  prêtres  chrétiens, 
«  qui,  outre  leurs  pauvres,  dit-il,  nourrissent  encore  les  nôtres, 
que  nous  laissons  mourir  de  faim.  »  Nous  ne  rappellerons 
qu'un  exemple,  celui  de  saint  Léon  le  Grand,  qui  consacrait 
tous  les  revenus  du  Saint-Siège  à  nourrir  les  pauvres  Italiens 
dépossédés  par  les  invasions  des  Huns  et  des  Vandales.  La  dé- 
finition du  droit  canon  était  donc  exacte  :  «  Les  offrandes  des 
fidèles  sont  le  patrimoine  des  pauvres  :  »  Vota  fidelium  patri- 
moniurn  pauperum. 

Le  paganisme  ne  connaissait  pas  davantage  les  établisse- 
ments publics  pour  le  soulagement  des  misères  humaines. 
Leur  origine  est  due  à  l'esprit  chrétien  et  date  de  la  fin  des 
persécutions.  Bientôt  ils  se  multiplièrent  à  l'infini,  prenant 
toutes  les  formes  de  la  misère.  Ce  sont  les  évêques  qui  les 
fondèrent  :  saint  Augustin,  saint  Basile,  saint  Ambroise,  etc. 
D'après  leur  destination  différente,  on  leur  donna  des  noms 
différents  :  orphanotrophium,  hospice  des  orphelins;  geronto- 
comium,  celui  des  vieillards  ;  xenodochium,  celui  des  étrangers  ; 
piochomium,  celui  des  pauvres  indistinctement;  nosocoinium, 
hôpital  pour  les  malades,  etc.  Toutes  ces  maisons  étaient  pla- 
cées sous  la  surveillance  de  l'évêque  et  sous  la  direction  d'un 
prêtre. 

Les  Eghses  employaient  encore  leurs  revenus  au  rachat  des 
esclaves,  surtout  des  chrétiens  servant  un  maître  païen  ou 
juif,  et  au  rachat  des  prisonniers  faits  par  les  barbares  in- 
vasionnaires,  et  plus  tard  par  les  Sarrazins.  L'Eglise  permit 
aux  prêtres  (Te  vendre  même  les  vases  sacrés  pour  exercer  ce 
genre  de  charité  ;  saint  Ambroise,  saint  Exupère  et  d'autres  le 
firent. 

Donc,  il  faut  remonter  au-delà  du  moyen  âge,  à  une  époque 


Ô32  HISTOIRE   I)K   LA   PAPAUTE. 

de  civilisation  très-avancée,  pour  découvrir  l'origine  de  la  puis- 
sance temporelle  du  clergé.  Cette  puissance  a  été  naturellement^ 
légitimement  acquise,  et  a  servi  au  bien  de  V humanité  \ 

Les  invasions  des  barbares,  en  plongeant  l'Europe  dans  le 
plus  effroyable  désordre,  enlevèrent-elles  au  clergé  son  crédit 
d'autrefois  ? 

Généralement  le  clergé  resta  ou  redevint  bientôt  puissant. 
Son  pouvoir  même  s'augmenta,  et  cela,  comme  l'explique 
Guizot,  pour  des  raisons  tout-à-fait  naturelles. 

L'Eglise  enseignait  une  doctrine  sublime,  toute  morale  ;  son 
organisation  était  de  même  nature,  stable,  vivace  et  puissante, 
sans  avoir  besoin,  pour  se  soutenir,  de  l'emploi  de  moyens 
physiques. 

C'est  là  une  chose  qui  dut  paraître  merveilleuse  à  des  gens 
qui  ne  connaissaient  que  la  force  brutale,  pour  qui  Vauto?ité 
n'était  que  la  puissance,  et  robéissance,  la  faiblesse.  Les  chefs 
de  cette  institution  extraordinaire,  les  évèques  et  les  prêtres, 
qui  enseignaient  cette  sublime  doctrine,  et  n'avaient  qu'à  parler 
pour  se  faire  obéir,  durent  paraître  aux  barbares  des  person- 
nages bien  supérieurs,  et  leur  inspirer  du  respect,  de  la  véné- 
ration. 

D'ailleurs,  les  barbares  voulaient  s'établir  dans  les  provinces 
de  l'empire  dont  ils  faisaient  la  conquête  ;  mais,  tout  fuyant 
devant  eux ,  ils  ne  trouvaient  que  les  évêques  qui  pussent 
traiter  avec  eux  au  nom  du  peuple  romain.  C'est  le  clergé  qui 
servit  de  lien,  qui  établit  le  rapport  entre  les  deux  populations. 
<(  Tout  était  dissout,  détruit  dans  l'empire,  dit  Guizot,  tout 
tombait,  disparaissait,  fuyait  devant  les  désastres  de  l'invasion 
et  les  désordres  de  l'établissement.  Point  de  magistrats  qui  se 
crussent  responsables  du  sort  du  peuple  et  chargés  de  parler  et 
d'agir  en  son  nom  ;  point  de  peuple  même  qui  se  présentât 
comme  un  corps  vivant  et  constitué,  capable  sinon  de  résister, 
du  moins  de  faire  connaître  et  admettre  son  existence.  Les 
vainqueurs  parcouraient  le  pays,  chassant  devant  eux  des  in- 

<  Cf.  Champaisfny,  la  Charité  chrétienne  dans  les  premiers  siècles  de  l'Eglise, 
passim. 


CHAPITRE   V.  233 

dividus  épars  et  ne  trouvant  presque  en  aucun  lieu  avec  qui 
traiter ,  s'entendre ,  contracter  enfin  quelque  apparence  de 
société.  Il  fallait  pourtant  que  la  société  commençât,  qu'il  s'éta- 
blit quelque  rapport  entre  les  deux  populations,  car  l'une,  en 
devenant  propriétaire,  renonçait  à  la  vie  errante,  et  l'autre  ne 
pouvait  être  exterminée.  Ce  fut  là  l'œuvre  du  clergé.  Seul  il 
formait  une  corporation,  bien  liée,  active,  se  sentant  des  forces, 
se  croyant  des  droits,  se  promettant  un  avenir  capable  de 
traiter  soit  pour  elle-même,  soit  pour  autrui  ;  seul  il  pouvait  se 
représenter  et  défendre,  jusqu'à  un  certain  point,  la  société 
romaine,  parce  que  seul  il  avait  conservé  des  intérêts  géné- 
raux et  des  institutions.  Les  évêques,  les  supérieurs  des  mo- 
nastères conversaient  et  correspondaient  avec  les  rois  bar- 
bares; ils  entraient  dans  les  assemblées  des  leudes,  et  en  même 
temps  la  population  romaine  se  groupait  autour  d'eux  dans  les 
cités.  Par  les  bénéfices,  les  legs,  les  donations  de  tous  genres, 
ils  acquéraient  des  biens  immenses,  prenaient  place  dans  l'aris- 
tocratie des  conquérants,  et  en  même  temps  ils  retenaient 
dans  leurs  terres  l'usage  des  lois  romaines,  et  les  immunités 
qu'ils  obtenaient  tournaient  au  bénéfice  des  cultivateurs  ro- 
mains. Ils  formaient  ainsi  la  seule  classe  du  peuple  ancien  qui 
eût  crédit  auprès  du  peuple  nouveau,  la  seule  portion  de  l'aris- 
tocratie nouvelle  qui  fût  étroitement  liée  au  peuple  ancien  ;  ils 
devinrent  le  lien  des  deux  peuples,  et  leur  puissance  fut  une 
nécessité  sociale  pour  les  vainqueurs  comme  pour  les  vaincus. 
Aussi  fut-elle  acceptée  dès  les  premiers  moments  et  ne  cessâ- 
t-elle de  croître.  C'étaient  donc  aux  évêques  que  s'adressaient  les 
provinces,  les  cités,  toute  la  population  romaine,  pour  traiter 
avec  les  barbares;  ils  passaient  leur  vie  à  correspondre,  à  né- 
gocier, à  voyager,  seuls  actifs  et  capables  de  se  faire  entendre 
dans  les  intérêts  soit  de  l'Eglise,  soit  du  pays.  Une  bande  de 
guerriers  errants  venait-elle  assiéger  une  ville  ou  dévaster 
une  contrée,  tantôt  l'évêque  paraissait  seul  sur  les  remparts, 
revêtu  des  ornements  pontificaux,  et  après  avoir  étonné  les 
barbares  par  son  tranquille  courage,  il  traitait  avec  eux  de  leur 
x'etraite  ;  tantôt  il  faisait  construire  dans  sou  diocèse  une  espèce 


534  HISTOIRE    I)K    LA    PAPAUTl^,. 

de  fort  où  se  réfugiaient  les  habitants  des  campagnes,  quand 
on  pouvait  craindre  que  l'asile  des  églises  même  ne  fût  pas 
respecté.  Une  querelle  s'élevait-elle  entre  le  roi  et  ses  leudes, 
les  évêques  servaient  de  médiateurs.  De  jour  en  jour  leur  acti- 
vité s'ouvrait  quelque  carrière  nouvelle,  et  leur  pouvoir  rece- 
vait quelque  nouvelle  sanction.  Des  progrès  si  étendus  et  si 
rapides  ne  sont  pas  l'œuvre  de  la  seule  ambition  des  hommes 
qui  en  profitent,  ni  de  la  simple  volonté  de  ceux  qui  les 
acceptent.  Il  y  faut  reconnaître  la  force  de  la  nécessité*. 

Ainsi,  d'après  Guizot,  qui,  comme  protestant,  n'aime  pas 
trop  l'Eglise  catholique,  le  pouvoir  du  clergé  au  moyen  âge, 
au  lieu  d'être  le  résultat  de  la  fraude,  de  l'hypocrisie,  de  la 
fourberie,  en  un  mot  de  l'injustice,  fut  la  conséquence  natu- 
relle, nécessaire  même  des  invasions.  Le  clergé  entra  forcé- 
ment dans  l'aristocratie  du  régime  féodal;  sa  vertu,  sa  science, 
son  activité  maintinrent  et  augmentèrent  son  crédit. 

Les  rois  barbares  convertis  au  Christianisme  se  montrèrent 
très-généreux  envers  l'Eglise,  et  cette  générosité  n'avait  pas 
d'inconvénients,  parce  que,  héritiers  du  gouvernement  romain, 
ils  possédaient  d'immenses  territoires  incultes  qu'il  leur  eût 
été  impossible  de  rendre  productifs.  Comme  le  clergé  se  distin- 
guait par  la  douceur  et  l'équité  de  son  gouvernement,  et  qu'il 
faisait  bon  vivre  sous  la  crosse,  un  grand  nombre  de  personnes 
vinrent  s'établir  dans  ses  terres,  sous  la  protection  d'une  église, 
d'un  couvent.  C'est  là  même  l'origine  de  plusieurs  de  nos 
villes.  Les  monastères  furent  presque  tous  construits  dans  les 
déserts  que  le  travail  des  moines  convertit  en  riches  cam- 
pagnes. Hallam  lui-même  en  convient  malgré  sa  haine  contre 
l'Eglise.  ((  Il  faut  remarquer,  dit-il,  qu'une  grande  partie  de 
ces  domaines  consistaient  en  terres  incultes  et  abandonnées. 
Les  monastères  augmentèrent  légitimement  leurs  richesses 
par  la  culture  de  ces^terrains  déserts  et  par  une  sage  adminis- 
tration de  leur  revenus.  Ces  trésors,  continuellement  amonce- 
lés, les  mirent  en  état  d'acquérir  réguUèrement  de  vastes  pro- 
priétés territoriales,  surtout  à  l'époque  des  croisades,  où  les 

<  Esm^i  iur  l'hist.  de  France,  p.  U9, 


CHAPITRE  V.  235 

fiefs  de  la  noblesse  étaient  chaque  jour  mis  en  vente  ou  offerts 
en  gages  *.  »  C'est  à  des  établissements  ecclésiastiques  qu'on 
doit  le  défrichement  du  quart  des  terres  de  l'Europe  ^. 

Maie  ces  richesses,  à  quoi  le  clergé  les  a-t-il  employées? 

Elles  ont  servi,  comme  dans  les  temps  antérieurs,  à  pro- 
curer le  nécessaire  aux  ministres  du  culte  et  à  pourvoir  aux 
divers  besoins  des  églises, ''chose  dont  alors  les  gouvernements 
ne  se  mêlaient  pas;  à  ériger  un  nombre  presque  infini  de 
maisons  de  charité,  où  étaient  admis,  entretenus  et  soignés 
des  malheureux  de  tous  genres,  à  soulager  les  nécessiteux 
par  d'abondantes  aumônes,  à  nourrir  les  pauvres  ;  et  les  pro- 
grès effrayant  qu'a  fait  le  paupérisme  depuis  la  confiscation 
des  biens  de  l'Eglise  prouvent  assez  que  les  acquéreurs  n'en- 
tendent guère  la  charité  comme  les  moines,  qu'on  calomnie 
tant.  Ces  richesses  ont  servi  encore  à  favoriser  les  arts,  l'archi- 
tecture»  la  sculpture,  la  peinture  par  l'érection  et  l'embellisse- 
ment d'églises,  de  cathédrales,  etc.  ;  à  faire  fleurir  les  études 
par  l'établissement  et  la  dotation  d'écoles  (école  du  village,  de 
la  cathédrale,  du  couvent),  et  d'universités;  à  entretenir  un 
nombre  prodigieux  de  personnes  régulières,  se  livrant  au 
service  des  malades,  à  la  prédication,  à  l'instruction  des  en- 
fants, à  l'enseignement  des  sciences  théologiques  et  autres,  à 
la  transcription  des  livres  saints  et  des  chefs-d'œuvre  de  la 
littérature  ancienne,  dont  le  travail  des  moines  a  conservé  les 
restes,  etc.,  etc.  Nous  reviendrons  ailleurs  sur  la  question  des 
écoles. 

L'influence  politique  du  clergé  tourna  également  au  profit 
de  la  société. 

Guizot  se  charge  encore  de  le  prouver.  «  L'empire  exclusif, 
désordonné  de  la  force  matérielle,  dit-il,  c'était  là  le  mal  qui 
pesait  sur  les  peuples  (après  l'invasion  des  barbares).  Elle 
régnait  partout,  dans  les  relations  privées  comme  dans  les  rela- 
tions publiques,~se  déployant  avec  la  brutalité  et  avec  l'aveugle 

<  L'Europe  au  moyen  âge,  t.  II,  p.  246.  —  '  Œuvres  complètes  de  M.  de 
Gerlache,  t.  I",  p.  iiîl.  Il  y  a  là  une  citation  curieuse  de  l'Anglais  protes- 
tant Schaw  et  une  autre  de  Verhoven. 


230  HISTOIRE   DE    LA   PAPAUTÉ. 

ignorance  de  la  barbarie,  ne  soupçonnant  pas  même  un  autre 
droit  que  le  sien.  Au  milieu  de  cette  domination  anarchique  et 
sauvage,  le  clergé  seul  se  présenta  au  nom  d'une  force  morale, 
proclamant  une  loi  protectrice  et  obligatoire  pour  tous,  parlant 
seul  des  faibles  aux  forts,  des  pauvres  aux  riches,  réclamant 
seul  le  pouvoir  ou  l'obéissance  en  vertu  d'un  devoir,  d'une 
croyance,  d'une  idée,  protestant  seul  enfin,  par  sa  mission  et 
son  langage,  contre  l'invasion  universelle  du  droit  du  plus 
fort*.  » 

Ce  fut  encore  le  clergé  qui  maintint  l'existence  du  droit 
romaiji  dans  les  sociétés  nouvelles.  Et  ce  que  le  clergé  fit  peu 
après  l'invasion  des  barbares,  il  continua  à  le  faire  dans  les 
temps  postérieurs. 

Représentant  du  Dieu  de  toute  justice,  il  défendit  en  toute 
circonstance  la  cause  de  l'opprimé  et  réclama  en  faveur  des 
faibles  contre  les  forts.  Dans  tous  les  pays  de  l'Europe,  la 
douceur  et  l'équité  du  gouvernement  ecclésiastique  passèrent 
en  proverbe,  et  furent  un  exemple  ou  un  reproche  pour  les 
seigneurs  laïques. 

Cependant  cette  puissance  du  clergé  n'a-t-elle  pas  donné 
lieu  à  de  tristes  abus?  —  Evidemment  oui.  Il  y  a  eu  des 
membres  du  clergé  profitant  de  leur  position  et  de  leurs  fonc- 
tions sacrées  dans  les  vues  d'un  sordide  intérêt,  vendant  même 
les  choses  saintes  ou  abusant  des  richesses  légitimement 
acquises  en  menant  une  vie  indigne  de  leur  saint  état.  Mais 
l'Eglise  a  toujours  flétri  ces  excès;  ce  n'est  donc  pas  à  elle  ni 
à  S071  clergé  qu'il  faut  les  reprocher  ;  qu'ils  retombent  sur  les 
individus  qui  s'en  sont  rendus  coupables.  Il  est  certain  encore 
que  de  nombreux  et  de  bien  graves  abus  ont  été  commis  dans 
l'usage  des  richesses  au  dixième  et  onzième  siècles,  temps 
vraiment  désastreux  pour  l'Eglise.  Mais  d'où  provenait  cette 
déplorable  situation?...  De  ce  qu'à  cette  époque  l'EgUse  n'était 
pas  libre,  de  ce  que  le  pouvoir  laïque,  abusant  des  investitures 
et  disposant  à  son  gré  des  sièges  épiscopaux,  les  conférait  à 
des  sujets  incapables  et  indignes.  De  là  d'immenses  misères, 

^  Essais  sur  l'histoire  de  France,  p.  157. 


CHAPITRE   V.  237 

que  TEglise  dut  subir  en  gémissant,  jusqu'au  moment  où  Dieu 
lui  envoya  un  Pontife  assez  puissant  pour  briser  ses  chaînes. 
Le  seul  nom  de  Grégoire  VII  est  une  protestation  victorieuse 
contre  quiconque  voudrait  lui  imputer  à  elle  les  désordres  de 
cette  triste  époque. 

Donc  les  richesses  du  clergé  ont  donné  lieu  à  des  abus  ;  c'est 
une  chose  regrettable,  mais  nécessaire,  car  là  où  il  y  a  des 
hommes,  il  y  aura  infailhblement  des  abus.  Mais  il  serait  in- 
juste d'en  faire  un  reproche  à  l'Eglise  ou  au  clergé,  en  général. 
D'ailleurs,  ces  abus,  qu'on  a  exagérés  à  plaisir,  ne  sauraient 
contrebalancer  les  immenses  avantages  que  la  société  à  re- 
tirés de  la  puissance  matérielle  du  clergé  ^ 

En  résumé,  la  propriété  ecclésiastique,  fondée  en  droit  na- 
turel, au  même  titre  que  toute  propriété,  est,  en  outre,  couverte 
par  les  prescriptions  du  droit  canonique,  qui  en  sauve  le  prin- 
cipe et  en  règle  l'usage.  Dans  l'emploi  de  ses  revenus,  cette 
propriété  se  distingue  de  la  propriété  laïque,  en  ce  sens  qu'elle 
ne  réserve,  pour  l'entretien  du  détenteur  clérical,  que  le  strict 
nécessaire,  et  assigne  tout  le  reste  au  pauvre  ;  tandis  que  la 
propriété  laïque,  si  elle  n'est  pas  tenue  par  des  mains  chari- 
tables, réserve  au  propriétaire  égoïste  tous  ses  avantages.  S'il 
y  a  une  propriété  attaquable,  c'est  donc  d'abord  la  propriété 
laïque;  quant  à  la  propriété  cléricale,  elle  trouve,  dans  ses 
bienfaits,  un  bill  d'amnistie  pour  les  rares  abus  qui  entachent 
sa  possession.  Si  donc  nous  voyons  attaquer  la  propriété 
ecclésiastique  avec  tant  d'acharnement  et  sur  une  si  grande 
échelle,  cela  prouve  uniquement  que  le  parti  du  libéralisme 
impie  et  le  parti  de  la  destruction  révolutionnaire  sont  égale- 
ment ennemis  du  pauvre.  Dans  ces  clameurs  de  la  presse 
européenne  contre  les  biens  d'Eglise,  il  faut  voir  l'effet  d'une 
trame  contre  les  classes  populaires  ;  et,  en  présence  des  atten- 
tats des  souverains  contre  ces  mêmes  propriétés,  il  faut  dire 
que  nos  princes  sont  moins  clairvoyants,  moins  humains, 

^  La  Vérité  historique,  t.  V,  p.  232.  Dans  ces  pages,  si  pacifiques  et  si 
claires,  nous  avons  cru  reconnaître  la  plume  du  savant  directeur  de  la 
Revue,  le  vénérable  Philippe  van  der  Haeghen. 


1^38  lllSrOlftE   Dl£   LA    PAPAUTÉ. 

moins  sérieux  que  les  chefs  barbares  du  cinquième  siècle.  Nous 
ne  parlons  pas  de  Constantin,  de  Justinien,  de  Théodose, 
princes  qui  n'ont  avec  les  nôtres  que  les  rapports  de  l'anti- 
thèse :  nos  porte-couronne  ressemblent  plutôt  à  des  chefs  de 
brigands  qu'à  des  princes,  et  s'ils  ont,  dans  l'histoire,  des 
modèles,  c'est  seulement  parmi  le  princes  voleurs.  Mais 
patience  :  la  justice  de  Dieu  saura  bien  les  atteindre,  et  pour 
les  frapper,  elle  se  servira  justement  de  ces  bras  populaires 
exaspérés  par  la  faim.  Ce  jour-là  sera  un  triste  jour,  parce  que 
ce  sera  le  jour  d'une  jacquerie;  mais  dans  sa  tristesse,  il  aura 
une  grandeur,  parce  que,  dans  l'accumulation  de  ses. forfaits, 
l'œil  chrétien  saura  discerner  la  justice  dun  châtiment. 


CHAPITRE  VI. 

DE  LA  PROPRIÉTÉ  MONASTIQUE,  ET,  A  CETTE  OCCASION,  DES  ORDRES 
RELIGIEUX  :  PEUT-ON  Y  TROUVER  MATIÈRE  A  REPROCHES  CONTRE 
LA   PAPAUTÉ? 


La  propriété  ecclésiastique,  depuis  les  origines  du  Christia- 
nisme, incontestée  quant  au  principe,  revêtait,  dans  son  exis- 
tence, deux  formes,  ou  plutôt  deux  modes  d'affectation  :  l'une 
était  consacrée  à  l'entretien  du  clergé  séculier,  des  églises,  des 
établissements  charitables,  et  des  différentes  œuvres  auxquelles 
le  clergé  s'appliquait  ;  l'autre  était  affectée  au  service  des  mo- 
nastères, qui,  les  trois  quarts  du  temps,  l'avaient  créée  par  leur 
travail,  l'amélioraient  par  une  administration  prudente,  l'aug- 
menlaient  comme  s'augmentent  toujours  les  propriétés  bien 
administrées,  enfin  l'employaient  comme  peuvent  l'employer 
des  moines,  à  leur  service  personnel  et  au  soulagement  des 
pauvres. 

Dans  noire  précédent  chapitre,  nous  avons  justifié  la  pro- 
priété ecclésiastique  proprement  dite  ;  dans  celui-ci,  nous  avons 
à  défendre  la  propriété  monastique. 


CHAPITRE   VI.  â39 

Thèse  impopulaire,  malvenue,  presque  séditieuse.  «  Moine  ! 
avait  dit  Voltaire,  quelle  est  cette  profession-là?  C'est  celle  de 
n'en  avoir  aucune,  de  s'engager  par  un  serment  inviolable  à 
être  absurde  et  esclave,  et  à  vivre  aux  dépens  d'autrui.  »  Cette 
définition  avait  été  universellement  acclamée  et  acceptée  dans 
le  royaume  qui  fut  le  berceau  de  l'ordre  de  Cluny  et  de  la  con- 
grégation de  Saint-Maur,  dans  la  patrie  de  saint  Benoît 
d'Aniane,  de  saint  Bernard,  de  Pierre  le  Vénérable,  de  Ma- 
billon  et  de  Rancé.  Elle  avait  franchi  le  Rhin,  et  l'empereur  de 
cette  Allemagne  qu'avait  convertie  le  moine  Boniface,  Sa 
Majesté  apostolique  Joseph  II,  écrivait  en  octobre  1781  :  «  Les 
principes  du  monachisme  depuis  Pacôme  jusqu'à  nos  jours, 
sont  entièrement  contraires  aux  lumières  de  la  raison.  » 

La  Révolution  française  et  la  sécularisation  imposée  par  Bo- 
naparte à  l'Allemagne  étaient  venues  donner  raison  à  ces 
oracles  de  la  société  nouvelle.  Les  instructions  de  M°^^  Roland, 
qui  écrivait  :  «  Faites  donc  vendre  les  biens  ecclésiastiques  : 
jamais  nous  ne  serons  débarrassés  des  bêtes  féroces,  tant 
qu'on  ne  détruira  pas  leurs  repaires,  »  ayant  été  ponctuelle- 
ment exécutées,  on  pouvait  espérer  que  la  haine  se  trouverait 
assouvie  par  la  proscription. 

Il  n'en  est  rien.  Les  passions  aveugles  et  cruelles  qui  ont 
renversé  les  institutions  monastiques,  n'ont  rien  perdu  de  leur 
aveuglement  ni  de  leurs  fureurs.  Debout  et  implacables,  elles 
veillent  autour  de  ce  qu'elles  croient  un  tombeau,  de  peur  que 
leur  victime  ne  ressuscite,  et,  à  la  moindre  apparence  de  résur- 
rection, elles  poursuivent  de  banales  injures  cette  glorieuse 
mémoire. 

En  dépit  des  préjugés  et  des  violences,  la  Chaire  apostolique 
ne  cesse  pas  de  bénir  les  ordres  rehgieux.  C'est  l'avant-garde 
de  son  armée  sacerdotale,  et,  comme  elle  les  appelait  aux  temps 
barbares  pour  pj)ser  les  bases  de  la  civilisation,  elle  les  appelle 
encore  aujourd'hui  pour  soutenir  la  civilisation  à  son  déclin. 

Parler  de  monastères  au  dix-neuvième  siècle!  va  s'écrier  le 
contradicteur;  est-ce  bien  le  moment  d'un  pareil  anachro- 
nisme ?  C'était  déjà  trop  tard  il  y  a  trois  siècles,  quand  fut 


210  HISTOIRE    r>K    LA    PAÎ^AUTH. 

posée  la  question  du  Christianisme  tout  entier.  Hier  on  était  à 
défendre  l'Evangile  contre  les  assauts  du  philosophisme.  Au- 
jourd'hui c'est  la  loi  naturelle,  la  notion  du  droit,  le  bon  sens 
et  les  axiomes  les  plus  vulgaires  qu'il  faut  sauver  du  naufrage. 
Est-ce  bien  le  temps  de  revenir  au  monastère  ? 

Peut-être.  Nous  allons,  si  déjà  nous  n'y  sommes,  à  une 
débâcle  qui  n'a  d'analogue  que  l'invasion  des  barbares,  la  ruine 
de  l'empire  romain,  le  renversement  de  la  société  antique.  Que 
fit-on  alors?  Armé  d'ontologie,  de  syllogismes,  d'histoire,  de 
petits  traités  académiques,  alla-t-on  démontrer  aux  destruc- 
teurs le  droit  radical  des  vaincus,  la  possession  imprescrip- 
tibles des  proscrits,  les  titres  primordiaux  du  vieux  monde  mis 
à  l'encan,  à  la  criée  des  barbares.  Ils  eussent  crié  plus  haut, 
raillant  et  se  moquant.  S'en  prit-on  de  front  à  l'arianisme  des 
conquérants?  et,  avec  les  éloquentes  apologies  des  orateurs 
chrétiens,  entreprit-on  directement  de  confondre  la  secte?  Il 
y  eut  quelque  chose  de  plus  pressé  :  on  bâtit  des  monastères. 

La  pensée  fut  unanime.  Les  Papes,  les  évoques,  les  conciles, 
les  empereurs,  les  premiers  chefs  barbares  qui  se  convertirent, 
les  ducs,  et  les  comtes  leurs  fils  et  leurs  filles,  couvrirent  sou- 
dainement, par  toute  l'Eglise,  l'immensité  des  ruines,  de 
vastes  et  florissantes  solitudes,  où  bientôt  s'élevèrent  des  cités 
et  des  peuples.  Ce  langage  fut  compris  :  un  monastère,  c'était 
l'Eglise  en  raccourci,  la  cité  en  miniature,  le  type  palpable 
d'un  monde  nouveau.  On  vit  et  on  fit,  et  pour  mille  ans  et 
plus,  la  chose  publique  fut  constituée  ^ 

En  présence  d'un  fait  aussi  peu  contestable  qu'il  est  décisif, 
en  présence  des  préjugés  que  lui  oppose  la  passion  révolution- 
naire et  l'imbécillité  non  moins  aveugle  des  conservateurs 
bourgeois,  l'horizon  grandit.  Nous  devons  défendre  la  pro- 
priété monastique  ;  nous  devons  défendre  aussi,  dans  son  en- 
semble, l'ordre  monacal.  C'est  l'œuvre  de  prédilection  de  la 
Papauté,  comme  la  chair  de  sa  chair  et  l'os  de  ses  os.  C'est 
pourquoi  elle  est  tant  attaquée  par  l'esprit  diabohque  du  siècle; 

<  Cf.  Car.  Pflra,  Uiiiversité  catholique,  t.  XXVI,  p.  348. 


CHAPITRE  Vt.  24-i 

et  c'est  pourquoi  aussi  nous  devons,  sans  trop  excéder,  large- 
ment la  défendre. 

I.  Quelle  est  l'origine,  quel  est  le  génie,  le  caractère  des 
institutions  monastiques?  Ceux  qui  aiment  à  descendre  au 
cœur  des  questions  importantes,  découvrent  ici,  dès  le  premier 
regard,  une  mine  abondante  de  connaissances  précieuses  sur 
la  religion,  sur  la  société,  sur  l'homme. 

L'homme  a  tout  reçu  de  Dieu  :  biens  de  la  fortune  et  de  la 
renommée,  biens  du  corps  et  biens  de  l'âme,  biens  de  la  nature 
et  biens  de  la  grâce  :  il  est  donc  obligé,  en  stricte  justice,  de 
lui  rendre,  de  ces  biens  divers,  un  entier  et  permanent  hom- 
mage. S'il  paie  à  Dieu  ce  tribut  en  se  consacrant  de  sa  per- 
sonne au  culte  divin,  lui  et  tout  ce  qu'il  possède,  s'il  s'immole, 
comme  on  dit  dans  la  langue  de  la  spiritualité,  il  est  certaine- 
ment alors  dans  un  état  de  perfection. 

La  perfection  d'une  créature  consiste  dans  l'obtention  de  sa 
fm  dernière  ;  cette  perfection,  pour  l'homme  durant  son  pèle- 
rinage ici-bas,  réside  en  la  charité.  La  charité  est  la  perfection 
de  la  grâce  et  le  commencement  de  la  gloire.  La  charité  nous 
unit  à  Dieu,  fm  dernière  de  l'entendement  humain;  et,  par 
suite,  nous  vivons  en  Dieu  et  Dieu  vit  en  nous  ;  nous  réunis- 
sons, par  conséquent,  toutes  les  autres  vertus  dans  une  parfaite 
unité  ;  car  la  charité  est  le  lien  de  la  perfection,  l'assemblage 
de  toutes  les  vertus.  Non  pas  cependant  que  nous  aimions 
Dieu  autant  qu'il  est  aimable,  ni  que  nos  affections  tendent 
toujours  actuellement  vers  Dieu  et  selon  tout  notre  pouvoir  : 
les  nécessités  et  les  misères  de  la  vie  présente  s'opposent  à 
une  si  parfaite  application  de  nos  facultés.  Mais  nous  écartons 
de  nos  affections  tout  ce  qui  est  contraire  à  l'amour  de  Dieu  ; 
nous  éloignons  tout  ce  qui  empêche  notre  âme  de  se  porter 
vers  Dieu.  Et  encore  suffit-il,  pour  la  perfection,  que  nous 
écartions  ces  obstacles  considérés  en  eux-mêmes,  car  nous  ne 
saurions  y  prétendre,  si  nous  les  considérons  dans  leur  en- 
semble. 

Or,  la  perfection  de  la  charité  consiste  principalement  et 
essentiellement  dans  les  préceptes,  secondairement  et  instru- 
IV.  16 


^45  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

mentalement,  comme  dit  saint  Thomas  d'Aquin,  dans  les 
conseils  évangéliques.  Les  préceptes  sont  imposés  pour  écarter 
tout  ce  qui  est  incompatible  avec  la  charité  ;  tandis  que  les 
conseils  ont  pour  objet  seulement  d'éloigner  ce  qui  fait  obstacle 
à  Vacte  de  cette  vertu.  Quoique  ces  choses  ne  soient  pas  con- 
traires à  la  charité  .même,  elles  ont  pourtant,  pour  effet  habi- 
tuel, d'en  rendre  la  perfection  plus  difficile  et  plus  rare.  On 
peut,  en  effet,  restant  dans  la  vie  commune,  sous  la  loi  du 
mariage,  avec  la  préoccupation  des  affaires  du  siècle,  pra- 
tiquer, dans  une  certaine  mesure,  les  conseils  de  l'Evangile. 
Au  contraire,  pour  les  pratiquer  dans  toute  la  perfection 
possible,  il  est  nécessaire  de  s'abstenir  du  mariage,  de  renoncer 
aux  plaisirs,  aux  richesses,  aux  honneurs,  d'assujétir  sa  liberté 
sous  la  loi  d'une  règle.  C'est  là,  si  nous  en  croyons  Bour- 
daloueS  ce  qui  constitue  l'essence  de  la  vie  religieuse. 

La  vie  religieuse  est-elle  nécessaire  ?  Dans  sa  notion  géné- 
rale, oui,  elle  est  nécessaire,  absolument  nécessaire.  A  tous  les 
points  du  temps  et  de  l'espace,  vous  voyez  s'élever,  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  l'institution  monastique.  L'antiquité 
avait  ses  mystères,  ses  vestales,  ses  prêtres  d'Isis.  L'antique 
Asie  nous  offre  les  jemmabus  du  Japon,  les  chémos  du  Thibet, 
les  talapoins  et  les  mounis  de  l'Inde,  les  parfaits  du  Zend- 
Avesta.  Mahomet  a  ses  derviches  et  ses  bayadères.  La  Syna- 
gogue avait  ses  esséniens  et  ses  thérapeutes  ;  l'Eglise,  depuis 
le  jour  ou  Antoine  emporta  sa  résolution  au  désert  jusqu'au 
Petites-Sœurs  des  pauvres,  n'a  pas  vu  se  ralentir  un  seul  jour 
l'amour  de  la  perfection.  Les  ordres  religieux  ne  disparaissent 
que  s'ils  sont  détruits  par  la  violence  ^ 

Un  fait  singulier  par  lui-même  et  universel  dans  sa  durée 
doit  avoir  une  cause  permanente.  Cette  cause  est  double  :  c'est, 
d'une  part,  la  nature  de  l'homme;  de  l'autre,  la  nature  de  la 
religion.  Dans  toute  religion,  comme  dans  toute  science, 
comme  dans  tout  art,  il  y  a  deux  parties  distinctes  :  une  partie 

<  Œuvres  complètes,  t.  VI,  p.  320.  Voir  aussi  la  Somme  de  saint  Thomas, 
éd.  Drioux,  t.  V,  p.  603.  —  «  Hurter,  Tableau  des  institutions  et  des  mœurs 
du  moyen  âge,  t.  II,  p.  83. 


CHAPITRE  VI.  ,24'3 

élémentaire,  à  laquelle  s'attachent  les  esprits  vulgaires  :  c'est 
la  voie  spacieuse,  la  route  battue  dans  laquelle  marche  la 
grande  masse  des  croyants;  une  partie  transcendante,  qui 
exige  beaucoup  plus  d'efforts  et  de  sacrifices,  réservée  aux 
âmes  généreuses  qui  veulent  s'élever  par  la  contemplation  et 
l'extase  dans  les  plus  sublimes  régions  du  mysticisme.  Il  faut 
des  héros  dans  une  armée  et  des  moines  dans  une  religion. 

Cet  élément  de  religieuse  perfection  répond  aux  besoins  les 
plus  divers  de  la  nature  humaine  :  besoin  général  pour 
l'homme  dont  la  vie  commune  aboutit  à  des  vanités  et  à  des 
mécomptes  ;  il  lui  faut  le  monastère  pour  développer,  dans  la 
lutte  incessante  du  bien  et  du  mal,  la  partie  la  plus  élevée  de 
nous-même  et  puiser  toujours,  dans  la  vie  du  cloître,  de  nou- 
velles forces  ;  —  besoin  spécial  pour  les  âmes  tendres  et  crain- 
tives, qui  ne  paraissent  jamais  acclimatées  ici-bas;  qui,  dans 
tout  ce  qu'elles  font  ou  ne  font  pas,  semblent  étrangères  à  ce 
qui  les  entoure,  et  qui  ne  se  sentent  complètement  à  l'aise  que 
quand,  dégagées  de  tout  souci  temporel,  elles  peuvent  se  re- 
tirer dans  la  solitude  ;  —  besoin  de  paix  et  de  retraite  pour 
ceux  qui  veulent  vivre  dans  la  contemplation  (distincte  de 
l'amour)  des  choses  célestes  ;  —  besoin  pour  ceux  que  possède 
l'amour  passionné  de  Dieu  et  qui  ne  veulent  vivre  que  dans 
cet  amoiu'  ;  —  besoin  pour  ceux  qui,  sans  avoir  commis  de  grands 
crimes,  n'ont  cependant,  pour  le  monde,  que  du  dégoût  ;  — 
besoin  pour  les  grands  coupables  d'expiations  insolites,  besoin 
pressant  surtout  aujourd'hui,  dans  un  siècle  qui  se  distingue 
parle  mépris  de  Dieu  et  par  le  mépris  de  l'homme,  dans  un 
pays  où  le  vice,  le  crime  et  la  misère  ont  blessé  tant  d'âmes. 
Le  monachisme  est  un  élément  essentiel  de  la  vie  rehgieuse 
de  l'homme*. 

Ces  divers  besoins  de  la  nature  humaine  découvrent  la 
nécessité  sociale  des  ordres  religieux.  Dans  toute  société,  il  y 
a  beaucoup  de  malheureux,  et,  pour  le  service  de  ces  malheu- 

^  Cf.  Clément  Grandcour,  de  l'Influence  des  Ordres  religieux;  Pradié, 
Défense  des  Ordres  religieux;  l'abbé  Martin,  les  Ordres  religieux  et  leur 
Influence  sociale;  Dubois,  Hist.  de  Morimond. 


24-i  HISTOIRE  DE  LA  PAPAUTÉ. 

reux,  il  faut  d'héroïques  dévouements.  Dans  la  société  du  dix- 
neuvième  siècle,  il  y  a  beaucoup  d'esprits  inquiets,  d'hommes 
déclassés.  Aux  esprits  inquiets,  il  faut  un  abri.  Les  hommes 
déclasse;»,  on  ne  s'en  débarrasse  que  par  la  guerre,  la  coloni- 
sation ou  le  cloître.  Enfin ,  parmi  nous  s'est  déclarée  une 
hostilité  entre  les  riches  et  les  pauvres,  les  sujets  et  les  dépo- 
sitaires du  pouvoir.  Il  faut  des  pauvres  volontaires,  des  sujets 
par  choix  pour  apprendre  aux  autres  la  pratique  de  l'obéis- 
sance et  la  vertu  de  résignation  ^ 

Les  adversaires  arguent  parfois  contre  cette  thèse  en  allé- 
guant l'inutilité  possible  d'un  ordre  particulier.  C'est  un  pur 
paralogisme.  Chaque  ordre  religieux,  pris  isolément,  avec  sa 
forme  propre,  son  but  spécial  d'action,  n'est  que  relativement 
nécessaire;  aucun  n'a  une  promesse  divine  de  perpétuité.  Le 
Vicaire  de  Jésus-Christ  les  appelle  au  travail  et  peut  les  re- 
mercier ensuite  comme  des  serviteurs  inutiles.  Soit  que  la 
foule  se  sépare  d'eux  et  les  prenne  en  dégoût,  soit  que,  par 
leur  faute,  ils  soient  déchus  de  leur  mission,  ils  peuvent  sans 
inconvénient  disparaître.  Il  faut  laisser  faire  le  Chef  de  l'Eghse 
et  avoir  confiance  dans  la  société  chrétienne.  Dieu  l'a  constituée 
assez  fortement  pour  que  les  conseils  évangéliques  ne  manquent 
jamais  d'observateurs. 

Les  ordres  rehgieux  se  partagent  en  deux  catégories.  La  vie 
humaine,  dit  saint  Thomas,  se  considère  d'après  l'intellect; 
or,  l'intellect  se  divise  en  intellect  actif  et  en  intellect  con- 
templatif. Il  y  a  donc  deux  espèces  d'ordres  religieux.  Les 
ordres  contemplatifs  ont  uniquement  pour  objet  le  service  de 
Dieu  et  la  perfection  de  leurs  membres,  soit  par  la  vertu  seule, 
soit  en  joignant  à  la  vertu  la  science  ;  il  n'y  a  pas  d'ordre 
religieux  pour  la  science  pure.  Les  ordres  actifs  ont  pour  objet, 
outre  le  service  de  Dieu  et  la  perfection  de  leurs  membres,  le 
service  d'autrui,  l'individu  çn  particulier  ou  la  société  en 
général.  Ceux  qui  ont,  pour  but  direct,  le  bien  des  individus, 

^  Cf.  Cauchy,   Considérations  sur  les   Ordres  religieux;   L.  de  Carné, 
éludes  sur  la  formation  de  l'unité  française,  t.  II;  et  Ghavin  de  Malan 
dans  le  Correspo7idant,  n»  de  juillet  1843. 


CHAPITRE  VI.  245 

se  proposent,  ou  le  soulagement  des  misères  corporelles  par 
l'aumône,  le  travail,  le  rachat  des  captifs,  ou  le  soulagement 
des  misères  intellectuelles  et  morales.  Ceux  qui  ont  pour  but 
le  bien  de  la  société,  le  procurent  en  la  défendant  contre  les 
ennemis  du  dehors,  comme  les  ordres  militaires,  en  l'assistant 
dans  ses  fonctions,  par  exemple,  pour  l'éducation  des  enfants, 
en  l'aidant  à  la  cure  de  ses  maux  passagers  ou  permanents, 
comme  le  service  des  prisons,  des  hospices  ou  des  transports 
dans  les  colonies. 

Quel  genre  de  succès  attend  ces  deux  classes  d'ordres  re- 
ligieux? Par  rapport  aux  individus,  ils  paraissent  appelés  à 
un  succès  à  peu  près  égal.  A  raison  de  la  variété  des  besoins 
et  de  la  différence  des  aspirations,  il  y  a  des  vocations  pour 
tous  les  ordres.  D'après  le  sentiment  commun,  on  est  toute- 
fois généralement  plus  porté  vers  la  vie  active.  En  ce  qui 
regarde  la  société  présente,  ou  l'on  veut  se  jeter  dans  le 
mouvement  social  et  le  diriger,  et  alors  les  ordres  actifs  ont 
toute  chance;  ou  l'on  veut  ouvrir  un  refuge  aux  âmes  fa- 
tiguées, blessées,  et  alors  il  y  a  meilleur  chance  pour  les  ordres 
contemplatifs.  Gœrrès  croit  ces  derniers  appelés,  de  nos  jours, 
à  une  plus  grande  fortune  ;  Balmès,  le  cardinal  Wisemann  et 
l'abbé  Martin  opinent  dans  un  sens  contraire.  Sans  entrer 
dans  cette  controverse,  l'abbé  Jager  croyait  plus  à  l'avenir  des 
monastères  de  femmes,  parce  que  la  femme  est  plus  natu- 
rellement voisine  de  la  perfection  monastique  et  qu'elle  en 
supporte  plus  facilement  les  rigueurs,  surtout  les  rigueurs 
morales.  «  Il  y  a  en  elle,  dit-il,  une  profondeur  de  sentiment, 
des  mystères  de  sensibilité,  d'où  sortent  des  prodiges  de 
courage,  de  dévouement,  de  sacrifice;  son  cœur  est  plus 
aimant,  sa  piété  plus  affectueuse,  ses  contemplations  plus 
vives,  ses  résolutions  plus  soudaines,  ses  vertus  plus  cé- 
lestes *.  )) 

Les  impies,  nous  le  savons,  n'admettent  point  la  licite  des 

<  Université  catholique,  t.  XVIII ,  p.  32.  Voir  encore  l'introduction  à  la 
Sagesse  éternelle  de  Henri  Suso,  et  le  tome  II  du  Protestantisme  comparé  au 
Catholicisme. 


540  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTE. 

ordres  monastiques.  Pour  le  vrai  penseur,  pour  l'homme 
honnête  et  simplement  réfléchi,  il  serait  difficile  de  rejeter, 
par  des  arguments  valables,  cette  forme  particulière  de  l'exis- 
tence religieuse  et  de  la  détacher  du  Christianisme,  comme 
une  excroissance  maladive.  Au  tribunal  du  droit  divin,  tel 
que  le  conçoit  la  philosophie,  telle  que  l'affirme  la  révélation, 
le  souverain  domaine  de  Dieu  s'exerce,  autant  qu'il  se  peut, 
dans  sa  plénitude,  par  l'hommage  que  l'homme  fait  à  Dieu, 
de  toutes  ses  puissances  et  facultés.  Les  saintes  Ecritures  ne 
contiennent  rien  qui  condamne,  môme  de  loin,  les  monastères; 
aussi  ne  les  a-t-on  jamais  attaqués  avec  des  textes;  elles 
inculquent,  au  contraire,  une  foule  de  vertus  dont  la  pratique 
parfaite  demande  le  silence  de  la  solitude  et  la  discipline  du 
cloître.  La  tradition  cathohque,  dont  la  pratique  de  l'Eglise 
est  l'un  des  instruments,  a  toujours  aimé,  favorisé,  protégé 
les  vrais  monastères  *.  A  part  quelques  vaines  criailleries  des 
jansénistes,  on  peut  conclure  que  le  droit  divin  permet, 
commande  indirectement  et  paraît  même  exiger,  dans  une 
certaine  mesure,  des  institutions  monastiques. 

Le  droit  naturel,  tel  que  l'expliquent  la  raison  et  le  té- 
moignage du  genre  humain,  ne  rend  pas  d'autres  oracles. 
L'homme  a  le  droit  de  renoncer  aux  biens  temporels  quant  à 
la  propriété,  quand  à  la  possession  et  même  quant  à  l'usage 
volontaire.  L'homme  a  le  droit  de  renoncer  au  mariage, 
pourvu  qu'il  remplisse  les  obligations  morales  du  céhbat  ;  la 
loi  du  mariage  incombe  à  l'humanité  en  général,  non  à  tel 
individu  en  particulier.  L'homme  a  le  droit  d'abdiquer  sa 
liberté  pour  s'en  remettre,  par  choix  et  par  prudence,  à  une 
direction  plus  éclairée  et  plus  vertueuse,  dont  les  ordres  et 
l'ascendant  ne  peuvent  contribuer  qu'à  sa  morahsation. 
L'homme  a  le  droit  de  s'engager  par  vœux,  si  cela  lui  plaît, 
de  s'unir  à  d'autres  en  communauté,  si  ce  genre  d'association 
lui  est  agréable.  Devant  le  droit  naturel,  il  peut  se  présenter 
telle  circonstance  qui  suspende  momentanément  l'entrée  en 

^  Voyez  les  textes  dans  les  Démonstrations  évangé ligues  de  Migne,  t.  IV 
p.  1048;  Fleury,  t.  VII,  p.  373;  Rohrbacher,  t.  IX,  p.  80. 


CHAPITRE  VI.  247 

religion  ;  il  ne  peut  pas  se  rencontrer  de  devoir  permanent  qui 
l'empêche  dans  toute  la  durée  de  la  vie. 

Le  droit  positif,  les  constitutions,  les  codes,  les  décrets  des 
législateurs  les  plus  dignes  de  ce  grand  nom,  célèbrent  les 
institutions  monachiques.  Constantin  les  approuva,  Justinien 
en  parla  avec  l'accent  de  l'enthousiasme  '  ;  un  grand  nombre 
de  princes  les  autorisèrent.  Yoilà  certes  des  autorités  qui 
valent  bien  les  clameurs  de  quelques  vieux  parlementaires  ou 
de  quelques  journalistes  sans  science  ni  conscience. 

La  révolution,  il  est  vrai,  a  nié  le  droit  monastique,  et  les 
gouvernements  contemporains,  légataires  de  la  révolution, 
maintiennent,  plus  ou  moins,  cette  législation  oppressive. 
Contradiction  révoltante!  si  vous  demandez  la  liberté  de  ne 
croire  à  rien,  d^aspirer  aux  charges  et  aux  honneurs,  d'influer 
par  la  parole  ou  par  la  plume  sur  les  destinées  de  votre  pays, 
cela  vous  est  parfaitement  loisible.  Si,  au  contraire,  vous 
demandez  à  suivre  les  inspirations  de  la  foi,  à  ne  prétendre  à 
rien,  à  vivre  pauvrement  avec  quelques  amis  prévenus  des 
mêmes  désirs,  alors  on  tire  du  vieil  arsenal  de  la  révolution  je 
ne  sais  combien  de  lois  pour  vous  interdire  cette  noble  vie  de 
sacrifice.  Eh  quoi,  dans  des  temps  si  malheureux,  permettre 
de  vivre  selon  la  chair  et  le  sang,  provoquer  même  toute 
l'ardeur  des  mauvais  désirs,  et  interdire  un  régime  préféré  de 
pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance,  n'est-ce  pas  le  comble  de 
la  déraison  et  le  plus  exécrable  caprice  de  la  tyrannie  ? 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  législation  prohibitive,  si  vous 
analysez  le  monastère ,  si  vous  distinguez,  dans  sa  constitu- 
tion, l'élément  matériel  ou  le  mécanisme  extérieur  de  la  vie  ; 
l'élément  spirituel,  ou  l'ensemble  des  pratiques  pieuses  ;  l'élé- 
ment d'action  ou  la  raison  d'être  de  l'institut  :  vous  ne  décou- 
vrez rien  qui  puisse  tomber  sous  les  prohibitions  légitimes  de 
la  loi.  A  moins  qu'on  ne  veuille,  par  la  loi,  interdire  la  pra- 
tique des  conseils  évangéliques,  interdiction  qui  aboutit,  dans 
un  pays  civilisé,  à  imposer  la  force  brutale  comme  unique  rai- 
son des  choses  ^.         * 

^  Novelles,  133  et  S.  —  «  Cette  preuve  a  été  longuement  développée  par 


5lf^  TIISTOIIŒ   DE   LA   PAPAUTÉ. 

Atix  prohibitions  de  la  loi  révolutionnaire ,  Fesprit  aven- 
tureux de  notre  siècle  a  ajouté  beaucoup  d'idées  singulières 
sur  la  possibilité  de  l'association  religieuse.  A  la  rigueur,  notre 
libéralisme,  la  révolution  elle-même  accepterait  le  monastère, 
mais  à  la  condition  de  le  former  à  sa  guise.  Sauf  quelques 
publicistes  misanthropes  ou  quelques  utopistes  dont  les  pré- 
tentions manquent  de  base ,  on  dédaigne  le  radicalisme  de 
Rousseau  et  l'on  croit  à  la  possibilité  d'une  association  parfaite, 
mais  comment  l'établir?  Les  uns  prennent  pour  point  de  dé- 
part l'individu  ;  les  autres ,  des  sociétés  particulières  ou  la 
société  générale.  Parmi  ceux  qui  procèdent  par  le  principe  de 
l'individualisme,  Saint-Simon,  Cabet,  Fourier,  essaient  d'asseoir 
l'association  sur  le  libre  essor  des  passions,  la  satisfaction  de 
tous  les  besoins,  le  développement  indéfini  de  la  mauvaise  na- 
ture. C'est  le  contre-pied  de  l'Evangile  et  du  bon  sens.  Le  Chris- 
tianisme ne  fonde  l'association  monacale  que  sur  l'abnégation, 
le  renoncement,  le  sacrifice.  Essayer  de  l'établir  autrement, 
c'est  prendre,  pour  point  de  départ,  l'égoïsme  humain.  Or, 
l'homme,  par  la  force  de  son  égoïsme,  veut  des  serviteurs,  des 
esclaves,  non  des  égaux,  encore  moins  des  frères.  On  ne  par- 
tage pas  fraternellement  par  égoïsme,  on  ne  se  dépouille  pas 
surtout  par  égoïsme.  L'association  a  pour  but,  non  pas  de  con- 
tenter l'égoïsme,  mais  de  le  vaincre.  Si  l'égoïsme  suffisait  à 
l'établissement  de  l'harmonie,  il  ne  faudrait  ni  lois,  ni  institu- 
tions ;  l'harmonie  sociale  s'établirait  par  la  nécessité  des  choses 
et  sans  que  le  législateur  ait  besoin  de  mettre  à  contribution 
son  génie. 

Parmi  ceux  qui  établissent  l'association  sur  les  sociétés  par- 
ticulières ou  sur  la  société  générale,  il  y  a  une  grande  diver- 
gence d'idées.  J^es  uns,  comme  dans  la  cité  antique  et  dans  la 
famille  russe,  demandent  la  figue  des  pères  de  familles  et  leur 
autocratie.  Les  autres,  comme  Louis  Rousseau  et  Leplay, 
veulent  établir  des  tribus  chrétiennes  ;  d'autres ,  comme 
Proudhon,  trouvent  la  force  sociale  dans  l'union  des  corpo- 

le  P.   Lacordaire  dans  le  Mémoire  pour  le  rétablissement  en  France  des 
Frères-Prêcheurs,  p.  10  et  suivantes. 


CHAPITRE  VI.  249 

rations  industrielles,  union  fondée  sur  la  mutualité  des  services 
et  les  exigences  de  l'intérêt  bien  entendu;  d'autres  enfin, 
comme  Louis  Blanc,  dans  un  but  purement  temporel,  pro- 
posent de  fonder,  par  l'initiative  de  l'Etat  et  la  dictature  du 
gouvernement,  des  sociétés  ouvrières.  Ces  théories  paraissent, 
les  unes,  porter  atteinte  à  la  famille,  molécule  génératrice  et 
idéal  nécessaire  de  toute  société,  pour  se  perdre  en  chimé- 
riques combinaisons  ;  les  autres  restent  en  dehors  de  l'idée  qu'il 
faut  réahser  et  du  but  qu'on  veut  atteindre.  S'unir  sans  autre 
but  que  l'intérêt,  sans  autre  objet  que  le  travail  mécanique,  ce 
n'est  pas  s'unir.  L'homme  ne  vit  pas  seulement  pour  la  vie 
présente  et  pour  la  richesse  ;  il  vit  surtout  pour  se  faire  une 
âme  juste,  comme  dit  Horace,  et,  pour  donner  aux  âmes  cette 
équité,  il  faut  s'unir  par  l'âme. 

Pour  nous,  dédaignant  toutes  les  utopies,  nous  ne  croyons 
possibles  que  des  associations  de  célibataires  inspirés  par  une 
vocation  religieuse,  et  particulièrement  pour  vivre  de  la  vie 
de  communauté,  suivant  les  règles  approuvées  par  l'EgHse. 
Aussi  est-il  facile  de  prévoir  qu'après  avoir  parcouru  le  cercle 
des  erreurs  et  des  illusions,  il  faudra  toujours  en  revenir  aux 
principes  posés  par  saint  Basile  et  saint  Benoit,  ces  illustres 
fondateurs  des  institutions  monastiques.  «  Sans  le  lien  salu- 
taire de  la  religion,  dit  Deluc,  on  tenterait  vainement  de  former 
de  pareilles  sociétés  ;  celles  qui  ne  seraient  fondées  que  par  des 
conventions  ne  tiendraient  pas  longtemps:  l'homme  est  trop 
inconstant  *.  » 

II.  A  ces  notions  élémentaires  sur  l'essence,  la  nécessité,  la 
légitimité  et  l'organisation  de  l'ordre  monastique,  nous  ajou- 
terons quelques  considérations  sur  les  bienfaits  du  monastère 
envers  l'individu,  envers  l'Etat  et  envers  l'Eghse.  Il  ne  faut 
pas  s'étonner  de  notre  insistance.  Il  existe,  sur  ce  sujet,  tant 

^  Deluc,  Lettres  sur  l'histoire  de  la  terre,  t.  IV.  Voir  encore,  dans  le  Cor- 
respondant, t.  IX  de  la  collection,  deux  articles  de  Louis  Rousseau  et  d'Al- 
bert du  Boys.  Il  est  superflu  d'indiquer  au  lecteur  curieux  les  Contradictions 
économiques  de  Proudlion,  et  VOrganisation  du  travail  de  Louis  Blanc,  ainsi 
que  les  Harmonies  économiques  de  Frédéric  Bastiat. 


2."0  ?nSTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

de  préjugés  contre  l'Eglise,  et  le  cloître  est  un  remède  si  bien 
approprié  à  nos  maux,  qu'il  ne  faut  pas  se  lasser  d'en  expliquer 
l'admirable  économie. 

Et  d'abord  que  trouve  le  moine  dans  sa  cellule? 

On  s'imagine  vulgairement  que  les  ordres  religieux  sont  des 
créations  étrangères  à  la  notion  de  l'homme,  du  monde  et  de 
la  vie  heureuse.  Pour  le  grand  nombre,  le  cloître  serait  une 
espèce  de  pis-aller,  un  refuge,  disgracieux  par  lui-même,  pré- 
férable pourtant  au  suicide.  Ces  sottes  imaginations  procèdent 
d'une  crasse  ignorance.  Nulle  part,  au  contraire,  on  ne  trouve 
une  si  parfaite  connaissance  du  traitement  nécessaire  à  l'âme 
humaine.  Ces  anachorètes  de  laThébaïde,  dans  les  cavernes  où 
ils  passaient  des  quatre-vingts  ans,  n'avaient  d'autre  souci  que 
de  méditer,  c'est-à-dire  d'élever  leur  âme  à  Dieu  pour  la  guérir 
de  ses  misères  et  l'établir  en  perfection.  Par  ces  longues  médi- 
tations, ils  avaient  acquis  une  parfaite  connaissance  d'eux- 
mêmes;  et  par  les  conférences  qu'ils  avaient  entre  eux,  on 
peut  dire  qu'ils  ont  composé  le  plus  admirable  traité  qui 
existe  sur  l'anthropologie.  Ces  conférences,  réunies  par  Cassien, 
ramenées  à  une  codification  scientifique  par  saint  Benoît, 
forment  le  livre  le  plus  curieux  et  la  loi  la  plus  parfaite.  Rien 
n'est  donné  ni  au  rêve,  ni  à  l'empirisme  étroit;  c'est  la  pratique 
réfléchie,  la  science  raisonnée  de  la  vie  chrétienne  :  Lex  vitœ. 

Grâce  à  l'observation  de  cette  loi,  je  trouve  au  monastère, 
dans  les  trois  vœux  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance, 
le  triple  remède  à  la  concupiscence  de  la  chair,  à  la  cupidité 
et  à  l'orgueil.  Au  lieu  de  faire  mon  sacrifice  en  détail,  je  le  fais 
tout  d'un  coup  :  je  porte  le  glaive  de  l'esprit  jusqu'à  l'endroit 
intime  ou  gît  le  n<Bud  terrible  de  l'existence  humaine  et  je  me 
dépouille  de  mes  illusions,  de  mes  faiblesses,  de  mes  com- 
plaisances; je  dis  adieu  à  tous  les  bas  instincts;  j'entre  dans 
la  voie  lumineuse  et  ma  vie  n'a  plus  d'autre  règle  que  la 
parfaite  imitation  de  Jésus-Christ.  Et  s'il  est  vrai  que  nos 
passions  sont  la  cause  de  toutes  nos  infortunes,  l'occasion  de 
tous  nos  mécomptes,  en  renonçant  à  mes  passions,  je  me 
procure  un  élément  de  bonheur. 


CHAPITRE   VI.  251 

Je  trouve  au  monastère  le  respect  de  toutes  mes  facultés 
essentielles,  même  de  ma  liberté.  Je  suis,  il  est  vrai,  lié  par 
un  vœu;  mais  ce  vœu  je  le  renouvelle  tous  les  jours,  et  j'en 
remplis  librement  toutes  les  conditions.  Ce  vœu,  il  est  vrai 
encore,  m'assujétit  à  l'obéissance,  mais  il  n'y  a  rien  de  meilleur 
qu'obéir,  et  si,  selon  la  parole  connue,  l'homme  obéissant  est 
un  diseur  de  victoires,  il  faut  ajouter  que  l'obéissance  est  le 
premier  principe  de  l'ordre.  Sur  ce  point  capital,  toutes  les 
philosophies  sont  courtes,  et  toutes  les  pratiques  laissent  à 
désirer.  La  solution  du  problème  est  même  humainement  in- 
trouvable, à  moins  qu'on  ne  donne  la  force  pour  une  solution. 
L'Eglise  seule  a  l'obéissance  et  elle  l'a  parfaite  sous  les  arceaux 
des  cloîtres. 

Je  trouve  au  monastère  le  bien  du  corps,  le  bien  d'une  santé 
conservée  avec  un  soin  raisonnable,  réparée  en  cas  d'échec, 
entretenue  par  une  alimentation  suffisante  et  substantielle.  Les 
longs  jeûnes,  je  le  sais,  les  légumes  cuits  à  l'eau  et  assaisonnés 
de  sel,  répugnent  à  la  délicatesse  contemporaine,  et  lorsqu'on 
vit  au  milieu  des  délices  du  monde,  on  ne  comprend  pas  qu'on 
puisse  vivre  à  la  table  monacale.  Ce  préjugé,  comme  tous  les 
autres,  repose  sur  une  ignorance.  Le  régime  du  monde  et  le 
régime  du  cloître  partent  de  principes  opposés  :  l'un  a  pom' 
objet  de  satisfaire  tous  les  besoins  de  la  bête,  l'autre  de  les 
restreindre  jusqu'à  la  dernière  limite.  Le  besoin  est,  par  lui- 
même,  chose  élastique  ;  on  peut,  à  son  gré,  lui  céder  ou  le 
contenir.  En  cédant,  on  glisse  sur  la  mauvaise  pente;  en 
luttant,  même  au  simple  point  de  vue  de  l'hygiène,  on  suit 
la  pratique  favorable  à  la  santé  et  à  la  longévité.  Toute  la 
médecine  repose  sur  la  diète  et  sur  les  purgations  ;  la  glou- 
tonnerie les  rend  nécessaires,  le  jeûne  apprend  à  s'en  passer. 
Le  corps  vit  par  sa  propre  vertu  ;  n'étant  plus  miné  par  l'excès, 
il  se  soutient  seul  et  se  fortifie  à  merveille. 

Je  trouve  au  monastère  le  bien  de  l'esprit,  l'équilibre  de  la 
raison,  le  développement  progressif  de  mes  facultés,  la  pa- 
cifique conquête  du  vrai  et  du  beau.  Toutes  les  sciences 
m'ouvrent  leurs  avenues  ;  les  bibliothèques  sont  à  ma  porte  ; 


2."2  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUlÉ. 

je  trouve  partout  des  conseils  et  des  aides.  Que  faut-il  de  plus 
pour  l'homme  d'étude  et  que  peut-on  espérer  de  plus  favorable 
au  travail  qu'une  cellule  dans  un  cloître?  La  cellule  du  bé- 
nédictin n'est-elle  pas  devenue,  chez  tous  les  peuples,  le  milieu 
idéal  de  la  vie  laborieuse. 

Je  trouve  au  monastère  la  vertu  dans  l'observation  des 
préceptes,  la  perfection  dans  l'accomplissement  des  conseils, 
le  bien  moral  dans  le  mérite  caché,  la  douceur  de  la  vie  dans 
les  amitiés  saintes,  la  paix  dans  le  silence,  les  longues  espé- 
rances dans  l'attente  du  ciel.  Où  donc  trouver  un  plus  pur 
bonheur? 

Je  trouve  ces  biens  réunis  dans  tous  les  monastères.  Ce 
serait  donc  faire  preuve  d'ignorance  et  de  mauvaise  foi  que 
de  présenter  les  institutions  monastiques  comme  destructives 
de  la  liberté,  de  la  dignité  et  du  bonheur  de  la  vie.  Toute 
violence  contre  ces  silencieux  asiles  de  combats  et  de  paix,  jde 
travail  et  de  lumière,  de  prière  et  de  repos,  c'est  un  crime 
contre  l'humanité. 

L'homme  trouve  le  bonheur  dans  le  monastère  ;  mais  peut- 
être,  en  quittant  la  société,  met-il  obstacle  au  bien  d'autrui; 
peut-être  fait-il  acte  de  mauvais  citoyen,  en  privant  de  son 
concours  fraternel  ceux  qui  auraient  droit  d'attendre  de  lui 
les  empressements  d'une  légitime  réciprocité.  L'imbécile  à 
esprit  plat  dans  un  corps  rond,  ce  type  bourgeois  et  bête  que  la 
malice  contemporaine  a  baptisé  du  nom  de  Joseph  Prudhomme, 
vous  dira  que  le  moine  est  un  fainéant,  heureux,  si  l'on  veut, 
mais  parfaitement  inutile  à  la  société.  S'il  fallait  prouver  que 
ce  bourgeois  égoïste,  impie  et  libertin  est  lui-même  un  être 
utile,  ce  serait  une  thèse  ingrate  ;  et  si  l'on  proscrivait  tout  ce 
qui  est  inutile,  il  y  aurait  fort  déchet  sur  la  filasse  bourgeoise. 
Mais  l'utiUté  sociale  du  moins  peut  s'établir,  même  en  laissant 
de  côté  toute  considération  mystique. 

Ce  qu'il  faut  à  la  société,  lorsqu'elle  se  dissout,  ce  ne  sont 
point  des  paroles,  mais  des  institutions  fortes,  qui  résistent 
aux  coups  démolisseurs  des  événements  et  déterminent,  dans 
le  fond  de  la  société,  un  mouvement  de  réaction  contre  les 


CHAPITRE  Vî.  253 

éléments  funestes  qui  l'entraînent  à  la  mort.  Le  monastère  est 
une  de  ces  institutions  de  salut.  Par  l'enseignement  qu'il 
donne  au  nom  de  l'Eglise,  il  est  un  organe  puissant  d'apostolat 
et  contribue,  par  sa  prédication,  à  la  moralisation  des  masses. 
Par  sa  constitution,  espèce  de  dictature  élective  que  tempèrent 
des  assemblées,  il  a  offert  autrefois  un  modèle  aux  peuples 
européens;  il  peut  leur  offrir  encore  plus  d'un  exemple.  Par  la 
grande  propriété,  par  les  idées  élevées  de  nationalité  que  lui 
inspire  son  existence  indépendante,  il  est  comme  l'arc-boutant 
des  nations.  Les  peuples  de  l'Occident  ont  coulé  des  jours 
paisibles,  tant  qu'ils  ont  possédé  des  monastères,  et  partout, 
je  dis  partout,  c'est  à  la  lettre,  la  spoliation  des  monastères  a 
précédé  de  fort  près  l'ère  des  révolutions. 

Chaque  époque  a  ses  besoins  particuliers.  En  nos  jours 
d'agitations  stériles,  où  pullule  la  misère,  chacun  s'ingénie  à 
organiser  des  crèches,  des  salles  d'asile,  des  écoles  com- 
munales, des  sociétés  de  secours  et  de  patronage,  qui  ne 
remédient  que  médiocrement  aux  maux  qu'elles  devraient 
guérir.  Autrefois,  on  n'était  pas  si  inventif,  et  l'on  éprouvait 
moins  de  mécomptes.  Le  monastère  avait  pourvu  à  tous  ces 
services  et  en  possédait  une  plus  haute  intelligence.  C'est  ce 
qui  assurait  sa  force.  Toute  puissance  qui  aspire  à  conquérir 
ou  à  conserver  quelque  ascendant  doit  étendre  l'intelligence, 
raffermir  et  développer  la  moraUté,  favoriser  le  progrès  de 
l'ordre  matériel  et  le  concilier  avec  le  bien  général.  Tel  était, 
dans  la  cure  des  misères  sociales,  l'objectif  de  l'ordre  monas- 
tique. 

Aujourd'hui,  par  exemple,  les  paysans  quittent  les  cam- 
pagnes, se  pressent  dans  les  villes  et,  par  cet  entassement 
malsain,  provoquent,  au  profit  de  l'industrie,  la  désertion  de 
l'agriculture.  Ce  trouble  amène  forcément  une  diminution  des 
prix  de  main  d'œuvre  et  des  produits  du  travail  agricole  ;  il 
forme,  dans  les  grands  centres  manufacturiers,  à  chaque  crise, 
une  population  flottante  au  service  de  l'émeute.  En  vue  de 
ces  crises  et  pour  en  conjurer  les  périls,  la  politique  a  toujours 
en  réserve  quelques  travaux.  Mais  ces  travaux  ne  sont  que 


â54  HISTOIRE   DK   LA   PAPAUTÉ. 

des  travaux  de  terrassement,  inaccessibles  et  inutiles,  dont  les 
ressources  sont  dévorées  par  les  frais  d'administration,  travaux 
qui  ruinent  l'industrie  privée,  attaquent  même  le  principe 
de  propriété  et  conduisent  à  ces  ateliers  nationaux  où  se 
prépara  l'insurrection  de  Juin.  En  présence  de  l'ogrerie  dé- 
magogique, la  philanthropie  est  impuissante.  Le  monastère 
aurait  meilleur  succès.  Le  monastère  donnerait  aux  masses 
pauvres  du  pain  et  une  parole  de  consolation  ;  il  ouvrirait  une 
cellule  à  tel  contre-maître  aigri  qui  s'appellera  demain  Spar- 
tacus  ou  Vindex  ;  il  pourrait  enrayer,  par  sa  force  d'attraction, 
le  mouvement  du  peuple  vers  les  villes  ;  enfin  il  pourrait 
rendre  à  l'agriculture  son  antique  et  bienfaisant  prestige. 

Aujourd'hui  encore,  la  société  offre,  sous  le  rapport  moral, 
le  plus  affligeant  spectacle  :  mépris  de  Dieu,  mépris  de  l'au- 
torité; mépris  de  l'homme  :  tels  sont  les  maux  qui  la  dévorent. 
De  là  l'idolâtrie  des  jouissances  matérielles,  hostilités  ardentes 
entre  les  propriétaires  et  les  prolétaires,  féroce  esprit  d'insu- 
bordination. Qu'a  trouvé  notre  esprit  ingénieux  pour  parer  à 
ces  terribles  maux?  Le  parti  avancé,  comme  ils  disent,  n'a 
découvert  que  les  théories  du  socialisme,  la  liquidation  sociale, 
rêves  de  la  crapule  en  délire,  disait  Proudhon  ;  le  parti  con- 
servateur a  des  balles,  des  pontons,  des  bagnes.  Voilà  le 
nouveau  palladium.  Le  secret  de  la  fortune  publique  ne  se 
cherche  plus  dans  les  temples,  mais  dans  les  fusils.  Expédient 
nouveau,  prompt,  mais  peu  efficace  jusqu'à  présent.  Tous  les 
vingt  ans  à  peine,  il  faut  pratiquer  une  nouvelle  saignée.  Le 
monastère  rétablirait  l'équilibre  social  par  des  hommes  de 
dévouement  et  des  institutions  de  sacrifice  ;  il  réunirait  sous 
les  voûtes  du  cloître  les  prolétaires  et  les  propriétaires;  il 
offrirait  à  tous  des  sociétés  modèles  d'obéissance  et  de  com- 
mandement. Qu'avons  nous  de  mieux  pour  nous  sauver,  fusil 
et  socialisme  à  part? 

Ces  misères  matérielles  et  morales  ont  porté  à  son  comble 
la  criminalité  publique.  Avant  le  délit,  la  société  a  laissé  au 
mal  toutes  les  licences  ;  après  sa  perpétration,  elle  est  obligée 
de  se  défendre.  Nécessairement  elle  n'y  veut  pas  manquer. 


CHAPITRE  VI.  255 

Maïs  sa  procédure  est  barbare  ;  la  répression  inefficace  pour  la 
correction  du  coupable  et  l'exemple  des  concitoyens.  On  se 
contente  de  punir,  il  y  en  a  même  qui  disent  qu'il  devrait 
suffire  d'empêcher  de  nouveaux  crimes  :  morale  trop  douce  ou 
trop  sévère.  En  punissant,  il  faudrait  moraliser.  Une  corpo- 
ration vouée  au  service  des  prisons  pourrait  seule  résoudre 
le  problème  d'application  d'une  peine  qui  ne  serait  pas  seule- 
ment la  coercition  du  crime,  mais  qui  devrait  avoir  pour  effet 
de  faire  du  coupable  un  homme  vertueux.  Oui,  des  hommes 
pratiques,  animés  de  la  grande  pensée  du  devoir,  d'une  sainte 
et  patiente  charité,  porteraient,  dans  cette  difficile  mission, 
l'esprit  éminemment  réparateur  de  l'Evangile  *. 

Nos  impies  passent  fièrement  à  côté  de  ces  graves  considé- 
rations politiques  et  se  rabattent  sur  des  objections.  Tantôt  ils 
reprochent  aux  moines  d'être  retardataires,  tantôt  ils  leur 
reprochent  de  tout  envahir.  S'ils  sont  retardataires,  comment 
envahissent-ils,  et  s'ils  envahissent,  ils  ne  sont  donc  pas  si 
énervés.  La  vérité  est  dans  l'entre-deux.  Les  envahissements 
des  ordres  religieux  ne  sont  que  l'effet  de  leur  résistance  aux 
envahissements  de  l'esprit  révolutionnaire;  et  leur  lenteur  est 
un  lest  nécessaire  pour  le  vaisseau  de  l'Etat ,  emporté  par 
tous  les  vents,  qui  peut  sombrer  demain  sur  les  écueils  du 
socialisme. 

On  dit  les  moines  hostiles  à  la  liberté  et  au  pouvoir.  Même 
contradiction,  même  explication.  Les  moines  ne  suivent  pas  la 
liberté  dans  ses  licences  et  le  pouvoir  dans  ses  abus.  Les 
moines  ne  sont  pas  un  troupeau  servile  ;  ce  sont  des  hommes, 
et  derrière  les  attaques  qu'on  leur  prodigue  si  gratuitement, 
il  y  a  toujours  un  mérite  à  découvrir. 

Il  y  a  encore  une  objection,  grosse  de  préjugés  et  de  so- 
phismes,  de  blasphèmes  et  de  propos  orduriers  :  c'est  le  rapport 
du  célibat  monastique  avec  la  nécessaire   multiplication  du 


^  Cf.  Université  catholique,  t.  XIX,  art.  de  l'abbé  Thouzé;  Correspondant, 
juillet,  1844,  art.  signé  Clément  d'Elbhe,  et  Léon  Aubineau,  les  Jésuites  au 
bagne. 


è56  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

genre  humain.  Sans  doute,  il  est  avantageux  que  la  population 
d'un  Etat  soit  nombreuse,  riche,  éclairée,  morale,  appliquée  au 
travail  sous  toutes  ses  formes;  mais  il  est  bon  aussi  que,  dans 
cette  population  florissante,  la  virginité  compte  des  prosélytes, 
et  il  est  nécessaire  qu'à  côté  de  ceux  qui  s'engagent  dans  le 
mariage,  plusieurs  gardent  le  célibat,  pourvu  qu'ils  le  fassent 
librement  et  surtout  par  charité.  D'autant  que,  parmi  les 
hommes,  il  y  aura  toujours  des  individus  qui,  par  raison,  par 
caractère,  par  tempérament,  par  vœu,  par  défaut  de  conditions 
requises  et  par  suite  d'accidents  inhérents  à  la  vie  humaine, 
renoncent  au  mariage  et  sont  même  contraints  d'y  renoncer. 
La  théorie  du  mélange  universel,  outre  qu'elle  est  grossière, 
infecte,  infâme,  est  impossible,  et  par  libre  choix  ou  par  force, 
il  y  aura  toujours  des  exceptions  pour  la  vertu  héroïque.  Le 
mariage,  disaient  deux  hommes  dignes  l'un  de  l'autre,  Luther 
et  Voltaire,  est  tellement  nécessaire  que  ne  pas  le  contracter, 
c'est  blesser  la  nature.  Ce  qui  blesse  la  nature,  ce  n'est  pas  le 
célibat,  c'est  la  crapule,  répondait  justement  le  cardinal  Bel- 
larmin.  Le  célibat  ne  blesse  pas  la  nature,  il  l'élève,  et  dans 
un  Etat  populeux,  pour  rendre  les  mariages  plus  féconds,  il 
faut,  au  contraire,  que  les  vocations  monastiques  se  mul- 
tiplient. Lorsque  l'Espagne  était  couverte  de  monastères,  elle 
comptait  quarante  miUions  d'habitants  ;  depuis  qu'elle  fait  la 
guerre  aux  moines,  elle  est  descendue  à  quinze.  Au  dernier 
siècle,  les  goujats  de  l'encyclopédisme  dénonçaient  les  mo- 
nastères comme  les  causes  de  dépopulation.  La  Révolution  a 
passé,  sur  les  monastères,  le  fer  et  le  feu;  aujourd'hui  les 
bâtards  de  Voltaire  sont  disciples  de  Malthus;  ils  prêchent  la 
doctrine  de  la  restriction  morale  ;  ils  préconisent  des  méthodes 
d'avortement  ;  ils  crient  que  si  la  population  se  développe 
suivant  la  proportion  géométrique,  tandis  que  les  ahments  ne 
suivent  que  la  proportion  arithmétique,  nous  sommes  con- 
damnés à  mourir  de  faim.  Tout  le  monde  peut  lire  les  livres 
où  s'étale  cette  morale  de  pourceaux.  De  telles  extrémités 
vengent  le  monachisme  chrétien.  Oui,  il  nous  faut  des  mo- 
nastères, surtout  pour  le  salut  de  la  famille,  et  si  l'on  veut 


CHAPITRE  Vî.  257 

renverser  cet  ordre,  on  trouble  du  même  coup  l'économie  de 
la  société. 

J'omets  une  foule  d'autres  considérations. 

Quand  le  désordre  sera  arrivé  à  son  comble,  quand  tous 
seront  abattus  et  baiseront  la  poussière,  qui  restera  debout  sur 
les  débris  et  tendra  la  main  à  l'humanité  renversée  ?  Un  moine 
catholique,  sortant  de  quelque  caverne  sauvage,  paraîtra 
comme  un  ange  de  paix  et  d'espérance,  au  milieu  des  ruines 
amoncelées  par  les  barbares. 

III.  Nous  parlerons  encore  des  avantages  que  l'EgUse  tire 
des  monastères. 

Le  24  mars  de  l'an  de  grâce  4767,  le  roi  de  Prusse  écrivait  à 
Voltaire  :  «  J'ai  remarqué,  et  d'autres  comme  moi,  que  les 
endroits  où  il  y  a  le  plus  de  couvents  de  moines,  sont  ceux  où 
le  peuple  s'est  le  plus  aveuglément  livré  à  la  superstition.  Il 
n'est  pas  douteux  que  si  l'on  parvient  à  détruire  ces  asiles  de 
fanatisme,  le  peuple  ne  devienne  un  peu  indifférent  et  tiède 

sur  ces  objets  qui  sont  actuellement  ceux  de  sa  vénération 

Dès  que  le  peuple  sera  refroidi,  les  évêques  deviendront  de 
petits  garçons  dont  les  souverains  disposeront,  par  la  suite 
des  temps,  comme  ils  voudront.  »  Frédéric  marchait  à  la  des- 
truction de  l'Eglise  catholique  et  du  Christianisme  tout  entier 
par  la  destruction  des*  couvents  et  la  confiscation  de  leurs 
biens  ;  Voltaire,  qui  s'y  entendait,  trouvait  ce  plan  d'un  grand 
capitaine;  et  les  ministres  français,  Amelot,  d'Argenson,  Mau- 
repas,  Choiseul,  eussent  été  flattés  d'accomplir  ce  monstrueux 
dessein.  La  conspiration  échoua,  un  peu  par  le  manque  du 
concours  de  Frédéric  ;  vingt-cinq  ans  plus  tard,  la  démagogie 
devait  la  faire  triompher,  et  la  première  page  de  son  histoire 
est  écrite  avec  le  sang  d'un  roi.  Nunc  erudimini. 

r.e  passage  de  la  correspondance  de  Frédéric  m'a  paru 
curieux;  je  le  cite,  comme  transition,  pour  les  lecteurs  qui 
savent  tout  ce  que  le  philosophisme  déployait  de  clairvoyance 
et  d'habileté  dans  sa  guerre  contre  l'Eglise  et  contre  son 
Christ. 

Pour  apprécier  les  services  que  rend  à  l'Eglise  le  monastère, 
IV.  17 


258  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

il  faudrait  envisager  sous  tous  ses  aspects  le  ministère  ecclé- 
siastique. Nous  nous  bornerons  ici  à  quelques  traits. 

Le  monastère  est  d'abord  la  création  propre  de  la  sainte 
Eglise,  l'œuvre  par  excellence,  le  fruit  exquis  de  son  travail. 
La  fin  dernière  de  tous  ses  efforts,  c'est  la  purification  et  la 
sanctification  des  âmes.  Répondre  à  ses  efforts  par  un  généreux 
concours  est,  sans  doute,  le  devoir  de  tous  les  chrétiens,  parti- 
culièrement des  prêtres.  Quiconque  fait  profession  d'une  vie 
évangélique,  ou  seulement  diine  vie  morale,  est  obligé  de 
s'élever  vers  Dieu  qui  l'attire  ;  et,  quoi  qu'en  dise  aujourd'hui 
le  matériahsme,  nul  entre  les  fds  des  hommes  ne  peut  se 
défendre  du  charme  puissant  qu'exerce,  sur  notre  cœur  épris, 
le  Dieu  qui  nous  créa.  Dans  un  grand  nombre  dliommes,  l'in- 
clination qui  les  porte  aux  réalités  éternelles  est  presque 
toujours  vaincue  par  l'amour  des  réalités  terrestres,  ou  par- 
tagée en  proportion  variable  entre  Dieu  et  le  monde.  Le  moine, 
c'est  l'àme  grande  et  fière  ;  l'attrait  divin  le  remplit,  vivace  et 
robuste  comme  un  arbre  en  bonne  terre,  et  au  lieu  de  n'être 
en  lui  qu'un  instinct  languissant,  un  amour  mesuré  et  vulgaire, 
cet  attrait  divin  est  en  lui  une  passion.  L'œil  fixé  sur  le  ciel, 
le  moine  se  dépouille  de  tout  ce  qui  embarrasse  sa  marche  et 
gêne  la  liberté  de  ses  élans  vers  Dieu.  Dieu  et  son  âme,  il  n'a 
point  d'autre  souci  ;  et,  par  les  résolutions  qu'il  se  commande, 
il  s'élève  au  sommet  de  la  perfection  possible.  Cette  perfection 
n'est  pas,  pour  lui,  un  objet  fuyant  et  vainement  poursuivi  : 
c'est  son  état,  sa  préoccupation  habituelle,  son  travail  de  tous 
les  jours.  Victor  Hugo  et  Duruy  plaisantent  quelque  part  sur 
cette  poterie  paysanne  qu'on  transforme  en  lui  jetant  sur  le 
dos  quelques  aunes  de  drap  bizarre.  Voltaire,  qui  s'y  entendait 
mieux,  salue  dans  le  moine  l'élite  de  l'humanité. 

Ces  hommes  de  Dieu,  par  la  résolution  qui  les  détache  de 
tout  et  par  la  passion  qui  le3  attache  aux  réahtés  éternelles, 
sont  des  âmes  fortes  et  des  hommes  de  combat.  C'est  de  quoi 
nous  avons  le  plus  besoin.  Quoique  saint  Paul  ait  dit  :  Nul  ne 
peut  poser  un  autre  fondement  que  celui  qui  a  été  posé  :  on  en 
cherche  un  autre,  u  L'homme  sans  Dieu,  sans  Christ,  sans 


CHAPITRE    VI.  ^r)9 

morale,  sans  Eglise,  dit  le  P.  Didon,  l'homme  réduit  à  un  peu 
de  boue,  avec  des  instincts  et  pas  de  liberté,  l'homme  singe,  en 
un  mot,  telle  serait  la  pierre  angulaire  de  l'avenir.  Et.  le  sa- 
crilège ajoutant  au  blasphème,  voici  que  l'ancien  et  ma- 
jestueux édifice  est  attaqué  avec  une  fureur  inouïe.  Dieu  est 
nié,  Jésus-Christ  est  découronné  de  son  auréole  divine,  la 
morale  est  atteinte  jusque  dans  sa  racine,  qui  est  Dieu  et  la 
liberté  ;  l'Eghse,  enfin,  est  mise  au  ban  des  choses  de  ce  monde. 
Ne  pouvant  la  détruire,  on  voudrait  l'écarter;  ne  pouvant  em- 
pêcher son  action,  on  met  une  habileté  perfide  à  lui  soustraire 
les  individus,  les  institutions  et  les  peuples. 

»  Eh  bien!  ce  que  l'on  attaque,  nous  le  défendrons.  Défendre 
Dieu!  y  pensez- vous?  On  a  relevé  cette  prétention  comme 
une  hardiesse  ou  une  naïveté  presque  impie.  Et  pourquoi  ne 
voudrait-on  pas  que  l'homme  défendit  Dieu?  Si  l'hifini  en  ce 
monde  n'avait  pas  caché  sa  gloire  et  oublié  devant  nous  sa 
puissance;  s'il  était  l'Infini  visible  et  redoutable  à  ceux  qui  le 
blasphèment;  peut-être...?  Mais  non,  Dieu  est  au  miheu  de 
nous  moins  qu'un  homme  ;  il  n'a  ni  voix,  ni  bras,  ni  glaive, 
impuissant  comme  ce  Pontife  qui  en  est  la  douce  et  la  plus 
haute  image  ;  il  a  dit  à  l'homme  :  «  Prête-moi  ton  bras,  car  je 
veux  être  ta  conquête.  »  Et  nous  ne  le  défendrions  pas  comme 
on  défend  son  père  ou  sa  mère,  alors  que,  par  amour  pour 
nous,  il  a  voulu  être  plus  impuissant  qu'eux?  Quand  Dieu 
n'est,  pour  le  cœur  humain,  que  le  Dieu  abstrait  de  la  philo- 
sophie et  une  froide  conviction,  je  m'explique  vis-à-vis  de  lui 
cette  attitude  si  réservée  ;  mais  pour  nous,  moines,  le  Dieu 
que  nous  adorons  est  le  Dieu  vivant,  c'est  le  Christ,  c'est  celui 
qu'on  aime  avec  passion  et  pour  lequel  on  meurt.  Aussi 
userons  nous,  à  le  défendre,  nos  forces  et  nos  vies  sans  nous 
lasser  jamais.  Plus  on  mettra  d'ardeur  à  le  combattre,  plus 
nous  mettrons  d'énergie  à  le  soutenir;  plus  on  déploiera  de 
science  à  le  nier,  plus  nous  en  déploierons  à  l'affirmer  ;  plus 
on  obscurcira  l'histoire  pour  y  effacer  la  marque  de  la  divinité 
du  Christ,  plus  nous  y  répandrons  de  clarté  pour  illuminer  sa 
divine  empreinte  ;  plus  on  niera  la  liberté  en  l'étouffant  sous 


260  HISTOIRE   DR    LA   PAPAUTÉ. 

de  grossiers  instincts,  plus  nous  mettrons  à  la  prouver  de 
fierté  et  de  gloire;  plus  le  monde,  ivre  de  plaisir  et  amoureux 
du  bien-être,  s'en  ira,  tête  baissée,  vers  la  matière,  plus  nous 
nous  élèverons,  dédaigneux  de  ces  joies  décevantes,  le  regard 
au  ciel,  en  y  cherchant  cet  Infini  dont  on  ne  peut  se  passer, 
lorsqu'on  n'a  pas  dégradé  son  âme  et  cessé  d'être  homme. 

»  Quant  à  l'Eglise,  si  attaquée,  si  outragée,  nous  n'appellerons 
pas,  à  la  défendre,  les  glaives  usés,  mais  nous  la  protégerons 
de  notre  parole  et  de  notre  amour,  baisant  avec  vénération 
les  pHs  de  sa  robe,  et  élevant  notre  respect  et  notre  enthou- 
siasme à  la  hauteur  de  toutes  les  insultes.  Avec  cela  on 
triomphe  !  Qui  est  le  plus  fort  de  celui  qui  jette  la  boue  au 
passant  ou  de  celui  qui,  comprenant  la  dignité  du  plus  humble 
d'entre  les  hommes,  s'incline  et  vénère?  L'insulte  n'a  qu'une 
heure.  —  Va,  insulteurî  tu  passeras  comme  la  parole  in- 
jurieuse tombée  de  tes  lèvres;  mais  l'homme  qui  respecte,  qui 
se  découvre  devant  la  majesté  de  son  ennemi  lui-même,  celui- 
là  s'honore,  les  nobles  cœurs  l'acclament  et  l'histoire  garde 
son  nom. 

»  Ce  rôle  sera  le  nôtre.  Et  tandis  que  les  prêtres,  disséminés 
au  milieu  de  vous  comme  de  vrais  pasteurs  dans  le  troupeau, 
connaîtront  vos  besoins  intimes  et  y  répondront,  avec  eux  les 
rehgieux,  les  moines,  ces  cent  dix  mille  hommes  qui  peuplent 
notre  pays,  s'organiseront  pour  être  les  gardiens  de  toutes 
les  divines  choses;  ils  se  dresseront  comme  un  rempart,  et 
derrière  ces  fortifications,  plus  habiles  que  celles  de  Yauban, 
ils  seront  les  citadelles  de  Dieu  et  de  son  Christ,  de  la  reUgion, 
de  l'Eglise  et  de  la  vraie  liberté,  un  mur  d'airain,  selon  le 
mot  du  Prophète  *.  » 

Ce  ministère  d'apologie,  les  ordres  rehgieux  le  remplissent 
admirablement  contre  l'hérésie  et  le  schisme.  Toutes  les  fois 
que  les  schismes  et  les  hérésies  ont  essayé  de  se  produire,  la 
guerre  à  l'Eglise  a  commencé  contre  les  moines  ;  et  lorsqu'ils 
ont  triomphé,  on  a  mis  les  monastères  à  sac.  En  France,  en 

^  Qu'est-ce  qu'un  Moine'/  discours  du  P.  Didon,  de  l'ordre  de  Saint- 
t)ominique,  p.  23. 


CHAPITRE  VI.  2.6  î 

Allemagne,  en  Angleterre,  en  Espagne,  en  Italie,  mêmes  scènes 
de  pillages  :  il  n'y  a  de  changé  que  le  nom  des  acteurs.  Les 
hérésies,  maîtresses  du  terrain,  se  distinguent  toutes  par 
l'horreur  des  ordres  religieux;  elles  voient,  là,  le  bras  qui 
doit  les  abattre.  Leur  sentiment  ne  les  trompe  pas  :  si  l'An- 
gleterre se  convertit  si  vite,  c'est  qu'elle  a  donné  libre  accès 
aux  ordres  monastiques;  si  les  religieux  étaient  établis  à 
Berlin  et  à  Saint-Pétersbourg,  la  face  du  monde  changerait. 

Les  moines  sont  plus  puissants  encore,  si  j'ose  ainsi  dire, 
contre  l'infidélité.  Trois  choses  constituent  les  missionnaires  : 
l'oraison,  l'esprit  de  sacrifice  et  le  zèle,  mais  non  l'esprit  de 
lecture,  comme  le  croit  le  protestantisme.  Où  trouvons-nous 
ces  vertus  à  un  degré  plus  éminent  qu'au  monastère?  Les 
séminaires  peuvent,  sans  doute,  fournir  aussi  des  hommes 
héroïques,  mais  c'est  l'exception;  que  si,  à  l'esprit  sacerdotal, 
vous  joignez  l'esprit  monacal,  soyez  sur  que  l'âme,  pénétrée 
de  ce  double  esprit,  sera  une  âme  de  missionnaire.  Vous  aurez 
Ximénès,  Canisius,  saint  François  Xavier,  saint  Vincent  de 
Paul,  saint  François  Régis  et  toute  une  légion  d'hommes  de 
Dieu. 

Au  sein  du  peuple  fidèle,  par  l'exemple  des  vertus  chrétiennes, 
par  la  pieuse  observance  des  vœux  monastiques,  par  la  prière 
et  la  réversibilité  des  mérites,  par  les  prédications  isolées  et 
les  missions,  le  monastère  contribue  efficacement  au  bien  des 
paroisses.  Depuis  cent  ans,  on  a  essayé  de  suppléer,  sous  ce 
rapport,  les  ordres  rehgieux,  par  des  associations  volontaires 
de  prêtres  libres  ;  mais  on  n'a  réussi  qu'en  imitant  les  moines, 
et  on  n'a  nulle  part  aussi  bien  réussi  qu'eux.  C'est  toujours 
dans  les  pays  évangélisés  par  les  apôtres  du  cloître  que  les 
populations  se  gardent  plus  chrétiennes  et  que  se  produisent 
plus  nombreuses  les  vocations  au  sacerdoce. 

Enfin  te  monastère  offre,  à  la  hiérarchie  ecclésiastique, 
d'excellents  titulaires.  Par  un  contraste  facile  à  expliquer,  le 
cloître,  qui  oblige  à  l'obéissance,  initie  à  la  parfaite  pratique 
du  commandement,  et,  en  vous  isolant  du  monde,  ne  vous 
donne  qu'une  meilleure  entente  de  ses  intérêts.  Les  évêques 


202  HISTOIRE    DE    LA   PAPAUTÉ. 

régionnaires,  les  grands  légats,  les  cardinaux-ministres  avaient 
presque  tous  débuté  dans  un  monastère.  Le  seul  ordre  de 
Saint-Benoît  a  donné  à  l'Eglise  catholique  quarante  Papes, 
deux  cents  cardinaux,  cinquante  patriarches,  seize  cents 
archevêques,  quatre  mille  six  cents  évêques  et  trois  mille  six 
cents  religieux  inscrits  au  catalogue  des  Saints.  Ces  chiffres, 
vérifiés  par  Hurter,  ont  une  éloquence  qui  dispense  de  tout 
commentaire. 

En  rendant  au  cloître  ces  hommages  réfléchis,  nous  ne 
faisons,  au  reste,  qu'analyser  dix  mille  bulles  pontificales 
relatives  à  l'établissement,  au  gouvernement  et  à  la  bonne 
discipline  des  ordres  religieux.  Et  puisque  le  préjugé  du  siècle 
est  à  rencontre,  on  nous  pardonnera  d'avoir  rappelé,  par  une 
brève  analyse,  ces  oracles  de  la  Chaire  apostolique. 

Est-ce  à  dire  que  nous  préconisons  le  monastère  au  dé- 
triment des  autres  institutions?  Platon,  dans  sa  République, 
Campanella,  dans  la  Cité  du  soleil,  quelques  philosophes  de 
l'antiquité  et  presque  tous  les  réformateurs  modernes,  ont 
imaginé  le  monastère  comme lidéal delà  société  civile.  D'après 
ces  rêveurs,  le  monde  devrait  être  organisé  comme  un  mo- 
nastère immense,  avec  grands  compartiments  pour  loger  les 
nations,  compartiments  secondaires  pour  héberger  les  spé- 
cialités gouvernementales,  industrielles,  artistiques,  agricoles 
et  autres.  L'humanité  ne  se  prête  pas  à  ces  ingénieuses  com- 
binaisons, et  si  quelque  despote  pouvait  l'emprisonner  de  cette 
belle  façon,  elle  aurait  bientôt  renversé  les  murs  de  son 
cachot.  Pour  nous,  en  préconisant,  même  pour  notre  temps, 
l'ordre  monastique,  nous  n'attendons  pas  que  tous  les  hommes 
endossent  la  cuculle  et  la  robe  de  bure.  Nous  respectons  la 
liberté  individuelle,  la  famille,  l'Etat,  l'Eglise,  avec  leur  mission 
morale  et  dans  leur  constitution  divine.  Nous  pensons  seule- 
ment que  ces  institutions  reçoivent  du  cloître  un  puissant 
appui  et  un  utile  complément.  Nous  ajouterons  que  diffamer  les 
monastères  ou  les  supprimer  par  la  violence,  c'est  détruire 
une  des  forces  vives  du  genre  humain,  et,  de  plus,  fouler  aux 
pieds  l'histoire. 


CHAPITRE   VI.  263 

IV.  A  cette  apologie  théorique  du  monachisme,  nous  devons 
ajouter  maintenant  la  justification  par  les  faits  séculaires,  que 
ne  peut  contester  aucune  critique.  Nous  commençons  par  les 
monastères  d'Orient. 

La  vie  monastique  a  commencé  en  Orient,  non  loin  des 
bords  du  Nil,  dans  les  brûlantes  solitudes  de  la  Thébaïde.  De 
là,  elle  s'est  rapidement  propagée  en  Palestine,  en  Syrie,  en 
Mésopotamie,  sur  les  bords  du  Tigre  et  de  l'Euphrate,  dans 
l'Asie-Mineure,  dans  les  îles  sans  nombre  de  l'archipel  grec, 
et  jusqu'au  dehors  des  limites  de  l'empire  romain,  dans  la 
Perse,  l'Inde  et  l'Ethiopie.  A  l'origine,  elle  ne  fleurit  guère  en 
Occident. 

Ceux  qui  l'avaient  embrassée  se  divisaient  en  deux  grandes 
familles,  les  anachorètes  et  les  cénobites  :  les  premiers,  vivant 
solitaires;  les  seconds,  en  communauté. 

«  Le  trait  distinctif  par  lequel  ils  se  ressemblaient  et  qui 
marque  de  son  empreinte  toute  cette  période  orientale,  dit 
excellemment  l'abbé  Martin,  c'est  la  séparation  du  moine,  aussi 
complète  que  possible,  de  la  société  humaine,  de  ses  besoins, 
de  ses  jouissances,  de  son  activité,  de  sa  vie  ;  c'est  la  pré- 
dominance presque  absolue  accordée  à  l'intérêt  spirituel  sur 
l'intérêt  matériel.  Le  moine  oriental,  ermite,  stylite,  cénobite, 
s'isole  du  monde  :  il  va  au  désert;  il  prie.  A  la  prière,  il  joint 
le  travail,  sans  doute  ;  mais,  en  général,  il  ne  travaille  que 
pour  lui  seul,  pour  éviter  l'oisiveté;  il  ne  travaille  guère  pour 
la  société,  qu'il  n'aperçoit  que  de  loin,  si  toutefois  il  n'en 
détourne  pas  inflexiblement  son  regard.  Il  pratique  des  jeûnes 
effrayants,  des  pénitences  qui  font  frémir  ;  les  mortifications 
les  plus  austères  du  moyen  âge  ne  sont  que  jeu  en  com- 
paraison des  siennes;  il  caresse  la  souffrance,  on  dirait  qu'il 
la  déguste  avec  une  sorte  de  volupté  ;  c'est  ainsi  qu'il  s'en- 
fermera dans  une  case  étroite  et  basse,  où  il  ne  peut  ni  se 
tenir  debout  ni  se  coucher,  et  qu'il  demeurera  debout  des 
années  entières  sur  le  fût  d'une  colonne.  Il  ne  boit  pas,  il  ne 
mange  pas,  il  ne  dort  pas,  ou,  s'il  cède  à  ces  impérieux  besoins 
de  la  nature,  ce  n'est  que  juste  autant  qu'il  faut  pour  ne  pas 


5X0  i  niSTOIRE    T)K    L\    PAPAIITI?:. 

mourir.  On  dirait  qu'il  n'a  point  de  corps,  ou  qu'il  n'en  a  un 
que  pour  le  torturer.  Pour  lui,  l'âme  seule  est  quelque  chose  ; 
le  reste  compte  à  peine.  Il  y  a  des  exceptions,  je  le  sais;  il  y 
a  des  adoucissements  à  ce  genre  de  vie,  mais  telle  est  la  ten- 
dance générale  ;  spectacle  étrange  qui  ferait  croire,  si  l'on  ne 
prenait  la  peine  de  réfléchir,  à  des  hommes  pris  d'un  vertige 
insensé.  Toutefois  ne  précipitons  pas  nos  jugements.  Les 
hommes  les  plus  éminents  de  cette  époque  se  sont  formés  à 
cette  rude  école,  hommes  d'une  taille  colossale,  la  gloire  de 
l'humanité,  aussi  grands  par  le  génie  et  par  le  cœur  que  par 
la  force  du  caractère  et  par  la  sainteté  de  la  vie,  les  Athanase, 
les  Basile,  les  Grégoire  de  Nazianze,  les  Chrysostome,  Ephrem 
le  Syrien  et  tant  d'autres,  qui  ont  porté  les  derniers  coups  au 
paganisme,  terrassé  les  hérésies,  changé  la  face  du  monde,  et 
marqué  d'une  empreinte  divine  et  inetîaçable  les  croyances 
des  peuples.  Jérôme  s'est  dérobé  aux  embrassements  de  Rome 
pour  venir  se  mêler  à  ces  héroïques  phalanges  des  cénobites 
de  l'Orient,  entraînant  après  lui,  dans  les  rudes  solitudes  de 
Chalcis  et  de  Bethléem,  toute  une  génération  de  jeunes  patri- 
ciens et  de  nobles  romains.  Augustin  a  dû  au  souvenir  de  la 
Thébaïde  ses  premières  idées  de  conversion,  et,  devenu  évêque 
d'Hippone,  l'oracle  des  EgHses  d'Afrique  et  d'Occident,  il  a 
tourné  vers  eux  un  regard  d'envie,  et,  d'accord  avec  ses  clercs, 
s'est  efforcé  de  reproduire,  dans  sa  demeure,  les  traits  de  leur 
manière  de  vivre  compatibles  avec  le  ministère  sacerdotal.  On 
peut  dire  que,  malgré  quelques  protestations  peu  écoutées,  le 
monde  entier  les  a  entourés  de  son  estime,  de  son  admiration 
et  de  son  amour,  depuis  l'empereur  sur  son  trône  jusqu'à 
l'esclave  méprisé,  qui,  à  travers  leurs  austérités,  entrevoyait 
l'affranchissement  de  son  corps  et  la  liberté  de  son  âme.  Il  y 
a  là  un  phénomène  capable  déjà,  par  lui  seul,  de  tenir  en 
respect  nos  idées  modernes  et  nos  superbes  dédains  ^  » 

Le  nombre  des  habitants  du  désert  oriental  fut  si  prodigieux, 
que  nous  ne  pourrions  y  croire,  si  nous  n'en  avions  pour 
garants  des  témoins  oculaires,  dignes  de  toute  croyance.  On 

1  Marlin,  les  Moines  et  leur  Influence  sociale,  t.  !«',  p.  5. 


CHAPITRE  VI.  26o 

en  comptait  trois,  quatre,  cinq,  six  et  jusqu'à  dix  mille  sous 
la  direction  d'un  abbé.  Le  désert,  suivant  la  belle  expression  de 
saint  Jérôme,  était  tout  rayonnant  des  fleurs  du  Christ. 

Ce  grand  nombre  de  vocations  monastiques  s'explique  par 
les  circonstances.  La  société  à  laquelle  se  dérobaient  ces  moines 
était  une  société  énervée  par  l'abus  de  toutes  les  jouissances. 
Le  climat  y  portait  naturellement  à  la  volupté.  Les  traditions 
mythologiques  et  littéraires  n'avaient  prêché  longtemps  que 
lès  satisfactions  des  sens.  La  politique,  pour  mieux  assurer 
l'absolutisme  des  Césars,  n'avait  rien  négligé  pour  énerver  les 
peuples  ;  sous  ces  différentes  influences,  l'ordre  social  s'était 
établi  par  l'antagonisme  des  appétits  et  par  l'énervement  des 
désordres  moraux.  Dans  les  moindres  détails  de  la  vie  privée 
et  publique,  tout  respirait  le  sensualisme.  On  vivait  pour  se 
sentir  vivre.  Nul  souci  de  l'esprit,  nulle  culture  des  sciences, 
l'éloquence  applaudie  seulement  comme  un  ornement  de  plus 
pour  les  fêtes  et  une  caresse  délicate  pour  les  oreilles  blasées. 
Au  dernier  échelon  de  l'échelle  sociale,  les  esclaves,  multitude 
grouillante,  bétail  lubrique  et  gourmand,  tenu  à  la  bride  et 
mené  au  fouet,  travaillant  sans  relâche  pour  subvenir  à  toutes 
les  orgies.  Deux  mots  caractérisent  cette  vieille  société  de 
la  décadence  romaine  :  Immensum  latrocinium,  lupanar 
ingens. 

Dans  les  catacombes  et  les  arènes  s'était  formée,  par  la  vertu 
du  sang  et  la  grâce  de  Jésus-Christ,  une  société  nouvelle.  La 
conversion  de  Constantin  lui  accorda  le  bienfait  de  la  vie 
publique  ;  mais  ce  merveilleux  triomphe  ne  modifia  pas  autant 
que  nous  avons  Thabitude  de  le  croire  les  mœurs  byzantines. 
Le  petit  troupeau  des  âmes  fidèles  s'augmenta  plus  en  nombre 
qu'en  vertu.  La  multitude  se  rua,  si  j'ose  ainsi  dire,  dans- 
l'enceinte  de  l'Eglise,  presque  sans  prendre  le  temps  de  corriger 
ses  croyances  et  de  purger  ses  mœurs.  L'arianisme  se  présenta 
bientôt  pour  la  dispenser  de  croire  à  l'Evangile  sans  revenir 
aux  dieux  ;  et  la  corruption  du  Bas-Empire  ne  fit  guère  que 
continuer  les  désordres  effrayants  de  l'antique  Rome.  On  a 
qualifié  suffisamment  cette  époque  lorsqu'on  a  prononcé  son 


2G6  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

nom.  Bas-Empire,  règne  de  Césars  plus  aptes  à  disputer  qu'à 
gouverner,  succession  de  ministres  serviles  et  cruels,  ère  des 
eunuques  et  des  femmes  viles,  des  écuyers  et  des  chevaux,  de 
tout,  excepté  de  la  vertu  et  de  l'honneur. 

En  s'éloignant  de  cette  lâche  société,  les  Pères  du  désert  lui 
offraient  le  seul  exemple  qui  pût  l'atteindre;  tous  ont  eu  leur 
influence,  même  les  stylites.  Pour  qui  ne  regarde  qu'à  la 
surface  des  choses,  aucune  vie  n'a  été  plus  inutile,  ce  semble, 
que  celle  de  saint  Siméon.  Et  pourtant,  dit  Montalembert,  «  il 
voyait  accourir  au  pied  de  sa  colonne,  non-seulement  les 
Syriens,  ses  compatriotes,  mais  encore  les  Persans,  les  Arabes, 
les  Arméniens,  et  jusqu'à  des  gens  venus  de  Gaule  et  de 
Bretagne,  pour  contempler  ce  prodige  d'austérité,  ce  bourreau 
de  son  propre  corps.  Il  les  payait  de  leur  curiosité  et  de  leur 
admiration  en  leur  prêchant  la  vérité  chrétienne.  Les  Arabes 
arrivaient  par  bandes  de  deux  ou  trois  cents  ;  des  milliers 
d'entre  eux,  au  dire  de  Théodoret,  témoin  oculaire,  éclairés 
par  la  lumière  qui  descendait  de  la  colonne  du  stylite,  abjuraient 
à  ses  pieds  leurs  idoles  et  s'en  retournaient  chrétiens  dans 
leurs  déserts  ^  »  Ce  seul  fai,t  nous  instruit  de  la  mission  pro- 
videntielle des  moines  d'Orient.  A  quoi  a-t-il  tenu  que  l'action 
du  styHte  dédaigné  n'ait  prévenu  l'un  des  événements  les  plus 
funestes  de  l'histoire?  Si  la  décadence  rapide  du  monachismo 
oriental  n'eut  interrompu  sitôt  ce  qui  avait  été  si  bien  com- 
mencé, la  religion  chrétienne,  alors  répandue  parmi  les  Arabes, 
eût  triomphé  de  la  mobile  postérité  d'ismaël  et  rendu  im- 
possible le  rôle  de  Mahomet. 

Si  telle  fut  l'influence  d'un  stylite,  que  dire  des  laures  et  de 
leurs  innombrables  habitants?  «  Là  où  la  parole  évangélique 
était  elle-même  impuissante,  dit  encore  l'abbé  Martin,  leurs 
actions  et  leur  vie  furent  un  langage  d'une  éloquence  incom- 
parable, le  seul  qui  pût  être  entendu.  Qu'on  se  figure,  en 
effet,  rimpression  qui  dut  se  produire  dans  cette  société  sen- 
suelle, insatiable  de  plaisirs  et  de  bien-être,  lorsque  le  bruit 

^  Les  Moines  d'Occident,  t.  I",  ch.  i".  Voir  encore  dans  Acta  Sanclorurrij, 
t.  X  d'octobre,  un  beau  travail  du  P.  Carpentier. 


CHAPITRE  VI.  267 

se  répandit  que,  non  loin  d'elle,  en  face  de  ses  plus  voluptueuses 
cités,  sur  les  confins  de  la  Cyrénaïque,  de  l'Egypte,  de  la  Pa- 
lestine et  de  la  Syrie,  dans  des  solitudes  inhabitables,  dans 
les  déchirures  profondes  et  les  cavernes  des  montagnes,  une 
société  s'était  insensiblement  formée  d'hommes  sortis  de  son 
sein,  bannis  volontaires  de  la  cité  et  de  la  famille,  étrangers 
à  tout  ce  qui  fait  ici-bas  l'occupation  ou  le  charme  du  genre 
humain,  consumant  leur  existence  dans  l'isolement,  le  silence 
et  d'effroyables  mortifications,  le  regard  infatigablement  fixé 
vers  le  ciel,  l'esprit  abîmé  dans  la  prière  et  dans  la  contem- 
plation des  choses  divines,  race  d'hommes  qui  ne  ressemblait 
à  rien  de  ce  que  l'on  avait  vu  jusque-là,  éprise  de  la  passion 
de  souffrir  et  de  se  tourmenter  elle-même,  et  trouvant,  à  sa- 
vourer la  douleur  à  longs  traits,  une  sorte  de  jouissance.  Quel 
contraste  avec  les  mœurs  de  l'Orient  I  mais  ce  sont  précisément 
ces  contrastes  qui  frappent  l'esprit  des  peuples.  Ceux-ci 
voulurent  voir  ;  ils  affluèrent  au  désert  ;  ils  se  pressèrent  autour 
des  moines  et  des  anachorètes,  ils  écoutèrent  et  furent  ravis. 
Quelle  prédication  efficace!  comment  ne  pas  prendre  au 
sérieux  une  religion  qui  inspirait  de  tels  sacrifices!  comment 
ne  pas  tenir  compte  de  l'âme  et  de  ses  destinées,  lorsqu'on 
avait  sous  les  yeux  des  hommes  qui,  pour  assurer  leur  bonheur 
dans  une  vie  future,  se  condamnaient  hbrement  en  celle-ci  à 
de  si  rudes  privations  et  à  de  si  terribles  supplices.  L'émotion 
gagnait  les  moins  bien  disposés;  ceux  même  que  le  désir  de 
se  moquer  avait  conduits  subirent  une  influence  qui  en  fixa 
plusieurs  au  désert  ;  on  vit  des  courtisanes  fameuses,  venues 
dans  le  dessein  de  tenter  ou  de  séduire  les  solitaires,  s'en  re- 
tourner pénitentes  et  effrayer  le  monde  par  leurs  austérités, 
autant  qu'elles  l'avaient  scandalisé  par  leurs  déportements. 
Les  foules  que  chaque  jour  versait  dans  la  solitude  ne  re- 
prenaient jamais  tout  entières  le  chemin  du  monde  civilisé  ; 
elles  y  laissaient,  sur  leur  passage,  comme  une  armée  en 
déroute,  une  multitude  d'hommes;  les  légions  de  la  pénitence 
se  multipliaient  ainsi  à  l'infini  :  monde  nouveau  qui  se  déployait 
à  côté  de  Tancien  monde,  n'ayant  d'autre  dessein  en  apparence 


2()8  IIISrOllŒ   DE    LA    PAPAUTÉ. 

que  de  se  soustraire  à  sa  contagion,  supprimant  autant  que 
possible  tous  les  points  de  contact,  et  cependant  exerçant  sur 
lui  une  irrésistible  fascination  *.  » 

Aussi  la  solitude  chrétienne  n'était  ni  égoïste,  ni  misan- 
thropique;  la  cellule  des  ermites  s'ouvrait  au  pauvre  et  au 
voyageur,  et  quand  les  peuples  jetaient  un  cri  de  détresse,  ils 
accouraient  aussitôt  pour  les  consoler.  Pour  n'en  citer  qu'un 
trait  entre  mille,  on  les  vit,  sous  Théodose,  dans  les  malheurs 
d'Antioche,  descendre  des  montagnes  pour  adoucir  les  com- 
missaires impériaux;  leurs  discours  étaient  si  touchants,  si 
persuasifs  qu'on  tombait  à  leurs  pieds,  qu'on  embrassait  leurs 
genoux.  La  terre,  cultivée  par  des  mains  si  saintes,  produisait 
au  centuple,  et  la  mer  vit  souvent  avec  surprise  des  flottes 
d'une  espèce  nouvelle  affronter  ses  flots  sous  le  pavillon  de  la 
croix,  et  porter,  non  plus  le  fer  et  le  feu  dans  les  pays  lointains, 
mais  l'aumône  du  cénobite  à  des  peuples  affamés. 

La  science  de  ces  anachorètes  n'était  point  cette  science 
fardée  et  mondaine  qui  enfle  l'esprit  et  corrompt  le  cœur;  elle 
était  simple,  solide  et  grande  comme  les  pyramides  et  autres 
monuments  mystérieux  de  l'antique  Egypte.  Les  Hilarion,  les 
Pacôme,  les  Arsène,  versés  dans  la  littérature  des  Romains  et 
des  Grecs,  avouaient  humblement  n'avoir  pas  encore  appris 
l'alphabet  de  ces  vieillards. 

Au  surplus,  rien  n'est  beau  comme  leur  soHtude.  Saint 
Basile  se  sauve  dans  les  profondes  vallées  du  Pont,  sur  les 
rives  sauvages  de  l'Iris,  et  il  est  bientôt  suivi  de  saint  Grégoire  ; 
mais  celui-ci,  rappelé  par  son  père,  est  forcé  de  se  retirer.  Le 
cœur  plein  de  regrets,  il  écrit  à  son  ami  :  «  Que  ne  suis-je 
encore  à  cet  heureux  temps,  cher  Basile,  où  mon  plaisir  était 
de  souffrir  avec  toi.  Une  peine  que  le  cœur  a  choisie  vaut 
mieux  qu'un  plaisir  où  le  cœur  n'est  pour  rien.  Qui  me  rendra 
ces  divines  psalmodies,  ces  veilles,  ces  ravissements  vers  Dieu 
dans  la  prière,  cette  vie  dégagée  des  sens,  ces  frères  unis  de 
cœur  et  d'esprit,  ces  luttes  de  la  vertu,  ces  élans  généreux, 
ces  pieux  travaux  sur  les  livres  sacrés,  et  les  lumières  que 

^  Martin,  les  Moines,  t.  I*',  p.  10. 


CHAPITRE   Vî.  ^69 

nous  y  découvrions,  éclairés  par  l'Esprit  ;  et,  pour  descendre 
à  de  moindres  détails,  ces  occupations  variées  et  journalières 
où  je  me  voyais  portant  du  bois,  taillant  des  pierres,  plantant, 
labourant;  ce  platane  enfm,  ce  beau  platane,  plus  beau  à  mes 
yeux  que  celui  de  Xercès,  à  l'ombre  duquel  venait  s'asseoir, 
au  lieu  d'un  roi  fatigué  de  plaisirs,  un  solitaire  brisé  d'austé- 
rités? Je  le  plantai,  tu  l'arrosas  ;  Dieu  Fa  fait  croître  afm  qu'il 
reste  au  désert  comme  un  monument  de  notre  affection  et  de 
notre  bonheur  ^  » 

Les  forêts  et  les  montagnes  de  la  Thébaïde  retentissent  tour- 
à-tour  du  chant  des  hymmes  sacrées  et  du  bruit  des  travaux 
agricoles.  Ces  travailleurs  du  désert  avaient  tous  le  même 
uniforme  :  le  manteau  oriental  et  la  cuculle  monastique  ;  tous 
les  mêmes  armes  :  le  Psautier  d'une  main  et  la  bêche  de  l'autre  ; 
tous  le  même  ennemi,  le  démon;  tous  nourris  du  même  pain, 
le  pain  des  anges;  tous  attendant  la  même  couronne,  la 
couronne  de  l'éternité.  A  l'ombre  d'un  obélisque  ou  près  du 
tronc  d'une  colonne,  derniers  restes  de  Thèbes  ou  de  Memphis, 
ils  essuyaient  la  sueur  de  leur  front  en  chantant  un  cantique, 
en  songeant  à  la  vanité  de  la  puissance  et  de  la  gloire  du 
monde,  sur  les  ruines  de  l'empire  écroulé  des  Pharaons. 

V.  Nous  arrivons  aux  moines  d'Occident. 

L'empire  d'Occident,  gangrené  depuis  longtemps,  s'affaisse 
enfin  sous  le  poids  de  sa  propre  corruption  ;  les  hordes  sau- 
vages se  sentent  attirées  vers  lui,  commme  les  hyènes  par 
l'odeur  d'un  cadavre.  Le  Nord  s'ébranle  de  toutes  parts  et  se 
précipite  sur  le  Midi. 

Ces  hommes  nouveaux,  abandonnés  aux  instincts  brutaux 
de  l'espèce  humaine,  ignoraient  la  plupart  l'honnête  et  le 
déshonnête,  ne  reconnaissaient  point  d'autres  droit  que  la 
force,  point  d'autre  loi  que  leurs  caprices.  Tous  étaient  plongés 
dans  la  plus  grossière  idolâtrie  :  quelques-uns  se  contentaient 
de  se  prosterner  devant  im  sabre  planté  en  terre  ;  ceux-ci 
adoraient  les  arbres  et  les  serpents;  ceux-là,  l'eau  des  torrents, 

^  S.  Greg.  Nazianz.,  Opéra,  t.  Il,  p.  105,  éd.  de  Paris,  1633. 


270  HISTOIRE  DE  LA  PAPAUTÉ. 

les  vents  et  les  orages.  Tels  étaient  les  Siièves,  les  Alains,  les 
Goths,  les  Hérules,  les  Francs  et  les  Lombards. 

Le  tableau  que  les  auteurs  du  temps  nous  ont  tracé  de  la 
physionomie  hideuse  et  du  caractère  féroce  de  ces  barbares, 
nous  fait  encore  frémir  d'horreur.  Le  Saxon,  géant  aux  yeux 
d'azur  ;  l'Hérule,  aux  joues  verdàtres,  de  la  couleur  des  algues 
de  la  mer;  le  Picte,  à  la  figure  teinte  en  bleu;  le  Goth,  couvert 
de  peaux  qui  lui  descendent  à  peine  aux  genoux,  avec  des 
bottines  de  cuir  de  cheval;  l'Alain,  moitié  nu,  à  la  chevelure 
blonde  lavée  dans  l'eau  de  chaux;  les  Huns,  au  cou  épais,  aux 
joues  déchiquetées,  se  nourrissant  d'herbes  sauvages  et  de 
viandes  demi-crues,  couvées  un  moment  entre  leurs  cuisses 
ou  échauffées  entre  leur  siège  et  le  dos  de  leurs  chevaux  :  tous 
avides  de  tuer  ou  de  déchirer,  se  jetant  sur  l'ennemi  avec  un 
cri  rauque,  comme  la  panthère  ou  le  tigre  sur  sa  proie,  suçant 
le  sang  des  plaies  pour  s'enivrer,  arrachant  la  tête  des  cadavres 
et  de  la  peau  séchée  caparaçonnant  leurs  chevaux,  buvant  à 
table  le  lait  et  le  vin  dans  des  crânes. 

Qui  adoucira,  qui  humanisera  ces  hordes,  nous  dirions 
presque  ces  bêtes  farouches?  La  charité  de  Jésus-Christ,  pra- 
tiquée par  des  moines  au  degré  héroïque.  Nouveaux  Orphées, 
ils  attireront  autour  d'eux,  et,  par  la  puissance  de  la  vertu, 
gagneront  à  la  civilisation  ces  féroces  barbares. 

Le  moine  d'Occident  est  tout  aussi  fortement  épris  de  l'amour 
de  l'infmi,  du  service  de  Dieu  et  du  salut  de  l'âme,  que  le 
moine  d'Orient.  Comme  lui  il  sacrifie  tout  à  cet  intérêt  suprême; 
cependant  il  se  sépare  moins  de  la  société  humaine  et  s'en 
préoccupe  davantage.  Moins  dur  à  lui-même,  s'il  pratique  un 
jeune  continu,  il  en  tempère  à  propos  les  rigueurs.  S'il  fait 
une  large  part  à  la  prière,  la  prière  n'engourdit  point  son  bras, 
et  son  travail,  essentiellement  productif,  a  pour  objet  principal 
la  culture  de  la  terre.  Comnie  son  confrère  d'Orient,  le  moine 
d'Occident  est  pauvre,  mais  le  monastère  est  riche  et  possède 
de  grandes  propriétés.  D'ailleurs  le  moine  d'Occident  a  plus 
d'initiative,  plus  d'ardeur,  de  persévérance,  et  ce  zèle  actif 
provient  surtout  de  ce  qu'au  travail  manuel  il  joint  le  travail 


CHAPITRE   VI.  271 

de  l'esprit.  De  plus,  il  obéit  à  une  règle  uniforme,  la  règle  de 
saint  Benoit,  règle  appropriée  aux  mœurs  occidentales  et 
marquée  du  cachet  de  la  sagesse  romaine.  Enfin,  soustrait  à 
l'influence  énervante  du  césarisme,  il  est  plus  soumis  à  l'action 
vivifiante  de  la  Papauté.  La  règle  eût  été  à  la  longue  im- 
puissante ;  car  le  propre  de  toute  législation  est  de  perdre  de 
son  efficacité  à  mesure  que  les  années  s'accumulent;  les 
hommes  changent,  les  circonstances  cessent  d'être  les  mêmes, 
la  société  se  transforme,  l'esprit  d'obéissance  s'épuise,  surtout 
les  inclinations  naturelles,  violemment  comprimées,  se  re- 
dressent et  prévalent.  Tout  ce  qui  est  règle  finit  par  devenir, 
avec  le  temps,  lettre  morte.  La  Papauté  fut  là,  puissance 
vivante,  pour  soutenir,  expliquer,  corriger  la  règle,  et  pour 
exciter,  guider,  rajeunir  l'institution  monastique.  La  Papauté 
apporta  à  cette  œuvre  une  discrétion  infinie,  mais  sans  cesse 
active.  Les  Papes  ont  été  la  tête  pour  concevoir  et  commander; 
les  moines,  le  bras  pour  exécuter  et  obéir. 

Avant  saint  Benoît,  les  moines  d'Occident  avaient  lutté 
contre  la  corruption  païenne,  et  produit,  pour  la  conversion 
des  peuples,  des  évèques  thaumaturges.  Après  saint  Benoît,  et 
jusqu'à  Charlemagne,  trois  choses  caractérisent  leur  action 
sociale  :  ils  sauvent  de  la  destruction  la  race  vaincue,  ils  con- 
vertissent les  conquérants  et  refont  le  sol  de  l'Europe. 

Quelque  peu  qu'ils  eussent  à  se  louer  de  la  société  et  de 
l'autorité  romaine,  les  moines  ont  protégé  et  défendu  l'empire 
tant  qu'il  est  resté  le  moindre  espoir  de  le  sauver.  Eux  seuls 
se  montrèrent  au  niveau  de  tous  les  besoins  et  au-dessus  de 
toutes  les  terreurs.  Quand  le  flot  de  l'invasion  couvrit  les 
provinces  de  l'empire,  vous  voyez  un  moine  aller  au-devant  de 
toutes  les  bandes,  et  comme  si  l'instinct  barbare  découvrait, 
dans  le  monastère,  la  principale  forteresse  de  la  société,  c'est 
sur  les  moines'que  se  décharge  particulièrement  leur  fureur. 
Aussitôt  que  les  barbares  éprouvent  le  besoin  de  s'arrêter  dans 
leurs  migrations,  le  monastère  devient  le  refuge  des  vaincus, 
la  puissance  affranchissante  de  l'esclave,  la  maison  de  Dieu 
pour  le  salut  des  hommes. 


272  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

La  conversion  des  barbares  était  une  œuvre  difficile  et  qui 
demanda  des  siècles.  Le  clergé  séculier  ne  suffisait  point  aux 
nécessités  de  l'époque  ;  il  était  d'ailleurs  attaché  aux  fonctions 
locales,  quotidiennes  et  limitées  ;  les  moines  plus  libres,  plus 
indépendants,  plus  audacieux  firent  ce  que  le  clergé  séculier 
n'eût  pu  faire  seul.  Ils  se  livrèrent  à  tous  les  devoirs  de  la 
prédication  populaire  ;  ils  recherchèrent  et  vainquirent  le 
paganisme  partout  où  ils  en  découvrirent  les  traces.  Quelques 
noms  rappellent  ces  admirables  missions  :  saint  Ildephonse,  en 
Espagne;  saint  Augustin,  en  Angleterre;  saint  Boniface,  en 
Allemagne;  en  France,  saint  Ouen,  saint  Eloi  et  par-dessus 
tout  saint  Remy. 

Les  barbares,  au  moins  la  plupart,  n'avaient  aucune  forme 
sociale  bien  déterminée  ;  les  moines  leur  offrirent,  dans  leur 
constitution ,  les  trois  éléments  de  toute  société  humaine  :  le 
pouvoir  absolu,  la  délibération,  l'élection.  Certes,  dans  un 
temps  ou  l'Europe  était  morcelée  en  mille  fractions  mal  dé- 
finies, sans  lien,  sans  unité,  sans  pouvoir  fixe,  c'était  un  grand 
événement  que  la  constitution  claire  et  forte  de  l'ordre  bé- 
nédictin. Des  nomades  que  rien  n'avait  pu  arrêter  jusqu'alors, 
se  sentent  fixés  au  sol  comme  par  un  aimant  secret;  leurs 
tentes  vagabondes  s'immobilisent;  elles  se  changent  en 
maisons,  en  palais,  en  temples  ;  les  voilà  transformés  eux- 
mêmes  en  hommes,  en  citoyens  ;  ils  forment  un  peuple,  une 
nation,  et  saint  Jérôme  peut  exprimer  en  deux  mots  cette 
prodigieuse  métamorphose  :  Hunni  Psalterium  discunt. 

Les  barbares,  méprisant  la  vie  agricole,  vivaient  du  lait  et 
de  la  chair  de  leurs  troupeaux,  errant  sur  des  charriots  de 
désert  en  désert,  et  de  bataille  en  bataille.  Qui  leur  apprendra 
à  échanger  leurs  massues  et  leurs  casse-têtes  contre  la  houe 
et  le  hoyau,  leurs  angons  à  crochets  contre  la  bêche,  leur 
framée  contre  le  râteau;  leurs  chevaux  bardés  de  fer  contre 
la  pacifique  cavale  des  champs?  Des  moines  défricheurs.  L'agri- 
culture fut  réhabihtée  du  moment  où  les  barbares,  déjà  chré- 
tiens, virent  ces  anges  de  la  terre  passer  de  l'autel  à  la  charrue, 
et  de  leurs  mains  consacrées  par  l'huile  sainte,  divinisées  par 


CHAPITRE  Vï.  273 

l'attouchement  de  la  chair  de  l'Homme-Dieu,  manier  les  instru- 
ments aratoires,  creuser  le  sol  pour  y  trouver  leur  nourriture 
et  leur  pénitence.  Partout  où  ils  ont  fait  une  station,  les 
peuplades  errantes  se  sont  fixées  autour  d'eux  :  rappi^ochement 
sublime  de  la  force  et  de  la  douceur,  de  la  guerre  et  de  la  paix, 
du  lion  et  de  l'agneau.  Bientôt  le  cloître  est  devenu  le  centre 
d'une  florissante  cité,  le  noyau  d'une  belle  et  riche  province. 

Dans  cet  effroyable  chaos  social  qui  accompagna  et  suivit 
l'invasion  des  barbares,  les  moines  recueillirent  les  débris  du 
vieux  monde,  rassemblèrent  tous  les  ouvrages  anciens  qu'ils 
purent  trouver  après  ce  naufrage,  en  transcrivirent  de  nou 
veaux  exemplaires,  et,  sans  les  bibliothèques  monastiques,  il  ne 
resterait  presque  rien  des  livres  anciens.  A  la  fin  du  septième 
siècle,  toutes  les  écoles  tombent,  même  à  Rome;  les  études 
s'afTaiblissent  et  disparaissent  en  Italie,  par  les  ravages  des 
Lombards,  en  Espagne,  par  l'invasion  des  Maures,  en  France 
par  la  guerre  civile.  Où  vont  se  réfugier  les  lettres  et  les  arts? 
Sous  le  froc  des  cénobites.  Dans  les  temps  les  plus  désas- 
treux, l'enseignement  se  perpétue  par  une  succession  non  in- 
terrompue de  docteurs  dans  les  monastères  de  Saint-Germain 
de  Paris,  de  Saint-Germain  d'Auxerre,  de  Corbie,  de  Fontenelle, 
de  Prum,  de  Saint- Gall,  de  Ferrières,  d'Aniane,  de  Saint- 
Aignan  d'Orléans,  de  Saint -Benoît -sur -Loire,  etc.  Lorsque 
les  Normands  et  les  Sarrazins  ravagent  les  provinces  ma- 
ritimes, les  muses  se  sauvent  dans  les  cloîtres  les  plus  reculés, 
vers  la  Meuse,  le  Rhin,  le  Danube,  dans  la  Saxe  et  au  fond  de 
l'Allemagne. 

La  condition  de  la  terre,  sous  la  fiscalité  romaine,  était 
tellement  onéreuse  qu'il  y  avait  presque  avantage  à  en  aban- 
donner la  culture.  La  dépopulation  avait  été  la  conséquence 
de  la  paralysie  du  sol.  Les  barbares  achevèrent  l'œuvre  de 
désolation.  «*  Tout  ce  qui  se  trouve  entre  les  Alpes  et  les 
Pyrénées,  entre  le  Rhin  et  l'Océan,  disait  saint  Jérôme,  a  été 
dévasté  parle  Quade,  le  Vandale,  le  Sarmate,  l'Alain,  le  Gépide, 
l'Hérule,  le  Burgonde,  l'Alaman,  et,  ô  calamité,  par  le  Hun  ^  t> 

^  Hieroii,,  Episl.  ad  Ageruchiam. 

IV.  18 


27i  HISTOIRE  DE   LA   PAPAUTÉ. 

Les  hommes  avaient  été  moissonnés  par  le  glaive  ;  les  villes, 
les  villages,  les  habitations  agricoles  dévastées  par  le  feu.  Ce 
qu'une  horde  sauvage  avait  épargné,  l'autre  l'avait  détruit; 
partout  le  regard  ne  rencontrait  que  des  ruines.  L'établisse- 
ment des  derniers  venus  d'entre  les  barbares  fut  un  vrai  repos, 
et  l'occupation,  presque  un  bienfait.  Mais  dans  quel  état  se 
trouvait  l'Europe?  A  mesure  que  les  bras  avaient  diminué, 
la  culture  s'était  réduite  à  quelques  oasis,  comme  dans  le 
désert.  Les  forêts  druidiques  avaient  repris  leurs  anciennes 
limites  et  couvraient  d'immenses  contrées;  les  clairières  qui 
les  entrecoupaient  n'étaient  que  des  landes  incuites,  les  bas- 
fonds  des  marécages  ;  les  rivières  et  les  fleuves  se  traînaient 
péniblement  dans  leur  lit  encombré  ;  les  bêtes  sauvages , 
dont  plusieurs  espèces  ont  disparu  aujourd'hui,  s'étaient  multi- 
pliées et  on  les  voyait  rôder  en  plein  jour  jusque  dans  les 
faubourgs  des  cités.  Les  traînards  des  diverses  bandes  germa- 
niques, qui  avaient  traversé  le  pays,  s'étaient  réfugiés  dans 
les  bois  et  en  avaient  fait  des  repaires  de  brigandage.  La 
sécurité  n'existait  nulle  part,  et  les  rares  habitants  se  pro- 
curaient avec  peine  une  chétive  nourriture.  C'est  à  ce  point 
que  commence  le  prodigieux  travail  des  moines. 

Du  sein  des  monastères  se  détachaient  quelques  moines,  pour 
aller  fonder  une  colonie,  loin  de  toute  habitation  des  hommes  ; 
le  plus  souvent  un  à  un,  attirés  au  fond  des  bois  par  l'attrait  de 
la  soHtude  et  le  désir  d'une  perfection  plus  haute.  Une  hutte  de 
feuillage,  une  grotte,  une  caverne,  leur  offrait  un  refuge  dans 
les  fourrés  les  plus  écartés  des  bois.  Deux  livres  suffisaient  à 
leur  instruction,  la  Bible  et  la  nature.  Leur  vie  était  menacée 
sans  cesse  par  les  bêtes  sauvages  et  par  des  brigands,  souvent 
pires  que  les  bêtes.  La  nourriture  se  composait  des  produits 
spontanés  du  bois  et  de  l'eau  du  rocher.  Jamais  de  viande, 
rarement  de  pain  ;  quelque^  pommes  sauvages,  quelques  baies 
formaient  un  mets  délicieux  ;  le  poisson  pris  à  la  rivière  voi- 
sine était  le  régal  des  grandes  fêtes.  Et  cependant  cet  exil  avait 
ses  charmes  :  c'était  le  repos  de  l'âme,  l'avant-goût  des  joies  du 
ciel. 


CHAPITRE  VI.  27o 

Un  jour  quelque  chasseur,  poursuivant  une  bête  fauve,  tom- 
bait sur  la  hutte  du  moine.  Aussitôt,  on  accourait  de  toute 
part;  on  venait  se  mettre  sous  la  protection  de  l'anachorète  et 
apprendre  à  son  école  les  voies  de  la  perfection  évangéhque. 
Toutes  les  conditions  fournissaient  leur  contingent.  Un  sei- 
gneur du  voisinage,  possesseur  nominal  du  lieu,  donnait,  sous 
la  réserve  de  quelques  prières,  quelques  lambeaux  du  désert 
où  l'ermite  avait  planté  sa  tente.  Il  fallait  songer  à  la  construc- 
tion d'un  monastère.  On  élevait  à  la  hâte  quelques  grossières 
cellules,  sous  la  direction  de  l'ermite  devenu  le  chef  de  la  com- 
munauté naissante.  Puis  on  se  mettait  au  travail  sans  le 
secours  des  animaux,  sans  le  secours  des  instruments  perfec- 
tionnés, trouvant  à  peine  le  grain  nécessaire  aux  semailles.  On 
brûlait  les  arbres,  on  fouillait  la  terre  avec  des  bêches  de  bois. 
On  s'animait  par  la  méditation  silencieuse  et  par  les  chants  de 
la  psalmodie  sacrée,  qui  marquait  désormais  dans  la  solitude 
les  heures  du  jour  et  de  la  nuit.  Les  hurlements  des  loups  ré- 
pondaient parfois  au  chant  des  psaumes.  Mais  enfin  l'œuvre 
avançait ,  les  clairières  s'ouvraient  en  étendue,  on  se  procurait 
des  instruments  aratoires,  on  façonnait  au  joug  les  animaux 
domestiques  ramenés  de  la  forêt;  enfin  apparaissaient  les  mois- 
sons, fruit  béni  des  sueurs  et  de  la  prière,  du  travail  de  l'homme 
et  de  la  grâce  de  Dieu. 

«  Le  monastère  fondé,  dit  encore  l'abbé  Martin,  la  terre 
mise  en  culture,  les  gens  d'alentour  s'en  approchaient  pour  y 
trouver  assistance,  protection,  sécurité.  Un  village,  une  ville 
se  formaient;  la  solitude  inhabitée  se  peuplait  de  ruches 
d'hommes.  »  «  Bientôt,  dit  Mabillon,  àla  culture  du  sol,  ils  son- 
gèrent à  ajouter  l'embellissement  d'un  pays  jusque-là  presque 
entièrement  inculte  et  désert.  »  A  l'entour  du  monastère,  on 
cultivait  des  jardins,  on  élevait  des  arbres  fruitiers,  dont  on 
perfectionnait  les  espèces  à  moitié  sauvages;  dans  le  voisinage 
et  sur  les  terres  du  couvent,  on  construisait  de  vastes  métai- 
ries que  l'on  peuplait  de  colons  ;  sur  les  flancs  arides  des 
coteaux  et  des  montagnes,  on  plantait  la  vigne  ;  on  construi- 
sait des  mouUns  sur  le  courant  des  rivières,  que  l'on  débarras- 


:27g  histoire  de  la  papauté. 

sait  de  leurs  encombrements,  et  dont  quelquefois  on  déplaçait 
le  lit  pour  favoriser  l'irrigation  des  prairies  ou  le  dessèchement 
des  marais.  Le  monastère  lui-môme  était  un  vaste  atelier  :  on 
y  travaillait  le  fer,  le  bois  ;  on  y  tissait  le  chanvre  et  le  lin  ;  on  y 
corroyait  des  cuirs  ou  du  parchemin  ;  toutes  les  industries  de 
l'époque  y  avaient  leurs  métiers  et  leurs  ouvriers.  La  règle 
même  de  Saint-Benoît  voulait  qu'il  en  fût  ainsi.  Le  monastère 
devait  se  suffire  à  lui-même  et  ne  rien  emprunter  au  dehors 
pour  l'entretien  de  ses  nombreux  habitants. 

»  Que  l'on  se  figure  ce  que  devait  produire  avec  les  siècles  cet 
immense  et  infatigable  travail  agricole  et  civilisateur  qui  avait 
simultanément  des  miUiers  de  foyers  en  Europe,  depuis  les 
rivages  de  la  Méditerranée  jusqu'à  ceux  du  Rhin  et  du  Danube 
d'abord;  puis,  après  le  neuvième  siècle,  jusqu'aux  bouches  de 
l'Elbe  et  du  Weser,  jusqu'au  fond  de  la  Scandinavie  et  aux 
côtes  glacées  et  inconnues  du  Groenland.  Le  défrichement  des 
contrées  forestières  et  marécageuses  du  Nord  est  à  peu  près 
exclusivement  l'œuvre  des  moines. 

»  Quant  à  la  France,  on  a  calculé  que  le  tiers  de  son  terri- 
toire avait  été  mis  par  eux  en  culture  et  que  les  trois  huitièmes 
de  ses  villes  et  de  ses  villages  leur  doivent  leur  existence  ^ .  » 
On  a  même  remarqué  que,  par  l'aménagement  intelligent  des 
eaux,  des  bois  et  des  terres,  les  moines  avaient  modifié  avanta- 
geusement les  climats.  Le  fait  est  que,  depuis  que  les  aveugles 
ouvriers  de  la  révolution  ont  troublé  l'économie  de  leur  tra- 
vail, nous  avons  vu  se  troubler  équivalemment  l'économie  des 
saisons.  C'est  le  cas  de  rappeler  le  mot  célèbre  de  Marsham  : 
a  Sans  les  moines,  nous  serions  encore  des  enfants.  » 

YI.  Au  dixième  siècle,  la  conquête  germanique  a  attaché  ses 
racines  au  sol  ;  un  ordre  social  définitif  doit  naître  de  ces  con- 
quérants devenus  propriétaires  fonciers  ;  l'état  de  l'Europe  va 
changer  ;  mais  qui  présidera  à  cette  transformation  nouvelle 
du  monde?  Un  nouvel  institut  cénobitique.  Au  déclin  de  la 
race  caiiovingienne,  en  face  du  berceau  de  la  féodalité,  au  mo- 
ment où  la  Papauté  commence  à  être  portée  à  la  suprématie 

1  Martin,  les  Moines,  t.  I",  p.  70« 


CHAPITRE   VI.  277 

universelle,  surgit  l'ordre  de  Cluny.  La  physionomie  de  la  ré- 
forme clunisienne  demeure  liée  aux  trois  faits  suivants  : 

1"  Recueillir  les  débris  du  siècle  de  Chaiiemagne,  et,  avant 
que  les  langues  et  les  constitutions  modernes  sortissent  de  leur 
berceau,  offrir  un  sûr  abri  à  la  civilisation  latine,  à  la  littérature 
ecclésiastique,  la  seule  qui  vécût  encore  fortement  ; 

2°  Balancer  la  puissance  féodale  par  une  autre  puissance, 
plus  grande  et  plus  sacrée  ;  soustraire  à  l'empire  de  la  force 
sauvage  un  coin  de  terre  et  y  ouvrir  un  asile  aux  innombrables 
victimes  du  despotisme  et  de  la  barbarie  ; 

3°  Appeler  au  désert  et  retremper,  aux  sources  vives  du  mo- 
nachisme,  des  hommes  de  haute  stature,  comme  Grégoire  YII, 
Urbain  II,  etc.,  dont  le  bras  vigoureux  doit  émonder  le  sanc- 
tuaire, courber,  sous  la  sainte  loi  du  Christ,  les  peuples  et  les 
rois. 

Telle  fut  la  triple  mission  remplie  pendant  deux  siècles  par 
Cluny. 

Mais  dès  qu'un  ordre  a  cessé  de  correspondre  parfaitement 
aux  nécessités  historiques  qui  l'ont  aidé  dans  sa  création  et  sa 
croissance,  paraît  aussitôt  un  nouvel  ordre  religieux,  qui  le 
remplace  et  le  surpasse.  Jamais  cette  succession  immortelle  de 
corporations  pieuses  n'a  manqué  aux  besoins  divers  de  la 
société  chrétienne. 

Cluny  baisse,  paraît  Cîteaux.  Nous  sommes  au  commence- 
ment du  douzième  siècle.  L'Europe  est  en  proie  à  l'anarchie  ;  la 
guerre  se  poursuit  avec  acharnement  entre  le  sacerdoce  et 
l'empire  ;  quatre  ou  cinq  Papes  proscrits  sont  venus  demander 
asile  à  la  terre  toujours  catholique  et  hospitalière  de  France;  le 
perfide  et  cruel  Henri  Y  vient  d'arracher  à  Pascal  II  la  recon- 
naissance du  droit  d'investiture. 

A  cette  désolante  nouvelle,  la  chrétienté  jette  un  cri  d'effroi; 
mais  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  jamais  contre 
l'Eglise  :  cette  même  année,  saint  Bernard  se  retire  avec  ses 
compagnons  dans  un  cloître.  Voici  venir,  d'une  forêt  maréca- 
geuse de  la  Bourgogne,  une  nouvelle  mihce  ;  dans  moins  do 
vingt- cinq  ans,  plus  de  soixante  mille  moines  cisterciens,  du 


^78  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTE. 

Tibre  au  Volga,  du  Mançanarez  au  golfe  de  Finlande,  se  lèvent 
comme  un  seul  homme,  se  groupent  à  l'entour  de  la  Papauté, 
marchent  avec  elle  à  la  rencontre  de  la  puissance  temporelle, 
envahissant  partout  le  domaine  ecclésiastique,  et  l'on  verra  les 
princes  les  plus  puissants  et  les  plus  fiers  de  leur  siècle  trem- 
bler sur  leur  trône  devant  le  scapulaire  d'un  ermite  et  s'in- 
cliner sous  le  souffle  de  ses  lèvres. 

Chose  étonnante  !  les  enfants  de  Cîteaux  défendent  d'un  côté 
la  Papauté  contre  les  empiétements  des  rois,  de  l'autre,  ils 
s'unissent  à  la  royauté  pour  arrêter  les  tendances  anarchiques 
des  barons,  et  se  présentent  comme  une  digue  au  flot  féodal  qui 
menace  de  dissoudre  les  monarchies.  Ainsi,  au  moment  où 
l'ordre  nouveau  s'élevait  de  terre  sous  des  huttes  de  feuillage, 
Louis  le  Gros  régnait  sur  une  douzaine  de  provinces  morcelées 
en  mille  fractions.  Le  domaine  royal  se  réduisait  au  duché  de 
France.  En  Allemagne,  les  seigneurs  des  grands  fiefs  s'effor- 
çaient de  s'affermir  dans  le  droit  de  la  souveraineté.  Cette  indé- 
pendance qu'ils  voulaient  s'attribuer  et  à  laquelle  les  rois  fai- 
saient obstacle,  était  la  cause  principale  des  troubles  qui  divi- 
saient l'empire.  Les  cisterciens^  appelés  par  les  seigneurs  eux- 
mêmes,  s'installèrent  au  milieu  des  terres  féodales,  dans  les 
roseaux  et  les  forêts  ;  puis^  à  foi'ce  de  défrichements,  d'assai- 
nissements, de  donations  et  d'acquisitions,  la  propriété  monas- 
tique s'étendit  de  proche  en  proche  jusqu'aux  portes  du  castel. 
Le  couvent  se  dressa  en  face  du  manoir,  finit  par  le  dominer 
au  profit  du  peuple  et  du  roi. 

La  société  européenne  se  composait  alors  de  deux  mondes 
séparés  qui  n'avaient  pu  encore  se  comprendre  :  l'un,  perché 
sur  le  sommet  des  montagnes,  environné  de  bastions  et  de 
meurtrières,  tour-à-tour  enivré  des  plaisirs  bruyants  des  tour- 
nois et  du  sang  des  batailles  ;  l'autre,  errant  tristement  avec  de 
maigres  troupeaux,  dans  les  marais  ou  à  travers  les  brous- 
sailles des  vallées,  abrité  souS  un  toit  de  chaume  et  taillable  à 
merci.  Ces  deux  mondes  s'uniront  par  Cîteaux.  Les  barons 
descendront  vers  le  peuple,  le  servage  sera  annobli,  lorsqu'on 
verra  dans  le  cloître  les  plus  puissants  seigneurs  tomber  à 


CHAPITRK    VI.  279 

genoux  devant  le  plus  misérable  mendiant,  l'embrasser  comme 
un  frère,  le  servir  à  table  et  lui  laver  les  pieds  de  leurs  propres 
mains. 

L'agriculture  était  retombée  dans  l'abandon  et  le  mépris  ;  la 
fureur  des  combats,  des  jeux  guerriers  et  des  expéditions  aven- 
tureuses emportait  loin  des  paisibles  campagnes  la  portion  la 
plus  active  et  la  plus  énergique  des  populations.  Il  arriva  à  la 
société  ce  qui  arrive  au  corps  humain,  lorsqu'un  de  ses 
membres  absorbe  à  lui  seul  la  plupart  des  éléments  vitaux  :  il 
y  a  malaise,  douleur,  maladie,  et,  si  l'on  ne  trouve  un  puissant 
dérivatif,  c'est  bientôt  la  mort.  L'Europe,  dominée  par  l'élément 
guerrier,  allait  succomber,  lorsque  le  catholicisme  trouva  le 
secret  de  son  salut,  en  jetant  le  manteau  des  ermites  sur  les 
épaules  des  enfants  des  barons,  des  chevahers,  des  gens 
d'armes,  et  les  transforma  en  pasteurs  ou  en  laboureurs. 

Citeaux,  pour  peupler  ses  deux  mille  monastères  et  ses  huit 
ou  dix  mille  granges,  où  l'on  se  livrait  à  tous  les  travaux  des 
champs,  enleva  des  millions  de  bras  au  glaive  et  à  l'épée,  pour 
les  donner  à  la  charrue,  à  la  bêche  et  à  la  faucille.  La  sueur  des 
fils  du  manant  se  mêla,  dans  le  même  sillon,  à  la  sueur  des  fils 
du  seigneur  féodal;  l'agriculture  fut  réhabilitée,  l'équilibre  ré- 
tabli, le  monde  sauvé. 

D'un  autre  côté  la  croix  était  toujours  menacée  par  le  crois- 
sant :  les  Sarrazins,  maîtres  de  la  plus  grande  partie  de  l'Es- 
pagne, menaçaient,  à  chaque  instant,  les  provinces  méridio- 
nales de  la  France  et  de  l'Italie;  le  royaume  chrétien  de 
Jérusalem,  fondé  après  la  première  croisade,  était  mal  affermi 
et  chancelant.  L'Europe  était  sans  cesse  bouleversée  par  les 
dissensions  et  les  rivalités  des  grands  feudataires.  Il  fallait 
opérer  une  diversion,  mais  une  diversion  terrible  aux  ennemis 
de  la  chrétienté  :  c'est  ce  que  fit  Citeaux  en  prêchant  la  seconde 
croisade.  Mais  pendant  que  les  défenseurs  du  Christianisme 
combattent  les  Maures  d'Asie,  qui  défendra  l'Europe  contre  les 
Maures  d'Espagne?  L'ordre  de  Citeaux  S  par  la  formation  d'ins- 
tituts chevaleresques,  par  les  ordres  militaires  de  Calatrava, 

^  Dubois,  Hist.  de  Morimond,  introd.,  p.  xxvi. 


5f^0  mSTOIRE   DE   LA   PAPAUTE. . 

dAlcantara,  de  Montésa,  d'Avis,  qui  tiendront  longtemps  l'Islam 
en  échec,  et  finiront  par  le  refouler  jusqu'en  Afrique. 

A  cette  action  générale  de  Cluny  et  de  Cîteaux,  il  faut  ajouter 
d'autres  œuvres  qui  entrent,  pour  une  grande  part,  dans  le 
mouvement  de  la  civilisation.  Il  faut  revenir  sur  nos  pas  pour 
les  examiner  successivement. 

Au  dixième  siècle,  menacée  par  la  barbarie  musulmane,  la 
chrétienne  Europe  inaugura  l'ère  des  croisades  et  avec  elles  la 
fraternité  des  nations  européennes.  On  vit  alors  les  peuples 
chrétiens,  enrôlés  commes  des  frères  d'armes,  sous  une  même 
bannière,  prêts  à  combattre  et  à  mourir  pour  le  sépulcre  de  leur 
Dieu  et  pour  le  triomphe  social  de  leur  foi.  N'est-ce  pas  du 
cœur  des  moines,  tels  que  Pierre  l'Ermite  et  saint  Bernard, 
que  sortirent  les  voix  les  plus  éloquentes  qui  aient  ébranlé  et 
précipité  l'Europe  dans  ces  expéditions  colossales  ?  A  l'honneur 
d'avoir  prêché  les  croisades,  ils  ont  ajouté  l'honneur  d'en  re- 
cueillir la  généreuse  idée  et  de  la  convertir  en  institution. 
L'ébranlement  européen  apaisé,  les  expéditions  finies,  les 
ordres  militaires  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  du  Temple,  de 
l'ordre  Teutonique  apparaissent,  guerroyant  toujours,  sur  les 
plages  d'Orient  ou  dans  les  îles  de  la  Méditerranée,  contre  cet 
islamisme  toujours  redoutable,  dont  le  cimeterre  menaçait  la 
chrétienté.  Tandis  que  les  bénédictins  sanctifiaient  la  charrue 
du  laboureur,  les  moines  chevaliers  sanctifiaient  le  glaive  mis 
au  service  de  la  plus  sainte  des  causes. 

Si  nous  nous  transportons  en  esprit  sur  le  sommet  des  Alpes, 
nous  verrons  d'autres  merveilles,  sur  les  plus  hautes  cimes. 
Saint  Bernard  de  Menthon  a  posé,  comme  un  nid  d'aigle,  son 
hospice  pour  les  voyageurs,  et  institué  ses  frères  pour  les  ar- 
racher à  la  mort.  Plus  bas,  d'autres  mains  tour-à-tour  s'élèvent, 
vers  le  ciel  pour  l'implorer  et  s'abaissent  vers  la  terre  pour  la 
féconder.  Dès  la  fin  du  onzième  siècle,  les  enfants  de  saint 
Bruno  semaient,  sur  des  monts  longtemps  improductifs  et  inha- 
bitables, des  pins,  des  sapins,  des  mélèzes,  des  platanes  et 
autres  grands  arbres  qui  fournissent  aujourd'hui  des  bois  pour 
la  construction  des  vaisseaux,  créaient  tout  un  svstème  fores- 


rHA PITRE  Vî.  â8i 

lier,  opposaient  des  digues  aux  torrents,  jetaient  des  ponts  sur 
les  abîmes,  traçaient  des  routes,  construisaient  des  chalets, 
organisaient  des  manufactures,  copiaient  des  manuscrits  et 
donnaient  au  monde,  avec  l'exemple  des  plus  sublimes  vertus, 
celui  du  travail  modeste  et  patient,  de  l'économie  domestique, 
de  l'amour  des  champs  et  de  la  nature. 

Plus  tard,  les  nationalités  européennes  se  formaient  ;  de  la 
fusion  des  natures  barbares  et  de  l'esprit  chrétien  sort  cette 
grande  époque  du  moyen  âge,  si  décriée  par  les  uns,  si  vantée 
par  les  autres,  où  tant  de  bien  se  mêle  à  tant  de  mal,  mais  où 
s'agitent  tant  d'espérances,  et  dont  un  homme  de  génie, 
Ralmès,  a  si  énergiquement  exprimé  la  formule  en  ces  mots  : 
Barbarie  tempérée  par  la  religion,  religion  défigurée  par  la 
barbarie.  A  qui  donc  revient  la  gloire  d'avoir  contenu  dans  ses 
égarements  l'instinct  religieux  et  discipliné,  sous  un  régime 
austère,  ces  cœurs  encore  imprégnés  d'un  reste  de  barbarie? 
Aux  moines,  qui  se  sont  fait  pauvres  par  amour  pour  Jésus- 
Christ  et  pour  le  peuple  qu'ils  voulaient  évangéliser. 

En  face  du  berceau  de  la  démocratie,  lorsque  le  tiers-état 
commence  à  se  dessiner,  que  les  communes  s'affranchissent 
partout  du  joug  des  seigneurs,  la  Providence,  pour  hâter  et 
diriger  le  mouvement  qui  doit  emporter,  vers  une  ère  nou- 
velle, la  société  européenne,  suscite  les  ordres  mendiants, 
c'est-à-dire  les  ordres  plébéiens,  les  lie,  par  des  relations  de 
sympathies  et  de  famille,  avec  les  classes  inférieures.  Les  fran- 
ciscains avaient  été  suscités  pour  être  les  précepteurs  des 
pauvres  serfs,  et,  au  prix  de  leur  sang,  frayer  à  l'Europe,  par 
leurs  lointaines  missions,  des  voies  nouvelles  dans  toutes  les 
parties  du  monde  ;  les  dominicains  se  lèvent  en  face  des  vaudois 
et  des  albigeois,  et  déclarent,  à  la  raison  révoltée  contre  la  foi, 
cette  guerre  qui  leur  a  valu  tant  de  victoires  et  une  gloire  qui 
dure  encore,  tes  deux  ordres  entrent,  la  main  dans  la  main, 
au  milieu  des  populations,  et  servent  noblement  leur  cause. 
((  Vous  les  trouvez,  dit  Chateaubriand,  à  la  tête  des  insurrec- 
tions populaires  :  la  croix  à  la  main,  ils  menaient  les  proces- 
sions des  pastoureaux  dans  les  champs,  comme  les  processions 


282  HISTOIRE    DE   LA   PAPAUTÉ. 

de  la  Ligue  dans  les  murs  de  Paris.  En  chaire,  ils  exaltaient  les 
petits  devant  les  grands  et  rabaissaient  les  grands  devant  les 
petits.  La  milice  de  saint  François  se  multiplia,  parce  que  le 
peuple  s'y  enrôla  en  foule  :  il  troqua  sa  chaîne  contre  une 
corde,  et  reçut  de  celle-ci  l'indépendance  que  celle-là  lui  ôtait  ; 
il  put  braver  les  puissants  de  la  terre,  aller  avec  un  bâton,  une 
barbe  sale,  des  pieds  crottés  et  nus,  faire,  à  ces  terribles  châte- 
lains, d'outrageantes  leçons.  Le  capuchon  s'affermissait  encore 
plus  que  le  heaume,  et  la  liberté  rentrait  dans  la  société  par 
des  voies  inattendues  *.  » 

Pendant  que  le  cordelier  montait  du  foyer  de  la  chaumière  au 
foyer  du  manoir,  et  formait  comme  un  lien  intermédiaire  entre 
deux  classes  séparées  par  un  intervalle  immense,  l'univer- 
sité de  Paris,  sortie  du  cloître  de  Notre-Dame,  grandissait  et 
florissait  à  l'ombre  du  froc  :  les  dominicains  et  les  augustins 
passaient  tour-à-tour  de  la  chaire  des  écoles  à  la  chaire  des  ca- 
thédrales, traitaient  toutes  les  questions  théologiques,  philoso- 
phiques, politiques,  sociales,  et  mettaient  sur  la  voie  de  toutes 
les  découvertes  modernes.  L'Europe  savante,  resta  suspendue 
pendant  près  de  six  siècles,  comme  par  un  aimant  magique, 
aux  lèvres  d'un  moine. 

Au  seizième  siècle,  à  l'époque  où  la  famille  des  peuples  chré- 
tiens perd,  avec  l'unité  de  la  foi,  la  force  la  plus  sûre  qui  devait 
en  faire  la  famille-mère  de  tous  les  peuples  du  globe,  les 
jésuites  apparaissent  comme  un  rempart  opposé  aux  envahis- 
sements de  la  réforme  protestante  et  un  énergique  remède  aux 
maux  dont  elle  est  la  cause.  Organisés  en  corps  par  un  ca- 
pitaine, ils  ont  l'inflexible  discipline  d'une  armée,  et  ils  s'ap- 
pellent la  compagnie.  Leurs  travaux  scientifiques  et  littéraires, 
leurs  soins  éclairés  pour  l'éducation  des  enfants,  leur  ardent 
prosélytisme  ne  devraient-ils  pas  leur  faire  trouver  grâce  de- 
vant cette  opinion  hostile  qui  ne  leur  pardonne  pas  d'être  les 
invincibles  soutiens  de  la  cause  pontificale. 

Enfin,  avec  saint  François  de  Sales,  le  plus  doux  des  hommes, 
et  saint  Vincent  de  Paul,  ce  simple  prêtre  qui  eut  les  entrailles 

^  Géniç  du  Christianisme,  ordres  religieux. 


CHAPITRE  VI.  â83 

du  père  le  plus  aimant,  la  femme  quittant  le  cloître  où  l'amour 
divin  l'avait  jusque-là  tenue  captive,  entre  dans  la  vie  publique 
et  vient  sous  l'habit  religieux,  prendre  sa  part  dans  l'œuvre  de 
la  civilisation.  A  ces  ordres  religieux  de  femmes,  nous  devons, 
depuis  deux  siècles,  les  maîtresses  les  plus  délicates  et  les  plus 
intelligentes  de  l'enfance  ;  nous  leur  devons  surtout  les  Sœurs 
de  charité,  ces  vierges  admirables  parce  qu'elles  ont  voulu  de- 
venir les  mères  de  toutes  les  douleurs. 

J'entends  parfois  blâmer  et  réprouver  cette  fécondité  des 
ordres  de  femmes,  aujourd'hui  si  florissants.  Laissez  donc  ces 
germes  éclore  ;  ils  seront  toujours  moins  nombreux  que  nos 
misères.  Nous  arrivons  d'ailleurs  à  l'âge  du  grand  amour  chré- 
tien, et  la  femme,  l'être  qui  aime  par  excellence,  est  destinée  à 
en  donner  au  monde  le  plus  éloquent  et  le  plus  doux  des 
témoignages. 

Contestez  maintenant  l'utilité  de  ces  moines  et  leur  activité  ; 
cherchez  une  histoire  qui  vaille  la  leur  ;  citez  des  noms  aussi 
grands  que  ces  noms  sortis  de  leurs  monastères  ;  trouvez  une 
institution  qui  ait  produit  plus  de  héros  et  de  laquelle  on  puisse 
dire  avec  autant  de  vérité  :  Magna  parens  virum;  dans  tout  ce 
qui  a  vécu,  montrez  un  passé  plus  magnifique  et  qui  présage 
un  plus  riche  avenir.  Pendant  seize  siècles,  toujours  prêts 
quand  de  grands  besoins  se  faisaient  sentir,  toujours  dévoués 
quand  de  grands  périls  les  appelaient,  ils  n'ont  cessé  de  tra- 
vailler à  la  régénération  et  au  salut  du  monde. 

VII.  A  ces  considérations  générales  sur  la  mission  provi- 
dentielle des  ordres  monastiques,  il  faut  ajouter  quelques  ren- 
seignements sur  les  services  rendus  par  les  moines  dans  la 
sphère  de  la  science  et  de  la  charité. 

Un  goujat  de  l'Encyclopédie,  se  demandant  si  les  moines 
peuvent  écrire,  pose  ces  questions  :  «  Mais  dans  quel  genre  de 
composition?  L'histoire?  L'àme  de  l'histoire  est  la  vérité  et  les 
hommes  si  chargés  d'entraves  doivent  toujours  être  mal  à 
leur  aise  pour  la  dire,  souvent  réduits  à  la  taire,  et  quelque- 
fois forcés  de  la  déguiser.  L'éloquence  et  la  poésie  latine?  Le 
latin  est  une  langue  morte,  qu'aucun  moderne  n'est  en  état 


584  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

d  écrire,  et  nous  avons,  en  ce  genre^  assez  des  anciens.  Les 
matières  de  goût?  Ces  matières,  pour  être  traitées  avec  succès, 
demandent  le  commerce  du  monde,  commerce  interdit  aux 
religieux.  La  philosophie?  elle  veut  la  liberté,  et  les  religieux 
n'en  ont  point.  Les  hautes  sciences,  comme  la  géométrie,  la 
physique,  etc.?  Elles  exigent  un  esprit  tout  entier,  et  par 
conséquent  ne  peuvent  être  cultivées  que  faiblement  par  des 
personnes  vouées  à  la  prière  ?  » 

Ce  faquin,  après  avoir  interdit  aux  moines  le  ministère  des 
âmes  et  l'éducation  de  la  jeunesse,  leur  interdisait  encore 
l'histoire,  le  latin,  la  critique,  la  philosophie  et  les  sciences 
physiques.  Il  est  difficile  d'être  plus  absolument  stupide. 

Je  crois,  sur  ces  idées,  toute  contestation  inutile.  Le  com- 
merce du  monde  peut  fournir  des  matériaux  pour  des  écrits 
contre  la  rehgion,  pour  des  romans  licencieux,  des  élégies 
amoureuses  et  des  pièces  de  théâtre.  La  solitude  n'en  est  pas 
moins  le  condiment  des  grandes  pensées  et  le  détachement 
des  choses  de  ce  monde,  ime  condition  favorable  à  l'essor  de 
l'esprit.  Tous  les  hommes  éminents  de  l'antiquité  et  des  temps 
modernes  ont  été,  plus  ou  moins,  des  hommes  religieux, 
dévoués,  solitaires  *  ;  quant  aux  moines,  il  faut  être  fou  pour 
contester  leurs  illustrations.  La  seule  Compagnie  de  Jésus,  si 
odieuse  aux  impies,  compte^  dans  ses  trois  siècles  d'existence, 
douze  mille  écrivains.  En  histoire,  il  me  semble  que  les 
Bollandistes  et  les  Bénédictins  font  assez  bonne  figure  ;  et  ne 
pas  savoir  que  les  archives  des  monastères  et  les  écrits  des 
moines  sont,  pendant  dix  siècles,  les  arsenaux  de  l'histoire, 
est  d'une  impudente  ignorance.  En  latin,  les  PP.  Rapin, 
Yanière,  Lejay,  Maffei,  Sannazar,  Vida,  Bouhours,  ne  sont 
point  à  dédaigner;  et  Bourdaloue,  Massillon,  Lejeune,  La- 
cordaire,  Ventura,  Félix,  Ravignan,  quoique  rehgieux,  ne 
déshonorent  pas  trop  la  parole  publique.  En  philosophie, 
Malebranche,  Mersenne,  Maignan,  Kircher,  et,  de  nos  jours, 

^  Les  païens  représentaient  le  génie  aveugle,  pour  indiquer  que  sa  force 
était  intérieure  et  que  c'est  en  agissant  sur  lui-même  qu'il  créait  des 
chefrf-d'œuvre. 


niiA  PITRE  VI.  285 

Gratry,  Liberatore,  Tangiorgi,  Kleulgon,  ne  sont  pas  trop 
gênés  par  le  froc  dans  leurs  spéculations.  En  science,  Gerbert 
qui,  d'après  l'Encyclopédie,  aurait  peut-être  égalé  Archimède; 
Roger  Bacon,  la  merveille  de  son  siècle  et,  dit  Freuid,  l'un 
des  plus  grands  génies  qui  aient  cultivé  les  mathématiques; 
Cavalérius  et  Grégoire  de  Saint-Yincent,  loués  également  dans 
l'Encyclopédie  ;  Clavius,  Riccioli,  Scheiner,  Tacquet,  de  Chasles, 
Prestet,  le  P.  Sébastien,  Boscovich,  Lemaire,  Gerdil,  Secchi 
ne  sont  pas  des  minimes.  En  critique,  les  PP.  Brumoy, 
Tournemine,  Guénard,  Mabillon,  Montfaucon,  Pétau,  Pape- 
broch,  ne  manquent  pas,  je  crois,  d'autorité.  Aussi  le  chan- 
celier Bacon,  le  chevalier  Marsham,  Albert  Fabricius,  Yossius 
et  d'autres  critiques  protestants  répètent  volontiers,  sur  ces 
religieux  savants,  le  propos  de  Xercès  à  Pharnabaze  :  «  Etant  ce 
que  vous  êtes,  il  est  fâcheux  que  vous  ne  soyez  pas  des  nôtres,  o 

Nous  ne  parlerons  pas  ici  de  l'éducation  scientifique  des 
moines  et  de  leurs  écoles.  Les  monastères  n'étaient  pas  des 
académies  :  c'étaient  des  écoles  de  perfection;  mais  en  per- 
fectionnant sa  vertu,  on  ne  dédaignait  pas  la  science.  C'est 
un  moine  qui  a  dit  :  «  La  science  sans  la  vertu  rend  arrogant  ; 
la  vertu  sans  la  science  rend  inutile.  » 

Les  invasions  avaient  détruit  presque  tous  les  monuments 
de  la  science  antique,  et,  aux  temps  barbares,  on  ne  connaissait 
presque  plus  l'art  d'écrire.  Au  temps  deBoèce  et  de  Cassiodore, 
si  l'on  ouvre  quelques  volumes  de  patrologie  ou  si  Ton  par- 
court seulement  les  tables  d'une  histoire  littéraire,  on  voit 
que  les  moines  s'occupent  d'abord  d'étudier  l'orthographe,  la 
grammaire  et  la  rhétorique.  Puis  ils  se  mirent  à  recueillir  les 
exemplaires  des  meilleurs -ouvrages  de  l'antiquité.  Par  leurs 
recherches  et  leurs  travaux,  continués  pendant  mille  ans,  ils 
formèrent  ces  précieuses  collections  de  livres,  les  premières 
connues  en  Europe.  Sans  ces  bibliothèques,  il  ne  resterait 
guère  d'ouvrages  des  anciens;  c'est  de  là,  en  effet,  que  sont 
sortis  presque  tous  ces  manuscrits  d'après  lesquels  on  a  donné 
au  public,  depuis  l'invention  de  l'imprimerie,  tant  d'excellents 
ouvrages  en  tous  genres  de  littérature. 


28C  HISTOIRE  DK  LA  PAPAUTÉ. 

((  Il  y  avait,  dans  chaque  monastère,  dit  Cobbett,  une  grande 
salle  désignée  par  le  nom  de  scriptorium,  dans  laquelle  plu- 
sieurs écrivains  étaient  exclusivement  occupés  à  transcrire  des 
livres  à  l'usage  de  la  bibliothèque.  Quelquefois,  il  est  vrai,  ils 
tenaient  des  livres  relatifs  aux  dépenses  de  la  maison,  et 
copiaient  des  missels  et  autres  livres  qui  servaient  à  l'office 
divin;  mais,  en  général,  c'étaient  d'autres  ouvrages,  tels  que 
les  Pères  de  l'Eglise,  les  classiques,  les  historiens,  etc.,  etc. 
Jean  Whethamsted,  abbé  de  Saint-Alban,  fit  transcrire  plus  de 
quatre-vingts  livres  de  cette  manière  (on  ne  connaissait  pas 
l'imprimerie)  pendant  qu'il  était  abbé.  Un  abbé  de  Glastonbury 
en  fit  transcrire  cinquante-huit  autres,  et  tel  était  le  zèle  des 
moines  pour  ce  genre  d'occupation,  que  souvent  on  leur 
assigna  des  terres  et  des  églises  pour  la  confection  de  ce 
travail.  Dans  les  abbayes  les  plus  considérables,  il  y  avait  égale- 
ment des  personnes  chargées  de  noter  les  événements  les  plus 
remarquables  qui  survenaient  dans  le  royaume,  et,  à  la  fin 
de  chaque  année,  de  les  rédiger  en  annales.  Ils  conservaient 
soigneusement  dans  leurs  registres  tout  ce  qui  avait  rapport 
à  leurs  fondateurs,  ainsi  qu'à  leurs  bienfaiteurs,  l'an  et  le  jour 
de  leur  naissance,  de  leur  mort,  de  leur  mariage,  de  leurs 
enfants  et  de  leurs  successeurs  ;  de  manière  que  souvent  on 
y  avait  recours  pour  constater  l'âge  des  individus  et  les  gé- 
néalogies des  familles.  11  y  a  néanmoins  sujet  d'appréhender 
que  quelques-unes  de  ces  généalogies  n'aient  été  tracées  que 
par  pure  tradition;  et  que,  dans  plusieurs  circonstances,  les 
moines  se  soient  montrés  aussi  favorables  à  leurs  amis  que 
sévères  envers  leurs  ennemis.  On  faisait  enregistrer  dans  les 
abbayes,  les  constitutions  du  clergé  dans  les  synodes  nationaux 
et  provinciaux,  et,  après  la  conquête,  les  actes  même  du  Par- 
lement, ce  qui  me  conduit  à  rappeler  l'utilité  et  les  avantages 
de  ces  maisons  religieuses;  car,  d'abord  on  y  conservait  les 
annales  et  les  documents  les  plus  précieux  du  royaume.  On 
envoya  dans  une  abbaye  de  chaque  comté  une  copie  de  la 
grande  charte  des  libertés  accordées  par  Henri  I"  '.  » 

<  Cobbett,  Lettres  sur  la  Réforme. 


CHAPITRE  VI.  287 

Voilà  quelles  étaient  les  occupations  des  moines  ignorants 
et  paresseux.  —  Sur  la  dignité  de  ce  travail  de  transcription, 
voici  ce  qu'écrivait  un  personnage  consulaire,  fondateur  d'une 
maison  religieuse,  Cassiodore  :  «  La  transcription  des  ma- 
nuscrits, dit-il;  est  destinée  à  former  l'esprit  dans  la  solitude  ; 
c'est  un  moyen  de  propager  au  loin  les  doctrines  du  Seigneur. 
Heureux  travail,  heureuse  occupation!  qui  enseigne  le  secret 
de  prêcher  par  la  main,  de  parler  par  les  doigts,  d'annoncer 
le  salut  aux  hommes  sans  interrompfb  le  silence,  de  com- 
battre, par  la  plume  et  l'encre,  l'intrigue  et  la  fourberie  des 
méchants.  Chaque  mot  du  Seigneur  que  le  copiste  transcrit 
est  un  dard  lancé  contre  Satan.  Sans  quitter  son  pupitre,  le 
copiste  parcourt  toutes  les  contrées  par  la  diffusion  de  ses 
travaux.  Ses  écrits  soutins  dans  les  lieux  saints,  les  peuples 
en  reçoivent  le  contenu  et  y  puisent  les  moyens  de  combattre 
les  passions  toujours  en  révolte  et  les  forces  nécessaires  pour 
servir  Dieu  dans  la  pureté  du  cœur.  C'est  ainsi  que  le  copiste 
exerce  son  influence  sur  des  lieux  loin  desquels  il  doit  passer 
sa  vie  \  » 

Ce  passage  de  Cassiodore  est  un  service  rendu  à  l'humanité* 
En  élevant  à  ce  degré  la  fonction  humble  du  transcripteur, 
on  en  a  fait  un  apostolat  :  c'était  encore  le  meilleur  moyen 
d'en  assurer  les  bons  résultats.  En  vaquant  à  ce  devoir,  les 
moines  n'élevaient  pas  très- haut  leurs  prétentions.  Dans  leurs 
modestes  retraites,  ils  étaient  comme  effacés  du  monde,  et, 
dans  leur  obscurité,  ils  ne  demandaient,  pour  récompense, 
que  du  pain  et  de  l'eau.  Mais  ils  étaient  animés  par  la  vraie 
foi;  ils  connaissaient,  ils  comprenaient  les  vrais  besoins  de 
leurs  temps;  et  si  la  science  et  le  bon  goût  n'avaient  pas 
attendu  les  i)arbares,  pour  disparaître  presque  complètement 
des  contrées  occidentales  de  l'Europe,  après  la  dissolution  du 
monde  antique,  les  moines  préparaient  les  éléments  d'une 
nouvelle  existence  intellectuelle  ;  ils  allaient  féconder  le  dernier 
germe  de  la  littérature  et  ranimer  le  souffle  de  la  poésie. 

^  Patrol.  lat.,  t.  LXX,  p.  iUi,  De  institutione  divin,  lilterarum,  c.  xxx, 


288  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

Dès  les  premiers  temps,  saint  A  vit  de  Vienne,  saint  Césaîre 
d'Arles,  saint  Grégoire  de  Tom^s,  Fortunat  de  Poitiers,  Bède, 
Alcuin,  Rhaban-Maur  et  une  foule  d'autres  illustrèrent  l'Eglise, 
non-seulement  par  leurs  vertus,  mais  encore  par  leurs  talents 
comme  poètes,  comme  orateurs,  comme  historiens.  Les  abbés 
et  les  moines  se  distinguaient  moins  que  ces  prélats  célèbres, 
mais  un  grand  nombre  eut  sa  distinction.  Pouvait-on  exiger 
davantage  d'une  époque  dans  laquelle  toute  intelligence  était 
obscurcie,  dans  laquelle  la  force  brutale  tendait  sans  cesse  à 
remplacer  l'autorité? 

En  France,  il  est  vrai,  Chilpéric  voulut  se  distinguer  comme 
théologien  et  comme  poète;  il  tenta  même  d'ajouter  quatre 
lettres  à  l'alphabet  ;  en  Bourgogne,  Gondebaut  essaya  de  rem- 
porter les  lauriers  de  Téloquence  ;  Alaric,  roi  des  Wisigoths, 
voulut  passer  à  la  postérité  comme  législateur,  et  l'on  sait  que 
Justinien  a  laissé  son  nom  à  ses  lois.  Mais  à  quoi  se  réduisent 
tous  les  efforts  de  ces  princes,  si  vous  les  comparez  à  l'influence 
et  aux  services  des  moines.  Ceux-là  n'avaient  qu'un  but, 
tandis  que  ceux-ci  ne  néghgeaient  aucune  des  connaissances 
humaines,  et  obéissaient  aux  idées  et  aux  inspirations  destinées 
à  transformer  moralement  le  monde;  dont  le  moine  devait 
être  le  civilisateur  et  la  force  active.     • 

Les  peuples  et  le  monde  ont  abusé  du  riche  héritage  que  les 
moines  ont  sauvé  et  conservé  ;  ils  ont  répudié  et  méprisé  les 
bienfaits  de  l'Eglise  catholique;  ils  ont  cherché  des  forces 
vitales  dans  l'ancien  paganisme  ;  ils  ont  appelé  une  gigantesque 
misère  sur  de  gigantesques  ruines  :  les  moines  n'y  sont  pour 
rien.  Ils  ont  agi  dans  les  limites  du  possible  et  d'après  des 
vues  très-chrétiennes  ;  réunis  et  guidés  uniquement  par  les 
inspirations  de  la  foi,  ils  ont  légué  à  leurs  contemporains  et  à 
la  postérité,  les  exemples  les  plus  frappants  de  l'influence  que 
peut  exercer  l'esprit.  Il  appartenait  à  leurs  contemporains  et 
à  la  postérité  d'être  impartiaux,  de  cette  impartialité  qui  ne 
saurait  célébrer  les  génies  du  paganisme  en  laissant  dans 
l'ombre  les  bienfaits  du  Catholicisme  ;  de  cette  impartialité  qui 
permettait  aux  moines  eux-mêmes  de  rechercher  ce  qu'il  y  a 


CltAPITRE  VI.  580 

de  bon  dans  le  paganisme,  pour  se  féliciter  d'autant  plus 
d'être  nés  dans  le  Catholicisme,  qui  lui  est  bien  supérieur. 

Nous  concédons  volontiers  que  les  moines  n'ont  pas  toujours 
mesuré  l'importance  de  leurs  actes  :  ils  étaient  trop  humbles 
pour  se  proposer  des  vues  si  hautes,  mais  ils  arrivaient  par 
la  seule  inspiration  de  l'Evangile.  Dans  leur  travail  persévérant, 
ils  désiraient  avant  tout  le  salut  de  leur  âme,  ledification  de 
leurs  frères  et  des  autres  fidèles.  Cependant  il  est  mathéma- 
tiquement vrai  que  les  moines  et  les  prêtres  donnèrent  seuls 
au  monde  une  direction  logique,  publique,  générale,  la 
direction  à  laquelle  les  annales  de  l'Europe  doivent  leur  éclat 
et  leurs  gloires.  Seuls,  ils  ont  frayé  la  voie  sûre,  au  milieu  des 
faiblesses  et  des  défaillances  des  contemporains. 

Oserions-nous,  empruntant  le  rôle  de  frelons,  bourdonner 
des  calomnies  autour  de  la  ruche  dans  laquelle  furent  formés 
les  premiers  rayons  du  miel  qui  a  nourri  et  fortifié  l'Europe? 

Grâce  pour  nos  maîtres,  pitié  pour  nous,  leurs  indignes 
élèves. 

VÏIl.  Au  travail  des  lettres,  les  moines  joignaient  le  ministère 
de  la  charité.  Cette  charité,  ils  l'exerçaient  sous  la  forme  de 
l'hospitalité  et  de  l'aumône,  Fune  et  l'autre  pratiquées  comme 
il  sied  à  de  fidèles  disciples  du  Crucifié. 

A  cette  époque,  il  y  avait  une  multitude  de  malheureuses 
victimes  du  despotisme  des  rois  ou  de  la  violence  tyrannique 
des  petits  seigneurs,  malheureux  qui  s'enfuyaient  pour  se 
soustraire  aux  plus  affreux  supplices  et  à  la  mort;  des  pèlerins 
de  toutes  les  parties  du  monde  cheminaient  vers  les  saints 
lieux,  en  récitant  les  psaumes  de  la  pénitence  ;  des  chevahers 
erraient  de  province  en  province,  cherchant  des  tournois  et 
des  aventures;  des  reUgieux,  des  prêtres  et  des  évêques,  au 
moment  des  chapitres,  des  synodes  et  des  conciles,  étaient 
forcés  de  traverser  des  espaces  immenses;  il  n'y  avait,  en 
Occident,  que  deux  ou  trois  grandes  écoles,  où  les  écoliers  se 
rendaient  des  contrées  les  plus  lointaines. 

Les  voyages  ne  se  faisaient  point  alors,  comme  aujourd'hui, 
en  poste  et  sur  les  ailes  de  la  vapeur;  ils  présentaient  des 
jv.  10 


290  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

embarras  et  des  dangers  sans  nombre  :  point  de  routes  nivelées 
et  entretenues  ;  presque  point  de  ponts  sur  les  rivières  et  sur 
les  fleuves  ;  de  sombres  forêts  ou  des  chemins  boueux  étaient 
sillonnés  de  profondes  ornières  ;  des  villages  Irès-éloignés  les 
uns  des  autres. 

Où  le  pauvre  pèlerin  attardé,  épuisé  de  fatigue  et  de  faim, 
ira-t-il  demander  le  pain  et  le  gîte?  Sera-ce  au  manoir?  Il 
s'en  gardera  bien  ;  il  sait  qu'en  certain  pays,  tout  étranger  qui 
cherche  un  asile,  comme  tout  vaisseau  qui  se  brise  au  rivage, 
appartient  au  seigneur.  Descendra-t-il  dans  une  hôtellerie  ?  il 
n'en  existe  point,  du  moins  dans  les  campagnes.  Posera-t-il 
sa  tente  au  milieu  des  campagnes  ou  sous  les  grands  arbres 
des  forêts?  Mais  il  risque  d'être  surpris  par  les  voleurs  ou 
attaqué  par  les  bêtes  fauves.  Il  ne  lui  reste  donc  que  le  mo- 
nastère. C'est  là  qu'il  retrouvera  une  famille,  un  foyer  ami,  toute 
la  bienveillance,  la  charité  et  les  sympathies  de  l'hospitalité 
chrétienne. 

Les  moines  vivaient  avec  tant  d'austérité  et  travaillaient 
avec  tant  d'ardeur,  que  leurs  produits  agricoles  et  manu- 
facturiers excédaient  toujours  leur  consommation  et  qu'ils 
versaient  de  leur  surabondance  sur  les  populations  envi- 
ronnantes. Cela  se  faisait  communément  par  aumône  pure  et 
simple,  quelquefois  par  vente,  plus  souvent  par  échange.  Les 
convers  étaient  comme  les  courtiers  et  les  agents  de  change 
du  cloître  :  il  leur  était  permis,  lorsqu'ils  ne  pouvaient  ni 
vendre  ni  échanger  le  superflu  de  l'abbaye  sur  les  lieux, 
d'aller  aux  foires  et  aux  marchés,  à  condition  qu'ils  seraient 
toujours  deux,  et  ne  s'éloigneraient  pas  à  plus  de  trois  ou 
quatre  journées  de  chemin  du  monastère  ^ 

Les  moines  distinguaient  trois  classes  de  pauvres  :  les  pauvres 
ambulants,  vagantes,  les  pauvres  attachés  au  monastère, 
pauperes  signati,  ainsi  appelés  parce  qu'ils  portaient  une 
marque  distinctive,  et  pour  ainsi  dire  les  hvrées  de  la  maison, 
à  la  porte  de  laquelle  ils  vivaient  et  mouraient  ;  puis  les  pauvres 
honiQVi^^  pauperes  occulti,  que  la  main  des  cénobites  nourrissait 

1  Ca'pit.  gênerai.  1134,  c.  lui.  De  nundinis,  53. 


CHAPITRE  Vt.  291 

comme  la  main  cle  Dieu  nomTit  l'homme,  en  se  cachant.  Sans 
doute  le  nombre  de  ces  pauvres  variait  suivant  les  temps  et 
les  circonstances  ;  mais  ils  étaient  toujours  fort  nombreux,  et, 
naturellement,  on  en  comptait  beaucoup  plus  dans  les  années 
de  disette  et  de  famine. 

Le  matin,  dès  l'aube,  les  premiers  travaux  des  frères  boulan- 
gers étaient  pour  les  mendiants,  auxquels  on  réservait  la  pre- 
mière fournée.  Le  frère  portier  devait  toujours  avoir  dans  sa 
cellule  du  pain  à  distribuer  aux  passants  nécessiteux;  mais  le 
grand  concours  et  la  principale  distribution  se  faisaient  surtout 
après  le  dîner  des  moines.  Quelques  instants  après  le  repas,  le 
portier  allait  déposer  à  la  cuisine  ses  paniers  et  ses  vases,  et, 
aussitôt  que  la  communauté  était  sortie  du  réfectoire,  il  recueil- 
lait avec  les  frères  servants  les  restes  du  repas,  puis  ce  que  le 
cellerier  croyait  devoir  y  ajouter,  d'après  le  nombre  des 
pauvres  qui  étaient  à  la  porte,  ensuite  les  portions  intactes  des 
religieux  en  pénitence  au  pain  et  à  l'eau,  et  celles  qu'on  ser- 
vait pendant  un  an  à  la  place  des  défunts,  comme  s'ils  eussent 
été  vivants.  On  distribuait  aussitôt  toutes  ces  provisions  à  la 
foule  affamée,  qui  les  attendait  avec  impatience. 

Les  jours  de  jeune  et  de  pénitence  formaient  la  plus  grande 
partie  de  l'année;  plus  la  part  des  moines  était  petite,  plus 
celle  des  pauvres  était  considérable*.  C'était  surtout  pendant  la 
semaine  sainte  que  se  tenaient  à  la  porterie  du  cloître  les  états- 
généraux  des  mendiants  de  la  province.  Tous  les  indigents  s'y 
rendaient  dès  le  mercredi  pour  la  cérémonie  du  jour  suivant. 
Dans  ce  beau  jour,  où  le  Christ  lava  les  pieds  à  ses  apôtres  :  Que 
celui  qui  veut  êt?'e  le  premier  parmi  vous  soit  le  serviteur  de 
tous  et  fasse  ce  cjue  je  viens  de  faire,  les  moines,  prenant  à  la 
lettre  ces  sublimes  paroles,  renouvelaient  dans  leur  monastère 
la  scène  du  cénacle  et  donnaient  à  la  terre  un  spectacle  digne 
des  anges  et  des  hommes. 

Après  l'heure  de  sexte,  chantée  dans  l'église,  le  portier  choi- 
sissait dans  la  foule  et  introduisait  dans  le  cloître  autant  de 

^  SibipaupereSfpauperibus  divites,  iliis  ni  subveniant  abundanter,  écrivait, 
en  1275,  le  pape  Grégoire  X. 


292  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

mendiants  qu'il  y  avait  de  religieux.  Les  ayant  conduits  dans 
une  salle,  il  les  faisait  asseoir  sur  plusieurs  rangs,  plaçait 
devant  chacun  d'eux  un  vase  plein  d'eau  tiède,  avec  du  linge, 
et  leur  commandait  d'ôter  leur  chaussure. 

Après  noue,  l'abbé  quittait  le  chœur  et  se  rendait  au  cloître, 
suivi  de  tous  les  religieux  ;  il  traversait  l'enceinte  et  allait  se 
mettre  en  face  du  pauvre  le  plus  éloigné,  et,  après  lui,  chaque 
reUgieux  se  rangeait  devant  le  sien.  Etant  ainsi  disposés,  ils 
s'agenouillaient  tous  ensemble,  et,  rejetant  leur  capuce  sur 
leurs  épaules,  ils  lavaient  les  pieds  de  ces  pauvres,  qu'ils 
essuyaient  et  baisaient  ensuite  avec  humilité. 

Le  cellerier  présentait  alors  à  l'abbé  et  aux  religieux  une 
pièce  de  monnaie ,  que  chacun ,  étant  à  genoux  ,  offrait  à 
son  pauvre  en  lui  baisant  k  main.  Ils  se  relevaient  et  puis  se 
prosternaient  en  même  temps  jusqu'à  terre  en  répétant  ce  ver- 
set du  Psalmiste  ••  Suscepimiis,  Deus,  misericordiam  tuam  in 
medlo  templi  tui.  L'abbé  précédait  ensuite  tous  ces  pauvres  à 
la  celle  des  hôtes,  leur  faisait  donner  à  dîner  et  les  servait 
lui-même  à  table.  Il  y  avait,  en  outre,  une  aumône  générale,  à 
laquelle  une  foule  d'indigents  participaient,  en  recevant  indi- 
viduellement un  pain  et  quelques  deniers. 

Les  cisterciens  faisaient  ordinairement  trois  sortes  de  pain  : 
le  pain  blanc,  formé  de  la  pure  farine  du  froment  et  réservé  aux 
voyageurs  et  aux  pèlerins  que  l'abbaye  abritait  chaque  nuit; 
le  gros  pain,  fait  de  farine  de  froment  non  sassée  et  de  farine 
de  seigle  sassée,  qui  leur  servait  de  nourriture  ;  enfm,  un  troi- 
sième pain  plus  gros,  composé  de  farine  de  seigle  et  d'orge  non 
sassée,  qu'ils  ne  donnaient  en  aumône  que  dans  les  années  de 
grande  disette  où  le  froment  manquait:  mais  souvent  ils  en 
mangeaient  eux-mêmes ,  gardant  aux  pauvres  leur  propre 
pain  ;  ce  qui  faisait  dire  au  cardinal  Jacques  de  Vitry  :  «  Sem- 
blables au  bœuf,  ils  se  contentent  de  paille  et  réservent  le  bon 
grain  aux  survenants  ' .  » 

Il  y  avait  aussi  des  distributions  d'habits.  Lorsque  les  frères 
tailleurs  recevaient  des  frères  tisseurs  la  rude  étoffe  de  laine 

<  ^isi.  Occid.,  c.  xiv. 


CHAPITRE   VI.  293 

destinée  à  faire  la  robe  des  moines,  ils  commençaient  par 
prendre  la  part  des  pauvres,  et  s'occupaient  aussitôt  d'en  coudre 
des  hauts-de-chausses,  des  casaques,  des  jaquettes,  des  capu- 
chons, que  le  frère  portier  venait  prendre  au  besoin  et  dont  il 
couvrait  la  nudité  du  premier  pauvre  qui  se  présentait.  «  Les 
moines,  disait  Etienne  de  Tournay,  ont  pitié  des  mendiants  sans 
vêtements,  et  les  flancs  des  pauvres  qu'ils  réchauffent  avec  les 
toisons  des  brebis,  les  louent  et  les  bénissent  ^  » 

Lorsqu'un  de  ces  malheureux  tombait  malade  à  la  porte  du 
monastère,  ou  dans  une  grange  ou  métairie  monastique,  on  le 
transportait  aussitôt  à  l'infirmerie  des  pauvres ,  où  il  était 
soigné  pour  l'âme  et  pour  le  corps,  comme  s'il  eût  été  de  la 
maison  même,  et  souvent  il  s'endormait  dans  le  Seigneur 
au  milieu  des  prières  et  des  bénédictions  des  moines. 

C'était  surtout  dans  les  années  c^amiteuses,  dans  les  années 
de  famine,  de  peste  ou  de  guerre,  que  la  charité  monastique  se 
signalait  par  des  aumônes  si  considérables  qu'on  serait  tenté 
de  n'y  pas  croire.  On  dirait  que  les  cénobites  avaient  un  pres- 
sentiment des  jours  mauvais  et  qu'il  n'était  pas  donné  au 
malheur  de  les  surprendre  ni  de  les  trouver  en  défaut  :  le  mo- 
nastère était  toujours  le  grenier  de  réserve  du  pauvre  \ 

Ainsi,  le  monastère  était  l'hôtellerie  des  voyageurs,  la  mai- 
son des  pauvres  et  Thospice  des  malades.  Personne  n'est  plus 
disposé  que  nous  à  rendre  justice  à  la  philanthropie  de  nos 
concitoyens,  mais  jamais  elle  ne  remplacera  la  charité  monas- 
tique. Nous  n'avons  pas,  en  général,  l'intehigence  du  pauvre 
et  le  bonheur  qui  s'attache  à  son  service.  Nous  n'aimons  pas  à 
voir  le  pauvre,  nous  nous  en  tenons  éloignés  ;  pour  nous  dé- 
barrasser, nous  lui  jetons,  de  loin  en  loin,  un  morceau  de  pain 
ou  quelques  centimes,  et  le  pauvre  se  retire  le  murmure  sur 
les  lèvres, "parfois  la  haine  au  cœur. 

En  attendant  l'âge  d'or  du  socialisme,  nous  n'avons  plus,  les 
monastères  détruits  et  dans  l'insuffisance  de  la  charité  privée, 

^  Epist.  ad  Hug.,  Patrol.  lai.j  t.  CCXL.  —  ^  Dubois,  Hist.  de  Morimond, 
p.  âo  et  294.  La  même  chose  avait  lieu  équivalemment  dans  tous  les  ordres 
religieux. 


204  HISTOIRE    DE    LA    l'APAUTK. 

pour  soulager  nos  innombrables  pauvres,  que  la  taxe  officielle, 
les  hospices,  les  maisons  de  travail  et  la  mendicité.  La  taxe  se 
prélève  comme  un  impôt,  pèse  davantage  sur  le  propriétaire 
les  années  où  il  a  moins  récolté,  et,  après  la  prélévation  des 
services  administratifs  de  la  taxe,  ne  donne  à  l'indigent  qu'un 
faible  secours  matériel,  sans  lui  rien  offrir  pour  son  âme.  Les 
hospices  sont  fort  insuffisants  et  il  est  presque  impossible  de 
s'y  faire  admettre.  Les  maisons  de  travail  sont  des  espèces  de 
prison.  La  mendicité,  nous  croyons  qu'elle  est  de  plein  droit, 
mais  nous  savons  combien  l'cxploilent  le  vice  et  la  gueuserie  ; 
et,  dans  les  années  difficiles,  tout  le  monde  le  sait,  elle  devient 
le  fléau  des  particuliers. 

Cependant^  les  pauvres,  plus  sensibles  à  ces  indignités,  s'en- 
tretiennent entre  eux  du  récit  de  leur  malheureux  sort  et 
s'exaltent  en  se  confiant  leurs  misères.  Ils  ne  sont  plus  à 
genoux,  priant  Dieu  et  chantant  des  cantiques  à  la  porte  des 
monastères  ;  mais  ils  blasphèment  et  conspirent  dans  les 
ateliers  et  les  usines  élevées  sur  les  ruines  des  cloîtres.  Alors 
ils  disaient  humblement  :  «  La  charité,  s'il  vous  plaît,  pour 
l'amour  de  Dieu  ;  »  et  maintenant  ils  crient  :  «  Du  pain  ou  la 
mort.  » 

((  Quand  les  capitalistes  qui  ont  acheté  les  couvents  vous  de- 
manderont à  quoi  ils  servaient,  dit  Cobbett,  répondez  hardi- 
ment :  «  A  rendre  inutile  un  bal  de  l'Opéra  donné  par  sous- 
cription en  faveur  de  la  douleur  et  du  désespoir'.  »  Provisoi- 
rement, on  osera  se  dire  charitable,  parce  qu'on  s'est  donné  la 
barbare  jouissance  de  danser  au  milieu  des  mourants  et  des 
morts. 

IX.  Et  les  richesses  des  moines? 

Les  ennemis  de  la  Papauté  ont  déversé  le  blâme  sur  le 
nombre  des  possessions  monastiques.  Telle  est  la  funeste  habi- 
tude des  esprits  prévenus;  ils  jugent  légèrement  des  choses 
qu'ils  ne  connaissent  pas.  Que  de  détracteurs  ont  parlé  et  écrit 
contre  les  ordres  religieux  et  n'ont  jamais  eu  le  courage  d'exa- 
miner à  fond  l'origine,  le  but,  les  constitutions,  les  résultats 

1  LeUre!<  sur  la  Réforme,  i.  ^^  p.  460. 


CHAPITRE   VI.  29?i 

prodigieux  et  bienfaisants,  je  ne  dis  pas  de  tous  les  monas- 
tères, mais  d'un  seul.  Ces  pauvres  gens  haïssent  l'Eglise  ;  ils 
veulent  la  haïr  ardemment,  la  mépriser  sans  vergogne,  et  ca- 
lomnier à  leur  aise  ses  institutions.  Cependant  l'Europe  en- 
tière, surtout  l'Europe  savante,  célèbre  encore  les  bienfaits  des 
moines,  expulsés  depuis  si  longtemps;,  elle  ne  saurait,  sans 
aveuglement  et  sans  injustice,  taire  que  ces  institutions  avaient 
été  fondées  surtout  pour  le  bien  du  peuple. 

Le  divin  Rédempteur  de  nos  âmes  donne  en  exemple  sa  vie, 
que  nous  devons  reproduire  en  nous,  et  ses  préceptes,  que  nous 
devons  observer.  En  naissant  dans  une  étable,  il  nous  appelle 
à  la  pauvreté  ;  et  s'il  dit  à  un  jeune  homme  :  «  Allez,  vendez 
tous  vos  biens,  et  donnez-les  aux  pauvres,  »  il  ne  veut  point 
dire  que,  pour  atteindre  la  perfection,  il  ne  faut  rien  posséder, 
mais  que  le  cœur  doit  être^  en  toute  condition,  détaché  des 
biens  terrestres. 

L'usage  des  biens  terrestres  est,  en  effet,  nécessaire,  et  en 
vue  de  l'usage  et  dans  sa  juste  mesure,  la  possession  des 
biens,  non-seulement  n'empêche  pas  notre  perfection,  mais 
peut  y  contribuer.  Deux  choses  seulement  sont  défendues  par 
la  loi  divine  :  l'abus  qu'on  peut  faire  des  biens  de  ce  monde  et 
l'attachement  excessif  aux  richesses.  Ainsi,  les  ministres  de 
Dieu,  et  les  moines  comme  les  autres,  peuvent  posséder;  leurs 
biens  deviennent  ainsi  le  patrimoine  de  Dieu  au  profit  des 
pauvres,  qui  sont  ainsi  préservés  de  la  misère.  Car,  souvent, 
hélas  I  nouveau  Lazare,  le  pauvre  meurt  de  faim  à  la  porte  du 
riche. 

MuzzarelU  va  plus  loin.  «  Si  l'on  considère,  dit-il,  la  fin  des 
richesses ,  on  pourrait  croire  qu'elles  conviennent  plus  au 
clergé  qu'à  tout  autre  ;  car,  si  les  richesses  ont  été  introduites 
dans  la  société  pour  secourir  les  pauvres,  on  devrait  les  dé- 
poser dans  les  mains  de  ceux  qui,  par  état,  sont  obligés  d'être 
moins  intéressés  et  plus  charitables.  Or,  le  clergé  est  plus 
obligé  que  tout  autre  à  se  détacher  de  l'argent,  et  il  est  aidé, 
pour  le  faire,  par  plus  d'invitations,  d'avertissements  et  do 
grâce.  Le  clergé  est  donc  plus  apte  que  tout  autre  corps  de  la 


^0()  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

société  à  posséder  des  richesses,  si  Ton  considère  l'avantage  de 
la  société,  de  l'Eglise  et  la  fin  même  des  richesses.  Ainsi  on  ne 
peut  dire  que  les  richesses,  considérées  en  elles-mêmes,  ne 
conviennent  pas  à  l'état  du  clergé  \  » 

Nous  connaissons  l'origine,  les  développements  et  les  bien- 
faits de  la  propriété  ecclésiastique.  On  comprend  que  les  hos- 
pices et  les  monastères  aient  possédé  une  certaine  quantité  de 
biens.  Mais,  dit-on,  d'où  viennent  les  immenses  propriétés  des 
monastères  ?  Comment  les  religieux  ont-ils  acquis  de  si  beaux 
et  de  si  nombreux  domaines?  L'histoire  nous  apprend  que 
c'est  l'activité  de  ceux  qu'on  accuse  de  fainéantise  qui  a  défri- 
ché les  forêts,  mis  les  landes  en  culture,  desséché  les  vallées 
basses  et  les  marécages  ;  que  si  les  moines  en  ont  fait  des  pro- 
priétés magnifiques,  ils  les  doivent  surtout  à  un  énergique 
travail. 

Souvent  les  seigneurs,  comtes  et  barons,  possesseurs  de 
landes  incultes,  de  terres  malsaines,  de  marais  infects,  de 
forêts  sombres,  remplies  d'animaux  dangereux,  de  voleurs  ou 
d'assassins,  confiaient  aux  moines  le  soin  de  faire  croître,  dans 
ces  lieux  déserts ,  de  belles  moissons ,  d'y  édifier  des  monas- 
tères, des  granges  et  des  villages.  «  La  plupaiH  des  concessions 
faites  aux  monastères,  dit  Chateaubriand,  étaient  des  terres 
vagues  que  les  moines  cultivaient  de  leurs  propres  mains.  Des 
forêts  sauvages,  des  marais  impraticables,  de  vastes  landes, 
furent  la  source  de  ces  richesses  que  nous  avons  tant  repro- 
chées au  clergé  ^  » 

«  Les  moines ,  dit  aussi  Balmès ,  défrichaient  des  terrains 
incultes,  desséchaient  des  marais,  construisaient  des  chaus- 
sées, renfermaient  dans  leur  lit  les  eaux  des  fleuves  et  y 
jetaient  des  ponts;  dans  des  pays  qui  avaient  subi  en  quelque 
sorte  un  nouveau  déluge  universel,  ils  renouvelaient  ce  que 
les  premiers  peuples  avaient  fait  pour  rendre,  au  globe  boule- 
versé, sa  primitive  figure.  Une  partie  considérable  de  l'Europe 
n'avait  jamais  reçu  de  culture  ;  les  forêts  étaient  encore  dans 

*  Muzzarelli,  Opuscules  sur  les  biens  du  clergé.  —  '  Chateaubriand,  Géniç 
du  Chrisiianisme. 


CHAPITRE   VI.  -^"^ 

toute  leur  horreur.  Les  monastères  qui  se  fondent  çà  et  là 
peuvent  être  regardés  comme  ces  centres  d'action  que  les 
peuples  civilisés  établissent  dans  les  pays  nouveaux,  quand  ils 
se  proposent  d'en  changer  la  face  par  des  colonies  puissantes. 
Exista-t-il  jamais  un  titre  plus  légitime  à  la  possession  des 
biens?  Celui  qui  défriche  un  pays,  le  cultive,  le  remplit  d'habi- 
tants, n'est-il  pas  digne  d'y  conserver  de  grandes  propriétés? 
Or,  combien  de  villes  et  de  bourgs  naquirent  à  l'ombre  des 
abbayes  ^  ?  » 

Quelquefois  aussi  le  repentir  des  rois  et  des  grands  fon- 
dait des  hôpitaux  et  des  monastères,  où  de  pauvres  et  pieux 
cénobites  priaient  Dieu  d'écarter  ses  foudres  vengeresses  de  la 
tête  des  prévaricateurs  de  sa  loi. 

«  Des  rois,  des  reines,  des  princes,  des  nobles,  dit  Cobbett, 
fondèrent  des  monastères,  c'est-à-dire  qu'ils  bâtirent  des  édi- 
fices et  assignèrent  des  terres  pour  leur  entretien.  D'autres, 
soit  pour  expier  leurs  péchés,  soit  par  tout  autre  bon  mouve- 
ment de  piété,  donnèrent,  pendant  leur  vie  ou  à  leur  lit  de 
mort,  des  terres,  des  maisons  ou  de  l'argent  aux  monastères 
déjà  érigés.  De  telle  manière  que,  par  la  suite  des  temps,  les 
monastères  devinrent  propriétaires  de  domaines  considé- 
rables. Ils  étaient  seigneurs  d'innombrables  fiefs  et  avaient  des 
tenements  d'une  étendue  prodigieuse,  surtout  en  Angleterre, 
où  les  ordres  monastiques  furent  toujours  en  grande  véné- 
ration, parce  que  ce  fut  une  communauté  de  moines  qui  y  in- 
troduisit le  Christianisme  ■\  » 

Voilà  la  source  très-pure  d'où  découlent  originairement 
toutes  les  richesses  des  monastères.  Est-ce  que  la  critique  la 
plus  vétilleuse  peut  avoir  ici  quelque  chose  à  reprendre  ? 

A  ce  titre  légitime  d'acquisition,  les  moines  ajoutent  un  titre, 
plus  vénérable  encore,  d'appropriation,  le  travail. 

Les  idées  que  nous  avons  aujourd'hui  sur  le  travail  sont  le 
contre-pied  des  idées  antiques.  Aujourd'hui  le  travail  est  libre, 
honoré,  respecté  ;  autrefois  l'homme  libre  jugeait  le  travail 

^  Balmès,  le  Protestanlhme  comparé  au  Catholicisme,  t.  II,  —  '  Cobbett, 
Lettres  sur  la  Réforme, 


208  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

incompatible  avec  sa  dignité,  et  le  travail  était  une  œuvre 
cFesclaves.  La  culture  de  la  terre  surtout  était  un  état  méprisé, 
avili  par  les  préjugés  de  l'époque,  renvoyé  aux  pauvres  ma- 
nants comme  la  géhenne  de  la  terre,  réservé  aux  serfs  comme 
une  ignominie  de  plus  jetée  sur  leurs  fronts  flétris.  Les  moines 
choisirent  do  préférence  cette  profession  humiliée;  ils  se  firent 
laboureurs,  et  n'eurent  en  apanage,  nous  le  savons,  que  les 
terrains  les  plus  sauvages  et  les  plus  ingrats  ;  mais  ils  ne  les 
cultivèrent  pas  avec  moins  de  courage,  tant  ils  étaient  per- 
suadés que  Dieu  n'a  rien  fait  de  stérile,  et  que  le  plus  vil  grain 
de  poussière,  avec  la  bénédiction  de  Dieu,  recèle  un  trésor. 

Les  moines  ne  se  hvrèrent  pas  en  aveugles  à  toutes  sortes 
d'exploitations;  mais  ils  procédèrent  par  principes,  se  réglant 
sur  la  température  climatérique ,  sur  la  connaissance  des 
diverses  espèces  de  terrains  et  des  produits  qui  leur  sont 
propres,  réunissant  tous  les  vieux  éléments  agricoles,  en 
créant  de  nouveaux.  Le  monastère  deviendra  bientôt  comme 
un  vaste  institut  agronomique,  dont  l'esprit  passera  dans  les 
maisons  secondaires,  qui  se  transformeront  en  écoles  régio- 
nales d'agriculture,  et  de  là,  dans  le  peuple,  par  des  granges 
ou  fermes-modèles. 

Ainsi  toute  cette  organisation  agricole  que  les  modernes  ont 
essayé  d'établir  à  si  grands  frais,  et  avec  si  peu  de  fruits,  avait 
été  réalisée  par  quelques  cénobites,  dans  toute  l'Em'ope,  il  y  a 
plus  de  six  cents  ans;  avec  cette  différence  que  les  moines,  pour 
en  faire  l'expérience ,  ne  demandaient  pas  chaque  année  des 
millions,  mais  seulement  des  broussailles  et  des  marais. 

Tel  était,  en  effet,  l'état  des  terres  qu'on  leur  abandonnait. 
Qui  suscitera  la  Providence  pour  les  fertiliser?  Sera-ce  un 
poète,  comme  autrefois  dans  la  vieille  Italie?  Non;  en  vain  le 
Cygne  de  Mantoue  a  chanté,  à  l'ombre  du  trône  d'Auguste,  les 
troupeaux,  la  charrue  et  l'étable;  les  plébéiens  sont  restés  à 
l'entour  du  cirque,  et  Rome  a  continué  d'envoyer  chercher  du 
pain  en  Sicile  ou  en  Egypte.  Dira-t-elle  à  un  roi  :  Quitte  ton 
sceptre  et  prends  le  manche  de  la  charrue  pour  l'élever,  aux 
yeux  des  peuples,  à  la  dignité  du  trône?...  La  Chine  le  fait 


CHAPITRE    VI.  299 

depuis  trois  mille  ans,  et  cependant  l'agriculture  y  est  restée  en 
une  éternelle  enfance. 

La  Providence  ira  chercher  le  remède  à  la  source  même  du 
mal  ;  elle  montera  au  manoir  ou  descendra  dans  la  hutte  des 
manants  épuisés  par  les  corvées  ;  elle  réunira,  au  monastère, 
les  fils  des  serfs  et  les  fils  des  comtes  ;  elle  en  fera  des  moines, 
c'est-à-dire  des  pauvres  volontaires  et  des  cultivateurs  ;  puis, 
après  un  temps  d'épreuve,  elle  dira  à  une  douzaine  d'entre 
eux  : 

«  Levez-vous;  venez  dans  la  terre  que  je  vous  montrerai; 
pénétrez  dans  ces  broussailles  stériles,  arrétez-vôus  dans  ce 
grand  bassin  fangeux,  d'où  s'exhalent  des  vapeurs  de  mort; 
forgez  des  socs  avec  les  épées,  défrichez,  assainissez;  faites  de 
ces  lieux  un  grenier  d'abondance  ;  et  que  les  hommes  sachent 
que  c'est  moi  qui  non- seulement  ai  créé  la  terre,  mais  encore 
qui  la  renouvelle  et  la  régénère  comme  il  me  plaît.  » 

Les  moines  crurent  pouvoir  opérer  plus  vite  L'assainissement 
des  terres  en  créant  des  étangs.  Ces  étangs  étaient  destinés  à 
emmagasiner  l'eau  provenant  des  pluies  torrentielles  ou  de  la 
fonte  des  neiges.  Ce  procédé,  que  la  science  a  révélé,  depuis 
peu  d'années,  à  nos  hydrologistes,  avait  été  indiqué  aux  cé- 
nobites par  la  nature  elle-même.  Dans  les  hautes  montagnes, 
il  existe  beaucoup  de  lacs,  situés  souvent  à  une  élévation  con- 
sidérable, recevant  l'eau  des  pluies  et  des  neiges,  qui  ne  peut 
s'écouler  qu'à  un  certain  niveau.  Alors  le  lac  donne  naissance 
à  un  ruisseau,  qui  va  circuler  paisiblement  dans  le  -  fond  des 
vallées  qu'il  fertilise,  au  lieu  de  s'y  précipiter  en  un  torrent 
fangeux  pour  les  dévaster. 

Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  de  tout  ce  qu'il  a  fallu  de  pa- 
tience et  de  pénibles  labeurs  pour  accomplir  une  si  sérieuse 
entreprise,  il  ifya  qu'à  jeter  les  yeux  sur  les  étangs  d'origine 
monastique.  C'est  un  lac,  c'est  une  petite  mer,  dont  les  bras  se 
perdent  dans  la  forêt  ;  ses  môles  et  ses  glacis  rivaliseraient 
avec  ceux  de  nos  ports  ;  depuis  des  siècles,  ils  résistent  à  l'action 
du  temps,  des  flots  et  des  éléments.  On  voit  qu'une  connais- 
sance profonde  de  l'hydraulique  a  présidé  à  la  disposition  de 


nOO  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

ces  pierres  et  que  ces  chaussées  ont  été  construites  par  une 
main  généreuse  qui  travaillait  pour  la  postérité. 

Ainsi  le  but  premier  des  moines,  en  entreprenant  ces  travaux 
hydrostatiques,  n'était  pas  de  se  procurer  du  poisson  destiné  à 
adoucir  les  rigueurs  de  l'abstinence  ;  choisissant  ou  acceptant, 
presque  toujours,  pour  séjour,  des  lieux  humides  et  fangeux, 
ils  ne  voulurent  d'abord  qu'assainir,  afm  de  pouvoir  habiter  et 
cultiver;  le  poisson  était  même  souvent  pour  eux  un  met 
prohibé,  ou  dont  ils  n'usaient  que  rarement.  Yoici  comment  ils 
procédaient,  et  leurs  travaux  étaient  conduits  avec  tant  de 
raison  et  de  sagesse,  qu'ils  semblent  avoir  dépassé  les  expé- 
riences et  les  découvertes  modernes. 

Nos  moines  avaient  dressé  leur  tente  au  milieu  d'un  marais; 
ils  s'efforcèrent  de  percer  des  exutoires,  de  pratiquer  des 
saignées  à  ce  sol  putride  et  malade,  de  réunir  les  eaux  par  un 
ingénieux  système  de  rigoles,  de  tranchées  et  de  fossés,  dé- 
bouchant les  uns  dans  les  autres  et  tous  dans  un  principal 
canal.  Ce  canal  collecteur  formait  une  sorte  de  réservoir,  dont 
les  moines  se  servaient  :  1°  comme  moyen  d'irrigation  pour 
arroser  les  prairies  ;  2"  comme  force  motrice,  pour  mettre  en 
mouvement  les  scieries,  huileries,  fouleries,  tanneries  et  mou- 
lins ;  3°  comme  viviers  où  ils  élevaient  du  poisson.  Nul  depuis 
n'a  mieux  entendu  cette  industrie,  et  les  étangs  exploités 
d'après  la  méthode  monacale  sont  encore  ceux  qu'on  exploite 
avec  le  plus  d'intelhgence.  Ainsi,  par  un  bienfait  providentiel, 
les  mêmes  éléments  qui  rendaient  un  pays  insalubre,  dan- 
gereux et  inabordable,  devenaient,  sous  la  main  des  cénobites, 
une  source  de  commodités  et  de  richesses  :  tant  il  est  vrai  que 
tout  se  convertit  en  bien  pour  les  amis  de  Dieu  et  que  rien  n'est 
perdu  pour  eux  au  ciel  et  sur  la  terre,  ni  une  larme,  ni  une 
goutte  d'eau. 

Que  de  fois  nous  avons  entendu  reprocher  aux  moines 
d'avoir  trop  multiplié  les  étangs  I  Cependant  qu'on  y  réfléchisse, 
et  l'on  verra,  outre  les  raisons  que  nous  avons  données,  que 
c'était  une  nécessité  de  l'époque  :  les  bras  manquaient  ;  il 
fallait  ou  laisser  le  sol  improductif,  ou  l'utihser  en  l'inondant, 


CHAPITRE   VI.  301 

et  remplacer  les  moissons  impossibles  par  les  poissons.  Il  était 
impossible  de  tirer  un  autre  parti  de  beaucoup  de  terrains 
humides,  impropres  à  la  culture  et  au  pâturage.  De  nos  jours, 
après  tant  de  découvertes  de  la  science,  les  départements  de 
l'Ain,  de  Saône-et-Loire,  la  Bresse,  les  Bombes  et  la  Sologne  se 
sont  trouvés  ainsi  forcés  de  conserver  un  grand  nombre  d'é- 
tangs, qui  forment  un  des  principaux  produits  de  la  contrée. 

Les  moines  n'avaient  pas,  dans  l'aménagement  des  eaux, 
une  moindre  connaissance  des  sols.  Ces  religieux  avaient  admi- 
rablement calculé  la  pente  nécessaire,  l'imperméabilité  des 
couches  inférieures,  le  volume  d'eau,  le  groupement  des 
bassins,  la  masse  des  chaussées,  afin  de  préserver  ces  réser- 
voirs des  inconvénients  de  la  sécheresse,  de  l'évaporation,  de 
rinfiltration,  de  la  gelée  et  des  débordements  ;  il  fallait  surtout 
parer  aux  dangers  beaucoup  plus  terribles  de  l'insalubrité,  en 
entretenant  un  niveau  d'eau  suffisant  pour  couvrir  en  été  le 
fond  de  l'étang  et  l'empêcher  de  se  convertir  en  marais  pesti- 
lentiel :  l'action  du  soleil  sur  une  terre  humide  et  chargée  de 
parcelles  organiques ,  produit  des  émanations  délétères  qui 
donnent  naissance  à  des  fièvres  endémiques  d'un  caractère 
pernicieux.  On  avait  calculé  l'étendue  des  surfaces  affluentes 
et  le  débit  des  sources,  de  manière  que  l'eau  se  renouvelait 
sans  produire  d'effluves  dangereuses,  ni  occasionner  aucune 
maladie.  Au  contraire,  par  la  régularité  de  son  cours,  elle  pu- 
rifiait l'atmosphère  et  le  sol,  elle  créait  l'hygiène  des  contrées 
avec  une  entente  dont  on  a  depuis  trop  peu  respecté  les 
conditions. 

Plusieurs  de  ces  étangs  ont  disparu  dans  la  suite  des  âges  ;  ils 
n'avaient  été  créés  que  provisoirement  et  dans  un  but  agricole. 
Ces  prairies  oir  les  troupeaux  brouttent  et  bondissent  aujour- 
d'hui, ces  champs  où  les  laboureurs  tracent  de  fertiles  sillons, 
étaient  autrefois  des  vallées  dénudées,  des  bas-fonds  fangeux 
et  inexploitables.  Les  moines,  après  en  avoir  barré  les  extré- 
mités inférieures,  y  ont  amené  l'eau  des  plateaux  environnants  ; 
cette  eau  a  apporté  avec  elle  de  l'humus,  des  détritus  de  vé- 
gétaux qui  se  sont  déposés  sur  le  fond  :  apport  qui;  réuni  aux 


30^2  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

excréments  des  poissons  et  des  batraciens,  et  aux  débris  des 
plantes  aquatiques  d'une  substance  pulpeuse  et  d'une  facile 
décomposition,  a  formé,  après  une  période  plus  ou  moins 
longue,  une  couche  de  vase  à  laquelle  il  ne  manquait  plus, 
pour  la  féconder,  que  l'influence  du  soleil. 

Yoilà  une  terre  nouvelle  ;  voyons  maintenant  les  moines  à 
l'œuvre. 

Aussitôt  après  le  chapitre,  la  crécelle  claustrale  donne  le 
signal  du  départ  :  tous  les  religieux  se  réunissent  au  parloir  ; 
là,  le  prieur  les  divise  par  section,  règle  ce  qui  concerne  l'ordrer, 
le  lieu  et  le  genre  de  travaux  et  leur  distribue  les  instruments 
nécessaires. 

Rien  n'exemptait  de  ces  rudes  labeurs,  ni  la  naissance,  ni  le 
talent,  ni  le  rang  et  l'autorité.  La  règle  ne  voyait  dans  tous  les 
religieux  que  des  enfants  d'Adam  qui,  d'après  l'antique  malé- 
diction, devaient  gagner  leur  pain  à  la  sueur  de  leur  front.  Les 
fils  de  grands  seigneurs  ne  travaillaient  pas  avec  l'indolence  de 
l'amateur  de  jardin,  qui,  dans  un  beau  jour,  s'amuse  à  faner 
ses  foins,  ou  à  sarcler  son  blé  ;  l'ardeur  qu'ils  y  apportaient 
aurait  fait  croire  que  telle  avait  été  l'occupation  de  toute  leur 
vie.  Que  de  fois  la  bêche  et  la  houe  déchiraient  ses  mains  déli- 
cates, accoutumées  à  un  tout  autre  travail  I  que  de  fois  ces 
âmes  angéliques,  renfermées  dans  le  frêle  vaisseau  de  corps 
épuisés,  succombaient  à  la  peine  !  Saint  Bernard  lui-même,  qui, 
à  son  début,  avait  tant  de  fois  gémi  d'être  trop  faible  pour  ma- 
nier la  faucille,  aimait  à  raconter  depuis,  à  ses  religieux, 
comment  Dieu  lui  avait  fait  la  grâce  de  devenir  un  des  plus 
forts  moissonneurs  de  Cîteaux- 

Non-seulement  ils  bêchaient  les  champs  et  sciaient  les  mois- 
sons, mais  ils  levaient  eux-mêmes  les  gerbes  sur  leurs  épaules. 
On  les  voyait  en  file  de  quinze  ou  vingt  descendre  le  coteau, 
courbés  sous  le  poids,  brûlés  sous  leurs  frocs  de  grosse  laine, 
le  front  ruisselant  de  sueur. 

Les  travaux  étaient  accompagnés  d'un  rigoureux  silence,  in- 
terrompu, de  temps  en  temps,  par  un  signal  que  donnait  le 
prieur,  en  frappant  dans  ses  mains.  Tantôt  c'était  pour  un  court 


CHAPITRE  VI.  303 

répit,  et  alors  les  moines  s'asseyaient  autour  du  prieur  ;  tantôt 
c'était  pour  les  avertir  d'offrir  à  Dieu  leur  peine  ,  alors  ils 
appuyaient  leur  front  chauve  sur  le  manche  de  l'outil,  dans 
l'attitude  de  la  méditation. 

Lorsqu'un  frère,  soit  par  excès  de  travail,  soit  par  faiblesse 
naturelle,  tombait  de  lassitude,  il  demandait  au  prieur  la  per- 
mission de  se  retirer  quelques  instants  à  l'écart,  ramenait  sa 
capuche  sur  son  visage  et  inclinait  la  tête,  comme  pour  s'hu- 
milier de  son  impuissance.  Un  dernier  Mgnal  annonçait  le  re- 
tour, et  tous  revenaient  ensemble,  deux  à  deux,  silencieux  et 
contents,  remettaient  en  entrant  leurs  outils  au  prieur,  à  l'ex- 
ception des  ciseaux,  du  sarcloir,  des  fourches,  des  râteaux  et 
des  faucilles,  qu'ils  conservaient  au  dortoir  près  de  leur  lit, 
pendant  tout  le  temps  de  la  tonte  des  brebis,  du  sarclage,  de  la 
fauchaison  et  de  la  moisson. 

«  Certes  1  dit  justement  l'abbé  Dubois,  il  y  avait  plus  de  gran- 
deur véritablement  héroïque,  plus  de  gloire  solide,  plus  de 
calme  divin  dans  le  sommeil  du  moine  laboureur,  dormant  sur 
sa  paillasse,  entre  sa  bêche  et  son  râteau,  que  dans  celui 
d'Alexandre  couché  sous  sa  tente,  à  l'ombre  de  ses  lauriers, 
entre  son  glaive  et  la  couronne  de  Darius,  après  la  bataille 
d'Arbelles. 

))  Nous  avons  lu  les  plus  belles  pages  de  Varron  et  de  Colu- 
melle  sur  la  manière  de  cultiver  la  terre  chez  les  Romains. 
Matthieu  de  Dombasle,  Obvier  de  Serres,  Moreau  de  Jonnès, 
Gasparin,  en  France  ;  John  Sainclair,  en  Angleterre  ;  Ronconi, 
en  Italie  ;  Cotta,  Burgsdoff,  Kasthofer,  en  Suisse,  en  Allemagne 
et  en  Belgique,  nous  ont  donné  une  idée  du  progrès  de  la 
science  agricole  dans  les  temps  modernes  ;  eh  bien  I  après  avoir 
admiré  les  ouvrages  de  ces  savants  auteurs,  nous  avons  étudié 
les  travaux  des  premiers  cisterciens,  nous  avons  visité  ceux 
qu'exécutent  encore  aujourd'hui  les  trappistes,  et  nous  avons 
été  forcé  de  reconnaître  que  là  où  les  moines  ont  planté  leur 
bêche,  là  sont  encore  les  colonnes  d'Hercule  de  l'agriculture  ^  )j 

Les  moines  n'avaient  pas  d'abord  donné  grande  attention  ù 

^  Hist,  de  Morimond,  introd. 


30i  HISTOIRE  DE  LA  PAPAUTÉ. 

la  vigne.  Quelques  religieux  voulaient  même  proscrire  le  vin 
comme  une  liqueur  trop  sensuelle,  indigne  do  l'austérité  mo- 
nastique. D'autres  n'étaient  pas  du  même  avis,  opposant  que 
les  moines,  assujétis  aux  plus  pénibles  labeurs,  ne  pourraient 
se  passer  d'un  peu  de  vin  ;  qu'il  en  fallait  pour  le  saint  sacrifice 
et  dans  beaucoup  de  maladies  ;  qu'en  supposant  même  qu'il  fût 
entièrement  prohibé  dans  le  cloître,  la  vigne  pouvait  être  in- 
dispensable pour  couvrir  certains  coteaux  arides,  et  le  vin  pou- 
vait s'échanger  contr#  d'autres  produits.  La  vigne  eut  donc 
gain  de  cause  et  la  viticulture  prit  une  extension  considérable. 
Des  frères  planteurs  ouvrirent  des  tranchées  et  les  disposèrent 
avec  tant  d'art  à  cette  nouvelle  production,  que  bientôt  les  vi- 
gnobles monastiques  n'eurent  plus  rien  à  envier  pour  la  qualité 
du  plan,  la  maturité  du  raisin  et  la  générosité  du  vin.  De  ces 
vignobles  ont  coulé  des  fleuves  de  vin,  où  viendront  s'abreuver 
des  générations  sans  nombre.  Toutefois,  depuis  que  ces  vignes 
ont  été  dérobées  à  la  culture  monacale,  la  cupidité  s'est  obs- 
tinée à  en  altérer  les  produits  ;  préférant  la  quantité  à  la  qualité, 
elle  n'a  trop  souvent  recueilli  qu'un  vin  fade  là  où  les  moines 
avaient  su  faire  mûrir,  sur  les  rochers  brûlants,  une  vendange 
pleine  de  vertus. 

Les  cénobites  vivaient  principalement  de  fruits  et  de  légumes  ; 
ils  devaient  donc,  de  bonne  heure,  faire  une  étude  spéciale  de 
l'horticulture. 

Les  jardins  potagers  des  monastères  jouissaient  d'une  grande 
réputatioUj  tant  pour  la  beauté  que  pour  la  variété  des  pro- 
duits, et  passaient  généralement  pour  les  plus  riches  de  la 
contrée.  Le  verger  n'était  pas  moins  remarquable  :  les  frères 
jardiniers  et  les  rehgieux  s'en  occupaient  spécialement  ;  on  ne 
voyait  nulle  part  des  arbres  et  des  arbustes  aussi  nombreux, 
aussi  bien  soignés  et  aussi  divers.  Ils  n'étaient  point  mélangés, 
mais  classés  par  espèces,  au  fond  ou  sur  les  flancs  du  vallon, 
au  nord  ou  au  midi,  selon  leur  nature  et  leur  origine.  Quand 
une  colonie  partait  de  la  maison-mère,  elle  emportait  avec  elle 
des  semences  et  des  plantes  de  toutes  sortes  pour  les  jardins  du 
nouveau  monastère;  de  ce  monastère  ils  passaient  dans  un 


CHAPITRE    VI.  30Î) 

autre,  et  ainsi  de  suite  jusqu'aux  extrémités  de  l'Europe.  D'autre 
part,  lorsque  les  religieux,  dans  leurs  pérégrinations  perpé- 
tuelles, découvraient  une  nouvelle  espèce,  ils  s'empressaient 
de  la  transplanter  dans  leur  couvent  ;  du  jardin  du  couvent  elle 
passait  dans  les  jardins  du  village  voisin,  et  les  climats  échan- 
geaient leurs  produits  par  l'intermédiaire  des  moines,  que  nous 
pouvons  appeler  les  courtiers  agricoles  du  moyen  âge. 

En  parlant  du  travail  des  moines,  nous  avons  supposé  qu'ils 
s'étaient  établis  dans  un  marais  ;  il  y  a  un  autre  cas,  non  moins 
fréquent,  c'est  quand  ils  s'établissaient  êfains  les  bois.  Nouveau 
genre  de  travail,  équivalence  de  mérite. 

Les  forêts  étaient  alors  autant  de  masses  confuses,  aqua- 
tiques et  continues,  au  point  que  Fécureuil  pouvait  voyager  à 
son  aise  sans  mettre  pied  à  terre.  Les  populations  s'éloignaient 
de  ces  tristes  lieux  d'où  s'exhalaient  des  miasmes  pestilentiels, 
comme  les  sauvages  fuient  les  savanes  et  les  pampas  de  l'Amé- 
rique. 

Il  est  certain  qu'une  contrée  couverte  de  trop  vastes  forêts, 
relativement  à  son  étendue,  sera  marécageuse,  les  eaux  n'ayant 
pas  un  libre  cours,  et  conséquemment  insalubre  ;  d'une  tempé- 
rature froide,  entretenue  par  trop  d'ombrage  et  par  l'éternelle 
humidité  du  sol  ;  frappée  de  stérilité,  la  terre  ne  devenant  pro- 
ductive qu'autant  que  rien  n'entrave  la  combinaison  des  élé- 
ments et  le  développement  des  sèves. 

Les  moines  entreprirent  de  creuser  des  canaux  dans  les  bas- 
fonds  les  plus  humides,  de  dégager  de  larges  espaces  pour 
ouvrir  un  Ubre  cours  aux  vents,  de  tracer  des  tranchées  d'amé- 
nagement, des  allées  de  décoration  et  de  promenade,  enfin 
des  routes  d'exploitation  et  de  communication.  Ils  se  mirent 
à  défricher  avec  non  moins  d'ardeur,  se  faisant  aider,  soit  par 
des  mercenaii^es,  dont  ils  payaient  la  main  d'œuvre,  soit  par 
des  cultivateurs  auxquels  ils  abandonnaient,  pour  sept  ans,  les 
produits,  sans  autre  redevance. 

Voici  comment  ils  procédaient  eux-mêmes  :  l'abbé,  la  croix 
d'une  main,  le  bénitier  de  l'autre,  précédait  les  travailleurs; 
arrivé  au  miUeu  des  broussailles,  il  y  plantait  la  croix  comme 
IV.  20 


306  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

pour  prendre  possession  au  nom  de  Jésus -Christ  ;  il  faisait  tout 
à  Fentour  une  aspersion  d'eau  bénite  ;  puis,  armé  de  la  cognée, 
il  abattait  quelques  arbustes;  ensuite  tous  les  moines  se 
mettaient  à  l'œuvre,  et  ils  avaient  ouvert,  en  quelques  instants, 
au  sein  de  la  forêt,  une  clairière  qui  leur  servait  de  centre  et 
de  point  de  départ. 

Les  moines  essarteurs  étaient  divisés  en  trois  sections  ;  les 
coupeurs,  qui  faisaient  tomber  les  arbres  sous  les  coups  de  la 
hache;  les  extirpateurs,  occupés  à  déraciner  les  souches;  les 
brûleurs,  qui  réunissaient  tous  les  débris  pour  les  livrer  aux 
flammes.  Tous  ces  infatigables  travailleurs  étaient  tellement 
noircis  par  la  fumée  et  hâlés  par  les  ardeurs  du  soleil,  qu'au 
retour,  on  les  eût  pris  plutôt  pour  des  forgerons  ou  des  char- 
bonniers que  pour  des  religieux. 

Nulle  opération  ne  demandait  à  être  faite  avec  plus  d'in- 
telligence et  de  discernement  : 

1°  Avec  la  connaissance  géologique  du  sol;  car  il  est  des 
terrains  que  Dieu  a  destinés  aux  forêts,  et  vous  ne  pourrez 
y  toucher  sans  violer,  si  l'on  ose  ainsi  dire,  les  lois  provi- 
dentielles ; 

2°  Il  faut  être  guidé  par  le  flambeau  de  la  science  hydrogra- 
phique :  d'un  côté,  les  arbres  élevés  des  forêts,  semblables  à 
autant  de  pitons  aspirants,  soutirent  l'humidité  et  les  vapeurs 
aériennes,  qu'ils  transmettent  à  la  terre  par  une  multitude  de 
canaux  conducteurs  ;  de  l'autre,  les  eaux  pluviales  étant  re- 
tenues par  les  feuillages,  les  rameaux,  les  hautes  herbes  et 
les  broussailles,  au  lieu  de  descendre  par  torrents  pour  inonder 
les  vallées,  s'infiltrent  dans  le  sol  avec  lenteur,  s'y  conservent 
protégées  par  d'épais  ombrages,  et  forment,  sous  les  pieds  des 
hêtres  et  des  chênes,  ces  vastes  réservoirs  d'où  jaillissent  des 
sources,  des  fontaines  et  des  ruisseaux  ; 

3°  On  doit  avoir  également  égard  à  la  position  géographique 
de  la  contrée,  aux  divers  rhumbs  de  vent  sous  lesquelles 
elle  se  trouve  et  aux  variations  de  température  qui  en  ré- 
sultent ;  enfin  se  régler  d'après  les  lois  de  la  physique  et  de  la 
géognosie,  pour  que  le  pays  ne  soit  ni  trop,  ni  trop  peu  boisé^ 


CHAPITRE   Vt.  3Q^ 


ma,s  seulement  dans  la  mesure  nécessaire  au  maintien  de 
équilibre;  car  la  végétation  en  général,  et  surtout  la  végéta- 
tion forestière,  en  agissant  sur  l'oxygène  de  l'air,  exerce  la 
plus  puissante  et  la  plus  salutaire  influence  par  l'électricité 

al  état  d  acide  carbonique,  dégage  assez  d'électricité  pour 
charger  une  bouteille  de  Leyde,  et,  d'autre  part,  que  le  charbon 
qui  est  engage  dans  la  constitution  des  végétaux,  ne  donne 
pas  moins  d'électricité  que  le  charbon  qui  brûle  libi'ement,  on 
peut  conclure  que,  sur  une  surface  de  végétation  de  eut 
mètres  carres,  il  se  produit  en  un  jour  plus  d'électricité  qu'il 
n  en  faudrait  pour  charger  la  plus  forte  batterie  électrique. 

momr,  H  '  V''*'"''^"'  '^''°*  ^"^''''  vitreusement  au 
moment  de  sa  formation,  les  forêts  produiront  dans  l'air,  par 
1  expiration  de  cet  acide,  une  quantité  d'électricité  vitrée  plus 
ou  moins  considérable,  qui  tendra  à  faire  équilibre  à  l'electri- 
«te  de  nature  opposée,  et  préviendra  ces  grands  bouleverse- 
ments atmosphériques  dont  la  terre,  ses  produits  et  ses 
habitants  sont,  hélas  1  trop  souvent  les  victimes 
Les  moines,  mus  par  un  instinct  divin,  ou,  si  l'on  veut 

fXZeTtr' ''''''■  '°°  '''''  ^'■'''"•ï-  ^-  1- élevait  à 

Avam  H.       ,     '',  "°'  P'°^'"'''  °'  ''''''''''  "«"  à  l'aventure. 
Avant  de  mettre  la  cognée  dans  une  forêt,  ils  avaient  étudié 
la  nature  du  sol,  compté  ses  couches,  examiné  son  exposition 
a  eu  e  les  chances  d'une  exploitation  agricole,  et  se  d'cidaÏn; 
tantôt  a  garder,  tantôt  à  abattre.  Aussi  les  Vandales  du  dix- 
neuvieme   siècle,  qui  ont  essayé  d'essarter  des  bois  crue  les 
moines   avaient  conservés,   n'y   ont   encore  recueilli    après 
nombre  de  travaux  et  de  sacrifices,  que  des  lichens,  d  s  con 
volvulus,  de  l'ivraie  et  de  la  folie-avoine. 

Les  moines  avaient  laissé,  au  front  de  toutes  les  montagnes 
des  couronnes  de  forêts,  dans  le  double  but  d'alimenter  L; 
sources  et  de  prévenir  les  inondations;  depuis  qu'on  s  a 
enlevées,  un  grand  nombre  de  ruisseaux  qu?  sillonnaien  les 
P  airies  ont  été  desséchés,  et  les  inondations  ont  été  beaucoup 
plus  fréquentes  et  plus  redoutables.  Enfin,  ils  avaient  telirem 


30^  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

calculé  l'étendue  des  forêts  sur  les  besoins  de  la  contrée,  et  su, 
par  un  défrichement  intelligent,  si  bien  équilibrer  les  forces 
atmosphériques,  qu'ils  avaient  diminué  la  fureur  des  ouragans 
et  parfois  fait  disparaître  le  fléau  de  la  grêle. 

Outre  les  bois  de  chaufl'age,  de  charronnage  et  de  cons- 
truction, il  restait  encore  d'immenses  produits  à  exploiter. 
Les  moines  firent  construire  des  fours  à  chaux,  des  tuileries, 
des  verreries,  des  charbonnières,  des  fourneaux  métallurgiques 
et  des  forges.  Avec  les  richesses  des  forêts,  ils  révélèrent  les 
éléments  industriels  de  chaque  contrée,  et  il  y  a  bien  peu 
d'industrie  qui  ne  les  compte  parmi  ses  promoteurs. 

Parmi  les  essences  qui  peuplaient  les  forêts  monastiques,  on 
comptait  à  peu  près  les  mêmes  espèces  qu'aujourd'hui.  Ces 
forêts  étaient  divisées  en  deux  classes  :  les  unes,  aménagées 
à  vingt-cinq  ou  trente  ans,  suivant   la   dureté  des  bois  ;  les 
autres  qui  restaient  en  massifs  de  haute  futaie  pendant  cent 
ou  deux  cents  ans.  Il  y  avait  ensuite  les  bois  que  la  hache 
ne  touchait  jamais,  sur  le  front  desquels  les  moines  laissaient 
les  siècles  s'accumuler  en  paix,  comme  pour  donner  à  la  force 
végétale  le  temps  de  se  développer  à  travers  les  âges  jusqu'à 
la  période  de  caducité.  Nulle  part,  dans  le  nord  de  la  France, 
on  ne  rencontrait  des  arbres  de  dimensions  plus  colossales  ;  le 
chêne  des  partisans,  près  de  Morimond,  est  encore  aujourd'hui 
le  roi  de  nos  végétaux  forestiers. 

Tel  fut,  dans  les  forêts  et  dans  les  campagnes,  le  travail 
des  moines;  nous  avons  parlé  précédemment  de  l'emploi 
qu'ils  faisaient  de  ses  fruits.  La  propriété  monastique  nous 
apparaît  donc  sous  ce  triple  aspect  :  légitime  dans  son  origine, 
améhorée  par  d'admirables  eff'orts  et  consacrée  par  ses  bien- 
faits. Il  y  a  bien  peu  de  propriétés  au  monde  qui  puissent  se 
relever  par  de  si  beaux  caractères  et  qui  supportent  si  heu- 
reusement l'épreuve  de  la  critique. 

X.  Il  nous  reste  encore  à  parler  des  désordres  tant  reprochés 
aux  moines.  Sur  ce  point,  il  y  a  deux  questions  à  examiner  :  la 
question  des  fautes  particuUères  et  la  question  plus  générale 
de  la  décadence  des  ordres  reUgieux. 


CHAPITRE   VI.  309 

Quoiqu'on  ne  puisse  nier  que  l'homme  qui  s'écarte  du  dan- 
ger est  moins  en  péril  que  celui  qui  s'y  expose,  cependant  les 
religieux  qui  fuient  le  monde  sont  toujours  exposés  aux 
attaques  du  démon.  Le  divin  Sauveur  et  sa  sainte 'Mère  furent 
seuls  exempts  du  péché.  Pour  les  autres  enfants  d'Adam,  telle 
est  leur  fragilité  que  le  juste  même  pèche  sept  fois  le  jour.  Afin 
de  se  défendre  contre  cette  fragilité,  les  religieux  ont  eu 
recours  aux  moyens  extraordinaires,  ils  se  sont  liés  par  trois 
vœux,  ils  se  sont  placés  sous  la  discipline  d'une  règle  et  sous 
l'autorité  absolue  d'un  supérieur.  La  nature,  cependant,  vit 
toujours  en  eux  et,  si  l'esprit  est  prompt,  la  chair  est  toujours 
faible.  Les  assauts  qu'elle  doit  subir  sont  d'ailleurs  d'autant 
plus  redoutables  et  sa  faiblesse  d'autant  plus  sensible,  qu'elle  est 
obligée  à  de  plus  durs  sacrifices.  Aussi,  malgré  la  rigidité  des 
règles,  la  nature  est-elle  toujours  là,  marchandant  la  mortifi- 
cation et  l'obéissance,  mettant  à  profit  les  circonstances  favo- 
rables aux  concessions,  rusant  avec  le  devoir,  faisant  sur  sa 
frontière  des  actes  de  contrebande,  et,  par  un  ensemble  de 
petits  relâchements,  énervant  la  force  morale  du  moine.  Vienne 
l'occasion,  le  moine  péchera,  et,  s'il  pèche,  sa  faute  sera  d'au- 
tant plus  grave  qu'elle  portera  atteinte  à  plus  de  lois,  fera 
abus  de  plus  de  grâce  et  fera  tomber  de  plus  haut  le  pécheur. 

La  chose  du  monde  la  moins  surprenante,  c^est  la  faute  d'un 
moine. 

Mais,  sur  ce  mot  faute,  il  faut  s'entendre.  Il  y  a  faute  et 
faute  :  il  y  a  faute  contre  la  règle  et  faute  contre  la  loi  divine  ; 
celle-là  simple  imperfection,  celle-ci  péché.  Quand  les  moines 
parlent  des  désordres  des  monastères,  ils  parlent  des  fautes 
contre  la  règle  ;  quand  les  gens  du  monde  parlent  des  mêmes 
désordres,  ils  entendent  des  péchés  grossiers,  presque  des 
crimes.  Pouf  parler  exactement  sur  un  sujet  si  délicat,  il  faut 
préciser  exactement  le  sens  du  mot  désordres. 

En  mettant  la  chose  au  pis,  en  admettant  qu'il  y  a  eu,  de 
tout  temps,  des  religieux  gravement  coupables,  qu'est-ce  que 
cela  prouve  contre  les  couvents?  La  loi  violée  n'est  pas  res- 
ponsable de  sa  violation  ;  la  loi  parfaite  du  monastère  n'af- 


^{0  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

fecte  aucune  solidarité  avec  le  désordre  qui  lui  porte  atteinte. 
Le  péché  ne  retomberait  sur  la  loi  qu'autant  que  la  loi  en 
aurait  fait  une  nécessité  ou  un  devoir.  La  loi  monastique  ne  se 
trouvera  jamais  en  pareille  alternative,  puisqu'on  est  libre  de 
ne  pas  s'y  astreindre  et  que  l'on  ne  s'y  astreint  que  pour  éviter 
plus  facilement  le  péché. 

Les  religieux  qui  tombent  sont  l'exception  ;  c'est  l'ivraie  qui 
se  trouve  mêlée  au  bon  grain  et  que  le  père  de  famille  rejette 
de  son  champ.  Néanmoins  quelle  abondante  moisson  il  reste 
pour  le  ciel  î  que  d'exemples  de  vertus  sont  donnés,  au  milieu 
des  vices  de  leurs  détracteurs,  par  des  religieux  qui  prient  en 
silence  pour  ceux  qui  les  persécutent.  Car  «  on  ne  peut  nier, 
dit  Voltaire,  qu'il  n'y  ait  eu  dans  le  cloître  de  très-grandes  ver- 
tus, il  n'est  guère  encore  de  monastère  qui  ne  renferme  des 
âmes  admirables  qui  font  honneur  à  la  nature  humaine.  Trop 
d'écrivains  se  sont  fait  un  plaisir  de  rechercher  les  désordres  et 
les  vices  dont  furent  souillés  quelquefois  ces  asiles  de  piété.  Il 
est  certain  que  la  vie  séculière  a  toujours  été  plus  vicieuse,  et 
que  les  plus  grands  crimes  n'ont  pas  été  commis  dans  les  mo- 
nastères ;  mais  ils  ont  été  plus  remarqués  par  le  contraste  avec 
la  règle  * .  » 

Mais  pourquoi  les  libertins  font-ils  tant  de  bruit  lorsqu'un 
religieux  s'écarte  de  ses  devoirs  et  imite  leur  immoralité?  C'est 
que  la  vie  religieuse,  pure  de  toute  faute,  contraste  avec  leur 
vie  déréglée;  c'est  que,  n'ayant  pas  de  motifs  d'attaque,  il  sai- 
sissent avec  empressement  ce  prétexte,  ils  l'exploitent  et 
trouvent  aisément  dans  leur  cœur  des  degrés  de  vice  que  le 
coupable  ignore  lui-même.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  hardi  et  de 
plus  condamnable,  c'est  qu'ils  couvrent  leur  haine  de  l'intérêt 
pubhc.  Au  lieu  de  cacher  les  fautes  du  prochain,  parce  que  ce 
prochain  est^un  rehgieux,  illes  dévoilent  au  grand  jour,  et  cela 
sans  doute  pour  l'édification  générale.  Pour  mieux  tromper,  ils 
posent  en  victimes  et  annoncent  qu'ils  ne  font  connaître  qu'à 
regret  l'inconduite  des  moines,  mais  que  le  devoir  les  presse 
de  prémunir  les  peuples  contre  le  vice,  et  à  s'exposer,  en  fai- 

î  ^s^ai  sur  les  mœurs  des  nations^  ch.  cxxxix. 


CHAPITRE  VI.  311 

sant  cette  révélation,  même  à  la  colère  de  tous  les  ordres  reli- 
gieux. Certes^  voilà  de  beaux  holocaustes,  que  le  Ciel  doit 
avoir  en  horreur. 

Que  ces  juges  terribles  sondent  leur  conscience.  Oseraient- 
ils  nier  que  les  ordres  religieux  ont  pour  but  la  perfection, 
qu'ils  y  atteignent  communément  et  qu'il  n'y  a  pas  un  de 
leurs  membres  sur  mille  qui  tombe  dans  le  vice.  C'est  encore 
trop  sans  doute.  Mais  enfin,  pourrait-on  en  dire  autant  d'eux- 
mêmes  ?  Leur  vie  scandaleuse  mène-t-elle  à  la  perfection,  et, 
sur  mille  d'entre  eux,  y  en  a-t-il  un  seul  dont  la  conduite  et  les 
principes  ne  soient,  pour  la  jeunesse,  un  poison  mortel.  Après 
tout,  le  pire  qu'ils  puissent  reprocher  aux  mauvais  moines,  c'est 
de  leur  ressembler,  et  l'on  voit  trop  que  les  moines  en  rupture 
passent  toujours  dans  les  bandes  de  ces  soi-disant  ennemis  de 
leurs  désordres. 

Dieu  sait  tirer  le  bien  du  mal  ;  les  attaques  des  méchants 
servent  à  tenir  en  éveil  les  ordres  religieux.  L'or  sort  du  creu- 
set plus  brillant  et  plus  pur.  Il  y  a  quatre-vingts  ans,  les 
ordres  rehgieux  étaient  obscurcis  par  l'esprit  du  monde  et  ne 
reflétaient  plus  une  lumière  pure.  Aussitôt,  le  lion  vengeur  est 
déchaîné  ;  les  innocents,  il  est  vrai,  sont  bannis  avec  les  cou- 
pables, mais  lorsque  le  châtiment  a  suivi  son  cours,  les  ordres 
religieux  reparaissent  brillants  comme  le  soleil  après  l'orage. 
Dieu  déchaîne  la  tempête  pour  frapper  les  coupables,  pardon- 
ner au  repentir  et  couronner  la  vertu. 

Mais  que  penser  de  la  décadence  historique  des  ordres  reli- 
gieux ? 

h' Encyclopédie  générale  '  pose  ce  fait  de  décadence  comme 
inhérent  à  l'ordre  religieux  et  croit  prouver  cette  nécessité  de 
dégradation  eu  arguant  de  différentes  réformes.  L'argument 
prouve  tout  juste  que  le  positiviste  de  VEncycopédie  générale 
ne  sait  pas  bien  de  quoi  il  parle.  L'ordre  de  Saint-Benoît,  par 
exemple,  a  subi  les  réformes  d'Aniane,  de  Cluny,  de  Cîteaux, 
de  Saint- Yannes,  de  Darsfeld,  de  Sainte-Justine  et  de  Solesmes. 

^  Encyclopédie  générale  publiée  par  Jules  Mottu ,  Naquet  et  C«,  t.  I", 
v»  Abbaye. 


^1^  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

Mais  ces  réformes  ne  prouvent  pas  du  tout  une  décadence  ;  elles 
introduisent  seulement  des  observances  différentes  plus  ou 
moins  strictes  ;  elles  n'attestent  aucunement  des  dégradations. 
Dans  les  discussions  entre  Cluny  et  Cîteaux,  quel  est  le  point 
en  litige  ?  Uniquement  de  savoir  si,  à  la  nourriture  ordinaire, 
on  ajoutera  des  œufs,  du  poisson,  et  si  tel  jour  sera,  oui  ou 
non,  jour  de  jeune.  On  peut  discuter  là-dessus  fort  à  l'aise,  au 
double  point  de  vue  des  convenances  d'état  et  de  l'interpréta- 
tion des  règles.  Mais  sans  taxer  Cîteaux  de  rigorisme,  on  ne 
peut  accuser  Cluny  de  relâchement.  Il  y  avait  ici  observance 
commune,,  là  observance  plus  rigoureuse  ;  d'un  côté,  saint 
Bernard,  de  l'autre,  Pierre  le  Vénérable;  mérites  différents, 
non  différence  impliquant  pour  quelqu'un  démérite. 

Ces  rappels  fréquents  à  la  rigueur  primitive  proviennent  de 
ce  qu'après  les  premières  années  de  ferveur,  il  y  avait  ten- 
dance à  une  situation  moins  tendue,  à  de  moindres  efforts,  à 
quelque  chose  de  plus  calme.  Il  n'est  pas  probable  que  les  fon- 
dateurs n'avaient  pas  prévu  ce  retour,  et,  pour  obtenir  assez, 
avaient  d'abord  voulu  davantage.  Mais  cette  assiette  d'une  vie 
plus  pacifique  n'était  pas  un  désordre,  ce  n'était  même  pas  tou- 
jours une  imperfection.  «  Les  imperfections  du  cloître,  que  l'on 
méprise  tant,  dit  Fénelon,  sont  plus  innocentes  devant  Dieu 
que  les  vertus  les  plus  éclatantes  dont  le  monde  se  fait  hon- 
neur'. » 

On  entend  par  décadence  des  ordres  religieux,  un  état  gé- 
néral de  moindre  rigueur  qui  commença  vers  le  quatorzième 
siècle.  De  cette  décadence^  il  faut  excepter  :  1°  les  ordres  men- 
diants qui,  ne  possédant  rien,  n'eurent  jamais  occasion  de 
s'endormir  au  milieu  de  leurs  richesses  ;  2"  les  jésuites,  qui, 
persécutés  sans  cesse,  ont  toujours  trouvé  dans  la  persécution 
un  remède  contre  le  relâchement.  Ce  régime  de  moindre 
rigueur,  et  quant  à  la  clôture  et  quant  à  la  nourriture,  fut 
d'abord  imposé  par  les  circonstances.  Pendant  la  guerre  de 
Cent-Ans,  qui  arma  la  France  contre  l'Angleterre,  les  hommes 
d'armes  se  livrèrent,  contre  les  monastères,  à  de  fréquentes 

^  Sermon  pour  la  profession  d'une  religieuse. 


CHAPITRE    VI.  313 

exactions  et  les  compagnies  les  mirent  souvent  au  pillage.  Les 
religieux  étaient  obligés  de  quitter  leurs  retraites,  de  s'en- 
fermer dans  des  châteaux  forts,  et,  lorsqu'ils  rentraient  dans 
leurs  demeures,  ils  n'avaient  pas  toujours  de  quoi  se  remettre 
à  leurs  observances.  On  vivait  donc  comme  on  pouvait,  se 
rappelant  que  nécessité  passe  loi  et  qu'il  ne  reste  qu'à  faire  de 
nécessité  vertu. 

Le  grand  schisme  d'Occident  fut  une  cause  beaucoup  plus 
active  de  décadence.  En  l'absence  d'une  autorité  universelle- 
ment reconnue,  tous  les  liens  de  la  hiérarchie  se  relâchèrent, 
même  dans  le  clergé  séculier.  Les  constitutions  devinrent  objet 
de  litige  ;  il  s'éleva,  même  sur  les  bases  de  la  vie  monastique, 
de  grandes  controverses.  Au  centre,  la  supériorité  cherchait  à 
s'alfranchir  d'une  surveillance  importune,  et,  par  un  contre- 
coup inévitable,  l'indépendance  se  déclara  aux  extrémités.  La 
Papauté  n'était  plus  là  pour  prévenir  ou  réprimer  les  écarts. 
Du  reste,  pour  garder  l'exacte  vérité,  il  faut  dire  qu'à  cette 
époque  les  abus  criants  ne  furent  que  de  rares  exceptions.  Les 
moines  étaient  toujours  dévoués  aux  pauvres,  bons,  charitables; 
on  était  toujours  heureux  de  vivre  sous  la  crosse. 

Mais  la  cause  qui  précipita  tous  les  abus,  ce  fut  la  comriiende. 
Cette  commende,  dont  l'origine  est  fort  ancienne,  consistait 
dans  la  garde  d'une  maison  qui  ne  pouvait  pas  se  défendre, 
garde  confiée  à  un  bras  capable  de  repousser  les  attaques. 
Saint  Grégoire  le  Grand  avait  confié  l'administration  des  mo- 
nastères pendant  la  vacance  du  siège  abbatial,  afin  de  prévenir 
les  brigues.  Dans  les  temps  de  troubles  et  de  dangers,  les 
évêques  et  les  abbés  appelèrent  les  seigneurs  à  leur  secours  ; 
mais  le  remède  fut  pire  que  le  mal,  car  les  seigneurs  s'habi- 
tuèrent à  regtirder  comme  leur  propriété  les  biens  monastiques 
et  en  disposèrent  à  leur  profit.  Du  neuvième  au  quinzième 
siècle,  cette  cupidité  brutale,  vigoureusement  réprimée,  repa- 
raissait de  temps  en  temps,  moins  hardie,  toujours  dangereuse. 
Dans  le  cours  du  quinzième  siècle,  un  plus  grand  nombre 
d'abbayes  fut  donné  en  commende  ;  mais  les  commendataires, 
évêques,  magistrats  ou  seigneurs,  ne  tinrent  pas  leurs  pro- 


314  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

messes.  Au  lieu  d'être  des  économes  fidèles,  ils  s'approprièrent 
les  biens  qu'ils  devaient  conserver  aux  moines.  Comme  ils 
n'étaient  pas  religieux  eux-mêmes,  qu'ils  avaient  souvent  un 
esprit  tout  opposé  à  l'esprit  monastique,  ils  furent  encore  moins 
des  réformateurs.  Les  rois  et  les  grands  encouragèrent  ce 
système  déplorable,  qui  suppléait  à  l'épuisement  de  leurs 
finances  et  leur  permettait  d'enricbir  leurs  serviteurs  sans  rien 
débourser.  Les  cadets  de  noblesse,  voyant  les  abbayes  suscep- 
tibles de  dévolution  au  premier  venu,  entraient  dans  le  clergé 
pour  en  obtenir,  ou  se  contentaient  d'en  prendre,  par  la 
tonsure,  l'insignifiante  livrée.  Pendant  que  ce  mal  s'invétérait, 
la  chrétienté  était  agitée,  divisée,  et  la  Papauté  était  empêchée 
d'agir,  par  la  crainte  de  voir  les  nations  s'éloigner  de  leur 
obédience. 

Le  concordat  conclu,  l'an  1515,  entre  Léon  X  et  François  I" 
abandonna  la  nomination  des  commendataires  et  des  évêques, 
sous  certaines  clauses  protectrices  qui  ne  furent  pas  respectées. 
<f  Les  plus  illustres  abbayes,  pleines  de  si  grands  et  si  pieux 
souvenirs,  dit  l'abbé  Martin,  furent  livrées  sans  pudeur  à  des 
ministres  ambitieux,  à  des  évêques  sans  vocation,  à  des  ecclé- 
siastiques sans  mœurs,  à  des  courtisans  effrontés,  à  des  lettrés 
sans  pudeur,  à  des  hommes  d'armes  aussi  dissolus  dans  la  paix 
que  dans  la  guerre,  et,  pour  aller  jusqu'au  bout  de  cette 
terrible  énumération,  à  l'adultère,  à  la  débauche,  à  la  bâtardise 
royale,  et,  pendant  le  dix-huitième  siècle,  à  l'impiété  ayant  déjà 
la  sape  à  la  main  pour  démolir  l'Eglise.  Il  est  vrai  que  les 
abbayes  mères,  qui  étaient  le  centre  d'une  confédération  mo- 
nastique, Cluny,  Citeaux,  le  Mont-Cassin,  ce  véritable  berceau 
de  l'ordre,  avaient  été  spécialement  garanties,  par  les  bulles  des 
Papes,  des  oppressions  de  la  commende.  Mais  ce  ne  fut  qu'un 
impuissant  préservatif.  Des'  personnages  puissants ,  des  mi- 
nistres de  rois  ayant  un  caractère  ecclésiastique,  se  faisaient 
élire  abbés  à  la  vacance  du  siège,  accumulaient  quelquefois  la 
première  dignité  de  plusieurs  grandes  abbayes,  comme  Ri- 
chelieu et  Mazarin,  qui  étaient  abbés  de  Cluny,  de  Citeaux,  de 
Clairvaux,  de  Prémontré,  etc.,  en  dévoraient  les   immenses 


CHAPITRE   VI.  3U> 

revenus,  et  par  leur  incurie  du  bien  spirituel  de  la  famille 
monastique  ou  par  une  administration  toute  séculière,  empoi- 
sonnaient à  sa  source  la  vie  religieuse  elle-même.  Je  ne  sais  si, 
dans  l'histoire  du  Christianisme,  il  y  a  rien  de  plus  navrant  que 
le  long  spectacle  de  cette  usurpation  impunie  et  de  cette  jouis- 
sance sacrilège  ^  » 

La  Belgique,  la  Suisse  et  quelques  pays  de  l'Allemagne  furent 
à  l'abri  de  ce  fléau.  Nous  avons  dit  que  les  jésuites,  les  ordres 
mendiants  et  quelques  congrégations  religieuses  furent  à 
couvert  de  ses  atteintes.  Le  régime  de  la  commende  ne  tomba 
que  sur  les  ordres  anciens  et  riches,  appartenant  presque  tous 
à  l'ordre  de  Saint-Benoît.  Sous  ce  régime,  le  monastère  fut 
coupé  en  deux  :  d'un  côté,  l'abbé  commendataire,  espèce  de 
vampire  joyeux,  de  pieuvre  suçant  toutes  les  sèves  de  l'abbaye; 
de  l'autre,  les  moines  réduits  à  un  état  gêné  et  ayant,  par 
l'énervement  de  l'ancienne  discipline,  toutes  les  facilités  de 
l'émancipation.  Malgré  cette  situation  équivoque,  le  mal  n'alla 
pas  aussi  loin  qu'on  se  plaît  à  le  dire.  D'un  côté,  il  faut  bien 
reconnaître  que  les  ordres  rehgieux  ont  défailli,  puisque 
la  justice  de  la  Providence  les  a  fait  disparaître  dans  une 
immense  tempête;  de  l'autre,  on  ne  saurait  taire  que,  dans 
cette  épreuve  suprême,  s'il  y  eût  des  prévaricateurs ,  il  y 
eut  aussi  un  grand  nombre  de  moines  fidèles  jusqu'à  la  mort 
de  la  croix. 

Que  les  moines  fussent,  non  pas  tous,  mais  en  trop  grand 
nombre,  infidèles  à  leurs  devoirs,  à  leur  mission,  à  leurs 
serments,  on  ne  saurait  le  nier.  Mais  était-ce  bien  à  la  puis- 
sance séculière,  était-ce  surtout  aux  révolutions  triomphantes 
qu'il  appartenait  de  les  en  punir?  Les  désordres,  les  abus,  les 
scandales  dont  on  peut  évoquer  l'existence,  constituaient-ils 
donc  un  attentat  contre  l'ordre  social,  et  pouvaient-ils  créer  le 
droit  de  répression,  surtout  de  suppression,  qu'on  s'est  arrogé 
contre  eux?  Non;  l'Eghse  seule  avait  le  droit  d'exercer  contre 
eux  sa  justice  souveraine  et  infaillible  ;  et  les  chrétiens  seuls 
ont  le  droit  de  s'affliger  de  ce  qu'elle  n'a  pu  être  exercée  à 

*  Les  Moines,  t,  I'',  p.  231. 


5 16  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

temps.  D'ailleurs  ils  savent  que  Dieu  demandera  compte  à  ceux 
qui  ont  négligé  ce  pressant  devoir.  Mais  ils  savent  aussi  qu'il 
jugera  et  qu'il  châtiera  plus  sévèrement  encore  ceux  qui  ont 
consommé  cette  grande  immolation,  non  certes  en  vue  de  ré- 
générer cette  institution  sainte  ou  d'apaiser  la  justice  céleste, 
mais  uniquement  pour  apaiser  les  instincts  les  plus  ignobles  de 
la  passion  humaine. 

«  Oui,  s'écrie  Montalembert,  il  fallait  des  réformes  :  et 
l'absence  ou  l'inefficacité  de  ces  réformes  a  rendu  la  catastrophe 
possible  et  naturelle.  Mais  il  n'en  résulte  pas  que  le  lâche 
attentat  qui  a  tranché  le  fil  de  l'existence  monastique  puisse 
être  jamais  justifié  ou  excusé,  car  jamais  crime  ne  fut  plus 
lâche  ni  plus  insensé.  Montesquieu  ajustement  flétri  le  despo- 
tisme en  le  comparant  à  je  ne  sais  quels  sauvages  de  l'Amé- 
rique qui  coupent  leurs  arbres  par  le  pied  pour  en  récolter  les 
fruits.  Mais  que  penser  de  ces  sauvages  modernes  qui,  sous 
prétexte  de  l'émonder  et  de  l'écheniller,  ont  abattu  et  déraciné 
l'arbre  vénérable  qui  avait  abrité  pendant  tant  de  siècles  le 
travail,  la  science,  la  piété  et  le  bonheur. 

»  Dieu  nous  garde  donc  d'être  à  un  degré  quelconque  les 
complices  de  ceux  qui  ont  amené,  préparé  ou  justifié  la  ca- 
tastrophe par  leurs  invectives  et  leurs  calomnies  I  Pour  nous 
en  défendre  à  jamais,  il  doit  nous  suffire  de  rappeler  quelle  a 
été  la  source  impure  de  ces  attaques,  quelle  est  encore  la 
nature  des  accusations  et  la  qualité  des  accusateurs.  Jugeons 
de  l'équité  des  tribunaux  qui  ont  condamné  les  moines  dans  le 
passé,  par  celle  du  procès  qu'on  leur  a  intenté  de  nos  jours  en 
Suisse,  en  Espagne,  en  Piémont,  dans  les  pays  où  ils  avaient 
survécu  à  la  terrible  épreuve  de  l'invasion  française  et  profité 
de  la  Révolution.  Pesons  ces  reproches  contradictoires  dont  on 
les  accable.  S'ils  observent  exactement  leur  règle,  on  dit  qu'ils 
ne  sont  plus  de  leur  siècle  ;  s'ils  ne  les  observent  pas,  les 
mêmes  voix,  qui  les  insultaient  comme  fanatiques,  crient  au 
relâchement.  S'ils  administrent  mal  leur  domaine,  on  le  leur 
ôte,  sous  prétexte  qu'ils  ne  savent  pas  en  tirer  parti  ;  et  s'ils 
l'administrent  bien,  on  le  leur  ôte  encore,  de  peur  qu'ils  ne 


CHAPITRE  VI.  317 

soient  trop  riches.  S'ils  sont  nombreux,  on  leur  défend  de  re- 
cevoir des  novices,  et  quand  ce  régime  les  a  réduits  à  n'être 
qu'une  poignée  de  vieillards,  on  déclare  que,  n'ayant  pas  de 
successeurs,  leur  patrimoine  tombe  en  déshérence.  Il  en  a  été 
toujours  ainsi  depuis  Henri  Ylll  et  Gustave  Wasa  jusqu'aux 
sophistes  contemporains  de  Turin  et  de  Berne.  La  corruption 
et  l'inutilité  des  ordres  religieux  ne  leur  ont  été  surtout  repro- 
chés que  par  les  pouvoirs  qui  voulaient  hériter  de  leurs 
richesses  et  qui  commençaient  par  les  condamner  à  la  stéri- 
lité. On  ne  leur  a  plus  rien  laissé  faire,  puis  on  leur  a  dit  qu'ils 
ne  faisaient  rien*.  » 

Il  y  a  plus  :  tous  les  vices  qui  ont  affaibli  les  ordres  reHgieux 
n'ont  guère  été  que  le  résultat  de  l'envahissement  de  l'esprit 
laïque  et  de  la  puissance  temporelle.  Si  la  discipline  et  l'austé- 
rité ont  déchu  dans  une  foule  de  cloîtres,  n'est-ce  pas  grâce  à 
l'introduction  de  la  commende  et  à  l'accession  des  cadets  de 
famille?  et  cette  double  violation  de  la  volonté  des  fondateurs  et 
de  la  liberté  de  la  profession  sainte  ne  fut-elle  pas  toujours  sol- 
licitée ou  imposée  par  les  princes?  C'est  donc  par  la  cupidité 
et  la  mauvaise  foi  du  pouvoir  laïque,  comme  par  la  coupable 
indulgence  des  pasteurs  trop  dociles  à  ce  pouvoir,  que  l'œuvre 
de  la  charité  devint  ainsi  la  proie  de  la  sensualité  et  de 
l'égoïsme. 

Nous  sommes  donc  en  droit  de  dire  aux  détracteurs  habi- 
tuels des  moines,  qui  sont  en  même  temps  les  apologistes  de 
leur  proscription  :  Savez-vous  quel  est  le  reproche  que  vous 
puissiez  justement  leur  adresser  ?  C'est  de  vous  avoir  ressem- 
blé. Qu'était-ce  donc  que  cette  dégénération,  cette  sensuahté, 
ce  relâchement  dont  vous  leur  faites  un  crime,  si  ce  n'est  une 
conformité  tiiop  exacte  avec  votre  propre  vie. 
Pour  conclure  sur  ce  sujet  délicat,  nous  disons  : 
l*'  Que  plusieurs  pays,  notamment  la  Suisse,  la  Belgique  et 
l'Allemagne  cathohque  ne  doivent  pas  figurer  dans  la  Hste  des 
contrées  oùs'est  affaibli  l'esprit  monastique  ; 
2°  Que  les  ordres  mendiants,  les  jésuites,  les  chartreux  et 
^  Montalembert,  les  Moines  d'Occident,  1. 1",  p.  glxxxv. 


3*^  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

plusieurs  autres  congrégations  ne  furent  jamais  atteints  par  le 
souffle  de  la  décadence  ; 

3«  Que  les  ordres  atteints  le  furent,  non  en  vertu  de  leur 
constitution  ou  par  la  faiblesse  de  leurs  membres,  mais  par  la 
commende  séciûière  et  par  l'intrusion  des  cadets  de  noblesse; 

4'>  Que  le  mal,  moindre  qu'on  ne  l'a  dit,  était  susceptible  de 
remède  par  un  retour  à  l'antique  discipline,  par  le  recouvre- 
ment de  la  liberté  et  par  Faction  de  la  Chaire  apostolique; 

S''  Que  ce  mal  n'a  été  critiqué  que  par  des  hommes  imbus  de 
préjugés  absurdes  et  infectés  de  déplorables  passions,  en  vertu 
de  principes  faux,  sur  des  allégations  souvent  menteuses,  et 
toujours  avec  une  arrière-pensée  de  cupidité; 

6°  Que  la  suppression  des  ordres  monastiques  s'est  effectuée 
en  Angleterre,  en  France,  en  Espagne,  en  Suisse,  en  Italie,  au 
mépris  des  lois  divines  et  humaines,  par  une  simple  résolution 
de  brigandage  royal  ou  révolutionnaire,  sans  profit  pour  les 
finances  du  pays,  au  grand  détriment  de  l'ordre  social  et  du 
bien  politique  ; 

Y  Que  les  ordres  supprimés  renaissent  partout  par  la  force 
même  du  principe  catholique,  plus  purs,  plus  forts,  plus  pieux, 
et  grandement  nécessaires  pour  parer  à  l'insuffisance  des  gou- 
vernements, aux  misères  des  individus  et  aux  vices  formi- 
dables de  la  société  moderne. 

Un  athée  de  notre  temps,  le  positiviste  Littré,  a  écrit  que  qui- 
conque «  est  avec  la  civilisation  doit  être,  au  moyen  âge,  avec 
l'Eglise  et  avec  les  moines,  milice  de  l'EgHse*.  »  Nous  en 
dirions  autant  de  notre  temps.  Mais  sans  entrer  ici  dans  cette 
question  difficile  et  compliquée,  nous  sommes  en  droit  de  dire 
que  les  institutions  monastiques,  sont,  en  fait  et  en  droit,  inat- 
taquables. On  ne  peut,  de  ce  chef,  élever  aucune  objection 
contre  la  Chaire  apostolique. 

1  Journal  des  savants,  1862  et  1863. 


CHAPITRE   VU.  319 


CHAPITRE  VIL 

DES  ÉCOLES  :  LES  PAPES  ONT-ILS  POURVU  AU  PROGRÈS  DES  LUMIÈRES 
AUSSI  BIEN  qu'a  LA  CONDITION  DE  LA  PROPRIÉTÉ,  ET  QUE  FAUT-IL 
PENSER  DES   FAMEUSES  TÉNÈBRES  DU  MOYEN  AGE  ? 

Les  Papes  ont  pourvu,  par  la  propagation  et  la  défense  de  la 
foi,  par  la  correction  des  mœurs,  les  magnificences  du  culte  et 
les  règles  de  la  discipline,  au  bon  gouvernement  de  l'Eglise. 
Par  l'établissement  de  la  propriété  cléricale  et  monastique,  par 
l'institution  des  ordres  religieux,  ils  ont  rendu,  en  outre,  à  la 
civilisation,  d'incomparables  services.  Toutefois,  si  l'action  pon- 
tificale s'arrêtait  à  ces  œuvres,  il  manquerait  quelque  chose 
aux  bienfaits  de  son  influence.  Après  les  invasions  des  bar- 
bares, il  fallait  pourvoir,  par  les  écoles,  à  l'instruction  des  gé- 
nérations naissantes  ;  il  fallait,  par  les  lettres,  donner  à  la  vie 
une  douceur  de  plus  et,  à  la  société,  un  embellissement;  il 
fallait  enfin,  par  la  formation  de  la  raison,  l'économie  des  idées 
justes  et  la  sagesse  des  principes,  constituer  l'ordre  des  intelli- 
gences. Nous  allons  voir  si  les  Papes  ont  compris  ce  devoir,  et 
si,  l'ayant  compris,  ils  se  sont  dévoués  à  son  accomplissement. 
Même  en  ne  touchant  qu'aux  sommités  des  choses,  cette  ques- 
tion est  vaste  et  compHquée  ;  nous  devrons  en  déterminer  sage- 
ment les  contours,  en  distinguer  exactement  les  parties  diverses 
et  les  mettre  en  relief  l'une  après  l'autre,  donnant  à  chacune 
des  proportions  mesurées  sur  son  importance.  Pour  suivre, 
dans  notre  travail,  l'ordre  logique  des  choses,  nous  commen- 
cerons nécessairement  par  les  écoles. 

Nous  n'entrerons  pas,  dans  ce  travail,  avec  des  préoccupa- 
tions d'apologiste  et  des  craintes  d'avocat,  mais  avec  les  joieâ 
d'un  triomphateur.  On  ne  voit  nulle  part  mieux  que  dans  la 
constitution  des  écoles,  la  création  des  arts,  des  sciences  et  des 
lettres,  l'admirable  puissance  du  Saint-Siège  et  la  divine  fécon- 


320  HISTOIRE  DE   LA  PAPAUTÉ. 

dite  de  la  sainte  Eglise.  C'est  ici  que  tout  commence,  que  tout 
s'explique,  que  tout  se  sauvegarde,  que  tout  se  consomme.  Le 
Symbole  et  le  Décalogue  à  la  main,  l'Evangile  sous  les  yeux,  les 
prêtres  de  Jésus-Christ  ne  sont  pas  seulement  les  apôtres  du 
monde,  ils  en  sont  encore  les  docteurs.  A  la  vérité,  ils  n'ont  pas 
tout  tiré  de  leur  propre  fonds  ;  il  existait  avant  eux  des  philo- 
sophes, comme  Platon  et  Aristote,  par  exemple  ;  mais  ils  ont 
tout  approfondi,  tout  expurgé,  tout  redressé,  tout  illuminé  des 
lumières  de  Jésus-Cîirist.  La  science  de  la  logique,  de  la  méta- 
physique, de  la  philosophie  générale,  c'est  eux  qui  l'ont  réelle- 
ment constituée  ;  ils  ont  élevé  par-dessus  le  temple  surnaturel 
de  la  théologie,  le  panthéon  des  connaissances  révélées  et  de  la 
science  cathoUque.  De  la  théologie  ils  ont  essayé  de  faire  sortir 
l'ordre  universel,  le  règlement  de  toutes  les  institutions  sociales 
et  politiques  ;  dans  une  certaine  mesure,  ils  ont  aussi  réussi. 
Leur  double  création  scientifique  et  historique  est  restée  de- 
bout, au  miUeu  des  siècles,  comme  restent  debout  les  pyramides 
du  désert,  énigme  pour  les  étrangers,  embarras  pour  les  enne- 
mis, monuments  trop  peu  compris  même  de  ceux  qu'ils  pro- 
tègent. Nous  avons,  hélas  !  depuis  trois  siècles,  presque  perdu 
cette  grande  tradition  des  écoles  catholiques,  la  tradition  des 
Isidore  et  des  Bède,  des  Boèce  et  des  Cassiodore,  des  Anselme 
et  des  Thomas  ;  nous  nous  sommes  embabouinés  de  Descartes, 
de  Malebranche,  de  Leibnitz,  et  Ilégel  même  exerce,  dans  nos 
séminaires,  plus  d'influence  qu'on  ne  croirait.  Ce  sont  des  en- 
fants qui  ont  fait  la  plupart  de  nos  livres  classiques,  bons  en- 
fants, si  l'on  veut,  mais  trop  confiants  en  eux-mêmes,  d'une 
fatuité  étourdie  et  que  je  voudrais  voir  étudier,  pour  le  com- 
prendre, ce  qu'ils  enseignent  aux  autres  à  peu  près  sans  le 
savoir.  Mais,  vive  Dieu  !  l'Eghse  ignore  la  science  des  com- 
promis et  des  concessions  ;  le  Saint-Siège  garde  intact  le  dépôt 
divin  et  préserve,  contre  les  atteintes  du  siècle  et  les  envahis- 
sements de  son  esprit,  les  œuvres  de  nos  grands  docteurs.  Un 
temps  vient  où  quelque  fils  de  saint  François,  aujourd'hui 
ignoré  dans  sa  cellule,  débarrassera  de  la  poussière  et  des  sables 
Jes  vieilles  pyramides  de  la  science  sacerdotale  ;  il  restaurera 


CHAPITRE  Vit.  321 

la  philosophie  et  la  théologie  ;  il  posera,  dans  cette  rénovation 
de  la  science,  la  base  de  la  restauration  universelle,  restaura- 
tion qui  aura  son  jour  lorsque  les  fauves  du  radicalisme  auront 
opéré  leur  œuvre  providentielle  de  destruction.  C'est  notre 
espoir  ;  l'Eglise  et  le  Saint-Siège  auront  tout  l'honneur  de  ce 
travail;  ils  sauveront  du  déluge  révolutionnaire  tout  ce  qui 
aura  mérité  de  ne  point  périr  ;  ils  renouvelleront,  par  le  retour 
à  la  vieille  science,  toute  la  face  de  la  terre. 
Mais  venons  à  notre  sujet. 

§  l*»".   Les  écoles. 

L'histoire  des  écoles  en  France  se  divise  en  quatre  époques  : 
la  première  s'étend  des  invasions  à  Charlemagne  ;  la  seconde 
va  de  Charlemagne  à  Philippe-Auguste  ;  la  troisième  de  la 
fondation  des  universités  au  concile  de  Trente  ;  la  quatrième 
du  concile  de  Trente  jusqu'à  nos  jours.  —  Nous  n'avons  à  nous 
occuper  ici  que  des  deux  premières  périodes  de  cette  histoire. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  qu'avant  le  cinquième  siècle  la 
Gaule  n'avait  pas  d'écoles.  In  Galliâ  sapientia,  dit  un  chroni- 
queur itahen  :  la  Gaule  a  toujours  été  un  pays  de  savoir.  La 
Gaule  druidique  avait  ses  prêtres,  qui  chantaient  le  bardit  des 
héros,  ses  savants  qui  observaient  les  astres  et  étudiaient  les 
vertus  des  plantes,  ses  collèges  où  l'on  gardait  la  tradition  de 
la  Yierge  qui  devait  enfanter,  ses  druidesses  et  leurs  mystères. 
La  Gaule  romaine  possédait  des  écoles  civiles  et  ecclésiastiques  : 
les  écoles  épiscopales  les  plus  célèbres  du  temps  sont  celles  de 
Poitiers  et  de  Vienne  ;  les  monastères  les  plus  renommés  pour 
la  culture  des  sciences  sont  Marmoutier,  Saint- Victor  de  Mar- 
seille et  Saint- Vincent  de  Lérins.  Des  écoles  impériales  fleu- 
rissent à  Trêves,  à  Besançon,  Lyon  et  Bordeaux  ;  enfin  il  est 
fait  mention  des  écoles  municipales  de  Clermont  et  de  Poitiers. 
De  plus,  les  jeunes  Gallo-Romains ,  comme  saint  Germain 
d'Auxerre,  saint  Rustique  de  Narbonne  et  le  poète  Rutilius, 
allaient  achever  leurs  études  dans  les  écoles  de  Rome. 

Le  ciel  orageux  du  cinquième  siècle  est  peu  favorable  à  ces 
établissements.  La  scène  s'ouvre  sur  le  théâtre  sanglant  des 
IV.  21 


32^  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

invasions.  Au  lever  du  rideau,  vous  voyez  passer  des  hordes 
de  Vandales,  de  Goths,  de  Huns,  de  Burgondes  qui  saccagent 
les  campagnes  et  incendient  les  villes.  Home  tombe  sous  les 
coups  des  barbares  ;  sa  chute  entraîne  la  ruine  du  monde  an- 
cien. Quand  la  poussière  de  cette  ruine  immense  est  tombée, 
vous  apercevez  quelques  vieux  moines,  quelques  évêques  mu- 
tilés par  les  sectateurs  d'Arius,  qui  s'efforcent  de  renouer  les 
traditions  de  l'enseignement.  C'est  là  le  commencement  obscur 
des  écoles  franques  et  françaises.  Mais  on  s'incline  toujours 
avec  émotion  sur  un  berceau ,  surtout  quand  ce  berceau  est 
celui  du  travail,  de  la  science,  de  l'inspiration;  surtout  quand 
son  étroite  nef  doit  se  transformer  en  un  glorieux  vaisseau  qui 
abritera,  sous  ses  pavillons,  la  fortune  de  l'humanité,  l'hon- 
neur de  l'EgUse,  tous  les  intérêts  de  l'avenir. 

Pour  étudier  d'une  manière  instructive  l'histoire  des  écoles, 
nous  parlerons  :  l""  des  écoles  mérovingiennes;  2°  des  écoles 
carlovingiennes  ;  et  3°  nous  tâcherons  de  faire  connaître  le 
régime  intérieur  de  ces  écoles,  les  conditions  d'existence  do 
l'instruction  et  ses  garanties  de  progrès. 


1°  Ecoles  mérovingiennes. 


L'ère  mérovingienne  voit  s'élever  quatre  espèces  d'écoles  : 
les  écoles  presbytérales,  les  écoles  épiscopales,  les  écoles  mo- 
nastiques et  l'école  du  palais. 

I.  L'Eglise  avait  fondé  en  Italie,  sous  les  fécondes  bénédic- 
tions des  Pontifes  romains,  des  écoles  qui  se  propagèrent  par 
toute  la  chrétienté.  Leur  centre  était  à  Rome,  que  saint  Gré- 
goire le  Grand  avait  transformé,  selon  son  historien,  en  un 
temple  de  la  sagesse  universelle.  De  Rome,  ces  écoles  passèrent 
en  Gaule,  eu  Espagne,  au-delà  des  mers,  où  les  conciles  de 
Tours,  de  Yaison,  de  Tolède,  de  Liège,  de  CHf  les  accueillirent 
avec  empressement.  Toute  la  catholicité,  assemblée  en  concile 
œcuménique  à  Constantinople,  entoura  ces  institutions  de  la 
majesté  de  ses  décrets.  Les  premières  écoles  primaires  sont 
une  création  de  l'EgUse. 

Voici  le  décret  du  concile  de  Yaison  qui  en  décide  rétablisse- 


CHAPITRE  VIÏ.  323 

ment  en  France  :  Placuit  ut  omnes  presbyteri  qui  sunt  in 
parochiis  constitutif  secundùm  consuetudinem,  quam  per  totam 
Italiam  satis  salubriter  teneri  cognovimus,  juniores  lectores, 
quantoscumque  sine  uxore  hahuerint,  secum  in  domo,  uhi  ipsi 
habitare  videntur,  recipiant;  et  eos,  quomodo  boni  patres,  spi- 
ritualiter  nutrientes,  psalmos  par  are,  divinis  lectionibus  in- 
sister e  et  in  lege  Domini  erudire  contendant,  ut  et  sibi  dignos 
successores  provideant  et  à  Domino  prxmia  œterna  recipiant*. 

D'après  ce  canon,  tout  prêtre  sans  exception,  omnes  presby- 
teri, même  à  la  campagne,  qui  in  parochiis  sunt  constituti  {cB.r 
alors  il  y  avait  autant  de  paroisses  que  de  prêtres  stables), 
devait  rassembler  au  pastophorum  autant  de  disciples  qu'il  en 
pouvait  trouver,  les  traiter  en  bon  père,  quasi  boni  patres,  les 
nourrir  spirituellement,  spiritualiter  yiutrientes,  leur  apprendre 
à  chanter  les  psaumes,  à  lire  et  méditer  les  Ecritures,  et  à 
pratiquer  toutes  les  vertus,  pour  assurer  la  pureté  et  la  perpé- 
tuité de  la  race  sacerdotale  et  mériter  les  récompenses  éter- 
nelles. 

Aussi  tout  presbytère ,  en  vertu  de  la  loi  canonique ,  était, 
dès  le  cinquième  siècle  :  1"  une  école  ouverte  à  tous,  même 
aux  serfs  et  aux  pâtres  de  la  campagne;  2°  une  école  gratuite, 
où  le  clerc  ne  faisait  point  œuvre  de  métier,  mais  acte  de 
dévouement;  3°  une  école,  où  l'on  enseignait  les  éléments  du 
savoir  humain  et  les  principes  des  lettres  chrétiennes  ;  4°  une 
école  qui  devait  former  la  pépinière  de  la  tribu  lévitique  et 
assurer,  par  cette  tâche  accessoire,  au  prêtre,  l'éternelle  cou- 
ronne. 

Telle  était  l'école  rurale  ou  presbytérale.  Il  ne  paraît  pas 
qu'on  puisse  donner  de  l'école  primaire  une  plus  haute  idée 
et  une  notioii  plus  juste  que  le  fait  le  concile  de  Yaison. 

IL  Comme  Févêque  s'élève  au-dessus  du  prêtre,  ainsi  au- 
dessus  des  écoles  presbytérales  s'élevaient  les  écoles  épisco- 
pales,  plus  ordinairement  appelées  cathédrales. 

A  l'église  cathédrale  s'adjoignait,  aux  temps  mérovingiens, 
le  domus  ecclesiae.  Le  domus  ecclesiœ,  dit  le  cardinal  Pitra, 

'  m  Can.  I. 


3"^i  HISTOIRK   DE   LA    PAPAUTÉ. 

servait  trévêché,  de  séminaire,  de  presbytère  et  même  d'hos- 
pice pour  les  pauvres,  les  étrangers  et  les  nobles  person- 
nages*. Les  canons  des  conciles,  cités  par  Thomassin'  font 
voir  dans  le  séminaire  du  clomus  ecclesioB  un,  deux  et  même 
trois  établissements  distincts.  L'un,  que  le  deuxième  concile  de 
Tours  indique  et  que  saint  Grégoire  appelle  menses  canoni- 
corum,  est  dans  la  maison  épiscopale  môme,  où  l'évèque, 
accompagné  de  ses  prêtres  et  de  ses  diacres,  répand  sur  eux  et 
avec  eux,  sur  tout  son  diocèse,  une  odeur  de  piété  et  de  vertu. 
L'autre,  dans  une  autre  maison,  près  de  l'église,  où  tous  les 
jeunes  clercs  vivent  sous  la  direction  d'un  saint  vieillard  qui 
ne  les  perd  jamais  de  vue.  Enfin,  s'il  y  a  des  prêtres  ou  des 
diacres  qui  ne  puissent  vivre  en  communauté,  il  leur  est  per- 
mis de  vivre  en  particulier,  pourvu  qu'ils  soient  accompagnés 
de  quelque  ecclésiastique  qui  puisse  être  le  témoin  de  leur 
vertu  ou  le  censeur  de  leurs  vices.  Le  dernier  do  ces  établisse- 
ments est  plutôt  un  refuge  qu'une  école.  Le  premier  est  moins 
une  académie  qu'une  communauté  de  prêtres,  obligés  par 
devoir  de  vaquer  au  ministère  public  :  c'est  le  germe  des 
associations  de  chanoines  qu'organisera  bientôt  la  règle  de 
saint  Chrodegand  ;  le  principe  des  clercs  de  la  vie  commune 
tels  que  les  institueront  plus  tard  Gérard  Groot,  Barthélemi 
Holzhauser  et  Olier.  La  maison  des  clercs  est  seule,  à  propre- 
ment parler,  l'école  épiscopale,  et,  comme  nous  dirions,  le 
séminaire. 

Le  peu  de  documents  qui  nous  restent  de  cette  époque,  dit 
Ozanam*,  suffit  cependant  pour  étabhr  l'existence  de  vingt 
écoles  épiscopales.  En  Neustrie,  Paris,  Chartres,  Troyes,  Le 
Mans,  Beauvais,  Lizieux;  en  Aquitaine,  Poitiers,  Bourges, 
Clermont  ;  en  Bourgogne,  .Arles,  Gap,  Yienne,  Chalon-sur- 
Saône  ;  en  Austrasie,  Utrecht,  Maëstricht,  Trêves  et  Yvoire  ;  au 
diocèse  de  Trêves,  Cambrai,  Metz,  et  Mousdon,  au  diocèse  de 
Reims. 

^  Histoire  de  saint  Léger,  introd.,  p.  63.  —  *  Ancienne  et  nouvelle  discipline, 
liv.  III,  ch.  V,  p.  482,  éd.  Guérin.  —  ^  De  la  Civilisation  chrétienne  chez  les 
Francs,  Œuxres  complètes  d'Ozanam,  t.  IV,  p.  437. 


CHAPITRE   VIL  3^2o 

Dès  les  premières  années  du  sixième  siècle,  on  voit  des 
'évêques  pom^oir  ainsi  à  l'instruction  des  jeunes  clercs.  Saint 
Césaire  d'Arles  a  des  disciples  qu'il  exerce  aux  premiers 
éléments  des  lettres,  pendant  que  ses  leçons  de  théologie 
ravissent  les  moines  grecs  venus  pour  l'entendre.  Saint  Remy 
se  plaint  des  entreprises  de  l'évêque  de  Tongres  sur  l'école 
de  Mouson.  Saint  Didier  de  Vienne  explique  à  ses  disciples 
les  écrits  des  poètes,  et  saint  Grégoire  le  Grand  lui  fait  même 
un  reproche  de  profaner,  par  l'éloge  de  Jupiter,  des  lèvres 
consacrées  à  Jésus-Christ.  Cependant  saint  Germain  fait  fleurir 
l'école  de  Paris.  Fortunat  décrit  la  riche  basilique  élevée  par 
Childebert,  portée  sur  des  colonnes  de  marbre,  illuminée  par 
des  vitraux  qui  retiennent  captives  les  sept  couleurs  de  l'arc- 
en-ciel  : 

In  medio  Germanus  adest,  antistes  honore 
Qui  régit  hinc  juvenes,  subrigit  inde  senes. 

Ces  jeunes  gens,  recrues  du  sanctuaire,  recevaient  du  pon- 
tife le  complément  des  études  littéraires,  la  science  des  choses 
divines  et  la  leçon  des  vertus  qui  doivent,  partout  et  toujours, 
distinguer  le  sacerdoce. 

IIÏ.  L'enseignement  à  trois  degrés^  qui  se  donnait  dans  les 
écoles  presbytérales  et  épiscopales,  ce  triple  enseignement  des 
éléments  du  savoir,  de  la  littérature  et  de  la  théologie,  se 
retrouvait  dans  les  écoles  monastiques  et  y  recevait  son  plus 
haut  développement. 

Depuis  la  réforme  de  saint  Benoît  et  la  rencontre,  en 
France,  de  saint  Maur  et  de  saint  Colomban,  les  institutions 
monastiques  s'étaient  établies  partout.  Le  monastère,  c'était 
l'Eglise  en  raccourci,  la  cité  en  miniature,  le  type  palpable 
d'un  monde  nouveau;  c'était  surtout  l'école  dans  sa  forme 
la  plus  heureuse  et  Fassociation  littéraire  dans  les  meilleures 
conditions  de  puissance.  On  y  voyait  accourir  des  hommes  qui 
avaient  renoncé  au  monde  et  à  eux-mêmes  pour  s'engager  aux 
trois  vœux  de  pauvreté,  de  chasteté,  d'obéissance,  et  mettre, 
sous  la  garde  de  ces  vertus,  leur  vocation  au  travail,  leur 
application  à  l'étude,  la  dignité  de  leur  vie  et  l'incognito  de  Ja 


5-20  HISTOIRE    DE   LA   PAPAUTE. 

tombe.  On  y  recevait  des  enfants  qui  étaient,  les  uns,  con- 
sacrés à  Dieu  par  leurs  parents  et  donnés,  pour  enfants 
adoptifs,  au  Père  abbé  ;  les  autres,  simplement  admis  à  l'école 
monastique,  sans  être  attacliés  au  monastère.  De  là,  deux 
espèces  d'écoles  :  les  unes,  nommées  claustrales,  pour  les 
enfants  offerts  au  monastère  et  qui  en  formaient  la  famille  ; 
les  autres,  dits  externes  ou  canoniques,  pour  les  élèves  libres, 
soit  qu'ils  vinssent  du  dehors,  soit  qu'ils  trouvassent  logis  à 
la  maison.  «  Les  unes  et  les  autres,  dit  le  cardinal  Pitra, 
étaient  florissantes  à  cette  époque.  L'enseignement  était  le 
même,  la  discipline  était  diverse,  mais  sévère.  Les  ohlati,  plus 
strictement  tenus  à  l'observance  et  revêtus  de  l'habit  mo- 
nastique, étaient  l'objet  de  soins  plus  paternels  et  plus  vigilants. 
Leurs  frères  du  siècle  apportaient  toujours  au  milieu  de  la 
solitude  quelque  chose  de  l'air  du  monde  ;  aussi  quelques 
conciles  semblent  regarder  ces  deux  institutions  comme  in- 
compatibles et  interdire  toute  autre  école  que  celle  des  oblati. 
D'autres  se  plaignent  que  les  études  profanes  envahissent  les 
cloîtres,  qu'on  y  rencontre  des  poètes,  des  joueurs  de  harpe, 
des  musiciens,  des  baladins.  On  recommandait  donc  et  on 
étudiait  de  préférence  des  sujets  plus  sérieux,  «  les  saintes 
Ecritures,  les  secrets  des  sacrements  et  les  profondeurs  des 
mystères,  les  écrits  des  Pères,  en  particulier  Hilaire,  Cyprien, 
Ambroise,  Jérôme,  Augustin.  11  fallait  y  ajouter  beaucoup  des 
innombrables  Pères  grecs  ;  »  de  plus,  «  les  décrets  des  canons 
et  les  droits  de  tout  l'ordre  ecclésiastique,  »  surtout  la  collec- 
tion de  Denys  le  Petit,  qu'il  n'était  pas  permis  d'ignorer  sans 
être  coupable.  On  l'eût  été  davantage  de  ne  point  lire  encore 
attentivement  les  conciles  d'Ephèse,  de  Chalcédoine  et  les 
épîtres  encycliques  des  Souverains-Pontifes  concernant  ces 
conciles.  L'histoire  ecclésiastique  entrait  dans  ce  plan  et 
prenait  rang  immédiatement  après  l'Ecriture  sainte  et  avant 
les  Pères  :  la  cosmographie  accompagnait  l'histoire.  On  ne 
comptait  pas  ce  qui  était  commun  à  toute  école  ;  beaucoup  de 
connaissances  de  grammaire,  de  poétique,  de  rhétorique,  de 
dialectique,  d'arithmétique,  de  musique,  de  géométrie,  d'astro- 


CHAPITRE  VII.  32t 

nomie,  toutes  nécessaires  pour  l'intelligence  des  saintes 
Lettres,  a  II  faut,  dit  une  très- ancienne  règle,  que  le  solitaire 
enseigne  et  ne  soit  pas  enseigné;  c'est  son  office  spécial 
d'exposer  le  mystère  de  la  loi,  la  doctrine  de  la  foi,  la  disci- 
pline de  la  justice,  de  commenter  les  Ecritures  divines,  de 
développer  les  canons,  de  reproduire  les  exemples  des  saints.  » 
((  Otez  les  monuments  des  lettres,  disait  un  moine  de  Mici, 
tout  périt,  toute  société  croule  et  tout  tombe  dans  la  confu- 
sion ^  »  - 

Ainsi  ces  écoles  monastiques  étaient  le  plus  haut  degré  de 
l'enseignement  et  embrassaient  la  science  universelle  du  temps. 

Aussi  leur  éclat  ne  le  cède-t-il  en  rien  à  l'éclat  des  écoles 
antiques.  Les  saines  traditions  se  continuent  dans  les  savantes 
abbayes  de  Lérins  et  de  Saint- Victor.  Augendus,  abbé  de 
Condat,  enseigne  le  grec  et  le  latin  ;  et  quand  il  meurt,  saint 
Avit  de  Vienne  s'inquiète  du  danger  qui  menace  une  école 
si  célèbre  et  lui  cherche,  dans  le  prêtre  Viventiol,  un  appui. 
Un  siècle  plus  tard,  à  Saint-Hilaire  de  Poitiers,  l'enseignement 
des  arts  libéraux  dure  sept  ans.  L'école  dé  Saint- Wandrille, 
en  Normandie,  compte  trois  cents  élèves;  Saint-Médard,  de 
Soissons,  cinq  cents  ;  Mici,  cinq  mille.  Les  écoles  de  Sithiu, 
d'Issoire,  de  Jumiége  sont  louées  comme  autant  de  pépinières 
d'évêques  et  de  moines  savants.  Ligugé,  qui  ne  cultivait 
d'autre  art  que  la  transcription,  possédait,  dans  sa  bibliothèque, 
presque  tous  les  Pères  de  l'Eglise.  S'il  fallait  citer  tous  les 
monastères  où  les  lettres  furent  enseignées  avec  éclat  au 
septième  siècle,  on  nommerait  Saint-Taurin  d'Evreux,  So- 
hgnac,  Saint-Germain  d'Auxerre ,  Moutier-la-Celle ,  x\gaune, 
et  dans  les  provinces  du  Nord,  plus  rebelles  à  la  culture 
littéraire^  Saint-Vincent  de  Laon,  Saint -Valéry,  Tholay, 
Grandval.  La  lumière,  pour  pénétrer  plus  abondamment  dans 
ces  contrées,  attend  les  missions  de  saint  Boniface  et  les 
victoires  de  Charlemagne  '. 

^  Hist.  de  Saint  Léger,  p.  104.  — '  Pour  les  preuves  à  l'appui,  voir  :  Hist. 
liltér.  de  France,  i.  III;  Joly,  Traité  histGriq.  des  écoles  épiscopales,  et  Bar- 
thélémy, Vie  des  saints  de  France,  t.  VI. 


r^58  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

IV.  L'école  cléricale  et  séculière  du  palais  complétait  digne- 
ment l'ensemble  des  écoles  mérovingiennes. 

Cette  école  eut  pour  berceau  la  chapelle  des  rois  de  France, 
et  la  chapelle  dut  son  nom,  peut-être  son  institution,  à  la 
chape  de  saint  Martin  de  Tours.  Les  princes,  dans  l'impossibi- 
lité d'emporter  avec  eux,  dans  les  expéditions  et  les  voyages, 
les  reliques  du  grand  thaumaturge  des  (ilaules,  voulurent,  du 
moins,  emporter  sa  chape,  comme  gage  de  la  victoire.  Cette 
chape,  que  Dieu  avait  ornée  par  miracles,  était  renfermée  dans 
un  oratoire  portatif  appelé  capella  et  desservi  par  des  jeunes 
clercs.  Dès  les  premiers  jours  de  la  conversion  des  Francs,  on 
avait  vu  les  plus  sair*  >  personnages  sortir  des  basiUques,  des 
cloîtres,  des  plus  lointains  ermitages,  pour  concourir,  même  à 
leur  insu,  à  l'évangéhsation  du  palais.  Dans  la  suite,  on  vit 
passer,  je  ne  dirai  pas  à  la  cour,  mais  à  la  résidence  des  rois, 
tous  les  grands  évêques  régionnaires,  tous  les  admirables  mis- 
sionnaires qui  allaient  porter  l'Evangile  dans  la  Grande- 
Bretagne^  en  Saxe  ou  en  Frise.  Leur  présence  et  leurs  exhor- 
tations firent  adjoindre,  petit  à  petit,  par  la  nécessité  des 
choses,  à  la  chapelle  du  palais,  l'école  palatine.  Il  y  avait  au- 
près du  roi  des  ducs  et  des  comtes,  et  au-dessus  de  ces  per- 
sonnages une  foule  de  jeunes  nobles  que  leurs  parents  r^com- 
mandaient  au  prince  pour  qu'il  les  fît  élever.  Ces  jeunes  gens, 
prédestinés  à  commander  plus  tard  les  armées  ou  à  gouver- 
ner les  provinces,  étaient  les  nourrissons  du  palais,  les  enfants 
adoptifs  du  roi.  Il  eût  été  maladroit  de  négliger  l'éducation  de 
cette  jeunesse,  de  ne  point  la  préparer  aux  charges  nouvelles 
de  l'ordre  social.  Aussi,  dès  le  temps  de  Clovis,  la  voit-on  confiée 
à  un  chapelain.  Ce  germe  se  développe,  l'école  détermine  son 
but  et  y  approprie  ses  programmes  ;  les  rois  en  confient  la  direc- 
tion aux  hommes  les  plus  éminents,  aux  saint  Ouen,  aux  saint 
Sulpice,  aux  saint  Léger.  Avec  le  développement  de  l'école  et 
le  mérite  des  maîtres,  s'accroît  le  nombre  des  disciples.  Il  se 
forme  là  des  amitiés  touchantes  qui  prêteront,  dans  la  suite,  aux 
plus  doux  souvenirs  et  au  meilleur  commerce.  Rien  ne  manque, 
à  cette  école,  pour  l'éducation  du  cœur  et  la  culture  de  l'âme. 


CHAPITRE   VII.  320 

L'intelligence  y  trouvait-elle  un  suffisant  et  légitime  essor  ? 

On  voit  figurer,  dans  l'enseignement  de  l'école  palatine,  dit 
encore  le  cardinal  Pitra,  les  études  libérales,  la  grammaire,  la 
dialectique,  la  rhétorique,  puis  d'autres  disciplines  plus  spé- 
ciales, les  lois  romaines,  les  coutumes  et  jusqu'aux  traditions 
nationales,  aux  richesses  de  l'éloquence  gallo-romaine  et  peut- 
être  de  l'idiome  gallo-franc.  Par  une  sorte  de  luxe  littéraire,  on 
s'y  façonnait  à  une  belle  diction  et  l'on  avait  pour  règle  de 
tempérer  la  brillante  abondance  du  génie  gaulois,  par  la  gra- 
vité de  la  parole  romaine.  Le  fond  de  cette  instruction  était 
aussi  solide  que  varié  :  l'histoire  y  occupait  une  large  place  ; 
deux  cours  semblent  indiqués  comme  embrassant  tout  :  celui 
des  grammairiens  dialecticiens  et  celui  des  historiens.  Ainsi, 
cette  importante  étude  était  confiée  à  des  maîtres  spéciaux  et 
dans  leur  programme  entraient  les  traditions  nationales,  les 
hauts  faits  des  peuples  nouveaux,  les  gestes  des  guerriers  ;  on 
n'épargnait  rien  de  ce  qui  pouvait  embellir  l'esprit  et  donner  à 
ces  jeunes  Francs  des  moeurs  élégantes  et  polies.  Enfin,  on  s'y 
élevait  aux  sublimités  de  la  dogmatique  chrétienne  et  on  s'y 
rendait  aussi  habiles  dans  les  choses  divines  que  dans  les 
choses  profanes. 

Du  reste,  il  n'y  avait  pas  seulement  une  vaine  parade  d'éru- 
dition privilégiée  ;  c'était  une  sorte  de  concours,  un  mode  effi- 
cace et  sérieux  de  distinction  ou  d'avancement.  Parmi  les 
hommes  illustres  sortis  de  cette  école,  il  faut  citer  Aredius, 
saint  Lambert  d'Utrecht,  saint  Wandrille,  saint  Chrodegang, 
saint  Wandrégésile,  saint  Faron,  Paul ,  diacre ,  AYala ,  Adal- 
hard,  saint  Benoit  d'Aniane.  Parmi  les  maîtres  qui  en  repré- 
sentent le  mieux  les  directions  différentes,  il  faut  rappeler 
saint  Ouen  et  saint  Didier  de  Cahors.  Saint  Didier,  dont  l'édu- 
cation, si  polie,  se  révèle  dans  des  lettres  pleines  de  charme, 
cultivait  les  art&  avec  la  passion  des  anciens  ;  un  de  ses  ora- 
toires est  comparé  à  une  place  dans  le  paradis.  Saint  Ouen  est 
tout  Germain  :  il  se  déclare  contre  les  anciens,  condamne  les 
fictions,  rejette  les  finesses  littéraires  et  fait  passer  le  fond  avant 
la  forme  ;  ce  qui  ne  l'empêche  point  de  s'élever  à  la  plus  màlo 


330  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

éloquence.  On  voit  poindre  là  une  littérature  nouvelle,  chré- 
tiennement pratiquée,  dont  on  peut  étudier  ailleurs  la  magni- 
fique effloraison.  Il  y  a  des  parfums  dans  Galaad. 

V.  Enfin,  les  écoles  impériales,  restaurées  par  Gratien,  célé- 
brées par  Ausone  et  Sidoine  Apollinaire,  ne  disparaissent  pas 
toutes  avec  les  invasions.  Saint  Grégoire  de  Tours,  il  est  vrai, 
s'écrie  :  Vée  diebus  nostris,  quia  periit  studium  litterarum  ! 
mais  Grégoire  réfute  ses  plaintes  par  le  mérite  de  ses  écrits  et 
la  portée  de  son  témoignage  historique.  On  voit  qu'il  a  par- 
couru le  cours  classique  des  lettres,  de  la  jurisprudence  et  de 
la  théologie.  Il  rapporte  quelque  part  l'entrée  de  Gontran  à 
Orléans,  où  le  roi  des  Burgondes  fut  complimenté  en  latin,  en 
grec  et  en  syriaque.  Quand  Childéric  veut  enrichir  l'alphabet 
de  quatre  lettres,  il  ordonne  à  toutes  les  cités  d'effacer  les  an- 
ciens signes  et  d'introduire  les  nouveaux  jusque  dans  les  écoles 
d'enfants.  Les  Vies  des  saints  nous  montrent  ces  pieux  person- 
nages nourris,  dès  l'enfance,  dans  les  lettres  et  les  arts  libé- 
raux. Les  grands  évêques  du  temps,  Nicétius  de  Trêves,  Agri- 
cola  de  Châlons,  Grégoire  de  Langres,  Ferréol  d'Uzès,  sont 
loués  pour  la  politesse  de  leur  langage  et  l'éclat  de  leur  élo- 
quence ;  plusieurs  d'entre  eux  parlent  grec  et  écrivent  en  vers. 
La  royauté  mérovingienne  ressent  eUe-méme  les  charmes  de 
la  Uttérature  :  Childebert  et  Caribert  parlent  latin  avec  dis- 
tinction ;  Chilpéric  compose  deux  livres  de  vers  dont  se  moque 
Grégoire  de  Tours  ;  ce  qui  n'empêchera  pas  le  moyen  âge  de 
placer  ce  prince,  au  portail  de  Notre-Dame,  en  Apollon  Citha- 
rède.  Les  compagnons  de  guerre  imitent  les  rois  ;  ils  se  plaisent 
à  entendre  tour-à-tour  la  lyre  romaine. et  la  harpe  des  Scaldes. 

A  côté  de  cette  saine  tradition  scolaire,  en  paraît  une  autre 
représentée  par  Virgile  de  Toulouse  et  l'école  d'Aquitaine.  On 
la  nomme  ainsi  du  lieu  de  sa  provenance,  mais  elle  eut  crédit 
partout  au  sixième  siècle,  et,  avec  certaines  variantes  de 
forme,  elle  est  un  peu  de  tous  les  temps.  Les  maîtres  de  cette 
école  fameuse  s'étaient  affublés  des  grands  noms  de  la  litté- 
rature latine  :  ils  s'appelaient  tout  simplement  Tite-Live, 
Salluste,  Tacite,  Ovide,  TibuUe,  Horace  et  Virgile  :  naïveté 


CHAPITRE   VII.  33  i 

qui  a  fourni  au  P.  Hardouin  des  preuves  pour  soutenir  sa 
thèse  saugrenue  sur  la  composition  des  classiques  latins  par 
des  moines  du  moyen  âge.  Le  cardinal  Mai  représente  ces 
docteurs  discutant  avec  acharnement,  plusieurs  jours  et  plu- 
sieurs nuits,  les  moindres  particularités  de  la  grammaire. 
Acharnement  puéril,  pourtant  exphcable  ;  ce  qui  l'est  moins, 
c'est  l'imagination  d'une  latinité  secrète,  l'invention  d'une 
éloquence  nouvelle,  pour  exercer  la  sagacité  des  élèves  et 
empêcher  le  vulgaire  de  se  croire  à  la  hauteur  des  initiés. 
En  tirant  des  mots  du  grec,  en  dérangeant,  d'une  façon  con- 
ventionnelle, l'ordre  des  lettres  d'une  phrase,  en  bouleversant 
l'ordre  des  modes  et  des  temps,  enfin  en  substituant,  dans  la 
facture  des  vers,  la  rime  à  la  quantité,  ils  parvinrent  à  créer 
jusqu'à  douze  latinités  différentes  :  langues  mystérieuses  des 
précieux  du  temps,  mais  qui  ne  présentent  plus,  aux  âges 
postérieurs,  que  des  hiéroglyphes.  Si  l'on  ne  considérait  que 
le  temps  perdu  à  ces  vains  jeux  et  le  danger  de  ces  singulières 
théories,  il  faudrait  bien  passer  condamnation.  Il  ne  faut 
point  oublier,  cependant,  que  les  barbares  étaient  habitués  à 
deviser,  pendant  les  longues  soirées  d'hiver,  sur  les  énigmes 
que  colportaient  les  bardes.  Ces  nouveautés  leur  plurent  donc, 
stimulèrent  leur  zèle,  les  mirent  en  goût  de  beautés  littéraires. 
De  là  devait  sortir  un  jour  cette  poésie  rimée,  si  naïve  dans 
les  chants  des  troubadours,  si  gracieuse  dans  les  séquences 
d'Adam  de  Saint- Victor,  et  plus  outre,  l'adoption  de  la  rime, 
une  des  difficultés  et  des  beautés  de  la  poésie  française. 

En  résumé  :  écoles  impériales,  école  palatine,  écoles  monas- 
tiques, épiscopales  et  presbytérales  :  telles  furent  les  écoles  de 
l'ère  mérovingienne. 


2°  Ecoles  carlovingiennes. 


La  décadence  de  la  dynastie  mérovingienne,  les  guerres 
qui  mirent  en  rehef  le  mérite  des  maires  du  palais,  l'invasion, 
sous  Charles-Martel,  des  évèchés  et  des  abbayes  par  les 
hommes  d'armes,  provoquèrent,  cent  ans  avant  Charlemagne, 
la  décadence  des  écoles.  A  son  avènement^  ce  grand  prince, 


').'îf>  Hisromii  dp;  la  papauté. 

savant  lui-même  et  ami  des  sciences,  voulut  joindre  à  tant 
d'autres  gloires  la  gloire  de  restaurer  les  écoles  et  les  lettres  : 
son  génie  lui  assignait  cette  tache,  son  amour  du  vrai,  du 
beau  et  du  bien  soutint  son  énergie  pour  en  procurer  l'accom- 
plissement. 

I.  Le  mérite  ne  consiste  pas  tant  à  concevoir  de  nobles 
desseins  qu'à  les  exécuter.  Pour  opérer  cette  restauration. 
Charles  commença  par  concentrer  autour  de  lui  toutes  les 
forces  intellectuelles  du  monde  chrétien.  L'Itahe  avait  accueilli 
des  moines  grecs  exilés  par  les  iconoclastes.  Rome  put  lui 
donner  des  savants,  des  chantres  et  des  livres.  L'Espagne, 
moins  ébranlée  qu'on  ne  pense  par  la  conquête  musulmane, 
offrit  ce  qu'elle  avait  conservé  de  ses  écoles  et  ce  qu'elle 
avait  emprunté  de  science  aux  Arabes.  L'Irlande  envoya 
Dungal  et  Clémens;  l'Angleterre  tira  de  son  école  laïque  et 
ecclésiastique  le  grand  instituteur  du  huitième  siècle,  Alcuin. 
Le  grand  empereur,  mettant  le  premier  à  profit  ces  richesses, 
étudia  la  calligraphie,  la  grammaire,  la  dialectique,  l'astro- 
nomie, et,  certes,  il  n'est  pas  moins  grand  à  l'école  qu'au 
champ  de  Paderborn  ;  '  en  même  temps,  il  pubhait  ses  cir- 
culaires pour  le  rétablissement  des  écoles.  Nous  allons  voir 
refleurir,  sous  son  règne,  l'école  palatine,  les  écoles  presbyte - 
raies,  épiscopales  et  monastiques. 

Ecoles  palatines.  —  La  première  restauration  de  Char- 
lemagne  fut  l'école  palatine.  C'était,  nous  l'avons  dit,  une 
espèce  d'école  domestique,  attachée  à  la  cour,  qu'elle  suivait 
partout,  et  spécialement  destinée  à  la  famille  impériale,  aux 
personnages  distingués,  aux  conseillers  et  aux  ministres  de 
l'empereur.  L'instruction  y  fut  aussi  étendue  que  variée  :  on 
y  étudiait  les  lettres,  la  poésie,  la  liturgie,  la  théologie  et 
l'Ecriture  sainte.  Là  parurent  successivement  Leidrade,  arche- 
vêque de  Lyon,  Théodulphe,  évêque  d'Orléans,  Smaragde, 
abbé  de  Saint-Mihiel,  Adalard  de  Corbie,  Amalaire  de  Metz, 
Agobard,  Rhaban-Maur,  Angilbert,  abbé  de  Saint-Riquier, 
Anségise,  abbé  de  Saint- Wandrille,  et  beaucoup  d'autres.  Ses 
disciples,  devenus  maîtres,  répandirent  sur  toute  la  surface 


CÏIAMTRE  vii.  •  333 

de  l'empire  l'activité  scientifique  dont  ils  avaient  reçu  l'im- 
pulsion. 

xi  l'école  palatine  était  jointe  une  académie  où  les  beaux 
esprits  de  la  cour  se  livraient  aux  délassements  de  la  poésie  et 
aux  luttes  de  la  discussion.  Chaque  académicien  se  parait  d'un 
surnom  pris  à  l'antiquité  :  Alcuin  s'appelait  Flaccus  ;  Angilbert, 
Homère;  Eginho,rd,  Béséléel;  Frédégise,  Nathanaël  ;  Piigbod, 
Macaire;  Riculf,  Damètes,  et  ainsi  des  autres.  Charles  aimait 
à  présider  son  académie  sous  le  nom  de  David,  dont  il  cherchait 
à  imiter  la  sagesse,  et  ne  manquait  jamais  d'amener  avec  lui 
ses  fils  et  ses  filles,  qu'il  avait  fait  instruire  dans  les  arts 
libéraux.  Entre  tous  ces  champions  se  livraient  parfois  des 
assauts  singuhers  sur  des  énigm^es  tirées  de  l'interprétation 
des  Ecritures  ou  des  combinaisons  de  l'astronomie.  Dans  ces 
pugilats,  l'esprit  essaj^ait  ses  forces,  la  dialectique  remuait  les 
idées  et  les  savants  préludaient  aux  réunions  des  âges  posté- 
rieurs. C'était  là,  dit  gracieusement  Alcuin,  une  nouvelle 
Athènes^  d'autant  préférable  à  l'ancienne  que  la  doctrine  de 
Jésus-Christ  est  supérieure  à  celle  de  Platon. 

La  gloire  de  l'académie  caiiovingienne  et  de  l'école  palatine 
fut  Alcuin,  qui  échangea,  à  la  fin  de  sa  vie,  les  splendeurs  de 
la  cour  contre  le  silence  d'une  cellule  à  Saint-Martin  de  Tours. 
L'activité  scientifique  d 'Alcuin  peut  être  considérée  sous  le 
rapport  pratique  et  sous  le  rapport  scientifique.  Sous  le 
rapport  pratique,  Alcuin  a  surtout  fait  trois  choses  : 

1°  Il  a  corrigé  et  rétabli  les  manuscrits  de  l'ancienne  litté- 
rature. Du  sixième  au  huitième  siècle,  ces  manuscrits  étaient 
tombés  aux  mains  de  copistes  si  ignorants,  que  les  textes  en 
étaient  devenus  presque  méconnaissables  ;  une  foule  de  pas- 
sages avaient  été  altérés  ou  mutilés  ;  les  feuillets  étaient  en 
désordre  et  toute  exactitude  d'orthographe  et  de  grammaire  en 
paraissait  bannie.  La  réparation  de  ce  mal  fut  un  des  premiers 
soins  d' Alcuin.  Il  fut  occupé  à  ce  travail  toute  sa  vie,  et  il  le  re- 
commandait à  ses  disciples.  Charlemagne  lui  prêta  son  appui; 
car  on  lit  dans  Thégan,  chroniqueur  contemporain,  que  l'année 
qui  précéda  sa  mort  (813),  le  roi  corrigea  de  ses  propres  mains 


334  HISTOIRE   DE    LA   PAPAUTÉ. 

le  texte  des  Evangiles.  De  tels  exemples  ne  pouvaient  manquer 
d'être  efficaces.  Aussi  Tardeur  pour  la  reproduction  des  anciens 
manuscrits  devint-elle  générale.  Dès  qu'une  révision  exacte  de 
quelque  ouvrage  avait  été  faite  par  Alcuin  ou  par  quelqu'un  de 
ses  élèves,  on  en  envoyait  des  copies  dans  les  principales  églises 
ou  abbayes,  et  là  des  copies  nouvelles  en  étaient  faites  pour 
être  envoyées  plus  loin.  L'art  de  copier  devint  une  source  de 
richesse  et  même  de  célébrité.  L'abbaye  de  Fontenelle,  où  se 
trouvaient  Ovon  et  Hardouin,  acquit  par  ses  moines  une 
grande  renommée.  Les  religieux  de  Reims  et  de  Corbie  ne  se 
distinguèrent  pas  moins  sous  ce  rapport.  Au  lieu  du  caractère 
corrompu  dont  on  se  servait  depuis  deux  siècles,  on  reprit 
l'usage  du  caractère  romain.  Les  bibliothèques  monastiques 
devinrent  bientôt  considérables,  et  la  plupart  des  manuscrits 
encore  existants  datent  de  cette  époque.  Quoique  l'on  s'appli- 
quât surtout  à  la  littérature  sacrée,  la  littérature  profane  ne  fut 
pas  négligée.  Alcuin  lui-même  revit  et  corrigea  les  comédies 
de  Térence. 

2°  Il  a  restauré  les  écoles  et  ranimé  les  bonnes  études,  inter- 
rompues depuis  plus  de  cent  ans.  Les  plus  célèbres  écoles  de 
cet  âge,  celles  d'où  sortirent  les  hommes  les  plus  distingués, 
durent  leur  fondation  ou  leur  éclat  au  moine  anglais  et  à  ses 
disciples.  Il  suffira  de  citer  celles  de  Ferrière  en  Gâtinais,  de 
Sàint-Gall  dans  le  canton  de  ce  nom,  de  Fulde  dans  le  diocèse 
de  Mayence,  de  Reichenau  dans  celui  de  Constance,  de  Corbie, 
près  d'Amiens,  d'Aniane  en  Languedoc,  de  Saint- Wandrille  ou 
Fontenelle  en  Normandie,  de  Saint-Mihiel  dans  le  diocèse  de 
Yerdun,  etc. 

3°  Alcuin  alui-même  enseigné,  fait  sentir  à  ses  élèves  qu'avec 
la  pureté  du  cœur,  la  science  est  le  seul  bien  digne  de  notre 
ambition,  et  distribué,  jusqu'à  l'âge  le  plus  avancé,  «  le  miel 
des  Ecritures,  le  vin  de  la  science  antique,  les  premiers  fruits 
de  la  grammaire  et  les  flambeaux  de  l'astronomie.  »  Parmi  ses 
élèves  les  plus  illustres  sont  :  Amalaire  de  Trêves,  Raban  de 
Mayence,  Hetto  de  Fulde,  Haimon  d'Alberstadt  et  Samuel  de 
Worms.  Outre  ces  œuvres  vivantes,  il  laissa  beaucoup  d'écrits 


CHAPITRE  vn.  335 

et  commentaires  des  Ecritures,  des  traités  de  doctrine  et  de 
discipline,  des  lettres  où  il  traite  volontiers  des  points  de 
science  et  des  poésies  sur  une  foule  de  sujets.  Alcuin  fut,  pour 
la  France,  ce  que  furent,  pour  l'Italie,  Boèce  et  Cassiodore  ;  pour 
l'Espagne,  saint  Isidore  de  Séville;  pour  l'Angleterre,  le  vé- 
nérable Bède  :  il  fut  l'homme  qui  agrandit  tous  les  horizons  et 
posa  la  base  de  tous  les  progrès  scientifiques. 

A  côté  d'Alcuin  brillaient  Pierre  de  Pise,  qui  enseigna  la 
grammaire,  en  comprenant,  sous  ce  nom,  l'élude  des  poètes, 
et  Paul  Diacre,  l'historien  des  Lombards,  le  biographe  des 
saints,  l'auteur  de  l'un  des  premiers  Homiliaires. 

L'académie  du  palais  mourut  avec  Charlemagne  ;  l'école  pa- 
latine, mise  un  instant  en  péril  par  les  querelles  des  fils  de 
Louis  lo  Débonnaire,  se  releva  plus  brillante  sous  Charles  le 
Chauve.  A  en  juger  par  les  louanges  de  Paschase  Radbert  et 
d'Herric  d'Auxerre,  les  savants,  surtout  ceux  d'Irlande,  étaient 
favorablement  accueilhs  à  la  cour  de  France.  Deux  d'entre  eux 
se  firent  remarquer  :  Scot-Erigène,  que  Bacon  vante  comme 
un  interprète  très-éclairé  d'Aristote,  et  Mannon,  qui  enseignait 
sous  Louis  le  Germanique,  avec  une  telle  supériorité,  que 
Radbod  vint  exprès  d'Utrecht  pour  l'entendre.  Le  silence  des 
chroniqueurs,  après  cette  époque,  la  faiblesse  des  princes  et 
la  comle  durée  de  leur  règne,  nous  autorisent  à  supposer  que 
l'école  palatine  tomba  dans  l'obscurité  et  s'éteignit  prompte- 
ment  faute  de  protection. 

On  a  voulu  faire  sortir,  de  l'école  palatine,  l'Université  de 
Paris  :  c'est  une  erreur  positive.  L'école  palatine  ne  fut  jamais 
cette  libre  association  de  professeurs  que  nous  verrons  soutenue 
par  les  privilèges  des  Papes,  sous  le  patronage  des  rois.  Elle 
prépare  cependant  l'Université  par  son  éclat  comme  école  et 
par  la  réunion,  dans  son  sein,  de  savants  de  tous  les  pays.  C'est 
ce  qui  faisait  dire  :  «  Le  sacerdoce  aux  Romains,  l'empire  aux 
Allemands,  la  science  aux  Français. 

Ecoles  épiscopales.  —  Charlemagne  avait  le  cœur  trop  grand 
et  la  foi  trop  vive  pour  ne  pas  soutenir,  dans  ses  Etats,  les  éta- 
blissements scolaires  de  l'Eglise.  Les  évêques,  animés  par  son 


330  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

exemple  et  soutenus  par  sa  munificence,  établirent  donc,  main- 
tinrent ou  restaurèrent  partout  les  écoles  presbytérales,  cano- 
niales et  cathédrales. 

L'école  presbytérale,  d'abord,  continua  de  répandre  ses  bien- 
faits sur  le  peuple.  «  Q^ie  les  prêtres^  dit  Févêque  d'Orléans, 
Théodulphe,  tiennent  des  écoles  dans  les  bourgs  et  dans  les 
campagnes,  et  si  quelqu'un  des  fidèles  veut  leur  confier  ses 
petits  enfants  pour  leur  faire  étudier  les  lettres,  qu'ils  les  en- 
seignent en  toute  charité,  sans  recevoir  aucun  prix,  excepté 
ce  que  les  parents  offriront  volontairement  et  par  affection.  »  Le 
même  évêque,  pour  juger  par  lui-même  de  la  fidèle  observance 
de  cette  recommandation,  ordonnait  à  ses  curés  d'amener  avec 
eux,  au  synode  annuel,  deux  ou  trois  de  leurs  clercs  :  ISec  non 
duos  aut  très  dericos,  cum  quibus  missarwn  solemnia  cele- 
bratis,  vobiscum  adducUe,  ut  probetur  quam  dilicjenter,  quaiito 
studio  Dei  servitium  peragatis.  Ces  paroles  de  Théodulphe 
induisent  à  penser  que  ces  jeunes  gens  portaient  la  tonsure^ 
assistaient  le  prêtre  dans  l'office  des  grandes  fêtes  et  étudiaient, 
dans  les  presbytères,  surtout  ce  qui  regarde  le  service  divin.  Et 
des  hommes  qui,  sans  le  bienfait  des  écoles  ecclésiastiques,  ne 
sauraient  même  pas  lire,  osent  dire  que  l'Eglise  craignait  la 
science,  qu'elle  entravait  le  progrès  des  lumières  ! 

Les  conciles  insistent  sur  la  tenue  des  écoles  épiscopales; 
il  suffira  de  mentionner  ici  les  conciles  de  Chàlons,  de  Langres 
et  de  Savonnières.  Le  troisième  concile  de  Tours,  tenu  en  813, 
fait  parfaitement  connaître  l'objet  de  ces  écoles  lorsqu'il 
ordonne  que  ceux  qu'on  destine  à  la  prêtrise  passent  aupara- 
vant un  temps  considérable  dans  le  palais  épiscopal,  pour  y 
être  instruits  des  devoirs  du  divin  sacerdoce,  pour  être  éclairés 
et  examinés  de  plus  près  et  plus  à  loisir,  avant  d'être  élevés  au 
comble  d'une  si  haute  dignité.  Sed  priusquam  ad  consecratio- 
nem  presbyteratus  accédât,  maneat  in  episcopio  *. 

Les  capitulaires  de  Charlemagne-  nous  apprennent  que 
l'école  épiscopale  ne  servait  pas  seulement  de  séminaire,  mais 

^  Tliomassin,  op.  cit.,  ch.  vi.  —  *  Op.  cit.,  liv.  VI,  ch.  xxxiii.  Je  cits  la 
traduction  de  Thomassin  en  l'abrégeant  un  peu. 


CHAPITRE  Vit.  33^ 

qu'elle  recevait  encore  les  ecclésiastiques  pour  ce  que  nous 
appeloQS  aujourd'hui  l'examen  des  jeunes  prêtres  et  les  re- 
traites pastorales.  Tous  les  curés  de  campagne  y  étaient  appe- 
lés per  turmas  et  per  hebdomadas  les  uns  après  les  autres,  afin 
de  laisser  toujours  dans  les  paroisses  autant  de  prêtres  qu'il 
en  faut  pour  l'administration  des  sacrements  et  la  célébration 
des  saints  offices.  L'évêque,  ou  par  lui-même  ou  par  l'organe 
de  personnes  instruites,  enseignait,  à  ces  curés  assemblés,  les 
pratiques  les  plus  essentielles  et  les  plus  importantes  pour 
s'acquitter  saintement  de  leur  divin  ministère,  par  de  fré- 
quentes conférences  touchant  les  saintes  lettres,  les  canons, 
les  offices  divins,  la  pratique  des  sacrements,  les  prédications, 
la  vie  et  les  mœurs  des  clercs.  A  ces  instructions  s'ajoutaient 
des  exhortations  :  Ut,  dit  Charlemagne,  meliores  ad  parochias 
demiim  et  sapientiores  atque  populis  utiliores  absoluti  rever- 
tantur. 

On  voit  qu'on  ne  songe  pas  d'aujourd'hui  à  renouveler  sans 
cesse  les  prêtres  dans  l'esprit  et  la  ferveur  du  sacerdoce. 

Pour  donner  une  idée  plus  complète  de  ces  écoles  épisco- 
pales,  ajoutons  qu'à  Lyon,  l'archevêque,  ancien  élève  de  l'école 
palatine ,  puis  bibliothécaire  impérial  et  missus  dominicus, 
avait  établi  des  écoles  de  chartes  et  des  écoles  de  lecteurs,  où 
l'on  exphquait  les  livres  les  plus  difficiles  de  l'Ecriture  sainte. 
A  Orléans,  Théodulphe  allait  plus  loin  ;  il  avait,  à  Sainte-Croix, 
une  école  principalement  destinée  à  la  formation  des  clercs  et 
ouverte  plus  spécialement  aux  parents  des  prêtres,  pour  récom- 
penser par  là  le  dévouement  à  l'Eghse. 

Une  école  qui  seconda  puissamment  l'école  cathédrale  fut 

l'école  des  chanoines.  Charlemagne  n'entendait  pas  que  ces 

ecclésiastiques 

Vermeils  et  brillants  de  santé 

Dormissent  d'une  longue  et  sainte  oisiveté  *. 

Des  capitulaires  obligent  les  chanoines  au  travail.  On  les  voit 
s'animer  et  ajouter  aux  travaux  personnels  la  charge  dîme 
école.  Confondue  avec  l'école  de  la  cathédrale  dans  les  villes 

^  Boileau,  Lulrin,  III"  chant. 

IV.  22 


33)^  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

épiscopales,  l'école  canoniale  forma  une  école  nouvelle  clans  les 
collégiales.  Son  directeur  s  appela  Scolaslique,  Ecolâtre  ou 
Capiscole.  On  y  tenait  plusieurs  classes  ;  on  enseignait  séparé- 
ment la  grammaire,  les  arts  libéraux,  le  chant,  le  cérémonial 
et  l'Ecriture  sainte.  Cette  institution  s'est  perpétuée  jusqu'à 
nos  jours,  clans  les  maîtrises  et  les  psallettes,  faibles,  mais  res- 
pectables débris  d  une  vénérable  antiquité ,  peut-être  aussi 
pierres  d'attente  pour  l'œuvre  d'un  nouveau  Charlemagne. 

Ecoles  monastiques.  —  Au-dessus  des  écoles  épiscopales 
s'élevaient  les  écoles  monastiques.  Ces  écoles  avaient  souffert, 
comme  les  autres,  du  malheur  des  temps  ;  le  grand  empereur 
se  fait  un  devoir  de  religion  et  de  haute  politique  de  relever 
celles  qui  périclitent  et  d'en  fonder  là  où  elles  manquent.  Dans 
la  pensée  de  Charlemagne,  fonder  un  monastère,  c'était  créer 
un  avant-poste  de  la  civilisation. 

Dans  une  lettre  à  l'archevêque  de  Mayence,  l'empereur  écrit  : 
«  Ayez  soin  d'appliquer  les  vôtres  à  l'étude  autant  qu'il  est  en 
vous,  les  pressant  tantôt  par  d'afîectueux  conseils,  tantôt  par 
de  sévères  reproches  ;  et,  s'il  en  est  de  pauvres  dans  le  nombre, 
excitez-les  en  les  aidant  de  votre  secours.  Si  vous  ne  pouvez 
en  attirer  d'autres,  du  moins  parmi  ceux  qui  sont  attachés  au 
service  de  votre  église,  vous  pouvez  instruire  ceux  que  vous 
jugerez  capables.  Et  qui  croira,  en  effet,  que,  dans  une  si 
grande  multitude  soumise  à  votre  gouvernement,  on  ne  puisse 
trouver  personne  à  instruire  ?. ..  Tous  ceux  qui  vous  connaissent 
pour  disciple  du  martyr  saint  Boniface  attendent  de  vos  efforts 
le  plus  grand  fruit.  » 

Voici  maintenant  sa  glorieuse  circulaire  pour  la  restauration 
des  écoles  : 

((  Charles,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  des  Francs  et  des  Lom- 
bards, patrice  des  Romains,'  au  nom  du  Dieu  tout-puissant, 
salut.  Sache  votre  dévotion  agréable  à  Dieu,  qu'après  en 
avoir  délibéré  avec  nos  fidèles,  nous  avons  estimé  que  les 
évêchés  et  les  monastères  qui,  par  la  grâce  du  Christ,  ont  été 
rangés  sous  notre  gouvernement,  outre  l'ordre  d'une  vie 
régulière  et  la  pratique  de  la  sainte  religion,  doivent  aussi 


CHAPITRE  VII.  339 

mettre  leur  zèle  à  l'étude  des  lettres,  et  les  enseigner  à  ceux 
qui,  Dieu  aidant,  peuvent  apprendre,  chacun  selon  sa  capacité. 
Ainsi,  pendant  que  la  règle  bien  observée  soutient  l'honnêteté 
des  mœurs,  le  soin  d'apprendre  et  d'enseigner  mettra  l'ordre 
dans  le  langage,  afin  que  ceux  qui  veulent  plaire  à  Dieu  en 
vivant  bien  ne  négligent  pas  de  lui  plaire  en  parlant  bien.  11  est 
écrit  :  Tu  seras  justifié  ou  condamné  par  tes  paroles.  Quoique, 
en  effet,  il  soit  bien  mieux  de  bien  agir  que  de  savoir,  cependant 
il  faut  savoir  avant  d'agir.  Chacun  donc  doit  apprendre  la  loi 
qu'il  veut  accomplir,  de  façon  que  l'âme  comprenne  d'autant 
plus  l'étendue  de  ses  devoirs  que  la  langue  se  sera  acquittée 
sans  erreur  des  louanges  de  Dieu.  Car  si  tous  les  hommes 
doivent  éviter  l'erreur  volontaire,  combien  plus  doivent  s'en 
garder,  selon  leur  pouvoir,  ceux  qui  ne  sont  appelés  qu'au 
service  de  la  vérité  I  Or,  dans  ces  dernières  années,  comme  on 
nous  écrivait  de  plusieurs  monastères,  nous  faisant  savoir  que 
les  frères  qui  les  habitent  multipliaient  à  l'infini  les  saintes 
prières  pour  nous,  dans  la  plupart  de  ces  écrits  nous  avons 
reconnu  un  sens  droit  et  un  discours  inculte.  Ce  qu'une 
sincère  dévotion  dictait  fidèlement  à  la  pensée,  un  langage 
inexpérimenté  ne  pouvait  l'exprimer  au  dehors,  à  cause  de  la 
néghgence  qu'on  porte  aux  études.  C'est  pourquoi  nous  avons 
commencé  à  craindre  que  si  la  science  manquait  dans  la 
manière  d'écrire,  de  même  il  y  eût  beaucoup  moins  d'intel- 
ligence qu'il  ne  faut  dans  l'interprétation  des  saintes  Ecritures. 
Bien  que  les  erreurs  de  mots  soient  dangereuses,  nous  savons 
tous  que  les  erreurs  de  sens  le  sont  beaucoup  plus.  C'est 
pourquoi  nous  vous  exhortons  non-seulement  à  ne  pas  né- 
gliger l'étude  des  lettres,  mais  encore,  avec  une  humble  in- 
tention bénie  de  Dieu,  à  rivahser  de  zèle  pour  apprendre,  afin 
que  vous  puissiez  pénétrer  plus  facilement  et  plus  sûrement 
les  mystères  des  saintes  Ecritures.  Or,  comme  il  y  a  dans  les 
Livres  sacrés  des  figures,  des  tropes  et  d'autres  ornements 
semblables,  il  n'est  douteux  pour  personne  que  chacun,  en  les 
lisant,  ne  saisisse  d'autant  plus  vite  le  sens  spirituel  qu'il  s'y 
trouve  mieux  préparé  par  l'enseignement  des  lettres.  Il  faut 


340  HISTOIRE  DE  LA  PAPAUTÉ. 

choisir  pour  ce  ministère  des  hommes  qui  aient  la  volonté,  le 
pouvoir  d'apprendre  et  le  désir  d'instruire  les  autres  ;  et  que 
cela  soit  fait  seulement  dans  l'intention  pieuse  qui  inspire  nos 
ordres.  Car  nous  désirons  que  vous  soyez,  comme  il  convient 
à  des  soldats  de  l'Eglise,  pieux  au  dedans,  doctes  au  dehors, 
réunissant  la  chasteté  d'une  sainte  vie  et  la  science  d'un  bon 
langage,  afin  que  tout  homme  qui  vous  visitera  pour  l'amour 
de  Dieu  et  pour  voir  de  près  la  sainteté  de  vos  mœurs,  en 
même  temps  qu'il  sera  édifié  de  votre  esprit,  s'éclaire  de 
votre  sagesse,  la  reconnaisse  soit  à  vos  leçons,  soit  à  vos  chants 
sacrés,  et  revienne  joyeux,  rendant  grâce  au  Seigneur  tout- 
puissant.  Ne  négligez  point  d'envoyer  des  copies  de  cette 
lettre  à  tous  les  évêques  vos  suffragants,  et  dans  tous  les 
monastères,  si  vous  voulez  jouir  de  nos  bonnes  grâces.  Au 
lecteur,  salut.  » 

Un  capitulaire  de  l'an  780  s'occupe  des  livres  et  du  travail 
des  copistes.  A  l'appui  de  ses  recommandations,  Charlemagne 
cite  les  Ecritures.  Nous  retrouvons  ici,  dit  Ozanam,  la  tradition 
familière  des  écoles  ecclésiastiques,  la  pensée  commune  de 
Bède,  de  Cassiodore  et  d'Alcuin  :  le  seul  motif  assez  fort  pour 
sauver  les  lettres  pendant  trois  cents  ans  est  encore  le  seul  qui 
puisse  les  restaurer. 

Chaque  monastère  avait  deux  sortes  d'écoles,  des  écoles  élé- 
mentaires et  des  écoles  supérieures.  Les  écoles  élémentaires, 
Scolse  l7ivialeSy  ainsi  nommées  parce  qu'on  y  enseignait  seule- 
ment le  trivium,  étaient  ouvertes  aux  enfants  du  dehors  et  aux 
oblats  ou  enfants  de  l'habit  monacal.  Ceux  qui  y  avaient  accusé 
des  talents,  nobles  ou  roturiers,  clercs  ou  laïques,  passaient 
dans  l'école  supérieure.  Là,  sous  la  direction  de  moines  distin- 
gués, ils  étudiaient  les  choses  divines  et  humaines,  tout  en 
s'exerçant  à  la  piété.  Après  quoi  ils  étaient  réputés  mûrs  pour 
la  vie  publique. 

•  La  fondation  d'Alcuin  à  Tours  servit  de  modèle  aux  autres 
écoles  monastiques.  Raban  restaura  l'école  de  Fulde,  qui  brilla 
bientôt  du  plus  vif  éclat.  De  Fulde,  le  flambeau  des  hautes 
doctrines  passa  à  Saint-Germain  d'Auxerre,  à  Reichenau,  à 


CHAPITRE   VIÏ.  311 

Hirschau,  et  pénétra  jusqu'au  fond  de  la  Saxe,  où  s'élevait  la 
Nouvelle -Corbie.  Le  nord  des  Gaules  possédait  Corbie,  près 
d'Amiens,  Saint-Wandrille,  près  Rouen,  et  le  Vieux-Moutier,  en 
Lorraine.  Près  Paris,  grandissait  l'école  de  Saint-Denis,  que  le 
pape  Adrien  jugea  digne  de  ses  éloges,  k  Paris  même,  à  Saint- 
Germain-des-Prés,  aux  monastères  d'Orléans,  à  Luxeuil,  à 
Hirschfeld  et  ailleurs,  la  science  comptait  de  doctes  interprètes. 
Même  sous  des  princes  inhabiles  à  sauver  l'empire,  on  savait 
soutenir  la  splendeur  des  lettres. 

IL  II  est  inutile  de  parler  ici,  en  particulier,  des  écoles  à  la 
fm  du  neuvième  siècle  ;  elles  ne  subirent,  du  reste,  aucun  chan- 
gement qui  puisse  intéresser  l'histoire. 

Nous  arrivons  donc  au  dixième  siècle.  Celui-ci  est  bien  déci- 
dément le  siècle  de  fer  :  les  augures  de  la  pensée  libérale  ne 
veulent  pas  en  rabattre.  Siècle  de  fer,  si  l'on  veut,  par  rapport 
à  d'autres  plus  heureux  et  voué  à  son  mauvais  sort  par  l'ingra- 
titude de  circonstances  impérieuses  :  guerres  de  succession, 
guerres  privées,  invasions  des  Normands,  mais  pas  du  tout 
siècle  de  fer  en  lui-mênie,  d'abord  parce  qu'il  n'y  en  a  aucun 
dans  l'histoire  de  l'Eglise  ;  ensuite  parce  que  ce  siècle  a  été 
jugé  si  défavorablement  par  des  écrivains  qui  n'avaient  pas 
tous  les  éléments  d'appréciation  d'aujourd'hui  et  qui  appli- 
quaient à  tous  les  peuples  ce  qui  était  vrai  seulement  de  quel- 
ques-uns; enfin,  parce  qu'on  ne  compte,  en  ce  siècle,  pas  moins 
de  quatre-vingt-cinq  auteurs  dont  il  nous  reste  des  ouvrages. 
Les  laïques  même,  quoiqu'ayant  négligé  les  sciences,  n'étaient 
pas  tous  tellement  ignorés  :  saint  Gérault  d'Aurillac,  saint 
Abbon^  père  de  saint  Odon  de  Cluny,  Guillaume,  comte  de 
Poitiers,  étaient  savants  dans  les 'Ecritures,  et  Foulques  d'Anjou 
répondait  à  Louis  d'Outremer,  qui  riait  de  le  voir  au  lutrin  : 
«  Sachez,  sire,  qu'lm  roi  non  lettré  n'est  qu'un  âne  cou- 
ronné. » 

1"*  Ecoles  épiscopales  et  monastiques,  —  Les  écoles  ecclé- 
siastiques du  siècle  précédent  subsistent.  On  remarque  les 
écoles  de  Metz,  Toul  et  Verdun;  celle  de  Strasbourg  fait  donner 
à  la  ville  le  nom  de  Urbs  doctrinis  florida ;  celle  d'Auxerre  n'a 


34fî  HISTOIRE  DE    LA   PAPAUxé. 

que  de  célèbres  professeurs,  et  celle  de  Sens  fleurit  sous  la 
discipline  de  Gerland,  vir  in  omni  génère  scientiarum  doctissi- 
mus.  Les  enfants  des  laïques  sont  toujours  reçus  avec  les  jeunes 
gens  qui  se  destinent  aux  fonctions  ecclésiastiques,  et  les  écoles 
de  campagne  ne  sont  pas  négligées.  Ainsi  elles  existaient  à 
Toul  du  temps  d'Einol  :  on  y  admettait  les  enfants  à  l'âge  de 
sept  ans  ;  saint  Dudon  de  Verdun,  dit  son  biographe,  avait  une 
grande  attention  à  faire  instruire  et  à  instruire  lui-même  les 
petits  enfants;  à  Trêves,  saint  Everacle  voulait  que  le  maître 
développât  les  choses  de  cent  façons,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  com- 
pris ;  les  statuts  de  Soissons  ordonnaient  aux  curés  d'avoir 
grand  soin  de  leurs  écoles,  et  un  Or  do  d'Arras  contient  un 
article  relatif  aux  écoles  de  chant  et  de  grammaire. 

Les  monastères  ne  se  dévouaient  pas  avec  moins  de  succès  à 
la  diffusion  des  sciences.  Les  anciennes  abbayes  :  Saint-Martin, 
Saint-Riquier,  Saint-Germain-de-Paris,  Fulde,  Saint-Gall,  etc., 
conservaient  leurs  écoles  ;  Luxeuil  surtout  brillait  d'un  vif 
éclat.  Mais  alors  fut  fondé  Cluny,  et  de  Cluny  partit  une  ré- 
forme qui  fut  introduite,  entre  autres,  à  Saint-(Termain-des-Prés 
et  à  Saint- Pierre-le- Vif,  près  d'Auxerre.  De  cette  époque  aussi 
date  la  grande  illustration  de  l'école  de  Fleury  ;  on  y  accourait 
des  contrées  lointaines  et  le  duc  de  Gascogne  sollicitait  comme 
une  grâce,  pour  son  abbaye  de  La  Réole,  des  moines  de  Fleury, 
«  parce  qu'il  avait  appris  l'éclatante  renommée  de  cette  pré- 
cieuse école.  » 

Si  le  nombre  des  écoles  ne  diminuait  pas,  le  cercle  des  con- 
naissances était  loin  de  se  rétrécir.  Indépendamment  [des  arts 
libéraux  et  de  l'instruction  religieuse,  qui  faisait  le  fond  de  tout 
enseignement,  on  ne  négligeait  pas  l'étude  des  Pères,  ni  des 
conciles,  ni  de  la  liturgie.  La  poésie  était  cultivée  :  on  lisait  et 
on  expliquait  les  écrivains  de  l'antiquité.  La  langue  grecque 
était  l'objet  d'un  cours  spécial  à  Saint-Gall  et  à  Saint-Martial  do 
Limoges;  le  docte  Brunon,  archevêque  de  Cologne,  et  saint 
Gérard  de  Toul  la  répandirent  dans  leurs  contrées.  Enfin  les 
sciences  étaient  l'étude  de  prédilection  de  savants  maîtres  ; 
les  religieux  faisaient  du  comput  la  base  de  la  chronologie  : 


CHAPITRE   VII.  3i3 

Tévêque  Everacle  expliquait  les  éclipses,  Abbon  composait  des 
démonstrations  astronomiques,  Bernelin  écrivait  sur  les 
nombres,  Adelbold  faisait  un  traité  de  géométrie,  et  par-dessus 
tout  s'élevait  le  grand  savant  de  l'époque,  Gerbert. 

2"  Maîtres  illustres.  —  Le  siècle  de  fer  eut  même  d'illustres 
chefs  d'écoles,  à  la  trace  desquels  nous  suivons  le  progrès  des 
études. 

Le  premier  en  date  est  Remy  d'Auxerre,  qui  fut  moine  à 
Saint-Germain,  maître  à  Reims  et  à  Paris.  On  a  de  lui  des  com- 
mentaires sur  presque  toute  la  Bible,  des  Homélies,  une  inter- 
prétation des  mots  difficiles  de  la  Bible,  deux  traités  sur  les 
divins  offices,  d'autres  sur  les  arts  libéraux,  et  des  lettres.  On 
a  des  doutes  sur  l'authenticité  de  plusieurs  de  ses  ouvrages  : 
Remy  était  modeste  et  ne  signait  pas.  Le  plus  illustre  de  ses 
disciples  fut  Flodoard,  l'historien  des  Papes  et  de  la  ville  de 
Reims. 

Un  condisciple  de  Remy,  Hucbald  de  Saint- Amand,  fut 
maître  du  monastère  dont  il  porte  le  nom  ;  et,  à  l'école  de  Reims, 
Hucbald  a  composé  des  poèmes,  l'un  entre  autres  à  la  louange 
des  chauves,  dont  tous  les  mots  commencent  par  des  c,  des 
hymnes  et  offices  de  saints,  un  traité  sur  la  musique  et  la  no- 
tation, enfin  un  commentaire  de  la  règle  de  Saint-Benoît. 

A  l'école  de  Fleury  brillèrent  Abbon  et  Constantin.  Abbon  y 
vint  après  avoir  enseigné  à  Paris  et  à  Reims,  et  fut  appelé  bien- 
tôt par  les  évêques  d'Angleterre.  A  son  retour,  il  reprit  sa 
chaire,  et  la  charge  d'abbé,  dont  il  fut  revêtu,  ne  put  le  dé- 
tourner de  ses  fonctions  ;  il  professait  tous  les  arts  libéraux, 
particuhèrement  la  rhétorique,  la  dialectique,  l'astronomie  et 
la  géométrie.  Le  moine  Constantin  fut  son  digne  héritier  : 
l'amitié  dont  l'honorait  Gerbert  en  est  une  preuve  péremptoire. 

L'école  de  Liège  fut  encore  plus  heureuse  ;  elle  eut  le  très- 
docte  Francon,  qui  nourrissait  en  toutes  sciences  une  multitude 
de  disciples,  l'évoque  Nolker,  que  suivait  une  école  dans  toutes 
ses  excursions,  et  l'évêque  Etienne,  ancien  chanoine  de  Metz, 
qui  a  écrit  sur  la  musique,  l'hagiographie  et  composé  un  Bré- 
viaire. 


<\A\  HISTOIRE    DE    LA    PAPAl'T^:. 

Mais  l'école  qui  surpasse  tontes  les  autres  est  celle  de  Reims, 
parce  qu'elle  a  été  à  l'abri  des  incursions  normandes  :  elle  a  eu 
la  gloire  de  posséder  quelque  temps  les  grands  maîtres  et  elle 
a  conservé  le  plus  illustre  de  tous,  Gerbert.  L'enseignement  de 
Gerbert  est  encyclopédique  :  dans  son  cours  de  littérature,  il 
expliquait  Virgile,  Stace,  Térence,  Horace,  Juvénal,  Perse  et 
Lucain  ;  dans  son  cours  de  philosophie,  il  commentait  les  Caté- 
gories, les  Topiques,  le  Périerménias  d'Aristote,  avec  les  expli- 
cations de  Porphire  et  de  Manilius  ;  dans  son  cours  de  science, 
il  enseignait  l'arithmétique,  la  musique,  l'astronomie  et  cons- 
truisait même  des  appareils  très-compliqués  pour  donner  l'idée 
des  phénomènes  célestes.  Aussi  le  proclamait-on  supérieur  à 
tous  les  savants  de  l'antiquité,  et  les  chroniqueurs  représen- 
tèrent même  comme  un  magicien  celui  qui  n'était,  dit  un  bio- 
graphe, ((  qu'un  astre  brillant  dans  tout  l'univers  par  l'éclat  de 
sa  sagesse.  »  Ses  écrits  justifient  cette  admiration  :  il  a  laissé  ; 
4''  sur  l'arithmétique,  un  livre  de  la  multiplication,  un  de  la 
division  et  une  rithmomachie  ou  combat  des  nombres,  espèce 
de  jeu  d'échecs  ;  2°  sur  la  géométrie,  un  traité  scientifique  en 
94  chapitres,  deux  lettres  sur  la  manière  de  construire  une 
sphère,  un  traité  sur  la  composition  de  l'astrolabe,  un  sur  la 
construction  du  cadran  ;  3°  sur  les  matières  philosophiques 
et  théologiques  :  un  traité  du  raisonnable  et  du  logique,  un 
traité  du  corps  et  du  sang  du  Seigneur,  une  dispute  des  chré- 
tiens et  des  juifs,  un  discours  sur  l'épiscopat,  enfin  216  lettres 
où  se  révèle  l'étendue  de  son  influence.  Enfin  Gerbert  composa 
des  tables  d'arithmétique  ou  abacus  ;  il  fit  le  premier  une  hor- 
loge à  bascule  :  système  qui  fut  en  usage  jusqu'en  1650,  où 
Huyghens  inventa  l'horloge  à  balancier,  fabriqua  même,  dit-on, 
des  orgues  hydrauliques  allant  à  l'eau  bouillante,  et  importa, 
en  Europe,  l'usage  des  chiffres  arabes.  Gerbert  continue 
Alcuin,  Boèce,  Cassiodore,  saint  Isidore  et  le  vénérable  Bède  : 
le  siècle  qui  a  flétri  le  dixième  siècle  a-t-il  beaucoup  d'hommes 
comme  Gerbert? 

III.  On  a  souvent  écrit,  et  avec  quelque  raison,  que  du  on- 
zième siècle  date  la  résurrection  des  peuples,  et  en  quelque 


CHAPITRE   VIT.  3io 

i^orte  la  création  de  l'Europe  moderne.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  eût 
auparavant  dans  le  monde  des  éléments  de  bien,  mais  leur 
développement  était  contrarié  par  la  barbarie  des  peuples  et  les 
guerres  des  nations.  De  plus,  les  craintes  de  Tan  1000  paraly- 
saient, dit-on,  l'essor  de  l'activité.  iVprès  l'an  1000,  une  nouvelle 
ère  commence,  le  zèle  redouble  et  un  mouvement  d'ascension 
va  nous  porter,  sans  intermittence,  jusqu'aux  beaux  jours  de 
la  scolastique. 

1°  Ecoles  épiscopales.  —  Les  écoles  épiscopales  ont  été  con- 
servées, et  là  où  elles  ont  eu  à  souffrir  des  invasions  normandes, 
elles  se  relèvent.  Après  Gerbert  et  l'école  de  Reims,  l'école  qui 
donne  la  plus  forte  impulsion  est  celle  de  Chartres,  sous  le 
B.  Fulbert. 

Fulbert,  d'une  naissance  obscure,  avait  étudié  sous  Ger- 
bert. Sa  grande  réputation  de  science  le  fit  appeler  à  Chartres, 
où  son  savoir,  égal  à  sa  modestie,  surpassa  encore  sa  renom- 
mée. On  l'appelait  Socrate-Fulbert  ;  il  enseignait  la  grammaire, 
la  musique,  la  dialectique,  la  théologie  et  même  la  médecine  : 
il  continua,  jusqu'à  son  dernier  jour,  ces  leçons  si  attrayantes 
qui  firent  donner  à  l'école  de  Chartres  le  titre  glorieux  d'Aca- 
démie. Evêque,  après  avoir  été  écolâtre,  il  commença  cette 
merveilleuse  cathédrale,  dont  il  ne  put  bâtir  que  les  cryptes  ; 
et,  par  une  sage  direction,  fit  renaître  dans  le  diocèse  l'austé- 
rité des  mœurs  et  l'esprit  de  piété,  qu'il  regardait  comme  les 
deux  soutiens  des  études  sérieuses.  Ses  écrits,  non  moins  que 
sa  célébrité  de  professeur,  donnent  la  preuve  de  ses  talents  dis- 
tingués et  de  ses  connaissances.  On  a  de  lui  des  sermons  sur  la 
Vierge,  un  traité  contre  les  Juifs,  des  compositions  liturgiques, 
où  respire  la  plus  suave  piété,  des  Vies  des  saints  et  cent  trente- 
quatre  lettres  à  toutes  les  illustrations  de  l'époque,  qui  sont 
autant  de  thèses  sur  une  foule  de  questions. 

Les  élèves  de  Fulbert  propagèrent  son  enseignement  dans 
toute  l'Europe.  A  Liège,  l'école  diocésaine  mérita  le  titre  de 
mèi^e  des  beaux-arts.  A  Toul,  on  remarquait  quelques  essais 
d'enseignement  mutuel,  et  on  suivait  un  cours  de  jurispru- 
dence :  c'est  la  première  apparition  de  cette  science  dans  les 


^ÏC)  IIISTOIRK   DE    LA    PAPAUTÉ. 

écoles  épiscopales  ;  Lyon  passait  pour  la  nourrice  de  la  philoso- 
phie, surnom  que  justifiera  la  gloire  de  ses  nourrissons. 
Angers  avait  une  école  de  droit  que  protégeaient  les  comtes 
d'Anjou.  Les  écoles  de  Laon  et  de  Reims  étaient  illustrées  par 
saint  Anselme  et  saint  Bruno;  enfin,  une  école  qui  éclipsera 
toutes  les  autres,  attirait  déjà  des  élèves  de  toutes  les  pro- 
vinces :  l'école  de  Paris,  où  enseignaient  Lanfranc  et  Guillaume 
de  Champeaux. 

Le  siège  épiscopal  de  Langres  fut  occupé  par  une  succession 
d'évêques,  tous  fort  instruits,  dont  trois,  Brunon,  Robert  et 
Lambert,  étaient  disciples  de  Gerbert.  En  peu  de  temps,  l'école 
épiscopale  devint  donc  rivale  de  celle  de  Reims,  et  quand 
Halinard,  étudiant  d'Autun,  vint  s'y  fixer,  il  y  rencontra 
une  quantité  de  savants  dont  le  commerce  lui  fut  très-avan- 
tageux. 

2°  Ecoles  monastiques.  Plus  infatigable  encore  était  la  pieuse 
ardeur  des  ordres  monastiques.  Le  signal  était  parti  de  Fé- 
camp,  et  le  mouvement,  parti  de  Normandie,  s'étendit  au  loin. 
Saint-Wandrille  se  relève  avec  Gérard,  disciple  de  Fulbert; 
Luxeuil  venait  avec  Constance;  la  Chaise-Dieu  est  fondée; 
saint  Martin  de  Tours  se  soutient  malgré  son  Bérenger  ;  Saint- 
Germain  d'Auxerre,  Saint-Germain  de  Paris,  Saint-Denys, 
Cluny  et  cent  autres  abbayes  se  disputent  les  écoliers  et  les 
maîtres.  La  Normandie,  qui  a  eu  l'initiative  de  cet  élan,  rem- 
porte la  palme  avec  ses  monastères  de  Jumiéges,  de  Saint- 
Evrould,  de  Caen,  de  la  Trinité,  de  Saint-Ouen  et  la  grande 
école  du  Bec,  la  création  de  Lanfranc,  la  chaire  de  saint 
Anselme,  le  berceau  de  la  scolastique. 

Un  fait  donnera  l'idée  de  l'enthousiasme  scientifique  qui 
peuplait  les  cloîtres  :  ce  sont  les  voyages  continuels  des  docteurs 
en  renom,  les  savants  pèlerinages  entrepris  à  la  prière  des 
abbés,  sur  les  instances  de  la  jeunesse.  Ainsi,  Lanfranc  pro- 
fessa à  Bologne,  à  Paris,  à  Avranches,  à  Saint-Etienne  de 
Caen,  avant  de  s'établir  au  Bec  et  de  devenir  archevêque  de 
Cantorbéry.  Quand  le  maître  avait  fourni  la  carrière  profes- 
sorale, il  se  reposait  devant  Dieu,  dans  la  solitude  du  cloître, 


CHAPITRE   VII.  '3  il 

OU  bien  l'épiscopat  le  comptait  parmi  ses  illustrateurs,  et  alors 
il  devenait  le  Père  des  fidèles  qu'il  avait  nourris  de  la  doctrine, 
le  conseiller  des  rois,  le  soutien  de  la  chrétienté. 

Nous  touchons  au  siècle  de  Suger,  de  saint  Bernard  et  du 
maître  des  Sentences.  Ici  finit  l'histoire  des  écoles  du  onzième 
siècle. 

IV.  Le  réveil  des  esprits  dont  le  onzième  siècle  eut  l'honneur, 
se  manifesta  de  plus  en  plus  dans  le  cours  du  douzième  siècle. 
Si  l'on  veut  entendre  par  renaissance  la  résurrection  des  arts 
et  des  lettres^,  le  désir  de  connaître  et  d'aller  en  avant,  il  faut 
placer  à  cette  époque  le  point  de  départ  de  cet  événement. 
Mais,  pour  prendre  les  choses  sur  le  pied  d'une  parfaite 
exactitude,  il  faut  distinguer  trois  renaissances  :  l'une  sous 
Chaiiemagne,  l'autre  à  partir  du  onzième  siècle,  la  dernière 
à  dater  du  quinzième.  Encore  ne  faut-il  assigner  à  des  faits 
qui  portent  le  même  nom,  ni  les  mêmes  caractères,  ni  les 
mêmes  causes,  ni  les  mêmes  résultats.  Sous  le  règne  de 
Charlemagne,  on  ne  lisait  les  auteurs  profanes  que  pour  se 
préparer  à  l'étude  des  auteurs  sacrés.  Au  douzième  siècle, 
l'attention  se  porte  uniquement  vers  la  scolastique  et  les 
romans  de  chevalerie.  Dans  les  arts,  la  différence  est  encore 
plus  marquée,  car,  l'architecture  gothique  tant  exaltée  au 
douzième  siècle,  est  le  contrepied  de  l'architecture  antique,  dont 
le  seizième  siècle  a  tenté  la  restauration.  Quant  aux  causes, 
il  n'est  pas  possible  d'y  voir  la  moindre  analogie,  puisque,  dans 
le  premier  cas,  la  renaissance  fut  provoquée  par  le  désir  de 
relever  les  études  sacrées  ;  dans  le  second,  par  l'affranchissement 
des  communes  et  l'audace  des  hérétiques  ;  dans  le  troisième, 
par  l'importation  des  Grecs  exilés  de  Constantinople. 

S'il  fallait  assigner  une  troisième  cause  à  la  seconde  re- 
naissance, nous  pourrions  signaler  le  grand  épanouissement 
des  ordres  religieux.  Il  est  vrai  que,  depuis  le  cinquième 
siècle,  nous  parcourons  l'ère  monastique  et  spécialement  l'ère 
bénédictine  du  développement  scolaire  ;  il  est  indubitable  aussi 
que  la  rivalité  entre  les  nouvelles  communautés  et  les  an- 
ciennes éveilla   l'émulation  et  donna   aux  études  une  plus 


!1(8  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

forte  impulsion.  «  Les  supérieurs,  dit  un  jeune  savant,  faisant 
plus  que  jamais  la  guerre  aux  religieux  ignorants,  chacun 
redoubla  de  zèle  et  d'ardeur  pour  la  science.  Les  uns,  comme 
les  cisterciens  et  les  prémoutrés,  se  vouèrent  à  la  prédication; 
les  autres,  comme  les  chartreux,  prirent  la  tâche  obscure  et 
laborieuse  de  copier  les  livres.  Dans  le  nord  de  la  France,  les 
maîtres  devinrent  si  nombreux,  qu'au  dire  de  Guibert  de 
Nogent,  il  n'y  avait  ni  ville  ni  bourgade  où  les  enfants  de  la 
plus  basse  condition  ne  pussent  s'instruire  facilement.  A 
toutes  ces  causes  de  prospérité,  les  princes  et  les  Souverains- 
Pontifes  ajoutèrent  leur  appui  et  leurs  encouragements  ;  et,  ce 
concours  aidant,  l'Eglise  parvint  à  triompher  des  obstacles  qui 
s'opposaient  encore  au  progrès  des  lumières  * .  » 

Paris,  qui  jusque-là  avait  plus  d'une  fois  cédé  la  palme  aux 
écoles  de  Reims,  de  Laon  et  du  Bec,  conquit  définitivement 
le  premier  rang  sur  ses  rivales.  Duboulay  affirme  qu'avant  le 
règne  de  François  I",  aucun  siècle  n'a  donné  à  Paris  plus  de 
maîtres  et  d'élèves  distingués.  L'école  la  plus  fréquentée  fut 
celle  que  fonda  Guillaume  de  Champeaux  à  l'abbaye  de  Saint- 
Yictor,  lorsqu'il  quitta  la  chaire  de  Notre-Dame  pour  vivre 
dans  la  retraite.  En  peu  de  temps  la  congrégation  de  chanoines 
réguliers  qu'il  avait  formés  autour  de  lui  devint  l'une  des 
plus  célèbres  académies  de  l'Europe.  D'anciens  professeurs 
y  venaient  augmenter  leur  savoir  et  apprendre  comment  on 
peut  s'appliquer  à  l'étude  sans  nuire  à  la  discipline  et  aux 
exercices  du  cloître.  Dès  1131,  la  popularité  de  cet  institut  fut 
telle  que  divers  évoques  de  France  conçurent  le  dessein  d'en 
tirer  les  chanoines  réguliers  pour  les  substituer  aux  séculiers 
qui  desservaient  leurs  cathédrales.  L'Eglise  anglicane,  en  parti- 
cuUer,  regardait  Saint- Victor  comme  un  séminaire  d'évêques, 
et  s'estimait  heureux  d'y  puiser  ses  premiers  pasteurs.  Parmi 
les  grands  hommes  dont  s'honore  cette  abbaye,  on  cite  les 
docteurs  Hugues,  Richard,  Pierre  Lombard,  le  canonisto 
Etienne  de  Tournay,  le  médecin  Ofizon,  le  philosophe  Achard, 
le  poète  Adam,  et  Arnulph,  évêque  de  Séez.  Hugues  a  décrit, 

^  Maître,  les  Ecoles  épiscopales  et  monastiques  de  l'Occident,  p.  142. 


CHAPITRE   VU.  349 

dans  son  traité  De  vanitaie  mundi,  une  école  dont  il  a  em- 
prunté les  traits  à  celle  de  Saint- Victor.  Les  occupations  de 
chaque  groupe  d'élèves  nous  font  voir  que  le  cours  des  études 
embrassait  le  trivium,  le  quadrivium,  la  médecine  et  même 
l'enluminure  des  manuscrits. 

Après  le  départ  de  Guillaume  de  Champeaux,  la  cathédrale 
de  Notre-Dame  confia  sa  chaire  de  théologie  au  docteur  Adam 
de  Petit-Pont  et  à  Pierre  Comestor.  On  leur  donna  pour  colla- 
borateurs Michel  de  Corbeil,  Pierre  le  Chantre,  Pierre  de 
Corbeil,  Hugues  de  Champflemy  et  Pierre  de  Poitiers,  qui  tous 
parvinrent  aux  premières  dignités  de  l'Eglise.  Pierre  Lombard 
et  Maurice  de  Sully  ne  furent  élevés  au  siège  de  Paris  qu'après 
avoir  longtemps  professé  la  théologie  à  l'école  de  Notre- 
Dame. 

Celui  qui  enseigna  avec  le  plus  de  talent  et  de  prestige,  celui 
qui,  sans  contredit,  attira  le  plus  d'étudiants  à  Paris  par  sa 
renommée,  est  Abailard.  Doué  d'une  imagination  brillante, 
d'un  esprit  vif  et  pénétrant,  versé  dans  toutes  les  connaissances 
de  son  époque,  cet  ardent  dialecticien  possédait  toutes  les 
qualités  propres  à  dominer  les  autres  et  à  se  séduire  lui-même. 
Il  eut  le  tort  de  céder  parfois  au  désir  d'éclipser  ses  rivaux,  et 
ce  travers,  en  rabaissant  son  mérite,  lui  attira  des  disgrâces. 
Les  péripéties  de  son  existence  sont  trop  connues  pour  que 
nous  les  racontions;  il  suffira  de  rappeler  que,  tour-à-tour 
ami  et  ennemi  de  Guillaume  de  Champeaux,  il  fut  obligé  de 
promener  son  école  à  Corbeil,  à  Melun,  à  Provins,  à  Saint- 
Denis,  à  Saint-Gildas  de  Ruys,  pour  échapper  à  l'ennui  ou  à 
la  haine,  et  qu'il  alla  mourir  à  Cluny,  entre  les  bras  de  Pierre 
le  Vénérable. 

A  côté  des"écoles  de  Saint- Victor  et  de  Notre-Dame  florissaient 
encore  les  écoles  de  Saint-Germain-des-Prés,  de  Saint-Martin- 
des-Champs  et  de  Sainte-Geneviève.  Jean  de  Salisbury,  incisif 
et  judicieux  observateur  de  son  temps,  nous  fait  connaître, 
par  ses  études  et  ses  écrits,  l'état  de  ces  écoles.  En  1118,  il 
alla  d'abord,  sur  la  montagne  Sainte-Geneviève,  prendre  des 
leçons  de  dialectique,  près  d'Albéric  de  Reims  et  de  Robert  de 


3r)0  HISTOIRE   DR   LA    PAPAUTÉ. 

Meluii.  Après,  il  eiil  pour  professeurs  le  grammairien  Bernard 
de  Chartres,  le  philosophe  Guillaume  de  Couches,  Richard 
TEvêque,  maître  de  rhétorique,  et  enfin  Pierre  Hélie.  En 
môme  temps,  il  aurait  pu  entendre  Guillaume  de  Soissons, 
Gilbert  de  la  Porrée,  Gilbert  l'Universel,  trois  théologiens 
distingués  :  Robert  Poussin,  dit  PuUas,  restaurateur  de  l'Uni- 
versité d'Oxford,  et  Simon  de  Poissy.  Le  parti  des  nominalistes 
et  la  secte  des  cornificiens  comptaient  aussi  de  nombreux 
professeurs.  Après  1430,  les  écolàtres  qui  se  distinguèrent  par 
leur  science  et  leur  méthode  sont  Tenrède  le  grammairien, 
Albert  de  Reims,  Olivier  le  Breton,  dont  les  leçons  furent 
rehgieusement  recueiUies  par  leurs  élèves  ;  Roger,  Albéric  de 
Reims,  Raoul  le  Noir,  Matthieu  d'Angers,  professeur  de  droit 
civil  et  canonique,  et  Gérard  de  Cambrai.  Plus  on  approche  de 
la  fin  du  siècle ,  plus  les  professeurs  se  multiplient  ;  leur 
nombre,  joint  à  celui  des  élèves,  égala  celui  des  habitants. 
Le  Paris  du  moyen  âge  était  devenu  une  Athènes  catho- 
lique. 

Les  étrangers  qui  venaient  en  foule,  de  tous  les  points  de 
l'Occident,  recueillir  la  science  de  la  bouche  des  Abailard,  des 
Guillaume  de  Champeaux,  des  Pierre  Lombard,  étaient  une 
source  abondante  de  commerce  pour  les  citoyens,  et  Paris  fut 
bientôt  transformé  en  une  cité  opulente.  A  la  gloire  d'Athènes 
s'ajoutait  la  fortune  d'Alexandrie.  Un  poète,  Jean  de  Hauteville, 
chante  même  la  ville  dans  ses  vers  comme  le  résumé  du 
monde  : 

Exoritur  tandem  locus,  altéra  regia  Phœbi 
Tarsius,  Cyrrhea  viris,  Chrysea  metallis, 
Grseca  libris,  Inda  studiis,  Romana  poetis 
Ailica  terra  sapliis,  mundi  rosa,  balsamus  orbis  •. 

C'est  là  que  vont  naître  lès  universités,  pour,  de  là,  se  ré- 
pandre dans  tout  l'univers  chrétien. 

En  attendant,  les  écoles  épiscopales  et  monastiques  se 
soutiennent  partout;  elles  mettent  même  un  certain  zèle  à 
opposer  aux  écoles  parisiennes  la  concurrence  du  mérite  et  à 

^  Rivel,  Ilist.  litl.  de  France,  p.  43. 


CHAPITRE  Vit.  351 

contrebalancer  leur  gloire  par  de  sérieux  services.  Malgré  de 
nobles  efforts,  bientôt  arrive  la  décadence  monastique.  Tout 
semble  dès  lors  conspirer  contre  l'éducation  claustrale  pour 
en  accélérer  la  ruine.  Les  prélats  habitués,  depuis  les  croisades, 
à  la  vie  tumultueuse,  préfèrent  les  emplois  publics  aux  obscurs, 
mais  plus  dignes  soucis  des  diocèses.  Les  moines  cèdent  aux 
douceurs  de  l'opulence,  ou,  du  moins,  s'appliquent  à  l'instruc- 
tion avec  une  ardeur  qui  va  diminuant,  peut-être  simplement 
pour  céder  la  place  aux  ordres  nouveaux.  La  société  publique 
se  transforme  :  à  l'éparpillement  du  régime  féodal  se  substitue 
un  système  où  le  pouvoir  royal  représente  la  concentration 
des  forces,  et  la  commune,  les  garanties  de  la  liberté.  Du 
reste,   le  zèle  des  étudiants  ne  se  laisse  pas  refroidir  :  au 
contraire,  jamais  il  ne  fut  plus  ardent;  mais  les  fils  de  ceux 
qui   avaient  secoué  le  joug  des  seigneurs  pour  s'ériger  en 
municipalités  franches,  se  trouvèrent  mal  à  Paise  dans  les 
sohtudes  des  cloîtres  et  voulurent  se  mêler  davantage  aux 
périlleuses,  mais  utiles  émotions  des  grandes  villes.  Les  rois, 
loin  de  combatre  ces  tendances,  les  encouragèrent  en  fondant 
les  universités  et  en  comblant  ces  corporations  de  privilèges. 
Incapables  de  soutenir  une  concurrence   si  redoutable,  les 
vieilles  écoles  des  évêchés  et  des  monastères  furent  rapidement 
dépossédées  du  sceptre  de  la  science,  qu'elles  tenaient  avec 
honneur  depuis  quatre  siècles,  et  s'effacèrent  presque  complè- 
tement de  l'histoire. 

3°  Hégime  des  écoles. 

L'histoire  des  écoles,  pour  être  bien  comprise,  suppose 
certains  renseignements  sur  le  mode  de  constitution  des 
établissements  scolaires,  sur  le  recrutement  des  élèves  et  des 
livres,  sur  la  condition  des  étudiants  et  des  maîtres,  sur  les 
programmes  d'études,  sur  la  hberté  et  la  gratuité  de  l'en- 
seignement, enfin  sur  la  part  respective  que  prennent  à  la 
tenue  des  écoles  l'Etat  et  l'Eghse.  Nous  allons  entrer,  avant 
de  finir,  dans  cet  ordre  de  considérations. 

L  Le  premier  fait  à  tirer  de  l'histoire,  c'est  que  l'école  est 


3r>^  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

une  œuvî^e  d'Eglise.  Sous  la  dominalion  romaine,  les  empe- 
reurs et  les  municipes  avaient  fondé  des  écoles,  sans  que  le 
droit  césarien  empêchât  l'Eglise  de  posséder  également  des 
établissements  scolaires.  A  partir  des  invasions,  les  rois  méro- 
vingiens fondent  dans  leur  palais  une  école  domestique.  Pour 
le  surplus,  c'est-à-dire  pour  le  grand  œuvre  de  l'instruction 
publique  et  la  préparation  de  l'avenir,  l'Eglise  seule  a  la 
science  de  l'intelligence  et  la  vertu  de  prosélytisme.  Ses  con- 
ciles et  ses  évèques  ordonnent,  sous  les  peines  canoniques, 
d'instituer  partout  des  écoles,  et  des  écoles  s'établissent  dans 
l'humble  chambrette  des  presbytères,  à  l'ombre  des  cathé- 
drales et  des  cloîtres.  Pendant  trois  cents  ans ,  il  n'y  eut 
guère,  chez  les  Francs,  d'autres  écoles  que  des  écoles  ecclé- 
siastiques. 

Par  ces  écoles,  l'Eglise  voulait  surtout  pourvoir  à  l'instruc- 
tion des  clercs  et  à  la  préservation  des  curés.  11  y  avait  peu 
d'autres  recrues  pour  l'enseignement.  Les  carrières  libérales 
n'existaient  pas  encore.  Les  serfs  cultivaient  la  terre ,  les 
guerriers  volaient  aux  combats.  Ceux  qui  s'étaient  consacrés 
au  service  de  l'Eglise,  comme  prêtres  séculiers  ou  comme 
cénobites,  pouvaient  seuls  se  vouer,  sans  inquiétude,  au  culte 
des  lettres,  et  clergé  était  déjà  le  synonyme  do  science.  Il 
n'existait  pour  le  peuple  que  des  écoles  de  doctrine  chré- 
tienne, des  écoles  comme  on  en  retrouve  aujourd'hui  dans  les 
missions,  et  qui  se  confondent  avec  les  catéchismes.  Ce  dé- 
vouement éclairé  et  pratique  aurait  dû  provoquer  la  reconnais- 
sance; il  n'a  souvent  éveiUé  que  les  soupçons.  Des  pubUcistes, 
au  lieu  de  chercher,  dans  la  situation  générale,  la  glorification 
de  ce  qui  s'était  fait,  ont  trouvé,  dans  leurs  passions,  un  motif 
pour  le  flétrir.  D'après  eux,  au  régime  libéral  (I)  du  droit 
romain,  l'EgHse  aurait  substitué  un  régime  oppressif  et  fait 
de  l'enseignement  comme  une  charge  ecclésiastique,  un  office 
monastique.  Jusqu'au  douzième  siècle,  l'Eghsc  a  seule  créé  en 
grand  et  dirigé  les  écoles,  non  par  intolérance,  mais  par  défaut 
de  concurrence.  L'état  social  ne  comportait  d'autres  maîtres 
que  les  ecclésiastiques,  d'autres  élèves  que  les  clercs.  Il  ne 


CHAPITRE  vii.  353 

s'agissait  pas,  alors,  d'introniser  dans  le  monde  le  régime  de 
la  libre  pensée,  dont  personne  n'imaginait  la  possibilité  d'exis- 
tence. Il  s'agissait  tout  simplement  de  créer  la  société  et  d'y 
faire  une  place  convenable  à  l'école.  L'école  fut  fondée  par 
l'Eglise  à  son  rang  de  dignité,  à  sa  place  moralisatrice,  dans 
une  destinée  féconde,  avec  un  avenir  dont  la  gloire,  certes, 
brille  assez  haut  pour  confondre,  par  son  prestige,  les  accusa- 
tions. 

Du  reste,  on  ne  peut  imaginer  régime  plus  libéral.  On  n'avait 
pas  alors  cette  passion  d'uniformité  qui  veut  tout  assujétir  à 
des  règlements  généraux  et  introduire,  dans  le  royaume  de  la 
pensée,  les  servitudes  de  la  caserne.  Sauf  les  dispositions  indis- 
pensables de  bon  ordre  et  de  surveillance,  sauf  l'influence 
éloignée  des  grandes  règles  monastiques,  le  sort  des  maîtres, 
des  élèves,  des  études,  dépendait  entièrement  du  bon  vouloir 
et  du  bon  goût  de  l'évêque  ou  de  l'abbé.  Le  professeur  ou 
l'élève  qui  ne  s'en  accommodait  pas,  était  entièrement  libre  de 
changer.  Les  élèves,  comme  nos  ouvriers  de  compagnonnage, 
faisaient  volontiers  leur  tour  de  France.  Les  maîtres  allaient 
de  çà  et  de  là,  suivant  qu'on  les  appelait  ou  que  le  comportait 
leur  convenance.  Ni  les  rois,  ni  les  empereurs,  ni  les  évêques 
ou  conciles,  ni  les  Papes  ne  songèrent  à  leur  imposer  un  code 
universitaire.  Les  collections  juridiques  sont  vides,  à  cet  en- 
droit, depuis  Justinien  jusqu'à  Philippe  le  Bel.  La  vie  des 
grands  personnages  nous  les  montre  allant,  tantôt  comme 
écoliers,  tantôt  comme  écolâtres,  d'une  ville  à  l'autre,  ou  même 
d'Italie  en  France,  de  France  en  Angleterre,  sans  que  per- 
sonne requière  contre  eux  des  mesures  de  police  ou  des 
garanties  d'autorisation.  Jusqu'à  preuve  du  contraire,  on  pré- 
sumait rhonorabilité  et  l'orthodoxie.  En  cas  d'erreur,  il  y 
avait  citation  devant  un  concile,  obUgation  de  s'expliquer,  et 
si  l'on  était  tombé  dans  des  mauvaises  doctrines,  devoir  de  se 
rétracter,  sinon  on  encourait  les  peines  prévues  par  la  loi 
canonique,  beaucoup  plus  douce,  sur  cette  matière,  que  la  loi 
civile  du  moyen  âge  ou  que  les  lois  des  sociétés  antiques. 
Ainsi  Bérenger,  Scot-Erigène^  Abailard,  malgré  d'incontestables 
IV.  23 


3M  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

erreurs,  purent,  après  rétractation,  reprendre  leurs  cours,  ou, 
après  avoir  purgé  leur  condamnation,  remonter  en  chaire. 
Sauf  la  profession  résolue  et  opiniâtre  de  l'erreur,  la  liberté 
était  absolue. 

On  pense  bien  qu'un  tel  régime  ne  pouvait  subsister  sans 
éprouver  d'atteintes.  Les  passions  ne  se  plient  pas  volontiers 
à  un  ordre  libéral  qui  concilie  tous  les  droits  d'une  louable 
initiative  avec  le  respect  des  institutions.  Un  seigneur,  un 
abbé,  voire  un  évêque,  voulaient  tantôt  monopoliser  le  droit 
d'ouvrir  une  école,  tantôt  établir  une  contribution  sur  les 
élèves,  tantôt  faire  payer  le  droit  d'enseigner.  Ceux  qui  auraient 
eu  à  souffrir  de  ces  prétentions  se  plaignaient  au  Pape.  Le 
Pape,  pris  pour  arbitre,  intervenait  toujours  comme  défenseur 
de  la  coutume  et  protecteur  de  la  liberté.  Toutefois,  il  ne  faut 
pas  se  dissimuler  qu'il  y  avait  en  cause  deux  intérêts  très- 
distincts  :  d'un  côté,  la  liberté  de  l'école  et  des  lettres,  que 
l'Eglise  voulait  maintenir  sous  sa  haute  tutelle  ;  de  l'autre, 
l'ordre  public,  qu'une  liberté  excessive  pouvait  troubler.  A 
mesure  qu'augmentait  le  nombre  des  écoliers  et  des  maîtres, 
que  les  relations  se  multipliaient,  on  devait  sentir  davantage 
le  besoin  de  donner  à  la  liberté  un  contrôle.  Avec  le  génie 
qui  la  distingue,  l'Eglise  prendra  c^  contrôle  dans  la  li- 
berté même,,  et  c'est  de  là  que  nous  verrons  naître  les  univer- 
sités. 

Outre  la  question  de  hberté,  se  pose  toujours,  dans  les 
écoles,  la  question  de  rétribution.  La  fondation  des  écoles,  les 
achats  de  livres,  l'entretien  des  écoliers  et  des  maîtres,  sont 
autant  de  sources  de  dépenses.  De  plus.  Dieu,  qui  distribue  le 
talent,  comme  tous  les  autres  dons,  se  plaît  volontiers  à 
allumer,  dans  un  pauvre  berceau,  la  flamme  de  l'inspiration  ; 
il  faut  donc  que  le  génie  en  fleur  soit  cultivé  par  une  main 
étrangère,  ou,  pour  mieux  dire,  par  la  charité.  Enfin  l'Eghse, 
qui  a  mission  d'enseigner,  a  charge  de  donner  gratuitement 
ce  qu'elle  a  reçu  sans  frais.  La  famille,  d'autre  part,  a  devoir 
d'élever  ses  enfants,  et,  comme  elle  doit  l'aliment  matériel, 
elle  doit  aussi  procurer  le  pain  de  l'intelligence.  Dans  l'espèce, 


CHAPITRE  VII.  355 

il  faut  donc  laisser  à  la  famille  sa  responsabilité,  et  l'aider, 
surtout  si  elle  est  pauvre,  dans  l'accomplissement  de  sa  tâche. 
De  manière,  toutefois,  à  cultiver  le  talent,  là  où  le  talent  existe 
en  germe  ;  à  introduire,  dans  la  société,  une  loi  constante 
d'amélioration  progressive,  d'élévation  des  classes  inférieures, 
sans  nuire  aux  droits  acquis,  sans  préjudicier  aux  fonctions 
professionnelles. 

Or,  tel  était  le  programme  de  l'Eglise.  L'Eglise  n'entendait 
pas  se  substituer  à  la  famille,  mais  la  suppléer.  Et,  pour  ce 
qui  regarde  le  ministère  apostolique,  elle  voulait  en  étendre 
le  bienfait  aussi  loin  que  le  réclame  l'humaine  misère.  Nous 
avons  cité ,  sur  la  gratuité ,  une  ordonnance  de  l'évèque 
Théodulfe  ;  voici  une  décrétale  d'Alexandre  III  :  «  Nous  voulons 
qu'aucune  exaction,  aucun  motif  (aliquâ  rations)  ne  vienne 
empêcher  un  homme  probe  et  instruit  (proburn  et  Utteratum) 
d'ouvrir  une  école  dans  la  ville  ou  les  faubourgs,  et  dans  un 
lieu  quelconque,  car  on  ne  doit  pas  vendre  ce  qu'on  tient  de 
la  munificence  du  ciel,  mais  le  dispenser  à  tous  gratuitement. 
Si,  par  suite  d'une  habitude  fâcheuse ,  l'écolâtre  prélève  des 
taxes  sur  les  écoles  de  la  ville,  il  n'a  rien  à  revendiquer  sur  les 
terres  de  l'abbaye  \  » 

x\insi  gratuité  absolue  sur  les  terres  monastiques,  gratuité 
commune  dans  les  écoles  épiscopales  et  presbytérales,  facultés 
pour  les  curés  de  recevoir  quelques  petits  présents  :  telle 
était,  du  cinquième  au  douzième  siècle,  une  coutume  établie 
par  l'Eglise,  prouvée  par  plus  de  vingt  textes  authentiques, 
visible  encore  dans  les  us  et  coutumes  du  clergé. 

En  1789,  sur  les  72,000  enfants  qui  recevaient  l'instruction 
dans  560  collèges,  il  y  en  avait  40,600  qui  étaient  élevés 
gratuitement,  soit  par  le  fait  de  l'Eglise,  soit  par  FelTet  de  sa 
charité.  Et  nous  ne  comprenons  pas,  dans  ce  chiffre,  les 
3,250  bourses  affectées  aux  séminaires,  ni  les  innombrables 
exceptions  pour  les  enfants  des  écoles  élémentaires. 

Liberté  sans  licence,  gratuité  sans  excès,  publicité  sans 
agitation  :  tous  les  beaux  rêves  de  nos  constitutions  modernes 

'  Labbe,  Conc,  t.  X,  p.  1278. 


356  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

avaient  trouvé  dans  FEglise  une  sage  et  progressive  réalisa- 
tion. 

II.  Pour  étudier  il  fallait  des  livres,  et  il  n'est  pas  sans  intérêt 
de  rechercher  comment  on  les  trouvait. 

Aujourd'hui  que  l'imprimerie  reproduit  nos  écrits  avec 
autant  d'abondance  que  de  rapidité  et  favorise  par  cela  même 
la  diffusion  des  lumières^  nous  oublions  assez  facilement  que 
d'autres  ont  été  obligés ,  pour  s'instruire  et  enseigner,  de 
tracer  leurs  lettres  sur  le  parchemin  d'une  main  aussi  patiente 
que  laborieuse.  Où  en  serions-nous  réduits  maintenant  si  nous 
n'avions  pas  d'autre  moyen  de  publication,  s'il  nous  fallait 
consigner  nos  découvertes  à  la  main,  sur  une  substance  rare  et 
difficile  à  préparer  ? 

Tel  a  été  pourtant  le  sort  du  moyen  âge.  Dans  un  tel  état  de 
chose,  on  se  demande  ce  que  serait  devenu  le  trésor  des 
connaissances  humaines,  si  l'ordre  de  Saint-Benoît  n'avait  mis 
au  service  de  la  littérature  autant  de  scribes  intelligents  et 
désintéressés.  Où  trouverait-on  même  aujourd'hui  des  légions 
d'hommes  assez  instruits  et  assez  riches  de  loisirs  et  de 
patience  pour  passer  une  année  à  transcrire  un  livre,  quand 
nous  sommes  forcés  d'envoyer  nos  épreuves  grecques  à  la 
correction  des  hellénistes  étrangers  ?  Rendons  donc  hommage 
à  ces  humbles,  mais  infatigables  pionniers  de  la  science,  et 
recueillons  avec  respect  et  reconnaissance  les  moindres  traces 
de  leurs  efforts. 

Les  fondateurs  d'ordres  monastiques  ont  tous  mis  la  lecture 
et  la  transcription  des  manuscrits  au  rang  des  devoirs  les 
plus  impérieux  des  cénobites,  et  assigné  à  ces  deux  occupations 
les  principaux  mom*ents  de  la  journée.  Les  abbés  se  sont 
toujours  efforcés  de  faire  observer  ces  deux  points  importants 
de  la  garde  de  la  discipline  et  de  la  piété.  Il  n'est  pas  rare  que 
les  chroniqueurs  recommandent  un  religieux  à  notre  admi- 
ration pour  avoir  augmenté  la  bibliothèque  de  son  monastère. 
Un  cloître  sans  livres,  disait-on,  est  une  forteresse  sans 
arsenal. 

Personne  ne  fera  un  crime  aux  moines  d'avoir  commencé 


CHAPITRE  vir.  35t 

d  abord  par  copier  les  Livres  sacrés,  et  ceijx  des  saints  Pères 
avant  les  profanes,  ni  même  d'av^ir^ne  bi-^^^^^is  sacrifié  une 
partie  de  ces  derniers  quand  le^^  ^its  ^^^^  était  devenu  trop 
rare.  Leurs  convictions  et  leur  à^/,;-.  v»<e^  vie  leur  imposaient 
cette  règle  de  conduite,  et  ils  n'avaient  reçu  de  personne  la 
mission  de  transmettre  intacts  à  la  postérité  les  écrits  des 
anciens.  Il  faudrait  enfin  cesser  ces  récriminations  aussi 
injustes  qu'ingrates,  qui  tendent  à  nous  représenter  les  ordres 
monastiques  comme  les  ennemis  nés  des  auteurs  païens,  car 
les  quelques  mutilations  dont  on  les  rend  responsables  ne 
sauraient  jamais  nous  faire  oublier  les  éminents  services  qu'ils 
ont  rendus  à  la  république  des  lettres. 

Dans  chaque  monastère,  une  salle  spéciale,  appelée  scripto- 
rium,  était  réservée  à  la  transcription,  et  le  règlement  voulait 
que  le  silence  le  plus  absolu  y  fût  observé,  afin  d'éviter  les 
fautes  qu'entraîne  la  dissipation.  Chez  les  cisterciens,  ou 
isolait  les  copistes  par  de  petites  cellules  pratiquées  dans  le 
scriptorium.  Leur  nombre,  qui  variait  suivant  les  besoins  et  les 
circonstances,  était  de  douze  à  Hirschau  et  à  Saint-Martin  de 
Tournay.  On  les  nommait  scribde,  cartularii,  librarii  ou  billa- 
tores.  Ils  se  recrutaient  non  parmi  les  moines  les  plus  instruits, 
mais  parmi  ceux  dont  l'esprit  s'élevait  difficilement  au-delà 
des  connaissances  élémentaires.  Ces  transcripteurs  ainsi 
choisis  se  bornaient  à  reproduire  régulièrement  et  correcte- 
ment le  texte  mis  sous  leurs  yeux,  et  de  plus  habiles  n'avaient 
ensuite  qu'à  vérifier  l'exactitude  de  leur  -œuvre.  Chez  les 
chartreux,  il  n'était  pas  permis  de  corriger  une  faute  de  son 
propre  mouvement  :  il  fallait  prendre  l'avis  préalable  du  prieur 
et  des  pères  les  plus  éclairés.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  les 
moines  ou  les  chanoines  instruits  aient  dédaigné  de  s'asseoir 
parmi  les  copistes  ;  au  contraire,  l'histoire  a  gardé  les  noms 
de  plusieurs  personnages  célèbres,  tels  que  Robert  de  Torigny, 
Guillaume,  doyen  de  Verdun,  Ernon,  abbé  de  Prémontré,  qui 
copiaient  des  livres.  La  reproduction  des  manuscrits,  loin 
d'être  un  vil  métier,  était  en  si  grande  considération  qu'on 
pensait  acquérir  par    elle   d'immenses  mérites   pour  l'autre 


3o8  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

vie.  Certaines  légendes,  fort  connues  dans  les  sanptoria, 
racontaient  qu'un  '}p  ^  ^a  '-'me  conduite  peu  régulière,  avait 
obtenu  du  souverain  «  cj^  ^émission  de  ses  fautes  en  qualité 
de  copiste.  On  conserv(î^èv/,>re  aujourd'hui,  à  la  bibliothèque 
de  Chartres,  un  manuscrit  revêtu  de  cette  inscription  :  Hune 
librum  dédit  Alreus  abbas  sancto  apostolo  Petro  Carnotensis 
cenobii  pro  vitâ  œternâ. 

Le  papyrus  et  le  parchemin  étant  devenus  très-rares  en 
Occident  depuis  la  conquête  de  l'Egypte  par  les  Arabes,  les 
copistes  se  voyaient  parfois  réduits  à  l'inaction  faute  de  ma- 
tière première.  Alors  ils  exprimaient  leurs  inquiétudes  aux 
princes  ou  aux  seigneurs,  qui  leur  envoyaient  les  dépouilles  de 
leur  chasse.  Chaiiemagne,  en  788,  offrit,  à  l'abbaye  de  Saint- 
Bertin,  une  quantité  de  peaux  pour  relier  les  volumes  de  la 
bibliothèque.  Quand  les  ressources  ordinaires  ne  suffisaient 
pas,  on  prélevait  une  taxe  sur  les  moines  eux-mêmes.  Ainsi, 
en  tête  d'un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Chartres,  daté 
du  onzième  siècle,  on  trouve  cette  inscription  :  Hic  est  liber 
S.  P.  Carnot.  quem  fratres  caritative  de  suis  caritatibus  eme- 
runt  à  quodam  Langobardico  monacho.  Guérard  a  publié  dans 
le  cartulaire  de  Saint-Pierre  de  Chartres  une  ordonnance  capi- 
tulaire  qui  soumet  tous  les  obédienciers  de  l'abbaye  à  une  re- 
devance destinée  à  l'entretien  de  la  bibliothèque. 

Généralement,  on  ne  possédait  pas  plus  d'un  ou  deux  exem- 
plaires de  chaque  ouvrage;  aussi,  quand  un  monastère  deman- 
dait à  emprunter  un  livre,  on  ne  s'en  dessaisissait  pas  sans 
exiger  un  gage.  C'est  du  moins  ainsi  qu'agirent  les  moines  de 
Saint-Pierre,  quand  le  grammairien  de  Blois,  Gérard,  leur  em- 
prunta le  manuscrit  de  Stace.  Le  même  usage  s'observait  à 
Saint- Victor  de  Paris,  au  douzième  siècle,  comme  le  constate  la 
règle. 

Le  lieu  qui  renfermait  les  livres  était  désigné  plus  souvent 
par  armarium  que  par  bibliotheca,  dont  le  sens  semble  avoir 
été  très-restreint.  En  voici  plusieurs  exemples  :  Anségise 
donna,  à  l'abbaye  de  Fontenelle,  une  excellente  bibliothèque, 
contenant  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  décorés  de  fron- 


CHAPITRE  VII.  3o0 

lispices  en  lettres  d'or.  Le  grammairien  Robert,  dit  un  autre 
chroniqueur,  offrit  à  Saint- Vincent  une  bibliothèque,  c'est-à- 
dire  un  volume  comprenant  les  saints  Livres  divisés  par  par- 
ties. Ducange  cite  à  l'appui  de  ce  sens  particulier  la  phrase 
suivante,  empruntée  au  nécrologe  de  Saint- Victor  :  Bibliothe- 
cam  quant  sibi  magnâ  diligentiâ  paraverunt,  libros  sciUcet  Vête- 
ris  et  Novi  Testamenti,  nobis  reliquat.  Au  milieu  d'une  énumé- 
ralion  de  Uvres,  le  comte  Evrard  désigne  spécialement  biblio- 
thecam  nostram.  Des  quatre  siècles  que  nous  étudions,  le  neu- 
vième siècle  est,  sans  contredit,  celui  qui  a  le  plus  mérité  de  la 
postérité,  à  cause  des  difficultés  qu'il  a  vaincues.  La  plupart  des 
manuscrits  avaient  été  ensevelis  sous  les  ruines  des  abbayes,  et 
le  peu  qui  restait  était  infecté  de  barbarismes,  de  solécismes, 
ou  méconnaissable  par  le  défaut  de  ponctuation  et  l'étrangeté 
des  caractères.  Tout  en  s'appliquant  à  la  transcription,  les 
copistes  de  cette  époque  mirent  tous  leurs  soins  à  purger  les 
manuscrits  de  leurs  fautes,  et  à  dissiper  la  confusion  qui 
régnait  dans  les  textes,  en  se  servant  des  majuscules  et  des 
minuscules  romaines  \ 

Malgré  tous  les  efforts  déployés  par  Charlemagne  et  ceux 
qui  l'entouraient,  les  bibliothèques  étaient  encore  bien  incom- 
plètes vers  l'an  800.  Alcuin  s'en  plaignait  à  Charlemagne  en  lui 
demandant  la  permission  de  recourir  à  la  collection  qu'avait 
amassée  au-delà  des  mers  Benoît  Biscop,  Théodore  de  Thrace, 
Bède  et  l'archevêque  Egbert.  La  communauté  de  biens  et  l'es- 
prit de  fraternité  qui  unissaient  entre  elles  toutes  les  abbayes, 
contribua  puissamment  à  la  multiplication  des  manuscrits  dans 
le  cours  du  neuvième  siècle,  en  dépit  des  Normands.  On  Ut 
dans  le  Spicilége  de  D.  Luc  d'Achéry,  un  inventaire  de  la  bibho- 
thèque  de  Saint-Riquier,  rédigé  en  831,  qui  comprend  deux 
cent  cinquante-six  volumes,  dont  la  contenance  équivaut  bien 
à  cinq  cents.  En  900,  le  monastère  de  Saint-Gall  possédait 
quatre  cents  volumes  catalogués,  sans  compter  les  volumes 
appartenant  à  chaque  moine.  Zugelbauer  a  publié  un  cata- 
logue des  manuscrits  de  Reichenau,  portant  quarante-deux 

^  Maître,  les  Ecoles  épiscopales  et  monastiques,  p.  267  et  suiv. 


rUîO  niSTOIRE   DE   L\    PAPAUTÉ . 

volumes  énormes,  que  le  seul  moine  Hegimbert  avait  même 
réunis  avec  le  concours  d'amis  bienveillants.  D'après  les  dé- 
tails contenus  dans  les  lettres  de  Servais  Loup,  abbé  de  Fer- 
rières,  nous  pouvons  affirmer  que  ce  monastère  était  aussi 
riche  en  manuscrits  que  les  précédents.  Dès  que  Servais  Loup 
apprenait  l'existence  d'un  livre  qui  lui  était  inconnu,  il  n'avait 
pas  de  repos  qu'il  ne  l'eût  fait  transcrire.  Anségise  légua 
trente-trois  volumes  à  son  abbaye  de  Fontenelle,  et  soixante  à 
celle  de  Flavy  (diocèse  de  Beau  vais).  Pour  qu'un  abbé  en  eût 
autant  à  lui  seul,  il  fallait  que  la  communauté  fût  assez  riche. 
Paul  Diacre,  qui  vivait  à  la  cour,  avait  à  sa  disposition  l'ency- 
clopédie de  Festus  Pompeïus,  en  vingt  volumes.  Mais  ce  que 
nous  avons  de  plus  curieux  à  signaler  à  cette  époque,  c'est  la 
quantité  de  livres  qu'avait  réunie  le  comte  Eberhard,  seigneur 
de  la  cour  de  Lothaire,  sur  le  droit,  l'histoire  profane  et  sacrée, 
la  théologie  et  la  littérature.  On  lira  sans  doute  avec  plaisir  le 
détail  que  nous  en  donnons  plus  loin. 

Tout  ce  que  nous  avons  dit  de  l'activité  avec  laquelle  Ger- 
bert  recherchait  les  livres  en  France  et  à  l'étranger,  nous 
peut  servir  à  estimer  assez  le  chiffre  des  livres  de  Reims. 
Fleury,  dont  les  écoles  étaient  trop  petites  pour  les  étudiants 
qui  se  pressaient  dans  ses  murs,  trouva  un  excellent  moyen 
d'enrichir  sa  bibliothèque,  en  imposant  à  chaque  nouveau 
venu  l'obligation  de  donner  deux  manuscrits.  Constantin,  éco- 
lâtre  de  ce  lieu,  en  allant  voir  Gerbert,  lui  portait  les  Verrines, 
la  République  de  Cicéro?î,  et  des  autres  plaidoyers  du  père  de 
l'éloquence  latine.  Les  bénédictins  de  Saint-Maur  disent  avoir 
vu  à  Metz  près  de  cent  volumes  antérieurs  à  1020. 

Au  onzième  siècle,  la  bibliothèque  de  Gembloux  s'enrichit  de 
cent  manuscrits  sacrés  et  cinquante  profanes,  par  les  soins  de 
l'abbé  Albert.  D'autres  mirent  le  même  empressement  à  former 
des  collections,  et  cependant  les  livres  furent  encore  estimés 
une  chose  très-rare.  Quand  Grécie,  comtesse  d'Anjou,  voulut 
acheter  les  homéUes  dTIaimon.d'Alberstadt,  elle  les  paya  deux 
cents  brebis,  un  muid  de  froment,  un  de  seigle  et  un  de  millet. 
[1  fallait  être  riche  pour  former  une  bibliothèque  à  ce  prix. 


r.HAPITRE    VIT.  301 

Des  la  fin  du  onzième  siècle,  la  création  de  nouveaux  ordres 
religieux  ouvrit  une  nouvelle  ère  pour  la  reproduction  des  ma- 
nuscrits. Une  des  principales  occupations  des  premiers  disciples 
de  saint  Bruno  fut  de  copier  des  livres,  et  leur  bibliothèque 
devint,  en  peu  de  temps,  une  des  plus  nombreuses.  Le  véné- 
rable Guignes,  qui  en  connaissait  tous  les  avantages,  s'exprime 
ainsi  dans  ses  statuts  :  «  Puisque  nous  ne  pouvons  annoncer  de 
vive  voix  la  parole  de  Dieu,  dit-il,  nous  le  faisons  de  la  main, 
car  autant  on  écrit  de  livres,  autant  on  est  censé  former  de 
prédicateurs  de  la  vérité.  »  Ceux  qui  étaient  admis  dans  l'ordre 
devaient  savoir  au  moins  écrire. 

Quoique  particulièrement  dévoués  à  la  pénitence  et  aux 
exercices  de  piété,  les  ordres  de  Cîteaux  et  de  Prémontré  se 
montrèrent  aussi  très- soigneux  de  former  leurs  bibliothèques. 
A  Cîteaux,  on  ne  se  bornait  pas  à  copier  simplement;  on  pous- 
sait encore  le  zèle  jusqu'à  faire  une  critique  grammaticale  des 
textes.  L'abbé  Etienne  fit  opérer,  sous  sa  direction,  la  révision 
de  tous  les  livres  de  la  Bible. 

Un  des  travaux  les  plus  ordinaires  à  Cluny  était  de  transcrire 
les  manuscrits  anciens  et  modernes.  Même  sous  la  décadence 
qui  suivit  le  grand  Hugues,  cette  utile  occupation  n'avait  pas 
cessé.  Les  Pères  grecs  et  latins  qu'on  y  conservait  furent  d'une 
grande  utilité  à  Pierre  le  Vénérable,  quand  il  déclara  la  guerre 
aux  hérétiques. 

Grâce  à  cette  émulation  générale  qui  animait  toutes  les 
communautés  religieuses  et  les  chapitres,  le  douzième  siècle 
vit  éclore  des  merveilles.  A  leur  exemple,  chacun  redouble 
d'efforts,  et  bientôt  les  chétives  collections  des  époques  précé- 
dentes firent  place  à  des  bibliothèques  vraiment  dignes  de  ce 
nom.  Ernon,  abbé  de  Prémontré,  aidé  de  son  frère,  copiait  tous 
les  ouvrages  de  droit,  de  théologie  et  de  littérature  qu'il  avait 
étudiés  à  "Paris  et  à  Orléans.  Guillaume,  doyen  de  Verdun, 
achetait  de  tous  côtés  des  manuscrits  et  en  transcrivait  lui- 
même.  Conon,  abbé  de  Saint-Vannes,  avait  déjà  une  si  belle 
collection,  qu'il  faisait  construire  un  bâtiment  à  part,  afin  de  la 
placer.  Guibert  de  Nogent  assure  que  saint  Vincent  de  Laon 


302  IJISTOIRK    Î)K    LA    PAPALTÈ. 

possédait  onze  mille  volumes.  Udon  de  Saint-Pierre  de  Chartres, 
Macaire  de  Fleury,  Robert  de  Vendôme,  Hugues  de  Corbie, 
Mamert  de  Saint-Victor  de  Marseille,  publièrent  des  règlements 
pour  l'entretien  de  leurs  bibliothèques. 

Il  paraît  certain  que  les  libraires  commencèrent  à  exercer 
leur  profession  à  cette  époque,  dans  les  grandes  villes,  pour 
subvenir  aux  besoins  des  étudiants.  Pierre  de  Blois  dit,  en 
parlant  d'un  code  de  lois  qu'il  avait  acheté  à  Paris,  ab  illo  man- 
gone  publico  librorum.  Geoffroi,  prieur  de  Sainte-Barbe,  en 
Auge,  écrivant  à  Jean,  abbé  de  Beaugerais,  en  Touraine,  lui 
proposait  d'acheter  une  bibliothèque  qui  était  en  vente  à  Caen. 
Cette  collection  ne  pouvait  appartenir  qu'à  un  libraire  ;  jamais 
un  monastère  ou  un  chapitre  n'aurait  voulu  s'en  défaire.  Enfin, 
rien  ne  prouve  mieux,  ce  nous  semble,  la  multiplication  des 
livres  au  douzième  siècle,  que  les  legs  fréquents  faits  aux 
abbayes  par  des  évèques  ou  de  simples  chanoines.  Hugues 
Farrit,  chanoine  de  Saint-Jean-des- Vignes,  légua  à  la  ville  de 
Soissons  des  ouvrages  sur  toutes  sortes  de  matières  ;  Philippe 
d'Harcourt,  évêque  de  Bayeux,  donna  cent  quarante  volumes 
à  l'abbaye  du  Bec;  Arnoul  de  Lisieux  plusieurs  codices  de 
droit,  de  théologie,  à  l'abbaye  de  Saint-Victor  de  Paris  ^ 

III.  Il  fallait  à  ces  livres  des  mains  vigilantes  et  des  esprits 
studieux.  Où  prenait-on  les  écoliers  ? 

Au  cinquième  siècle,  l'état  de  la  société  naissante  ne  permet- 
tait pas  de  recruter  les  élèves  dans  toutes  les  parties  de  la  po- 
pulation. Les  serfs  ne  pouvaient  pas  disposer  de  leur  temps  et 
les  hommes  d'armes  avaient  trop  peu  de  loisirs  pour  vaquer  à 
l'étude.  On  ne  peut  donc  pas  constater  alors  ce  phénomène  gé- 
néral et  constant  d'un  peuple  entier  appliquant  tous  ses  enfants 
à  l'étude,  et  faisant  monter  aux  études  supérieures  ceux  qui 
peuvent  y  atteindre  par  la  loi  commune  du  travail  et  sous  l'ex- 
ception du  talent.  Toutefois,  en  constatant  que  les  clercs  seuls 
et  les  moines  se  livraient  aux  occupations  intellectuelles,  il 
faut  bien  entendre  ce  que  l'on  veut  dire.  On  ne  naît  pas  clerc, 

^  l)cs  Ecoles  épiscopales,  passim. 


CHAPITRE   VII.  363 

on  le  devient  par  vocation  d'en  haut.  En  disant  que  l'état  social 
d'avant  le  douzième  siècle  ne  comportait  guère  d'autres  étu- 
diants que  les  hommes  d'église,  on  doit  entendre  que  ceux  qui 
voulaient  se  donner  à  l'Eglise  avaient  la  faculté  de  suivre  leur 
vocation,  et,  peu  après,  les  ressources  et  les  loisirs  du  travail. 
Les  autres  se  bornaient  à  l'étude  de  la  doctrine  chrétienne;  aux 
éléments  du  savoir,  et  ne  s'élevaient  que  par  exception  aux 
études  plus  étendues. 

Cette  conclusion  ne  doit  pas  s'entendre  dans  un  sens  trop 
absolu.  De  par  le  monde,  on  croit  qu'à  cette  époque,  il  n'y 
avait  en  France,  parmi  les  laïques,  que  des  ignorants  et  que 
les  seigneurs,  en  qualité  de  seigneurs,  se  glorifiaient  de  ne 
pas  savoir  signer.  Nous  ignorons  sur  quel  titre  repose  un  si 
ridicule  préjugé.  Les  anciens  actes  portent  signature  ni  plus 
ni  moins  qu'aujourd'hui.  Il  y  a  eu,  sans  doute,  de  tout  temps, 
quelques  têtes  ingrates,  quelques  mains  rétives  à  la  plume,  des 
instructions  néghgées  ou  manquées,  mais  jamais  les  nobles 
n'ont  eu  la  sottise  de  se  faire  une  gloire  de  l'ignorance. 

Les  nobles  francs  dédaignaient  si  peu  le  savoir  qu'ils  pla- 
çaient volontiers  leurs  enfants  dans  les  écoles  monastiques. 
L'école  palatine  n'était  guère  qu'une  école  privilégiée  ;  le  désir 
de  rivaliser  en  clergie  avec  les  favoris  des  rois,  poussait  les 
jeunes  nobles  vers  l'école  des  cloîtres.  A  Saint-Gall,  à  Corbie, 
à  Saint-Ricquier,  à  Fleury,  à  la  Grande-Sauve,  il  y  avait  des 
quartiers  réservés  aux  jeunes  seigneurs.  Plusieurs  s'y  distin- 
guèrent assez  pour  compter  parmi  les  savants;  les  autres, 
decurso  Psalterio,  apprenaient  à  tirer  de  l'arc  et  à  lancer  le 
faucon. 

«  La  science,  disait  Philippe  de  Bonne-Espérance,  n'est  pas 
l'apanage  exclusif  du  clergé ,  car  beaucoup  de  laïques  sont 
instruits  dans  les  belles-lettres.  Quand  il  peut  se  dérober  au 
tumulte  des  affaires  ou  des  combats,  un  prince  doit  s'étudier 
dans  un  livre,  comme  il  regarde  ses  traits  dans  un  miroir.  » 

La  piété  et  la  foi  chrétienne  qui  animaient  le  laïque,  inspiraient 
bien  souvent  aux  femmes  le  désir  d'apprendre.  Les  filles  des 
seigneurs  n'éprouvèrent  pas  moins  que  leurs  frères  le  besoin 


1164  HISTOIRE    DK    LA    PAPAnf.. 

de  lire  les  Evangiles,  les  écrits  des  Pères  et  les  Vies  des  saints, 
et  leurs  parents  partageaient  trop  leurs  sentiments  religieux 
pour  leur  refuser  la  liberté  de  fréquenter  les  écoles.  Cette  fille 
des  barbares  dont  le  cardinal  Pitra  cite  la  correspondance, 
apparaît  comme  la  Sévigné  mérovingienne.  Les  filles  de  Char- 
lemagne  prennent  part  aux  réunions  de  l'Académie.  Une  du- 
chesse de  Septimanie  écrit  des  instructions  pour  ses  enfants. 
Sainte  Mathilde,  Ilelvide,  mère  du  pape  Léon  IX,  Agnès, 
femme  de  Henri  le  Noir,  Constance,  fille  de  Robert,  Ide  de 
Boulogne,  Adèle,  fille  de  Guillaume  le  Conquérant,  Marguerite 
du  Viennois,  Béatrix  de  Bourgogne,  Ermengarde  de  Lorraine, 
sont  citées  pour  l'étendue  de  leurs  connaissances  ou  la  délica- 
tesse de  leur  goût.  Les  religieuses,  obligées  de  pourvoir  à 
Péducation  des  jeunes  filles  et  à  la  préparation  des  novices, 
doivent  naturellement  atteindre  toutes  un  certain  niveau  d'ins- 
truction. Dans  quelques  maisons,  à  Metz,  à  Angers,  à  Argen- 
teuil,  elles  portent  ce  niveau  à  une  grande  hauteur.  Parmi  ces 
saintes  filles,  nous  voyons  briller  quelques  illustrations  :  Adé- 
laïde de  Luxembourg  est  comme  la  Maintenon  d'un  autre  Saint- 
Cyr;  Lioba,  sœur  de  saint  Boniface,  écrit  en  vers  ;  Harnilde  et 
Rénilde,  abbesses  de  Flandres,  transcrivent  des  manuscrits  en 
lettres  d'or;  Héloïse  va  de  pair  avec  Abailard;  Hroswitha  est  le 
Racine  féminin  de  la  vieille  Germanie,  et  Herrade  de  lîohen- 
bourg.  le  docteur  encyclopédique,  le  saint  Thomas  des  femmes 
de  son  temps. 

IV.  Quelle  était,  maintenant,  la  condition  des  écoliers  et  des 
écolâtres?  L'enseignement,  dans  les  écoles  épiscopales  et  mo- 
nastiques, était  confié  à  des  maîtres  appelés  écolâtres,  scolas- 
tiques  ou  capiscoles.  Parmi  les  maîtres,  il  y  en  avait  un  princi- 
pal, qui  fixait  les  leçons  à  donner  et  avait  droit  à  l'obéissance, 
après  labbé.  Dans  les  écoles  épiscopales  les  plus  importantes, 
la  dignité  suprême,  pour  la  direction  de  l'établissenient,  était 
confiée  à  un  arrhiscohis  ou  primicier.  Au-dessous  des  maîtres 
se  trouvait  un  proscholus,  chargé  de  la  surveillance  plutôt  des 
mœurs  que  des  études.  Nous  l'appellerions  aujourd'hui  un 
directeur.  Enfin,  dans  chaque  éghse  et  dans  chaque  abbaye, 


CHAPITRE   VIÏ.  365 

mais  en  dehors  de  l'école,  il  y  avait  un  chancelier  qui  était  spé- 
cialement>.hargé  d'accorder  la  licence,  c'est-à-dire  la  permis- 
sion d'enseiguer  à  ceux  qui  voulaient  professer  dans  l'étendue 
de  sa  juridiction. 

Plusieurs  chanceliers  s 'étant  mis  sur  le  pied  de  n'accorder  la 
licence  qu'à  prix  d'argent,  divers  conciles  du  douzième  siècle 
portèrent  remède  à  cet  abus,  et  enjoignirent  de  conférer  gra- 
tuitement la  licence  à  ceux  qui  s'en  montraient  dignes'.  A 
Paris,  le  chancelier  de  Notre-Dame  était  investi  de  cette  pré- 
rogative. Dans  l'origine,  ce  dignitaire  avait  la  prétention  de 
l'exercer  d'une  manière  absolue,  de  se  rendre  seul  juge  de  la 
capacité  littéraire  et  de  l'aptitude  morale  des  réclamants,  et 
d'astreindre  les  maîtres  à  lui  jurer  obéissance  et  soumisssion. 
Ces  exigences  furent  le  sujet  de  beaucoup  de  contestations, 
qui  se  portaient  en  cour  de  Rome  et  qui  furent  presque  toujours 
décidées  contre  le  chancelier. 

D'autres  fois,  c'étaient  des  querelles  d'école  à  école,  de  chan- 
celier à  chancelier.  On  discutait,  on  excommuniait,  puis  on 
allait  plaider  à  Rome.  Le  Saint-Siège  jugeait  souverainement 
ces  contestations. 

On  ne  choisissait  pas  à  la  légère  les  professeurs  réguliers  ou 
séculiers,  et,  selon  Fulbert,  mieux  valait  laisser  une  chaire 
vacante  que  d'y  placer  un  sujet  indigne.  L'institution  des  cha- 
noines réguliers  rendit,  pour  la.  formation  des  professeurs, 
d'éminents  services.  Pendant  longtemps,  les  écolâtres  furent 
confondus  avec  les  autres  professeurs;  à  la  fin  du  onzième 
siècle,  leur  charge  paraît  avoir  été  érigée  en  office  avec  émolu- 
ments spéciaux.  Désormais,  l'écolâtre  ne  peut  plus  courir  de 
chaire  en  chaire  ;  il  est  tenu  à  la  résidence,  à  moins  qu'il  n'ob- 
tienne congé.  S'il  s'absente  plus  de  vingt  jours,  il  perd  son 
bénéfice-^Quand  il  a  reçu  l'investiture  de  sa  charge,  il  doit  faire 
des  cours  sur  la  théologie  et  les  sciences  supérieures  ;  l'âge  et 
la  maladie  peuvent  seuls  l'en  dispenser.  S'il  manque  à  ses  obli- 
gations, il  est  privé  de  sa  prébende.  Ici,  après  sept  ans,  il 

^  Duboulay,  Hist.  de  l'Univ.  de  Paris^  t.  II,  cite  un  concile  de  Londres  de 
1138  j  ou  doit  y  ajouter  le  fameux  canou  du  concile  de  Latran  en  1179. 


3GG  mSTOlRK   DE   LA    PAPAUTE. 

devient  maître  émérile  ;  là,  il  reçoit  chaque  année  une  nou- 
velle investiture.  Viager  ou  à  vie,  le  titre  de  professeur  jouit 
toujours  de  la  plus  haute  considération;  et  il  n'est  pas  rare  que 
les  plus  grands  personnages  mentionnent  le  nom  de  maître, 
parmi  leurs  dignités,  comme  un  des  titres  qui  puissent  le 
mieux  assurer  leur  crédit. 

La  religion  occupait  une  telle  place,  dans  les  mœurs  du 
moyen  âge,  que  chaque  famille  briguait  Thonneur  de  donner 
au  moins  un  enfant  à  l'Eglise.  Riches  et  pauvres,  serfs  et  ingénus 
sollicitaient  également  l'habit  du  clerc  ou  la  coule  du  moine. 
L'Eglise  les  acceptait  dès  l'âge  le  plus  tendre  pour  leur  incul- 
quer plus  profondément  les  habitudes  régulières  et  les  assou- 
plir aux  exigences  de  la  discipline.  Toutefois,  s'ils  étaient  reçus 
de  bonne  heure, ils  n'étaient  pas  admis  à  contracter  des  engage- 
ments avant  quinze,  dix-huit  et  vingt  ans.  Ces  enfants  étaient 
l'objet  de  la  plus  scrupuleuse  vigilance  et  des  plus  tendres 
soins.  Jour  et  nuit^  ils  vivaient  sous  l'œil  des  maîtres,  et,  même 
en  voyage,  ils  n'avaient  par  leurs  libres  franchises.  En  lisant 
dans  le  Spicilége  de  d'Achéiy  les  coutumes  de  Cluny,  vous 
vous  croiriez  dans  un  de  nos  petits  séminaires. 

La  classe  avait  lieu  sous  un  préau,  sous  un  hangar,  devant 
le  parvis  d'une  église  ou  simplement  en  plein  air.  Le  maître 
ou  lecteur  lisait  le  texte  de  l'auteur  étudié  et  donnait  habi- 
tuellement une  glose  plus  ou  moins  éloquente.  Les  élèves, 
assis  par  terre  ou  sur  une  botte  de  paille,  écrivaient  en  dictée 
le  texte  de  la  leçon  et  abrégeaient  les  gloses  dans  les  inter- 
lignes de  leur  manuscrit.  Le  maître,  avec  sa  baguette,  ramenait 
au  devoir  ceux  qu'il  ne  réussissait  pas  à  captiver  par  son 
éloquence. 

11  paraît  que  la  baguette  servait  encore  à  autre  chose.  Les 
chroniqueurs,  qui  sont  sans  pitié  ni  merci,  nous  disent  tout 
uniment  qu'il  y  avait  môme  des  circatores  pour  faire  la  police 
avec  une  poignée  de  verges,  et  quand  la  raison  n'entrait  pas 
par  la  tète,  les  circatores  tâchaient  de  lui  ouvrir  un  passage 
au  pôle  opposé.  Quant  au  pénitentiel  des  écoles,  il  avait  ses 
règles   fixes.  Alors,    comme    aujourd'hui   :   Prima,   gratis; 


CHAPTTHE  VIÎ.  3Gt 

èecunda,  débet;  tertia,  solvei;  on  poussait  plus  loin  la  nomen- 
clature. A  la  troisième  faute,  il  y  avait  simplement  réprimande 
publique;  à  la  quatrième,  la  mise  au  pain  sec  ;  à  la  cinquième, 
l'isolement  et  le  fouet.  Si  l'enfant  résistait  à  tant  de  correc- 
tions, on  devait  prier  pJHr  lui  le  Seigneur  et  le  conduire  à 
l'évêque. 

Il  paraît,  par  une  bulle  d'Alexandre  III,  que,  dans  certaines 
grandes  villes,  les  élèves  jouissaient  de  privilèges  particuliers 
pour  ce  qu'on  appelle  ailleurs  Vhabeas  corpus  et  le  paiement 
des  dettes. 

De  tous  temps,  maîtres  et  élèves  ont  apprécié  les  douceurs 
du  repos.  Je  me  persuade  que  ces  bons  maîtres  de  la  scolas- 
tique  avaient  dès  lors  inventé  les  distributions  de  prix,  où 
les  thèses  à  tout  briser  remplaçaient  nos  discours  de  fou- 
droyante éloquence,  et  que  la  distribution  des  prix  était  suivie 
de  vacances. 

Y.  Parlons  maintenant  des  études. 

Du  cinquième  au  douzième  siècle,  les  études  réglementaires 
des  classes  supérieures  comprenaient  le  trivium,  le  quadri- 
vium  et  la  théologie.  Le  trivium  et  le  quadrivium  formaient 
un  programme  d'études  tracé  par  Boèce ,  Martianus  Capella, 
Cassiodore  et  saint  Isidore  de  Séville.  Jusqu'au  douzième 
siècle,  il  est  resté  tel  qu'il  avait  été  dressé  pour  les  écoles  des 
premiers  siècles  du  moyen  âge. 

Le  trivium  comprenait  la  grammaire,  la  dialectique  et 
la  rhétorique. 

Saint  Isidore  nous  dit  qu'on  apprenait  les  lettres  aux  enfants 
avec  des  cailloux  marqués  de  caractères  :  d'où  le  nom  de 
calculatores  donnés  aux  premiers  maîtres  d'école.  Quand  ces 
enfants  étaient  capables  d'assembler  les  lettres,  on  leur  faisait 
lire  les  ouvrages  de  Probus,  de  Didyme,  ou  ceux  d'autres 
philosophes  recommandables,  le  Psautier  ou  quelque  autre 
livre  de  piété,  en  exigeant  une  explication  verbale  pour  chaque 
mot.  Ainsi  préparé,  l'élève  entrait,  pour  plusieurs  années, 
dans  la  classe  de  grammaire.  La  grammaire  n'était  pas  seule- 
ment la  science  du  langage  correct,  mais  aussi  celle  du  style  : 


3()8  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

isuii  étude  répondait  assez  exactement  à  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  les  classes  de  grammaire.  Deux  sortes  d'auteurs 
étaient  employés  dans  les  cours  :  les  uns  fournissaient  les 
préceptes,  les  autres  les  modèles  du  style.  Pour  les  préceptes, 
Priscien  et  Douât  étaient  les  deux  auteurs  en  vogue.  On 
connaissait  encore  Aulu-Ciellc,  Macrobe,  Servius,  Patérius, 
Arnovius,  llérodianus,  Euticius,  Diomède  et  Cliarisius.  En 
combinant  les  divers  ouvrages  de  ces  maîtres,  on  eut  bientôt 
les  nouvelles  grammaires  d'Alcuin,  de  Notker  le  Bègue,  de 
Raban-Maur,  de  llemy  d'Auxerre,  Lambert  de  Poitiers  et 
plusieurs  autres.  Sous  ces  différents  maîtres,  on  étudiait  les 
parties  du  discours,  la  prosodie,  l'accentuation,  la  ponctuation, 
l'orthographe,  les  figures  de  mots  et  de  pensée,  la  versification, 
la  fable  et  Thistoire.  Pour  les  modèles,  on  étudiait  surtout  des 
historiens,  Suétone,  Trogue-Pompée,  Josèphe,  Quinte-Curce, 
Tite-Live,  et  encore  plus  les  poètes,  à  cause  des  avantages 
qu'offrait  la  lecture  des  vers.  Ainsi,  on  lisait  et  commentait 
Virgile,  Stace,  ïérence,  Horace,  Lucain,  Perse  et  Juvénal. 
Sans  doute  on  n'expliquait  pas  à  la  fois,  ni  même  successive- 
ment tous  ces  auteurs,  mais  on  les  étudiait  assez  pour  faire 
de  bonnes  et  excellentes  études  de  grammaire. 

Après  la  grammaire  et  avant  la  rhétorique,  la  dialectique. 
Le  moyen  âge  réglait  ainsi  Tordre  des  études  ;  à  rencontre  du 
siècle  présent,  il  n'entendait  pas  qu'on  s'essayât  à  la  pratique 
du  raisonnement  par  le  discours,  avant  d'en  avoir  étudié  la 
théorie  dans  la  logique.  Cette  science  avait,  aux  yeux  des 
maîtres ,  une  importance  capitale  ;  Raban-Maur  appelle  la 
dialectique  la  science  des  sciences;  Alcuin  la  définit  l'art  de 
raisonner  et  de  discerner  le  vrai  du  faux.  Pour  la  connaître, 
il  fallait,  dit  Charles  de  Rémusat,  «  avoir  appris  tout  ce  qui 
regarde  les  cinq  voix  ou  les  rapports  généraux  des  idées  et 
des  choses  entre  elles,  exprimés  par  les  noms  de  genre, 
d'espèce,  de  différence,  de  propriété,  d'accident;  les  catégories 
ou  prédicaments,  c'est-à-dire  les  idées  les  plus  générales 
auxquelles  puisse  être  ramené  tout  ce  que  nous  savons  ou 
pensons  des  choses;  la  théorie  de  la  proposition  où  les  principes 


CHAPITRE  VII.  369 

universels  du  langage;  le  raisonnement  et  la  démonstration, 
ou  la  théorie  et  les  formes  du  syllogisme;  les  règles  de  la 
division  et  de  la  définition  ;  la  science  enfin  de  la  discussion  et 
delà  réfutation,  ou  la  connaissance  du  sophisme ^  »  Pour  ne 
point  s'égarer  dans  cette  métaphysique,  on  suivait  VOrganon 
d'Aristote,  traduit  en  latin,  les  Topiques  de  Cicéron,  avec  les 
commentaires  de  Boèce,  Y  Introduction  de  Porphyre  aux  Caté- 
gories d'Aristote,  et  les  écrits  du  rhéteur  Yictorin.  De  plus,  on 
consultait  le  Timée  de  Platon,  le  De  libero  arbitrio  de  saint 
Augustin  et  l'opuscule  de  Boèce,  De  consolatione  philosophie. 
La  difficulté  de  comprendre  le  genre,  l'espèce  et  l'accident 
donnèrent  naissance  aux  interminables  querelles  des  nominaux 
et  des  réaux,  querelles  qui  prêtèrent  à  plusieurs  erreui's,  mais 
qui  eurent  pour  résultat  final  de  faire  exactement  connaître 
les  questions  qui  avaient  fourni  matière  aux  égarements. 
D'autres,  plus  ambitieux,  voulurent  ériger  la  dialectique  en 
science  unique^  en  science  d'instruction,  qui  devait,  à  l'aide 
de  certaines  combinaisons,  mener  aisément  à  toutes  les  con- 
naissances, et,  en  assurant  cette  facile  conquête  par  le  simple 
jeu  de  l'esprit,  rendre  inutile  tout  travail  studieux.  Les 
esprits  plus  sages  mirent  un  frein  à  ces  désordres  et,  par 
de  justes  rigueurs,  préparèrent  l'avènement  de  la  scolas- 
tique. 

La  rhétorique  tenait  le  troisième  rang.  On  Fétudiait  danis 
Cicéron  et  Quintilien,  deux  maîtres  qui  ont  enseigné  tout  ce 
qu'il  est  bon  d'en  savoir.  En  résumant  le  De  oratore,  dans  sa 
rhétorique,  Alcuin  voulut  le  compléter  par  l'addition  des 
préceptes  d'Aristote;  mais  il  ne  réussit  qu'à  le  charger  d'inutiles 
et  obscures  superfétations.  On  compte  depuis  par  centaines 
les  émules  d' Alcuin,  maladroits  traducteurs  de  Quintilien  et  de 
Cicéron. 

Le  quactrivium  comprenait  l'arithmétique ,  la  géométrie , 
l'astronomie  et  la  musique.  Le  trivium  représentait  la  gram- 
maire, les  humanités,  la  philosophie  ;  le  quadrivium  représen- 
tait l'étude  des  sciences  et  des  beaux-arts. 

^  Abailard,  t.  I«r,  p.  7. 

IV.  24 


"MO  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

L'arithmélique,  aussi  nécessaire  aux  mathématiciens  que  la 
grammaire  aux  humanistes,  marchait  en  première  Ugne.  Tou- 
tefois, on  l'étudiait,  moins  dans  ses  principes  vrais  et  ses  appli- 
cations usuelles,  que  dans  les  notions  vagues  de  la  numération 
mystique.  Ce  n'est  pas,  qu'en  bonne  et  chrétienne  science, 
nous  repoussions  le  symbolisme  des  nombres  :  des  idées  qui 
ont  obtenu  les  sympathies  de  saint  Augustin,  de  saint  Grégoire 
et  de  la  plupart  des  docteurs  du  moyen  âge,  sans  parler  des 
autres,  sont,  à  coup  sûr,  des  idées  respectables  ;  mais  il  faut  se 
tenir  à  ces  idées  traditionnelles  et  pour  peu  qu'on  se  lance  dans 
une  arithmétique  de  fantaisie  pieuse,  sans  le  contrôle  d'une 
raison  sévère,  on  aboutit  à  des  conséquences,  admirables  si 
l'on  veut,  mais  sans  preuve  et  sans  fondement.  On  se  servait, 
pour  les  calculs,  d'une  table  appelée  abaque,  sur  laquelle  on 
traçait  des  colonnes  dont  le  nombre  était  toujours  proportionné 
à  la  qualité  des  sommes  sur  lesquelles  on  voulait  opérer.  Les 
unités,  dizaines,  centaines  avaient  chacune  leur  colonne  ;  le 
zéro  se  représentait  par  un  vide.  Malgré  ces  dispositions  régu- 
lières, l'agencement  des  chiffres  était  tellement  compliqué, 
qu'on  ne  pouvait  réussir  qu'après  un  long  exercice.  A  ces  sup- 
putations s'ajoutait  la  connaissance  des  temps  :  1°  les  divisions 
de  la  durée  chez  les  Grecs  et  les  Romains  ;  S"*  les  concurrents, 
les  réguliers  et  les  épactes  ;  3°  les  divisions  de  l'année  solaire  ; 
4°  la  manière  de  trouver  les  calendes,  noues  et  ides,  enfin 
toute  la  science  du  calendrier  et  du  comput.  Les  maîtres  qui 
servaient  d'oracles  dans  ces  matières  étaient,  outre  les  cinq 
docteurs  souvent  précités,  Adalhard  et  Ililpéric  de  Corbie, 
Abbon  de  Fleury  et  le  grand  Gerbert. 

L'étude  de  la  géométrie  se  réduisait  à  une  série  de  proposi- 
tions élémentaires  relatives  aux  figures  planes  considérées 
dans  l'arpentage,  dont  on  s'efforçait  de  saisir  l'application. 

L'astronomie  était  encore  dans  l'enfance.  Celui  qui  connais- 
sait les  signes  du  zodiaque,  les  étoiles  fixes,  les  planètes,  les 
solstices,  les  équinoxes,  les  révolutions  de  la  lune  et  du  soleil 
possédait,  à  peu  près,  la  somme  complète  des  notions  astrono- 
miques. Encore  les  étoiles  empruntaient  leur  lumière  au  soleil 


CItAPITRE  VII.  371 

et  les  comètes  chevelues  étaient  le  présage  de  grands  événe- 
ments. Ce  n'est  qu'à  partir  du  dixième  siècle  qu'on  voit  la 
cosmographie  sortir  du  vague ,  tantôt  développée ,  tantôt 
entravée  par  les  folies  de  l'astrologie  judiciaire. 

La  musique  embrassait  le  chant  d'église  et  la  théorie  mu- 
sicale. Le  chant  d'église  noté  en  neumes,  qui  laissaient  ignorer 
la  valeur  des  intervalles,  offrait  d'énormes  difficultés.  On  ne 
pouvait  guère  apprendre  à  chanter  qu'en  recevant  de  la  bouche 
d'un  maître  les  intonations.  Un  premier  progrès,  dû  à  Hucbald 
de  Saint-Amand,  simphfia  cette  étude  en  traçant  des  hgnes 
pour  placer  dessus  des  lettres  ou  des  chiffres.  Gerbert,  en  ap- 
prenant la  génération  des  sons  par  le  pincement  du  monocorde, 
fit  faire  un  nouveau  progrès.  La  gamme  de  Gui  d'Arezzo,  avec 
sa  portée  de  quatre  hgnes  et  les  sept  notes,  en  est  le  dernier 
terme.  On  put,  dès  lors,  apprendre  en  très-peu  de  temps,  même 
aux  enfants,  le  chant  des  offices. 

La  métaphysique  musicale,  la  science  raisonnée  des  sons,  les 
rapports  de  la  musique  avec  l'arithmétique,  l'harmonie  des  as- 
tres et  des  lois  de  l'acoustique,  étaient  enseignés  par  le  musicus, 
professeur  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  préchantre.  Le 
vrai  musicien  devait  savoir  les  intervalles,  leurs  proportions, 
leurs  consonnances,  leurs  genres,  leurs  modes,  leurs  systèmes. 
Cette  science  était  en  grande  estime  ;  il  n'est  pas  d'homme  re- 
marquable qui  n'en  ait  fait  une  étude  particulière.  On  la  louait 
comme  un  exercice  propre  à  former  l'esprit,  favorable  à  la 
piété  par  son  utilité  dans  les  cérémonies  religieuses.  Boèce 
assure  qu'elle  est  une  des  quatre  sciences  sans  le  secours 
desquelles  on  ne  peut  arriver  à  la  vérité,  et  saint  Isidore  dit 
qu'il  est  aussi  honteux  d'ignorer  la  musique  que  de  ne  pas 
savoir  lire.  On  greffa  encore,  sur  la  théorie  musicale,  des  idées 
mystiquesr idées  qui  eurent  pour  organes  le  Vénérable  Bède, 
Alcuin,  Odon  de  Cluny,  Notker  et  Réginon  de  Prum. 

La  théologie,  couronnement  obligé  des  études  scientifiques 
et  littéraires,  se  bornait,  avant  la  scolastique,  à  l'étude  positive 
de  l'Ecriture  et  des  Pères.  L'autorité  divine  passait  pour  le 
meilleur  guide,  presque  pour  la  seule  voie  de  science  :  rare- 


37$  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

meut  on  invoquait  le  secours  de  la  raison.  Le  plus  profond 
théologien  ne  sortait  pas  de  l'explication  littéraire,  allégorique 
et  morale  des  saints  Livres,  d'après  les  docteurs  des  six  pre- 
miers siècles  de  l'Eglise  chrétienne.  Ce  n'est  qu'à  partir  du 
onzième  siècle  que  commence  la  rédaction  de  la  théologie  en 
corps,  la  formulation  de  la  science  en  thèse  et  la  démonstration 
d'après  les  règles  de  la  dialectique. 

YI.  Enfin,  à  côté  des  études  secondaires  et  supérieures,  le 
moyen  âge  s'occupait  encore  des  langues,  du  droit  civil  et  ca- 
nonique, de  la  médecine  et  des  beaux-arts. 

L'étude  des  langues  orientales  ne  fut  pas  interrompue,  même 
dans  les  temps  barbares.  A  partir  de  Charlemagne,  ces  études 
comptèrent  un  plus  grand  nombre  de  partisans.  Alcuin  nous 
dit  que  la  bibliothèque  d'Yorck  renfermait  des  manuscrits  grecs, 
hébreux  et  arabes  ;  il  est  peu  probable,  dit  Maître,  qu'il  les 
conservât  sans  les  étudier.  Raban  place  le  grec  au-dessus  de 
toutes  les  langues  parlées  par  les  païens  :  il  les  connaissait  donc 
pour  établir  la  comparaison.  Une  école  spéciale  pour  enseigner 
la  langue  d'Homère  et  de  Platon  fut  établie  à  Osnabruck.  Jean 
Scot  traduisit  saint  Denys  l'Aréopagite;  Notker  de  Saint-Gall, 
Aristote.  Hartman  de  Saint-Gall  et  Sigon  de  Marmoutiers  sa- 
vaient le  grec,  l'hébreu  et  l'arabe.  Saint  Léon  IX,  le  cardinal 
saint  Humbert,  Lanfranc,  saint  Anselme,  Sigebert  de  Gembloux 
étaient  des  hellénistes  distingués.  Pierre  le  Yénérable  était 
riche  en  manuscrits,  Abailard  recommande  le  grec  et  l'hébreu 
aux  religieuses  du  Paraclet.  A  Cîteaux,  sous  saint  Etienne,  on 
fit  une  révision  de  la  Bible  sur  les  originaux  hébreux  et  chal- 
daïques.  En  louant,  comme  il  convient,  ces  savants  courageux, 
il  faut,  pour  être  juste,  reconnaître  qu'ils  furent  souvent  em- 
pêchés, dans  leurs  études,  par  la  rareté  ou  l'imperfection  des 
glossaires  et  des  grammaires., 

L'étude  du  droit  civil  ne  date  guère,  en  Europe,  que  de  la 
découverte  des  Pandectes,  à  Amalfl.  Auparavant,  l'Eglise  se 
contentait  d'entretenir,  dans  chaque  province,  quelques  lé- 
gistes, pour  défendre  ses  droits  contre  les  envahissements  des 
seigneurs.  En  sorte  que  l'Eglise  a  conservé  le  droit  romain, 


CHAPITRE   VII.  373 

comme  elle  a  sauvé  la  langue  et  les  chefs-d'œuvre  des  anciens. 
Après  la  découverte  du  code  Justiiiien,  il  y  eut,  pour  cette 
étude,  une  vogue  et  même  un  engouement.  De  là  résultaient 
la  négligence  d'études  plus  importantes  et  quelque  péril  pour 
les  bons  principes  :  les  conciles  de  Reims,  de  Latran  et  de 
Tours  signalèrent  ce  double  danger.  Cependant  l'interdiction 
portée  canoniquement  n'empêcha  pas  de  conserver ,  dans 
quelques  écoles,  des  chaires  de  droit,  et  Placentin,  à  Toulouse, 
ne  comptait  pas  moins  d'auditeurs  qu'Irnérius  à  Bologne. 

Le  droit  canon,  cela  se  comprend,  fut  plus  étudié  que  le 
droit  romain.  Ceux  qui  s'adonnaient  à  cette  étude  avaient 
d'abord  les  canons  des  apôtres  et  les  constitutions  aposto- 
liques ;  ils  compulsaient,  en  outre,  les  collections  en  usage 
dans  les  églises  et  les  recueils  composés  par  des  auteurs  im- 
portants. L'Eglise  grecque  avait  quatre  collections  faisant 
autorité  ;  l'Eglise  latine  en  avait  également  quatre  :  une  de 
saint  Léon,  le  Codex  vêtus  de  Denys  le  Petit,  le  Codex  canonum 
de  saint  Isidore  et  les  Décr étales ,  dites  fausses,  de  Mercator. 
Les  recueils  les  plus  importants  faits  par  des  auteurs  portaient 
les  noms  du  diacre  Ferrand,  de  Carthage,  572,  de  Martin, 
évêque  de  Brague,  en  Portugal,  579,  de  Reginon  de  Prum,  de 
Burchard  de  Worms  et  d'Yves  de  Chartres. 

La  médecine  fut,  pendant  longtemps,  dans  l'Europe  chré- 
tienne, l'apanage  exclusif  des  juifs.  Pour  ne  pas  entrer  en 
relations  avec  cette  secte  impie,  les  enfants  de  la  sainte  Eglise 
étudièrent,  à  leur  tour,  la  science  d'Hippocrate,  de  Celse  et  de 
Galien.  Notker  de  Saint-Gall,  Walafried  Strabon,  Gerbert, 
Ri  cher,  Tetbert  de  Marmoutiers,  Raoul  du  Bec  se  distinguèrent 
comme  médecins.  Parmi  les  évêques  et  abbés,  on  recherchait 
Fulbert  de  Chartres,  Maminot  de  Lisieux,  Guillaume  de  Saint- 
Bénigne,  Gontard  de  Jumiéges  et  Jean  de  Fécamp.  Au  dou- 
zième siècle,  personne  n'égalait  Constantin  du  Mont-Cassin, 
Pierre  de  Blois,  Jean  d'Angers  et  Alquirin  de  Clairvaux.  Cette 
étude  offrait,  à  des  clercs,  des  dangers  beaucoup  plus  redou- 
tables que  l'étude  du  droit  romain  :  les  conciles  crurent  devoir 
l'interdire.  Les  termes  de  l'interdiction  inchnent  à  croire  qu'il 


371  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

y  avait,  dans  toutes  les  écoles  des  monastères,  une  pharmacie, 
un  laboratoire  et  d'autres  moyens  d'étude.  Sprengcl ,  qui 
ignorait,  sans  doute,  ces  particularités,  nous  dit  que  les  moines 
eurent,  pour  remèdes  ordinaires,  les  prières,  les  reliques  et 
l'eau  bénite.  Ces  remèdes  peuvent  servir,  en  eflet,  à  l'ordinaire 
et  même  à  V extraordinaire;  mais  la  confiance  en  Dieu  et  en 
ses  saints  n'empêchait  pas  ces  pieux  et  sages  cénobites  de 
lire  les  maîtres  de  la  science  et  même  de  compulser  Uranus, 
Alexandre,  Dioscoride  et  Julien. 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  beaux-arts  qui  n'aient  trouvé  asile 
dans  les  monastères.  L'architecture,  la  sculpture,  la  peinture, 
l'orfèvrerie,  la  plupart  des  industries  servant  à  la  construction 
et  à  l'ornementation  des  églises,  s'étaient,  à  l'époque  des  inva- 
sions, réfugiées  dans  les  cloîtres  :  elles  n'en  sortirent  qu'à 
l'affranchissement  des  communes.  Les  splendides  cathédrales, 
qui  font  encore  l'admiration  et  le  désespoir  de  nos  architectes, 
sont  les  pièces  justificatives  du  bon  goût  et  du  savoir-faire  des 
abbés  et  des  évêques  du  onzième  et  du  douzième  siècle.  Le 
monde  n'a  rien  qui  puisse  leur  disputer  la  palme. 

Telle  fut,  pendant  sept  siècles,  la  destinée  des  écoles  en 
France.  Le  flambeau  de  la  science  éteint  par  les  invasions, 
s'était  rallumé  par  les  soins  de  Boèce,  de  Cassiodore,  de  saint 
Isidore  et  du  Vénérable  Kède  ;  il  avait  répandu,  en  France,  la 
lumière ,  renaissant  grâce  au  zèle  admirable  des  curés,  des 
abbés,  des  évêques  et  des  rois.  En  passant  aux  mains  de  l'in- 
comparable Charlemagne  et  empruntant  les  reflets  des  écoles 
italiennes,  irlandaises  et  anglo-saxonnes,  il  brilla,  grâce  à 
Alcuin,  d'un  incomparable  éclat.  Du  neuvième  au  douzième 
siècle,  il  versa,  sans  interruption,  des  trésors  de  splendeur, 
grâce  aux  efforts  des  Loup  de  Ferrière,  des  Raban-Maur,  des 
Gerbert,  des  Abbon,  des  Lanfranc,  des  Anselme,  des  Fulbert  et 
des  Abailard.  Loin  de  se  renfermer  dans  le  cercle  étroit  d'un 
évèché  ou  d'un  monastère,  il  porta  partout  les  lumières  de 
l'intelligence  avec  les  révélations  de  la  foi.  Tout  en  attribuant 
à  chaque  province  et  à  chaque  époque  sa  juste  part   dans 


CHAPITRE   Vil.  37o 

Tœuvre  de  régénération  et  le  mouvement  du  progrès,  il  faut 
reconnaître  que  les  principales  écoles  appartinrent  au  nord  de 
la  Gaule  et  que  le  onzième  siècle  fut,  après  le  huitième,  le 
point  de  départ  d'une  magnifique  renaissance. 

Ces  écoles,  création  bénie  de  l'Eglise,  jouissaient  d'une 
liberté  noble  et  d'une  gratuité  sagement  compensée.  On  savait, 
à  force  d'efforts  ingénieux,  s'y  procurer  des  livres.  Les  élèves 
étaient  tels  que  le  comportait  l'état  social,  c'est-à-dire  clercs 
ou  moines,  mais  sans  exclusion  pour  les  laïques  ni  pour  les 
femmes.  Les  maîtres  enseignaient  dans  toutes  les  conditions 
exigibles  de  dignité  et  d'indépendance,  se  proposant  autant  de 
régler  les  mœurs  que  de  former  les  esprits.  Lés  sciences  qu'ils 
enseignaient,  indiquées  par  un  invariable  programme,  s'inspi- 
raient du  canon  de  la  science  antique,  tout  en  subissant  les 
rigueurs  des  temps  barbares  et  sans  manquer  jamais  une  oc- 
casion de  progrès. 

Grâce  à  l'Eglise,  les  écoles  étaient  à  peu  près  tout  ce  qu'elles 
doivent  être  :  pour  l'individu,  le  noviciat  éclairé  et  fortifiant  de 
la  vie;  pour  la  famille,  un  appui  dans  l'accomplissement  de  ses 
plus  impérieux  devoirs;  pour  la  société  civile,  une  source 
d'hommes  habiles  dans  toutes  les  fonctions  ;  pour  la  société 
religieuse,  une  pépinière  de  prêtres  aptes  à  tous  les  dévoue- 
ments ;  enfin,  pour  les  plus  nobles  objets  de  l'activité  humaine, 
un  élément  de  sécurité,  une  condition  de  développement,  un 
gage  de  grandeur. 

§  2.  Les  taniversités. 

Pour  bien  comprendre  les  institutions  du  passé,  il  est  néces- 
saire de  s'isoler  des  préoccupations  du  présent,  et  de  se  péné- 
trer sincèrement  des  idées  et  des  principes  qui  dominaient 
l'époque  où  ces  institutions  prirent  naissance  ;  surtout  si,  au 
lieu  d'être  ?œuvre  de  quelques  hommes,  elles  ont  été  le  résul- 
tat des  pensées  et  des  besoins  du  temps.  Cette  vérité  de  bon  sens 
est  particulièrement  applicable  à  la  fondation  des  universités. 

On  entend  ici  par  université  une  corporation  de  professeurs 
et  d'élèves,  fondée  ordinairement  par  le  Pape,  quelquefois  par 


â7ft  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

les  souverains,  enrichie  de  privilèges  spirituels  et  temporels, 
existant  comme  personne  légale,  organisée  enfin  de  manière  à 
provoquer  l'émulation,  à  favoriser  la  culture  des  sciences,  le 
progrès  des  lettres,  et  à  constituer,  dans  son  ensemble  harmo- 
nieux, le  haut  enseignement. 

L'institution  de  ces  établissements  était  conforme  au  génie 
du  moyen  âge.  A  cette  époque,  la  société  publique  reconnais- 
sait, d'une  part,  le  ministère  de  la  famille,  de  l'autre,  la  mis- 
sion divine  de  l'Eglise,  laissait,  pour  le  surplus,  l'essor  de 
l'activité  humaine  se  développer  selon  les  principes  du  self- 
government.  Il  eût  résulté  de  là  un  morcellement  individua- 
liste, si  la  foi  chrétienne  n'eût  relié  les  âmes  entre  elles  et  si  la 
charité  ne  les  eût  poussées  à  s'entr'aider.  De  là  naquirent,  dans 
tous  les  ordres  du  mouvement  social,  ces  associations  sponta- 
nées qui,  allant  au-devant  du  péril  de  dissolution,  furent  au- 
tant de  conditions  d'ordre  et  de  prospérité.  Ainsi,  la  féodalité 
n'était,  dans  sa  dernière  expression,  qu'une  série  d'associa- 
tions successives,  de  contrats  d'union,  dont  le  serment  était  le 
lien  et  Dieu  même  la  garantie.  Les  communes  étaient  des  asso- 
ciations plébéiennes  pour  opposer,  aux  envahissements  des 
seigneurs,  les  droits  reconnus  de  l'humble  foule.  La  chevalerie 
était  une  association  militaire  ;  les  maîtrises  étaient  des  asso- 
ciations industrielles;  les  ordres  religieux  des  associations  de 
sainteté.  La  science  devait  avoir  aussi  ses  associations  :  à  côté 
du  guidon  des  chevaliers  et  des  seigneurs,  de  la  bannière  des 
communes  et  des  confréries,  des  signes  de  raUiement  du  tra- 
vail, de  la  force  et  du  droit,  devait  flotter  le  drapeau  du  savoir. 

Pour  esquisser  dans  ses  traits  généraux  l'histoire  des  uni- 
versités, nous  devons  rappeler  les  faits  qui  s'y  rapportent, 
énoncer  les  principes  qui  rendent  raison  des  faits  et  donner 
un  souvenir  aux  antiques  écoles  des  évêchés  et  des  monas- 
tères. Ces  écoles,  un  peu  effacées  par  les  universités,  sont  la 
pierre  d'attente  des  séminaires,  la  base  de  la  rénovation  que 
décidera  le  concile  de  Trente, 


CHAPITRE  VII.  377 

1°  Histoire  des  universités. 

L'histoire  des  universités  sera  assez  connue  par  l'histoire  de 
l'Université  de  Paris,  l'indication  de  ses  origines,  l'analyse  des 
bulles  qui  la  constituent,  sa  querelle  avec  les  ordres  mendiants 
et  rénumération  historique  des  autres  universités  fondées  sur 
le  modèle  de  l'Université  de  Paris. 

I.  L'Université  de  Paris  n'apparaît  point  à  un  jour  donné, 
après  la  délibération  d'une  assemblée  ou  en  vertu  du  décret 
d'un  prince  :  elle  se  forme  depuis  les  origines  de  la  monarchie. 
Les  institutions  qui  la  préparent  sont  l'école  palatine,  l'école 
épiscopale  et  les  écoles  monastiques  de  Saint-Yictor  et  de 
Saint-Germain-des-Prés.  «  La  jeunesse  y  accourait  de  toutes 
parts,  dit  le  président  Troplong,  môme  des  pays  étrangers, 
d'Italie,  d'Angleterre,  d'^Ulemagne.  Les  maîtres  se  muiti- 
pUaient  en  proportion  du  nombre  des  disciples,  et  comme  ce 
concours  immense  était  un  sujet  de  désordres,  les  écoliers 
(cette  expression  comprenait  alors  les  professeurs  et  les  audi- 
teurs) se  constituèrent  en  corporation,  suivant  l'usage  du 
temps,  afin  de  faire  régner  parmi  eux  la  discipline  intérieure 
et  extérieure,  si  nécessaire  au  succès  des  études.  Cette  associa- 
tion en  compagnie  n'a  pas  d'époque  fixe  ;  elle  ne  s'appuie  sur 
aucun  acte  de  l'autorité  publique,  elle  fut  l'œuvre  de  la  force  des 
choses  et  des  habitudes  contemporaines.  Il  paraît  que  du  vivant 
de  Matthieu  Paris,  en  1195,  elle  était  déjà  en  pleine  vigueur. 
Telle  est  l'origine  cachée  de  cette  grande  Université  de  Paris, 
la  plus  ancienne,  la  plus  savante  et  la  plus  glorieuse  des  uni- 
versités de  France.  Elle  est  sortie  des  mains  du  clergé,  et  son 
berceau  est  dans  l'église  Notre-Dame  et  l'abbaye  de  Sainte- 
Geneviève  \  » 

Les  anciens  écrivains  universitaires,  Crevier,  par  exemple, 
ont  nié  l'k)rigine  ecclésiastique  de  l'Université.  Pour  donner 
plus  de  lustre  à  leur  corps,  ils  ont  eu  la  petite  vanité  de  ratta- 
cher son  existence  à  Charlemagne.  Nous  savons  ce  qu'il  faut 
penser  de  cette  illusion  d'amour-propre,  entretenue  par  le  pré- 

^  Pu  Pouvoir  de  l'Etat  sur  l'Enseignement,  p.  71  et  guiv. 


378  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

jugé,  alors  fort  à  la  mode,  qui  regardait  Charlemagne  comme 
le  créateur  de  tout  ce  que  la  France  avait  d'antique  et  de 
grand,  comme  la  source  de  la  plus  haute  légitimité.  «  Quant  à 
nous,  continue  M.  Troplong,  qui  n'envions  au  clergé  aucun  des 
services  qu'il  a  rendus  à  la  société,  nous  nous  croirions  in- 
grats si  nous  lui  disputions  l'honneur,  si  bien  mérité,  d'avoir 
jeté  les  premiers  fondements  de  l'enseignement  en  France;  et, 
loin  de  lui  reprocher  ici,  avec  Coquille,  de  s'être  magnifié  et 
exalté  aux  grandeurs  temporelles,  nous  dirons  :  Respect  à 
vous,  hommes  qui  avez  aimé  l'étude,  quand  votre  siècle  n'ai- 
mait que  les  jeux  sanglants  de  la  force  brutale  I  respect  à  vous 
qui  avez  enseigné,  quand  d'autres  croyaient  qu'il  suffisait  de 
savoir  vaincre  !  En  proclamant  les  droits  de  l'inteUigence,  vous 
êtes  entrés  dans  les  voies  de  Dieu,  qui  veut  que  ce  soit  l'esprit 
qui  gouverne  les  hommes.  » 

Le  premier  acte  qui  nous  montre  l'Université  naissante  en 
rapport  avec  le  pouvoir  royal  est  de  l'an  1200,  sous  Philippe- 
Auguste.  L'archidiacre  Henri  de  Liège  avait  envoyé  son 
domestique  chercher  du  vin.  Le  cabaretier  le  disputa  et  lui 
cassa  sa  cruche.  A  son  retour,  le  domestique  se  plaignit  ;  des 
étudiants  allemands,  sur  sa  plainte,  se  chargèrent  delà  répara- 
tion. Comme  ils  procédaient  avec  l'aplomb  germanique,  le 
peuple  intervint,  prit  fait  et  cause  pour  l'aubergiste,  et  Henri 
de  Liège  fut  tué  dans  la  bagarre.  Sur  quoi,  les  bourgeois 
jurèrent  de  livrer  aux  tribunaux  quiconque  ils  verraient  frap- 
per un  étudiant,  et  de  ne  point  arrêter  un  écolier,  même  en 
cas  de  méfait,  mais  de  le  livrer  plutôt,  selon  une  juste  coutume, 
au  juge  ecclésiastique.  Le  roi,  à  son  tour,  fit  punir  le  prévôt 
qui  avait  soutenu  le  peuple.  Un  diplôme  royal  adressé  au 
Studium  parisiense  comme  à  une  sorte  de  corps,  pour  prévenir 
les  conflits  qui  pourraient  ramener  de  semblables  scènes , 
ordonne  qu'à  l'avenir  chaque  .prévôt  de  Paris,  entrant  en 
charge,  jurera  d'observer  les  privilèges  de  l'école,  et  veut  que 
le  juge  laïque  ne  puisse  arrêter  les  écoliers  qu'à  la  charge  de  les 
remettre  sur-le-champ  dans  les  mains  du  juge  ecclésiastique  *. 

^  Crevier,  Hist.  de  l'Univ.,  t.  I",  p.  272. 


CHAPITRE  VII.  379 

Malgré  cette  concession  royale,  l'association  s'adressa  au 
Saint-Siège,  et  c'est  le  premier  acte  authentique  qu'elle  pose 
comme  corporation.  Dans  cette  multitude  d'aliaires  où  elle 
avait  besoin  d'agir  comme  être  collectif,  elle  voulait  se  faire 
représenter  par  un  procureur  spécial.  «  Comme,  dans  les  causes 
qui  sont  portées  pour  vous  et  contre  vous,  répond  Inno- 
cent III,  votre  Université  (c'est  la  première  fois  qu'on  trouve 
ce  mot  dans  un  acte  public)  ne  saurait  aisément  intervenir, 
soit  en  demandant,  soit  en  défendant,  vous  Nous  avez  demandé 
qu'avec  notre  autorisation,  il  vous  fût  loisible  d'avoir  un  pro- 
cureur. Bien  que,  d'après  le  droit  commun,  vous  ne  puissiez 
pas  le  faire,  cependant,  par  l'autorité  des  présentes.  Nous  vous 
concédons  la  faculté  d'instituer  un  procureur  pour  cet  objet  \  » 

L'acte  est  de  1203,  il  porte  la  signature  d'un  Pape,  ancien 
élève  de  l'école  de  Paris,  l'un  des  plus  éminents  canonistes  et 
des  plus  grands  Pontifes  qui  aient  occupé  la  Chaire  aposto- 
lique. D'après  le  droit  commun,  le  Studium  paiisieiise  n'avait 
pas  le  droit  d'agir  comme  corporation  indépendante  de  l'école 
épiscopale  et  des  écoles  monastiques  ;  d'après  la  lettre  ponti- 
ficale, il  pourra  désormais  se  constituer,  former  corps  et  re- 
vêtir le  caractère  d'une  nouvelle  institution. 

Telle  est  l'origine  de  l'Université  de  Paris. 

II.  A  peine  constituée  en  compagnie,  l'Université  éprouva  le 
besoin,  si  naturel  aux  corporations  qui  sentent  leur  énergie, 
de  se  donner  des  lois  tutélaires  et  de  s'affranchir  des  entraves 
qui  pouvaient  gêner  ses  allures.  Nous  allons  suivre,  dans  les 
constitutions  apostoliques,  les  progrès  successifs  de  son  orga- 
nisation. 

En  1210,  on  voit  ses  députés  dresser,  en  commun,  un  règle- 
ment intérieur  sur  la  décence  de  l'habillement,  sur  l'ordre  des 
leçons  et  l'assistance  aux  funérailles.  Cette  convention  fut 
suivie  d'un -serment  que  chaque  maître  devait  prêter,  s'enga- 
geant  à  observer  les  règlements,  sous  peine  d'être  retranché 
du  corps.  Il  est  essentiel  de  remarquer  que  cet  acte  disciplinaire 

<  Dans  les  Décrétalea  recueillies  par  ordre  de  Grégoire  IX,  cliap.  Qux  de 
procurât. 


fjftO  IIISTOHŒ    DE    I.A    PAPAUTÉ. 

n'était  obligatoire  que  pour  ceux  qui  y  consentaient  ;  encore, 
ceux  qui  avaient  refusé  serment,  pouvaient,  d'après  un  rescrit 
du  Pape,  revenir  sur  leur  décision. 

L'Université  fit  approuver  par  le  Saint-Siège  ces  règle- 
ments intérieurs.  Quelques  années  après,  en  1215,  elle  recevait 
un  règlement  plus  complet,  j'allais  dire  sa  grande  charte,  de 
la  main  d'un  illustre  légat,  prédicateur  de  la  croisade,  Robert 
de  Courson. 

D'après  ce  règlement,  la  faculté  de  professer,  ou  de  lire  en 
théologie,  ne  sera  accordée  qu'à  des  hommes  d'une  conduite 
irréprochable,  d'une  capacité  certaine,  âgés  de  trente-cinq  ans 
et  ayant  étudié  pendant  huit  années.  Pour  éprouver  les  can- 
didats, il  leur  sera  permis  de  faire  des  lectures  publiques,  avant 
d'obtenir  le  titre  de  maîtres.  La  licence  sera  conférée  par  le 
chancelier  de  l'Eglise  de  Paris,  mais  il  ne  devra  exiger  ni  ar- 
gent, ni  aucun  engagement  de  fidélité  ou  obéissance,  ni  aucune 
condition  que  ce  puisse  être.  Quant  aux  maîtres  es  arts,  nul 
ne  peut  lire  à  Paris,  s'il  n'a  pas  vingt  et  un  ans  et  s'il  n'a 
suivi,  six  années  durant,  les  leçons  des  maîtres.  Le  candidat 
promettra  de  lire  pendant  deux  ans,  au  moins,  sauf  motif  lé- 
gitime d'empêchement;  sa  réputation  devra  être  sans  tache 
et  sa  capacité  éprouvée  selon  l'usage.  Viennent  ensuite  les 
prescriptions  relatives  aux  livres  qui  sont  autorisés  et  à  ceux 
qui  sont  défendus  pour  cause  d'hérésie,  des  articles  regardant 
la  tenue  des  classes,  les  insignes  des  maîtres.  L'assistance  aux 
funérailles  d'un  maître  est  de  rigueur  ;  les  repas  d'installation 
et  de  thèses  sont  défendus.  Enfin  la  constitution  de  la  corpo- 
ration est  confirmée  par  les  dispositions  qui  permettent  aux 
maîtres  et  écoliers  de  contracter  des  obligations  entre  eux  et 
de  prendre  en  commun  les  délibérations  qui  leur  paraîtront 
utiles,  spécialement  dans  deux  points  essentiels,  les  cas  d'in- 
jure ou  de  déni  de  justice,  et  la  fixation  des  loyers  demandés 
par  les  bourgeois  aux  étudiants. 

Ces  statuts,  solennellement  octroyés,  établissaient  donc  ca- 
noniquement  et  fortifiaient  l'existence  de  l'Université,  et,  tout 
en  respectant  les  droits  du  chancelier  de  l'Eglise  de  Paris, 


CHAPITRE  Vit.  381 

assuraient  à  la  nouvelle  compagnie  son  indépendance.  Le 
chancelier,  il  faut  le  dire,  ne  put  voir  sans  mécontentement 
l'organisation  de  ce  corps,  qui  se  présentait  comme  relevant 
directement  du  Saint-Siège  et  excipait  des  privilèges  reçus  de 
la  puissance  apostolique.  Tandis  que  l'Université  s'organisait, 
le  chancelier  prétendait  la  gouverner  par  ses  règlements, 
taxant  de  conspiration  tout  ce  qui  était  fait  de  contraire,  sus- 
pendant les  professeurs,  incarcérant  les  écoliers  et  frappant  la 
corporation  des  foudres  de  l'évêque.  L'Université;  molestée  de 
la  sorte,  à  deux  ou  trois  reprises,  en  appela  au  Saint-Siège. 
Cette  affaire  fut  vive  et  prolongée.  Enfin,  soutenue  par  le 
légat,  par  les  papes  Honorius  III  et  Grégoire  IX,  l'Université 
ohtint  ime  transaction,  approuvée,  en  1228,  par  une  huile 
pontificale,  en  vertu  de  laquelle  elle  fut  maintenue  dans  le 
droit  de  faire,  pour  sa  discipline,  des  constitutions  et  statuts 
obUgatoires. 

Cette  conquête  conduisit  à  une  autre.  L'Université,  qui  jus- 
qu'alors n'avait  pas  eu  de  sceau  et  se  servait  de  celui  du  cha- 
pitre, placé  sous  la  garde  du  chancelier,  résolut  de  s'en  donner 
un  pour  attester  son  existence  indépendante.  Grande  résistance 
de  la  part  du  chapitre.  Le  légat  du  Pape,  à  qui  on  en  réfère, 
donne  gain  de  cause  aux  chanoines  et  brise  le  sceau  de  l'Uni- 
versité ;  les  écoliers  s'insurgent  et  viennent,  armés  d'épées  et 
de  bâtons,  assiéger  le  légat  dans  son  hôtel.  Enfin  Innocent  IV 
termine  la  querelle  en  donnant  à  l'Université  le  droit  d'avoir 
un  sceau  à  elle  propre  et  dont  elle  put  faire  librement  usage. 

Ce  n'est  pas  tout  :  comme  corps  enseignant,  l'Université 
avait  besoin  de  la  sécurité  nécessaire  pour  assurer  la  continuité 
et  la  paix  des  études.  Or,  cette  sécurité  était  souvent  troublée 
par  les  excommunications  qui  obligeaient  les  écoliers  à  aller 
plaider  à  Rome,  s'ils  ne  voulaient  obtenir  l'absolution  de  l'é- 
vêque en  payant  les  amendes  satisfactoires.  Honorius  III  avait 
une  haute  idée  de  l'école  de  Paris  :  il  voyait,  dans  cette  com- 
pagnie, «  un  fleuve  propice  qui,  répandant  partout  les  eaux  de 
la  doctrine,  arrose  et  rend  féconde  la  terre  de  l'Eglise  univer- 
selle. »  En  conséquence,  il  défendit  à  qui  que  ce  soit  de  pro- 


382  mSTOIRR  DE  LA   PAPAUTÉ. 

iioncer  rexcommunicatioii  contre  l'Université  en  corps,  si  ce 
n'est  par  une  commission  expresse  du  Saint-Siège.  Et  quant 
aux  excommunications  prononcées  contre  les  écoliers  indivi- 
duellement, le  pape  Innocent  IV,  pour  leur  épargner  les  frais 
du  voyage  de  Rome  et  la  perte  de  temps  qui  en  résultait  pour 
les  études,  donna  pouvoir  à  l'abbé  de  Saint- Victor  de  prononcer 
les  absolutions  exigées  par  la  circonstance. 

Ce  n'est  pas  seulement  contre  l'évéque  et  le  chapitre  de 
Notre-Dame  que  l'Université,  à  titre  de  corps  public,  naissant 
à  la  liberté,  avait  à  réclamer  l'intervention  protectrice  du  Pape. 
Comme  corps  ecclésiastique,  placé  en  face  du  pouvoir  civil, 
elle  avait  aussi  des  privilèges  à  défendre  et  des  demandes  de 
secours  à  présenter  au  Saint-Siège.  L'Université,  en  effet,  ne 
comptait  dans  son  sein  que  des  clercs  ;  les  laïques,  dit  Crevier, 
méprisaient  l'étude  et  ne  savaient  pas  lire.  Or,  un  des  privi- 
lèges des  clercs  était  de  ne  reconnaître  d'autre  tribunal  que 
celui  du  juge  ecclésiastique,;  c'était  le  droit  commun  de  toute 
la  chrétienté,  et  la  cléricature  y  tenait  avec  énergie,  parce  que 
le  for  ecclésiastique  lui  présentait  seul  les  garanties  de  bonne 
justice  qui  se  trouvent  dans  la  régularité  des  formes,  les 
lumières  des  juges  et  le  respect  de  la  loi.  Quant  aux  tribunaux 
laïques,  la  barbarie  qui  les  dominait  était  si  grande,  la  procédure 
y  était  si  étrangement  livrée  à  la  superstition  de  la  force  bru- 
tale, et  le  droit  si  aveuglément  sacrifié  aux  hasards  du  combat 
judiciaire,  que  les  clercs  ne  voyaient  pas  sans  effroi  cette  juri- 
diction, plus  semblable  à  une  arène  sanglante  qu'au  sanctuaire 
de  la  justice.  Aussi  Etienne  de  Tournai,  parlant  d'un  clerc  que 
l'on  forçait  à  plaider  devant  un  tribunal  laïque,  disait-il  «  qu'il 
combattait  contre  des  botes,  ayant  pour  juges  des  hommes  qui 
ignorent  les  lettres  et  haïssent  les  lettrés.  »  Les  écoliers  étaient 
donc  sous  la  compétence  du  juge  dégUse,  et  (ce  qui  doit  être 
remarqué),  sous  la  compétence  du  juge  d'église  du  siège  de 
l'école  ;  ce  qui  avait  été  établi  pour  ne  pas  exposer  les  écoles  à 
être  désertes,  par  la  crainte  que  leurs  suppôts,  en  cherchant  les 
avantages  intellectuels,  ne  fussent  dépouillés,  pendant  leur 
absence,  de  leurs  facultés  temporelles.  Quand  PhiUppe-Auguste, 


CHAPITRE  Vît.  383 

par  son  ordonnance  de  1200,  et  saint  Louis,  par  son  ordon- 
nance de  1228,  confirmèrent  ce  privilège,  ils  n'octroyèrent  pas 
une  faveur  nouvelle  ;  ils  ne  firent  que  ratifier  un  droit  préexis- 
tant, généralement  établi  et  reconnu,  et  qui,  partout  où  Ton 
étudiait,  en  France  aussi  bien  qu'en  Italie,  était  considérée 
comme  la  sauvegarde  des  écoles. 

Mais  les  écoliers,  quoique  revêtus  de  l'habit  ecclésiastique, 
ne  conservaient  pas  toujours  dans  leur  conduite  la  décence 
et  la  tenue.  Leurs  querelles  avec  les  bourgeois  étaient  fré- 
quentes ;  ils  portaient  des  armes  ;  ils  enfonçaient  les  portes  des 
maisons;  ils  enlevaient  les  femmes  et  les  filles.  A  Paris  surtout, 
où  la  jeunesse  était  très-nombreuse,  il  y  avait  maintes  fois  des 
rixes,  des  batailles,  des  méfaits  réciproques.  Le  prévôt,  gar- 
dien de  l'ordre  public,  intervenait  ;  il  traitait  les  écoliers  comme 
des  perturbateurs  ordinaires.  Alors,  l'école  jetait  des  cris  de 
douleur  et  de  menace  ;  elle  élevait  des  conflits  de  juridiction,  et 
quand  elle  n'obtenait  pas  justice  du  roi,  elle  recourait  au  Pape, 
et,  en  attendant,  elle  ordonnait  la  cessation  des  cours,  pensant 
que  ce  silence  des  études  était  pour  le  pouvoir  la  plus  sévère 
leçon.  Le  Pape  adressait  alors  un  bref  au  roi,  pour  lui  repré- 
senter la  gloire  de  la  science,  l'utilité  des  lettres,  l'excellence 
de  l'Université  de  Paris  ;  il  l'engageait  à  user  de  ménagements 
et  de  conciliation,  afin  de  terminer  l'affaire,  sans  quoi  il  l'ar- 
rangerait de  sa  propre  autorité.  Puis  il  nommait  des  commis- 
saires, qui  négociaient  et  obtenaient  du  roi  les  satisfactions 
réclamées  parla  cour  de  Rome  \ 

Enfin,  en  1231,  l'indépendance  de  l'Université  étant  assurée 
tant  contre  l'évèque  que  contre  les  rois,  Grégoire  IX  donna  une 
bulle  solennelle  qui  complète  la  charte  de  l'Université  de  Paris  : 

«  A  l'avenir,  tout  chancelier  de  l'Eglise  de  Paris  devra,  le 
jour  de  sa  prise  de  possession,  en  présence  de  l'evêque  ou  sur 
son  ordre,  dans  le  chapitre,  et  après  avoir  appelé  deux  maîtres 
représentant  l'Université  des  écoliers,  prêter  serment  que,  pour 

^  Nous  avons  emprunté  ce  récit  à  Troplong,  partisan  excessif  du  pouvoir 
de  l'Etat  sur  l'enseignement,  et  dont  le  témoignage  n'a,  par  suite,  que  plus 
de  valeur. 


384  HISTOIRE  r»E   LA    PAPAUTÉ. 

les  études  de  théologie  et  de  décret,  de  bonne  foi  et  selon  sa 
conscience,  en  temps  et  lieu,  selon  l'état  de  la  cité  et  l'honneur 
des  facultés,  il  n'accordera  la  licence  qu'à  ceux  qui  en  seront 
dignes,  et  qu'il  n'admettra  pas  les  indignes,  ne  faisant  accep- 
tion ni  de  personnes  ni  de  nations.  Et  avant  qu'il  n'accorde  la 
licence  à  quelqu'un,  il  devra,  pendant  trois  mois,  à  partir  du 
jour  de  la  demande  de  licence,  faire  avec  le  plus  grand  soin, 
tant  auprès  de  tous  les  maîtres  présents  dans  la  ville  qu'auprès 
des  personnes  honorables  et  lettrées,  desquelles  il  pourra  sa- 
voir la  vérité,  une  enquête  sur  la  vie,  la  science,  le  talent  du 
postulant,  sur  le  ferme  propos  où  il  est  et  sur  l'espérance  qu'il 
offre  de  faire  des  progrès,  et  sur  toutes  les  autres  choses  né- 
cessaires à  connaître  en  pareille  occurrence.  Après  l'enquête 
ainsi  faite,  il  devra  de  bonne  foi  et  selon  sa  conscience,  accor- 
der ou  refuser  la  licence  demandée.  Les  maîtres  en  théologie 
et  en  décret,  lorsqu'ils  commmenceront  à  lire ,  prêteront  ser- 
ment en  public  de  rendre  fidèle  témoignage  sur  les  points  ci- 
dessus.  Le  chancelier  jurera  aussi  qu'il  ne  révélera  pas  les  avis 
des  maîtres  pour  leur  nuire  ;  au  reste,  les  droits  et  la  Hberté 
des  chanoines  de  Paris,  pour  professer  la  théologie  et  le  dé- 
cret, resteront  confirmés.  Quant  aux  physiciens,  artistes  et 
autres,  le  chanceher  permettra  de  bonne  foi  d'examiner  les 
maîtres  et  de  repousser  les  indignes,  n'admettant  que  ceux 

qui  seraient  dignes Que  l'évêque,  ni  son  officiai,  ni  son 

chancelier,  n'imposent  aux  écoliers  aucune  peine  pécuniaire 
pour  la  levée  de  l'excommunication  ou  de  toute  autre  censure. 
Et  que  le  chancelier  n'exige  des  maîtres  à  qui  il  confère  la 
licence  aucun  serment  ni  aucune  obéissance  ;  qu'il  ne  reçoive 
aucun  émolument  ou  aucune  promesse  pour  la  concession  de 
licence,  et  qu'il  se  contente  du  serment  dont  il  a  été  question 
plus  haut.  y> 

Passant  à  l'organisation  intérieure  du  corps,  le  Pape  accorde 
ou  plutôt  conserve  à  l'Université  le  droit  de  faire  des  règle- 
ments pour  sa  discipline ,  et  de  punir  les  contrevenants  par 
la  soustraction  des  privilèges  de  la  compagnie.  Il  confirme  les 
immunités  relatives  à  la  juridiction  ecclésiastique,  et  défend 


CHAPITRE  VU.  385 

expressément  au  chancelier  d'avoir  une  prison  particulière,  les 
élèves  inculpés  ne  pouvant  être  détenus  que  dans  la  prison  de 
l'évéque.  D'un  autre  côté,  les  écoliers  ne  devront  jamais  mar- 
cher en  armes  dans  la  ville,  et  l'Université  ne  pourra  faire 
jouir  des  privilèges  de  scolarité  que  ceux  qui  auront  un  maître 
certain.  Les  écoliers  ne  pourront  être  arrêtés  pour  dettes,  «  ce 
qui  est,  dit-il,  contraire  au  droit  canonique.  »  Les  vacances  ne 
pourront  durer  plus  d'un  mois,  et^  pendant  ce  temps,  les  da- 
cheliers  auront  la  faculté  de  continuer  leurs  leçons,  s'ils  le 
veulent.  Deux  autres  décisions  se  rapportent,  l'une  aux  suc- 
cessions des  étudiants  morts  à  Paris,  et  l'autre  à  la  taxe  des 
loyers.  La  plupart  des  jeunes  gens  arrivant  dans  la  capitale  ne 
savaient  souvent  où  se  loger.  Il  n'existait  encore  qu'un  petit 
nombre  de  collèges  ;  les  bourgeois  rançonnaient  à  plaisir  leurs 
locataires;  l'Université  prit  sur  elle  de  déterminer  un  maximum. 
De  là  des  contestations  sans  fin.  Grégoire  IX  ordonna  que  le 
prix  des  logements  serait  fixé  par  deux  maîtres  de  l'Université 
et  deux  bourgeois,  élus  du  consentement  des  maîtres;  si  les 
bourgeois  refusaient  de  paraître  et  de  délibérer,  les  maîtres 
procéderaient  sans  eux.  Cette  clause  fut  ratifiée  par  le  roi. 

Enfin,  comme  sanction  de  toute  la  constitution  nouvelle, 
le  Souverain-Pontife  autorisa  l'Université,  quand  elle  serait 
grièvement  lésée  dans  ses  privilèges  et  ne  pourrait  obtenir 
satisfaction,  à  suspendre  ou  même  à  cesser  ses  leçons. 

Ainsi,  l'Université  était  la  création  des  Papes  et  elle  leur  dut 
son  entière  organisation. 

III.  L'Université,  si  empressée^à  se  faire  octroyer  des  droits, 
n'étaient  pas  si  zélée  à  partager  ses  prérogatives.  On  le  vit  bien 
par  la  querelle  contre  les  ordres  mendiants. 

L'ordre  naissant  de  Saint-Dominique  avait  rendu  d'éminents 
services  à  l'Eglise.  Dès  1217,  son  fondateur  avait  établi,  à 
Paris,  une  liiaison  de  frères  ;  ces  religieux  avaient  entretenu 
avec  la  compagnie  des  maîtres  des  rapports  pleins  de  bienveil- 
lance. Un  professeur  donna  même  aux  prêcheurs  l'hôtel  ou 
l'hospice  Saint- Jacques.  L'Université  possédait  quelques  droits 
sur  cet  emplacement;  elle  les  céda  aux  dominicains,  et«  ceux-ci 
IV.  25 


386  HISTOIRE  T)K    L\   PAPAUTÉ. 

(le  leur  côté,  dit  l'acte,  en  témoignage  de  respect,  nous  admet- 
tront dans  la  participation  générale  de  leurs  prières  et  bonnes 
œuvres,  comme  étant  leurs  confrères.  »  De  plus,  le  couvent 
jacobin  voulut  s'engager  à  dire  deux  messes  solennelles  et  des 
offices  pour  les  morts  de  l'Université.  L'acte  est  scellé  des 
sceaux  des  maîtres  en  théologie. 

On  avait  accueilli  avec  le  même  enthousiasme  l'ordre  du  sé- 
raphique  saint  François.  La  reine  Blanche  s'était  môme  em- 
pressée de  confier  aux  frères-mineurs  l'éducation  de  l'enfant 
qui  fut  saint  Louis.  Aucun  panégyrique  ne  vaut  la  gloire 
d'avoir  formé  un  tel  prince. 

Jusqu'en  1228,  la  meilleure  intelligence  avait  régné  entre  les 
dominicains,  les  franciscains  et  l'Université.  Cette  année,  pen- 
dant les  fêtes  du  carnaval,  une  bande  de  clercs  se  rendit  dans  une 
taverne  du  bourg  Saint-Marcel,  hors  l'enceinte  de  la  ville,  et, 
ayant  trouvé  le  vin  bon,  en  but  beaucoup,  puis  paya  le  cabare- 
tier  en  monnaie  de  singe.  Le  cabaretier  appelle  au  secours  des 
gens  du  village,  qui  battent  les   clercs  et  les  pourchassent 
jusqu'aux  portes  de  la  ville.  Le  lendemain,  ceux-ci  reviennent, 
pillent  la  taverne  et  se  répandent  dans  le  bourg,  où  ils  com- 
mettent d'affreux  excès.  Le  doyen  de  Saint-Marcel  porta  plainte 
à  l'évêque  et  au  légat  du  Pape  ;  l'évêque  et  le  légat  s'adres- 
sèrent à  la  reine  Blanche,  qui  ordonna  au  prévôt  de  Paris  de 
faire  courir  sus  aux  coupables  par  les  archers.  Le  prévôt  avait 
une  vieille  rancune  contre  les  clercs  ;  il  attaqua  indistinctement 
tous  les  étudiants  qu'il  rencontra  et  en  tua  deux.  L'Université 
prit  fait  et  cause  pour  ses  disciples  ;  les  maîtres  se  rendirent 
près  de  la  reine,  qui  ne  tint  aucun  compte  de  leurs  réclama- 
tions; près  de  l'évêque,  qui  ne  les  écouta  pas  plus  favorable- 
ment. Alors  une  délibération  fut  prise  en  commun  :  tous  les 
professeurs  quittèrent  Paris  et  se  dispersèrent.  Henri  III  en  fit 
venir  à  Oxford,  où  ils  formèrent  un  établissement  ;  d'autres  se 
retirèrent  à  Orléans,  Angers,  Poitiers,  Beims,  où  ils  formèrent 
des  établissements  analogues,  qui  furent  le  germe  d'autant 
d'Universités*. 

<  Henri  de  Riancey,  Hist.  de  la  liberté  d'enseignement,  t.  P',  p.  221. 


CHAPITRE  VII.  '  387 

Sur  ces  entrefaites,  les  dominicains,  profitant  de  la  liberté, 
ouvrirent  deux  écoles  de  théologie  dans  leur  couvent  ;  les  fran- 
ciscains suivirent  cet  exemple.  Le  succès  fut  complet,  d'autant 
plus  que  les  religieux  choisis  pour  enseigner  étaient  Albert  le 
Grand,  Hugues  de  Saint-Cher,  Jean  de  Florence  et  Alexandre 
de  Halès.  L'évêque  et  le  légat  favorisaient  ces  fondations,  qui 
s'appuyaient,  d'ailleurs,  sur  un  droit  incontestable.  L'Université 
seule  en  fut  offensée,  et,  quand  son  affaire  eut  été  réglée  par 
une  économie  paternelle,  elle  voulut  faire  supprimer  les  trois 
chaires.  La  prétention  était  révoltante  :  les  dominicains  et 
les  franciscains  furent  maintenus  en  possession  de  plein 
droit. 

En  1251,  les  ordres  mendiants,  qui  avaient  continué  de  pro- 
fesser sans  être  agrégés  à  l'Université,  ne  tardèrent  pas  à  ap- 
précier les  avantages  des  grades  académiques.  Mais  leur  vœu 
d'humilité  s'opposait  à  ce  qu'ils  demandassent  la  Ucence.  Une 
bulle  d'Innocent  lY  obligea  l'Université,  en  1244,  à  leur  laisser 
partager  ses  privilèges.  L'Université  essaya  de  résister  :  les  re- 
ligieux ne  demandant  pas  la  licence,  elle  ne  la  leur  donnait 
pas.  Une  nouvelle  bulle  de  1249  enjoignit  au  chancelier  de  l'ac- 
corder à  ceux  des  frères  qui  en  seraient  dignes,  même  quand 
ils  n'en  feraient  pas  la  demande. 

Les  maîtres  courbèrent  la  tête,  mais  ils  ne  pardonnèrent  pas 
aux  rehgieux  leur  défaite.  Ne  pouvant  supprimer  les  chaires 
des  dominicains,  ils  essayèrent  de  les  réduire.  Dans  une  lettre 
aux  évêques  de  France,  ils  exposèrent  l'état  des  choses  dans 
l'Université  ;  puis,  de  leur  autorité  privée,  les  professeurs  de 
théologie  fii^ent  un  règlement  qui  enlevait  une  chaire  aux  do- 
minicains. Ces  derniers,  comme  on  le  supposait  bien,  pro- 
testèrent et  gardèrent  leurs  deux  classes. 

L'affaire  en  était  là,  quand,  pendant  le  carême  de  1250,  à  la 
suite  d'une  querelle  de  cabaret,  un  écolier  fut  tué,  d'autres 
laissés  à  demi-morts.  Au  bout  d'un  mois,  l'Université  n'avait 
pas  obtenu  satisfaction.  Alors,  déhbération  solennelle,  propo- 
sition de  faire  un  serment  collectif  de  poursuivre  justice  selon 
Dieu  et  raison.    Les    trois    professeurs    mendiants  refusent 


388  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

tradhùrcr,  à  moins  qu'on  ne  leur  accorde  d'abord  la  paisible 
possession  des  chaires  de  leurs  ordres.  L'Université  se  croyait 
forte,  elle  abusa  de  sa  puissance  et  retrancha  de  son  corps  les 
deux  docteurs  de  Saint-Dominique.  Les  religieux  en  appe- 
lèrent au  Pape.  Les  hommes  de  l'Université,  recteur  en  tète, 
étant  venus  publier,  à  la  porte  du  couvent  de  la  rue  Saint- 
Jacques,  la  sentence  qui  retranchait  les  dominicains  des  corps 
universitaires,  furent  battus,  dit-on,  par  les  novices  et  les  étu- 
diants. En  présence  de  cette  résistance  et  de  cet  appel,  l'Univer- 
sité alarmée  en  appela  à  tous  les  évêques  de  la  chrétienté,  les 
conjurant  de  sauver,  dans  l'école  de  Paris,  le  fondement  de 
U Eglise.  Hyperbole  évidente  et  qui  ne  pouvait  masquer,  aux 
yeux  du  Saint-Siège  et  de  l'épiscopat,  l'évidente  injustice  et 
violence  de  la  cause  universitaire. 

Le  procureur  des  maîtres  et  écoliers  à  Pains  près  de  la  cour 
pontificale,  le  fameux  Guillaume  de  Saint-Amour,  ne  servit  pas 
non  plus,  avec  beaucoup  d'habileté,  la  cause  de  son  corps. 
Dans  l'aveuglement  d'un  zèle  emporté,  il  composa  un  ouvrage 
intitulé  :  des  Périls  des  derniers  temps,  ouvrage  où  il  attaquait 
non-seulement  les  frères  mendiants,  mais  leur  vœu  de  mendi- 
cité. C'était  s'en  prendre  à  l'Eghse,  qui  avait  approuvé  les  ordres 
nouveaux,  et  à  l'Evangile,  qui  évidemment  les  autorise. 

D'un  autre  côté,  les  professeurs,  pour  rendre  les  mendiants 
odieux,  s'élevaient  contre  leurs  exemptions  et  leur  attribuaient 
X Introduction  à  V Evangile  éternel,  qui  reproduit  l'illuminisme 
de  l'abbé  Joachim.  Aux  accusations  s'ajoutaient  les  invectives. 
On  remarquait  surtout,  dans  cette  lutte  déloyale,  l'animosité 
d'Eudes  de  Douai,  de  Nicolas  de  Bar-sur-Aube  et  de  Chrétien 
de  Beauvais. 

Malgré  ces  exagérations.  Innocent  lY  se  montrait  favorable 
à  l'Université,  lorsqu'il  mourut,  dit-on,  à  la  prière  des  men- 
diants, d'où  l'adage  des  cardinaux  :  Cavete  à  litaniis  prœdica- 
iorum.  Alexandre  IV  se  montra  plus  favorable  aux  ordres 
religieux.  Après  examen  de  l'aliaire,  le  Pape  jugea  enfin,  par  la 
bulle  Quasi  lignum  vitœ,  le  l^'^  d'avril  1255.  Les  ordres  men- 
diants sont  les  représentants  de  la  liberté  :  le  Souverain-Pon- 


CHAPITRE   VII.  38Ô 

iife  la  sauve  encore  une  fois  des  atteintes  d'un  corps  jaloux  et 
ambitieux.  Il  commence  par  faire  un  éloge  remarquable  de 
l'Université,  rappelle  les  faits,  et  décide  «  en  esprit  de  paix  et 
de  charité.  »  Pour  ne  pas  limiter  le  pouvoir  du  chancelier  dans 
la  collection,  et  les  droits  des  postulants  dans  l'obtention  de  la 
licence,  il  déclare  que  le  chancelier  peut  l'accorder  à  quiconque 
s'en  sera  montré  digne,  sans  distinction  de  séculiers  et  régu- 
liers. ((  Ce  qui,  remarque  Crevier,  mettait  les  dominicains  à 
portée  d'établir  dans  leur  collège,  non  pas  deux  professeurs  en 
théologie,  mais  autant  qu'ils  auraient  voulu.  »  Quant  au  secret 
des  déhbérations,  le  Pape  l'accorde,  «  pourvu  que  ces  délibéra- 
tions soient  telles  qu'on  puisse  les  taire  sans  exposer  le  salut 
des  âmes.  »  Il  confirme  le  droit  de  cesser  ou  de  suspendre  les 
leçons,  mais  il  exige  les  deux  tiers  des  suffrages  dans  chaque 
faculté.  Enfin,  il  casse  et  annule  les  décrets  qui  avaient  exclu 
les  dominicains  et  les  réintègre  dans  tous  leurs  droits.  Pat  une 
autre  bulle  du  môme  jour,  adressée  aux  maîtres  en  théologie, 
Alexandre  IV  voulut  les  exhorter  encore  à  l'obéissance,  et  leur 
déclara  que,  s'ils  résistaient,  ils  s'exposeraient  à  se  faire  sus- 
pendre de  leurs  offices  et  de  leurs  bénéfices. 

L'Université,  si  solennellement  condamnée,  résista  ce- 
pendant. Elle  usa  de  ruse,  feignit  de  se  dissoudre,  et  écrivit 
au  Pape  avec  cette  suscription  :  Les  particuliers,  maîtres  et 
étudiants  en  toute  faculté,  restes  de  la  dispersion  de  l'Université 
de  Paris,  actuellement  demeurant  dans  cette  ville  sans  faire 
corps  ensemble.  «  Nous  avons,  ajoutent  ces  maîtres,  deux 
inconvénients  à  éviter, l'un  devons  désobéir,  l'autre  d'admettre 
des  hommes  qui  ne  vous  conviennent  point.  Quel  meilleur 
moyen  pour  ne  vous  point  manquer  ni  à  nous-mêmes  que  de 
rompre  notre  société?  Nous  en  avions  le  pouvoir  par  le  droit 
naturel,  qui  ne  retient  personne  en  société  malgré  lui.  »  — 
«  Au  fond,  dit  Crevier,  à  qui  la  vérité  force  le  langage,  c'était 
un  subterfuge.  »  Ils  continuaient  leurs  fonctions  et  ne  s'abste- 
naient que  des  actes  publics.  Les  dominicains  tinrent  ferme 
et  reçurent  des  docteurs  en  tout  appareil.  Les  bulles  se 
succédaient.  Rome  enjoignait,  sous  peine  d'excommunication, 


300  IIISTOIUE   DE    LA    PAPALTÉ. 

qu'on  se  soumît  à  la  bulle  Quasi  liqnura,  L'Université  essaya 
de  faire  un  compromis  ;  elle  ne  voulait  pas  plier.  Cependant, 
sur  quatre  docteurs  envoyés  par  elle  près  du  Saint-Siège,  trois 
firent  leur  soumission;  le  quatrième,  Guillaume  de  Saint- 
Amour,  eut  le  chagrin  de  voir  son  pamphlet  intitulé  :  du  Péril 
des  derniers  temps,  brûlé  en  pleine  cathédrale,  devant  le  Saint- 
Père,  comme  exécrable  et  injuste.  L'Université  accablée  céda 
enfin,  et  elle  dut  donner  le  bonnet  de  docteur  au  franciscain 
saint  Bonaventure  et  au  dominicain  saint  Thomas.  Il  était 
difficile,  pour  les  ordres  rehgieux,  de  célébrer  leur  triomphe 
d'une  manière  plus  éclatante. 

Après  avoir  fait  de  la  colère  et  de  la  résistance,  l'Université 
fit  de  l'hostilité  envieuse  et  de  mauvais  aloi. 

Un  décret  de  1260  relégua  les  docteurs  jacobins  à  la  dernière 
place,  dans  les  délibérations  et  assemblées.  Cette  petite  ven- 
geance était  une  triste  consolation  pour  le  corps  privilégié. 
Les  dominicains  venaient  d'un  seul  coup  de  faire  une  brèche 
terrible.  Tous  les  ordres  religieux  y  passèrent  à  leur  suite  :  le 
pape  Alexandre  l'avait  décidé  en  principe.  Les  carmes  et  les 
augustins  en  profitèrent. 

En  droit,  l'Université  était  battue  :  le  monopole  qu'elle  avait 
tenté  de  s'attribuer  pour  le  doctorat  était  à  jamais  ruiné.  En 
fait,  rien  de  plus  glorieux  et  de  plus  utile  pour  elle  que  les 
suites  de  sa  défaite.  Elle  y  gagna  de  compter  dans  son  sein  les 
hommes  les  plus  illustres  du  treizième  siècle,  ceux  qui  ont 
fait  de  leur  époque  l'âge  d'or  de  la  science  catholique  :  Albert 
le  Grand,  physicien,  mathématicien,  rhéteur,  théologien;  saint 
Thomas,  le  fils  du  comte  d'Aquin,  ce  génie  si  élevé,  si  profond, 
si  méditatif,  cet  Ange  de  l'école  qui  monte  sur  ses  ailes  de  feu 
jusqu'aux  sommets  les  plus  ardus  de  la  science  divine,  et  qui, 
planant  dans  ces  hauteurs,  embrasse  la  somme  des  connais- 
sances divines  et  humaines;  Alexandre  de  Halès,  le  docteur 
irréfragable  ;  saint  Bonaventure,  le  Docteur  séraphique,  aussi 
humble  que  sa  gloire  était  grande;  Vincent  de  Beauvais, 
Alexandre  de  Villedieu,  etc.,  etc. 

Ainsi  la  création  et  la  constitution  de  l'Université  étaient 


CHAPITRE  VII.  301 

l'ouvrage  du  Saint-Siège;  mais,  de  par  le  Pape,  cette  corpo- 
ration enseignante  ne  devait  pas  devenir  un  corps  fermé  à 
l'accession  du  mérite.  En  maintenant  le  droit  des  ordres  re- 
ligieux, le  Souverain-Pontife  soutenait  la  cause  de  la  justice  ; 
il  obligeait  l'Université  d'accepter  ce  qui  pouvait  le  plus  con- 
tribuer à  sa  gloire. 

lY.  Au  reste,  la  fondation  de  l'Université  n'empêcha  pas  les 
collèges  de  provigner  à  Paris,  comme  dit  Pasquier.  Au  retour 
de  la  bataille  de  Bouvines  et  en  exécution  d'un  vœu  auquel 
ils  devaient  la  victoire,  les  sergents  d'armes  avaient  fondé  le 
collège  de  Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers.  Lorsque  les 
croisés  français  eurent  enlevé  d'assaut  Constantinople,  en 
i204,  l'empereur  Baudouin  et  le  pape  Innocent  III  demandèrent 
à  l'Université  de  Paris  des  docteurs  pour  les  établir  dans  la 
ville  des  Césars  grecs,  et  en  retour,  ils  envoyèrent  des  jeunes 
gens  pour  lesquels  fut  établi,  à  Paris,  le  collège  de  Constan- 
tinople. Bientôt  après,  on  vit  s'élever  ceux  des  Mathurins  et 
des  Bons-Enfants  ou  Pauvres-Ecoliers,  à  qui  saint  Louis  légua 
la  somme  de  dix  livres  ;  de  Saint-Nicolas  du  Louvre,  fondé 
en  1217;  des  Bernardins,  établi  en  1246,  par  Etienne  de 
Lexington;  des  Bons-Enfants  de  la  rue  Saint-Victor,  en  1257; 
des  Prémontrés,  en  1252;  des  Carmes,  en  1259;  du  Trésorier, 
en  1268,  grâce  à  Guillaume  de  Saône,  trésorier  des  églises  de 
Rouen;  de  Cluny,  en  1269;  de  Tournay,  en  1273;  d'Harcourt, 
en  1291  ;  des  Cholets,  par  le  cardinal  du  même  nom,  en  1292  ; 
du  cardinal  Lemoyne,  en  1303  ;  de  Bayeux,  en  1309  ;  de  Laon, 
en  1314;  de  Montaigu,  en  1324,  et  de  Narbonne,  en  1317.  Vers 
la  même  époque,  c'est-à-dire  au  commencement  du  quatorzième 
siècle,  les  étudiants  de  Bretagne  ouvraient  trois  collèges  qui  rap- 
pelaient leurs  vieilles  provinces,  Trèguier,  Cornouailles  et  Léon. 

En  tout  .vingt-deux  collèges.  —  Un  peu  plus  tard,  des 
docteurs  s'associent  et  fondent  deux  collèges,  qui  firent  dispa- 
raître plusieurs  écoles  particulières  :  ce  furent  les  sociétés  de 
Sorbonne  et  de  Navarre,  fondées,  la  première,  par  Robert  de 
Sorbon,  ainsi  nommé  d'un  village  près  Sens  ;  la  seconde  par 
Jeanne  de  Navarre,  femme  de  Philippe  le  Bel. 


^9^1  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

Celte  fécondité  créatrice  n'était  pas,  au  surplus,  le  privilège 
des  nationaux  ;  elle  était  partagée  par  les  étrangers.  En  1326, 
un  évêque  d'Ecosse  établit  le  collège  des  Ecossais  ;  en  1334, 
quatre  Italiens  créent  le  collège  des  Lombards  ;  en  1338,  s'ouvre 
le  collège  des  Allemands. 

Cependant  les  évêchés  et  les  monastères  ne  trahissent  pas 
leur  mission  d'élever  la  jeunesse.  Le  concile  de  Latran,  les 
papes  Innocent  III  et  Grégoire  ÏX  ordonnent  aux  cathédrales 
et  aux  églises  qui  en  auront  la  faculté,  d'entretenir  des  écoles 
pour  instruire  gratuitement  les  clercs  de  l'Eglise  et  les  autres 
enfants.  Les  cathédrales  gardent  au  moins  leur  maîtrise  et 
leur  séminaire.  Ainsi  Urbain  IV  est  élevé  à  l'évêché  de  Troyes. 
Un  archevêque  de  Rouen  témoigne  sa  reconnaissance  des 
soins  qu'il  a  reçus  autrefois  à  la  métropole.  L'an  1209,  l'ècolâtrc 
du  Mans  est  un  homme  célèbre.  Au  diocèse  de  Senhs,  on  voit, 
à  deux  reprises,  les  évêques  établir  des  maîtrises  et  recom- 
mander l'instruction  gratuite.  Irvin  est  maître  à  Orléans 
en  1283,  et  si  les  lettres  fleurissent  à  Châtillon,  comme  l'affirme 
Guillaume  de  Nangis,  il  faut  bien  qu'elles  y  soient  enseignées. 

Les  monastères  conservent  leur  école  triviale  et  leur  école 
supérieure.  Innocent  III  fait  élever,  à  Saint-Médard  de  Soissons, 
le  fils  d'une  pauvre  veuve.  A  Saint-Maixent ,  à  Sithiu,  on 
donne  l'instruction  gratuite.  On  forme  des  élèves  distingués 
au  prieuré  de  Saint-Martin.  A  l'abbaye  de  Ciron,  le  règlement 
porte  qu'on  devra  étudier  quatre  ans.  Guillaume  de  Nangis 
indique  l'école  de  l'abbaye  Saint-Nicolas-du-Bois  ;  Sibrand,  abbé 
de  Notre-Dame  du  Jardin,  près  d'Utrecht,  fonde  une  espèce 
d'académie,  où  l'on  donne  des  leçons  de  poésie,  d'histoire 
profane  et  d'Ecriture  sainte. 

Enfin  le  clergé  continue  de  donner  l'instruction  populaire. 
A  Paris  seulement,  il  y  a  de  ces  écoles  populaires  à  la  cathé- 
drale, à  Saint-Honoré,  à  Saint-Merry,  à  Saint-Marcel,  à  Saint- 
Victor  et  dans  plusieurs  autres  paroisses.  On  voit  même 
apparaître  l'enseignement  privé  et  l'enseignement  municipal. 
Après  cela,  il  ne  reste  plus  qu'à  se  demander  où  régnaient  les 
fameuses  ténèbres  du  moyen  âge, 


CHAPITRE   VII.  393 

Et  non-seulement  l'Université  de  Paris  ne  nuisait  pas  trop 
aux  autres  écoles  et  collèges,  mais  elle  provoquait  encore  la 
fondation  de  semblables  universités. 

En  France,  les  trois  plus  célèbres  sont  celles  de  Toulouse,  de 
Montpellier  et  d'Orléans.  Celle  de  Toulouse  est  fondée  par  Gré- 
goire IX,  avec  le  pouvoir  de  professer  in  omni  faciiltate;  elle 
se  dit  la  seconde  université  de  France.  A  Montpellier,  la 
médecine  était  cultivée  dès  les  premiers  siècles  de  la  monar- 
chie. Les  maîtres  et  les  élèves  se  remirent  en  corporation  et  le 
pape  Nicolas  IV  leur  donna  le  pouvoir  de  conférer  le  degré  de 
maître  dans  l'un  et  l'autre  droit,  es  médecine  et  es  arts.  A 
Orléans,  l'université  fut  reconnue  par  le  pape  Clément  V,  mais 
seulement  pour  l'un  et  l'autre  droit.  D'autres  furent  fondées 
peu  après  et  la  France  compta  vingt  universités,  y  compris 
Avignon  et  Orange,  au  comtat  Yenaissin, 

Hors  de  France  s'élevaient  également  de  brillantes  univer- 
sités. En  Espagne,  la  Castille  eut  celle  de  Palentia;  l'an  1208  et 
l'an  1222,  le  royaume  de  Léon  vit  Alphonse  IX  fonder  celle  de 
Salamanque.  Un  peu  plus  tard  parurent  celles  de  Coïmbre,  pour 
le  Portugal,  et  celles  de  Yalladohd,  de  Huesca,  de  Yalence,  de 
Siguenza,  de  Saragosse,  d'Avila,  d'Alcala  et  de  Séville.  En 
Angleterre,  cinq  professeurs  du  monastère  de  Saint-Evroult  de 
Normandie  étaient  allés,  à  la  fin  du  onzième  siècle,  s'établir  au 
village  de  Cothenham;  ils  fréquentèrent  l'école  de  Cambridge, 
enseignèrent  ensuite  dans  un  grenier,  puis  à  l'éghse,  et  de  là 
naquit  l'université  de  Cambridge,  qui  comptait  à  la  fin  du  dou- 
zième siècle,  une  foule  d'élèves  et  de  professeurs.  A  Oxford, 
l'an  1249,  se  greffa  de  même,  sur  une  école  ancienne,  une 
grande  université,  qui  devint  l'université  reine  de  l'Angle- 
terre. On  y  allait  des  Pays-Bas  et  même  de  France.  Il  y  eut 
jusqu'à  trente  mille  étudiants.  Cette  école  avait,  comme  l'Uni- 
versité de  Paris,  ses  privilèges,  et,  comme  l'Université  de  Paris, 
elle  eut  ses  émeutes.  En  Italie,  les  deux  plus  célèbres  univer- 
sités étaient  celles  de  Bologne,  qui  fut  au  droit  ce  que  celle  de 
Montpelher  était  à  la  médecine  et  Paris  à  la  théologie  ;  et  celle 
de  Naples,  instituée  par  Frédéric  II  en  monopole  universitaire. 


394  HISTOIRE  DE   LA   PAPAUTÉ. 

Des  émigrations  d'étudiants  bolonais  allèrent  fonder  celles 
de  Venise  et  de  Padoue  ;  d'autres  fleurissaient  à  Pise^  à  Ra- 
venne,  à  Arezzo,  à  Rome,  par  l'étude  du  droit,  et  l'école  de 
Salerne  conserva  sa  vieille  illustration  d'école  de  médecine. 
L'Allemagne,  la  Rohôme,  la  Pologne,  la  Hongrie,  la  Suède,  le 
Danemark,  le  Brabant  et  l'Ecosse  eurent  également,  à  des 
époques  peu  éloignées,  des  universités,  qui,  toutes  conser- 
vèrent avec  l'Eglise,  les  mômes  rapports  que  l'Université  de 
Paris. 

Tel  est,  dans  son  ensemble,  du  douzième  au  quatorzième 
siècle,  l'état  des  écoles  en  France. 

2''  Régime  intérieur  des  universités. 

En  parlant  des  écoles  monastiques  et  épiscopales,  nous  avons 
fait  connaître  leur  régime  extérieur  ;  nous  devons  maintenant 
faire  connaître  le  régime  intérieur  des  universités.  Pour  at- 
teindre ce  but,  nous  avons  à  indiquer  les  principes  de  droit  sur 
lesquels  reposaient  ces  établissements,  à  étudier  leur  orga- 
nisation intime,  à  exposer  l'état  général  des  sciences  et  à  mar- 
quer enfin  les  rapports  logiques  des  anciennes  universités 
avec  la  nouvelle  Université  de  France. 

1.  En  parlant  d'une  affaire  d'école  arrivée  sous  saint  Louis, 
Crevier,  non  suspect  en  cette  matière,  dit  :  «  Ce  fut  le  Pape  qui 
fut  promptement  le  juge,  qui  fit  la  loi,  qui  décida  :  tel  était  le 
pouvoir  qu'exerçait  alors  le  Souverain-Pontife  * .  » 

Dès  l'origine  de  la  monarchie,  les  écoles  avaient  été  l'œuvre 
propre  des  abbés,  des  évêques,  des  conciles  et  des  Papes.  En 
étendant  leur  domaine  par  la  création  des  universités,  le  droit 
scolaire,  dit  M.  Troplong,  passa  du  côté  du  Souverain-Pontife 
et  devint  pour  ainsi  dire  papal. 

Le  Pape  fut  le  législateur  des  écoles.  En  1203,  Innocent  III 
accorde  un  syndic  à  l'Université  ;  en  1208,  il  réduit  à  huit  le 
nombre  des  chaires;  en  1215,  par  son  légat,  il  porte  un  règle- 
ment fondamental.  En  publiant  ce  règlement,  Robert  de  Cour- 

^  Tome  I",  p.  345. 


CHAPITRE  VII.  39o 

son  dit  ;  Cum  D.  Papœ  spéciale  habuissemus  mandatum,  ordi- 
navimus. 

En  1220,  le  pape  ïlonorius  III,  jaloux  de  conserver  aux  études 
théolog'iques  leur  suprématie,  bannit  de  l'Université  de  Paris 
l'étude  du  droit  civil. 

En  1228,  Grégoire  IX  accorde  à  l'Université  le  droit  de  pro- 
mulguer ses  règlements  intérieurs;  en  1231,  le  même  Pape 
développe  le  règlement  de  Robert  de  Courson;  en  1231,  il 
donne  une  bulle  pour  ériger  l'université  de  Toulouse. 

En  1247,  un  professeur,  Jean  de  Brès,  qui  professait  des 
erreurs  sur  la  lumière,  est  banni  de  l'Université  par  le  légat 
du  Pape. 

En  1280,  le  pape  Nicolas  ÏII  confirme  le  privilège  des  pro- 
fesseurs de  l'Université  de  Paris,  d'enseigner  en  quelque  lieu 
que  ce  puisse  être,  sans  nouvel  examen  ni  nouvelle  institution. 

En  1283,  les  finances  de  cette  même  Université  sont  réglées 
par  le  pape  Martin. 

En  1289,  Nicolas  IV  érige  l'université  de  Montpellier  ;  un  peu 
plus  tard,  Clément  V,  l'université  d'Orléans.  Précédemment,  en 
125S,  Alexandre  IV  avait  terminé  la  querelle  contre  les  ordres 
mendiants  et  Innocent  IV  avait  décidé  que  l'Université,  pour  le 
cas  d'excommunication,  ne  relèverait  plus  que  du  Saint-Siège. 

Tel  était  donc  le  droit  public  de  cette  époque.  Il  serait  aussi 
facile  que  superflu  d'en  multiplier  les  preuves. 

Pour  expliquer  un  ordre  de  faits  si  différents  de  nos  mœurs 
et  usages  postérieurs,  il  n'est  pas  nécessaire  de  recourir  au 
reproche  banal  d'usurpation,  comme  l'ont  fait  Loyseau  et 
d'autres,  dans  leurs  controverses  sur  les  droits  respectifs  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat.  L'usurpation  ne  saurait  rendre  raison 
d'une  combinaison  sociale  qui  a  eu,  pour  elle,  neuf  siècles  de 
possession  paisible  et  d'acquiescement  universel.  D'ailleurs, 
comment  expliquer  que  l'Eglise  connaisse  assez  peu  sa  consti- 
tution pour  empiéter  sur  l'Etat,  et,  en  supposant  cette  inexpli- 
cable ignorance,  comment  admettre  l'usurpation  de  l'Eglise 
sur  une  société  qui  était  sa  propre  création  ? 

Il  est,  à  cet  état  de  choses,  de  plus  nobles  motifs. 


ii96  HISTOIRE    DE   LA   PAPAUTÉ. 

Dans  celte  période  de  neuf  cents  ans,  que  nous  venons  de 
rappeler,  ce  qu'il  y  a  surtout  de  remarquable,  c'est  que  la 
théologie  est  le  but  constant  de  tous  les  efforts  intellectuels. 
Sous  saint  Louis,  il  y  avait  douze  chaires  de  théologie  à  Paris, 
et  c'était  déjà  peu,  comparativement  à  ce  qui  avait  eu  lieu  au- 
paravant. Toutes  les  autres  sciences  venaient  aboutir  à  la 
théologie.  On  n'apprenait,  en  général,  la  rhétorique,  la  dia- 
lectique, la  philosophie  et  le  droit,  que  pour  exceller  dans  la 
théologie.  Est-il  étonnant  dès  lors  que  la  théologie  ait  entraîné 
à  Rome,  dont  elle  relevait,  les  autres  branches  des  connais- 
sances humaines  qui  étaient  ses  satellites. 

De  plus,  si  on  étudiait,  c'était  presque  toujours  pour  l'Eghse 
et  par  l'Eglise.  Et  comme  la  milice  enseignante  et  la  milice 
studieuse  se  recrutaient  dans  les  rangs  du  clergé,  on  consi- 
dérait l'enseignement  comme  une  branche  du  gouvernement 
de  l'Eglise.  Qu'était-ce  d'ailleurs  que  l'Etat,  sinon  une  chiysalide 
qui,  au  moins  en  ce  qui  concerne  l'enseignement,  n'avait  pas 
encore  percé  son  enveloppe?  L'impulsion,  la  haute  direction 
sociale  venaient  de  l'Eglise,  et  il  se  trouvait  môme  des  esprits 
élevés  pour  croire ,  avec  Jean  de  Salisbury,  que  les  deux 
glaives  appartenaient  au  Pape. 

En  approfondissant  ces  raisons,  on  vient  à  reconnaître  le 
pouvoir  d'enseigner  comme  un  pouvoir  essentiel  et  inamis- 
sible  de  l'Eghse.  Toutes  les  sciences  morales  et  sociales  dé- 
rivent de  l'Evangile  ;  l'Eglise,  qui  en  conserve  le  dépôt,  doit, 
par  conséquent,  garder  aussi  en  dépôt  les  sciences  morales 
et  sociales.  L'enseignement  de  ces  sciences,  c'est  l'application 
des  principes  révélés  à  l'éducation  de  l'homme  ;  c'est  à  l'Eglise 
qu'il  appartient,  en  vertu  d'un  mandat  divin,  de  procéder  à 
cette  application.  L'Eglise,  gardienne  des  sciences  et  gardienne 
des  âmes,  est,  à  ce  double  titre,  la  grande  maîtresse  de  l'ensei- 
gnement. 

Les  partisans  du  pouvoir  de  l'Etat  opposent  à  ces  raisons, 
qu'ils  ne  méconnaissent  point,  deux  autres  raisons  :  ils  disent 
que  le  pouvoir  d'enseigner  n'est  pas  un  pouvoir  catholique, 
mais  un  pouvoir  national  :  1"  parce  que  l'enseignement  ne  se 


CHAPITRE  VII.  397 

donne  que  dans  des  réunions  qui  relèvent  nécessairement  de 
la  puissance  publique  ;  2°  parce  que  renseignement,  étant  le 
noviciat  de  la  vie  civile,  il  importe  que  l'Etat  forme  des  ci- 
toyens d'après  ses  principes  et  à  son  effigie.  Mais  le  pouvoir 
de  surveillance  sur  les  réunions  n'implique  que  le  droit  d'en 
empêcher  les  excès,  et,  quant  au  pouvoir  de  former  des  âmes, 
l'Etat  est,  pour  cela,  sans  vertu  ni  mission.  En  laissant 
d'ailleurs  à  l'Eglise  l'entière  liberté  de  son  enseignement,  il 
est  sur  de  voir  ses  sujets  puiser  à  son  école  les  vertus  qui 
font  les  bons  chrétiens  et  les  grands  citoyens. 

II.  Quel  était  le  régime  des  universités  ? 

Les  élèves  avaient,  en  moyenne,  de  dix-huit  à  trente  ans, 
car  les  études  étaient  longues.  Ainsi,  chez  les  clunistes,  on 
faisait  deux  ans  de  logique,  trois  ans  de  philosophie,  cinq  ans 
de  théologie,  plus  huit  années  d'études  pour  le  doctorat  et  le 
professorat,  ou  six  seulement  pour  le  titre  de  maître  es  arts. 
Les  étudiants  jouissaient  des  privilèges  du  for  ecclésiastique  : 
ils  étaient  affranchis  de  la  juridiction  séculière.  Divisés  en  na- 
tions, en  provinces  et  en  diocèses,  ils  se  coalisaient  volontiers 
contre  les  bourgeois  et  ne  se  divisaient  guère  moins  volontiers 
pour  se  battre  entre  eux.  Les  étudiants  pauvres  étaient  reçus 
dans  des  maisons  dotées  par  quelque  bienfaiteur  ;  les  couvents 
riches  hébergeaient  ceux  de  leur  ordre;  les  jeunes  chanoines 
conservaient  les  revenus  de  leur  prébende.  Les  professeurs 
devaient  constater  les  absences,  rayer  les  négligents,  passer  de 
temps  en  temps  des  examens  et  faire  mettre  en  prison  les 
caractères  durs  ou  les  têtes  trop  chaudes.  Cette  discipline,  on 
le  pense  bien,  ne  prévenait  pas  tous  les  désordres.  On  reproche 
communément  aux  étudiants  les  querelles,  l'ivrognerie  et  le 
libertinage.  Jacques  de  Vitry  leur  reproche  d'y  mettre  leur 
gloire  :  on  ferait  facilement  un  gros  livre  d'incidents  qui  justi- 
fient cette  accusation. 

Quand  l'étudiant  avait  parcouru  le  cercle  des  études,  il  rece- 
vait du  chancelier  de  l'évêque  un  titre  qui  déposait  de  sa  capa- 
cité. Il  y  avait,  dès  lors,  les  titres  de  bachelier,  de  licencié  et  de 
maître,  auquel  succéda  plus  tard  celui  de  docteur.  Peu  à  peu 


398  HISTOIRE  DE   LA   PAPAUTÉ. 

s'introduisit  un  cérémonial  pour  radmissien  do  récipiendaires 
par  l'anneau,  le  bonnet  et  le  serment  sur  les  saints  Evangiles. 
La  foi  avait  là  ses  garanties,  sans  préjudice  pour  le  savoir. 

A  la  tête  des  nations  d'écoliers  se  trouvaient  des  procureurs, 
élus  eux-mêmes  par  des  doyens,  autres  dignitaires,  qui  prési- 
daient les  subdivisions  formées  par  les  provinces  et  les  dio- 
cèses. Les  procureurs,  à  leur  tour,  élisaient  le  recteur  de  l'Uni- 
versité. 

Yoici  donc  quel  était  le  personnel  de  la  corporation.  Au  som- 
met de  la  hiérarchie,  le  recteur.  A  côté  du  recteur,  le  conser- 
vateur des  privilèges  :  c'était  ordinairement  un  des  évêques 
voisins,  non  l'évêque  de  Paris,  à  cause  des  conflits  fréquents 
de  juridiction.  Puis  venaient,  chacun  à  son  rang  :  les  profes- 
seurs et  gradués,  les  procureurs  des  quatre  nations,  les  reli- 
gieux mendiants  et  les  chanoines  réguhers ,  enfin  les  greffiers, 
syndics,  avocats,  notaires,  bedeaux,  messagers,  libraires, 
papetiers,  parcheminiers,  relieurs,  enlumineurs  et  écrivains. 
Cet  ensemble  formait,  comme  on  voit,  une  vaste  corporation. 

III.  Dans  ces  populeuses  universités  du  moyen  âge,  on  étu- 
diait la  science  sacrée  dans  toute  son  étendue  et  l'on  savait 
s'élever  à  toutes  ses  hauteurs.  Aujourd'hui,  l'étude  n'est  guère 
qu'un  travail  ingrat  de  l'àme  sur  elle-même  ou  sur  la  matière, 
un  empyrisme  stérile ,  une  anatomie  psychologique  où  la 
science  étouffe.  Alors  la  muse  avait  des  ailes,  le  génie  de  l'am- 
pleur; l'âme  voulait  atteindre  la  science  transcendante  de  tout 
ce  qui  est,  en  parlant  de  Dieu.  Leibnitz,  au  fort  de  la  réaction 
contre  le  moyen  âge,  osait  dire,  en  face  d'adversaires  protes- 
tants, qu'il  y  avait  quelques  parcelles  d'or  dans  le  fumier  de  la 
scolastique.  Un  temps  vient  où  Ton  dira  qu'il  est  resté  quelques 
scories  dans  l'or  pur  de  la  science  chrétienne  au  moyen  âge, 
tandis  qu'on  trouve  à  peine  quelques  paillettes  do  pur  métal 
dans  le  fumier  de  nos  systèmes. 

En  principe,  la  théologie,  à  raison  de  la  supériorité  de  son 
objet,  de  sa  fin  et  de  sa  cause  efficiente,  est,  au  pied  de  la 
lettre,  la  reine  des  sciences;  les  autres  sciences  sont  des 
ancelles,  comme  on  disait  autrefois,  en  ce  sens  qu'elles  lui 


CHAPITRE  VII.  399 

sont  naturellement  subordonnées,  qu'elles  reçoivent  d'elles  les 
principes  supérieurs  qui  leur  donnent  naissance,  les  vérités 
qui  les  éclairent  et  qu'elles  concourent,  dans  leur  sphère 
respective,  à  la  confirmation  de  ses  enseignements.  Au  moyen 
âge,  la  théologie  est,  s'il  se  peut,  plus  encore  :  elle  est  la 
science  mère  de  tout  et  la  science  favorite  de  tous.  L'état 
social  fait,  d'elle,  comme  le  droit  politique  et  civil  delà  société; 
la  piété  des  peuples  lui  assure,  en  toutes  choses,  non-seulement 
la  prééminence,  mais  une  influence  décisive.  A  raison  de  cette 
importance,  elle  est  le  premier  objet  des  études  et  leur  suprême 
achèvement.  L'architecte  qui  bâtit  les  cathédrales,  le  sculpteur 
qui  taille  une  statue,  le  peintre  qui  décore  un  monument,  le 
verrier  qui  orne  une  fenêtre,  le  naturaliste  qui  étudie  une 
plante,  l'astronome  qui  décrit  la  géographie  du  ciel,  l'historien 
qui  raconte  le  passé,  le  poète  qui  crée  une  épopée  :  tous  sont 
théologiens  et  suivent,  dans  leurs  œuvres,  les  inspirations  de 
la  théologie.  La  théologie  est  l'aUment  de  toutes  les  intelli- 
gences, la  base  des  institutions,  l'appui  de  la  société,  l'élément 
vivifiant  de  la  civilisation  européenne.  De  là  cette  force  sé- 
culaire, communiquée  à  toutes  choses,  qui  a  résisté  si  éner- 
giquement  aux  assauts  de  la  Révolution. 

La  morale  n'est  point  encore  une  science  distincte,  bien 
moins  encore  une  science  indépendante  :  c'est  une  partie 
nécessairement  adhérente  à  l'anthropologie  philosophique.  On 
ne  l'étudié  point  encore  dans  sa  forme  de  casuistique,  forme 
bonne  en  elle-même,  mais  qui  fait  naître  facilement  des 
scrupules  dans  les  âmes  timorées,  comme  elle  affadit,  chez 
les  autres,  la  piété.  On  ne  l'étudié  pas  moins  pratiquement 
dans  des  traités  sur  les  vertus  et  les  vices,  dans  la  Somme  de 
Pierre  de  Poitiers,  voire  dans  des  apologues  et  des  livres  en 
vers. 

Le  droit  canonique  est  la  législation  de  la  chrétienté,  comme 
la  théologie,  mais  sous  d'autres  rapports.  Il  est  nécessaire  à 
tous  les  gens  d'église  et  s'enseigne  dans  la  plupart  des  Univer- 
sités. On  le  voit  se  codifier  dans  la  Concordantia  discordantium 
canonum  de  Gratien,  qui  s'augmente  sous  Grégoire  ÎX,  par  les 


iOO  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

soins  de  saint  Raymond  de  Pennaforl,  de  cinq  livres  de 
Décrétales.  Le  Pape,  en  publiant  cette  collection,  dit  :  Vohimus 
ifjitur  iithâc  tantum  compllatione  imiversi  utantur  in  judiciis  et 
scholis,  distinctius  prohihemus  ne  quis  prœsumat  aliam  facere 
absqiie  speciali  Sedis  apostoUcœ  auctoritate. 

Le  droit  civil  n'est  point  cultivé  avec  la  même  prédilection  : 
on  l'enseigne  cependant  dans  la  plupart  des  universités, 
surtout  à  Bologne.  Les  Papes  ne  favorisent  pas  cette  étude 
parce  qu'elle  tend  à  poser  le  pouvoir  temporel  comme  juge 
suprême  et  comme  source  du  droit  ;  ils  l'interdisent  même  à 
l'Université  de  Paris,  mais  inutilement  :  l'enseigner  était  trop 
lucratif  pour  que  les  légistes,  dès  lors  très-avides  de  renom  et 
d'espèces  sonnantes,  eussent  la  vertu  de  s'en  abstenir. 

La  philosophie  n'existe,  comme  science  spéciale,  que  dans 
la  dialectique  :  Adam  de  Petit-Pont  en  donne  les  éléments 
dans  son  Ars  disserendi ;  pour  les  autres  parties,  elle  est 
absorbée  dans  la  théologie.  L'étude  de  la  doctrine  chrétienne, 
dans  sa  formulation  dogmatique,  et  la  traduction  de  la  méta- 
physique d'Aristote  lui  assurent  d'éminents  progrès.  C'est 
alors  que  se  constitue  ce  que  nous  appelons  l'aristotélisme 
chrétien,  c'est-à-dire  la  philosophie  la  plus  haute,  la  plus 
claire  et  la  plus  sûre  que  le  monde  ait  vue  jusqu'à  ce  jour.  On 
ne  la  trouve  point  résumée  dans  des  traités  spéciaux,  mais 
répandue  seulement  çà  et  là  dans  les  in-folio  des  grands 
docteurs,  notamment  dans  les  œuvres  de  saint  Thomas.  En 
écartant  des  écrits  de  l'Ange  de  l'école  la  partie  théologique, 
il  reste  une  philosophie  chrétienne,  complète  pour  les  matières, 
symétrique  dans  son  ordonnance,  nourrie,  dans  toutes  ses 
thèses,  de  ce  que  peut  fournir  la  plus  forte  raison. 

On  reproche  à  cette  philosophie  son  servihsme.  Si  l'on 
entend,  par  là,  sa  soumission  à  la  doctrine  chrétienne,  nous 
répondrons  qu'elle  comprenait  le  rôle  de  la  raison  dans  les 
investigations  philosophiques  d'une  manière  diamétralement 
opposée  aux  théories  des  modernes.  Chez  les  scolastiques,  la 
philosophie  est,  suivant  le  mot  de  saint  Anselme  :  Fides 
quœrens  intellectum  ;  et,  pour  attaquer  sérieusement  ce  pro- 


CHAPITRE  VÎT.  401 

cédé,  il  faudrait  d'abord  démontrer  la  fausseté  des  vérités  de 
la  foi.  Si  Ton  entend,  par  servilisme,  la  déférence  pour  Aristote, 
nous  répondrons  que  la  prédilection  d'une  époque  raisonneuse 
pour  le  Stagyrite,  est  toute  naturelle,  mais  point  servile.  La 
Scolastique  dit  :  Magister  dixit,  quand  Aristote  a  bien  parlé  ; 
sinon  elle  le  corrige.  Qu'on  ouvre  le  premier  livre  venu,  on  en 
aura  la  preuve. 

On  lui  reproche  aussi  la  barbarie  de  sa  langue.  Mais  ce 
reproche  n'est  fait  que  pour  préconiser  la  méthode  oratoire, 
beaucoup  plus  favorable  aux  faiblesses  de  l'esprit  et  aux  écarts 
de  la  spéculation.  Pour  nous,  qui  ne  savons  pas  conciher  la 
gravité  philosophique  avec  la  fantasmagorie  du  style,  nous 
préférons  une  page  de  saint  Thomas  à  tous  les  dithyrambes 
de  Victor  Cousin. 

L'histoire  est  moins  en  progrès.  Pour  les  temps  antérieurs 
à  Jésus-Christ,  sa  chronologie  est  fautive,  et,  pour  les  faits 
éloignés,  les  chroniqueurs  sont  volontiers  crédules;  mais,  pour 
le  présent,  ils  sont  très-exacts,  très-attentifs  à  recueillir  les 
faits.  On  voit  publier  des  histoires  générales,  des  histoires 
spéciales,  des  annales  d'éghses  et  de  monastères,  des  biogra- 
phies et  des  poèmes  historiques. 

La  géographie  ne  sort  des  langes  que  grâce  aux  croisades  et 
aux  voyages  des  franciscains  chez  les  Mongols. 

Les  sciences  naturelles,  la  physique,  la  chimie,  l'astronomie, 
posent  leurs  bases,  et,  pour  leur  coup  d'essai,  nous  donnent 
le  grand  Roger  Bacon. 

Quant  à  la  méthode  générale  d'enseignement,  elle  consistait 
toujours  à  expliquer  l'Ecriture  d'après  la  tradition  et  à  ramener 
toutes  les  sciences  à  la  science  sacrée.  En  jurisprudence,  on 
suivait  les  Pandectes  ;  en  médecine,  Hippocrate  et  (lalien  ;  en 
philosophie,  Aristote  et  Vlsagoge  de  Porphyre.  A  partir  du 
douzième  siècle,  l'interprétation  traditionnelle  se  classe  et 
donne  naissance  aux  Sommes  de  chaque  science.  Ainsi,  en 
théologie,  on  eut  les  Sentences  de  Pierre  Lombard  et  la  Somme 
de  saint  Thomas  ;  en  droit  canon,  le  Décret  de  Gratien  ;  en 
médecine,  la  Règle  de  Salerne  et  la  Somme  de  Thaddée  ;  en 
IV.  26 


■402  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

jurisprudence,  la  Somme  d'Azon.  Les  ouvrages  de  Vincent  de 
Beauvais,  d'Albert  le  Grand,  de  Roger  Bacon  font  suffisamment 
connaître  le  cercle  des  études  universitaires. 

IV.  A  partir  du  quatorzième  siècle,  il  s'opéra  dans  la  consti- 
tution des  universités  une  révolution  radicale.  Par  le  fait  de 
Philippe  le  Bel,  des  légistes  et  des  parlements,  ces  établisse- 
ments, d'ecclésiastiques  qu'ils  étaient,  devinrent  laïques,  et, 
au  lieu  de  relever  de  l'Eglise,  relevèrent  de  l'Etat.  Dans  la  der- 
nière période  de  l'ancienne  monarchie,  il  y  avait,  entre  la 
société  politique  et  les  universités,  union  intime,  fusion  presque 
complète.  Les  universitaires  étaient  les  délégués  de  la  puis- 
sance publique  ;  ils  obéissaient ,  avec  orgueil ,  à  la  voix 
du  prince  et  aux  sentences  des  magistrats,  et  les  recteurs, 
leurs  chefs,  se  glorifiaient  du  titre  de  vicaires  du  roi,  qui  leur 
était  donné  par  les  jurisconsultes.  Les  publicistes  de  toutes  les 
écoles,  ceux  qui  tenaient  aux  anciennes  maximes  du  royaume 
et  ceux  qui  réclamaient  de  profondes  réformes,  les  d'Agues- 
seau,  les  Montesquieu,  les  Turgot,  les  Malesherbes,  les  La  Cha- 
lotais,  tous  étaient  d'accord  pour  reconnaître  que  l'éducation 
devait  être  dirigée  par  l'autorité  souveraine  et  arrangée  par  la 
société  suivant  sa  constitution;  qu'elle  était  un  droit  et  un 
devoir  attachés  à  la  puissance  publique,  dont  les  instituteurs 
étaient  les  mandataires. 

De  ces  idées  naquit  la  Révolution,  et  de  la  Révolution  naquit 
l'Université. 

L'Université,  c'est  l'Etat  enseignant  ;  c'est  TEtat  prenant  dans 
l'instruction  la  place  qu'avait  créée  l'Eglise;  c'est,  par  une 
transition  insensible  et  quasi-nécessaire,  la  société  civile  se 
posant  en  société  religieuse,  s'érigeant  en  Eglise  laïque, 
pour  l'éducation  de  la  jeunesse  et  la  direction  morale  de  la 
nation. 

Telle  est,  du  moins,  l'idée  .que  s'en  firent  les  conventionnels 
et  tel  est  le  but  que  voulait  atteindre,  dans  l'intérêt  de  son  des- 
potisme, le  créateur  de  l'Université  impériale. 

Destruction  des  écoles  privées  et  des  écoles  ecclésiastiques  ; 
les  enfants  enrégimentés  dans  les  casernes  ou  dans  les  lycées  ; 


CHAPITRE  VII.  403 

la  chair  au  canon,  l'esprit  à  la  peur,  et  aux  intérêts  :  telle  est 
l'idéal  des  décrets  de  1808  et  de  1811. 

Il  y  a,  dans  cette  conception,  un  premier  vice  :  c'est  qu'on 
prend  l'enfant,  au  nom  de  l'Etat,  seulement  pour  l'instruire, 
non  pour  l'élever.  Or,  prendre  l'enfant  avec  de  semblables  des- 
seins, c'est  violer  le  droit  des  familles  sur  leur  descendance  et 
méconnaître  le  droit  divin  de  FEglisO;  tant  sur  l'éducation  que 
sur  l'enseignement.  De  plus,  donner  l'instruction  sans  l'éduca- 
tion, c'est  cultiver  dans  l'homme  les  facultés  secondaires  au 
détriment  des  facultés  supérieures,  rompre  l'équilibre  régulier 
du  développement  intellectuel  et  moral,  préparer,  par  l'abon- 
dance d'instruction  et  le  défaut  d'éducation,  l'abrutissement, 
non  pas  sauvage  et  grossier,  mais  poli  et  élégant,  de  l'espèce 
humaine. 

Il  y  a,  dans  cette  conception,  un  second  vice  :  c'est  que  cette 
instruction,  qu'on  se  flatte  de  donner,  manque  de  base  et  même 
n'a  pas  de  sens.  L'Etat  enseignant,  cela  est  bientôt  dit  et  cela 
fait  bon  eff'et  dans  un  discours  ;  mais  il  n'est  pas  facile  d'en- 
tendre ce  que  cela  signifie.  On  comprend  des  maîtres  d'école  et 
des  professeurs  institués  par  l'Etat,  mais  on  ne  comprend  pas 
ce  que  ces  professeurs  et  maîtres  peuvent  enseigner  en  propre 
de  par  l'Etat.  L'Etat,  comme  tel,  n'a  pas  de  doctrines  ;  les  élé- 
ments traditionnels  du  savoir  humain,  enseignés  par  ses 
maîtres,  ne  peuvent  avoir  d'autres  appuis  que  celui  de  la 
raison  naturelle  ou  celui  des  intérêts,  bien  ou  mal  compris,  de 
l'ordre  social  ;  mais,  si  l'on  veut  asseoir  ces  enseignements  sur 
les  principes  constitutionnels  de  l'Etat,  en  matière  d'instruction 
élémentaire  et  secondaire,  c'est  une  visée  qui  n'est  pas 
susceptible  d'interprétation.  Se  figure-t-on  des  élèves  épelant 
le  Code  civil,  des  humanistes  faisant  des  odes  sur  la  Constitu- 
tioU;  et  des  jeunes  philosophes  méditant  les  principes  de  89  ? 
Quant  à  asseoir,  comme  on  le  veut,  en  eff'et,  les  sciences  et  les 
études  supérieures  des  quatre  facultés  sur  les  principes  de 
l'Etat,  c'est  réduire  toutes  ces  études  et  ces  sciences  à  l'ordre 
purement  naturel  ;  c'est  exclure  tout  l'ordre  surnaturel,  la  re- 
ligion révélée  et  l'Eglise  catholique;   c'est,   par    conséquent^ 


404  HISTOIRE  DE  LA   PAPAUTÉ. 

établir  l'ordre  intellochiel  dans  les  horizons  bornés,  ténébreux 
et  malsains  du  paganisme. 

Ou  plutôt,  par  une  conséquence  fatale,  c'est  établir  une  cor- 
respondance nécessaire  entre  les  principes  constitutionnels  de 
l'Université  et  les  tendances  perverses  du  socialisme  et  de  la 
Révolution. 

En  eiret,  la  lumière  unique  de  Tordre  naturel^  dans  l'hypo- 
thèse universitaire,  c'est  la  raison  seule,  autrement  le  rationa- 
lisme. Le  rationalisme  est  le  premier  principe  de  l'Université. 

Rationalisme  veut  dire  souveraineté  de  l'individu  dans  Tordre 
intellectuel,  alfranchissement  des  règles  et  des  entraves  qu'im- 
pose la  société  religieuse  fondée  sur  les  données  traditionnelles 
de  la  foi.  Socialisme,  de  son  côté,  signifie  souveraineté  de  Tin- 
dividu  dans  Tordre  matériel,  affranchissement  des  règles  et  des 
entraves  qu'impose  la  société  domestique  et  pohtique  fondée 
sur  la  transmission  héréditaire  des  biens. 

Il  y  a,  entre  le  rationalisme  universitaire  et  le  socialisme, 
identité  de  principe  et  de  but  ;  leur  seule  différence,  c'est  qu'ils 
poursuivent  ce  but,  Tun  dans  Tordre  des  intelligences,  l'autre 
dans  Tordre  des  biens  terrestres. 

Par  conséquent,  l'Université  actuelle  n'a  rien  de  commun 
avec  les  anciennes  universités,  du  moins  telles  que  les  avait 
créées  l'Eglise.  L'Eglise  les  avait  créées  pour  propager  la  foi  et 
les  mœurs,  pour  ramener  toutes  les  sciences  à  la  théologie, 
donner  à  la  société  religieuse  des  prêtres  dignes,  à  la  société 
civile  de  dignes  titulaires  de  toutes  les  charges  sociales.  L'Uni- 
versité impériale  n'a,  dans  ses  principes,  souci  ni  de  la  foi  ni 
des  mœurs  :  elle  s'occupe  exclusivement  de  la  science  séparée 
de  la  foi,  et,  par  ses  oubhs  et  par  ses  exclusions,  elle  ne  peut 
aboutir  qu'à  des  embarras  surchargés  de  désastres. 

Ou  les  droits  des  familles,  de  TEgUse  et  de  la  liberté  prévau- 
dront contre  les  tendances  funestes  de  TUniversité ,  ou  l'Uni- 
versité victorieuse  sera  ensevelie  dans  son  triomphe. 


CHAPITRE   VIII.  40,1 


CHAPITRE  VIII.  ^  ; 

LES   PAPES    SONT-ILS   BLAMABLES   POUR   AVOIR  APPROUVÉ   LA 
MÉTHODE    SCOLASTIQUE  ? 

Depuis  trois  siècles,  la  scolastique  est  un  objet  de  critique  et 
de  contradiction.  Sans  parler  des  mystiques  du  moyen  âge, 
qui  n'en  faisaient  qu'une  censure  anodine,  les  platoniciens  de 
la  Renaissance,  les  sectaires  du  protestantisme,  les  encyclopé- 
distes du  dernier  siècle  et  les  rêveurs  du  nôtre  en  ont  dit  tout 
le  mal  que  peuvent  encourir  une  méthode  et  un  enseignement. 

A  leurs  yeux,  la  scolastique  est  un  fantôme  hideux,  l'obstacle 
au  progrès  des  arts,  des  sciences  et  des  lettres,  un  attentat  à 
l'indépendance  de  l'esprit  humain  et  au  libre  essor  du  génie, 
en  fin  de  compte,  la  source  funeste  de  maux  incalculables.  Cri- 
tiques acerbes,  contradictions  violentes  qui  viennent  non-seu- 
lement des  fanatiques,  comme  il  s'en  trouve  dans  tous  les  par- 
tis^ mais  même  d'hommes  sages,  d'ailleurs  abusés,  dont  les 
méprises,  du  reste,  trahissent  l'importance  de  la  question. 

La  scolastique,  en  effet,  n'est  pas  une  affaire  de  pure  théorie. 
Ce  qui  se  débat  sous  ce  nom,  ce  n'est  pas  l'appréciation  simple 
d'une  langue  et  d'une  méthode  ;  c'est,  à  bien  prendre,  la  con- 
ciliation de  l'autorité  et  de  la  liberté,  l'accord  de  l'intégrité  des 
croyances  avec  les  progrès  de  la  tradition  :  questions  graves 
dont  le  seul  énoncé  éveille,  dans  les  cœurs,  des  échos  sympa- 
thiques, parce  qu'il  touche  au  vif  les  grands  intérêts. 

En  examinant  ici  la  scolastique,  nous  n'entendons  pas  la  dis- 
cuter à  ce  paint  de  vue.  Pour  nous  renfermer  dans  un  pro- 
gramme pratique,  nous  devons  esquisser  l'histoire  de  la  sco- 
lastique, énumérer  ses  avantages,  repousser  les  attaques  dont 
elle  est  l'objet  ;  et,  puisqu'il  s'agit  de  la  scolastique,  le  mieux 
est  d'en  parler  en  observant  ses  règles. 

On  entend  par  scolastique  trois  choses  :  une  langue,  une 


0)6  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

méthode,  une  doctrine;  la  langue  parlée,  la  méthode  prati- 
quée, la  doctrine  enseignée  dans  les  universités  du  moyen 
âge.  La  doctrine  n'est  autre  que  la  doctrine  même  de  l'Eglise, 
plus  une  philosophie  qu'on  peut  appeler  Varistotélisme  cliré- 
tien.  La  langue  est  une  langue  scientifique,  hrève,  claire,  éner- 
gique, toujours  conforme  aux  exigences  de  l'étymologie,  mais 
qu'il  faut  apprendre  si  l'on  veut  l'entendre.  Enfin,  la  méthode 
est  une  méthode  d'enseignement  qui  n'est  autre  que  la  méthode 
géométrique  appliquée,  non  à  la  recherche,  mais  à  la  démons- 
tration de  la  vérité.  La  doctrine  chrétienne  et  l'aristotéhsme  ne 
sont  pas  en  cause  ;  il  nous  reste  à  parler  de  la  langue  et  de  la 
méthode,  c'est-à-dire  des  termes  qui  servaient  à  l'énoncé  des 
propositions  et  des  procédés  qui  les  mettaient  en  formes 
logiques.  La  question,  ainsi  restreinte,  pourrait  mener  encore 
à  de  très-longues  considérations  sur  les  principes  des  langues 
et  sur  les  lois  de  l'esprit  humain  ;  pour  ne  pas  excéder,  nous 
prenons  les  choses  sur  le  pied  des  éléments. 

I.  Langue  scolastique.  —  Chaque  science  a  sa  langue  à  part, 
sa  terminologie  propre,  dont  le  sens  rigoureux  rend  plus  facile 
l'exposition  des  doctrines.  A  l'origine,  la  science  chrétienne 
avait  été  ébauchée  dans  les  conversations  familières,  puis  dé- 
veloppée sous  ses  aspects  divers  dans  les  épîtres  des  apôtres. 
Les  premiers  convertis  du  paganisme  importèrent  dans  l'Eglise 
la  langue  philosophique  des  écoles  païennes,  en  lui  donnant 
toutefois  un  sens  conforme  à  la  loi.  Les  Pères  se  servirent  de 
cette  langue  des  écoles  et  des  Livres  saints,  mais  gardèrent 
pour  l'ordinaire  les  langues  éloquentes  de  l'antiquité  classique. 
Après  l'âge  d'or  des  Pères,  le  génie  des  peuples  germaniques 
voulut  réduire  en  corps  de  doctrines,  enfermer  dans  un  plan 
logique,  étayer  de  toutes  ses  preuveS;  l'ensemble  de  la  vérité 
révélée.  Pour  s'engager  à  ce  grand  œuvre  et  y  réussir  avec 
la  précision  désirable,  il  fallait  une  langue  scientifique,  à 
mots  brefs  et  lumineux  :  on  créa  la  scolastique.  On  pourrait  en 
trouver  l'origine  lointaine  dans  les  écrits  d'Aristote  et  les  pre- 
miers essais  catholiques  dans  les  mots  de  Consubstantiel,  de 
TraimibstantiatioHyàQ  Trâ//^/;  créés  par  les  conciles.  Sa  formu- 


CHAPITRE  VUI.  407 

lation  exacte  et  complète  ne  date  que  de  l'an  1000.  Personne, 
en  particulier,  n'en  fut  l'inventeur  ;  les  maîtres  y  mirent  tous 
la  main,  et  certes,  il  fallut  une  rare  et  féconde  perspicacité  pour 
créer,  en  si  peu  de  temps,  ce  riche  dictionnaire,  qui  ne  laisse 
rien  à  l'arbitraire  de  l'auteur,  au  vague  de  la  pensée,  et  qui 
servit,  cinq  siècles  durant,  de  trucheman  à  tous  les  esprits 
cultivés. 

Cette  langue,  comme  toutes  les  langues,  subit  des  vicissi- 
tudes, traversa  des  époques  de  pureté  et  de  corruption.  Quand 
les  esprits  s'appauvrirent  ou  s'affaiblirent,  les  expressions  se 
multiplièrent  ;  cette  stérile  abondance  engendra  les  termes 
équivoques  et  les  mots  obscurs.  Au  lieu  de  mieux  défmir  et  de 
mieux  distinguer,  on  tomba  dans  les  ténèbres.  Mais  la  langue 
de  saint  Thomas  n'est  pas  responsable  de  ces  errements,  pas 
plus  que  la  langue  de  Racine  ne  doit  répondre  des  écarts  de  nos 
modernes  romantiques. 

Depuis,  cette  langue  a  été  supprimée  dans  l'enseignement 
officiel  et  conservée  à  peine,  moyennant  amendement,  dans 
l'enseignement  des  séminaires.  De  là  est  résulté  une  confusion 
de  termes  et  d'idées  dont  nous  subissons  les  désavantages  et 
prévoyons  les  périls.  Aussi  de  grands  esprits  ont-ils  déploré 
l'abandon  de  la  langue  latine  dans  sa  forme  de  pure  scolas- 
tique,  et  voilà  que  les  congrès  proposent  d'établir  une  langue 
universelle.  N'eùt-il  pas  été  préférable  de  maintenir  l'ancien 
idiome  des  écoles?  On  eût  eu  une  langue  faite,  usuelle,  illus- 
trée de  chefs-d'œuvre  et  consacrée  par  une  glorieuse  tradition. 

II.  Méthode  scoLASTiQUE.  —  1°  Son  origine  et  son  histoire,  A 
prendre  les  choses  au  point  de  vue  historique,  il  y  a,  pour  l'en- 
seignement de  la  théologie,  deux  méthodes  :  la  méthode /jo^/- 
tive,  qui  prouve  par  l'Ecriture  sainte  et  la  tradition  et  expose 
ses  preuves -d'une  manière  oratoire,  et  la  méthode  scolastique, 
qui  met  en  forme  les  arguments  traditionnels,  qui  prouve  de 
plus  par  des  arguments  de  raison,  enseigne  d'une  manière 
didactique  et  réduit  la  théologie  en  corps  de  doctrine.  Au 
fond,  ces  deux  méthodes  sont  inséparables  ;  il  est  difficile  de 
séparer  la  raison  de  l'autorité,  et  la  systématisation  se  retrouve 


l08  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

SOUS  les  fleurs  de  l'éloquence,  encore  qu'on  ait  ici  plus  de 
liberté  d'allures  et  là  plus  de  rigueur.  L'une  ou  l'autre  méthode 
peut  toutefois  prédominer,  être  plus  ou  moins  développée,  et 
cette  prédominance  suffit  pour  caractériser  une  époque. 

Dans  les  premiers  siècles,  la  méthode  positive  avait  prévalu  ; 
mais,  dès  les  premiers  siècles  aussi,  l'esprit  humain,  méditant 
les  dogmes  de  la  foi,  avait  senti  le  besoin  de  distinguer,  de 
définir  et  de  classer.  Les  Pères  controversistes  sont  tous  d'é- 
minents  dialecticiens;  et  la  plupart  des  docteurs,  saint  Au- 
gustin, par  exemple,  ont  réellement  constitué  la  théologie  en 
corps,  bien  qu'ils  ne  l'aient  pas  exposée  die  suite  dans  un  ou- 
vrage spécial.  Les  Grecs,  qui  n'ont  point  observé  cet  ordre,  ont 
tout  bouleversé  par  leurs  aventureuses  investigations.  Le  pre- 
mier d'entre  eux  qui  se  soit  soustrait  aux  habitudes  dispu- 
teuses  et  flottantes  de  ses  compatriotes  est  saint  Jean  Da- 
mascène,  le  saint  Thomas  des  Orientaux,  en  son  livre  :  de  la 
Foi  orthodoxe.  En  Occident,  les  préparateurs  de  la  méthode 
scolastique  sont  Boèce,  Cassiodore  et  saint  Isidore  de  Séville, 
dans  leurs  études  sur  Aristote.  Saint  Anselme,  en  subordon- 
nant la  raison  à  la  foi,  suit  plutôt,  dans  ses  écrits,  la  spéculation 
philosophique.  Après  lui,  avec  un  moindre  succès,  Roscehn  et 
Abailard  appliquent  à  la  théologie  la  dialectique  aristotéli- 
cienne. La  traduction  complète  d' Aristote ,  commandée  par 
Frédéric  II,  et  l'introduction  en  Europe  des  commentaires 
d'Averrhoès  et  d'Avicenne  activent  le  mouvement.  Dès  lors, 
l'usage  du  raisonnement  et  l'emploi  de  la  méthode  déductive 
prévalent  dans  les  écoles  jusqu'à  ce  que  la  méthode  paraisse 
sous  les  plus  belles  proportions,  et  que  la  raison  brille  en 
sa  plus  haute  puissance  dans  les  deux  Sommes  de  saint 
Thomas  d'Aquin. 

Depuis,  la  méthode  scolastique,  comme  la  langue  scolastique, 
a  eu  ses  corrupteurs  ;  il  ne  faut  cependant  pas  s'exagérer  les 
abus  :  ils  ne  nous  sont  guère  signalés  que  par  les  hérétiques, 
et  les  hérétiques,  qui  aiment  toujours  mieux  séduire  que  con- 
vaincre, avaient  en  horreur  une  méthode  si  propre  à  dé- 
masquer leurs  sophismes.   D'ailleurs ,  la   belle  scolastique , 


CHAPITRE  VIII.  400 

représentée  au  onzième  siècle  par  Lanfranc  et  saint  Anselme  ; 
au  douzième,  par  Pierre  Lombard  ;  au  treizième,  par  Albert  le 
Grand,  Alexandre  de  Halès,  Vincent  de  Beauvais,  se  continue, 
au  quatorzième  siècle,  dans  Nicolas  de  Lyra,  Pierre  d'Ailly, 
Grégoire  de  Rimini;  au  quinzième,  dans  Gerson,  Bessarion  et 
Testât,  et  les  Pères  du  concile  de  Trente,  formés  par  cette 
méthode  vigoureuse,  n'étaient  à  coup  sûr  ni  faibles  philosophes 
ni  minces  théologiens. 

De  nos  jours,  on  est  revenu  presque  partout  à  la  méthode 
positive.  Cet  abandon  de  la  vraie  méthode  classique  a  eu, 
entre  autres  résultats  fâcheux,  le  peu  de  solidité  des  raisonne- 
ments et  même  l'affaiblissement  de  la  raison.  Privés  de  celte 
gymnastique  intellectuelle,  les  esprits  n'ont  plus  acquis,  com- 
munément du  moins,  la  même  droiture,  la  môme  clarté,  la 
même  vigueur.  Aussi  les  scolastiques,  même  les  plus  anciens, 
sont-ils  fort  au-dessus  des  modernes  pour  la  pénétration  et  la 
fermeté,^  sans  parler  de  la  modestie,  et,  dans  leurs  écrits,  ils 
agitent  beaucoup  moins  de  questions  inutiles.  Du  sein  de  la 
tombe  où  ils  reposent,  abrités  sous  la  vénération  des  siècles, 
ils  voient  leurs  oeuvres  garder  des  titres  sérieux  au  respect 
des  peuples  ;  et  nous,  qui  n'avons  jusqu'à  présent  dégrossi  que 
des  matériaux,  pourrions-nous  promettre  à  nos  œuvres  et  à 
nos  noms  une  si  glorieuse  mémoire  ? 

Il  semble  que  l'histoire  seule  a  définitivement  prononcé  sur 
le  mérite  respectif  des  méthodes. 

2°  Ses  avantages.  —  La  méthode  scolastique  a  eu  d'immenses 
avantages,  à  la  considérer  :  1°  en  elle-même  ;  2°  dans  ses  rap- 
ports avec  l'enseignement;  3°  dans  ses  relations  avec  les 
besoins  des  nations  européennes. 

En  elle-même,  cette  méthode  géométrique  convient  à  l'étude, 
à  la  découver4e  et  à  la  compréhension  des  vérités  abstraites. 
Par  le  double  principe  de  raison  suffisante  et  de  contradiction, 
par  les  procédés  de  distinction,  de  proposition  et  de  démonstra- 
tion, elle  éveille  l'esprit  d'investigation,  favorise  la  suite  de  la 
pensée  dans  les  régions  les  plus  abstruses,  oblige  à  une  logique 
rigoureuse,  et  fait  voir  les  choses  dans  leur  origine  métaphy- 


410  HISTOIRE   DK   LA    PAPAUTÉ. 

sique,  dans  leur  entité  naturelle,  clans  leurs  espèces^  leurs  pro- 
priétés, leurs  relations  et  leurs  plus  intimes  particularités. 
P  ailleurs,  tout  en  s'attachant  de  préférence  à  la  déduction,  elle 
n'exclut  pas  l'induction  ;  elle  concilie  les  exigences  de  l'ensei- 
gnement avec  les  franchises  inamissibles  de  la  pensée.  11  ne 
paraît  pas  que  l'esprit  humain  puisse  adopter  une  autre  mé- 
thode pour  saisir  sûrement  la  vérité  et  la  scruter  dans  ses 
profondeurs. 

Dans  ses  rapports  avec  l'enseignement,  cette  méthode  con- 
siste à  donner  une  idée  nette  et  précise  de  ce  que  l'on  enseigne. 
Dans  ce  but,  poser  des  principes  certains,  et  démontrer  les 
principes  obscurs  ;  déduire  des  principes  la  série  des  consé- 
quences qu'ils  renferment  sans  trébucher  dans  ses  déductions 
ou  s'arrêter  sur  la  route;  n'employer,  dans  cette  évolution, 
que  des  expressions  connues  ou  clairement  expliquées;  bannir 
les  termes  équivoques  et  les  idées  vagues  ;  mettre  dans  tout 
Tensemble  un  ordre  qui  éclaircisse  les  questions  les  unes  par 
les  autres,  en  allant  du  connu  à  l'inconnu  :  une  telle  méthode 
répond  bien  à  l'idée  qu'on  se  fait  de  l'enseignement,  et  les  pro- 
fesseurs qui  l'adoptent  peuvent  entrer  en  comparaison,  sous  le 
rapport  du  talent,  des  connaissances  et  du  désintéressement, 
avec  ces  professeurs  solennels,  moins  soucieux  d'instruire  que 
de  se  faire  approuver. 

D'ailleurs,  cette  méthode  répondait  au  besoin  des  nations 
européennes.  Les  tribus  barbares  avaient  contracté,  dans 
l'isolement  des  forêts  germaniques  et  dans  les  aventures 
guerrières  des  bandes,  une  certaine  énergie,  mais  sans  pré- 
cision. Leur  religion  était  une  mythologie  fantastique;  la 
science  leur  était  inconnue,  et  leur  poésie,  la  seule  chose  où 
ils  se  révèlent,  n'accuse  que  le  vague  de  la  pensée.  On  peut 
citer,  en  preuve,  les  chants  du  nord,  YEdda,  les  Niebelungen. 
Il  fallait  discipliner  cette  pensée  vagabonde  pour  mettre  à 
profit  cette  énergie.  Il  fallait  faire  l'éducation  des  intelligences 
comme  on  tentait  l'éducation  des  cœurs,  habituer  les  esprits 
au  frein  de  l'ordre  et  de  la  méthode,  donner  à  la  raison 
publique  cette  force  de  netteté,  de  bon  sens,  de  délicatesse, 


CHAPITRE  VUI.  411 

qui  a  résisté  aux  assauts  de  l'erreur,  aux  enivrements  du  ra- 
tionalisme et  aux  troubles  des  révolutions. 

La  scolastique  a  été  le  noviciat  des  peuples  modernes; 
malgré  les  ravages  du  temps,  leur  esprit  en  porte  la  livrée, 
leur  enseignement  n'en  peut  trahir  toutes  les  traditions,  et  leur 
vie  publique,  au  milieu  de  ses  vicissitudes,  y  puise  encore  ses 
meilleures  qualités. 

3°  Objections.  —  En  fait,  cependant,  nous  ne  nions  pas  que 
la  méthode  scolastique  n'ait  prêté;  comme  toutes  les  choses 
humaines,  aux  abus.  Ces  abus,  toutefois,  et  il  est  facile  de  s'en 
convaincre,  tiennent  plus  aux  hommes  qu'aux  piincipes. 

De  prime  abord,  on  comprend  qu'une  méthode,  en  harmonie 
avec  l'état  des  nations  européennes,  féconde  dans  l'enseigne- 
ment, propre  à  mettre  à  contribution  toutes  les  ressources 
de  l'esprit,  pouvait  être  pour  les  passions  du  cœur  et  de 
rintelHgence  une  pierre  d'achoppement.  En  lisant  Abailard, 
on  s'explique  qu'il  ait  séduit  ses  contemporains,  et  qu'il  se  soit 
séduit  lui-même.  En  suivant  Roscelin  ou  Gilbert  de  La  Porrée, 
on  se  sent  enlacer  dans  le  fort  réseau  de  l'argumentation.  Et 
pour  saint  Thomas,  l'Ange  de  l'école,  n'aurait-il  pas  pu  en 
être  aussi  le  démon,  si  la  grâce  n'avait  placé  son  génie  sous  la 
sauvegarde  de  l'humilité. 

On  reproche  à  la  méthode  scolastique  de  dessécher  les 
cœurs.  Le  cœur,  il  est  vrai,  respire  difficilement  sous  l'armure 
du  syllogisme;  mais  le  syllogisme  est  pour  l'esprit,  non  pour 
le  cœur,  et  le  cœur,  qui  est  amour,  a  sa  méthode,  comme 
l'esprit  a  la  sienne  dans  ses  aspirations  vers  la  vérité  et  dans 
les  jouissances  qu'il  goûte  en  sa  conquête.  Si  donc  vous  laissez 
à  la  piété  la  liberté  morale  de  ses  élans  amoureux,  pendant 
que  vous  soumettez  l'esprit  au  frein  de  la  méthode,  vous 
formez  l'un  sans  nuire  à  l'autre  ;  au  contraire,  vous  les  faites 
avancer  ensemble  sous  ces  règles  différentes  ;  et  si  vous 
tempérez,  dans  la  juste  mesure,  la  piété  par  l'étude,  vous 
aurez  à  la  fois  des  anges  de  vertus  et  des  miracles  de  pro- 
fondeur. Saint  Thomas,  le  plus  scolastique  des  saints,  est 
aussi  l'un  des  plus  grands  mystiques. 


-412  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTE. 

On  reproche  à  la  scolastique  de  porter  aux  questions  difficiles. 
On  peut,  sans  cela,  être  porté  à  ces  sortes  de  questions,  et  on 
peut,  avec  cela,  s'en  abstenir.  Il  est  facile  d'en  citer  des 
exemples;  mais  l'évidence  ne  comporte  pas  de  preuve.  Il  est 
vrai,  cependant,  que  l'habitude  de  diviser,  de  discuter,  de 
distinguer,  peut  rendre  subtil  et  môme  ergoteur;  il  est  de 
fait  aussi  que  les  scolastiques  ont  souvent  agité  des  problèmes 
qui  nous  paraissent  sans  importance.  Mais  les  dispositions  à 
la  chicane  tiennent,  pour  l'ordinaire,  au  caractère  des  in- 
dividus, et  les  disputes  qui  nous  paraissent  inutiles  n'étaient 
pas  sans  prix  pour  les  scolastiques.  Sans  parler  du  petit 
amour-propre  qui  aime  à  sortir  victorieux  d'une  discussion, 
il  est  hors  de  doute  que  ces  points  de  détail  tenaient  à  tout 
un  système  :  les  défendre,  c'était  le  couvrir;  les  déserter, 
c'était  l'abandonner.  D'ailleurs,  aujourd'hui,  le  progrès  des 
études  et  de  la  raison  métaphysique  a  singulièrement  disculpé 
ces  vieilles  disputes  de  l'Ecole,  sans  faire  allusion  aux  nôtres, 
qui  montrent  bien  aussi  nos  passions. 

On  reproche  à  cette  méthode  de  ne  pas  convenir  à  l'histoire 
et  aux  sciences  naturelles  ;  absolument  comme  si  l'on  re- 
prochait à  la  géométrie  de  ne  pas  convenir  à  l'éloquence.  Il 
serait  ridicule  de  chanter  sur  le  thyrse  le  carré  de  l'hypoténuse 
et  sa  fameuse  démonstration,  ou  de  réduire  en  formules 
algébriques  et  en  propositions  didactiques  un  discours  oratoire. 
On  ne  le  serait  pas  moins  d'appliquer  la  scolastique  à  l'histoire 
ou  aux  sciences  naturelles,  à  l'exception,  bien  entendu,  des 
généralités  qui  touchent  aux  principes.  Mais  qui  oblige  à  en 
faire  cette  application?  On  peut  étudier  la  géologie  avec 
Cuvier,  l'astronomie  avec  Arago,  les  mathématiques  avec 
Laplace,  la  chimie  avec  Berzélius  ...,  et  la  théologie  avec  saint 
Thomas. 

On  lui  reproche  enfin  d'arrêter  l'esprit  d'invention.  D'abord 
ce  n'est  pas  précisément  une  méthode  d'invention,  mais 
d'enseignement  et  d'étude.  Ensuite,  que  veut-on  dire?  S'il 
s'agit  de  l'esprit  d'invention  philosophique,  la  scolastique  a 
été  l'âge    d'or  de   Faristotelisme    chrétien   et   du  plus  pur 


CHAPITRÎ?:  IX.  413' 

mysticisme.  S'il  s'agit  de  Fesprit  d'invention  dans  les  sciences 
physiques^  il  faut  rappeler  que  c'est  dans  les  siècles  et  dans 
les  pays  où  régnait  la  scolastique  qu'on  a  inventé  la  gamme 
musicale  et  le  contre-point,  la  boussole,  la  poudre  à  canon,  le 
moulin  à  eau  et  à  vent,  la  vapeur,  le  télescope,  la  peinture  à 
l'huile,  les  horloges  à  roues  et  découvert  le  Nouveau  Monde. 
Une  méthode  dialectique  ne  peut  mettre  obstacle  à  des  décou- 
vertes, fruits  ordinaires  des  circonstances  et  du  hasard,  c'est- 
à-dire  des  desseins  de  la  Providence. 

En  somme,  les  défauts  de  la  méthode  scolastique  sont  les 
défauts  de  ceux  qui  s'en  servent  mal  ou  mal  à  propos.  Ses 
avantages,  au  contraire,  lui  appartiennent  ;  elle  est  vraiment 
la  méthode  de  l'enseignement,  le  noviciat  nécessaire  de  l'esprit 
particulier  et  public  ;  elle  a  contribué,  pour  une  grande  part, 
au  progrès  des  temps,  et  il  n'est  que  juste  de  la  saluer  comme 
l'un  des  plus  grands  bienfaits  des  siècles  chrétiens. 

On  doit  donc  rendre  hommage  à  la  Papauté  pour  avoir 
approuvé  la  scolastique. 


CHAPITRE  IX. 
l'affranchissement  des  esclaves  EST-n.  l'ouvrage  de  l'église, 

sous  LA  DIRECTION  ET  AVEC  LE  CONCOURS  ACTIF  DE  LA  PAPAUTÉ  ? 

Lorsque  David,  accablé  de  vieillesse,  sentit  les  approches  de 
la  mort,  il  fit  venir,  près  de  sa  couche,  l'héritier  de  son  trône 
et  lui  dit  :  «  Voilà  que  j'entre  dans  la  voie  de  toute  chair  ;  pour 
vous,  prenez  de  la  force  et  soyez  homme  :  Confortare  et  esto 
vir. 

Esto  vir,  sois  homme  :  telle  était  la  recommandation  suprême 
du  Prophète  mourant  au  jeune  prince  qui  devait  être  le  type 
du  roi  sage,  et  telle  est  encore  la  meilleure  recommandation 
qui  se  puisse  adresser  à  tout  fils  d'Adam.  Etre  homme  dans  la 
plénitude  du  mot,  être  homme  avec  tous  les  avantages  de  la 


A\A  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

force  et  de  la  beauté,  être  homme  par  le  régulier  développe- 
ment de  toutes  ses  puissances,  être  homme  par  l'accomplisse- 
ment de  tous  ses  devoirs  et  par  ce  genre  d'héroïsme  calme, 
souvent  méconnu,  d'où  procèdent  toutes  les  grandes  œuvres, 
n'est-ce  pas,  en  effet,  pour  l'homme,  la  marque  de  la  perfec- 
tion? 

Trois  éléments  doivent  constituer  la  civihsation  :  l'individu, 
la  famille,  la  société.  Pour  que  cette  constitution  soit  conforme 
à  la  nature  et  à  la  destinée  des  personnes,  pour  qu'elle  soit  juste, 
libérale,  progressive,  il  est  nécessaire  qu'elle  concoure  à  revê- 
tir l'individu  de  certaines  qualités,  qu'elle  assoie  la  famille  sur 
certaines  bases  morales,  qu'elle  organise  la  société  dans  cer- 
taines conditions  de  liberté  et  d'ordre,  qu'elle  établisse  entre 
les  personnes  sociales,  non  pas  une  simple  juxtaposition  néces- 
saire, mais  une  hiérarchie  respectée,  et  tire  de  cette  subordina- 
tion une  vivante,  puissante  et  magnifique  harmonie. 

La  civilisation  de  l'Occident,  sans  atteindre  cette  perfection 
idéale,  en  reproduit,  dans  une  certaine  mesure,  tous  les  carac- 
tères. «  L'individu,  dit  Balmès,  enrichi  d'un  vif  sentiment  de  sa 
dignité,  d'un  fond  abondant  d'activité,  de  persévérance  et 
d'énergie  ;  toutes  ses  facultés  développées  simultanément  ;  la 
femme,  élevée  au  rang  de  compagne  de  l'homme  et  récompen- 
sée du  devoir  de  la  soumission  par  les  égards  respectueux  qu'on 
lui  prodigue  ;  la  douceur  et  la  solidité  des  liens  de  famille  pro- 
tégés par  de  fortes  garanties  de  bon  ordre  et  de  justice  ;  une 
conscience  publique  admirable,  riches  de  sublimes  maximes 
morales,  de  règles  de  justice  et  d'équité,  de  sentiments  de 
dignité  et  d'honneur,  conscience  qui  survit  au  naufrage  de  la 
morale  privée,  et  empêche  que  l'effronterie  de  la  corruption 
arrive  aux  excès  qu'a  vus  l'antiquité  ;  une  certaine  douceur  gé- 
nérale de  mœurs,  qui,  dans  la  guerre,  écarte  les  grandes  catas- 
trophes, et,  dans  la  paix,  rend  la  vie  plus  aimable  ;  un  respect 
profond  pour  l'homme  et  pour  ce  qui  lui  appartient,  ce  qui 
rend  très-rares  les  violences  des  particuliers,  et  sert,  sous  tous 
les  régimes  politiques,  comme  d'un  frein  pour  contenir  les 
gouvernements  ;  un  désir  ardent  de  perfection  dans  toutes  les 


CHAPITRE  IX.  Ai 


o 


branches  ;  une  tendance  irrésistible,  parfois  mal  dirigée,  mais 
toujours  vive,  à  rendre  meilleur  l'état  des  classes  nombreuses  ; 
une  impulsion  secrète,  qui  porte  à  protéger  la  faiblesse,  à 
secourir  l'infortune,  impulsion  qui  veut  avoir  un  libre  cours,  ou 
qui,  contrariée,  refoulée,  produit  dans  la  société  un  état  de 
malaise  et  d'inquiétude,  assez  semblable  à  l'effet  d'un  remords; 
un  esprit  d'universalité,  de  propagande  ;  un  fonds  inépuisable 
de  ressources  pour  se  rajeunir  sans  périr  et  se  sauver  dans  les 
plus  grandes  crises  ;  une  impatience  généreuse  qui  veut  de- 
vancer l'avenir  et  d'où  résultent  une  agitation,  un  mouvement 
incessants,  sources  de  périls,  mais  plus  communément  sources 
de  grands  biens  et  symptômes  d'une  vie  puissante  :  tels  sont  les 
grands  caractères  qui  distinguent  la  civilisation  européenne  ; 
tels  sont  les  traits  qui  la  placent  à  une  élévation  immense  au- 
dessus  de  toutes  les  autres  civilisations  anciennes  et  mo- 
dernes \  » 

A  l'époque  où  les  Papes  entrent  sur  le  scène  de  l'histoire, 
quel  était,  en  comparaison,  l'état  de  la  civilisation  antique.  Les 
trois  quarts  du  genre  humain  étaient  esclaves  ;  l'autre  quart, 
réputé  libre,  qu'il  vécut  dans  de  bruyantes  républiques  ou  dans 
de  puissants  empires,  était  partout  assujéti  au  despotisme  de 
l'Etat.  L'homme  par  lui-même  était  sans  valeur;  la  femme 
était  moins  encore,  ni  épouse,  ni  mère,  pas  même  servante, 
mais  un  vil  instrument  de  plaisir,  et  l'outil  méprisé  d'une  intel- 
ligente servitude.  La  polygamie  souillait  le  mariage  ;  le  divorce, 
toujours  permis,  lui  ôtait  tout  caractère  d'obligation;  les  plus 
monstrueux  déportements  portaient  atteinte  à  sa  sainteté,  et  le 
concubinat,  sous  différentes  formes,  s'égalait  à  l'union  civile. 
Les  philosophes  permettaient  l'avortement  et  l'infanticide  ;  l'en- 
fant, cette  tendre  créature  qui  conquiert  si  aisément  l'affection 
et  dont  la  vie  s'impose  à  l'espérance,  l'enfant  pouvait  être  puni 
de  mort;  point  de  douceurs  de  mœurs,  point  de  conscience  pu- 
blique; partout  l'effronterie  poussée  jusqu'au  cynisme  et  la 
brutalité  portée  jusqu'aux  extrémités  les  plus  sanguinaires.  La 

1  Balmès,  le  Protestantisme  dans  ses  rapports  avec  la  civilisation  euro- 
péenne, t.  ir,  p.  260. 


446  HISTOIRE   DR   LA   PAPAUTE.. 

guerre  à  Télal  permanent,  guerre  civile  et  étrangëre,  guerre 
d'esclavage  et  guerre  cVextermination.  En  temps  de  paix,  les 
jeux  publics  ou  des  centaines  dliommes  s'égorgeaient  pour 
divertir  la  vile  multitude  et  repaître  sa  férocité  du  spectacle  de 
l'assassinat;  à  côté  de  l'amphithéâtre,  les  lupanars;  ici,  la  boue, 
là,  du  sang,  et  ce  rapprochement  produisant  par  son  mélange 
le  comble  de  l'horreur.  En  haut,  en  bas,  des  mœurs  abomi- 
nables, des  amours  contre  nature,  un  luxe  égal  à  la  luxure 
pour  dorer  toutes  les  infamies.  Au-dessus  de  ces  peuples  dés- 
honorés, un  ciel  plus  misérable  encore,  des  dieux  impossibles 
et  horribles,  un  Olympe  comparable  à  un  mauvais  lieu,  les 
temples  inondés  de  sang  et  ouverts  à  la  prostitution  publique. 
Les  mystères  couvrant  des  orgies  que  l'enfer  seul  pourrait 
approuver.  Sur  toutes  les  hauteurs  des  voix  qui  criaient  :  La 
nuit,  la  grande  nuit  î 

Entre  l'ère  antique  et  l'ère  chrétienne,  il  y  a  certainement, 
sons  le  rapport  de  la  civiUsation,  une  différence  radicale  et  une 
parfaite  contradiction.  Ce  que  l'une  prône,  l'autre  le  réprouve, 
et  ce  que  celle-ci  proclame  salutaire,  celle-là  l'eût  rejeté  comme 
déraisonnable.  D'un  côté,  la  civilisation  païenne  ne  vise  qu'à  la 
satisfaction  des  sens  et  ne  peut  produire,  par  la  jouissance 
continue,  que  l'abrutissement  général  ;  de  l'autre  la  civihsation 
chrétienne  repose  sur  le  sacrifice  et  relève  l'humanité  par  la 
croix.  Suivant  notre  foi,  l'esprit  catholique  a  dompté  la  chair; 
et  les  Papes,  l'Evangile  d'une  main,  la  croix  de  l'autre,  sont 
les  génies  civilisateurs  du  monde,  les  thaumaturges  de  la  civili- 
sation. 

Existait-il,  à  l'époque  de  l'apparition  du  Christianisme,  un 
autre  élément  de  salut?  A  cette  question,  nous  pourrions  op- 
poser une  fm  de  non-recevoir.  Si  le  monde  était  descendu  si 
bas,  c'est  que  les  forces  morales  du  temps  n'avaient  pu  le  pré- 
server de  cette  décadence  ;  à  l'insuffisance  de  leur  action  pré- 
servatrice s'était  jointe  leur  action  dissolvante,  et  il  ne  serait 
pas  difficile  de  prouver  qu'au  lieu  d'être  un  obstacle  au  dés- 
ordre, elles  en  avaient  été  souvent  la  cause.  La  morale  était 
sans  base,  les  mœurs  sans  pudeur,  les  passions  sans  frein,  les 


CHAPITRE  IX.  Ml 

lois  sans  sanction,  la  religion  sans  Dieu.  Les  idées  flottaient  à 
la  merci  des  préjugés,  du  fanatisme  religieux  et  des  subtilités 
philosophiques.  L'idolâtrie  avait  perdu  sa  force  ;  ce  n'était  plus 
qu'une  science  de  magie,  un  ressort  usé  par  le  temps  et  par 
l'emploi  qu'en  avaient  fait  les  passions.  A  considérer  le  relâ- 
chement des  mœurs,  l'énervement  des   caractères,    le    luxe 
effréné,  et  cet  abandon  complet  avec  lequel  on  se  livrait  aux 
plus  honteux  plaisirs,  il  est  clair  que  les  idées  religieuses  ne 
pouvaient  ni  rétablir  l'harmonie  dans  la  société,  ni  inspirer  cet 
enthousiasme  fougueux  qui  produit  les  généreuses  résolutions. 
La  science,  qui  n'a  jamais  fondé  aucune  société,  qui  n'a  jamais 
été  capable  de  rétablir  dans  aucune  société  l'équilibre  perdu,  la 
science  avait  passé  l'ère  de  sa  fécondité  créatrice.  Les  germes 
du  savoir  semés  par  Socrate,  Platon  et  Aristote,  se  trouvaient 
étouffés  ;  les  rêves  avaient  pris  la  place  des  grandes  pensées  ; 
la  démangeaison  des  disputes  remplaçait  l'amour  de  la  sa- 
gesse,  les  sophismes,  les  subtilités  s'étaient  substitués  à  la 
maturité  du  jugement,  à  la  sévérité  de  la  logique.   Les  an- 
ciennes   écoles    renversées,    d'autres    écoles,    aussi    stériles 
qu'étranges,  s'étaient  formées  de  leurs  débris  ;  de  toutes  parts 
fourmillait  une  multitude  de  sophistes,  semblables  à  ces  in- 
sectes noirs  qui  hâtent  la  corruption  d'un  cadavre.  La  législa- 
tion  romaine,  si  recommandable  à  certains  égards,  n'avait  pas 
reçu  encore,  des  Constantin  et  des  Théodose,  ces  corrections 
qui  lui  ont  valu  le  beau  nom  de  raison  écrite  ;  elle  s'inspirait 
bien  déjà  des  grandes  pensées  du  Christianisme,  mais  le  dés- 
ordre des  mœurs  la  réduisait  à  la  plus  triste  impuissance. 
Enfin,  à  tous  les  éléments  de  dissolution,  s'ajoutait  le  vice  de 
l'organisation  politique.  Le  monde  entier,  cent  peuples  entassés 
comme  le  butin  sur  un  champ  de  bataille  ne  pouvaient  former 
qu'un  corps  factice.  L'unité  du  gouvernement,  n'ayant  d'autres 
armes  que  la  fCTrce,  ne  pouvait  produire  que  l'abaissement  et 
la  dégradation  des  peuples.  Si,  du  moins,  Rome  eût  conservé 
ses  anciennes  mœurs,  elle  eût  pu  communiquer  aux  vaincus 
l'élan  de  sa  robuste  vigueur  ;  malheureusement  les  Fabius  et 
les  Scipion  n'auraient  pu  reconnaître  leur  indigne  postérité.  La 
IV.  27 


418  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

maîtresse  de  l'univers  était  esclave  de  quelques  monstres,  qui, 
montés  au  trône  par  la  corruption  et  la  violence,  souillaient  le 
sceptre,  ou  l'ensanglantaient  et  finissaient  leur  vie  sous  les 
coups  d'un  assassin.  L'autorité  du  sénat  et  du  peuple  avait 
été  absorbées  par  l'autocratie  impériale  ;  il  n'en  restait  plus  que 
de  vains  simulacres,  vestiges  de  la  liberté  mourante,  dit  Tacite, 
et,  ajoute  Juvénal,  ce  peuple  roi,  qui  auparavant  distribuait 
l'empire,  les  faisceaux,  les  légions,  tout,  ne  s'inquiétait  plus 
que  de  deux  choses,  du  pain  et  des  jeux. 

La  discussion  se  simplifie  par  le  fait  :  Rome  tombe  sous  les 
pieds  des  barbares.  L'Occident  est  inondé  par  un  déluge  de 
peuples  nouveaux,  étrangers  et  rebelles  à  toute  influence  de  la 
civilisation  romaine.  L'Europe  voit,  sur  sou  sol,  des  civilisés 
corrompus  et  des  barbares  féroces.  Sur  cet  océan  de  confusion 
et  de  vengeance  flotte  la  barque  de  Pierre  :  c'est  de  ce  frêle 
esquif  que  va  descendre  la  lumière  du  salut  et  la  force  des 
durables  restaurations. 

Pour  se  rendre  compte  de  l'action  civilisatrice  des  Papes,  il 
faut  analyser  avec  une  sagace  patience,  tous  les  phénomènes 
de  l'histoire.  Le  premier  fait  qui  attire  l'attention,  c'est  l'af- 
franchissement des  esclaves  ;  et  le  premier  sentiment  qu'éveille 
l'étude  de  cette  grande  question,  c'est  la  surprise.  «  En  vain, 
dit  Mœhler,  j'interrogeais  les  historiens  ecclésiastiques  anciens 
et  modernes:  tout  ce  que  m'apprit  ce  stérile  labeur,  c'est  que 
l'esclavage  n'avait  pas  été  détruit  par  des  mesures  éclatantes, 
ni  par  un  renversement  subit  des  rapports  sociaux,  on  par  la 
violente  réclamation  des  droits  de  l'homme,  ni  par  le  dévelop- 
pement et  les  débats  de  l'éloquence  politique  ;  de  tels  faits 
n'échappent  pas  facilement  à  l'histoire,  le  souvenir  s'en  per- 
pétue de  génération  en  génération,  sous  mille  formes  diffé- 
rentes. Remarque  générale  et  qui  n'est  pas  dénuée  de  tout  fon- 
dement, s'il  se  rencontre  des  événements,  qui  jouissent  du 
privilège  d'occuper  jusque  dans  leurs  détails  l'attention  de 
milliers  d'hommes  pendant  les  siècles,  trop  souvent  on  s'arrête 
moins  à  leur  signification  intime  qu'à  la  forme  qui  les  mani- 
feste, à   la  gloire  qui  les  environne  ;  on  considère  moins  la 


CHAPITRE  IX.  4-19 

chose  en  elle-même  que  l'expression  dont  elle   est  revêtue. 

»  Oui,  l'anéantissement  de  l'esclavage,  sous  l'influence  de  l'E- 
glise, s'est  réalisé  à  l'ombre  et  dans  le  silence,  sans  faste,  sans  la 
pompe  d'une  brillante  éloquence,  sans  révolution,  sans  lutte  pu- 
blique et  sans  effusion  de  sang.  Mais  en  serait-il  pour  cela  moins 
digne  d'être  étudié?  Il  me  semble,  quant  à  moi,  que  le  prin- 
cipal mérite  d'une  œuvre  si  auguste  réside  surtout  dans  son 
absence  de  toute  prétention  et  l'extrême  simplicité  qui  lui 
imprime  le  véritable  cachet  du  Christianisme.  L'esprit  de  l'E- 
vangile se  plaît  en  cette  obscurité,  il  l'exige  même  absolument  ; 
aussi,  n'ai-je  pu  constater  sa  présence,  ou  du  moins  n'en  saisir 
que  de  faibles  vestiges,  partout  où  une  conduite  opposée  a  été 
tenue.  De  ce  point  de  vue,  et  par  le  fait  même  du  silence  des 
historiens,  l'abolition  de  l'esclavage  attira  mon  attention,  et  je 
trouvai  un  singulier  attrait  à  me  convaincre  pleinement  que  les 
écrivains,  suivant  leur  manière  ordinaire,  avaient  dû,  en  effet, 
ne  pas  s'y  étendre  beaucoup  et  se  contenter  d'indiquer  un  ré- 
sultat mystérieux  à  leur  égard.  Je  ferai  part  de  mes  recherches 
aux  amis  du  Christianisme,  qui  jouit  de  l'étonnante  propriété 
de  se  produire  hautement  en  présence  de  tous,  quand  il  an- 
nonce sa  doctrine,  de  s'effacer  lorsqu'il  opère,  et  d'aimer  là  le 
secret,  ici  la  publicité  '.  » 

Avant  d'aborder  notre  sujet,  il  n'est  pas  inutile  de  présenter 
quelques  réflexions  sur  l'origine  et  la  nature,  la  condition,  le 
nombre  des  esclaves  et  la  place  qu'ils  tenaient  tant  dans  l'opi- 
nion que  dans  la  société,  toutes  considérations  importantes  par 
elles-mêmes  et  propres  à  éclairer  notre  sujet. 

1.  Dans  le  dessein  primitif  de  la  société  humaine,  il  n'y  avait 
pas  place  pour  l'esclavage.  L'homme  avait  été  placé  sur  la  terre 
comme  le  roi  de  la  création  ;  il  devait  commander  aux  créatures 
inférieures,  leiu'  faire  sentir  même  sa  domination,  mais  ne 
point  faire  porter  le  joug  à  son  semblable.  Avec  quel  plaisir  ne 
Ut-on  pas  ce  qu'écrivait  sur  ce  sujet  l'un  des  plus  grands 
hommes  du  Christianisme,  saint  Augustin.  Ce  docteur  établit 

*  Mœliler,  Mélanges,  art.  intitulé  :  De  l'abolition  de  l'esclavage  dans  les 
quinze  premiers  siècles. 


420  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

en  peu  de  mots  l'obligation  imposée  à  tout  homme  qui  com- 
mande, père,  mari  ou  maître,  de  veiller  au  bien  de  celui  à  qui 
il  commande;  il  pose  comme  Fun  des  fondements  de  l'obéis- 
sance l'utilité  même  de  celui  qui  obéit.  Les  justes,  selon  lui, 
ne  commandent  point  par  ambition  ou  par  orgueil,  mais  par 
devoir  ;   ils  sont  mus  par  le  désir  de  faire  du  bien  à  leurs 
sujets.  Par  ces  doctrines,  Févéque  d'Hippone  proscrit  toute  opi- 
nion qui  tendrait  à  la  tyrannie  ou  fonderait  l'obéissance  sur 
l'avilissement;  mais  tout-à-coup,  comme  si  sa  grande  àme  eût 
craint  quelque  réplique  contre  la  dignité  humaine ,  il  s'en- 
flamme, il  élève  la  question  à  une  plus  grande  hauteur,   et 
donnant  un  libre  cours  aux  nobles  pensées  qui  fermentent 
dans  sa  tête,  il  invoque  en  faveur  de  cette  dignité  menacée 
l'ordre  de  la  nature  et  la  volonté  même  de  Dieu,  il  s'écrie  : 
«  Ainsi  le  veut  l'ordre  de  la  nature  et  c'est  ainsi  que  Dieu  a 
créé  l'homme  :  Dieu  a  dit  à  l'homme  de  dominer  sur  les  pois- 
sons de  la  mer,   sur  les  oiseaux  du  ciel  et  les  reptiles  qui 
rampent  sur  la  terre  ;  il  a  voulu  que  la  créature  raisonnable, 
faite  à  sa  ressemblance,  ne  dominât  que  sur  la  créature  privée 
de  raison  ;  il  n'a  point  établi  la  domination  de  l'homme  sur 
l'homme,  mais  celle  de  l'homme  sur  la  brute.  »  Le  spectacle  de 
tant  d'infortunés,  gémissant  dans  l'esclavage,  victimes  de  la 
violence  et  des  caprices  de  leurs  maîtres,  tourmente  l'âme 
généreuse  d'Augustin.  A  la  lumière  de  la  raison  et  des  doc- 
trines chrétiennes,  il  cherche  pour  quel  motif  une  portion  si 
considérable  du  genre  humain  est  condamnée  à  vivre  dans 
l'avilissement.  Tout  en  proclamant  les  doclrines  d'obéissance  et 
de  soumission,  il  s'efforce  de  découvrir  l'origine  de  l'esclavage, 
et  ne  la  trouvant  pas  dans  la  nature  de  l'homme,  il  la  cherche 
dans  le  péché,  dans  la  malédiction  :  «  Les  premiers  justes,  dit- 
il  encore,  furent  plutôt  établis  pasteurs  de  troupeaux  que  rois 
des  autres  hommes  ;  par'  quoi  Dieu  nous  donne  à  entendre  ce 
que  demandait  l'ordre  des  créatures  et  ce  qu'a  exigé  la  peine 
du  péché  :  c'est  au  pécheur  que  la  condition  de  l'esclavage  a 
été  imposée,  et  avec  raison.  Aussi  ne  trouvons-nous  pas,  dans 
les  Ecritures,  le  mot  esclave,  avant  le  jour  où  le  juste  Noé  le 


CIIAPITUE    IX.  Aîi 

jeta  comme  un  châtiment  sur  son  fils  coupable  :  d'où  il  suit 
que  ce  mot  est  venu  de  la  faute,  non  de  la  nature  '.  » 

Huit  siècles  plus  tard,  nous  voyons  ces  mêmes  doctrines 
reproduites  par  l'un  des  plus  admirables  docteurs  de  l'Eglise, 
saint  Thomas  d'Aquin.  Ce  grand  homme  ne  voit,  non  plus, 
dans  l'esclavage,  ni  différence  de  race,  ni  infériorité  imagi- 
naire, ni  moyen  de  gouvernement  ;  il  ne  parvient  à  se  l'expli- 
quer qu'en  le  considérant  comme  une  plaie  apportée  à  l'huma- 
nité par  le  péché  du  premier  homme \ 

Les  souvenirs  précieux  d'un  état  primitif  d'où  était  bannie 
toute  distinction  notable  parmi  les  hommes  ne  s'étaient  pas  ef- 
facés môme  parmi  les  païens.  Chez  les  Hindous,  outre  le  prin- 
cipe divin  des  castes,  il  y  avait  une  tradition  que  Windischmann 
représente  comme  une  doctrine  propre  à  tempérer  le  sort  des 
soudras  :  tous  les  hommes  avaient  été  tirés  du  corps  de 
Brahma  :  ils  étaient  donc  tous  enfants  du  même  Dieu  \  En  Grèce 
et  à  Rome,  se  perpétuait  le  souvenir  de  l'âge  d'or  ;  il  se  trouva 
des  hommes  qui,  de  temps  à  autre,  en  inférèrent  de  grandes 
vérités.  Diverses  institutions  devaient  rappeler  l'estime  des 
dieux  pour  les  esclaves,  la  protection  qu'ils  leur  accordaient 
et  les  châtiments  dont  ils  punissaient  leurs  bourreaux.  Ainsi 
les  saturnales  conservèrent  le  souvenir  d'un  âge  de  liberté. 
Creuzer  mentionne,  d'après  Eusthate,  une  fête  chômée  à  Cy- 
done,  daas  l'île  de  Crète,  fête  où  les  esclaves  avaient  la  ville  à 
discrétion.  Macrobe,  personnage  consulaire,  recommandable 
par  ses  sentiments  d'humanité,  nous  parle  d'une  autre,  en 
vigueur  dans  l'Attique,  où  l'on  retraçait  les  ménagements  que 
les  dieux  exigeaient  en  faveur  des  esclaves.  Enfin,  en  Grèce,  à 
Rome  et  en  Egypte,  il  y  avait  un  asile  où  les  esclaves  devaient 
obtenir  miséricorde  en  embrassant  la  statue  des  dieux,  et  en 
rappelant  au.maître  irrité  la  commune  origine  de  tous  les 
hommes. 

L'esclavage  est  donc  intimement  lié  avec  la  chute  primitive 

^  De  civitate  Del,  lib.  XIX,  cap.  xiv,  xv  et  xvi.  —  ^  Summ.  theoL,  I  part., 
q.  LXLVi,  art.  4.  —  ^  Windischmann,  llist.  de  la  philosophie  dans  le  progrès 
de  l'hist.  du  monde,  t.  I",  sect.  m. 


422  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

du  genre  humain  ;  il  doit  être  regardé  comme  un  rejeton  de 
cette  souche  de  tout  mal,  dont  les  ramifications  s'étendent  à 
tous  les  temps  et  à  tous  les  lieux,  depuis  Adam  jusqu'à  Jésus- 
Christ.  L'homme  perdit  ses  droits  pour  avoir  violé  ses  devoirs. 
Il  y  eut  servitude  intérieure,  asservissement  de  l'âme  aux  pas- 
sions, avant  que  sa  triste  image,  la  servitude  extérieure,  ne 
régnât  sur  le  monde.  Alors  la  troupe  des  esclaves  et  l'orgueil 
de  leurs  maîtres  attestèrent  qu'un  grand  crime  avait  été  com- 
mis, et  qu'à  la  loi  d'amour  avait  été  substituée  la  loi  du  com- 
mandement, ou  plutôt  de  la  domination.  Quelle  perversité  ne 
dut  pas  dégrader  notre  nature,  pour  changer  les  premiers 
liens  d'une  douce  fraternité  en  chaînes  que  l'homme  forgeait 
pour  son  semblable?  Quel  mélange  d'orgueil,  de  cruauté, 
d'avarice  et  de  bassesse  n'infecta  pas  les  cœurs,  pour  qu'il  put 
voir,  dans  son  frère,  un  bien  dont  il  disposât  selon  son  caprice? 
On  est  étonné  que  le  maître  et  l'esclave  n'aient  pas  tout  d'abord 
rejeté  l'acte  de  cette  étrange  suggestion  :  l'un,  témoin  de  l'amer 
désespoir  d'une  âme  opprimée,  l'autre  réduit  à  se  considérer 
comme  le  marchepied  de  son  égal.  L'idée  de  l'esclavage  n'at- 
teignit pas  instantanément  sa  forme  complète,  et  cela  explique 
comment  elle  devint  réalisable.  Si  l'esclavage  eût  paru  tout-à- 
coup  dans  toute  son  étendue  et  sous  ses  traits  hideux,  jamais 
il  n'eût  été  possible.  Son  développement  successif  y  disposa  les 
esprits,  et  la  nécessité,  nécessité  à  la  fois  morale  et  sociale,  y 
amena  graduellement.  Rebelle  à  Dieu  et  se  constituant  son 
propre  maître,  Fhomme  devint  esclave  de  ses  propres  appétits  ; 
façonné  à  ce  premier  joug,  le  second  lui  parut  moins  odieux. 
D'un  autre  côté,  échangeant  contre  la  liberté  des  enfants  de 
Dieu  la  licence  des  bêtes,  l'homme,  social  par  nature,  deve- 
nait insocial  par  ses  déportements.  Il  fallait  donc,  pour  défendre 
la  société  contre  ses  atteintes,  prendre  des  garanties,  et  il 
n'était  pas  inutile  de  le  défendre  lui-môme  contre  ses  vices. 
Des  conflits  durent  éclater  parmi  les  premiers  hommes,  les 
justes,  s'il  y  en  avait,  n'étant  alors  qu'en  cas  de  légitime  dé- 
fense. Les  vaincus  de  ces  premières  luttes,  peu  rassurés  par 
leur  conscience,  durent  s'avouer  qu'ils  avaient  provoqué  ces 


CIîAFlTUIi   IX.  423 

conflits  et  qu'ils  étaient  les  auteurs  de  leur  propre  infortune. 
Les  premiers  rapports  de  maître  à  esclave  durent,  dans  ces 
circonstances,  paraître  moins  étranges,  et  perdre  autant  de  leur 
amertume  que  de  leur  dureté.  Mais  comment  croire  que  lassu- 
jétissement  se  soit  effectué  sans  retard;  que,  d'une  part,  la  su- 
jétion n'ait  créé  que  des  droits,  de  l'autre,  que  des  charges?  Il 
fallut  de  nouveaux  troubles  pour  amener  les  choses  à  cette 
extrémité,  où  l'esclave  cessant  d'être  une  personne,  disparut 
pour  n'être  plus  qu'une  propriété,  et,  relativement  à  son 
maître,  un  instrument. 

Cependant  nous  ne  pensons  pas  que  l'esclavage  soit  sim- 
plement une  conséquence  des  combats,  des  guerres,  des  enva- 
hissements primitifs.  Il  pouvait  naître  à  la  fois  de  mille 
manières,  et  par  les  occasions  les  plus  différentes  :  la  crainte 
des  familles  nobles  de  perdre,  dans  des  rapports  d'égalité,  la 
culture  qu'elles  avaient  reçue,  leur  répugnance  à  se  mêler  à 
des  générations  plus  grossières,  le  sentiment  de  l'infériorité 
intellectuelle  en  présence  d'une  supériorité  reconnue  qui  im- 
posait la  confiance,  la  conscience  de  la  faiblesse  physique  qui 
se  met  volontairement  sous  le  patronage  du  plus  fort,  l'expul- 
sion violente  des  habitants  d'un  pays  conquis  :  toutes  ces 
causes  favorisèrent  Fesclavage.  Il  est  permis  de  croire  que, 
dans  toutes  circonstances,  la  douceur  tempéra  les  rapports  du 
maître  et  du  sujet.  Les  conditions  primitives  s'évanouirent  tou- 
tefois à  mesure  que  la  marche  des  choses  empira.  L'esclavage 
ne  prit  qu'insensiblement  une  physionomie  terrible,  modifiée 
néanmoins,  à  raison  de  la  diversité  de  son  origine,  du  ca- 
ractère et  de  la  culture  des  peuples,  des  relations  intérieures  et 
extérieures  en  général. 

D'après  ces  réflexions,  la  chute  du  genre  humain  entraîne 
avec  elle  un^  quasi-nécessité  de  l'esclavage.  Tout  en  le  re- 
gardant comme  un  état  contre  nature,  nous  y  reconnaissons 
cependant  un  fait  soumis  à  une  certaine  force  des  choses  ;  car  à 
mesure  que  la  dégradation  croissait,  l'esclavage  devenait  lui- 
même  plus  dur  et  plus  cruel,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  atteint  son 
plus  haut  période.  Le  déchaînement  des  forces  brutales  devait 


45 i  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

aggraver  l'oppression ,  les  incidents  de  la  vie  publique  ame- 
naient infailliblement  cette  aggravation  du  joug. 

A  la  chute  originelle,  cause  générale  de  l'esclavage,  et  aux 
divers  incidents  de  la  vie  publique  par  où  s'accusa  sa  triste 
fécondité,  il  faut,  pour  approfondir  la  question,  joindre  beau- 
coup d'autres  causes.  Nous  ne  parlons  pas  ici  des  causes  de 
fait,  comme  la  vente  suh  hastâ,  la  naissance  d'une  femme 
esclave,  Tasservissement  après  une  défaite,  ou  le  droit  naturel 
d'aliéner  sa  liberté  ;  nous  parlons  des  causes  de  droit,  causes 
empruntées  au  droit  naturel,  au  droit  domestique,  au  droit 
civil  et  surtout  au  droit  religieux. 

Naturellement,  il  y  a  beaucoup  d'inégalités  parmi  les 
hommes.  Les  hommes,  sans  doute,  sont  égaux  par  nature  ; 
mais  ce  fonds  commun  d'égaUté  se  produit,  dans  les  individus, 
sous  des  conditions  inégales.  Ainsi,  il  y  a  des  inégalités  indivi- 
duelles dans  les  facultés  physiques,  intellectuelles  et  morales  ; 
des  inégalités  domestiques  suivant  le  degré  d'éducation  de  ces 
facultés  et  la  condition  de  fortune  ;  des  inégalités  politiques 
résultant  des  fonctions  assignées  à  chacun  dans  la  société. 
L'antiquité  oublia  l'égalité  de  nature,  pour  ne  considérer  que  la 
loi  d'inégalité  ;  elle  fut  ainsi  conduite  à  sanctionner  l'esclavage. 

Dans  la  première  antiquité,  le  pouvoir  avait  été  nécessaire- 
ment dévolu  au  père  de  famille  ;  le  patriarche  n'était  pas  seu- 
lement le  chef  naturel  de  sa  lignée,  il  en  était  encore  le  chef 
politique.  Lorsque  l'agrandissement  et  la  multiphcation  des 
familles  eut  amené  la  séparation  de  l'ordre  pohtique  et  de 
l'ordre  domestique,  le  pouvoir  délégué  au  chef  de  l'Etat 
dut  amener  le  dédoublement  des  fonctions  du  chef  de  la  famille. 
Toutefois,  dans  la  constitution  de  la  famille  antique,  ce  dédou- 
blement ne  porta  aucun  préjudice  à  l'autorité  du  père;  il 
s'établit  même,  entre  la  constitution  sociale  et  la  constitution 
de  la  famille,  une  certaine  analogie  de  despotisme.  Le  souverain 
fut  absolu  ;  le  père  le  fut  aussi.  Le  père  eut  droit  de  vie  et  de 
mort  sur  ses  enfants  et  sur  sa  femme  ;  la  femme  et  les  enfants 
furent  donc,  par  cette  exagération  du  pouvoir  paternel,  les 
esclaves  du  père. 


CHAHTRE   IX.  4-25 

Le  droit  civil  des  anciens  reposait  sur  le  principe  absolu  de  la 
propriété.  Cette  propriété,  entraînant  le  droit  d'usage  et  d'abus, 
n'avait  pas,  comme  parmi  nous,  la  charité  pour  correctif.  Le 
propriétaire  pouvait  être  un  détenteur  laborieux,  un  admi- 
nistrateur intelligent,  un  viveur  égoïste^  un  gentilhomme  re- 
gorgeant de  voluptés  et  de  fantaisies  :  il  n'était  jamais  cha- 
ritable, et  la  seule  pensée  qui  ne  put  pas  lui  venir,  c'était  de 
donner  aux  pauvres  une  part  de  ses  revenus.  Le  malheureux, 
privé  de  ressources,  était  obligé  de  se  vendre  pour  ne  pas 
mourir  de  faim.  Il  est  vrai  que  c'était  là  un  contrat  mal  fondé 
sur  la  raison,  sur  la  justice,  encore  moins  sur  le  sentiment  ; 
c'était  un  vrai  marché  du  lion  avec  la  brebis.  Une  vie  ne 
s'abdique  pas  pour  un  morceau  de  pain  ;  ou,  si  l'on  sacrifie, 
comme  Esati,  son  droit  pour  un  plat  de  lentilles,  la  première 
pensée  qui  viendra,  après  avoir  digéré  et  dormi,  sera  de  re- 
prendre son  bien  trahi.  Mais  lorsqu'on  s'est  livré,  lorsque  le 
droit  public  permet  ce  contrat,  une  fois  vendu,  même  par  soi- 
même,  et,  malgré  la  révocabihté  de  l'engagement,  on  est 
esclave. 

Le  droit  civil  amenait  à  l'esclavage  par  une  autre  voie. 
D'après  les  idées  antiques,  les  espérances  immortelles  n'avaient 
que  faire  dans  la  vie  de  l'homme.  On  n'envisageait,  dans 
l'homme,  que  l'être  passager,  producteur  et  consommateur. 
Comme  producteur,  il  était  soumis  à  la  loi  économique  de  la 
division  du  travail  ;  et  par  suite  de  cette  division,  en  maint 
travail,  l'ouvrier  n'était  qu'une  machine.  Comme  consomma- 
teur, il  ne  voyait  pas  d'autre  bien  que  celui  des  sens,  et,  pour 
l'obtenir,  il  ne  devait  reculer  devant  aucun  sacrifice.  Sa  lâcheté 
morale  et  son  travail  industriel  l'amenaient,  par  des  voies  pa- 
rallèles, à  l'esclavage. 

Ces  différentes  causes  empruntaient  une  efficacité  particuhère 
à  la  dégradation  des  mœurs.  La  perte  de  la  liberté  n'était  que  la 
forme  de  l'esclavage  ;  son  fond,  son  essence,  c'était  l'abdication 
de  sa  personnalité.  Or,  cette  abdication  a  lieu,  dans  l'homme, 
toutes  les  fois  que,  cessant  de  résister  à  ses  mauvais  penchants, 
il  se  livre  à  l'ardeur  de  ses  passions.  Alors  il  devient  ce  que 


42(3  uisroini:  m:  la  papal  té. 

Tapôtre  saint  Paul  appelle  un  homme  animal,  animalis  homo  ; 
et  quand  il  est  ainsi  animalisé,  il  n'est  plus  qu'un  homme  d'une 
espèce  inférieure,  une  brute  à  visage  humain,  qu'il  faut  con- 
tenir pour  la  rendre  inofPensive  et  dompter  par  la  force  pour 
la  ramener  au  sentiment  de  ses  destinées  méconnues.  Or,  cette 
nécessité  de  contenir  et  de  dompter  par  la  force  une  créature 
qu'il  faudrait  instruire  par  la  raison,  qu'est-ce  autre  chose  en 
soi  que  l'esclavage  ? 

Mais  la  cause  qui  contribua  le  plus  efficacement  à  la  propa- 
gation de  l'esclavage,  ce  furent  les  doctrines  fausses  du  paga- 
nisme, qui  reconnaissaient  plusieurs  espèces  d'hommes.  Les 
anciens,  placés  en  dehors  d'une  révélation  particulière,  expli- 
quaient par  des  causes  physiques,  nécessaires,  dérivant  de  la 
nature  même,  des  faits  qui  dépendaient  uniquement  de  raisons 
morales.  D'après  ces  préjugés,  l'esclave  était  un  être  d'une 
espèce  inférieure  à  l'homme  libre,  et,  par  sa  bassesse  origi- 
nelle, qu'il  tenait  du  Créateur  ou  du  destin,  il  était  obligé  à 
servir.  Cette  idée  fondamentale  de  l'esclavage  se  retrouve,  sous 
une  forme  ou  sous  une  autre,  dans  toutes  les  mythologies.  Chez 
les  Indous,  la  division  des  hommes  en  castes  se  lie  à  leur 
doctrine  de  la  préexistence  des  âmes,  de  la  chute  des  esprits  et 
de  la  métempsycose  ;  les  soudras,  qui  forment  la  dernière  caste, 
se  sont,  dans  une  existence  antérieure,  tellement  souillés  de 
crimes,  qu'ils  doivent  expier,  dans  un  esclavage  éternel,  l'op- 
probre de  leur  vie  ;  pour  les  autres  classes,  tous  ceux  qui  les 
composent  ont  péché  différemment  avant  leur  apparition  sur 
la  terre,  et,  suivant  la  mesure  proportionnelle  de  leur  perver- 
sité, une  classe  différente  est  leur  partage  ;  et  bien  que,  entre 
les  quatre  castes,  les  relations,  sévèrement  proscrites,  ne  soient 
pas  cependant  très-rares,  la  séparation  n'en  subsiste  pas  moins 
comme  un  ordre  divin,  comme  un  type  inviolable,  comme  la 
détermination  naturelle  de  l'aptitude,  comme  le  degré  d'ins- 
truction sur  lequel  est  réglée  la  participation  à  la  vie  sociale. 
D'après  le  dualisme  persan,  un  certain  nombre  d'hommes  sont 
l'œuvre  de  lesprit  de  ténèbres  ;  il  faut  donc  les  asservir  pour 
les  empêcher  de  nuire  aux  fils  de  la  lumière.  D'après  le  poly- 


CHAPITRE    IX.  4-27 

Ibéisme  grec,  expliqué  et  soutenu  par  les  philosophes,  Jupiter, 
suivant  l'expression  d'Homère,  a  ôté  la  moitié  de  leur  intelli- 
gence aux  hommes  qu'il  destine  à  la  servitude.  Suivant  le 
naturalisme  germain,  on  devait  distinguer  des  hommes  de 
sang  noble  et  des  hommes  de  sang  ignoble  ;  ces  derniers 
avaient  une  âme  inférieure  à  l'âme  des  hommes  libres.  Enfin 
ces  idées  étaient  tellement  vivaces  que  nous  les  retrou- 
vons, parmi  les  chrétiens,  dans  les  hérésies  des  premiers 
temps  ;  la  doctrine  des  gnostiques,  qui  divisait  les  hommes  en 
trois  classes,  les  spirituels,  les  animaux  et  les  terrestres,  en  est 
une  émanation,  une  importation  païenne  dans  le  sein  du 
Christianisme. 

Les  plus  grands  philosophes  de  l'antiquité  professèrent  ces 
doctrines  et  nous  voyons  encore  les  impies  de  notre  temps  y 
revenir.  Platon,  dans  ses  LoiSy  est  l'interprète  de  la  pensée 
grecque,  lorsqu'il  fait  dire  à  Athénée  que  l'âme  d'un  esclave 
étant  essentiellement  vicieuse,  ce  serait  folie  de  mettre  en  lui 
la  moindre  confiance.  Ensuite  il  cite  le  vers  d'Homère  comme 
pour  mieux  accuser  son  sentiment.  Un  tel  sentiment,  tolérable 
peut-être  dans  le  peuple,  était  cependant  partagé  par  les  plus 
savants  d'entre  les  Grecs.  Nous  ne  croyons  pas  Platon  inca- 
pable d'une  telle  aberration;  celui  qui,  dans  sa  République, 
ordonne  d'exposer  et  même  de  tuer  les  enfants  faibles  et  ma- 
ladifs, n'est  pas  éloigné  de  ne  voir,  dans  l'esclave,  que  l'ébauche 
d'un  homme.  Des  savants,  Ritter,  entre  autres,  dans  sa  spiri- 
tuelle Histoire  de  la  philosophie,  pense  que  Platon  plaçait 
l'origine  de  l'esclavage  dans  une  disposition  naturelle  qui 
naissait  d'une  âme  lâche  et  ignoble.  Les  paroles  du  philosophe 
sembleraient  donc  plutôt  indiquer  que  les  intelhgences  vul- 
gaires et  stériles,  quelle  que  soit  leur  extraction,  devraient  être 
astreintes  à  la  servitude.  L'homme  d'Etat  devrait  se  diriger  en 
conséquence  dans  le  choix  des  personnes  ;  mais  on  ne  peut 
conclure  de  cette  opinion  qu'un  homme  soit  d'une  espèce  infé- 
rieure, parce  quïl  est  esclave  ou  né  tel.  Platon  paraît  penser 
seulement  que  la  nature  produira  toujours,  dans  l'humanité, 
des  êtres  prédestinés  à  la  servitude;  que,  par  conséquent,  la 


1-2S  IIISTOIUL    DE    LA    PAI'AUTÉ. 

servitude  est  un  fait  nécessaire.  Incapable  de  résoudre  la 
question,  il  révèle  le  sentiment  de  son  époque;  quant  au  sien, 
il  semble  nous  échapper  ^ 

Mais  c'est  surtout  Aristote  qui  présente,  dans  toute  sa  noir- 
ceur, la  doctrine  de  l'avilissement  naturel  des  esclaves.  Doctrine 
détestable,  sans  doute,  démentie  par  la  nature  humaine,  par 
l'histoire,  par  l'expérience,  mais  qui  ne  laissa  pas  d'être  dé- 
fendue par  des  hommes  de  génie.  On  a  prétendu  excuser  le 
philosophe,  mais  en  vain;  sa  Politique  le  condamne  sans 
appel.  Dans  le  premier  chapitre  de  son  ouvrage,  où  il  explique 
la  constitution  de  la  famille,  il  se  propose  de  déterminer  les 
rapports  du  mari  et  de  la  femme,  du  maître  et  de  l'esclave  ;  il 
établit  que,  de  même  que  la  femme  est  naturellement  différente 
de  l'homme,  de  même  l'esclave  est  différent  du  maître.  Yoici 
ses  paroles  :  Ainsi  la  femme  et  U esclave  sont  distingués  par  la 
nature  elle-même  Qu'on  ne  dise  point  que  c'est  là  une  expres- 
sion échappée  à  l'écrivain  ;  elle  a  été  écrite  avec  pleine  con- 
naissance et  n'est  autre  chose  que  le  résumé  de  sa  théorie. 

Dans  le  chapitre  troisième,  continuant  d'analyser  les  éléments 
qui  composent  la  famille,  après  avoir  établi  «  qu'une  famille 
parfaite  est  formée  de  personnes  libres  et  d'esclaves,  »  Aristote 
s'attache  particuhèrement  à  ceux-ci,  et  commence  par  com- 
battre une  opinion  qui  lui  paraissait  trop  en  faveur  de  l'esclave  : 
«  Il  en  est,  dit-il,  qui  pensent  que  l'esclavage  est  une  chose  hors 
de  l'ordre  de  la  nature,  puisque  c'est  la  loi  seule  qui  fait  les 
uns  libres,  les  autres  esclaves,  tandis  que  la  nature  ne  les 
distingue  en  rien.  «  Avant  de  combattre  cette  opinion,  il 
exphque  les  rapports  du  maître  et  de  l'esclave ,  au  moyen 
d'une  comparaison  entre  l'artiste  et  l'instrument,  entre  l'âme 
et  le  corps  ;  il  continue  ainsi  :  «  Si  l'on  compare  l'homme  et  la 
femme,  on  trouve  que  le  premier  est  supérieur  :  c'est  pourquoi 
il  commande  ;  la  femme  est  inférieure  :  c'est  pourquoi  elle 
obéit.  Il  en  doit  être  de  même  entre  tous  les  hommes.  C'est  ainsi 
que  ceux  d'entre  eux  qui  sont  aussi  inférieurs  par  rajjport  aux 
autres  que  le  corps  l'est  par  rapport  à  l'âme,  et  l animal  par 

<  Platon,  De  legibus,  lib.  I  et  VllI. 


CHAPITRE   IX.  429' 

rapport  à  Vhomme,  ceux  dont  les  facultés  consistent  'principale- 
ment dans  Vusage  du  corps,  unique  service  que  l'on  en  puisse 
tirer,  ceux-là  sont  naturellement  esclaves.  » 

A  première  vue,  on  pourrait  croire  que  le  philosophe  parle 
uniquement  des  idiots,  ses  paroles  sembleraient  l'indiquer  ; 
mais  nous  allons  voir,  par  le  contexte,  que  telle  n'est  point  son 
intention.  S'il  n'avait  en  vue  que  les  idiots,  il  ne  prouverait 
rien  contre  l'opinion  qu'il  se  propose  de  combattre,  le  nombre 
des  idiots  n'étant  rien  par  rapport  à  la  généralité  des  hommes. 
A  quoi  servirait  d'ailleurs,  s'il  se  bornait  à  parler  des  idiots, 
cette  théorie  fondée  sur  une  exception  monstrueuse  et  très- 
rare?  Mais  il  n'est  pas  besoin  de  s'épuiser  en  conjectures  sur  la 
véritable  pensée  '  du  philosophe  ;  lui-même  a  soin  de  nous 
l'expliquer  ;  il  nous  apprend  en  même  temps  pourquoi  il  n'a 
pas  craint  de  se  servir  d'expressions  si  outrées.  La  nature, 
selon  lui,  a  eu  le  dessein  formel  de  produire  des  hommes  de 
deux  sortes  :  les  uns  nés  pour  la  liberté,  les  autres  pour  l'escla- 
vage. Le  passage  est  trop  important  et  trop  curieux  pour  n'être 
point  rapporté  ici. 

Voici  ce  que  dit  Aristote  :  «  La  nature  a  soin  de  créer  les 
corps  des  hommes  libres  différents  des  corps  des  esclaves;  les 
corps  de  ceux-ci  sont  robustes  et  propres  aux  services  de  pre- 
mière nécessité  ;  ceux  des  hommes  libres,  au  contraire,  bien 
formés,  ciuoique  inutiles  pour  les  travaux  serviles,  sont  aptes  à 
la  vie  civile,  laquelle  consiste  dans  le  maniement  des  choses  de 
la  guerre  et  de  la  paix.  Cependant  il  arrive  souvent  le  con- 
traire ;  il  échoit  aux  hommes  libres  un  corps  d'esclave  et  à  l'es- 
clave une  âme  Hbre.  Sans  nul  doute,  si  le  corps  de  quelques 
hommes  l'emportait  sur  les  autres  par  autant  de  perfection  que 
l'on  en  voit  dans  les  images  des  dieux,  tout  le  monde  serait 
d'avis  que  ces  hommes  fussent  servis  par  ceux  qui  n'auraient 
point  la  même  beauté  en  partage.  Si  cela  est  vrai  en  parlant 
du  corps,  cela  est  encore  plus  vrai  en  parlant  de  l'àme  ;  bien 
qu'il  ne  soit  pas  aussi  aisé  d'apprécier  la  beauté  de  l'âme 
que  celle  du  corps.  Ainsi,  on  ne  peut  mettre  en  doute  que  cer- 
tains hommes  ne  soient  nés  pour  la  liberté,  comme  d'autres 


430  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

sont  nés  pour  l'esclavage  ;  esclavage  non-seulement  utile  aux 
esclaves  eux-mêmes,  mais  juste*.  » 

Misérable  philosophie,  qui,  pour  soutenir  un  ordre  de  choses 
dégradant,  osait  imputer  à  la  nature  l'intention  de  créer  des 
castes  différentes,  les  unes  nées  pour  dominer,  les  autres  pour 
servir  !  Philosophie  cruelle,  qui  s'efforçait  de  brûler  les  liens  do 
fraternité  par  lesquels  l'Auteur  de  la  nature  a  voulu  enlacer  le; 
genre  humain.  Car,  il  faut  bien  le  remarquer,  dans  la  théorio 
d'Aristote,  il  n'est  point  question  de  cette  inégalité  qui  est  le 
résultat  nécessaire  de  toute  organisation  sociale  ;  non,  il  y  est 
question  d'une  inégalité  terrible,  avilissante,  l'esclavage. 

En  résume,  dit  Cochin,  l'esclavage  est  approuvé  par  a  Epi- 
cure,  au  nom  de  la  volupté  ;  Zenon,  au  nom  de  l'indifférence 
stoïque;  Thucydide,  au  nom  de  l'histoire  ;  Xénophon,  au  nom 
de  l'économie  sociale.  Ancien  esclave,  Epictète,  qui  blâme  la 
dureté  des  maîtres  envers  les  esclaves,  reste  à  peu  près  insen- 
sible aux  maux  de  ses  pareils.  Aristophane  croit  plaisant  de 
nous  montrer  Caron  leur  refusant  sa  barque,  et  le  vieil  Hésiode 
avait  froidement  écrit  que  l'esclave  est  au  riche  ce  que  le  bœuf 
est  au  pauvre.  A  Rome,  Caton  assimile  les  esclaves  au  vieux 
bétail  de  son  étable.  Cicéron  s'excuse  de  trop  regretter  un 
esclave,  Pline  les  compare  aux  frelons,  Lucrèce  s'en  occupe  à 
peine,  Horace  s'en  moque,  Sénèque  et  Yarron  leur  offrent  des 
consolations  stériles,  et  Yarron,  enfin,  les  énumère  parmi  les 
instruments  de  travail,  au  même  titre  que  la  charrue  et  les 
bœufs,  à  la  seule  différence  que  les  esclaves  parlent,  que  les 
bœufs  mugissent  et  que  la  charrue  ne  dit  rien  ^.  » 

Tels  sont,  sur  les  origines  de  l'esclavage,  l'opinion  des 
anciens,  les  renseignements  de  l'histoire  et  les  lumières  de  la 
philosophie. 

II.  Quelle  était,  de  fait  et  de  droit,  la  condition  des  esclaves  ? 

L'esclave  n'avait  pas  une  personnahté  juridique;  il  était  une 
chose,  res;  une  chose  animée,  un  outil  vivant,  je  le  sais,  mais 
enfin,  d'après  le  droit  antique,  il  était  inscrit  sous  la  rubrique 

"  ■•  Arislote,  Politique,  liv.  P',  v.  —  ^  Augustin  Cochin,  de  l'Abolition  de 
i'esclavaye,  t.  P'. 


CHAPITRE    IX,  i3l 

des  choses.  Ainsi,  ne  pas  appartenir  à  soi-même,  mais  à  un 
autre,  sans  cesser  d'être  homme,  être  la  propriété  ilUmitée  et 
sans  restriction  de  son  maître  :  telle  est  la  vraie  définition  lé- 
gale de  l'esclavage. 

En  conséquence  de  cette  définition j  le  maître  avait,  sur  son 
esclave,  droit  de  vie  et  de  mort  ;  il  pouvait  le  tuer  sans  être 
obligé  d'en  rendre  compte,  le  frapper,  l'engager,  l'échanger,  en 
faire  un  objet  de  commerce  ou  de  spéculation,  selon  ses  inté- 
rêts ou  son  bon  plaisir.  En  général,  le  mariage  n'était  pas  per- 
mis aux  esclaves,  ou,  s'ils  le  contractaient  du  consentement  du 
maître,  les  enfants  à  venir  étaient  assimilés  au  croît  des  ani- 
maux. Chez  les  Romains  et  chez  beaucoup  d'autres  peuples,  il 
ne  leur  était  pas  permis  d'acquérir  à  leur  profit.  Quant  aux 
Germains  d'avant  le  Christianisme,  ils  faisaient  esclaves  leurs 
prisonniers  de  guerre  et  immolaient  en  holocauste  le  dixième 
à  leurs  dieux,  ce  qui  n'arrivait  que  très-rarement  pour  les 
hommes  libres.  Hérodote  attribue  aux  Scythes  des  usages  à 
peu  près  semblables.  Leur  roi  était  le  seul  qui  fût  libre  ;  il  choi- 
sissait à  volonté  ses  esclaves  dans  toute  la  nation  ;  à  sa  mort, 
ceux  qui  l'avaient  servi  devaient  l'accompagner  dans  la  tombe, 
et,  un  an  plus  tard,  on  sacrifiait  encore  cinquante  hommes  sur 
sa  sépulture.  Du  reste,  après  une  longue  absence,  les  Scythes 
ayant  trouvé  leurs,  esclaves  mariés  avec  leurs  femmes,' adop- 
tèrent la  coutume  de  leur  crever  les  yeux.  Les  Athéniens 
firent  seuls  exception  à  la  barbarie  dominante  ;  suivant  le 
témoignage  de  Xénophon,  ils  traitaient  les  esclaves  avec  une 
humanité  relative,  mais  uniquement  par  des  raisons  acciden- 
telles et  des  calculs  d'économie  politique. 

Cette  idée  que  l'antiquité  avait  conçue  de  l'esclavage  et 
qu'elle  avait  érigée  en  loi,  influa  tristement  sur  le  caractère 
moral  des  esclaves.  Le  joug  pesait  sur  la  tête  de  ces  infortunés 
d'un  poids  terrible,  et^  d'après  les  règles  bien  connues  de  la 
psychologie,  paralysait  ou  déprimait  leurs  propres  forces.  Le 
défaut  de  confiance  les  rendit  indolents,  dissimulés,  rampants, 
fourbes,  menteurs,  sevrés  à  tout  jamais  de  pensées  nobles;  ils 
s'adonnaient  à  la  plus  déplorable  sensualité.  Aussi  les  repré- 


432  HISTOIRE  DE   LA  PAPAUTÉ  ! 

seiite-l-on  comme  ivrognes,  gourmands,  cruels,  surtout  lors- 
qu'ils remplissaient  les  fonctions  d'un  esclave  supérieur,  et  les 
mots  serviliSy  ilHôeralis  désignent  communément  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  bas.  Cette  dégradation  explique  comment  on  vint  à 
croire  l'esclave  inférieur  par  nature,  pourquoi  on  crut  néces- 
saire de  le  conduire  comme  la  brute,  ce  qui  contribua  davan- 
tage encore  à  son  avilissement.  Une  cruauté  en  appelait  une 
autre  ;  on  vit  des  esclaves  réduits  à  une  condition  épouvan- 
table. 

En  rentrant  en  soi-même,  on  comprend  encore  mieux  ces 
choses.  En  vivant  sous  le  môme  toit,  les  relations  se  multi- 
plient et  si  elles  ne  s'effectuent  pas  sous  l'inspiration  de 
l'amour,  elles  n'ont  pour  mobile  que  la  haine.  Leur  fréquence 
permet  de  manifester  à  toute  heure  ses  sentiments  ;  si  ces  sen- 
timents sont  de  supérieur  à  inférieur,  et  s'ils  sont  défavorables, 
ils  trouvent,  dans  le  moindre  choc,  un  occasion  d'éclater,  et  ils 
éclatent  toujours  avec  une  force  terrible  d'expression.  S'il 
s'agissait  de  châtier  un  animal,  on  pourrait  le  faire  avec  bru- 
talité, mais  sans  colère  ;  s'il  s'agit  d'un  homme,  la  colère 
s'allume,  et  elle  s'allume  avec  une  ardeur  proportionnelle  au 
tort  qu'on  impute  au  coupable,  en  s'animant,  soit  par  paroles, 
soit  par  voies  de  fait  ;  on  peut,  sans  être  violent,  arriver  aux 
violences  les  plus  regrettables.  —  Si  vous  appliquez  ces 
réflexions  aux  relations  du  maître  avec  les  esclaves,  vous 
aurez  trouvé,  dans  le  mauvais  fonds  de  la  nature  humaine, 
l'explication  des  faits  les  moins  croyables,  bien  qu'ils  soient 
incontestables. 

L'abus  n'alla  pas  immédiatement  aux  dernières  limites.  Tant 
que  les  mœurs  furent  simples,  tant  que  le  Grec  et  le  Romain 
cultivèrent  la  terre  en  commun  avec  leurs  esclaves,  qu'ils  man- 
gèrent avec  eux  à  la  môme  table,  le  sort  des  esclaves,  sauf  la 
privation  de  la  liberté,  ne  fut  pas  trop  rigoureux.  Sénèque 
rappelle  ce  bon  temps  et  recherche,  dans  l'usage  môme  de  la 
langue,  la  preuve  d'un  traitement  plus  doux  pratiqué  à  leur 
égard. 

Sous  Caton  le  Censeur,  l'esclavage  chez  les  Romains  changea 


CHAPITRE   IX.  433 

de  face,  ainsi  que  d'autres  institutions.  Dans  la  biographie  qu'il 
a  laissée  de  cet  homme  célèbre,  Plutarque  fait  sentir  le  contraste 
entre  le  sort  primitif  des  esclaves  et  les  duretés  qu'ils  commen- 
çaient à  subir.  D'abord  Caton  travaille  avec  ses  esclaves,  par- 
tage avec  eux  la  même  nourriture  et  s'abstient  de  les  châtier 
pour  les  bévues,  même  peu  excusables,  qu'ils  commettent  dans 
leur  service  ;  son  épouse  donne  le  sein  aux  enfants  de  ses 
esclaves,  pour  faire  naître,  entre  eux  et  ses  fils,  une  plus  intime 
sympathie.  Néanmoins,  il  fait  lui-même  l'éducation  de  ses  en- 
fants, bien  qu'il  possède  Chilo,  bon  grammairien j  recomman- 
dable  d'ailleurs  par  ses  qualités  personnelles.  C'était  à  ses  yeux 
une  grande  inconvenance  qu'un  esclave  tirât  les  oreilles  à  un 
homme  libre  pour  le  stimuler  au  travail,  et  que  celui-ci  lui  dût 
de  la  reconnaissance.  Caton,  devenu  riche  par  les  charges  mi- 
litaires et  civiles  qu'il  avait  occupées,  frappa  9fes  esclaves  cou- 
pables de  quelque  maladresse,  chassa  ceux  que  l'âge  avait  affai- 
blis et  les  vendit,  s'il  trouva  acquéreur.  Plutarque  le  blâme 
mais  Caton  suivait  la  transition  des  mœurs  et  se  conformait  au 
temps  ;  comme  tous  les  hommes  de  transition,  le  Censeur  était 
un  homme  de  contradiction. 

Dès  lors,  la  condition  des  esclaves  empira  ;  comme  en  Grèce 
ils  devinrent  un  objet  de  luxe  à  l'égal  des  chevaux,  de  l'or,  de 
la  soie,  des  pierres  précieuses  ;  les  Romains  opulents  en  eurent 
souvent  plusieurs  centaines  et  même  des  milliers,  et  en 
tirèrent  vanité  dans  le  Forum.  Ces  malheureux,  dans  l'inté- 
rieur des  maisons,  exerçaient  les  métiers  de  boulanger,  de  tis- 
serand, de  fileur,  de  cordonnier,  de  sellier,  de  tanneur  ;  entas- 
sés les  uns  sur  les  autres  dans 'des  réduits  étroits,  obscurs  et 
malsains,  ils  languissaient  dans  la  misère.  Servaient-ils  à  table 
il  ne  leur  était  pas  permis  de  proférer  une  parole,  pas  même 
d'éternuer  ;  la  tojix  était  punie  sans  pitié.  Malgré  leur  apathie, 
la  répugnance  pour  certains  services,  poussée  jusqu'au  déses- 
poir, les  portait  à  se  donner  la  mort.  Le  plus  insupportable,  le 
plus  révoltant  de  tous  pour  une  âme  un  peu  mieux  trempée, 
était  celui  d'une  matrone  romaine  :  au  plus  infime  détail  de  sa 
toilette,  compliquée  à  l'infini,  était  attachée  une  esclave,  que 
IV.  28 


434  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

désignait  un  noiï^grec,  tiré  de  la  futile  occupation  qui  absor- 
bait sa  vie.  Nue  jusqu'à  la  ceinture,  elle  se  tenait  devant  sa 
maîtresse,  dont  la  main  était  armée  d'un  fer  tranchant,  prête  à 
déchirer  les  bras  et  la  poitrine  de  sa  victime  à  la  moindre  mal- 
adresse qui  lui  échappait.  On  s'en  prenait  à  elle  de  l'impuis- 
sance de  Tart  à  transformer  en  beautés  les  défauts  de  la  nature, 
à  rappeler  la  fleur  de  la  jeunesse,  flétrie  par  l'âge  ou  les  dé- 
bauches. Ovide,  dans  ce  livre  lubrique  où  il  ne  prétendait  rien 
moins  que  développer  une  morale  sévère,  conseille  aux  dames 
romaines  de  ne  pas  entrer  en  fureur  pour  la  plus  légère  baga- 
telle. Il  leur  fait  observer  que,  défigurées  par  des  émotions  si 
violentes,  elles  étaient  hors  d'état  de  plaire  à  leurs  amants.  C'est 
avec  toutes  les  grâces  et  les  charmes  de  son  talent  qu'il  leur 
conseille  une  conduite  plus  humaine.  Ces  barbaries,  suivant 
l'expression  d'un  écrivain,  donnaient  au  palais  d'un  Romain 
l'aspect  d'une  boucherie,  souillé  qu'il  était  de  toutes  parts  par 
le  sang  des  esclaves  * . 

Rien  n'est  effrayant  à  lire  dans  les  auteurs  anciens  comme  les 
traitements  infligés- aux  esclaves. 

Le  Spartiate  pouvait  tout  contre  eux  ;  les  lois  n'avaient  rien  à 
y  voir  :  «  On  les  obligeait  à  recevoir  tous  les  ans  un  certain 
nombre  de  coups  sans  qu'ils  les  eussent  mérités,  uniquement 
pour  qu'ils  n'oubliassent  point  qu'ils  étaient  esclaves.  Si  l'un 
d'eux  semblait,  par  sa  bonne  mine,  s'élever  au-dessus  de  sa  con- 
dition, il  était  puni  de  mort,  et  le  maître  mis  à  l  amende^.  » 

Les  Romains  les  enchaînaient  par  centaines,  comme  des  ani- 
maux, dans  Vergastulum,  espèce  de  cachot  souterrain  ;  cette 
chaîne  ne  les  quittait  ni  le  jour,  ni  la  nuit,  et  les  suivait  aux 
travaux  des  champs.  Il  y  en  avait  qui  passaient  leur  vie  à  tour- 
ner, toujours  enchaînés,  la  meule  d'un  moulin.  Un  auteur 
païen  nous  les  montre  «  la  peau  sillonnée  par  les  traces  livides 
du  fouet,  le  front  marqué,  la  tête  demi-rasée,  les  pieds  étreints 
d'un  anneau  de  fer,  pâles,  amaigris,  exténués,  n'ayant  plus  la 

^  Boettinger,  Scènes  du  matin  dans  le  cahinel  de  toilette  d'une  dame  ro- 
maine, Leipsig,  1806,  part.  I,  p.  8  et  47.  Voir  encore  Sénèque,  Ep.  xlvii, 
p.  198.  —  *  Mémoires  de  l'Académie  des  inscriptions,  t.  XXIII,  p.  271. 


CHAPITRE  IX.  435 

figure  humaine.  »  Pour  tous,  les  étrivières,  les  verges,  le 
bâton,  l'aiguillon,  les  menottes  aux  mains,  les  entraves  aux 
pieds,  la  fourche  au  cou,  la  torture,  la  marque,  la  croix.  Je  ne 
parle  pas  de  la  faim,  de  la  soif,  du  chaud,  du  froid,  de  la 
fatigue  sans  relâche.  Je  ne  parle  pas  des  coups  qu'on  leur  don- 
nait sur  la  bouche,  de  manière  à  leur  briser  les  dents,  et  pour 
lesquels  on  leur  faisait  tendre  la  joue,  afin  de  mieux  frapper, 
et  cela  pour  le  plus  futile  prétexte,  pour  une  parole,  un  éternu- 
ment^ 

Pour  les  fouetter,  on  les  suspendait  à  une  poutre,  avec  un 
poids  de  cent  livres  aux  pieds  \ 

Il  faut  voir  dans  les  comiques  grecs  ou  latins,  peintres  vifs, 
mais  nécessairement  fidèles,  de  ces  mœurs,  les  menaces  qu'on 
leur  fait  et  l'espèce  de  brutale  insouciance  avec  laquelle  ils 
rappellent  eux-mêmes,  dans  les  noms  intraduisibles  qu'ils  se 
donnent,  les  coups  dont  on  les  accable  ;  il  faut  voir,  dans  les 
satiriques,  autres  peintres  de  ces  temps,  ces  fureurs,  ces  coups 
multipliés,  ces  bourreaux  payés  à  l'année  pour  les  frapper  ;  la 
mort,  enfin  prodiguée  comme  les  soufflets,  au  moindre  caprice  : 
«  Une  croix  pour  cet  esclave.  —  Qu'a-t-il  fait  pour  mériter  la 
mort?  où  sont  les  témoins?  où  est  la  plainte?  Ecoute,  la  vie 
d'un  homme  vaut  bien  un  instant  de  retard.  —  Insensé  que  tu 
es  I  est-ce  qu'un  esclave  est  un  homme  ?  Il  n'a  rien  fait.  Qu'im- 
porte? qu'il  meure  I  Je  le  veux,  je  l'ordonne  ;  ma  raison,  c'est 
que  je  le  veux  :  Sic  volo,  sic  juheo,  sit  pro  rations  voluntas^,  » 

Et  ces  esclaves,  traités  avec  tant  de  barbarie,  étaient-ils 
nombreux?  Le  nombre  des  esclaves  était  immense;  l'escla- 
vage, enraciné  profondément  dans  les  idées,  dans  les  mœurs, 
dans  les  lois,  se  trouvait  mêlé  à  tous  les  intérêts  sociaux  et 
individuels  :  il  était,  à  la  lettre,  la  cheville  ouvrière  de  la  société 
antique. 

Dans  un  recensement  d'Athènes,  on  compta  vingt  mille  ci- 
toyens et  quarante  mille  esclaves  ;  dans  la  guerre  du  Pélo- 
ponèse,  il  n'en  passa  pas  moins  de  vingt  mille  à  l'ennemi. 

^  Dezobry,  Rome  au  temps  d'Auguste,  t.  1",  p.  435.  —  *  Plaute,  Asin.,  II, 
II,  53.  —  3  Juvénal,  Sat.,yi,  v.  219-223. 


.i36  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

L  Attiqiie  en  comptait  quatre  cent  mille,  du  temps  de 
Démétrius  de  Phalère  ;  si  Ton  compare  ce  rapport  de  Périclès  à 
la  République  de  Platon,  le  chiffre  ne  paraîtra  point  exagéré. 
A  Chio,  le  nombre  des  esclaves  était  très-considérable  et  leur 
défection,  qui  grossit  les  rangs  des  Athéniens,  mit  leurs 
maîtres  en  une  grande  extrémité.  C'est  Thucydide  qui  rapporte 
ces  faits.  En  général,  le  nombre  des  esclaves  était  si  grand  en 
tous  lieux  que  la  tranquillité  publique  s'en  trouvait  sou- 
vent compromise.  Aussi  était-il  nécessaire  de  prendre  des 
précautions  pour  les  empêcher  de  se  concerter.  «  Il  faut,  dit 
Platon  (Dial.  vi,'  des  Lois),  que  les  esclaves  ne  soient  pas  du 
même  pays,  et  que,  autant  que  possible,  ils  diffèrent  de  mœurs 
et  de  volontés  ;  leurs  fréquentes  défections,  chez  les  Messéniens 
et  en  d'autres  cités  qui  ont  un  grand  nombre  d'esclaves  de 
même  langue,  nous  ont  appris  qu'il  résulte  ordinairement  de 
là  beaucoup  de  maux.  » 

Aristote,  dans  son  Economie  (liv.  P%  ch.  v),  donne  diverses 
règles  sur  la  manière  dont  on  doit  traiter  les  esclaves  ;  il  est 
remarquable  qu'il  soit  du  même  avis  que  Platon.  Il  dit  expres- 
sément «  qu'il  ne  faut  pas  avoir  beaucoup.d'esclaves  d'un  même 
pays.  »  Bans  sa  Politique  (liv.  II,  ch.  vn),  il  nous  apprend  que 
les  ThessaUens  éprouvèrent  de  grands  embarras  à  cause  de  la 
multitude  de  leurs  pénestes,  sorte  d'esclaves  ;  il  en  fut  de  même 
chez  les  Lacédémoniens,  à  cause  des  ilotes.  «  Il  est  souvent  ar- 
rivé, dit-il,  que  les  pénestes  se  sont  soulevés  dans  laThessalie  ; 
et  les  Lacédémoniens,  à  chacun  de  leurs  revers,  se  sont  vus 
menacés  par  les  complots  des  ilotes.  »  C'était  là  une  difficulté 
qui  sollicitait  sérieusement  l'attention  des  politiques  ;  on  ne 
savait  par  quels  moyens  prévenir  les  inconvénients  qu'amenait 
cette  immense  multitude  d'esclaves.  Aristote  déplore  cette  dif- 
ficulté et  ces  dangers.  Je  transcrirai  ses  propres  paroles  :  «  A 
la  vérité,  dit-il,  la  manière  dont  on  doit  traiter  cette  classe 
d'hommes  est  chose  difficile  et  pleine  d'embarras  ;  car,  si  Ton 
use  de  douceur,  ils  deviennent  insolents  et  veulent  s'égaler  à 
leurs  maîtres  ;  si  on  les  traite  avec  dureté,  ils  conçoivent  de  la 
haine  et  machinent  des  complots.  » 


CHAPITKE  IX.  437 

A  Rome,  la  multitude  des  esclaves  était  telle  que,  lorsque,  à 
une  certaine  époque,  on  proposa  de  leur  donner  un  costume 
distinctif,  le  sénat  s'opposa  à  cette  mesure  dans  la  crainte  que, 
s'ils  venaient  à  connaître  leur  nombre,  l'ordre  public  ne  fût 
mis  en  péril  ;  et  à  coup  sur  ces  précautions  n'étaient  point 
vaines,  puisque,  longtemps  auparavant,  les  esclaves  avaient 
déjà  causés  de  grands  ébranlements  dans  l'Italie.  Platon,  pour 
appuyer  le  conseil  que  je  viens  de  citer  tout-à-l'heure,  rappelle 
que  «  les  esclaves  avaient  fréquemment  dévasté  l'Italie  par  la 
piraterie  et  le  brigandage.  »  Dans  des  temps  plus  rapprochés, 
Spartacus,  à  la  tête  d'une  armée  d'esclaves,  fut,  pendant 
quelque  temps,  la  terreur  de  Rome,  et  donna  à  faire  aux  meil- 
leurs généraux. 

Le  nombre  des  esclaves  était  monté  dans  cette  ville  à  un  tel 
excès,  que  nombre  de  maîtres  les  comptaient  par  centaines. 
Lors  de  l'assassinat  du  préfet  de  Rome  Pédanius  Secundus, 
quatre  cents  esclaves  qui  lui  appartenaient  furent  condamnés  à 
moH*.  Pudentilla,  femme  d'Apulée,  en  avait  une  telle  quan- 
tité, qu'elle  n'en  donna  pas  moins  de  quatre  cents  à  son  fds. 
C'était  devenu  un  objet  de  luxe.  Chacun  s'efforçait  de  se 
distinguer  par  le  nombre  de  ses  esclaves.  Chacun  voulait  qu'à 
cette  question  :  Quot  pascit  servos  ?  combien  paît-il  d'esclaves  ? 
selon  l'expression  de  Juvénal  [Satir.  III,  v.  140),  on  en  put 
montrer  une  multitude.  La  chose  vint  à  tel  point  que,  au  té- 
moignage de  Pline,  le  cortège  d'une  famille  ressemblait  à  une 
véritable  armée. 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  la  Grèce  et  dans  l'Itahe  qu'on 
trouvait  cette  abondance  d'esclaves  :  à  Tyr,  ils  se  soulevèrent 
contre  les  maîtres,  et,  grâce  à  leur  nombre  immense,  ils  purent 
les  massacrer  tous.  Si  nous  tournons  nos  regards  vers  les 
peuples  barbares,  sans  parler  de  quelques-uns  des  plus  connus, 
nous  apprenons  d'Hérodote  que  les  Scythes,  à  leur  retour  de  la 
Médie,  trouvèrent  leurs  esclaves  soulevés,  et  se  virent  forcés  de 
leur  céder  le  terrain  en  abandonnant  leur  patrie.  César,  dans 

^  Tacite,  Annal,  lib.  XIV. 


438  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

ses  Commentaires,  t'ait  foi  de  la  multitude  d'esclaves  que  ton- 
tenait  la  Gaule  * . 

A  ces  renseignements  sur  les  esclaves  de  lantiquité,  nous 
ajouterons  un  mot  sur  l'esclavage  chez  les  Juifs. 

Moïse  admit,  dans  la  Loi,  un  esclavage  mitigé  :  il  ne  pouvait 
faire  autrement  au  milieu  du  monde  de  son  temps:  mais  il 
n'est  pas  surprenant  que,  depuis  les  âges  historiques,  le  peuple 
juif  soit  le  seul  où  Y  esclavage  soit  réduit  à  des  conditions  telles 
qu'ayant  l'air  d'être  admis  d'une  part,  il  est  comme  neutralisé 
de  l'autre.  Nous  ne  pouvons,  sur  ce  point,  pas  plus  que  sur 
mille  autres,  faire  du  code  mosaïque  une  étude  détaillée  qui, 
pour  être  juste,  serait  difficile  et  compliquée,  vu  les  contra- 
dictions apparentes  qu'on  rencontre  dans  ce  code  ;  nous 
citerons  seulement  l'article  suivant  du  Deutéronome  : 

Vous  ne  livrerez  point  à  son  maître  l'esclave  qui  se  sera  ré- 
fugié vers  vous;  il  habitera  avec  vous  clans  le  lieu  où  il  lui 
plaira  d'habiter;  il  trouvera  le  repos  clans  quelqu'une  de  vos 
villes;  ne  le  contristez  point^. 

Cette  disposition  est  absolue  et  elle  détruit,  implicitement, 
toutes  celles  qui  paraissent  favorables  au  maître  contre 
l'esclave.  Dès  que  l'esclave  pouvait  s'enfuir  avec  certitude  de 
ne  pouvoir  être  repris  par  son  possesseur  et  que  toute  ville 
d'Israël  lui  devait  à  cet  effet  le  refuge,  la  sûreté  et  la  liberté, 
Yesclavage  n'était  que  pour  ceux  qui  le  voulaient  souffrir,  et 
l'essence  de  l'institution  était  mortellement  atteinte. 

Quand  on  lit  l'épître,  admirable  de  finesse,  de  Paul  à  Phi- 
lémon,  sur  son  esclave  Onésime,  qui  s'était  enfui  de  sa  maison, 
on  trouve  que  l'Apôtre,  dans  son  plaidoyer  pour  l'affranchisse- 
ment d'Onésime,  et  dans  toutes  ses  paroles,  qui  supposent  le 
droit  chez  ce  dernier  de  briser  ses  liens,  quoique  les  plus 
grandes  précautions  soient  prises  pour  ne  pas  contrarier  Phile- 
mon,  et  pour  que  tout  s'arrange  à  l'amiable,  ne  fait  que  se 
conformer  à  l'esprit  du  code  de  Moïse,  promulgué  dix-sept 
cents  ans  avant  le  Christ. 

Beaucoup  de  critiques  sont  injustes  à  l'égard   de   Moïse  et 

'  Csesai.,  De  beUogallko,  lib.  VI.  —  ^  Deul.,  xxiii,  15  et  16. 


CHAPTTBE   IX,  139 

de  son  peuple.  A  bien  étudier  les  choses,  on  trouve  que  cette 
législation  et  cette  peuplade  furent  les  plus  avancées  qui  aient 
jamais  existé  sur  la  terre.  N'y  eùt-il  que  le  jubilé  de  la  cinquan- 
taine, c'eût  été  une  invention  prodigieuse,  qui  n'a  point 
d'égale.  Quoi,  tous  les  cinquante  ans,  toutes  les  dettes  annu- 
lées, toutes  les  ventes  de  même;  tous  les  serviteurs  affranchis, 
toute  famille  réintégrée  dans  ses  biens  primitifs  !  Où  trouvera- 
t-on  des  mesures  de  législateurs  aussi  favorables  à  l'opprimé, 
aux  malheureux,  à  tous  les  faibles,  aussi  hardies  contre  les  en- 
vahissements de  la  richesse  et  de  la  domination?  C'est  tous  les 
cinquante  ans  la  restauration  des  droits  primitivement  recon- 
nus ;  c'est  tous  les  cinquante  ans  la  plus  radicale  des  révolu- 
tions démocratiques,  économiques  et  sociales.  On  conçoit  que 
Moïse  ait  osé  dire  à  un  peuple  auquel  il  laissait  en  lois  de  telles 
mesures  :  Il  n'y  aura  point  d'indigent  ni  de  mendiant  parmi 
vous,  omnino  indigens  et  mendicus  non  erit  inter  vos...  Si 
pourtant  vous  écoutez  la  voix  du  Seigneur  notre  Dieu,  et  si 
vous  gardez  tout  ce  qu'il  a  commandé  et  que  moi,  aujourd'hui, 
je  vous  donne  en  lois...  Si  tamen  audiens  vocem  Dommi  Dei, 
tui,  et  custodieris  universa  quœ  jussit  et  quâe  ego  prœcipio 
tihi^... 

III.  L'affranchissement  des  esclaves  fut  directement  ou  indi- 
rectement l'œuvre  de  l'Eghse  et  des  Souverains-Pontifes  \  Ce 
point  est  accordé  même  par  des  savants  hostiles  à  l'EgUse. 
'<  On  doit  signaler  avec  reconnaissance,  dit  Alexandre  de  Hum- 
boldt,  les  nobles  et  courageux  efforts  que  fit  le  clergé,  dans  les 
premiers  temps  du  Christianisme  et  sur  la  fm  du  moyen  âge, 
pour  revendiquer  les  droits  que  l'humanité  tient  de  la  nature.  » 
Même  aveu  de  la  part  de  Montesquieu,  Gibbon,  Babington,  Biot. 
Roscher,  il  est  vrai ,  dit  que  le  Pape ,  au  commencement  du 
seizième  siècle,  permettait  encore  que  les  prisonniers  de  guerre 
fussent  vendus  comme  esclaves  ;  il  cite  à  ce  propos  le  témoi- 
gnage de  Sismondi  {Hist.  des  Républiques  italiennes,  t.  XIII, 
p.  343),  qui,  à  son  tour,  s'appuie  sur  la  bulle  rapportée  par 

^  Deutéron  ,  xv,  4  et  5.  --  2  Rattinger,  Pabpstund  Kirschenstand,  p.  120. 
Fribourg,  1866. 


iiO  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

Rayiialdi,  dans  ses  Annales^  à  Fan  1506,  §  25.  Or,  celte  bulle 
ne  contient  pas  un  iota  qui  puisse  donner  lieu  à  une  sem- 
blable accusation.  Guizot  reconnaît  les  efforts  de  l'Eglise  pour 
améliorer  Fétat  social  :  <(  Nul  doute,  dit-il,  qu'elle  ne  lutta 
obstinément  contre  les  grands  vices  de  l'état  social,  par 
exemple  contre  l'esclavage.  »  Mais,  à  la  ligne  suivante,  comme 
s'il  regrettait  d'établir  sans  restriction  un  fait  si  honorable  pour 
l'Eglise  et  si  propre  à  lui  concilier  les  sympathies  de  l'huma- 
nité entière,  il  ajoute  :  «  On  a  beaucoup  répété  que  l'abolition 
de  l'esclavage  dans  le  monde  moderne  était  due  complètement 
au  Christianisme.  Je  crois  que  c'est  trop  dire  :  l'esclavage  a 
subsisté  longtemps  au  sein  de  la  société  chrétienne,  sans 
qu'elle  s'en  soit  étonnée,  ni  fort  irritée.  »  Le  président  Trop- 
long  est  d'un  a\is  diamétralement  contraire  ;  il  pense  que,  dès 
le  règne  de  Néron,  le  Christianisme  agit,  par  la  prédication,  sur 
les  idées  et  sur  les  mœurs  des  Romains  ;  qu'il  agit  sur  le  droit 
par  les  mœurs  et  par  les  idées,  et  que  Constantin,  en  procla- 
mant son  triomphe,  ne  fit  que  constater  la  victoire  de  l'Eglise 
sur  le  paganisme.  La  lutte,  il  est  vrai,  ne  s'était  poursuivie  que 
comme  d  une  manière  souterraine;  elle  s'était  néanmoins  pour- 
suivie sans  relâche  ;  et  si  l'on  avait  plus  cru  les  martyrs  que 
les  docteurs,  il  faut  reconnaître  que  les  docteurs  avaient  su  se 
faire  entendre,  et  que  les  martyrs  avaient  su  se  faire  admirer. 

Quant  à  l'opinion  de  Guizot,  pour  l'admettre,  il  fallait  considé- 
rer si  l'abolition  de  l'esclavage  était  possible  dans  les  conditions 
énoncées  par  le  professeur;  si  l'esprit  d'ordre,  de  justice,  de 
prudence  et  de  paix  qui  anime  l'Eglise,  pouvait  permettre  de 
se  précipiter  dans  une  entreprise  qui,  sans  lui  permettre  d'at- 
teindre le  but  proposé,  aurait  bouleversé  le  monde.  Le  sys- 
tème social,  fondé  sur  l'esclavage,  était  un  système  funeste, 
mais  on  ne  pouvait  tenter  de  le  détruire  tout  d\in  coup  :  tel 
est  la  proposition  qui  renverse  l'opinion^  critique  de  Guizot. 

Le  nombre  des  esclaves,  dit  Balmès,  était  partout  si  considé- 
rable, qu'il  était  tout-à-fait  impossible  de  leur  prêcher  la  libert»' 
sans  mettre  le  monde  en  feu.  Malheureusement,  nous  avons, 
dans  les  temps  modernes,  un  terme  de  comparaison  qui,  bien 


CHAPITRE   IX.  441 

que  sur  une  échelle  infiniment  plus  réduite,  ne  laisse  pas  de 
servir  à  notre  dessein.  Dans  une  colonie  où  les  esclaves  noirs 
seront  en  grand  nombre,  qui  osera  les  mettre  tout-à-coup  en 
liberté  ?  Or,  combien  les  difficultés  s'augmentent-elles,  quelle 
dimension  colossale  n'acquiert  pas  le  péril,  lorsqu'il  s'agit,  non 
d'une  colonie,  mais  de  l'univers  !  L'état  intellectuel  et  moral 
des  esclaves  les  rendait  incapables    de  faire  tourner  un  tel 
bienfait  à  leur  profit  et  à  celui  de  la  société.  Encore  abrutis^ 
aiguillonnés  par  le  désir  de  vengeance  que  les  mauvais  traite- 
ments entretenaient  dans  leur  cœur,  ils  auraient  reproduit  en 
grand  les  sanglantes  scènes  dont  ils  avaient  déjà,   dans  les 
temps  antérieurs,  marqué  les  pages  de  l'histoire.  Et  que  serait- 
il  alors  arrivé?  La  société,  dans  cet  horrible  péril,  se  serait 
mise  en  garde  contre  les  principes  qui  favorisaient  la  liberté  ; 
elle  n'aurait  plus  envisagé  ces  principes  qu'avec  prévention  et 
méfiance  ;  les  chaînes  de  la  servitude,  loin  de  se  relâcher,  au- 
raient été  rivées  avec  plus  de  soin.  De  cette  masse  immense  et 
brutale  d'hommes  furieux,  mis  sans  préparation  en  liberté,  il 
était  impossible  qu'on  vît  sortir  une  organisation  sociale,  car 
une  organisation  sociale  ne  s'improvise  pas,  surtout  avec  des 
éléments  semblables  :  et,  dans  ce  cas,  puisqu'il  eût  été  néces- 
sair    d'opter  entre  l'esclavage  et  l'anéantissement  de  l'ordre 
social,  l'instinct  de  conservation  qui  anime  la  société  aussi  bien 
que  tous  les  êtres,  aurait  indubitablement  amené  la  continua- 
tion dô  l'esclavage  là  où  il  aurait  encore  subsisté,  et  son  réta- 
blissement là  où  on  l'aurait  détruit. 

Mais,  sans  parler  des  bouleversements  sanglants  qui  néces- 
sairement auraient  été  la  suite  d'une  émancipation  très-rapide, 
la  seule  force  des  choses,  en  opposant  des  obstacles  insur- 
montables, aurait  rendu  absolument  inutile  une  telle  mesure. 
Ecartons  toutes  les  considérations  sociales  et  politiques,  atta- 
chons-nons  uniquement  à  la  question  économique.  Tout 
d'abord,  il  était  nécessaire  de  changer  complètement  les  rap- 
ports de  la  propriété.  Les  esclaves  formaient  alors  une  partie 
principale  de  la  propriété.  C'étaient  eux  qui  cultivaient  les 
terres,  exerçaient  les  offices  mécaniques  ;  en  un  mot,   entre 


U2  HISTOIRE    DE    J.A    PAPAITÉ. 

eux  se  trouvait  distribué  ce  que  l'on  appelle  le  travail,  et  cette 
distribution  étant  faite  sur  la  base  de  l'esclavage,  oter  cette 
base,  c'était  amener  une  dislocatien  telle  que  l'esprit  n'en  peut 
imaginer  les  conséquences. 

Supposons  qu'on  eût  procédé  à  des  dépouillements  violents  ; 
supposons  une  répartition,  un  nivellement  des  propriétés,  les 
terres  distribuées  aux  émancipés,  les  maîtres  les  plus  opulents 
forcés  à  manier  la  pioche  et  la  charrue  ;  supposons  toutes  ces 
absurdités,  ces  songes  d'un  homme  en  délire  :  eh  bien!  je  dis 
que  cela  môme  n'eût  remédié  à  rien.  Il  ne  faut  pas  l'oublier, 
la  production  des  moyens  de  subsistance  doit  être  en  propor- 
tion avec  les  besoins  de  ceux  qu'ils  sont  destinés  à  faire  vivre  : 
cette  proportion  disparaissait  par  l'émancipation  des  esclaves. 
La  production  se  trouvait  réglée,  non  pas  précisément  d'après 
le  nombre  des  individus  qui  existaient  alors,  mais  dans  la  sup- 
position que  le  plus  grand  nombre  était  esclave  ;  or,  on  sait 
que  les  besoins  d'un  homme  libre  sont  quelque  chose  de  plus 
que  les  besoins  d'un  esclave. 

Qu'on  veuille  bien  examiner  ceci  :  dix-huit  siècles  se  sont 
écoulés  depuis  l'avènement  du  Christianisme  ;  les  idées  ont  été 
rectifiées,  les  mœurs  adoucies,  les  lois  améliorées,  les  peuples 
et  les  gouvernements  se  sont  instruits  par  l'expérience  ;  des 
établissements  sans  nombre  ont  été  fondés  pour  l'indigence  ; 
on  a  tenté  toutes  sortes  de  systèmes  pour  mieux  distribuer  le 
travail,  et  les  richesses  se  trouvent  réparties  d'une  manière  plus 
équitable  :  cependant,  en  dépit  de  tous  ces  progrès,  il  est  de 
nos  jours  extrêmement  difficile  d'empêcher  une  multitude 
d'hommes  de  succomber  à  la  misère,  et  c'est  là  encore  un  mal 
qui  tourmente  la  société  et  pèse  sur  son  avenir.  Quel  effet  au- 
rait donc  produit  une  émancipation  universelle,  au  commence- 
ment du  Christianisme,  à  une  époque  où  les  esclaves  n'étaient 
point  reconnus  dans  le  droit  comme  personnes,  mais  comme 
choses;  lorsque  leur  union  conjugale  n'était  point  considérée 
comme  un  mariage  ;  lorsque  la  propriété  des  fruits  de  cette 
union  se  trouvait  soumise  aux  mêmes  règles  que  la  progéni- 
ture des  animaux;  lorsque,  enfui,    io    malheureux   esclave, 


CHAPITRE   IX.  243 

maltraité,  tourmenté,  vendu,  pouvait  être  mis  à  mort  par  un 
caprice  de  son  maître  ?  de  tels  maux  pouvaient-ils  être  guéris 
autrement  que  par  des  efforts  séculaires  ?  N'est-ce  pas  là  ce 
que  disent  d'une  voix  unanime  l'humanité',  la  politique  et  l'é- 
conomie sociale  ! 

Les  esclaves  eux-mêmes  n'auraient  point  tardé  à  protester 
contre  des  tentatives  insensées  ;  ils  auraient  réclamé  une  ser- 
vitude qui,  du  moins,  leur  assurait  le  pain  et  l'abri;  on  les 
aurait  vus  repousser  une  libeité  incompatible  avec  leur 
existence  même.  Tel  est  l'ordre  de  la  nature  ;  l'homme,  avant 
tout,  a  besoin  de  vivre,  et,  les  moyens  de  subsistance  venant  à 
lui  manquer,  la  liberté  même  ne  saurait  le  charmer.  Il  n'est 
point  nécessaire,  pour  établir  cette  vérité,  de  recourir  à  des 
exemples  individuels  ;  des  peuples  entiers  en^ont  donné  des 
preuves.  Lorsque  la  misère  est  excessive,  elle  amène  presque 
infailliblement  l'aviUssement,  elle  étouffe  les  sentiments  les 
plus  généreux,  et  ôte  toute  magie  aux  mots  d'indépendance  et 
de  liberté.  «  La  plèbe,  »  dit  César,  parlant  des  Gaulois,  a  est 
presque  au  niveau  des  esclaves  ;  de  soi-même  elle  n'ose  rien, 
sa  voix  n'est  comptée  pour  rien,  et  il  est  beaucoup  de  gens  de 
cette  classe  qui,  accablés  de  dettes  et  de  tributs,  ou  opprimés 
par  les  puissants,  se  livrent  aux  nobles  en  servitude.  On  exerce 
sur  ceux  qui  se  sont  ainsi  livrés  les  mêmes  droits  que  sur  les 
esclaves  \  »  Des  exemples  du  même  genre  ne  manquent  point 
dans  les  temps  modernes  :  on  sait  qu'en  Chine  il  existe  une 
grande  quantité  d'esclaves  dont  la  servitude  n'a  d'autre  origine 
que  l'incapacité  où  ils  se  sont  trouvés,  eux  ou  leurs  pères,  de 
pourvoir  à  leur  subsistance. 

Ces  réflexions  appuyées  sur  des  faits  que  personne  ne  pourra 
contester,  établissent  que  le  Christianisme  a  fait  preuve  d'une 
sagesse  profonde  en  procédant  avec  tant  de  ménagement  à 
l'abolition  de  l'esclavage.  Il  fit,  en  faveur  de  la  liberté  de 
l'homme,  tout  ce  qui  était  possible  ;  s'il  n'accomplit  pas  plus 
rapidement  cette  œuvre,  c'est  qu'il  ne  le  pouvait  sans  compro- 
mettre l'entreprise  même,  sans  apporter  de  graves  obstacles  à 

>  De  bello  gallico,  lib.  VI. 


iii  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

r émancipation  désirée.  Tel  est  le  résultat  auquel,  en  dernière 
analyse,  viennent  aboutir  tous  les  reproches  adressés  à  tel  ou 
tel  procédé  employé  par  l'Eglise.  On  examine  avec  plus  d'atten- 
tion, on  compare  le  procédé  avec  le  fait,  on  finit  par  se  con- 
vaincre que  la  conduite  blâmée  s'est  trouvée  inspirée  par  la 
plus  haute  sagesse  et  réglée  par  la  prudence  la  plus  accom- 
plie'. 

Malgré  ces  considérations  décisives  du  philosophe  espagnol, 
il  ne  manque  pas  de  gens  qui,  à  l'exemple  de  Guizot,  n'ayant 
pas  suffisamment  réfléchi  aux  difficultés  de  l'afi'ranchissement 
immédiat,  croient  triompher^,  parce  qu'ils  ne  trouvent  pas,  dans 
l'Evangile,  l'acte  d'aff'ranchissement  des  esclaves.  Eux  qui  ré- 
pètent sans  cesse  :  «  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce  monde,  » 
eux  qui  excluent  l'Eglise  de  l'ordre  social,  ils  voudraient  que  le 
divin  Fondateur  du  Christianisme,  dérogeant,  pour  cette  fois,  à 
leur  théorie,  ait  dressé  la  charte  constitutionnelle  de  la  liberté 
civile.  Mais  ils  ne  voient  pas  que  cet  acte  n'était  ni  possible  ni 
sage;  mais  ils  oublient  que  Jésus-Christ  voulait  seulement 
poser  les  principes  de  la  régénération,  et  ils  nous  obligent  à 
ajouter  qu'une  telle  résolution,  outre  les  difficultés  inhérentes 
à  sa  prise,  rencontrait,  dans  les  faits,  des  obstacles  insur- 
montables, et  ne  cadrait  pas  davantage  avec  la  règle  ordinaire 
de  l'EgUse. 

Durant  les  trois  premiers  siècles  de  son  existence,  l'Eghse  fut 
proscrite,  obhgée  de  cacher  dans  les  catacombes  l'exercice 
de  son  culte  et  ne  rencontrant  de  publicité  que  dans  les  arènes 
du  martyre.  A  l'avènement  de  Constantin,  elle  jouit  du  béné- 
fice de  la  vie  publique,  mais  elle  se  vit  presque  aussitôt  jetée 
dans  les  agitations  ariennes,  puis  persécutée  par  Constance  et 
par  Julien  l'Apostat,  et  mêlée  à  toutes  les  scènes  lugubres  qui 
pronostiquaient  la  chute  de  l'empire.  Quand  le  colosse  romain 
fut  à  terre,  les  invasions  produisirent  un  tel  bouleversement, 
une  si  profonde  confusion  de  langues,  d'usages,  de  mœurs  et 
de  lois,  qu'il  était  presque  impossible  d'exercer  aucune  action 
régulatrice.  Si,  dans  des  temps  plus  rapprochés,  il  a  été  difficile 

^  Balmcs^  le  Protestantisme  compart^  au  Catholicisme,  t.  I«',  p.  193. 


CHAPITRE  IX.  Mo 

de  détruire  la  féodalité  ;  s'il  reste  parmi  nous,  après  des  siècles 
de  combats,  quelques  débris  de  cette  institution  ;  si  la  traite  des 
nègres,  bien  que  bornée  à  certains  pays,  résiste  encore  au  cri  de 
réprobation  qui  s'élève  des  quatre  coins  du  monde,  comment 
s'étonner,  comment  reprocher  au  Christianisme  que  l'esclavage 
ait  continué  de  subsister  quelques  siècles  après  que  la  frater- 
nité des  hommes  et  leur  égalité  devant  Dieu  aient  été  procla- 
mées dans  l'Evangile. 

Enfin  l'action  pohtique  ne  fut  possible  à  l'Eglise  qu'au  moyen 
âge,  et  même,  quand  elle  fut  possible,  elle  fut  le  plus  souvent 
restreinte  à  l'influence  par  les  doctrines.  Tel  est  l'usage  de 
l'Eglise.  Ses  prêtres  et  ses  pontifes  n'ont  rien  de  commun, 
quant  à  l'action  sociale,  avec  les  princes,  encore  moins  avec  les 
tribuns.  Le  théâtre  de  leurs  opérations  n'est  pas  le  forum.  Leur 
moyen  d'action,  c'est  la  parole;  leur  force  c'est  la  lumière  d'en 
haut  et  la  grâce  de  Dieu.  Certainement  ils  ne  se  désintéressent 
pas  du  bien  général,  et,  bien  qu'éloignés  du  champ  où  s'agitent 
les  passions  humaines,  ils  ne  laissent  pas  que  d'y  faire  sentir 
leur  influence.  C'est  en  inculquant  des  convictions  qu'ils  sont 
forts  ;  c'est  en  propageant  des  vertus  qu'ils  se  préparent  des 
triomphes.  Lorsque  les  générations  sont  transformées,  lorsque 
les  croyances  et  les  vertus  de  l'Evangile  sont  devenues  le  pa- 
trimoine commun,  alors  paraissent  au  grand  jour  les  transfor- 
mations effectuées  par  les  Papes,  et  ces  transformations  sont 
toujours  pleines  de  grâce  et  de  vérité.  Nous  allons  voir  comment, 
pour  l'affranchissement  des  esclaves,  procédèrent  Jésus-Christ 
et  les  apôtres  ;  nous  découvrirons  sans  effort  par  quelle  voie  ils 
en  déterminèrent  la  proclamation. 

lY.  Pour  comprendre  l'affranchissement  des  esclaves,  il  faut 
partir  de  ce  principe  :  que  l'esclavage  étant  la  suite  du  péché, 
Jésus-Christ  nous  ayant  rachetés  du  péché,  lorsque  nous  nous 
serons  approprié  le  bienfait  de  la  rédemption,  l'esclavage,  dé- 
pourvu de  sa  cause,  doit  disparaître.  La  régénération  morale 
précède  et  amène  la  rénovation  sociale. 

En  second  Heu,  il  faut  admettre  que  l'Eglise  ne  pouvait  atta- 
quer l'esclavage  que  par  les  doctrines  et  le  renverser  que  par 


.U()  HISTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

la  force  de  ses  idées.  L'esclavage  reposait  lui-même  sur  des  idées 
fausses;  en  convainquant  ces  idées  de  fausseté,  on  devait  ren- 
verser l'édifice  d'iniquité  dont  elles  étaient  la  base,  puis  élever 
un  autre  édifice  sur  la  base  des  mœurs  et  des  convictions  chré- 
tiennes. 

Provisoirement,  c'est-à-dire  en  attendant  le  triomphe  des 
doctrines  d'affranchissement,  il  fallait  maintenir  les  esclaves 
dans  le  devoir;  il  fallait  maintenir  l'ordre  ancien,  tout  en  pré- 
parant graduellement,  par  les  doctrines  et  par  les  œuvres  de 
moralisation,  l'établissement  de  l'ordre  nouveau. 

Nous  avons  donc  à  suivre,  dans  les  enseignements  de  l'E- 
vangile, un  double  courant  :  d'un  côté,  il  faut  maintenir  provi- 
soirement l'ordre  antique  :  de  l'autre,  par  les  doctrines  de  fra- 
ternité, on  prépare  sa  ruine. 

Tel  fut,  en  effet,  le  plan  de  Celui  qui  devait  mener  captive  la 
captivité  et  répandre  ses  dons  sur  les  hommes.  Nous  ne  lisons 
nulle  part  qu'il  ait  exhorté  les  maîtres  à  affranchir  leurs 
esclaves,  ni  stimulé  les  esclaves  à  briser  le  joug  des  maîtres. 
Le  joug  et  les  liens  doivent  tomber  plus  tard  comme  par  en- 
chantement et  l'effet  suivra  sa  cause  au  temps  marqué.  Le 
monde  lui  apparaît  comme  un  vaste  esclavage  où  gémissent 
pele-mèle  et  ceux  qui  commandent  et  ceux  qui  obéissent.  Une 
seule  parole  suffit  pour  convaincre  le  monde  :  «  Quiconque 
commet  le  péché  est  esclave  du  péché.  »  En  toute  occasion,  il 
signale,  il  explique  les  causes  et  les  transformations  de  cet  es- 
clavage général,  il  marque  la  voie  royale  de  la  hberté,  en  en- 
seignant à  l'homme  la  source  de  ses  devoirs  et  de  ses  droits  : 
Aime  Dieu  par-dessus  toute  chose  et  ton  prochain  comme  toi- 
même.  Dans  ses  entretiens,  il  réprouve  et  abolit  les  antipathies 
des  races,  et  pose  comme  mesure  de  la  valeur  de  l'homme  le 
type  de  sa  divinité  incarnée.  «  Qui  est  ma  mère  et  quels  sont 
mes  frères,  »  dit- il,  et  regardant  ceux  qui  sont  autour  de  lui  : 
«  Yoilà,  ajoute-t-il,  ma  mère  et  mes  frères  :  car  celui  qui  fait  la 
volonté  de  Dieu  est  mon  frère,  ma  sœur  et  ma  mère\  »  A  la  loi 
du  commandement,  il  substitue  la  loi  de  l'amour  et  du  dévoue- 

'  Marc^  m,  33. 


CHAPITRE   IX.  M7 

ment  :  «  Les  rois  des  nations  dominent  sm^  elles,  dit-il,  et  ceux 
qui  ont  autorité  sur  les  peuples  sont  appelés  bienfaiteurs  ;  il 
n'en  doit  pas  être  ainsi  parmi  vous  ;  que  celui  qui  est  le  plus 
grand  se  rende  comme  le  plus  petit,  et  que  celui  qui  gouverne 
soit  comme  le  serviteur*.  »  Dans  ses  actes^  il  ennoblit,  exalte, 
étend,  fortifie  notre  nature  par  l'amour  ;  poursuivant  jusqu'à  la 
dernière  extrémité  la  cause  de  l'esclavage,  il  immole  en  son 
propre  corps,  image  du  péché,  le  corps  de  la  servitude  enfantée 
par  le  péché,  et,  afin  que  sa  pensée  fût  évidente  pour  tous, 
il  meurt  du  supplice  des  esclaves.  Sa  mort  et,  par  sa  mort,  la 
rédemption  étaient  la  proclamation  la  plus  haute,  la  plus  éner- 
gique d'un  affranchissement  universel.  Mais  sa  réalisation  exi- 
geait avant  tout  que  l'esprit  de  sacrifice,  que  la  vie  régé- 
nératrice investissent  les  peuples  et  leur  apprissent  à  porter  la 
liberté. 

Les  apôtres  suivent  fidèlement  la  voix  que  leur  Maître  a 
frayée.  Sûrs  de  l'avenir,  ils  mettent  la  main  à  l'œuvre.  Devant 
eux,  se  déroule  le  tableau  gigantesque  de  l'esclavage.  Dans  ce 
monde  de  servitude  et  de  désordre,  vous  entendez  quelques 
cris  de  protestation  contre  l'esclavage  politique,  aucun  contre 
l'esclavage  domestique.  Partout  des  maîtres,  des  maîtres  ab- 
solus et  cruels.  Or,  le  Christ  a  dit  le  premier  ces  divines  pa- 
roles :  «  Ne  désirez  point  qu'on  vous  appelle  maître,  parce  que 
vous  n'avez  tous  qu'un  seul  maître  et  vous  êtes  tous  frères  ^  » 
Le  chef  de  l'apostolat,  Pierre,  commente  dignement  son  Maître, 
lorsqu'il  montre,  aux  premiers  fidèles,  comment  le  devoir  et  la 
pratique  de  la  vertu  les  élèvent  jusqu'à  la  participation  de  la 
nature  divine.  Que  si  l'homme  pouvait  aspirer  si  haut,  si  un 
tel  droit  lui  était  acquis  dans  les  cieux  par  la  vertu  de  la  ré- 
demption, comment  l'esclavage  ne  devait-il  pas  pâHr  sur  la 
terre  et  rentrer  dans  le  néant  en  présence  de  la  splendeur  di- 
vine? comment  l'homme  eùt-il  osé  revendiquer,  comme  sa 
propriété,  celui  que  Dieu  couronnait  d'une  auréole  de  gloire. 
Les  paroles  du  premier  des  Papes  font  ressortir  avec  plus  de 
force  cette  observation  :  «  La  puissance  divine  nous  a  enrichis 

^  Luc,  XXII,  26.  —  *  Matth.,  xxiii,  8. 


448  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

de  toutes  les  grâces  qui  regardent  la  vie  et  la  piété,  en  nous 
découvrant  Celui  qui  nous  a  appelés  par  sa  propre  gloire  et  par 
sa  propre  vertu,  par  laquelle  il  nous  a  donné  les  choses  très- 
grandes  et  très-précieuses  qu'il  avait  promises,  pour  vous 
rendre  par  elles  participants  de  la  nature  divine,  pourvu  que 
vous  fuyiez  la  corruption  de  la  concupiscence  du  monde.  Em- 
ployez donc  tout  votre  soin  pour  ajouter  à  la  foi  la  vertu,  à  la 
vertu  la  science,  à  la  science  l'abstinence,  à  l'abstinence  la  pa- 
tience, à  la  patience  la  piété,  à  la  piété  l'amour  envers  vos 
frères,  à  l'amour  envers  vos  frères  la  charité.  Car  si  vous  pos- 
sédez ces  vertus  et  si  elles  s'augmentent  de  plus  en  plus  en 
vous,  elles  n'y  laisseront  pas  inutile  et  infructueuse  la  connais- 
sance que  vous  avez  de  Jésus-Christ  \  »  Cette  dernière  phrase 
rappelle  cette  parole  de  l'Homme-Dieu,  parole  si  profonde  et  si 
bien  vérifiée  par  l'expérience  :  «  Cherchez  d'abord  le  royaume 
de  Dieu  et  sa  justice,  et  le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît.  » 

Saint  Jacques  s'exprime  encore  plus  nettement  et  avec  plus 
de  force  :  «  Mes  frères,  dit-il,  bannissez  d'entre  vous  l'am- 
bition, qui  fait  affecter  à  plusieurs  d'être  maîtres,  sachant  que 
vous  en  seriez  plus  sévèrement  jugés  ^  »  Voyez  avec  quelle 
âpre  austérité  il  gourmande  les  premiers  chrétiens,  il  les 
reprend  des  déférences  qu'ils  rendent  aux  riches,  du  mépris 
qu'ils  semblent  faire  des  pauvres,  tant  il  est  vrai  que  Fégalité 
la  plus  rigoureuse  devient,  parmi  les  hommes  régénérés  en 
Jésus-Christ,  un  principe  fondamental.  Un  accent  plus  noble 
et  plus  pur  de  sainte  et  généreuse  liberté  pouvait-il  retentir 
dans  le  monde  de  l'esclavage  païen  I  Ecoutez  :  «  Mes  frères, 
que  la  foi  que  vous  avez  en  la  gloire  de  Jésus-Christ,  notre 
Seigneur ,  ne  permette  point  que  vous  ayez  acception  de 
personnes.  Car,  s'il  entre  dans  notre  assemblée  un  homme  qui 
ait  une  bague  d'or  et  un  habit  magnifique,  et  qu'il  y  vienne 
aussi  un  pauvre  mal  vêtu,  et  que,  regardant  celui  qui  est  vêtu 
richement,  vous  lui  disiez  :  Asseyez -vous  ici  dans  cette  place 
honorable,  et  que  vous  disiez  au  pauvre  :  Tenez-vous  là  debout, 
ou  asseyez-vous  à  mes  pieds,  ne  faites-vous  pas  différence  en 

1  II  Petr.,  I.  —  '^  Epitre  calh.,  m,  1. 


CHAMTRE  IX.  .449 

vous-même  entre  l'un  et  l'autre?  Ne  formez-vous  pas  un  juge- 
ment sur  des  pensées  injustes?  Ecoutez-moi,  mes  chers  frères  : 
Dieu  n'a-t-il  pas  choisi  des  personnes  pauvres  en  ce  monde, 
mais  riches  dans  la  foi,  pour  être  les  héritiers  du  royaume  qu'il 
a  promis  à  ceux  qui  l'aiment?  Et  vous,  au  contraire,  vous  avez 
méprisé  le  pauvre.  Les  riches  ne  nous  oppriment-ils  pas  par 
leur  puissance?  Ne  vous  traînent-ils  pas  devant  les  juges  *....  » 
Saint  Paul,  l'interprète  par  excellence  de  la  parole  divine 
commentateur  inspiré  de  la  pensée  ':îréatrice,  ne  cesse  pas 
d'appuyer  sur  la  corrélation  qui  existe  entre  le  principe  de 
l'esclavage  et  les  fruits  amers  qu'il  avait  produits.  «  Ne  savez- 
vous  pas  que  vous  vous  rendez  les  esclaves  du  maître,  au  ser- 
vice duquel  vous  engagez  votre  liberté,  soit  du  péché  qui  vous 
donne  la  mort,  soit  de  l'obéissance  qui  vous  donne  la  justice. 
Mais  je  rends  grâce  à  Dieu  de  ce  qu'ayant  été  autrefois  esclaves 
du  péché,  vous  vous  êtes  soumis  de  cœur  à  cette  doctrine, 
selon  laquelle  vous  avez  été  formés,  et,  étant  affranchis  du 
péché,  vous  êtes  devenus  serviteurs  de  la  justice...  Quel  fruit 
avez-vous  donc  recueilli  alors  de  ces  actions  dont  vous  rou- 
gissez maintenant,  parce  qu'elles  ne  se  terminent  qu'à  la  mort? 
Au  lieu  qu'étant  affranchis  désormais  du  péché,  et  devenus 
serviteurs  de  Dieu,  le  fruit  que  vous  recueillez  est  la  sanctifi- 
cation, et  la  fin  où  vous  parvenez  est  la  vie  éternelle  ^  »  Oui, 
de  l'affranchissement  du  péché  sort  la  sanctification  ou  le 
retour  au  devoir,  et  de  la  sanctification,  tous  les  droits  de 
l'homme  :  la  dignité,  la  puissance  de  son  individualité,  le  res- 
pect de  ses  semblables,  la  fraternité  universelle,  la  liberté  inté- 
rieure, la  liberté  extérieure,  sa  compagne  inséparable.  Pour 
la  première  fois,  le  nom  de  frère  apparaît  sur  la  terre  ;  saint 
Paul  la  proclame  hautement,  cette  fraternité,  qui  a  pour  base 
l'unité  en  Jésus-Christ.  «  Vous  tous  qui  avez  reçu  le  baptême 
de  Jésus-Christ,  vous  avez  été  revêtus  de  Jésus-Christ.  Il  n'y  a 
plus  ni  Juif,  ni  Grec,  ni  libre,  ni  esclave,  ni  homme,  ni  femme, 
mais  vous  êtes  tous  un  en  Jésus-Christ  ^  »  Les  prétentions  des 

1  S.  Jacques,  Epitre  cath.,  ch.  ii,  v.  12  et  suiv.  —  *  Rom.j  vi,  16  et  suiv. 
—  ^  Galat.)  III,  27. 

IV.  29 


450  HISTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

races,  les  préjugés  qui  divisaient  les  hommes,  la  muraille  de 
chair  qui  les  parquait,  l'égoïsme  prodigieux,  la  fatale  immo- 
bilité qui  caractérise  le  fond  des  sociétés  antiques,  morne  et 
lugubre  émanation  de  leurs  doctrines  religieuses,  tout  cela 
tombe  et  s'écroule  devant  la  lumière  du  Verbe  incarné.  Quelle 
énergie,  quel  ressort  irrésistible  dans  ces  paroles  aussi  ar- 
dentes que  nouvelles,  de  l'apostolat  chrétien  !  Pouvaient-elles 
être  stériles?  Pouvaient-elles  ne  pas  germer  dans  la  terre  de 
l'homme  ? 

Une  occasion  se  présenta  bientôt  d'appliquer  ces  doctrines. 
Un  esclave  du  nom  d'Onésime  s'était  soustrait  par  la  fuite  au 
pouvoir  de  son  maître  et  s'était  réfugié  près  de  saint  Paul,  qui 
l'avait  baptisé.  Paul,  alors  prisonnier  pour  Jésus-Christ,  ren- 
voie Onésime  à  Philémon,  avec  une  lettre  où  l'affaire  se  trouve 
ainsi  réglée  :  ^  Bien  que  je  puisse,  par  l'autorité  de  Jésus- 
Christ,  vous  ordonner  librement  une  chose  que  la  bienséance 
demande  devons,  néanmoins,  l'amour  que  j'ai  pour  vous  me 
fait  plutôt  user  de  prières ,  considérant  que  vous  êtes  âgé 
aussi  bien  que  moi,  Paul,  qui  suis  maintenant  dans  les  chaînes 
pour  Jésus-Christ.  La  supplication  donc  que  je  vous  fais  est  en 
faveur  de  mon  fils  Onésime,  que  j'ai  engendré  dans  mes  liens, 
qui  vous  a  été  autrefois  inutile,  mais  qui  maintenant  nous  est 
très-utile  à  vous  et  à  moi.  Je  vous  le  renvoie,  et  je  vous  prie 
de  le  recevoir  comme  mon  propre  cœur.  J'avais  désiré  de  le 
retenir  auprès  de  moi,  afin  qu'il  me  servît  pour  vous  dans  les 
chaînes  dont  je  suis  chargé  pour  l'Evangile;  mais  je  n'ai  rien 
voulu  résoudre  sans  votre  consentement,  afin  que  la  bonne 
œuvre  que  vous  ferez  ne  soit  pas  forcée,  mais  volontaire.  Car 
peut-être  qu'il  s'est  éloigné  de  vous  pour  un  peu  de  temps,  afin 
que  vous  le  reçussiez  pour  l'éternité,  non  plus  comme  un 
esclave,  mais  comme  un  de  nos  frères,  qui,  m'étant  fort  cher, 
vous  le  doit  être  beaucoup  plus,  puisqu'il  est  à  vous  et  selon 
le  monde  et  selon  le  Seigneur.  Si  vous  me  considérez  donc 
comme  étant  uni  avec  vous,  recevez-le  comme  moi-même. 
Que  s'il  vous  a  fait  quelque  tort  ou  s'il  vous  doit  quelque 
chose,  je  satisferai  pour  lui.  Moi,  Paul,  je  l'écris  de  ma  propre 


CHAPITRE  IX.  4-54 

main  ;  je  vous  le  rendrai  pour  ne  pas  dire  que  vous  vous  devez 
vous-même  à  moi.  Ahl  mon  frère,  faites-moi  recueillir  en 
Notre- Seigneur  ce  fruit  de  votre  amitié,  donnez  à  mon  cœur 
cette  joie  en  Notre-Seigneur.Je  vous  écris  étant  persuadé  de 
votre  obéissance,  et  je  sais  que  vous  ferez  même  plus  que  je 
ne  dis.  »  Quelle  exquise  sensibilité  !  La  prière  n'est-elle  pas 
ici  la  forme  la  plus  sublime  de  l'affranchissement,  et  l'escla- 
vage pouvait-il  tenir  longtemps  contre  l'action  d'une  doctrine 
qui  ajoutait  au  cœur  les  fibres  d'un  si  puissant  amour? 

Le  cœur  se  dilate  aux  accents  de  ces  voix  qui  proclament  les 
grands  principes  d'une  égalité  sainte  et  de  la  fraternité.  Après 
avoir  prêté  l'oreille  aux  tristes  accents  de  la  sagesse  païenne, 
il  semble  qu'on  se  réveille  d'un  songe  plein  d'angoisses  et 
qu'on  découvre,  à  la  première  lueur  du  jour,  une  réalité  ravis- 
sante. L'imagination  se  plaît  à  contempler  ces  millions 
d'hommes  qui,  courbés  sous  le  poids  séculaire  de  l'ignominie, 
lèvent  maintenant  leurs  yeux  vers  le  ciel  et  exhalent  un  soupir 
d'espérance. 

Il  en  fut  de  cet  enseignement  de  Jésus-Christ  et  de  la  prédi- 
cation des  apôtres  comme  de  toutes  les  doctrines  généreuses  et 
fécondes  :  elles  pénètrent  jusqu'au  cœur  de  la  société,  y  restent 
comme  un  germe  précieux,  et,  développées  par  le  temps,  pro- 
duisent, dans  l'esprit  des  peuples,  de  décisives  transformations. 
Ces  doctrines,  toutefois,  ne  purent  éviter  d'être  mal  interprétées 
et  exagérées.  Aussi  quelques-uns,  d'après  saint  Jérôme,  préten- 
dirent-ils que  la  liberté  chrétienne  devait  être  comprise  dans  le 
sens  d'une  liberté  civile,  immédiate  et  universelle.  Après  tout, 
il  n'est  pas  étrange  que  des  hommes  accoutumés  aux  chaînes, 
au  travail  forcé,  à  toute  sorte  d'avilissement,  voyant  qu'on  ne 
distinguait  plus  entre  le  maître  et  l'esclave,  n'eussent  tiré  de 
cette  pratique  charitable  d'injustes  conséquences.  Peut-être 
l'Apôtre  fait-il  allusion  à  cette  erreur,  lorsque,  dans  sa  première 
épître  à  Timothée,  il  dit  :  «  Que  tous  ceux  qui  sont  sous  le  joug 
de  la  servitude  sachent  qu'ils  sont  obligés  de  rendre  tout  hon- 
neur à  leurs  maîtres,  afin  de  n'être  pas  cause  que  le  nom  et  la 
doctrine  de  Dieu  soient  blasphémés.  »  Cette  erreur  avait  eu  un 


452  HISTOIRE  DE   LA   PAPAUTÉ. 

tel  retentissement  qu'après  trois  siècles  elle  gardait  encore  du 
crédit,  et,  vers  324,  le  concile  de  Gangres  se  vit  obligé  d'excom- 
munier ceux  qui,  sous  prétexte  de  piété,  enseignaient  que  les 
esclaves  devaient  quitter  leurs  maîtres,  se  retirer  de  leur  ser- 
vice. Tel  n'était  pas  l'enseignemeni  chrétien;  d'ores  et  déjà 
nous  avons  appris  que  tel  n'était  pas  le  chemin  de  l'émancipa- 
tion. 

Voilà  pourquoi  le  grand  Apôtre,  de  la  bouche  duquel  nous 
avons  entendu,  en  faveur  des  esclaves,  un  langage  si  généreux, 
leur  recommande  fréquemment  l'obéissance  envers  leurs 
maîtres.  Mais  tout  en  accomplissant  ce  devoir  imposé  par  l'es- 
prit de  paix  et  de  justice,  il  explique  de  telle  manière  les  motifs 
de  l'obéissance  des  esclaves,  il  rappelle  avec  des  paroles  si  tou- 
chantes et  si  énergiques  les  obligations  corrélatives  des 
maîtres,  et  établit  d'une  façon  si  expresse  l'égalité  de  tous  les 
hommes  devant  Dieu,  qu'on  ne  peut  douter  de  sa  compassion 
pour  cette  portion  malheureuse  de  l'humanité. 

Ainsi  le  mouvement  de  l'apostolat  rayonne  au  loin,  les  doc- 
trines d'affranchissement  spirituel  et  moral  retentissent  par- 
tout. Les  faits  acquièrent  chaque  jour  plus  d'importance.  Dans 
l'Eglise,  centre  de  fraternité,  arche  d'alhance  entre  Dieu  et  les 
hommes,  les  esclaves  viennent  se  réfugier,  demander  le  bap- 
tême et  la  liberté  des  enfants  de  Dieu.  L'espérance  allège  le 
poids  de  leurs  fers  ;  sur  leurs  lèvres,  la  parole  évangélique  em- 
prunte un  charme  indéfinissable,  une  puissance  qui  dépasse 
toute  conception.  Les  maîtres  se  trouvent  dépouillés  du  pou- 
voir sans  limites  qu'ils  exerçaient  sur  la  vie,  sur  les  mœurs, 
sur  toutes  les  facultés  naturelles  de  leurs  esclaves.  En  vain  le 
paganisme  sourit  de  pitié  à  la  vue  de  ces  malheureux  ennobhs 
par  la  croix.  En  vain  les  philosophes  reprochent  à  l'Eglise  leur 
affranchissement  comme  une  atteinte  au  droit  public  ;  à  son 
insu,  la  société  subit  une  transformation  que  la  société  devra 
bientôt  reconnaître. 

V.  Nous  devons,  pour  ne  pas  scinder  l'ordre  des  précédentes 
considérations,  suivre  ici  le  développement  patrologique  des 
doctrines  chrétiennes  sur  l'esclavage. 


CHAPITRE    IX.  453 

Les  successeurs  immédiats  des  apôtres  ne  nous  ont  rien 
transmis  sur  ce  sujet.  L'apologie  d'Origène,  qui  appartient  au 
troisième  siècle,  atteste  que,  durant  ce  laps  de  temps,  les  chré- 
tiens avaient  travaillé  avec  ardeur  à  la  conversion  des  esclaves, 
qui,  de  leur  côté,  surent  profiter  de  leur  position,  pour  propa- 
ger, dans  leur  classe,  la  foi  en  Jésus-Christ.  Par  eux,  les 
femmes  et  les  enfants  connurent  le  Sauveur  de  l'humanité  et 
l'entrée  de  l'Eglise.  Celse  en  fait  un  crime  à  l'Eglise.  «  En 
avouant,  dit-il,  que  ce  rebut  de  l'espèce  humaine  est  digne  de 
Dieu,  ils  montrent  assez  qu'ils  ne  veulent,  qu'ils  ne  peuvent 
persuader  que  des  idiots,  des  hommes  de  néant,  des  esclaves, 
des  femmelettes  et  des  enfants.  »  Ce  reproche  fait  grand  hon- 
neur au  Saint-Siège,  et  le  crime  qu'on  lui  impute  doit  trouver 
facilement  grâce.  Il  ne  faudrait  pas  exagérer  toutefois  cette 
juste  idée,  jusqu'à  se  persuader  que  les  esclaves  avaient  des 
dispositions  particulières  à  embrasser  la  parole  divine.  Un  cer- 
tain nombre  se  convertirent  et  plusieurs  confessèrent  leur  foi 
par  l'effusion  du  sang.  Mais  l'Eglise  dut  lutter  longtemps  en- 
core pour  les  tirer  de  l'abime  d'ignominie  où  les  avait  plongés 
la  corruption. 

Après  l'apôtre  saint  Paul,  nul  n'a  recueilli  une  plus  riche 
moisson  de  mérites,  dans  la  question  de  l'esclavage,  que  saint 
Jean  Chrysostome,  ce  génie,  cette  lumière  des  premiers  siècles. 
Dans  ses  sermons,  il  s'attendrit  sur  leur  sort  et  s'étend  sur 
l'origine  et  la  nature  de  la  servitude,  sur  les  notions  de  la 
liberté  substituées  par  Jésus- Christ  aux  préjugés  de  l'antiquité. 
Il  insiste  avec  énergie  sur  les  liens  de  fraternité  chrétienne  qui 
doivent  unir  le  maître  et  les  esclaves,  sur  l'éducation  et  les 
soins  qui  leur  sont  dus,  et  termine  par  demander  positi- 
vement leur  émancipation.  Ces  instructions,  ces  exhortations, 
si  vives,  si  pressantes,  ne  pouvaient  manquer  de  heurter  cer- 
tains intérêts,  certaines  passions.  «  Je  m'aperçois,  dit-il,  que  je 
deviens  à  charge  à  mes  auditeurs,  mais  qu'y  faire  ?  Je  n'en 
continuerai  pas  moins  avec  persévérance*.  »  Suivons-le  dans 
les  détails.  A  l'époque  de  saint  Chrysostome,  la  majeure  partie 

1  Chrys.,  Hom.  xl  in  Epist.  I  Cor.,  éd.  Montf.,  t.  X,  p.  385. 


45  i  HISTOIRE    DR    LA    PAPAUTÏ^.. 

des  propriétaires  d'esclaves  conçurent,  après  de  sérieuses  ré- 
flexions, une  secrète  inquiétude  relativement  à  leur  droit.  Le 
trouble,  l'anxiété  les  portèrent  à  examiner,  à  scruter  ses  fon- 
dements '.  Le  saint  évéque  résout  cette  difficulté  dans  plusieurs 
discours.  Selon  lui,  Dieu  créa  Adam  et  Eve  également  libres  ; 
nul  esclave  n'est  destiné  à  leur  service  \  pas  plus  qu'à  celui 
d'Abel,  de  Seth  et  de  Noé.  Ainsi,  dans  l'origine,  tous  jouissaient 
d'une  égale  liberté.  Mais  le  péché  commis  par  Adam  et  trans- 
mis en  héritage  à  ses  descendants  renferme,  dans  le  nombre 
de  ses  tristes  malédictions,  l'incapacité  où  ils  furent  réduits  de 
se  gouverner  et  se  diriger  par  eux-mêmes.  De  cette  impuis- 
sance naquirent  trois  espèces  de  servitude  :  la  femme  assujétie 
à  l'homme,  un  ou  plusieurs  hommes  à  un  autre,  une  multitude 
à  un  seul.  La  première  espèce  de  servitude  est  l'obéissance  de 
la  femme  dans  le  mariage;  la  seconde,  la  domination  absolue 
du  maître  sur  son  esclave  ;  la  troisième,  la  plus  dure  de  toutes, 
celle  du  souverain  sur  ses  sujets  dans  l'Etat.  Elle  emporte  avec 
elle  la  violence  du  glaive,  les  bourreaux,  la  peine  de  mort.  Ce 
sont  là  des  dispositions  providentielles  devenues  nécessaires 
par  la  chute  dans  le  péché,  comme  châtiments  et  tout  à  la  fois 
comme  moyens  d'éducation.  L'autorité  des  gouvernements  est 
à  juste  raison  assimilée  à  celle  que  le  père  exerce  sur  ses 
enfants.  Un  fils  méprise-t-il  l'amour  et  la  bienveillance  de  celui 
qui  lui  a  donné  le  jour,  des  maîtres  sévères  lui  sont  imposés. 
De  même  Dieu  étabht  sur  les  hommes  ingrats  et  rebelles  des 
chefs  et  des  princes  chargés  de  les  former ,  de  les  plier  au 
devoir,  de  les  rappeler  à  l'obéissance'.  L'Ancien  Testament 
prouve  avec  évidence  que  l'esclavage  n'est  qu'une  conséquence 
du  péché  que  nous  subissons  comme  une  peine.  Cham  manque 
de  respect  à  son  père,  la  malédiction  tombe  sur  lui.  Chanaan 
sera  l'esclaie  des  esclaves  de  ses  frères.  Si  l'on  demande 
pourquoi  les  fils  de  Cham  portèrent  le  péché  de  leur  père,  et 
le  genre  humain  celui  d'Adam,  pourquoi  tant  d'esclaves  qui 

^  Chrys.,  Hom.  xxii  in  Ephes.,  t.  IX,  p.  177.  —  ^Chrys.,  Oratio  in  Lazar., 
t.  I,  p.  782  —  '  Chrys.,  Hom.  xxix  in  Gen.,  t.  IV,  p.  29.—  ^  Chrys.,  Serm.  iv 
in  Gen.,  t.  IV,  p.  639. 


CHAPITRE   IX.  455 

n'ofFensèrent  jamais  leurs  parents?  Le  saint  docteur  répond 
qu'il  fait  dériver  l'esclavage  de  la  culpabilité  qui  s'étend  à  tous 
les  hommes,  et  nom  de  tel  ou  tel  fait  en  particulier.  Le  péché 
est  une  servitude  qui  les  engendre  toutes  *. 

Cette  origine  de  l'esclavage  souriait  aux  riches  et  aux  puis- 
sants, contre  les  intentions  de  saint  Chrysostome,  car  elle  pro- 
venait du  péché,  et  le  péché  était  commun  à  tous  ;  le  maître, 
par  conséquent,  subissait  avec  l'esclave  un  même  anathème. 
Aussi  l'homme  de  Dieu  signale-t-il  son  avarice,  sa  cupidité,  son 
orgueil,  la  bassesse  de  ses  sentiments  \  11  concevait  l'esclavage 
résultant  du  péché  comme  une  peine  qui  pesait  sur  tous  les 
hommes,  comme  une  condition  pleine  d'angoisses  et  de  tour- 
ments, dont  seulement  les  douleurs  variaient,  et  encore  comme 
un  état  de  crise,  où  la  puissance  du  vice  s'anéantissait  par  ses 
propres  excès. 

Mais  Jésus-Christ  nous  ayant  délivrés  du  péché,  que  devient 
l'esclavage  parmi  ses  disciples?  Au  sein  de  l'Eglise  chrétienne, 
dit  saint  Chrysostome,  il  n'y  a  point  d'esclaves,  selon  l'ancienne 
acception  du  mot  ;  le  nom  seul  subsiste,  la  chose  a  cessé.  En 
présence  de  la  rédemption,  qui  efface  les  suites  du  péché  origi- 
nel, la  mort  même  a  perdu  ses  terreurs  ;  elle  n'est  plus  qu'un 
passage  à  une  vie  meilleure  ;  la  mort  n'est  plus  ]a  mort,  elle 
est  un  sommeil  qui  attend  son  réveiP.  Ainsi  tout  chrétien  n'est 
plus  esclave,  du  moment  qu'il  n'est  plus  soumis  au  péché; 
régénéré,  il  entre  dans  une  fraternité  commune.  Sous  le  règne 
de  cet  esprit  si  doux  et  si  pur,  tous  ceux  que  la  domination  et 
la  servitude  rendaient  ennemis,  devenus  frères,  vivent  unis 
par  les  Mens  les  plus  étroits.  «  Vous  dites,  poursuit  saint  Chry- 
sostome, mon  père  est  consul.  Que  m'importe?  Avez-vous  de 
nobles  ancêtres?  ils  vous  seront  utiles  si  vous  imitez  leur 
exemple  ;  sinon  ils  vous  convaincront  de  n'être  que  le  rejeton 
sauvage  d'une  souche  franche  et  de  n'avoir  pas  assez  de  cœur 
pour  les  faire  revivre  en  vous-même.  C'est  d'après  la  noblesse 
du  caractère  que  je  donne  à  l'esclave  le  nom  de  patricien,  au 

^  Chrys.,  Serm.  v  in  Gen.,  t.  IV,  p.  665.  —  ^  Ghrys.,  Hom.  in  Epist.  ad 
Eph.,  L  IX,  p.  165.  —  3  Joan.,  ch.  ix,  v.  11  ;  /  Thess.,  ch.  iv,  v.  12. 


^riO  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

patricien  celui  de  serviteur.  Qui  est-ce  qui  est  esclave,  si  ce 
n'est  le  pécheur?  L'esclavage  du  péché  tient  à  l'intérieur  de 
l'homme,  d'où  est  sortie  toute  servitude  ;  l'autre  n'est  qu'exté- 
rieure et  accidentelle*.  » 

Ailleurs  il  dit  à  ses  auditeurs  :  «  Savez-vous  par  quelle  vie 
on  mérite  la  dignité  d'un  homme  Ubre?  Esclave  et  libre  ne  sont 
que  des  noms  ;  oui,  esclave  est  un  nom.  Combien  de  maîtres 
gisent  étendus  ivres,  sur  leur  ht  de  repos,  tandis  que  les 
esclaves,  sains  et  tempérés,  s'y  tiennent  droits  et  vigoureux? 
Lequel  des  deux  appellerai-je  esclave,  celui  qui  est  ivre  ou 
celui  qui  ne  l'est  pas?  Le  premier  est  hé  à  l'intérieur,  le  second 
ne  l'est  qu'à  l'extérieur.  Je  ne  cesserai  de  vous  répéter  cette 
vérité  pour  vous  apprendre  à  juger  des  choses  selon  leur  véri- 
table valeur,  à  ne  pas  vous  laisser  tromper  par  la  fausse  opi- 
nion du  vulgaire  et  vous  donner  une  idée  précise  du  serviteur, 
à\\  pauvre,  diQ  Y  esclave"^.  » 

En  s'exprimant  ainsi,  saint  Chrysostome  a  pour  but  de 
prouver  que,  sous  le  point  de  vue  le  plus  élevé  et  l'unique  vrai 
qui  est  précisément  celui  du  Christianisme,  toute  inégalité  radi- 
cale dans  la  nature  humaine  dispai^aît.  11  l'affirme  en  propres 
termes  :  ^f  L'esclave  glorifie  Jésus-Christ  comme  son  maître,  et 
celui-ci  se  reconnaît  serviteur  de  Jésus-Christ.  Tous  deux  sou- 
mis, libres  tous  deux  dans  cette  obéissance  commune,  égaux 
et  comme  libres  et  comme  esclaves ^  )^  Ces  définitions  abstraites, 
si  immédiatement  applicables  à  la  vie  réelle,  en  firent  naître 
de  plus  positives.  Saint  Chrysostome  fut  conduit  par  le  déve- 
loppement naturel  de  ses  pensées  à  inculquer  dans  ses  ser- 
mons que  le  maître  et  l'esclave  se  devaient  des  services  réci- 
proques, une  mutuelle  soumission,  même  dans  leurs  rapports 
extérieurs  *  :  c'était  d'abolir  l'esclavage.  Point  de  mur  de 
séparation  entre  les  hommes  libres  et  les  esclaves  ;  il  vaut 
mieux  qu'ils  se  servent  mutuellement.  Un  tel  esclavage  est 
préférable  à  une  liberté  exclusive  et  solitaire.  Pour  plus  d'in- 

<  Chrys.,  Hom.  xxviii  m  Episi.  i  nd  TH.,  t.  XI,  p.  655.  —  ^  Chrys.,  t.  I, 
p.  784,  —  ^  Chrys.,  Hom.  xix  m  Epist.  I  ad  Cor.,  t.  X,  p.  164.  —  '*  Chrys., 
Hom.  XIX  m  Epist.  ad  Eph.,  t.  IX,  p.  141. 


r.HAPlTRE    IX.  lo7 

telligence,  supposons  un  maître,  propriétaire  de  cent  esclaves, 
qui  tous  le  servent  avec  répugnance ,  puis  cent  âmes  qui 
s'aiment  avec  amour  :  de  quel  côté  sera  la  vie  la  plus  aimable, 
la  joie  et  le  bonheur  ?  D'une  part,  la  crainte  et  l'affliction,  tout  y 
est  l'effet  de  la  force  ;  de  l'autre ,  tout  procède  d'une  volonté 
libre  et  bienveillante,  la  vengeance  en  est  bannie.  Là  on  agit 
par  nécessité,  ici  par  reconnaissance.  Tel  est  l'ordre  de  Dieu  ; 
lui-même  lava  les  pieds  à  ses  disciples  et  dit  :  «  Que  celui  qui 
veut  être  votre  maître  soit  votre  serviteur.  »  Puis,  suivent  des 
paroles  précieuses  à  recueillir  pour  l'histoire  du  droit  :  «  La 
servitude,  telle  qu'elle  existe  de  fait,  nous  présente  des  choses 
analogues  :  L'esclave  est  obligé  de  servir  son  maître  ;  mais,  en 
revanche,  celui-ci  contracte  des  obligations  à  son  égard.  Il  doit 
le  nourrir,  le  vêtir,  prendre  soin  de  sa  personne  ;  s'il  lui  refuse 
ces  services,  il  n'y  a  plus  de  loi  qui  force  l'esclave  à  être 
esclave.  » 

C'est  ainsi  que  l'orateur  compare  la  position  relative  des 
esclaves  et  des  maîtres  à  une  alliance  de  famille,  aux  amis  et 
aux  enfants  d'une  maison.  «  Le  père  de  famille  ne  doit  pas 
seulement  instruire  les  esclaves  dans  les  arts  et  les  métiers  ;  avec 
une  bien  plus  grande  sollicitude,  il  doit  veillera  leur  éducation 
morale  et  religieuse  ^  »  L'épître  de  saint  Paul  à  Philémon  est 
pour  lui  une  mine  féconde,  et  il  fait  ressortir  jusqu'au  moindre 
trait  de  cette  touchante  épître.  L Eglise  est  dans  votre  maison  : 
ce  simple  titre,  il  le  fait  valoir.  «  Il  fallait  donc,  en  infère-t-il, 
que  ceux  qui  appartenaient  à  Philémon  formassent  une  com- 
munauté, le  nom  d'Eglise  ne  pouvant  convenir  à  sa  personne 
isolée.  Selon  saint  Paul,  les  esclaves  composent  donc,  avec 
leurs  maîtres,  une  société  religieuse,  une  Eglise  où  s'évanouit 
toute  inégalité,  modèle  achevé  proposé  à  tous  les  chrétiens^.  » 

Saint  Chrysostomé  n'en  reste  pas  là  ;  la  condition  de  l'escla- 
vage, sous  la  meilleure  forme  possible,  répugnait  à  ce  senti- 
ment profond,  ardent  et  délicat  qui  l'animait.  Dans  une  de  ses 
homélies,  il  censure   sévèrement  la  coutume  de    ceux   qui 

'  Chrysost.,  Homil.  in  Calend.,  t.  I,  p.  703;  Hom.  in  Ep.  ad  Eph.,  t.  IX, 
p.  157  et  163.  —  2  Hum,  in  Ep.  ad  Phil,  t.  IX,  p.  775. 


i/iR  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

allaient  sur  les  places  publiques,  suivis  d'une  foule  d'esclaves, 
abusant  ainsi,  pour  assouvir  leur  vanité ,  d'hommes  faits  à 
l'image  de  Dieu,  frères  de  Jésus-Christ  et  temples  du  Saint- 
Esprit.  0  Un  ou  deux  ne  suffisent-ils  pas  au  service  d'un  seul  ? 
Et  même  un  seul  esclave  ne  pourrait-il  pas  servir  deux  et  jus- 
qu'à trois  maîtres?  Que  celui  qui  en  a  davantage  leur  fasse 
apprendre  un  métier  et  les  affranchisse.  —  Achetez  des 
esclaves,  inst?'uisez-les  dans  les  arts,  pour  leur  donner  ensuite, 
avec  la  hberté,  des  moyens  de  gagner  leur  vie  *.  » 

Dans  son  homélie  sur  la  première  communauté  chrétienne 
de  Jérusalem,  il  demande  pourquoi  saint  Luc  raconte  que  les 
biens  y  étaient  communs,  que  les  ventes  s'y  faisaient  au  profit 
de  tous,  sans  mentionner  dans  son  récit  des  esclaves  vendus. 
Il  en  conclut  qu'une  communauté  constituée  comme  celle  de 
Jérusalem  n'en  avait  certainement  pas  possédé,  et  qu'elle  les 
avait  rendus  à  la  liberté;  avis  précieux  pour  ses  auditeurs ^ 
Une  autre  fois,  il  excuse  Abraham,  cet  homme  d'une  piété  si 
pure,  d'avoir  eu  des  esclaves,  affirmant  qu'en  tout  cas,  il  ne 
les  avait  pas  traités  comme  tels.  Emporté  par  son  zèle, 
il  s'oublia  jusqu'à  rechercher  pourquoi  saint  Paul,  dans  sa 
première  épître  aux  Corinthiens,  avait  permis  aux  chrétiens  de 
rester  esclaves  \ 

En  sa  qualité  d'évêque,  après  de  tels  discours,  il  ne  lui  res- 
tait plus  qu'à  ordonner  l'affranchissement.  Cette  initiative  eût 
dépassé  les  limites  de  ses  pouvoirs  et  l'eût  mis  en  opposition 
avec  la  justice  et  l'Evangile.  Mais  son  génie  avait  vu  que  la 
lettre  renfermait  un  développement  progressif;  aussi  la  puis- 
sance de  sa  parole  fut-elle  employée  à  pénétrer  toujours  plus 
profondément  ses  auditeurs  de  l'esprit  de  Jésus -Christ. 

Il  serait  superflu  d'emprunter  à  l'Eglise  grecque  d'autres 
autorités  qui  n'ajouteraient  rien  aux  paroles  d'un  homme  tel 
que  saint  Chrysostome.  L'Orient  et  l'Occident  jetaient  sur  lui 
des  regards  pleins  d'amour;  ses  discours  furent  vénérés 
comme  des  oracles  et  retentirent  dans  tous  les  cœurs.  Quant 

^  Hom.  XL  m  Ep.  I  ad  Cor.,  t.  X,  p.  383.  —  ^  Hom.  xi  in  Act.  Aposl.,  t.  XI. 
p.  93.  —  ^  Hom.  XXII  in  Ep.  ad  Eph.,  p.  163. 


CHAPITRE   IX.  459 

aux  Pères  de  l'Eglise  latine,  même  manière  de  voir,  mêmes 
efforts  que  dans  l'Eglise  grecque.  Le  premier  qui,  dans  l'Occi- 
dent, réclame  notre  attention  est  saint  Ambroise  de  Milan,  con- 
temporain de  saint  Jean  Chrysostome.  Sa  priorité  tient  sur- 
tout à  l'insuffisance  de  la  tradition  qui  nous  a  privés  jusqu'à 
lui  d'ouvrages  plus  nombreux  sur  les  besoins  de  la  vie  sociale. 
Les  idées  de  ce  saint  évêque,  toutes  chrétiennes,  pleines  de 
sens  et  de  saillies,  sont  consignées  dans  son  livre  sur  Abraham, 
Jacob  et  la  vie  bienheureuse;  le  patriarche  Joseph,  vendu 
comme  esclave  en  Egypte,  est  très-souvent  représenté  par  les 
Pères  comme  le  modèle  des  esclaves.  Dans  son  traité  sur  la 
virginité,  il  raconte  comment  il  vient  de  rapporter  de  la  Bono- 
nie,  les  reliques  des  martyrs  Agricola  et  de  son  esclave  Vital  ; 
cet  opuscule  offre  d'excellentes  pensées.  L'héroïsme  de  Vital 
ravit  Ambroise  ;  il  exalte  la  dignité  de  l'homme,  qui  brille  tout 
entière  dans  le  service  de  Jésus-Christ.  Sa  verve  et  sa  vigueur 
ne  se  démentent  pas  dans  un  long  écrit  à  Simplice  et  dans 
plusieurs  passages  de  ses  œuvres. 

Près  de  saint  Ambroise  s'élève  saint  Augustin,  celui  des  Pères 
de  l'Eglise  d'Occident  qui  a  traité  avec  le  plus  d'éloquence  et 
de  solidité  la  question  de  l'esclavage.  Les  sermons  de  saint 
Pierre  Chrysologue,  archevêque  de  Ravenne,  nous  révèlent 
qu'à  cette  époque,  des  chrétiens,  en  cela  peu  différents  des 
païens,  opprimaient  encore  leurs  esclaves  avec  dureté.  Du 
moins,  et  malgré  ces  misères,  y  avait-il  alors  un  point  d'appui 
sur  la  terre  où  l'on  ne  cessait  de  combattre  les  restes  odieux  de 
l'idolâtrie,  et,  par  un  effort  continu,  de  propager  l'amour  et  la 
douceur  chrétienne.  Le  paganisme,  généralement  stérile  en  or- 
donnances religieuses  propres  à  instruire,  exhorter  et  corriger 
le  peuple,  abandonnait  dans  cette  circonstance  chaque  individu 
à  son  propre  mouvement.  Ce  ne  fut  que  dans  les  cas  révoltants 
d'horreur  qu'il  sut  intervenir,  et  encore  crut-il  plus  facile  de 
soustraire  la  victime  au  bourreau  que  de  traduire  le  bourreau 
devant  un  tribunal  supérieur  et  de  réprimer  sa  barbarie. 

VI.  Nous  venons  de  recueillir  les  doctrines  du  Saint-Siège 
sur  l'esclave.  Jésus-Christ,  les  Apôtres,  les  Pères  de  l'Eglise, 


AC}0  HISTOIRE   DR    LA    PAPALTÉ. 

les  Pontifes  romains  ont  tous  proclamé  l'égalité  devant  Dieu, 
l'unité  de  l'espèce  humaine  et  la  doctrine  de  la  fraternité.  Nous 
pourrions  pousser  plus  loin  ;  mais  il  est  superflu  de  multiplier 
les  témoignages.  Nous  concluons  donc  cet  exposé  de  la  doctrine 
romaine  par  les  paroles  du  grand  pape  saint  Grégoire  : 
((  Puisque,  dit-il,  le  Rédempteur  et  le  Créateur  a  voulu  s'in- 
carner dans  l'humanité,  afin  de  rompre  par  la  grâce  de  la 
liberté  la  chaîne  de  la  servitude,  et  de  nous  restituer  à  notre 
liberté  primitive,  c'est  bien  et  sainement  agir  que  de  rendre  le 
bienfait  de  la  liberté  originelle  aux  hommes  que  la  nature  a 
faits  libres  et  que  les  lois  humaines  ont  courbés  sous  le  joug  do 
la  servitude'.  » 

Des  doctrines  si  bienfaisantes  devaient,  en  se  répandant, 
améhorer  la  condition  des  esclaves  ;  leur  résultat  immédiat  fut 
d'adoucir  cette  rigueur  excessive,  cette  cruauté  à  laquelle  nous 
ne  pourrions  croire,  si  elle  ne  nous  était  attestée  par  les  auteurs 
ou  les  témoins  de  ces  barbaries. 

Pour  bannir  ces  atrocités,  l'Eglise  s'appliqua  d'abord  à  substi- 
tuer, en  matière  de  châtiments,  l'indulgence  à  la  cruauté,  et 
elle  s'efforça  de  remplacer  le  caprice  par  la  raison  en  faisant 
succédera  l'impétuosité  des  maîtres  le  calme. des  tribunaux. 
Ainsi  l'on  rapprochait  les  esclaves  des  hommes  libres  en  faisant 
régner  sur  eux  non  plus  la  force,  mais  le  droit. 

Le  concile  d'Elvire,  célébré  au  commencement  du  quatrième 
siècle,  soimiet  à  de  nombreuses  années  de  pénitence  la  femme 
qui  aura  frappé  son  esclave  de  manière  à  le  faire  mourir  dans 
trois  jours.  Le  concile  d'Orléans,  célébré  en  349,  ordonne  que 
si  un  esclave,  coupable  de  quelque  faute,  se  réfugie  dans 
l'église,  on  le  rende  à  son  maître,  mais  non  sans  exiger  de 
celui-ci,  sous  la  foi  du  serment,  la  promesse  qu'il  ne  lui  sera 
fait  aucun  mal  ;  que  si  le  maître,  au  mépris  de  son  serment, 
maltraite  l'esclave,  il  soit  soumis  à  la  pénitence.  Ce  canon 
nous  révèle  deux  choses  :  la  cruauté  habituelle  des  maîtres 
et  le  zèle  de  l'Eglise  pour  adoucir  le  traitement  des  esclaves. 
Afin  de  mettre  un  frein  à  la  cruauté,  l'Eglise,  toujours  si  dé- 

*  Saint  Grégoire  le  Grand,  Epist.  vi,  11. 


CHAPITRE  IX.  46i 

licate  en  matière  de  serment,  ne  craignait  point  de  faire  inter- 
venir l'auguste  nom  de  Dieu. 

Il  paraît  qu'en  quelques  lieux  la  coutume  s'introduisit  de 
faire  promettre,  avec  serment,  non-seulement  que  l'esclave 
réfugié  ne  serait  point  maltraité,  mais  encore  qu'on  ne  lui 
imposerait  aucun  travail  extraordinaire  ni  aucun  signe  infa- 
mant. Cette  coutume  aurait  pu  relâcher  trop  vite  les  liens  de 
l'obéissance;  aussi,  en  517,  le  concile  d'Epaone,  pour  prévenir 
ce  danger,  prescrit  une  modération  prudente,  sans  toutefois 
retirer  la  protection  accordée.  Le  trente-neuvième  canon  porte 
que  si  un  esclave,  coupable  de  quelque  délit  atroce,  se  retire 
dans  l'églisC;  on  le  soustraira  aux  peines  corporelles  ;  mais  le 
maître  ne  sera  point  tenu  de  s'engager  par  serment  à  ne  lui 
imposer  aucun  travail  extraordinaire  ou  de  ne  lui  point  couper 
les  cheveux  pour  faire  connaître  sa  faute.  Ainsi  cette  restriction 
n'est  introduite  que  dans  le  cas  où  l'esclave  aura  commis  un 
délit  atroce,  et,  dans  ce  cas  même,  l'unique  faculté  accordée  au 
maître  est  d'imposer  à  l'esclave  un  travail  extraordinaire  ou  de 
lui  couper  les  cheveux.  L'EgUse,  dans  ce  cas,  ne  prétendait 
nullement  protéger  le  crime  ni  réclamer  indulgence  pour  qui 
n'en  méritait  point;  ce  qu'elle  avait  en  vue,  c'était  de  mettre 
obstacle  à  la  violence  et  au  caprice  des  maîtres.  Elle  ne  voulait 
point  permettre  que  les  tourments  ou  la  mort  fussent  infligés 
à  une  créature  humaine  par  la  seule  volonté  d'un  homme.  L'E- 
glise ne  s'est  jamais  opposée  à  l'établissement  de  lois  justes  ni  à 
l'action  légitime  des  tribunaux,  mais  jamais  elle  n'a  pu  con- 
sentir à  la  violence  des  particuliers. 

Cet  esprit,  qui  portait  l'Eglise  à  combattre  l'exercice  de  la 
force  privée,  esprit  qui  ne  contient  rien  moins  que  l'organisa- 
tion sociale,  se  manifeste  parfaitement  dans  le  canon  xv  du 
concile  de  Mérida,  célébré  l'an  666.  On  sait,  et  je  l'ai  déjà  in- 
diqué, que  les  esclaves  formaient  une  partie  principale  de  la 
propriété.  Comme  la  distribution  du  travail  se  trouvait  établie 
conformément  à  cette  base,  les  esclaves  étaient  absolument  né- 
cessaires à  quiconque  possédait  des  propriétés  ,  surtout  des 
propriétés  considérables.  Or,  l'Eglise  se  voyait  dans  ce  cas,  et. 


462  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

comme  il  n'était  point  en  son  pouvoir  de  changer  tout  d'un 
coup  l'organisation  sociale,  elle  dut  se  plier  à  cette  nécessité 
et  avoir  des  esclaves.  Cependant,  pour  introduire  des  améliora- 
tions dans  le  sort  des  esclaves  en  général ,  elle  devait  com- 
mencer par  donner  elle-même  l'exemple  :  cet  exemple  se 
trouve  dans  le  canon  que  je  vais  citer.  Là,  après  avoir  défendu 
aux  évoques  et  aux  prêtres  d'exercer  contre  les  serviteurs  de 
l'Eglise  la  peine  de  la  mutilation  des  membres,  le  concile 
dispose  que  l'esclave  qui  aura  commis  quelque  délit  sera  livré 
aux  juges  séculiers,  de  façon  toutefois  que  les  évoques  modèrent 
la  peine  qui  lui  sera  infligée.  Ainsi  le  droit  de  mutilation  exercé 
par  le  maître  particulier  se  trouvait  encore  en  usage  ;  et  peut- 
être  ce  droit  demeurait-il  fortement  établi,  puisque  le  concile 
se  borne  à  interdire  ce  genre  de  châtiments  aux  ecclésiastiques 
sans  rien  dire  par  rapport  aux  laïques. 

Sans  doute,  en  intimant  cette  défense  aux  ecclésiastiques, 
le  concile  avait  en  vue  de  les  empêcher  de  verser  le  sang  hu- 
main, ce  qui  les  aurait  rendus  inhabiles  à  ce  haut  ministère, 
dont  l'acte  principal  est  le  sacrifice  dans  lequel  s'offre  une 
victime  de  paix  et  d'amour.  Mais  cela  n'ôte  rien  au  mérite  de 
la  prescription  et  n'en  diminue  point  l'influence  sur  le  sort  des 
esclaves.  C'était  toujours  remplacer  la  vindicte  privée  par  la 
vindicte  publique  ;  proclamer  encore  une  fois  l'égahté  entre  les 
esclaves  et  les  hommes  libres,  les  mains  qui  avaient  versé  le 
sang  d'un  esclave  se  trouvant  atteintes  de  la  même  souillure 
que  si  elles  eussent  répandu  le  sang  d'un  homme  libre.  Or,  il 
fallait  inculquer  cette  vérité  aux  esprits  de  toutes  les  manières, 
car  elle  était  en  contradiction  avec  les  idées  et  les  mœurs 
de  l'antiquité;  il  fallait  faire  disparaître  les  exceptions  hon- 
teuses et  cruelles  qui  continuaient  de  priver  la  plus  grande 
partie  des  hommes  de  la  participation  aux  droits  de  rhumanité. 

On  remarque,  dans  le  canon  précité,  une  circonstance  qui 
montre  la  sollicitude  de  l'Eglise  à  ménager  la  dignité  des 
esclaves.  Raser  les  cheveux  était,  parmi  les  Goths,  une  peine 
très-ignominieuse  ;  c'était  comme  l'équivalent  officiel  de  la 
servitude  ou  de  la  mutilation.  L'Eghse  pouvait  admettre  cette 


CHAPITRE  IX.  463 

peine  sans  y  attacher  aucune  infamie  ;  mais  elle  veut  s'attem- 
pérer  aux  idées  reçues.  Après  avoir  enjoint  délivrer  au  juge  les 
esclaves  coupables,  elle  commande  «  de  ne  point  tolérer  qu'on 
les  rase  ignominieusement.  » 

Pour  achever  de  détruire  les  exceptions  qui  frappaient  l'es- 
clave, aucun  soin  n'était  superflu.  Par  son  sixième  canon, 
le  onzième  concile  de  Tolède,  célébré  l'an  675,  défend  aux 
évêques  déjuger  par  eux-mêmes  les  délits  entraînant  peine  de 
mort,  comme  il  leur  défend  d'ordonner  la  mutilation  :  «  Pas 
même,  ajoute  le  concile,  à  l'égard  des  esclaves  de  l'Eglise.  » 
Le  mal  était  profond,  il  ne  pouvait  être  guéri  sans  une  sollici- 
tude assidue.  Le  droit  même  de  vie  et  de  mort,  le  plus  cruel  de 
tous,  ne  fut  extirpé  qu'avec  beaucoup  de  peine.  Au  commence- 
ment du  sixième  siècle,  im  concile  d'Epaone,  canon  xxxiv,  est 
encore  contraint  de  disposer  que  «  le  maître  qui,  de  sa  propre 
autorité f  aura  fait  ôter  la  vie  à  son  esclave  sera  séparé  pendant 
deux  ans  de  la  communion  de  l'Eglise.  »  Le  neuvième  siècle 
tirait  à  sa  fin,  et  le  concile  de  Worms,  en  868,  est  encore  obligé 
de  renouveler  les  prescriptions  d  Epaone. 

A  cet  adoucissement  général  de  la  condition  s'ajoute  bientôt, 
pour  un  certain  nombre  d'esclaves,  l'affranchissement.  Le 
premier  exemple  qui  nous  soit  connu,  remarquable  par  sa 
grâce  et  son  importance,  fut  donné  par  Hermès,  préfet  de 
Rome.  Le  pape  Alexandre  l'avaiT;  converti  au  Christianisme, 
sous  le  règne  de  Trajan.  Hermès  embrassa  la  foi  avec  son  épouse, 
ses  enfants  et  douze  cent  cinquante  esclaves.  A  la  fête  de  Pâques, 
avec  le  baptême  qu'ils  reçurent,  il  leur  accorda  la  liberté  civile. 
Les  esclaves  ne  pouvaient  rien  acquérir  en  propre,  et  l'affran- 
chissement était  loin  d'être  une  faveur  désirable  pour  quiconque 
se  trouvait  inhabile  à  exercer  avec  distinction  un  métier  ou 
une  industrie.  Et  même,  dans  le  cas  où  leur  adresse  pouvait 
assurer  une  ex4stence  facile,  quel  moyen  de  se  procurer  les 
fonds  de  premier  établissement  ?  Par  ces  considérations 
péremptoires,  Hermès  joignit  à  l'affranchissement  de  géné- 
reuses donations.  Plus  tard  il  eut  le  bonheur  de  cueillir,  avec 
le  pape  Alexandre,  la  palme  du  martyre. 


404  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

Saint  Sébastien,  centurion  de  la  première  cohorte  h  l'époque 
de  Dioclétien,  s'était  distingué  dans  les  combats.  Sous  l'im- 
pulsion de  la  foi,  son  courage  avait  pris  une  direction  plus 
élevée  ;  propager  et  défendre  la  vérité  divine,  tel  fut  le  but  de 
son  héroïsme.  Entre  autres  personnes,  il  avait  su  toucher 
Chromace,  préfet  de  Rome,  qui  entra,  suivi  de  quatorze  cents 
esclaves,  dans  le  sein  de  l'Eghse.  Chromace  les  affranchit  tous  : 
«  Ceux,  dit-il,  qui  commencent  à  être  enfants  de  Dieu  ne  doivent 
plus  être  esclaves  des  hommes.  »  En  ajoutant  ce  qui  était 
nécessaire  à  la  vie,  Chromace  mit,  à  la  liberté,  le  dernier 

sceau*. 

On  vit  surtout  se  multiplier  les  affranchissements,  lorsque 
l'empire,  gouverné  par  des  empereurs  chrétiens,  de  pieuses 
familles  purent  obéir  spontanément  à  la  voix  de  leur  conviction. 
Les   antiques  familles   de   la  répubhque,  couvertes  pendant 
plusieurs  siècles  des  richesses  de  l'univers,  vinrent  insensible- 
ment se  greffer  sur  le  tronc  de  l'Eghse.  Les  descendants  des 
Scipion,  des  Gracques,  des  Marcellus,  des  Furius,  des  Paul- 
Emile    se  soumirent  à  Jésus-Christ,   entraînés   surtout  par 
l'influence  des  femmes,  par  la  sainte  conjuration  de  ces  vene^ 
râbles  matrones  que  dévorait  le  zèle  de  la  maison  de  Dieu. 
Saint  Jérôme,  dans  ses  lettres,  a  élevé  à  leur  foi,  un  monument 
immortel,  qui  le  cède  pourtant  aux  monuments  plus  glorieux 
de  leur  piété,  aux  maisons  de  santé,  aux  hospices,  à  ces  vastes 
refuges  qu'elles  fondèrent  çà  et  là,  prémices,  dans  l'empire, 
de  la  charité  évangélique.  Quel  contraste  entre  les  mœurs  des 
dames  romaines,  célébrées  par  saint  Jérôme,  et  les  mœurs 
des  Messaline,  des  Sabine  et  autres,  dont  Bœttinger  a  écrit 
l'histoire.  Toutes  ne  furent  pas  des  Marcella,  des  Paula,  des 
Fabiola;  il  y  eut,  ici  comme  partout,  des  transitions  diverses 
et  des    nuances    infinies,   depuis  l'idéal    ascétique  de  saint 
Jérôme,  jusqu'à  la  femm^  chrétienne  trop  peu  différente  de  la 
femme  païenne.  Toujours  est-il  que  la  vie  habituelle  fut  pro- 
fondément modifiée  et  que  la  possession  de  plusieurs  milhers 
d'esclaves  parut  sans  but  et  sans  nécessité.  Combien  d'esclaves 
1  Ada  Sanctorum,  jan.,  tom.  II,  p.  275  ;  maii,  t  I,  p.  371. 


CHAPITRE   IX.  465 

furent  affranchis?  un  fait  seulement  retiendra  votre  attention. 
Sainte  Mélanie  la  Jeune  affranchit,  avec  le  consentement  de 
Riscius,  son  époux,  huit  mille  esclaves  ;  elle  en  donna  un  grand 
nombre  d'autres,  qui  refusèrent  ce  bienfait,  à  son  beau-frère 
Sévérus,  propriétaire  de  vastes  domaines  en  Italie,  en  Sicile, 
dans  les  Gaules,  la  Bretagne,  l'Espagne  et  l'Afrique;  elle  les 
vendit  et  en  donna  le  prix  aux  pauvres.  Pendant  que  les 
contrées  les  plus  éloignées  de  l'Asie,  visitées  par  de  cruels 
fléaux,  reprenaient  courage  grâce  à  ses  saintes  prodigalités, 
Mélanie  vivait  pauvre  et  ignorée,  vouée  à  la  pratique  de  la  plus 
sublime  perfection  ^ 

Nous  nous  bornerons  à  ces  faits.  On  admettra  facilement 
que  des  familles  moins  riches  ne  s'oublièrent  point  dans  une 
œuvre  si  méritoire.  L'offrande  que  le  pauvre  fit  à  Dieu  en 
affranchissant  un  ou  deux  esclaves  ne  fut  pas  assez  mémorable 
pour  être  consignée  dans  les  fastes  de  l'histoire;  et  puis 
comment  les  noter,  lorsqu'elles  devinrent  communes  et  quelle 
utilité  à  rappeler  ces  détails?  Nous  n'invoquerons  qu'un  té- 
moignage, celui  de  Salvien,  écrivain  distingué  du  cinquième 
siècle  :  «  Il  se  trouve  tous  les  jours,  dit-il,  des  maîtres  qui 
affranchissent  ceux  de  leurs  esclaves  dont  ils  ne  sont  pas  tout- 
à-fait  mécontents,  et  la  liberté  qu'ils  leur  donnent  les  met  en 
droit  de  jouir  du  domaine  de  ce  qu'ils  gagnent  et  même  de 
tester.  Une  fois  affranchis,  ils  peuvent  à  leur  gré  disposer  de 
ce  qu'ils  ont  pendant  leur  vie  et  le  donner  en  mourant  à  qui 
bon  leur  semble.  Il  leur  est  même  permis  de  distraire  du  bien 
de  leur  maître  les  profits  qu'ils  ont  faits  durant  leur  servitude, 
et  souvent  leurs  maîtres,  par  une  libération  gratuite,  leur 
cèdent  la  propriété  de  quelque  chose  ^  »  Ces  paroles  prouvent 
que  les  familles  moins  opulentes  affranchissaient  aussi  leurs 
esclaves  et  qu'elles  savaient  relever  ce  don  en  assurant  aux 
esclaves  une" condition  dans  la  société. 

C'était  peu  d'affranchir  les  esclaves,  il  fallait  empêcher  ceux 
qui  ne  l'étaient  pas  de  le  devenir.  Une  partie  des  revenus  de 
l'EgUse  fut  employée  au  rachat  des  captifs  :  cet  usage  est  un 

^  Palladius,  chap.  cxix.  —  '^  Salvien,  Ad  Eccl.  cath.,  lib.  III,  §  9. 
IV.  30 


466  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

fait  si  réel  que  les  évèques  pouvaient  en  prouver  l'emploi  par 
les  registres  publics.  Les  fondations  destinées  aux  vestales 
avaient  été  abolies;  le  sénat  présenta  une  requête  à  Valentinien 
pour  les  rétablir.  La  question  fut  plaidée  contradictoirement 
par  Symmaque  et  saint  Ambroise.  Nous  n'avons  pas  à  entrer 
dans  ce  procès;  mais  nous  recueillerons  quelques  mots  de 
l'évêque  de  Milan  sur  notre  sujet  :  «  S'ils  se  comparent  à  nous, 
pourquoi  ne  nous  imitent-ils  pas?  L'Eglise  ne  possède  pour 
elle  que  la  foi;  voilà  le  traitement,  voilà  les  revenus  qu'elle 
garantit.  Ses  biens  sont  la  providence  des  pauvres.  Qu'ils 
comptent  les  prisonniers  qu'elle  a  rachetés,  les  dons  versés 
dans  le  sein  des  indigents,  les  secours  prodigués  aux  victimes 
de  l'exil  \  »  Nous  avons  déjà  cité  l'exemple  d'évêques  livrant 
les  vases  du  sanctuaire  pour  la  rançon  des  captifs. 

VIL  L'Eglise  ne  se  contenta  pas  d'adoucir  le  sort  des 
esclaves  et  de  les  rendre  à  la  liberté  par  affranchissements  in- 
dividuels ;  elle  fit  plus  par  son  influence  sur  le  droit  public  des 
Romains. 

Pour  réagir  sur  le  droit  il  fallait  d'abord  modifier  les  idées. 
Lorsque  le  Christianisme  commençait  à  marcher  vers  l'Occident, 
Sénèque  était  le  plus  illustre  représentant  de  la  philosophie. 
Sénèque,  par  son  frère  Gallion,  qui  avait  absous  saint  Paul  à 
Corinthe,  avait  pu  connaître  les  doctrines  de  l'Apôtre.  L'Apôtre 
était  venu  à  Rome  et  y  avait  prêché.  Avant  ce  voyage,  l'Evan- 
gile avait  répandu  sa  lumière  jusqu'à  la  Yille  éternelle;  en 
effet,  dans  son  épître  aux  Romains,  Paul  salue  par  leurs  noms 
un  certain  nombre  de  chrétiens  et  les  loue  de  leur  foi  déjà 
publiée  dans  tout  l'univers;  et  lors  de  son  débarquement  à 
Pouzzoles  et  sur  la  route  entre  cette  ville  et  Rome,  plusieurs 
frères  vinrent  le  recevoir.  Durant  son  séjour  à  Rome,  Paul  ne 
cessa  de  parler,  d'écrire  et  de  convertir.  Le  retentissement  de 
ses  conférences  pénétra  jusque  dans  le  palais  de  l'empereur 
et  y  trouva  des  fidèles.  D'ailleurs  le  nombre  des  chrétiens 
commençait  à  devenir  imposant.  Pline  le  Jeune,  gouverneur 
de  la  Bithynie  sous  Trajan,  se  plaignait  de  ce  que  la  nouvelle 

>  Ambros.,  ^p.  xxviii  ad  Valent.,  n°  16. 


CHAPITRE  IX.  467 

religion  se  propageait  dans  les  villes,  les  bourgades  et  les 
campagnes,  près  de  personnes  de  tout  âge,  de  tout  sexe  et  de 
toute  condition;  que  les  temples  étaient  abandonnés,  les  sa- 
crifices interrompus.  Quelques  années  plus  tard,  les  chrétiens 
étaient  au  sénat;  ils  remplissaient  les  légions  et  remportaient 
des  victoires  qui  forçaient  les  empereurs  à  la  reconnaissance. 
Alors  le  nombre  des  fidèles  ayant  augmenté  leur  confiance, 
ils  crurent  qu'ils  pourraient  se  défendre,  non-seulement  par 
leurs  vertus,  mais  encore  par  leurs  livres.  Des  apologies 
parurent  sous  Adrien  et  furent  adressées  à  l'empereur  lui- 
même.  Sous  ses  successeurs,  elles  se  multiplièrent  et  partirent 
des  mains  de  personnages  lettréS;  éloquents,  illustres.  On  vit 
briller,  dans  cette  polémique,  saint  Justin,  nourri  des  doctrines 
platoniciennes  ;  Athénagore,  philosophe  d'Athènes  ;  saint  Mé- 
liton,  évêque  de  Sardes  ;  Théophile  d'Antioche  ;  Apollinaire, 
évêque  d'Hiérapolis  ;  Tatien,  disciple  de  saint  Justin  ;  saint 
Irénée,  évêque  de  Lyon;  Apollonius,  sénateur  romain,  qui 
prononça  en  plein  sénat  la  défense  de  ses  croyances;  saint 
Clément  d'Alexandrie,  disciple  de  saint  Pantène  ;  Tertullien, 
enfin,  né  païen  et  converti  au  Christianisme,  Tertullien,  dis-je, 
aussi  entraînant  par  la  rudesse  véhémente  de  son  style  que  par 
la  vigueur  de  ses  raisonnements. 

Ainsi  donc  l'Evangile  avait  pris  racine  dans  la  capitale  du 
monde  ;  il  y  était  à  côté  de  Sénèque,  levant  son  front  serein 
sur  les  calomnies  par  lesquelles  on  préludait  aux  persécutions, 
qui  étaient  aussi  un  moyen  de  faire  connaître  le  Christianisme 
et  d'exciter,  en  sa  faveur,  de  profondes  sympathies.  Or,  la 
vérité  a  une  puissance  secrète  pour  se  propager;  elle  s'empare 
des  esprits  à  leur  insu  et  germe  en  eux  comme  les  bonnes 
semences  qui,  jetées  au  hasard  par  les  vents  sur  une  terre  pro- 
pice, croissent  bientôt  en  arbres  vigoureux,  sans  que  nul  œil 
ait  pu  apercevoir  le  mystère  de  leur  naissance.  Pour  quiconque 
a  lu  Sénèque  avec  attention,  il  y  a  dans  sa  morale,  dans  sa 
philosophie,  dans  son  style,  un  reflet  des  idées  chrétiennes  qui 
colore  ses  compositions  d'un  jour  tout  nouveau.  Je  n'attache 
pas  plus  d'importance  qu'il  ne  faut  à  la  correspondance  qu'on 


468  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

a  produite  entre  saint  \  aiil'ct  lui  ;  je  crois  cette  correspondance 
apocryphe  ;  mais  enfin,  la  pensée  de  lui  faire  entretenir,  avec 
le  grand  Apôtre,  un  commerce  épistolaire,  n'est-elle  pas  fon- 
dée sur  une  analogie  d'idées  qui  se  manifeste  par  les  rappro- 
chements les  plus  positifs?  Sénèque  a  fait  un  beau  livre  sur  la 
Providence,  qui,  du  temps  de  Cicéron,  n'avait  pas  encore  de 
nom  à  Rome.  Il  parle  de  Dieu  avec  le  langage  d'un  chrétien;  il 
enseigne  qu'il  doit  être  connu,  aimé,  prié  et  servi.  Il  voit  entre 
les  hommes  une  parenté  naturelle,  qui  confine  à  la  fraternité 
universelle  des  disciples  du  Christ.  Avec  quelle  philanthropie 
ardente^  il  revendique  les  droits  de  l'humanité  pour  lesclave, 
né  de  la  même  origine  que  nous,  asservi  par  le  corps,  mais 
libre  par  l'esprit.  Ne  sont-ce  pas  les  paroles  de  saint  Paul  ? 

Nous  disons  donc  que  le  Christianisme  avait  enveloppé 
Sénèque  de  son  atmosphère,  qu'il  avait  agrandi  en  lui  la  portée 
des  idées  stoïciennes,  et  que,  par  ce  puissant  écrivain,  il  s'était 
glissé  secrètement  dans  la  philosophie  du  Portique,  avait  mo- 
difié, épuré  à  son  insu,  peut-être  malgré  elle,  son  esprit  et  son 
langage.  Epictète  n'était  pas  chrétien,  mais  l'empreinte  du 
Christianisme  était  déjà  sur  le  monde.  Marc-Aurèle,  qui  persé- 
cutait les  chrétiens,  était  plus  chrétien  qu'il  ne  croyait,  dans 
ses  belles  méditations.  Le  jurisconsulte  Ulpien,  qui  les  faisait 
crucifier,  parlait  leur  langue  en  croyant  parler  celle  du  stoï- 
cisme, dans  plusieurs  de  ses  maximes  philosophiques.  Aussi 
voyez  le  chemin  que  les  idées  avaient  fait  depuis  Platon  et  Aris- 
tote,  sur  une  des  plus  grandes  questions  du  monde  ancien,  sur 
la  question  de  l'esclavage.  D'après  ces  philosophes,  l'esclavage 
était  de  droit  naturel,  il  trouvait  sa  légitimité  dans  la  nature, 
dans  la  justice,  et,  en  tous  cas,  sa  justification  dans  la  néces- 
sité. Cette  doctrine  n'avait  rien  perdu  de  sa  rigueur,  du  temps 
même  de  Cicéron.  On  sait  avec  quelle  froide  indifférence  l'ora- 
teur romain  parle  du  préteur  Domitius,  qui  fit  crucifier  im- 
pitoyablement un  pauvre  esclave,  pour  avoir  tué  avec  un  épieu 
un  sanglier  d'une  énorme  grosseur. 

Mais  quand  on  arrive  aux  jurisconsultes  romains  qui  fleu- 
rissent après  1ère  chrétienne  et  Sénèque,  le  langage  de  la  phi- 


CHAPITRE   IX.  469 

losophie  du  droit  est  bien  différent.  «  La  servitude,  dit  Floren- 
tinus,  est  un  établissement  du  droit  des  gens  par  lequel 
quelqu'un  est  soumis  au  domaine  d'un  autre  contre  la  nature  : 
contra  naturam.  —  La  nature  a  établi  entre  les  hommes  une 
certaine  parenté,  »  dit  le  même  jurisconsulte  :  înternos  cognatio- 
nem  quamdam  natura  constituit.  Ces  paroles  sont  empruntées 
à  Sénèque,  que  désormais  nous  pouvons  appeler,  avec  les 
Pères  de  la  primitive  Eglise,  Seneca  noster. 

Et  ÎJlpien  :  «  En  ce  qui  concerne  le  droit  naturel,  tous  les 
hommes  sont  égaux  ;  »  Quia  quod  ad  jus  natiirale  attinet, 
omnes  homines  ^equales  sunt.  Et  ailleurs  :  «  Par  le  droit  natu- 
rel sur  tous  les  hommes  naissant  libres  ;  »  Juri  naturali  omnes 
liberi  nascerentiir\  Ce  n'est  donc  plus  la  nature  qui  fait  les 
esclaves;  la  théorie  d'Aristote  a  fait  son  temps. 

Ainsi  voilà  la  philosophie  du  droit  en  possession  des  grands 
principes  d'égalité  et  de  liberté  qui  font  la  base  du  Christia- 
nisme ;  la  voilà  qui  proteste,  au  nom  de  la  nature,  contre  la 
plus  terrible  des  inégalités  sociales  et  qui  se  fait  l'écho  des 
maximes  de  l'Evangile. 

Croit-on,  du  reste,  que  les  paroles  de  l'apologétique,  paroles 
si  ardentes,  si  éloquentes  et  si  vraies,  soutenues  par  le  martyre, 
pouvaient  rester  sans  écho.  Peut-on  admettre  que  ces  vaillantes 
protestations,  venues  de  tous  les  coins  du  monde,  pussent 
s'arrêter  à  la  porte  des  écoles,  des  salons,  des  prétoires  et  des 
conseils  de  la  politique?  Déjà,  dans  certains  intervalles  qui 
suspendaient  les  persécutions,  le  Christianisme  s'approchait  de 
plus  près  du  trône  impérial.  Septime-Sèvère  avait  confié  au 
chrétien  Proculus  l'éducation  de  son  fils  aîné.  Alexandre 
Sévère,  fils  d'une  mère  presque  chrétienne,  adorait  Jésus-Christ 
à  côté  d'Abraham  et  d'Orphée  ;  sans  cesse  il  avait  à  la  bouche 
cette  parole  évangélique  :  Ne  faites  pas  à  autrui  ce  que  vous 
ne  voudriez  pas  qu'on  vous  fit,  parole  qu'il  fit  graver  dans  son 
palais  et  même  sur  les  murs  des  édifices  publics.  Deux  cents 
ans  ne  s'étaient  pas  écoulés  depuis  la  mort  de  Jésus-Christ  que 
déjà  sa  rehgion  apparaissait  à  la  société  païenne  comme  conte- 

^  Digest.,  lib.  III,  Dejustitiâ  et  jure;  lib.  IV,  §  1,  De  statu  homin. 


470  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

nant  les  plus  pures  maximes  de  la  sagesse.  Et  c'est  quand 
l'histoire  nous  donne  tant  de  témoignages  authentiques  de  ses 
progrès  en  tous  sens,  qu'on  hésiterait  à  reconnaître  son  action 
sur  les  pôrfcctionnemcnts  de  la  philosophie  et  de  la  société  ! 
Dans  un  temps  où  toutes  choses  tendaient  à  se  rapprocher  et  à 
s'unir  ;  où  les  hommes  et  les  idées  semblaient  possédés  d'un 
besoin  incessant  de  communications  et  de  tranformations  ;  où 
l'éclectisme  philosophique  méditait  la  fusion  de  tous  les  grands 
systèmes  dans  un  syncrétisme  puissant,  où  la  cité  romaine, 
ouvrant  son  sein  à  une  pensée  d'homogénéité,  qui  lui  avait  si 
longtemps  répugné,  communiquait  le  titre  de  citoyen  à  tous  les 
sujets  de  l'empire,  efTaçant  ainsi  les  distinctions  de  race  et 
d'origine,  confondant  le  Romain  avec  le  Gaulois,  l'Italien  avec 
les  enfants  de  la  Syrie  et  de  l'Afrique;  au  milieu  d'une  telle 
action  de  tous  les  éléments  sociaux  les  uns  sur  les  autres,  ne 
semble-t-il  pas  absurde  de  penser  que  le  Christianisme  seul  n'a 
pas  fourni  son  contingent  à  la  masse  commune  des  idées  et 
des  projets  de  réforme,  lui  qui  était  en  possession  des  idées  les 
plus  communicatives,  des  vertus  les  plus  civihsatrices  ?  Non, 
non  !  ce  serait  douter  des  puissantes  harmonies  de  la  vérité  I 
Sans  doute,  son  ascendant  n'est  encore  qu'indirect  et  détourné; 
il  ne  plane  pas  encore  comme  le  soleil  du  midi  qui  réchauffe  la 
terre  de  ses  rayons;  il  est  plutôt  semblable  à  une  aube  mati- 
nale qui  se  lève  sur  l'horizon  à  cette  heure  où,  n'étant  déjà  plus 
nuit,  il  n'est  pas  encore  tout-à-fait  jour;  mais  enfm  son 
influence  est  réelle  et  palpable  :  elle  s'insinue  par  toutes  les 
fissures  d'un  édifice  chancelant;  elle  prend  graduellement  la 
place  du  vieil  esprit  quand  il  s'en  va;  elle  le  modifie  quand  il 
reste. 

On  objectera  peut-être  que  l'hostilité  des  religions  et  les 
fureurs  sanglantes  du  paganisme  ont  dû  maintenir  une  sépa- 
ration systématique  entre  les  deux  éléments  qui  se  trouvaient 
en  présence.  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  faille  conclure  toujours 
de  la  guerre  des  cultes  à  l'incompatibililé  des  idées.  Les  idées 
se  propagent  par  les  batailles  plus  vite  peut-être  que  par  les 
communications  pacifiques  ;  le  sang  que  les  haines  ont  fait 


CHAPITRE   IX.  471 

verser  a  toujours  eu  une  vertu  mystérieuse  pour  rapprocher 
les  domaines  de  la  pensée. 

II  est  temps  d'examiner  l'influence  du  Christianisme  sur  la 
condition  légale  des  esclaves. 

Autant  d'esclaves,  autant  d'ennemis,  disait  Caton,  et,  en  con- 
séquence de  cet  adage  :  Tôt  servi,  tôt  hostes,  on  se  croyait  tout 
permis  à  leur  endroit  ;  cela  était  même  admis  comme 
apophtegme,  et  Sénèque  lui-même,  sans'y  prendre  garde,  com- 
mence ainsi  une  phrase  :  Cum  in  servos  omnia  liceant.  Néron 
fut  le  premier,  suivant  Bodin,  qui  chargea  un  magistrat  de 
recevoir  les  plaintes  des  esclaves  contre  les  excès  des  maîtres. 
L'ami  de  l'affranchi  Narcisse,  le  patron  de  tous  les  échappés  de 
la  servitude,  plus  puissant  à  la  cour  que  Burrhus  et  Sénèque, 
s'était  senti  ému  pour  ses  pareils  de  la  pitié  de  Trimalcion.  Au 
milieu  des  saturnales  du  palais,  dans  les  orgies  où  la  débauche 
nivelait  les  rangs,  les  esclaves  avaient  trouvé  un  protecteur 
dans  le  tyran  des  citoyens.  Mais  tout  porte  à  croire  que  ses  or- 
dres eurent  peu  d'efficacité.  Les  plaintes  de  Sénèque  nous  ré- 
vèlent de  plus  en  plus  l'arrogance  des  maîtres  et  les  misères  des 
esclaves,  moins  bien  traités  que  les  bêtes  de  somme.  Mais  son 
langage  était  peu  compris,  et  le  philosophe  craignait  même 
qu'on  ne  l'accusât  de  vouloir  faire  descendre  les  maîtres  de 
leur  supériorité  et  d'appeler  les  esclaves  à  la  révolte.  Une  voix 
moins  timorée  retentisssait  dans  l'empire,  la  voix  de  la  sainte 
Eglise.  Est-ce  au  mouvement  combiné  des  idées  stoïciennes  et 
de  la  prédication  chrétienne  qu'il  faut  attribuer  la  loi  Pétronia, 
qui  défendait  de  livrer  les  esclaves  aux  combats  des  bêtes? 

Un  siècle  plus  tard,  la  religion  chrétienne  avait  marché  et 
fait  fléchir]-la  dureté  des  principes.  Tout  change  alors  dans  la 
jurisprudence  sur  les  rapports  de  l'esclave  ;  le  droit  de  vie  et  de 
mort  est  transporté  aux  magistrats.  Le  droit  de  correction, 
laissé  aux  maîtres,  est  forcé  de  se  renfermer  dans  des  règles 
plus  humaines  ;  un  magistrat,  le  préfet  de  la  ville,  est  chargé 
de  surveiller  ce  pouvoir,  et  nous  savons  que  ce  préfet  fut  par- 
fois chrétien,  c'est-à-dire  un  affranchisseur  d'esclaves. 

Il  est  digne  de  Constantin  de  confirmer  et  d'agrandir  ces 


^72  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

sages  règlements.  Sa  constitution  de  312  est  curieuse  en  ce 
qu'elle  nous  fait  connaître  des  excès  de  cruauté  inouïe  :  «  Que 
chaque  maître,  dit  l'empereur,  use  de  son  droit  avec  modéra- 
tion, et  qu'il  soit  considéré  comme  homicide  s'il  tue  volontai- 
rement son  esclave  à  coups  de  bâton  ou  de  pierres,  s'il  lui  fait 
avec  un  dard  une  blessure  mortelle,  s'il  le  suspend  à  un  lacet, 
si,  par  un  ordre  cruel,  il  le  met  à  mort,  s'il  l'empoisonne,  s'il 
fait  déchirer  son  corps  par  les  ongles  des  bêtes  féroces;  s'il 
sillonne  son  corps  avec  des  charbons  ardents  \  etc. 

La  pensée  qui  dicta  ce  rappel  à  l'humanité  est  toute  chré- 
tienne ;  c'est  un  point  accordé  par  les  historiens.  Elle  se 
retrouve,  cette  pensée,  dans  la  faveur  que  Constantin  accorde 
aux  affranchissements.  Ce  fut  lui  qui  établit  la  manumission 
dans  l'Eglise,  en  présence  du  peuple,  avec  l'assistance  des 
évéques,  qui  signaient  l'acte.  L'affranchissement  des  esclaves 
apparaît  à  Constantin,  comme  le  résultat  d'un  sentiment  reU- 
gieux,  religiosâ  mente'^. 

Les  clercs  mêmes  reçurent  le  privilège  spécial  de  donner  la 
liberté  pleine  et  entière  à  leurs  esclaves,  par  pure  concession 
verbale,  sans  solennité,  sans  acte  public.  Cette  concession  fut 
d'autant  plus  efficace  que  les  clercs,  plus  imbus  des  principes 
de  la  charité  chrétienne,  étaient  très-portés  à  signaler  par  des 
affranchissements  leur  esprit  de  fraternité.  Le  savant  Gode- 
froy,  dans  son  commentaire  du  Code  théodosien,  a  fait  cette 
observation,  et  il  la  justifie  par  les  écrits  de  Lactance. 

Ces  belles  lois  de  Constantin  ont  fait  dire  à  Chateaubriand, 
que,  «  sans  le  désordre  des  temps,  elles  auraient  affranchi  tout 
d'un  coup  une  nombreuse  partie  de  l'espèce  humaine  ^.  »  Bodin 
a  remarqué  que  les  manumissions  furent  si  nombreuses  à  cette 
époque  et  parfois  si  irréfléchies,  que  les  villes  se  virent  char- 
gées d'un  nombre  infini  d'affranchis  qui  n'avaient  d'autre  bien 
que  la  liberté.  De  là  une  aggravation  de  paupérisme,  cette 
plaie  du  Bas-Empire,  qui  obligea  les  empereurs  à  faire  des 
règlements  sur  la  mendicité  et  à  créer,  sur  la  demande  des 

<  Cod.  theod.,  lib.  IX,  De  cmend.  servor.  —  ^  Cod.  theod.,  lib.  IV.  —  ^  Essai 
hist.,  t.  l«r,  p.  308. 


CHAPITRE   IX.  473 

évêques ,  ces  étabJissernenls  charitables  que  nous  enviait 
Julien  l'Apostat. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  impulsion  donnée  par  Constantin 
aux  affranchissements,  au  nom  de  la  piété,  est  d'autant  plus 
remarquable  qu'elle  contraste  avec  la  politique  des  Césars, 
politique  dont  le  but  avait  été  de  mettre  un  frein  aux  manu- 
missions  qui,  du  temps  des  guerres  civiles,  avaient  inondé  l'ar- 
mée et  altéré  le  sang  de  la  cité  romaine.  Les  lois  faites  sous 
Auguste  avaient  fixé  les  conditions  d'âge  pour  les  manumis- 
sioiis  ;  elles  avaient  créé  dans  le  patrimoine  servile  du  maître 
une  quotité  disponible  par  testament,  à  côté  d'une  quotité  non 
disponible.  Une  certaine  classe  d'esclaves  avait  été  déclarée 
incapable  d'entrer  dans  les  rangs  des  citoyens.  L'affranchisse- 
ment ne  leur  donnait'qu'une  Hberté  ignominieuse  et  restreinte, 
comme  celle  des  peuples  déditices,  dont  ils  portaient  le  nom 
infamant.  Enfin,  sous  Tibère,  la  loi  JuUa  Norbona  avait  placé 
dans  un  rang  inférieur  à  celui  de  citoyen  romain  tous  les 
esclaves  affranchis  sans  l'emploi  des  formes  solennelles  de  la 
vindicte,  du  testament  ou  de  l'inscription  sur  les  registres  du 
cens.  Leur  condition  n'avait  que  la  petite  liberté  des  étrangers 
et  le  droit  des  Latins. 

Mais,  sous  le  règne  de  Constantin,  les  idéjes  avaient  pris 
d'autres  directions.  Le  titre  de  citoyen  romain,  prodigué  à  tous 
les  sujets  de  l'empire  depuis  Commode,  n'avait  plus  d'intérêt  à 
se  protéger  par  des  exclusions.  La  population  décroissait,  il 
fallait  combler  les  vides  des  cités,  et  recruter  des  hommes 
libres  partout  où  l'on  pouvait.  D'ailleurs,  le  Christianisme  par- 
lait vivement  à  la  conscience  en  faveur  de  la  liberté,  et  les  faci- 
lités données  par  Constantin  pour  les  manumissions  favori- 
saient cet  élan.  Toutefois,  les  restrictions  sur  le  droit  d'affran- 
chir par  testament  subsistèrent  jusqu'à  Justinien.  Mais  leur 
valeur  était  plus  nominale  que  réelle.  L'idée  qui  les  avait  ins- 
pirés sous  Auguste  avait  sans  doute  atteint  son  but  tant  que 
l'intérêt  privé  lui  avait  servi  d'auxiliaire,  tant  que  l'esprit  de 
conservation  et  l'amour  de  la  puissance  dominicale  demeu- 
raient des  garanties  suffisantes  que  le  maître  se  dépouillerait 


47  i  HISTOIRE    hE    LA    PAPAITÉ. 

pendant  sa  vie  avec  beaucoup  plus  de  difficulté  qu'après  sa  mort. 
Mais  cette  conception  était  sapée  par  la  base,  du  moment  que  les 
croyances  religieuses,  dominant  la  question  d'intérêt  particu- 
lier, poussaient  les  propriétaires  à  accomplir  entre  vifs  le  vœu 
d'humanité  qui  n'éprouvait  d'obstacle  que  dans  les  testaments. 
Aussi  Justinien  n'eut-il  qu'à  faire  passer  dans  les  lois  ce  qui 
déjà  était  fort  avancé  dans  les  mœurs,  en  ouvrant  aux  testa- 
ments la  même  carrière  de  liberté  qu'aux  affranchissements 
entre  vifs.  Ce  fut  aussi  ce  prince  qui  abrogea,  dans  le  corps 
des  lois  romaines,  les  distinctions  entre  les  véritables  affran- 
chis, les  Latins  juniens  et  les  déditices,  distinctions  effacées  de 
fait  dans  les  habitudes  de  la  vie  sociale.  La  liberté  pleine  et  en- 
tière fut  la  conséquence  de  ces  manumissions,  et  Justinien 
rendit  les  moyens  d'affranchissement  encore  plus  faciles  et  plus 
nombreux*. 

Au  surplus,  le  temps  n'était  pas  venu  encore  où  l'affranchis- 
sement général  devait  faire  disparaître  la  dure  propriété  de 
l'homme  sur  l'homme.  C'est  pendant  l'époque  féodale  que  les 
Papes  achevèrent  ce  grand  œuvre. 

Nous  ne  saurions  déterminer  avec  précision  quelle  était,  vers 
la  fin  du  sixième  siècle,  le  chiffre  proportionnel  des  esclaves 
avec  le  reste  de  la  population.  Cependant  le  fait  des  affranchis- 
sements était  assez  général  pour  provoquer  dans  les  esclaves 
une  répugnance  marquée  à  subir  leur  position.  Plus  s'augmen- 
tait chaque  jour  le  nombre  de  ceux  qui  célébraient  leur  déli- 
vrance, plus  les  autres  durent  porter  avec  douleur  le  poids  de 
la  servitude.  Cette  situation  nous  est  dévoilée  par  les  sermons 
de  saint  Augustin,  qui  tendaient  à  calmer  leur  effervescence, 
par  les  décrets  des  conciles  et  les  peines  sévères  infligées  à 
ceux  qui  secouaient  le  joug.  En  somme,  les  faits  exposés 
jusqu'ici  donnent  les  résultats  suivants  : 

1"  L'idée  que  les  païens  s'étaient  formée  de  l'esclavage  fut 
détruite  partout  où  le  Christianisme  se  propagea.  L'opinion 
dune    différence  originelle   entre  les  hommes   disparut.    On 

^  Institut.,  Dp  liberlinis.  §3,  avec  commentaires  de  Gaius,  de  Paul  et  de 
Théophile. 


CHAPITRE    IX.  47o 

cessa  de  croire  que  les  uns  étaient,  dès  leur  naissance,  d'une 
nature  spéciale,  essentiellement  plus  noble,  et  partant  faits 
pour  commander,  et  que  les  autres,  dépourvus  de  ce  privilège 
n'étaient  créés  que  pour  les  servir,  sans  autre  valeur  que  celle 
d'un  outil  ou  d'un  bien  quelconque. 

2°  Ces  préjugés  renversés,  la  vérité  apportée  au  monde  par 
le  Sauveur,  les  conseils,  les  instances  des  ministres  de  l'Eglise 
sous  la  direction  de  son  chef,  décidèrent  plusieurs  maîtres  à 
affranchir  spontanément  leurs  esclaves.  Cet  affranchissement 
fut  rendu  plus  facile  par  les  lois  des  empereurs  chrétiens,  et  là 
où  les  formes  extérieures  de  l'esclavage  subsistèrent,  elles 
furent  singulièrement  adoucies  par  les  mœurs  et  par  la 
piété. 

3°  Enfin  l'Eglise  défendit  aux  esclaves  de  prendre  eux- 
mêmes  l'initiative  de  leur  émancipation.  Une  loi  formelle,  po- 
sitive, n'a  jamais  contraint  les  maîtres  à  leur  rendre  la  li- 
berté. 

Telle  fut,  avant  la  chute  de  l'empire  romain,  sur  la  condition 
des  esclaves,  l'influence  de  l'Eglise. 

VIII.  Les  mêmes  principes  et  les  mêmes  faits  se  reproduisent 
durant  les  siècles  du  moyen  âge  après  que  les  tribus  du  Nord 
et  de  la  Germanie  eurent  envahi  les  anciennes  provinces  de 
l'empire.  L'Eglise  d'Occident  formait  un  tout  composé  de 
parties  diverses  et  inégales  par  leur  culture  ;  la  conversion  de 
quelques  peuples  se  fit  attendre  plusieurs  siècles  ;  d'autres,  par 
un  funeste  sort,  de  chrétiens  qu'ils  étaient,  tombèrent  du 
faîte  où  la  foi  les  avait  élevés.  D'où  il  suivit  que  l'esclavage 
ne  put  être  aboli  partout  simultanément.  Les  Francs,  convertis 
les  premiers,  devenus  fils  aînés  de  l'Eglise  et  royaume  très- 
chrétien,  furent,  dans  la  main  de  la  Papauté,  les  instruments 
ordinaires  des  bénédictions  célestes.  La  Chaire  apostolique, 
afin  que  sa  patience  fût  couronnée  de  succès,  dut  attendre, 
pour  agir,  l'opportunité  des  temps  et  des  circonstances.  L'esprit 
du  Christianisme,  lent  et  modéré  dans  son  action,  d'autant  plus 
fort  qu'il  est  plus  modéré  et  plus  pénétrant  qu'il  est  plus  sage, 
se  créa  des  moyens  d'activité  en  harmonie  avec  ses  vertus,  et  sut 


47(i  HISTOIRE    DR    LA    PAPAUTÉ. 

atteindre  le  but  sans  violence  ni  révolution.  C'est  le  point  que 
nous  devons  éclaircir. 

Les  anciens  Germains  suivaient  une  tout  autre  marche  que 
les  Grecs,  les  Romains  et  les  autres  peuples  de  l'antiquité. 
D'après  Tacite,  ils  confiaient  leurs  terres  à  des  esclaves  qui  les 
cultivaient  et  en  prélevaient  le  produit  sous  la  condition  d'un 
cens  annuel  en  nature  ou  réglé  suivant  d'autres  stipulations. 
La  vie  simple  des  barbares  et  leur  éloignement  de  tout  luxe 
exigeaient,  moins  que  chez  les  peuples  civilisés,  des  services 
personnels  et  domestiques  ;  le  maître  était  satisfait  pourvu  qu'il 
pût  à  son  gré  vaquer  à  la  chasse,  à  la  guerre,  à  l'incurie  de  ses 
loisirs.  Parmi  les  Grecs  et  les  Romains,  les  plus  nobles  n'avaient 
pas  dédaigné  de  labourer  leurs  champs.  Les  Germains  mépri- 
saient ces  travaux  et  prouvaient  par  là  leur  grossièreté,  qui 
préparait  aux  esclaves  une  condition  meilleure  à  certains 
égards.  Néanmoins  ce  que  la  servitude  emportait  avec  soi  de 
plus  dur  ne  fut  pas  épargné  aux  esclaves  :  ils  n'étaient  qu'une 
propriété  que  le  maître  pouvait  vendre,  échanger,  sans  en 
rendre  compte  à  personne.  La  foi  chrétienne  trouva  donc  chez 
les  Germains  la  servitude  la  plus  rigide  et  cependant  la  plus 
favorable  à  son  abolition. 

Pour  l'opérer,  il  fallait  d'abord  donner  une  autre  idée  de 
l'homme,  l'appliquer  aux  esclaves  et  détruire  les  conséquences 
du  droit  qui  les  exposait  à  être  traités  comme  des  animaux.  Ce 
point,  sur  lequel  nous  connaissons  suffisamment  la  doctrine 
chrétienne,  introduisait  dans  leur  condition  une  modification 
essentielle,  une  différence  fondamentale.  Dès  lors  comment 
concevoir  l'opinion  des  écrivains  qui  ont  confondu  presque 
absolument  Jes  degrés  inférieurs  de  la  servitude  germanique, 
tels  qu'ils  subsistèrent  çà  et  là  parmi  les  chrétiens  jusqu'aux 
temps  modernes,  avec  l'esclavage  antique  et  l'esclavage  des 
Germains  avant  leur  conversion.  Il  y  a  une  diderence  essen- 
tielle entre  ces  deux  formes  de  servitude.  Celle-ci  est  antichré- 
tienne; l'autre  a  pour  résultat,  tout  en  laissant  subsister  le 
principe  de  l'esclavage,  une  amélioration  considérable,  qu'il 
faut  considérer  comme  un  bienfait  de  l'Evangile. 


CHAPITRE   IX.  477 

Tout  en  adoucissant  le  sort  des  esclaves  et  en  les  rapprochant 
autant  que  possible  de  la  condition  des  hommes  libres,  il  ne 
fallait  pas  perdre  de  vue  l'œuvre  de  l'émancipation  univer- 
selle ;  car  il  ne  suffisait  pas  d'améliorer  l'esclavage,  il  était  né- 
cessaire de  l'abolir.  La  seule  force  des  idées  chrétiennes  et 
l'esprit  de  charité  qui  se  répandait  sur  la  terre  en  même  temps 
que  ces  idées  devaient  tôt  ou  tard  amener  cette  complète  aboli- 
tion. La  société  ne  saurait  rester  longtemps  dans  un  ordre  de 
choses  qui  se  trouve  en  opposition  formelle  avec  les  idées  dont 
elle  est  imbue.  Les  lois  barbares,  il  est  vrai,  étaient  en  faveur 
de  l'esclavage;  on  peut  même  dire  que  l'Eglise  ne  dirigea 
point  contre  ces  lois  une  attaque  directe.  Mais  elle  s'attacha 
à  se  rendre  maîtresse  des  idées  et  des  mœurs,  leur  commu- 
niqua une  impulsion  nouvelle,  leur  donna  une  direction  diffé- 
rente et  promptement  fit  partout  fléchir  les  lois  barbares. 

L'affranchissement  parmi  les  barbares  se  pratiquait  de  diffé- 
rentes manières.  Le  roi  Rotharis  en  a  laissé  une  dans  sa  deux 
cent  vingt-cinquième  loi  :  on  l'appelait  V affranchissement  par 
la  quatrième  main,  parce  que  le  maître  qui  voulait  afl'ranchir 
son  esclave  le  consignait  à  un  homme  libre,  celui-ci  à  un  troi- 
sième, le  troisième  à  un  quatrième.  Ce  dernier  le  conduisait  à 
l'embranchement  de  quatre    chemins,    et,    en   présence    de 
témoins,  il  lui  disait  :  Tu  es  hbre  de  prendre  le  chemin  qui  te 
plaît  :  et  dès  ce  moment  l'esclave  était  libre.  L'autorité  du  roi 
nous  offre  un  autre  mode  d'affranchissement  :  l'esclave  était 
présenté  au  prince  et  le  roi  disait  :  Celui-ci  est  libre.  La  loi  sa- 
lique  et  ripuaire  ajoutait  à  cette  forme  si  simple  un  rite  parti- 
culier :  le  roi  faisait  tomber,   de  la  main  de  l'esclave,  une 
monnaie  d'or,  d'argent  ou  d'airain,  comme  pour  exprimer  l'acte 
de  son  rachat.  Les  esclaves  payaient  presque  toujours  quelque 
chose  à  leur  maître,  au  moment  où  ils  recevaient  la  liberté 
qui,  par  là  même,  ne  semblait  pas  un  don  gratuit.  D'autres 
étaient  affranchis  sous  la  forme  d'un  contrat  et  sont  désignés, 
dans  les  capitulaires,  sous  le  nom  de  chartularii  ou  chartulatij 
mis  en  liberté  par  une  charte.  Mais,  pour  rendre  hommage  à  la 
puissance  d'où  provenait  originairement  cette  concession,  le 


^78  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

mode  d'affranchissement  le  plus  usité  était  alors  celui  qui  se 
pratiquait  dans  l'Eglise  '. 

C'était  une  pieuse  coutume  que  les  maîtres,  à  l'article  de 
la  mort,  légassent  à  leurs  esclaves  la  liberté,  anticipant  ainsi 
de  quelques  heures  la  terrible  égalité  où  eux-mêmes  allaient 
se  trouver  en  présence  du  souverain  Juge.  Constantin  avait 
accordé  aux  clercs  ce  privilège  de  l'affranchissement,  qui  par 
la  suite  s'était  étendu  jusqu'aux  laïques.  Après  la  mort  du 
testateur,  ses  dernières  volontés  recevaient  leur  exécution  à  la 
face  de  l'Eglise. 

Que  l'influence  du  Christianisme  puisse  revendiquer  la  plus 
noble  et  la  plus  large  part  de  ces  affranchissements,  c'est  ce 
dont  ne  permettent  pas  de  douter  les  monuments  de  l'époque. 
Les  actes  d'affranchissement  sont  à  peu  près  tous  dictés  par  un 
motif  religieux,  rédigés  dans  une  forme  ecclésiastique,  signés 
par  des  gens  d'église,  et  accomplis  dans  la  maison  du  Sei- 
gneur, au  pied  de  l'autel.  Les  formules  de  Marculf,  d'après 
lesquelles  étaient  rédigés  les  principaux  actes  de  la  vie  civile, 
sont  l'expression  la  plus  irréfragable  de  cette  vérité.  Voici  celle 
qui  était  relative  à  l'affranchissement  des  esclaves  :  «  Puisque 
le  Dieu  tout-puissant  nous  a  conservé  dans  ce  siècle  la  santé  du 
corps,  nous  devons,  pour  le  salut  de  notre  ûme,  penser  à  di- 
minuer un  peu  le  nombre  de  nos  péchés.  C'est  pourquoi,  moi, 
au  nom  de  Dieu  et  pour  le  bien  de  mon  âme,  pour  le  rachat  de 
mes  péchés  et  dans  Vespérance  que  le  Seigneur  daignera  me 
pardonner  y  j'ai  mis    en    liberté   l'esclave    qui    m'appartient, 

nommé Que  dès  le  jour  présent  il  soit  libre  comme  s'il  était 

né  de  parents  libres.  Que  son  pécule  ou  le  produit  de  son  tra- 
vail qu'il  a  pu  gagner,  par  la  grâce  du  (Christ,  devienne  sa  pro- 
priété. Qu'il  ne  rende  aucun  service  d'esclave  ou  d'affranchi  à 
mes  héritiers  présents  ou  futurs  ;  qu'il  serve  Dieu  seul,  à  qui 
toutes  choses  sont  soumises.  Qu'il  puisse  tester  et  se  mettre 
sous  la  dépendance  des  églises  ou  des  hommes  libres  selon  son 
choix.  Si  quelqu'un,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  si  moi-même  ou 
mes  héritiers,  ou  toute  autre  personne  s'opposait  à  cet  affran- 
1  Baluze,  Capitula  Reg.  Franc,  t.  I,  p.  389. 


CHAPITRE    IX.  479 

chissement,  que  moi,  de  ma  très-pleine  volonté,  pour  V amour 
de  Notice-Seigneur  Jésus-Christ  et  pour  mes  péchés,  j'ai  ratifié 
et  sanctionné,  qu'il  soit  soumis  à  l'amende  payable  au  fisc,  et 
que  le  présent  affranchissement  demeure  stable  en  tout 
temps*.» 

L'affranchissement  n'était  pas  toujours  entier  et  absolu. 
Souvent  les  maîtres  se  faisaient  des  réserves  stipulées  par 
différents  pactes  et  obligations,  par  la  promesse  d'un  service 
personnel  ou  le  paiement  d'une  rente  annuelle.  Si  le  testateur 
voulait  exempter  l'esclave  de  toute  charge,  il  devait  exprimer 
sa  volonté  en  termes  clairs  et  positifs,  comme  dans  cette  formule 
dé  Marculf  :  Et  nec  mihi,  nec  ulli  hœredum  meorum  nullum 
impendas  servitium,  nec  hominium,  nec  libertaticum,  nec  obse- 
quium,  nec  patronatium.  Au  cas  où  l'affranchi  se  montrait 
ingrat  à  l'égard  de  son  bienfaiteur,  il  était  condamné,  selon 
le  Code  de  Théodose  et  de  Justinien,  à  perdre  sa  liberté,  à 
rentrer  dans  l'esclavage.  Cette  disposition  ne  se  rencontre  pas 
dans  la  législation  des  rois  francs  et  lombards.  Un  autre 
indice  de  l'influence  du  Christianisme  sur  les  mœurs,  c'est  la 
noble  et  parfaite  égalité  dont  jouissait  tout  affranchi,  qui 
n'avait  pas  besoin,  comme  sous  les  Romains,  d'effacer  par  de 
longues  générations  la  marque  et  le  mépris  que  l'esclavage 
avait  imprimés  sur  la  race. 

D'autre  part,  les  lois  prirent  sous  leur  protection  les  malheu- 
reux esclaves.  Le  troisième  capitulaire  du  roi  Dagobert  entre 
dans  le  plus  grand  détail  au  sujet  du  travail  et  des  devoirs  des 
esclaves  appartenant  à  l'Eglise,  et  nous  prouve  combien  leur 
condition  y  était  adoucie.  «  Que  l'esclave  de  l'Eglise  paie  ses 
tribus  proportionnellement  à  sa  propriété.  Que  dans  la  semaine 
il  travaille  {pendant  trois  jours  pour  son  maître  et  autant  pour 
lui-même.  Si  son  maître  lui  a  donné  des  bœufs  ou  d'autres 
capitaux,  qu'il  le  serve  dans  la  mesure  de  ses  forces.  Qu'il 
n'opprime  personne  injustement.  »  Le  capitulaire  du  sixième 
livre  les  protège  contre  la  violence  et  la  brutalité  :  «  Celui  qui 
aura  frappé  l'œil  de  son  esclave  et  l'en  aura  privé,  lui  donnera 

1  Baluze,  t.  II,  p.  440. 


480  HISTOIRE  DE   LA   PAPAUTÉ. 

la  liberté  pour  l'œil  qu'il  lui  aura  arraché.  S'il  lui  brise  une 
dent,  il  subira  la  même  peine  *.  »  Plusieurs  conciles  soumettent 
à  l'excommunication  ou  à  une  pénitence  de  deux  ans  celui  qui 
tue  son  esclave  sans  un  jugement  préalable.  L'Eglise  était  un 
asile  inviolable  pour  ces  infortunés  :  les  lois  les  plus  rigou- 
reuses arrêtaient  les  tentatives  de  la  vengeance  et  lui  dé- 
fendaient de  franchir  le  seuil  du  sanctuaire.  L'esclave  ainsi  à 
Fabri  du  premier  ressentiment  de  son  maître,  les  prêtres  ou 
les  ministres  de  la  justice  s'interposaient  pour  obtenir  paix  et 
merci. 

La  classe  la  plus  nombreuse  des  esclaves  comprenait  ceux 
qui  cultivaient  les  champs.  Même  sous  les  Romains,  leurs 
maîtres  leur  laissaient  un  certain  profit  sur  le  gain  qu'ils 
faisaient  dans  l'exercice  des  arts  et  métiers,  dans  le  commerce 
ou  l'agriculture.  Ce  profit  était  connu  sous  le  nom  de  pécule, 
dont  ils  n'avaient  que  l'usufruit,  ne  pouvant  ni  le  vendre,  ni 
le  céder  à  un  tiers  sans  la  permission  de  leur  maître,  qui  en 
était  l'héritier  légal,  puisque  la  loi  ne  leur  permettait  pas  de 
tester.  Cette  rigueur  était  rarement  mise  £n  pratique  lorsque 
l'esclave  laissait  après  lui  des  enfants.  Les  plus  laborieux,  les 
plus  intelligents  pouvaient  accroître  leur  pécule  au  point  de 
racheter  leur  liberté.  Les  maîtres  plus  indulgents  avaient 
coutume  d'imposer  à  l'esclave  agriculteur  des  redevances  qui 
consistaient  en  une  quantité  donnée  de  grain  et  de  céréales. 
Le  surplus  tournait  au  profit  de  l'esclave,  devenait  le  prix  et 
le  stimulant  de  son  industrie  et  se  convertissait  à  son  égard 
en  capital  disponible.  Les  lois  s'opposaient  à  ce  qu'il  fût  aggravé 
au-delà  des  pactes  convenus  et  de  la  coutume.  Chose  étrange, 
dans  une  époque  où  la  législation  exerce  une  action  si  lente  et 
si  incertaine  sur  la  société!  Fait  singulièrement  remarquable, 
qui  atteste  la  puissance  d'un  principe  alors  que  sa  force  est 
apphquée  dans  une  direction  constante  I  Telle  était  l'attention 
et  la  commisération  qui  se  reportaient  sur  les  esclaves,  que 
les  lois  rendues  successivement  en  leur  faveur  avaient  fini 

^  Baluze,  t.  1",  p.  101.  Voir,  dans  le  même  volume,  plusieurs  autres  ca- 
pilulaires. 


CHAPITRE  IX.  484 

par  rendre  la  condition  des  maîtres  presque  insupportable, 
tant  leur  responsabilité  et  leurs  obligations  étaient  multipliées. 
D'abord  ils  devaient  les  acheter  à  un  prix  élevé  et  pouvaient  les 
perdre  en  mille  manières.  C'était  à  eux  à  subir  la  peine  im- 
posée par  la  loi  aux  délits  que  commettaient  leurs  esclaves. 
S'ils  prenaient  la  fuite,  que  de  peines,  que  de  recherches  pour 
les  ramener,  et  souvent  que  de  procès,  que  de  dépenses 
onéreuses  à  supporter!  Venaient-ils  à  nier  la  servitude,  il 
fallait  plaider  devant  les  juges.  Si  les  esclaves  appartenant  à  dif- 
férents maîtres  s'unissaient  par  le  mariage,  nouvel  embarras  : 
leur  mariage  était  indissoluble.  Ils  devaient  néanmoins  con- 
tinuer leur  service,  nouvelle  source  de  malaise  et  de  méconten- 
tement. Ces  circonstances  et  bien  d'autres  préparaient,  évidem- 
ment, l'abolition  de  l'esclavage. 

IX.  Mais  ce  qui  nous  intéresse  davantage,  ce  n'est  pas  l'action 
indirecte  y  c'est  l'action  directe,  positive,  personnelle  de  la 
sainte  Eglise,  parlant  et  agissant  par  ses  évêques  et  ses  Souve- 
rains-Pontifes. 

Avant  tout,  il  n'est  pas  inutile  de  faire  cette  observation. 
Lorsqu'il  s'agit  de  la  conduite,  des  desseins  et  des  tendances 
de  TEglise,  il  n'est  nullement  nécessaire  de  supposer  que  ces 
desseins  aient  été  conçus  dans  toute  leur  étendue  par  quelque 
individu  en  particulier  ;  il  n'est  nullement  nécessaire  non  plus, 
que  le  mérite  de  cette  conduite  ait  été  compris  de  tous  les 
hommes  qui  ont  prêté  leur  concours.  Il  n'est  même  pas  né- 
cessaire de  supposer  que  les  premiers  chrétiens,  que  les 
apôtres  eux-mêmes  aient  prévu,  par  rapport  à  l'esclavage,  la 
portée  des  maximes  chrétiennes.  Ce  qu'il  suffit  de  montrer, 
c'est  que  le  résultat  a  été  obtenu  par  les  doctrines  et  la  conduite 
de  l'Eglise.  Sans  préjudice  de  l'estime  due  aux  mérites  indi- 
viduels, rappelons-nous  que  les  individus,  dès  qu'il  s'agit  de 
l'Eglise,  disparaissent  ;  leurs  pensées,  leurs  volontés  ne  sont 
rien;  l'esprit  qui  anime,  qui  vivifie  et  dirige  l'Eglise,  n'est 
point  l'esprit  de  l'homme,  mais  l'esprit  de  Dieu.  Ceux  qui  ne 
participent  point  à  nos  croyances  emploieront  telles  expres- 
sions différentes  de  celles  dont  nous  nous  servons;  mais,  du 
IV.  31 


4S-2  niSlnlUK    hK    l,.\    PAPAUTE:. 

moins,  nous  serons  d'accord  en  ce  point  que  les  faits,  ainsi 
placés  au-dessus  de  l'esprit  et  de  la  volonté  de  l'individu,  con- 
servent beaucoup  mieux  leurs  vraies  dimensions;  en  les  con- 
sidérant de  cette  façon,  on  évite  de  briser,  dans  Tétude  de 
riiistoire,  la  chaîne  immense  des  événements.  La  conduite  de 
TEglise,  dira  le  catholique,  fut  inspirée  et  dirigée  de  Dieu; 
cette  conduite,  dira  le  philosophe,  fut  simplement  un  effet  de 
sagesse,  le  développement  d'une  tendance  contenue  dans  les 
doctrines.  Peu  importe  cette  diversité  de  langage.  Ce  qu'il 
faut  établir,  c'est  que  ce  sentiment  fut  généreux  et  bien  dirigé, 
c'est  que  cette  tendance  se  dirigeait  vers  un  grand  objet  et 
qu'elle  sut  l'atteindre. 

Maintenant  peut-on  faire  plus  et  n'y  aurait-il  pasmoyen  de 
découvrir  un  plan,  de  signaler  un  système  ;  d'en  prouver 
l'existence  et  les  développements,  en  alléguant,  non  pas 
quelques  expressions,  quelques  pensées,  quelques  actions 
isolées  de  tel  ou  tel  homme  illustre,  mais  des  faits  posjtifs,  des 
documents  historiques,  qui  montrent  quels  étaient  l'esprit  et 
la  tendance  du  Saint-Siège  et  de  l'épiscopat?  Je  crois  pouvoir 
le  faire;  j'ai  la  confiance  de  mener  à  bonne  fin  celte  entreprise, 
en  me  servant  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  convaincant  et  de  plus 
décisif,  les  monuments  de  la  législation. 

La  première  chose  que  fit  le  Christianisme  par  rapport  aux 
esclaves,  nous  le  savons  déjà,  fut  de  dissiper  les  erreurs  qui 
s'opposaient  non-seulement  à  l'émancipation,  mais  à  l'amélio- 
ration de  leur  sort.  Ensuite,  grâce  à  son  action  sur  les  idées 
et  sur  les  mœurs,  par  une  série  d'influences  obliques,  directes 
ou  indirectes,  l'Eglise  améliora  la  condition  des  esclaves,  et 
tantôt  par  l'initiative  des  particuliers,  tantôt  par  les  actes  des 
souverains,  sans  proclamer  la  liberté  effective,  commença  à 
briser  la  chaîne  des  esclaves.  Lorsqu'eut  débordé  le  torrent 
de  l'invasion,  la  Chaire  apostolique  n'abandonna  point  à  l'in- 
fluence seule  des  idées  et  des  mœurs  chrétiennes  le  succès  de 
son  œuvre  d'émancipation  :  elle  continua  d'agir  sur  les  parti- 
culiers et  sur  les  princes,  et  elle  prit  soin  d'ajouter  toutes  les 
mesures  qu'exigeaient  les  circonstances. 


CHAPITRE  IX.  4.83 

En  premier  lieu,  dit  Balmès,  il  convenait  de  protéger  contre 
tout  péril  la  liberté  des  affranchis,  liberté  qui  malheureuse- 
ment se  voyait  souvent  combattue.  Un  reste  des  idées  et  des 
mœurs  anciennes,  la  cupidité  des  hommes  puissants,  la 
violence  généralisée  par  l'invasion,  l'infériorité  intellectuelle 
et  morale  des  esclaves,  ce  fond  d'éternelle  domination  qui  se 
retrouve  toujours  dans  la  nature  humaine  :  tout  se  réunissait 
pour  menacer  la  liberté  récemment  conquise.  Un  grand  nombre 
d'affranchis  ne  connaissaient  point  toute  la  valeur  de  la  liberté. 
Dans  leur  nouvel  état,  on  ne  les  voyait  pas  toujours  se  conduire 
d'après  les  conseils  de  la  raison  et  les  exigences  de  la  justice, 
et,  nouvellement  entrés  en  possession  des  droits  de  l'homme 
hbre,  ils  ne  savaient  pas  faire  honneur  à  ses  obligations.  Ces 
divers  inconvénients,  inséparables  de  la  nature  des  choses, 
ne  devaient  point  toutefois  empêcher  la  consommation  d'une 
entreprise  réclamée  à  la  fois  par  la  religion  et  l'humanité  ;  il 
fallait  se  résigner  à  ces  inconvénients,  en  considération  des 
motifs  d'excuse  qui  atténuaient  le  tort  des  affranchis  :  l'état 
d'où  ils  sortaient  n'avait  permis  ni  le  développement  de  leurs 
facultés,  ni  les  ressources  préparatoires  de  la  fortune. 

La  hberté  des  esclaves  nouvellement  émancipés  était  surtout 
mise  à  l'abri  par  leur  affranchissement  dans  l'EgUse.  Le  choix 
du  sanctuaire  pour  rendre  un  homme  à  la  liberté,  c'était 
comme  la  déclaration  du  prix  qu'avait  devant  Dieu  la  Hberté 
des  hommes  ;  c'était  la  négation  de  toute  acception  de  per- 
sonnes et  la  proclamation  de  l'égalité  devant  Dieu.  Cette 
manière  d'opérer  la  manumission  investissait  d'ailleurs  l'Eglise 
de  la  charge  de  défendre  une  liberté  octroyée  en  sa  présence. 
Témoin  de  l'acte,  elle  pouvait  rendre  hommage  aux  conditions 
de  sa  validité  et  en  réclamer  l'observation,  puisqu'on  ne  violait 
point  la  hberté  promise  sans  profaner  le  lieu  sacré,  sans 
manquer  à  une  parole  donnée  en  présence  de  Dieu. 

L'Eglise  n'oubliait  point  de  faire  tourner  de  semblables 
circonstances  au  profit  des  affranchis.  Ainsi,  au  premier  concile 
d'Orange,  en  441,  elle  décrète  :  «  Il  ne  faut  pas  livrer  ceux  qui 
se  réfugient  dans  l'église,  mais  les  défendre  par  la  révérence 


-\M  niSTOlRK    DK    LA    PAPA!  TK. 

du  lieu  et  en  intercédant  pour  eux.  Si  quelqu'un  prend  les 
esclaves  des  clercs  à  la  place  des  siens,  qui  se  sont  réfugiés 
dans  Téglise,  qu'il  soit  excommunié  dans  toutes  les  églises.  Il 
faut  aussi  réprimer  par  les  censures  ecclésiastiques  ceux  qui 
prétendent  soumettre  à  quelque  genre  de  servitude  des  esclaves 
affranchis  dans  l'église  ou  recommandés  à  l'Eglise  par  testa- 
ment \  » 

Le  concile  d'Agde,  en  506,  après  avoir  défendu  aux  évêques 
de  vendre  les  vases  de  l'Eglise,  d'aliéner  les  maisons,  les 
esclaves  et  autres  biens  qui  font  subsister  les  pauvres,  continue  : 
«  Permis  toutefois  à  l'évèque  d'affranchir  les  esclaves  qui  ont 
bien  servi  l'Eglise,  sans  que  ses  successeurs  puissent  les 
remettre  dans  l'esclavage,  et  de  leur  donner  quelque  chose  en 
les  affranchissant,  pourvu  que  la  valeur  n'excède  pas  la  somme 
de  vingt  sous  d'or,  en  terre,  vigne  ou  maison*.  »  L'Eglise  doit 
prendre,  s'il  est  nécessaire,  la  défense  de  ceux  qui  ont  été 
légitimement  affranchis  par  leurs  maîtres. 

Le  premier  concile  d'Orléans,  enoli,  porte  les  dispositions 
suivantes  :  «  Si  un  esclave,  coupable  de  quelques  fautes,  s'est 
réfugié  dans  l'égUse,  il  sera  rendu  à  son  maître,  qui  prêtera 
le  serment  de  ne  lui  faire  aucun  mal.  Que  si,  contre  son 
serment,  il  est  convaincu  de  l'avoir  maltraité,  il  sera  séparé  de 
la  communion  des  fidèles  ^.  >• 

«  Celui  qui  aura  tué  son  esclave  sans  l'autorité  du  juge,  est 
excommunié  pendant  deux  ans  '*.  » 

«  Défense  à  tout  clerc  de  tirer  son  esclave  ou  son  disciple 
de  legUse  où  il  s'est  réfugié,  pour  le  fouetter,  et  cela  sous 
peine  d'être  exclu  de  l'Eglise  jusqu'à  une  satisfaction  conve- 
nable. » 

a  L'évêque  qui  ordonnera,  avec  connaissance,  un  esclave  ou 
un  affranchi  sans  la  permission  de  son  maître,  sera  six  mois 
suspendu  de  la  célébration  des  sacrés  mystères  ;  et  le  nouveau 
clerc  demeurera  sous  la  puissance  de  son  maître,  qui  n'en 
exigera  que  des  services  honnêtes.  S'il  exige  des  services  qui 

'  Canons  v.  vi  et  viii.  — -  Canon  vu.  —  '  Canon  xxix.  —  *  Canon  xxxiv 
d'Kpaone  en  ol7. 


CHAPITRE  IX.  i8o 

puissent  déshonorer  l'ordre  ecclésiastique,  l'évêque  donnera, 
selon  les  anciens  canons,  deux  esclaV^s  en  sa  place.  Défense 
de  remettre  en  servitude  les  esclaves  qui  ont  été  affranchis 
dans  l'église,  à  moins  qu'ils  ne  se  soient  rendus  indignes  de 
ce  bienfait  par  les  fautes  marquées  dans  la  loi  ^  » 

«  Que  les  enfants  des  esclaves  chargés  de  garder  les  tom- 
beaux des  morts,  et  à  qui  la  liberté  a  été  accordée,  à  charge  de 
rendre  quelque  service,  soit  aux  héritiers,  soit  aux  églises, 
remplissent  les  obligations  que  leur  a  imposées  celui  qui  les 
a  affranchis.  Mais  si  l'Eglise  les  décharge  en  tout  des  fonctions 
du  fisc,  ils  en  seront  exempts  eux  et  leurs  descendants  ^  » 

En  585,  un  concile  fut  tenu  à  Mâcon  ;  là,  Prétextât  de  Rouen 
et  Pappole  de  Chartres  dirent  :  «  Ordonnez  quelque  chose  en 
faveur  des  pauvres  affranchis,  qui,  parce  qu'ils  sont  sous  la 
protection  de  l'Eglise,  en  sont  plus  exposés  aux  vexations  des 
juges.  »  Le  concile  dit  :  a  11  est  juste  de  prendre  leur  défense,  » 
et  Ton  ordonna  que  les  causes  de  ceux  qui  avaient  été  affran- 
chis dans  l'égUse  ne  seraient  plus  jugées  que  par  l'évêque,  qui 
pourrait  cependant  appeler  à  son  audience  le  juge  ordinaire  ou 
quelque  autre  laïque  ^ 

«  Les  affranchis  par  les  évêques  jouiront  de  la  liberté,  sans 
èlre  privés  de  la  protection  particulière  de  l'Eglise,  eux  et 
leurs  enfants.  Il  en  sera  de  même  des  affranchis  par  d'autres 
personnes,  recommandés  aux  églises',  u  Les  évéques  de  la 
province  Narbonnaise,  qui  obéissaient  aux  Goths  et  avaient 
assisté  au  troisième  concile  de  Tolède,  se  réunirent  à  Narbonne 
en  589,  pour  se  concerter  dans  l'exécution  de  ses  décrets. 

Le  septième  siècle  est  animé  du  môme  esprit.  Un  concile  de 
Paris  défend,  «  sous  peine  d'excommunication,  d'obhger  les 
affranchis  de  l'Eglise  à  servir  le  public  '.  »  Le  quatrième  con- 
cile de  Tolède,  en  63(),  entre  dans  les  plus  grands  détails  au 
sujet  des  esclaves,  et  multiplie  ses  sanctions,  qui  toutes  ont, 
pour  dernier  résultat,  soit  de  tempérer  l'amertume  de  leur 

^  Cinquième  concile  d'Orléans,  549,  can.  vi  et  viir.  —  '  Concile  de  Paris, 
557,  can.  ix.  —  ^  Canon  ix.  —  *  Troisième  concile  de  Tolède,  589,  can.  v. 
—  5  Canon  v. 


486  HISTOIIlli:   DE   LA   PAPAUTÉ. 

coiiclilion,  suit  de  leur  aplanir  les  voies  de  la  liberté,  soit  enfin 
d'assurer  leur  affranchrssement  • . 

La  protection  accordée  par  l'Eglise  aux  affranchis,  n'excluait 
pas,  on  le  voit,  les  esclaves,  et,  quant  aux  premiers,  cette  pro- 
tection était  si  bien  connue,  que  la  coutume  s'introduisit  de  les 
lui  recommander.  Cette  recommandation  se  faisait  quelquefois 
par  testament,  comme  l'indique  le  concile  précité  d'Orange, 
mais  pas  toujours  sous  cette  forme.  Le  canon  vi  du  sixième 
concile  de  Tolède,  célébré  en  589,  déclare  que,  lorsque  quelques 
affranchis  seront  recommandés  à  l'Eglise,  ils  ne  pourront  être 
privés,  ni  eux  ni  leurs  fils,  de  sa  maternelle  protection  ;  ici  la 
disposition  est  générale  et  ne  se  borne  point  au  testament.  La 
même  disposition  se  fetrouve  dans  le  concile  de  Tolède,  tenu 
en  633,  lequel  dit  simplement  que  l'Eglise  ne  recevra  sous  sa 
protection  que  les  affranchis  qui  lui  seront  expressément 
recommandés. 

Au  reste,  en  l'absence  de  toute  recommandation,  et  lors 
même  que  la  manu  mission  n'avait  point  été  faite  dans  l'Eglise, 
celle-ci  ne  laissait  pas  que  de  s'intéresser  à  la  défense  des 
affranchis,  chaque  fois  que  leur  liberté  se  trouvait  en  péril. 
Quiconque  estime  la  dignité  de  l'homme  et  porte  dans  son 
cœur  quelque  sentiment  d'humanité,  excusera  certainement 
l'EgUse  de  s'être  immiscée  dans  ces  affaires;  il  ne  lui  fallait,  en 
effet,  d'autres  titres  que  ceux  qui  appartiennent  à  tout  homme 
généreux,  en  vertu  du  droit  de  protéger  la  faiblesse.  On  ne 
sera  donc  point  choqué  de  trouver,  dans  un  canon  du  concile 
d'Agde,  en  Languedoc,  une  prescription  qui  commande  à 
l'Eglise  de  prendre,  en  cas  de  nécessité,  la  défense  de  ceux  à 
(jui  leurs  maîtres  ont  légitimement  donné  la  hberté. 

X.  A  la  protection  des  affranchis,  l'Eghse  ajoutait  le  rachat 
des  captifs.  Le  zèle  déployé  par  l'Eghse,  dans  tous  les  temps  et 
dans  tous  les  lieux,  pour  cette  œuvre  de  double  rédemption,  a 
contribué  singulièrement  à  l'abolition  de  l'esclavage.  Une  por- 
tion considérable  des  esclaves  devaient  leur  servitude  aux 
revers  de  la  guerre.  Cet  asservissement,  fondé  sur  la  loi  et  sur 

^  Voyez  canons  lxvii,  lxviii,  lxix,  lxx  et  lxxiv. 


CHAPITRE   IX.  487 

les  mœurs,  s'aggravait  encore  par  le  préjugé  funeste  qui  pré- 
sumait la  lâcheté  des  captifs.  Le  Christianisme  ne  pouvait  con- 
sentir à  la  maxime,  qu'afm  de  rendre  les  hommes  courageux 
dans  les  combats,  il  fallait  leur  enlever  l'espoir  d'une  libéra- 
tion. Conséquent  avec  lui-même,  il  considéra  donc  comme  un 
devoir  de  fraternité  le  rachat  des  captifs.  Là  encore,  soit  que 
nous  considérions  l'esprit  qui  a  dirigé  la  conduite,  les  actes 
privés  ou  publics,  les  institutions  qui  ont  soutenu  les  actes  et 
rendu  l'esprit  plus  puissant,  nous  découvrirons  l'un  des  plus 
beaux  titres  du  Saint-Siège  à  la  gratitude  de  l'humanité. 

Un  célèbre  écrivain  de  notre  temps^  Chateaubriand,  nous 
présente,  dans  les  forets  franques,  un  prêtre  qui  s'est  livré  lui- 
même  à  la  servitude  pour  la  rançon  d'un  soldat  chrétien,  et  a 
rendu  ainsi  un  époux  à  son  épouse  désolée,  un  père  à  trois 
orphelins  réduits  à  la  misère.  Le  spectacle  de  Zacliarie,  volon- 
tairement esclave,  souffrant  avec  calme  pour  l'amour  de  Jésus- 
Christ  et  du  prochain  n'est  pas  une  pure  fiction.  «  Nous  avons 
connu,  dit  le  pape  saint  Clément,  plusieurs  des  nôtres  qui  se 
sont  livrés  en  captivité  pour  racheter  leurs  frères  ^  »  Des  pre- 
miers siècles  de  l'Eghse  jusqu'à  nos  temps,  il  serait  facile  de 
trouver,  dans  le  cours  de  l'histoire,  beaucoup  de  semblables 
exemples. 

Le  rachat  des  captifs  était  une  œuvre  particulièrement 
chère  à  l'Eghse.  Les  anciens  canons  réglaient  que,  pour  y  sa- 
tisfaire, on  vendrait  au  besoin  les  vases  sacrés,  et  que,  malgré 
la  pauvreté  de  l'Eglise,  on  ne  reculerait  jamais.  Au  milieu 
même  des  invasions ,  l'Eglise  poursuivit  son  dessein.  Nous 
voyons  par  le  cinquième  canon  du  concile  de  Màcon,  en  585, 
que  les  prêtres  s'occupaient  du  rachat  des  captifs  et  y  consa- 
craient le^  biens  ecclésiastiques.  Le  concile  de  Reims,  en  625, 
suspend  l'évêque  qui  aura  détruit  les  vases  sacrés,  mais  pas  s'il 
les  a  vendus  pour  racheter  les  captifs.  En  844,  le  douzième 
canon  du  concile  de  Yerneuil  montre  que  les  biens  de  l'Eglise 
servaient  encore  à  cet  usage. 

Une  fois  le  captif  rendu  à  la  liberté,  l'Eglise  ne  le  laissait 
-  ^  /'«  lettre  aux  Corinthiens,  ch.  lv. 


4SR  HISTOIRE    I)K    J.A    l'APAUTÉ. 

point  privé  de  sa  protection;  elle  la  lui  continuait  avec  sollici- 
tude, lui  délivrant  des  lettres  de  recommandation,  sûrement 
pour  le  préserver  de  nouvelles  vexations  pendant  son  voyage, 
et  lui  fournir  les  moyens  de  réparer  les  pertes  souffertes  du- 
rant la  captivité.  Ce  nouveau  genre  de  protection  nous  est 
attesté  parle  canon  n  du  concile  de  Lyon,  célébré  en  593,  lequel 
dispose  que  les  évéques  consigneront ,  dans  les  lettres  de 
recommandation  qu'ils  délivrent  aux  captifs,  la  date  et  le  prix 
du  rachat. 

Le  zèle  pour  cette  œuvre  de  miséricorde  alla  jusqu'à  faire 
commettre  des  imprudences,  que  l'autorité  ecclésiastique  fut 
forcée  de  réprimer.  Ces  excès  mêmes,  ces  égarements  d'impa- 
tience prouvent  jusqu'à  quel  point  était  portée  la  charité.  Un 
concile,  dit  de  Saint-Patrice,  célébré  en  Irlande  vers  l'an  451 
ou  456,  nous  apprend  que  quelques  clercs  ne  craignaient  pas 
de  procurer  la  liberté  aux  captifs  en  les  faisant  fuir;  le  concile, 
dans  son  canon  xxxn,  réprime  prudemment  cet  excès  ;  il  dispose 
que  l'ecclésiastique  qui  voudra  racheter  des  captifs,  devra  le 
faire  de  son  propre  argent,  car  les  dérober  pour  les  faire  fuir, 
c'était  donner  lieu  à  faire  considérer  les  clercs  comme  des 
voleurs,  ce  qui  tournait  au  déshonneur  de  l'Eglise.  Document 
remarquable,  qui,  en  manifestant  l'esprit  d'ordre  et  d'équité 
qui  dirige  l'Eglise,  donne  en  même  temps  à  juger  combien  la 
maxime  qu'?7  est  saint,  méritoire  et  généreux  de  donner  la 
liberté  aux  captifs,  était  profondément  gravée  dans  les  esprits  ; 
comme  on  le  voit,  quelques  personnes  en  étaient  venues  jus- 
qu'à se  persuader  que  l'excellence  de  l'œuvre  autorisait  le  rapt 
et  la  violence. 

Le  désintéressement  de  l'Eghse  sur  ce  point  n'est  pas  moins 
louable.  Une  fois  ses  biens  employés  au  rachat  d'un  captif,  elle 
ne  voulait  de  lui  aucune  récompense,  lors  môme  qu'il  était  en 
mesure  de  reconnaître  sa  dette.  Nous  avons  de  ceci  un  témoi- 
gnage certain  dans  les  lettres  de  saint  Grégoire  :  ce  Pape 
rassure  quelques  personnes  rachetées  de  l'argent  de  l'Eglise  et 
qui  craignaient  qu'avec  le  temps  on  ne  vînt  à  leur  demander 
la  somme  dépensée  à  leur  profit.  Le  Pape  ordonne  que  nul,  en 


(HAPITKK    IX.  i«0 

aucun  temps,  n'ait  l'audace  d'exercer  contre  eux  ou  leurs  hé- 
ritiers aucune  répétition  * . 

L'ardeur  de  l'Eglise  pour  une  œuvre  si  sainte,  bienfaisante 
par  elle-même,  était  plus  appréciable  encore  eu  égard  aux  cir- 
constances. La  dissolution  de  l'empire  romain,  les  invasions 
des  barbares,  les  fluctuations  de  tant  de  peuples,  la  férocité  des 
races  envahissantes,  rendirent  les  guerres  fréquentes,  les  bou- 
leversements multipliés,  et  assurèrent  partout  l'empire  de  la 
force.  Sans  l'intervention  de  l'Eglise,  l'esclavage  se  serait 
accru,  car  partout  où  règne  la  force,  si  cette  puissance  cor- 
ruptrice n'est  contrebalancée  par  un  élément  vivificateur,  le 
genre  humain  ne  tarde  pas  à  s'avilir,  c'est-à-dire  à  se  vouer  au 
servage. 

Cet  état  d'agitations  et  de  violences  rendait  plus  nécessaire 
l'intervention  de  l'Eglise  ;  aussi  voyez  combien  elle  célèbre  de 
conciles  et  avec  quel  soin  elle  promulgue  des  actes  légis- 
latifs. Le  canon  ni  du  concile  de  Lyon,  célébré  vers  l'an  566, 
frappe  d'excommunication  ceux  qui  retiennent  injustement  en 
esclavage  les  personnes  libres  ;  le  canon  xvu  du  concile  de 
Reims,  en  625,  défend  sous  la  même  peine  de  poursuivre  les  per- 
sonnes libres  pour  les  réduire  en  esclavage  ;  le  canon  xxvii  du 
concile  de  Londres,  en  1102,  proscrit  la  coutume  de  trafiquer 
des  hommes  comme  des  animaux  ;  et  le  canon  vn  du  concile  de 
Coblentz,  en  922,  déclare  coupable  d'homicide  celui  qui  séduit 
un  chrétien  pour  le  vendre  :  déclaration  remarquable  dans  la- 
quelle nous  voyons  la  liberté  tenue  à  si  haut  prix  qu'elle  est 
égalée  à  la  vie  même. 

L'Eglise  créa  un  autre  expédient  pour  abolir  l'esclavage. 
D'après  la  théorie  antique,  l'esclave  n'était  qu'une  chose  inca- 
pable de  posséder  et  de  disposer  de  soi-même.  L'Eglise  dé- 
truisit cette  assimilation  de  l'esclave  avec  les  objets  de  propriété  ; 
elle  ouvrit  à  l'esclave  une  aptitude  à  acquérir  et  à  recevoir. 
L'esclave  vendu  pouvait  se  racheter  ou  être  racheté  par 
d'autres.  En  cas  de  doute  sur  sa  provenance,  sa  condition  était 
meilleure  que  celle  du  maître  et  le  droit    de   celui-ci  devait 

'  Gregor.,  Epist.,  lib.  VII,  ep.  xiv. 


100  HlSTOIllE    HE    LA    PAPAL'TÉ. 

lléchir.  Ce  droit,  consigné  expressément,  en  6i6,  dans  les  actes 
du  concile  de  Bonneuil,  entretenait  dans  le  cœur  de  lesclave 
une  espérance  qui  le  poussait  à  chercher  les  moyens  d'obtenir 
sa  rançon;  sa  liberté  dépendait  de  quiconque  voulait  avancer  la 
somme  nécessaire  au  rachat.  Or,  si  l'on  se  rappelle  le  mouve- 
ment produit  dans  les  cœurs  pour  ces  sortes  d'œuvres  ;  si  l'on 
se  rappelle  que  les  biens  ecclésiastiques  étaient  de  préférence 
affectés  à  cet  usage,  on  comprendra  l'influence  de  cette  nou- 
velle disposition.  C'était  fermer  l'une  des  sources  de  l'esclavage 
et  découvrir  un  nouveau  moyen  d'affranchissement. 

XI.  Un  troisième  moyen  d'affranchissement,  ce  fut  l'entrée 
dans  un  monastère.  Les  esclaves  étaient  admis  à  la  profession 
religieuse,  et  fraités,  malgré  les  préjugés  de  l'Europe,  avec  une 
égalité  parfaite.  Le  père  du  monachisme  occidental,  saint  Be- 
noît, le  recommande  expressément  dans  sa  Règle.  «  L'abbé, 
dit-il,  ne  doit  faire  acception  de  personne  dans  son  monastère, 
ni  aimer  les  uns  plus  que  les  autres,  si  ce  n'est  celui  qui  l'em- 
porte sur  ses  frères  par  son  obéissance  et  la  fidéhté  de  sa 
conduite  ;  qu'il  ne  préfère  pas  celui  qui  est  né  d'une  condition 
libre  à  celui  qui  était  esclave  avant  sa  conversion,  à  moins  qu'il 
n'y  soit  obligé  par  quelque  raison  particulière.  S'il  lui  paraît 
juste  d'en  user  de  la  sorte,  il  le  peut  faire  indifféremment  à 
l'égard  de  tous,  autrement  il  est  à  propos  que  chacun  reste  à 
sa  place  ;  car,  soit  que  nous  soyons  libres  ou  esclaves,  nous 
sommes  tous  un  en  Jésus-Christ  et  assujétis  au  joug  d'une 
même  servitude  et  d'une  même  milice,  sous  un  même  Seigneur. 
//  n'y  a  point  en  Dieu  d'acception  de  personnes,  et  ce  n'est  que 
par  nos  bonnes  œuvres  et  notre  humihté  que  nous  sommes 
estimés  meilleurs  et  qu'il  nous  distingue*.  »  —  Il  est  difficile 
de  poser  avec  plus  de  précision  légalité  et  partant  rafTranchis- 
sement. 

Un  concile  de  Rome,  célébré  en  397,  et  présidé  par  saint  Gré- 
goire le  Grand,  disciple  de  saint  Benoît,  décide  que  la  liberté 
sera  acquise  à  tous  ceux  qui  embrasseront  la  vie  monastique. 
Les  paroles  du  grand  Pontife  sont  dignes  d'attention.  «  Celui, 

^  Rè(jle  de  Saint-BenoU,  ch.  ii. 


(  HAPIIRE    IX.  4-91 

(lit-il,  qui,  dans  le  service  de  Dieu,  aspire  à  une  servitude  plus 
haute,  doit  être  libre  de  toute  servitude  humaine  \  » 

S'imaginer  que  de  semblables  dispositions  restaient  stériles, 
c'est  méconnaître  l'esprit  de  ce  temps  ;  elles  produisaient  au 
contraire  les  plus  grands  effets.  On  s'en  fera  une  idée  enlisant, 
dans  le  Décret  de  (iratien',  que  les  esclaves  s'enfuyaient  de  la 
maison  de  leurs  maîtres  et  accouraient,  sous  prétexte  de  reli- 
gion, dans  les  monastères.  Il  fallut  réprimer  cet  abus,  contre 
lequel  s'élevaient  des  plaintes  et  des  clameurs.  Mais  les  abus 
eux-mêmes  ne  rendent  que  plus  hommage  aux  résultats.  Non- 
seulement  c'était  procurer  la  liberté  aux  esclaves,  mais 
c'était  les  grandir  aux  yeux  du  monde  en  leur  ouvrant  l'accès 
d'un  état  qui  gagnait  chaque  jour  un  nouveau  prestige. 

«  Il  ne  faut  pas  oublier,  dit  Tabbé  Thérou,  que  l'Eglise  se 
trouvait  en  présence  d'une  société  où  l'esclavage  était  en  pleine 
vigueur.  La  heurter  de  front  dans  ses  institutions,  lutter  contre 
elle  par  la  force,  tenter  le  sort  d'une  victoire  éclatante,  eût  été 
compromettre,  retarder  le  triomphe  de  la  liberté  en  Jésus- 
Christ.  Aussi,  et  par  suite  de  ce  tact  et  de  cette  prudence 
instinctifs,  qui  conduisent  à  leur  terme  les  évolutions  immor- 
telles d'un  ordre  divin,  les  monastères  n'admettaient  lèses  - 
claves  qu'après  leur  afTranchissement.  Cette  réserve  est 
exprimée  par  saint  Aurélien  et  les  autres  auteurs  des  règles 
monastiques.  Que  si,  d'un  autre  côté,  on  réfléchit  en  quel  hon- 
neur était  alors  le  monachisme,  on  concevra  sans  peine  avec 
quel  zèle  les  maîtres  devaient  accéder  à  ces  sortes  d'affranchis- 
sements, qui  avaient  pour  motif  la  profession  d'un  état  si  vé- 
néré, si  imposant  au  sein  de  la  société. 

»  Du  temps  de  saint  Benoît,  comme  après  lui,  les  moines  pos- 
sédaient des  esclaves  à  l'instar  des  autres  propriétaires.  Ces  es- 
claves formaient  une  partie  intégrante  des  héritages  donnés  ou 
légués  aux  maisons  religieuses;  ils  étaient  transmis  avec  la  terre 
destinée  à  sa  culture.  Leur  sort  différait  peu  de  celui  des 
moines,  ainsi  que  nous  l'apprennent  les  conciles  d'Agde  et 

'  S.  Greg.  Epist.,  lib.  IV.  ep.  xliv.—  *  Dist,  lix,  ch.  xii. 


iO-2  IIISTUIKK   DE   LA    PAPAITÈ. 

(l'Epaone  ',  par  la  défense  qu'ils  intiment  aux  abbés  de  les  af- 
franchir, fondée  sur  cette  raison  :  «  Nous  regardons  comme 
injuste  que  les  religieux  se  livrant  chaque  jour  aux  travaux 
des  champs,  leurs  esclaves  jouissent  des  loisirs  de  la  liberté.  » 
Les  abbés  les  affranchissaient  avec  une  spontanéité  si  hbérale 
que  de  nouvelles  sanctions  furent  portées  contre  les  abus  qu'elle 
semblait  devoir  engendrer.  L'archevêque  d'York,  Ecbert,  alla 
jusqu'à  la  taxer  d'injustice  et  d'impiété,  soutenant  que  les  abbés 
qui  n'avaient  rien  donné  aux  monastères  ne  devaient  pas  en 
diminuer  les  biens  par  des  affranchissements  multipliés  :  Jm- 
piuni  est  enim  ut  qui  res  Ecclesix  non  contulerit ,  damnum 
inférât^.  Malgré  ces  défenses  et  ces  oppositions,  qui,  du  reste, 
attaquaient  plutôt  la  forme  que  le  principe  de  l'émancipation, 
les  moines  n'en  continuaient  pas  moins  leur  œuvre  d'amour  et 
de  haute  justice  chrétienne,  jusqu'à  ce  que  l'esclavage  suc- 
combât, prenant  sa  place  avec  mille  autres  misères  dans  le  do- 
maine de  l'histoire  ^  » 

La  situation  des  moines  est  ici  incontestable,  dit  à  son  tour 
Mœhler;  souvent  leur  constitution  leur  interdisait  le  service 
des  esclaves.  Avec  les  terres  qu'ils  recevaient  en  don  ou  que 
des  moines,  riches  de  leur  patrimoine,  apportaient  au  couvent, 
étaient  compris  les  esclaves  cultivateurs.  Or,  dans  nombre 
de  monastères,  les  posséder  était  réputé  comme  une  chose  in- 
digne. Ils  furent  donc  mis  en  liberté,  exemple  qui  emportait 
avec  lui  une  exhortation  et  une  critique  dont  l'action  salutaire 
devait  s'étendre  d'autant  plus  loin  que  les  moines  jouissaient 
d'une  plus  haute  estime.  Théodore,  moine  grec,  nommé  à 
l'archevêché  de  Cantorbéry  par  le  pape  Yitalien,  pour  instruire 
les  Anglo-Saxons,  peuple  de  néophytes,  dans  la  langue,  les 
arts  et  les  sciences  de  la  Grèce,  afflrme  dans  ses  ouvrages  : 
«  Les  couvents  des  Grèce  n'admettent  point  d'esclaves,  les 
Romains  s'en  servent  ;  »  reproche  d'une  concision  et  d'une 
portée  remarquable.  L'assertion  de  Théodore  est  à  la  vérité 
trop  générale;  plusieurs   siècles  après  lui  l'usage  contraire 

^Can.  XXXVI  et  viii.  —  »  Ecberti  Statula.  cap.  lxx.  —  '  Calniet,  Comment, 
sur  la  Règle  de  Sainl-Benoit,  t.  I^,  p.  \U.  Cf.  le  Christian,  et  l'Esclav.,  p.  63. 


CHAPITRE   IX.  493 

était  en  vigueur  parmi  les  Grecs  dans  quelques-uns  de  leurs 
couvents.  Ces  paroles  nous  prouvent  du  moins  qu'au  septième 
siècle  des  monastères  se  faisaient  un  devoir  de  proscrire  la 
servitude  et  que  les  moines  orientaux  étaient  proposés  comme 
modèles  aux  Latins.  Saint  Platon  et  saint  Théodore  Studite 
sont  à  cet  égard  deux  personnages  historiques  d'une  impor- 
tance toute  particulière.  Né  à  Constantinople,  en  735,  de  parents 
nobles  et  riches,  qu'il  perdit  de  bonne  heure,  saint  Théodore 
fut  nourri  dans  la  piété  et  la  vertu  par  son  oncle,  alors  mi- 
nistre des  finances.  Sous  sa  direction,  il  pouvait  aspirer  un  jour 
aux  premières  dignités.  Bientôt  il  donna  des  preuves  de  talents 
précoces.  Son  patrimoine,  déjà  considérable,  et  dont  l'adminis- 
tration lui  avait  été  remise,  reçut  encore  entre  ses  mains  un 
grand  accroissement.  Estimé,  chéri  de  tous  pour  les  belles 
qualités  de  son  âme  et  ses  avantages  extérieurs,  il  faisait  con- 
cevoir l'espérance  qu'il  serait  le  chef  d'une  des  familles  les 
plus  illustres  de  la  capitale.  Mais  Famour  ponr  Jésus-Christ,  le 
désir  de  se  livrer  sans  partage  et  sans  inquiétude  à  la  médita- 
tion des  choses  divines  prirent  en  lui  un  tel  empire  qu'il  réso- 
lut de  se  retirer  dans  un  monastère.  Avec  la  liberté,  il  distribua 
aux  pauvres  et  à  ses  nombreux  esclaves  son  ample  fortune. 
Mêmes  circonstances,  mêmes  inspirations  se  retrouvent  dans 
saint  Platon,  lorsqu'il  embrassa  la  vie  monastique.  Il  devint 
abbé  de  son  monastère,  qu'il  avait  édifié  par  ses  vertus,  le 
guide  et  le  maître  de  ses  frères  dans  la  vie  spirituelle.  La 
haute  perfection  de  ses  religieux  devait  naturellement  se  réflé- 
chir à  l'extérieur.  La  possession  d'esclaves  leur  fut  défendue 
par  saint  Platon,  qui  trouvait  souverainement  inconvenante  la 
servitude  imposée  par  des  hommes  consacrés  à  Dieu. 

Cette  règle,  d'abord  exécutée  dans  un  seul  couvent,  s'étendit 
davantage  par  sa  liaisort  avec  d'autres  événements.  Théodore, 
neveu  de  Platon,  uni  d'esprit  à  son  oncle,  lui  succéda  de  son 
vivant  dans  la  charge  d'abbé  ;  il  laissa  deux  testaments,  où  il 
déposa  des  trésors  de  sagesse  acquis  par  une  longue  expé- 
riencej  de  profondes  études,  de  pieux  désirs,  ainsi  que  des 
préceptes  relatifs  à  la  profession  monastique. 


Ai)\  HISTOIRE   DF.    LA   PAPAUTÉ. 

Bans  ce  qu'il  appelle  son  second  testament ,  il  dit  à  ses 
moines  :  «  Vous  ne  devez  jamais  employer  d'esclaves,  ni  pour 
des  services  personnels,  ni  pour  les  aiïaires  du  couvent,  ni 
pour  la  culture  des  terres;  l'esclave  est  un  homme  créé  à 
l'image  de  Dieu.  »  Les  persécutions  dont  Théodore  et  Platon 
furent  les  victimes,  en  rehaussant  l'éclat  de  leurs  vertus,  les 
rendirent  l'objet  dune  vénération  universelle.  Eux  seuls,  pen- 
dant de  longues  années,  défendirent  la  juste  sévérité  de  la 
morale  chrétienne  contre  l'empereur  Constantin,  fils  d'Irène, 
qui,  sous  des  prétextes  frivoles,  avait  répudié  son  épouse  lé- 
gitime. Ils  ne  craignirent  pas  de  flétrir  ce  prince  par  l'excom- 
munication, quoi  qu'il  se  fût  uni  en  secondes  noces  à  l'une  de 
leurs  proches  parentes.  Leur  inflexible  et  héroïque  fermeté, 
d'une  influence  prodigieuse  sur  les  mœurs  publiques,  les 
exposa  aux  plus  horribles  traitements.  Mais,  plus  Constantin 
sévit  contre  eux,  plus  il  augmenta  leur  puissance  sur  le  peuple. 
Théodore  fut  encore  en  butte  à  la  fureur  des  iconoclastes;  et 
resta  toujours  inébranlable  et  dévoué.  Cette  intrépidité  et  ces 
souffrances  leur  conquirent  une  autorité  qui  retentissait  au 
loin  ;  leurs  paroles  et  leurs  conseils  se  transformèrent  en  lois 
pour  un  grand  nombre  de  monastères  où  l'on  adopta  leurs 
principes  sur  l'esclavage.  Durant  la  persécution ,  plusieurs 
moines  s'enfuirent  du  monastère  de  Stude;  les  uns  se  réfu- 
gièrent dans  d'autres  maisons,  les  autres  fondèrent  de  nou- 
velles communautés,  mais  tous  transmirent  à  leurs  frères  la 
haine  de  la  servitude. 

L'esprit  du  monachisme  n'était  pas  inactif  en  Occident,  et 
Théodore  de  Cantorbéry  se  trompe,  soit  qu'il  affirme  l'absence 
totale  d'esclaves  parmi  les  moines  grecs,  soit  qu'il  attribue  aux 
moines  romains  l'usage  ordinaire  de  s'en  servir.  A  partir  du 
sixième  siècle,  les  religieux  d'Occident  se  portent  avec  un  tel 
zèle  à  l'abolition  de  l'esclavage,  que  les  conciles  crurent  op- 
portun de  leur  imposer  une  certaine  mesure,  pour  ne  pas  ex- 
poser les  moines  à  un  surcroît  excessif  de  travail*.  Saint  Be- 
noît d'Aniane  ravit  surtout  notre  admiration  :  fils  du  comte  de 

»  llarduin.,  Summ.  conc,  t.  V.  p.  56. 


CHAPITRE    TX.  495 

Maguelone,  placé  à  la  cour  de  Pépin  et  de  Charlemagne,  il 
quitta  le  monde  pour  relever  la  discipline  monastique  et  rap- 
peler les  moines  à  la  fidélité  de  leur  mission.  La  réforme  partit 
du  couvent  d'Aniane  ;  de  là,  grâce  au  concours  de  Charle- 
magne et  de  Louis  le  Débonnaire,  elle  s'établit  dans  beaucoup 
d'autres  maisons.  Or,  Benoît  acceptait  les  biens-fonds  qui  lui 
étaient  offerts  ;  quant  aux  esclaves,  il  leur  donnait  toujours  la 
liberté  ' . 

A  l'époque  de  Charlemagne,  la  cause  de  l'humanité  touchait 
à  sa  solution.  Ce  prince,  vers  779,  ayant  appris  que  les 
Romains  vendaient  des  esclaves  aux  Sarrasins,  s'en  plaignit 
amèrement  au  pape  Adrien.  Le  Pontife  lui  répondit  que 
c'étaient  des  Lombards  qui,  pressés  par  la  famine,  vendaient 
ces  esclaves  à  des  Grecs  ;  que  lui-même  s'était  efforcé  de  tout 
son  pouvoir  d'arrêter  ce  trafic  ;  que  vaines  avaient  été  ses 
mesures,  attendu  que  plusieurs  de  ces  infortunés  montaient 
d'eux-mêmes  sur  les  vaisseaux  des  Grecs,  pour  échapper  au 
tourment  de  la  faim  en  Italie  '. 

Les  Anglo-Saxons  furent  des  derniers  à  abandonner  le 
commerce  de  leurs  semblables.  L'habitude  et  l'amour  du  gain 
défiaient,  chez  les  Northumbres,  tous  les  efforts  de  la  législa- 
tion. Comme  les  sauvages  de  l'Amérique,  on  les  accuse  d'avoir 
enlevé,  non-seulement  leurs  compatriotes,  mais  même  leurs 
amis  et  leurs  parents,  et  de  les  avoir  vendus  dans  les  ports  du 
continent.  Les  habitants  de  Bristol  se  signalèrent  jusqu'à  l'ex- 
trémité par  la  plus  triste  persévérance.  Leurs  agents  parcou- 
raient toutes  les  parties  de  la  contrée,  mettaient  souvent  un 
haut  prix  aux  femmes  enceintes,  et  des  cargaisons  d'esclaves 
partaient  régulièrement  pour  se  rendre  dans  les  ports  de 
l'Irlande,  où  le  débit  en  était  assuré  et  avantageux.  Leur 
barbare  opiniâtreté  ne  céda  qu'à  la  puissance  religieuse,  qu'à 
la  parole,  qu'à  la  sollicitude  d'un  saint  prélat,  de  Wulstan, 
évêque  de  AVorcester.  L'homme  de  Dieu  visitait  tous  les  ans 
Bristol,  il  résidait  des  mois  entiers  dans  le  voisinage  et  prêchait 

'  Mabillôn,  Acta  Sanct.  Ordinis  Sancti  Denedicti,  ssec.  iv,  p.  I,  p.  192.  n.  10 
el  197.  ~  '■^  Longueval,  Hist.  de  l'Eglise  gaîlicnne,  liv.  XII,  p.  49o. 


490  HISTOIRi:   T)F.   LA   PAPAUTI-. 

tous  les  dimanches  contre  la  cruauté  et  l'impiété  des  trafiquants 
d'esclaves.  A  la  fin,  les  marchands,  touchés  par  ses  discours, 
résolurent,  dans  une  assemblée  solennelle,  de  renoncer  désor- 
mais à  ce  négoce.  Un  d'eux,  ayant  osé  peu  de  temps  après 
violer  son  engagement,  fut  condamné  à  perdre  la  vue  '. 

Mais  citons  encore  quelques  autres  faits  non  moins  glorieux; 
prêtons  l'oreille  à  la  voix  de  l'amour,  dont  les  siècles  nous 
ont  transmis  les  accents ,  accents  de  gr«^co  et  d'une  liberté 
pure  et  sans  tache.  Notre  génération  n'envierait-elle  pas  aux 
générations  passées  ces  paroles  hautes  et  généreuses  que  le 
vénérable  abbé  de  Saint-Mihiel,  Smaragde,  adressait  à  Louis 
le  Débonnaire  '  ;  «  Bannissez,  ô  roi  très-clément,  la  servitude 
de  votre  royaume.  Soyez  le  fils  très-fidèle  de  ce  Père  auquel 
vous  dites  tous  les  jours  avec  vos  frères  :  Noti^e  Pèi^e  qui  êtes 
aux  deux.  Tout  ce  qu'il  aime,  aimez-le;  tout  ce  qu'il  défend, 
défendez-le.  Imitez  fidèlement  Celui  avec  qui  vous  espérez 
régner  dans  Téternité.  C'est  lui-même  qui  a  donné  à  Moïse 
ce  précepte  :  Si  un  homme  est  convaincu  d'avoir  circonvenu 
son  frère  parmi  les  enfants  d'Israël,  de  l'avoir  vendu  et  d'en 
avoir  perçu  la  valeur,  il  sera  tué,  et  tu  détruiras  le  mal  du 
milieu  de  ton  peuple.  »  Isaïe  recommande  la  justice  et  la 
rectitude  à  l'égard  des  esclaves,  il  veut  qu'on  leur  rende  la 
liberté  :  «  N'y  a-t-il  pas  un  jeune  de  mon  choix?  Rompez  les 
liens  de  l'iniquité,  portez  les  fardeaux  de  ceux  qui  sont  accablés, 
donnez  des  consolations  aux  affligés,  brisez  les  liens  des 
captifs.  »  L'homme  doit  réellement  obéir  à  Dieu  et  observer 
ses  préceptes,  autant  que  cela  lui  est  possible.  Or,  entre 
autres  préceptes  salutaires  et  œuvres  méritoires,  chacun, 
animé  par  son  ardent  amour,  doit  rendre  à  la  liberté  ses 
esclaves,  considérant  que  ce  n'est  pas  la  nature^  ^lais  le  péché 
qui  les  lui  a  soumis.  Nous  avons  été  créés  dans  une  condition 
égale  :  la  faute  est  l'origine  de  l'esclavage.  Remettez  donc, 
et  il  vous  sera  remis.  »  Jonas,  évêque  d'Orléans,  rappelait 
avec  non    moins    d'énergie    l'égalité    commune  à  tous  les 

^  Lingard,  Hisl.  d'Angleterre,  !"■  sup})l  .  p.  367.  —  *  D'Achéry,  Spicile<j., 
t.  I,  p.  2;J8. 


CHAPITRE   IX*  407 

hommes  dans  son  ouvrage  de  l'Institution  des  laïques  :  <(  Que 
les  riches  et  les  puissants  reconnaissent  qu'ils  sont  égaux  par 
nature  à  leurs  esclaves  et  aux  pauvres.  Si  donc  les  esclaves 
sont  naturellement  égaux  à  leurs  maîtres,  que  ceux-ci  ne 
comptent  pas  sur  l'impunité,  lorsque,  dominés  par  une  aveugle 
indignation  et  par  une  fureur  ardente,  ils  sévissent  avec  excès 
contre  les  fautes  de  leurs  esclaves,  soit  en  les  déchirant  par 
des  coups  atroces,  soit  en  les  mutilant  par  la  privation  de 
leurs  membres.  Ils  ont  pour  juge  dans  les  cieux  un  Dieu 
unique.  Qu'ils  sachent  que  la  nature  a  fait  leurs  pairs  et  leurs 
égaux  ceux  qu'ils  voient  dans  ce  siècle  faibles,  méprisables 
par  leur  extérieur  et  leur  couleur,  inférieurs  à  eux  par  la 
fortune'.  »  Et  ce  saint  prélat  ne  craignait  pas  de  rappeler  à 
l'aristocratie  féodale  que  la  cause  des  pauvres  devait  être 
préférée  à  l'amour  des  chiens,  des  éperviers  et  de  la  chasse. 

XII.  Un  autre  moyen  d'affranchissement,  indiqué  par  les 
précédentes  citations,  c'est  le  célibat  du  prêtre  catholique. 

Chez  les  Germains,  les  prêtres  faisaient  partie  de  l'aristo- 
cratie la  plus  élevée.  Le  roi  concentrait  en  sa  personne  le 
pouvoir  civil  et  religieux.  Dans  le  Christianisme,  au  contraire, 
le  sacerdoce,  pouvoir  purement  spirituel,  et  qui  opère  sur 
1  homme  en  vertu  d'un  principe  libre,  fut  séparé  de  la  royauté 
dépositaire  de  la  force.  L'antiquité  chrétienne  a  fixé  par  ses 
enseignements  l'idée  qu'on  doit  avoir  de  la  vie  du  prêtre  : 
l'homme  des  désirs  purs  et  de  l'abnégation  propre,  le  céliba- 
taire qui  jette  en  Dieu  tous  ses  vœux  et  ses  besoins  personnels, 
et  fait  de  ses  actions  et  de  ses  douleurs  un  sacrifice  continuel 
à  la  société.  C'était  d'une  telle  vie  qu'il  était  écrit  :  Qui  potest 
capere,  capiat.  De  longtemps  les  Germains  ne  comprirent  pas 
cette  parole.  Ils  y  entrevoyaient  bien  un  sens  divin  et  propre  à 
exalter  celui  qui  la  mettait  en  pratique  :  mais  par  leur  simpli- 
cité et  leur  droiture  naturelle,  incapables  de  tromper,  malgré 
toute  leur  barbarie,  les  nobles  et  les  hommes  évitèrent  un  far- 
deau dont  le  poids  leur  paraissait  au-dessus  de  leurs  forces.  Le 
sacerdoce  devint  le  partage  presque   exclusif  des  esclaves  ; 

*  D'Achéry,  Spicileg.,  t.  I,  p.  297. 

IV.  a2 


498  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

comme  les  prêtres  des  faux  dieux  avaient  occupé  le  premier 
rang  dans  la  nation,  il  parut  convenable  aux  Germains  que  le 
prêtre  du  vrai  Dieu  fut  aussi  environné  d'honneurs  et  de 
distinctions  terrestres.  L'évêque  marcha  donc  de  pair  avec  les 
comtes,  l'archevêque  avec  les  ducs,  et  tous  deux  siégèrent 
parmi  les  grands  de  lempirc,  puissants  dans  le  conseil  du  roi 
et  les  assemblées  du  peuple,  fussent-ils  descendus  des  derniers 
esclaves  !  Mais  le  prêtre  était  aussi  l'homme  de  la  science  :  la 
science  et  la  volonté  qui  se  consacraient  aux  choses  saintes, 
furent  élevées  au  niveau  social  de  la  noblesse,  concession  dont 
le  germe  reposait  dans  l'avenir  des  royaumes  chrétiens.  Cette 
forme  était  la  plus  expressive  et  le  truchement  le  plus  capable 
d'inculquer  aux  barbares  l'égalité  parfaite  devant  Jésus-Christ 
du  Grec  et  du  Juif,  de  l'homme  libre  et  de  l'esclave,  qui  avait 
droit  à  une  place  bien  différente  de  celle  que  le  paganisme  lui 
avait  assignée. 

A  première  vue,  un  pareil  fait  excite  l'étonnement  et  l'on  se 
sent  incliné  au  doute  ;  mais  enfln  le  fait  est  indubitable.  Les 
lois  ecclésiastiques  permettent,  forment  même  le  vœu  qu'on 
reçoive  des  esclaves  dans  l'état  ecclésiastique,  pourvu  qu'ils  se 
distinguent  par  les  mérites  d'une  vie  honnête,  comme  s'expri- 
mait, en  655,  le  neuvième  concile  de  Tolède*.  La  discipline  de 
l'EgUse  sur  ce  point  était  conséquente  avec  ses  doctrines.  L'es- 
clave était  homme  aussi  bien  que  les  autres  hommes,  on  pou- 
vait l'ordonner  aussi  bien  que  l'homme  le   plus   puissant. 
Néanmoins,   tant   qu'il  demeurait  assujéti  à  son  maître,   il 
manquait  de  l'indépendance  requise  pour  la  dignité  de  l'au- 
guste ministère,  c'est  pourquoi  on  exigeait  qu'il  ne  put  être 
ordonné  sans  être  au  préalable  mis  en  liberté.  Rien  de  plus 
raisonnable,  de  plus  juste,  de  plus  prudent  que  cette  limite 
apportée  à  une  discipline  d'ailleurs  si  noble  et  si  généreuse, 
qui  était  à  elle  seule  une  protestation  éloquente  en  faveur  de  la 
dignité  de  l'homme.  L'Eglise  déclarait  solennellement  qu'elle 
ne  trouvait  point  indigne  d'elle  de  choisir  ses  ministres  parmi 
ceux  qui  avaient  été  sujets  à  la  servitude.  En  plaçant  dans  une 
>  Harduin.,  Sum.  conc,  t.  III,  p.  976, 


CHAPITRK  IX.  499 

sphère  si  respectable  ceux  qui  venaient  de  quitter  leurs  chaînes, 
elle  combattait  des  préjugés  funestes  aux  esclaves,  elle  créait 
des  liens  puissants  entre  eux  et  la  classe  la  plus  vénérée  des 
hommes  libres. 

On  vit  à  cette  époque  s'introduire  l'abus  de  conférer  les 
ordres  sacrés  aux  esclaves,  sans  le  consentement  de  leurs 
maîtres;  abus  tout-à-fait  contraire,  il  est  vrai,  aux  canons 
sacrés  et  qui  fut  réprimé  par  l'Eglise  avec  un  zèle  digne 
d'éloges,  mais  qui  ne  laisse  pas  d'être  fort  utile  pour  faire  ap- 
précier convenablement  l'effet  profond  des  idées  et  des  institu- 
tions religieuses.  Il  arrive  maintes  fois  que  les  abus  ne  sont 
que  l'exagération  d'un  bon  principe.  Les  idées  religieuses  s'ac- 
commodaient mal  de  l'esclavage  ;  l'esclavage  se  trouvait  sou- 
tenu par  les  lois  :  de  là  une  lutte  incessante,  se  reproduisant 
sous  différents  aspects,  mais  toujours  dirigée  vers  le  même  but, 
l'émancipation  universelle. 

L'abus  dont  nous  parlons  est  attesté  par  des  documents 
curieux,  qui  se  trouvent  réunis  dans  le  Décret  de  Gratien  ^  En 
examinant  ces  documents  avec  attention,  on  y  voit  :  1°  que  le 
nombre  d'esclaves  amenés  par  ce  moyen  à  la  liberté  était  fort 
considérable,  puisque  les  plaintes  et  les  clameurs  à  ce  sujet 
sont  universelles  ;  2°  que  les  évêques  prenaient  généralement 
le  parti  des  esclaves,  qu'ils  étendaient  leur  protection  fort  loin 
et  s'efforçaient  de  réaliser  de  toutes  manières  les  doctrines 
d'égalité  ;  ces  documents  portent  en  effet  qu'il  n'existait 
presque  pas  un  évêque  qui  n'eût  à  se  reprocher  cette  condes- 
cendance répréhensible  ;  3^  que  les  esclaves,  connaissant  cet 
esprit  de  protection,  s'empressaient  de  dénouer  leurs  chaînes 
et  de  se  jeter  dans  les  bras  de  l'EgUse  ;  4°  que  cette  réunion  de 
circonstances^devait  produire  dans  les  esprits  un  mouvement 
très-favorable  à  la  liberté  ;  que  cette  communication  affectueuse 
établie  entre  les  esclaves  et  l'Eglise,  alors  si  puissante  et  si 
influente,  dut  faire  avancer  rapidement  les  peuples  vers  cette 
liberté  que  nous  voyons  complètement  triomphante  quelques 
siècles  plus  tard. 

1  Distinct.,  liv,  cap.  ix,  x,  xi  et  xii. 


hOO  HISTOIRE   DE   LA    PAPAl  TÉ. 

Les  lois  civiles,  dans  tous  les  royaumes,  se  mirent,  sur  ce 
point,  d'accord  avec  les  lois  ecclésiastiques;  et,  comme  la  loi 
canonique,  par  raison  d'ordre  et  de  justice,  elles  établirent  que 
l'esclave  serait  arfranclii  avant  l'ordination.  Pour  la  France,  en 
particulier,  nous  voyons  par  Thégand,  chorévèque  de  Trêves, 
vers  849,  que  la  plupart  des  évéques  en  crédit  à  la  cour  étaient 
de  la  condition  des  plus  vils  esclaves;  Thégand,  il  est  vrai,  s'é- 
lève contre  ce  fait  et  lui  attribue  les  dissensions  du  royaume, 
parce  que  ces  sortes  d'évêques,  suivant  lui,  agissaient  ordinai- 
rement contre  la  noblesse'.  Ce  jugement  ne  nous  étonne  pas; 
les  contemporains  du  Débonnaire  cherchèrent  partout  la  cause 
des  troubles,  excepté  là  où  elle  était  réellement.  Ebbon,  arche- 
vêque de  Reims,  auparavant  servus  vilissimus,  le  bouc  émis- 
saire de  l'époque,  suivant  l'expression  de  Luden,  doit  surtout 
avoir  excité  ces  récriminations.  En  France,  quelques  évéques 
allèrent  même  jusqu'à  préférer,  pour  le  sacerdoce,  les  esclaves 
aux  hommes  libres.  Saint  Chrodegand,  dans  sa  Règle  pour  les 
chanoines,  blâme  avec  raison  une  telle  partialité,  sans  tomber 
dans  l'autre  extrême,  parce  que,  dit-il,  devant  Dieu,  il  n'y  a 
pas  acception  de  personnes.  Le  dernier  Pape  qui  fut  obligé  de 
rappeler  que,  dans  le  Christianisme,  et  par  conséquent  devant 
l'Eglise,  il  n'y  avait  point  de  distinction  entre  l'esclave  et 
l'homme  libre,  fut  Clément  lY.  Le  roi  de  Hongrie  Bêla  refu- 
sait de  reconnaître  un  évêque,  parce  qu'il  était  de  condition 
servile.  Ce  Pontife  envoya  au  prince  une  très-belle  instruction 
lui  montrant  que  l'esclavage  ne  vient  point  de  Dieu,  que  devant 
lui  tous  les  hommes  sont  égaux,  que,  par  conséquent,  on  ne 
pouvait  condescendre  à  sa  répugnance. 

A  propos  de  ces  faits,  le  docte  Rubichon  va  jusqu'à  pré- 
tendre que  ce  n'est  pas  le  Christianisme  qui  a  détruit  l'escla- 
vage, mais  le  sacerdoce  du  Catholicisme,  parce  que,  pour  la 
première  fois  dans  le  monde,  le  sacerdoce  s'est  composé 
d'hommes  voués  au  célibat,  et  qu'une  partie  d'entre  eux  se 
formèrent  en  congrégations  dont  tous  les  membres,  voués  eux- 
mêmes  à  la  pauvreté,  se  livrèrent  exclusivement  au  service 

1  pucliasne.  Script.  Ilist.  Franc,  t.  II,  p.  279. 


CHAPITRE    IX.  501 

des  pauvres.  A  partir  de  ce  jour,  les  pauvres  formèrent,  pour 
la  première  fois  dans  le  monde,  une  corporation  libre.  D'après 
l'instinct  de  conservation  que  la  Providence  donne  à  tout  être, 
les  malheureux  n'auraient  jamais  accepté  une  existence  pré- 
caire, s'ils  ne  s'étaient  connus  une ^  égide  dans  l'Eglise.  La 
preuve  en  est  que  là  où  elle  n'avait  pas  eu  encore  le  temps  de 
se  constituer,  nombre  de  populations  qui  n'appartenaient  à 
aucun  seigneur,  dans  le  Midi,  par  exemple,  avaient  éprouvé 
un  tel  dénûment  qu'elles  étaient  venues  demander  à  faire 
partie  d'un  fief,  parce  que  là  où  il  y  avait  servage,  il  y 
avait  également  protection  et  subsistance.  L'Eglise,  qui  aspirait 
à  établir  la  liberté  dans  des  vues  élevées  de  religion,  que  l'ins- 
titution de  l'esclavage  contrariait,  était  trop  prudente  pour 
laisser  courir  au  pain  journalier  du  pauvre  le  moindre  hasard. 
C'est  parce  que  sa  charité  sut  pourvoir  aux  besoins  du  pauvre, 
que  l'Eglise  sut  maintenir  la  liberté,  et  l'on  peut  conjecturer 
que  si  le  clergé  venait  à  disparaître,  on  ne  tarderait  pas, 
même  chez  les  peuples  chrétiens,  à  voir  reparaître,  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  l'esclavage  V 

XIII.  Un  cinquième  moyen  d'affranchissement,  ce  fut  la  con- 
duite de  l'Eglise  à  l'égard  des  Juifs.  Ce  peuple  singuher,  dit 
Balmès,  qui  porte  sur  son  front  la  marque  du  proscrit,  et  qui, 
dispersé  parmi  toutes  les  nations,  ne  se  confond  jamais  avec 
elles,  cherche  à  consoler  son  infortune  en  accumulant  des  tré- 
sors ;  il  semble  se  venger  de  l'isolement  dans  lequel  le  laissent 
les  autres  peuples,  en  suçant  leur  substance  par  d'insatiables 
usures.  Au  sein  de  la  misère  qu'avaient  nécessairement?  amenée 
de  séculaires  bouleversements,  une  cupidité  sans  entrailles 
devait  se  créer  une  puissance  funeste.  La  dureté  des  lois  et  des 
mœurs  antiques ,  relativement  aux  débiteurs  ,  n'était  point 
effacée  ;  on  était  loin  d'estimer  à  sa  juste  valeur  le  prix  de  là 
liberté,  et  il  ne  manquait  pas  de  gens  qui  la  vendaient  pour 
se  tirer  d'embarras.  Il  fallait  donc  empêcher  que  la  richesse  des 
Juifs  ne  tournât  au  préjudice  des  chrétiens. 
Le  troisième  concile  d'Orléans,  célébré  l'an  538,  défend  aux 
^  Rubichon,  du  Mécanisme  de  la  société  en  France  et  en  Angleterre,  p.  261. 


502  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

Juifs,  par  son  canon  xni,  d'obliger  les  esclaves  chrétiens  à  des 
choses  contraires  à  la  religion.  Cette  disposition,  qui  garantis- 
sait la  hberté  de  l'esclave  dans  le  sanctuaire  de  la  conscience, 
la  rendait  respectable  aux  yeux  du  maître  lui-même.  C'était 
d'ailleurs  une  solennelle  proclamation  de  la  dignité  de 
l'homme;  c'était  déclarer  que  la  servitude  ne  pouvait  étendre 
son  domaine  jusqu'à  la  région  sacrée  de  l'esprit.  Néanmoins, 
cela  ne  suffisait  pas  ;  il  convenait  de  faciliter,  aux  esclaves  des 
Juifs,  le  moyen  de  recouvrer  la  liberté.  Trois  ans  seulement 
s'écoulent;  en  541,  se  célèbre  le  quatrième  concile  d'Orléans  ; 
il  faut  remarquer  tout  le  progrès  qui  s'est  accompli  en  si  peu 
de  temps.  «  Si  les  esclaves  chrétiens  qui  servent  les  Juifs,  dit 
le  concile,  se  réfugient  dans  l'Eglise  ou  auprès  de  quelque 
chrétien,  on  les  rachètera  ajuste  prix.  »  Il  va  plus  loin  :  «  Dé- 
fense aux  Juifs  de  circoncire  les  étrangers  et  les  chrétiens,  ou 
d'épouser  des  esclaves  chrétiennes.  Un  Juif  qui  pervertit  un 
esclave  chrétien  perdra  tous  ses  esclaves.  Et,  si  quelque  esclave 
chrétien  a  été  mis  en  liberté  à  condition  de  se  faire  juif,  la  con- 
dition est  nulle'. 

Plus  l'abus  augmente,  et  plus  la  loi  redouble  de  sévérité. 

Dans  le  premier  concile  de  Màcon,  il  est  défendu  aux  chré- 
tiens de  manger  avec  les  Juifs,  et  aux  Juifs  d'avoir  des  esclaves 
chrétiens.  On  permet  de  racheter  à  un  Juif  l'esclave  chrétien 
pour  douze  sous^ 

((  Défendu  aux  Juifs  d'avoir  des  femmes  ou  des  concubines 
chrétiennes,  ou  des  esclaves  chrétiens  pour  les  servir  et  d'exer- 
cer des  charges  publiques.  Les  enfants  qui  naîtront  de  sem- 
blables mariages  seront  baptisés  \  » 

'(  Défense,  sous  peine  d'excommunication,  de  vendre  des 
esclaves  chrétiens  à  d'autres  qu'à  des  chrétiens.  Si  un  Juif  mal- 
traite ses  esclaves  chrétiens  pour  leur  faire  embrasser  le 
judaïsme,  ils  seront  confisqués  au  profit  du  roi\  » 

((  Les  Juifs  n'auront  pas  d'esclaves  chrétiens,  et  s'ils  ont  la 
témérité  d'en  avoir,  soit  en  les  achetant,  soit  en  les  acceptant 

»  Canon  xxxi.  -   *  Canons  xv  et  xvi.  —  ^  III«  concile  de  Tolède,  589, 
canon  xiv.  —  •  Concile  de  Reims,  6^5,  canon  xi. 


CHAPITRE  IX.  503 

de  ceux  qui  leur  en  feraient  don,  ces  esclaves  seront  mis  en 
liberté*.  » 

«  Défense  de  vendre  des  esclaves  chrétiens  hors  du  royaume 
de  Clovis,  de  peur  qu'ils  ne  tombent  sous  la  puissance  des 
Juifs  *.  )) 

«  Les  esclaves  ne  seront  vendus  qu'en  présence  de  Févôque, 
du  comte  et  de  l'archidiacre,  ou  devant  des  témoins  connus,  et 
on  ne  pourra  les  vendre  hors  du  royaume  \  » 

«  Qu'il  ne  soit  permis  ni  aux  Juifs,  ni  aux  Sarrasins,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit,  d'avoir  dans  leurs  maisons  des 
esclaves  chrétiens*.  » 

Ces  mesures,  ces  décrets  n'étaient  pas  de  vaines  formules,  ni 
des  vœux  stériles  d'une  pieuse  intention,  mais  bien  l'action, 
l'acte  efficace  d'une  institution  qui  réalisait  sa  pensée  et  sa  pa- 
role par  mille  organes  divers.  L'Eglise  modifiait  en  tous  sens 
la  société,  l'investissant  de  son  atmosphère  à  chaque  moment 
de  sa  durée.  Ses  agents,  ses  auxihaires  dans  l'abolition  de  l'es- 
clavage, ce  sont  des  volontés  énergiques,  des  âmes  empreintes 
de  son  esprit  et  qu'une  immense  compassion  pour  l'espèce 
humaine  ravit,  tourmente,  passionne  et  transporte  d'amour. 
C'est  ce  reflet  de  la  charité  chrétienne  qui  prête  aux  légendes 
un  parfum  si  délicieux  et  leur  imprime  le  sceau  d'une  ineffable 
originalité.  Ils  étaient  certes  de  grands  bienfaiteurs  de  l'huma- 
nité des  hommes  tels  qu'un  saint  Epiphane,  évèque  de  Pavie, 
saint  Avit,  saint  Césaire  d'Arles,  saint  Germain  de  Paris,  saint 
Amand,  etc. 

Que  dire  du  saint  pontife  Grégoire,  que  les  siècles  ont  sur- 
nommé le  Grand,  plus  grand  encore  par  la  candeur  et  la  ten- 
dresse de  son  âme  que  par  la  justesse  et  la  vigueur  de  son  es- 
prit? A  la  vue  d'un  esclave,  ses  entrailles  s'émeuvent,  son  cœur 
se  brise  :  le  voir,  gémir,  compatir,  se  dévouer,  se  sacrifier  pour 
l'arracher  à  la  servitude,  ne  forme  en  lui  qu'un  même  senti- 


^  1V«  concile  de  Tolède,  633,  canon  lxvi.  —  *  Concile  de  CMlons,  630, 
can.  IX.  —  '  Capit.  de  Charlemagne,  chap.  xx;  Histoire  de  l'Eglise  gallicane, 
t.  IV,  p.  497.  —  *  IIi<=  concile  de  Latran,  1179,  can.  xxvi. 


504  HISTOIRE    DE    LA    PAPAtlTÉ. 

ment,  tant  l'amour,  comme  un  feu  divin,  le  presse,  Tagite  et 
le  domine  tout  entier. 

Elevé  sur  le  Siège  apostolique,  saint  Grégoire  affranchit  des 
esclaves.  L'esprit  qui  le  conduit  dans  cette  circonstance  mérite 
d'autant  plus  d'être  connu  que,  comme  Chef  et  représentant 
suprême  de  l'Eglise  catholique,  il  en  est  aussi  l'expression  la 
plus  fidèle.  Ecoutons-le  motiver  son  action  dans  l'acte  d'af- 
franchissement :  «  Notre  Rédempteur,  créateur  de  toutes  les 
créatures,  a  daigné,  dans  sa  miséricorde,  revêtir  la  chair  de 
l'homme  pour  briser  par  la  grâce  de  la  divinité  le  lien  de  la 
servitude  qui  nous  tenait  captifs,  et  nous  rendre  à  notre  pre- 
mière liberté.  C'est  donc  une  action  salutaire  de  remettre,  par 
le  bienfait  de  l'affranchissement,  dans  la  liberté  où  ils  étaient 
nés,  des  hommes  que  la  nature  à  créés  libres  et  que  le  droit 
des  nations  a  soumis  au  joug  de  la  servitude.  C'est  pourquoi, 
en  vue  de  Dieu  et  en  considération  de  ce  motif,  nous  vous 
déclarons  libres  dès  ce  jour  et  citoyens  romains,  vous,  Monthan 
et  Thomas,  esclaves  de  la  sainte  Eglise  romaine,  que  nous 
servons  avec  l'aide  de  Dieu,  et  nous  laissons  à  votre  disposition 
tout  le  pécule  que  vous  avez  amassé  durant  le  temps  de  votre 
servitude*.  » 

C'est  encore  saint  Grégoire  qui  déclare  que  vendre  les  vases 
sacrés  pour  le  rachat  des  captifs  est  une  œuvre  agréable  à 
Dieu'.  Ce  Pape  apprit  que  les  paysans  des  terres  de  l'Eglise 
dans  la  Sicile  étaient  soumis  à  des  droits  excessifs  lorsqu'ils 
se  mariaient;  que  les  parents  des  fermiers  ne  leur  succédaient 
pas,  parce  que  l'Eghse  héritait  en  leur  place;  qu'on  affectait 
de  punir  les  fautes  par  des  amendes  pécuniaires  ;  que  les  objets 
volés  n'étaient  pas  restitués  à  ceux-mêmes  qui  en  avaient  fait 
la  perte.  Il  ordonna  que  les  esclaves  pourraient  se  marier  sans 
payer  plus  d'un  écu,  que  les  parents  des  fermiers  leur  succé- 
deraient, que  si  leurs  enfants  étaient  encore  mineurs,  l'Eglise 
leur  donnerait  des  tuteurs;  que  les  peines  corporelles  ne 
seraient  plus  changées  en  amendes  ;  qu'on  restituerait  à  celui 

^  Gratian.  Décret.,,  pars  II,  p.  1011,  cap.  CLXViii.  —  '  Gregor.,  lib.  VI, 
ep.  XXXV. 


CHAPITRE   IX.  505 

qui  aurait  été  volé.  Il  voulut  que  cette  ordonnance  fût  mise 
entre  les  mains  de  tous  les  paysans  de  Sicile,  afin  qu'ils 
fussent  instruits  et  armés  contre  les  exactions  injustes  *. 

La  miséricorde  de  l'Eglise  pour  les  esclaves  se  révèle  à 
chaque  pas.  En  590,  le  quatrième  de  novembre,  il  se  tint  un 
concile  à  Séville,  composé  de  huit  évêques,  dont  saint  Léandro 
était  le  premier.  Comme  ils  furent  assemblés  dans  l'Eglise,  les 
diacres  de  Pelage,  évêque  d'Astigi,  leur  présentèrent  un  état 
des  esclaves  de  la  môme  Eglise,  que  Gaudence,  son  prédé- 
cesseur, avait  affranchis  ou  donnés  à  ses  parents.  Ils  con- 
sultèrent les  canons  et  trouvèrent  que  les  donations  ou  alié- 
nations des  biens  ecclésiastiques  faites  par  l'évêque  étaient 
nulles,  à  moins  qu'il  n'eût  donné  ses  biens  propres  à  l'Eglise, 
car  alors  on  faisait  compensation.  Ils  décidèrent  donc  que, 
hors  ce  cas,  les  aliénations  et  les  affranchissements  faits  par 
Gaudence  ne  devaient  point  subsister.  Toutefois,  par  un  sen- 
timent d'humanité,  ils  ordonnèrent  que  les  serfs  ainsi  affranchis 
demeureraient  libres,  mais  sujets  de  l'Eglise,  et  qu'ils  ne 
pourraient  laisser  leur  pécule  qu'à  leurs  enfants,  qui  seraient 
à  perpétuité  sujets  de  l'Eglise  comme  eux  et  aux  mêmes  con- 
ditions '. 

Saint  Perpétuus,  évêque  de  Tours,  s'exprimait  ainsi  dans 
son  testament  :  «  D'abord  moi.  Perpétue,  je  veux  que  les 
hommes  et  les  femmes  que  je  possède  dans  ma  campagne  de 
Savonière  et  que  j'ai  achetés  de  mes  deniers  soient  rendus  à 
la  liberté,  de  même  que  les  serfs  que  je  n'aurai  pas  affranchis 
dans  l'église  le  jour  de  ma  mort,  de  telle  sorte  cependant 
qu'ils  servent  librement  mon  église  leur  vie  durant,  mais  sans 
aucune  obligation  transmissible  à  leurs  héritiers  ^.  » 

On  raconte-de  saint  Eloi,  une  des  gloires  du  septième  siècle  : 
«  Il  avait  une  dévotion  particulière  à  racheter  les  captifs. 
Quand  il  savait  que  l'on  allait  vendre  quelque  part  un  esclave, 
il  y  courait  et  il  en  rachetait  des  cinquante  et  des  cents  à  la 
fois,  principalement  des  Saxons,  que  l'on  vendait  à  grandes 

^  Gregor.,  lib.  I,  epist.  xxxxii.  —  *  Fleury,  Hist.  ecclés.,  lir.  XXXV.— 
'  D'Achéry,  Spieileg.,  t.  III,  p.  303. 


.^Of)  HISTOIRE   DE    LA   PAPAUTÉ. 

troupes.  Il  les  mettait  en  liberté,  puis  ils  leur  donnait  le 
choix  de  retourner  chez  eux,  de  demeurer  avec  lui  ou  d'entrer 
dans  les  monastères,  et  prenait  un  grand  soin  de  ces  derniers... 
Il  fonda  un  monastère  de  filles  à  Paris,  dans  la  maison  que  le 
roi  lui  avait  donnée,  où  il  établit  une  discipline  très-exacte, 
y  assembla  jusqu'à  trois  cents  filles  tant  de  ses  esclaves  que  de 
la  noblesse  de  France,  et  leur  donna  pour  abbesse  sainte 
Aure*.  » 

XIV.  Nous  nous  complaisons  à  ces  détails.  Nous  voyons 
FEglise  ruiner  l'esclavage  d'abord  par  ses  doctrines,  puis  le 
combattre  par  la  protection  accordée  aux  affranchis,  par  le 
rachat  des  captifs,  par  le  monastère,  le  célibat  et  la  législation 
contre  les  Juifs.  Nous  ne  trouvons  que  dans  l'Eglise  les 
apôtres  efficaces  de  la  hberté  et  les  libérateurs  des  peuples  de 
l'Occident.  Sur  ces  données,  il  nous  reste  à  déterminer  l'en- 
semble des  lois  de  l'EgUse  contre  l'esclavage  et  à  rappeler  les 
luttes  qu'il  fallut  soutenir  pour  en  assurer  le  triomphe. 

Constante  dans  ses  desseins,  l'Eglise  arrêtait  l'esclavage  par 
tous  les  moyens  qui  se  trouvaient  en  son  pouvoir.  L'esprit  de 
ses  lois  n'était  pas  toujours  compris  de  tous;  ses  vues  n'étaient 
pas  toujours  secondées  comme  elles  auraient  dû  l'être.  11  se 
trouvait  des  laïques,  parfois  même  des  clercs,  pour  enfreindre 
les  décrets  des  conciles.  La  Chaire  apostolique  ne  manqua 
jamais  à  la  répression  de  ces  abus;  et  tantôt  par  les  Décrétâtes 
émanées  de  ses  Pontifes,  tantôt  par  des  conciles  assemblés  sur 
leur  ordre  et  obligatoires  seulement  après  leur  approbation, 
c'est  le  Saint-Siège,  on  peut  le  dire,  qui  a  affranchi,  de  fait, 
tout  l'Occident.  On  ne  peut  ignorer  le  motif  radical  de  cet 
affranchissement,  c'est  que  les  esclaves  sont  rachetés  par  le 
sang  de  Jésus-Christ,  et  qu'on  doit  plutôt  les  racheter  que  les 
vendre.  Et,  en  effet,  pour  concevoir  l'horreur  d'une  inégahté 
si  déshonorante,  ne  suffisait-il  pas  de  penser  que  ces  hommes, 
abaissés  jusqu'au  niveau  de  la  brute,  avaient  été,  aussi  bien 
que  leurs  maîtres,  aussi  bien  que  les  rois  de  la  terre,  l'objet  de 
l'ineffable  bonté  du  Dieu  fait  homme. 

<  Ficury,  Hist.  eccL,  liv.  XXXVII,  n«  38. 


CHAPITRE   IX.  507 

Dans  tous  les  temps,  l'Eglise  jugea  nécessaire  de  limiter  au- 
tant que  possible  l'aliénation  de  ses  propres  biens  ;  en  général, 
sa  règle  de  conduite,  sur  ce  point,  fut  de  se  fier  très-peu  même 
à  la  discrétion  de  ses  ministres.  Ces  biens,  dispersés  de  tous 
côtés,  se  trouvaient  confiés  à  des  prêtres  choisis  dans  toutes 
les  classes  du  peuple,  sur  lesquels  les  relations  de  parenté, 
d'amitié  et  mille  autres  circonstances,  pouvaient  exercer  des 
influences  diverses  ;  voilà  pourquoi  elle  avait  prohibé  par  ses 
lois  l'aliénation  des  propriétés  ecclésiastiques  ;  et ,  le  cas 
échéant,  on  la  vit  déployer  sa  rigueur  contre  les  ministres 
dilapidateurs  des  biens  confiés  à  leur  sollicitude.  Mais  ces  con- 
sidérations n'avaient  plus  de  poids  lorsqu'il  s'agissait  de 
l'affranchissement  des  esclaves;  la  rigueur  de  son  droit  de 
propriétaire  fléchissait  pour  rendre  des  hommes  à  la  liberté. 

Les  aliénations  ou  hypothèques  des  biens  de  l'Eglise,  con- 
senties par  un  évêque  qui  ne  laissait  rien  en  mourant,  de- 
vaient être  révoquées  après  sa  mort.  On  suppose  que  l'évêque, 
par  ces  actes,  avait  enfreint  les  saints  canons.  Néanmoins,  s'il 
arrivait  que  l'évêque  eût  donné  la  liberté  à  quelques  esclaves, 
la  rigueur  du  Code  s'adoucissait  en  leur  faveur  et  il  était  pres- 
crit que  les  affranchis  garderaient  leur  liberté.  On  réservait 
seulement  que  ces  affranchis  prêteraient  leurs  services  à 
l'Eglise,  services  qui  n'atteignaient  pas  leur  indépendance  per- 
sonnelle et  qui  se  trouvaient  d'ailleurs  récompensés  par  la 
protection  que  l'Eglise  accordait  aux  hommes  de  cette  condi- 
tion. 

On  peut  citer,  comme  un  autre  indice  de  l'indulgence  de 
l'Eglise,  le  dixième  canon  du  concile  de  Celchite,  en  Angleterre, 
célébré  fan  810,  canon  dont  le  résultat  devait  être  d'affranchir 
en  peu  d'années  tous  les  esclaves  anglais  dans  les  pays  où  le 
concile  serait  observé.  En  effet,  ce  canon  disposait  qu'à  la  mort 
d'un  évêque  tous  ses  sujets  anglais  seraient  mis  en  hberté  ; 
il  ajoutait  que  chacun  des  évèques  et  abbés  affranchirait,  à 
cette  occasion,  trois  esclaves,  et  leur  donnerait  à  chacun  trois 
sous.  De  semblables  dispositions  aplanissaient  de  plus  en  plus 
la  voie;  quelque  temps  après,  en  1172,  eut  lieu  cette  scène 


.S08  ÎIISTOIRR    DK    LA    PAPAinÉ. 

admirable  du  concile  d'Armagh,  où  l'on  vit  donner  la  liberté 
à  tous  les  Anglais  esclaves  en  Irlande. 

-  Les  conditions  si  avantageuses  dont  jouissaient  les  esclaves 
de  l'Eglise  avaient  d'autant  plus  de  valeur  que,  d'après  les 
canons,  ces  esclaves  n'étaient  pas  transmissibles.  S'ils  avaient 
pu  passer  en  d'autres  mains,  ils  se  seraient  trouvés,  le  cas 
échéant,  sans  droits  aux  bienfaits  réservés  à  ceux  qui  vivaient 
sous  la  crosse.  Heureusement  il  était  défendu  de  changer  ces 
esclaves,  et  s'ils  sortaient  du  domaine  de  l'Eglise,  c'était  pour 
jouir  de  la  liberté.  Nous  avons  un  monument  précis  de  cette 
discipline  dans  les  Décrétales  de  Grégoire  IX.  On  doit  remar- 
quer, dans  ce  document,  que  les  esclaves  de  l'Eglise  sont  re- 
gardés comme  consacrés  à  Dieu  ;  là- dessus  est  fondée  la  dispo- 
sition qui  les  empêche  de  passer  en  d'autres  mains  et  de  sortir 
de  l'Eglise.  On  y  voit  aussi  que  les  fidèles,  pour  le  salut  de 
leurs  âmes,  avaient  coutume  d'offrir  leurs  esclaves  à  Dieu  et 
aux  saints.  En  les  rangeant  ainsi  au  pouvoir  de  l'Eglise,  ils  les 
mettaient  hors  du  commerce  commun  et  les  empêchaient  de 
retomber  dans  les  liens  de  la  servitude  profane.  Il  est  inutile 
d'insister  sur  le  salutaire  effet  de  ces  lois  et  de  ces  mœurs. 

Il  suffisait  d'ailleurs  que  l'esclave  de  l'Eglise  l'eût  bien  ser- 
vie, pour  que  l'évêque  pût  lui  donner  la  liberté,  en  y  ajoutant 
un  don  qui  devait  l'aider  à  pourvoir  à  son  entretien.  Ce  juge- 
ment sur  le  mérite  des  esclaves  était  confié,  à  ce  qu'il  paraît, 
à  la  discrétion  des  évêques;  on  voit  qu'une  semblable  disposi- 
tion faisait  belle  marge  à  la  charité  ;  en  même  temps,  c'était 
stimuler  les  esclaves  à  tenir  une  conduite  digne  de  récom- 
pense. Comme  il  pouvait  se  faire  que  l'évêque  successeur,  éle- 
vant des  doutes  sur  les  motifs  qui  avaient  décidé  son  prédé- 
cesseur, prétendît  contester  cette  liberté  plus  tard,  il  était  réglé 
que  les  évoques  respecteraient  sur  ce  point  les  décisions  anté- 
rieures et  laisseraient  aux  affranchis,  non-seulement  la  liberté, 
mais  les  gratifications  qui  assuraient  la  jouissance  de  ce  pré- 
cieux bénéfice. 

>  Lib.  III,  cap.  III  et  iv. 


CHAPITRE   IX.  509 

Malgré  toutes  ces  lois,  il  se  faisait,  d'une  manière  clandes- 
tine ,  un  commerce  d'esclaves  en  Asie,  en  Afrique,  et  plus 
tard  en  Espagne  avec  les  Maures.  En  Allemagne,  on  en  livrait 
aux  païens,  qui  les  sacrifiaient  aux  idoles.  Lorsque  l'Evangile 
commença  à  s'implanter  avec  vigueur  dans  ces  contrées,  les 
Papes,  comme  Grégoire  III,  en  721,  et  les  conciles,  celui  de 
Leptines,  en  743,  prirent,  contre  un  trafic  si  atroce,  d'éner- 
giques mesures  ^ 

Les  Juifs,  en  particulier,  résistèrent  à  la  loi  de  l'Eglise  avec 
la  cupidité  et  l'obstination  impie  qui  caractérise. cette  race.  Ils 
achetaient  des  adultes  des  deux  sexes,  des  enfants,  des  gar- 
çons, qu'ils  émascuîaient  pour  les  transporter  dans  les  sérails 
de  l'Orient.  Cette  barbarie  ne  frappait  pas  seulement  les  fils 
d'esclaves;  les  enfants  de  parents  libres,  n'étant  libres  eux- 
mêmes  qu'à  l'âge  de  majorité,  n'y  échappaient  pas  toujours.  A 
cette  époque,  le  père,  en  vertu  de  son  droit,  pouvait  légalement 
les  vendre.  Les  rapts  d'enfants  par  violence  n'étaient  pas  rares  ; 
un  grand  nombre  succombait  par  l'effet  des  mutilations  que 
pratiquaient  les  Juifs  \ 

Outre  les  Juifs,  les  Vénitiens  trafiquaient  de  l'espèce  hu- 
maine. L'horreur  qu'ils  inspirèrent  fit  céder  leur  mercanti- 
lisme. Sous  le  pape  Zacharie,  ils  avaient  acquis  à  prix  d'argent, 
dans  les  environs  de  Rome,  une  multitude  d'hommes  pour  les 
conduire  comme  des  troupeaux  chez  les  mahométans  et  les 
païens.  Ce  pieux  Pontife  les  racheta,  les  délivra  tous,  et  lança 
l'excommunication  contre  les  marchands  qui  se  livraient  à  des 
spéculations  si  abominables  ^  Cet  esprit  d'amour  et  de  no- 
blesse, émané  du  Christianisme,  modifia  la  législation  civile,  à 
tel  point  que,  vers  la  fin  du  huitième  siècle,  il  fut  défendu 
dans  toute  détendue  de  l'empire  des  Francs,  de  vendre  aucun 
esclave  hors  de  ses  limites,  par  exemple,  en  Lombardie,  sous 
Charlemagne;  dans  la  Bavière,  sous  Tassillon;  dans  l'iVlle- 
magne,  etc.  Charlemagne  ordonna  qu'un  homme  ne  pourrait 


^  Harduin.,  Sum.  conc,  t.  Ill,  p.  1869,  et  1. 1,  p.  1922.—  «  Léo,  Hist.  d'Italie, 
1"  partie,  p.  225.  —  '  Platina,  Vita  Pontifie,  p.  114,  éd.  Colon.,  1611. 


510  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

être  vendu  ou  acheté  sans  la  présence  des  comtes  ou  des 
nv'ssi  dominici  \ 

Un  mémoire  adressé  à  Louis  le  Débonnaire  par  saint  Ago- 
bard,  archevêque  de  Lyon,  nous  signale  ce  prélat  comme  un 
de  ceux  qui  ont  le  mieux  mérité  dans  la  cause  sainte  de  Thu- 
manité.  Malheureusement,  des  juifs  et  môme  des  chrétiens  vio- 
laient les  lois  de  l'Etat  et  de  l'Eglise  ;  Agobard,  un  des  pontifes 
les  plus  influents  de  son  époque,  faisant  eûtendre  sa  voix  dans 
les  alHiires  les  plus  importantes,  se  tint  presque  constamment 
dans  leur  véritable  point  de  vue,  ou  du  moins  dans  celui  d'une 
vérité  relative  aux  circonstances  où  il  vivait.  Animé  d'un  cou- 
rage apostolique,  il  proclama  avec  force  et  persévérance  des 
principes  mûrement  réfléchis,  et  n'épargna  rien  pour  les  incul- 
quer aux  grands  et  aux  petits.  C'est  ainsi  qu'en  qualité  d'arche- 
vêque de  Lyon,  il  s'opposa  de  front  aux  puissants  envahisseurs 
des  biens  ecclésiastiques,  et  qu'à  ce  sujet  il  flt  rendre  des  dé- 
crets salutaires  ;  que,  conseiller  d'Etat,  il  se  prononça  pour  la 
paix  dans  les  dissensions  désastreuses  de  Louis  et  de  ses  en- 
fants ;  qu'il  reprocha  en  termes  hardis  et  respectueux  au  pieux 
empereur  sa  mobihté  et  ses  hésitations,  source  de  ces  dés- 
ordres. C'est  ainsi  qu'il  combattit  sans  crainte  les  jugements 
de  Dieu,  fondé  sur  l'Ecriture,  qu'il  comprenait  comme  les 
évêques  les  plus  distingués  d'alors,  surtout  le  duel  féroce  et 
brutal,  si  chéri  des  grands,  et  qu'il  provoqua  la  sévérité  des 
lois  de  l'Eglise  contre  ces  abus  de  la  barbarie.  Le  cœur  palpi- 
tant de  commisération,  il  soutint  avec  son  intrépidité  ordinaire 
les  intérêts  religieux,  contre  ceux  qui,  au  mépris  des  lois  les 
plus  expresses,  se  livraient  au  trafic  de  l'homme.  Sous  le  régne 
sans  force  et  sans  nerf  de  Louis,  des  chrétiens  vendaient  encore 
une  fois  leurs  frères  à  des  Juifs  ;  Agobard  fut  saisi  d'une  pro- 
fonde douleur  lorsqu'il  découvrit  que  ce  négoce  se  pratiquait 
dans  son  archevêché  :  il  réprouva  hautement  ce  crime  dans 
ses  visites  pastorales.  Mais  les  Juifs  gagnèrent  par  la  vénalité 
des  protecteurs  dans  la  cour  impériale  ;  ils  surent  captiver 
Eberhard,  ministre  de  leurs  affaires  (minister  Judgeorum) ,  et  le 
<  Voir  les  preuves  dans  Léo^  Hist.  d'Italie. 


CHAPITRE   TX.  5i  1 

faible  Louis  se  laissa  tromper  au  point  que,  dans  un  acte 
public,  il  prit  les  Juifs  sous  sa  protection  contre  Agobard  et  son 
clergé.  Il  envoya  Eberhard  avec  deux  autres  commissaires  à 
Lyon,  et  enjoignit  à  l'archevêque  de  suivre  une  autre  ligne 
de  conduite.  Les  commissaires  impériaux  maltraitèrent  ce  saint 
prélat,  et  usèrent  d'une  telle  dureté  à  l'égard  des  ecclésias- 
tiques, que  plusieurs  d'entre  eux  qui  voulaient  comparaître  en 
leur  présence,  s'en  abstinrent  par  crainte.  Agobard,  seul,  ne 
fut  pas  intimidé.  Dans  un  mémoire  qu'il  fit  parvenir  à  Louis,  il 
prouve  qu'on  s'est  joué  de  l'autorité  impériale,  que  son  nom  a 
été  abusivement  apposé  à  un  acte  dont  l'authenticité  est  inad- 
missible, attendu  qu'il  est  en  contradiction  flagrante  avec  les 
sentiments  de  foi  vive  qui  distinguent  l'empereur.  Il  le  pria 
de  mettre  un  terme  aux  vexations  exercées  par  ses  fonction- 
naires, et  se  hâta  d'écrire  en  particulier  à  plusieurs  abbés, 
qui,  en  leur  qualité  de  princes  impériaux,  pouvaient  beaucoup 
à  la  cour^  Enfin,  il  raUia  à  sa  cause  plusieurs  évêques  du  Midi 
de  la  France,  pour  agir  de  concert  dans  une  affaire  d'une  im- 
portance si  majeure.  Nous  possédons  encore  tous  les  écrits 
qu'Agobard  publia  en  cette  occasion. 

Vers  la  même  époque,  le  saint  archevêque  dut  dénoncer  une 
seconde  fois  l'avare  et  cruel  mercantilisme  des  Juifs.  Ne  pou- 
vant plus  posséder  des  esclaves  chrétiens,  ils  en  achetèrent 
dans  les  tribus  sarmates,  encore  idolâtres,  les  emmenèrent  en 
France  dans  les  ports  de  la  Méditerranée  avec  le  dessein  de  les 
transporter  en  Afrique,  en  Espagne  et  en  Asie.  Ces  malheu- 
reux vinrent  à  connaître  les  lois  de  la  France  ;  instruits  dans  la 
religion  de  Jésus-Christ,  ils  reçurent  le  baptême,  et  rachetables 
aux  termes  de  la  loi,  ils  le  furent  effectivement  parles  évêques 
aux  frais  de  l'EgUse. 

Les  Juifs,  de  leur  côté,  ne  manquèrent  pas  de  se  plaindre  à  la 
cour  impériale.  L'or  prépara  leur  succès  et  fit  naître  la  con- 
viction que  le  clergé  outrepassait  ses  pouvoirs.  Chose  éton- 
nante 1  les  ministres  de    l'empereur   établirent    en   principe 

<  Agobard,  De  insolentid  Judœorum,  p.  GO  de  l'éd.  Baliize,  jauv.  1660;  et 
De  Jiidaicis  superstitionibus^  p.  71. 


542  HISTOIRK    IJE    LA    PAPAUTÉ. 

qu'aucun  esclave  ne  pourrait  être  baptisé  sans  la  permission 
de  son  maître.  Agobard  justifia  avec  une  incontestable  supé- 
riorité sa  propre  conduite  et  celle  des  autres  évèques.  Il 
rappela  le  précepte  intimé  par  Jésus-Christ  à  ses  apôtres  de 
baptiser  toutes  les  nations,  et  prouva  que  nulle  part  l'Ecriture 
sainte  ne  faisait  dépendre  le  baptême  du  consentement  d'un 
tiers.  Si  les  premiers  chrétiens  avaient  attendu  l'asssentiment 
des  maîtres  au  baptême  de  leurs  esclaves,  combien  s'en  serait-il 
trouvé  à  qui  la  foi  en  Jésus-Christ  eut  été  permise  ?  «  Si,  con- 
tinue-t-il,  par  suite  de  nos  péchés  et  par  un  décret  juste  et 
mystérieux,  Dieu  permet  que  les  uns  soient  élevés  en  -dignité 
et  les  autres  soumis  au  joug  de  l'esclavage,  s'il  veut  que  les 
esclaves  rendent  à  leurs  maîtres  des  services  corporels,  il  veut 
en  même  temps  que  l'homme  intérieur,  créé  à  son  image,  ne 
relève  d'aucun  homme,  d'aucun  ange,  d'aucune  créature, 
mais  de  lui  seul.  »  Il  cite  l'épître  aux  Colossiens,  ch.  in,  v.  9  : 
<(  Dépouillez-vous  du  vieil  homme  et  de  ses  œuvres,  et  revêtez- 
vous  du  nouveau,  de  celui  qui  est  renouvelé  dans  la  connais- 
sance selon  l'image  de  Celui  qui  l'a  créé,  où  il  n'y  a  plus  ni 
Grec,  ni  Juif,  ni  incirconcis,  ni  circoncis,  ni  barbare,  ni  Scythe, 
ni  libre,  ni  esclave,  mais  où  Jésus-Christ  est  tout  en  tous.  »  Si 
donc  ceux  qui  viennent  au  baptême  sont  renouvelés  par  la  con- 
naissance du  Créateur  dans  l'homme  intérieur,  libre  de  toute 
servitude,  comment  prétendre  que  cette  reconnaissance  des 
esclaves  dans  l'esprit  et  la  vérité  ne  peut  s'effectuer  sans  la 
permission  de  leurs  maîtres  î  Agobard  répète  qu'on  devait 
payer  aux  Juifs  le  taux  légal,  que  nul  du  reste  ne  leur  re- 
fusait. 

Aucun  document  ne  constate  l'issue  de  cette  polémique.  11 
est  probable  que  le  généreux  évêque  sortit  victorieux  de  cette 
lutte,  incapable  qu'il  était  de  reculer  et  consciencieusement 
investi  de  tout  ce  qui  pouvait  militer  en  faveur  d'une  si  noble 
cause.  Sans  doute  que  Louis  aura  révoqué  des  ordres  arrachés 
à  sa  bonne  foi^ 
Ce  fut  par  ces  combats  et  d'autres  semblables  que,  vers  la  un 
^  Agobard,  Epist.  ad  proceres  palatii,  lib.  I,  p.  192,  19o  et  197. 


CHAPITRE  IX.  513 

du  dixième  siècle,  il  ne  se  vendit  plus  d'esclaves  dans  l'intérieur 
du  royaume  des  Francs,  pas  même  dans  la  partie  la  plus 
reculée  de  l'Allemagne,  qui  ne  s'ouvrit  que  plus  lentement  aux 
bienfaits  du  Christianisme.  Les  raisons  que  l'Eglise  opposait  à 
la  vente  des  hommes  à  l'étranger  pénétrèrent  le  cœur  des  chré- 
tiens; ils  s'abstinrent  d'une  action  si  indigne  de  leur  voca- 
tion. 

XV.  L'esclavage  disparut  donc,  ou,  du  moins,  ne  laissa  que 
de  faibles  traces  dans  quelques  contrées  de  l'Europe,  en  Po- 
logne, en  Hongrie,  en  Russie,  où  l'aristocratie,,  par  suite  des 
événements,  a  su  se  maintenir  toute-puissante,  jalouse  à  l'excès 
de  ses  privilèges  et  plus  impénétrable  à  l'action  divine  de  la 
liberté  chrétienne.  Grande,  au  reste,  est  la  différence  entre  la 
condition  du  serf  et  celle  de  l'esclave.  Le  serf  cultivait  la  terre  : 
1°  sous  la  condition  d'une  redevance  annuelle  en  denrées,  en 
argent  ou  en  travail  ;  2°  il  ne  peut  la  vendre  ou  laliéner  sans  le 
consentement  de  son  seigneur  et  sans  lui  payer  les  droits  de 
lot  et  de  vente  ;  3°  s'il  vient  à  mourir  sans  héritiers  communs 
en  biens  avec  lui,  sa  succession  appartient  au  seigneur.  Le  serf 
main-mor table  est  toujours  le  maître  de  s'affranchir,  en  cédant 
au  seigneuries  fonds  qu'il  tient  de  lui  et  le  tiers  des  meubles. 
Dans  la  Pologne  et  la  Hongrie,  les  vassaux  des  évêques  ne  sont 
pas  serfs.  Telle  fut  longtemps,  en  Europe,  la  survivance  de 
l'esclavage. 

Mais  qui  aurait  pensé  que  des  peuples  gratifiés  par  le  Chris- 
tianisme du  bienfait  de  la  liberté  se  seraient  souillés  jusqu'au 
point  d'imposer  à  d'autres  peuples  la  servitude  la  plus  cruelle, 
la  plus  stupide  dont  les  annales  du  genre  humain  fassent 
mention.  Tant  d'ingratitude  et  d'opprobre,  tant  d'oubli  et  de 
bassesse  seraient-ils  concevables,  si  les  faits  n'étaient  encore 
tout  palpitants,  tout  colorés  de  la  lueur  sinistre  qui  éclaira  leur 
mise  en  œuvre. 

A  la  fm  du  quinzième  siècle,  au  moment  où  l'Eglise,  recueil- 
lant le  fruit  de  ses  longs  travaux,  voyait  l'Europe  sortir  enfin 
du  chaos  où  l'avait  plongée  l'invasion  des  barbares;  au  mo- 
ment où  les  institutions  sociales  et  politiques  se  développaient 
IV.  33 


t)[i  iiisron'.K  i»j:  la  I'AI^ai  tk . 

chaque  jour  avec  uue  ardeur  plus  vive  et  commeucaient  à 
former  un  corps  régulier,  à  ce  moment  l'Amérique  était  dé- 
couverte, et  aussitôt  TEglise  dut  reprendre  sa  lutte  séculaire 
contre  une  nouvelle  barbarie  qui  naissait  de  ces  lointains 
pays. 

La  découverte  du  Nouveau  Monde  pouvait  ouvrir,  à  l'Europe, 
une  ëre  de  grandeur.  Malheureusement  tout  ce  que  le  vieux 
monde  renfermait  d'impie ,  d'audacieux ,  de  criminel  devant 
les  lois  divines  et  humaines,  se  précipita  dans  ces  contrées  à  la 
suite  des  conquérants.  La  soif  de  l'or,  d'ardentes  passions  à 
assouvir,  tel  était  leur  unique  mobile.  Bientôt  commence  une 
série  de  violences,  de  brigandages,  d'exactions,  de  meurtres 
contre  les  habitants  de  l'Amérique,  et,  comme  s'il  n'était  pas 
possible   de  profaner  l'homme  sans  commettre  un  sacrilège 
contre  Dieu,  c'est  souvent  au  nom  de  Dieu,  mêlé  .aux  ven- 
geances les  plus   monstrueuses,  que  ces   ennemis  du  genre 
humain  se  livrent  à  l'entraînement  de  leur  barbare  cupidité. 
Faiblesse  ou  impuissance,  ignorance  ou  préoccupation,  le  gou- 
vernement espagnol  semble  tolérer  des  excès  qu'on  affecte  de 
lui  déguiser.  Cependant  les   Américains  succombaient   pour- 
suivis, traqués,  immolés  comme  des  bétes  fauves.  La  voix  du 
prêtre  se  fait  entendre,  leurs  premiers  défenseurs  sont  les  en- 
fants de  saint  Dominique  :  l'immortel  Barthélémy  de  Las  Casas 
oppose  l'amour  à  la  férocité,  passe  et  repasse  plusieurs  fois  les 
mers  et  plaide  la  cause  des  Américains,  Ses  récits  saisissent 
d'horreur  tous  ceux  qui  l'écoutent.  Un  seul,  le  docteur  Sé- 
pulvéda,  que  l'or  a  corrompu,  ose  soutenir  que  la  violence  est 
permise  contre  les  Indiens.  Son  ouvrage  est  réprouvé  par  les 
universités  de  Salamanque  et  d'Alcala,  et  le  conseil  des  Jndes 
en  fait  détruire  tous  les  exemplaires.  Des  officiers  et  des  ma- 
gistrats sont  envoyés  en  Amérique  pour  arrêter  l'effusion  du 
sang.   Le   remède  échoue   contre  les    passions    déchaînées; 
Las  Casas  .se  consume  en  projets,  en  tentatives  stériles  et  meurt 
vaincu  dans  son  dévouement.   «   Ses  écrits,   dit  Raynal,   où 
respire  la  beauté  de  son  âme  et  la  grandeur  de  ses  sentiments, 
imprimèrent  sur  sos  barbares  compatriotes  une  flétrissure  que 


r.HAPITRK    IX.  Hi^ 

le  temps  n'a  pas  effacée.  La  cour  de  Madrid,  réveillée  par  les  cris 
et  par  l'indignation  de  tous  les  peuples,  sentit  enfin  que  la 
tyrannie  qu'elle  permettait  était  contraire  à  la  religion,  à  l'hu- 
manité et  à  la  politique  ^  » 

La  conquête  de  Saint-Domingue,  du  Mexique,  du  Pérou  pré- 
sente le  tableau  du  plus  horrible  asservissement.  La  proie  était 
riche,  les  espérances  si  hautes,  la  convoitise  si  démesurée,  que 
les  vainqueurs  étaient  sur  le  point  de  s'exterminer.  Les  rois 
d'Espagne  et  de  Portugal  s'en  rapportèrent  au  Saint-Siège,  et 
Alexandre  YI  traça  sur  la  carte  du  monde  la  ligne  de  démar- 
cation entre  les  conquêtes  éventuelles  des  Portugais  et  des 
Espagnols.  Cet  acte  de  l'autorité  pontificale,  plein  de  mesure  et 
d'humanité,  si  on  le  considère  en  lui-même,  fut  transformé  par 
l'avarice  et  l'ambition  en  un  prétexte  bien  grossier  en  vérité 
qui  semblait  autoriser  ou  pallier  tous  les  excès.  L'oppression 
par  le  glaive  et  la  force  suivit  son  cours. 

Fort  heureusement,  les  Pontifes  romains  suivaient  de  l'œil 
les  événements  et  ne  devaient  pas  tarder  à  élever  une  série  de 
protestations,  dont  nous  avons  vu,  depuis,  le  triomphe.  En 
1482,  lorsque  l'empire  des  Portugais  s'étendait  en  Guinée  et  au 
pays  des  nègres,  Pie  II  adressait  des  lettres  à  l'évêque  de  Ruvo 
prêt  à  partir  pour  ces  contrées.  Dans  ces  lettres,  il  ne  se  bor- 
nait pas  à  accorder  les  pouvoirs  convenables  pour  exercer  avec 
fruit  le  saint  ministère,  mais  il  prenait  occasion  de  blâmer  très- 
sévèrement  les  chrétiens  qui  réduisaient  les  néophytes  en 
esclavage.  En  1537,  à  la  honte  des  Européens,  le  pape  Paul  III 
faisait  une  déclaration  que  l'audace  du  crime  pouvait  seule 
rendre  sérieuse  ;  il  affirmait,  dans  une  bulle,  que  les  Indiens 
étaient  doués  d'une  âme  raisonnable.  En  1639,  Urbain  VIII  dé- 
fendait, sous  les  peines  les  plus  graves,  a  de  réduire  en  servi- 
tude les  Indiens,  de  les  vendre,  les  acheter,  les  échanger  ouïes 
donner  ;  de  les  séparer  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants,  de 
les  dépouiller  de  leurs  biens,  de  les  transporter  dans  d'autres 
lieux  ou  de  les  priver  de  leur  liberté  par  quelque  manière  que 
ce  puisse  être;  de  les  retenir  en  esclavage,  de  prêter  aide,  con- 

^  Uhi  des  établissements,,  t.  III,  liv.  vi.  " 


046  HISTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

seil  et  secours,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  aux  auteurs 
de  pareils  actes,  de  prêcher  ou  d'enseigner  qu'ils  sont  licites  et 
d'y  coopérer  par  aucun  moyen.  » 

Pendant  que  les  Papes  protestaient,  les  prêtres  de  Jésus- 
Christ  parcouraient  avec  ardeur  le  Paraguay,  la  Guyane,  les 
Antilles,  la  Californie,  la  Nouvelle-France  ;  ils  pénétraient  au 
Malabar  et  au  Coromandel,  à  Siam,  au  Tonquin,  à  la  Cochin- 
chine,  au  Japon,  à  la  Chine,  portant  partout  la  foi  à  l'unité  de 
l'espèce  humaine,  la  rédemption  par  Jésus-Christ  et  le  dogme 
de  la  fraternité.  Dans  les  réductions  du  Paraguay,  le  succès  fut 
complet  pour  les  jésuites  ;  mais  pendant  qu'ils  civilisaient  les 
sauvages  entre  l'Orénoque  et  le  Rio  de  la  Plata,  les  misérables, 
que  nous  appelions  philosophes  calomniaient  leur  dévoue- 
ment et  faisaient  avorter  leur  ouvrage.  Mais  partout  ailleurs 
les  missionnaires  furent  repoussés,  persécutés,  poursuivis, 
discrédités  par  l'avarice  de  compatriotes  qui,  apostats  dans 
leur  patrie,  devenaient,  dans  les  pays  infidèles,  les  ennemis  du 
Christ  et  de  l'humanité.  Pour  remplacer  les  joies  de  la  con- 
science et  les  dons  du  Dieu  qu'ils  avaient  renié,  ils  s'en  allaient 
errants  sur  les  mers  ,  demander  de  l'or  à  tous  les  peuples. 
L'Apôtre  s'écrie  :  Dieu,  charité,  fraternité  ;  et  eux  répondent  : 
fortune,  égoisme^  esclavage. 

Si  encore  l'Europe  se  fût  bornée  à  opprimer  jusqu'à  l'excès, 
à  rançonner  jusqu'au  sang  les  peuples  du  Nouveau  Monde! 
Mais,  par  une  inspiration  de  l'enfer,  à  l'oppression  des  peuples 
américains,  elle  joignit  la  traite  des  noirs  de  l'Afrique.  La  pre- 
mière importation  date  de  1503.  Charles-Quint  l'autorisa,  en 
1517,  jusqu'à  concurrence  de  quatre  mille.  En  1606,  les  Portu- 
gais s'obligèrent  à  en  transporter  quinze  mille  dans  l'espace  de 
cinq  années.  Après  eux  vinrent  les  Français,  qui  se  mirent  à  la 
tête  de  la  traite  de  1702  à  1713.  Après  le  traité  d'Utrecht,  ce  fut 
le  tour  des  x\nglais,  qui  furent  remplacés  par  une  compagnie 
siégeant  à  Porto-Rico. 

Les  abominations  qui  en  résultèrent  défient  la  plume  de 
l'histoire  ;  mais  l'Eglise  ne  cessa  jamais  de  protester,  et  grâce 
à  ses  protestations,  ceux-là  même  qui  en  avaient  le  plus  pro- 


CHAPTTr.E    TX.  .)  J  ; 

filé,  se  firent  les  promoteurs  de  la  suppression  de  la  Irai  le  et 
de  l'abolition  de  l'esclavage.  Ce  seul  fait,  dit  Balmès,  dans  les 
notes  de  son  Protestantisme  comparé  au  Catholicisme,  prouve 
que,  pour  la  vraie  liberté  et  le  bien-être  des  peuples,  pour  la 
juste  prééminence  du  droit  sur  le  fait,  pour  le  triomphe  de  la 
justice  sur  la  force,  les  lumières  et  la  culture  ne  suffisent  pas  ; 
il  faut  encore  la  religion.  Dans  les  temps  anciens,  nous  voyons 
des  peuples  cultivés  au  plus  haut  point  commettre  des  atroci- 
tés inouïes;  et,  dans  les  temps  modernes,  les  Européens,  si 
fiers  de  leur  savoir  et  de  leurs  progrès,  apportent  l'esclavage 
aux  malheureux  peuples  tombés  sous  leur  domination.  Or,  qui 
fut  le  premier  à  élever  la  voix  contre  une  si  horrible  barba- 
rie? Ce  ne  fut  point  la  politique,  qui  se  réjouissait  peut-être  de 
consolider  ses  conquêtes  par  la  servitude  ;  ce  ne  fut  point  le 
commerce,  qui  trouvait  dans  ce  trafic  infâme  de  honteux  mais 
abondants  profits  ;  ce  ne  fut  pas  non  plus  la  philosophie,  qui, 
tout  entière  à  commenter  les  doctrines  de  Platon  et  d'Aristote, 
aurait  vu  peut-être  sans  peine  ressusciter  la  dégradante 
théorie  des  races  nées  pour  l'esclavage  :  ce  fut  la  religion  catho- 
lique, s'exprimant  par  la  bouche  du  Vicaire  de  Jésus-Christ. 

C'est  assurément  pour  les  catholiques  un  spectacle  consolant 
de  voir  un  Pontife  de  Rome  condamner,  il  y  a  déjà  quatre 
siècles,  ce  que  l'Europe,  avec  toute  sa  civilisation,  ne  condamne 
qu'aujourd'hui;  encore  l'Europe  ne  le  fait-elle  qu'avec  diffi- 
culté, et  tous  ceux  qui  prennent  part  à  cette  condamnation 
tardive  ne  sont  pas  à  l'abri  du  soupçon  d'y  être  déterminés  par 
des  vues  d'intérêt.  Sans  doute  le  Pontife  romain  n'obtint  pas 
tout  le  bien  qui  était  dans  ses  désirs  ;  mais  il  est  impossible 
que  des  doctrines  restent  stériles,  lorsqu'elles  émanent  d'un 
point  élevé  (Toù  elles  se  répandent,  à  de  grandes  distances,  sur 
des  personnes  qui  les  reçoivent  avec  vénération.  Les  peuples 
conquérants  étaient  alors  chrétiens,  et  chrétiens  sincères  ;  il 
est  indubitable  que  les  admonitions  du  Pape,  transmises  par 
la  bouche  des  évêques  et  des  autres  prêtres,  durent  avoir  des 
effets  salutaires.  Si,  dans  des  cas  comme  celui-ci,  le  mal  résiste 
cependant  et  persévère,  nous  nous  imaginons,  par  une  méprise 


.M  8  HTSTOIRIÎ    DE    J>A    PAPAUTÉ. 

fàclieuse,  que  la  mesure  dirigée  contre  le  mal  a  été  vaine,  en 
pure  perte.  Autre  chose  est  extirper,  autre  chose  diminuer  un 
mal;  on  ne  peut  douter  que,  si  les  bulles  des  Papes  n'avaient 
pas  tout  l'effet  qu'elles  se  proposaient,  elles  devaient  néan- 
moins servir  à  atténuer  le  mal,  en  adoucissant  le  sort  des 
peuples  tombés  sous  le  joug.  Le  mal  prévenu  et  évité  ne  se 
voit  point;  le  préservatif  l'a  empêché  d'exister  :  mais  le  mal 
existant  et  palpable,  il  nous  affecte,  il  nous  arrache  des 
plaintes,  et  nous  oubUons  souvent  la  reconnaissance  due  à  la 
main  qui  Ta  empêché  de  s'aggraver.  Combien  de  fois  en  est-il 
ainsi  à  l'égard  de  la  rehgion  !  Elle  guérit  beaucoup,  mais  elle 
prévient  encore  plus  qu'elle  ne  guérit.  Si  elle  s'empare  du  cœur 
de  l'homme,  c'est  pour  y  détruire  mille  maux  dans  leur  racine 
même. 

Figurons-nous  les  Européens  du  quinzième  siècle,  envahis- 
sant les  Indes  orientales  et  occidentales,  sans  frein,  guidés  uni- 
quement par  la  cupidité,  pleins  de  l'orgueil  des  conquérants  et 
du  mépris  que  devaient  leur  inspirer  les  Indiens,  à  cause  de  l'in- 
fériorité de  leurs  connaissances  ;  que  devait-il  arriver  ?  Si,  mal- 
gré les  cris  incessants  de  la  religion,  malgré  l'influence  qu'elle 
avait  sur  les  lois  et  les  mœurs,  les  peuples  conquis  ont  eu  tant 
à  souffrir,  le  mal  n'aurait-il  pas  été  porté  à  un  point  intolérable 
sans  ces  causes  puissantes,  qui  le  combattaient  sans  cesse,  le 
prévenaient  ou  l'atténuaient  ?  Les  peuples  conquis  se  seraient 
vus  réduits  en  masse  à  l'esclavage,  condamnés  en  masse  à  une 
dégradation  perpétuelle  :  on  leur  aurait  enlevé  pour  jamais 
jusqu'à  l'espérance  d'entrer  un  jour  dans  la  carrière  de  la  civi- 
lisation. 

Si  la  conduite  des  Européens,  dans  ce  temps-là,  à  Tégard  des 
hommes  des  autres  races,  si  la  conduite  de  quelques  nations, 
de  nos  jours  encore,  est  déplorable,  l'on  ne  peut  dire  du  moins 
que  la  religion  catholique  ne  se  soit  pas  opposée  de  toutes  ses 
forces  à  ces  excès  ;  l'on  ne  peut  dire  que  le  Chef  de  l'Eghse  ait 
jamais  laissé  passer  ces  maux  sans  élever  la  voix  pour  rappeler 
les  droits  de  l'homme,  pour  flétrir  l'injustice,  vouer  la  cruauté 
à  l'exécration  et  plaider  énergiquement  la  cause  du  genre 


CHAHITHK   IX.  MO 

humain,  sans  distinction  de  races,  de  climats  et  de  couleurs. 
D'où  vient  cette  haute  pensée,  ce  généreux  sentiment  qui 
poussent  l'Europe  à  se  déclarer  si  fortement  contre  le  trafic 
des  hommes,  à  demander  l'abolition  complète  de  l'esclavage 
dans  les  colonies?  Lorsque  la  postérité   rappellera  ces  faits 
glorieux,  qui  marquent  dans  les  annales  de  la  civilisation  une 
ère  nouvelle  ;  lorsque,  analysant  les  causes  qui  ont  conduit  la 
législation  et  les  mœurs  européennes  à  cette  élévation,  et,  se 
plaçant  au-dessus  des  motifs  passagers  des  agents  secondaires, 
elle  cherchera  le  principe  qui  donnait  à  la  civilisation  euro- 
péenne l'impulsion   vers  ce  noble  but,  elle  trouvera  que  ce 
principe  était  le  Christianisme.  Que  si,  voulant  approfondir  de 
plus  en  plus  la  question,  elle  demande  si  ce  fut  le  Christia- 
nisme sous  une  forme  générale  et  vague,  le  Christianisme  sans 
autorité,  le  Christianisme  sans  le  Catholicisme,  voici  ce  que 
lui  enseignera  l'histoire  :  le  Catholicisme,  régnant  seul  exclu- 
sivement en  Europe,  aboht  l'esclavage  chez  les  races  euro- 
péennes ;  le  Catholicisme  introduisit  dans  la  civilisation  euro- 
péenne le  principe  de  l'abolition  de  l'esclavage,  en  démontrant 
par  la  pratique,  et  contrairement  à  ce  qu'avait  cru  l'antiquité, 
que  l'esclavage  n'était  point  nécessaire  dans  une  société  ;  il 
fit  comprendre  que  l'œuvre  sacrée  de  l'affranchissement  était 
le  fondement  de  toute  civilisation   grande   et  vivifiante.  Le 
Catholicisme  a  donc  inoculé  à  la  civilisation  européenne  le 
principe  de  l'abolition  de  l'esclavage  ;  le  Catholicisme  a  fait 
que  partout  où  cette  civilisation  s'est  trouvée  en  contact  avec 
la  servitude,  elle  a  ressenti  un  malaise  profond,  preuve  évidente 
qu'il  y  avait  au  fond  des  choses  deux  éléments  opposés,  deux 
principes  en  lutte,  lesquels  devaient  se  combattre  jusqu'à  ce 
que  le  plus  puissant,  le  plus  noble,  le  plus  fécond,  venant  à 
prévaloir,  et  mettant  l'autre  sous  le  joug,  finît  par  l'anéantir. 
Je  dirai  plus  :  en  recherchant  si  la  réalité  des  faits  vient  con- 
firmer cette  influence  du  CathoUcisme,  non  pas  seulement  en 
ce  qui  touche  la  civilisation  de  l'Europe,  mais  dans  les  pays 
que  les  Européens  ont  conquis  depuis  quatre  siècles,  soit  en 
Orient,  soit   en  Occident,  on   se   trouvera   en   présence   des 


.")!20  HISrOlHK    DF':    LA     PAPAL'IK. 

cvrquGS  cl  des  prêtres  catholiques  travaillant  sans  relâche  à 
adoucir  le  sort  des  esclaves  dans  les  colonies;  on  se  rappellera 
ce  qui  est  dû  aux  missions  catholiques;  on  comprendra  les 
Lettres  apostoliques  de  Pie  II,  expédiées  en  1482,  et  men- 
tionnées plus  haut;  celles  de  Paul  III,  en  1537;  celles  d'Ur- 
bain YIIÏ,  en  4639,  celles  de  lienoît  XIV,  en  1731  ;  celles  de 
Grégoire  XIV,  en  1839,  et  celles  de  Pie  IX  à  propos  de  la  guerre 
d'Amérique. 

Dans  ces  Lettres  se  trouve  enseigné  et  défini  tout  ce  qui  a 
été  dit  et  se  peut  dire  sur  ce  point  en  faveur  de  l'humanité  ; 
on  y  trouvera  condamné,  châtié  tout  ce  que  la  civilisation 
européenne  s'est  résolue  enfin  à  condamner  et  à  châtier;  et,  se 
rappelant  que  ce  fut  aussi  un  pape,  Pie  Vil,  qui,  au  com- 
mencement de  ce  siècle,  interposa  avec  zèle  ses  bons  offices 
auprès  des  hommes  puissants,  pour  faire  cesser  e?itièremenl  la 
traite  des  noirs  parmi  les  chrétiens ,  on  reconnaîtra,  on  con- 
fessera que  le  Catholicisme  a  eu  la  part  principale  dans  cette 
grande  œuvre.  C'est  le  Saint-Siège  en  effet  qui  a  posé  le 
principe  sur  lequel  l'œuvre  s'appuie,  qui  a  établi  les  précédents 
en  vertu  desquels  elle  se  dirige,  qui  a  proclamé  sans  cesse 
les  principes  d'où  elle  s'inspire,  et  a  condamné  constamment 
ceux  qui  l'ont  contrariée;  c'est  lui  enfin  qui,  dans  tous  les 
temps,  a  déclaré  une  guerre  ouverte  à  la  cruauté  et  à  la  cu- 
pidité, appui  et  perpétuel  motif  de  l'inhumanité  et  de  l'injustice. 


CHAPITRE  X. 

LES    PAPES   ONT-ILS    CONTRIBUÉ   A   RELEVER  ,    EN    EUROPE  ,    LA 
PERSONNALITÉ     HUMAINE? 

La  civilisation  européenne  doit  aux  Souverains-Pontifes  le 
plus  beau  fleuron  de  sa  couronne,  sa  conquête  la  plus  pré- 
cieuse en  faveur  de  l'humanité  ,  l'abolition  de  l'esclavage. 
Ce  fut  l'Eglise  catholique,  et  l'Eghse  catholique  seule,  qui,  par 


CHAPITRE   X.  S21 

ses  doctrines  aussi  bienfaisantes  qu'élevées,  par  un  système 
aussi  efficace  que  prudent,  par  sa  générosité  sans  bornes,  son 
zèle  infatigable,  sa  fermeté  invincible,  adoucit  d'abord  le  sort 
des  esclaves,  puis  graduellement  brisa  leurs  chaînes.  Mais  il 
ne  suffisait  pas  d'affranchir  les  esclaves,  il  fallait  les  rendre 
dignes  de  la  liberté,  il  fallait  les  rendre  capables  d'en  porter 
riionneur.  L'homme,  nous  ne  le  savons  que  trop,  l'homme 
déchu  est  naturellement  esclave  de  ses  mauvais  penchants, 
c'est-à-dire  esclave  de  lui-même  ;  et  lorsqu'il  abdique,  au  profit 
du  vice,  sa  propre  indépendance,  il  efface  autant  qu'il  est  en 
lui  sa  personnalité.  Quand  il  s'est  rendu  coupable  de  cette  ab- 
dicatioU;  il  ne  sait  plus  défendre,  au  dehors,  son  habeas  corpus  ; 
volontiers  même,  pour  mieux  satisfaire  ses  passions,  il  ne  de- 
mande qu'à  le  trahir.  S'il  trouve,  à  ses  côtés,  un  homme  plus 
fier  ou  plus  habile,  qu'il  se  livre  ou  qu'il  se  laisse  opprimer,  il 
ne  tardera  pas  à  tomber  sous  la  domination.  L'Eglise,  en 
émancipant  les  esclaves,  avait  donc  posé  le  principe  de  la 
liberté  universelle;  mais,  pour  en  déterminer  l'application,  il 
fallait  inculquer  aux  affranchis  des  habitudes  d'énergie  virile, 
de  travail,  de  sobriété,  de  continence  et  de  vertu  civique.  Aces 
vertus,  il  fallait  assurer  les  garanties  de  respect  et  la  protection 
du  droit.  Autrement  l'esclavage  détruit  se  fût  rétabli  par  la 
force  des  choses  ou  la  faveur  des  circonstances.  L'homme  n'eût 
pas  voulu  sortir  de  son  abjection,  et  l'humanité,  pour  la  plus 
grande  partie  de  ses  membres,  n'eût  formé  qu'un  vil  troupeau. 
Au  prix  d'une  pâture  abondante  et  d'une  moralité  sans  effort, 
l'homme  fût  resté  accroupi  aux  pieds  d'un  autre  homme, 
aimant  mieux  la  chaîne  au  cou  que  le  frein  volontaire . 

Cette  nécessité  de  constituer  la  personnalité  morale  de 
l'homme  et  du  citoyen  était,  disons-le,  la  tâche  difficile,  mais 
inévitable.  Il  n'y  a,  pour  l'homme,  que  deux  répressions  pos- 
sibles :  l'une  intérieure,  l'autre  extérieure;  la  répression  reli- 
gieuse et  la  répression  sociale.  Leur  équilibre  est  de  telle  nature 
que,  quand  l'une  s'élève,  l'autre  baisse,  et  réciproquement. 
Lorsque  la  moralité  religieuse  s'affermit,  la  répression  sociale 
se  relâche  ;  et  lorsque  la  moralité  religieuse  se  dissout,  à  peine 


ri22  HISTOIHK     M-;    LA    PAPAITÉ. 

de  ruine,  il  faut  que  la  répression  sociale  prenne  toutes  ses 
garanties.  C'est  une  loi  de  l'histoire,  une  loi  de  l'humanité. 
Dans  l'antiquité,  il  n'y  avait  que  des  esclaves  et  des  tyrans, 
parce  que  la  répression  intérieure  n'existait  pas.  La  liberté  vé- 
ritable, la  liberté  morale,  la  liberté  de  tous  et  pour  tous  n'est 
venue  au  monde  que  par  le  Sauveur  du  monde  et  n'a  été  établie 
parmi  les  nations  que  par  les  Souverains-Pontifes,  vicaires  de 
Jésus-Christ.  Dès  que  les  Pontifes  romains  ont  pu  répandre 
dans  le  monde  les  doctrines  dont  ils  sont  les  hérauts,  et  les  lois 
dont  ils  sont  les  représentants,  la  liberté  a  commencé  et  pro- 
gressé suivant  que  les  nations  ont  accepté  ces  lois  et  ces  doc- 
trines de  Rome.  Les  siècles  marqués  dans  l'histoire  par  la  pré- 
pondérance sociale  de  la  Papauté  sont  les  siècles  où  se  posent, 
larges  et  profondes,  les  bases  de  la  civilisation  européenne. 
Depuis  que  cette  influence  pontificale  a  été  ébranlée,  on  a  vu 
la  civilisation,  trop  fortement  constituée  pour  se  dissoudre 
immédiatement,  s'altérer  pourtant  dans  des  dispositions  essen- 
tielles. On  a  vu  s'établir  l'esclavage  spirituel  par  l'inauguration 
de  pontificats  civils  ;  l'esclavage  industriel,  par  la  prépotence 
du  capital,  et  surtout  par  l'essor  terrible  des  passions,  ce  que 
La  Boétie  appelle  très-bien  l'esclavage  volontaire.  A  l'heure  où 
nous  écrivons,  la  guerre  faite  au  Saint-Siège  prépare,  si  elle 
aboutit,  un  esclavage  suprême,  qui  résumera  tous  les  autres, 
l'esclavage  par  le  césarisme. 

Durant  les  siècles  chrétiens,  ce  qui  caractérise  la  civilisation 
dès  son  commencement,  c'est  qu'il  y  a  une  place  pour  chaque 
chose  et  qu'on  veut  mettre  chaque  chose  à  sa  place.  Après 
laff'ranchissement  des  esclaves,  par  le  fait  de  la  discipline 
chrétienne,  l'individu  acquiert  un  juste  sentiment  de  sa  force 
et  de  sa  faiblesse,  de  sa  grandeur  et  de  ses  devoirs,  de  sa  no- 
blesse et  de  sa  destinée.  Là  famille  s'établit  sur  les  lois  du  ma- 
riage, un,  indissoluble  et  saint  ;  la  femme  devient  la  compagne 
de  l'homme,  l'enfant,  un  dieu  en  fleur.  La  société  se  fonde  sur 
les  deux  pôles  de  l'autorité  et  de  la  liberté,  garantissant  à  l'in- 
dividu ses  droits,  à  la  famiUe  son  réguUer  développement;  aux 
corporations  d'art  et  de  métier,  d'industrie  ou  de  commerce, 


«.HAPITRE   X.  ?)23 

leur  libre  expansion;  assurant  à  la  commune  et  à  la  province 
leur  administration  par  elles-mêmes,  offrant  enfin  à  toutes  les 
aspirations  un  digne  objet,  à  tous  les  efforts  un  but,  à  toutes 
les  initiatives  de  magnifiques  horizons.  Toutes  les  forces  se 
déploient  dans  une  royale  puissance,  non  pas  sans  qu'aucun 
moteur  se  heurte  ou  se  fausse,  mais  se  brise.  L'infirmité 
humaine  se  retrouve  ici  dans  les  écarts  excessifs  d'une  force 
(|ui  ne  sait  pas  toujours  se  contenir;  mais  les  principes  sont 
parfaits  et  les  éléments  constitutionnels  de  l'ordre  résistent  à 
la  dissolution.  Cette  civilisation  seule  renferme  à  la  fois  ce  que 
l'on  trouve  dans  les  autres  de  grand  et  de  beau  ;  seule,  elle 
traverse  les  plus  profondes  révolutions  sans  périr;  seule,  elle 
s'étend  à  toutes  les  races,  à  tous  les  climats  et  s'accommode  à 
toutes  les  formes  politiques;  seule,  enfin,  elle  s'élance  et  s'unit 
à  toutes  sortes  d'institutions,  pourvu  qu'en  y  faisant  circuler 
sa  sève,  elle  y  puisse  produire  son  fruit. 

Si  vous  promenez  vos  regards  sur  les  siècles,  si  vous  com- 
parez à  la  civilisation  chrétienne  les  autres  civilisations,  vous 
n'en  trouvez  aucune  qui  porte  ce  caractère.  Ou  l'ordre  ne  s'é- 
tablit qu'au  préjudice  de  la  liberté,  ou  la  liberté  ne  prospère 
qu'au  préjudice  de  l'ordre.  Dans  les  sociétés  antiques,  on  pro- 
cède contre  le  plus  grand  nombre,  invariablement  par  la  sup- 
pression légale  de  la  quahté  d'homme,  et,  pour  les  rares 
privilégiés  qui  gardent  la  liberté  civile,  on  subordonne  l'indi- 
vidu à  l'Etat,  comme  dans  les  empires  asiatiques,  ou  l'on 
assujétit  l'Etat  à  l'individu,  comme  dans  les  bruyantes  répu- 
bliques de  l'Hellade.  Là,  vous  remarquez  une  certaine  régula- 
rité et  quelques  signes  de  force,  mais  aucun  mouvement,  et 
s'il  y  a  durée,  c'est  la  durée  d'une  statue  immobile  qui  regarde, 
sans  y  prendre  part,  s'écouler  le  flot  des  âges  ;  ici,  l'agitation 
est  à  son  comble,  la  discussion  interminable,  mais  le  temps  se 
passe  aux  discours,  et  derrière  les  disputeurs  viennent  les  en- 
vahisseurs, qui  coupent,  avec  leur  sabre,  le  fil  de  l'argument. 
Dans  les  sociétés  contemporaines,  on  respecte,  suivant  les 
I  emps  et  les  pays,  plus  ou  moins  la  liberté  générale  ;  mais 
tantôt,  sous  prétexte  de  maintenir  Tordre,  on  serre  tous  les 


.N2i  HismiRi:  dk  la  papai.tp:. 

freins  ;  tantôt,  sous  couleur  de  rétablir  la  liberté,  on  brise 
toutes  les  sauvegardes.  Tel  peuple,  dominé  par  l'esprit  mer- 
cantile, ne  voit  dans  l'univers  qu'une  proie  à  dépouiller  par  les 
exactions  du  commerce;  tel  autre,  uniquement  préoccupé  de 
la  liberté  politique,  néglige  sa  liberté  civile  et  oublie  son  orga- 
nisation sociale;  tel  autre  encore,  jaloux  de  son  indépendance, 
sacrifie  à  sa  conquête  le  premier  principe  de  l'ordre  social,  la 
religion,  l'Eglise  et  le  Saint-Siège;  tel  autre  enfin,  reprenant 
le  rêve  de  la  monarchie  universelle,  astreint  tous  les  citoyens 
à  la  fonction  des  armes,  et,  par  l'oppression  du  monde,  veut 
brusquer  sa  destinée.  Et  maintenant,  regardez  à  l'Orient  et  à 
l'Occident,  voyez  une  mare  impure  et  un  rocher  stérile  que  les 
ardeurs  du  soleil  achèvent  de  dessécher  ;  voyez  les  descendants 
de  IMahomet,  consumés  lentement  par  la  luxure  et  le  fatalisme, 
et  les  fils  de  Pelage,  épuisés  par  des  guerres  plus  que  civiles, 
mendiant  une  protection  que  la  politique  ne  leur  accorde  qu'en 
y  mêlant  mépris  et  dédain. 

D'où  vient,  à  la  civilisation  chrétienne,  cet  incontestable 
cachet  de  solidité,  de  grandeur  et  de  puissance?  d'où  est-elle 
sortie  si  riche,  si  fière,  si  variée,  si  féconde,  avec  cet  éclat  de 
dignité,  de  noblesse  et  d'élévation,  sans  caste,  sans  esclaves, 
sans  eunuques,  sans  aucune  de  ces  misères  qui  rongent  les 
peuples  anciens  et  modernes  !  Enfants  de  l'Europe,  il  nous  ar- 
rive souvent  de  nous  plaindre  et  nous  ne  songeons  pas  que, 
dans  le  douloureux  patrimoine  de  l'humanité,  notre  part  est 
bien  légère  en  comparaison  de  ce  que  souffrent  les  autres 
peuples.  Nous  sommes  les  enfants  privilégiés  de  la  Providence, 
et  par  cela  même  que  notre  bonheur  est  grand,  notre  délica- 
tesse est  difficile  à  contenter.  Ainsi  un  homme  de  haut  rang, 
habitué  aux  délicatesses  de  l'attention  respectueuse,  s'irrite 
d'une  parole  légère;  la  plus  petite  contrariété  l'afflige  et  il 
oublie  cette  multitude  d'hommes  dont  la  nudité  n'est  couverte 
que  de  haillons,  dont  la  faim  ne  s'apaise  qu'avec  les  dons  de  la 
charité. 

La  cause  de  la  supériorité  de  la  civiUsation  chrétienne,  c'est 
qu'elle  possède  les  vrais  principes  sur  l'individu,  la  famille  et  la 


CHAPITRÉ    X.  525 

société  ;  c'est  que  seule  elle  peut  appliquer  ces  vrais  principes 
de  liberté  et  d'ordre,  parce  que  seule  elle  fait  des  hommes. 

L'homme,  l'homme  moral  et  libre,  doux  et  fort,  digne  et 
dévoué,  est  le  produit  exclusif  de  la  sainte  Eglise;  c'est  à  l'école 
des  Papes  qu'il  reçoit  cette  éducation  qui  rend  l'homme  parfait 
jusqu'à  la  plénitude  du  Christ. 

Nous  voudrions  rechercher  ici  comment  l'Eglise  a  entendu  et 
réalisé,  en  Europe,  la  personnalité  humaine.  Nous  voudrions 
analyser  l'individu  tel  qu'elle  l'a  créé,  tel  qu'il  doit  être  en  lui- 
même,  abstraction  faite  des  rapports  qui  l'environnent  dès  qu'on 
vient  à  le  considérer  comme  membre  d'une  société  quelconque. 
Non  pas  que  nous  voulions  placer  l'homme  dans  l'isolement 
absolu,  le  reléguer  au  désert,  le  condamner,  comme  llousseau, 
à  l'état  sauvage,  décomposer  enfin  l'individualité  humaine  telle 
qu'elle  s'offre  à  nous  dans  quelques  hordes  errantes,  mons- 
trueuse exception  qui  n'a  pu  être  que  leffet  lointain  de  la 
dégradation  de  notre  nature.  Nous  ne  donnons  pas  dans  ces 
extravagances.  On  peut  examiner  à  part  les  pièces  d'une 
machine  afin  d'en  mieux  comprendre  la  structure;  mais  il  ne 
faut  point  oublier  l'usage  auquel  on  la  destine  et  ne  jamais 
perdre  de  vue  le  tout  dont  elle  fait  partie.  L'homme  n'est  point 
seul  dans  le  monde  et  n'est  point  destiné  à  vivre  seul.  Outre  ce 
qu'il  est  en  soi,  l'homme  est  un  atome  dans  le  grand  système 
de  l'univers  ;  outre  sa  destinée  dans  la  création,  il  a  une 
sphère  libre,  une  sphère  sociale,  et,  par  de  là,  une  sphère  éter- 
nelle. La  philosophie  ne  permet  pas  de  rien  oubher.  Mais,  sans 
omettre  les  relations  nécessaires,  on  peut,  par  abstraction, 
étudier  à  part  l'individu. 

Qu'est-ce  donc  que  l'individu  et  qui  a  créé  l'homme  de  la  ci- 
vilisation? Nous  nous  trouvons,  avant  de  passer  outre,  en  face 
de  l'opinion  qui  attribue  aux  barbares  le  développement  de 
l'individualité. 

«  Il  y  a,  dit  Guizot',  un  sentiment,  un  fait  qu'il  tant  avant 
tout  bien  comprendre  pour  se  représenter  avec  vérité  ce 
qu'était  un  barbare  ;  c'est  le  plaisir  de  l'indépendance  indivi- 

^  But.  gén>  de  la  civil,  en  Europe,  leç.-  ji. 


.H2H  HISTOIRK    l)K    LA    PAl'AVTK. 

(liielle,  le  plaisir  de  se  jouer,  avec  su  force  et  sa  liberté,  au 
milieu  des  chances  du  monde  et  de  la  vie,  les  joies  de  l'activité 
sans  travail,  le  goût  d'une  destinée  aventureuse  pleine  d'im- 
prévu, d'inégalité,  de  péril.  Tel  était  le  sentiment  dominant  de 
l'état  barbare,  le  besoin  moral  qui  mettait'  ces  masses  d'hommes 
en  mouvement.  Aujourd'hui,  dans  cette  société  si  régulière  où 
nous  sommes  enfermés,  il  est  difficile  de  se  représenter  ce  sen- 
timent avec  tout  l'empire  qu'il  exerçait  sur  les  barbares  des 

quatrième  et  cinquième  siècles Lorsqu'on  regarde  au  fond 

des  choses,  malgré  cet  alliage  de  brutalité,  de  matérialisme  et 
d'égoisme  stupide,  le  goût  de  l'indépendance  individuelle  est 
un  sentiment  noble,  moral,  qui  tire  sa  puissance  de  la  nature 
morale  de  l'homme  ;  c'est  le  plaisir  de  se  sentir  homme,  le  sen- 
timent de  la  personnalité,  de  la  spontanéité  humaine  dans  son 
libre  développement. 

»  C'est  par  les  barbares  germains  que  ce  sentiment  a  été  intro- 
duit dans  la  civiUsation  européenne  ;  il  était  inconnu  au  monde 
romain,  inconnu  à  l'Eglise  chrétienne,  inconnu  à  presque 
toutes  les  civilisations  anciennes.  Quand  vous  trouvez,  dans 
les  civilisations  anciennes,  la  liberté,  c'est  la  hberté  politique, 
la  liberté  du  citoyen.  Ce  n'est  pas  de  sa  liberté  personnelle  que 
l'homme  est  préoccupé,  c'est  de  sa  liberté  comme  citoyen.  11 
appartient  à  une  association,  il  est  dévoué  à  une  association,  il 
est  prêt  à  se  sacrifier  à  une  association.  Il  en  était  de  même 
dans  l'Eglise  chrétienne  ;  il  y  régnait  un  sentiment  de  grand 
attachement  à  la  corporation  chrétienne,  de  dévouement  à  ses 
lois,  un  vif  besoin  d'étendre  son  empire  ;  ou  bien  le  sentiment 
religieux  amenait  une  réaction  de  l'homme  sur  lui-même,  sur 
son  âme,  un  travail  intérieur  pour  dompter  sa  propre  liberté  et 
se  soumettre  à  ce  que  voulait  sa  foi.  Mais  le  sentiment  de  r in- 
dépendance personnelle,  le  goût  de  la  liberté  se  déployant  à  tout 
hasard,  sans  autre  but  presque  que  de  se  satisfaire  ;  ce  senti- 
ment, je  le  répète,  était  inconnu  à  la  société  romaine,  à  la 
société  chrétienne.  C'est  par  les  barbares  qu'il  a  été  importé  et 
déposé  dans  le  berceau  de  la  civilisation  moderne.  Il  y  a  joué 
un  si  grand  rôle,  il  y  a  produit  de  si  beaux  résultats,  (|u'il  est 


CHAPITRE    X.  527 

impossible  de  ne  pas  le  mettre  en  lumière  comme  un  de  ses 
cléments  fondamentaux.  » 

Sunt  verba  et  voces.  Dans  la  leçon  suivante,  le  professeur 
calviniste,  comme  s'il  eût  voulu  se  réfuter  lui-même,  ajoutait  : 
«  Il  est  clair  que  les  hommes  n'ont  pas  des  idées  qui  s'étendent 
au-delà  de  leur  propre  existence,  si  leur  horizon  intellectuel 
est  borné  à  eux-mêmes,  s'ils  sont  livrés  au  vent  de  leurs 
passions,  de  leur  volonté,  s'ils  n'ont  pas  entre  eux  un  certain 
nombre  de  notions  et  de  sentiments  communs,  autour  des- 
quels ils  se  rallient,  il  est  clair,  dis-je,  qu'il  n'y  aura  point 
entre  eux  de  société  possible,  que  chaque  individu  sera,  dans 
l'association  où  il  entrera,  un  principe  de  trouble  et  de  disso- 
lution. 

»  Partout  où  l'individualité  domine  presque  absolument,  où 
l'homme  ne  considère  que  lui-même,  où  ses  idées  ne  s'étendent 
pas  au-delà  de  lui-même,  où  il  n'obéit  qu'à  sa  propre  passion, 
la  société,  j'entends  une  société  un  peu  étendue  et  permanente, 
lui  devient  à  peu  près  impossible.  Or,  telle  était,  à  l'époque  qui 
nous  occupe,  Tétat  moral  des  conquérants  de  l'Europe.  J'ai  fait 
remarquer,  dans  la  dernière  séance,  que  nous  devons  aux 
Germains  le  sentiment  énergique  de  la  liberté  individuelle,  de 
rindividualité  humaine.  Or,  dans  un  état  d'extrême  grossièreté 
et  d'ignorance,  ce  sentiment,  c'est  Végoïsme  dans  toute  sa  ôri^- 
talitéy  dans  toute  son  insociabilité.  Du  cinquième  au  huitième 
siècle,  il  en  était  à  ce  point  parmi  les  Germains.  Ils  ne  s'inquié- 
taient que  de  leur  propre  volonté  ;  comment  se  seraient-ils 
accommodés  à  un  état  un  peu  social?  On  essayait  de  les  y  faire 
entrer,  ils  l'essayaient  eux-mêmes  ;  ils  en  sortaient  aussitôt  par 
un  acte  d'imprévoyance,  par  un  éclat  de  passion,  par  un  dé- 
faut d'intelligence.  On  voit,  à  chaque  instant,  la  société  tenter 
de  se  former  ;  à  chaque  instant  on  la  voit  rompue  par  le  fait  de 
l'homme,  par  l'absence  des  conditions  morales  dont  elle  a 
besoin  pour  subsister.  » 

Nous  ne  réfuterons  pas  ici  les  erreurs  d'un  auteur  qui  se 
réfute  si  bien  lui-même  ;  Balmès  s'est  d'ailleurs  acquitté  de  ce 
soin,  et,  disait  J.  de  iMaistre,  on  ne  fait  pas  ce  qui  est  fait.  Mais 


528  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

nous  opposerons  à  ces  erreurs  la  vérité  qui  les  condamne  et  le 
fait  qui  les  anéantit. 

La  personnalité,  réduite  à  la  courte  formule  d'une  définition, 
se  résume  dans  deux  sentiments  :  le  désir  du  bien-être  et  le 
sentiment  de  sa  dignité. 

Il  existe,  au  fond  du  cœur  de  l'homme,  deux  sentiments 
puissants,  vifs,  inefTaçables,  qui  le  poussent  sans  cesse  à  se 
procurer  le  bonheur  et  à  conquérir  la  grandeur.  Qu'on  nomme 
le  désir  du  bien-être  égoisme,  amour-propre,  instinct  de  con- 
servation, soif  de  félicité,  sous  des  noms  divers,  c'est  la  même 
chose.  On  ne  peut  contester  l'existence  de  ce  sentiment;  il  nous 
anime  dans  tout  le  cours  de  notre  carrière  et  nous  inspire 
dans  toutes  nos  actions.  En  soi,  ce  n'est,  appliquée  à  l'homme, 
que  la  loi  de  conservation  et  de  perfection,  inhérente  à  tous  les 
êtres,  loi  qui  contribue  à  l'universelle  harmonie.  Dans  toutes 
les  régions,  sous  toutes  les  latitudes,  ce  sentiment  nous  pousse 
à  combattre  la  privation,  à  écarter  la  gêne,  à  haïr  l'oppression 
sous  toutes  les  formes,  à  nous  dilater  enfin,  avec  une  puis- 
sance joyeuse,  pour  que  chaque  faculté  conquière  le  bien  qui  lui 
est  assorti.  Toutefois,  il  ne  suffit  pas  à  l'homme  de  jouir  ;  par- 
delà  son  propre  bien-être,  l'homme  veut  toujours  posséder 
une  certaine  grandeur,  s'élever  à  une  certaine  distinction.  La 
raison  en  est  facile  à  concevoir  :  c'est  que  tout  développement 
de  ses  facultés  intellectuelles  lui  fait  soupçonner  à  la  fois  sa 
dignité  et  son  néant,  et  l'homme  est  inquiet,  agité,  souffrant, 
après  avoir  connu  ses  misères,  pour  s'en  délivrer,  après  avoir 
entrevu  sa  grandeur  possible,  pour  y  atteindre.  S'il  a  réalisé, 
en  une  certaine  mesure,  son  plan  de  conquête,  il  s'estime 
grand  en  proportion  de  ses  efforts  et  de  ses  succès.  Il  ne  dé- 
pend pas  de  lui  de  ne  pas  estimer  son  courage  et  de  mépriser  ses 
agrandissements.  L'homme,  par  cela  seul  qu'il  est,  est  donc  un 
être  personnel,  poussé  par  certaines  forces  latentes,  animé 
d'un  double  désir  de  bien-être  et  de  grandeur,  et  c'est  là,  dans 
son  idée  première,  ce  qui  constitue  la  personnalité. 

Cessentiments  peuvent  se  modifier  à  l'infini  à  raison  des 
situations  dans  lesquelles  l'individu  peut  se  trouver  sous  le 


CHAPITRE  X.  529 

rapport  physique  et  sous  le  rapport  moral.  Sans  sortir  du 
cercle  qui  est  tracé  par  leur  essence,  ils  peuvent  le  graduer, 
quant  à  leur  énergie  ou  à  leur  faiblesse,  sur  la  plus  vaste 
échelle;  et,  suivant  l'usage  de  notre  libre  arbitre,  ils  peuvent 
être  moraux  ou  immoraux,  justes  ou  injustes,  nobles  ou  vils, 
nuisibles  ou  avantageux.  Par  conséquent,  ils  communiqueront, 
à  l'individu,  les  habitudes,  les  inclinations,  les  manières,  les 
mœurs  les  plus  diverses,  et  donneront,  à  la  physionomie  des 
peuples,  des  traits  fort  dissemblables,  selon  le  mode  particuHer 
dont  ils  affecteront  l'individu.  Ces  notions  une  fois  éclaircies, 
d'après  une  vraie  connaissance  de  l'âme  humaine,  on  conçoit 
comment  doivent  être  résolues,  d'une  manière  générale,  les 
questions  relatives  à  la  puissance  de  la  personnalité ,  et  com- 
bien il  est  superflu  de  recourir  à  des  explications  plus  plausibles 
que  réelles,  lorsqu'on  trouve  la  raison  d'être  dans  la  plus 
simple  psychologie. 

Les  idées  que  l'homme  se  forme  de  son  bien-être  et  de  sa 
dignité,  le  but  qu'il  leur  assigne,  les  moyens  qu'il  emploie 
pour  atteindre  ce  but,  voilà  ce  qui  établira  les  degrés  d'énergie, 
déterminera  la  nature,  fixera  le  caractère  et  signalera  la  ten- 
dance de  ces  sentiments  ;  en  d'autres  termes,  tout  dépendra  de 
l'état  physique  et  moral  de  l'homme  et  de  la  société.  Mainte- 
nant, donnez  à  l'individu  les  véritables  idées  de  bien-être  et 
de  dignité  que  la  raison  découvre  et  que  la  religion  enseigne, 
vous  formerez  un  bon  citoyen.  Donnez  ces  mêmes  idées 
fausses,  exagérées,  violentes,  telles  que  les  expliquent  les 
écoles  perverses,  telles  que  les  proclament  les  tribuns  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  pays ,  vous  répandrez  une  semence 
abondante  de  perturbation  et  de  ruine. 

Or,  pour  faille  l'application  de  ces  idées,  qu'étaient  les  bar- 
bares? et  qu'apportèrent-ils  en  Occident  par  les  invasions? 

Dans  leur  pays  natal,  au  milieu  de  leurs  montagnes  et  de 
leurs  forêts,  les  barbares  avaient  leurs  liens  de  famille,  leurs 
traditions,  leur  reUgion,  leurs  mœurs,  leur  gouvernement  ; 
avec  ces  linéaments  d'institutions,  ils  se  sentaient  l'amour  de 
l'indépendance,  l'enthousiasme  pour  les  hauts  faits  des  an- 
IV.  34- 


.);{()  HISTOIRE    I»K    LA    PAPAUTl^.. 

cêtres,  le  désir  de  perpétuer  après  eux  une  race  robuste,  vail- 
lante et  libre.  Sans  entrer  dans  des  analyses  de  pure  érudition, 
nous  savons  que  cet  état  social  était  tel  qu'on  pouvait  l'attendre 
d'idées  superstitieuses,  d'habitudes  grossières  et  de  mœurs 
féroces  ;  en  d'autres  termes,  il  se  bornait  à  prévenir  les  plus 
graves  excès  de  l'anarchie  et  de  l'inertie,  en  maintenant,  dans 
la  tribu,  un  certain  ordre,  et  en  donnant,  aux  hordes  vaga- 
bondes, des  chefs  pour  le  combat. 

Ces  races  barbares  vivotèrent  longtemps  dans  le  nord  de 
l'Europe  et  en  Asie,  se  reproduisant  sans  relâche,  s'aguerrissant 
par  d'incessantes  expéditions  et  augmentant  leur  hardiesse 
avec  leur  multitude.  Lorsqu'elles  se  ruèrent  sur  l'empire,  elles 
ne  signalèrent  pas  leur  force  par  la  difficulté  de  la  victoire,  car 
l'empire  ne  se  défendit  pas,  mais  elles  l'accusèrent  certainement 
par  l'immensité  des  ruines.  Ces  sauvages  enfants  des  forêts 
ravagèrent  les  campagnes,  incendièrent  les  villes  et  ramas- 
sèrent en  courant  de  nombreux  troupeaux  d'esclaves.  Si  vous 
voulez  vous  rendre  compte  du  désordre,  de  la  confusion,  du 
chaos  qui  suivirent  ces  ravages,  vous  serez,  je  ne  dis  pas 
épouvanté  des  résultats,  mais  incapable  de  vous  en  faire  une 
suffisante  idée.  Les  barbares  ne  s'arrêtèrent  pas  tout  de  suite  ; 
ils  firent,  en  Occident,  une  sorte  de  procession  tournante,  ren- 
chérissant les  uns  sur  les  autres,  à  la  fin  détruisant  le  sol 
lui-même.  L'antiquité  était  anéantie  sans  que  rien  de  nouveau 
vînt  la  remplacer. 

A  ce  moment  terrible,  si  vous  faites  abstraction  de  l'EgUse, 
l'invasion  n'a  pour  effet  que  de  transplanter,  dans  l'empire,  la 
barbarie  des  races  germaines.  Le  changement  de  climat  pourra, 
je  ne  dis  pas  adoucir  les  mœurs,  mais  amollir  les  tempéra- 
ments, sans  inoculer  une  seule  vertu.  L'esprit  d'individualité 
brutale  qui,  pendant  des  siècles,  avait  condamné  les  Germains 
à  la  stagnation  sociale,  ne  pouvait,  par  lui-même,  que  produire 
la  guerre  et  les  migrations.  Loin  de  renfermer  un  germe  civili- 
sateur, cette  indépendance,  outrée  et  fanatique,  était  ce  qui 
devait  conduire  le  plus  sûrement  l'Europe  à  l'état  sauvage  : 
elle  détruisait  le  principe  même  de  l'ordre  social,  en  empê- 


CHAPITRE  X.  531 

chant  toute  tentative  d'organisation,  et  achevant  d'anéantir  les 
restes  de  la  civilisation  antique. 

Nous  ne  nions  assurément  pas  que  les  barbares  ne  fussent, 
en  comparaison  des  Romains,  des  hommes  forts  et  d'un  sang 
pur.  Les  Romains  s'étaient  corrompus  et  énervés  ;  les  barbares, 
qui  avaient  bien  aussi  leur  corruption,  avaient  gardé  la  supé- 
riorité de  la  vigueur  physique.  Mais  si  vous  ne  mettez,  dans 
leur  tête,  une  idée  ;  dans  leur  cœur,  un  sentiment  ;  dans  leur 
bras,  une  autre  force,  ils  resteront  barbares,  et,  en  se  civili- 
sant, ne  deviendront  que  pires.  Cette  force,  qu'ils  apportent, 
sera  la  matière  de  l'individualité  chrétienne  ;  la  puissance  qui 
lui  donnera  la  forme  sera  l'Eglise,  et,  en  lui  assignant  cette 
forme,  l'Eglise  lui  donnera  l'existence. 

Comment  donc  l'Eglise  a-t-elle  formé  l'individualité  chré- 
tienne, la  personnalité  puissante  qui  fait  l'homme  heureux  et 
grand  ? 

La  personnalité,  prise,  non  dans  ses  éléments  instinctifs, 
mais  dans  ses  éléments  réfléchis,  comprend  :  la  notion  des 
actes  moraux,  l'obUgation  de  la  conscience  par  la  loi,  la  pra- 
tique de  la  liberté,  l'application  à  la  vie  intérieure  et  publique, 
le  sentiment  de  sa  destinée  immortelle  et  le  zèle  à  en  remplir 
toutes  les  charges. 

Bans  l'antiquité,  l'homme  n'avait  pas  une  exacte  notion  de 
lui-même.  On  avait  bien  écrit,  au  fronton  du  temple  de 
Delphes,  la  sage  maxime  :  «  Connais-toi  toi-même,  »  mais  cet 
adage  était  pliis  connu  qu'observé.  Le  païen  ne  savait  pas  d'où 
il  venait,  ce  qu'il  était,  pourquoi  il  avait  été  appelé  à  l'exis- 
tence. Les  philosophes  en  faisaient  tantôt  un  ange,  tantôt  une 
bête,  parfois  un  dieu;  d'autres  fois  l'aggrégat  fortuit  d'atomes 
crochus.  Ange  ou  bête,  il  n'agissait  guère  qu'en  brute  plus  ou 
moins  cultivée,  toujours  âpre  à  la  jouissance.  Avec  un  tel 
énervement,  suite  de  l'incertitude  de  l'esprit,  il  ne  pouvait 
avoir  ni  chaleur  d'âme,  ni  force  de  bras.  La  religion,  nous  ini- 
tiant au  secret  de  notre  origine  et  de  notre  nature,  nous  fait 
connaître^à  la  fois  notre  grandeur  et  notre  misère  ;  elle  place, 
dans  la  raison,  la  lumière  naturelle  de  l'homme  et,  dans  la  foi, 


bS"!  HISTOIRE   DE    LA   PAPAUTÉ. 

sa  surnaturelle  raison  ;  elle  assigne  aux  appétits  aveugles  une 
force  d'impulsion,  mais  à  la  volonté,  elle  réserve  la  charge 
d'opter  entre  leurs  suggestions  divergentes.  L'homme  voit  en 
lui-même  un  ensemble  de  facultés  mystérieuses,  mais  assez 
connues  pour  être  admirées  ;  il  se  sent  appelé  à  la  conquête  du 
vrai,  du  beau,  du  juste,  du  bien  et  de  Futile,  et  il  se  dit  qu'il 
faut  proportionner  ses  actes  à  la  multitude  d'objets  qui  les 
appellent.  La  seule  notion  de  l'acte  moral  pose  la  base  de  la 
personnalité. 

Une  fois  initié  au  secret  de  sa  nature,  l'homme  se  sent  obhgé 
en  conscience  au  devoir.  Un  instinct  confus  lui  indique  la  diffé- 
rence du  bien  et  du  mal  ;  un  sentiment  décisif  lui  dit  qu'il  doit 
éviter  l'un  et  pratiquer  l'autre.  Cette  lumière  intérieure  décide 
de  sa  moralité  ;  des  lois  extérieures  en  règlent  l'exercice. 
L'ordre  moral  se  révèle  ;  le  mérite  et  le  démérite,  la  louange  et 
le  blâme,  la  récompense  et  le  châtiment  ne  sont  pas  des  mots 
vides  de  sens. 

Maintenant  l'homme  est  libre  :  il  est  le  maître  de  sa  destinée; 
le  bien  et  le  mal,  la  vie  et  la  mort  sont  sous  ses  yeux  ;  il  peut 
choisir,  rien  n'est  capable  de  lui  faire  violence.  Si  vous  suppo- 
sez l'homme  asservi  au  destin,  il  se  sentira  ravalé  au  niveau  des 
brutes,  réduit  à  la  fonction  d'un  rouage  dans  la  grande  machine 
du  monde.  Mais,  dès  que  l'âme  se  sent  libre,  le  monde  entier 
mugissant  contre  elle,  l'univers  s'écroulant,  ne  peuvent  la  for- 
cer à  vouloir  ou  à  ne  pas  vouloir.  L'homme  libre  est  le  prince 
des  êtres  vivants,  le  dominateur  de  la  terre.  Que  faut-il  de  plus 
à  sa  grandeur  ? 

Cet  homme,  formé  d'intelligence  et  de  volonté,  éclairé  par  la 
conscience,  réglé  par  la  loi,  s'applique  librement  au  développe- 
ment régulier  de  sa  vie.  D '.abord,  il  se  replie  sur  lui-même  pour 
se  rendre  compte  de  ses  actions,  des  motifs  qui  Je  dirigent  et 
de  la  fin  vers  laquelle  ils  tendent.  Arbitre  de  sa  destinée,  il  en 
suit  d'un  œil  attentif  et  d'un  cœur  généreux,  l'évolution  pro- 
gressive. Dans  son  âme,  il  a  un  vaste  empire  :  libre  à  lui  d'en 
parcourir  les  espaces,  d'en  sonder  les  profondeurs,  d'en  culti- 
ver toutes  les  provinces.  Mais  il  n'est  pas  seul  :  au  ciel,  il  y  a 


CHAPITRE  X.  o33 

un  Dieu  ;  sur  la  terre,  il  a  son  père  et  sa  mère,  ses  frères  et 
ses  sœurs,  des  supérieurs  et  des  inférieurs.  Une  série  d'obliga- 
tions le  rattache  à  chaque  personne  ;  il  doit  s'en  acquitter. 
Fidèle,  il  se  voit  comme  une  créature  qui  puise  dans  tous  ses 
rapports  une  occasion  de  sacrifice,  et,  dans  chaque  sacrifice, 
un  nouvel  élément  de  grandeur. 

Cette  créature  a  une  destinée  immortelle.  La  patrie,  c'est  le 
ciel;  la  terre  n'est  qu'un  lieu  d'épreuves  ;  la  vie,  qu'un  moment 
donné  à  notre  éducation  pour  l'éternité.  Or,  cette  vie,  c'est  moi- 
même,  placé  sur  le  plan  fuyant  de  la  durée  et,  sans  rompre 
les  liens  qui  m'unissent  à  la  société,  obligé  de  développer,  dans 
ma  sphère  individuelle,  toutes  mes  facultés  particuhères.  Ma 
destinée,  je  le  sais,  est  immense  à  parcourir  ;  mais  enfin  c'est 
mon  affaire  propre,  entièrement  propre,  dont  la  responsa- 
bilité pèse  sur  mon  hbre  arbitre.  Ce  sentiment  doit,  sans 
doute,  se  combiner  avec  toutes  les  inspirations  du  Christia- 
nisme ,  mais  enfin  ce  sentiment  suffit  pour  relever  l'àme 
humaine,  courbée  par  l'ignorance,  par  les  passions,  les  supers- 
titions et  tous  les  systèmes  de  violence  qui  ne  demandent  qu'à 
l'opprimer.  Enfin,  cette  pleine  conscience  de  soi-même,  ce 
grand  sentiment  d'une  destinée  immortelle,  ce  calme  de  l'es- 
prit en  présence  de  tous  les  devoirs,  de  tous  les  obstacles,  de 
tous  les  tumultes  et  de  toutes  les  persécutions,  doivent  d'autant 
plus  agrandir  l'âme  qu'ils  n'émanent  point  d'une  impassibilité 
stoïque,  dépourvue  de  motif  solide  et  en  lutte  avec  la  nature 
même.  Le  sentiment  chrétien  émane  d'un  détachement  sublime 
de  tout  ce  qui  est  terrestre  et  d'une  conviction  profonde  de  la 
sainteté  du  devoir  :  il  s'appuie  sur  cette  maxime  inébranlable, 
que  l'homme,  en  dépit  de  tous  les  obstacles  que  lui  oppose  le 
monde,  doit-marcher  d'un  pas  ferme  à  la  destinée  qui  lui  est 
marquée  par  le  Créateur. 

En  résumé,  ces  éléments  de  la  personnalité,  c'est  la  vie  chré- 
tienne se  développant  dans  la  sphère  individuelle.  Dans 
l'homme,  comme  dans  l'univers,  tout  se  trouve  merveilleuse- 
ment uni  :  toutes  les  facultés  humaines  ont  entre  elles  des  rap- 
ports déhcats  et  intimes  ;  le  mouvement  d'une  corde  dans  notre 


.*):U  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

àme  fait  vibrer  toutes  les  autres.  Cette  dépendance  réci- 
proque de  toutes  les  facultés  prouve  qu'on  doit  au  catho- 
licisme l'idée  claire  et  le  vif  sentiment  de  Tordre  moral  ;  elle 
prouve  qu'on  doit  la  véritable  force  de  ce  que  nous  appelons 
conscience.  Il  y  a  là  autre  chose  que  du  mysticisme  :  c'est  le 
développement  de  l'homme  tout  entier;  c'est  l'individualité 
vraie,  la  seule  individualité  noble,  juste,  raisonnable  ;  c'est  un 
ensemble  d'impulsions  puissantes,  qui  portent  l'individu  à  la 
perfection  dans  tous  les  sens  :  ce  n'est  rien  moins  que  l'élé- 
ment primordial  de  la  civilisation. 

Des  idées,  si  élémentaires  aujourd'hui,  n'existaient  pas  dans 
l'antiquité.  La  vie  propre,  personnelle,  intellectuelle  et  morale, 
support  de  la  vie  sociale,  cette  vie-là  n'existait  pas.  L'homme 
était  une  pièce  de  relation,  il  n'existait  pas  pour  lui-même. 
Les  peuples  anciens  n'avaient  pas  la  notion  de  la  dignité  de 
l'homme.  Ce  qui  manquait  à  ces  peuples,  ce  qui  manquera 
partout  où  le  Christianisme  ne  régnera  pas,  c'est  ce  respect, 
cette  considération  qui,  parmi  nous,  environnent  tout  individu, 
tout  homme,  par  cela  seul  qu'il  est  homme.  Chez  les  Grecs,  le 
Grec  est  tout  ;  l'étranger  et  le  barbare  ne  sont  rien;  à  Rome^  le 
titre  de  citoyen  romain  est  tout  ;  qui  n'a  point  ce  titre  n'est 
rien.  Dans  les  pays  chrétiens,  l'enfant  qui  naît  difforme,  privé 
de  quelques  membres,  excite  la  plus  compatissante  sollicitude. 
Il  suffit  qu'il  soit  un  embryon  d'homme  promis  au  malheur. 
Chez  les  anciens,  cette  pauvre  créature  était  considérée  comme 
chose  inutile  et  méprisable  ;  sur  l'avis  de  la  police,  on  la  jetait 
dans  un  pourrissoir.  C'était  un  homme,  mais  qu'importe,  puis- 
qu'il ne  servirait  de  rien  à  la  société.  La  société  était  donc 
toute-puissante,  mais  l'individu  faible  en  proportion  ;  la  société 
absorbait  l'individu,  et  s'arrogeait  sur  lui  tous  les  droits  ima- 
ginables :  que  si  l'individu  faisait  obstacle  à  la  société,  il  pou- 
vait être  assuré  de  se  voir  écrasé  par  une  main  de  fer.  Est-il 
étrange,  dès  lors,  que  l'individu,  voyant  le  peu  d'estime  que  l'on 
faisait  de  lui,  le  pouvoir  sans  bornes  que  la  société  s'arrogeait 
sur  son  indépendance  et  sa  vie,  se  formât,  de  son  côté,  une 
opinion  exagérée  du  pouvoir  social,  jusqu'au  point  de  s'anéan- 


CHAPITRE   X.  o3o 

tir  dans  son  cœur  devant  ce  colosse  qui  le  remplissait  d'effroi? 
Loin  de  se  considérer  comme  membre  d'une  association  qui 
devait  assurer  la  sécurité  de  sa  personne,  le  développement  de 
ses  facultés  et  l'exercice  de  son  droit  ;  il  se  regardait  comme 
dévoué  de  force  à  cette  association^  obligé  pour  elle  de  s'im- 
moler en  holocauste. 

Dès  que  le  Christianisme  eut  créé  la  sphère  de  la  vie  per- 
sonnelle, ses  idées  et  ses  sentiments  communiquèrent  aux 
âmes  ime  trempe  vigoureuse.  Ce  n'était  nullement  la  dureté 
farouche  des  anciens,  mais  c'était  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
rendre  à  l'homme  sa  dignité,  sa  noblesse,  sa  grandeur.  Or  ces 
effets  précieux  ne  se  trouvaient  point  bornés  à  un  petit  nombre 
d'individus  :  conformément  au  génie  de  la  religion  chrétienne, 
ils  s'étendaient  à  toutes  les  classes  ;  car  un  des  beaux  caractères 
de  cette  religion  divine,  c'est  l'expansion  illimitée  qu'elle  donne 
à  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  ;  c'est  qu'elle  ne  connaît  aucune  ac- 
ception de  personnes,  et  fait  pénétrer  sa  voix  jusque  dans  les 
régions  les  plus  obscures  de  la  société.  Ce  n'est  pas  seulement 
aux  classes  élevées  de  la  société  et  aux  philosophes,  mais  à  la 
généralité  des  fidèles  que  s'adresse  l'auteur  du  traité  De  spec- 
taculiSy  lorsque,  résumant  en  quelques  mots  la  grandeur  de 
l'homme,  il  marque  d'une  main  hardie  le  degré  sublime  auquel 
doit  s'élever  l'âme  chrétienne  :  «  Jamais,  dit-il,  celui  qui  se 
sent  fils  de  Dieu  n'admirera  les  œuvres  de  l'homme.  Celui-là  se 
précipite  du  sommet  de  sa  noblesse  qui  peut  admirer  autre 
chose  que  Dieu.  »  Nobles  paroles  qui  faisaient  battre  généreu- 
sement les  cœurs,  et  qui,  se  répandant  sur  la  société,  allaient 
suggérer  au  dernier  des  hommes  ces  pensées  jusque-là  ré- 
servées au  poète  : 

Os  homini  sublime  dédit,  cœlumqiie  tueri 
Jussit  et  erectos  ad  sidéra  tollere  vultus. 

Ces  doctrines  étaient  enseignées  au  monde  longtemps  avant 
les  invasions  et  la  preuve  qu'elles  avaient  produit  leur  fruit, 
c'est  que  l'EgUse,  avant  la  chute  de  Rome,  avait  créé  les  quatre 
plus  beaux  types  de  la  personnalité  humaine  :  l'apôtre,  le 
martyr,  le  confesseur  et  la  vierge. 


.S3r>  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

L'apôtre   est  l'homme  qui,  par  attache  à  une  doctrine  et 
énergie  de  foi,  quitte  tout  pour  suivre  Jésus-Christ  d'abord, 
ensuite  pour  prêcher  son  Evangile.  L'apôtre  commence  par  se 
détacher  de  son  repos,  de  sa  fortune,  de  sa  famille  ;  il  com- 
mence par  s'immoler  lui-même  ;  puis,  la  croix  à  la  main,  la  foi 
dans  le  cœur,  il  s'élance  à  la  conquête  des  âmes  par  la  prédica- 
tion de  la  vérité.  L'apôtre,  je  le  sais  bien,    est  la  création 
spéciale  de  Jésus-Christ  ;   mais  il  est  aussi  la  création  de  la 
sainte  Eghse,  et,  depuis  le  cénacle  jusqu'à  nos  jours,  l'Eglise  n'a 
cessé  d'en  produire.  En  dehors  de  l'Eglise,  vous  trouvez  des 
philosophes  qui  conçoivent  de  hautes  vérités,  les  agencent  en 
système  et  les  discutent  sans  fin,  mais  pas  un,  dit  Voltaire,  qui 
ait  seulement  converti  une  personne  de  sa  rue.  En  dehors  de 
l'Eglise,  vous  trouvez  des  prédicants  du  schisme  et  de  Thérésie, 
des  professeurs  de  morale  chrétienne,  bien  calmes,  bien  mo- 
dérés, mais  pas  un  qui,  dans  les  pays  infidèles,  se  risque  à 
perdre  seulement  un  cheveu  de  sa  tête  ou  un  poil  de  sa  hou- 
pelande.   Nos  missionnaires,  au  contraire,  sont  partout,  aux 
pôles  et  aux  tropiques,  en  Afrique,  en  Asie,  dans  les  îles,  et 
partout  ils   arrosent  de  leur  sang  la  semence  de  la   parole 
sainte.  La  vie  qu'ils  mènent  est  d'ailleurs  telle  que  le  martyre 
lui-même  en  est  la  plus  belle  grâce.  Or,  ces  hommes  sont  l'un 
des  types  élevés  de  la  personnalité  humaine.  Prenez  d'entre 
eux  qui  vous  voudrez,  ou  le  missionnaire  des  premiers  temps, 
ou  le  jeune  prêtre  qui  quittera  demain  le  séminaire  des  Mis- 
sions, et  vous  serez  nécessairement  frappé  de  la  puissance  de 
cette  physionomie.  Je  cite,  en  courant,  saint  François  Xavier, 
saint  François  Régis,  saint  Vincent  Ferrier,  Jean  de  Plancar- 
pain,  saint  Boniface,  saint  Eloi,  saint  Martin  de  Tours  :  quels 
hommes  de    haute   et   colossale   stature  !    Saint  Martin,   par 
exemple,  simple  centurion  dans  l'armée  de  Julien,   converti, 
moine,  évêque,  n'a  rien  qui  dépasse  le  niveau  du  commun. 
Mais  saint  Martin  est  un  amant  passionné  de  Jésus-Christ  et 
des  âmes,  saint  Martin  est  un  homme  de  prière  et  de  travail, 
saint  Martin  a  su  se  dépouiller  d'une  moitié  de  son  manteau,  et 
le  voilà  qui  s'élance  à  la  conquête  des  âmes.  Le  vieux  paga- 


CHAPITRE   X.  o37 

nisme  a  résisté  jusque-là,  il  s'est  maintenu  dans  les  bourgades 
et  il  a  pénétré  jusque  dans  les  vieilles  forêts  :  Martin,  presque 
à  lui  seul,  abat  le  paganisme  à  ses  pieds.  Saint  Martin,  le  petit 
centurion,  est  le  thaumaturge  des  Gaules.  Combien  trouve-t- 
on, dans  l'histoire,  de  personnalités  comparables  à  celle-ci? 
Bien  peu.  Pour  mon  compte,  je  mets  saint  Martin  fort  au- 
dessus  des  plus  illustres  conquérants,  et  si  l'on  considère  cet 
homme  réduit  à  ses  ressources  personnelles,  si  l'on  mesure 
l'étendue  de  sa  tâche^  ses  difficultés,  son  rapide  accomplisse- 
ment, il  est  impossible  de  contester,  à  saint  Martin,  son  écra- 
sante supériorité. 

L'esprit  du  Christianisme,  nous  dit  Guizot,  inspirait  un  grand 
attachement  à  la  corporation  chrétienne,  mais  excluait  le  dé- 
veloppement de  la  personnalité.  Sans  doute,  dès  le  berceau  de 
l'Eglise,  les  fidèles  eurent,  pour  la  mère  de  leur  âme,  un  vif 
attachement,  et  c'est  seulement  par  sa  communion  qu'ils  se 
considérèrent  comme  vrais  disciples  de  Jésus-Christ.  Mais,  si 
les  premiers  chrétiens  étaient  attachés  à  l'Eglise,  cette  associa- 
tion n'était  regardée  par  eux  que  comme  un  moyen  d'obtenir  le 
bonheur  éternel  :  c'était  une  arche  sainte  dans  laquelle  le 
chrétien  se  trouvait  embarqué,  au  milieu  des  tempêtes  du 
monde,  pour  arriver  sauf  au  port  de  l'éternité  ;  et,  bien  qu'il 
crût  impossible  de  se  sauver  hors  de  l'Eglise,  il  n'entendait  pas 
pour  cela  être  consacré  à  l'Eglise,  mais  à  Dieu.  Le  Romain 
était  prêt  à  se  sacrifier  pour  sa  patrie,  le  fidèle  pour  sa  foi. 
Lorsque  le  Romain  mourait,  il  mourait  pour  l'empire;  le 
fidèle  ne  mourait  point  pour  l'Eghse,  il  mourait  pour  son 
Dieu. 

Qu'on  ouvre  l'histoire  ecclésiastique,  qu'on  lise  les  actes  des 
martyrs,  on  y  verra  ce  qui  se  passait  dans  ce  moment  terrible 
où  le  chrétien,  se  révélant  tout  entier,  découvrait,  en  présence 
des  chevalets,  des  bûchers,  des  plus  horribles  supplices,  le  vé- 
ritable ressort  qui  agissait  dans  son  cœur.  Le  juge  lui  demande 
son  nom.  Le  fidèle  le  déclare  et  ajoute  :  «  Je  suis  chrétien.  » 
On  l'invite  à  sacrifier  aux  dieux.  —  «  Nous  ne  sacrifions  qu'à 
un  seul  Dieu,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre.  »  On  lui  reproche 


/)38  HISTOIRE    DE    LA    PAPATTK. 

comme  une  ignominie  de  suivre  un  homme  quia  été  cloué  à  la 
croix;  pour  lui,  l'ignominie  de  la  croix  est  une  gloire,  il  pro- 
clame hautement  que  le  Crucifié  est  son  Sauveur  et  son  Dieu. 
On  le  menace  des  tourments  ;  il  les  méprise,  car  les  tourments 
sont  chose  qui  passe,  et  il  se  réjouit  de  pouvoir  souffrir  pour 
son  Maître.  La  croix  du  supplice  est  déjà  préparée,  le  bûcher 
est  allumé  sous  ses  yeux,  le  bourreau  lève  la  hache  fatale  ;  que 
lui  importe  1  Tout  cela  n'est  qu'un  instant,  et  après  cet  instant 
vient  une  vie  nouvelle,  une  félicité  ineffable  et  sans  fm. 

On  voit  par  là  ce  qui  déterminait  le  cœur  du  fidèle  :  c'étaient 
l'amour  de  son  Dieu  et  l'intérêt  de  son  bonheur  éternel.  Par 
conséquent  il  est  tout-à-fait  faux  que  le  fidèle,  semblable  aux 
hommes  des  anciennes  répubhques,  anéantit  son  individualité 
devant  Fassociation  à  laquelle  il  appartenait,  se  laissant  absor- 
ber dans  cette  association  comme  une  goutte  d'eau  dans  Tim- 
mensité  de  l'Océan.  Le  fidèle  appartenait  à  une  association  qui 
lui  donnait  la  règle  de  sa  croyance  et  de  sa  conduite;  il  regar- 
dait cette  association  comme  fondée  et  dirigée  de  Dieu  lui- 
même;  mais  son  esprit  et  son  cœur  s'élevaient  jusqu'à  Dieu  et, 
en  suivant  la  voix  de  l'Eglise,  il  croyait  s'appliquer  à  une 
affaire  propre,  individuelle,  qui  n'était  rien  moins  que  celle  de 
son  bonheur  éternel. 

Et  ces  faits,  qui  réfutent  si  pertinemment  l'historien,  ne 
nous  révèlent-ils  pas  l'un  des  aspects  les  plus  grandioses  de  la 
personnalité?  L'esprit  attaché  à  sa  croyance,  le  cœur  soumis  à 
sa  loi,  la  conscience  révoltée  contre  l'apostasie,  la  hberté  con- 
firmée en  grâce  jusqu'à  préférer  la  mort  au  sacrilège,  qu'est-ce 
sinon  l'idéal  de  la  vie  spirituelle,  le  sommet  de  cette  humble 
bravoure  qui  sacrifie  tout  au  devoir?  Cet  acte  de  souveraine 
perfection  a  été  accompli  non  pas  seulement  par  les  ministres 
des  autels,  mais  par  de  simples  chrétiens,  par  de  pauvres 
femmes,  par  des  jeunes  filles,  par  des  petits  enfants  ;  il  a  été 
posé  non  pas  une  fois,  dans  l'exaltation  momentanée  d'une  per- 
sécution éphémère,  mais  durant  trois  siècles;  il  n'a  pas  été 
seulement  le  fait  de  plusieurs,  mais  de  douze  millions  de  héros. 
Les  instruments  de  supplices  étaient  horribles  ;  l'épée  était  une 


CHAPITRE    X.  o39 

douceur,  la  hache  une  concession  ;  des  roues,  des  bûchers,  des 
chevalets,  des  grils,  l'eau  et  le  feu,  les  serpents  et  les  bêtes  fé- 
roces :  voilà  les  aménités  ordinaires  de  la  persécution.  Parfois 
les  bourreaux  se  lassaient  de  frapper,  les  patients  ne  se  las- 
saient pas  de  souffrir;  parfois  les  préfets,  bons  pères  de  famille, 
se  fussent  contentés  d'un  semblant  de  concession  :  les  martyrs 
refusaient  ces  hypocrites  apparences  ;  parfois  les  proconsuls, 
pour  tromper  l'empereur,  offraient  simplement  des  certificats 
d'apostasie,  mais  sans  rien  exiger,  à  peu  près  comme  les  bri- 
gands de  93  offraient  des  certificats  de  civisme  :  les  martyrs  re- 
fusaient ces  billets  de  complaisance.  Les  chrétiens  aux  lions 
plutôt  qu'à  la  trahison. 

Dans  une  sphère  plus  modeste,  nous  avons  un  autre  type  de 
personnalité  :  évoques,  prêtres,  abbés,  moines,  laïques,  humbles 
femmes  et  simples  veuves.  Ceux-ci  n'ont  point  à  affronter  les 
travaux  de  l'apostolat,  ni  les  souffrances  du  martyre  ;  ils  vivent 
dans  le  céUbat  ou  dans  la  vie  commune  ;  mais,  dans  leur  sphère 
modeste,  ils  pratiquent  des  vertus  extraordinaires.  L'Eglise  n'a 
pas  de  meilleurs  enfants.  L'esprit  toujours  élevé,  le  cœur  tou- 
jours ouvert,  la  main  toujours  tendue,  l'àme  toujours  en  haut, 
ils  vaquent  sans  broncher  à  tous  les  devoirs  de  la  vie  chré- 
tienne et  à  tous  les  devoirs  d'état  ;  ils  y  vaquent  sans  que  le 
monde  en  sache  rien,  ni  eux  non  plus  ;  ils  travaillent  tout  le 
jour  de  la  vie  présente,  sans  chercher  ni  le  repos,  ni  l'ombre  ; 
ils  prient  d'un  cœur  ardent,  comme  les  chérubins,  et  sanctifient 
toutes  leurs  œuvres.  Leurs  frères  ne  goûtent,  de  leurs  vertus, 
que  les  parfums  ;  ils  en  ignorent  les  immolations ,  souvent 
même  ils  en  méconnaissent  le  sacrifice.  Mais  qu'importe  ?  Les 
confesseurs  servent  Dieu  dans  la  simplicité  de  leur  cœur,  ac- 
complissent lem^  salut  dans  l'humilité,  réitèrent  leur  martyx^e 
tous  les  jours  de  la  vie,  et,  quand  ils  s'endorment  sur  la  croix, 
se  réveillent  sous  le  baiser  des  anges. 

Enfin,  un  dernier  type  de  personnalité,  c'est  la  vierge.  Dans 
l'antiquité,  la  vierge  n'existait  qu'à  l'état  d'exception,  et  le  peu 
qui  s'en  trouvait  était  une  exception  diabolique.  Les  Pères  de 
l'Eglise  ont  presque  tous  observé  qiie  les  païens  ne  haïssaient 


riiO  HISTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

rien  tant  que  la  vertu  des  vierges.  La  femme  païenne  n'était 
pas  avilie  seulement  par  la  dépendance,  elle  Fêtait  surtout  par 
la  profanation  effrénée  de  tout  son  être;  et  bien  qu'elle  souffrît 
de  cet  état  d'abjection,  bien  qu'il  y  ait  toujours,  dans  son  cœur, 
une  affinité  secrète  pour  la  virginité,  elle  semblait  désireuse 
d'un  surcroît  d'infamie.  Cela  s'explique  plus  que  ça  ne  se  con- 
çoit. La  femme  ne  vit  en  quelque  sorte  que  par  l'homme,  et  en 
retour  des  bienfaits  qu'elle  en  reçoit,  sous  l'impulsion  de  l'af- 
fection qu'elle  lui  porte,  le  sacrifice  de  sa  vertu  est,  pour  elle, 
une  sorte  de  bonne  fortune.  Or,  dès  que  le  Fils  de  la  Vierge  est 
descendu  des  cieux,  dès  que  le  sein  de  la  Vierge-Mère  a  donné 
au  monde  la  lumière  éternelle,  on  dirait  qu'il  y  a  un  renverse- 
ment du  sexe.  La  femme  veut  marcher  sur  les  traces  de  Marie 
et  n'avoir  d'autre  époux  que  le  Fils  de  la  Vierge.  C'est  un  sa- 
crifice pénible  que  d'immoler  sa  chair  :  elle  l'immole  ;  c'est  un 
sacrifice  plus  pénible  que  de  renoncer  à  la  belle  affection  d'un 
époux  :  elle  y  renonce  ;  c'est  un  sacrifice  toujours  plus  pénible 
de  ne  point  connaître  les  joies  de  la  maternité  :  elle  s'en  pri- 
vera. Son  cœur  sera  faible,  mais  elle  le  domptera  ;  son  cœur 
sera  plein  d'amour,  mais  elle  ne  l'ouvrira  que  du  côté  du  ciel. 
Dans  un  faible  corps,  elle  pratiquera  les  plus  austères  mortifi- 
cationS;  et,  par  la  ferveur  de  la  prière,  elle  achèvera  d'éteindre 
une  flamme  diminuée  par  les  austérités  de  la  pénitence.  Les 
vierges  vont  se  compter  par  légions.  Nous  les  trouvons  dans  la 
vie  commune,  dans  le  cloître,  dans  le  désert,  et  rien  désormais 
ne  sera  plus  commun  qu'une  femme  héroïque.  «  La  virginité, 
dit  saint  Cj^prien,  est  la  fleur  de  la  semaiUe  ecclésiastique, 
l'éclat  et  l'ornement  de  la  vie  spirituelle,  l'œuvre  intègre  et  in- 
corruptible de  la  louange  et  de  l'honneur,  l'image  de  Dieu  ré- 
pondant à  la  sainteté  de  Dieu,  la  plus  illustre  portion  du 
troupeau  du  Christ.  Par  les  vierges,  l'Eglise  connaît  la  joie,  sa 
glorieuse  fécondité  fleurit  abondamment,  et  plus  s'augmente 
le  nombre  des  vierges,  plus  s'augmente  son  allégresse'.  » 
Nous  pourrions  citer  vingt  textes  semblables,  dresser  une  table 

'  De  disciplina  et  habitu  virginum,  cap.  ii. 


CHAPITRE  X.  541 

des  instituts  de  virginité,  dresser  la  statistique  séculaire  des 
adeptes  de  cette  vertu;  mais  il  faut  conclure.  Cette  vertu  hé- 
roïque, devenue  commune  et  presque  facile,  par  la  grâce  de 
Dieu,  qu'est-ce  autre,  sinon,  dans  le  sexe  faible,  la  manifesta- 
tion la  plus  éclatante  de  la  personnalité  chrétienne  ? 

Et  comme  l'Eglise  a  eu,  de  tout  temps,  des  apôtres,  elle  a  eu, 
de  tout  temps,  des  martyrs,  des  confesseurs  et  des  vierges; 
elle  a  cultivé  ces  admirables  plantes  même  dans  l'empire  cor- 
rompu de  Rome  païenne;  elle  a  cueilli  ces  fleurs  éclatantes 
même  au  milieu  des  temps  barbares  ;  elle  les  a  retrouvées 
parmi  les  sauvages  aussi  bien  que  chez  les  peuples  civilisés, 
au  sein  des  nations  épuisées  comme  au  sein  des  nations  nais- 
santes. Partout  l'Eglise  a  produit  des  types  de  personnalité 
supérieure,  et  si  l'on  sait  en  quoi  consiste  cette  personnalité,  il 
faut  bien  reconnaître  qu'elle  est  le  fruit,  nécessaire  et  exclusif, 
du  Symbole,  du  Décalogue  et  de  la  grâce  de  Jésus-Christ. 

Nous  pourrions  aisément  trouver,  dans  les  faits  contempo- 
rains, une  confirmation.  Aujourd'hui,  en  Europe,  il  y  a,  dans 
tout  pays,  comme  deux  peuples  juxta-posés  ;  des  chrétiens  sin- 
cères et  des  indifférents  phis  ou  moins  impies.  Or,  parmi  ces 
hommes  de  la  même  génération,  du  même  sang,  de  la  même 
famille,  quelle  différence  !  Là,  régularité,  travail,  vertu,  hon- 
neur, dévouement;  ici,  désordre,  inertie,  déportements,  lâcheté, 
féroce  égoïsme.  La  nature  est  la  même,  mais  parce  que  autre 
est  la  grâce,  autres  sont  les  résultats.  Les  uns  sont  les  dignes 
enfants  de  la  patrie  ;  les  autres,  enfants  gâtés  de  la  révolution, 
ne  sont,  malgré  les  beaux  noms  dont  ils  se  décorent,  que  des 
déserteurs  de  la  tradition  nationale  et  les  parjures  du  devoir. 

Nous  pourrions  même,  raisonnant  par  analogie,  emprunter, 
à  la  nature,  un  terme  démonstratif  de  comparaison.  Le  labou- 
reur met,  dans  ses  champs,  un  même  engrais  ;  les  terres  sont 
de  quahtés  équivalentes  ;  mais  parce  que  l'intensité  du  travail 
n'a  pas  été  la  même  partout,  parce  que  l'atmosphère  n'a  pas 
versé  sur  tous  les  champs  les  mêmes  ondées,  autres  sont  les 
produits.  Pourquoi  ?  Est-ce  la  matière  première  qui  a,  ici,  voilé 
et,  là,  déployé  sa  vertu?  Non,  la  matière  première  est  la  même, 


ïti^  UISTOIHE    DR   LA    PAPAUTÉ. 

la  forme  seule  a  varié  et  ses  variations  ont  décidé  de  la  variété 
des  résultats. 

Les  barbares  sont  le  fonds  commun  de  la  civilisation  euro- 
péenne, de  races  différentes,  il  est  vrai,  mais  semblables  quant 
aux  qualités  générales  et  surtout  quant  aux  vices.  Leurs  tribus 
sont  la  matière  première  de  l'action  pontificale,  le  chaos  d'où 
les  Pontifes  romains  sauront  tirer  la  civilisation  chrétienne.  La 
personnalité  qu'ils  acquerront  à  cette  école,  ils  ne  la  tireront 
pas  de  leur  sang,  mais  des  enseignements  du  Saint-Siège.  Pour 
les  élever  jusqu'à  ce  niveau,  les  Papes  n'auront  rien  à  apprendre 
des  barbares,  ils  n'auront  qu'à  répéter  les  leçons  du  Sauveur, 
qu'à  mettre  sous  les  yeux  les  exemples  des  apôtres,  des  martyrs 
des  confesseurs  et  des  vierges  des  premiers  siècles.  C'est  l'E- 
glise seule  qui  a  fait  Tesprit,  le  cœur  et  l'honneur  des  peuples 
de  l'Europe;  c'est  l'Eghse  seule  qui  a  défendu,  au  milieu  des 
révolutions,  ces  précieux  bienfaits  ;  et,  si  nous  avions  le  mal- 
heur de  les  perdre,  c'est  l'Eglise  seule  qui  saurait  nous  les 
rendre. 

La  personnalité.  Ce  n'est  pas  une  affaire  de  chair,  de  sang  ou 
de  tempérament  ;  c'est  la  fleur  d'une  doctrine  et  une  vertu  de 
la  grâce. 


CHAPITRE  XI. 

LES  PAPES  ONT-ILS  CONTRIBUÉ,  PAR  LEUR  ENSEIGNEMENT  ET  LEURS 
ACTES,  A  LA  CONSTITUTION  MORALE  DE  LA  FAMILLE  ? 

La  famille  est  le  premier  de  tous  les  liens  sociaux,  la  pre- 
mière base  de  la  société  humaine.  Aussi,  dans  tous  les  temps, 
4a  sagesse  des  législateurs  s'est  appliquée  à  ennoblir  et  à  forti- 
fier l'union  conjugale,  dont  dépend  en  grande  partie  le  bonheur 
ou  le  malheur  de  la  société  civile,  laquelle  n'est  qu'une  exten- 
sion de  la  famille.  Mais  Jésus-Christ  seul,  le  divin  législateur, 
a  pu  atteindre  le  but  auquel  on  avait  tendu  vainement  avant 


CHAPITRE   XI.  543 

lui  ;  et  ce  n'est  que  par  les  Yicaires  de  Jésus-Christ,  grâce  à 
leurs  instructions  et  à  leurs  efforts  soutenus,  que  la  dignité, 
l'unité,  l'indissolubilité  et  la  pureté  du  mariage  ont  pu  être 
conservées.  Que  voyons-nous  chez  les  peuples  anciens  et  mo- 
dernes parmi  lesquels  la  loi  chrétienne  du  mariage  n'est  point 
reconnue  ou  n'est  point  observée  ?  Nous  voyons  la  haute  des- 
tinée du  genre  humain  sacrifiée  au  caprice  de  la  sensualité,  la 
dignité  de  la  femme  foulée  aux  pieds,  la  morale  publique,  le 
bonheur  des  familles  et  de  la  société,  sapés  dans  leurs  fonde- 
ments. En  veillant,  conformément  à  la  loi  du  Sauveur,  au 
maintien  du  mariage  cathohque,  les  Papes  ont  donc  servi  la 
pureté  des  mœurs,  la  conservation  de  l'espèce  humaine,  le 
bonheur  de  l'homme,  la  dignité  de  la  femme,  l'éducation  des 
enfants,  le  bien  de  la  société,  en  un  mot  la  civilisation  tout  en- 
tière. Tel  est  l'objet  du  présent  chapitre. 

Les  Papes  n'ont  pas,  sur  le  mariage  et  la  famille,  une  doc- 
trine qui  leur  soit  propre;  ils  ne  sont  que  les  gardiens  des 
institutions  de  l'Evangile,  et  si,  en  les  gardant,  ils  servent  la 
sainte  cause  de  la  famille,  ce  n'est  point  de  leur  part  un  effet  de 
science  personnelle,  mais  un  acte  de  fidélité  au  devoir  pontifical, 
devoir  dont  l'accomplissement  a  exigé  souvent  un  énergique 
courage. 

Les  Pontifes  romains  ont  déterminé  par  leur  influence  la 
condition  de  la  famille  chrétienne  :  1^  par  les  honneurs  rendus 
à  la  virginité  ;  2°  par  la  réhabilitation  de  la  femme  dans  la 
famille  et  dans  la  société  ;  3**  en  maintenant  au  mariage  sou 
triple  caractère  de  sacrement,  un  et  indissoluble.  Cette  déter- 
mination n'a  pas  été  seulement  un  acte  de  fidélité,  mais  encore 
un  acte  de  haute  sagesse  et  de  grand  sens  pohtique. 

L  Les  Papes  ont  admis,  introduit,  protégé,  dans  la  pratique 
des  chrétiens,  l'abstinence  complète  des  plaisirs  sensuels,  la 
virginité. 

«  Les  esprits  frivoles,  dit  Balmès,  principalement  ceux  qui 
reçoivent  les  inspirations  d'un  cœur  voluptueux,  ne  s'expli- 
queront certainement  pas  jusqu'à  quel  point  le  Catholicisme 
a  contribué  par  là  à  relever  la  femme  ;  mais  il  n'en  sera  pas  de 


54 i  HT  SI  01 RR    hK   LA    PAPAUTÉ. 

même  des  esprits  solides.  Ce  qui  tend  à  élever  au  plus  haut 
degré  de  délicatesse  le  sentiment  do  la  pudeur,  ce  qui  fortifie  la 
moralité  et  contribue  à  l'aire  d'un  nombre  considérable  de 
femmes  un  modèle  de  la  vertu  héroïque,  a  pour  résultat  de 
placer  la  femme  au-dessus  de  l'atmosphère  des  grossières  pas- 
sions ;  la  femme  cesse  dès  lors  de  se  présenter  aux  yeux  de 
l'homme  comme  un  simple  instrument  de  plaisir  :  aucun  'des 
attraits  dont  l'a  pourvue  la  nature  n'est  diminué  par  là,  et  elle 
n'a  plus  à  craindre  de  devenir  un  objet  de  mépris  et  de  dégoût, 
après  avoir  été  une  triste  victime  du  libertinage'.  » 

Les  anciens  peuples  respectaient  profondément  la  virginité. 
Chose  admirable  I  l'humanité,  dont  la  propagation  repose  sur 
l'usage  de  la  chair,  a  toujours  trouvé  plus  beau  de  n'en  pas 
user  ;  et  les  peuples,  même  les  plus  charnels,  môme  les  plus 
affreusement  corrompus,  n'ont  pas  réussi  à  se  défaire  de  cette 
conviction  ni  à  se  défendre  de  ce  sentiment.  Les  Grecs,  les 
Romains,  les  (iermains,  les  Gaulois  environnèrent  toujours 
leurs  prêtresses  d'une  religieuse  vénération.  Les  peuples  les 
plus  dissolus  de  l'antique  Asie  et  les  barbares  du  nouveau  conti- 
nent n'eurent  pas  la  virginité  en  moindre  estime.  Mais,  chez  les 
uns  et  chez  les  autres,  elle  n'existait  qu'à  l'état  d'imperceptible 
exception  et  n'en  était  pas  moins  considérée  comme  l'un  des 
meilleurs  gages  de  la  sécurité  publique.  Au  sein  du  peuple  juif, 
bien  que  la  fécondité  lut  un  honneur  et  une  espérance,  bien 
que  la  stérilité  fût  un  opprobre,  le  peuple  juif  eut  aussi  ses 
vierges  vénérables.  Lorsque  le  Dieu  de  l'Evangile  eut  donné  au 
monde  sa  grande  doctrine  de  perfection,  alors  la  virginité  vit 
se  multiplier  ses  prosélytes.  Dans  le  monde  et  dans  le  cloître, 
il  y  eut  des  émules  de  la  Vierge-MèrC;  qui  voulurent  avoir, 
comme  l'humble  fille  de  Nazareth,  une  conception  immaculée 
dans  leur  vocation,  et,  dans  leur  profession,  une  virginité 
féconde.  Ces  amantes  de  la  croix,  ces  pures  épouses  du  Christ 
se  réunissaient,  du  gré  des  Papes  et  sous  des  règles  revêtues 
de  leur  approbation,  dans  des  monastères.  Au  temps  de  Rome, 

'  Balmès.  le  Prolestaniisme  comparé  au  Catholicisme,  etc.,  t.  II,  cli,  xxvi. 


CIIAPIÏRK  XI.  545 

païenne,  elles  protestaient,  par  leur  exemple,  contre  le  débor- 
dement des  mœurs.  Qui  calculera  les  saintes  pensées  ,  les 
chastes  inspirations  qui  sortaient  de  ces  silencieuses  demeures 
de  la  virginité,  placées  tantôt  dans  des  lieux  retirés,  tantôt  au 
milieu  de  cités  populeuses?  La  jeune  fille  dont  le  cœur  com- 
mençait à  se  sentir  agité  par  une  passion  brûlante,  Tépouse 
qui  avait  donné  accès  dans  son  âme  à  des  inclinations  dange- 
reuses, ne  trouvèrent-elles  pas  mille  fois  un  frein  à  leur  passion 
dans  le  seul  souvenir  de  ces  religieuses  qui  élèvent  vers  le  ciel 
un  cœur  pur,  offrant  en  holocauste,  au  Fils  de  la  Vierge,  tous 
les  enchantements  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté.  Dans  les 
siècles  où  régnait  la  plus  féroce  barbarie,  quelle  ne  fut  pas 
linfluence  des  cloîtres  où  ces  vierges  abritaient  leur  cœur 
contre  la  corruption  du  monde,  incessamment  occupées  à 
tendre  les  mains  vers  le  ciel,  pour  en  faire  descendre  la  rosée 
des  divines  miséricordes.  Et  dans  nos  temps  plus  calmes,  dans 
nos  pays  plus  civilisés,  ne  découvre-t-on  pas  un  heureux  con- 
traste entre  ces  asiles  de  la  vertu  la  plus  pure,  la  plus  sublime, 
et  un  océan  de  dissipation  et  de  libertinage.  Le  protestantisme, 
l'encyclopédisme  et  l'athéisme  prétendent  que  c'est  là  un  legs 
funeste  de  l'ignorance,  un  monument  du  fanatisme,  et  qu'il 
faut  en  purger  la  terre.  Ah  I  s'il  en  est  ainsi,  protestons  contre 
tout  ce  qu'il  y  a  de  beau,  étouffons  dans  notre  cœur  tout  en- 
thousiasme pour  la  vertu  :  le  monde  se  trouve  tout  entier  dans 
le  cercle  des  sensations  grossières  :  que  le  peintre  jette  son  pin- 
ceau, le  poète  sa  lyre;  oublions  notre  grandeur  et  notre 
dignité;  plongeons-nous  dans  l'abrutissement.  «  Mangeons  et 
buvons,  car  demain  il  faudra  mourir.  » 

La  virginité,  observée  comme  vertu  facultative,  placée  sous 
la  garde  d'une  institution  permanente,  n'a  pas  servi  l'intérêt 
général  seulement  par  la  vertu  de  la  prière  et  l'efficacité  de 
l'exemple,  mais  encore  par  la  force  de  son  principe.  Il  y  a  eu, 
dans  l'humanité,  une  femme  incomparable,  la  Yierge-Mère. 
Cette  femme  est  une  exception  aux  lois  de  la  nature,  mais 
cette  exception  est  un  type,  un  enseignement,  presque  une  ré- 
vélation, surtout  une  grande  grâce.  A  la  suite  de  cette  femme 
IV.  35 


540  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

bénie  entre  toutes  les  femmes,  sont  donc  venues  de  saintes 
émules,  une  légion  de  cœurs  héroïques,  vierges  par  leur  vo- 
lonté, mères  seulement  par  adoption.  Désormais  la  femme  aura 
une  autre  loi  que  celle  de  la  chair  ;  la  pratique  de  la  virginité 
renverse  l'économie  de  sa  conduite  et  explique  autrement  son 
devoir.  La  femme  ne  devra  plus  avoir  d'autre  grâce  que  la  pu- 
deur ;  elle  ne  devra  plus  inspirer  l'amour  qu'en  retirant  tout 
appât  à  la  sensualité.  Le  désir  le  plus  impérieux  de  son  cœur 
sera  toujours  le  désir  de  plaire,  mais  elle  ne  voudra  plus  plaire 
que  par  les  grâces  attirantes  de  la  chasteté.  La  volonté  de  plaire 
autrement  que  par  sa  vertu  serait,  pour  la  conscience  de  la 
femme,  une  dérogation,  pour  le  cœ,ur  de  l'homme,  s'il  est 
chrétien,  une  atteinte  à  la  délicatesse,  un  motif  de  dégoût.  La 
femme  n'aura  donc  plus  d'autre  souci  que  la  pudeur  ;  elle  lui 
empruntera  tous  ses  embeUissements,  tout  son  crédit,  tout 
l'ascendant  possible  à  sa  faiblesse.  Plus  elle  sera  pieuse  et  pure, 
plus  elle  sera  distinguée  dans  l'ordre  domestique,  influente 
dans  l'ordre  social.  La  virginité  n'est  certainement  pas  une  con- 
dition nécessaire  de  la  pudeur  ;  mais  elle  en  est  le  beau  idéal, 
le  type  accompli.  Une  fois  ce  modèle  montré  au  monde,  on  ne 
peut  plus  en  nier  la  beauté,  en  condamner  l'imitation,  sans 
porter  une  grave  atteinte  à  la  pudeur  elle-même,  qui,  conti- 
nuellement attaquée  par  la  passion  la  plus  puissante  du  cœur 
de  l'homme,  ne  se  conserve  dans  sa  pureté  qu'autant  qu'elle  est 
environnée  de  tous  les  respects.  Cette  fleur  délicate  ne  peut 
supporter,  sans  se  flétrir,  le  plus  léger  souffle. 

Les  goujats  des  derniers  siècles,  pour  atteindre  la  vertu  qui 
contraste  le  plus  avec  leurs  turpitudes,  ont  invoqué,  contre  la 
virginité,  l'intérêt  de  la  population.  Ces  soi-disant  philosophes, 
célibataires  la  plupart  et  céhbataires  sans  ceinture,  sont,  lors- 
qu'ils voient  passer  une  vierge  chrétienne,  de  forcenés  par- 
tisans de  la  famille.  Ce  qu'ils  voient,  dans  la  famille,  c'est  seu- 
lement la  reproduction  ;  et  s'ils  en  réclament,  pour  les  autres, 
cette  charge  qu'ils  n'acceptent  pas  eux-mêmes,  c'est  qu'ils  ne 
peuvent  soufl'rir  la  virginité  consacrée  par  la  religion.  Le 
Christ  lui-même  ne  leur  déplaît  tant  que  parce  qu'il  fait  des 


CHAPITRE  XI.  547 

vierges.  Philosophie  bâtarde,  celle  qui  assimile  à  la  multipli- 
cation des  autres  êtres  les  secrets  de  la  multiplication  humaine. 
Les  lois  de  l'univers  montrent  un  calcul  infmi  et  découvrent 
une  parfaite  géométrie;  mais  gardons-nous  de  la  prétention 
insensée  d'assimiler  trop  intimement  le  monde  moral  au 
monde  physique,  de  ne  voir  dans  l'humanité  qu'une  pépinière 
et  de  n'imposer  à  l'homme  d'autre  souci  que  de  sécréter  sa 
semence.  L'homme  n'est  point  né  seulement  pour  procréer  ; 
c'est  un  être  à  l'image  et  à  la  ressemblance  de  Dieu,  qui  a  une 
destinée  immortelle  et  dont  le  premier  devoir  est  de  s'élever 
au-dessus  de  la  terre.  Ne  rabaissez  pas  ce  front  fait  pour  re- 
fléter le  miroir  du  ciel  ;  ne  privez  pas  ce  cœur  de  sentiments 
nobles,  en  ne  lui  laissant  d'autre  goût  que  celui  de  la  jouis- 
sance charnelle.  Si  ses  pensées  l'inclinent  vers  une  vie  d'austé- 
rité, s'il  se  sent  porté  à  sacrifier  les  plaisirs  de  cette  vie  sur 
l'autel  du  Dieu  qu'il  adore,  pourquoi  l'en  empècheriez-vous  ?  De 
quel  droit  mépriseriez- vous  un  sentiment  qui,  certes,  exige 
une  trempe  d'âme  plus  forte  que  celle  dont  il  serait  besoin 
pour  se  laisser  aller  à  la  commune  jouissance? 

Ces  considérations  affectent  une  plus  haute  importance  rela- 
tivement à  la  femme.  Imagination  vive,  cœur  sensible,  esprit 
mobile,  elle  a  besoin,  plus  encore  que  l'homme,  de  pensées 
graves  et  d'inspirations  sévères  ;  il  faut  un  contrepoids  à  la  fa- 
cilité avec  laquelle  elle  passe  d'un  objet  à  l'autre;  il  faut  un 
frein  à  cette  sensibilité  qui  lui  fait  recevoir  si  vivement  toutes 
les  impressions,  et  communiquer,  à  son  tour,  tel  qu'un  agent 
magnétique,  ces  impressions  à  ses  autours.  Permettez  donc 
qu'une  partie  de  ce  sexe  se  livre  à  une  vie  de  pénitence  et  de 
contemplation;  permettez  que  les  jeunes  filles  et  les  jeunes 
femmes  aient  constamment  devant  les  yeux  un  modèle  de 
toutes  les  vertus,  un  type  sublime  de  celle  qui  est  le  plus  bel 
ornement,  la  pudeur.  Ces  vierges  ne  sont  ravies,  croyez-le,  ni 
à  la  famille,  nia  la  société. 

D'autant  qu'il  y  a  toujours,  dans  la  société  et  dans  la  fa- 
mille, une  carrière  pour  leur  dévouement.  Les  personnes  en- 
gagées dans  les  Uens  du  mariage  se  doivent  tout  à  leur 


548  niRTOTRE    DK    LA    PAPAUTl^.. 

mariage  et  à  leur  famille  ;  elles  ne  peuvent  s'en  détacher,  à 
peine  s'en  distraire.  Si  lune  d'entre  elles  se  trouve  atteinte  par 
les  accidents  de  la  vie  et  dans  l'impossibilité  de  faire,  seule  et 
par  elle-même,  honneur  aux  charges  de  sa  condition,  il  lui 
faut  des  aides  et  le  mieux  est  que  ces  aides  accourent  volontai- 
rement pour  l'appuyer  et  lui  apportent  un  cordial  concours. 
Telle  est  la  facilité  spéciale,  la  tâche  ordinaire  des  vierges 
chrétiennes.  Par  leur  ministère  de  charité,  par  le  soin  des  ma- 
lades et  des  vieillards,  par  l'éducation  des  enfants,  elles  sont  les 
anges  gardiens  de  la  famille,  les  anges  consolateurs  de  toutes 
les  classes  de  la  société.  Déchargées  de  tout  engagement 
humain,  sans  autre  lien  que  celui  qui  les  attache  à  Dieu,  elles 
puisent  au  sein  de  Dieu  l'abondance  de  la  vie  et  la  déversent 
dans  tous  les  cœurs  éprouvés  ou  dépourvus  qui  réclament  ce 
spécial  appui. 

Quant  au  larcin  fait  à  la  multiplication  de  l'espèce,  les  faits 
ont  démontré  d'une  manière  convaincante  deux  vérités  qui 
vengent  la  doctrine  et  les  institutions  cathohques  :  1°  que  la 
féUcité  des  peuples  n'est  point  en  proportion  nécessaire  avec 
l'accroissement  de  la  population  ;  2°  que  l'augmentation  et  la 
diminution  de  la  population  dépendent  du  concours  de  tant 
d'autres  causes,  que  le  célibat  religieux,  si  tant  est  qu'il  figure 
parmi  ces  causes,  ne  doit  être  considéré  que  comme  exerçant 
sur  le  déficit  une  influence  insignifiante.  Ce  n'est  pas  le  célibat, 
c'est  le  vice  qui  énerve  les  générations  et  corrompt  le  sang  des 
peuples.  Le  célibat,  au  contraire,  est,  par  lui-même,  une 
marque  de  santé,  et,  parmi  les  peuples,  comme  le  sel  de  la  chair  ; 
au  sein  des  peuples  pieux,  il  est  comme  l'arôme  de  la  sève 
nationale  ;  au  sein  des  peuples  jeunes,  il  fait,  à  la  surabon- 
dance de  la  multiplication,  un  nécessaire  contre-poids.  Profonds 
desseins  de  la  Providence!  Les  deux  nations  qui  ont  porté  le 
plus  loin  ces  principes  de  l'absolue  nécessité  du  mariage,  se 
trouvent  actuellement  surchargés  d'hommes  et  de  produits. 
En  Angleterre,  une  misère  effroyable  dévore  les  classes  les 
plus  nombreuses,  et  toute  l'habileté  des  hommes  d'Etat  de  la 
Grande-Bretagne  sera  impuissante  à  la  sauver  des  écueils  vers 


CIIAPITIIE    XI.  5*9 

lesquels  elle  se  précipite,  poussée  par  la  force  même  des  élé- 
ments auxquels  elle  s'est  abandonnée  sans  réserve.  En  Alle- 
magne, pour  suppléer  le  célibat  volontaire  et  contrebalancer 
la  force  génératrice  de  la  nation,  il  faut,  à  l'intérieur,  une 
armée  de  douze  cents  mille  hommes ,  qui  contraigne  ses  re- 
crues à  un  célibat  momentané  ;  à  l'extérieur,  une  émigration 
qui  peuple  les  savanes  de  l'Amérique.  Les  docteurs  du  protes- 
tantisme trouveraient  ici  un  riche  sujet  de  méditations;  ils 
devraient  rechercher  jusqu'à  quel  point  les.  réformateurs  du 
seizième  siècle  ont  préparé  la  situation  critique  dans  laquelle, 
malgré  ses  progrès  incontestables ,  se  débat  aujourd'hui  la 
pauvre  Europe. 

Dans  l'intérêt  de  la  société  et  de^la  famille,  pour  garderie 
sang  des  vieilles  races  et  régler  le  flux  des  générations,  pour 
offrir  aux  services  charitables  de  vaillantes  recrues,  pour  pré- 
senter, aux  filles  et  aux  mères,  un  type  admirable  de  per- 
fection, pour  ouvrir  enfin  aux  âmes  plus  généreuses  une 
carrière  sublime,  les  Papes  ont  donc  eu  mille  raisons  d'in- 
troduire et  de  protéger  toujours  la  pratique  de  la  virginité. 
La  vierge,  c'est  l'idéal  chrétien  de  la  femme  parfaite. 

IL  Les  Papes  ont  contribué  à  la  régénération  de  la  femme, 
par  la  virginité  d'abord,  ensuite  par  différentes  mesures,  qu'il 
est  utile  de  rapporter.  Mais  auparavant  il  importe  de  débar- 
rasser, des  objections  des  adversaires,  le  terrain  de  la  dis- 
cussion. 

Les  barbares  ont-ils  réhabilité  la  femme  ? 

Des  hommes  graves  attribuent  aux  barbares  de  l'ancienne 
Germanie  la  réhabilitation  de  la  femme.  C'est  un  préjugé  qu'il 
faut  combattre,  moins  à  cause  des  raisons  qui  l'appuient  que 
des  grands  noms  qui  le  patronnent.  En  essayant  de  le  détruire, 
nous  n'entendons  pas  porter  atteinte  à  la  gloire  de  ces  grands 
noms,  mais  seulement  briser  une  arme  dont  l'impiété  aime  à 
se  servir  contre  l'Eglise. 

On  cite,  à  l'appui  de  ce  préjugé,  le  passage  suivant  de  Tacite  : 
«  Les  Germains  vont  jusqu'à  croire,  dit  l'auteur  des  Mœiirs  des 
Germains,  qu'il  y  a  dans  les  femmes  quelque  chose  de  saint  et 


,S,SO  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

de  prophétique;  ils  ne  méprisent  point  leurs  conseils,  ils 
écoutent  leurs  prédictions.  Au  temps  du  divin  Vespasien,  nous 
avons  vu  pendant  longtemps  la  plupart  d'entre  eux  regarder 
Velléda  comme  une  déesse  *.  » 

Au  moment  où  Tacite  écrivait  son  De  moribus  Germanorum, 
les  Germains  étaient  la  seule  nation  du  Nord  capable  d'in- 
quiéter les  Romains.  Campés  sur  les  bords  du  Rhin,  ils  lançaient 
de  temps  en  temps  leurs  bandes  contre  les  légions  et  dé- 
vastaient de  grands  territoires.  Les  lieutenants,  par  politique, 
ne  faisaient  leur  devoir  qu'à  demi;  ils  songeaient  moins  à 
vaincre  l'ennemi  qu'à  en  triompher.  Tacite,  avocat,  sénateur, 
personnage  consulaire,  écrivant  loin  du  théâtre  des  hostilités, 
ne  pouvait  connaître  que  Q,ar  des  rapports  peu  exacts  les  tribus 
barbares.  Pour  entrer  dans  le  détail  des  mœurs  d'un  peuple,-^- 
il  faut  l'aimer;  et,  pour  en  acquérir  une  connaissance  solide, 
il  ne  suffit  pas  de  le  visiter  à  vol  d'oiseau,  mais  il  faut  habiter 
dans  son  sein,  vivre  de  sa  vie.  Les  correspondants  de  l'histo- 
rien, si  tant  est  qu'il  en  eût,  n'étaient  que  des  hommes  de 
guerre.  Ces  soldats  ne  pouvaient  connaître  assez  la  Germanie 
pour  en  bien  parler.  Le  peu  qu'ils  en  rapportaient  avait  néces- 
sairement trait  à  leurs  préoccupations  quotidiennes  et  n'allait 
qu'à  éclairer  la  stratégie  sur  le  succès  des  opérations  mihtaires. 
Tacite,  écrivant  sous  leur  dictée,  ne  mérite  foi,  pour  les  faits 
qu'il  rapporte,  qu'à  des  raisons  de  preuves  déduites  en  faveur 
de  ses  affirmations. 

D'ailleurs  Tacite  'ne  se  proposait  pas  d'écrire  une  histoire. 
«  Un  des  objets  que  Tacite  se  propose  en  peignant  les  mœurs 
des  Germains,  dit  La  Bletterie,  est  de  censurer  indirectement 
celles  de  sa  nation.  En  apparence  occupé  de  la  Germanie, 
jamais  il  ne  perd  Rome  de  vue.  »  On  voit,  en  effet,  en  lisant  cet 
opuscule,  l'auteur  moins  soucieux:  de  garder  la  mesure  histo- 
rique que  de  faire  œuvre  de  littérature  et  de  morale.  En  pré- 
sence de  ses  tableaux,  il  ne  faut  donc  pas  oublier  que  les 
couleurs  y  sont  relevées  à  dessein,  et  que  la  fougue  du  peintre 
ajoute  encore  à  l'entrain  de  ses  conceptions.  S'il  nous  repré- 

^  De  moribus  Germanorum. 


CHAPITRE   XI.  ool 

sente  sous  des  traits  magnifiques  la  sainteté  du  mariage  chez 
les  Germains,  qui  ne  voit  qu'en  écrivant  il  fixe  ses  regards 
sur  ces  dames  romaines  qui  comptaient  les  années,  non  pas 
par  la  succession  des  consuls,  mais  par  les  changements  de 
maris?  C'est  là  que  vise  son  œil  affligé,  tandis  que  sa  plume 
trace  ces  courtes  réflexions  :  «  Là,  le  vice  ne  fait  point  rire  et  la 
corruption  ne  s'appelle  point  mode.  »  Trait  qui  peint  un  siècle 
et  nous  fait  comprendre  la  joie  secrète  avec  laquelle  Tacite  pré- 
sente aux  regards  de  cette  Rome  si  cultivée  et  si  corrompue 
la  pure  image  des  m.œurs  des  Germains.  Le  même  spectacle 
qui  aiguisait  la  raillerie  de  Juvénal  et  envenimait  sa  satire 
excitait  l'indignation  de  Tacite  et  arrachait  au  philosophe  ses 
plus  amères  réprimandes. 

En  admettant  donc,  ce  qui  ne  peut  être  admis,  que  Tacite  fût 
bien  informé,  on  ne  voit  point  qu'il  ait  voulu  faire  œuvre 
d'historien.  Du  reste,  le  passage  qu'on  invoque  n'a  point  trait 
aux  rapports  conjugaux  et  aux  mœurs  domestiques.  L'in- 
terpréter en  ce  sens,  c'est  se  mettre  à  côté  du  texte.  Les  paroles 
de  Tacite  ont  uniquement  trait  à  la  superstition  qui  gratifiait 
certaines  femmes  du  don  de  prophétie.  L'exemple  qui  les 
confirme  en  est  une  preuve  péremptoire  :  «  Velléda,  dit  Tacite, 
était  regardée  comme  une  déesse.  »  Au  quatrième  livre  des 
Histoires,  Tacite  explique  sa  pensée  ;  il  nous  dit  de  la  même 
Velléda  «  que  cette  fille,  de  la  nation  des  Bructères,  jouissait 
d'une  grande  puissance,  grâce  à  cette  vieille  coutume  des 
Germains  qui  leur  faisait  regarder  beaucoup  de  femmes  comme 
prophétesses,  et  enfin,  par  un  accroissement  de  superstition, 
comme  de  véritables  divinités.  »  Evidemment  Tacite  parle  de 
préjugés  superstitieux  et  non  de  l'ordre  des  familles  ;  choses 
bien  différentes,  car  il  pouvait  très-bien  arriver  que  quelques 
femmes  fussent  révérées  comme  des  prophétesses,  tandis  que 
le  reste  de  leur  sexe  n'occupait  dans  la  société  qu'un  rang 
inférieur  à  celui  qui  lui  appartient.  Athènes  aussi  accordait 
une  grande  importance  aux  prêtresses  de  Cérès,  Rome  aux 
vestales,  et  les  pythonisses  et  les  sy billes  montrent  qu'on 
attribuait  aux  femmes,  ailleurs  qu'en  Germanie,  un  caractère 


o,V2  ntsTOinr  or,  f.a  papauti^:. 

fatidique.  A  Rome  et  à  Athènes,  la  femme  en  était-elle  moins 
esclave  des  passions  ? 

Aujourd'hui  même  nous  trouvons,  dans  les  récits  des 
voyageurs  au  sujet  des  peuples  sauvages  ou  barbares ,  des 
phrases  semblables  à  celles  de  Tacite.  Des  sentiments,  des 
usages  analogues  à  ceux  des  anciens  Germains,  ont  été  signalés 
par  une  foule  d'observateurs.  En  raisonnant  par  analogie,  on 
pourrait  croire  qu'il  règne  chez  ces  peuples  une  certaine  dé- 
licatesse de  mœurs.  Et  cependant  nous  savons  de  science 
certaine  qu'à  côté  de  leurs  égards  superstitieux  pour  certaines 
femmes,  ils  professent  pour  les  autres  un  parfait  mépris  et  les 
traitent  sans  aucun  sentiment  de  leur  dignité. 

D'ailleurs,  quand  Tacite  vient  à  parler  de  la  vie  conjugale, 
on  ne  trouve  plus  «  ce  quelque  chose  de  saint  et  de  prophé- 
tique, »  mais  d'atroces  barbaries  énumérées  par  Michelet  dans 
les  Origines  du  droit  français .  La  femme  coupable,  ou  supposée 
telle,  était  livrée  à  la  vindicte  du  mari.  «  Après  lui  avoir  coupé 
les  cheveux,  le  mari  la  chasse  de  la  maison  en  présence  des 
parents,  dit  Tacite,  et  la  frappe  de  verges  ignominieusement  à 
travers  tout  le  bourg.  »  Sans  doute,  ce  châtiment  donne  une  idée 
de  l'infamie  qui  s'attachait  au  crime  chez  les  Germains.  Mais, 
outre  que  ce  sentiment  subsiste  même  chez  les  peuples  les  plus 
dépravés,  qui  ne  voit  que  la  rigueur  de  la  punition  suppose  la 
fréquence  de  la  faute  et  accuse. le  peu  de  considération  qui 
s'attachait  aux  femmes  chez  les  barbares? 

D'autres  renseignements  que  nous  avons  sur  la  Germanie 
prouvent  que  les  mœurs  étaient  loin  d'y  être  aussi  pures  que 
Tacite  veut  nous  le  persuader.  César  dit  qu'Arioviste  avait 
deux  femmes,  et  ce  n'était  pas  un  exemple  isolé,  puisque 
Tacite  lui  même  avoue  qu'un  petit  nombre  possédaient  à  la 
fois  plusieurs  femmes,  non  par  sensualité,  dit-il,  mais  par  no- 
blesse. Cette  distinction  ne  laisse  pas  que  d'être  plaisante;  mais 
enfin  il  est  clair  que  les  nobles  et  les  rois,  sous  un  prétexte  ou 
sous  un  autre,  s'accordaient  un  peu  plus  de  liberté  que  ne 
l'aurait  voulu  le  sage  historien. 

Maintenant,  s'il  y  avait  exception  en  faveur  des  forts,  cela 


CHAPITRE   XI.  .j53 

suffisait  pour  ôter  au  principe  toute  sa  force  et  en  préparer  la 
ruine.  En  semblable  matière,  établir  des  exceptions,  ce  n'est 
pas  confirmer  la  règle,  c'est  l'abroger.  L'homme  puissant,  nous 
le  savons,  a  toujours  plus  de  facilité  pour  enfreindre  la  loi. 
«  Cependant,  observe  judicieusement  Balmès,  il  est  bien  diffé- 
rent que  la  loi  soit  enfreinte,  ou  qu'elle  se  retire  elle-même, 
en  quelque  façon  laissant  le  chemin  libre  à  la  violence.  Dans 
le  premier  cas,  l'emploi  de  la  force  n'anéantit  pas  la  loi;  le 
choc  même  qui  la  rompt  en  fait  sentir  l'existence  et  rend 
visible  le  tort  de  l'injustice.  Dans  le  second  cas,  c'est  la  loi 
elle-même  qui  '  se  prostitue,  qui  ouvre  lâchement  la  porte 
aux  passions.  Dès  lors  la  loi  se  trouve  avilie,  dégradée;  sa 
lâcheté  a  ébranlé  jusqu'au  principe  moral  qui  lui  sert  de  fon- 
dement. Elle  devient  un  objet  de  mépris  et  d'animadversion 
pour  ceux  qui  restent  forcés  de  lui  rendre  hommage.  » 

Ainsi  les  textes  allégués  ne  prouvent  rien,  ou,  s'ils  ont  une 
force  probante,  elle  n'est  pas  en  faveur  des  mœurs  barbares. 
Nous  irons  plus  loin,  nous  dirons  que  les  Germains  de  Tacite 
formaient  à  peine  la  millième  partie  des  tribus  qui  renver- 
sèrent l'empire.  Pour  attribuer,  avec  quelque  raison,  aux 
barbares  la  réhabilitation  de  la  femme,  il  faudrait  donc  établir 
que  ces  tribus  pratiquaient  une  austère  chasteté  et  qu'elles 
importèrent  en  Europe,  au  quatrième  siècle,  l'intégrité  de 
leurs  mœurs.  Une  semblable  thèse  n'est  pas  susceptible  de 
démonstration.  Sans  monuments,  sans  histoire,  presque  sans 
indice  touchant  l'état  social  de  ces  peuples,  comment  peut-on 
établir  quelque  chose  de  précis  à  l'égard  de  leurs  usage  do- 
mestiques? Du  moins,  si  les  témoignages  nous  font  défaut,  le 
bon  sens  nous  reste  et  rien  n'est  plus  facile  que  de  le  consulter. 
—  Encore  un  moment  d'attention. 

Avant  les  invasions,  les  barbares  vivaient  esclaves  de  su- 
perstitions grossières.  Dieu,  pour  eux,  dit  Fauriel,  se  confon- 
dait avec  la  nature,  et  le  culte  qu'ils  lui  rendaient  avait  moins 
pour  but  de  l'honorer  que  de  s'attirer  des  avantages  ou  de 
conjurer  les  périls.  La  vie  future  devait  consister  à  boire,  dans 
le  crâne  de  leurs  ennemis,  fliydromei  et  la  cervoise.  Déjà  la 


ririi  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

vie  présente  n'était  consacrée  qu'aux  aventures  de  la  guerre 
et  aux  orgies  de  la  victoire.  Les  plus  âgés  et  les  enfants 
formaient  tribu  ;  ils  voyageaient  sous  leurs  tentes  vagabondes 
à  travers  les  forêts,  avec  leurs  troupeaux.  Les  autres,  dis- 
tribués par  bandes,  étaient  continuellement  en  guerre  ou  en 
débauches.  Comment  croire  à  la  moralité  d'un  peuple  au 
milieu  d'une  telle  ignorance,  d'une  telle  superstition  et  d'une 
si  complète  barbarie? 

Lorsque  ces  hordes  se  ruèrent  sur  l'empire  romain,  on  put 
voir  en  quoi  brillait  leur  vertu.  J'imagine  que  si  Tacite  avait 
prévu  les  visites  d'Alaric,  d'Attila  et  de  Genséric,  il  aurait 
parlé  des  Germains  avec  moins  de  complaisance.  Sidoine 
Apollinaire,  qui  les  décrivait  sur  pièce,  nous  représente  ces 
barbares  sous  des  traits  peu  poétiques.  Les  invasions  offrent 
un  spectacle  unique  en  histoire.  Les  villes  incendiées,  les 
campagnes  ravagées,  les  hommes  exterminés,  les  femmes 
livrées  aux  derniers  outrages,  l'Occident  en  deuil  :  telles  sont 
en  abrégé  les  œuvres  des  héros  de  Tacite.  Un  orage  de  fer,  de 
feu,  de  sang  et  de  boue  se  promena  cent  ans  sur  l'Europe.  Qui 
donc  sera  assez  naïf  pour  nous  dire  que  ces  faucheurs 
d'hommes  et  ces  insulteurs  de  femmes  avaient,  sous  la  tente, 
mis  l'ordre  dans  leurs  familles? 

Un  dernier  fait  qui  prouve  l'inanité  de  ces  illusions,  c'est 
qu'après  les  invasions  l'Eglise  dut  ramener  sans  cesse  les  bar- 
bares au  respect  de  la  foi  conjugale.  Convertis,  instruits  de 
leur  destinée,  éclairés  sur  leurs  devoirs,  ils  entendaient  mugir, 
dans  leurs  cœurs,  le  hennissement  des  cœurs  lascifs,  comme 
parle  Bossuet,  et,  aussi  faibles  moralement  qu'ils  étaient  phy- 
siquement forts,  combien  de  fois  ne  trahirent-ils  pas  leurs  con- 
victions? Du  sixième  au  douzième  siècle,  les  canons  des  con- 
ciles reviennent  avec  une  affligeante  monotonie  sur  ce  triste 
sujet.  D'illustres  exemples  attestent  encore  que ,  pour  main- 
tenir l'intégrité  du  mariage,  ce  ne  fut  pas  trop  des  foudres  de 
l'excommunication.  Encore  une  fois,  comment  auraient-ils  été 
si  difficilement  chrétiens  après  avoir  été  vertueux  barbares?  . 

Non,  non,  la  réhabilitation  de  la  femme,  cette  fleur  exquise 


CHAPITRE   XI.  555 

de  la  civilisation  catholique,  ne  pouvait  venir  et  n'est  réelle- 
ment pas  venue  des  forêts  de  la  Germanie. 

III.  Est-il  plus  vrai  que  la  réhabilitation  de  la  femme  soit  le 
bienfait  de  la  chevalerie  et  de  la  féodalité  ?  et  que  les  femmes 
ont  dû  leur  importance  surtout  à  la  prépondérance  nécessaire 
des  mœurs  domestiques  ? 

Le  fait  qui  a  donné  lieu  à  cette  interprétation  n'est  pas 
contestable.  Il  est  parfaitement  vrai  que,  à  partir  du  dixième 
siècle  et  de  l'établissement  de  la  chevalerie,  les  châtelaines 
furent  l'objet  d'une  espèce  de  culte.  Ce  n'était  pas  cette  galan- 
terie commune  qui  forme  partout  les  tendres  relations  entre 
les  deux  sexes,  mais  une  galanterie  portée  à  la  plus  grande 
exagération  de  la  part  de  l'homme,  et  combinée  d'ailleurs, 
d'une  manière  surprenante,  avec  la  bravoure  la  plus  héroïque 
et  la  religion  la  plus  ardente.  Dieu,  sa  dame  et  V honneur ,  telle 
était  la  devise  du  chevalier,  la  pensée  qui  absorbait  toutes  ses 
forces,  le  dessein  qui  remplissait  toute  son  existence.  Rem- 
porter un  triomphe  sur  l'armée  infidèle,  déposer  aux  pieds  de 
sa  dame  les  trophées  de  sa  victoire,  à  ce  prix,  point  de  sacri- 
fice qui  lui  coûte,  point  de  péril  qui  l'efTraie,  point  d'entreprise 
qui  le  décourage.  Son  imagination  exaltée  le  transporte  dans 
un  monde  fantastique  :  cet  homme  qui,  tout-à-l'heure,  com- 
battait comme  un  lion  dans  les  champs  de  la  Bétique  et  de  la 
Palestine,  s'amollit  au  seul  nom  de  la  femme  dont  il  a  fait  son 
idole  ;  il  s'enivre  de  cette  espérance,  qu'un  jour,  soupirant  au 
pied  du  château  de  sa  dame,  il  en  obtiendra  un  gage  amoureux 
ou  un  furtif  regard.  Mais  malheur  au  téméraire  qui  oserait 
lui  disputer  son  trésor!  Malheur  à  l'indiscret  qui  fixerait  les 
yeux  sur  ces.  créneaux  :  pour  un  rival,  point  de  pitié  ;  lui 
donner  la  mort  ou  mourir. 

Ces  sentiments  n'étonnent  pas  dans  l'enfant  du  Nord  con- 
verti à  la  foi  chrétienne,  fixé  en  Europe  depuis  trois  siècles  et 
versant  dans  les  croisades  la  bouillante  ardeur  qu'il  dépensait 
autrefois  dans  les  aventures.  L'ardeur  qui  l'anime,  c'est  la 
force  de  la  race  barbare,  édulcorée  par  la  grâce  ;  l'amour  qui 
l'embrase,  c'est  l'amour  transfiguré  par  la  foi  et  idéahsé  par 


^)%(\  HISTOIRF.    nr.    LA    l^AlVArTÉ. 

l'absence.  La  religion  a  mis  sous  ses  yeux  le  spectacle  de  ver- 
tus sublimes  ;  il  a  été  touché  d'admiration  pour  la  jeune  vierge 
qui  sera  son  épouse.  Dès  lors,  il  ne  la  voit  plus  que  dans  les 
rêves  éblouissants  de  l'enthousiasme  et  il  doit,  à  ces  visions 
merveilleuses,  les  élans  de  son  héroïsme. 

Mais  si  vous  cherchez  le  caractère  de  ces  sentiments  cheva- 
leresques, vous  verrez  que  la  chevalerie,  au  lieu  de  relever  la 
femme,  la  suppose  déjà  relevée,  entourée  de  considérations.  Si 
la  chevalerie  avait  trouvé  la  femme  dans  l'abjection,  l'avait 
tirée  de  ses  turpitudes  et  de  sa  misère,  l'avait  élevée  à  ce  niveau 
de  considération  extatique,  la  réhabilitation  de  la  femme  serait 
évidemment  son  ouvrage.  Mais  la  chevalerie  ne  crée  pas  à  la 
femme  cette  place  d'honneur  ;  elle  l'a  trouvée  digne  de  respects 
et  se  borne  à  lui  offrir  de  justes  hommages,  donnant,  à  leur 
expression,  cette  beauté  que  comportent  les  circonstances.  Les 
chevaUers  l'admirent,  les  poètes  la  célèbrent  ;  c'est  qu'elle  est 
digne  de  ces  chants  et  de  ces  adorations.  La  beauté  de  la 
vierge,  couverte  du  voile  de  la  pudeur  chrétienne,  explique 
l'inspiration  du  poète  et  le  délire  du  chevalier.  L'épouse  chré- 
tienne, la  compagne  de  l'homme,  la  mère  de  famille,  sur 
laquelle  se  concentrent  toutes  les  affections  du  mari  et  des 
enfants,  voilà  qui  fait  concevoir  comment  le  chevalier  s'enivre 
à  la  pensée  d'un  tel  bonheur,  pourquoi  son  amour  est  plus 
qu'un  entraînement  des  sens,  un  respect,  une  vénération,  un 
culte.  La  femme  avilie  n'éveillerait  pas  de  tels  sentiments  ;  elle 
ne  provoquerait,  au  contraire,  que  la  colère  et  le  dégoût. 

Il  est  donc  vrai  que  le  seigneur  féodal,  rentrant  au  castel, 
retrouvait  sa  femme,  ses  enfants,  et  eux  presque  seuls;  que 
seuls  ils  étaient  sa  société  permanente  ;  qu'ils  partageaient  ses 
intérêts,  sa  destinée  ;  et  qiie,  dans  ces  conditions  d'isolement, 
la  vie  domestique  acquit  un  grand  empire.  <(  Mais,  demande 
Balmès,  si  le  seigneur,  rentrant  dans  son  château,  n'y  trouvait 
({u'une  fenuiie,  non  plusieurs,  à  qui  cela  était-il  dû?  Qui  lui  dé- 
fendit d'abuser  de  son  pouvoir  jusqu'à  convertir  sa  maison  en 
harem?  Qui  mit  un  frein  à  ses  passions  et  l'empêcha  d'en 
rendre  victimes   les   filles  de  ses  vassaux  ?  Certainement  co 


CHAPITRE   XI.  557 

furent  les  doctrines  et  les  mœurs  introduites  et  enracinées  dans 
l'Europe  par  l'Eglise  catholique  ;  ce  furent  les  lois  sévères  qui 
s'opposèrent  comme  un  ferme  rempart  au  débordement  des 
passions  :  par  conséquent,  en  supposant  même  que  la  féodalité 
ait  produit  le  bien  dont  il  s'agit,  ce  bien  n'en  est  pas  moins  dû 
à  l'Eglise  catholique  * .  » 

On  peut,  au  surplus,  serrer  le  fait  de  plus  près  et  montrer 
qu'il  n'eut  pas  toute  l'efficacité  que  lui  attribuait  Guizot. 

La  chevalerie  ne  fut,  dans  la  société  féodale,,  qu'une  asso- 
ciation volontaire,  assez  restreinte,  composée  presque  exclusi- 
vement de  seigneurs.  La  féodalité,  qui  fut,  après  le  démembre- 
ment de  Tempire  carlovingien,  la  forme  ordinaire  des  gouver- 
nements de  l'Europe,  eut  plus  d'étendue  et  de  durée,  mais  fut 
pourtant  bornée  encore  à  une  certaine  classe  de  personnes,  à 
une  élite  de  grands  propriétaires  qui  avaient  trouvé  dans  leurs 
biens  un  titre  de  souveraineté.  L'enchevêtrement  où  elle  em- 
barrassa ^les  pouvoirs  publics;  les  avantages  et  les  inconvé- 
nients qui  en  résultèrent,  nous  n'avons  pas  à  en  parler.  Mais  il 
est  hors  de  doute  que  les  petits  vassaux  et  arrière- vassaux, 
que  les  serfs  surtout  et  les  hommes  libres  voués  au  travail, 
n'avaient  rien  à  démêler  avec  cette  hiérarchie.  Quand  ils  avaient 
vaqué  au  labeur  prescrit  ou  payé  la  redevance  stipulée,  ils  for- 
maient un  monde  à  part,  constitué  en  pauvres  familles,  ayant 
les  mêmes  mœurs  que  la  féodalité  et  la  chevalerie,  mœurs 
qu'ils  n'avaient  certainement  emprunté  ni  aux  chevaliers,  ni  aux 
seigneurs,  et  qu'ils  ne  devaient  qu'à  la  discipline  de  l'Eglise. 

La  féodalité,  au  milieu  d'incessantes  transformations,  dura, 
mais  très-affaiblie,  jusqu'à  1789  ;  la  chevalerie  n'eut  qu'une 
courte  existence,  et,  dans  cette  courte  existence  elle  n'eut 
qu'un  beau  moment.  Dans  la  série  de  ses  développements  et 
de  ses  épreuves,  la  féodalité,  à  cause  de  son  isolement,  con- 
serva mal  les  grandes  familles  ;  leur  énervement  lamentable 
est,  depuis  longtemps,  un  fait  accompli.  Infipuissante  à  se  con- 
server, elle  agit  peu  sur  les  autres  familles  et  souvent  dans  un 
sens  contraire  à  leur  conservation,  soit  par  l'absorption  des 

'  Balmès,  le  Protestantisme,  etc.,  t.  II,  ch.  xxvii. 


558  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

biens,  soit  par  la  corruption  des  mœurs.  La  chevalerie,  plus 
éphémère  et  non  moins  éprouvée,  agit  moins  encore  sur  la 
constitution  morale  de  la  famille.  Par  exemple,  dans  le  ma- 
riage, elle  admettait  ce  cas  tout-à-fait  scabreux,  qu'un  che- 
valier devait  garder  son  amour  pour  une  femme  qui  n'était 
pas  son  épouse  ;  d'où  il  suit  que  l'épouse  légitime  en  était 
privée  et  que  la  femme  aimée  se  trouvait  en  péril  flagrant  de 
séduction.  Les  casuistes  raffinés  des  cours  d'amour  préten- 
dirent même  que  l'amour  était  incompatible  avec  le  mariage. 
On  voit  où  cela  menait,  et  l'on  sait  où  cela  mena.  La  chevalerie 
dégénéra  promptement  ;  elle  eut  des  mœurs  peu  chastes  et 
n'inspira  bientôt  que  de  licencieuses  poésies.  Don  Quichotte, 
imaginé  par  Cervantes,  pour  ridiculiser  les  prouesses  absurdes 
et  les  amours  impossibles,  a  immortalisé  Dulcinée  de  Toboso. 
Ce  n'est  là  qu'une  désopilante  caricature;  la  réalité  excitait 
moins  à  rire.  La  chevalerie  aboutit  à  une  corruption  formi- 
dable; même  sous  la  cuirasse  des  Templiers,  elle  sut  introduire 
ses  poisons  ;  et  si,  durant  les  derniers  siècles  de  notre  histoire, 
Louis  XII  lui-même,  malgré  son  incontestable  grandeur,  donna 
de  tels  scandales,  si  la  noblesse,  à  l'exemple  du  grand  roi,  se 
précipita  dans  de  si  affreux  désordres,  ehl  c'est  que  la  che- 
valerie était  impuissante,  je  ne  dis  pas  à  réhabiliter  la  femme, 
mais  même  à  maintenir  sa  réhabilitation. 

Le  bon  sens  et  l'histoire  disent  donc  que  les  barbares  et  les 
chevaliers  ne  furent  pas  les  artisans  de  la  réhabilitation  de  la 
femme.  L'histoire  nous  révèle  l'origine  et  les  progrès  de  cet 
admirable  transformation;  elle  en  découvre  encore  plus  évi- 
demment les  causes  réelles.  «  Avant  le  Christianisme,  dit 
encore  Balmès,  la  femme,  opprimée  par  la  tyrannie  de  l'homme, 
s'élevait  à  peine  au-dessus  du  rang  de  l'esclave  :  sa  faiblesse  la 
condamnait  à  être  la  victime  du  fort.  Survint  la  rehgion  chi*é- 
tienne,  qui,  par  ses  doctrines  de  fraternité  en  Jésus-Christ  et 
d'égaUté  devant  Dieu,  sans  distinction  de  condition,  ni  de 
sexe,  détruisit  le  mal  dans  sa  racine,  en  enseignant  à  l'homme 
que  la  femme  ne  devait  pas  être  son  esclave,  mais  sa  com- 
pagne. Dès  cet  instant,  l'améhoration  de  l'état  de  la  femme  se 


CHAPITRE   XL  559 

fit  sentir  partout  où  se  répandit  le  Christianisme,  et  la  femme, 
autant  que  le  permettait  la  dégradation  des  mœurs  antiques, 
commença  d'entrer  dans  une  nouvelle  existence.  Yoilà  une  des 
premières  causes  de  l'amélioration  du  sort  de  la  femme  :  cause 
sensible,  palpable,  qu'il  est  facile  de  signaler  sans  supposition 
gratuite,  sans  fausse  conjecture,  et  dont  l'évidence  saute  aux 
yeux. 

»  En  outre,  par  la  sévérité  de  sa  morale^  par  la  protection 
éminente  qu'il  accorda  au  sentiment  de  la  pudeur,  le  Catho- 
licisme corrigea  et  purifia  les  mœurs  ;  il  donna  ainsi  une  nou- 
velle grandeur  à  la  femme,  dont  la  dignité  est  incompatible 
avec  la  corruption  et  la  licence.  Enfin  le  Catholicisme  ou  l'E- 
glise catholique  (remarquez  que  je  ne  dis  point  le  Christianisme) 
par  la  fermeté  avec  laquelle  il  étabht  et  conserva  la  monogamie 
et  l'indissolubihté  du  lien  conjugal,  mit  un  frein  aux  caprices 
de  l'homme,  en  concentrant  ses  sentiments  sur  une  épouse 
unique  et  inséparable.  C'est  ainsi  que  la  femme  passa  de  l'état 
d'esclave  à  la  dignité  de  compagne  de  l'homme  ;  cette  femme, 
autrefois  instrument  de  plaisir,  devint  la  mère  de  famille,  en- 
vironnée de  la  considération  et  du  respect  des  enfants  et  des 
domestiques.  Ainsi  fut  créée  dans  la  famille  l'identité  des  in- 
térêts ;  ainsi  fut  garantie  l'éducation  des  fils;  ainsi  fut  formée 
cette  intimité  qui,  parmi  nous,  unit  si  étroitement  le  mari  et 
la  femme,  le  père  et  les  enfants  ;  le  droit  atroce  de  vie  et  de 
mort  disparut  ;  le  père  perdit  même  la  faculté  d'infliger  des 
punitions  trop  sévères  ;  et  tout  cet  admirable  système  se  trouva 
consolidé  par  des  liens  puissants,  mais  doux,  appuyé  sur  les 
principes  de  la  saine  morale;  soutenu  par  les  mœurs,  garanti, 
surveillé  par  les  lois,  fortifié  par  la  réciprocité  des  intérêts, 
consacré  du  "sceau  de  la  perpétuité  ,  enfin  rendu  cher  par 
l'amour.  Yoilà  le  mot  de  l'énigme,  l'explication  vraiment 
saisissante.  De  là  nous  est  venue  l'organisation  de  la  famille, 
bien  inestimable  que  les  Européens  possèdent  sans  l'apprécier, 
sans  le  connaître  suffisamment,  sans  veiller  à  le  conserver 
avec  la  sollicitude  convenable  *.  » 

^  Balmès,  le  Protestantisme,  etc.,  ch.  xxvii. 


.S60  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTE. 

Bcalmès  fait  observer  qui!  ne  dit  pas  le  Christianisme, 
mais  le  Catholicisme  ou  l'Eglise  catholique  :  cette  différence 
d'expression  marque  la  décision  de  sa  doctrine.  Pour  les  philo- 
sophes séparés,  le  Christianisme  est  une  idée  grande,  féconde, 
admirable,  mais  ce  n'est  qu'une  idée  ;  le  Fondateur  du  Christia- 
nisme est  un  homme  de  haute  et  incomparable  stature,  mais 
ce  n'est  qu'un  homme;  l'Evangile  est  le  plus  beau  livre  qui 
soit  sorti  de  la  main  des  hommes,  mais  enfin  ce  n'est  qu'un 
ouvrage  d'homme,  un  chef  d'œuvre  produit  par  la  juxta-posi- 
tion  des  doctrines  de  la  Synagogue  et  du  paganisme,  des  tra- 
ditions de  l'Egypte  et  des  philosophies  de  l'Orient.  Cette  idée  a 
conquis  le  monde  par  l'attrait  de  sa  doctrine  et  le  concours  ha- 
bile de  la  politique  ;  mais  les  peuples  ne  doivent  point  à  l'Eglise 
et  au  Saint-Siège  les  bienfaits  de  la  religion  chrétienne.  Les 
faits  vont  à  rencontre  de  ces  hypothèses.  Le  Christianisme 
complet,  c'est  le  Catholicisme  ;  le  Catholicisme  complet,  c'est 
l'EgUse  catholique  ;  le  Pape  et  l'Eglise,  cest  tout  un  :  Ubi  Pe- 
irus,  ibi  Ecclesia.  Le  monde  a  été  civilisé,  la  famille  a  été  con- 
stituée, non  point  par  une  idée  ou  par  un  homme,  mais  par  un 
ensemble  de  vérités  et  de  préceptes  descendus  du  ciel,  trans- 
mis au  genre  humain,  sur  l'ordre  de  l'Homme-Dieu,  par  une 
société  surnaturelle  et  universelle,  qui  doit  continuer  jusr 
qu'à  la  fin  des  siècles  l'œuvre  de  sa  parole,  de  ses  miracles  et 
de  son  sang.  Cette  société,  c'est  l'Eglise  ;  elle  réalise  dans  ses 
lois  et  ses  institutions  la  parole  et  les  inspirations  du  divin 
Maître,  et  elle  agit,  par  ses  prêtres  et  ses  fidèles,  sous  le  gou- 
vernement des  évêques  et  la  principauté  souveraine  de  la 
Chaire  apostolique.  C'est  elle,  entre  autres  prodiges,  qui  a 
réhabilité  la  femme  et  donné  à  la  famille  sa  constitution  mo- 
rale :  nous  devons  dire  comment. 

lY.  Dans  l'antiquité,  la  femme  portait  tout  le  fardeau  des 
devoirs  du  mariage  sans  pouvoir  dire  à  son  compagnon  : 
((  Mon  ami  ;  »  elle  subissait  toutes  les  douleurs  de  la  maternité 
sans  pouvoir  dire  au  fruit  de  son  sein  :  «  Mon  fils  ;  »  c'était  un 
être  en  dehors  de  son  état  naturel,  condamné  à  la  peine,  au 
sacrifice,  à  la  souffrance,  sans  compensation  d'aucune  sorte. 


CHAPITRE  XI.  561 

Voilà  le  point  de  départ  de  la  réhabilitation  nécessaire. 

Cette  réhabilitation,  les  Vicaires  de  Jésus-Christ  l'ont  accom- 
plie en  faisant  respecter  aux  peuples  les  préceptes  de  l'Evan- 
gile. 

Déjà,  dans  la  Synagogue,  la  condition  de  la  femme  était 
moins  cruelle  que  dans  la  gentilité.  La  prostitution  était  sévè- 
rement défendue  en  Israël.  L'adultère  et  la  violence  faite  à  une 
jeune  fiancée  étaient  punis  de  mort.  Les  maîtres  devaient  respec- 
ter l'honneur  des  femmes  esclaves  comme  si  elles  eussent  été 
leurs  filles.  L'épouse  était  la  vraie  compagne  de  l'homme,  le 
vrai  chef  de  la  famille  après  le  mari,  et,  en  union  avec  son 
époux,  elle  était  chez  elle  une  vraie  maîtresse  ;  elle  présidait  au 
gouvernement  intérieur  de  la  maison,  elle  était  respectée  et 
obéie.  La  croyance  que  le  Messie  devait  naître  d'une  femme, 
était  pour  toutes  les  femmes  une  bénédiction.  Il  est  vrai  que 
Moïse,  à  cause  de  la  dureté  des  cœurs,  avait  permis  le  divorce, 
mais  la  réprobation  du  divorce  était,  chez  les  Juifs,  un  dogme 
traditionnel.  La  personnalité  civile  de  la  femme  juive  n'était 
pas  moins  sacrée  que  sa  personnalité  domestique.  Son  droit  de 
propriété,  ainsi  que  celui  de  ses  enfants,  était  garanti  par  les 
lois.  Les  oracles  les  plus  impérieux  recommandaient  à  la  cha- 
rité du  peuple  la  veuve  et  l'orphelin.  Ainsi,  vraie  épouse  de 
l'homme,  vraie  mère  de  ses  enfants,  conservant  toujours  ses 
droits,  la  femme  juive  pouvait  attendre  toute  espèce  de  conso- 
lation et  d'appui. 

Or,  il  fallait  perfectionner  encore  la  loi  de  la  Synagogue  et 
appliquer  à  tous  les  peuples  les  bienfaits  de  cette  loi  de  perfec- 
tion. 

Ce  prodige  de  la  réhabilitation  de  la  femme,  —  car  c'en  est 
un  et  bien  grand,  —  la  religion  chrétienne  l'a  opéré  par  de 
grands  et  magnifiques  moyens  ;  et  il  ne  fallait  pas  moins,  tant 
ce  résultat  était  difficile  à  atteindre,  et  tout  à  la  fois  important 
pour  la  sanctification  des  âmes  et  la  civilisation  de  la  société. 
Ces  moyens  ont  été  :  i°  les  doctrines  de  Jésus-Christ  et  des 
Apôtres  touchant  la  femme  et  le  mariage  ;  2°  le  dogme  de  l'In- 
carnation et  de  la  Maternité  divine  de  Marie  ;  3°  le  mystère  de 
iv.  36 


o(i'2  HISTOIRE    DE   LA    PAPATTÉ. 

runioii  de  Jésus-Christ  et  de  l'Eglise  ;  ¥  le  sacrement  de  ma- 
riage ;  5°  l'esprit  de  TEvangile. 

Un  jour  les  pharisiens  s'approchent  de  Jésus-Christ,  non  pour 
s'éclairer,  mais  pour  le  tenter  :  «  Est-il  permis,  dirent-ils,  oui 
ou  non,  à  l'homme  de  renvoyer  sa  femme,  comme  et  quand  il 
lui  plaît,  pour  quelque  cause  ou  prétexte  que  ce  soit*.  »  Le  Sau- 
veur, sans  s'arrêter  aux  intentions  des  tentateurs,  prend  de  là 
occasion  de  promulguer  la  loi  parfaite  du  mariage,  et,  les 
rappelant  aux  traditions  antiques  :  «  N'avez-vous  pas  lu  dans 
l'Ecriture,  répond-il,  que  Celui  qui  fit  l'homme  au  commence- 
ment, les  fit  mâle  et  femelle,  et  que,  par  l'organe  d'Adam, 
son  prophète,  il  dit  :  A  cause  de  cela,  l'homme  quittera  son 
père  et  sa  mère,  et  s'attachera  à  sa  femme,  et  ils  seront  deux 
dans  une  seule  chair.  Ainsi  l'homme  et  la  femme  ne  sont  pas 
deux,  mais  une  seule  chair.  Donc,  ce  que  Dieu  a  uni,  que 
l'homme  se  garde  de  le  séparer  ^  »  Ainsi  la  doctrine  chrétienne 
pour  la  réforme  du  mariage  et  l'organisation  de  la  famille  est 
très-simple  :  Un  seul  avec  une  seule  et  pour  toujours.  Point 
d'inégalité,  point  de  polygamie  ni  de  divorce,  point  de  licence 
ni  de  prostitution ,  mais  unité,  fixité,  indissolubilité.  Saint 
Pierre  et  saint  Paul,  dans  leurs  immortelles  épîtres,  reviennent 
fréquemment  sur  ces  doctrines  si  pures,  si  saintes,  si  sublimes 
et  préludent  ainsi  aux  innombrables  traités  des  Pères  de 
l'Eglise,  sur  les  vierges,  les  épouses  et  les  veuves,  contre  l'hor- 
rible législation  de  l'asservissement  et  de  la  dégradation  de  la 
femme.  Ces  quelques  paroles  changent  toutes  les  idées,  toutes 
les  lois,  toutes  les  mœurs  que  le  paganisme,  d'accord  avec  la 
philosophie,  avait  fait  prévaloir  contre  la  femme. 

Le  mariage  chrétien,  bien  qu'inférieur  à  la  virginité,  n'en  est 
pas  moins  un  état  saint,  parce  que  c'est  une  alliance  formée 
par  la  main  de  Dieu  ;  un  état  pur,  dont  le  lien  est  un  amour 
surnaturel;  un  état  moral,  en  tant  que  remède  contre  la  con- 
cupiscence de  la  chair  ;  un  état  de  paix,  les  époux  devant  sup- 
porter réciproquement  leurs  infirmités  ;  un  état  d'égalité  par 
les  droits,  par  l'échange  mutuel  que  les  époux  y  font  de  leur 

<  Matlh.,  XIV.  —  ^  Ibid. 


CHAPITRE   XI.  ,H63 

personne  ;  un  état  de  liberté,  chacun  des  époux,  après  la  mort 
du  conjoint,  pouvant  contracter  de  nouveaux  engagements; 
enfin  un  état  de  bonheur,  à  cause  du  dévouement  qui  leur  est 
prescrit  et  par  lequel  ils  sont  l'un  à  l'autre,  non  pas  à  eux- 
mêmes.  Et  par  toutes  ces  qualités  du  mariage  chrétien,  voilà  le 
sensualisme  chassé  du  lit  nuptial,  la  vie  des  enfants  assurée, 
l'unité  et  l'indissolubilité  du  mariage  bien  établies,  le  despo- 
tisme du  mari  brisé,  l'épouse,  devenue  personne  juridique  et 
maîtresse  de  la  famille,  jouissant  de  toute  la  liberté,  de  toute 
la  dignité  auxquelles  elle  a  droit  d'après  Tinstitution  du  ma- 
riage. D'emblée,  la  femm.e  est  relevée  de  Tantique  état  de  servi- 
tude et  d'abjection. 

Le  mystère  de  l'Incarnation  présente,  à  l'esprit  de  tous  les 
chrétiens,  Marie,  fille  du  Père,  mère  du  Fils,  épouse  du  Saint- 
Esprit  ;  une  femme  vierge  et  mère  en  même  temps,  remplie  de 
la  plénitude  de  la  grâce  et  de  la  vertu  de  Dieu,  unie  et  as- 
sociée à  Dieu  de  la  manière  la  plus  intime,  la  plus  noble  et  la 
plus  parfaite  ;  une  femme  mère  du  Créateur  et  par  cela  même 
exaltée  au-dessus  de  tous  les  anges,  de  tous  les  saints,  de  tous 
les  êtres  créés,  ne  connaissant  rien  au-dessus  d'elle,  à  l'excep- 
tion du  Dieu  qui  l'a  formée  et  élevée  au  plus  haut  degré  de 
grandeur  qu'une  créature  puisse  atteindre  ;  une  femme,  la  do- 
minatrice de  Satan,  la  triomphatrice  du  péché,  la  joie  du  ciel, 
les  délices  de  la  terre,  la  terreur  de  fenfer,  les  délices  de  tout 
l'univers  ;  une  femme,  la  mère  du  bon  secours,  la  médiatrice 
du  pardon,  et,  après  Jésus-Christ,  qui  en  est  la  source,  le  canal 
de  toute  grâce,  de  toute  espérance,  de  tout  mérite  et  de  toute 
consolation.  En  un  mot,  le  mystère  de  l'hicarnation  nous  parle 
toujours  d'une  femme  que  le  Fils  de  Dieu  s'est  associée  pour 
racheter  le  monde,  pour  sauver  le  monde,  et  du  salut  du 
monde,  que  le  Fils  de  Dieu  a  accompli  par  le  consentement,  la 
vertu  et  la  coopération  d'une  femme. 

«  Dès  lors,  dit  le  P.  Ventura,  la  grandeur  unique,  si  éton- 
nante, si  incalculable  et  si  incompréhensible  que  le  mystère  de 
l'Incarnation  révèle  en  Marie,  rejaillit  sur  la  femme.  Dans  l'é- 
conomie du  mystère  de  Flncarnation,  la  Vie  est  sortie  du  sexe 


•;Gi  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTi^,. 

même  qui  avait  introduit  la  mort;  le  sexe  qui,  dans  la  pre- 
mière femme,  ayant  conçu  le  péché  dans  son  cœur,  avait  fait 
la  ruine  du  monde,  est  devenu  le  saliit  du  monde  dans  la 
Femme  par  î:xcellence,  dans  la  femme  parfaite  qui  a  conçu, 
dans  son  sein  virginal,  la  grâce  et  la  sainteté.  Le  sexe 
qu'Eve  avait,  d'une  manière  toute  particulière,  assujéti  au 
serpent,  a  été  changé  par  Marie  en  triomphateur  du  ser- 
pent, et  a  réparé,  a  eflacé,  dans  la  personne  de  Marie,  tout 
le  mal  qu'il  avait  fait  à  l'humanité  dans  la  personne  d'Eve. 
Le  sexe,  si  humilié  par  Eve,  se  trouve  exalté  au-dessus 
de  toute  idée  par  Marie.  La  Bénie  entre  toutes  les  fejimes 
en  est  l'honneur  et  la  gloire.  Il  était  donc  impossible  que 
la  femme  continuât  à  être  regardée  comme  un  être  impur  et 
malfaisant  parmi  les  peuples  croyant  au  mystère  de  l'Incarna- 
tion, c'est-à-dire  au  mystère  du  Dieu-Sauveur,  conçu  par  une 
femme  et  né  d'une  femme.  Il  était  impossible  que  le  mystère 
de  la  femme  Mère  de  Dieu  ne  reflétât  pas  quelque  chose  de 
sa  magnificence  et  de  sa  splendeur  sur  la  femme  mère  de 
l'homme,  sur  la  femme  en  général,  et  ne  lui  conciliât  pas  le 
respect  et  la  vénération  des  peuples  croyant  en  Jésus- 
Christ*.  )) 

Le  mystère  de  l'Eglise  n'a  pas  moins  contribué  à  la  réhabi- 
litation de  la  femme.  Saint  Paul,  dans  son  épitre  aux  Ephé- 
siens,  s'en  exprime  ainsi  :  «  Que  les  femmes  soient  soumises 
à  leur  mari  comme  au  Seigneur,  parce  que  l'homme  est  le  chef 
de  la  femme,  comme  Jésus-Christ  est  le  chef  et  le  sauveur  de 
l'Eglise,  qui  est  son  corps.  Comme  donc  l'Eglise  est  soumise  à 
Jésus-Christ,  ainsi  les  femmes  doivent  être,  en  toutes  choses, 
soumises  à  leur  époux.  Maris ,  aimez  vos  femmes  comme 
Jésus-Christ  a  aimé  l'Eglise  et  s'est  donné  lui-même  pour  elle, 
pour  la  sanctifier,  la  purifiant  par  le  lavage  de  l'eau,  uni  à  la 
parole  delà  vie,  afin  qu'elle  parût  devant  lui  glorieuse,  sans 
tache,  ni  ride,  ni  rien  de  désagréable  ;  mais  qu'elle  fût  sainte 
et  immaculée.  Ainsi  les  maris  doivent  aimer  leurs  femmes 
comme  leurs  propres  corps.  Qui  aime  sa  femme  s'aime  lui- 
^  La  Femme  catholique,  t.  I",  p.  119. 


CHAPITRE   XI.  a65 

même,  car  mil  jamais  n'a  haï  sa  chair,  mais  il  la  nourrit  et  la 
soigne  ;  c'est  aussi  ce  que  Jésus-Christ  fait  à  l'égard  de  l'Eglise, 
car  nous  autres  (qui  formons  l'Eghse)  sommes  les  membres  de 
son  corps,  de  sa  chair  et  de  ses  os.  C'est  pourquoi  il  est  dit  que 
l'homme  laissera  son  père  et  sa  mère,  et  s'attachera  à  sa 
femme,  et  qu'ils  seront  deux  en  une  seule  chair.  Ce  sacrement 
est  grand;  je  dis  dans  Jésus-Christ  et  dans  l'Eglise.  Que  chacun 
de  vous  donc  aime  sa  femme  comme  lui-même  et  que  la  femme 
ait  une  crainte  révérentielle  pour  son  époux*.  » 

Dieu  avait  formé  la  première  femme,  non  de  la  tête  de 
l'homme,  afin  que  la  femme  ne  se  crût  pas  supérieure  à 
l'homme,  non  de  ses  pieds,  afin  que  l'homme  ne  se  crût  pas 
autorisé  à  mépriser  la  femme,  mais  de  son  côté,  afin  que  l'on 
sût  que  la  femme  est  la  compagne  de  l'homme,  son  égale, 
formée  de  la  même  chair,  et  qu'il  doit  par  conséquent  l'aimer 
comme  il  s'aime  lui-même.  Ce  passage  de  saint  Paul  nous  "ap- 
prend que,  lorsque  Dieu  forma  ainsi  la  première  femme,  d'une 
côte  de  l'homme  endormi  au  pied  d'un  arbre,  il  eut  devant  les 
yeux  l'Eglise  devant  naître  un  jour  du  côté  de  Jésus -Christ 
endormi  sur  la  croix.  Ce  n'est  pas  le  mariage  qui  est  le  type  de 
l'union  de  Jésus-Christ  avec  son  Eglise,  c'est  cette  union  qui 
est  le  type  du  mariage,  de  ses  conditions,  de  sa  dignité  et  de  la 
grandeur  de  la  femme.  Pour  un  croyant,  quelle  idée  inspire,  de 
l'épouse,  cet  admirable  symbolisme  ! 

De  plus,  le  mariage  est  élevé,  dans  l'Eglise,  à  la  dignité  de 
sacrement.  Par  suite,  la  société  entière  est  consacrée  à  Dieu 
dans  la  famille,  et  la  famille  dans  les  époux,  et  les  époux  en 
Jésus-Christ  et  en  Dieu,  dont  ils  sont  les  ministres  et  les  coopé- 
rateurs.  Djins  toutes  les  nations,  l'excellence  du  mariage  est 
dans  la  génération  des  enfants  et  la  chasteté  des  époux.  Au  sein 
du  peuple  chrétien,  le  mariage  est  plus  excellent  encore,  parce 
qu'il  est  le  signe  sensible  d'une  grâce  sanctifiante,  une  sorte 
d'incarnation  de  grâce  dans  la  nature.  Mais  qu'on  écoute 
ïertullien  :  «  Je  trouverai  difficilement,  dit-il,  des  paroles  qui 
expriment  bien  toute  l'excellence  du  mariage  chrétien.  L'E- 

<  Ephés.j  V. 


.NHO  HISTOIHF    f>K    LA    PAPAUTÉ. 

glisc  en  forme  le  nœud;  Toffrande  de  l'aiigusle  sacrifice  le 
confirme  ;  la  bénédiction  du  prêtre  y  met  le  sceau  ;  les  anges  en 
sont  les  témoins  ;  le  Père  céleste  le  ratifie.  Et  quelle  alliance 
que  celle  de  deux  époux  chrétiens,  réunis  dans  une  môme 
espérance,  dans  un  même  vœu,  dans  une  même  règle  de  con- 
duite, dans  la  même  dépendance  I  Ils  ne  forment  véritablement 
qu'une  même  chair,  qu'anime  une  seule  âme.  Ensemble  ils 
prient,  ensemble  ils  se  livrent  aux  saints  exercices  de  la  péni- 
tence et  de  la  religion.  L'exemple  de  leur  vie  est  une  instruction, 
une  exhortation,  un  support  mutuel.  Vous  les  voyez  de  com- 
pagnie à  l'église  et  à  la  table  du  Seigneur.  Tout  est  commun 
entre  eux,  les  solUcitudes,  les  persécutions,  les  joies  et  les 
plaisirs.  Nul  secret,  confiance  égale,  empressements  réci- 
proques ;  ils  n'ont  pas  à  se  cacher  l'un  de  l'autre  pour  visiter 
les  malades,  assister  les  indigents,  répandre  leurs  largesses, 
offrir  le  sacrifice,  vaquer  assidûment  à  tous  les  devoirs,  sans 
réserve,  sans  contrainte.  Rien  ne  les  oblige  à  dissimuler  ni  le 
signe  de  la  croix,  ni  l'action  de  grâce.  Leurs  bouches,  libres 
comme  leurs  cœurs,  font  retentir  ensemble  les  pieux  cantiques. 
Point  d'autre  jalousie  que  celle  de  servir  mieux  le  Seigneur. 
Tels  sont  les  mariages  qui  font  la  joie  de  Jésus-Christ,  ceux  à 
qui  il  donne  sa  paix.  Il  n'est  point  permis,  il  n'est  point  utile 
aux  chrétiens  de  se  marier  autrement.  » 

Tel  était,  dès  les  premiers  siècles  du  Christianisme,  tel  est 
encore  aujourd'hui  le  bonheur  des  époux  unis  sous  le  sceau  du 
sacrement. 

Le  mariage,  outre  l'augmentation  de  grâce  qui  est  son 
objet  propre ,  confère  aux  époux  qui  n'y  mettent  pas  obs- 
tacle d'autres  grâces  actuelles,  dont  le  secours  les  aide  à  sup- 
porter facilement  toutes  les  charges  du  mariage.  En  sanctifiant 
les  époux,  le  sacrement  élève,  perfectionne  et  affermit  leur 
amour  mutuel  ;  et  cet  amour  surnaturel,  qui  diminue  le  poids 
des  obligations,  rend  les  tribulations  méritoires,  prévient  les 
ennuis,  fait  enfin  le  bonheur  du  mariage.  Dans  ces  conditions, 
la  réhabilitation  de  la  femme  n'est  plus  une  question  à  dis- 
cuter. 


CHAPITRE   XI.  r>Cu 

En  dernier  lieu,  le  catholicisme  a  relevé  la  femme  par  son 
esprit.  L'esprit  catholique  est  un  esprit  d'égalité  et  de  liberté  : 
esprit  d'égalité,  entant  que  tous  les  chrétiens,  quels  que  soient 
leur  patrie,  leur  sexe  et  leur  condition,  sont  égaux  devant 
Dieu  ;  esprit  de  liberté,  en  tant  que  tout  vrai  chrétien  est,  par 
Jésus-Christ  et  avec  le  secours  de  sa  grâce,  délivré  du  joug  du 
péché,  des  passions  et  de  la  mort.  Pour  la  femme,  en  particu- 
lier, c'est  de  cette  égalité  des  époux,  devant  Dieu,  proclamée 
par  les  doctrines  du  Christianisme,  que  découlèrent  l'inviola- 
bilité de  sa  personne  et  tous  ses  droits  civils,  qui  figurent  en 
première  ligne  dans  les  codes  chrétiens.  Quant  à  la  liberté 
chrétienne,  qui  fait  du  pouvoir  un  dévouement  et  assure  l'in- 
nocence de  la  vie,  elle  fait  disparaître  du  mariage,  d'un  côté, 
la  force,  de  l'autre,  la  crainte  ;  elle  lie  la  femme  à  l'homme 
par  le  sentiment  libre  d'un  mutuel  amour  ;  par  cela  même, 
l'union  conjugale  est  une  société  libre,  marchant,  à  l'ombre  de 
la  liberté  et  de  l'affection,  à  son  but,  qui  est  la  perfection  et  le 
bonheur  des  êtres  qui  la  composent. 

Ainsi  se  consomme,  dans  l'Eglise,  la  réhabilitation  de  la 
femme! 

V.  Comment  les  Papes  ont-ils  concouru  efficacement  à  ce 
grand  œuvre  de  réhabilitation  ? 

La  doctrine  catholique  sur  le  mariage  est  très-claire,  mais  la 
doctrine  serait  demeurée  impuissante,  si  l'Eglise  ne  s'était 
chargée  d'en  faire  l'application,  et  si  le  Saint-Siège  n'avait  sou- 
tenu cette  entreprise  avec  une  inébranlable  fermeté.  Les  pas- 
sions humaines  se  soulèvent  volontiers  contre  l'unité,  l'indisso- 
lubilité et  la  sainteté  du  mariage  ;  elles  auraient  indubitable- 
ment foulé  aux  pieds  une  doctrine  si  rigoureuse,  si  elles 
n'avaient  rencontré  une  barrière  qui  ne  laissait  pas  même  en- 
trevoir la  plus  lointaine  espérance  de  triomphe.  Pour  mainte- 
nir ces  principes  salutaires,  l'Eglise  luttera,  pendant  plusieurs 
siècles,  contre  les  plus  féroces  passions.  Ni  promesses,  ni 
menaces  ne  pourront  ébranler  Rome  ;  rien  n'est  capable  d'ob- 
tenir la  moindre  concession  contraire  à  l'enseignement  du 
divin  Maître.  Par  les  solennités  delà  hturgie,  par  l'introduction 


.SOS  HISTOIRK    DF.    I.A    PATArTÉ. 

(le  coutumes  chrétiennes,  par  les  canons  sur  les  fiançailles,  par 
la  loi  canonique  des  empêchements  dirimants  ou  prohibitifs, 
l'Eglise  a  couvert  d'un  voile  les  secrets  de  la  pudeur,  elle  a  sou- 
mis au  frein  des  mœurs  la  passion  la  plus  impétueuse  et  fait 
rentrer  dans  les  abîmes  souterrains  le  torrent  du  sensualisme, 
qui  eût  emporté  infailliblement  la  civilisation  européenne. 

Les  écrivains  passionnés  fouillent  dans  les  annales  de  l'his- 
toire ecclésiastique  pour  y  trouver  des  différends  entre  les 
Papes  et  les  rois,  et  reprocher,  à  la  cour  de  Rome,  son  intolé- 
rance obstinée  en  ce  qui  touche  la  sainteté.  Si  l'esprit  de  parti 
ne  les  aveuglait  pas,  ils  comprendraient  que  si  cette  intolé- 
rance et  cette  obstination  s'étaient  relâchées  un  seul  instant,  si 
le  Pontife  de  Rome  avait  reculé  d'un  pas  devant  les  passions, 
ce  premier  pas  une  fois  fait,  une  pente  rapide  entraînait,  pré- 
cipitait au  fond  de  l'abîme  les  censeurs  hargneux  de  la  sainte 
Eglise  ;  ils  admireraient  l'esprit  de  vérité^  de  conviction  pro- 
fonde, de  foi  vive  dont  est  animée  la  Chaire  apostolique.  Nulle 
considération,  nulle  crainte  n'a  pu  la  faire  taire,  lorsqu'il  s'est 
agi  de  rappeler  à  tous,  particulièrement  aux  potentats,  ce 
commandement  :  «  Ils  seront  deux  dans  une  seule  chair; 
l'homme  ne  séparera  pas  ce  que  Dieu  a  uni.  »  En  se  montrant 
inflexibles  sur  ce  point,  au  risque  de  la  colère  des  rois,  non- 
seulement  les  Papes  ont  rempli  le  devoir  sacré  que  leur  impo- 
sait le  caractère  de  chefs  de  l'Eglise,  mais  ils  ont  accompli  un 
chef  d'œuvre  de  politique  et  contribué  singulièrement  au  bon- 
heur des  peuples.  «  Car,  dit  Voltaire,  les  mariages  des  princes 
font  dans  l'Europe  le  destin  des  peuples;  et  jamais  il  n'y  a  eu 
de  cour  livrée  à  la  débauche,  sans  qu'il  n'y  ait  eu  des  révolu- 
tions et  même  des  séditions  *.  » 

«  Jamais,  dit  à  son  tour  lé  comte  de  Maistre,  les  Papes  ne 
rendirent  de  service  plus  signalé  au  monde  que  celui  de  répri- 
mer chez  les  princes,  par  l'autorité  des  censures  ecclésiastiques, 
les  accès  d'une  passion  terrible,  même  chez  les  hommes  doux, 
mais  qui  n'a  plus  de  nom  chez  les  hommes  violents,  et  qui  se 

<  Voltaire,  Essai  sur  l'histoire  générale,  chap.  ci  et  en,  p.  518  et  520  du 
tome  III,  ancienne  édition. 


CHAPITHK    XI.  r)69 

jouera  constamment  des  plus  saintes  lois  du  mariage,  partout 
où  elle  sera  à  l'aise.  L'amour,  lorsqu'il  n'est  pas  apprivoisé 
jusqu'à  un  certain  point  par  une  extrême  civilisation,  est  un 
animal  féroce,  capable  des  plus  horribles  excès.  Si  l'on  ne  veut 
pas  qu'il  dévore  tout,  il  faut  qu'il  soit  enchaîné,  et  il  ne  peut 
l'être  que  par  la  terreur  ;  mais  que  fera-t-on  craindre  à  celui 
qui  ne  craint  rien  sur  la  terre  ?  La  sainteté  des  mariages,  base 
sacrée  du  bonheur  public,  est  surtout  de  la  plus  haute  impor- 
tance dans  les  familles  royales,  où  les  désordres  d'un  certain 
genre  ont  des  suites  incalculables,  dont  on  est  bien  éloigné  de 
se  douter.  Si,  dans  la  jeunesse  des  nations  septentrionales,  les 
Papes  n'avaient  pas  eu  le  moyen  d'épouvanter  les  passions 
souveraines,  les  princes,  de  caprices  en  caprices  et  d'abus  en 
abus,  auraient  fini  par  établir  la  loi  du  divorce,  et  peut-être 
la  polygamie  ;  et  ce  désordre  se  répétant,  comme  il  arrive  tou- 
jours, jusque  dans  les  dernières  classes  de  la  société,  aucun  œil 
ne  saurait  plus  apercevoir  les  bornes  où  se  serait  arrêté  un 
tel  débordement  ^  » 

On  ne  saurait  mieux  dire.  Cette  action  des  Papes  aux  temps 
barbares  et  pendant  tout  le  moyen  âge,  action  juste  en  elle- 
même,  se  justifie  encore  mieux  par  les  circonstances  et  par  la 
raison.  L'extrême  civilisation  apprivoise  les  passions  :  en  les 
rendant  plus  abjectes,  plus  ingénieuses  à  corrompre  et  à  se 
satisfaire,  elle  leur  ôte  au  moins  cette  férocité  qui  distingue  la 
barbarie.  Devant  les  impétueuses  passions  des  barbares,  il  fal- 
lait un  remède  prompt,  une  résolution  énergique.  L'Evangile, 
qui  doit  sans  cesse  transformer  l'homme,  a  donc  déployé  ses 
forces  surtout  pendant  la  jeunesse  des  nations  ;  mais  toute  la 
puissance  de  l'EgUse  n'eût  eu  qu'une  moindre  efficacité,  si  elle 
n'eût  été  concentrée  sur  la  tête  des  Souverains-Pontifes.  Le 
prêtre,  sujet  d'un  roi,  n'a  pas  toujours  le  caractère  nécessaire 
pour  lui  résister  ;  il  n'a  jamais  la  force  suffisante  pour  le  con- 
tenir. La  Providence  peut  susciter  un  saint  Ambroise,  un  saint 
Se  vérin,  un  saint  Colomban,  un  saint  Jean  Népomucène  ;  mais 
dans   le  cours  ordinaire  des  choses,  le  bon  exemple  et  les 

^  Dq  Maistre,  du  Pape,  liv.  Il,  ch.  vu,  p.  196. 


;)/0  îriJ^TOlHF    1>K    LA    PAI'AITI^. 

roinontrances  respectueuses  sont  tout  ce  qu'on  doit  attendre 
d'un  prêtre.  Le  prince,  infidèle  à  la  loi  du  devoir,  peut  d'ailleurs 
accabler  un  évêque  de  vexations,  le  faire  taire  par  crainte  ou 
promesse,  extorquer  les  votes  d'un  concile  particulier,  se  faire 
un  parti  par  les  menaces  ou  l'intrigue.  Mais^  dans  le  lointain, 
qu'apparaisse  le  faîte  du  Vatican  :  cette  vision  terrassante  suf- 
fira pour  anéantir  toutes  les  espérances  de  la  lubricité.  Enfin, 
pour  défendre  l'intégrité  du  mariage,  pour  défendre  les 
princes  eux-mêmes  contre  leurs  faiblesses,  les  Papes  furent 
choisis  :  ils  ont  tout  fait  pour  la  gloire,  pour  la  dignité,  pour 
la  conservation  des  races  souveraines.  Quelle  autre  puissance 
pouvait  se  douter  de  l'importance  des  lois  du  mariage  sur  les 
trônes  surtout,  et  quelle  autre  puissance  pouvait  les  faire  ob- 
server surtout  sur  les  trônes.  Notre  siècle  grossier  n'a  pas  tou- 
jours su  s'élever  à  l'intelligence  de  ces  mystères. 

Ces  observations  suffiraient  pour  venger  les  Papes  des  ca- 
lomnies de  leurs  misérables  détracteurs,  elles  acquièrent  plus 
de  valeur  encore  si,  de  l'ordre  politique,  vous  les  étendez  à 
l'ordre  social. 

Qu'on  ouvre  l'histoire  du  moyen  âge,  où  se  peint  avec  tant  de 
violence  l'homme  s'efTorçant  de  briser  les  hens  que  la  civilisa- 
tion veut  lui  imposer  ;  qu'on  se  rappelle  que  l'Eglise  dut  faire 
une  garde  incessante,  non-seulement  pour  empêcher  la  rupture 
des  liens  du  mariage,  mais  pour  préserver  du  rapt  les  vierges 
consacrées  au  Seigneur.  Que  serait-il  arrivé  si  ces  rois  barbares, 
mal  déguisés  sons  la  splendeur  de  la  pourpre,  si  ces  fiers  sei- 
gneurs fortifiés  dans  leurs  châteaux  et  environnés  de  vassaux 
timides,  n'avaient  trouvé  une  digue  dans  l'autorité  de  l'Eglise  ; 
si,  au  premier  regard  jeté  sur  une  beauté  nouvelle,  à  la  pre- 
mière ardeur  qui  se  serait  éveillée  dans  leur  âme  et  aurait 
inspiré  le  dégoût  de  l'épouse  légitime,  ils  n'avaient  rencontré 
le  souvenir  toujours  présent  d'une  autorité  inflexible?  On 
verra  clairement  que  si  les  Papes  ne  s'étaient  opposés,  comme 
un  mur  d'airain,  au  débordement  de  la  sensualité,  les  palais 
des  princes  et  les  châteaux  des  seigneurs  n'auraient  pas  tardé 
à  avoir  leur  sérail  ou  leur  harem.  Que  se  serait-il  passé  dans 


r.HAPrjIiE   XI.  rû\ 

les  régions  inférieures,  surtout  parmi  les  hommes  affranchis 
du  servage,  libre  de  s'abandonner  à  toutes  les  fureurs  de  leurs 
passions?  Ces  hommes  auraient  suivi  l'exemple  et  exagéré 
encore  ses  licences.  Le  monde  eût  vu  se  multiplier  les  obstacles 
à  la  civilisation  et  la  femme  européenne  serait  restée  dans 
l'état  d'abjection  où  se  trouve  encore  aujourd'hui  la  femme 
musulmane.  Certaines  gens,  il  est  vrai,  prétendent  expliquer 
la  monogamie  ou  la  polygamie  par  la  seule  raison  des  climats. 
Mais  les  chrétiens  et  les  mahométans  se  sont  trouvés  longtemps 
ensemble  sous  le  même  ciel;  leurs  religions  respectives  ont 
été  établies,  par  l'effet  de  maintes  vicissitudes,  tantôt  sous  des 
chmats  rigoureux,  tantôt  sous  des  régions  tempérées;  et  ce- 
pendant on  n'a  point  vu  leur  religion  s'accommoder  au  climat, 
mais  le  climat  contraint  de  s'accommoder  aux  religions.  Expli- 
quer par  la  transparence  de  l'air  et  les  variations  atmosphé- 
riques des  excès  qu'exphque  trop  bien  l'affinité  de  l'erreur  pour 
les  choses  honteuses,  c'est  faire  mentir  l'histoire  et  déroger  à 
la  philosophie. 

Les  peuples  européens  doivent  donc  une  reconnaissance  éter- 
nelle à  la  Papauté,  qui  leur  a  conservé  la  monogamie,  l'une 
des  causes,  sans  aucun  doute,  qui  ont  le  plus  contribué  à  la 
bonne  organisation  de  la  famille  et  à  l'ennoblissement  de  la 
femme.  Quelle  serait  aujourd'hui  la  situation  de  l'Europe,  de 
quelle  considération  y  jouirait  la  femme,  si  l'Eglise  avait  laissé 
passer  l'hérésie  de  Vigilance  ou  si  Luther  avait  pu  se  faire  en- 
tendre des  barbares?  Dans  son  Commentaire  su?'  la  Genèse, 
Luther  dit  :  «  Quant  à  la  question  de  savoir  si  plusieurs 
femmes  sont  permises,  l'autorité  des  patriarches  nous  laisse 
dans  une  complète  liberté.  »  Toutefois,  par  affectation  de 
pudeur  et  habileté  diplomatique,  il  se  réfugie  dans  une  équi- 
voque, déclare  que  la  polygamie  n'est  ni  permise  ni  prohibée  et 
conclut  qu'il  ne  décide  rien.  Sur  la  consultation  de  Philippe  de 
liesse,  Luther,  mentant  à  l'Evangile  et  à  sa  conscience,  ose 
écrire  :  «  Je  reconnais,  en  vérité,  que  si  quelqu'un  veut  épouser 
plusieurs  femmes  en  même  temps,  je  n'ai  pas  le  droit  de  l'en 
empêcher,  attendu  que  cela  n'est  pas  défendu  par  les  Livres 


575  HISTOIRK    IiK    LA    PAPAITÉ. 

saints.  »  Plus  tard,  il  écrit  au  chancelier  du  duc  de  Saxe- 
AVeimar,  qui  voulait,  à  son  tour,  prendre  une  seconde  femme  : 
((  Il  m'est  impossible,  en  vertu  de  l'Ecriture  sainte,  de  défendre 
à  qui  que  ce  soit  de  prendre  plusieurs  femmes  en  même  temps. 
Mais  je  ne  voudrais  pas  être  le  premier  à  introduire  cette 
louable  coutume  parmi  les  chrétiens.  »  Carlostadt  était  plus 
explicite  :  «  Point  de  scrupules,  s'écrie-t-il.  Soyons  bigames, 
trigames;  ayons  autant  de  femmes  que  nous  pourrons  en 
nourrir.  Croissez  et  multipUez  :  entends-tu  Luther  ?  Laisse  donc 
s'accomplir  l'ordre  du  ciel.  »  Bucer,  qu'on  dit  rigoriste,  publia 
même  une  défense  de  la  polygamie  :  «  Il  est  évident,  dit-il, 
qu'il  existe  des  hommes  pour  qui  la  polygamie  est  un  besoin 
naturel.  Il  ne  manque  pas  d'ailleurs  d'exemples  d'empereurs  et 
de  rois  qui,  non-seulement  ont  épousé  plusieurs  femmes,  mais 
y  ont  ajouté  des  concubines,  avant  que  la  tyrannie  papale  se 
fût  avisée  de  se  mêler  de  la  conduite  de  nos  princes  ^  »  La  ty- 
rannie papale  vient  à  propos  sous  la  plume  éhontée  qui 
préconise,  à  l'usage  de  l'homme,  les  mœurs  des  animaux, 
et  même  des  mœurs  pires,  car  l'animal  suit  l'instinct  et  le  sa- 
tisfait sans  passion.  Un  cœ.ur  honnête  ne  peut  supporter  sans 
dégoût  ces  lâches  paroles.  Toutefois  il  ne  faut  pas  y  voir  seu- 
lement un  écho  de  la  frénésie  des  sens  :  c'est  la  conséquence 
logique  des  principes  protestants.  Tous  les  docteurs  du  pro- 
testantisme croient  à  l'iudomptabilité  de  la  chair.  Avec  ce 
principe  monstrueux,  il  faut,  non-seulement  nier  le  célibat, 
mais  l'unité  et  l'indissolubilité  du  mariage;  il  faut  proclamer 
le  divorce  et  la  polygamie.  On  pourra  même  trouver,  dans  les 
livres  de  physiologie  médicale,  des  phénomènes  propres  à 
autoriser  toutes  les  turpitudes.  Eh  quoi  !  l'homme  n'est  qu'un 
chien  doué  de  raison  et  sa  raison  ne  doit  aboutir  qu'à  le  per- 
fectionner, j'allais  dire  plonger,  mais  il  faut  choisir  ses  termes, 
dans  la  chiennerie. 


^  Ces  citations  curieuses  se  trouvent  avec  beaucoup  d'autres  dans  Bos- 
suct,  HisU  des  variations,  t.  I";  Theiner,  la  Suède  et  le  Saint-Siège,  t.  I*', 
p.  209;  Nicolas,  du  Protestantisme  et  de  toutes  les  Hérésies  dans  leur  rapport 


CHAPITRE    Xt.  573 

L'Europe  aurait  été  bien  malheureuse  si  ces  abominables 
doctrines  avaient  pu  prévaloir,  et  si  le  scandale  du  landgrave 
de  Hesse  n'était  pas  resté  l'exemple  unique  de  la  lâcheté  luthé- 
rienne ;  comment  des  peuples  barbares  et  corrompus  auraient- 
ils  été  contenus  par  la  foi  vacillante,  par  l'incertitude  forcée  et 
la  condescendance  coupable  des  docteurs  de  Wittemberg?  Les 
exigences  du  duc  de  Hesse  suffisent  pour  faire  trembler  : 
comment  une  lutte  qui  devait  durer  des  siècles  aurait-elle  été 
soutenue  par  des  polissons  qui  fléchirent  à  la.  première  de- 
mande et  qui  capitulèrent  avant  de  combattre  ? 

A  côté  de  la  monogamie,  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
important  que  l'indissolubilité  du  mariage.  L'Eglise  n'a  pas 
davantage  fléchi  sur  ce  point.  Cela  ne  t'est  pas  permis,  disaient 
les  Papes,  avec  une  courageuse  fermeté,  non-seulement  aux 
humbles,  mais  surtout  aux  puissants  de  la  terre,  quand  ceux-ci, 
se  targuant  de  leur  pouvoir  et  entraînés  par  le  feu  de  la  con- 
cupiscence, souillaient  leurs  mains  par  le  crime  du  divorce  et 
foulaient  aux  pieds  les  lois  canoniques  du  mariage. 

«  Cela  ne  vous  est  pas  permis,  dirent  plusieurs  Papes  aux 
rois  francs  Gontran,  Caribert,  Sigebert,  Chilpéric  et  Dagobert, 
qui  ne  respectaient  pas  la  loi  chrétienne.  »  Ces  princes,  dit 
Voltaire,  l'un  des  docteurs  les  plus  effrontés  de  la  luxure, 
avaient  eu  plusieurs  femmes  à  la  fois,  sans  qu'on  en  eût  mur- 
muré, et,  si  c'était  un  scandale,  il  était  sans  trouble.  Le  fait 
prouve  combien  de  si  faibles  princes  avaient  besoin  de  la  ré- 
pression pontificale.  Qu'on  eût  laissé  faire  ces  princes  in- 
domptés, et  l'on  eût  vu  bientôt  les  mœurs  des  païens. 

Cela  ne  fest  point  permis,  dit  le  pape  Nicolas,  mort  en  867, 
au  roi  Lothaire,  quand  ce  prince  répudia  son  épouse  légitime 
et  qu'avec  l'aide  de  quelques  prêtres  mercenaires  il  épousa 
Waldrade.  x\nimé  d'une  sainte  ardeur  pour  le  maintien  de 
l'honnêteté  de  la  vie  conjugale,  le  Pape  prononça,  dans  une 
encyclique,  la  déposition  des  archevêques  de  Trêves  et  de 
Cologne,  qui  avaient  contribué  à  l'action  criminelle  de  Lothaire, 

avec  le  Socialisme)  t.  II,  liv.  II,  ch.  m,  p.  337  ;  Audin,  Hist.  de  Luther,  t.  III, 
passim  ;  Ventura,  la  Femme  catholique,  t.  I",  p.  149  et  suiv. 


574  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

et  il  menaça  de  ranathème  quiconque  oserait  méconnaître 
ses  décrets  pour  la  conservation  de  la  discipline  et  de  la 
morale  ^  Adrien,  le  successeur  de  Nicolas,  montra  la  môme 
fermeté  à  Tégard  de  Lothaire.  Ce  monarque  s'étant  rendu  lui- 
même  à  Rome,  le  Pape  lui  fit  adresser  ces  paroles  :  Si  tu 
reviens  de  la  mauvaise  voie  dans  laquelle  tu  es  engagé  et  si 
tu  reprends  l'épouse  que  tu  as  répudiée^,  je  t'admettrai  en 
ma  présence  ;  sinon,  n'attends  de  moi  que  châtiment  et  péni- 
tence. 

Cela  ne  fest  point  permis,  cria  le  pape  Grégoire  V,  mort 
en  999,  au  roi  Robert,  quand  il  se  fut  uni  à  Bertlie,  malgré 
les  lois  de  l'Eglise.  L'archevêque  de  Tours,  qui  avait  favorisé 
la  passion  du  roi  et  consacré  le  mariage  illégitime,  fut  déposé 
et  frappé  d'anathème  ;  le  roi  lui-même  fut  ramené  par  l'inter- 
vention du  Pape  à  l'observation  des  lois  de  la  morale'.  Si 
l'empereur  Henri  n'a  pas  répudié  son  épouse,  s'il  n'a  point 
profané  la  majesté  du  trône  par  cette  action  coupable,  on  le 
doit  uniquement  à  la  sage  médiation  du  pape  Alexandre  II, 
qui  sut  empêcher  par  son  légat  Damien  le  dessein  de  l'em- 
pereur*. 

Cela  ne  t'est  point  permis.  Ces  paroles  furent  encore 
adressées  par  le  Pape  au  roi  Philippe  de  France,  quand  ce 
prince,  séduit  par  les  charmes  de  Bertrade,  épouse  du  comte 
Foulques  d'Anjou,  répudia  Berthe,  sa  femme  légitime,  pour 
s'unir  à  Bertrade.  Le  pape  Urbain  II  cita  le  roi  devant  le 
concile  de  Plaisance,  le  menaça  de  l'excommunication,  et  le 
détermina  à  renoncer  à  un  double  adultère.  C'est  encore  par 
l'intervention  d'Innocent  III  que  le  roi  de  France  Philippe  II 
fut  ramené  de  l'adultère  et  qu'il  dut  reprendre  Ingeburge, 
sa  femme  légitime'.  La  môme  fermeté  ^  la  môme  sévérité 
inexorable  fut  déployée  par  le  Saint-Siège  pour  défendre  la 
sainteté  de  l'union  conjugale,  à  rencontre  des  rois  d'Aragon, 

^  Hardouin,  I,  c.  571,  seq.  —  ^  Bercastel,  I,  c.  96,  seq.  —  '  Baron.,  ad  ann. 
998;  Hard.,  I,  c.  758.  —  ''  Baron.,  ad  ann.  1068;  Hard.,  I,  c.  4161,  seq.  — 
5  Natal.  Alex.,  xiii,  431;  Hard.,  I,  c.  1745,  etc.  —  ^  Spond.,  ad  ann.  1213j 
Hard.,  I,  c.  1919,  etc. 


CHAPITRE    XI.  575 

Pierre  et  Jacques  P'',  qui,  dans  une  aveugle  passion,  foulaient 
aux  pieds  les  lois  de  la  morale  en  répudiant  leurs  épouses  les 
unes  après  les  autres  \ 

Cela  ne  fest  point  pernais.  Cette  défense  du  pape  Clé- 
ment YII  retentit  aussi  à  l'oreille  du  roi  d'Angleterre  Henri  VIII, 
quand,  après  dix-sept  années  d'une  heureuse  union,  bénie 
par  la  naissance  de  cinq  enfants,  il  répudia  sa  femme  Cathe- 
rine d'Aragon  pour  épouser  Anne  de  Boleyn,  la  fille  d'honneur 
de  la  reine.  Cela  ne  fest  point  permis,  répéta  le  Saint-Père 
au  voluptueux  Henri.  Mais  celui-ci^,  déjà  plongé  dans  tous  les 
excès  de  la  débauche  et  de  la  cruauté,  opposa  un  insolent 
dédain  aux  avertissements  charitables  du  chef  de  l'Eglise, 
repoussa  la  main  paternelle  qui  voulait  le  détourner  d'un 
outrage  aux  moeurs,  proclama  sa  révolte  contre  le  Saint- 
Siège,  prit  successivement  six  femmes,  qu'il  répudia  l'une 
après  l'autre  et  dont  deux  furent  décapitées  par  son  ordre  ; 
enfm  se  sépara  violemment,  lui  et  son  peuple,  de  l'Eglise 
catholique.  Le  cœur  du  Pape  saigna  de  la  perte  de  l'Angle- 
terre, cette  précieuse  perle  de  l'Eglise  ;  mais  l'intérêt  de  la 
morale  l'emporta  dans  son  esprit.  Il  persista  à  dire  au  roi  : 
«  Cela  ne  t'est  point  permis.  »  Le  Pape  perdit  l'Angleterre,  mais 
il  sauva  la  sainteté  du  mariage  chrétien. 

Certains  esprits,  rejetant  la  doctrine  de  l'Egiise,  estiment 
utile,  en  certains  cas,  de  permettre  le  divorce,  de  dissoudre  le 
lien  conjugal  et  de  permettre  de  nouvelles  noces.  Toutefois,  à 
leurs  yeux,  le  divorce  n'est  qu'un  remède,  remède  dangereux, 
dont  le  législateur  se  sert  à  regret,  et  seulement  par  égard 
pour  la  malignité  ou  l'infirmité  de  notre  nature.  Ces  esprits 
comprennent  qu'un  grand  nombre  de  divorces  amèneraient 
les  maux  les  plus  funestes,  et  que,  pour  prévenir  ces  maux, 
les  lois  civiles,  dans  les  pays  où  le  divorce  est  permis,  doivent 
entourer  cette  permission  de  toutes  les  précautions  imagi- 
nables ;  comment  ces  esprits  ne  m'accorderont-  t-il  pas  que  la 
manière  la  plus  efficace  de  prévenir  la  corruption  des  mœurs, 
de  garantir  la  tranquillité  de  la  famille,  d'arrêter  ce  torrent  de 

1  Baron.,  ad  ann.  1212,  1229,  1216,  etc. 


576  lIIStOîRR    DF.    LA    PAPATTÉ. 

maux  prêt  à  inonder  la  société,  c'est  de  proclamer  l'indisso- 
lubilité du  mariage,  comme  principe  moral,  de  lui  donner 
pour  fondement  des  motifs  qui  exercent  un  puissant  ascendant 
sur  le  cœur,  et  de  tenir  constamment  en  bride  les  passions 
toujours  prêtes  à  glisser  sur  une  pente  rapide. 

De  braves  gens  adoptent  ces  maximes.  Mais,  disent-ils, 
pourquoi  voulez-vous  enchaîner  l'un  à  l'autre  deux  êtres  qui 
n'éprouvent  l'un  pour  l'autre  que  du  dégoût  et  de  la  haine. 
Aux  justes  exigences  de  la  faiblesse  ne  vaudrait-il  pas  mieux 
répondre  par  lïndulgence? —  C'est  une  exagération  de  dire 
que  l'indissolubilité  réduit  à  une  extrémité  désespérante  les 
époux  malheureux.  Il  est  tel  cas  ou  la  prudence  demande  que 
les  conjoints  se  séparent;  et  alors  ni  les  doctrines  ni  les  pra- 
tiques de  l'Eglise  ne  s'opposent  à  cette  séparation.  Lé  nœud 
conjugal  n'est  pas  dissous,  mais  la  séparation  suffit  pour 
épargner,  à  des  époux  qui  s'abhorrent,  le  tourment  de  vivre 
sous  le  même  toit. 

Fort  bien  dira-t-on  ;  la  séparation  dispense  les  époux  de 
vivre  ensemble;  mais  en  leur  défendant  de  convoler  à  de 
nouvelles  noces,  vous  les  livrez  aux  tourments  d'une  passion 
que  leur  cœ.ur  recèle  peut-être  et  qui  a  pu  causer  le  malheur 
de  leur  première  union.  —  Cette  rigueur,  qui  semble  excessive, 
n'est  qu'une  sévérité  nécessaire  ;  cette  conduite,  loin  de  mériter 
le  reproche  de  cruauté,  se  trouve  être  pour  l'homme  une 
garantie  de  repos  et  de  bien-être. 

Dans  le  traitement  des  passions,  deux  systèmes  se  pré- 
sentent :  l'un  est  la  condescendance  ;  l'autre ,  la  résistance. 
Dans  le  premier  de  ces  systèmes,  on  recule  devant  les  pas- 
sions à  mesure  qu'elles  avancent;  on  ne  leur  oppose  jamais  un 
obstacle  invincible,  jamais  on  ne  les  laisse  sans  espoir.  Dans  le 
second  système,  on  oppose  aux  passions  un  mur  de  bronze  ; 
en  vain  les  passions  viennent  s'y  heurter,  il  ne  leur  est  laissé 
aucune  espérance  de  transaction.  Le  second  système  paraît 
plus  cruel,  dans  la  réalité,  il  est  plus  doux,  parce  qu'il  use  les 
passions  par  la  résistance  et  ne  les  leurre  jamais  de  vaines 
promesses,  Le  premier  système,  en  apparence  moins  rigou- 


CHAPfTRE  Xt.  577 

reux,  est,  dans  la  réalité  plus  dur,  parce  qu'il  laisse  les 
passions  se  livrer  à  leurs  ardeurs  solitaires,  et  doit,  en  défi- 
nitive, leur  refuser  toute  satisfaction.  Les  promesses  sont  déce- 
vantes et  rendent  plus  pénibles  les  sacrifices. 

Dans  le  mariage,  l'Evangile  procède  par  la  répression  abso- 
lue. Le  catholicisme  ne  permet  pas  même  un  désir  ;  il  déclare 
coupable  un  seul  regard  accompagné  d'une  pensée  impure. 
Pourquoi  cette  sévérité?  Par  une  double  raison  :  à  cause  de  la 
moralité  intrinsèque  de  la  prohibition  et  parce  qu'il  est  profon- 
dément sage  d'étouffer  le  mal  dès  son  origine.  Il  est  plus 
facile  d'empêcher  l'homme  de  se  complaire  dans  de  mauvais 
désirs,  que  de  l'empêcher  de  les  satisfaire,  une  fois  qu'il  leur  a 
donné  accès  dans  son  cœur. 

Mesure  d'autant  plus  sage  que  le  mariage,  en  assignant  à  la 
passion  un  objet  légitime,  ne  tarit  pas  cependant  la  source 
des  agitations  du  cœur.  «  La  passion  affadit,  la  beauté  se 
fane,  les  illusions  se  dissipent,  le  charme  disparait,  dit  Balmès. 
L'homme,  en  présence  d'une  réalité  qui  est  loin  des  rêves 
auxquels  se  livrait  une  imagination  de  feu,  sent  naître  dans 
son  cœur  des  désirs  nouveaux  :  fatigué  d'un  bien  qu'il  possède, 
il  nourrit  des  illusions  nouvelles  ;  il  cherche,  d'un  autre  côté,  la 
félicité  idéale  qu'il  croyait  avoir  trouvée,  il  fuit  une  réalité  qui 
a  trompé  ses  plus  belles  espérances. 

»  Lâchez  alors  la  bride  aux  passions  de  l'homme  ;  permettez- 
lui  d'entretenir  le  moins  du  monde  l'illusion  qu'il  peut  cher- 
cher le  bonheur  dans  de  nouveaux  liens  ;  laissez-lui  croire  qu'il 
n'est  pas  attaché  pour  toujours  à  la  compagne  de  sa  vie  :  vous 
verrez  que  le  dégoût  s'emparera  de  lui  plus  promptement  ;  la 
discorde  sera  plus  vive,  plus  éclatante  ;  les  liens  commenceront 
à  s'user  à  peine  formés,  et  se  rompront  au  premier  choc.  Pro- 
clamez au  contraire  une  loi  qui  n'excepte  ni  pauvres,  ni  riches, 
ni  faibles,  ni  rois,  ni  sujets,  qui  ne  tienne  compte  d'aucune 
différence  de  situation,  de  caractère,  de  santé,  d'aucun  de  ces 
innombrables  motifs  qui,  au  gré  des  passions  et  surtout  chez 
les  hommes  puissants,  se  changent  si  facilement  en  prétextes  ; 
proclamez  que  cette  loi  est  descendue  du  ciel  ;  montrez  un 
IV.  37 


578  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

sceau  divin  sur  le  nœud  du  mariage  ;  dites  hautement,  aux 
passions  qui  murmurent,  qu'elles  n'ont  d'autre  voie  que  l'im- 
moralité ;  que  le  pouvoir  chargé  de  la  conservation  des  lois 
divines  ne  se  pliera  jamais  à  des  condescendances  coupables  et 
que  la  faute  ne  restera  jamais  sans  remords  :  vous  verrez  les 
passions  se  calmer,  se  résigner;  la  loi  s'étendre,  s'affermir, 
prendre  racine  dans  les  mœurs  ;  vous  aurez  assuré  pour  tou- 
jours le  bon  ordre  et  la  tranquillité  des  familles  ;  la  société 
vous  devra  un  immense  bienfait*.  »  Or,  en  défendant  la  loi  de 
l'indissolubiUté,  c'est  précisément  ce  qu'a  fait  la  Chaire  apos- 
tolique. 

A  la  défense  de  l'unité  et  de  l'indissolubilité  du  mariage,  le 
Saint-Siège  a  joint  la  défense  du  caractère  sacramentel  de 
cette  union. 

Entraînés  par  la  haine  contre  l'Eglise  romaine  et  excités  par 
la  fureur  d'innover  en  tout,  les  protestants  crurent  avoir  fait 
une  grande  réforme  en  sécularisant  le  mariage,  par  opposi- 
tion à  la  doctrine  catholique,  qui  le  déclarait  un  véritable  sacre- 
ment. Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'entrer  dans  une  controverse 
dogmatique  sur  cette  question;  il  suffira  d'observer  qu'en 
dépouillant  le  mariage  du  sceau  divin  d'un  sacrement,  le  pro- 
testantisme se  montra  peu  connaisseur  du  cœur  de  l'homme. 
Présenter  le  mariage,  non  comme  un  simple  contrat  civil, 
mais  comme  un  véritable  sacrement,  c'était  le  placer  sous 
l'ombre  auguste  de  la  religion,  l'élever  au-dessus  de  l'atmo- 
sphère agitée  des  passions,  et  qui  peut  douter  que  cela  ne  soit 
absolument  nécessaire,  lorsqu'il  s'agit  de  mettre  un  frein  à  la 
passion  la  plus  vive,  la  plus  capricieuse,  la  plus  terrible  du 
cœur  de  l'homme?  Les  lois  civiles  sont  impuissantes  à  pro- 
duire un  pareil  effet  ;  il  faut  des  liens  plus  forts,  des  motifs 
puisés  à  une  source  plus  haute. 

La  doctrine  protestante,  renversant  la  puissance  de  l'EgHse 
en  matière  de  mariage,  livrait  exclusivement  cette  importante 
affaire  aux  mains  de  la  puissance  civile.  Quelqu'un  estimera 
peut-être  que  cette  extension  donnée  à  la  puissance  séculière 

^  Balmès,  le  Protestantisme  comparé  au  Catholicisme,  t.  !•■•,  p.  339. 


CHAPITRE  XI.  579 

dut  servir  la  cause  de  la  civilisation,  que  ce  fut  un  triomphe 
sur  des  préjugés  surannés,  une  conquête  précieuse  sur  des 
usurpations  sans  cause.  Tout  esprit  doué  de  hautes  pensées, 
tout  cœur  initié  à  la  logique  subtile  des  passions,  comprendra 
que  placer  le  mariage  sous  le  manteau  de  la  reUgion,  le 
soustraire  autant  que  possible  à  l'intervention  profane,  c'était 
le  purifier,  le  parer  d'une  beauté  nouvelle.  En  effet,  c'était 
confier,  à  une  garde  inviolable,  un  trésor  qu'un  seul  regard 
altère,  que  le  plus  léger  souffle  ternit.  Quoi  I  n'aimerait-on  pas 
ce  voile  tiré  à  l'entrée  de  la  couche  nuptiale,  et  la  religion  en 
gardant  les  approches  ? 

Tout  se  tient  dans  l'édifice  catholique.  Pour  avoir  d'abord  nié 
uniquement  le  caractère  sacram^entel  du  mariage,  la  réforme 
a  été  entraînée  à  nier  ensuite  les  vœux  monastiques,  le  célibat 
sacré  et  même  le  célibat  conjugal.  Elle  a  été  entraînée  à  pour- 
suivre de  ses  railleries  la  continence,  même  dans  le  mariage, 
après  l'avoir  poursuivie  de  ses  anathèmes  dans  le  célibat,  et  à 
bafouer,  comme  une  institution  purement  humaine,  l'union 
conjugale  afin  d'en  affranchir  les  époux ,  et  cela  après  l'avoir 
proclamée  une  institution  divine,  obligatoire  pour  tout  le 
monde,  afin  d'y  engager  le  prêtre  et  la  rehgieuse.  Elle  a  été 
entraînée  à  autoriser  le  divorce,  l'adultère,  la  polygamie  et 
toute  espèce  de  libertinage,  et  à  proclamer,  comme  légitime, 
la  libre  satisfaction  des  sens,  la  révolte  de  la  chair  contre 
l'esprit,  de  l'instinct  contre  les  lois.  Elle  a  été  entraînée  à  faire 
un  crime  de  la  chasteté,  jusqu'à  tout  tolérer  plutôt  que  la 
pudeur,  jusqu'à  plonger  les  peuples  chrétiens  dans  toutes  les 
saletés  du  sensualisme  païen,  et  parla  à  briser  tous  les  liens  de 
la  société  domestique  et  à  saper  les  fondements  de  l'Etat. 

Quelle  est  donc  auguste,  sublime,  précieuse  l'institution  du 
sacrement  de  mariage  et  quelles  grâces  nous  devons  aux  Pon- 
tifes romains,  défenseurs  invincibles  de  son  caractère  sacré. 

Dans  tous  les  temps,  les  passions  cherchent  à  triompher,  et 
la  barbarie  veut  obtenir  ce  triomphe  par  les  lois.  La  révolution 
a  repris,  depuis  la  succession  du  protestantisme  ;  elle  veut  éta- 
blir, dans  toute  l'Europe,  le  mariage  civil.  Sous  l'apparence  d'une 


o8()  HISTOIRE   DK    LA    PAPAUTÉ. 

distinction  entre  le  sacrement  et  le  contrat,  elle  veut  assurer, 
devant  le  magistrat  civil,  les  eiï'ets  du  contrat  matrimonial; 
dans  la  réalité,  elle  espère,  en  remettant  aux  mains  du  prince 
la  législation  du  mariage,  porter  atteinte  au  mariage  chrétien. 
Avec  cette  distinction,  exploitée  avec  la  perfidie  qu'elle  sait 
mettre  dans  toutes  ses  entreprises,  nous  devons  nous  attendre 
à  ce  que  le  mariage  civil  nous  ramène  le  divorce  et  même  la 
polygamie.  L'avenir  réserve  à  la  Papauté,  sur  cette  question, 
de  terribles  combats  ;  l'avenir  trouvera  les  Papes  toujours 
également  résolus  à  défendre  l'unité,  l'indissolubilité  et  le 
caractère  sacramentel  du  mariage.  Dans  l'avenir  comme  dans 
le  passé,  les  Papes,  défenseurs  du  mariage  chrétien,  sont  les 
bienfaiteurs  de  l'Europe. 


CHAPITRE  XII . 

DU    PATRICIA-    CONFÉRÉ   AUX    ROIS   FRANCS. 

11  faut,  dans  toute  société,  pour  maintenir  l'ordre,  mettre  la 
force  au  service  du  droit.  L'idée  de  l'homme  innocent,  de  la 
famille  toujours  en  paix,  de  la  société  remplissant,  avec  une 
lidélité  spontanée,  tous  ses  devoirs,  cela  est  très-beau  dans 
les  rêves  et  dans  les  bucoliques  ;  mais,  dans  la  réalité,  il  y  a 
bien  peu  de  choses  pour  vérifier  ces  fictions.  L'enfant  est 
méchant  dès  le  berceau;  l'homme,  en  grandissant,  devient 
plus  méchant;  et,  parmi  les  fils  d'Adam,  le  meilleur  ne  vaut 
pas  grand'chose.  C'est  pourquoi,  dans  la  famille,  il  y  a  un 
pouvoir  d'institution  divine.  Dans  la  société  civile,  l'autorité, 
fondée  moins  directement  par  Dieu,  est  plus  nécessaire  encore, 
et,  c(  ce  n'est  pas  sans  cause,  di*  saint  Paul,  que  le  prince  porte 
le  glaive.  »  On  ne  gouverne  T humanité  que  par  la  force.  Il 
y  a  sans  doute,  au-dessus  de  la  force,  des  moyens  plus  efficaces 
de  gouvernement  ;  mais  ils  ne  gardent  leur  efficacité  qu'autant 
qu'on  emploie  simultanément,  avec  les  influences  d'ordre 
spirituel,  le  fouet,  le  frein  et  l'éperon.  Cette  triste  nécessité  se 


CHAPITRE   XII.  08 1 

symbolise,  sur  les  vignettes,  par  l'épée,  la  main  de  justice  et 
le  sceptre  ;  mais  le  sceptre  n'est  qu'un  bâton  déguisé  ;  la  main 
de  justice  n'est  guère  autre  chose,  et  l'épée,  c'est  encore  pire. 

Dans  le  monde  formé  en  Occident  depuis  les  invasions  des 
barbares,  nous  voyons  un  premier  essai  de  pouvoir  central  et 
répressif  par  le  patriciat  que  confèrent,  aux  princes  francs, 
les  Pontifes  de  Rome..  Jusque-là,  chaque  souverain,  dans  ses 
Etats,  avait  été  le  bras  séculier  du  Pape.  Par  l'institution  du 
patriciat,  nous  voyons  se  former  une  espèce  de  lieutenance 
générale,  avec  devoir  spécial  de  protéger  la  ville  de  Rome. 
Mais  il  faut  prendre  les  choses  d'un  peu  plus  haut. 

Dans  la  persécution  soulevée  contre  les  cathoUques  par 
Léon  l'Isaurien,  ce  prince  s'était  efforcé  d'importer  en  Italie 
l'hérésie  des  iconoclastes.  Dans  sa  folle  colère,  il  désirait  se 
venger  des  papes  Grégoire  lie.  Grégoire  III,  adversaires  nés 
des  sectaires  hérétiques  ;  il  envoya  sa  flotte  ravager  Rome  et 
ses  alentours.  Les  populations  se  détachèrent  du  prince,  qui, 
loin  d'être  pour  elles  un  protecteur,  n'était  plus  qu'un  tyran. 
A  la  place  du  pouvoir  disparu,  détruit  par  sa  propre  faute, 
s'éleva  le  pouvoir  temporel  des  Papes. 

Les  Papes,  délaissés  et  persécutés  par  les  empereurs  grecs, 
étaient,  en  même  temps,  l'objectif  des  fureurs  des  Lombards. 
Les  habitants  de  l'Italie  centrale,  vexés  par  ces  barbares,  se 
donnèrent  librement  aux  Pontifes  romains.  Ainsi  Rome  vit  se 
grouper  autour  d'elle  l'exarchat"  de  Ravenne  et  la  Pentapole. 
Puis,  l'Eglise  romaine  étant  attaquée,  les  rois  francs  volèrent  à 
son  secours.  Pépin  et  Charlemagne,  non  seulement  restituèrent 
les  pays  volés  par  les  Lombards  ;  ils  lirent  encore,  par  une 
donation  en  règle,  sur  d'autres  pays,  un  titre  de  souveraineté 
aux  PapesT  C'est,  a-t-on  dit,  le  plus  ancien  titre  de  souve- 
raineté qui  soit  au  monde,  et  lorsque  des  hobereaux  couronnés 
d'hier  portent,  sur  la  tiare,  une  main  avide,  ils  ne  se  doutent 
guère  que,  par  ce  larcin  sacrilège,  ils  amnistient  d'avance  le 
très-juste  crime  qui  les  dépouillera  demain,  non-seulement  de 
ce  qu'ils  ont  pris  aux  Papes,  mais  de  ce  qu'ils  possédaient  du 
droit  commun  de  souveraineté  royale. 


582  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

Tandis  que  cette  révolution  s'opérait  en  Italie,  Charles 
Martel  d'abord,  et  après  lui,  dans  le  même  siècle,  Pépin  et 
Charlemagne  apportaient  bien  à  propos  aux  Papes  le  secours 
de  leur  épée,  non-seulement  contre  les  Lombards,  mais  en 
général  pour  la  défense  de  tous  les  droits  du  Saint-Siège.  En 
récompense,  les  Souverains-Pontifes  les  honorèrent  du  patriciat 
romain,  et,  à  ce  titre,  les  constituèrent  défenseurs  de  l'Eglise. 
Mais  en  leur  conférant  cette  dignité,  les  Papes  ne  leur  con- 
cédaient pas  la  puissance  suprême  sur  les  terres  de  Rome. 
Pour  le  prouver,  nous  n'examinerons  pas  successivement  la 
dignité  conférée  à  chacun  de  ces  princes,  ce  qui  serait  trop 
long;  nous  ne  parlerons  que  du  patriciat  de  Charlemagne. 
Nous  montrerons  que  cette  dignité  ne  lui  communiquait  pas 
une  réelle  domination  sur  le  pays  de  Rome,  et  que,  malgré  la 
grande  autorité  conférée  par  le  titre  de  patrice  à  celui  qui  en 
était  honoré,  les  Papes  n'en  gardaient  pas  moins  la  puissance 
suprême. 

Et  d'abord  il  n'est  pas  nécessaire  de  discuter  bien  longuement 
pour  établir  que  le  titre  de  consul,  donné  souvent  à  Charle- 
magne, ne  saurait  prouver  que  le  patriciat  lui  avait  conféré 
la  puissance  suprême,  comme  si,  une  fois  sacré  empereur, 
en  800,  Charlemagne,  patrice  romain,  avait  voulu  prendre  le 
titre  de  consul  pour  désigner  par  là  sa  puissance  suprême.  Il 
est,  en  effet,  bien  certain  que  des  patrices  portèrent  le  nom 
de  consuls,  sans  être  empereurs.  C'est  ainsi  que  le  chroniqueur 
de  Metz,  parlant  du  patriciat  conféré  par  le  pape  Grégoire  III 
à  Charles  Martel,  l'appelle  consulat.  Nous  savons  d'ailleurs 
que  Charlemagne,  créé  patrice  par  les  papes  Etienne  III  et 
Adrien  ï",  fut  souvent  appelé  consul  longtemps  avant  qu'il 
ne  reçût  la  couronne  impériale.  On  Ut,  en  effet,  sur  des  livres 
d'Evangiles  en  date  de  780,  des  vers  tels  que  ceux-ci  : 

Tempore  vernali  transcensis  Alpibus  ipse 
Urbem  Romuleam  voluitque  visere  consul. 

«  Le  consul  (Charlemagne)  ayant  passé  les  Alpes  au  prin- 
temps, voulut  visiter  la  ville  de  Romulus.  »  Or,  Charlemagne 
ne  fut  acclamé  empereur  qu'en  l'an  800  ;  l'auteur  de  ces  vers 


CHAPITRE    XII.  5(S.'] 

a  donc  voulu  simplemeat  entendre  par  ce  mot  de  consul  le 
patriciat  dont  le  roi  franc  était  honoré. 

Nous  avons  dit  que  nous  ne  parlerions  que  du  patriciat  de 
Charlemagne  ;  c'est  qu'il  est  facile  de  voir,  par  les  obligations 
de  leur  dignité,  que  Charles  Martel,  Pépin  et  Charlemagne  ont 
été  honorés  de  la  faveur  du  môme  consulat  ou  patriciat.  Car 
dans  le  partage  qu'il  fit  de  ses  Etats  entre  ses  fils,  en  806, 
Charlemagne  ne  parle  de  sa  dignité  que  dans  les  mêmes  termes 
que  de  celle  de  ses  pères.  11  dit  en  effet  :  «  Mais  nous  voulons 
surtout  que  nos  trois  fils  prennent  tous  en  maiii  la  défense  et 
la  protection  de  l'Eglise,  comme  nous  l'avons  fait,  notre  aïeul 
Charles,  notre  père  le  roi  Pépin,  de  bienheureuse  mémoire,  et 
nous-même.  Qu'ils  s'efforcent  avec  l'aide  de  Dieu  de  triompher 
de  ses  ennemis,  et  de  faire  observer  ses  lois  autant  qu'il  leur 
sera  possible  et  que  la  prudence  le  permettra.  » 

Cela  posé,  établissons  maintenant  que  la  dignité  de  patrice 
ne  conféra  pas  à  Charlemagne  la  puissance  suprême  ni  sur 
Rome,  ni  sur  les  environs.  Nous  en  trouvons  une  forte  preuve 
dans  la  nature  même  du  patriciat  en  général.  Mabillon,  en 
effet  *,  rapporte  la  formule  par  laquelle  se  conférait  cette 
dignité.  Elle  est  ainsi  conçue  :  «  ...  Nous  vous  honorons  de  cette 
charge,  afin  que  vous  gouverniez  les  Eglises  de  Dieu  et  les 
pauvres,  et  qu'ensuite  vous  rendiez  compte  au  Juge  suprême. 
(Ici  l'empereur  revêt  le  patrice  du  mantelet,  lui  met  un  anneau 
à  l'index  de  la  main  droite  et  lui  donne  un  cartel  écrit  de  sa 
propre  main  et  portant  ces  mots)  :  Sois  un  patrice  juste  et 
miséricordieux.  Il  lui  pose  ensuite  sur  la  tête  un  cercle  d'or  et 
le  congédie.  »  D'où  l'on  voit  que  la  puissance  suprême  est  à 
celui  qui  confère  la  dignité,  et  que  cette  dignité  elle-même 
n'est  en  soi  îju'une  charge  de  protecteur. 

D'ailleurs,  dans  la  lettre  que  le  pape  Etienne  III  écrivit  à 
Pépin,  au  moment  où  Astolphe,  roi  des  Lombards,  refusait 
d'évacuer  TExarchat,  il  est  facile  de  reconnaître  que  la  dignité 
de  patrice  n'était  à  vrai  dire  qu'une  charge  de  protecteur.  On 
lit,  en  effet,  dans  cettre  lettre,  la  neuvième  du  recueil  de 

<  Annales  des  Bénédictins,  liv.  XXXIII,  n°  2. 


.")Ri  HISTOIKE    DE    LA    PAPAUTE. 

Charles  :  «  En  nous  recommandant  à  votre  gracieuse  protection, 
nous  avons  remis  entre  vos  mains  tous  les  intérêts  du  Prince 
des  apôtres.  Et  quand,  sous  l'inspiration  de  Dieu,  vous  avez 
daigné  accéder  à  nos  demandes,  vous  avez  promis  de  soutenir 
les  droits  de  saint  Pierre  et  de  vous  constituer  défenseur  de  la 
sainte  Eglise  de  Dieu.  »  Et  dans  la  sixième  lettre,  nous  lisons  : 
«  ...  Ce  n'est  à  nul  autre  qu'à  votre  très-aimable  et  apostolique 
personne,  ou  à  vos  très-pieux  enfants,  et  à  la  nation  des 
Francs,  qu'avec  la  permission  de  Dieu  et  du  bienheureux 
Pierre,  Nous  avons  confié  la  défense  de  la  sainte  Eglise  de 
Dieu  et  de  notre  peuple  romain.  » 

Nous  en  trouvons  encore  une  preuve  dans  une  lettre  du 
pape  Adrien  I"  à  Charlemagne  *  :  «  Si  nous  vous  conservons 
sans  l'altérer  l'honneur  de  votre  dignité  de  patrice,  y  est-il  dit, 
du  moins  aussi  conservez-nous  comme  un  droit  irréfragable 
la  protection  de  votre  patriciat,  telle  que  nous  l'avait  accordée 
par  écrit  et  sans  limites  le  bienheureux  Pépin,  de  sainte 
mémoire,  prince  illustre  et  votre  père,  et  laquelle  obligation 
de  protection  vous  avez  vous-même  confirmée...  Mais  que  nos 
sujets  qui  veulent  aller  à  vous,  le  fassent  avec  notre  consente- 
ment et  une  lettre  de  nous.  »  D'où  l'on  voit  qu'il  n'y  avait  dans 
cette  dignité  de  patrice  que  la  promesse  d'une  mutuelle  pro- 
tection, et  que  la  puissance  suprême  restait  toujours  au  Pontife 
romain. 

Après  la  mort  du  pape  Adrien,  Charlemagne  envoya  à 
Léon  m,  Angilbert,  avec  une  lettre  portant  que  lui,  Charles, 
avait  donné  mission  à  Angilbert  c(  de  vous  exposer  toutes 
choses,  afin  que,  comparant  vous-même  ce  qui  pourrait  vous 
être  nécessaire,  et  ce  qui  pourrait  l'être  à  nous,  vous  déci- 
diez et  pesiez  ce  qui,  à  votre  avis,  pourra  le  plus  être  utile 
à  l'exaltation  de  la  sainte  EgUse  de  Dieu,  à  l'affermissement 
de  votre  puissance,  ou  à  la  confirmation  de  notre  patriciat. 
Car  si  j'ai  contracté  alliance  avec  le  bienheureux  prédécesseur 
de  Votre  Paternité,  je  désire  aussi  contracter  avec  Votre  Béati- 
tude un  engagement  inviolable  de  la  même  foi  et  de  la  même 

<  Codex  CarolinuSf  epist.  lv. 


CHAPITRE   XII.  58 O 

charité;  afin  que,  par  la  grâce  divine,  je  sois  toujours  accom- 
pagné de  la  bénédiction  apostolique  de  Votre  Sainteté  et  de  ses 
saints  protecteurs  ;  et  que,  si  Dieu  le  permet,  le  très-Saint-Siége 
de  l'Eglise  romaine  soit  toujours  à  la  garde  de  notre  dévotion. 
Car,  c'est  à  nous,  avec  la  grâce  de  la  bonté  divine,  de  protéger 
par  les  armes,  partout  et  toujours,  la  sainte  Eglise  du  Christ 
contre  les  invasions  des  païens  ou  le  brigandage  des  infidèles. 
C'est  à  nous  de  trouver  notre  puissance  intérieure  et  extérieure 
dans  la  connaissance  que  nous  avons  de  la  foi  cathohque.  » 

Nous  voyons  par  là  ce  que  le  roi  des  Francs  demandait  au 
pape  Léon  III .  Mais  que  fit  le  Pontife?  Voici  ce  qu'en  disent 
les  Annales  de  saint  Bertin,  de  Metz,  à  l'année  796,  et  en  parti- 
culier Eginhard  :  '<  Le  pape  Léon,  dit  ce  dernier,  envoya  des 
légats  porter  au  roi  les  clefs  de  la  Confession  de  saint  Pierre, 
l'étendard  de  la  ville  de  Rome  et  encore  d'autres  présents  ;  et 
il  le  fit  prier  d'envoyer  à  Rome  un  de  ses  grands  seigneurs, 
pour  se  confirmer,  en  recevant  leur  serment,  la  fidélité  et  la 
soumission  des  Romains.  A  cet  effet,  Charlemagne  envoya  à 
Rome  Angilbert,  abbé  du  monastère  de  Saint- Ricquier.  »  Et 
Pagi  fait  remarquer  bien  à  propos  '  que,  sur  la  demande  faite 
par  Angilbert,  «  le  roi  obtint  du  Pontife  ce  qu'il  demandait,  à 
savoir  la  confirmation  de  son  patriciat  et  de  son  titre  de  pro- 
tecteur de  l'Eglise  romaine,  mais  non  pas  le  domaine  de  Rome, 
qu'il  ne  demandait  point,  et  dont  il  n'avait  pas  du  tout  été 
question  dans  ses  derniers  traités  avec  le  pape  Adrien.  » 

Donc,  suivant  la  déclaration  du  pape  Léon^  rien  ne  fut 
changé  dans  la  nature  du  patriciat.  Car  bien  que  ce  soit  le 
Pontife  lui-même  qui  ait  engagé  Charlemagne  à  faire  prêter 
aux  Romains  le  serment  d'obéissance,  il  n'y  a  néanmoins  rien 
là  qui  prouve  que  le  roi  ait  jamais  eu  la  souveraineté  de  Rome. 
On  ne  voit,  en  effet,  dans  cet  acte,  dans  cette  prestation  de 
serment,  qu'une  certaine  autorité  concédée  au  titre  de  patrice, 
du  consentement  même  du  Souverain-Pontife.  Et  cette  autorité 
fut  concédée  pour  la  première  fois  à  Charlemagne,  qui  s'appelait 
et  s'est  fait  appeler  des  titres  de  Charles,  par  la  grâce  de  Dieu, 

^  Annales,  ann.  785,  n»  5. 


o8n  inSTOIRE   DE    LA    PAPAITÉ. 

roi  et  protecteur  de  la  sainte  Eglise  de  Dieu  :  Moi,  Charles, 
tout  dévoué  à  la  sainte  Eglise  de  Dieu,  son  très-humble  fils  et 
serviteur,  défenseur  dévoué  de  la  sainte  Eglise. 

Pierre  de  Marca,  voulant  prouver  que  Charlemagne  partageait 
avec  le  pape  Léon  la  puissance  suprême  dans  Rome,  dit 
qu'avant  ce  Pontife  aucun  Pape  n'avait  été  appelé  notre 
seigneur,  que  sous  son  pontificat  on  frappa  une  monnaie 
portant  d'un  côté  l'image  de  saint  Pierre  avec  les  clefs  sur  les 
épaules,  et  de  l'autre  ces  mots  :  A  notre  seigneur  le  pape 
Léon;  que,  dans  la  même  inscription,  Charlemagne  est  aussi 
appelé  seigneur,  et  qu'enfin  le  diacre  Paul,  dans  un  récit  de  la 
fête,  dédié  à  Charlemagne,  appelle  Rome,  en  parlant  à  ce 
prince  :  votre  romaine  cité. 

Mais  à  cela  Pagi  répond,  et  avec  raison,  que  l'on  ne  peut 
trouver  la  matière  à  une  sérieuse  difficulté.  Charles,  dit-il,  est 
appelé  seigneur,  non  pas  comme  souverain  de  Rome,  mais 
seulement  comme  patrice  ;  car  en  réalité  le  patriciat  était  une 
dignité  très -importante.  Mais  d'ailleurs  cette  expression  du 
diacre  Paul  doit  s'entendre  dans  un  sens  plus  étendu,  autre- 
ment il  faudrait  admettre  que  Charles  fut  seigneur  de  Rome 
dès  l'année  774,  ou  au  moins  avant  l'année  791,  ce  que  ne 
prétend  pas  môme  de  Marca,  qui  rapporte  ce  fait  à  l'époque 
où  Charlemagne  reçut  la  couronne  impériale. 

En  outre,  il  est  certain,  et  les  faits  le  prouvent,  que  les 
prédécesseurs  même  de  Léon  III  furent  appelés  du  titre  de  nos 
seigneurs.  Nous  en  trouvons  une  preuve  dans  la  lettre  du 
sénat  et  du  peuple  romain  au  roi  Pépin  *.  Il  est  dit  en  parlant 
de  Paul  I"  :  «  Que  Dieu  nous  a  donné  pour  notre  seigneur  et 

souverain-pontife  Paul »  Et  encore  :  «  Notre  père  coangé- 

lique,  notre  seigneur  et  soUverain-pontife  Paul »  Nous  en 

avons  encore  une  autre  preuve  dans  les  lettres  patentes  d'un 
privilège  concédé  en  786,  par  le  pape  Adrien  P"",  au  monastère 
de  Saint-Denis;  la  souscription  porte  ces  mots  :  La  quinzième 
année  du  pontificat  de  notre  seigneur. 

Enfin  c'est  bien  à  tort  que  l'on  a  cherché  dans  la  mosaïque 

^  Codex  CaroUnus,  epist.  xxxvi. 


CHAPITRE   XII.  587 

du  triclinium  de  Latran,  bâti  sous  Léon  III,  un  argument 
invincible  pour  établir  que  Charlemagne  avait  la  puissance 
suprême  sur  Rome.  Cette  mosaïque,  en  effet,  renferme  deux 
tableaux,  l'un  à  droite  et  l'autre  à  gauche.  A  droite,  on  voit  le 
Christ  assis,  et  devant  lui,  à  genoux,  le  pape  Sylvestre  et 
l'empereur  Constantin;  à  gauche,  c'est  saint  Pierre  qui  est 
assis,  et  devant  lui,  à  genoux,  l'empereur  Charlemagne  et  le 
pape  Léon.  Le  Christ  donne  les  clefs  à  Sylvestre  et  l'étendard 
à  Constantin.  A  droite,  il  n'y  a  qu'une  inscription;  elle  porte  ces 
mots  :  R.  Constantin.  A  gauche,  on  lit  au  bas  :  Notre  très-saint 

SEIGNEUR  LE  PAPE  LÉON  A  NOTRE  SEIGNEUR   LE    ROI   ChARLES,  et  en 

haut  :  Bienheureux  Pierre,  donnez  la  vie  au  pape  Léon  et  la 

VICTOIRE  au  roi  ChARLES. 

Suivant  de  Marca  et  Le  Cointe,  ces  tableaux  seraient  la  preuve 
d'une  innovation  dans  le  gouvernement  romain  après  l'entre- 
tien d'Angilbert  avec  le  pape  Léon.  Alemanni*,  lui  aussi,  parlant 
de  ce  triclinium  qu'il  appelle  la  basilique  Léonine,  ou  la  salle 
du  pape  Léon,  prétend  que  le  Pontife  ne  fit  exécuter  ce  monu- 
ment qu'après  avoir  donné,  en  l'an  800,  la  couronne  impériale 
à  Charlemagne,  et  comme  un  témoignage  du  pouvoir  suprême 
conféré  à  l'élu'. 

Mais  Pagi  réfute  ces  opinions  d'Alemanni  et  démontre  même 
que  cet  auteur  tombe  dans  une  erreur  formelle  en  prétendant 
que  ces  tableaux  et  leurs  inscriptions  ne  furent  composées 
qu'après  le  couronnement  de  Charlemagne.  Consultons  en 
effet  Anastase  le  Bibliothécaire,  qui  raconte,  du  moins  suivant 
l'édition  royale,  d'abord,  les  monuments  publics  construits  par 
Léon  III  avant  sa  sortie  de  Rome,  la  persécution  qu'il  eut  à 
souffrir,  puis  la  sortie  de  Rome  du  Pontife,  son  retour  ensuite, 
et  enfin  les  nombreux  présents  qu'il  fit  aux  églises.  Or,  Léon  III 
quitta  Rome  et  y  rentra  la  même  année,  en  799  ;  et  Anastase 
le  Bibliothécaire  parle  du  triclinium  du  pape  Léon  avant 
d'exposer  ces  diverses  phases  de  la  vie  du  Pontife  :  «  Il  fit 
construire,  dit-il,  dans  le  palais  de  Latran,   une   salle  plus 

<  Les  Fresques  de  Latran,  ch.  m  et  suiv.  —  >  Ann.  796,  n»*  7-10,  et  ann.  801, 

n°  3. 


r)88  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTE.. 

grande  que  toutes  les  autres  et  qu'il  honora  du  prestige  de 
son  nom.  Il  fit  faire  à  ces  constructions  des  fondements  très- 
solides  ...et  fit  peindre  en  mosaïque  divers  sujets  historiques 
sur  la  voûte  et  les  absides.  »  C'est  là,"  suivant  Anastase,  que 
le  pape  Léon  IV  prenait  ordinairement  son  repas  le  jour  de 
Noël. 

Alemanni  croit  que  ces  peintures  furent  exécutées  après  que 
Charlemagne  eut,  par  sa  valeur,  rendu  Rome  au  pape  Léon,  et 
reçu  de  lui  la  couronne  impériale  ;  et,  suivant  cet  auteur, 
l'étendard  serait  le  symbole  de  l'empire,  que  Charles  venait  de 
recevoir.  Et  ce  même  Alemanni  se  veut  fonder  sur  l'inscription 
du  tableau  de  droite  pour  prouver  que  Charlemagne,  môme 
empereur,  recevait  encore  souvent  le  nom  de  roi.  Nous  voyons 
en  effet,  dans  ce  tableau  de  droite,  une  inscription  qui  porte 
ces  mots  :  R.  Constantin,  et  l'auteur  y  trouve  une  dédicace  au 
roi  Constantin.  Mais  cette  interprétation  est  loin  de  se  rappor- 
ter avec  le  sentiment  d' Anastase  :  La  lettre  R,  nous  dit-il,  de 
l'inscription  R.  Constantin,  n'est  pas  l'initiale  du  mot  roi,  mais 
bien  du  mot  Rome,  et  cette  inscription  n'est  rien  autre  chose 
qu'un  témoignage  de  la  déférence  des  Romains  à  l'égard  de 
Constantin.  On  trouve  même  des  pièces  frappées  à  Rome  à 
l'effigie  de  Louis  le  Pieux  et  portant  ces  mois  :  Borna  Ludo- 
vicus. 

D'ailleurs,  on  ne  trouve  nulle  part,  sur  aucune  pièce  de  mon- 
naie, sur  aucune  inscription,  dans  aucun  auteur  latin,  quel 
qu'il  soit,  que  Constantin  ait  jamais  été  appelé  roi.  Quelque- 
fois, il  est  vrai,  les  Grecs  donnent  ce  titre  aux  empereurs,  mais 
jamais  les  Latins.  Alemanni  convient  qu'il  serait  difficile  de 
montrer  une  inscription  postérieure  au  couronnement  de  Char- 
lemagne, dans  laquelle  celui-ci  porterait  le  titre  de  roi.  Il 
cherche  donc  à  établir  d'abord  que  le  titre  de  roi  dit  autant  que 
celui  d'empereur  ;  et  ensuite,  au  chapitre  xiii,  que  la  modestie 
de  Charles,  si  connue  du  pape  Léon,  fut  la  cause  pour  laquelle 
le  Pontife  ne  lui  donna  que  le  titre  de  roi  dans  les  tableaux  du 
triclinium. 
.    Mais,  suivant  Anastase,  il  est  certainement  faux  que  ce  mo- 


CHAPITRE  XIL  589 

nument  soit  postérieur  à  l'année  799.  De  plus,  les  termes  d'une 
inscription  doivent  se  prendre  dans  leur  sens  obvie,  clair  et 
naturel;  c'est  pourquoi,  bien  que  des  empereurs  aient  reçu 
parfois  le  titre  de  roi,  il  est  néanmoins  certain  que  cela  ne 
peut  se  faire  dans  les  inscriptions.  Enfm,  il  est  incroyable  que 
le  pape  Léon,  consacrant  un  monument  à  la  gloire  de  Charle- 
magne,  l'année  même  de  son  couronnement,  ait  donné  à  ce 
prince,  pour  lui  plaire  davantage,  le  titre  de  roi  dans  l'inscrip- 
tion, tandis  que  dans  toutes  ses  lettres  il  lui  donnait  constam- 
ment celui  d'empereur. 

Quelle  était  donc  l'intention  du  Pontife,  l'année  qu'il  fit  cet 
hommage  à  Charlemagne  ?  11  voulait  simplement  faire  savoir  à 
la  postérité  qu'il  avait  confirmé  au  roi  franc  le  titre  de  protec- 
teur de  l'Eglise.  Cet  étendard  de  saint  Pierre,  cette  acclama- 
tion :  Vie  et  victoire  au  roi  Charles,  ne  prouvent  donc  qu'une 
seule  chose  :  la  confirmation  du  patriciat  faite  à  Charlemagne. 
Au  rapport  de  Pagi  S  se  trouve  mentionnée  dans  une  inscrip- 
tion^ la  concession  que  le  Pontife  fit  d'un  étendard  au  roi 
Charles,  en  772.  L'inscription  porte  ces  quatre  vers  : 

Quin  et  romanum  largitur  in  urbe  fideli 

Vexillum,  famulis  qui  placuere  sibi  : 
Quod  Carolus  mire  prgecellentissimus  hic  rex 

Suscipiet  dextra  glorificante  Pétri. 

<(  Bien  plus,  il  ne  donne  l'étendard  romain  dans  la  ville 
fidèle  qu'à  ceux  qui  lui  plaisent  le  plus.  Mais  Charles,  ce  roi  si 
étonnamment  remarquable,  le  recevra  honorablement  de  la 
main  de  Pierre.  » 

Enfin,  la  difficulté  qui  pourrait  naître  de  ce  serment  de  fidé- 
lité prêté  à  Charles  par  les  Romains,  tombe  d'elle-même  si  l'on 
fait  bien  attention  à  ce  qui  suit.  Il  est  vrai  que  ce  serment  fut 
quelquefois  prêté,  dans  les  circonstances  difficiles,  mais  tou- 
jours suivant  la  volonté  et  à  l'instigation  des  Papes.  Léon  III  le 
fit  prêter  à  Charlemagne  en  796,  à  une  époque  où  Rome  était 
témoin  de  troubles  fréquents,  et  où  les  créatures  des  papes 
Zacharie  et  Adrien  cherchaient  à  dominer.  Plus  tard,  Etienne  V, 

»  Ann.  774.  —  ^  Appendice  des  Lectwnes  anliquse,  p.  763. 


590  IIISTOIUE    DE   LA    PAPALIÉ. 

au  rapport  de  Thégan*,  voulut  encore  le  faire  prêter  à  ce  mo- 
narque, durant  les  séditions  qui  continuaient  encore  contre  les 
partisans  de  Léon  III.  Mais  c'est  là  tout  ce  que  les  Papes  con- 
cédèrent aux  patrices.  De  plus,  il  est  certain  que  ce  serment 
prêté  aux  patrices  différait  de  celui  que  les  Romains  prêtaient 
aux  Papes,  comme  leur  seigneur  et  leur  prince. 

Baronius  et  Pagi,  à  l'endroit  cité,  ont  traité  longuem^ent  cette 
question,  ainsi  qu'Octavien  Gentillius*,  Jean- Antoine  Blanchi, 
de  l'ordre  des  Mineurs  de  l'Observance  de  Saint-François';  à 
cet  endroit,  l'auteur  énumèreles  noms  de  ceux  qui  ont  traité  ce 
sujet  ex  professa. 


CHAPITRE  XIII. 
l'empire    de    charlemagne. 

L'histoire  a  ses  forbans  comme  la  politique.  Ces  aventuriers, 
qui  détroussent  les  héros  des  temps  anciens,  défigurent  les 
faits  et  calomnient  les  institutions,  ne  sont  pas  autant  à  mé- 
priser qu'ils  sont  méprisables.  La  trahison  du  passé  produit 
toujours  les  agitations  du  présent  et  les  périls  de  l'avenir  :  c'est 
par  la  fabrication  de  l'histoire  que  commencent  les  grandes 
aberrations  des  peuples.  Nous  qui  voulons  sauver,  sur  le 
vaisseau  de  la  tradition,  la  fortune,  fort  incertaine,  de  nos 
progrès,  nous  nous  appliquons  à  rassurer,  par  les  redresse- 
ments historiques,  la  sécurité  du  pays  et  les  intérêts  de  sa 
gloire. 

Une  feuille  poUtique,  que  le  servilisme  voue  à  toutes  les 
abjections  de  la  pensée,  donnait  récemment,  sur  Charlemagne, 
des  révélations  très-inattendues.  D'après  son  chroniqueur 
fantaisiste,  ce  qui  s'était  passé,  il  y  a  quelques  années,  en 
Italie,  était  l'exacte  répétition  des  grands  exploits  du  premier 
empereur  d'Occident.  L'introduction,  dans  le  droit  pubhc  de 

^  Vie  de  Louis  le  Pieux,  ch.  xvi.  —  *  Sur  l'origine  du  patriciat,  liv.  III.  — 
*  De  potestate  et  politid  Ecclesise,  lib.  V,  §  m. 


CHAPITRE   XIII.  594 

l'Europe,  du  pouvoir  temporel  des  Papes,  équivaudrait  à  son 
renversement;  le  vainqueur  des  Saxons  et  des  Sarrasins  serait 

ressuscité  sous  la  grosse  et  grasse  figure de  Yictor-Emma- 

nuel.  Une  telle  naïveté  d'ignorance  et  un  cynisme  si  sot  nous 
forcent  de  rappeler  à  la  pudeur  cet  historien  à  rebours. 

Nous  posons  donc  cette  question  :  Que  faut-il  entendre  par 
l'empire  de  Charlemagne  ? 

Pour  répondre  à  cette  question,  nous  avons  deux  choses  à 
faire  :  1°  Indiquer  rapidement  les  transformations  introduites, 
par  le  Christianisme,  dans  la  société  civile  ;  2°  montrer  le  cou- 
ronnement de  ces  transformations  dans  l'établissement  du  saint- 
empire.  Ces  deux  grands  faits  d'histoire  battent  également  en 
brèche  le  gallicanisme  et  la  Révolution. 

I.  La  société  païenne  était  sans  entrailles.  L'esclavage  de  la 
multitude,  la  triste  condition  des  enfants  et  des  femmes,  le 
despotisme  des  pères  sauvegardé  par  le  despotisme  des  rois  : 
tels  étaient,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  les  traits 
essentiels  de  sa  constitution.  Cette  société  ne  manquait  pas 
seulement  de  la  charité  enseignée  aux  hommes  par  le  divin 
Crucifié  ;  elle  manquait  encore  et  surtout  de  cette  justice  dont 
l'homme  porte  en  lui  l'invincible  sentiment  et  dont  la  société 
doit  faire  prévaloir  toutes  les  exigences.  L'homme  corrompu 
et  égoïste  avait  tout  ramené  à  ses  passions;  la  société,  faite  à 
son  image,  avait  proclamé,  aux  prix  d'aliominables  injustices, 
la  déification  sociale  de  l'homme.  Et  le  César  de  la  Pharsale, 
digne  héraut  de  ce  monde  renversé,  avait  pu  dire  avec  son 
cruel  laconisme  :  Humanum  paucis  vivit  geniis  ! 

L'ordre  social,  inauguré  par  l'Evangile,  reposait  sur  deux 
idées  contradictoires  :  d'un  côté,  l'appel  de  tous  les  hommes, 
non- seulement  au  salut  dans  le  ciel,  mais  à  la  justice  sur  la 
terre;  de  l'autre,  la  transformation,  en  service  public,  du 
vieux  despotisme  des  Césars.  Ces  deux  principes,  prêches  dans 
l'Evangile,  furent  d'abord  proclamés  dans  l'Eglise,  dont  l'Evan- 
gile est  la  charte  ;  ils  devaient,  par  la  suite,  être  comme 
inoculés  à  la  société  civile,  et  la  régénérer  par  une  transfusion 
de  sang  nouveau.  Cette  lente  et  difficile  transformation  de 


59:2  HISTOIRE  DE   LA   PAPALTÉ. 

l'ordre  social  fut  l'œuvre  propre  du  moyen  âge  ;  c'est  aussi  sa 
gloire  entre  tous  les  siècles. 

Cette  œuvre  comprenait  deux  parts  :  la  constitution  de  la 
société  chrétienne  par  l'application  à  la  société  des  lois  de 
l'Evangile  ;  l'alliance  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  pour  mettre  la 
force  de  l'Etat  au  service  de  l'Eglise. 

La  constitution  de  la  société  chrétienne  fut  commencée 
même  avant  Constantin,  par  l'influence  latente  du  Christia- 
nisme. De  Constantin  à  Théodose  et  à  Justinien,  des  invasions 
des  barbares  à  Charlemagne  et  à  saint  Louis,  ce  fut  la  préoccu- 
pation constante  des  princes  d'inscrire,  dans  la  législation  des 
peuples,  les  principes  civilisateurs  de  la  rédemption.  Certes, 
l'œuvre  était  difficile  ;  les  institutions  païennes  étaient  entrées 
profondément  dans  les  mœurs,  et  les  passions  des  peuples,  non 
moins  que  les  passions  des  princes,  regimbaient  contre  l'amé- 
lioration des  lois.  Mais  le  souffle  sauveur  de  Jésus -Christ  fut 
plus  fort  que  toutes  les  résistances.  Assemblées  générales, 
plaids,  champs  de  mai,  conciles  :  toutes  les  institutions  de 
la  liberté  naissante  prêtèrent  leur  concours.  Loi  salique,  loi 
gombette,  bréviaire  d'Alaric,  capitulaires,  toutes  les  lois  des 
nations  européennes  gardèrent  le  reflet  vivant  de  cette  action. 
Quand  l'énergie  des  peuples  s'égara,  on  tomba  ;  quand  la  bonne 
volonté  des  princes  fit  défaut,  les  Papes  prirent  en  main  la 
cause  compromise  de  la  civilisation ,  et  les  Léon,  et  les  Gré- 
goire, et  les  Innocent,  et  les  Boniface,  et  les  Pie  furent,  après 
Dieu,  les  législateurs  de  l'Europe. 

Quand  la  liberté  de  l'Eglise  eut  été  achetée  par  trois  siècles 
de  martyre,  quand  son  existence  divine  eut  été  reconnue,  il 
fallut  bien  lui  faire  une  position  dans  le  monde  et  régler  son 
état  désormais  public  et  solennel.  Le  César,  qui  s'était  rendu  à 
la  réclame  de  tant  de  morts  glorieuses,  confirmée  par  les  hor- 
ribles morts  des  persécuteurs,  Constantin  se  comporta  digne- 
ment en  lui  faisant  sa  part,  et  il  ne  fit  rien  qui  ne  soit  au-dessous 
d'un  chrétien  et  d'un  empereur.  On  vit  à  Nicée  l'héritier 
d'Auguste  siéger  au-dessous  des  légats  de  Pierre,  le  pêcheur 
de  Galilée,  et,  s'inclinant  jusqu  à  terre  devant  les  évêques,  leur 


CHAPITRE  Xllt.  593 

dire  ces  paroles  :  «  Vous  êtes  mes  pères,  je  suis  votre  fils  ;  les 
âmes  de  mes  peuples  sont  entre  vos  mains  consacrées  et  j'y 
remets  la  mienne  \  »  Mais,  à  leur  tour,  on  vit  les  évêques, 
éclairés  et  humbles,  comme  il  convenait,  s'incliner  devant  le 
César  et  lui  dire  :  «  Tous  êtes  notre  défenseur  ;  sous  votre  pro- 
tection puissante  sont  nos  corps  et  nos  biens,  et  tout  Tordre 
public  extérieur.  »  Et  comme  le  corps  est  inséparable  de  l'âme, 
ils  se  donnèrent  fraternellement  la  main  pour  prendre  soin  de 
tout  l'homme,  qui  appartient  au  même  Christ  et  au  même  Dieu. 
Sacerdoce  et  empire  distincts,  mais  non  divisés,  rapprochés, 
mais  non  rivaux,  conspirèrent  ensemble  au  bonheur  présent  et 
à  venir  de  l'humanité,  qui  est  identique,  au  fond,  comme  sa 
destinée. 

Théodose  et  saint  Bamase,  Marcien  et  saint  Léon  renouve- 
lèrent l'alliance  qui  ravissait  les  peuples.  La  société  reposa  sur 
deux  pouvoirs  harmoniquement  combinés,  se  soutenant  et  se 
limitant  dans  les  fonctions  diverses  d'une  même  fin.  La  société 
eut  une  tête,  un  cœur  et  un  bras ,  un  centre  et  une  circonfé- 
rence ;  toutes  les  garanties  pour  la  vie,  la  liberté,  les  longs 
jours  :  elle  fut  un  organisme  parfait  autant  que  la  perfection 
est  des  choses  mortelles  ;  et  le  royaume  de  Dieu  eut  enfin,  sur 
la  terre,  son  image  affaiblie,  mais  exacte.  Il  ne  fallait  pas 
oublier,  toutefois,  les  conditions  de  l'alliance  :  c'est  que  tous 
les  citoyens,  vivant  sur  la  terre,  auraient  les  yeux  attachés  au 
ciel,  dont  ils  font  en  compagnie  le  pèlerinage,  et  toujours  ra- 
menés sur  le  Christ  qui  les  y  conduit  ;  c'est  qu'ils  écouteraient 
l'Eglise,  son  épouse  et  leur  mère,  qui  fait  entendre  ici-bas  les 
oracles  de  son  Epoux  absent  ;  c'est  que  la  chair  n'aurait  pas, 
contre  l'esprit,  des  convoitises  impunies,  que  le  corps  obéirait  à 
l'âme,  comme  l'âme,  qui  a  les  promesses  du  Christ,  obéirait, 
jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  à  Dieu.  «  Que  les  princes, 
disait  saint  Léon  à  un  autre  Léon,  empereur,  et  son  collègue 
dans  la  direction  du  monde,  que  les  princes  se  souviennent 
que  le  pouvoir  royal  leur  a  été  conféré,  non- seulement  pour  le 
règlement  de  la  société,  mais  principalement  pour  la  protection 

^  Socrate,  Hist.,  I,  ix,  et  Eusèbe,  Vie  de  Constantin,  IV,  xxiv. 
IV.  38 


5di  HISTOIRE   DE  LA   PAPAUTÉ. 

de  l'Eglise  ;  pour  que  les  attentats  des  impies,  tu  les  réprimes, 
que  les  bons  statuts,  tu  les  défendes,  et  que  tu  rendes  à  tout  ce 
qui  a  été  troublé  sa  vraie  paix*.  »  Et  voulant  qu'en  s'occupant 
des  corps,  ils  eussent  surtout  en  vue  les  âmes,  ce  grand  Pape, 
non  jaloux,  demandait  qu'ils  eussent  un  esprit  non-seulement 
royal,  mais  sacerdotal.  C'est  ce  qu'il  écrivait  à  Théodose  le 
Jeune,  le  premier  empereur  couronné  par  l'Eglise,  comme 
Clovis  sera  le  premier  roi  sacré  dans  l'onction*. 

Les  princes  oublieront  cette  élévation.  Après  trois  siècles  qui 
furent  illustrés  par  toutes  les  gloires,  non  sans  mélange,  il  est 
vrai,  l'Orient  se  lassa  et  céda  à  la  tentation  de  la  vieille  omni- 
potence. Déjà  il  avait  glissé  vers  le  précipice  :  son  Justinien, 
par  exemple,  ressemble  beaucoup  plus  à  Napoléon  qu'à  Char- 
lemagne;  le  pape  Agapet  le  compara  même  à  Dioclétien.  Une 
autre  fois,  il  était  tombé  dans  l'abîme  et  y  était  resté  trente  ans  ; 
mais  son  tempérament  chrétien  l'avait  sauvé.  Maintenant, 
vieillard  débile,  il  allait  se  laisser  dominer  comme  un  enfant, 
et,  esclave  à  faire  pitié,  se  dire  maître  d'autant  plus  qu'il 
l'était  moins,  et  ne  voulait  reconnaître  ni  supérieur  ni  égal. 
Un  certain  Léon  vint,  qui.  César  parvenu,  entendit  tout  régle- 
menter à  Byzance  et  dans  le  monde.  Sous  les  inspirations 
grossières  des  mahométans  et  des  juifs,  comme  le  remarquait 
déjà  Richard  Simon,  il  prétendit,  un  jour,  que  l'univers  chré- 
tien était  tombé  dans  une  stupide  idolâtrie.  Stupide  lui-même, 
il  fit  briser,  dans  ses  Etats,  les  saintes  images,  et  il  envoya  dire 
aux  Romains  :  «  Brisez-les  chez  vous  ou  je  vous  extermine.  » 
Les  Romains  répondirent  :  «  Nous  n'avons  pas  le  droit  de 
briser  nos  images  et  vous  n'avez  pas  le  droit  de  nous  tuer.  » 
Et  TEvêque  de  Rome  le  décidant,  ils  refusèrent  l'impôt  à  celui 
qui  le  demandait  pour  perdre  les  hommes  et  insulter  Dieu. 
L'univers  apprit  authentiquement  pour  la  première  fois  que,  si 
les  droits  divins  ne  sont  pas  admissibles  par  l'abus,  les  droits 
humains  le  sont  ;  que  les  droits  politiques  ne  sont  pas  les  pre- 
miers; qu'au-dessus  des  monarques,  représentants  de  Dieu, 
mais  médiatement  par  la  volonté  des  peuples,  ou  la  nécessité 

^  Epist.  Lxxv  et  GLVI,  ch.  m.  —  *  Martène,  De  antiq.  ritibxis,  t.  Il,  p.  563. 


CHAPITRE  XIIÎ.  595 

(les  choses  et  les  exigences  de  l'ordre,  par  conséquent  toujours 
caducs,  il  y  a  les  Pontifes,  les  saints  immédiats,  les  christs 
auxquels  il  n'est  pas  permis  de  toucher  ;  qui,  contre  Aaron  et 
l'institution  de  Moïse,  les  Macchabées  ne  peuvent  rien,  mais 
qu'il  n'en  est  point  ainsi  vis-à-vis  d'Antiochus  ;  qu'il  ne  suffit 
pas  enfin  d'être  Athalie,  d'avoir  un  nom  respecté  de  l'une  à 
l'autre  mer,  d'avoir  dormi  huit  ans  en  paix  et  de  le  dire,  pour 
braver  les  hommes  sur  la  terre,  comme  on  brave  Dieu  dans  le 
ciel.  Yoilà  ce  qu'apprit  au  monde  saint  Grégoire  II,  qui  délia 
jusqu'à  nouvel  ordre  les  Italiens  du  serment  de  fidélité  et  de 
l'obligation  du  tribut  vis-à-vis  des  empereurs  d'Orient  :  saint 
Grégoire  II,  un  Pontife  dont  la  gloire  aurait  l'éclat  de  saint 
Grégoire  P^  si  le  temps,  dit  l'Eglise  au  Martyrologe,  si  le 
temps,  complice  de  sa  modestie,  ne  nous  avait  ravi  les  titres  de 
ses  actes. 

Après  lui,  on  fit  plus.  Condamnés  aux  bourreaux  par  les 
empereurs,  puis  livrés  par  eux  aux  coups  des  féroces  Lom- 
bards, les  Papes  se  lassèrent  d'être  héroïquement  et  inutile- 
ment fidèles;  ils  songèrent  donc  au  salut  du  peuple,  qui  est  la 
suprême  loi,  et  au  droit  que  donne  sur  une  chose  abandonnée 
et  statué  par  ses  possesseurs,  un  long  soin  paternel.  Défen- 
seurs de  fait  et  administrateurs  de  Rome  depuis  deux  siècles, 
ils  se  comportèrent  définitivement  en  seigneurs  :  une  pres- 
cription, unique  en  histoire  et  en  droit  inattaquable,  sortit 
enfin  son  eff'et.  A  ce  titre,  les  Papes  appelèrent  à  leur  secours, 
contre  les  Lombards,  le  fils  de  Charles  Martel  et  les  Francs. 
Nous  les  aidâmes,  avec  ce  mélange  de  loyauté,  de  respect  et 
d'amour  qui  sera  la  générosité  française.  Faibles,  on  reconnut 
leurs  droits,  mieux  que  s'ils  avaient  été  forts;  pontifes,  on 
leur  fit  hommage  du  butin  et  des  prémices  de  la  guerre  ;  bien- 
faiteurs, on  rivalisa  avec  eux  de  bienfaits ,  et  il  fut  dit  que 
l'épée  magnanime  des  Francs  s'unirait,  dans  l'histoire,  à  la 
charité  paternelle  des  Pontifes  et  à  la  piété  d'une  femme,  pour 
composer  le  patrimoine  de  saint  Pierre.  Ce  patrimoine,  hono- 
rable comme  il  convient  à  un  prince,  modeste  comme  il  sied  à 
l'héritier  d'un  pêcheur,  inviolable  comme  l'Eglise,  dont   il 


,%96  niSTOlRK   DE   LA    PAPAUTE,. 

semble  la  base  géographique  prédestinée,  le  dévouement  de 
vingt  Papes  l'a  fondé  à  leur  insu,  le  bras  de  Pépin  Fa  consolidé 
et  élargi,  le  grand  cœur  de  Mathilde  lui  donnera  des  limites 
respectées  des  siècles ,  et  toute  nation  chrétienne  qui  voudra 
vivre  devra  le  protéger,  mais  sans  hypocrisie,  et  honorer  ainsi 
les  Papes  dans  l'escabeau  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  leur  consacrer 
sur  la  terre. 

Ce  n'est  pas  tout,  l'Eglise  venait  de  perdre,  en  Orient,  son 
défenseur  avec  l'Iconoclaste  ;  il  lui  en  fallait  trouver  un  avec 
qui  fût  renouée  l'alliance  indispensable  du  sacerdoce  et  de 
l'empire.  Dieu,  qui  l'avait  préparé  et  formé  à  l'école  d'une 
longue  dynastie  de  héros,  l'amenait  à  l'Eglise  :  c'était  Charle- 
magne;  et  pour  que  le  grand  acte  de  sa  reconnaissance  fût 
plus  solennel,  il  avait  placé  sur  la  chaire  de  saint  Pierre  plus 
qu'un  homme,  un  saint.  Donc,  saint  Léon  III,  digne  en  tout 
du  premier  Léon,  au  jour  de  Noël,  premier  de  l'an  800  de  l'In- 
carnation, par  une  inspiration  divine,  rétablit  le  saint  empire 
romain  d'Occident,  et  remit,  dans  les  mains  pieuses  et  puis- 
santes du  maître  de  l'Europe,  le  sceptre  tombé  de  Byzance  ;  et 
debout  sur  le  Siège  de  saint  Pierre,  il  se  montra  vêtu  de  la 
pourpre,  à  l'Europe  chrétienne,  dont  seul,  parmi  les  mo- 
narques, il  représentait  les  intérêts  universels  et  les  vieux 
droits.  C'est  le  bras  droit  de  la  Chaire  apostolique,  semblait-il 
dire  ;  c'est  l'homme  du  glaive  au  service  de  la  vérité  et  de  la 
justice  :  il  a  ce  cœur  non-seulement  royal,  mais  sacerdotal, 
après  lequel  soupirait  l'Eglise  ;  il  sera  le  législateur  des  peuples 
chrétiens.  Les  peuples  battirent  des  mains  et  crièrent  d'une 
longue  acclamation  qui,  des  voûtes  de  Saint-Pierre,  retentit 
aux  extrémités  du  globe .:  «  A  Charles,  très-pieux  Auguste, 
couronné  de  Dieu,  grand,  pacifique  empereur,  vie  et  victoire!  » 
Et,  pour  achever,  un  jour  qu'on  apportait  à  l'empereur  les 
clefs  du  Saint-Sépulcre ,  que  lui  envoyait  le  patriarche  de 
Jérusalem,  le  Franc  les  accepta  au  nom  de  l'Eglise  et  de  l'Eu- 
rope, jurant  d'être  en  tous  lieux  le  gardien  armé  de  la  justice, 
le  chevalier  vigilant,  le  fds  obéissant  du  Vicaire  de  Jésus-Christ, 
le  bras  de  cette  société  visible  des  élus  dont  Jésus-Christ  est 


CHAPITRE   XIII.  597 

Tàme,  et  il  écrivit  à  la  première  page  de  ses  Capitulaires  : 
((  Jésus-Christ,  Notre-Seigneur,  régnant  éternellement,  moi 
Charles,  par  la  grâce  et  la  miséricorde  de  Dieu,  roi  des  Francs, 
défenseur  dévoué  et  humble  de  la  sainte  Eglise.  » 

Les  fils  de  Charlemagne  parleront  comme  leur  père  ;  je  ne 
dis  pas  seulement  Louis  I",  que  Grégoire  YII  loue  comme 
«  amateur  de  la  justice  »  et  que  la  postérité  a  surnommé  le 
Pieux  ;  mais  Louis  le  Germanique  et  Lothaire.  Un  concile  de 
Paris,  tenu  sous  ces  princes,  dit  :  «  Le  roi  doit  être  d'abord  le 
défenseur  de  l'Eglise  et  des  serviteurs  de  Dieu.  » 

Telle  sera  désormais  la  tradition  du  pouvoir,  non-seulement 
dans  l'empire,  mais  dans  tous  les  royaumes  chrétiens.  Charles- 
Quint,  gardant  l'ancien  langage  dans  un  siècle  où  il  n'est  plus 
en  harmonie  avec  la  politique,  dira  encore  dans  son  édit  de 
Worms  :  «  Pour  l'honneur  du  Dieu  Tout-Puissant  et  la  révé- 
rence due  au  Pontife  romain  et  au  Saint-Siège  apostolique, 
pour  le  devoir  de  la  dignité  impériale,  et  encore  le  zèle  et  le 
soin  avec  lesquels  nous  sommes  prêts  à  exposer  toutes  nos 
forces  et  facultés,  empires,  royaumes,  domaines,  vie  enfin, 
comme  nos  ancêtres  et  selon  la  force  qui  nous  est  innée,  pour 
la  défense  de  la  foi  catholique  et  l'honneur,  tutelle  et  protec- 
tion de  la  sainte  Eglise  romaine  et  universelle...  » 

On  appelait  sacrement  le  couronnement  des  rois,  sans  le 
considérer,  ainsi  que  faisait  l'Eglise  orientale,  comme  un 
huitième  sacrement,  opposant  ainsi  le  sacrement  impérial  au 
sacrement  pontifical.  L'Eglise  a  voulu  grandir  les  rois  et  en 
faire  des  évêques  du  dehors  ;  et  voici  qu'ils  se  font  plus  que 
pontifes.  La  sophistique  grecque  a  tout  confondu  :  que  Charle- 
magne entendait  mieux  les  choses!  Aussi  «  la  législation 
carlovingienne,  dit  Georges  Phillips,  profondément  imbue  du 
véritable  esprit  du  Christianisme,  et  par  suite  émanée  de 
l'accord  intime  des  deux  pouvoirs,  comme  de  sa  source  essen- 
tielle, a-t-elle  droit  d'être  signalée,  sinon  pour  la  forme,  du 
moins  pour  le  fond  et  l'objet,  comme  la  plus  parfaite  des 
législations  humaines*.  » 

^  Cours  de  droit  canonique,  l.  III,  p.  4, 


598  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

Cette  législation  a  régné  mille  ans  sur  l'Europe,  pendant 
que  Mahomet  trônait  à  Byzance;  elle  a  régné  avec  des  fortunes 
diverses  :  respectée  elle  a  fait  la  joie  des  peuples  et  la  grandeur 
des  princes;  violée,  elle  a  été  la  source  des  guerres  plus  que 
civiles  et  des  changements  de  dynasties.  Ce  code  vit  encore 
sous  récorce  tombante  de  tous  les  codes  civilisés,  sauvant  ce 
qui  reste  de  Tordre  public,  menaçant  d'entraîner,  dans  sa 
chute,  tous  les  établissements  humains.  Je  compte  qu'elle 
reprendra  quelque  éclat  dans  l'avenir,  car  je  ne  veux  pas 
désespérer  de  l'avenir  du  monde.  Charlemagne,  c'est  la  société 
chrétienne  ;  tout  le  reste  en  a  été  la  contrefaçon  pour  ramener 
sous  ce  voile,  la  société  au  paganisme.  Les  idées,  qu'on  dit 
modernes,  sont  les  vieilles  et  viles  idées  de  Babylone;  les  idées 
vraiment  civilisatrices  triomphent  à  Aix-la-Chapelle  et  viennent 
de  Rome. 

IL  Maintenant,  que  faut-il  entendre  par  l'empire  de  Charle- 
magne ? 

Nous  ne  l'apprendrons  ni  du  pape  saint  Léon  III,  ni  de  l'em- 
pereur :  rien  n'indique  qu'ils  aient  préparé  ce  grand  acte  ; 
Charlemagne  dit  même  que,  s'il  l'avait  prévu,  il  ne  serait  point 
venu  à  Rome.  Si  donc,  nous  ne  connaissons  pas  les  intentions 
de  l'empereur  et  du  Pape,  nous  devons  nous  en  référer  aux 
monuments  historiques,  seuls  capables  de  nous  faire  pénétrer 
le  sens  de  cette  institution.  Après  le  sacre  de  Charlemagne, 
on  frappa,  à  Ptome,  une  médaille  :  à  la  face,  on  voyait  Charle- 
magne ;  au  revers,  la  ville  de  Rome,  et  on  lisait  dans  l'exergue  : 
Renovatio  imperii.  Le  Bréviaire  romain  dit  de  saint  Léon  III  : 
((  Il  transféra  l'empire  romain  à  Charlemagne,  roi  des  Francs.  » 
D'après  les  monuments,  on  peut  donc  poser  trois  hypothèses  : 
il  s'agit  du  rétablissement  de  l'empire  d'Occident,  tombé  sous 
les  coups  des  barbares  ;  de  la  translation  de  Tempire  d'Orient, 
infidèle  à  sa  mission,  sur  la  tête  d'un  prince  germain  ;  ou  de 
la  création  d'un  empire  plus  élevé,  sur  des  bases  différentes  et 
avec  des  éléments  nouveaux.  Les  historiens  se  bornent  à  ces 
trois  suppositions. 

Or,  ce  n'est  pas  le  rétablissement  de  l'empire  d'Occident,  tel 


CHAPITRE   XIII.  0Î)9 

qu'il  subsistait  dans  la  personne  de  Théodose.  Car,  l*'  l'empe- 
reur germain  n'avait  pas,  sur  les  peuples  germains,  la  domina- 
tion territoriale  de  l'empereur  romain  sur  les  provinces  de  son 
empire  ;  2°  l'empereur  germain  avait,  vis-à-vis  de  l'Eglise,  des 
devoirs  particuliers,  définis  par  le  droit  canonique,  devoirs  qui 
n'incombaient  pas  à  l'empereur  romain,  celui-ci  n'ayant  à  rem- 
plir, envers  la  religion,  que  lés  devoirs  de  tout  prince  chrétien  ; 
3°  l'origine  des  deux  pouvoirs  ne  différait  pas  moins  que  leurs 
attributions  :  l'un  dépendant  des  ordres  de  l'Etat,  ou  plutôt  se 
transmettant  par  succession,  dans  la  forme  de  l'absolutisme, 
l'autre  étant  créé  par  l'onction  pontificale.  Les  inscriptions, 
sceaux  et  monnaies,  que  l'on  invoque  en  faveur  de  ce  senti- 
ment, ne  prouvent  pas  assez  ;  on  peut  entendre  renovatio  im- 
perii  en  ce  sens  que  l'empire  est  renouvelé,  mais  dans  une 
espèce  différente. 

Ce  n'est  pas  davantage  la  translation  de  l'empire  d'Orient  sur 
la  tête  d'un  prince  germain  ;  car  :  l''  les  empereurs  grecs  ne 
possédaient,  en  Occident,  depuis  les  invasions  des  barbares, 
aucune  primauté  d'honneur,  de  juridiction  ou  de  souveraineté 
territoriale  \  et  depuis  longtemps,  les  actes  des  Souverains- 
Pontifes  avaient  consacré  cet  état  de  choses  ;  2°  ils  n'avaient, 
comme  les  successeurs  de  Constantin  en  Occident,  à  titre  d'em- 
pereurs, aucun  devoir  particulier  qu'ils  n'eussent  déjà  comme 
princes  temporels;  3°  on  ne  voit  pas  que  Chaiiemagne  ait 
pensé  dépouiller  les  empereurs  grecs,  on  ne  voit  point  que  les 
empereurs  grecs  se  soient  crus  dépouillés  par  Charlemagne  ; 
4°  les  monuments  et  les  faits  ne  favorisent  pas  cette  opinion. 
Le  projet  de  mariage  de  Charlemagne  avec  Irène  n'a  jamais 
paru  très-sérieux  pour  le  grand  empereur;  l'eùt-il  été,  il  s'ex- 
pliquerait beaucoup  mieux  par  l'ambition  que  par  le  désir  de 
confondre  de  plus  en  plus,  sur  une  seule  tête,  les  droits  des 
deux  couronnes.  Les  oppositions  des  empereurs  grecs  au  titre 

*  L'envoi  à  Glovis  des  insignes  de  patrice  était  une  politesse,  plus  qu'une 
prétention.  On  eût  fort  étonné  les  chefs  barbares  si  on  se  fût  avisé  de  leur 
dire  qu'ils  tenaient  leur  pouvoir  de  Byzance  et  qu'ils  étaient  fonction- 
naires de  Fempire. 


nOi)  TTTSTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

de  Charlemagne  prouvent,  non  leur  droit  reconnu  par  l'Eglise, 
à  l'empire  universel,  mais  leurs  prétentions  à  quelque  droit  et 
leurs  rancunes  déjà  vieilles  contre  l'Occident.  A  la  prise  de 
Constantinople  par  les  croisés,  quand  les  Papes  reconnaîtront 
l'empire  latin  d'Orient,  ce  sera  sans  préjudice  pour  ce  saint 
empire  romain  d'Occident. 

Reste  donc  que  ce  soit  un  empire  nouveau,  fondé  sur  des 
bases  agrandies,  avec  des  éléments  d'un  ordre  plus  élevé,  en 
un  mot,  un  empire  chrétien  tel  qu'on  n'en  avait  jamais  vu  pré- 
cédemment, une  véritable  création  de  la  Chaire  apostoUque. 

Quel  est  donc  le  sens  auguste  de  cet  empire,  ainsi  créé  par 
le  Saint-Siège? 

Le  Souverain-Pontife  est,  de  droit  divin,  le  chef  spirituel  et 
suprême  de  l'Eglise  universelle,  et,  en  vertu  du  droit  des  gens 
le  chef  temporel  des  Etats  romains.  Sa  puissance  spirituelle  a 
besoin  d'un  aide  pour  lever  les  obstacles  que  rencontre  son  mi- 
nistère, et  d'un  défenseur  pour  repousser  les  attaques  des  pas- 
sions aveugles  ou  ennemies  ;  sa  puissance  temporelle,  renfer- 
mée dans  de  sages  limites,  et  placée  déjà  sous  la  sauvegarde  du 
droit  qui  la  constitue,  a  besoin  également  d'un  défenseur,  pour 
repousser  les  assauts  qui,  en  restreignant  l'exercice  de  la  sou- 
veraineté temporelle  des  Papes,  porteraient  atteinte  à  l'indé- 
pendance de  leur  autorité  spirituelle.  A  ces  causes,  en  vertu 
du  droit  ordinaire,  les  princes  chrétiens  sont,  chacun  dans  ses 
Etats,  aides  et  défenseurs  de  l'Eglise,  et  tous  sohdairement  dé- 
fenseurs du  domaine  temporel  du  Saint-Siège.  Mais,  par  un 
acte  positif,  par  ime  mission  spéciale,  par  une  délégation 
extraordinaire  et  renouvelable  à  chaque  avènement,  l'empe- 
reur est  choisi  pour  être,  dans  toute  l'étendue  de  la  chrétienté, 
l'aide  et  le  défenseur  des  Souverains-Pontifes,  le  protecteur 
des  Etats  romains  et  des  saints  canons,  le  bras  armé  de  l'Evan- 
gile, et,  par  suite,  pour  posséder,  au-dessus  de  tous  les  princes, 
une  primauté  d'honneur  et  de  juridiction,  et  embrasser  tous 
les  Etats  dans  une  vaste  confédération  qui  place  la  société 
chrétienne  dans  l'Eglise  catholique. 

Ainsi,  l'empereur  est  créé  par  le  Pape,  de  son  plein  et  propre 


CHAPITRE    XIII.  001 

mouvement,  et,  ce  qui  est  remarquable,  appelé,  non  pas  à  la 
domination,  mais  à  la  protection  universelle.  Son  titre  n'im- 
plique aucune  propriété  ni  hérédité,  mais  seulement  le  com- 
mandement en  chef  de  l'armée  de  la  confédération  chrétienne 
et  la  mise  de  ses  forces  propres  au  service  de  l'Eglise.  D'après 
le  droit  du  temps,  le  nouvel  empereur  doit  être  l'élu  des 
grands  feudataires  germains,  qui  le  nomment,  suivant  leurs 
lois,  comme  grand  protecteur  de  la  confédération  germa- 
nique ;  mais  il  est,  d'après  les  lois  de  l'Eglise,  l'homme-lige  du 
Pontife  qui  doit  le  consacrer.  Ensuite,  il  n'est  qu'un  dictateur 
à  vie,  révocable  même  de  son  vivant,  si  les  intérêts  publics 
auxquels  il  est  consacré  le  demandent.  C'est  un  grand  magis- 
trat, pris  aujourd'hui  d'entre  ses  pairs  et  pouvant  y  rentrer 
demain  ;  c'est  un  général,  un  empereur  enfin,  imper ator,  au 
service  des  princes  et  des  peuples  chrétiens  et  du  Père  com- 
mun de  tous  les  fidèles. 

Mais,  comme  l'empire  est  un  service  demandé,  il  peut  aussi 
être  refusé  ;  mais  comme  c'est  une  fonction  très-grande,  très- 
haute,  très-honorable,  dont  l'exercice  d'ailleurs  est  subordonné 
au  commandement  de  l'Eglise,  en  cas  de  forfaiture,  la  dégra- 
dation est  de  plein  droit.  N'est-ce  pas  la  loi  militaire?  N'est-ce 
pas  la  loi  du  moyen  âge  et  de  la  féodalité,  applicable  au  plus 
puissant  monarque  aussi  bien  qu'au  plus  humble  baron  ?  L'inu- 
tilité même,  l'incapacité,  le  malheur  de  ne  pas  réussir  empor- 
teront l'abdication.  Ainsi  l'entendront,  sans  ombre  de  diver- 
gence, le  Pape,  l'empereur,  les  grands^  le  peuple;  et  l'idée 
d'une  autre  situation  ne  pouvait  venir  à  personne.  Toutes  les 
dignités  humaines  étaient  amovibles  alors  :  l'impériale,  qui 
était  élective  pouvait-elle  ne  pas  l'être?  Le  sacerdoce  seul  est 
immuable,  parce  qu'il  vient  du  Christ;  non  des  hommes.  C'est 
sur  ces  bases  absolues,  et  sur  d'autres  bases  relatives  au  temps, 
que  le  saint  empire  romain  fut  constitué.  C'est  ainsi  que,  pour 
l'amour  commun  de  Dieu  et  des  hommes,  le  Pontificat  et  l'em- 
pire furent  collés  ensemble  pour  parler  avec  saint  Grégoire  VII 
par  le  gluten  de  la  charité  :  Pontificatum  et  imperium  qhitino 
char itatis  astr ingère  (Regest.y  I,  èpist.  lxxxv). 


602  HISTOIRE    DK    LA    PAPAUTÉ. 

Société  chrétienne  et  chrétienté  :  voilà  donc  les  deux  mots 
qui  caractérisent  ce  grand  œuvre.  La  société  chrétienne,  c'est  la 
société  civile  formée  d'après  les  principes  et  vivant  des  vertus 
de  l'Evangile  ;  la  chrétienté,  c'est  l'ensemble  des  nations,  dans  la 
communion  de  l'Eglise  et  sous  la  commune  protection  de  l'em- 
pire. Par  la  main  de  ses  évêques  et  de  ses  moines,  l'Eglise  s'est 
occupée  d'abord  de  constituer  les  peuples  dans  leur  unité  natio- 
nale ;  ensuite  de  les  grouper  dans  un  ensemble  harmonieux. 
L'Eglise  ne  rêve  pas  une  grande  unité  matérielle,  que  rendent 
impossible  la  confusion  des  langues,  la  diversité  des  races, 
l'obstacle  des  distances,  la  différence  des  climats  et  des  mœurs  ; 
elle  respecte  les  nationalités,  mais  elle  aspire  à  les  unir,  comme 
elle  unit  les  membres  d'une  même  famille  et  les  citoyens  d'un 
même  Etat.  A  mesure  que  les  peuples  se  convertissent,  elle 
inscrit  leur  acte  de  naissance  sur  les  tablettes  de  l'histoire.  C'est 
ainsi  que  les  Papes  ont  reconnu,  dans  chaque  pays,  les  familles 
royales.  C'est  ainsi  qu'ils  ont  admis,  dans  la  communauté  des 
Etats  chrétiens,  la  Hongrie  en  1073,  la  Croatie  en  1076,  la 
Pologne  en  1080,  le  Portugal  en  1179,  et  l'Irlande  en  Ho7.  C'est 
ainsi  qu'ils  ont  conférés  aux  dynasties,  pour  services  mémo- 
rables, les  titres  vénérés  de  Fils  aîné  de  V Eglise,  de  roi  très- 
chrétien,  de  roi  catholique,  de  défenseur  de  la  foi,  de  majesté 
apostolique  et  très-fidèle,  qui  subsistent  encore  comme  vestiges 
reconnaissables  de  son  action  d'autrefois. 

Après  la  constitution  des  nationalités,  il  fallait  régler  les 
rapports  publics  et  en  assurer  l'observance.  Par  conséquent,  il 
fallait  un  docteur  et  un  juge  pour  interpréter  et  appUquer  la 
loi,  un  bras  pour  la  faire  respecter.  Le  juge  et  le  docteur, 
c'était  le  Souverain- Pontife  ;  la  force  mise  au  service  de  son 
droit,  ce  fut  d'abord  la  conscience  des  peuples  convertis,  en- 
suite les  pouvoirs  qui  les  gouvernaient,  et  enfin  l'empire.  De 
là  est  née  la  chrétienté  latine,  l'unité  de  famille  de.s  peuples 
occidentaux,  qui  tiennent  le  sceptre  du  monde  et  dont  les 
idées  sont  les  éléments  de  la  civilisation  universelle.  De  là,  ces 
grande  œuvres  européennes,  les  croisades,  la  chevalerie,  la 
scolastique,  les  universités;  de  là  ces  divisions  de  pouvoirs, 


CHAPITRE   XIII.  003 

ces  hiérarchies  de  services,  ces  usages  diplomatiques  et  ces 
règles  de  droit  international,  qui  n'ont  subi,  depuis  Charle- 
magne,  que  d'insignifiantes  modifications. 

Voilà  pourquoi  le  nom  de  Charlemagne  est  resté,  dans  la 
mémoire  des  peuples,  avec  un  tel  éclat,  dit  le  comte  de  Maistre, 
que  la  voix  du  genre  humain  l'a  proclamé,  non  pas  seulement 
grand,  mais  grandeur.  Ce  grand  homme,  en  effet,  est  la  glo- 
rieuse personnification  des  plus  grands  siècles  de  l'humanité, 
comme  d'autres  siècles,  moins  heureux,  se  sont  personnifiés 
dans  Alexandre  ou  César.  Charlemagne  porte  ses  conquêtes 
aussi  loin  que  les  plus  illustres  capitaines  ;  il  étend  son  sceptre 
des  Asturies  à  la  Yistule,  du  Tibre  aux  marais  de  la  Frise,  non 
pour  dominer,  mais  pour  civiliser.  Les  Français  le  réclament 
comme  leur  plus  grand  roi,  les  Italiens  comme  l'empereur  de 
leur  prédilection,  les  Allemands  comme  leur  compatriote,  l'Eglise 
comme  son  plus  intelligent  et  son  plus  généreux  protecteur. 
Toutes  les  histoires  le  célèbrent  ;  vous  le  retrouvez  dans  les 
légendes,  les  romans,  les  chansons  de  geste,  les  cycles 
poétiques  :  ici  il  est  toujours  grand  ;  là,  il  paraît  un  saint.  Cet 
homme  vous  apparaît  comme  le  couronnement  d'un  long 
travail  de  la  Providence  :  par  là,  il  tient  à  la  première  époque 
du  moyen  âge,  dont  il  achève  l'œuvre  d'unité  ;  il  ne  domine 
pas  moins  toutes  les  époques  suivantes,  puisqu'il  sème,  dans 
cette  unité  de  la  famille  latine,  le  germe  fécond  de  toutes  les 
grandes  choses.  D'ailleurs,  quand  vous  mesurez  ce  géant,  il 
paraît  isolé,  non-seulement  à  cause  de  la  petitesse  de  ses 
descendants,  mais  même  en  présence  de  la  grandeur  de  ses 
ancêtres.  C'est  un  soleil  qui  brille  sans  aurore  et  qui  n'aura 
point  de  crépuscule. 

Le  moyen  âge  représentait  Charlemagne  :  l'épée  d'une  main, 
pour  rappeler  ses  guerres  ;  de  l'autre,  le  livre  des  Evangiles,  en 
mémoire  de  ce  qu'il  fit  pour  les  lettres,  les  écoles  et  la  diffusion 
de  la  foi;  la  couronne  en  tête,  mais  fermée,  surmontée  du 
globe  et  de  la  croix,  symbole  de  l'empire  chrétien  ;  assis  sur 
un  trône  d'or,  comme  signe  de  son  gouvernement  et  de  ses 
lois;  enfin  le  nimbe  au  front,  hommage  rendu  à  sa  sainteté. 


60i  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

Cet  icône  ne  nous  représente  pas  seulement  l'empereur, 
mais  Tempire  ;  et  l'un  et  l'autre  ne  sont  si  grands  que  par  la 
vertu  de  l'Evangile  et  l'onction  de  l'Eglise. 


CHAPITRE  XIV. 

DU  POUVOIR  DES  PAPES  SUR  LES  SOUVERAINS. 

S'il  'est  un  fait  qui  confonde,  sans  réplique  possible,  l'idée 
gallicane  de  la  séparation  des  deux  ordres  et  de  l'indépendance 
absolue  de  la  puissance  temporelle,  c'est,  à  coup  sûr,  la  dépo- 
sition des  souverains  par  iles  Papes  et  les  conciles  du  moyen 
âge. 

Au  moyen  âge,  les  Etats  de  la  chrétienté  sont  soumis  au 
Pape  comme  arbitre  suprême  et  juge  sans  appel  des  différends 
politiques.  Ce  juge  rend  des  arrêts,  inflige  des  peines  spiri- 
tuelles et  enlève  même  les  dignités  civiles.  Nous  ne  mention- 
nerons pas  les  souvenirs  lointains  de  Philippe  l'Arabe,  exclu 
de  l'Eglise  par  l'Evêque  de  Rome,  et  de  Théodose,  condamné, 
par  l'évêque  de  Milan,  à  la  pénitence  publique.  Mais  nous 
voyons  le  dernier  des  mérovingiens  déposé  par  le  pape  Zacha- 
rie,  les  empereurs  Louis,  Lothaire  et  Charles  le  Chauve  dépo- 
sés par  les  évoques.  Grégoire  YIl  dépose  Henri  lY  en  1076; 
Alexandre  ÏII  dépose  Frédéric  I"  en  1160;  Innocent  III  dépose 
Othon  lY  et  Jean  sans  Terre  en  1211  ;  Innocent  lY  dépose  Fré- 
déric Il  en  1215,  au  concile  œcuménique  de  Lyon.  Les  troi- 
sième et  quatrième  concile  de  Latran,  les  conciles  de  Bàle  et 
de  Constance  déclarent  les  hérétiques  privés  des  dignités, 
même  temporelles  et  délient,  contre  eux,  de  tout  serment  de 
fidéUté.  Yoilà  des  faits  publics  et  constants  ;  il  s'agit  d'expli- 
quer et  de  justifier  cet  état  de  choses. 

Pour  en  rendre  compte,  il  s'est  produit  des  systèmes  que 
nous  devons  exposer  ;  nous  tâcherons  ensuite  d'indiquer  une 
solution. 

I.  Les  systèmes  proposés  pour  rendre  compte  de  la  conduite 


CHAPITRE  XIV.  605 

des  Papes,  sont,  les  uns  théologiques,  les  autres  historiques  : 
les  premiers  s'appuient  sur  des  principes  révélés  et  éternels  ; 
les  autres,  sur  le  droit  positif  et  les  circonstances  de  temps. 

Les  systèmes  théologiques  sont  au  nombre  de  trois  :  le  sys- 
tème du  pouvoir  direct,  le  système  du  pouvoir  indirect,  et  le 
système  de  Vindépendance  absolue  des  deux  puissances. 

Dans  le  système  du  pouvoir  direct,  le  Pape  serait  maître  sou- 
verain de  la  terre,  tant  au  temporel  qu'au  spirituel.  Au  spiri- 
tuel, il  délègue  sa  puissance  aux  évêques;  au  temporel,  il  la 
délègue  aux  rois;  et  les  rois  et  les  évêques  ne  sont  que  ses 
lieutenants,  ses  mandataires,  révocables  à  volonté,  dès  qu'ils 
manquent  et  même  sans  qu'ils  manquent  à  leur  mandat.  Que 
le  Pape  offre  la  couronne  à  tel  prince,  qu'il  la  lui  retire  pour 
la  donner  à  un  autre,  il  n'y  a,  à  ces  actes,  nulle  difficulté.  Le 
Pape  opère  à  vue  ces  changements,  en  vertu  du  droit  des  deux 
glaives  et  de  son  souverain  domaine  sur  l'univers. 

On  voit  naître  cette  théorie  au  douzième  siècle  et  l'on  doit 
dire  que  le  langage  des  Papes  y  pourrait  faire  adhérer  ;  car 
enfin,  si,  dans  les  actes  de  déposition,  ils  rappellent  quelque- 
fois le  droit  positif,  ils  invoquent  à  l'ordinaire  le  titre  spirituel 
et  la  plénitude  de  la  puissance  apostolique.  Mais  il  faut  rappe- 
ler qu'il  y  a,  ici,  complications  de  droit  divin  et  humain,  et  que  le 
droit  humain  a  été  concédé  en  vue  du  droit  divin,  qui  est,  dans 
ce  cas,  la  cause  plus  que  la  source.  On  ne  voit  pas,  du  reste, 
qu'aucun  Pape,  pas  plus  saint  Grégoire  VII  qu'un  autre,  ait 
professé  formellement  cette  doctrine.  Ceux  qui  la  représentent 
sont  :  Jean  de  Salisbury,  dans  son  futile  ouvrage  intitulé  :  Poly- 
craticon  ou  des  délassements  des  cours  ;  saint  Thomas  de  Can- 
torbéry,  qui"  ne  s'en  exphque  encore,  dans  ses  lettres,  queper 
transennam;  Thomas  Morus,  qui  ne  le  préconise  que  comme 
principe  gouvernemental  du  royaume  d'Utopie  ;  puis  un  cer- 
tain nombre  de  théologiens  et  de  canonistes.  Ces  idées  four- 
nissent la  base  du  droit  de  Souabe,  rédigé  au  treizième  siècle. 
Depuis,  elles  ont  été  universellement  abandonnées,  comme 
peu  conformes  aux  vrais  principes  et  conduisant  à  d  absurdes 
conséquences. 


G06  HISTOIRE  dp:  la  papauté. 

Ce  système,  en  effet,  n'est  fondé  sur  aucune  preuve  solide. 
En  droit,  Jésus-Christ,  qui  devait  donner  à  son  Eglise  tout  le 
pouvoir  nécessaire  pour  mener  les  âmes  à  leur  fm,  ne  devait 
pas  donner  ce  pouvoir  direct  :  il  n'est  pas  nécessaire,  et  le 
pouvoir  indirect,  nous  le  verrons,  suffit  pleinement.  En  fait,  il 
ne  l'a  point  conféré  à  Pierre.  Le  quodcumque  ligaveris  n'est 
invoqué  par  les  Papes  que  dans  le  sens  du  pouvoir  spirituel, 
tombant  sur  le  lien  religieux.  Les  deux  glaives  que  le  Sauveur, 
dans  sa  passion,  déclare  suffire  à  sa  défense,  s'entendent  en 
ce  sens  que  Pierre  porte  l'un  et  dirige  la  main  qui  porte 
l'autre.  Les  rapports  des  deux  puissances,  expliqués  par  la  com- 
paraison de  rame  et  du  corps,  du  soleil  et  de  la  lune,  s'en- 
tendent dans  le  même  sens  et  insinuent  de  plus  que  l'un  des 
pouvoirs  est  supérieur  à  l'autre.  Enfin,  l'Eglise  n'a  rien  fait,  ni 
par  ses  Pontifes,  ni  par  ses  conciles,  qui  rende  nécessaire 
l'adoption  d'un  si  exorbitant  pouvoir.  Les  Papes  décident  des 
cas  de  conscience,  soutiennent  des  droits  spirituels,  lancent 
des  excommunications  qui  sortent  des  effets  civils,  prévus  par 
le  droit,  et  tout  cela  s'explique.  Un  acte,  pourtant,  favorise 
en  apparence  cette  théorie ,  c'est  la  bulle  hiter  caetera 
d'Alexandre  VI,  qui  trace,  de  son  doigt,  une  ligne  sur  la  map- 
pemonde et  donne,  au  roi  de  Castille,  toutes  les  terres  à  l'ouest 
des  îles  du  cap  Vert.  Cette  bulle  trouve  sans  doute  sa  légiti- 
mité dans  la  nécessité  faite  au  Pape  de  se  prononcer,  dans  les 
guerres  qu'elle  a  empêchées  et  les  biens  dont  elle  a  été  l'occa- 
sion ;  mais  elle  ne  peut  suffire,  à  elle  seule,  pour  régler,  comme 
droit  commun,  tous  les  cas  et  prouver,  à  elle  seule,  tout  un 
système,  qui  entraîne,  d'ailleurs,  de  déplorables  conséquences. 

Il  s'ensuivrait,  en  effet,  que  l'ignorance  sur  les  droits  de 
l'Eglise  est  à  peu  près  générale  et  constante  ;  que  l'Eglise  qui 
doit,  par  amour  de  la  vérité,  et  dans  l'intérêt  de  l'esprit 
humain,  nous  tirer  de  cette  ignorance,  nous  y  laisse,  au  con- 
traire, croupir;  que  les  princes  païens,  schismatiques,  héré- 
tiques, n'ont  aucun  droit  de  commander;  et  qu'aujourd'hui,  la 
révolte  générale  est  plus  qu'un  droit,  aucun  pouvoir  temporel 
ne  dérivant  de  cette  source. 


CHAPITRE  XIV.  607 

Le  système  du  pouvoir  indirect  se  présente  sous  deux 
formes  :  il  y  a  le  système  du  pouvoir  indirect  proprement  dit  et 
le  système  du  pouvoir  simplement  airectif. 

Dans  le  système  du  pouvoir  indirect  proprement  dit,  l'objet 
propre  et  nécessaire  du  pouvoir  des  Papes  est  le  gouvernement 
des  fidèles  dans  l'ordre  du  salut.  Pour  atteindre  complètement 
cet  objet,  les  Papes  doivent  porter,  tant  dans  l'ordre  temporel 
que  dans  l'ordre  spirituel,  tous  les  règlements  nécessaires  au 
bien  des  âmes.  S'ils  ne  jouissaient  de  ce  double  pouvoir,  ils  ne 
posséderaient  point  la  plénitude  de  la  puissance  apostolique, 
puisque  leur  autorité,  limitée  à  la  sphère  exclusivement  spiri- 
tuelle, ne  saurait  proscrire  ou  prescrire  ce  qui,  dans  l'ordre 
temporel,  doit  contribuer  au  salut  ou  l'empêcher.  Les  Papes 
sont  donc  amenés  indirectement  et  par  voie  de  conséquence,  à 
agir,  en  cas  de  nécessité,  sur  les  princes,  voire  à  leur  retirer 
les  droits  acquis  sur  les  sujets.  —  Ce  système,  communément 
reçu  par  les  ultramontains,  est  professé  notamment  par  Bel- 
larmin,  saint  Thomas  et  Suarez.  Leibnitz  dit  à  ce  sujet  :  «  Les 
arguments  de  Bellarmin  sur  la  juridiction,  au  moins  indirecte, 
des  Papes,  n'ont  point  paru  méprisables  à  Hobbes  même. 
Effectivement,  il  est  certain  que  celui  qui  a  reçu  pleine  puis- 
sance de  Dieu  pour  le  salut  des  âmes,  a  le  pouvoir  de  réprimer 
la  tyrannie  et  l'ambition  des  grands,  qui  font  périr  un  si  grand 
nombre  d'âmes.  On  peut  douter,  je  l'avoue,  si  le  Pape  a  reçu 
de  Dieu  une  telle  puissance  (Leibnitz  parle  ici,  dit  Lamennais, 
selon  les  idées  protestantes  ou  gallicanes)  ;  mais  personne  ne 
doute,  du  moins  parmi  les  catholiques  romains  (Bossuet 
excepté)  que  cette  puissance  réside  dans  l'Eglise  universelle,  à 
laquelle  toutes  les  consciences  sont  soumises.  Philippe  le  Bel, 
roi  de  France,  parait  en  avoir  été  persuadé,  lorsqu'il  en  appela 
de  la  sentence  du  pape  Boniface  YIII,  qui  l'excommuniait  et  le 
privait  de  son  royaume,  au  concile  général  '.  »  Leibnitz  donne, 
à  son  raisonnement,  cette  majeure,  que  le  concile  peut  dépo- 
ser    un  catholique  ne  peut  refuser  la  mineure,  que  le  Pape 

'  Migne,  Œuvres  de  M.  Emery,  col.  1276. 


608  ÎIISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

peut  ce  que  peut  le  concile.  Il  est  facile  de  pressentir  la  conclu- 
sion. 

Dans  le  système  du  pouvoir  simplement  directif,  le  pouvoir 
du  Pape  sur  les  souverains  se  réduit  à  décider,  avec  autorité, 
un  cas  de  conscience,  et  voici  à  quelle  occasion.  L'autorité  du 
prince  repose  sur  un  serment  juré  par  les  sujets  ;  ce  serment 
est,  en  soi,  une  chose  religieuse,  et  il  est  dissoluble  quand  il 
est  non  observable  ou  d'une  validité  douteuse.  L'Eglise,  juge 
ordinaire  de  tout  ce  qui  touche  à  la  conscience,  prononce,  dans 
ces  cas,  sur  ledit  serment  :  elle  ne  délie  pas,  elle  ne  dépose  pas, 
elle  déclare  simplement  les  sujets  déliés  et  le  prince  déposé. 
Blanchi,  au  dix-huitième  siècle,  l'auteur  du  Droit  public,  et 
J.  de  Maistre,  entre  deux,  n'ont  pas  osé  dépasser  ce  point  de 
vue.  Quant  à  Gerson  et  à  Fénelon,  à  qui  on  en  attribue  la  pa- 
ternité, ils  ne  vont  même  pas  jusque-là.  L'un  était  engagé 
dans  des  thèses  contradictoires  où  l'on  ne  reconnaît  point  la 
marque  d'un  ferme  esprit  ;  l'autre,  si  libre  pour  son  temps, 
manquait  encore  d'une  certaine  indépendance  d'attitude  et 
même  d'esprit.  Quant  au  Saint-Siège,  il  le  défendait  par  des 
arguments  secondaires  :  louons-le  comme  il  faut,  en  allant 
plus  avant  que  lui  dans  la  bonne  voie. 

Ces  deux  nuances  d'un  même  système  offrent  une  différence 
caractéristique.  Le  pouvoir  directif  réduit  l'autorité  des  Papes 
à  résoudre  un  cas  de  conscience  isolé,  individuel  :  il  paraît 
supposer  moins,  dans  le  Pape  non  consulté,  le  devoir  de 
rendre  une  décision.  Le  pouvoir  indirect  proprement  dit,  re- 
connaissant la  supériorité  de  l'ordre  spirituel  et  lui  attribuant 
le  droit  de  coaction  vis-à-vis  du  temporel,  pour  l'obUger  à 
s'intéresser  au  bien  des  âmes,  laisse  ou  commande  au  Pape 
l'initiative  et  lui  attribue  une  action  constante  sur  la  vie 
sociale. 

Dans  l'une  et  l'autre  nuance,  l'action  du  Pape  repose  sur  la 
distinction  et  la  subordination  des  deux  puissances  ;  elle  sup- 
pose que  la  profession  et  le  maintien  de  la  foi  catholique  sont, 
à  l'élection  du  souverain,  imposés  de  droit  naturel.  D'où  il 
suit  que  le  souverain  hérétique  ou  fauteur  d'hérétiques  perd, 


CHAPITRE   XIV.  609 

de  droit  naturel,  ce  qu'il  a  acquis  à  une  condition  que,  de  droit 
naturel,  on  lui  a  imposée  et  qu'il  a  acceptée.  Le  Pape  ayant, 
pour  la  circonstance,  pouvoir  et  devoir,  commande  ou  décide 
la  déposition  du  souverain. 

Un  consulteur  du  dernier  concile,  l'abbé  Chesnel,  dans  un 
récent  ouvrage,  nous  offre,  sur  la  distinction  du  pouvoir  direct 
et  du  pouvoir  indirect,  un  moyen  de  conciliation  : 

((  J'appelle  pouvoir  direct,  dit  le  savant  théologien,  celui  qui 
s'applique  à  son  objet  propre  :  par  exemple,  le  père  de  famille 
a  un  pouvoir  direct  sur  ses  enfants,  le  souverain  sur  ses  sujets, 
dans  l'ordre  temporel  ;  le  Pape  sur  les  chrétiens,  dans  l'ordre 
spirituel.  Si,  par  impossible,  toutes  les  fois  que  l'intérêt  tem- 
porel est  en  jeu,  et  seulement  alors,  un  souverain  terrestre 
pouvait  assujétir  à  ses  lois  l'ordre  spirituel,  il  exercerait,  mais 
indirectement,  la  puissance  spirituelle  ;  pareillement,  l'objet 
propre  du  pouvoir  pontifical  n'étant  pas  le  temporel,  mais  le 
spirituel,  les  Papes  ne  sauraient  avoir  sur  l'ordre  inférieur,  déjà 
soumis  directement  aux  princes,  qu'un  pouvoir  indirect. 

»  On  pourrait,  j'en  conviens,  citer  un  assez  bon  nombre  de 
canonistes  antérieurs  à  la  Réforme,  qui  attribuent  aux  Papes  le 
pouvoir  direct  sur  tout  le  temporel  de  ce  monde;  mais,  au 
fond,  le  mot  direct  est  pour  eux  synonyme  de  directif.  Ils 
veulent  dire  simplement  que,  pour  ne  pas  mettre  obstacle  et 
pour  tendre  sûrement  à  la  fin  dernière,  les  souverains  d'ici- 
bas  doivent  se  ranger  à  la  direction  du  Pape,  dont  le  ministère 
propre  est  d'y  conduire  tous  les  hommes.  C'est,  pour  le  fond, 
tout  ce  qu'enseignent  les  théologiens  modernes,  et  une  fois 
admise  l'essentielle  dépendance  où  la  nature  est  de  la  grâce, 
le  temps  de  l^ternité,  on  ne  pourra,  sans  une  inconséquence 
manifeste,  nier  que,  par  rapport  à  la  fin  dernière,  l'Etat  de- 
meure soumis  à  la  direction  du  Pape.  Nos  théologiens  gaUi- 
cans  du  quatorzième  siècle  n'en  ont  jamais  douté,  eux  qui 
enseignent  nettement,  comme  une  vérité  certaine,  le  pouvoir 
directif  du  Saint-Siège  sur  tous  les  souverains  temporels. 
Pierre  d'Ailly  et  Gerson  répètent  souvent  cette  doctrine  dans 
les  propres  termes  que  je  viens  de  leur  emprunter.  » 
IV.  39 


(;i()  llISTOlUi:    DE    LA    PAPAi:TÈ. 

On  eût  pu  faire  observer,  au  docte  vicaire  général  de  Quim- 
per,  qu'au  lieu  de  distinguer  le  pouvoir  en  direct  et  indirect,  il 
eût  été  beaucoup  plus  sage  de  dire  direct  et  directif  :  direct 
pour  le  spirituel,  directif  pour  l'ordre  temporel.  Voici  la  ré- 
ponse de  l'abbé  Ghesnel  : 

«  Je  ne  pourrai  répondre  que  par  des  conjectures  plus  ou 
moins  fondées.  Si  directif  vous  plaît  mieux  {{n  indirect,  laissez 
celui-ci,  usez  de  celui-là,  vous  êtes  libre.  Mais  gardez-vous  de 
censurer  vos  pères  et  l'usage  qu'ils  ont  fait  prévaloir.  Il  y  a, 
du  reste,  une  comparaison  très-ancienne,  remontant  pour  le 
moins  jusqu'à  saint  Grégoire  de  Nazianze,  la  plus  juste  peut- 
être  et  la  plus  féconde  de  celles  auxquelles  on  a  recours,  pour 
expliquer  non-seulement  la  distinction  présente,  mais  encore 
le  principe  fondamental  des  vrais  rapports  entre  l'Eglise  et 
l'Etat.  C'est  la  comparaison  entre  l'âme  et  le  corps.  L'âme,  avec 
ses  puissances  intellectuelles,  qui  sont  la  raison  et  la  volonté, 
s'applique  directement  au  vrai  et  au  bien  intelligible,  qui  ne 
peut  être  atteint  par  les  sens  ;  le  corps  et  les  puissances  sen- 
sitives  ont  pour  objet  propre  et  direct  le  vrai,  le  bien  sensible. 
Tant  que  le  corps  demeure  à  sa  place,  content  de  son  domaine, 
dans  la  juste  dépendance  de  l'âme  à  laquelle  il  est  uni,  celle-ci, 
tout  occupée  de  ses  fonctions,  laisse  le  corps  parfaitement  libre 
de  remplir  les  siennes.  Des  deux  côtés,  c'est  le  pouvoir  direct 
seul  qu'on  exerce.  Mais  voici  que,  lassées  de  leur  soumission, 
les  facultés  sensibles  s'élèvent  contre  la  raison  qu'elles  pré- 
tendent dégrader  à  leur  niveau,  en  troublant  l'usage  de  son 
activité.  Que  fera  la  raison  si  elle  est  sage?  Pour  maintenir 
intact  son  pouvoir  propre  et  direct,  elle  usera  du  pouvoir  in- 
direct ou  directif,  complément  indispensable  du  premier,  toutes 
les  fois  qu'une  vraie  nécessité  se  présente  de  maintenir  ses 
droits,  son  domaine,  sa  prééminence  et  sa  liberté. 

»  Notez  bien,  je  vous  prie,  qu'alors  l'âme  n'usurpe  rien  sur 
le  corps,  mais  maintient  celui-ci  dans  ses  limites  et  se  défend 
contre  ses  entreprises.  Pareillement,  le  pouvoir  indirect  du 
Pape  sur  le  temporel  des  princes,  loin  d'être  une  revendication 
du  temporel,  n'est  rien  de  plus  que  le  pouvoir  spirituel  même, 


CHAPITRE   XIV.  011 

un  acte  de  légitime  défense,  en  exerçant  l'une  des  fonctions  qui 
lui  sont  essentielles. 

»  Vous  voyez  donc  que  cette  doctrine,  loin  d'être  obscure  et 
tortueuse,  a  toute  la  netteté  désirable.  » 

L'abbé  Chesnel  résume  ainsi  tout  son  enseignement  ;  nous  le 
croyons  d'une  justesse  parfaite  :  «  Il  y  a  des  choses  qui  sont 
temporelles,  d'autres  qui  sont  spirituelles,  et  d'autres  qui,  tem- 
porelles de  leur  nature,  se  lient  étroitement  aux  spirituelles  : 
c'est  pourquoi  on  les  appelle  mixtes,  c'est-à-dire  composées  en 
quelque  sorte  de  deux  éléments,  l'un  spirituel,  l'autre  tem- 
porel, qui  se  tiennent  unis  pour  former  un  seul  tout.  Les 
choses  spirituelles  relèvent  exclusivement  du  pouvoir  direct  de 
l'Eglise  et  du  Pape,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  dans  la  première 
partie  de  ce  second  livre.  C'est  encore  au  pouvoir  direct  qu'ap- 
partiennent  les  choses  mixtes,  qui  seront  l'objet  des  entreliens 
suivants.  Quant  aux  choses  temporelles,  ou  bien  elles  gardent 
purement  ce  caractère,  sans  toucher  ni  au  spirituel,  ni  aux 
droits  des  tiers  et  à  la  justice  :  alors  elles  tombent  sous  la  puis- 
sance de  l'Etat,  qui  les  règle  et  les  administre  avec  une  pleine 
indépendance  ;  ou  elles  mettent  en  péi;il  la  liberté  et  la  paix  de 
l'ordre  supérieur,  et  alors  le  pouvoir  spirituel,  encore  bien  que 
le  temporel  ne  lui  soit  pas  directement  soumis,  se  replie  en 
quelque  sorte  sur  l'envahisseur  pour  le  contenir,  écarter  les 
obstacles  injustement  accumulés  par  celui-ci  et  dégager  sa 
propre  voie.  Yoilà  le  pouvoir  indirect  et  tout  ce  qu'il  contient 
de  mystères  ' .  » 

A  ces  observations  très-justes  de  l'abbé  Chesnèl,  nous  joi- 
gnons une  déclaration  de  Pie  IX  que  nous  trouvons  au 
tome  YII,  p. '473  des  Œuvres  pastorales  de  M^^  Landriot^  feu 
archevêque  de  Reims. 

Le  20  juillet  1871,  le  Pape  recevait  une  députation  de  l'Aca- 
démie de  la  Religion  catholique,  et  exhortait  les  députés  à 
réfuter  vigoureusement  ceux  qui  faussaient  le  sens  de  l'infail- 
libilité du  Souverain-Pontife  et  voulaient  lui  donner  des  con- 

^  Chesnel,  les  Droits  de  Dieu  et  les  Idées  modernes,  t.  II,  p.  224. 


{)[:>  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTE. 

séquences  dans  l'ordre  politique.  A  ce  moment,  Pie  IX  s'exprima 
en  ces  termes  : 

«  Le  droit  de  déposer  les  souverains  et  de  délier  les  sujets  du 
serment  de  fidélité  a  été,  en  effet,  dans  des  circonstances 
extrêmes,  exercé  par  les  Papes,  mais  il  n'a  absolument  rien  de 
commun  avec  l'autorité  pontificale.  Il  était  une  conséquence 
du  droit  public  qui  était  alors  en  vigueur  et  du  consentement 
des  nations  chrétiennes,  qui  reconnaissaient  dans  le  Pape  le 
juge  suprême  de  la  chrétienté  et  le  constituaient  juge  sur  les 
princes  et  sur  les  peuples,  même  dans  les  matières  tempo- 
relles. Or,  la  situation  présente  est  tout-à-fait  différente.  La 
mauvaise  foi  seule  peut  confondre  des  objets  si  divers  et  des 
époques  si  peu  semblables,  comme  si  un  jugement  infaillible 
porté  sur  une  vérité  révélée  avait  c/uelque  analogie  avec  un  droit 
que  les  Papes,  sollicités  par  le  vœu  des  peuples,  ont  dû  exercer 
quand  le  bien  général  l'exigeait.  De  pareilles  affirmations  ne 
sont  qu'un  prétexte  pour  exciter  les  princes  contre  l'Eglise.  » 

Telles  sont  les  paroles  de  Pie  IX.  Les  évêques  suisses  qui  pu- 
blièrent les  premiers  cette  déclaration,  ajoutent  :  «  La  Feuille 
pastorale  du  diocèse  de  Munich  et  Freisingen  du  28  juillet  1871 
garantit  l'authenticité  de  cette  déclaration.  » 

Dans  le  système  de  \ indépendance  absolue  des  deux  puis- 
sances, les  Papes  et  les  princes  ne  relèvent  directement  que  de 
Dieu  ;  ils  agissent  dans  des  sphères,  non-seulement  distinctes, 
mais  complètement  indépendantes.  De  là,  nécessité  des  con- 
cordats pour  marquer  les  limites  des  deux  souverainetés,  et 
possibilité,  pour  le  pouvoir  spirituel,  d'agir  sur  Tordre  tem- 
porel, mais  par  avis  et  exhortations  seulement,  jamais  par 
ordres,  jamais  par  décrets.  D'après  cette  théorie,  les  Papes  du 
moyen  âge  ont  donc  usurpé,  au  moins  m,atériellement,  sur  les 
princes  ;  mais  la  bonne  foi  les  excuse,  et  comme  l'Eghse  n'a  pas 
défini  la  question,  l'erreur  ne  tombe  que  sur  des  opinions  tou- 
jours libres. 

Ce  système,  dont  le  patron  principal  est  Bossuet,  nous  pré- 
sente, dans  sa  crudité,  la  théorie  du  séparatisme  gallican.  Mais 
bossuet,  avec  tout  son  génie,  qui  est-il  donc  pour  oser  taxer 


CHAPITRE   XIV.  ()I3 

l'Eglise  crerreiir  et  d'usurpation  ?  Qu'on  est  mal  à  l'aise  sur  ce 
terrain,  et  quelles  montagnes  d'impossibilités  on  soulève? 
Quand  vous  aurez  assemblé  tous  les  nuages  d'une  érudition 
abusée,  et  lancé  au  travers  les  foudres  des  plus  mordantes  in- 
vectives ;  quand  vous  aurez  qualifié  les  raisons  des  Papes  de 
subtiles,  de  pitoyables,  de  tortueuses,  de  ridicules,  sans  re- 
tenue, au  nom  de  la  modération  ;  quand  vous  aurez  épouvanté 
tous  les  trônes  en  leur  dépeignant  je  ne  sais  quelle  Rome  qui  se 
plaît,  comme  la  fortune  antique,  à  faire  sauter,  d'un  coup  de 
sifflet,  la  couronne  de  la  tête  des  rois  ;  quand  enfin  les  doctrines 
soi-disant  abominables  du  Saint-Siège  vous  sembleront  ense- 
velies à  jamais  et  condamnées  à  ne  plus  souiller  le  jour  des 
sociétés  modernes,  qu'aurez-vous  gagné  ?  N'est-il  pas  de  no- 
toriété historique  et  mille  fois  plus  clair  que  l'évidence,  que, 
depuis  huit  siècles,  la  doctrine  des  Papes  et  leur  pratique  est 
décidée,  ferme  et  invariable  ?  Et  quel  poids  que  ces  huit  siècles 
dont  la  chaîne  ininterrompue  nous  oppose  son  authentique  suc- 
cession! Et  que  devient  donc,  ô  Bossuetî  votre  indéfectibilité 
du  Saint-Siège,  si  de  telles  erreurs  s'y  enracinent,  s'y  enve- 
niment, et  y  naturalisent  leurs  ronces  aussi  funestes  à  la 
vérité  qu a  l'humanité?  Certes,  l'audace  est  grande,  à  mettre 
en  contradiction  tous  ces  siècles  avec  les  autres  et  à  ne  voir 
durant  ce  laps  immense  que  ténèbres  épaisses  opprimant  la 
face  de  l'Eglise.  Quel  sommeil  dormait  donc  l'esprit  de  Dieu  ?  et 
dans  quel  état  de  paralysie  et  de  mort  a-t-il  laissé  tomber 
l'épouse  du  Christ,  ce  beau  corps,  sans  ride  et  sans  tâche,  dont 
il  est  l'âme?  et  ne  l'a-t-il  soulevé  de  l'abîme  que  pour  le  laisser 
bientôt  retomber  dans  une  incurable  ignorance?  Grâce  à 
Bossuet,  l'histoire  à  laquelle  présidait  TEglise,  dans  ces  siècles 
de  foi  magnifique,  n'était  qu'un  brigandage  universel  et  les 
Vicaires  de  Jésus-Christ  en  étaient  les  effrontés  présidents.  Les 
gardiens  de  la  foi  étaient  les  violateurs  légaux  de  la  morale  ; 
l'auréole  de  la  sainteté  descendait  sur  le  front  des  géants  de 
l'orgueil  ;  la  tiare  de  Pierre  redevenait  la  tiare  de  Nenirod  avec 
la  croix  par-dessus.  11  est  impossible,  Bossuet  y  renonce,  de  dé- 
crire la  seconde  partie  de  l'histoire  universelle  ;  il  fut  obUgé  de 


fili  HISTOIRE    DE    LA    PAHAUTÉ. 

laisser  son  discours  à  moitié  chemin.  Il  fallait  que  l'étoile  de 
Luther  se  levât  dans  la  nuit  du  moyen  âge;  il  fallait  que 
trente-quatre  prélats,  furtivement  réunis  en  conciliahule,  par 
un  roi  qui  venait  de  voler  les  revenus  de  l'Eglise,  rendissent 
enfin  la  lumière  au  peuple  de  Dieu.  Ils  rencontrèrent,  sur  ce 
chemin,  un  homme  de  génie,  au  front  duquel  l'onction  épis- 
copale  était  humide  encore  ;  ils  l'entraînèrent  tout  tremblant  ; 
ils  le  firent  asseoir  là  vite  et  il  leur  rédigea,  dans  le  style  de  la 
confession  d'Augsbourg,  cette  cédule  de  l'économe  infidèle, 
par  quoi  on  se  ménage  un  abri  chez  les  rois  en  ce  monde, 
sinon  la  grâce  de  Dieu  en  l'autre.  Voilà  désormais  les  réforma- 
teurs du  droit  ;  voilà  les  Pères  de  l'Eglise  dont  il  faut  vénérer 
les  décrets  ;  voilà  les  apôtres  dont  toutes  les  paroles  sont  un 
nouvel  Evangile.  Grégoire  VII  s'est  trompé;  Alexandre  III  s'est 
trompé;  Innocent  lïl  s'est  trompé;  un  Innocent  IV,  un  Bo- 
niface  VIII,  un  saint  Pie  V,  un  Sixte-Quint,  un  Grégoire  XIV, 
tout  le  monde  s'est  trompé.  Il  n'y  a  que  Bossuet  qui  ne  se 
trompe  pas.  Bossuet,  évêque  de  Meaux,  et  Fleury,  prieur 
d'Argenteuil,  ce  sont  Pierre  et  Paul  sur  qui  repose  l'Eghse,  ou 
plutôt  Hénoch  et  Elle  envoyés  de  Dieu  pour  la  racheter  des  té- 
nèbres qui  l'opprimaient  jusque-là  sans  espoir.  C'est  trop  d'in- 
sulte à  la  mémoire  de  ces  hommes  que  de  tels  éloges  !  Et  trop 
de  douleurs  que  ces  hécatombes  de  soixante  Papes  audacieu- 
sement  condamnés  par  eux  un  jour,  et,  tous  les  jours,  depuis, 
outragés  sur  leurs  tombes.  Que  Voltaire  applaudisse,  à  la 
bonne  heure  !  je  crois  voir  Bossuet  se  soulever,  de  la  tombe, 
contre  ces  affreux  hommages,  comme  Augustin  contre  Jansé- 
nius  ou  Fénelon  contre  les  philosophes. 

Ce  que  Bossuet  a  condamné  ici,  Rome  l'a  justifié  ;  ceux  que 
Bossuet  a  humiliés,  du  haut  de  son  génie,  elle  s'est  humihée 
devant  eux  du  plus  profond  de  sa  foi  :  et  lui  ce  qu'il  a  dit,  il  a 
fallu  qu'il  le  dédît  ;  ce  qu'il  a  signé  qu'il  le  déplorât  ;  ce  qu'il 
jivait  fait  qu'il  le  cassât  ;  non-seulement  lui,  mais  ses  collègues, 
plus  coupables  que  lui-même  et  leur  roi  moins  coupable 
qu'eux  tous  :  ils  ont  tous  fait  amende  honorable.  Le  sys- 
tème  de  Bossuet  est,  en  effet,  injurieux  à  l'Eglise  et  faux. 


CHAPITRE  XlV.  CAo 

parce  qu'il  suppose  la  Papauté  privée  de  lumières  sur  des 
questions  capitales,  et  qu'il  fait  retomber,  sur  des  conciles  gé- 
néraux, le  blâme  qu'il  inflige  à  la  Papauté.  Faux,  parce  qu'il 
rend  l'Evangile  inintelligible  sur  la  question  du  serment  ;  parce 
qu'il  désarme  l'Eglise,  ne  la  laissant  pas  juge  de  tout  ce  qui 
regarde  la  conscience  et  lui  ôtànt  ce  qui  est  nécessaire  pour 
conduire  les  âmes  à  leur  fin  ;  parce  qu'enfin  il  est  favorable  à 
l'oppression  des  peuples  et  fait  des  rois  une  seconde  majesté 
après  Dieu,  une  puissance  sans  juge  sur  la  terre.  Il  ne  faut  pas 
multiplier,  sur  la  terre,  les  pouvoirs  sans  contrôle  ;  un  seul 
pouvoir  jouit  de  ce  bénéfice  et  il  en  jouit  uniquement  parce 
qu'il  est  assisté  de  Jésus-Christ. 

Les  systèmes  théologiques  furent  longtemps  seul  enseignés 
dans  les  écoles.  On  ne  soupçonnait  guère  d'autres  aspects 
à  la  question,  et,  suivant  les  opinions,  on  admirait,  on  excusait 
ou  l'on  condamnait  les  Papes.  A  dater  deFénelon,  de  nouveaux 
moj'ens  de  solution  sont  proposés,  les  systèmes  historiques  se 
produisent.  La  science  progressive  de  l'histoire  en  fournit  les 
éléments  ;  le  défaut  d'application  aux  études  théologiques  ne 
permet  pas  d'en  tirer  de  suffisantes  lumières.  D'ailleurs  l'esprit 
du  temps  inspire  de  trop  miraculeuses  réserves  ;  et  la  marche 
du  siècle  n'a  pas  permis  encore  de  toucher  au  but. 

Le  plus  simple  de  ces  systèmes,  si  l'on  peut  seulement  lui 
donner  ce  nom,  s'appuie  uniquement  sur  les  faits  et  se  borne 
aune  simple  justification.  Dans  ce  système,  on  n'entre  point  dans 
l'examen  des  principes  pour  discuter  leur  justesse;  on  absout 
simplement  les  Papes,  à  cause  de  leurs  vues  élevées  et  profondes, 
de  leurs  intentions  droites  et  pures,  des  résultats  heureux  de 
leur  intervention  politique.  Ce  système  est  celui  des  protestants 
de  bonne  foi_,  tels  que  Muller,  Yoigt,  Hurter,  Léo,  Ranke,  et  en 
général  des  hommes  sensés  qui  s'arrêtent,  dans  l'étude  de 
l'histoire,  à  l'histoire  elle-même.  Ce  qui  le  caractérise,  c'est  une 
certaine  droiture  de  bon  sens,  qui  plaît  à  tous  les  hommes 
loyaux  ;  les  résultats,  qu'il  a  produits,  piquent  d'ailleurs  singu- 
lièrement la  curiosité  et  l'intérêt.  Les  protestants  et,  à  leur 
suite,  les  gallicans,  avaient,  pendant  trois  siècles,  en  faussant 


RIR  HISTOIRE   DR    LA    PAPAUTÉ. 

riiistoire,  formé  contre  la  Papauté  mi  réquisitoire  qui  menaçait 
de  devenir  un  jugement  définitif.  En  attendant  que  les  gallicans 
s'instruisent,  les  protestants  du  dix-neuxième  siècle  détruisent 
l'œuvre  des  protestants  du  dix-septième  siècle.  Sans  autre  préoc- 
cupation que  la  vérité,  ils  arrivent,  en  la  découvrant,  à  inno- 
center la  Chaire  apostolique.  Nous  devons  des  louanges  à  leur 
intégrité  ;  nous  ne  saurions  toutefois  nous  arrêter  à  ces  conclu- 
sions empyriques.  Ce  système,  exact  pour  tout  ce  qu'il  dit,  est 
défectueux,  par  ce  qu'il  ne  dit  pas  :  il  faut,  ici,  insister  sur 
l'exactitude  des  principes  et  la  vérité  des  idées.  Aussi  bien,  siles 
Papes  n'avaient  pour  eux  que  l'amnistie  du  fait,  ils  verraient 
s'élever  contre  eux  les  accusations  du  droit  méconnu  ou  violé. 
Car  il  n'est  pas  permis,  pour  faire  un  bien,  de  se  baser  sur 
l'injustice  et  d'employer,  pour  renverser  la  tyrannie,  les  res- 
sorts de  l'iniquité. 

Le  second  système,  qui  est  celui  des  purs  érudits,  s'appuie 
sur  le  droit  féodal.  Sous  la  féodalité,  le  serf  relevait  du  sei- 
gneur, le  baron  du  comte,  le  comte  du  roi,  de  même  les  rois 
relevaient  de  Dieu.  Etaient-ils  infidèles  à  ce  redoutable  maître, 
le  droit  féodal,  qui  punissait  les  félons  et  les  parjures,  les 
frappait  de  toutes  ses  rigueurs  :  Dieu  les  dépouillait  de  leurs 
fiefs  royaux,  dont  ils  avaient  refusé  l'hommage,  comme  eux- 
mêmes  dépouillaient  les  vassaux  rebelles.  Cette  dégradation  du 
chevalier  couronné,  mais  indigne,  ne  soulevait  aucune  diffi- 
culté ni  dans  les  esprits,  ni  dans  les  usages  ;  c'était  la  logique 
féodale  dans  sa  simplicité  la  plus  pure.  Et  comme  Dieu  n'inter- 
venait pas  personnellement,  par  un  miracle,  pour  faire  res- 
pecter sa  justice,  le  Pape,  vicaire  de  .lésus-Christ,  prononçait  et 
faisait  exécuter,  contre  les  princes  non-féaux,  l'arrêt  du  juge- 
ment divin.  Telle  était  la  règle  politique  du  temps  ou,  du 
moins,  l'usage  passé  en  loi  :  et  cela  paraissait  d'autant  plus 
naturel  qu'il  n'était  entré  alors  dans  l'esprit  de  personne  qu'un 
pouvoir  put  exister  sans  que,  par  sa  source,  ses  limites 
morales  et  son  droit  de  plein  exercice,  il  remontât  jusqu'à 
Dieu. 

Le  dernier  système  combine  le  droit  positif  avec  le  droit 


cirAPiTUE  XIV.  617 

divin.  De  droit  divin,  le  Pape  connaissait  du  crime  d'hérésie, 
prononçait  la  peine  d'excommunication  et  indiquait  aux  sujets 
les  actes  auxquels,  en  conscience,  on  ne  devait  plus  se  croire 
astreint.  De  droit  positif  humain,  il  dénonçait  la  déchéance  du 
prince,  parce  que  l'excommunication  sortait  alors  des  effets 
temporels  qu'elle  n'a  plus,  et  parce  que,  d'après  le  droit  pubhc 
en  vigueur,  la  catholicité  du  prince  était  une  condition  du 
pacte  social.  C'était  donc  comme  juge  choisi  par  les  peuples,  à 
cause  de  sa  primauté  spirituelle,  que  le  Pape  déclarait  invalide, 
en  vertu  du  pacte  existant,  un  acte  qu'il  n'eût  point  frappé  sous 
un  autre  régime.  A  supposer,  par  exemple,  que  Louis-Phi- 
lippe V\  roi  des  Français,  se  fût  fait  protestant,  le  Pape  l'aurait 
excommunié,  mais  il  n'aurait  point  ajouté,  à  cette  censure  spi- 
rituelle, un  acte  positif  de  déposition,  comme  fit  Grégoire  YII 
contre  Philippe  P^  Cette  différence  de  conduite  s'explique  par 
la  différence  des  temps  et  des  circonstances  :  l'excommunica- 
tion n'est  pas  aussi  étendue  aujourd'hui  qu'au  onzième  siècle, 
et  le  pacte  social  ne  repose  pas  sur  des  conditions  iden- 
tiques. 

Ce  système,  qu'appuie  l'illustre  comte  de  Maistre,  se  modifie 
sous  la  plume  de  l'éminent  publiciste  par  une  sorte  d'argument 
de  prescription.  Le  vaillant  défenseur  des  Papes  part  du  prin- 
cipe que  tout  gouvernement  est  légitime  lorsqu'il  est  établi 
depuis  longtemps  et  subsiste  sans  contestation.  Or,  dès  long- 
temps, les  Papes  ont  connu  du  bien  social  et  jugé  des  actes 
politiques  :  ils  s'offrent  donc  à  nous  dans  toutes  les  conditions 
de  la  légitimité.  «  J'ai  souvent  entendu,  dans  ma  vie,  dit 
M.  de  Maistre,  demander  de  quel  droit  les  Papes  déposaient  les 
empereurs;  il  est  aisé  de  répondre  :  «  Du  droit  sur  lequel 
repose  toute  autorité  légitime,  possession  d'un  côté,  assentiment 
de  l'autre.  » 

Il  est  de  fait  que  les  princes  déposés  ne  contestaient,  pas  plus 
que  les  autres,  le  droit  des  Papes.  Ils  ne  contestaient  quePap-  • 
plication   qu'on  en  faisait  à  leur  détriment.  C'est  la  vieille 
plainte  du  condamné  contre  les  juges,  mais  sans  valeur  contre 
la  loi,  même  en  cas  d'erreur  et  de  mal  jugé. 


fils  HISTOIRE    DE    LA    PAPAITÊ. 

II.  Quelle  solution  donner  à  ce  gros  problème? 

La  solution  que  nous  voulons  inculquer  se  résume  clans  les 
propositions  suivantes  : 

1°  Le  pouvoir  des  Papes  sur  les  souverains  a  été  amené  par 
l'état  des  sociétés  civiles  et  la  jurisprudence  de  l'excommuni- 
cation ; 

2°  Les  Papes,  en  l'exerçant,  se  sont  conformés  à  la  persua- 
sion universelle  ; 

3°  Cette  persuasion  repose  sur  les  idées  les  plus  justes  du 
droit  naturel  et  divin  et  sur  le  droit  public  alors  en  vigueur  ; 

4°  Et  le  pouvoir,  qu'elle  autorise,  n'entraîne  que  de  minimes 
inconvénients,  compensés  par  d'immenses  avantages. 

Pour  juger  nos  ancêtres  avec  impartialité,  il  faut  les  juger, 
non  d'après  nos  lois  et  nos  usages,  mais  d'après  les  institu- 
tions de  leur  pays  et  les  circonstances  de  leur  temps.  L'inter- 
vention du  clergé  apparaît  alors  comme  une  nécessité  pres- 
sante et  heureuse  ;  il  s'ensuit  naturellement  l'autorité  du  Pape 
sur  les  pouvoirs  temporels.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre, 
d'observer  quel  est,  à  l'origine,  l'état  de  la  société  et  la  nature 
des  gouvernements. 

L'état  de  la  société,  disons-nous,  mais  vraiment,  est-ce  bien 
le  mot  propre?  De  sociétés,  il  n'en  existe  pas  au  milieu  des  in- 
vasions. L'empire  est  tombé,  ses  institutions  sont  ensevelies 
sous  les  ruines  de  l'édifice  impérial.  Les  races  barbares  passent 
et  repassent,  dans  toutes  les  anciennes  provinces,  comme  les 
courants  d'une  grande  mer.  Le  flot  écoulé,  l'œil  distingue  par- 
tout des  éléments  matériels  de  restauration,  mais  pas  d'élé- 
ments moraux,  et  nulle  part  un  idéal  pour  devenir  l'œuvre  à 
entreprendre.  L'Eglise,  et  l'Eglise  seule,  a  la  puissance  de  con- 
cevoir, d'exécuter  et  de  parfaire  le  plan  initial  de  la  civilisation. 
Par  la  main  de  ses  cénobites  et  de  ses  Pontifes,  elle  agit  sur 
cette  matière  vivante,  écarte  les  forces  exubérantes  et  détruit 
les  forces  malignes,  ordonne  la  famille^  organise  les  pouvoirs 
sociaux,  pose  partout  les  assises  du  progrès  à  venir. 

Cette  société  naissante  a  communément  une  monarchie  à  la 
fois  élective  et  héréditaire,  tempérée  par  les  assemblées  gêné- 


r,H A PITRK    XIV.  ^''''^ 

raies  de  la  nation.  Celte  royauté  mobile  a  besoin  d'appuis,  ces 
assemblées  ont  besoin  de  lumières  pures  et  de  conseils  pra- 
tiques. Les  évêques  s'y  montrent  à  côté  des  ducs.  L'Eglise,  de 
son  côté,  réunit  des  conciles,  et  ces  assemblées  s'occupent  au- 
tant des  intérêts  politiques  que  des  affaires  religieuses.  Les 
prélats  élisent  les  princes,  les  confirment  et  les  sacrent;  les  dé- 
cisions des  évêques  entrent  dans  les  codes  civils  comme  au 
corps  du  droit  canonique. 

Il  conste  par  là  :  i°  Que  l'intérêt  des  princes  et  des  peuples, 
exige  rintervention  du  clergé  dans  les  affaires  temporelles  ; 
^°  que  leur  influence  grandit,  chaque  jour,  par  la  continuité 
des  bienfaits  :  les  évêques  sont  considérés  comme  les  pères 
des  peuples  et  les  Papes  comme  les  promoteurs  de  la  civilisa- 
tion européenne;  3°  que  la  société  chrétienne,  une  fois  consti- 
tuée, se  trouve  naturellement  placée  sous  l'action  de  l'Eglise  ; 
et  4*^  que  cette  action,  moralement  et  politiquement  si  grande, 
s'accroît  encore  par  l'établissement  des  fiefs  ecclésiastiques, 
par  la  puissance  temporelle  des  Papes  et  le  droit  de  la  suze- 
raineté du  Saint-Siège  sur  quelques  Etats.  La  clef  de  saint 
Pierre  est  la  clef  de  voûte  de  l'édifice  en  Europe. 

Et  cet  état  d'unité  entre  l'Eglise  et  la  société  civile,  les  deux 
puissances  attribuent,  de  concert,  pour  la  police  du  monde,  à 
l'excommunication,  des  effets  immenses.  Un  capitulaire  de 
Childebert  prive  de  ses  biens  l'incestueux,  même  seigneur  che- 
velu, même  prince  du  sang  royal.  Un  concile  de  Yerneuil,  en  755, 
condamne  l'excommunié  à  l'exil.  Une  loi  de  Canut  lui  inflige  la 
peine  de  mort.  Grégoire  YII,  au  lieu  d'aggraver  la  coutume,  en 
mitigé,  au  contraire,  la  rigueur  :  il  permet  à  l'excommunié 
les  relations  av^c  son  épouse,  ses  enfants,  ses  domestiques  ;  il  se 
borne  à  le  dépouiller  de  toute  dignité  temporelle.  Cette  décision 
est  inscrite  dans  toutes  les  législations,  ainsi  qu'il  appert,  pour 
•  la  Germanie,  par  le  droit  de  Souabe,  pour  l'Angleterre,  par 
l'autorité  de  Ducange,  et,  pour  la  France,  par  les  Décrétales 
d'Yves  de  Chartres. 

Ainsi  les  Papes,   en   déposant   les  souverains,  se    confor- 
maient à  une  loi  partout  portée  et  de  tous  reconnue. 


(IfîO  IlTS!Oini£    IjE    la    t'APArTi-:. 

Ici,  bien  entendu,  il  ne  peut  être  question  des  princes  feuda- 
taires  du  Saint-Siège  :  ces  princes  relevaient  de  l'Eglise  comme 
vassaux  ;  leur  déposition  se  pouvaient  effectuer  sans  conteste, 
dès  qu'ils  manquaient  aux  charges  de  la  vassalité.  Or,  étaient 
princes  feudataires  de  l'Eglise  les  rois  et  ducs  de  Sicile,  d'Ai'a- 
gon,  d'Angleterre,  de  Pologne,  de  Russie,  de  Dalmatie,  de 
Croatie  et  la  république  de  Venise.  Nous  ne  pouvons  mettre  ici 
en  cause  que  les  princes  non-feudataires,  et  relativement  à  ces 
princes,  disons-nous,  c'était  la  persuasion  générale,  dans  toute 
l'Europe,  que  le  Pape  pouvait  les  déposer. 

Cela  se  voit  surtout  par  ces  grands  conciles,  qui  sont,  au 
pied  de  la  lettre,  les  Etats  généraux  de  TEurope,  car  les 
princes  y  assistent  ou  s'y  font  représenter.  Le  troisième  con- 
cile de  Latran  dit  :  Relaxatos  autem  se  noverint  à  debito  fideli- 
iatls  et  hominii  ac  totlus  obsequii  :  donec  in  tantd  iniquitate 
pei'severaverintj  quicumqiie  illis  aliquo  pacto  tenentur  annexi. 

En  parlant  de  l'inquisition,  nous  verrons  le  quatrième  con- 
cile de  Latran,  plus  explicite  encore.  Henri  IV,  après  son  conci- 
liabule de  Worms,  où  il  a  fait  déposer  le  Pape,  écrit  :  SancLo- 
rum  patrum  traditio  me,  nec  pro  aliquo  crimine,  nisi  à  fide 
exorhitaverini,  deponendiun  asseruit  :  il  confesse  donc  que 
rhérésie  est,  pour  un  prince,  un  juste  motif  de  déposition. 
Saint  Grégoire  VII  doute  si  peu  de  son  droit,  qu'il  écrit  à  tous 
les  évèques  teutoniques,  fort  partisans  de  l'empereur  et  sans 
réclamation  de  leur  part  :  Dehere  destitui ...  divinarum  et  Jiu- 
manarum  testatur  et  jubet  auctoritas\  Un  prince  déposé  ne 
cause  aucune  surprise.  Othon  de  Frisingue,  petit-neveu  de 
Henri  IV  et  oncle  de  Frédéric  Barberousse,  écrira  que  la  dépo- 
sition de  Henri  IV  surprit.:  c'est  qu'il  écrit  cent  ans  après,  que 
c'était  une  des  premières  applications  de  la  loi  et  peut-être 
obéit-il  un  peu  aux  rancunes  domestiques.  Que  si  parfois,  des 
excommuniés  restent  sur  le  trône,  c'est  que  l'excommunica- 
tion n'entraîne  la  déposition  qu'au  bout  d'un  délai  déterminé  ; 
que  d'autres  délais  ont  été  obtenus  par  appel  ou  promesses, 
que  les  Papes,  par  bonté,  diffèrent  de  renouveler  l'excommu- 

'  Episl.  ad  Gfi^manos  (1076)  Exiravay.  xvi,  col.  67:2. 


CHAPITRE   XIV.  65  t 

nication,  ou  que  les  princes  régnent  de  fait,  mais  non  de  droit. 

Dans  l'empire  germanique,  la  dépendance  est  plus  néces- 
saire. Le  saint  empire  est  une  création  de  l'Eglise  et  le  Pape 
peut,  pour  une  juste  cause,  suspendre  ou  révoquer  le  mandat 
conféré  à  l'empereur.  Les  électeurs  de  la  confédération  alle- 
mande ont  donné,  à  cet  empereur,  leurs  suffrages  au  trône  de 
Germanie,  en  prévision  de  son  couronnement  et  avec  cette  con- 
dition qu'il  remplirait  les  devoirs  imposés  par  le  sacre.  Même 
quand  il  ne  serait  pas,  comme  roi  de  Germanie,  soumis  à  la 
législation  commune,  s'il  manque  au  devoir  impérial,  il  est, 
aux  termes  du  contrat  d'élection,  déposé  comme  roi,  par  suite 
de  sa  déposition  d'empereur.  Mais  il  ne  jouit,  comme  roi  ger- 
main, d'aucun  privilège;  et  l'empereur  est  ainsi  déposable  à 
double  titre  :  d'abord  comme  empereur,  comme  vicaire  du 
Pape  pour  la  protection  des  faibles  et  la  ciéfense  de  l'Eglise  ; 
ensuite  comme  chef  d'une  société  chrétienne. 

En  France,  même  puissance  de  l'opinion.  Lothaire,  excom- 
munié à  cause  de  son  mariage  avec  Yaldrade,  exprime  tout 
haut  la  crainte  de  voir  Nicolas  I"  disposer  de  son  trône.  Gré- 
goire YII  menace  Philippe  I"  de  lui  enlever  son  royaume,  et, 
plus  tard,  quand  ce  prince  a  encouru  la  condamnation  d'Ur- 
bain II,  Yves  de  Chartres  lui  écrit  qu'il  va  perdre,  en  même 
temps,  le  royaume  de  la  terre  et  le  royaume  du  ciel. 

C'est  donc  manquer  à  toute  vérité  que  de  représenter  la  puis- 
sance des  Papes  sur  les  souverains  comme  une  invention  de 
saint  Grégoire  YII,  comme  une  usurpation  criminelle^  favo- 
risée par  une  grossière  ignorance.  Ici,  l'inventeur,  c'est  tout  le 
monde;  l'usurpation  n'est  nulle  part,  l'accusation  d'ignorance 
fait  pitié.  Si  les  princes  se  soumettent  à  l'autorité  des  Papes,  ce 
n'est  pas  qu'ils  se  dépouillent  volontairement,  ni  qu'ils  se 
sentent  moins  que  d'autres  en  appétit  d'autocratie  ;  mais  ils 
cèdent  à  l'autorité  du  droit  et  à  la  victorieuse  évidence  de  la 
vérité. 

y» 

Le  poil  voir  des  Papes,  en  effet,  repose  sur  les  plus  justes 
notions  du  droit. 
Deux  pouvoirs  président  aux  destinées  de  l'humanité  :  le 


i)^"!  HIsrOIHK    DK    LA    PAI'AI'IK. 

pouvoir  spirituel,  qui  commande  aux  âmes  ;  le  pouvoir  tempo- 
rel, qui  commande  aux  corps  dans  tout  ce  qui  n'est  pas  régi 
déjà  par  le  gouverneur  des  âmes.  L'un  règle  les  intérêts  du 
temps  dans  leur  existence  passagère  ;  l'autre  règle  ces  mêmes 
intérêts  dans  leur  rapport  avec  l'éternité.  Celui-ci ,  ordonné 
pour  le  salut,  régit  tout  l'homme,  l'homme  individuel  et 
riiomme  social,  en  vue  du  ciel  ;  celui-là,  ordonné  pour  la  for- 
tune civique,  avec  charge  de  respecter  et  de  protéger  l'autre. 
Pouvoirs  très-distincts,  mais  unis  et  subordonnés,  de  manière 
qu'agissant  tous  deux  sur  l'homme,  sous  la  succession  du 
temps  et  dans  l'étendue  de  l'espace,  ils  assurent,  par  leur  mu- 
tuel respect,  l'harmonie  des  institutions  humaines  et  le  bon- 
heur, même  temporel,  de  l'humanité. 

Ces  deux  puissances  ont  donc  des  points  de  contact,  des 
moyens  de  contrôle,  et,  en  cas  de  dérogation,  il  faut  que  nous 
trouvions  une  force  d'arrêt,  une  puissance  qui  ramène  au  res- 
pect le  pouvoir  réfractaire,  tout» en  le  respectant.  La  raison 
générale  de  ceci  est  :  que  le  pouvoir  e§i  établi  pour  le  bien, 
non  pour  la  destruction.  Comme  les  choses  temporelles  con- 
courent souvent,  d'une  manière  plus  ou  moins  directe,  au  bien 
spirituel,  et  que  les  choses  spirituelles  réagissent,  à  leur  tour, 
d'une  manière  très-efficace,  sur  Tordre  temporel,  il  faut  trou- 
ver, par  le  contrôle  du  pouvoir,  les  éléments  de  leur  concilia- 
tion et  le  secret  de  l'harmonie  des  choses  terrestres.  La  diffi- 
culté e^i  seulement  de  savoir  sur  quel  pied,  ou  plutôt  d'après 
quel  principe,  régler  leurs  rapports. 

Le  droit  naturel  ne  présente  ici  que  des  idées  générales, 
d'une  application  d'autant  plus  incertaine  que  les  droits  con- 
testables sont  d'une  plus  difficile  définition.  Cependant,  si  im- 
parfait qu'il  soit,  ce  droit  reconnaît  au  moins  Vinfériorité  du 
temporel  et  attribue  sa  direction  morale  au  pouvoir  spirituel, 
sans  donner  toutefois  à  celui-ci  une  juridiction  temporelle  et 
ordinaire  sur  le  temporel  des  nations. 

Là  où  le  droit  naturel  nous  laisse  dans  l'incertitude,  intervient 
le  droit  divin,  nous  présentant  la  hiérarchie  de  la  sainte  Eglise, 
avec  une  mission   clairement  déterminée  et  l'ensemble  des 


CHAPITRE   XIV.  623 

devoirs  qui  en  assurent  l'accomplissement.  Or,  chaque  devoir 
implique  un  droit  corrélatif.  Par  là  même  que  la  Chaire  aposto- 
lique a  le  pouvoir  de  Uer  et  de  délier,  le  pouvoir  d'enseigner, 
le  pouvoir  de  gouverner,  d'administrer  et  de  confirmer,  elle  a 
donc  aussi  le  droit  de  coaction  pour  amener  le  pouvoir  poli- 
tique à  ne  pas  éloigner  l'ordre  temporel  de  sa  fin  spirituelle. 
Autrement  les  hommes  étant  tous  sujets  d'un  prince  quel- 
conque, en  cas  de  résistance  de  sa  part,  l'Eglise  ne  saurait 
répondre  à  sa  vocation  ;  elle  serait  même,  par  le  fait  de  cette 
résistance,  [comme  exclue  du  monde,  et  alors  seraient  violés 
tous  les  établissements  de  l'Evangile. 

Il  s'agit  de  motiver  ici  et  d'expliquer  fortement  ce  droit  de 
coaction  du  Saint-Siège. 

C'est  la  croyance  nécessaire  des  chrétiens  que  tout  fidèle  est 
soumis  au  Pape  dans  les  choses  spirituelles.  Roi  ou  citoyen,  il 
doit,  s'il  veut  rester  catholique,  demeurer  dans  cette  dépen- 
dance. Sans  doute,  il  ne  résulte  pas  de  cette  vérité  que  le  roi 
et  le  père  de  famille  doivent  laisser  le  Pape  s'ingérer,  le  pre- 
mier dans  les  affaires  du  royaume,  le  second,  dans  les  affaires 
de  sa  maison  (les  Papes  d'ailleurs  en  auraient  le  désir,  qu'il 
leur  serait  impossible  de  le  satisfaire);  mais  il  s'ensuit  que  le 
roi  ou  l'homme  du  peuple,  venant  à  s'écarter  de  la  loi  évangé- 
lique,  doit  subir  le  jugement,  les  remontrances  et  les  punitions 
du  Pape  et  les  supporter  paisiblement.  Ainsi  la  croyance  à 
l'autorité  du  Pape  et  la  peccabilité  humaine  servent  de  fonde- 
ment à  cette  vérité,  que  le  Pape  est  au-dessus  de  tous  les 
hommes,  de  tous  ceux,  entendons-nous,  qui  veulent  rester 
catholiques.  Or,  comme  le  dogme  est  immuable  ;  et  qu'on  ne 
peut  dépouiller,  ici-bas,  cette  malheureuse  peccabilité,  il  s'en- 
suit encore  que  cette  suprématie  du  Pape  est  immuable  et 
perpétuelle.  Mais  tous  les  péchés,  toutes  les  violations  de  la  loi 
évangélique,  ne  sont  pas  purement  spirituels,  renfermés  dans 
le  sanctuaire  de  la  conscience;  il  en  est  de  matériels,  qui 
troublent  l'ordre  extérieur;  donc  il  est  manifeste  que  le  Pape, 
qui  les  juge,  atteint  indirectement  l'objet  du  péché.  Par 
exemple,  il  ne  dit  pas  seulement  au  voleur  :  Yous  avez  fait,  en 


624  HtSTOIRF    DE   LA   PAPAUTÉ. 

volant,  une  mauvaise  action  ;  mais  :  Restituez  l'objet  volé  ;  de 
cette  manière,  il  touche  du  premier  coup,  le  péché,  et  par 
contre-coup  l'objet  du  péché,  a  C'est  pourquoi,  dit  dom  T^uigi 
Tosti,  un  prince  qui,  au  moyen  âge,  voulait  être  catholique, 
était  soumis  au  Pape,  non-seulement  dans  les  choses  purement 
spirituelles,  mais  encore  dans  les  choses  matérielles,  ces  der- 
nières pouvant  être  l'objet  de  son  péché.  Si  donc  il  se  permet- 
tait, comme  Philippe  le  Bel,  de  falsifier  la  monnaie,  de  verser 
le  sang  de  ses  sujets,  d'entreprendre  des  guerres  injustes,  il  ne 
pouvait  se  récrier,  quand  le  Pape  lui  disait  d'abord  :  Vous  faites 
le  mal,  puisque  vous  êtes  faussaire  et  injuste,  revenez  au  bien; 
—  et  après  :  Retirez  des  mains  de  vos  sujets  la  monnaie  falsi- 
fiée; rendez  le  bien  d'autrui;  cessez  de  sacrifier,  en  pure  perte, 
le  sang,  la  vie  de  vos  peuples,  qui  ne  vous  appartiennent  pas.  » 
Voilà  comment  le  Pape  exerçait,  sur  les  rois  et  sur  les  royaumes, 
une  souveraineté  non-seulement  directe,  mais  encore  indirecte. 
Au  moyen  âge,  tous  les  catholiques  étaient  d'accord  sur  cette 
double  puissance  dans  le  Pape  ;  et  comme  les  individus  forment 
l'espèce,  et  les  espèces  le  genre,  il  se  forma  aussi,  du  senti- 
ment unanime  de  tous  les  individus,  un  sentiment  général,  qui 
devint  le  droit  public,  en  vertu  duquel  le  Pape  jugeait  les 
rois,  non-seulement  quant  au  temporel,  à  raison  du  péché, 
mais  encore  comme  magistrat  civil,  parce  qu'on  les  avait 
invités.  Quiconque  refusait,  à  cette  époque,  de  supporter 
tranquillement  ce  contrôle,  secouait  aussi,  en  même  temps, 
le  joug  évangélique.  Celui  donc  qui  désirait  être  catholique  et 
ne  voulait  pas  de  la  domination  papale  dans  toute  l'étendue 
dont  nous  venons  de  parler,  était  en  contradiction  manifeste 
avec  lui-même  :  il  commettait  un  double  péché,  l'un  contre  la 
foi,  l'autre  contre  la  raison  *. 

Ce  droit  repose  sur  les  premiers  principes. 

L'autorité  des  lois  divines  dit  que  tout  pouvoir  a  été  donné 
à  l'Eglise,  au  ciel  et  sur  la  terre,  pour  atteindre  sa  fin,  qui  est 
le  salut  des  âmes;  que  l'Eglise  doit  au  ciel  un  compte  rigou- 
reux de  toutes  les  âmes  qui  sont  devenues  siennes  par  le  saint 

1  Histoire  de  Boniface  VIII,  t.  II,  p.  242,  éd.  française. 


I 


CHAPITRE  XIV.  625 

baptême;  et  que  les  chrétiens,  de  leur  côté,  doivent,  à  leurs 
préposés  spirituels,  croyance,  déférence,  obéissance.  Toutes  les 
fois  que  les  chrétiens  sont  adjurés  par  l'Eglise,  au  nom  de  la 
vraie  obéissance,  d'avoir  à  s'abstenir  ou  à  agir,  à  moins  qu'il 
ne  soit  clair  qu'elle  agisse  pour  leur  destruction,  non  pour  édi- 
fication, ils  doivent  se  rendre.  Ce  principe  est  absolu,  et  la  seule 
exception  qu'il  admette,  répugne  à  l'hypothèse. 

Les  princes,  comme  chrétiens,  doivent  donc  d'abord  s'y 
soumettre.  Ils  ne  sont  pas  moins  les  fils  de  l'Eglise  que  les 
autres  fidèles;  l'Eglise  ne  répond  pas  moins  de  leurs  âmes, 
elle  en  répond  même  davantage,  à  cause  de  leur  dignité,  et  il 
n'est  pas  plus  en  leur  pouvoir  de  les  lui  reprendre,  qu'il  n'est 
au  sien  de  les  leur  rendre.  C'est  à  elle  seule  et  toujours,  de 
juger  si,  dans  telle  voie,  ils  se  perdent  ou  se  sauvent.  Au 
besoin  elle  doit  leur  dire  :  «  Ne  faites  pas  cela,  vous  compro- 
mettez votre  salut  éternel  :  descendez  du  trône,  vous  y  perdez 
votre  âme,  en  laissant  perdre  les  âmes  de  vos  sujets  et  la 
justice  dans  le  monde.  »  Yoilà  ce  que  l'Eglise  doit  dire,  et 
maintes  fois  sa  sagesse  et  son  courage  l'ont  dit,  et  l'on  a  vu  la 
piété  chrétienne  lui  prêter  l'oreille  et  tout  quitter  ici-bas  pour 
garder  son  obéissance  et  l'enseigner  à  l'univers. 

«  Le  Pontife  romain  a  déposé,  du  trône  glorieux  de  France, 
le  mérovingien  Chilpéric  III,  non  tant  cependant  pour  ses 
iniquités,  que  parce  qu'il  était  inutile  à  un  si  grand  pouvoir,  il 
a  absous  tous  les  Francs  du  serment  de  fidélité  qu'il  avaient 
fait  entre  vos  mains  ;  il  lui  a  substitué  Pépin,  le  père  de  Charles 
le  Grand,  empereur  ',  »  et  l'histoire  n'a  recueilli,  du  roi  fainéant, 
qu'un  docile  silence,  et  de  ses  contemporains,  pour  un  si  bel 
acte  de  salutrpublic,  que  la  joie  universelle.  Le  pape  Formose 
substitua,  en  895,  Arnould,  comme  empereur,  à  Lambert, 
vivant,  à  qui  il  avait  déjà  conféré  la  dignité  impériale,  mais 
qui  en  était  indigne^.  Le  fils  de  Charlemagne  était  faible  de 
cette  faiblesse  qui  est  une  calamité  sociale,  et  n'ayant  au  reste 
que  ce  qu'il  faut,  on  a  vu  les  simples  évêques  de  France  et  de 

^  Lettres  de  Grégoire  VII,  à  Herman,  évoque  de  Metz,  epist.  slxi,  col.  597, 
-  *  Pagi,  895,  i,  896,  3. 

IV.  40 


626  HTSTOTRE   DR    LA    PAPAUTÉ. 

Oermanie  le  soumettre  à  la  déposition  que  l'humilité  de  cette 
grande  âme  dans  un  faible  cœur  a  voulu  rendre  solennelle.  Si 
lïncapacité  donne  ce  droit,  combien  plus  le  crime  I  et  si  l'on 
traite  ainsi  l'innocence,  que  ne  pourra-t-on  point  contre  le 
coupable,  et  par-dessus  le  coupable,  le  criminel,  et  par-dessus 
le  criminel,  le  scélérat?  Au  nom  du  Dieu  qui  l'inspire,  l'Eglise 
peut  imposer  salutai rement  des  jeunes,  des  aumônes,  le  cilice, 
la  retraite,  de  lointains  pèlerinage,  la  séquestration  de  la 
société  ;  et  l'on  |ne  peut  se  soustraire  au  régime  de  ces  péni- 
tences médicinales,  à  moins  d'être  comme  un  païen  :  et  elle  ne 
pourrait  obliger  en  conscience  à  déposer  le  manteau  royal. 
Mais  qu'a  donc  de  spécialement  différent,  ce  manteau,  de  celui 
d'un  duc  ou  d'un  magistrat?  Quel  abîme  les  sépare  donc?  et 
toutes  ces  dignités  ne  sont-elles  pas,  à  des  degrés  divers,  de 
même  nature  et  d'égale  constitution?  Mais  si  un  Ambroise, 
pour  le  seul  sang  de  Thessalonique,  peut  infliger,  à  Théodose, 
huit  mois  d'interdiction  royale,  comment  un  Grégoire  YII  ne 
pourrait-il  suspendre  une  année  ou  révoquer  pour  sa  vie,  cet 
exécrable  Henri,  coupable  des  dévastations  inipures  et  san- 
glantes, des  familles,  des  royaumes  et  de  l'Eglise  I  Et  qui  fixera 
les  bornes  du  châtiment,  de  la  correction,  de  la  pénitence?  Ou 
bien  est-ce  que  le  Pape  serait  mis  hors  du  rang  des  Pontifes  ? 
Quoi  I  les  évêques  francs  déposeront  Lothaire  ;  un  archevêque 
de  Sens  déposera  Charles  le  Chauve  ;  et  l'évêque  des  évêques, 
le  pasteur  en  titre  de  tous  les  rois,  ne  pourra  pas  autant  sur 
un  roi  de  sa  création,  un  candidat  à  l'empire  dont  il  tient  en 
main  le  diplôme  I 

Les  princes,  comme  chefs  de  peuples  chrétiens,  sont  encore 
plus  soumis  au  Saint-Siège.. Une  âme  est  une  âme  :  et  périsse 
l'univers  avec  toutes  ses  couronnes  plutôt  qu'une  seul  âme 
soit  lésée  ou  ternie  I  Si  l'âme  d'un  prince,  dont  le  Pontife  est 
responsable,  lui  donne  un  tel  droit  sui'  son  état  de  vie  et  sur 
son  trône,  combien  ce  sera  autre  chose  quand  il  s'agira  de 
milliers  d'âmes  I  Certes  ce  n'est  pas  moi  qui  nierai  qu'un 
prince  qui  dépouille  ses  sujets  de  leurs  possessions,  de  leur 
tranquillité,  de  leur  vie,  soit  à  labri  de  l'anathème;  et  que  si, 


CHAPITRE  XIV.  627 

dans  1  intérêt  de  l'ordre  public,  il  est  obligatoire  souvent  de 
réprimer  l'insurrection,  il  se  peut  aussi  qu'il  soit  obligatoire  de 
la  proclamer.  Toute  Fantiquité,  qui  ne  songeait  qu'aux  biens 
terrestres,  a  admis  la  caducité  des  rois,  et,  malgré  l'énervement 
du  sens  moral,  malgré  les  goûts  infâmes  du  servilisme  et  des 
apothéoses,  le  sacerdoce  en  a  déposé  plus  d'un,  sur  les  bords  du 
Nil  ou  de  l'Indus,  sous  les  lauriers  de  Delphes  ou  sous  les  grands 
chênes  des  Gaules.  Mais  si  la  déchéance  peut  être  signifiée 
quand  il  s'agit  des  biens  du  corps  et  du  temps,  combien  plus 
quand  il  s  agit  des  biens  de  l'âme  et  de  l'éternité  !  Si  le  sacer- 
doce, gardien  naturel  des  obhgations  morales,  du  pacte  social, 
des  lois,  conseiller  officiel  des  peuples  qui  lui  ont  confié  la 
religion  de  leurs  actes,  peut  rompre  la  loi  du  serment,  que  ne 
devra  pas  faire  le  sacerdoce,  alors  qu'on  portera  le  poison,  la 
violence,  les  ténèbres  dans  le  sanctuaire  de  la  conscience,  et  la 
torche  et  le  fer  dans  le  sanctuaire  même  de  Dieu?  Là  il  est  non- 
seulement  juge  mais  avocat,  mais  soldat,  mais,  s'il  le  faut, 
martyr.  On  tue  une  âme,  et  cette  âme  est  confiée  à  sa  garde, 
il  doit  frapper  le  brutal  et  l'impie.  L'Eglise,  sans  doute,  a 
horreur  du  sang  :  le  sang  répandu,  c'est  la  mort,  et  elle  est  la 
vie.  Mais  c'est  pourquoi  elle  a  plus  horreur  de  la  vraie  mort, 
qui  est  la  damnation  ;  et  c'est  pourquoi  elle  a  obligation  de  tout 
faire  pour  les  conjurer.  Si  la  crise  est  souveraine,  si  un  conflit 
est  inévitable,  s'il  faut  choisir  entre  la  mort  charnelle  du  pé- 
cheur et  la  mort  spirituelle  du  juste,  son  choix  ne  peut  être- 
l'objet  d'un  doute. 

Ce  droit  qui  l'oblige  et  l'autorise  est  si  fort,  qu'il  atteint 
même,  par  un  heureux  contre-coup,  ceux  qui  paraissent  hors 
de  sa  partieT  «  Les  non  baptisés  eux-mêmes,  dit  Georges 
Philipps,  appartiennent  à  l'Eglise;  ils  sont  à  elle  au  même 
titre  qu'ils  sont  à  Jésus-Christ,  et  le  Pape,  en  sa  qualité  de 
vicaire  de  Jésus-Christ,  a  autorité  sur  eux.  La  loi  n'a  pas,  il 
est  vrai,  été  expressément  annoncée  aux  idolâtres,  mais  Dieu 
Fa  gravée  dans  leur  cœur,  et  quand  ils  prévariquent  contre 
cette  loi  naturelle  et  divine,  ils  sont  responsables  devant  le 
Christ  et  devant  l'Eghse.  Or,  ils  transgressent  cette  loi  toutes 


058  HISTOIRE    DE    LA    PAPAIJTK. 

les  fois,  par  exemple,  qu'ils  se  livrent  à  des  passions  contre 
nature,  où  qu'ils  offrent,  à  des  idoles,  un  culte  impur  et  cri- 
minel. Dans  ce  cas,  FEglise  a  le  droit  de  sévir  contre  eux;  elle 
a  le  droit  de  proscrire  l'idolâtrie,  de  détruire  des  livres  théolo- 
giques du  paganisme,  de  renverser  les  temples  des  fausses 
divinités,  ou  de  les  consacrer,  après  les  avoir  purifiés,  au  culte 
du  vrai  Dieu. 

»  Pour  tout  le  reste,  l'Eglise  reconnaît  le  droit  de  propriété 
des  païens  et,  par  conséquent,  n'autorise  pas  les  aggressions 
armées  contre  un  peuple  infidèle,  lorsqu'elles  n'ont  pas  d'autre 
cause  que  la  différence  de  religion  :  mais  il  en  est  autrement 
aloi"s  que  les  messagers  apostoliques,  allant,  au  nom  de  l'Eglise, 
porter  la  parole  du  salut  aux  peuples  de  la  gentilité,  et  à  la 
mission  desquels  l'Eglise  a  droit  qu'on  ne  mette  pas  d'obstacle, 
ont  été  outrageusement  expulsés  ou  mis  à  mort,  et  alors  aussi 
que  ces  peuples  attaquent  eux-mêmes  le  royaume  de  Jésus- 
Christ  ^  » 

Oui,  chez  les  peuples  sauvages,  où  l'Eglise  ne  possède  pas 
une  àme,  il  y  a  des  âmes  qui  l'attendent  ;  si  des  tyrans  tiennent 
ces  âmes  dans  les  chaînes  du  fétichisme,  elle  a  droit  de  briser 
chaînes  et  tyrans,  pour  amener  à  la  lumière  ces  âmes  captives. 
Quand  le  Mexique  immolait,  par  an,  vingt  mille  victimes  hu- 
maines, la  Papauté  ne  pouvait  pas  ne  pas  remettre  à  Fernand 
Cortès  l'étendard  de  la  croix  et  lui  dire  :  «  Plante-le  au  milieu 
de  cet  enfer,  qu'il  le  veuille  ou  qu'il  s'y  refuse  I  » 

A  entendre  les  morahstes  du  libelle  et  les  politiques  du 
feuilleton,  le  Christ  a  eu  tort  de  mettre  le  pied  dans  l'empire 
de  Satan,  de  briser  les  portes  de  notre  prispn  et  de  nous  con- 
quérir à  son  royaume.  Le  Sauveur  devait  ne  pas  intervenir  et 
laisser  libre  le  prince  des  ténèbres;  son  droit  était  le  bon, 
c'était  celui  du  plus  fort,  du  fort  armé.  Ce  sont  des  échappés 
coupables  qui  composent  la  chrétienté.  Chose  incroyable  I  la 
question  môme  des  intérêts  matériels  qui,  ailleurs,  tranche 
tout,  pour  eux,  d'emblée,  ne  fait  plus  rien  dès  qu'elle  se  mêle 
aux  intérêts  moraux.  Un  tyran  peut  tout  dès  qu'il  s'attaque  à 

1  Cours  de  droit  canon,  t.  II,  p.  292. 


CHAPITRE   XIV.  G29 

la  religion  ;  et  dévorât-il,  en  se  jouant,  les  biens,  l'honneur,  la 
vie  de  ses  sujets,  il  est  inviolable.  Ces  hommes  n'ont  de  pitié 
que  pour  les  monstres,  et  on  dirait  qu'ils  ne  tiennent  à  pleurer 
que  pour  l'enfer. 

L'Eghse  et  le  bon  sens  ont  d'autres  théories,  et  j'ai  l'espoir 
de  ne  scandaliser  personne  en  montrant  jusqu'où  peut  aller  la 
défense  des  faibles  et  la  protection  des  intérêts  sacrés.  «  Il  est 
faux,  écrit  saint  Grégoire  YII,  que  tout  homme  doive  obéir  à 
toute  personne  contre  son  Créateur,  lequel  doit  être  préféré  à 
tout  ;  mais  nous  devons  résister  à  celui  qui  s'enorgueillit  contre 
Dieu,  pour  que,  contraint  au  moins,  par  cette  nécessité,  il  ap- 
prenne à  revenir  dans  la  voie  de  la  justice  ^  »  Où  en  serions-nous 
donc,  grand  Dieu!  s'il  était  vrai  qu'un  roi,  qui  se  fait  suppôt 
du  diable,  fût  un  roi  sacré?  qu'un  Nemrod  pût  insulter  à  la 
face  de  Dieu  et  des  hommes,  sans  q'u'il  fût  permis  aux  hommes 
de  se  redresser  contre  lui  au  nom  de  Dieu?  un  Sennachérib 
emporter  le  nid  sans,  que  la  mère  battît  légitimement  de  l'aile 
ou  poussât  un  piaulis  sourd  de  conservation  sainte?  Eh  quoi  I 
le  cri  du  juste  n'aurait  d'autre  écho  sous  le  ciel  que  le  fré- 
missement de  l'universelle  terreur  sous  l'universelle  oppres- 
sion? Non,  l'humanité  n'est  pas  si  réprouvée,  pour  que  Dieu 
l'ait  jetée  pieds  et  poings  liés  aux  pieds  de  la  tyrannie,  liés, 
dis-je,  par  les  devoirs  de  la  religion  et  le  nœud  de  la  conscience. 
N'en  déplaise  aux  théologiens  de  l'adulation  :  ce  système  est 
trop  brutal  pour  être  vrai.  Il  n'y  a  point  de  droit  absolu  de  la 
force,  mais  une  force  absolue  du  droit.  Il  y  a  un  Dieu  pour  pro- 
téger les  faibles  qu'on  opprime,  qu'on  égorge,  qu'on  damne  ; 
et  Dieu,  c'est  l'Eglise  qui,  faible  aussi,  mais  toute-puissante  en 
sa  faiblesse,  se  présente,  comme  le  grain  de  sable,  aux  flots  des 
passions  et  dit  à  l'Océan  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin!  » 

Qu'on  déclame  tant  qu'on  voudra  contre  ces  conceptions  non 
tant  sublimes  que  profondément  sages  et  heureusement  con- 
servatrices de  la  vérité;  qu'on  épouvante  l'imagination  des 
simples  par  de  grands  mots  chimériques,  le  monstre  de  l'anar- 
chie déchaîné  au  milieu  des  trônes,  le  despotisme  sanguinaire, 

^  Extrav.,  xiii. 


630  HISTOIRF.    DE    LA    PAPAUTÉ. 

adoré  sur  l'autel  ;  que  nos  publicistes  soi-disant  positifs  ac- 
cueillent, le  sourire  sur  les  lèvres,  des  analogies  profondes 
bien  plus  que  naïves,  qui  traduisaient,  pour  nos  pères,  leurs 
croyances  vastes  et  sensées  :  le  soleil  et  la  lune  dans  le  monde, 
c'est-à-dire  le  sacerdoce  et  la  royauté  sur  la  terre,  celle-ci  étant 
le  satellite  de  celui-là  ;  les  deux  glaives  remis  à  Pierre,  pour 
qu'il  use  de  l'un  et  remette  l'autre  à  qui  saura  bien  en  user;  le 
corps  qui  doit  être  régi  et  l'âme  qui  doit  régir;  le  temps  qui 
doit  graviter  autour  de  l'éternité  et  autres  bonnes  images  qui 
ne  font  point  mal  sur  de  bonnes  raisons  ;  que  Bossuet  trouve 
cela  par  trop  populaire  et  qu'il  prenne  en  commisération  ces 
pauvres  jurisconsultes"' du  moyen  âge  qui  brouillent  tant  son 
droit  romain,  c'est-à-dire  païen  :  nous  ne  répondrons  point  sur 
le  même  ton.  Mais  qu'on  veuille  bien  nous  dire  ce  qu'on  pré- 
tend mettre  à  la  place  de  cet  ordre.  L'omnipotence  d'un  mo- 
narque déifié,  parce  qu'il  a  des  foudres  dans  ses  arsenaux  et 
sur  les  places  publiques?  On  n'oserait,  et  la  divinité  de  l'Eglise 
est  là  qui  demande  aussi  une  place.  L'indépendance  absolue 
de  la  royauté,  à  côté  de  l'indépendance  du  sacerdoce?  Mais, 
c'est  le  dualisme  social,  la  division  dans  le  monde,  et  le  chaos 
est  pire  avec  une  double  divinité  que  sans  Dieu.  Trouvez-moi 
des  prêtres  sans  corps,  des  rois  sans  âmes,  il  restera  encore  à 
trouver  des  peuples  ainsi  partagés,  et  alors  je  vous  laisse  faire. 
Mais  tant  que  ces  trois  se  pénétreront,  et  que  l'esprit  divin, 
l'âme,  la  chair  ne  formeront,  bon  gré  mal  gré,  qu'un  seul 
corps  social,  je  regarde  en  pitié  vos  rêves.  Il  faut  que  l'har- 
monie s'établisse;  que  le  pas  soit  à  l'esprit  divin  sur  l'âme 
humaine,  à  l'âme  sur  la  chair;  que  le  supérieur  domine  l'in- 
férieur ;  que  le  plus  faible  physiquement  soit  le  plus  fort 
moralement,  que  le  pouvoir  'exécutif  vienne  après  le  législatif, 
le  confirmant,  l'avertissant,  l'éclairant,  lui  résistant  même 
passivement  au  besoin,  comme  un  fiis  bien  né  fait  à  son  père 
qui  s'oublie,  mais,  ne  le  combattant  jamais;  que  les  calamités 
de  l'anarchie  soient  évitables,  mais  d'abord  celles  du  despo- 
tisme qui  les  amène  :  car  prêcher  uniquement  la  patience  pen- 
dant l'orage,  c'est  par  trop  l'inviter  à  se  déchaîner  :  voilà  un 


CHAPITRE   XIV.  '  631 

état  bien  réglé,  un  équilibre  de  république  bien  fait,  un  nœud 
social  lié  solidement,  un  avenir  humainement  bien  garanti*. 

A  ces  graves  raisons,  les  autorités  ne  font  pas  défaut.  Depuis 
l'Evangile,  le  pouvoir  n'est  pas  une  domination,  mais  un  ser- 
vice. C'est  la  doctrine  pure  des  capitulaires,  rédigés  de  la  main 
même  des  empereurs,  dans  un  code  où  leurs  successeurs 
lisaient  tous  les  jours  :  «  Un  roi  s'appelle  ainsi  parce  qu'il  doit 
marcher  droit.  S'il  agit  pieusement,  justement,  miséricordieu- 
sement,  c'est  avec  mérite  qu'on  le  nomme  roi  ;  s'il  manque  de 
ces  vertus,  ce  n'est  pas  un  roi,  c'est  un  tyran  ^.  »  C'est  la  théo- 
logie que  prêchait  saint  Léon  à  Léon  Auguste,  qui  applau- 
dissait, comme  Guillaume  P'  à  Grégoire  YII,  et  que  formule 
ainsi  saint  Grégoire  le  Grand  :  «  Que  le  royaume  terrestre 
fasse  le  service  du  royaume  céleste.  »  Et  voilà  pourquoi  le 
concile  de  Paris  sous  Louis  et  Lothaire  disait  :  a  Le  roi  est 
d'abord  le  défenseur  des  serviteurs  de  Dieu  ;  »  pourquoi  Nico- 
las II  avait  décrété  avant  saint  Grégoire  VII  :  «  Le  Christ  a 
donné  aux  bienheureux  Pierre,  porte-clefs  de  l'éternelle  vie, 
les  droits  de  l'empire  céleste  et  terrestre  tout  ensemble.  » 

Hincmar  de  Reims,  cet  homme  si  fidèle  aux  souverains  et  si 
ombrageux  vis-à-vis  des  Papes,  écrivait  ces  fortes  paroles,  qui 
ne  permettent  pas  l'ombre  de  résistance  :  «  Quelques  sages 
disent  que  ce  prince  (Lothaire)  est  roi  et  n'est  soumis  aux  lois 
et  aux  jugements  de  personne  que  de  Dieu  seul.  Je  réponds  : 
cette  parole  n'est  pas  d'un  chrétien  catholique,  mais  d'un  blas- 
phémateur extrême  et  plein  de  l'esprit  diabolique.  L'autorité 
apostolique  nous  avertit  que  les  rois,  eux  aussi,  ont  à  obéir  à 
leurs  préposés  dans  le  Seigneur...  Le  roi  n'est  soumis  aux  lois 
et  aux  jugements  d'aucuns  que  de  Dieu  seul  :  c'est  vrai  s'il  est 
bien  nommé  roi.  Un  roi  vraiment  roi  n'est  point  sujet  à  la  loi, 
car  la  loi  n'est  pas  posée  pour  le  juste,  mais  pour  les  injustes 
et  les  insubordonnés,  les  impies,  les  pécheurs...  Mais  tout 
adultère,  homicide,  injuste,  ravisseur  ou  esclave  d'autre  vice 
doit  être  jugé  secrètement  ou  publiquement  par  les  prêtres 

■•  Davin ,  Histoire  du  pape  Grégoire  VII,  passim.  — -  ^  Capitul.  reg.  addit. 
cap.  XXIV. 


Cù\^  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

qui  sont  les  trônes  de  Dieu,  sur  lesquels  il  siège  et  par  les- 
quels il  rend  ses  jugements*.  » 

Un  roi  de  France,  à  trois  siècles  de  là,  parlera  comme  l'ar- 
chevêque de  Reims.  Louis  VII  écrit  à  Alexandre  III  :  «  Que  le 
glaive  de  Pierre  soit  tiré  pour  venger  le  martyr  de  Cantorbéry  ; 
car  son  sang  crie  vengeance,  non-seulement  pour  lui,  mais 
pour  toute  TEglise.  » 

Saint  Thomas  tranche  la  question  en  trois  mots  :  «  Le  pou- 
voir temporel,  dit-il,  est  soumis  au  pouvoir  spirituel,  comme  le 
corps  à  l'âme,  et,  par  conséquent,  ce  n'est  pas  un  jugement 
usurpé,  si  le  préposé  spirituel  s'ingère  dans  les  choses  tem- 
porelles \  »  Sur  l'apostasie,  il  n'hésite  pas  à  dire  qu'elle  em- 
porte, ipso  facto  y  la  déposition  :  «  Sitôt  que  quelqu'un  est 
dénoncé  par  sentence  comme  excommunié,  pour  son  apostasie 
dans  la  foi,  par  le  fait  même,  ses  sujets  sont  détachés  de  son 
domaine  et  déliés  du  serment  de  fidélité  qui  les  attachait 
à  lui  ^  »  Sur  cette  question  du  temporel,  il  étend  le  pouvoir 
spirituel  jusqu'aux  princes  infidèles  :  a  La  distinction  des 
fidèles  et  des  infidèles,  dit-il,  considérée  en  soi,  n'enlève  pas  le 
domaine  et  le  commandement  des  infidèles  sur  les  fidèles. 
Mais  un  tel  droit  de  commandement  ou  de  domaine  peut  être 
enlevé,  justement  par  la  sentence  et  le  règlement  de  l'Eglise, 
qui  a  l'autorité  de  Dieu.  L'Eglise  toutefois  fait  tantôt  cela  et 
tantôt  ne  le  lait  pas\  » 

Pour  saint  Bonaventure,  cette  phrase  suffit  :  «  Les  prêtres  et 
les  pontifes  peuvent ,  avec  des  raisons  ,  écarter  les  rois  et 
déposer  les  empereurs,  comme  il  est  arrivé  souvent,  quand 
leur  malice  l'exigeait  ainsi  et  que  la  nécessité  de  la  république 
le  demandait  ^  » 

Bellarmin  a,  là-dessus,  des'  thèses  connues  et  Suarez,  dans 
sa  Défense  de  la  foi,  fait  écho  à  Bellarmin. 

En  1282,  Martin  IV  disait  à  la  face  de  l'Europe  :  «  Innocent  IV, 


^  De  (livorlio  Loth.  et  Tilbergœ.  Migne,  c.  vi,  p.  693.  —  ^  II  II,  ix,  60.  A. 
VI,  ad  3.  —  ^  II  II,  p.  12.  A.  ii.  —  '•  II  II,  p,  10.  A.  x.  —  ^  De  eccl.  hierarch., 
cap.  I. 


CHAPITRE   XIV.  633 

notre  prédécesseur,  d'heureuse  mémoire,  a  déposé  Frédéric  au 
concile  de  Lyon,  avec  l'approbation  du  concile  '.  » 

En  1302,  dans  la  bulle  Unam  sanctam,  Boniface  Ylll  décré- 
tera, parlant  après  saint  Bernard  :  «  Sur  le  siège  de  Pierre  est 
non-seulement  le  glaive  spirituel,  mais  le  temporel,  l'un  de- 
vant être  manié  par  l'Eglise,  l'autre  pour  l'Eglise  ;  l'un  dans  la 
main  du  prêtre,  l'autre  dans  la  main  des  rois  et  des  soldats  ;  à 
l'ordre  et  sous  l'approbation  du  prêtre  :  car  il  faut  que  le  glaive 
soit  sous  le  glaive  ;  »  et  il  conclut  par  ces  paroles,  que  cinq 
siècles  et  demi  n'ont  fait  que  rendre  plus  graves  d'autorité,  et, 
si  possible,  d'un  poids  plus  accablant  :  «  Qu'au  Pontife  romain 
toute  créature  humaine  soit  soumise,  nous  le  définissons  et 
prononçons  :  cela  est  absolument  de  nécessité  de  salut.  » 

Un  très-grand  nombre  d'auteurs,  même  français,  défendaient, 
dans  le  même  temps,  la  doctrine  catholique.  Nous  citerons 
seulement  Hugues  de  Saint-Victor^;  et  Durand,  De  origin. 
juridict.  '  ;  Jean  de  Paris,  dominicain  fameux  par  son  ardent 
esprit  de  discussion,  énonce,  dans  son  traité  De  regiâ  potestate 
et  populi,  consacré  à  la  défense  de  Philippe  le  Bel,  cette  pro- 
position :  Siprinceps  esset  hmreticus,  incorrigibilis  et  contemptor 
ecclesiasticœ  censurœ,  posset  Papa  aliquod  facere  in  populo,  lit 
privaretiir  ille  seculari  honore  et  deponereiur  à  populo"".  Gilles 
Colonna,  que  Cave  appelle  le  prince  des  théologiens,  et  Labbe, 
le  docteur  très -fondé,  Gilles,  précepteur  de  Philippe  le  Bel, 
soutient,  dans  un  traité  De  regimine  principuni,  la  doctrine 
même  de  saint  Thomas.  Nous  en  avons  pour  garants  Oudin, 
Tiraboschi  et  Tosti. 

Ces  autorités  et  ces  raisons  suffisent  pour  éclairer  la  question 
de  droit  divin.  En  voilà  donc  assez  sur  le  principe  ;  un  mot, 
maintenant,  de  l'apphcation. 

Le  droit  de  coaction  du  Saint-Siège  s'applique,  comme  tous 
les  droits,  suivant  les  possibilités  d'appUcation  que  lui  fournit 
rétat  social  :  tantôt  par  des  peines  purement  spirituelles, 
comme  l'excommunication  ;  tantôt  par  des  peines  à  effet  tem- 

'  Luc  d'Achéri,  Spicil.,  t.  III,  p.  685.  —  »  Lib.  II,  p.  II,  c.  iv.  —  '  Q.  II. 
—  *  G.  XIV. 


63  i  HISTOIRE    DE    LA    1»APAUTÉ. 

porel,  comme  la  dissolution  du  serment.  Et,  sans  aucun  doute, 
l'application,  d'ailleurs  très-diverse,  de  ces  peines,  relève  de 
l'Eglise  :  pour  les  censures  ecclésiastiques,  la  contestation  n'est 
pas  possible  :  Si  Ecdesiam  non  audierity  sit  siciit  ethnicus  ;  pour 
la  déclaration  de  nullité  du  serment,  pas  davantage  :  c'est  le 
sens  propre  du  quodcumque  ligaveris,  c'est  le  sentiment  una- 
nime des  docteurs,  c'est  l'oracle  même  du  sens  commun  et  la 
théorie  la  plus  lumineuse  pour  l'histoire. 

En  ce  qui  regarde  cette  déclaration  de  nullité,  il  faut  faire 
observer  qu'elle  dépose  virtuellement  le  prince.  L'Eglise  ne  dit 
pas  toujours  :  «  Vous  ne  pouvez  plus  obéir  en  aucun  cas,  » 
parce  que  le  serment  dissous  quant  à  l'obligation  de  conscience, 
peut  subsister  encore,  en  droit  naturel,  quant  à  ses  effets  qui 
n'intéressent  pas  la  conscience.  L'Eglise  dit  seulement  que  le 
fidèle  ne  peut  plus  obéir  pour  tout  ce  qui  est  obstacle  au  salut  ; 
et,  en  déliant  le  serment  sous  tous  les  rapports  dangereux, 
elle  a  rempli  suffisamment  la  fin  de  son  ministère.  En  cas- de 
tyrannie ,  ce  qui  est  une  autre  question ,  la  révolte ,  suivant 
l'opportunité,  peut  être  un  devoir,  comme  c'en  est  un  de  dé- 
poser un  tyran,  si  la  déposition  est  possible. 

Le  droit  divin  nous  conduit  à  ce  terme  ;  ici  nous  prend  le 
droit  public.  Dans  un  état  païen,  ou  simplement  non  chrétien, 
l'exercice  de  ce  droit  divin  de  l'Eglise  est  ou  impossible  ou 
diversement  difficile  ;  l'Eglise  dit  alors  à  ses  enfants  qu'ils  ont 
à  choisir  entre  l'apostasie  d'une  part,  et  de  l'autre,  les  vexations, 
l'exil  ou  le  martyre.  Mais,  dans  une  société  chrétienne,  dans 
une  société  qui  n'est  telle  que  par  la  subordination  de  l'Etat  à 
l'Eglise,  dans  une  société  dont  le  droit  attribue,  à  l'excommu- 
nication, des  effets  particuliers  et  laisse  à  la  dissolution  du 
serment  sortir  tous  ses  effets  temporels  :  dans  cette  société,  ce 
n'est  ni  la  révolte  du  peuple  ni  l'insurrection  des  seigneurs  qui 
assurent,  aux  peines  spirituelles,  leurs  résultats  sociaux  :  le 
Pape,  en  vertu  de  son  droit  divin,  lance  l'excommunication  et 
dissout  le  serment;  puis,  en  vertu  du  droit  positif,  il  dépose 
directement  et  ôte  toute  dignité  civile. 

Enfin,  ce  pouvoir  des  Papes  sur  les  souverains  n'a  entraîné 


CHAPITRE   XIV.  635 

que  de  minimes  inconvénients  compensés  par  dlmmenses 
avantages. 

On  a  cru  voir  ici  un  aliment  pour  l'ambition  des  Papes,  un 
avilissement  de  la  souveraineté,  une  source  de  guerres. 

L'ambition  et  les  prétentions  des  Papes,  en  vertu  de  ce 
pouvoir  dit  exorbitant,  sont  des  effets  d'imagination  ou  des 
inventions  de  mauvais  esprits.  Les  Papes  se  sont  toujours 
montrés  plus  que  modérés,  modestes.  Comme  souverains,  ils 
n'ont  rien  fait,  depuis  mille  ans,  pour  agrandir  leur  domaine 
temporel,  pas  plus  par  leur  droit  de  déposition  que  par  leur 
droit  de  suzeraineté.  Comme  arbitres  des  souverains  et  chefs  de 
r Eglise,  ils  n'ont  déposé  que  des  scélérats  couronnés,  qui, 
simples  particuliers,  eussent  dû  être  enfermés  dans  des  bagnes. 

L'avilissement  de  la  souveraineté  dans  l'esprit  des  peuples 
est  également  une  puérile  illusion.  Car  les  rois  eux-mêmes 
avaient  concouru  à  l'établissement  de  ce  droit,  et,  avec  l'esprit 
religieux  du  temps,  l'autorité  sacrée,  qui  contrôlait  leur 
puissance,  loin  de  l'avilir,  ne  pouvait  que  la  rehausser.  La 
quiétude  relative  des  temps  anciens  et  la  longue  durée  des 
vieilles  monarchies  en  fournissent  la  preuve.  Croit-on,  par 
hasard,  que  la  souveraineté  se  soit  placée  bien  plus  haut  dans 
l'esprit  des  peuples,  par  la  restauration  du  césarisme  dans  la 
personne  de  Louis  XIV  ou  par  les  caprices  révolutionnaires  de 
la  souveraineté  du  peuple.  L'histoire  moderne,  un  peu  mieux 
sue,  permet,  pour  nous-mêmes,  plus  d'humilité,  et,  à  l'égard 
de  nos  aïeux,  moins  de  hauteur. 

Les  guerres  qu'on  dit  allumées  par  le  conflits  des  deux 
puissances  n'ont  été  ni  nombreuses,  ni  universelles,  ni  longues, 
ni  sanglantes.  L'eussent-elles  été,  il  n'y  aurait,  eu  égard  aux 
intérêts  qu'elles  ont  sauvés,  nullement  à  s'en  plaindre.  En  tout 
état  de  cause,  il  faut  reconnaître  que  le  droit  public  les  avait 
prévenues,  qu'elles  n'ont  été  suscitées  que  par  l'indignité  des 
princes,  et  que  l'Eghse  n'en  doit  aucunement  subir  la  respon- 
sabilité. . 

Et  puis,  à  côté  de  ces  inconvénients  plus  ou  moins  chimé- 
riques, se  présentent  des  avantages  qu'on  ne  saurait  oublier 


03fi  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

sans  injustice.  Les  Papes  n'ont-ils  pas  été,  suivant  l'expression 
très-historique  de  J.  de  Maistre,  les  instituteurs,  les  sauveurs, 
les  génies  constituants  de  l'Europe?  N'est-ce  rien,  pour  leur 
gloire ,  d'avoir  maintenu  la  religion  florissante ,  sauvé  les 
droits,  conservé  les  mœurs,  assuré  la  tranquillité  publique  et 
appelé,  vers  mille  buts  glorieux,  toutes  les  forces  de  la  chré- 
tienté? Ceux  qui  étudient  l'histoire,  avec  un  esprit  libre,  n'en 
rapportent  pas  cette  jalousie  de  critique  basse,  qui  s'emporte 
en  déclamations  dont  l'ingratitude  le  dispute  à  l'ineptie. 

Que  conclure  maintenant?  Que  ces  idées  du  moyen  âge  ne 
sont  plus  de  notre  temps  ?  que  la  raison  moderne  ne  les  admet 
plus  ?  et  que,  si  les  siècles  passés  n'ont  pas  à  justifier  leurs 
préférences,  on  ne  peut  censurer  nos  institutions?  Tel  n'est 
point  notre  avis.  L'ordre  social  du  moyen  âge  est,  pour  les 
principes,  l'ordre  social  chrétien,  l'ordre  le  plus  en  harmonie 
avec  les  vérités  et  les  devoirs  de  la  foi,  l'ordre  le  plus  favorable 
au  progrès  dans  la  stabilité,  à  la  liberté  dans  la  tradition.  Avec 
des  sociétés  légalement  constituées  en  dehors  du  Christia- 
nisme, ce  droit  chrétien  est,  sans  doute,  provisoirement  inap- 
plicable ;  il  n'en  constitue  pas  moins,  en  soi,  un  ordre  social 
parfait,  et  tout  chrétien,  et  tout  homme  intelligent,  qu'il  porte 
la  parole  ou  la  plume,  n'importe,  doit  s'eff'orcer,  avec  un  zèle 
prudent,  de  ménager,  parmi  nous,  à  ces  principes,  une  nouvelle 
application. 


CHAPITRE  XV. 
l'influence  temporelle  Dfe  l'église  sur  les  sociétés  civiles 

DE   l'eUROPE. 

La  propriété  ecclésiastique,  la  puissance  temporelle  du  Saint- 
Siège,  la  création  catholique  du  Saint-Empire  et  le  pouvoir 
des  Papes  sur  les  souverains  sont  autant  de  faits  contraires  au 
séparatisme  gallican.  En  présence  de  ces  faits  bien  constatés 


CHAPITRE   XV;  637 

et  bien  compris,  il  faut,  de  deux  chose  l'une  :  ou  déclarer  que 
l'Eglise  n'a  jamais  rien  entendu  à  ses  droits  et  à  ses  devoirs, 
ou  répudier  la  théorie  contradictoire  du  séparatisme.  L'un  et 
l'autre  ne  se  peuvent  concilier  pas  plus  en  théorie  qu'en  pra- 
tique ;  un  juste  raisonnement  n'admet  ni  déclinatoire  ni  tierce 
alternative  :  le  gallicanisme  parlementaire  est  une  erreur 
criante  ou  l'histoire  de  l'Eglise  n'est  qu'une  longue  aberration. 

A  côté  de  ces  grands  faits,  il  y  a,  dans  les  détails  de  l'histoire, 
d'autres  sphères  d'action  temporelle  où  nous  retrouvons  égale- 
ment l'Eglise.  Si  nous  abaissons  nos  regards  sur  la  sphère 
inférieure  du  travail  et  de  la  richesse  ;  si  nous  les  reportons 
sur  la  sphère  plus  élevée  de  la  sécurité  des  personnes  et  de  la 
liberté  des  associations,  nous  retrouvons  partout  les  moines, 
les  Papes  et  les  évêques.  «  L'influence  de  l'Eglise  catholique, 
dit  la  bulle  JEterni  Patris  pour  la  convocation  du  concile  du 
Vatican,  l'influence  de  l'Eglise  et  de  sa  doctrine  s'exerce,  non- 
seulement  pour  le  salut  éternel  des  hommes^  mais  encore,  et 
personne  ne  pourra  prouver  le  contraire,  elle  contribue  au 
bien  temporel  des  peuples,  à  leur  véritable  prospérité,  au 
maintien  de  la  tranquillité  et  de  l'ordre,  au  progrès  même  et  à 
la  soUdité  des  sciences  humaines,  ainsi  que  les  faits  les  plus 
éclatants  de  l'histoire  sacrée  et  de  l'histoire  profane  le  montrent 
clairement  et  le  prouvent  constamment  de  la  manière  la  plus 
évidente.  » 

Nous  entrerons  un  instant  dans  cet  ordre  de  considérations. 

On  peut  ramener  la  vie  humaine,  malgré  la  variété  de  ses 
expansions,  à  un  seul  principe,  le  travail.  En  jetant  un  coup 
d'œil  sur  l'histoire  du  travail,  nous  verrons  comment  il  s'est 
développé,  par  l'action  de  l'Eglise  d'abord,  et  ensuite  sous  sa 
direction. 

I.  C'est  à  son  origine,  c'est  par  la  bouche  même  de  son  divin 
Fondateur  que  le  Christianisme  a  signalé  la  puissance  et  la 
vertu  du  travail.  C'est  Jésus-Christ  qui  a  donné  le  modèle  de  la 
liberté,  de  la  dignité,  de  la  sanctiflcation,  que  l'homme  peut  et 
doit  trouver,  par  l'accomphssement  généreux  et  sincère  de  la 
loi  du  travail. 


038  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

Les  apôtres,  les  pères  et  les  docteurs  de  la  société  chrétienne 
n'ont  fait  que  développer,  et  ils  l'ont  développée  merveilleuse- 
ment, par  leur  enseignement  et  par  leurs  actes,  cette  doctrine 
qui  est  une  des  bases  nécessaires  de  la  civilisation. 

Mais  c'est  surtout  quand  la  puissante  et  oppressive  organi- 
sation de  l'empire  romain  s'est  écroulée  sous  les  vices  et  sous 
la  corruption  intérieure,  non  moins  que  sous  Fépée  et  sous  le 
marteau  de  l'étranger,  c'est  après  le  grand  cataclysme  de 
l'invasion,  c'est  dans  la  constitution  des  sociétés  modernes, 
qu'est  apparue  toute  l'efficacité  des  leçons  du  Christianisme. 

On  n'y  fait  pas  assez  attention  et  il  ne  faut  pas  Se  lasser  de  le 
répéter  :  le  monde  était  tombé  dans  le  chaos,  quand  les  flots 
de  la  barbarie  l'ont  inondé,  et  l'Eglise  seule  a  pu  faire  sortir 
de  ce  chaos  la  liberté,  l'ordre,  la  paix,  la  justice. 

Depuis,  les  éléments  de  la  vie  humaine  et  de  la  vie  munici- 
pale, que  le  fisc  avait  tarie  et  anéantie,  jusqu'à  la  législation 
des  Etats,  jusqu'à  la  formation  des  royautés  nouvelles,  jus- 
qu'aux assemblées  délibérantes,  jusqu'à  la  protection  des 
petits  et  des  faibles,  jusqu'au  salut  des  lettres  et  des  arts,  jus- 
qu'à la  sainteté  de  l'union  conjugale  et  au  maintien  de  la 
famille,  tout  est  dû  à  l'action  créatrice,  persévérante,  infati- 
gable de  l'Eglise. 

Mais  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  du  travail  intellec- 
tuel et  moral;  nous  n'avons  à  nous  occuper  que  du  travail 
physique. 

Pour  ce  travail  des  mains,  l'Eglise  a  ouvert  une  grande  école, 
c'est  le  monastère.  Cette  école  date  des  premiers  temps  ;  elle 
apparaît,  en  Orient,  avec  les  Antoine,  les  Pacôme,  les  Hilarion, 
au  milieu  de  la  décadence  de  l'empire;  elle  se  constitue  avec 
les  cénobites,  et  se  place  en  face  de  l'invasion  naissante  comme 
en  face  de  la  corruption  agonisante. 

Or,  qu'apprenaient  ces  moines  au  mondé  étonné  ?  La  charité 
et  la  prière  sans  doute,  mais  aussi  le  travail.  Le  travail,  dit 
Montalembert,  c'était  le  «  pivot  de  la  vie  monastique.  »  Le  tra- 
vail était  une  des  premières  lois  de  la  règle  de  Saint-Basile, 
l'instituteur  des  cénobites  en  Orient.  C'est  «  un  devoir  perpé- 


CHAPITRE   XV.  639 

luel,  »  dit  le  fondateur,  et  si  étroit  qu'il  prime  le  jeûne  :  «  Si  le 
jeûne  vous  interdit  le  labeur,  il  vaut  mieux  manger!  comme 
des  ouvriers  de  Jésus-Christ.  »  Et  entendez  bien  quel  était  ce 
travail  :  «  Qui  nous  rendra,  dit  saint  Grégoire  de  Nazianze,  ces 
jours  où  nous  travaillions  ensemble  du  matin  au  soir  I  Où  nous 
plantions,  où  nous  arrosions  nos  arbres  I  où  nous  traînions 
ensemble  ce  lourd  cliarriot  dont  les  marques  nous  sont  si 
longtemps  restées  aux  .mains  I  »  Oui ,  et  ces  mains  ont  été 
consacrées  par  l'huile  sainte,  et  ce  travailleur  devint  un 
évêque,  un  patriarche  de  Constantinople,  un  docteur  de 
l'Eglise. 

Avec  le  grand  Athanase,  exilé  et  proscrit,  l'esprit  cénobi- 
tique  avait  passé  eîi  Occident  et  s'était  implanté  au  centre  de 
l'Eglise,  à  Rome,  sous  le  patronage  fécond  de  la  Chaire  apos- 
tolique. 

Là,  il  reçut  le  beau  nom  de  <(  religion  >)  et  la  vie  V7'aiment 
religieuse  fut  fondée  à  jamais.  Tout  y  concourt  avec  un  admi- 
rable élan,  les  vierges  et  les  veuves,  les  jeunes  gens  et  les 
vieillards,  les  pauvres  et  les  riches,  les  courtisans  et  les  nobles. 
Ces  noms  éclatants  qui  avaient  disparu  de  l'histoire  dans  le 
cloaque  impérial,  dit  Montalembert,  reparaissent  ainsi  pour 
jeter  un  dernier  rayon  destiné  à  ne  jamais  pâlir. 

Ce  rayon  est  une  gloire  dans  laquelle  figurent  les  Paule,  les 
Eustochie,  les  Mélanie,  les  Fabiola  pour  les  femmes,  et  pour 
les  hommes,  saint  Jérôme,  saint  Ambroise,  saint  Augustin, 
saint  Martin,  saint  Vincent  de  Lérins,  saint  Victor  de  Marseille, 
saint  Séverin  et  la  plupart  des  fondateurs  de  nos  Eglises  des 
Gaules. 

Partout  et  toujours,  dans  les  instituts  du  désert,  des  cam- 
pagnes ou  des  villes,  le  travail  garde  sa  place  privilégiée. 

Saint  Augustin  est  d'une  énergie  admirable  à  imposer  cette 
loi  ;  il  veut  qu'on  y  astreigne  les  plébéiens  qui  fuient  le  joug 
des  impôts  :  «  Il  ne  faut  pas,  dit-il,  que  de  simples  ouvriers 
soient  oisifs  là  où  l'on  voit  travailler  des  sénateurs,-  ni  que  des 
paysans  fassent  les  renchéris  là  où  viennent  immoler  leurs 
richesses  les  seigneurs  de  si  vastes  patrimoines.  »  On  peut 


640  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

bien  chanter  en  travaillant,  «  comme  le  font  les  rameurs  et  les 
ouvriers,  »  et  lui-même  soupire  «  après  ce  labeur  régulier  et 
modéré,  qui  partage  la  journée  entre  le  travail  manuel,  la  lec- 
ture et  l'oraison,  et  qui  est  l'œuvre  des  moines  *.  » 

Faut-il  encore  citer  le  Thaumaturge  des  Gaules,  qui,  appelé 
par  la  mort,  consent  à  la  prolongation  de  son  pèlerinage  en 
répétant  la  devise  de  l'ordre  monastique  :  Non  i^ecuso  laborem. 

A  Lérins,  quelle  existence  remplie  d'études  et  de  fatigues  1 
A  Saint- Victor,  la  vieille  forêt,  dont  la  sombre  horreur  avait 
effrayé  la  légion  de  Rome  et  où  César  avait  dû,  de  son  bras 
conquérant,  porter  le  premier  coup  de  cognée,  à  Saint- Victor, 
les  chênes  tombaient  devant  les  solitaires,  pour  céder  la  place 
aux  moissons.  L'Auxois  devait  sa  fertilité  à  saint  Jean  de 
Réomé  ;  l'Auvergne,  la  si  riche  Limagne,  aux  compagnons  de 
saint  Austremoine  ;  le  Jura,  son  industrie  de  meubles  en  buis 
à  saint  Viventiole. 

Ces  moines,  même  avant  saint  Benoit,  sauvèrent  le  travail  en 
le  sanctifiant.  Au  milieu  des  populations  abâtardies  par  le  joug 
impérial,  dit  Montalembert,  les  moines  représentèrent  la 
liberté  et  la  dignité,  l'activité  et  le  travail.  C'étaient  avant  tout 
des  hommes  libres,  qui,  après  s'être  dépouillés  de  leurs  biens 
patrimoniaux,  vivaient  moins  encore  d'aumônes  que  du  pro- 
duit de  leur  labeurs,  et  qui  anoblissaient  ainsi  les  plus  durs 
travaux  de  la  terre  aux  yeux  de  ce  triste  monde  où  le  travail 
agricole  n'était  plus  que  la  charge  à  peu  près  exclusive  des 
esclaves.  Eux  seuls  rappellent  au  monde  les  beaux  jours  de 
Cincinnatus. 

Alors  paraît  saint  Benoît.  Le  noble  enfant  de  la  race  Anicia 
réunit  près  de  lui  les  compagnons  de  son  dévouement  et  de  la 
foi.  Ce  sont  les  hommes  de  l'Occident,  et  c'est  pour  l'Occident 
qu'il  écrit,  sous  l'inspiration  d'en  haut,  la  règle  de  cette  école 
de  servage  divin,  où  il  ne  sera  établi  rien  de  trop  rigoureux, 
rien  de  trop  lourd,  et  où  le  travail  et  l'obéissance  sont  les  deux 
pierres  fondamentales  de  l'œuvre.  «(  L'oisiveté,  dit  saint  Benoit, 
est  l'ennemie  de  l'âme.  »  Aussi  sept  heures  sont  ménagées 

<  De  opère  monachorum. 


CHAPITRE   XV.  64 J 

dans  le  jour,  sept  heures  pour  le  travail  des  mains  et  deux 
heures  pour  la  lecture.  Telle  est  l'obligation  du  frère,  après  que 
sept  fois  dans  la  même  journée  il  a  chanté  les  louanges  de 
Dieu. 

Travail  de  mains,  disons-nous.  Ainsi,  pour  l'agriculture,  si 
la  pauvreté  du  lieu  oblige  les  frères  à  rentrer  eux-mêmes  leurs 
récoltes,  qu'ils  ne  s'en  affligent  pas,  car  ils  seront  vraiment 
moines  s'ils  vivent  du  travail  de  leurs  mains.  Pour  les  arts  et 
métiers  :  «  Ceux  qui  savent  un  métier  l'exerceront  avec  la  per- 
mission de  l'abbé.  Chaque  monastère  a  des  jardins,  un  moulin, 
une  boulangerie,  des  ateliers  divers,  et  toute  la  communauté 
fournit  à  ses  propres  besoins.  L'hospitalité,  en  outre,  est  exer- 
cée envers  tous,  de  la  façon  la  plus  gracieuse  et  la  plus  cor- 
diale :  «  Qu'on  reçoive  tout  étranger  comme  si  c'était  le  Christ 
lui-même,  car  c'est  le  Christ  lui-même  qui,  un  jour,  nous  dira  : 
«  J'ai  été  étranger  et  vous  m'avez  reçu.  » 

Qu'on  veuille  bien,  si  on  le  peut^  se  figurer  par  la  pensée 
ce  que  devait  opérer  une  telle  institution  au  milieu  des  débris 
corrompus  de  la  société  romaine  et  en  face  des  envahissements 
sauvages  de  la  barbarie,  et  on  mesurera  l'œuvre  de  saint 
Benoit. 

Les  résultats  furent  immédiats  et  ils  furent  immenses. 

Ce  sont  les  moines  qui,  comme  saint  Léonor  de  Bretagne, 
apportent,  Triptolémes  chrétiens,  la  charrue  et  le  blé  dans  les 
contrées  sauvages,  et  arrachent  les  bois  pour  y  semer  le  fro- 
ment. 

Cette  œuvre  du  défrichement  par  l'aménagement  des  eaux, 
des  bois  et  des  terres,  cette  conquête  par  les  céréales  est  le 
grand  bienfait  des  monastères  francs.  Pendant  des  siècles,  les 
moines  continuèrent  à  entamer,  sans  relâche,  les  grandes 
masses  forestières,  à  les  percer,  à  les  diviser,  à  les  éclaircir  et 
à  les  remplacer  çà  et  fà  par  de  vastes  clairières,  qui  s'agran- 
dissaient sans  cesse  pour  être  mises  en  culture.  Ils  apportaient 
le  travail,  la  fécondité,  la  force,  l'intelligence  et  la  vie,  dans- 
ces  sohtudes  jusqu'alors  abandonnées  aux  bêtes  fauves  et  au 
désordre  stérile  de  la  végétation  spontanée.  Ils  consacraient 
IV.  4i 


645  HTSTOÎBE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

leur  vie  entière  à  transformer  en  gras  pâturages,  en  champs 
soigneusement  labourés  et  ensemencés,  un  sol  hérissé  de  hal- 
liers  et  de  bois. 

Et  de  préférence,  ils  s'attaquaient  aux  terrains  les  plus 
rudes,  les  plus  ingrats,  les  plus  malsains.  On  les  voit  sans  cesse 
atteindre,  dans  leurs  explorations  et  leurs  établissements,  l'ex- 
trême limite  des  fouilles  humaines  ;  disputer  aux  glaces,  aux 
sables,  aux  rochers,  les  derniers  fragments  du  sol  cultivable  ; 
s'installer  tantôt  dans  un  marécage  réputé  jusqu'alors  inac- 
cessible, tantôt  dans  des  sapinières  constamment  chargées  de 
frimas. 

Ainsi  saint  Brieuc  fertilise  les  vallées  qui  n'avaient  connu 
que  les  sombres  allées  des  druides  ;  ainsi  saint  Sanson  plante 
de  vastes  vergers  près  de  Dol  et  y  introduit  le  pommier,  cette 
vigne  de  l'Armorique.  Les  ceps  du  Midi  sont  portées  dans  le 
centre  ;  les  abeilles  sont  naturalisées  sur  les  bords  de  la  mer  ; 
saint  Fiacre  transforme  en  un  vaste  jardin  la  plus  belle  portion 
de  la  Brie  et  laisse  aux  horticulteurs  son  nom  pour  patronage. 
Devant  lui  comme  devant  saint  Goëznon,  la  terre  s'entr'ouvre 
et  forme  d'elle-même  ce  fossé  qui  enclora  l'espace  conquis 
pour  les  liqueurs  et  les  fruits  destinés  aux  pauvres  voyageurs. 

L'abbé  Théodulphe  de  Reims  laboura  pendant  vingt-deux  ans 
avec  ses  deux  bœufs,  qui  faisaient  plus  de  besogne  que  trois  et 
quatre  autres  paires  :  à  sa  mort,  la  charrue  fut  suspendue  dans 
une  église  et  vénérée  comme  une  relique.  Ahl  certes,  répéte- 
rons-nous avec  Montalembert ,  «  il  semble  que  nous  la  con- 
templerions avec  émotion,  cette  charrue  de  moine,  deux  fois 
sacrée,  par  la  religion  et  par  le  travail.  Pour  moi,  je  sens  que 
je  la  baiserais  aussi  volontiers  que  l'épée  de  Charlemagne  ou 
la  plume  de  Bossuet.  » 

Cruce  et  aratro  :  «  Par  la  croix  et  la  charrue  :  »  voilà  la  de- 
vise qui  a  vaincu  les  rébellions  du  sol  et  la  barbarie  des  âmes. 
Quelles  impressions  ne  produisaient  pas  sur  les  peuplades  enva- 
hissantes, pleines  de  mépris  pour  les  métiers  et  la  culture,  uni- 
quement confiantes  aux  armes  et  à  la  force,  ces  religieux,  ces 
prêtres,  ces  frères,  qui  presque  tous  étaient  descendus  des 


CHAPITRE  XV.  643 

hauts  degrés  de  la  vie  sociale,  qui  venaient  s'abriter  sous  la 
bure,  embrassaient  la  pauvreté  volontaire,  et  rehaussaient  de 
leur  dignité  et  de  leur  abnégation  le  simple  et  humilié  travail 
des  mains!  Ces  barbares  s'étonnaient,  puis  admiraient.  Il  se 
faisait,  dans  leur  esprit,  une  révolution  singulière,  et,  peu  à 
peu,  ils  s'inclinaient  devant  ces  anges  de  la  solitude,  et  leur 
mépris  se  changeait  en  vénération. 

Et  les  malheureux  vaincus,  les  colons,  les  serfs  de  la  glèbe, 
quels  exemples,  quelles  consolations,  quelles  secours  ne  trou- 
vaient-ils pas  dans  ces  travailleurs  consacrés  ?  L'hospitalité  les 
accueillait,  large  et  généreuse,  dans  l'enceinte  du  monastère. 
A  la  moindre  alarme,  les  bergers,  les  laboureurs,  les  femmes, 
les  enfants  se  mettaient  à  couvert  derrière  ces  murs  souvent 
fortifiés  et  beaucoup  plus  respectés  que  les  hautes  tours  et  les 
fossés  profonds.  Le  sanctuaire  leur  offrait  son  asile  ou  son  re- 
fuge, devant  lesquels  s'arrêtaient  le  brigandage  ou  l'invasion. 

Les  métairies  du  couvent  étaient  de  vraies  fermes  modèles, 
qui  répandaient  les  meilleurs  procédés  de  culture. 

Enfin  les  pauvres  habitants  des  campagnes  recevaient  les 
bienfaits  de  l'instruction  dans  l'école  monastique  et  l'enseigne- 
ment de  la  vertu  dans  les  prédications  de  l'Eglise.  «  Il  faut, 
ordonnait  un  concile  de  Rome,  dès  650,  que  les  prêtres  aver- 
tissent tous  leurs  paroissiens,  qu'il  faut  laisser  assister  à  la 
messe,  au  moins  les  jours  de  dimanche  et  de  fête,  les  bouviers, 
les  porchers,  les  autres  pâtres,  les  laboureurs  et  tous  ceux  qui 
demeurent  continuellement  dans  les  champs  et  dans  les  bois  et 
y  vivent  comme  des  bêtes.  »  Or,  c'était  pour  le  service  spirituel 
de  ces  délaissés  que  les  moines  allaient  fonder  chapelles  et 
oratoires  dans  les  Heux  les  plus  sauvages  et  les  plus  inacces- 
sibles. 

Et  peu  à  peu  les  chaumières  se  groupaient  près  des  cellules 
et  les  familles  des  paysans  se  multipliaient  autour  de  la  famille 
virginale,  du  monastère. 

Ici  se  dévoilent  les  origines  d'un  nombre  infini  de  bourgades, 
de  villes  et  de  cités  ;  des  provinces  et  des  nations  n'ont  pas 
d'autres  sources. 


64 i  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

Que  nous  disent  les  villes  actuelles  de  Saint-Brieuc,  Saint* 
Malo,  Saint-Léonard,  Saint- Yrieix,  Saint-Julien,  Saint-Calais, 
Saint-Maixent ,  Saint-Servan  ,  Saint- Valéry,  Saint-Ricquier , 
Saint-Omer,  Saint-Pol ,  Saint- Amand,  Saint-Quentin,  Saint- 
Venant,  Saint-Vincent,  Saint-Germain,  Saint-Pardoux,  Saint- 
Dié,  Saint- Avold,  Saint-Sever?  Ce  sont  là  autant  de  noms  de 
saints  et  qui  plus  est  de  moines. 

Veut-on  une  plus  ample  démonstration?  Est-il  besoin  de 
rappeler,  au  seizième  siècle,  la  merveille  des  réductions  du 
Paraguay  et  de  la  civilisation  implantée,  au  prix  de  leur  sang, 
par  les  missionnaires  des  deux  Indes  ? 

Aujourd'hui  quels  sont  les  vrais,  presque  les  seuls  pionniers 
de  la  société  chrétienne  et  française,  sur  la  terre  d'Afrique  ! 
Qui,  sinon  les  trappistes  de  Staouëli  et  les  jésuites  des  orphe- 
linats agricoles. 

Ahl  aujourd'hui  comme  il  y  a  quatorze  siècles,  semblables 
aux  barbares  de  la  Germanie,  les  barbares  de  l'Islam,  les  cou- 
reurs du  désert,  les  fils  errants  d'Ismaël  s'arrêtent  stupéfaits 
devant  la  robe  blanche  du  moine  qui  trace  le  sillon,  devant  le 
vêtement  noir  du  religieux  qui  guide  les  jeunes  agriculteurs 
dans  les  défrichements.  Ils  restent  rêveurs  quand  ils  se 
prennent  à  penser  que  ces  travailleurs,  courbés  sous  la  chaleur 
du  jour,  sont  des  marabouts  chrétiens,  des  prêtres,  et  que  ces 
mêmes  mains,  qui  tiennent  la  charrue,  élèvent,  vers  le  ciel,  le 
corps  et  le  sang  du  Sauveur  du  monde.  Alors  leur  respect  in- 
volontaire pour  le  sacerdoce  s'étend  jusqu'au  labour  et  honore 
le  travail  dans  la  sainteté. 

Voilà  ce  qu'a  fait,  voilà  ce  que  fait  encore,  ce  que  fera  tou- 
jours, pour  le  travail,  la  richesse  et  l'émancipation,  le  travail 
monastique. 

II.  L'Eglise  ne  se  contenta  pas  d'aménager,  par  le  travail  des 
moines,  les  eaux,  les  bois  et  les  terres;  elle  ne  se  contenta  pas 
d'offrir  l'exemple  d'une  culture  sagement  entendue  et  résolu- 
ment pratiquée  :  elle  rapprocha  les  hommes,  elle  les  convertit, 
elle  leur  présenta,  dans  le  régime  administratif  du  monastère 
ou  de  l'église  locale,  l'enseignement  de  la  vie  commune.  Lu 


CHAPITRE    XV.  64 O 

était  en  germe  l'idéal  de  la  famille,  la  miniature  de  la  cité,  le 
modèle  de  la  vie  sociale  pour  le  maniement  en  commun  des 
affaires  publiques. 

Pour  réaliser  ce  programme  d'espérance,  il  fallait  des 
hommes,  c'est-à-dire  la  chose  du  monde  que  l'antiquité  avait 
le  moins  connue  et  que  la  barbarie  n'avait  pas  formée.  Le  pre- 
mier moyen  qu'employa  l'Eghse  pour  les  recruter,  fut  l'aboli- 
tion de  l'esclavage.  Chez  les  Romains,  l'esclave  n'était  pas  une 
personne,  c'était  une  chose  animée,  un  outil  vivant.  Le  maître 
le  tenait  à  l'étable  et  le  conduisait  au  travail  comme  une  bête 
de  somme;  il  pouvait  l'abandonner  malade,  le  jeter  aux 
murènes,  le  tuer  pour  s'en  défaire  ou  se  délasser.  Chez  les 
barbares,  la  condition  des  esclaves  était  adoucie  :  ils  étaient 
reconnus  comme  personnes,  pouvaient  contracter  mariage, 
déposer  devant  les  tribunaux,  trouver  asile  dans  les  églises, 
protection  contre  les  juifs  et  les  marchands.  L'Eglise  ne  pou- 
vait les  rendre  d'emblée  à  la  liberté  ;  l'esclavage  était  enraciné 
dans  les  idées,  les  mœurs,  les  lois,  mêlé  à  tous  les  intérêts.  En 
y  portant  une  main  imprudente,  on  eût  provoqué  des  ca- 
tastrophes et  retardé  l'œuvre  en  voulant  trop  vite  l'accomplir. 
Du  moins,  l'Eglise  opposa  à  l'esclavage  la  puissance  de  ses 
principes,  et,  par  un  ensemble  de  pratiques  religieuses,  par 
son  action  sur  les  seigneurs  féodaux,  sur  les  princes,  sur  les 
événements  politiques,  elle  lima  insensiblement  les  chaînes  de 
l'esclavage.  A  un  moment  donné,  sans  autre  cause  que  l'action 
ecclésiastique,  on  vit  dans  toute  l'Europe,  l'esclavage  antique 
disparaître  et  céder  la  place  au  servage. 

La  condition  des  serfs  était  intermédiaire  entre  l'esclavage 
et  la  liberté  personnelle.  Ainsi  le  serf  était  attaché  à  la  terre 
qu'il  cultivait;  il  ne  pouvait  ni  en  être  séparé  par  force,  ni  s'en 
séparer  par  caprice  :  la  terre  était  l'escabeau  de  ses  pieds. 
Ainsi  il  était  obligé,  si  femme  il  prenait,  de  prendre  femme 
dans  sa  seigneurie;  et,  s'il  avait  droit  de  propriété,  il  n'avait 
pas  la  libre  disposition  de  ses  biens.  Mais  en  payant  des  droits 
de  for-fuyance  et  de  for-mariage^  il  pouvait  briser  les  liens 
qui  l'attachaient  à  telle  terre  et  prendre  femme  où  bon  lui 


r>40  HISTOIRE    DK    LA    PAPAUTE. 

semblait.  De  plus  il  recouvrait  sa  pleine  liberté,  s'il  était  frappé 
d'une  manière  injuste,  si  injure  était  faite  à  son  épouse  ou  à 
ses  enfants.  D'ailleurs  l'Eglise,  qui  avait  dicté  cette  fraternelle 
législation,  venait  directement  au  secours  des  serfs.  On  s'af- 
franchissait en  prenant  la  robe  du  moine  ou  le  bourdon  du 
croisé  ;  la  veille  de  la  Nativité,  deux  serfs  .devenaient  libres 
pour  l'honneur  de  l'Enfant  divin  ;  les  confesseurs  imposaient, 
comme  pénitence,  l'affranchissement  des  serfs;  enfin  les  for- 
mules d'affranchissement  nous  disent  que  le  seigneur,  abbé  ou 
baron,  était  toujours  mu,  dans  ses  actes,  par  des  motifs  re- 
ligieux. 

En  devenant  hommes  libres,  la  plupart  des  serfs  ne  possé- 
daient rien.  Les  seigneurs,  pour  ne  pas  faire  d'un  bienfait  un 
malheur  plus  grand,  donnèrent  à  chaque  individu  une  chau- 
mière et  quelques  terres  pour  nourrir  sa  famille.  Ce  don 
diminuait  la  fortune  du  seigneur  ;  pour  se  dédommager,  il  se 
réservait:  ici,  quelques  jours  de  corvée;  là,  le  dixième  du 
revenu  des  biens  donnés  ;  ailleurs,  une  rente  en  argent,  fixe, 
mais  toujours  faible  et  de  nature  à  diminuer  sans  cesse  par 
suite  de  la  dépréciation  constante  du  numéraire  et  du  prix 
toujours  croissant  des  terres  en  culture.  Telle  fut  l'origine  de 
ces  fameux  droits  féodaux  sur  lesquels  il  serait  temps  de  ne 
plus  déraisonner  ;  telle  fut,  en  particulier,  l'origine  de  la  dîme^ 
dont  le  rétablissement,  impossible  aujourd'hui,  n'est  souhaité 
par  personne,  et  redouté  surtout  de  ceux  qui  pourraient  en 
profiter.  L'impôt  du  dixième  excite  des  peurs  folles ,  et  nous 
payons  l'impôt  du  cinquième,  parfois  du  tiers! 

Serfs  ou  hommes  hbres,  les  habitants  du  pays  trouvaient  à 
l'éghse  ou  au  monastère  aide  et  assistance.  Les  pauvres,  ces 
bien-aimés  de  Jésus-Christ,  étaient  naturellement  les  premiers 
à  s'en  ressentir.  Les  clercs  et  les  moines  distinguaient  trois 
classes  de  pauvres  :  les  pauvres  ambidants,  \ç,^  pauvres  atta- 
chés à  la  maison  et  les  pauvres  honteux,  que  la  main  de  la 
charité  nourrissait,  comme  la  main  de  Dieu  nourrit  l'homme, 
en  se  cachant.  Le  nombre  de  ces  pauvres  variait  avec  les  temps 
et  les  circonstances  ;  il  était  considérable  et  augmentait  surtout 


CHAPITRE   XV.  647 

dans  les  années  de  disette.  On  leur  donnait  du  pain  blanc,  des 
légumes,  du  lard,  les  restes  du  repas  et  les  portions  des  clercs 
ou  des  religieux  mis  en  pénitence.  Il  y  avait  aussi  des  distri- 
butions de  vêtements.  Lorsqu'un  de  ces  malheureux  tombait 
malade,  il  était  reçu  à  l'infirmerie  des  pauvres  et  souvent  il 
s'endormait  dans  le  baiser  du  Seigneur,  au  milieu  des  béné- 
dictions des  prêtres. 

Les  plus  intéressants  des  pauvres,  les  enfants,  trouvaient 
dans  les  écoles  presbytérales,  cathédrales  et  monastiques,  le 
bienfait  de  l'éducation.  L'enseignement  primaire  était  court, 
mais  substantiel  :  il  avait  uniquement  pour  but  de  préparer  à 
remplir  les  devoirs  de  sa  condition  et  à  porter  le  fardeau  de  la 
vie.  Ceux  des  enfants  qui  donnaient  des  marques  d'intelligence 
trouvaient,  à  une  école  supérieure,  des  maîtres  pour  l'élever 
plus  haut.  L'enseignement  était  gratuit  à  tous  les  degrés. 

Ainsi,  à  côté  des' œuvres  propres  de  l'Eglise,  à  côté  des 
églises  et  des  monastères,  nous  voyons  se  dessiner  tous  les 
linéaments  de  la  société  civile.  L'état  des  terres  et  l'état  des 
personnes  s'établissent  dans  le  sens  de  la  propriété  et  de  la 
liberté  ;  les  écoles  se  fondent  et  se  développent  ;  les  hôpitaux 
s'établissent  ;  et  tout  cela  se  fait,  sinon  par  l'action  propre, 
du  moins  sous  la  direction  et  l'inspiration  de  la  sainte 
Eglise,  au-milieu  des  bénédictions  de  la  Chaire  apostolique. 

Voyons  maintenant  s'affermir  et  s'étendre  toutes  ces  insti- 
tutions. 

Déjà,  chose  singulièrement  digne  de  remarque,  l'Eglise 
couvre  d'une  sorte  d'inviolabilité  le  travail  agricole,  et  des 
instruments  de  ce  travail  elle  fait  un  refuge.  En  1096,  un 
concile  tenu  à  Rome  défend  «  sous  les  peines  les  plus  sévères 
de  jamais  inquiéter  les  laboureurs  qui  étaient  à  la  charrue  ou  à 
la  herse,  et  de  toucher  aux  chevaux  et  aux  bœufs  qu'ils  em- 
ploient à  ces  travaux.  »  Bien  plus,  le  même  concile  déclarait 
que  les  paysans  menacés  pouvaient  «  courir  à  la  charrue  et 
s'abriter  derrière  elle  ;  elle  leur  devenait  un  asile  inviolable'.  » 

^  Guérard,  Prolégom.  du  Polyptique  d7rmmon.— Consultez  Léop.Delisle, 
Etudes  sur  les  conditions  de  la  classe  agricole  en  Normandie. 


fiiS  HISTOIRK    ItK    l.A    PAPAUTÉ. 

Pour  exprimer  d'une  manière  plus  saisissante  encore  l'inviola- 
bilité des  charrues  et  des  laboureurs,  on  les  mit  sur  le  môme 
rang  que  la  terre  sacrée  où  reposent  les  morts  :  la  religion  des 
tombeaux  protégea  le  labour  qui  nourrit  les  vivants.  Les 
charrues  dans  les  champs  et  les  paysans,  dit  un  concile  de 
Londres  en  1142,  doivent  goûter  le  même  repos  que  dans  les 
cimetières,  s'ils  y  étaient. 

Auparavant,  saint  Grégoire  avait  donné  l'exemple  de  la  plus 
touchante  sollicitude  pour  la  condition  des  agriculteurs,  serfs 
encore,  mais  serfs  de  l'Eglise  romaine,  qui  peuplaient  les  do- 
maines pontificaux  en  Sicile  ;  et  le  protestant  Guizot,  en  ren- 
dant hommage  à  cet  illustre  Pontife,  fait  cette  profonde 
remarque  :  «  On  comprend  que  les  peuples  fussent  empressés 
de  se  placer  sous  la  domination  de  l'Eglise  ;  les  propriétaires 
laïques  étaient  fort  loin  alors  de  veiller  ainsi  sur  les  conditions 
des  habitants  de  leurs  domaines'.  » 

Pour  le  travail  industriel ,  l'Eglise  prend ,  sous  sa  tutelle 
toute-puissante,  les  artisans  et  les  ouvriers  ;  elle  les  groupe  en 
association,  en  communautés,  en  universités  ;  elle  donne  à  ces 
réunions  le  caractère,  jusque-là  reconnu,  de  fraternité  chré- 
tienne, elle  en  fait  des  «  confréries  »  et  elle  les  met  sous  l'égide 
inviolable  de  la  société  spirituelle,  en  étendant  jusqu'à  elle  les 
immunités  dont  elle  jouit.  La  bannière  du  patron  devient  le 
premier  étendard  de  la  liberté  du  travail.  Devant  ce  signe  sacré, 
l'oppression  sarrête  et  l'affranchissement  commence. 

Le  travail  industriel  et  le  travail  agricole  grandissent  donc 
sous  la  protection  de  l'Eglise,  par  la  propriété  et  la  liberté. 
Mais  ce  qu'il  faut,  au  travail,  avec  la  liberté  et  la  propriété, 
c'est  la  sécurité,  c'est  la  paix. sous  le  coup  des  invasions  nor- 
mandes, après  la  chute  lamentable  de  l'empire  carlovingïen  ; 
au  milieu  des  haines  et  des  divisions  qui  désolèrent  l'Europe, 
du  dixième  au  douzième  siècle,  cette  sécurité  manqua  absolu- 
ment. Quand  le  sceptre  était  tombé  en  de  faibles  mains,  quand 
les  nations  se  séparaient,  quand,  à  défaut  de  toute  protection 
extérieure  et  publique,  chacun  en  appelait  à  sa  seule  force  et 

*  Histoire  de  la  civilisation  en  Europe. 


CHAPITRE    XV.  649 

cherchait  à  dominer  son  voisin,  la  situation  des  petits,  des 
faibles,  des  travailleurs,  était  misérable.  Ils  étaient  à  la  merci 
de  toutes  les  ambitions^  de  toutes  les  cupidités  et  de  toutes  les 
violences. 

L'Eglise  seule  les  prit  en  pitié.  Seule,  elle  avait  la  puissance 
morale  capable  de  lutter  contre  les  abus  de  la  force  matérielle  : 
elle  tenta  donc  de  rétablir  la  paix  et  la  justice,  et  elle  y  réussit. 

Son  moyen  fut  l'association  :  l'association,  dont  elle  avait 
donné  d'admirables  modèles  particuliers  dans  les  confréries 
locales,  l'association  qui  réunissait  les  cœurs  et  les  bras  et  qui, 
d'un  faisceau  de  faiblesses,  constituait  une  légion  irrésistible. 
La  merveille  fut,  non  pas  d'établir  l'association  :  l'antiquité  en 
avait  connu  le  secret,  quoiqu'à  un  degré  inférieur  et  dans  des 
conditions  dangereuses  :  ce  fut  de  multiplier,  de  généraliser 
l'emploi  de  l'association  tout  en  modérant  ses  effets;  ce  fut  de 
régler,  d'assouplir  des  forces  qui  risquaient  d'être  indisciplinées, 
et  de  ne  se  servir  de  l'immense  armée,  qui  allait  se  lever,  que 
pour  l'ordre,  le  droit  et  la  justice. 

Les  trois  formes  prépondérantes  de  l'association  civilisatrice 
furent  la  trêve  de  Dieu,  la  chevalerie  et  les  communes. 

La  guerre  était  devenue,  à  la  fm  du  dixième  siècle,  la  raison 
suprême  de  quiconque  possédait  un  village,  un  château  ou  un 
manoir.  Ni  justice,  ni  magistrature;  le  brigandage  dévastant 
les  routes  et  attendant  au  passage  les  laboureurs  et  les 
marchands,  des  taxes  arbitraires  atteignant  jusqu'à  la  propriété 
aux  mains  de  l'artisan  et  du  cultivateur.  L'Eglise  seule  avait 
gardé  la  notion  du  droit,  de  la  liberté,  de  la  propriété.  En 
l'absence  de  la  royauté,  effacée  par  sa  faute,  elle  était  aux  prises 
corps  à  corps-avec  la  féodalité  déjà  vigoureuse.  On  pouvait, 
jusqu'à  un  certain  point,  lui  contester  l'action  politique  et 
légale;  elle  avait  droit  de  dire  :  Si  non  cognosco  de  fundo, 
cognosco  de  peccato.  Et  alors,  armée  de  censures,  armée  de  la 
pénitence  et  de  l'excommunication,  elle  frappait  l'adultère,  le 
spoliateur,  l'oppresseur  jusque  sous  sa  cotte  de  mailles  et 
derrière  les  murs  de  son  château  fort.  Voilà  pour  les  grands 
scandales  et  les  hautes  violences. 


050  HISTOIRK    DE   LA    PAPAUTÉ. 

Après  avoir  frappé  le  crime,  l'Eglise  apprenait  aux  victimes 
à  se  rassembler  contre  les  autem^s.  Dans  ses  conciles,  elle 
appelait,  non-seulement  les  évoques,  les  abbés  et  les  prêtres, 
mais  les  seigneurs  et  les  chevaliers,  et,  avec  eux,  les  habitants 
des  villes  et  des  campagnes,  les  manants  et  les  vilains.  Là, 
devant  les  reliques  sacrées,  sur  les  saints  Evangiles,  elle 
exigeait  le  serment  de  renoncer  aux  haines  et  aux  vengeances, 
de  protéger  la  paix  et  de  combattre  ses  violateurs,  de  défendre 
les  clercs,  les  femmes,  les  faibles,  les  marchands,  les  paysans, 
les  biens  de  la  terre,  les  instruments  du  travail. 

C'était  un  pacte  dont  le  fond  était  partout  le  même  ;  c'était 
la  convention  de  la  cité  et  de  la  patrie;  pour  parler  comme  les 
chroniqueurs,  c'était  la  trêve  des  haines. 

Bientôt  il  y  eut  davantage.  L'Eglise  organisa  la  trêve  de 
i>2<?w/ c'est-à-dire  la  suspension  d'armes  entre  tous  ceux  qui 
portaient  des  armes. 

Le  premier  pacte  de  paix  que  nous  ait  conservé  l'histoire 
date  de  998  :  dans  une  assemblée  d'évêques,  de  princes,  de 
nobles,  tenue  par  Widon,  évêque  du  Puy,  il  fut  remontré  que 
«  les  fidèles  devaient  être  avertis  d'être,  au  nom  de  Dieu,  les 
enfants  de  la  paix.  »  Dans  tous  les  diocèses  représentés  à 
l'assemblée,  les  conditions  de  la  paix  devaient  s'observer,  et 
les  animaux  de  labour  ou  de  trait,  les  marchands  et  leurs 
marchandises,  étaient  placés  sous  la  sauvegarde  de  l'anathème. 

Peu  à  peu,  cette  convention  s'étend.  En  l'an  1000,  de  nom- 
breux conciles  s'assemblent  :  le  droit  de  guerre  absolue  est 
condamné;  il  est  ordonné  que  les  offenses  soient  portées  devant 
les  juges  et  que  les  vengeances  soient  suspendues;  et  une 
sainte  ligue  est  fondée  pour  obtenir,  grâce  à  un  serment 
solennel,  le  maintien  de  ces'canons  *. 

Le  grand  Fulbert,  évêque  de  Chartres,  et  le  pieux  roi  Robert, 
attachent  leur  nom  à  cette  belle  œuvre  du  rétablissement  de  la 


'  Concile  de  Poitiers,  janvier  1000,  dans  la  collection  du  P.  Philippe 
Labbe.  Consultez  E.  Semichon,  la  Paix  et  la  Trêve  de  Dieu,  Paris,  1837; 
Henri  de  Riancey  en  a  donné  une  fidèle  analyse  dans  la  Reime  du 
monde  catliolique,  u"  du  25  mars  1869. 


CHAPITRE  XV.  651 

paix.  Mais  les  difficultés  étaient  considérables  et  trop  souvent 
les  principes,  les  serments  mêmes,  étaient  violés. 

C'est  alors  qu'intervint  la  trêve,  dont  le  premier  exemple 
remonte  à  un  synode  au  champ  de  Zerluger,  en  Rensultcn, 
le  16  mai  4025.  11  fut  entendu  que,  «  dans  tout  le  comté, 
personne  n'attaquerait  son  ennemi  depuis  l'heure  de  none  du 
samedi  jusqu'au  lundi  à  l'heure  de  pr/me;  que  nul  n'attaque- 
rait, en  quelque  manière  que  ce  fût,  ni  un  novice,  ni  un  clerc 
sans  armes,  ni  un  homme  allant  à  l'église  en  marchant  avec 
des  femmes,  ni  une  maison  à  trente  pas  autour  de  l'église.  )> 

Telle  était  la  trêve,  non  consacrée  par  une  loi  générale, 
comme  dit  Yves  de  Chartres,  mais  par  des  accords,  des  pactes, 
consentis  dans  les  villes,  sous  l'autorité  des  évêques. 

Le  mouvement  se  propage  et  se  définit.  Au  concile  de 
Tiluges,  près  Perpignan,  en  1041 ,  est  résolue  «  la  constitution 
de  la  paix  et  de  la  trêve  ;  »  et  là  un  canon  spécial  met  à  l'abri 
de  toute  atteinte  le  paysan,  sa  femme,  sa  maison,  ses  greniers, 
ses  vêtements,  tout  ce  qui  lui  appartient.  De  plus,  la  trêve  est 
prolongée  du  premier  jour  de  l'Avent  à  l'octave  de  l'Epiphanie, 
du  hmdi  qui  précède  le  Carême  au  premier  lundi  après  la 
Pentecôte,  aux  vigiles  de  presque  toutes  les  fêtes.  En  ces  jours- 
là,  le  paysan  n'aurait  pas  dit  :  On  nous  ruine  en  fêtes,  car  ces 
heureux  jours  étaient,  pour  lui,  des  jours  de  répit,  de  sérénité 
et  de  joie. 

Puis  le  Saint-Siège  exerce  son  autorité  :  il  approuve  les 
conciles  et  les  canons;  il  cherche  à  en  propager  l'application. 
Grâce  à  ses  soins,  la  sainte  paix  est  étendue  à  la  Normandie,  et 
saint  Léon  IX  la  prescrit  pour  les  jours  de  dédicace  et  leurs 
vigiles. 

Dans  ces  canons  que  Rome  approuve,  il  y  a  de  touchants 
détails.  Un  concile  de  Narbonne  préserve  «  Tolivier,  qui  apparut, 
après  le  déluge,  comme  le  gage  de  la  paix  rendue  à  la  terre, 
dont  le  fruit  fournit  l'essence  qui  compose  le  saint- chrême  et 
éclaire  nos  autels.  Que  personne,  parmi  les  chrétiens,  n'ose  le 
détruire,  ni  le  couper,  ni  le  dépouiller  de  ses  fruits.  » 

En  souvenir  de  Bethléem,  a  les  bergers  et  leurs  moutons 


652  HISTOIRE   DE    LA    PAPAUTÉ. 

resteront  tous  les  jours  et  en  tous  lieux  sous  la  trêve  de 
Dieu.  » 

Bientôt  l'Angleterre,  l'Espagne  s'associent  à  la  pacification; 
puis  viennent  la  Belgique  et  l'Italie.  Enfin,  au  concile  de 
Clermont,  sous  Urbain  If,  la  paix  de  Dieu  est  étendue  à  toutes 
les  nations  catholiques.  Et  le  décret  du  concile  ne  se  borne  pas 
à  sanctionner  la  trêve  et  à  en  étendre  les  limites;  il  couvre  les 
bœufs,  les  ânes,  les  chevaux  qui  travaillent,  les  moutons  et 
leurs  petits;  il  abrite  les  prévôts,  les  maires  de  village,  les 
collecteurs  de  dîmes  ;  il  couvre  spécialement  les  chanoines,  les 
clercs,  les  moines,  les  femmes  et  les  voyageurs.  Et  cette  paix 
est  garantie  par  un  magnifique  serment;  et  ce  serment  est 
prêté  par  tous,  barons,  chevaliers,  nobles,  bourgeois,  vilains  et 
manants  :  c'est  l'égalité  devant  la  paix  du  Seigneur. 

Les  plus  belles  lois  ne  sont  pas  celles  qui  s'observent  le  plus 
fidèlement  et,  pour  obtenir  les  respects,  elles  ont  besoin  de  la 
sanction  de  la  force,  parfois  de  ses  vengeances.  Les  hommes 
du  moyen  âge,  d'un  caractère  ardent  et  d'une  nature  fiêre,  ne 
pouvaient  arriver  d'emblée  à  ce  régime  de  paix.  Les  seigneurs, 
enfermés  dans  leur  noir  donjon,  derrière  les  bastions  et  les 
meurtrières,  s'enivraient  tour-à-tour  des  plaisirs  bruyants  des 
tournois  et  du  sang  des  batailles.  Quand  le  plaisir  avait  épuisé 
sa  coupe  à  leur  profit,  ils  se  ruaient  sur  les  serfs  cachés  sous 
leur  toit  de  chaume  ou  errant  tristement  dans  les  broussailles, 
avec  leurs  maigres  troupeaux.  Il  fallait  donc,  pour  contenir  ces 
barons,  coureurs  d'aventures,  et  faire  observer  les  lois  de  paix, 
une  force  :  l'Eglise  créa  la  chevalerie. 

La  chevalerie  est  la  forme  chrétienne  de  la  condition  mi- 
litaire :  c'est  la  force  armée  au  service  de  la  vérité.  Le  cheva- 
lier, c'est  le  soldat  surnaturalisé  ou  plus  simplement  le  soldat 
chrétien. 

Le  chevalier  passait  par  différentes  épreuves  et  par  divers 
degrés  d'initiation.  Quand  il  avait  assez  montré  sa  loyauté  et 
sa  bravoure,  il  faisait  une  veillée  des  armes,  puis  était,  si  j'ose 
ainsi  parler,  ordonné  par  l'évêque.  La  bénédiction  du  nouveau 
soldat  est  une  des  belles  prières  do  nos  anciennes  Uturgies. 


CHAPITRE  XV.  653 

L'évêque  bénissait  l'épée,  en  ceignait  le  guerrier,  lui  donnait 
le  baiser  fraternel,  le  frappait  de  trois  légers  coups,  en  disant  : 
«  Sois  un  ^olàiii pacifique ,  courageux,  fidèle  et  dévoué  à  Dieu.  » 
Puis  le  soldat  se  retirait  :  In  pace,  dit  le  Rituel,  et  c'était  un 
soldat. 

La  chevalerie  avait  un  code,  assez  fidèlement  résumé  dans 
ces  dix  préceptes  :  Accomplir  la  loi  chrétienne;  protéger 
l'Eglise;  défendre  et  respecter  toutes  les  faiblesses,  notamment 
celles  de  la  femme,  de  la  veuve  et  de  l'orphelin;  faire  aux 
Sarrasins  une  guerre  éternelle  ;  ne  pas  mentir  ;  être  chaste  ; 
obéir  à  son  seigneur  et  tenir  tous  ses  engagements  féodaux, 
tant  qu'ils  ne  sont  pas  contraires  à  la  loi  de  Dieu  ni  à  l'Eglise  ; 
être  humble  ;  ne  jamais  reculer  devant  l'ennemi  ;  entendre  la 
messe,  pratiquer  le  jeûne  et  faire  l'aumône.  Un  seul  mot  résu- 
merait tous  ces  préceptes  :  l'honneur,  et  il  se  trouve  déjà  em- 
ployé en  ce  sens,  dans  les  chansons  de  gestes.  Dans  l'antiquité 
chevaleresque,  celui  qui  faisait  un  chevalier,  lui  frappait  un 
grand  coup  sur  la  tête,  en  criant  :  «  Sois  preux  !  » 

Pour  défendre  les  faibles,  il  ne  suffisait  pas  d'armer  des 
soldats,  il  fallait  encore  donner,  à  ces  petits,  le  sentiment  de 
leur  force  et  leur  indiquer  le  moyen  de  s'en  servir.  Ce  double 
secret  fut  découvert  par  la  création  des  communes. 

Il  est  incontestable  que,  même  au  milieu  de  la  dissolution  de 
l'empire  romain,  dans  le  midi  de  l'Europe  et  de  la  France  no- 
tamment, les  libertés  municipales  n'avaient  pas  entièrement 
disparu.  La  cité  avait  surnagé  ;  elle  s'était  affranchie  des  exi- 
gences du  fisc  et  des  servitudes  d'une  centralisation  dont  la 
tyrannie  l'épuisait  sans  la  protéger.  Dans  le  nord,  les  coutumes 
franques  ou  gauloises  s'étaient  combinées  avec  les  souvenirs 
du  droit  romain.  Tandis  que  les  magistrats  municipaux  subsis- 
taient dans  les  provinces  méridionales,  au  nord,  on  trouvait, 
du  temps  de  Charlemagne,  des  prévôts,  des  avoués,  des 
centeniers,  des  échevins.  Ces  mandataires  étaient  élus  par  le 
peuple  et  institués  par  le  représentant  de  l'autorité.  Ministère 
municipal,  élection  populaire ,  institution  supérieure  :  tels 
étaient  les  principes  des  communes. 


65 i  HISTOIRE  DE   LA    PAPAUTÉ. 

11  ne  faut  pas  exagérer  toutefois  leur  influence.  Bréquigny, 
•(niizot,  Augustin  Thierry,  égarés  par  des  préjugés  politiques, 
n'ont  pas  assez  distingué  le  principe  moral  et  l'institution  an- 
térieure qui  ont  servi  de  type,  au  douzième  siècle,  à  l'affran- 
chissement des  communes.  A  notre  humble  avis,  la  commune 
fut  l'œuvre  exclusive  de  l'Eglise.  Les  barbares  aimaient  les 
courses  et  ne  formaient  que  des  tribus  errantes  ou  des  bandes 
vagabondes.  Les  Romains  possédaient  des  municipes,  mais  qui 
n'avaient  de  commun  que  le  nom  avec  les  municipes  chrétiens  ; 
car  l'esclavage,  les  castes,  l'égoïsme  du  foyer  domestique  et  le 
despotisme  de  la  propriété  patricienne,  répugnaient  à  l'orga- 
nisation libérale  de  la  commune  romaine.  Le  Catholicisme 
fonda,  entre  ces  deux  écueils,  des  agrégations  de  familles 
s'aimant  en  Jésus-Christ,  destinées  à  vivre  sur  un  terrain 
limité,  et  sous  des  lois  garantissant,  à  chacun,  les  fruits  de  son 
travail,  son  champ,  sa  hberté.  L'Eglise  en  fut  le  noyau  dans 
chaque  localité,  en  faisant  converger  tous  les  fidèles  vers  la 
maison  de  Dieu,  comme  vers  leur  centre,  par  une  communauté 
de  foi,  d'espérance,  de  sacrifice  et  d'adoration.  L'Eglise  créa 
Tunité  paroissiale  ;  l'unité  paroissiale  enfanta  l'unité  commu- 
nale, d'où  découla  une  notable  partie  de  la  civilisation. 

Les  communes  du  moyen  âge  naquirent  surtout  d'une  réac- 
tion contre  la  féodalité.  Le  système  féodal,  utile  à  l'origine 
comme  rudiment  d'organisation  sociale,  était  devenu,  par  la 
multiplication  des  pouvoirs,  la  permanence  des  guerres  privées 
et  la  résistance  des  seigneurs  laïques  à  l'affranchissement  des 
serfs,  un  obstacle  au  bien  du  peuple  et  à  la  fondation  de  l'unité 
nationale.  Le  seigneur,  mis  chaque  jour  en  relation  person- 
nelle avec  ses  sujets,  pouvait  facilement  les  blesser  par  ses 
exigences  et  se  faire  mépriser  pour  ses  vices.  Les  manants 
murmuraient  et  souhaitaient,  dans  leur  cœur,  d'obéir  à  un 
prince  dont  l'éloignement  eût  augmenté  le  prestige.  Cepen- 
dant la  royauté,  contrariée  dans  ses  vues  d'ensemble  et  fati- 
guée des  révoltes,  tendait  à  substituer  à  la  hiérarchie  féodale 
une  hiérarchie  de  fonctionnaires  qui,  ne  relevant  que  du  roi, 
pussent  intimer  partout  ses  volontés  et  faire  exécuter  ses 


CHAPITRE   XV.  655 

ordres.  Les  rois  trouvaient,  dans  les  guerres,  dans  les  ma- 
riages, dans  l'éveil  du  sentiment  national  et  dans  le  concours 
des  hommes  libres,  le  moyen  de  réaliser  ces  vœux.  De  leur 
côté  les  hommes  libres  savaient  se  prévaloir  de  leurs  droits. 
Eux  qui,  portant  les  livrées  du  servage,  avaient  pu  former  des 
communautés  et  se  donner  des  chefs  de  leur  choix,  aspiraient 
à  améliorer  encore  leur  condition.  De  cet  ensemble  de  cir- 
constances naquit  le  branle-bas  des  communes. 

Voici  comment  elles  se  formaient  :  les  habitants  d'un  même 
lieu  se  réunissaient,  élisaient  un  ëchevin  ou  maire,  et  récla- 
maient, de  leur  seigneur,  un  titre  écrit,  garantissant  les  droits 
dont  ils  étaient  en  possession.  Une  charte  d'affranchissement 
était  déhvrée  qui  stipulait  sur  l'impôt,  les  redevances,  la  cor- 
vée, les  droits  de  pâture,  de  justice  et  de  Uberté.  La  commune 
n'était  donc  pas  déchargée  de  tous  les  droits  féodaux  ;  mais 
enfin  elle  possédait  ses  magistrats  ;  elle  formait  corporation, 
république  ;  elle  avait  son  sceau,  sa  bannière,  sa  cloche,  sym- 
boles de  l'indépendance. 

Même  avant  les  invasions,  l'évêque  intervenait,  dans  les 
municipes,  comme  défenseur  de  la  cité,  tantôt  désigné  par 
l'empereur,  tantôt  nommé  par  les  échevins  ou  jurés.  Quand 
intervinrent,  sous  l'action  féconde  de  l'Eglise,  les  associations 
de  paix,  un  de  leurs  objets  principaux  fut  le  maintien  ou  le 
rappel  des  coutumes  communales.  Tellement  que  les  premières 
communes  prennent  le  nom  de  «  paix  :  »  que  ses  magistrats 
sont  dits  jurés  de  paix,  paiseurs,  comme  dit  Ducange  ;  que  la 
maison  commune,  l'hôtel  de  ville,  s'appelle  «  maison  de  la 
paix  ;  »  que  la  banlieue  se  désigne  sous  le  titre  «  d'enceinte  de 
la  paix  ;  »  et  (ju'enfin  le  serment  qui  lie  les  habitants  est  le 
«  serment  de  paix.  »  En  un  mot,  la  commune,  ainsi  que  l'ex- 
prime si  vigoureusement  l'ordonnance  pour  divers  heux  dé- 
pendant de  l'abbaye  d'Aurigny,  en  1216,  esl  a  la  commune  pour 
la  conservation  de  la  paix.  » 

Le  droit  communal,  couvert  de  la  protection  des  conciles,  est 
donc  sorti  du  sein  même  de  l'Eglise. 

Chose  remarquable!  ce  sont  les  associations  de  la  paix,  deve« 


HM)  HISTOIRK    DE   LA    PAPAUTÉ. 

nues  communes ,  qui  ont  imaginé  les  premiers  impôts  des 
cités,  c'était  \q  parage  paxaqumm,  contribution  pour  entretenir 
la  paix,  le  «  commun  de  la  paix,  »  le  fond,  le  trésor  de  la  sécu- 
rité. Et  c'est  avec  l'excédant  de  ces  revenus  volontaires  que  les 
villes  ont  élevé  les  beaux  monuments  de  leurs  palais  municipaux 
et  surtout  de  leurs  incomparables  églises.  L'église  n'était-elle 
pas  la  maison  du  peuple?  N'était-ce  pas  là  que  se  célébraient 
tous  les  actes  de  la  vie  civile,  baptêmes,  mariages,  testaments, 
donations,  ventes.  N'était-ce  pas  là,  jusqu'au  treizième  siècle, 
que  se  tenaient  les  assemblées  populaires  et  ne  s'y  tiendront- 
elles  pas  encore  souvent  jusqu'en  1789. 

De  plus,  l'église,  par  les  diverses  chapelles  où  se  rassemblent 
les  confréries  d'arts  et  de  métiers,  l'église  est  l'asile  de  l'asso- 
ciation appliquée  au  travail,  à  la  production,  à  la  richesse. 
C'est  ce  qui  nous  amènera  à  l'organisation  et  à  la  tutelle  légale 
que  la  royauté  va  confirmer. 

Les  conflits  entre  les  barons  et  les  associations  de  paix 
amènent,  en  effet,  l'intervention  de  la  royauté.  Les  rois  pro- 
cèdent à  une  longue  enquête,  interrogent  les  hommes  sages  et 
préludent  à  la  grande  rédaction  des  coutumes  au  seizième 
siècle.  Plus  outre,  la  royauté  française  prévaut  contre  toutes 
les  forces  sociales  et  s'engage  dans  les  voies  funestes  de  l'abso- 
lutisme. 

En  résumé,'  l'Eglise  donne  l'exemple  du  travail,  du  travail 
libre,  du  travail  désintéressé,  du  travail  sanctifié.  De  là  naît  la 
propriété  unie  au  renoncement  à  toute  propriété  privée,  la  pro- 
priété commune  appartenant  à  des  associations  de  pauvres  vo- 
lontaires ;  la  richesse  unie  au  sacrifice  et  répandant  autour 
d'elle,  pour  l'élévation  des  peuples,  d'incomparables  bienfaits. 
Ce  travail,  c'est  le  travail  monastique. 

L'Eglise  ne  se  contente  pas  de  bâtir  des  monastères  ;  d'amé- 
nager, par  la  main  des  moines,  les  eaux,  les  terres  et  les  bois, 
et  de  convertir  les  barbares,  par  leur  éloquence  ;  elle  règle 
l'état  civil  des  terres  et  des  personnes,  elle  affranchit  les  serfs, 
elle  étabht  la  trêve  de  Dieu  ;  elle  crée  la  chevalerie  et  les  com- 
munes; elle  assure  aux  hommes  de  labeur  agricole  ou  in- 


CHAPITRE  XVI.  657 

dustriel,  la  sécurité,  la  liberté,  l'association,  un  juste  impôt. 

Enfin  l'Eglise  donne,  au  travail,  la  protection  des  institu- 
tions libres  dans  la  cité  et  l'Etat,  ainsi  que  le  patronage  de 
l'autorité  souveraine. 

C'est  ainsi  que,  peu  à  peu,  le  Christianisme  a  créé,  garanti  et 
réglé  les  conditions  de  la  richesse  chez  les  nations  assez  sages 
pour  obéir  à  ses  inspirations  et  pratiquer  ses  lois. 

D'autre  part ,  nous  savons  que  l'Eglise  a  possédé  de  tout 
temps,  et  de  tout  temps  exercé  le  droit  de  propriété  civile  et 
de  souveraineté  pohtique  ;  nous  savons  que  l'Eglise  a  créé  la 
royauté  chrétienne  et  le  Saint-Empire,  et  c'est  un  lieu  com- 
mun, rebattu  môme  par  les  impies,  depuis  Gibbon,  qu'elle  a 
influencé  de  la  manière  la  plus  profonde  toutes  les  sphères 
possibles  et  pratiques  de  l'activité  humaine. 

Nous  retrouvons  donc  l'Eglise  dans  toutes  les  carrières  ; 
nous  la  voyons,  il  est  vrai,  toujours  distincte  de  la  famille,  de 
la  commune  et  de  l'Etat;  mais  si  nous  voyons  partout  la  dis- 
tinction, nous  ne  voyons  la  séparation  nulle  part.    . 

Que  devient,  en  présence  de  ces  faits  écrasants,  la  thèse  im- 
possible du  séparatisme  ? 


CHAPITRE  XVI. 

EST-IL   VRAI   QUE   LA   SUPRÉMATIE    INTERNATIONALE    DES    PAPES     AIT 
NUI   AU    PROGRÈS    DE   LA   CIVILISATION  ? 

((  Le  royaume  des  cieux,  dit  le  Sauveur,  est  semblable  à  un 
grain  de  sénevé.  »  Le  grain  de  sénevé,  quand  il  est  semé,  a 
besoin  de  germer,  de  croître,  de  se  développer  peu  à  peu,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  il  devienne  un  arbre  à  la  forte  ramure,  cou- 
ronné de  fleurs  et  de  fruits.  Ainsi,  la  parole  du  Seigneur  :  «  Je 
te  donnerai  les  clefs  du  royaume  des  cieux  ;  pais  mes  agneaux, 
pais  mes  brebis  ;  confirme  tes  frères  :  »  cette  parole  était  une 
semence.  Dès  qu'elle  fut  prononcée,  il  fallut  qu'elle  germât, 
IV,  42 


658  ilISlOIKE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

jetât  des  racines,  prît  peu  à  peu  de  l'accroissement;  ce  n'est 
que  plus  tard  que  devait  paraître  un  arbre  parfait,  avec  sa  cou- 
ronne de  fleurs  et  ses  rameaux  majestueux.  Voilà  la  marche 
de  la  nature,  voilà  le  développement  de  l'histoire.  Yoilà  le  pro- 
grès providentiel  de  la  Papauté. 

«  Si  nous  ne  voulons  pas  confondre,  dit  Kastner,  la  semence 
et  le  fruit,  nous  ne  devons  pas  trouver  étrange  que  la  Papauté 
n'ait  manifesté  son  action  dans  les  premiers  temps  que  par  des 
résultats  faibles  et  presque  inaperçus,  et  qu'elle  n'ait  montré 
sa  puissante  énergie  et  sa  grandeur  universelle  qu'après  plu- 
sieurs siècles,  quand  le  Christianisme  se  fut  répandu  de  tous 
côtés.  Nous  le  savons  :  les  commencements  de  chaque  être 
sont  petits  et  son  action  est  invisible,  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit 
approprié  une  certaine  consistance,  une  certaine  force.  Dans  les 
siècles  de  persécution  et  de  dispersion  que  l'Eglise  eut  d'abord 
à  traverser,  son  premier  pasteur,  condamné  aussi  à  l'obscurité, 
dut  se  trouver  réduit  à  un  triste  état  d'impuissance  ^  » 

Je  dirai  plus.  L'humanité  inquiète,  non-seulement  ne  doit 
pas  exiger  que  des  paroles  du  Sauveur  sorte  aussitôt  la  triple 
couronne  des  Papes  ;  mais  elle  doit  plutôt  s'étonner  que 
l'Eglise  et  la  dignité  du  Vicaire  de  Jésus-Christ,  dont  la  durée 
et  Faction  doivent  aller  jusqu'à  la  fm  des  temps,  n'ait  eu  besoin 
que  de  cinq  ou  six  siècles  pour  atteindre  au  sommet  de  sa 
grandeur. 

A  cet  égard,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  dans  le  cours 
des  âges,  la  dignité  des  Pontifes  romains  a  été  reliée  à  deux 
autres  dignités,  qui  ne  sont  pas  intrinsèquement  inhérentes  à 
l'essence  divine  du  Pontificat,  mais  qui  ont  pourtant  exercé 
une  certaine  influence  sm*  son  action  :  c'est  la  dignité  de 
prince  temporel  des  Etats  romains,  et  celle  de  président  efi'ectif 
et  respecté  de  la  confédération  des  peuples  européens.  Pour 
concevoir  une  idée  juste  de  la  condition  des  Papes,  il  faut  dis- 
tinguer, dans  l'histoire  pontificale,  ces  trois  éléments.  Le  Pape 
est  premièrement  le  Vicaire  de  Jésus-Christ  sur  la  terre,  le  suc- 
cesseur du  prince  des  apôtres,  le  chef  visible  de  l'Eglise  une  et 

^  Pabsthums  segensvoUe  Wirksamkeit,  §  74. 


CHAPITRE   XVI.  659 

universelle.  Cette  primauté,  d'origine  divine,  a  été  instituée  en 
même  temps  que  l'Eglise  a  été  fondée  ;  elle  est  le  noyau  et  le 
centre  de  la  position  générale  du  Pape,  le  principe  des  autres 
éléments  et  le  support  des  attributs  plus  accidentels  de  sa 
puissance.  En  second  lieu,  pendant  l'époque  qui  sépare  Cons- 
tantin de  Charlemagne,  le  Pape  devient,  en  Italie,  souverain 
temporel  et  indépendant  ;  et  cette  souveraineté  temporelle  est 
restée,  jusqu'à  nos  jours,  suivant  les  vues  de  la  Providence,  la 
garantie  de  son  indépendance  ecclésiastique.  De  ces  deux  élé- 
ments, il  s'en  est  formé  un  troisième  :  c'est  la  primauté  inter- 
nationale que  les  Papes  ont  exercée  au  moyen  âge,  mais  qui 
n'a  duré  qu'un  petit  nombre  de  siècles,  qui  a  décliné  politique- 
ment depuis  la  chute  des  Hohenstauffen  et  qui  aujourd'hui 
peut  être  regardée  comme  ayant  entièrement  disparu.  Cette 
dernière  suprématie  s'est  exercée  dans  toutes  les  sphères  de 
l'activité  sociale,  inculquant  partout  le  respect  des  droits  de  la 
propriété,  des  devoirs  de  la  famille  et  des  prérogatives  du 
pouvoir.  Nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  que  de  son  influence 
générale  sur  la  civilisation. 

Pour  apprécier  équitablement  cette  influence,  il  ne  faut  pas 
oublier  que  si  la  Papauté  est  l'œuvre  de  Dieu,  les  Papes, 
malgré  leur  haute  dignité,  ne  cessent  pas  d'être  hommes.  «  Les 
cathoUques,  dit  encore  Kastner,  se  fondant  sur  les  Ecritures  et 
la  tradition,  honorent  la  Papauté  comme  une  institution  divine, 
en  tant  qu'elle  signifie  l'existence  et  l'autorité  d'un  chef  univer- 
sel et  visible  de  l'Eglise  ;  cependant  la  Papauté  n'est  pas  exer- 
cée par  des  êtres  surnaturels,  mais  seulement  par  des  hommes  ; 
elle  n'agit  pas  au  milieu  des  anges,  mais  sa  sphère  d'activité  est 
cette  terre  où  il  se  trouve  tant  de  créatures  faibles  et  passion- 
nées, où  tant  d'obstacles  et  d'hostilités  se  produisent,  même 
contre  la  puissance,  la  sagesse  et  la  bonté  de  Dieu.  Tantôt 
arrêtée  par  les  fohes  ou  les  infirmités  du  siècle,  tantôt  attaquée 
par  les  puissances  du  monde  et  de  l'enfer,  la  Papauté  n'a  pas 
été  en  état  de  manifester  toujours,  dans  sa  plénitude  et  sa 
splendeur,  toute  la  bienfaisance  de  sa  vertu.  Le  cultivateur  le 
plus  actif,  le  plus  habile,  le  plus  laborieux,  ne  saurait  pourtant 


660  înSTOIRE    DE   LA    PAPAUTÉ. 

commander  à  l'orage,  à  la  stérilité,  à  la  grêle,  aux  ondées,  aux 
excès  d'humidité,  de  froid  ou  de  sécheresse.  En  cette  matière, 
nous  ne  devons  pas  permettre  un  trop  grand  essor  à  nos  désirs 
et  à  nos  prétentions.  » 

En  second  lieu,  à  moins  de  partialité  et  d'injustice,  il  faut 
apprécier  la  conduite  des  Papes  selon  les  principes,  les  vues  et 
les  circonstances  des  temps  mêmes  où  les  Papes  ont  vécu.  Si 
nous  agissons  en  sens  inverse,  si  nous  considérons  les  Papes 
des  temps  anciens  avec  les  yeux  de  notre  temps,  ce  sera  notre 
faute,  et  non  pas  celle  des  Papes,  si  nous  méconnaissons  ce 
qu'ils  ont  fait  de  grand  et  de  méritoire.  «  Si  nous  étudions  l'his- 
toire dans  les  meilleures  sources,  dit  J.-G.  Mùller,  si  nous 
apprenons  à  nous  identifier  avec  chaque  époque,  la  hiérarchie 
ne  nous  paraîtra  pas  aussi  noire  qu'on  la  fait  quelquefois  ;  et 
certes,  plus  d'une  action  qui  nous  choque  aujourd'hui,  trouve 
une  excuse  suffisante  dans  la  pureté  de  l'intention,  comme  dans 
le  temps  et  le  lieu  où  elle  s'est  passée  \  »  En  rapportant  cet 
aveu  sincère  d'un  protestant,  Rothensée  ajoute  :  «  C'est  là  pré- 
cisément le  tort  commun  à  tous  les  adversaires  de  la  Papauté, 
de  ne  pas  ^considérer  la  hiérarchie,  le  clergé,  les  Papes,  dans 
les  actes  qui  leur  sont  propres,  en  ayant  égard  aux  temps,  aux 
circonstances  et  aux  hommes  de  ces  temps,  mais  de  les  consi- 
dérer au  point  de  vue  et  avec  les  opinions  d'une  époque  bien 
postérieure.  » 

Au  quinzième  siècle,  le  savant  Jacques  de  Pavie  écrivait  au 
pape  Paul  II  :  «  Le  Pape  doit  mener  une  vie  sans  tache  ;  il  doit 
veiller  sur  la  discipline  des  ecclésiastiques  et  défendre  la 
liberté  de  l'Eglise  ;  il  doit  être  le  protecteur  de  la  justice,  alliée 
toutefois  à  la  clémence  ;  il  doit  se  montrer  intrépide  à  soutenir 
les  bonnes  causes,  il  ne  doit  pas  craindre  les  menaces  des 
puissants  de  la  terre  ;  il  doit  toujours  être  vigilant  pour  le  bien- 
être  du  peuple;  il  ne  doit  pas  regarder  comme  sien  ce  qui 
n'appartient  pas  à  Jésus-Christ  ;  il  doit  s'occuper  constamment 
des  besoins  des  chrétiens,  secourir  promptement  ceux  qui  sont 
le  plus  exposés   au  danger   de  l'incrédulité,  encourager  et 

1  Lettres  sur  l'étude  des  sciences  spécialement  historiques. 


CHAPITRE   XVI.  661 

exciter  les  princes  à  protéger  les  fidèles,  et  employer  ses  trésors 
à  ce  louable  dessein;  il  ne  doit  rien  négliger  par  motif  d'éco- 
nomie ;  il  doit  rétablir  la  paix  entre  les  Etats,  soit  par  des  am- 
bassadeurs, soit  en  intervenant  de  sa  personne,  si  cela  est 
nécessaire  ;  il  ne  doit  pas  désirer  de  discussions  dans  quelque 
but  secondaire  ;  il  doit  veiller  enfin  à  ce  que  Faction  du  Saint- 
Siège  répande  partout  le  bonheur  et  la  bénédiction.  Telle  est  la 
mission  du  Pape^  »  Voyons  comment  les  Papes  ont  rempli 
cette  mission  dans  le  cours  des  siècles. 

Nous  ne  nous  occupons,  ici,  ni  de  l'ordre  religieux,  ni  de 
l'ordre  scientifique;  nous  nous  renfermons  dans  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  la  question  sociale,  et  nous  considérons 
seulement  les  éléments  primordiaux  de  la  civilisation,  l'ordre 
et  la  liberté,  la  paix  et  la  justice,  enfin  l'indépendance  des 
nations.  Si  les  Papes  ont  donné,  au  monde,  ce  quintuple  bien, 
il  est  superflu  de  discuter  sur  leur  pouvoir  et  sur  la  légitimité 
de  son  exercice;  il  faut  les  bénir  pour  de  si  grands  bienfaits. 

I.  Les  Papes  ont-ils  été  les  conservateurs  de  l'ordre  ? 

((  Il  ne  peut,  dit  le  comte  Théodore  Schérer,  y  avoir  d'ordre 
sans  autorité,  et  sans  l'ordre  il  ne  peut  y  avoir  de  vie  sociale. 
Si  les  hommes  veulent  vivre,  en  société,  il  faut  que  leur  esprit 
et  leur  cœur  soient  pénétrés  de  la  croyance  en  l'autorité  de 
Dieu,  et  cette  croyance  doit  être  accompagnée  de  respect  pour 
les  supérieurs  spirituels  et  temporels,  comme  dépositaires  de 
l'autorité  divine.  Là  où  ce  principe  d'autorité,  fondé  sur  la 
morale,  n'existe  pas  ou  vient  à  manquer,  il  ne  peut  y  avoir 
d'ordre  social,  il  n'y  régnera  que  despotisme  et  anarchie.  Hors 
de  ce  principe,  il  y  aura  une  lutte  continuelle  de  haine  et  de 
crainte  entre  les  chefs  et  les  subordonnés  ;  tantôt  les  vagues  de 
la  rébelhon  mugiront  contre  les  supérieurs ,  tantôt  le  bras  de 
fer  des  chefs  enchaînera  les  subordonnés.  Mais  ni  le  despotisme 
des  uns,  ni  l'anarchie  des  autres  ne  sont  capables  de  procurer  le 
bien  de  la  société  humaine.  L'ordre  social  ne  peut  être  produit 
que  par  le  principe  d'autorité  fondé  sur  une  base  religieuse  ^  » 

^  Noël- Alexandre,  t.  XVII,  p.  37.  —  *  Schérer,  le  Saint-Père,  considéra- 
tions sur  la  mission  et  les  mérites  de  la  Papauté,  p.  153. 


6f)2  HISTOIRK    DE    LA    PAPAUTÉ. 

Le  premier  qui  enseigne,  le  premier  qui  pratique  le  principe 
d  autorité,  c'est  le  Souverain -Pontife  ;  c'est  le  Pape,  qui  en- 
seigne, aux  princes  comme  aux  peuples,  le  grand  dogme 
social  du  Christianisme  : 

((  Que  toute  personne  soit  soumise  aux  puissances  supé- 
rieures ;  car  il  n'y  a  point  de  puissance  qui  ne  vienne  de 
Dieu,  et  c'est  lui  qui  a  établi  toutes  celles  qui  sont  sur  la 
terre. 

»  Celui  donc  qui  s'oppose  aux  puissances  s'oppose  à  l'ordre 
de  Dieu,  et  ceux  qui  s'y  opposent  attirent  sur  eux  la  condam- 
nation. 

))  On  n'a  rien  à  craindre  des  princes  en  faisant  bien  ,  mais  en 
faisant  mal  ;  voulez-vous  donc  n'avoir  rien  à  craindre  de  celui 
qui  a  la  puissance?  Faites  bien,  et  vous  en  recevrez  même  des 
louanges. 

»  Le  dépositaire  de  l'autorité  est  le  ministre  de  Dieu  pour 
votre  bien.  Si  vous  faites  le  mal,  vous  avez  raison  de  craindre, 
parce  que  ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  porte  l'épée  :  car  il  est 
le  ministre  de  Dieu  pour  exécuter  sa  vengeance  sur  celui  qui 
fait  le  mal. 

»  Il  est  donc  nécessaire  de  se  soumettre  à  l'autorité,  non- 
seulement  par  la  crainte  du  châtiment,  mais  aussi  pour  ne  pas 
blesser  la  conscience. 

»  C'est  pour  cette  même  raison  que  vous  payez  le  tribut  aux 
princes ,  parce  qu'ils  sont  les  ministres  de  Dieu ,  toujours 
appliqués  aux  fonctions  de  leur  emploi. 

»  Rendez  donc  à  chacun  ce  qui  lui  est  dû  :  le  tribut  à  qui 
vous  devez  le  tribut,  les  impôts  à  qui  vous  devez  les  impôts,  le 
respect  à  qui  vous  devez  le  respect,  des  hommages  à  qui  vous 
devez  des  hommages. 

»  Ne  demeurez  redevable  de  rien  à  personne,  si  ce  n'est  de 
l'amour  qu'on  se  doit  les  uns  aux  autres  ;  car  celui  qui  aime 
son  prochain  accomplit  la  loi. 

»  Vous  ne  commettrez  point  d'adultère;  vous  ne  tuerez 
point  ;  vous  ne  déroberez  point  ;  vous  ne  porterez  point  de  faux 
témoignage  ;  vous  ne  désirerez  pas  les  biens  de  votre  prochain. 


CHAPITRE  XVI.  663 

—  Ces  commandements  et  les  autres  sont  compris  en  abrégé 
dans  cette  parole  :  Vous  aimerez  votre  prochain  comme  vous- 
même. 

»  L'amour  qu'on  a  pour  le  prochain  ne  souffre  pas  qu'on 
lui  fasse  du  mal.  Ainsi  l'amour  est  l'accomplissement  de  la 
loi  ^  » 

Telles  sont  les  exhortations  que  le  grand  Apôtre  adressait  aux 
Romains.  Le  peuple  romain  avait  reçu  de  Dieu  la  mission  de 
fondre  dans  l'unité  les  peuples  civilisés  de  l'antiquité  païenne, 
et,  pour  l'accomplissement  de  cette  mission,  il  avait  reçu  un 
don  précieux,  la  science  du  gouvernement.  Virgile,  le  poète 
national  de  ce  grand  peuple,  qualifie  d'un  mot  cette  science  : 
Regere  imperio.  Régir,  c'est  conduire  avec  sagesse  ;  commander, 
c'est  imposer  la  sagesse  de  ses  commandements.  A  cette  entente 
du  gouvernement,  Rome  ajoutait  la  sage  dispensation  des 
charges  publiques.  A  la  circonférence,  elle  avait  placé  les 
mimicipes  comme  des  citadelles  de  liberté  ;  au  centre,  elle 
avait  institué  ses  consuls,  ses  préteurs,  questeurs,  censeurs, 
tribuns,  assignant  à  chaque  fonction  son  objet  propre  et  sa 
compétence  séparée.  Nous  qui  vantons  sans  cesse  nos  progrès 
et  qui  ne  savons  pas  comprendre  les  conditions  élémentaires 
de  l'ordre,  nous  n'avons  su  placer,  dans  nos  communes,  dans 
nos  services  administratifs  et  dans  nos  départements  ministé- 
riels que  des  autocraties  enchevêtrées,  dont  l'enchevêtrement 
aboutit  à  l'impuissance.  Nous  admirons  le  droit  romain  et  tous, 
tant  que  nous  sommes,  républicains  ou  monarchistes,  nous  en 
avons  pris  le  contre-pied.  Nous  nous  disputons  pour  des  mots, 
et,  sous  toutes  les  formes  de  gouvernement,  nous  préconisons 
les  mêmes  erreurs.  Notre  siècle,  si  vain  de  lui-même,  se  distin- 
guera encore  plus  par  la  vanité  de  ses  pensées  que  par  la 
vanité  de  ses  sentiments. 

Le  peuple  romain,  le  peuple-roi;  dit  encore  Virgile,  le  peuple 
qui  savait  commander  au  loin,  ne  savait  pas  commander  à  la 
conscience,  ni  commander  avec  conscience.  L'Apôtre  lui  en- 
seigne ce  qu'il  ignorait  le  plus,  et  dresse,  en  quelques  mots,  le 

^  Rom.,  xiii,'l-14. 


fiOi  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

code  social  du  Christianisme.  Cet  enseignement,  les  Papes  l'ont 
donné,  dans  tous  les  temps,  à  l'humanité  chrétienne,  et  c'est 
sur  cette  notion  du  pouvoir  consciencieux  parlant  à  des  sujets 
ayant  conscience,  que  repose  l'ordre  public.  Le  premier  des 
Papes,  saint  Pierre,  écrivait  déjà  aux  chrétiens  du  Pont,  de  la 
(ïalatie,  de  la  ('appadoce,  de  l'Asie,  de  la  Bithynie  :  «  Craignez 
Dieu,  honorez  le  roi,  aimez  vos  frères,  ayez  des  égards  pour 
chacun.  —  Pour  l'amour  de  Dieu,  obéissez  au  roi,  comme  au 
premier,  ou  à  son  représentant,  qui  est  chargé  de  punir  le  mal 
et  de  récompenser  le  bien.  Telle  est  la  volonté  de  Dieu  '.  »  — 
Ces  paroles  du  premier  Pape  sont  répétées  dix-neuf  siècles  plus 
tard  par  son  successeur  Pie  IX  aux  archevêques  et  aux  évêques 
de  ritaUe. 

Les  Papes  ne  cesseront  jamais  de  prêcher  cette  doctrine  aux 
grands  comme  aux  petits,  aux  puissants  comme  aux  faibles, 
et  cet  enseignement  trouve,  dans  la  Papauté  même,  sa  con- 
sécration. Le  respect  de  la  tiare  des  Pontifes  romains  est  la 
meilleure  garantie  du  respect  des  couronnes  qui  ceignent  le 
front  des  rois.  Il  y  a,  toutefois,  entre  les  princes  temporels  et 
le  Chef  spirituel  de  l'humanité,  une  différence  essentielle  :  les 
princes  temporels  ne  procèdent  de  Dieu  que  médiatement,  par 
la  nécessité  sociale  du  pouvoir  et  par  la  désignation  personnelle 
de  la  communauté:  le  pouvoir  du  Pape  vient,  au  contraire, 
immédiatement  de  Dieu.  Par  ce  motif,  les  princes  pieux  ont 
toujours  demandé  d'être  couronnés  et  sacrés  par  le  Pape,  afin 
de  donner  à  leur  sceptre ,  dans  une  autorité  plus  haute, 
un  plus  éclatant  prestige.  Les  peuples  s'estimaient  plus 
heureux  et  se  tenaient  pour  plus  honorés,  quand  des  empe- 
reurs, qui  se  disaient  étabhs  par  la  grâce  de  Dieu,  les  gouver- 
naient avec  l'assistance  du  clergé  et  sous  la  direction  morale 
de  la  sainte  Eglise.  C'est  ainsi  que  les  Papes  sont  les  conser- 
vateurs de  l'autorité  reposant  sur  un  fondement  moral,  et  par 
cela  même,  ils  sont  les  conservateurs  de  l'ordre  social  parmi 
les  hommes. 

Cette  vérité  a  été  reconnue  par  Jean  de  Millier,  sur  le  terrain 

'  I  Epist.,  II,  13-17. 


CHAPITRi:   XVI.  660 

de  l'histoire,  et  il  n'a  pas  hésité  de  désigner  souvent  les  Papes 
((  comme  les  défenseurs  et  les  protecteurs  de  l'ordre  social.  » 
Le  même  témoignage  a  été  donné  à  la  Papauté  par  les  histo- 
riens Luden  et  Raumer.  Le  premier  reconnaît  nettement  «  que 
c'est  la  hiérarchie  papale  seule  qui  a  préservé  la  société  hu- 
maine de  la  barbarie,  de  la  force  brutale  et  de  l'anarchie  '  ;  » 
tandis  que  le  second  dit  franchement  :  a  Eclairée  par  la  nouvelle 
lumière  d'une  révélation  supérieure,  la  Papauté  a  fait  l'éduca- 
tion du  monde  et  l'a  sauvé  ensuite  d'un  audacieux  bouleverse- 
ment par  son  antipathie  bien  fondée  pour  de  dangereuses 
nouveautés.  Les  Papes  ont  accompli  cette  œuvre  à  tous  les 
degrés  de  la  société  ecclésiastique  et  civile,  en  procédant 
tantôt  par  une  frayeur  nécessaire,  et  aussi  souvent -par  une 
modération  pleine  de  longanimité  et  par  de  saintes  consola- 
tions \  »  D'accord  avec  ces  jugements  des  plus  célèbres  histo- 
riens protestants,  un  savant  théologien  catholique  de  notre 
temps  écrit  :  «  L'autorité  des  gouvernements  est  la  base  de 
l'ordre  social,  mais  je  soutiens  que  cette  autorité  a  été  agrandie 
et  affermie  par  les  efforts  des  Papes.  De  tout  temps  les  Papes 
ont  appuyé  de  leur  influence  la  doctrine  apostolique  :  Que  tout 
pouvoir  émane  de  Dieu.  D'après  cette  doctrine,  toute  autorité 
légitime  est  à  la  fois  respectable  et  redoutable,  parce  qu'elle 
remplit  dans  ce  monde  la  place  de  la  justice  divine,  pour  ré- 
compenser les  bons  et  punir  les  méchants  \  »  Or,  cette  doctrine 
a  toujours  été  celle  des  Papes,  comme  cela  est  attesté  par  les 
lettres  et  les  actes  publics  d'un  Grégoire  YII,  d'un  Innocent  HT, 
d'un  Boniface  YIIL 

En  terminant  nous  dirons,  avec  Kastner,  que  la  Papauté  a  été 
de  tout  temps.et  qu'elle  doit  toujours  être  une  colonne  fon- 
damentale pour  le  maintien  de  l'ordre  social.  Comme  insti- 
tution divine  et  comme  fidèle  gardien  du  dogme  social  et  du 
droit  social,  le  Saint-Siège  exerce  à  juste  titre  une  très-grande 
part  d'influence  sur  la  société  universelle.  Comme  œuvre  de  la 
Providence,  comme  la  plus  précieuse  et  la  plus  respectable  des 

^  Luden,  Hi^.  univ.,  t.  II,  p.  282.  —  ^  Raumer,  Hist.  des  Hohenstauffen , 
t.  111,  p.  52-67'  —  3  Annales  catholiques,  t.  l^'-,  p.  47. 


.S6r>  HISIOIRF,    DE    LA    PAPU'TÉ. 

autorités,  la  Papauté  présente,  dans  l'ordre  de  sa  hiérarchie  et 
dans  la  subordination  filiale  de  tous  les  chrétiens  à  sa  majesté 
paternelle,  non-seulement  Taspect  aimable  et  le  spectacle 
gracieux  de  l'unité  recueillante,  conservante  et  centraUsante, 
mais  encore  le  type  qui  peut  et  qui  doit  servir  de  règle  aux 
peuples  et  aux  rois  :  elle  ne  peut  donc  qu'agir  et  que  réagir 
d'une  manière  bienfaisante  dans  le  domaine  des  idées  et  des 
opinions  pohtiques.  Ce  n'est  pas  en  vain  que  l'Europe,  que  le 
monde  chrétien  voit  sur  son  trône  l'auguste  prêtre-roi,  le 
Vicaire  du  Dieu  des  chrétiens  ;  son  existence  seule  est  un 
sermon  en  action  ;  elle  est  une  sommation  vivante  de  rendre 
honneur  et  d'obéir  avec  amour  à  ceux  que  le  Roi  du  ciel  et  de 
la  terre  nous  a  donnés  pour  chefs,  d'après  les  paroles  de 
l'Ecriture  :  «  Honneur  à  qui  l'honneur  est  dû!  donnez  à  César 
ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieul  que  chacun 
soit  soumis  aux  puissances  I  »  Peuples,  fixez  vos  regards  sur 
le  Souverain-Pontife  à  Rome,  et  pénétrez-vous  de  la  volonté 
de  Dieu,  de  son  Fils,  l'Homme-Dieu,  relativement  aux  droits 
de  vos  supérieurs  et  à  vos  obligations  envers  eux.  Le  Pape  est 
le  représentant  de  Dieu,  armé  du  pouvoir  dans  la  sphère 
spirituelle ,  établi  et  institué  immédiatement  par  Dieu  lui- 
même;  l'Evangile  est  la  charte  constitutionnelle  de  l'empire 
spirituel  chrétien.  Mais  les  rois  aussi  sont  établis  par  Dieu,  à 
la  vérité  plus  médiatement  et  pour  la  sphère  terrestre  et 
corporelle  ;  ils  sont  également  les  serviteurs  et  les  mandataires 
de  Dieu.  Que  leurs  personnes  soient  donc  également  sacrées, 
vénérées,  inviolables!  C'est  ainsi  que  la  Papauté  explique  et 
prêche  l'ordre  social  aux  chrétiens  de  siècle  en  siècle. 

II.  Les  Papes  ont-ils  été  les  protecteurs  de  la  liberté  ? 

La  liberté  î  grand  nom,  grande  séduction,  grande  puissance 
de  notre  temps  surtout.  Nos  hommes  politiques  ne  songent 
guère  qu'à  l'établissement  de  la  liberté  ;  la  liberté,  c'est,  pour 
eux,  le  principe,  le  moyen  et  la  fin  des  gouvernements  ;  c'est  la 
force  quasi-divine  d'où  procèdent,  dans  toutes  les  sphères  hu- 
maines, l'ordre  et  le  progrès.  Mais  leurs  yeux  obscurcis  par  le 
préjugé,  mais  leurs  regards  défaillants,  toujours  bornés  aux 


CHAPITRE   XVI.  667 

étroites  limites  de  la  vie  journalière,  ne  sauraient  découvrir,  dans 
le  Pape,  l'artisan  seul  effectif  de  la  liberté  sociale.  Bien  plus,  un 
grand  nombre  sont  venus  à  se  persuader  que  le  Pape  était  hos- 
tile à  la  liberté  et  que,  pour  sauver  la  liberté,  il  fallait  briser 
son  sceptre,  abattre  son  siège,  détruire  sa  couronne.  Nous 
avons  aujourd'hui,  dans  le  prisonnier  du  Vatican,  la  victime  du 
libéraUsme.  Libéralisme  menteur,  lâche  hypocrisie  d'oppres- 
sion, trame  habilement  ourdie  contre  les  peuples  par  de  frau- 
duleux ouvriers  du  césarisme.  Le  cœur  s'émeut,  rien  que  d'y 
penser.  Le  Pape,  le  Vicaire  de  Jésus-Christ,  l'homme  de  la  ré- 
demption, dénoncé  aux  peuples  par  les  pohtiques,  comme  un 
ennemi,  et  enchaîné,  pour  que  puisse  s'accomplir, *à  la  faveur 
des  ténèbres,  l'œuvre  de  la  tyrannie.  Celui  qui  seul  peut  nous 
sauver  est  asservi  par  ceux  qui  veulent  tout  asservir.  Mais  que 
l'histoire  parle.  Quiconque  observe,  d'un  œil  perspicace,  la 
grande  existence  des  peuples,  et  scrute  d'un  regard  attentif 
l'histoire  de  l'humanité,  vénérera,  dans  les  Papes  de  Rome, 
les  gardiens  et  les  protecteurs  de  la  vraie  liberté. 

Le  premier  pas  vers  la  liberté  a  été  fait,  sans  contredit,  par 
l'abolition  de  l'esclavage.  Mais  qui  donc  a  soutenu  avec  un  zèle 
infatigable  ce  long  et  pénible  combat  pour  la  délivrance  de 
l'humanité  ?  Personne  autre  que  les  Papes.  La  condition  igno- 
minieuse d'après  laquelle  l'homme  était  considéré  et  traité  non 
pas  comme  un  être  indépendant,  mais  comme  une  chose;  cet 
état  d'après  lequel  l'homme,  fait  à  l'image  de  Dieu  et  doué 
d'une  âme  immortelle,  était  acheté  et  vendu  comme  une  mar- 
chandise ;  cet  état,  cette  condition,  étaient  en  contradiction  ou- 
verte avec  la  doctrine  du  Sauveur,  qui  reconnaît  dans  tous  les 
hommes  des  frères  et  des  enfants  d'un  même  père.  Vicaire  de 
Jésus-Christ  et  père  spirituel  du  genre  humain,  le  Pape  devait, 
avant  tout  autre,  prendre  à  cœur  de  faire  cesser  cet  état  ignomi- 
nieux et  de  rétablir  dans  l'homme  la  vraie  dignité  d'une  image 
de  Dieu.  Aussi  les  Papes  ont-ils  poursuivi  constamment  ce  but. 
Chaque  siècle  a  vu  le  Saint-Siège  donner  des  bulles  pour 
l'émancipation  de  l'humanité.  Il  chercha  d'abord  avec  une  pru- 
dente mesure  à  alléger  les  fers  des  esclaves,  pour  les  briser  en- 


668  msroiHK  de  la  papautk. 

suite  entièrement  ;  tantôt  il  employait  les  prières  et  les  larmes 
pour  adoucir  le  joug  de  l'esclavage  ;  tantôt  il  eut  recours  aux 
menaces  et  aux  peines  spirituelles  contre  les  oppresseurs  ;  tan- 
tôt il  leur  retirait  les  grâces  et  les  bénédictions  de  l'Eglise; 
tantôt  il  frappait  d'excommunication  les  marchands  d'esclaves, 
en  les  excluant  de  la  communauté  de  l'Eglise  chrétienne  ;  bref, 
depuis  les  temps  du  paganisme  jusqu'à  nos  jours,  le  Siège 
apostolique  a  usé  de  tous  les  moyens  pour  abolir  l'esclavage 
et  pour  en  empêcher  le  rétablissement.  Grégoire',  I*'''  admit  au 
sacerdoce  des  hommes  réduits  à  l'état  d'esclavage  et  détruisit  à 
jamais  le  préjugé  qui  pesait  jusqu'alors  sur  cette  classe  infor- 
tunée. Grégoire  ÏII  et  Zacharie  eurent  soin  d'assurer  aux 
affranchis  une  protection  efficace.  Grégoire  IX  et  Alexandre  lY 
favorisèrent  l'affranchissement  des  esclaves,  en  les  présentant 
comme  la  meilleure  œuvre  pour  obtenir  la  miséricorde  divine. 
Jean  ÏV,  qui  occupa  à  peine  vingt-un  mois  le  Siège  de  saint 
Pierre,  envoya  en  Dalmatie  tout  l'argent  qu'il  put  ramasser, 
pour  racheter  les  chrétiens  qui  avaient  été  pris  par  les  ennemis 
et  réduits  en  esclavage.  Innocent  III  fonda  un  ordre  spécial  qui 
avait  pour  mission  de  racheter  les  esclaves  chrétiens,  et  qui,  en 
peu  de  temps,  rendit  à  la  liberté  plus  de  trente  mille  hommes. 
Pie  II,  Alexandre  VI,  et  de  nos  temps  Grégoire  XVI,  enga- 
gèrent les  princes  à  prendre  des  mesures  contre  les  marchands 
d'esclaves,  à  donner  la  chasse  à  leurs  vaisseaux,  etc.  En  un 
mot,  une  œuvre  dont  les  grands  philosophes  de  l'antiquité 
n'ont  jamais  eu  l'idée,  que  les  hommes  d'Etat  de  la  Grèce  et  de 
Rome  n'ont  jamais  tentée,  que  les  chefs  des  grands  empires  du 
monde  n'ont  jamais  pu  exécuter,  cette  œuvre  a  été  accomplie 
par  les  Papes  de  l'Eglise  chrétienne,  sans  violence  et  sans 
armes,  sans  révolution  ni  sédition,  sans  violation  du  droit  et 
sans  effusion  de  sang,  par  la  seule  voie  d'une  douce  persuasion. 
Ils  ont  vaincu  l'esclavage  et  ont  procuré  à  la  plus  grande  por- 
tion de  l'humanité  le  bien  le  plus  précieux,  —  le  droit  de  la 
liberté  personnelle.  Ecoutons  à  ce  sujet  le  témoignage  de  Roh  : 
((  Avant  Jésus-Christ,  les  trois  quarts  du  genre  humain  gémis- 
saient sous  le  joug  de  l'esclavage  le  plus  dur,  le  plus  avilissant, 


CHAPITRE   XVI.  669 

qui  ne  leur  reconnaissait  pas  même  la  propriété  de  leur  vie. 
Pour  le  prouver,  il  suffit  de  montrer  les  Etats  libres,  tant  van- 
tés, de  cette  époque.  Sur  60,000  habitants,  Athènes  comptait 
40,000  esclaves.  Aux  jours  les  plus  florissants  du  régime  répu- 
blicain, Rome  n'avait,  sur  une  population  de  i  ,200,000  habi- 
tants, que  2,000  hommes  libres  et  propriétaires.  Mais  la  reli- 
gion chrétienne  enseigna,  dès  son  apparition,  que  devant  Dieu 
il  n'y  a  ni  esclaves,  ni  hommes  libres;  que  tous  les  hommes 
ont  une  origine  commune,  et  aussi  une  destination,  une  fin 
communes;  qu'ils  sont  tous  membres  du  corps  spirituel  de 
Jésus-Christ  et  enfants  du  Père  céleste  ;  que  le  Fils  unique  du 
Père  est  mort  même  pour  le  dernier  des  esclaves,  et  qu'il 
jugera  un  jour  le  maître  comme  le  serviteur,  d'après  les 
œuvres  de  miséricorde  et  de  charité.  » 

Le  second  moyen,  pour  les  Papes,  de  constituer  la  liberté  so- 
ciale, c'a  été  de  combattre  les  mauvaises  doctrines.  La  hberté 
n'a  point  d'ennemie  plus  dangereuse  que  la  licence.  Platon 
déjà  disait  :  «  L'excès  de  la  Hberté  conduit  à  la  servitude  ^  » 
En  cela,  les  Papes  ont  été  plus  clairvoyants  que  plus  d'un  des 
grands  hommes  d'Etat.  Les  hérésies  religieuses  ont  sou- 
vent engendré  la  révolte  et  les  séditions,  qui  ont  produit  en- 
suite la  servitude  et  le  despotisme.  Cette  vérité  est  écrite  dans 
l'histoire,  hélas  I  avec  un  burin  sanglant,  depuis  les  temps 
d'un  Waldo,  d'un  Wiclef,  d'un  Huss,  jusqu'à  Luther,  Calvin, 
Knox  et  Munzer,  et  depuis  ceux-ci  jusqu'à  Rousseau,  Voltaire, 
Ronge  et  tous  les  modernes  païens. 

En  s'opposant  à  ces  doctrines  subversives,  en  élevant  une 
digue  contre  le  torrent  dévastateur  d'une  sauvage  licence,  les 
Papes  ont  tmvaillé  pour  la  conservation  de  la  vraie  liberté  des 
peuples.  Sous  ce  rapport^  Alexandre  III,  Léon  X,  Clément  XIII, 
Pie  VI,  Pie  VII,  Grégoire  XVI  et  Pie  IX  ont  rendu  des  services 
signalés  à  l'humanité  ;  c'est  ainsi  que  les  Papes  ont  sauvé  plus 
d'une  fois  la  vraie  liberté  en  défendant  la  vérité  chrétienne. 

Le  troisième  moyen  par  où  les  Papes  ont  assuré  le  triomphe 

^  République,  I,  viii. 


670  HISTOIRE    DE   LA   PAPAUTÉ. 

de  la  liberté,  c'est  la  morale  de  l'Evangile,  dont  ils  sont  les  in- 
terprètes et  les  plus  hauts  représentants.  Nos  impies  disent 
volontiers  le  contraire;  ils  se  plaisent  même  à  dénigrer  la 
morale  évangélique  comme  une  morale  d'hébétement  et  d'éner- 
vement.  Mais  lorsqu'on  va  au  fond  de  ces  accusations,  que 
signifient-elles?  Rien  qu'un  abominable  contre-sens.  L'Evan- 
gile hébèterait  parce  qu'il  réprouve  l'orgueil  de  l'esprit;  il 
énerverait,  parce  qu'il  condamne  la  concupiscence  des  yeux  et 
la  concupiscence  de  la  chair.  Ces  soi-disant  vengeurs  du  genre 
humain  osent  se  dire  hommes  de  liberté  ,  parce  qu'ils  pré- 
sentent les  passions  déchaînées  comme  les  plus  parfaits  mo- 
teurs de  la  vie.  L'Evangile  prend  le  contre-pied  et  il  a,  pour 
lui,  l'expérience.  Avec  sa  morale,  l'homme  est  discipliné, 
l'époux  est  vertueux ,  le  père  est  dévoué ,  l'ouvrier  n'est  ni 
paresseux  ni  dissipateur.  Par  le  code  dont  ils  sont  les  gar- 
diens, les  Papes  fondent,  sur  le  respect  de  l'ordre  moral,  la 
plus  complète  et  la  plus  solide  expansion  de  la  liberté  pu- 
blique. En  dehors  de  cette  discipline,  l'histoire  l'atteste,  les 
peuples  se  livrent  aux  débordements  des  passions  ;  ils  se  ruent 
à  la  poursuite  du  bien-être  et  n'attrapent  que  l'orgie  ;  ils  se 
précipitent  à  la  conquête  de  la  liberté  et  n'atteignent  qu'une 
anarchie  sans  règle,  bientôt  effacée  par  un  despotisme  sans 
conscience. 

Le  quatrième  moyen  qui  a  fondé  en  Europe  la  liberté  pu- 
blique, c'est  l'existence  même  de  la  Papauté.  Par  là,  qu'il  y  a, 
dans  Rome,  un  Pape,  dont  tous  les  cathohques  sont  les  sujets, 
ces  sujets,  en  relevant  du  Pape  pour  leur  conscience,  ne 
peuvent  plus  être  asservis  par  le  pouvoir  civil.  Si  le  Pape 
n'existait  pas,  le  prince  temporel  serait  le  seul  et  unique  chef 
de  l'homme;  il  commanderait  non-seulement  aux  corps,  mais 
aux  âmes  ;  il  disposerait  non -seulement  des  biens,  mais  des 
convictions.  Aujourd'hui  le  prince  afficherait  vainement  ces 
prétentions  exorbitantes.  S'il  voulait  poser  en  autocrate,  nous 
saurions  lui  résister,  en  répétant  la  parole  des  apôtres  :  «  Il 
vaut  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes.  »  Que  si,  sous  le 
prétexte  menteur  qu'il  entend  exercer,  dans  sa  plénitude,  le 


CHAPITRE  XVI.  671 

pouvoir  civil,  il  s'arrogeait,  contre  les  consciences,  quelques 
droits,  il  pourrait  faire  des  victimes,  non  des  esclaves.  La  chré- 
tienté telle  qu'elle  existe,  sous  le  gouvernement  des  Papes, 
répugne  à  la  tyrannie.  Aussi,  dans  les  attaques  brutales  dont 
l'Eglise  est  l'objet  en  Suisse  et  en  Allemagne,  ne  faut-il  voir 
qu'un  délire  d'orgueil,  une  folie,  dont  le  crime  assure  l'impuis- 
sance. 

Après  avoir  posé  ce  fondement  de  la  liberté  du  genre  hu- 
main, les  Papes  s'attachèrent  à  en  favoriser  le  développement 
par  d'autres  voies.  C'est  dans  ce  dessein  qu'ils  n'ont  accordé  de 
préférence  à  aucune  forme  de  gouvernement,  et  ont  laissé  aux 
fidèles  une  pleine  liberté  pour  régler  leurs  institutions  poli- 
tiques. Le  Pape  reconnaît  pour  son  fils,  dit  le  savant  Balmès, 
celui  qui  est  assis  sur  les  bancs  du  congrès  américain  aussi 
bien  que  le  sujet  qui  vit  dans  la  plus  entière  dépendance  d'un 
monarque  absolu,  La  doctrine  catholique,  personnifiée  dans  le 
Pape,  n'a  aucun  dogme  à  cet  égard  ;  elle  ne  se  prononce  pas 
sur  les  avantages  de  telle  ou  telle  forme  de  gouvernement  : 
elle  est  trop  sage  pour  se  placer  sur  ce  terrain.  D'accord  avec 
son  origine  divine,  et  semblable  au  soleil,  elle  se  répand  sur 
tout ,  éclaire  tout ,  échauffe  tout  ;  sa  lumière  ne  pâlit ,  ne 
s'obscurcit  jamais.  Elle  a  pour  mission  de  conduire  l'homme 
au  ciel,  de  lui  enseigner  les  vérités  éternelles,  de  lui  donner 
d'utiles  conseils  ;  mais  elle  lui  laisse  pleine  liberté  pour  les 
arrangements  pohtiques,  et  se  contente  sous  ce  rapport  de  lui 
rappeler  les  principes  de  la  morale,  de  l'avertir  de  ne  jamais 
s'écarter  des  commandements  de  la  religion,  et  de  lui  dire, 
comme  une  tendre  mère  :  <(  EnJ^ant  que  tu  restes  fidèle  à  mes 
enseignement^.,  fais  ce  qui  te  paraît  le  mieux.  »  Telle  est  la 
règle  de  conduite  de  la  Papauté  sous  le  rapport  politique. 
Aussi  voyons-nous,  d'une  part,  les  premières  républiques  du 
moyen  âge  s'élever  dans  le  voisinage  du  Pape,  et  pour  ainsi 
dire  au  pied  du  Siège  apostolique,  et,  d'autre  part,  nous  trou- 
vons le  Saint-Père  toujours  prêt  à  sacrer  les  empereurs  et  les 
rois,  en  leur  adressant  cet  avertissement  :  «  Songez  que  Dieu 
est  au-dessus  de  vous,   comme  vous  êtes  au-dessus  de  vos 


072  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

sujets,  et  que  le  premier  des  rois  est  celui  dont  le  trône  est  au 
ciel'.  » 

III.  Les  Papes  ont-ils  été  les  défenseurs  de  la  justice? 

L'ordre  et  la  liberté  sont,  pour  les  hommes  vivant  dans  l'état 
social,  des  biens  essentiels.  L'ordre  sans  liberté  est  servitude; 
la  liberté  sans  ordre  est  anarchie  ;  la  liberté  sans  licence,  l'ordre 
sans  asservissement  :  voilà  l'idéal  de  la  vie  pubhque. 

A  l'ordre  normal  et  à  la  liberté  régulière,  il  faut  toutefois  un 
complément  :  la  justice.  La  justice,  dans  son  sens  rigoureux, 
fait  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  est  dû  ;  dans  un  sens  plus  large, 
elle  est  la  mère  féconde  de  tous  les  dévouements.  Or,  l'homme, 
dans  sa  fugitive  existence,  est  assujéti  à  des  maux  sans  nombre. 
Créature  limitée  et  déchue,  avec  son  faible  esprit,  sa  volonté 
incertaine,  ses  passions,  dont  il  est  souvent  l'instrument  passif 
et  toujours  la  victime,  il  traîne  pendant  toute  sa  vie  la  longue 
chaîne  de  ses  espérances  trompées.  Pécheur,  partant  punissable, 
il  voit  souvent  la  main  de  Dieu  s'appesantir  sur  ses  prévarica- 
tions. Mais  autant,  dans  son  orgueil,  il  voulait  s'élever,  autant, 
quand  son  orgueil  est  abattu  et  quand  ses  passions  sont  châ- 
tiées, il  se  laisse  abattre  lui-même.  Lorsque  le  tonnerre  gronde, 
l'enfant  saisit  instinctivement  la  main  de  son  père;  lorsque  le 
malheur  et  la  souffrance  ont  accablé  les  hommes,  ils  devaient 
se  tourner  vers  le  Père  commun  des  fidèles. 

L'histoire  de  l'humanité  nous  présente  le  spectacle  incessant 
d'effroyables  calamités,  qui  frappent  tantôt  les  têtes  couronnées, 
tantôt  le  commun  des  hommes;  qui  visitent  les  palais  des 
grands  non  moins  que  les  chaumières  des  pauvres  ;  qui 
viennent  chercher  le  prêtre  à  L'autel,  le  moine  dans  son  cloître, 
l'homme  du  monde  dans  \e  tumulte  des  affaires  :  calamités  qui 
ont  leur  source  dans  les  passions  et  que  les  hommes  attirent 
sur  eux-mêmes  et  sur  les  autres.  Mais  l'histoire  nous  montre 
aussi  au  miUeu  de  ces  maux  un  père  dont  le  cœur  est  toujours 
compatissant  pour  les  malheureux,  dont  la  bouche  a  toujours 
des  paroles  de  consolation  pour  les  persécutés,  dont  la  main 
est  toujours  prête  à  bénir  et  à  secourir  les  opprimés.  Ce  ne 
'  Apoc,  XIX,  16. 


CHAPITRE   XVI.  ()73 

furent  pas  seulement  les  empereurs  païens  aux  temps  de  la 
grande  persécution,  ce  furent  aussi  des  potentats  et  des  princes 
chrétiens  excités  par  des  débauchés  et  des  flatteurs;  —  ce 
furent  des  ducs^  des  comtes  et  d'autres  seigneurs,  les  uns 
contrariés  dans  leurs  honteuses  passions  par  des  prêtres 
fidèles  à  leur  devoir,  les  autres  excités  par  la  vengeance  et 
l'amour- propre  blessé,  qui  ne  craignirent  pas  de  maltraiter, 
d'emprisonner  des  évêques,  des  prêtres,  des  moines,  des 
nonnes,  de  pieux  chrétiens,  d'incendier  et  de  piller  les  églises 
et  les  monastères,  et  d'en  chasser  les  légitimes  possesseurs. 
C'est  ainsi  que  des  évêques,  des  prêtres,  des  religieux,  des 
vierges  consacrées  à  Dieu,  furent  souvent  traites  plus  cruelle- 
ment par  des  chrétiens  qu'ils  n'auraient  pu  l'être  par  des 
païens,  des  Sarrasins  ou  des  Turcs.  Quand  ces  on  ^es  de 
barbares  violences  éclataient,  le  Pape  se  présentait  com.me  un 
génie  protecteur  armé  de  force  et  de  fermeté  pour  défendre 
les  opprimés.  D'abord  il  avertissait  paternellement,  puis  il 
protestait  et  menaçait  ;  enfin  il  lançait  les  redoutables  foudres 
de  l'excommunication.  Heureux  quand  les  avertissements,  les 
menaces  du  Pape  produisaient  l'effet  désiré  I  heureux  quand 
la  foudre  spirituelle  brisait  le  cœur  endurci  du  malfaiteur! 
Mais,  lors  même  que  ce  but  n'était  pas  atteint,  la  foule  des 
victimes  de  l'oppression  et  la  communauté  chrétienne,  affligées 
de  ces  excès,  acquéraient  au  moins  la  preuve  qu'elles  n'étaient 
pas  entièrement  abandonnées,  mais  qu'elles  avaient  à  Rome 
un  fidèle  et  courageux  pasteur,  un  intrépide  défenseur  de 
l'innocence. 

Dans  le  cours  des  dix-neuf  siècles  chrétiens,  on  trouve  peu 
de  Papes  qui  u'aient  eu  l'occasion  de  se  montrer  comme  pères 
des  opprimés  et  des  malheureux.  Nous  nous  bornerons  à 
quelques  citations  choisies  dans  une  foule  d'exemples.  Du 
temps  des  grandes  persécutions  contre  les  chrétiens,  les  Papes 
Soter,  Sixte  If,  Euty chien,  Denis  et  Marcel,  se  distinguèrent 
par  leur  dévouement  pour  les  victimes  de  la  persécution.  Soter 
se  dépouille  de  tout  pour  nourrir  ceux  qui  avaient  été  cou- 
damnés  aux  travaux  des  mines  ;  Euty  chien  donne  lui-même 
IV,  43 


r»7i  HISTOIRE   DE    LA    PAPArTK. 

la  sépulture  aux  corps  des  martyrs;  à  l'exemple  du  charitable 
Samaritain;  Denis  panse  les  plaies  des  habitants  de  Césarée  et 
de  la  Cappadoce  ;  Marcel,  au  temps  des  cruels  Maximien  et 
Dioclétien,  se  soumet  à  toutes  sortes  de  peines  et  de  dangers 
pour  consoler,  fortifier,  encourager  les  chrétiens  et  les  main- 
tenir dans  l'amour  de  Jésus-Christ  ;  Sixte  II,  dans  une  extrême 
vieillesse,  souffre  héroïquement  le  martyre,  et,  près  de  mourir, 
console  encore  les  affligés  et  les  encourage  à  supporter  avec 
joie  leurs  cruelles  souffrances. 

Dans  les  siècles  suivants,  quand  les  empereurs  grecs,  les 
schismatiques,  les  Sarrasins  et  les  barbares  continuèrent  la 
guerre  contre  l'Eglise,  nous  voyons  les  Papes  défendre  avec 
intrépidité  les  évêques  catholiques  atteints  par  la  persécution. 
Le  pape  Jules  protège  saint  Atlianase  contre  la  fureur  des 
eusébiens  ;  et,  bravant  la  cruauté  de  l'empereur  Yalens  et  des 
ariens,  ses  persécuteurs,  le  pape  Damase  ramène  sur  le  siège 
d'Alexandrie  le  grand  patriarche  de  l'Orient  ^  Le  pape  Inno- 
cent I"  défend  saint  Jean  Chrysostome,  patriarche  de  Constan- 
tinople,  contre  les  empereurs  Honorius  et  Arcadius  ;  et,  lorsque 
ce  grand  docteur  de  l'Eglise  fut  mort  en  exil,  le  Pape  écrivit 
à  l'empereur  :  «  Le  sang  de  mon  frère  Jean  crie  vengeance 
au  ciel  contre  toi,  ô  empereur.  C'est  pour  cela  que  moi,  en 
vertu  du  pouvoir  de  lier  et  de  délier,  qui  m'a  été  transmis  par 
le  grand  apôtre  Pierre,  je  te  sépare  et  t'exclus  de  la  commu- 
nauté de  l'Eglise  chrétienne.  »  L'empereur  ayant  présenté  des 
excuses,  le  Pape  insista  jusqu'à  ce  que  l'honneur  et  la  mémoire 
du  grand  évoque  eussent  été  réhabilités  et  que  son  nom  eût 
été  rétabli  sur  les  diptiques  de  l'Eghse  de  Constantinople,  dont 
il  avait  été  effacé.  Grégoire,  le  Grand  s'employa  surtout  pour 
les  prêtres  persécutés  :  il  accorda  secours  et  protection  à 
Blandus,  évêque  d'Œta,  contre  le  gouvernement  impérial;  à 
Adrien,  évêque  de  Thèbes,  et  à  Florent,  évêque  d  Epidaure, 
contre  des  sentences  injustes;  à  des  moines  et  à  des  prêtres 
de  l'Orient,  contre  les  mesures  violentes  de  l'orgueilleux 
patriarche  de  Constantinople;  enfin   aux   chrétiens  des  pro- 

<  Sozomèue,  VI,  19-39. 


CHAPITRE  XVI.  675 

vinces  éloignées,  contre  l'arbitraire  et  l'oppression  des  officiers 
de  l'empereur.  Une  foule  d'évêques  de  l'Orient  dépossédés  par 
l'invasion  des  barbares  implorèrent  le  secours  du  Saint-Père, 
qui  les  fit  entretenir  et  soigner  par  les  évêques  illyriens.  Le 
roi  Chilpéric  ayant  fait  baptiser  de  force  dans  la  Gaule  un  grand 
nombre  de  Juifs,  ces  pauvres  gens  s'adressèrent  à  celui  qui 
est  le  Père  de  tous  les  opprimés,  et  Grégoire  le  Grand  désap- 
prouva ce  zèle  intempestif,  en  recommandant  d'employer,  pour 
amener  les  conversions,  un  doux  et  charitable  enseignement 
au  lieu  de  la  contrainte  et  de  la  violence.  Tels  furent  les  actes 
de  Grégoire  le  Grand.  «  C'est  notre  devoir  de  rassembler  ce 
qui  est  dispersé,  de  conserver  ce  qui  a  été  recueilli  et  de  ré- 
tablir ce  qui  a  été  détruit  :  »  telle  est  la  réponse  que  le  pape 
Vitalien  fit  aux  moines  de  la  Sicile,  quand  ils  demandèrent  le 
secours  qu'il  leur  accorda  contre  l'oppression  des  Sarrasins  ' . 
Au  moyen  âge^  les  Papes  furent  des  anges  protecteurs  contre 
tous  les  genres  d'oppression  :  à  cette  époque  de  violence  où  il 
n'y  avait  aucun  intervalle  entre  le  jugement  et  l'exécution,  les 
Papes  s'élevèrent  comme  un  contre-poids  salutaire  entre  les 
oppresseurs  et  les  opprimés,  qu'ils  fussent  les  uns  et  les  autres 
ecclésiastiques  ou  laïques.  C'est  ainsi  que  Grégoire  II  protégea 
l'archevêque  Rigobert  de  Reims  contre  le  puissant  Charles 
Martel  ;  que  le  pape  Adrien  protégea  l'évêque  Angilram  de  Metz 
et  le  déchargea  d'une  accusation  mal  fondée;  que  le  pape 
Léon  III  s'intéressa  au  roi  Arnulf,  expulsé  par  les  Anglais,  et 
l'aida  à  remonter  sur  son  trône  ;  que  le  pape  Grégoire  IV  dé- 
fendit l'évêque  Aldrich,  du  Mans,  contre  les  fils  de  l'empereur 
Louis;  que  le  pape  Léon  lY  s'opposa  à  la  déposition  de  l'évêque 
Grégoire,  de-Syracuse,  avant  qu'il  eût  été  entendu;  que  le 
pape  Nicolas  s'employa  avec  succès  près  de  Charles  le  Chauve 
pour  le  comte  Baudoin  Bras-de-Fer;  que,  malgré  leurs  puis- 
sants ennemis,  l'évêque  Rothad,  de  Soissons,  l'évêque  Teutbald, 
et  l'évêque  Argrin,  de  Langres,  furent  rétabhs  sur  leurs  sièges 
par  les  papes  Nicolas,  Etienne  YI  et  Jean  IX;  que  le  pape 
Adrien  II  accorda  à  Carloman  le  secours  qu'il  avait  solhcité 

'  Baron.,  ad  aiin.  GG9. 


67C  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

contre  les  violences  de  sou  père,  Charles  le  Chauve.  De  même 
le  pape  Jean  XIY  protégea  l'archevêque  Arnulf,  de  Reims, 
persécuté  par  Hugues  Capet  ;  et,  quand  ses  remontrances  ne 
furent  pas  écoutées,  et  que  le  successeur  de  Hugues  retint 
l'archevêque  en  prison,  le  pape  Grégoire  Y  menaça  de  l'interdit 
la  France  entière  et  sauva  ainsi  la  liberté  et  les  droits  de 
l'innocent  persécuté.  Le  pape  Alexandre  II  aida  le  roi  Guillaume 
d'Angleterre  à  reprendre  sa  couronne,  dont  il  avait  été  dé- 
pouillé par  l'usurpateur  Ilarold,  etc.,  etc.  Ainsi  nous  voyons 
au  moyen  âge  les  Papes  protéger  partout  les  faibles  et  les 
opprimés,  défendre  ici  un  évêque  contre  des  princes,  là  un 
prince  contre  d'injustes  adversaires,  là  encore  un  prêtre  contre 
des  supérieurs  trop  véhéments.  Ainsi  les  Papes  apparaissent 
sur  tous  les  points  comme  les  soutiens  du  droit  et  les  pro- 
tecteurs de  l'innocence. 

Aux  tristes  époques  de  la  Réformation  et  de  la  Révolution, 
les  Papes  se  sont  encore  signalés  par  une  conduite  toute  pa- 
ternelle à  l'égard  des  opprimés.  Nous  ne  voulons  pas  rouvrir 
les  plaies  de  ces  malheureux  temps  :  il  nous  suffira  de  montrer 
Clément  XIII,  qui  accueilUt  à  bras  ouverts,  comme  des  enfants 
chéris,  une  multitude  de  prêtres  précipités  dans  la  misère  ; 
Pie  YI,  qui  donna  une  seconde  patrie  aux  évêques  et  aux 
prêtres  expulsés  de  France  ;  Grégoire  XYI,  qui  défendit,  même 
contre  des  attaques  royales,  les  prisonniers  confesseurs  de  la 
foi  en  Allemagne. 

lY.  Les  Papes  ont-ils  été  les  gardiens  de  la  paix  sociale  ? 

L'histoire  du  genre  humain,  en  dehors  de  l'Eglise,  se  résume 
dans  un  fait  :  la  guerre.  La  guerre  au  dedans  ou  au-delà  des 
frontières,  la  guerre  sociale-  ou  la  guerre  de  conquête  est  le 
grand  fait  qui  prédomine  dans  l'histoire  des  anciens  empires  ; 
par  la  conquête,  ils  se  sont  élevés  rapidement,  par  la  guerre 
sociale,  ils  se  sont  détruits  avec  une  plus  foudroyante  rapidité. 
De  nos  jours,  où  la  sécularisation  n'est  qu'un  euphémisme 
pour  gazer  une  renaissance  trop  visible  de  la  politique 
païenne,  que  voyons-nous  ?  Les  Etats  revenus  à  ce  pied  de 
guerre  qu'ils  nomment  benoîtement  la  paix  armée,  c'est-à- 


CHAPITRE   XVI.  677 

dire  la  guerre  toujours  imminente  ;  puis,  quand  la  guerre  a 
éclaté,  d'horribles  boucheries,  comme  dans  les  massacres  an- 
tiques ;  et  lorsque  la  guerre  a  fini  faute  de  combattants,  les 
guerres  plus  que  civiles,  la  guerre  sociale,  qui  arme  les  ci- 
toyens les  uns  contre  les  autres,  ensanglante  ou  incendie  les 
plus  grandes  cités  et  menace  le  monde  d'un  retour  à  Nemrod. 

L'idéal  chrétien  est  à  rencontre  de  ces  horreurs.  Les  chré- 
tiens ne  forment  qu'une  grande  famille,  et  la  terre  est  l'habi- 
tacle commun  d'une  famille  de  frères.  Il  y  a,  sans  doute,  dans 
la  société  humaine,  des  frontières,  des  limites,  des  bornes  ;  mais 
au-dessus  d'elles  se  développe  la  voûte  du  temple  chrétien,  qui 
nous  réunit  tous  sous  ses  arcades,  et  tous  nous  recevons  jour- 
nellement dans  son  sanctuaire,  de  la  bouche  du  Souverain- 
Pontife,  avec  le  baiser  de  paix,  cette  tendre  supplication  : 
«  Que  la  paix  soit  avec  vous  !  » 

Celui  qui  parle  ainsi,  du  haut  des  autels  du  Seigneur,  est  le 
Vicaire  de  Jésus-Christ,  le  représentant  de  Dieu.  «  Un  repré- 
sentant de  l'Homme-Dieu,  s'écrie,  dans  un  joyeux  ravissement, 
un  écrivain  de  nos  jours,  un  prêtre-roi  dans  l'empire  de  l'hu- 
manité et  de  la  plus  sainte  fraternité,  c'est  là  un  spectacle  fait 
pour  amollir  et  pour  apaiser  le  cœur  même  d'un  barbare.  Les 
chrétiens  qui  honorent  ce  représentant  de  l'Homme-Dieu 
comme  leur  père  et  leur  chef  universel,  les  chrétiens,  parmi 
lesquels  il  ne  devrait  jamais  exister  ni  guerres  ni  discordes,  et 
qui,  selon  les  enseignements  du  Sauveur,  devraient  recourir 
toujours  à  des  arbitres  sages  et  éclairés  pour  terminer  leurs 
litiges  par  d'amiables  transactions;  les  chrétiens,  disons-nous, 
pourraient  éviter  aisément  la  guerre  et  fonder  une  paix  du- 
rable, qui  est  l'objet  de  tous  les  vœux,  s'ils  reconnaissaient  le 
Saint-Père  comme  arbitre  suprême  dans  les  difTérends  entre 
les  souverains  et  les  peuples  chrétiens,  et  s'ils  acceptaient  ses 
décisions  avec  une  soumission  respectueuse,  comme  les  oracles 
de  la  justice  et  de  l'équité.  Alors  on  pourrait  remettre  l'épée 
guerrière  au  fourreau  ou  la  convertir  en  un  instrument  de 
travail,  et  les  chrétiens  mèneraient  une  vie  paisible  et  heureuse 
au  sein  de  la  vertu  et  de  la  piété.  Les  soupçons,  la  méfiance  et 


078  HISTOIRE  nr  la  papauté. 

les  passions  surexcitées  sont  les  seules  causes  qui  les  empêchent 
de  jouir  d'une  si  grande  félicité  I  — De  nos  jours,  on  parle 
beaucoup  d'alliances  entre  les  Etats  et  les  nations,  par  exemple 
de  la  Sainte -Alliance,  de  la  Confédération  germanique,  etc.; 
mais  l'alliance  la  plus  sainte,  la  plus  honorable,  la  plus  an- 
cienne, la  plus  digne  de  respect,  c'est  la  fédération  chrétienne, 
dont  le  Pape  est  le  centre.  Il  y  a,  dans  ce  centre,  une  puissance 
d'union  qui  a  souvent  produit  de  grands  effets  pour  la  paix  et 
le  salut  de  l'humanité,  et  si  les  chrétiens  avaient  toujours  bien 
compris  la  force  qui  émane  de  ce  centre  d'union,  que  de 
guerres  terribles,  que  de  souffrances,  que  de  calamités  n'au- 
raient-ils pas  évitées  !  » 

En  effet,  interrogeons  l'histoire  des  temps  et  des  pays  où  les 
Papes  étaient  appelés  comme  juges  conciliateurs,  et  nous  ap- 
prendrons les  heureux  fruits  de  leur  médiation.  Nous  présen- 
terons seulement  quelques  traits  de  ce  grand  tableau. 

Au  neuvième  siècle,  lors  des  différends  au  sujet  du  partage 
de  l'empire,  quand  l'empereur  Louis  avait  déjà  tiré  l'épée 
contre  ses  fils,  on  vit  le  pape  Grégoire  lY  s'avancer  comme 
médiateur  entre  le  père  et  les  fils,  s'adresser  avec  prières  et 
supplications  tantôt  au  père,  tantôt  aux  fils  rebelles,  supporter 
avec  patience  les  insultes  des  deux  partis,  et  user  de  tous  les 
moyens  pour  sauver  la  famille  impériale  d'une  lutte  parricide 
et  le  pays  de  la  guerre  civile  ^ 

Dans  le  même  siècle,  le  pape  Nicolas  intervint  comme  un 
ange  de  paix  entre  le  roi  Charles  et  son  neveu,  qui  se  dispu- 
taient l'héritage  de  la  Bourgogne;  il  exhorta  le  roi  à  la  paix, 
envoya  un  légat  aux  parties  belhgérantes,  et  requit  tous  les 
évêques  de  prêter  la  main  à  cette  œuvre  de  réconciUation^. 
Durant  les  longues  querelles  entre  les  princes  français,  le 
même  Pape  fut  choisi  comme  arbitre  par  le  roi  Louis  aussi  bien 
que  par  Lothaire,  et  prié  «  de  se  rendre  lui-même,  à  l'exemple 
de  ses  prédécesseurs,  dans  le  pays  déchiré  par  ces  querelles, 
et  d'y  rétablir  la  paix  par  sa  présence.  )> 

1  Baron.,  ad  ann.  822-823;  Hardouin,  I,  c.  1217.  —  ^  Bar.,  ad  ann.  858- 
867;  Hard.,  1,  c.  247-264;  577-655. 


CHAPITRE   XVI.  679 

Le  pape  Formose  fut  également  prié  par  Fiilco  d'apaiser 
dans  la  Gaule  les  troubles  au  sujet  de  l'occupation  du  trône,  de 
commander  aux  rois  la  paix  et  la  concorde,  et  d'user  de  son 
autorité  pontificale  pour  détourner  Arnulf  de  nouvelles  attaques 
contre  l'autorité  de  Charles.  «  Le  Saint-Père  s'empressa  d'ob- 
tempérer à  cette  demande  '.  » 

Au  dixième  siècle,  nous  voyons  le  pape  Etienne  VIII  s'em- 
ployer activement  à  mettre  d'accord  le  roi  Louis  de  France  et 
Hugues,  à  ramener  à  l'obéissance  et  à  la  soumission  les  grands, 
soulevés  contre  le  roi,  et  à  rétablir  le  bon  ordre.  —  Au  même 
siècle,  le  pape  Jean  XV,  à  peine  informé  de  la  guerre  qui  avait 
éclaté  entre  Ethelred,  roi  des  Saxons,  et  Richard,  duc  de  Nor- 
mandie, leur  députa  un  affidé  avec  des  lettres,  et  les  engagea 
à  faire  la  paix,  qui  fut  effectivement  conclue.  —  Le  pape  Be- 
noît IX  s'est  acquis  un  grand  mérite  par  la  pacification  de  la 
Pologne  dans  les  années  1033-iOM.  Des  troubles  sanglants 
précipitaient  le  pays  dans  la  misère  ;  la  guerre  civile  déchirait 
ses  entrailles,  le  dernier  espoir  reposait  sur  le  prince  Casimir, 
héritier  du  trône,  mais  qui  en  était  exclu  parce  qu'il  était  lié 
par  des  vœux  monastiques.  Instruit  par  ses  délégués  de  l'état 
des  choses,  le  Saint-Père  n'hésita  point  de  délier  Casimir  de  ses 
vœux  et  de  rendre  avec  lui  la  paix  à  son  pays  ^  —  Au  synode 
de  Mayence,  le  pape  Léon  IX  sut  maintenir  Godefroi  d'Anjou 
dans  une  conduite  paisible,  et  les  efforts  de  son  zèle  amenèrent 
la  réconciliation  de  l'empereur  avec  le  duc  de  Bourgogne,  et 
plus  tard,  à  Aix-la-Chapelle,  celle  du  comte  Baudouin;  il  se 
rendit  même  de  Rome  jusqu'aux  frontières  de  la  Hongrie  pour 
opérer  un  rapprochement  entre  l'empereur  et  le  roi  de  Hon- 
grie ^. 

Dans  le  onzième  siècle,  une  guerre  sanglante  menaçait 
d'éclater  entre  l'empereur  Henri  et  le  roi  Ferdinand  d'Espagne, 
parce  que  celui-ci  prétendait  au  titre  d'empereur.  Henri 
s'adressa  au  pape  Victor  III,  le  priant  d'engager  le  roi  à  la 
soumission,  et  telle  était  l'autorité  du  Siège  apostolique  sur  ces 

»  Hard.,  I,  c.  431.  -  -  Baron.,  ad  ann.  1039,  1041,  1045.  —  '  Hard.,  I,  c.  965. 


OSO  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

deux  princes  que  le  roi  d'Espagne  se  désista  de  ses  prétentions 
«  par  déférence  pour  la  voix  du  Saint-Père.  »  —  Le  pape 
Alexandre  II  rétablit  la  paix  troublée  dans  le  Nord  par  Harold, 
roi  de  Norwége,  et  le  pape  Innocent  III  termina  par  sa  média- 
tion la  guerre  qui  avait  éclaté  entre  le  roi  Etienne  d'Angle- 
terre et  le  roi  d'Ecosse  ^ 

Au  treizième  siècle,  les  Papes  furent  choisis  maintes  fois 
comme  juges  conciliateurs  des  différends  suscités  par  la  suc- 
cession au  trône  de  Norwége  ;  les  papes  (Innocent  III,  IV,  etc.) 
chargèrent  leurs  légats  de  s'informer  exactement  de  l'état  des 
choses  et  accommodèrent  les  litiges  à  la  satisfaction  des  intéres- 
sés ^  Le  pape  Innocent  IV  procura  de  même  la  paix  au  Dane- 
marck,  où  deux  frères,  les  rois  Eric  et  Abel,  se  combattaient, 
ravageant  le  pays  et  pillant  les  habitants^.  L'intervention  du 
Pape  apaisa  également  les  divisions  de  la  Castille  et  du  Por- 
tugal avec  le  comte  de  Boulogne  et  les  différends  entre  le  roi 
Sanchez  II  et  son  frère  Alphonse  au  sujet  de  la  succession  au 
trône. 

Le  quatorzième  siècle  nous  montre  les  papes  Clément  V, 
Clément  VI  et  Innocent  VI,  procurant  la  paix  à  l'Esclavonie,  à 
la  Servie,  à  la  Hongrie.  Au  seizième  siècle,  le  pape  Paul  III  se 
rend  à  Nice  pour  réconcilier  par  son  intervention  personnelle 
l'empereur  Charles  V  et  le  roi  François  I"\  Au  même  siècle, 
le  grand-duc  Ivan  de  Moscou,  quoiqu'il  appartînt  à  l'Eglise 
schismatique  grecque,  sollicita  la  médiation  du  Pape  entre  lui 
et  le  roi  de  Pologne.  Le  Saint-Père  entreprit  avec  joie  cette 
œuvre  de  paix,  et,  à  la  suite  de  longues  et  pénibles  négocia- 
tions conduites  par  son  envoyé,  le  savant  jésuite  Possevin,  il 
parvint  enfin  à  réconciher  ces  deux  princes,  qui  se  faisaient 
une  gu3rre  à  outrance. 

Au  d  'i-septième  siècle,  le  pape  Grégoire  XV  négocia  la  paix 
entre  la  France  et  l'Espagne  ^ 

C'est  donc  à  bon  droit  et  appuyé  sur  l'histoire  que  l'écrivain 

'  Baro?'.,  ad  ann.  12H  ;  Schmid,  HisL  des  Allem.,  II,  237-240.  —  »  Baron., 
ad  ann.  1211;  Bzovius,  ad  ann.  1246,  etc.  —  '  Hard.,  VII,  375.  —  ^  Ranke, 
II,  244.  -  '  Rankc,  t.  III,  504. 


CHAPITRE   XVI.  681 

protestant  Sismondi  donne  aux  Papes  le  titre  de  Pacificateurs 
parmi  les  grands  ^ 

Mais  ce  titre,  les  Papes  ne  l'ont  pas  mérité  seulement  pour 
s'être  placés  en  médiateurs  entre  les  puissants  de  la  terre; 
ils  Font  mérité  mieux  encore  en  s'appliquant  sans  cesse  à 
bannir  du  cœur  des  hommes  l'esprit  de  vengeances  publiques 
ou  privées.  Sous  ce  rapport  ils  ont  droit  à  la  reconnaissance 
particulière  des  races  germaniques,  chez  lesquelles  la  fureur 
de  la  vengeance  était  arrivée,  pendant  le  moyen  âge,  au  plus 
haut  degré.  Pour  la  moindre  offense  les  glaives  étaient  tirés  ;  à 
la  passion  des  combats  se  joignait  l'amour  du  pillage  ;  tout  le 
pays  était  en  proie  aux  haines  et  à  la  discorde.  Quiconque 
commandait  à  quelques  vassaux,  à  quelques  valets  seulement, 
se  faisait  justice  parle  fer.  Dans  ce  triste  état,  l'Eglise  intervint 
et  commanda  la  paix  de  Dieu,  la  trêve  de  Dieu.  Dans  ces  temps 
barbares,  mais  où  la  foi  régnait  encore,  l'autorité  seule  de 
l'Eglise  pouvait,  au  nom  de  Dieu,  obtenir  la  tranquillité.  C'est 
pour  cela  que  les  chefs  de  l'Eglise  recommandaient  fortement 
aux  fidèles  de  ne  point  profaner  par  l'effusion  du  sang  le  sou- 
venir de  la  passion  de  Jésus-Christ,  et  de  s'abstenir  de  toute 
hostihté  durant  les  jours  consacrés  particulièrement  à  ce  sou- 
venir. Ainsi  les  combats  devaient  cesser  pendant  FAvent  et  le 
Carême ,  les  dimanches  et  les  grandes  fêtes,  pendant  leurs 
vigiles  et  leurs  octaves,  comme  aussi  les  jeudis,  vendredis  et 
samedis.  Ceux  qui  combattaient  malgré  cette  défense  encou- 
raient les  peines  ecclésiastiques.  En  outre,  les  actes  de  violence 
étaient  interdits  dans  certains  lieux,  tels  que  couvents,  églises, 
chapelles,  que  l'on  marquait  à  cet  effet  d'une  croix  ;  et  c'est 
ainsi  que  la  paix  de  Dieu,  approuvée  aussi  par  l'autorité  laïque, 
fut  étabhe  pour  le  bien  de  l'humanité,  et  que  la  fureur  des 
divisions  et  des  combats  fut  insensiblement  comprimée  et 
extirpée.  —  Fidèles  à  leur  haute  mission,  obligés  comme  gar- 
diens de  la  paix  de  veiller  à  la  tranquillité  de  la  société  hu- 
maine, les  Papes  n'ont  cessé  jusqu'à  nos  jours  de  ménager  la 
paiX;  même  entre  les  individus  isolés.  De  même  qu'ils  avaient 

^  Histoire  d'Italie,  t.  P"",  cli.  m. 


0^2  HISTOIRE    DE    LA    PAPAUTÉ. 

défendu  autrefois  les  vengeances  générales,  ils  décrétèrent 
depuis  des  peines  spirituelles  contre  les  duels,  et  menacèrent 
de  la  justice  divine  ceux  qui  répandraient  le  sang  dans  les 
combats  singuliers.  Les  Papes  ont  encore  employé  avec  succès 
jusqu'à  nos  jours  un  moyen  très-efficace  pour  procurer  la 
paix  à  la  société  :  c'est  la  célébration  de  Vannée  jubilaire, 
c'est-à-dire  la  fête  de  la  paix,  qui  revient  tous  les  vingt-cinq 
ans,  fête  qui  souvent  n'est  pas  assez  comprise  et  appréciée, 
dans  laquelle  les  chrétiens  de  tout  le  monde  catholique  doivent, 
à  l'appel  du  Saint-Père,  se  réconcilier  avec  Dieu  et  avec  leurs 
semblables. 

Le  jubilé,  examiné  de  près,  n'est  autre  chose  qu'un  recueil- 
lement universel,  solennel,  de  la  chrétienté  ;  une  exhortation 
répétée  tous  les  quarts  de  siècle  à  se  réconciUer  parfaitement 
avec  Dieu  par  le  plus  profond  repentir  de  ses  fautes,  par  l'ab- 
solution du  prêtre  et  par  de  dignes  fruits  de  pénitence.  La 
période  de  vingt-cinq  ans  est  considérable;  dans  cet  espace 
de  temps,  il  peut  se  faire  beaucoup  de  bien,  mais  aussi 
beaucoup  de  mal  :  l'expérience  et  la  conscience  d'un  grand 
nombre  d'hommes  ne  nous  l'apprennent  que  trop  ;  dans  un  tel 
espace  de  temps,  on  voit  vieillir  et  passer  presque  toute  une 
génération  humaine.  Alors  le  Saint-Père  fait  entendre  sa  véné- 
rable voix  à  la  chrétienté  par  tout  l'univers  ;  il  s'efforce  de 
faire  paître  lui-même  et  de  fortifier  ses  brebis  sur  le  globe  ;  il 
les  exhorte  surtout  à  se  réconcilier  parfaitement  avec  la  Divi- 
nité offensée,  en  recourant  à  une  sérieuse  pénitence,  suivie  de 
satisfaction,  en  réparant  le  mal  fait  à  leurs  semblables  et  à 
assurer  par  des  bonnes  œuvres  leur  admission  dans  le  royaume 
céleste.  La  voix  du  bon  pasteur,  du  Père  universel  des  fidèles, 
qui  les  exhorte  à  la  paix,  émeut  puissamment  le  cœur  de  tous 
les  pieux  catholiques;  elle  retentit  comme  la  voix  de  Dieu; 
elle  produit  parmi  eux  un  mouvement  général  pour  faire  péni- 
tence, pour  se  réconcilier  avec  Dieu,  faire  la  paix  du  prochain 
et  réformer  leur  vie.  C'est  ainsi  que  le  Saint-Père  travaille  à  la 
paix  de  l'humanité,  non  seulement  à  l'égard  des  princes  et  des 
peuples,  mais  encore  à  légard  des  individus;  si  cette  voix  pa- 


CHAPITRE    XVI.  683 

ternelle  était  écoutée  avec  le  respect  qui  lui  est  dû,  l'humanité 
s'en  trouverait  bien  mieux.  C'est  donc  avec  raison  que  le 
célèbre  vicomte  de  Bonald  dit,  dans  ses  Observations  sur  Tinté- 
rêt  général  de  l'Europe  :  «  Il  existe  une  puissance  dont  l'affer- 
missement est  exigé  plus  impérieusement  que  jamais  par  la 
haute  politique  :  je  veux  parler  de  la  puissance  du  Saint-Siège. 
C'est  de  là  qu'est  sortie  la  lumière;  c'est  de  là  aussi  que 
reviendront  le  bon  ordre  et  la  paix  des  esprits.  Puissent  tous 
les  gouvernements  travailler  de  concert  à  replacer  sur  son  an- 
tique base  cette  colonne  qui  porte  les  destinées  de  l'Europe,  à 
serrer  plus  étroitement  le  lien  mystérieux  de  la  société  chré- 
tienne, qui  unit  entre  eux  tous  ses  enfants  ;  ceux-là  même  qui 
reconnaissent  pour  leur  père  le  divin  Fondateur  du  Christia- 
nisme, sont  nés  de  mères  différentes  !  Les  païens  avaient  fait 
du  territoire  du  temple  de  Delphes  un  heu  de  refuge  et  de 
paix  :  puissent  les  chrétiens  dans  leurs  divisions  respecter  la 
Terre  sainte  d'où  sont  sortis  tant  de  sublimes  enseignements, 
tant  d'entreprises  héroïques  pour  le  développement  paisible 
des  nations  î  Puissent  les  étendards  chrétiens  s'incliner,  les 
armes  s'abaisser  devant  ce  dôme  majestueux,  qui  est  le  sanc- 
tuaire de  la  vérité,  le  boulevard  de  la  paix  de  la  société  ;  et 
puisse  la  religion  chrétienne  conserver  au  moins  un  asile  dans 
la  chrétienté  ^  » 

Y.  Les  Papes  ont-ils  été  les  gardiens  de  l'indépendance  des 
nations  ? 

L'indépendance  de  sa  nation  est,  sur  la  terre,  l'un  des  biens 
qui  touchent  le  plus  au  cœur  de  l'homme.  Le  peuple  qui  n'a 
pas  son  indépendance,  possédât-il  d'ailleurs  tous  les  avantages 
sociaux,  se  sent  déshonoré,  partant  misérable.  Au  fond  de 
l'âme  de  ses  enfants  s'entassent  je  ne  sais  quels  trésors  de  dé- 
couragement ou  de  haine  :  haine  qui  prépare  la  révolte,  décou- 
ragement d'où  émanent  toutes  les  turpitudes.  La  mort  d'un 
peuple  ou  son  extermination  suivent  d'ordinaire  la  perte  de 
son  indépendance. 

Cette  indépendance  des  peuples  est  aujourd'hui  très-compro- 

^  De  Bonald,  Observations  sur  l'intérêt  général  de  l'Europe. 


684  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

mise  au  nom  même  du  principe  des  nationalités,  qui  eût  dû, 
au  moins,  faire  respecter  les  nations.  Victor-Emmanuel  et 
Guillaume  ont,  à  eux  deux  seulement,  volé  plus  de  couronnes 
que  n'en  ont  conquis  les  plus  fiers  détrousseurs  de  l'his- 
toire. En  vertu  de  la  bassesse  qui  les  tolère  et  de  la  fausse 
morale  qui  les  amnistie,  le  glaive  est  tiré  contre  toute  nation. 
Au  milieu  des  neiges  du  pôle,  derrière  les  sapins  de  la  Pomé- 
ranie,  comme  au  pays  où  fleurit  Foranger,  il  y  a  maintenant 
des  émules  de  Nabuciiodonosor.  L'Europe,  partagée  entre  quel- 
ques peupks,  peut  voir,  d'un  jour  à  l'autre,  éclater  quelque 
grande  catastrophe. 

Cette  situation  est  plus  menaçante  que  jamais,  elle  n'est  pas 
nouvelle.  Plus  d'une  fois,  dans  le  cours  des  siècles,  dit  le  comte 
Schérer,  l'Europe  a  couru  le  danger  d'être  conquise  par  des 
hordes  barbares,  subjuguée  par  des  armées  d'infidèles  :  Huns, 
Vandales,  Lombards,  Sarrasins,  Turcs,  guerroyaient  pour 
dévorer  cette  riche  proie.  Plus  d'une  fois,  le  monde  fut  sur  le 
point  de  succomber,  énervé  qu'il  était  par  ses  vices,  privé  des 
moyens  de  défense  militaire.  Alors,  et  quand  tout  espoir  était 
évanoui,  le  grand  Pontife  de  Rome  se  présentait  dans  la  lice, 
et  la  majesté  de  son  saint  caractère,  le  puissant  empire  qu'il 
prenait  sur  les  esprits,  sauvait  l'Europe  de  sa  ruine. 

Ecoutons  l'histoire.  Au  cinquième  siècle,  quand  Attila,  le 
fléau  de  Dieu,  comme  il  s'appelait  lui-même,  se  ruait  sur 
l'Europe,  brûlant  et  ravageant  tout  devant  lui,  semblable  à  un 
torrent  de  laves  ;  qu'il  inondait  les  plaines  de  l'Italie  et  qu'il 
étreignait  déjà  Rome,  la  reine  du  monde,  alors  parut  Léon  P"" 
comme  l'ange  gardien  des  peuples  de  l'Europe.  Nul  empereur, 
dit  Jean  de  Mûller,  nulle  légion,  nul  sénat  n'entreprit  de  sauver 
la  patrie  des  anciens  dominateurs  du  monde.  Mais  le  pape  Léon 
saisit  la  crosse  et  s'aventura  dans  le  camp  des  Huns.  Il  y 
portait  de  touchantes  représentations  et  des  présents  pour 
appuyer  son  conseil.  On  le  crut  quand  il  proclama  que  Rome, 
protégée  par  Dieu,  ne  serait  pas  prise  impunément.  C'est  ainsi 
que  Rome  fut  sauvée  par  Léon,  pendant  que  les  empereurs, 
entourés  de  femmes  et  d'eunuques,  disputaient  à  Constanti- 


cttÂPiTRE  XVI.  685 

nople  sur  les  deux  natures  et  les  deux  volontés  de  Jésus-Christ, 
eux  qui  n'avaient  aucune  volonté.  Si  l'on  juge  donc  d'après 
l'équité  naturelle,  le  Pape  est  à  bon  droit  le  souverain  de  Rome, 
puisque  sans  lui  Rome  n'existerait  plus*. 

Le  même  pape  Léon  I"  sauva  Rome  et  l'Europe  du  joug  des 
Yandales.  Léon  1°^  continue  Jean  de  Mtiller,  protégea  Rome 
contre  les  flammes  de  Genséric,  roi  des  Yandales,  dont  Car- 
thage  avait  éprouvé  la  fureur.  Toute  la  noblesse  et  une  grande 
partie  du  peuple  s'étaient  réfugiées  dans  les  montagnes,  dans 
les  cavernes,  dans  les  forêts.  Toute  la  Campanie,  avec  les  palais 
et  les  jardins  des  Scipions,  était  en  flammes.  En  ce  moment, 
où  le  fer  et  le  feu  n'épargnaient  personne,  Léon  obtint  par  ses 
supplications  et  ses  présents  que  Rome  ne  fût  pas  convertie  en 
un  monceau  de  cendres . 

De  même  que  Léon  avait  sauvé  l'Europe  du  glaive  des  Huns 
et  des  Yandales,  ainsi  les  papes  Zacharie  et  Etienne  II  la  sau- 
vèrent, au  huitième  et  au  neuvième  siècles,  de  la  domination 
des  Lombards.  Cédant  aux  instantes  prières  de  Zacharie, 
Luitprand,  roi  des  Lombards,  renonça  à  la  prise  de  Rome  et 
abandonna  même  une  grande  partie  de  ses  conquêtes.  L'im- 
portance et  la  portée  de  cet  événement  sont  appréciés  par  Jean 
de  Mûller  en  ces  termes  :  «  Ce  fut  là  un  grave  moment  pour 
le  genre  humain.  Si  les  desseins  de  Luitprand  avaient  réussi 
comme  il  pouvait  se  le  promettre,  ni  l'empire  romain,  ni  les 
Etats  libres  de  l'Italie,  etc.,  n'auraient  jamais  existé;  mais 
l'Italie,  dont  la  fécondité  suffit  à  toutes  les  entreprises,  à  tous 
les  plaisirs,  l'Italie  aurait  produit  une  puissance  redoutable  sur 
terre  et  sur  mer  :  le  trône  des  Césars  pouvait  être  rétabli;  mais 
nous  restions  barbares.  »  —  Plus  tard,  quand  Rachis,  le  suc- 
cesseur de  Luitprand,  assiégea  Pérouse,  le  pape  Zacharie  se 
rendit  auprès  du  souverain  de  l'empire  lombard.  «  Le  Pape 
parla  et  Pérouse  fut  délivrée.  »  Dans  la  suite,  le  pape  Etienne  II 
se  vit  obligé  à  une  semblable  démarche  auprès  du  frère  de 
Rachis,  Astolphe,  qui  menaçait  Rome,  après  avoir  conquis 
Ravenne,  Comachio,  Ferrare.  Astolphe  n'ayant  pas  eu  égard 

'  Jean  de  Mùller,  Voijages  des  Papes,  passim. 


(>8()  HTSTOTRK    1)K    I.A    PAPAUTl^. 

aux  prières  d'Etienne,  le  Pape,  malgré  son  grand  âge  et.  une 
maladie  grave,  franchit  les  Alpes,  dans  une  grande  détresse  et 
par  le  plus  mauvais  temps,  pour  chercher  du  secours  en  France 
auprès  de  Pépin.  Celui-ci  s'empara  des  passages  et  contraignit 
les  Lombards  à  faire  la  paix.  La  médiation  du  Pape  procura 
ensuite  le  rétablissement  du  nouvel  empire  romain,  qui  était 
appelé  à  devenir  un  puissant  rempart  pour  l'indépendance  de 
l'Europe.  «  C'est  par  de  telles  armes,  dit  notre  grand  historien 
protestant,  que  le  Pape  fut  puissant.  Quiconque  honore  le 
génie  et  la  grandeur  sous  le  diadème,  le  casque  et  la  mitre,  ne 
désapprouvera  jamais  ce  qu'il  voudrait  avoir  fait  lui-même 
alors.  » 

Dans  le  neuvième,  le  dixième  et  le  onzième  siècle,  les  papes 
Grégoire  lY,  Jean  X,  Benoît  VIII  et  Victor  III  employèrent 
toute  leur  autorité,  toute  leur  puissance  pour  repousser  les 
Sarrasins,  qui  pénétraient  en  Europe,  et  pour  les  en  tenir 
éloignés.  Victor  III,  dans  une  extrême  détresse,  leva  lui-même 
une  armée  chez  les  peuples  de  l'Italie,  accorda  aux  guerriers 
des  grâces  spirituelles,  les  remplit  d'enthousiasme  pour  com- 
battre les  infidèles  sous  la  bannière  victorieuse  de  saint  Pierre. 
Les  Sarrasins  furent  battus,  on  en  tua  cent  mille,  et  c'est  ainsi 
que  les  efforts  des  Papes  délivrèrent  l'Europe  du  joug  de  ces 
barbares. 

Les  Papes  reconnurent  cependant  qu'il  ne  suffisait  pas,  pour 
la  sûreté  de  l'Europe  chrétienne,  de  repousser  les  infidèles, 
mais  qu'il  fallait  porter  la  guerre  en  Orient.  C'est  dans  ce  but 
qu'au  onzième,  au  douzième  et  au  treizième  siècle,  ils  prê- 
chèrent les  croisades  pour  la  conquête  de  la  Terre  sainte  ;  et, 
s'ils  ne  réussirent  pas  à  rétablir  la  croix  en  Palestine,  ils  attei- 
gnirent cependant  le  but  principal,  qui  était  de  maintenir  la 
croix  en  Europe  et  de  sauver  le  monde  civilisé  des  déchirements 
et  de  la  ruine.  C'est  le  profond  sentiment  de  cette  vérité  qui 
fait  déclarer  à  Jean  de  Mtiller  que  les  Papes,  en  soulevant  les 
croisades,  auraient  sauvé  l'indépendance  de  l'Europe. 

Mais  bientôt,  dit  Kastner,  s'éleva  contre  l'Europe  chrétienne 
un  nouvel  ennemi,  aussi  puissant,  aussi  cruel,  aussi  avide  de 


(.HAPIIHE    XVI.  (387 

conquêtes  que  les  précédents  :  ce  fut  le  fanatique  mahomé- 
tisme,  armé  du  redoutable  sabre  turc.  L'empire  d'Orient  ne 
tenait  plus  à  l'Occident  que  par  le  lien  de  la  foi  apostolique,  de 
la  fraternité  d'une  même  confession  religieuse.  Affaibli  et 
divisé  au-dedans  par  les  factions  et  les  sectes,  il  avait  vu  ses 
provinces  envahies  successivement  par  les  Turcs,  et  enfin,  en 
l'année  14-53,  sa  capitale  -ïnême  était  devenue  la  proie  de  ces 
fiers  vainqueurs.  Les  Papes  reconnurent  le  danger  et  firent 
tous  leurs  efTorts  pour  opposer  une  énergique  résistance.  Déjà 
le  pape  Nicolas  Y  avait  formé  le  plan  de  réunir  des  forces 
contre  les  Turcs  ;  mais  la  mort  interrompit  l'exécution  de  ses 
projets.  Ils  furent  repris  par  son  successeur,  Calixte  III  ;  il 
engagea  les  princes  chrétiens  à  combattre  vigoureusement  les 
TurcS;  qui,  sous  la  conduite  du  fier  Mahomet  II,  venaient  de 
marcher  sur  Belgrade  et  méditaient  la  ruine  totale  des  Etats  de 
l'Europe  chrétienne.  Le  Pape  ordonna  des  prières  publiques 
pour  implorer  de  Dieu  la  victoire  sur  l'ennemi  des  chrétiens. 
Mais  comme  les  princes  hésitaient,  Carvajal,  légat  du  Pape,  et 
saint  Jean  Capistran,  levèrent  eux-mêmes  au  moment  du  plus 
grand  danger  une  armée  de  40,000  hommes,  qu'ils  réunirent 
aux  forces  du  vaillant  Huniade,  et  délivrèrent  Belgrade.  Dans 
cette  expédition,  le  Pape  eut  le  bonheur  inattendu  de  trouver 
un  puissant  auxiliaire  dans  un  prince  mahométan,  Usum-Cazan, 
qui  battit  deux  fois  avec  les  Vénitiens  l'armée  du  sultan.  Cazari 
écrivit  au  Pape  pour  le  remercier  de  ses  prières  et  faire  hom- 
mage à  Dieu  de  la  victoire  qu'il  avait  remportée. 

Mais  la  puissance  de  l'islamisme  n'était  pas  détruite,  et 
pourtant  les  princes  chrétiens  tardaient  encore  à  marcher 
contre  les  Turcs,  dont  rien  n'arrêtait  les  progrès.  Alors  le  pape 
Pie  II  prit  la  résolution  héroïque  de  se  mettre  lui-même  à  la 
tête  d'une  armée  pour  abattre  la  puissance  des  infidèles.  La 
mort  le  surprit  ;  mais  dans  le  moment  suprême  il  recommanda 
aux  cardinaux  d'exécuter  ses  desseins,  et  demanda  que  tout 
l'argent  qu'il  tenait  en  réserve  pour  la  guerre  contre  les  Turcs 
fût  mis  à  la  disposition  du  roi  Matthias  de  Hongrie,  chef  dé- 
signé de  cette  expédition. 


08S  HISTOIRE   DE   LA    PAPAUTÉ. 

Le  pape  Paul  I"  obtint  de  la  diète  de  Ratisbonne  la  promesse 
de  lever  une  armée  de  20,000  hommes  contre  les  Turcs;  mais, 
hélas  !  cette  promesse  ne  fut  pas  remplie,  et  tout  le  fardeau  de 
la  guerre  reposa  sur  le  Pape  et  sur  les  Vénitiens,  dont  l'amiral 
Moncenigo  eut  enfin  le  bonheur  de  défaire  les  Turcs,  mais  sans 
renverser  leur  puissance. 

Le  pape  Sixte  lY  suivit  les  glorieuses  traces  de  ses  prédé- 
cesseurs et  releva  courageusement  le  gant  jeté  de  nouveau 
par  les  Turcs.  Déjà  ils  avaient  envahi  la  Moldavie,  la  Yalachie 
et  la  Transylvanie,  pénétré  en  Italie  en  franchissant  les  Alpes  ; 
déjà  ils  avaient  pris  Otrante  et  menaçaient  Lorette.  Le  coura- 
geux Pape  envoie  promptement  une  flotte  de  vingt-quatre 
vaisseaux  de  guerre,  force  les  Turcs  d'abandonner  Lorette  et 
de  renoncer  à  la  prise  d'Otrante.  —  Enfin  la  grande  et  décisive 
victoire  remportée  contre  les  Turcs  dans  le  golfe  de  Lépante 
par  la  flotte  chrétienne,  sous  le  commandement  de  Don  Juan 
d'Autriche,  est  une  gloire  du  pape  Pie  V,  car  il  fut  l'âme  de 
cette  guerre  défensive  contre  le  croissant  :  c'est  lui  qui  l'en- 
treprit, qui  la  dirigea,  qui  en  fit  les  frais.  Cette  victoire  eut  des 
résultats  immenses  :  elle  procura  la  liberté  à  plus  de  15,000 
prisonniers  chrétiens  ;  les  Turcs  perdirent  130  vaisseaux  et 
comptèrent  plus  de  30,000  morts.  Cette  bataille  navale  et  la 
victoire  remportée  du  temps  de  l'empereur  Léopold  I",  sous 
les  murs  de  Vienne,  détruisirent  dans  sa  racine  la  puissance  des 
Turcs;  et  l'Europe  chrétienne  fut  enfin  pleinement  rassurée 
contre  les  invasions  du  croissant. 

Certes,  tous  les  doutes  doivent  s'évanouir  devant  les  témoi- 
gnages historiques  aussi  positifs,  aussi  éclatants.  Il  ne  faut 
donc  pas  s'étonner  si  les  théologiens  et  les  historiens  protes- 
tants même  reconnaissent  les  services  rendus  sous  ce  rapport 
par  la  Papauté.  Lessing  nomme  le  Pape  le  sauveur  de  l'Alle- 
magne, le  sauveur  du  genre  humain.  Wirtz  soutient  «  que  les 
Papes  ont  été  un  instrument  dans  les  mains  de  la  Providence 
pour  délivrer  l'humanité  de  grands  fléaux  et  pour  la  conduire 
à  un  avenir  meilleur.  )>  Steff'en  reconnaît  que  le  sort  de  tous  les 
peuples  a  été  réglé  à  Rome  et  qu'il  est  incontestable  que,  sans 


CHAPITRE   XVI.  689 

sa  hiérarchie,  l'Europe  se  serait  affaissée  sous  une  formidable 
tyrannie.  Le  célèbre  Herder  déclare  nettement  que,  sans  les 
Papes,  l'Europe  serait  la  proie  du  despotisme,  le  théâtre  d'éter- 
nelles divisions,  voire  même  un  désert  mongol.  «  Que  serions- 
nous  devenus  sans  les  Papes  ?  »  se  demande  [Jean  de  Mûller, 
et  il  répond  :  «  Ce  que  sont  devenus  les  Turcs  *...  » 

En  résumé,  il  est  prouvé  par  l'histoire  que  les  Papes  ont 
assuré  aux  peuples  l'ordre  et  la  liberté,  la  paix  et  la  justice,  la 
dignité  et  l'indépendance.  Oui,  c'est  le  Christianisme  qui  a 
donné  au  monde  la  lumière  et  l'amour  ;  oui,  c'est  le  Christia- 
nisme qui  a  constitué  moralement  la  propriété,  la  famille, 
l'ordre  social  et  tout  l'ensemble  de  la  civilisation.  «  Les  évêques 
écrivait  le  voltairien  Gibbon,  ont  fait  la  France  comme  les 
abeilles  font  la  ruche  ;  »  «  les  conciles  de  Tolède,  continuait  le 
calviniste  Guizot,  ont  réellement  constitué  l'Espagne;  »  «  la 
barque  de  saint  Pierre,  ajoutait  le  rationaliste  Herder,  portait 
les  destinées  de  l'humanité  ;  »  «  et,  sans  le  Christianisme,  con- 
cluait Michel  Chevalier,  alors  saint-simonien,  nous  retour- 
nions à  Nemrod.  »  En  reconnaissant  que  l'Evangile,  enseigné, 
expliqué,  démontré,  vengé  par  les  Papes,  a  civilisé  le  monde, 
il  me  semble  qu'on  reconnaît  une  chose  aussi  juste  que  néces- 
saire et  aussi  nécessaire  que  grande.  Aussi  bien,  il  ne  suffit 
pas  de  se  mettre,  comme  homme,  à  la  recherche  impartiale  de 
la  vérité  ;  il  faut  encore,  comme  chrétien  et  comme  citoyen, 
se  montrer  sectateurs  de  la  justice.  Ces  deux  choses  ne  se  sé- 
parent point  ;  il  faut  les  fondre  en  une  vivante  harmonie,  parce 
qu'elles  doivent  contribuer  nécessairement  à  notre  réprobation 
ou  à  notre  gloire. 

^  Helvetische  Kirchengeschichte;  —  Die  gegenivœrtige  Zeit,  t.  I,  p.  168;  — 
Ideen  zur  Philosophie  der  Geschichte  der  tnenschheit  ;  —  Brief  an  Bonnet, 
t.  XIX  des  Œuvres  complètes,  p.  336. 

FIN   DU   QUATRIÈME   VOLUME. 


IV.  U 


TABLE   DES   MATIÈRES. 


Introduction 1 

Chapitre  premier.  —  Les  Papes,  dans  l'exercice  du  souverain  pou- 
voir, ont-ils  rempli  leur  mission  de  pasteurs  spirituels  du   genre 

humain? 37 

Chapitre  IL  —  Des  mauvais  Papes  :  les  Papes  du  moyen  âge  ont-ils 
manqué  au  devoir  moral  de  Fautorité  et  forfait  à  l'honneur  chré- 
tien?      6S 

Chapitre  IIL  —  Des  fausses  Décrétales  :  les  Papes,  pour  exagérer 

leur  pouvoir,  ont-ils  employé  de  faux  titres  ?    .     . i05 

Chapitre  IV.  —  Les  Papes,  par  la  prédication  et  l'organisation  de  la 

charité,  ont-ils  pourvu  au  soulagement  des  pauvres? 163 

Chapitre  V.  —  La  propriété  ecclésiastique,  si  authentiquement  ap- 
prouvée par  le  Saint-Siège,  manque-t-elle  de  base  légale  et  de  justi- 
fication historique? ....    199 

Chapitre  VI.  —  De  la  propriété  monastique,  des  ordres  religieux,  et 

si  l'on  peut  y  trouver  matière  à  griefs  contre  le  Saint-Siège.     .    .    238 
Chapitre  VII.  —  Des  écoles,  des  universités,  des  fameuses  ténèbres 

du  moyen  âge 319 

§  1".  Les  écoles 321 

Ecoles  mérovingiennes 322 

Ecoles  carlovingiennes 331 

Régime  des  écoles 3S1 

§  2.  Les  universités 375 

Leur  histoire 377 

Régime  intérieur  des  universités 394 

Chapitre  VIII.  —  Les  Papes  sont-ils  blâmables  pour  avoir  approuvé 

la  méthode  scolastique  ? 403 

Chapitre  IX.  —  L'affranchissement   des  esclaves  est-il  l'oeuvre  de 

l'Eglise  et  de  la  Chaire  apostolique,  et  comment? 413 

Chapitre  X.  —  Les  Papes  ont-ils  relevé,  en  Europe,  la  personnalité 
humaine? 320 


(»9î2  HISTOIRE   DE   LA   PAPAUTÉ. 

Chapitre  XI.  —  Les  Papes  ont-ils   contribué  à    la   reconstitution 

morale  de  la  famille  ? 542 

Chapitre  XII.  —  Du  patriciat  conféré  aux  rois  francs 580 

Chapitre  XIII.  —  L'empire  de  Charlemagne 590 

Chapitre  XIV.  —  Du  pouvoir  des  Papes  sur  les  souverains.     .    .     .  604 
Chapitre  XV.  —  Influence  temporelle  de  l'Eglise  sur  les  sociétés 

civiles 636 

Chapitre  XVI.  —  Est-il  vrai  que  la  puissance  internationale  de  la 

Papauté  ait  nui  au  progrès  de  la  civilisation 657 


pin  de  la  table. 


BESANÇON,   IMPRIMERIE    DE    J.    BONVALOT. 


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